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interdite Licence d’utilisation L’éditeur accorde à l’acquéreur de ce livre numérique une licence d’utilisation sur ses propres ordinateurs et équipements mobiles jusqu’à un maximum de trois (3) appareils. Toute cession à un tiers d’une copie de ce fichier, à titre onéreux ou gratuit, toute reproduction intégrale de ce texte, ou toute copie partielle sauf pour usage personnel, par quelque procédé que ce soit, sont interdites, et constituent une contrefaçon, passible des sanctions prévues par les lois de la propriété intellectuelle. L’utilisation d’une copie non autorisée altère la qualité de lecture de l’oeuvre. 3739630@100617035.com - 7-100617035-23495496 - Toute reproduction interdite Sommaire PREMIERE PARTIE PROLOGUE CHAPITRE I L’ENFANCE CHAPITRE II ETUDIANT A PARIS CHAPITRE III LE CAIRE : 1957 - 1960 CHAPITRE IV Intermède parisien : janvier- septembre 1960 CHAPITRE V BAMAKO (1960-1963) CHAPITRE VI PROFESSEUR D’ECONOMIE POLITIQUE (1963 - 1970) CHAPITRE VII LE CADRE POLITIQUE (1960 - 1990) CHAPITRE VIII DIRECTEUR DE L’I.D.E.P. (1970-1980) CHAPITRE IX LE FORUM DU TIERS MONDE DEUXIEME PARTIE PROLOGUE : LES VAGUES SUCCESSIVES DE L’EVEIL DU SUD TROIS DEFIS MAJEURS CHAPITRE UN LE MONDE ARABE : NATIONALISME, ISLAM POLITIQUE, LES REVOLUTIONS ARABES ANNONCEES LES REVOLUTIONS ARABES ANNONCEES CHAPITRE DEUX L’AFRIQUE : SOCIALISMES AFRICAINS, DESASTRES COLONIAUX, LUEURS D’ESPOIR CHAPITRE TROIS L’ASIE : CAPITALISME TRIOMPHANT, IMPASSES, EMERGENCE EN QUESTION CHAPITRE QUATRE L’AMERIQUE LATINE : FIN DE LA DOCTRINE MONROE ?DES AVANCEES POPULAIRES CHAPITRE CINQ EUROPE DE L’EST, URSS ET RUSSIE : SORTIE DU TUNEL ? CHAPITRE SIX CHINE, VIETNAM, CUBA : INQUIETUDES ET ESPOIRS# CHAPITRE SEPT LE FORUM MONDIAL DES ALTERNATIVES ET LES FORUMS SOCIAUX ANNEXE UNE ANNEXE DEUX CHAPITRE HUIT LE NORD ET LA QUESTION DE L’IMPERIALISME ANNEXE UN ANNEXE DEUX ANNEXE TROIS APPEL DE BAMAKO (2006) ANNEXE QUATRE PROGRAMME DU FMA/FTM POUR 2014/15 CHAPITRE ADDITIONNEL IX POURQUOI LE SENEGAL ? DAKAR, PARIS, LE CAIRE Annexe : la création du CODESRIA 3739630@100617035.com - 7-100617035-23495496 - Toute reproduction interdite PREMIERE PARTIE PROLOGUE CHAPITRE I L’ENFANCE Les ancêtres et les parents Souvenirs d’enfance La guerre et le lycée CHAPITRE II ETUDIANT A PARIS La IVe République Le Lycée Henri IV (1947-1949) Voyages à l’Est (1948-1949) 1945-1957 : la mise en place du nouveau système mondial Du 22 Rue Saint Sulpice au 7 Rue des Carmes Le milieu politique colonial en France Aux origines de Bandoung Vers le retour en Egypte CHAPITRE III LE CAIRE : 1957 - 1960 La Mouassassa Iqtisadia La vie quotidienne Le communisme égyptien La question palestinienne La question de l’unité arabe Les rapports houleux entre les communistes et le régime nassérien CHAPITRE IV Intermède parisien : janvier- septembre 1960 CHAPITRE V BAMAKO (1960-1963) Le Plan malien La vie quotidienne Missions en Guinée et au Ghana Quelques vacances remarquables De la dérive à la débâcle CHAPITRE VI PROFESSEUR D’ECONOMIE POLITIQUE (1963 - 1970) Professeur à l’IDEP-Dakar (1963-1967) L’agrégation d’économie politique (1966) Professeur à Poitiers, Paris et Dakar (1967-1970) CHAPITRE VII LE CADRE POLITIQUE (1960 - 1990) Déploiement et érosion du projet de Bandung La revue Révolution 1968 et ses suites CHAPITRE VIII DIRECTEUR DE L’I.D.E.P. (1970-1980) Le rayonnement de l’I.D.E.P. en Afrique La machine onusienne CHAPITRE IX LE FORUM DU TIERS MONDE La genèse de l’institution L’expansion des activités 3739630@100617035.com - 7-100617035-23495496 - Toute reproduction interdite DEUXIEME PARTIE PROLOGUE : LES VAGUES SUCCESSIVES DE L’EVEIL DU SUD 1. Bandoung et la première mondialisation des luttes (1955- 1980) 2. Le capitalisme des monopoles généralisés La ploutocratie, nouvelle classe dirigeante du capitalisme sénile Les affairistes, nouvelle classe dominante dans les périphéries Les classes dominées : un prolétariat généralisé mais segmenté Les formes nouvelles de la domination politique Le capitalisme sénile et la fin de la civilisation bourgeoise 3. Emergence et lumpen développement 4. La contribution du maoïsme TROIS DEFIS MAJEURS 1. La question agraire 2. Démocratie électorale ou démocratisation des sociétés ? Pas de démocratie authentique sans progrès social 3. Ecologisme et marxisme CHAPITRE UN LE MONDE ARABE : NATIONALISME, ISLAM POLITIQUE, LES REVOLUTIONS ARABES ANNONCEES DOCUMENTS INTRODUCTIFS 1. La trajectoire historique du monde arabe contemporain 2. L’avortement de la Nahda Modernité et Renaissance européenne La Nahda arabo islamique Limites et contradictions de la modernité 3. Modernité, démocratie, laïcité et Islam 4. Le déploiement du projet militaire des Etats Unis 5. La question palestinienne Ces mémoires Mes interventions au Maghreb et au Mashreq Le Maghreb La Tunisie et le Maroc L’Algérie La Mauritanie Le Soudan Le Mashrek Les pays du Golfe Le Yemen L’Irak, le Liban, la Syrie et la Jordanie LES REVOLUTIONS ARABES ANNONCEES Les « révolutions arabes » L’Egypte : émergence avortée Egypte : Capitalisme de connivences, Etat compradore et lumpen développement Les réponses immédiates Algérie : la portée des élections du 17 avril 2014 La révolution tunisienne dans l’impasse La Lybie : pays effacé de la carte des nations Le drame syrien La dérive criminelle du Soudan LeYémen, allié des États-Unis ? CHAPITRE DEUX L’AFRIQUE : SOCIALISMES AFRICAINS, DESASTRES COLONIAUX, LUEURS D’ESPOIR 1. LES EXPERIENCES DU SOCIALISME AFRICAIN Le Mali après Modibo Le Sahelistan, un projet au service de quels intérêts ? Le Ghana après Nkrumah Le Congo Brazzaville Le Bénin Le Burkina Faso La Tanzanie Madagascar L’Ethiopie Les colonies portugaises Le Cap Vert et la Guinée-Bissao L’Angola et le Mozambique Le Zimbabwe 2. LES MIRACLES SANS LENDEMAINS La Côte d’Ivoire Le Kenya Le Malawi 3. LES SABLES MOUVANTS DES EXPERIENCES NEO COLONIALES L’Afrique Centrale Le Congo-Kinshasa Le Niger et le Nigeria L’Ouganda et la Zambie 4. LES DESASTRES NEO COLONIAUX Sierra Leone et Liberia Le Rwanda Rwanda : Vingtième anniversaire du génocide, 1994 – 2014 La Somalie : un pays effacé de la carte des nations 5. L’AFRIQUE DU SUD APRES L’APARTHEID : UNE NATION EMERGENTE ? 6. LUEURS D’ESPOIR ANNEXE : L’aide au service du pillage des ressources du Sud La pauvreté, la société civile, la bonne gouvernance : la rhétorique pauvre du discours dominant de l’» aide » Aide, géo-économie, géopolitique et géostratégie Les contours d’une aide alternative qui mériterait son nom CHAPITRE TROIS L’ASIE : CAPITALISME TRIOMPHANT, IMPASSES, EMERGENCE EN QUESTION La Turquie L’émergence avortée de la Turquie La Turquie est-elle ou non « européenne » ? Divergences avec les pays arabes Quel rôle au Moyen Orient ? L’Iran L’émergence avortée de l’Iran La première amorce d’une réelle émergence Les contradictions du pouvoir des Mollahs chiites L’émergence avortée L’Afghanistan Le Pakistan L’Asie centrale Le Sinkiang L’Asie centrale ex soviétique La Mongolie L’INDE L’INDE : une grande puissance ? Nepal 2008, une avancée révolutionnaire prometteuse Des défis majeurs pour l’avenir La réforme agraire L’avenir des forces armées Démocratie bourgeoise ou démocratie populaire ? La question du fédéralisme La question de l’indépendance économique du pays Qui l’emportera ? Le Sri Lanka L’ASIE DU SUD-EST Des pays en voie d’émergence ? La Thailande La Malaisie Les Philippines L’Indonésie La question de Timor Leste La Corée Et la Corée du Nord ? CHAPITRE QUATRE L’AMERIQUE LATINE : FIN DE LA DOCTRINE MONROE ? DES AVANCEES POPULAIRES LE BRESIL : UNE NOUVELLE PUISSANCE EMERGENTE ? L’Argentine Le Chili Le Pérou La Bolivie Le Venezuela Le Mexique Les Antilles La Jamaïque Haïti La République Dominicaine Les Antilles françaises Emergence ou pillage renforcé des ressources naturelles ? La démocratisation de l’Amérique latine 1980-2000 Nouvelles victoires, nouveaux défis Des avancées prometteuses en Amérique latine CHAPITRE CINQ EUROPE DE L’EST, URSS ET RUSSIE : SORTIE DU TUNEL ? L’Europe de l’Est et l’URSS du socialisme réellement existant Un nouveau Sud en Europe ? Des signes de réveil à l’Est ? La Russie : sortie du tunnel ? Mes interventions dans les débats russes La Russie : sortie du tunnel ? Les formes nouvelles du capitalisme en Russie 1. L’inscription de la Russie nouvelle comme périphérie subalterne du système capitaliste impérialiste contemporain 2. Un pouvoir autocratique irresponsable 3. La Russie effacée de l’échiquier international 4. La misère idéologique Une alternative est-elle possible ? La crise ukrainienne, le projet euro asiatique et le grand écart de Poutine CHAPITRE SIX CHINE, VIETNAM, CUBA : INQUIETUDES ET ESPOIRS# LA CHINE La Chine, puissance émergente Une note brève concernant Hong Kong, Macao et Taïwan LE VIETNAM CUBA Cuba : une authentique révolution CHAPITRE SEPT LE FORUM MONDIAL DES ALTERNATIVES ET LES FORUMS SOCIAUX LE FORUM MONDIAL DES ALTERNATIVES, LE FORUM DU TIERS MONDE ET LES FORUMS SOCIAUX Naissance du FMA (1996-1999) Le doublet FMA/FTM est donc finalement un « réseau de réseaux ». Les Forums Sociaux Répliques à nos adversaires La solidarité entre les peuples, les nations et les Etats du Sud Alors que faire aujourd’hui ? Les rapports de coopération entre les réseaux du FMA et ceux des pays du Nord Vers un bilan des interventions du FMA/FTM Quelques commémorations émouvantes ANNEXE UNE Le Forum Social Mondial est-il utile pour les luttes populaires ? Les formules des forums sociaux le sont-elles ? ANNEXE DEUX De l’audace, encore de l’audace Première réponse : la « régulation des marchés » (financiers et autres). Seconde réponse : le retour aux modèles de l’après- guerre. Troisième réponse : la recherche d’un consensus « humaniste ». Quatrième réponse : les illusions passéistes. Cinquième réponse : la priorité aux « libertés individuelles ». Des programmes audacieux pour la gauche radicale Socialiser la propriété des monopoles La dé-financiarisation : un monde sans Wall Street Au plan international : la déconnexion En conclusion : De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace CHAPITRE HUIT LE NORD ET LA QUESTION DE L’IMPERIALISME Les Etats-Unis. Le Japon L’Europe ANNEXE UN Sélection bibliographique Livres Contributions à des ouvrages collectifs Articles de revues Sites Internet ANNEXE DEUX Manifeste du Forum mondial des alternatives (1997) ANNEXE TROIS APPEL DE BAMAKO (2006) INTRODUCTION LES PRINCIPES OBJECTIFS A LONG TERME ET PROPOSITIONS POUR L’ACTION IMMEDIATE ANNEXE QUATRE PROGRAMME DU FMA/FTM POUR 2014/15 CHAPITRE ADDITIONNEL IX POURQUOI LE SENEGAL ? DAKAR, PARIS, LE CAIRE Le pays et la vie quotidienne à Dakar La politique et les amis Paris et Le Caire : la vie quotidienne La vie quotidienne à Paris et au Caire Retour à davantage d’intimité La vie quotidienne au Caire Isabelle, peintre Annexe : la création du CODESRIA 3739630@100617035.com - 7-100617035-23495496 - Toute reproduction interdite Préliminaires Résumé Historien, économiste et président du Forum mondial des alternatives, l’auteur raconte son enfance à Port-Saïd, ses études en France, son parcours politique en Egypte et dans d’autres pays d’Afrique. En spécialiste des problématiques du tiers-monde, il livre ses analyses concernant les problèmes Nord-Sud et la situation du socialisme et du capitalisme dans le monde. 3739630@100617035.com - 7-100617035-23495496 - Toute reproduction interdite PREMIERE PARTIE PROLOGUE J’ai publié mes Mémoires en arabe, en deux volumes (Dar El Saqi, Beyrouth) en 2006 et 2008. Les éditions Zed (Londres) ont publié en 2006 également le premier de ces volumes, avec un titre qui me fait honneur (A life looking forward, Memoirs of an Independant Marxist; Une vie qui regarde l’avenir, mémoires d’un marxiste indépendant). Les éditions Le Temps des Cerises ont publié en 2008 le second de ces volumes, sous le titre de L’Eveil du Sud, panorama politique et personnel de l’ère de Bandoung. J’avais décidé d’écrire des mémoires dès 1990 au lendemain de l’effondrement de l’URSS et du tournant chinois. Je constatais que l’histoire véritable du XXe siècle était l’objet d’un révisionnisme systématique ignominieux et que, soumises au matraquage du clergé médiatique au service du nouvel ordre capitaliste et impérialiste, dépolitisées, les nouvelles générations se retrouveraient privées des moyens nécessaires pour exercer leur intelligence critique tant à l’égard de l’héritage historique que de leur présent. La matière de ces Mémoires avait été écrite pour l’essentiel entre 1991 et 1995. Quelques fragments concernant les années de ma jeunesse port saidienne, mes années d’étudiant à Paris (1947-1957) mon expérience du nassérisme des années 1952- 1960, mon expérience malienne (1960-1963) avaient été esquissés plus tôt, pour servir à l’écriture d’ouvrages qui ne sont pas de la nature de mémoires, en particulier L’Egypte nassérienne (1963); Mali, Guinée, Ghana, trois expériences de développement (1965); Itinéraire Intellectuel (1993). Lorsque Dar El Saqi, Zed et Le Temps des Cerises me proposaient la publication de mes mémoires, je rassemblais mes écrits plus anciens et ceux des années 1991-1995 pour les présenter dans une forme adéquate sans chercher à les mettre à jour en les prolongeant aux années 1995-2005. Je me contentais alors d’ajouter au texte quelques paragraphes incidents concernant les années récentes lorsque cela me paraissait indispensable. Je me suis rendu compte récemment que j’étais le dernier survivant de quelques aventures politiques qui ont eu une certaine importance : Etudiants anticolonialistes (Paris 1947- 1949); Moyen Orient (Paris 1950-1951) et Révolution (Paris 1963). La raison est que j’étais le benjamin des équipes de militants responsables de ces entreprises et que, à ma connaissance, aucun des ainés disparus n’a laissé de traces écrites et publiées de ces expériences. Je me suis senti le devoir de rendre compte de ces moments ignorés par les nouvelles générations. J’ai la chance d’avoir conservé jusqu’à ce jour une bonne mémoire, qui pallie peut être le fait que je n’avais jamais pris la précaution de tenir à jour un bon agenda. Néanmoins j’ai estimé nécessaire de vérifier la véracité des faits majeurs, en particulier concernant les trois initiatives mentionnées plus haut. Pour rédiger l’Eveil du Sud, je disposais de l’agenda des activités que j’avais conduites de 1970 à 1980 en qualité de directeur de l’IDEP (Dakar) puis de directeur/coordinateur du Forum du Tiers Monde à partir de 1980. Je reprends ici pour Les Indes Savantes ces mémoires sans y modifier quoique ce soit. Car je souhaite que le lecteur connaisse les analyses des questions concernées et les opinions que je m’en faisais telles qu’elles étaient à l’époque; éviter une ré-interprétation à la lumière des évolutions ultérieures. Néanmoins j’ai fait quelques ajouts pour marquer mon insistance sur l’importance de certains moments du passé. La deuxième partie des Mémoires reprend le texte de l’Eveil du Sud, en évitant les redites avec le texte de la première partie. Je tiens à remercier le Temps des Cerises, éditeur de l’Eveil du Sud, de m’avoir autorisé à le faire. L’Eveil du Sud couvre une vingtaine d’années (1970-1990) et l’espace immense des trois continents (Asie, Afrique, Amérique latine). J’en ai présenté la matière en l’organisant autour de l’axe de ma question centrale : dans quelle mesure et jusqu’à quel point les luttes des peuples des périphéries du système mondial (les trois continents) – anti-impérialistes par la force des choses – ont permis des avancées en direction du socialisme ? La conclusion négative que l’on pourrait tirer aujourd’hui de ces expériences – « elles ont échoué, et le capitalisme mondialisé est parvenu à reintégrer les pays en question dans le giron de sa gouvernance globale » – ne s’imposait pas par elle-même à l’époque de leur déploiement. Les interventions nombreuses auxquelles j’ai participé dans le cadre de l’IDEP et du FTM, dont le compte rendu constitue la matière de la deuxième partie de mes Mémoires doivent être lues à la lumière de la question centrale posée. Concernant le monde arabe j’exprimais mon inquiétude que le titre du chapitre résume (« Du nationalisme radical à l’Islam politique »). Le titre retenu pour les expériences de l’Afrique subsaharienne (« Néocolonialismes et socialismes africains ») rendait compte des avancées qualifiées de « socialismes africains », des « miracles sans lendemain », « des sables mouvants des expériences néocoloniales » et des « désastres néocoloniaux ». L’Amérique latine me paraîssait amorcer une sortie possible « de la doctrine Monroe » de soumission aux Etats Unis. La lecture que je proposais alors du monde du « socialisme existant » (URSS, Chine et autres) n’était qu’esquissée. Les évolutions ultérieures en Europe orientale, dans les pays de l’ex URSS, en Chine, au Vietnam et à Cuba ont été l’objet d’analyses et d’interventions dans le débat ultérieures à la rédaction de l’Eveil du Sud. J’ai repris le fil de ces interventions récentes dans ces Mémoires et en rappelle la teneur dans la bibliographie sélective fournie en annexe. Les commentaires rapides que je proposais concernant « le premier monde » (les pays de la triade des impérialismes historiques : Etats Unis, Europe et Japon) doivent également être replacés dans le cadre de ma question centrale : une rupture avec l’adhésion des peuples concernés aux projets de l’impérialisme collectif de la triade est-elle possible ? Mais encore une fois, cet ouvrage relève de la catégorie littéraire des mémoires. Les faits et les opinions qui en constituent la matière ne sont donc tous, et exclusivement, rapportés que lorsqu’ils étaient en relation directe avec mes interventions personnelles. Et si nombreuses celles- ci aient- elles été, il n’empêche que beaucoup de ce qui s’est passé dans le monde n’y trouve donc pas sa place. Les analyses politiques plus générales que je proposais dans l’Eveil du Sud pour donner un sens aux cas d’études considérés s’imposaient à moi, parce que je ne sépare jamais le personnel du politique général. Je parvenais à ces analyses à partir de mes participations aux débats rapportés. Elles ne sont pas l’œuvre d’un universitaire qui travaille dans une tour d’ivoire, mais celle d’un militant du socialisme. J’insiste sur ce point. Les deux chapitres IDEP et FTM publiés dans la première partie ne rendent compte des débats concernés que dans leurs lignes générales. J’ai pensé utile de leur apporter un complément qui couvre les deux dernières décennies (1995-2014). Le monde a beaucoup changé au cours de ces années et je suis resté, jusqu’à ce jour, un militant actif. J’analyse ce moment actuel (1990-2014) comme celui de la montée fulgurante du capitalisme des monopoles de la triade impérialiste et de sa volonté affichée d’imposer sa domination au reste du monde, par le contrôle militaire de la planète associée au diktat dit néolibéral mondialisé. Néanmoins, cette montée fulgurante révèle rapidement sa fragilité extrême; les frémissements d’un second « éveil du Sud » sont déjà dessinés par la volonté – solide ici, timide là – des « pays émergents » d’avancer dans la voie de la construction de projets souverains. La fragilité de l’ordre néo-impérialiste en place se manifeste tout également par les avancées de pays d’Amérique du Sud, les explosions populaires, en particulier dans les pays arabes, les désintégrations sociales et politiques engendrées par le modèle de lumpen développement produisant l’effacement pur et simple de certains Etats/nations. J’ai bien entendu suivi ces développements, encore une fois en intellectuel militant engagé et non en universitaire renfermé dans son cabinet. Ce qui m’a amené à intensifier ma participation aux débats en concernant l’avenir de la Chine, de la Russie, du Vietnam et de Cuba, à suivre de près les avancées nouvelles possibles en Amérique du Sud, à peser les chances difficiles de nouvelles avancées en Inde et en Afrique du Sud, sans oublier bien sûr mon engagement en Egypte. Ces activités s’inscrivent dans le cadre des programmes de travail coordonnés par le Forum Mondial des Alternatives (à partir de 1997) et le Forum du Tiers Monde. L’automne du capitalisme qui caractérise notre époque n’est pas synonyme de printemps des peuples. Les insuffisances des mouvements en lutte contre les pouvoirs en place, l’absence de stratégies communes d’étape, les faiblesses de leur organisation laissent l’initiative au capital des monopoles financiers mondialisés. Le FMA et le FTM poursuivent précisément l’objectif de contribuer à la formulation de stratégies qui permettraient de passer de la défensive à l’offensive et d’ouvrir la voie à des avancées du mouvement au socialisme. Le lecteur trouvera en annexe Le Manifeste du FMA (1997), L’Appel de Bamako (2006) et le programme en cours du FMA/FTM (2014-2015). 3739630@100617035.com - 7-100617035-23495496 - Toute reproduction interdite CHAPITRE I L’ENFANCE Les ancêtres et les parents Les ancêtres comptent, non pas du tout par le sang qu’ils ont transmis, auquel je ne crois pas le moins du monde, mais seulement par la culture et l’idéologie auxquelles ils ont appartenu, et dans la seule mesure où culture et idéologie auraient été transmises par les générations successives qui nous séparent d’eux. C’est - je crois - le cas dans les deux familles, de ma mère et de mon père, qui, pour cette raison, m’ont rappelé de temps à autre que l’éducation qu’ils me donnaient s’inscrivait dans la ligne de ce qu’ils avaient eux- mêmes « hérité » et dont ils étaient des défenseurs convaincus. Non qu’ils aient été traditionalistes - au contraire ils n’argumentaient jamais sur ce terrain - mais parce qu’ils étaient des esprits d’avant-garde, comme leurs ancêtres, et partageaient leurs systèmes de valeurs. Bien entendu cette éducation est responsable - en partie tout au moins - de la formation de ma personnalité, et non « les ancêtres » par le mystère de la transmission dite génétique. La famille de mon père appartient, en partie, à ce qu’on appelle l’aristocratie copte. Désignation trompeuse car il ne s’agit de rien que de lignées familiales récentes (remontant à la seconde moitié du XIXe siècle) dont les « fondateurs » avaient assis leur position sociale sur l’avantage d’une bonne éducation, moderne et scientifique - ce qui était fort rare dans l’Egypte de l’époque. Certains sont devenus, à partir de là, riches, et grands propriétaires fonciers (la forme de la richesse d’alors). Se mariant entre eux, ils portent toujours les mêmes noms, ce sont les Wahba (famille de ma grand mère paternelle - ma cousine Aïda Wahba épouse Sadek, me l’a rappelé), les Wassef, les Ghali et quelques autres. D’autres, dans ces mêmes familles, sont restés seulement des « intellectuels », sans grande préoccupation de fortune menant au plan matériel une vie bourgeoise confortable. Parmi ceux-là, mon père me rappelait ceux de ses ancêtres qu’il respectait le plus : les frères Ibrahim et Mikhail Abdel Sayed. Mikhail est connu, passé dans les livres d’histoire en sa qualité de journaliste et d’éditeur à l’époque du Khédive Ismail (dans les années 1860). Mais mon père disait que Ibrahim était plus fort : « républicain », ce qui était fort rare en Egypte à l’époque, très certainement. Mon grand père paternel - Amin - était ingénieur aux chemins de fer. Il aurait dû (ou pu) devenir « directeur » (c’est à dire à l’époque ministre), mais ne l’a jamais été parce que les Anglais s’y opposaient. Pourquoi ? La raison est bien simple et amusante (racontée par mon père, après la mort de mon grand père en 1937 - je n’avais que six ans). Je me souviens fort bien de ce grand père - de sa physionomie et de sa gentillesse à notre égard, ma soeur et moi. Il ne me parlait qu’en arabe bien qu’il connut bien le français, qu’il utilisait avec ma mère et mes grands parents maternels. Il parait qu’il imposait aux Anglais dans les chemins de fer égyptiens, de ne communiquer avec lui qu’en arabe exclusivement et prétendait ignorer l’anglais (ce qui était faux : il connaissait l’anglais aussi bien que le français). Il obligeait donc les Anglais à traduire en arabe - par écrit - toutes leurs requêtes. Dans un de ces cas l’armée britannique lui avait demandé de transporter «environ X tonnes de matériel »; il leur avait répondu en arabe « je ne sais ce qu’environ veut dire, dites moi exactement le poids de vos machines, de manière à ce que l’Etat égyptien vous fasse payer le prix exact du transport ». Furieux les Anglais. Mais sorti de la gare du Caire dont il était le directeur, il allait tout droit en rigolant à un quelconque café du Bosphore, Trianon ou Louvres, où buvant son zibib (arak égyptien), il faisait sa partie de trictrac avec les Grecs et Arméniens du coin sans éprouver la moindre gêne à parler avec eux, en français ou en anglais ! Je n’ai pas connu ma grand-mère paternelle - une Wahba, morte jeune dans les années 1920 quand mon père était étudiant à Strasbourg. Elle avait hérité, je ne sais pas par quelle filière, un terrain gigantesque à Alexandrie, le long du Raml (les « sables » à l’Est du vieux port, qui deviendront avec l’extension urbaine la Corniche de la ville). Ce terrain avait été donné par le généreux Khédive Ismail à l’un (ou aux deux) des Abdel Sayed pour je ne sais quel service rendu (Mikhail avait été parmi les initiateurs de l’édition arabe moderne, Ibrahim - le «républicain » - écrivait fort bien m’a-t- on dit). Faisant preuve d’un remarquable manque de sens commercial (qui paraît être une caractéristique familiale !), ce terrain fut vendu pour acheter une maison familiale à Choubra, devenue certainement avec le temps - si elle existe encore - un innommable taudis. Mes parents ont fait preuve de la même absence de sens des affaires lorsqu’en 1942, panique aidant, à l’approche des armées de Rommel, des propriétaires étrangers (grecs, levantins, israélites, je n’en sais plus rien) leur offraient pour une bouchée de pain d’énormes terrains agricoles à l’époque, face à Zamalek, le long du Nil, c’est à dire dans ce qui est devenu le quartier de Dokki. Nous n’allons pas nous transformer en gentlemen farmers, ont dit mes parents qui ont laissé passer l’offre ! Mon père était Wafdiste - A la fois par nationalisme (antibritannique) par esprit démocratique et antimonarchiste (il me disait que la monarchie égyptienne, glorieuse de Mohamed Ali à Ismail, était pourrie depuis que Tewfick avait trahi), et par attachement aux options laïcisantes du Wafd, le grand parti nationaliste issu de la révolution de 1919. C’est son attachement aux valeurs démocratiques et laïques qui explique son attitude très réservée à l’égard de Nasser. En juillet 1952 le hasard a fait que mes parents étaient venus en vacances nous voir, ma soeur et moi, à Paris. Il apprit donc le coup d’état par l’Ahram (le plus ancien quotidien égyptien – plus de 130 ans d’existence) vendu Bd St Michel. Il s’en réjouit avec une force que je n’oublierai jamais. Mais quand, après 1956 (la nationalisation du Canal de Suez, dont il se réjouissait tout également fortement) je tentais de lui expliquer « notre » (les Communistes) ralliement à Nasser, il me disait avec inquiétude : vous faites fausse route, ces militaires sont bornés, foncièrement fascistes et musulmans fanatiques, rien de plus. Il me disait aussi : comment vous (communistes) qui avaient bien vu ce qu’est ce régime depuis 1952-1954 et avaient tant souffert de sa brutalité, vous pouvez ne pas voir ses limites aujourd’hui ? L’une des raisons qui mettait la puce à l’oreille de mon père était le discours nassérien repris à la tradition du « Parti nationaliste », version Misr el Fatta (la Jeune Egypte, parti nationaliste de tendance fascisante) et Ahmed Hussein. Ce parti avait, durant la seconde guerre mondiale, exprimé ses sympathies fascistes et pro nazis, par « haine des Anglais ». Au Lycée dont j’étais alors un élève, les jeunes Egyptiens - presque tous politisés - se partageaient en « procommunistes » et « pro parti nationaliste ». J’appartenais au premier de ces groupes et mon père s’en félicitait, ne manquant jamais de me dire : ne te laisse pas attirer par Ahmad Hussein et sa bande, ce sont des imbéciles incapables de comprendre que les Nazis sont bien pires que les Anglais. Ma grand-mère maternelle - Zélie Démoulin, née peu après la Commune de Paris (en 1874) à Château Porcien (Ardennes) était très fière de sa relation de parenté (dont je n’ai jamais connu la filière exacte) à Drouet - celui qui arrêta Louis XVI à Varennes, en Argonne - babouviste de surcroît, bien qu’il fut par la suite sous-préfet de l’Empire. Zélie était un prénom à la mode à la fin du XIXe siècle; mais ma grand-mère a été baptisée de ce nom en hommage à la Communarde Zélie Camélineau, m’avait-elle dit. Mon grand-père maternel - Albert Boeringer - était alsacien (de Guebwiller). Après 70, et quelques années avant sa naissance (en 1875) ses parents avaient choisi la France et émigré en Champagne (à Suippes). Bien que baragouinant à peine le français (famille d’artisans, comme celle de ma grand-mère), ils avaient quitté l’Alsace parce que, comme me l’a expliqué mon grand-père, « nous Alsaciens avons fait la Révolution (française) et connaissons le sens et le prix de la liberté; nous ne voulions pas être traités comme ces veaux allemands (c’était son expression), dociles et soumis aux humeurs de leurs aristocrates ». Choix politique démocratique donc. Mes deux grands parents sont devenus des instituteurs - comme beaucoup d’enfants d’artisans de l’époque. Grand-père, franc maçon et socialiste, avait été, pour cette raison, jeté en première ligne en 1914 (son affectation au livret militaire avait été modifiée pour cette raison politique, alors que compte tenu de son âge il avait été affecté antérieurement à un corps moins dangereux). Il a été sérieusement blessé dans les premiers mois de la guerre, et reconnaissance de son courage et générosité (protégeant ses soldats) faite dans la citation accompagnée de nombreuses médailles. Il est mort relativement jeune (en 1940) en grande partie des suites de ses blessures qui n’ont jamais cessé de suppurer. L’éducation qu’il m’a donné était remarquablement anticolonialiste, socialiste, antifasciste. Grand-mère - que mon père appelait Voltaire (à cause à la fois de sa chevelure blanche désordonnée mais aussi de ses idées) - a été, dès juin 1940 (elle vivait avec mes parents en Egypte), « gaulliste » (sa carte de la France Libre l’établit). A l’époque les Français d’Egypte étaient presque tous vichystes et longtemps ma grand-mère a été le membre unique de la France Libre à Port Saïd. A tel point que pour faire connaître son adhésion elle n’avait trouvé aucune « autorité française » pour le faire, et dû passer par l’intermédiaire d’un officier britannique, qui a envoyé sa lettre à Londres. Plus tard, mais seulement à partir de 1942, les Français d’Egypte se sont portés en masse au secours de la victoire et sont tous devenus « gaullistes ». J’ai connu par la suite quelques-uns des membres des familles de mes grands- parents maternels. Grand-père et grand-mère étaient l’un et l’autre les aînés de famille de six enfants dont certains étaient encore en vie quand je suis venu en France en 1947. Le plus jeune frère de ma grand-mère, Pol, avait émigré en Russie et travaillait à la fabrication du Champagne de Crimée. Revenu juste avant 1914; son épouse était une française qui avait passé enfance et âge adulte en Russie, parlait russe aussi bien que français, avait acquis une allure tout à fait russe dans toutes ses manières. Fort heureuse de me voir communiste et donc « pro- russe » elle voulait m’aider à améliorer ma connaissance de cette langue - que j’apprenais vaguement chez elle à Reims pendant les vacances scolaires. La plus jeune sœur de mon grand-père, Emilie, sage-femme, dirigeait encore à cette époque la maternité de Reims. Elle logeait ma sœur, alors étudiante à Reims. Mais père et mère avaient également une vision sociale des problèmes. Je ne dirais pas nécessairement socialiste, mais enfin, sur le fond, cela revenait à en être synonyme. Dans la classe privilégiée à laquelle j’appartenais on était tout à fait insensible à la misère des classes populaires, considérée comme « naturelle ». Ce n’était pas l’éducation familiale dont j’ai bénéficié. Au contraire père et mère ne cessaient de me dire que toute cette misère ambiante qui nous entourait non seulement n’était ni naturelle, ni acceptable, mais qu’elle signifiait seulement que la société était mal faite. Ayant retenu cette leçon très tôt, je me souviens qu’ayant vu, en descendant de notre voiture dans un quartier populaire de Port Saïd (mes parents médecins s’y rendaient fréquemment), un enfant ramasser des ordures pour se nourrir, et ayant posé la question « pourquoi fait-il cela ? », ma mère m’a répondu (j’avais cinq ou six ans) à peu près sans doute : « parce que la société est mal faite et condamne ainsi les pauvres ». Je répliquais : « je changerai la société ». Bien, me dit-elle, il le faut. Racontant l’histoire (le souvenir de la scène m’est resté vif, pas évidemment les paroles !) quarante ans plus tard à mon ami André Frank qui lui demandait « depuis quand Samir est communiste ?», ma mère répliquait « comme vous le voyez depuis l’âge de six ans ». Ce sens social, qui allait au-delà du Wafdisme, mon père en a fait la preuve dans sa manière de conduire les affaires de santé publique dont il était responsable à Port Saïd. Il a en effet éradiqué le paludisme qui sévissait dans cette ville par des moyens que je qualifierai sans hésitation de « maoïstes ». Il avait en effet imaginé d’organiser tous les jeudis (veille du vendredi et donc férié dans les écoles publiques) un jeu d’enfants qui consistait à faire le tour des lieux pollués (mares d’eau, jardins etc.) et de verser un peu de siberto (alcool à brûler) sur les nids de moustiques. Les enfants étaient encadrés par des infirmiers et autres bénévoles, sous la direction de Abdel Ghaffour, le fidèle infirmier de mon père puis de ma mère durant toute leur vie professionnelle à Port Saïd, et récompensés par des distributions d’images. Budget total, presque rien; résultat, magnifique au point que les statistiques de la santé ayant constaté la disparition du paludisme dans la ville, le Ministère de la Santé s’est enquéri auprès de mon père pour comprendre l’origine du miracle. Mon père reçu une médaille, que j’ai retrouvée longtemps après sa mort jetée au fond d’un tiroir, avec l’amorce d’une lettre au Ministre (un collègue) qu’il ne termina pas, jugeant probablement que cela ne servirait à rien. C’est ce sens social qui explique également que notre famille ait sympathisé avec l’URSS dès 1941. Une sympathie forte partagée par tous, voyant le communisme comme enfin la solution du problème social. Une sympathie que par la suite, lorsque le Consulat de l’URSS s’est installé dans notre maison de Port Saïd (au rez de chaussée, tandis que nous habitions le premier étage), a fondé une grande amitié avec un certain nombre de fonctionnaires soviétiques. Mon grand père avait tenu, dès 1919, à rentrer en Alsace. Mes parents se sont rencontrés à Strasbourg, étudiants en médecine dans les années 1920. C’était en même temps la rencontre heureuse entre la lignée du jacobinisme français et celle de la démocratie nationale égyptienne, les meilleures traditions des deux pays, à mon avis. Je leur dois certainement une appartenance culturelle double. Je ne suis pas « moitié égyptien » et « moitié français », mais intégralement l’un et l’autre. Et je vis cette double appartenance sans problème, sans connaître les affres de la recherche des racines de son identité « véritable »! J’écrivais spontanément en arabe, par exemple dans ces mémoires les pages concernant le nassérisme, en français celles de mes années d’étudiant à Paris. Venue en Egypte rejoindre mon père en 1927, ma mère s’est retrouvée en haute Egypte, à Qift (province de Kena-Louqsor) où mon père exerçait les fonctions d’inspecteur sanitaire et médecin (de l’Etat) pour tout faire … Le choix du lieu est intéressant puisque nos ancêtres de ce côté verraient précisément de Qift. Ma mère n’a pas imaginé un moment ne pas travailler. Et comme le travail ne manquait pas, elle a suivi mon père pour soigner tous ceux qui en avaient besoin … et ils étaient fort nombreux. Des souvenirs racontés dans le détail, un témoignage d’une valeur inestimable qui aurait mérité d’être enregistré pour l’histoire. Beaucoup plus tard une amie qui travaillait pour la télévision du Caire a souhaité le faire. Hélas l’occasion a été raté, puis ma mère vieillissant n’était plus en mesure de le faire. A l’époque mon père faisait ses tournées médicales à cheval et ma mère suivait – sur un âne appelé Odet (ma mère s’appelle Odette) parce qu’il était aussi têtu que ma mère disait-on. Ils traversaient le Nil – vers Balass – sur des radeaux posés sur des outres ou des zirs de poterie, avec les paysans et les bestiaux. La médecine couvrait tous les domaines possibles à imaginer: soins des malades et surtout des enfants (rassemblés dans les villages par les maires dans de vagues dispensaires), organisation de la lutte contre les épidémies, surveillance de l’hygiène (de l’eau, des marchés, des écoles) et leçons données aux responsables locaux pour l’améliorer, petite chirurgie, autopsie des cadavres de ceux qui avaient trouvé la mort dans des vendettas caractéristiques de la Haute Egypte (en général à coups de fusil dans les champs de cannes à sucre) etc. Ma mère partageait avec mon père tout ce travail gigantesque. Leurs amis étaient surtout des archéologues, égyptiens et étrangers (français et anglais principalement), occupés à fouiller le sol si riche de la province. Agatha Christie a été, comme on le sait, l’épouse de l’un de ceux-là (mais mes parents ne l’ont pas connue, je crois qu’elle était partie de Haute Egypte bien avant leur arrivée). Mes parents aimaient beaucoup aller se reposer à Assouan, au vieux Cataractes. A l’époque le tourisme était réservé aux très fortunés, le Roi des Belges et quelques autres ! Au Caire mes parents aimaient aussi descendre au vieux Shepheard - place de l’Opera (incendié en 1952). Les hôtels de l’époque - que j’ai connus plus tard - avaient ce luxe qu’on ne connaît plus et mon père qui développait rapidement des habitudes et savait parler aux gens avait ses entrées et ses réservations dans tous ces lieux. Les choix de résidence de mes parents et les options professionnelles qui leur étaient associées n’étaient certainement pas communs dans l’Egypte de l’époque. Le Ministre de la Santé, un collègue et ami de mon père, recevant mes parents au Caire, ne cachait pas sa surprise : comment ma mère avait-elle accepté de suivre mon père dans ce trou privé du minimum de confort, d’une chaleur accablante qu’était Qift ? Madame, les épouses égyptiennes ne l’acceptent jamais. Elles restent au Caire avec leurs enfants et laissent leurs maris détachés aller seuls dans ces bleds, dit- il. Impossible pour moi, répondait ma mère. De surcroît j’aime la Haute Egypte, j’y apprends beaucoup, j’ai l’occasion d’y exercer mon métier à plus que plein temps, j’apprécie ce peuple de paysans pleins de qualités et de force. Je m’y sens pleinement égyptienne, sans problème. Le reste - le confort, la chaleur - on s’y fait rapidement. Lorsque plus tard mon père a fait une démarche auprès du Ministre (le même peut-être, ou un autre, je ne sais, mais toujours un collègue et ami) pour « être affecté définitivement » à Port Saïd, de manière à permettre à ma mère de faire sa carrière comme elle l’entendait (c’est à dire avoir une belle clientèle riche lui permettant de soigner les autres - la grande majorité - gratuitement), ce Ministre lui dit : Farid réfléchis, tu sacrifies trop. Tu as devant toi une belle carrière possible, mais tu sais que tu ne peux obtenir de promotions successives et rapides qu’en acceptant de changer de poste, et de lieu d’affectation. Mon père lui répondit que c’était tout réfléchi; il ne sacrifierait pas la carrière de sa femme (une attitude pas tout à fait commune, ni en Egypte, ni ailleurs); quant à lui il pourrait en faire autant - et même plus - à Port Saïd qu’en gravissant les échelons de l’administration (dont il mesurait les limites). La suite devait prouver qu’il a tenu la promesse qu’il s’était fait à lui même. Souvenirs d’enfance J’ai connu une naissance et une première étape de la petite enfance difficiles à l’extrême. Né avant terme avec un ictère du foie je ne pouvais rien absorber par la bouche, je le vomissais immédiatement, fut-ce de l’eau. On me maintenait donc en vie par d’énormes injections de sérum. Cela a duré un an. Si ma mère n’avait pas été médecin, associant à sa vigilance de tous les instants la puissance de l’amour maternel, je n’aurais certainement pas survécu. Les confrères de mes parents conseillaient d’ailleurs de me laisser disparaître, car je risquais fort, selon eux, d’être handicapé. Puis le miracle : cela se passait dans la campagne du delta, quelque part entre Zagazig, Abou Kébir et Abou Hamad. J’avais douze mois et j’étais assis sur les genoux de ma mère, dans notre Ford décapotable de l’époque. Je ne me souviens évidemment pas de ce moment, mais je conserve bien l’image de la Ford, que mes parents ont utilisée jusque beaucoup plus tard, sans doute 1938. Mon père était descendu pour aller visiter quelqu’endroit dans la région qui relevait de sa compétence en sa qualité d’inspecteur sanitaire. Une paysanne s’est approché de la voiture, m’a vu et a engagé la conversation avec ma mère qui lui a donc expliqué la raison de ma maigreur extrême (la peau sur les os au sens propre). La paysanne convainquait et entraînait mes parents chez elle, où elle leur fournit une mixture d’herbes. Cela ne pourra certainement pas faire de mal, pensèrent mes parents. Administré, le remède fit son effet : je commençais quelques jours plus tard à ne plus rendre l’eau, puis à accepter du lait, des potages. J’étais sauvé. Depuis les herbes en question ont donné lieu à une préparation pharmaceutique égyptienne que mon père avait suggéré de mettre au point. J’ai gardé depuis, semble-t-il, une santé forte. Mais j’ai été très prudent jusqu’à tard dans mon adolescence. On m’avait expliqué que pour que mon foie se rétablisse complètement il me faudrait suivre un régime sévère : pas de gâteaux, de crème, de chocolat etc…. J’ai compris et décidé de ne jamais céder à la tentation. Les amis de la famille étaient souvent étonnés de la force de ma volonté et rapportaient avec admiration leurs commentaires : invité avec les autres enfants ici ou là je refusais de manger un gâteau quelconque qu’on m’offrait ! Mes parents, qui s’étaient installés en Haute Egypte, à Qift, puis en Basse Egypte, à Abou Kébir où naquit ma sœur Leila en 1930, venus en vacances à la mer à Port Saïd trouvèrent la ville à leur goût et décidèrent de s’y installer. Ce qui fut fait lorsque j’avais à peine dépassé l’âge d’un an. Mes grands parents maternels, instituteurs l’un et l’autre, décidèrent de s’y installer à leur tour, dès leur retraite prise, peu de temps après, auprès de leur fille unique - ma mère. Maman commençait immédiatement à travailler, ouvrant sa clinique privée. Mon père était inspecteur sanitaire de la province du Canal. Nous étions donc, ma soeur aînée d’un an et moi, largement suivis par nos grands parents. Je garde un souvenir toujours ému de ces grands parents que j’ai aimé de tout mon être. Ma grand mère était admirable par ses qualités de coeur et d’esprit, toujours calme dans les moments les plus difficiles, toujours intelligente dans ses jugements. Elle avait prouvé ces qualités pendant la guerre de 1914. Quittant Reims à la dernière minute avant l’entrée des Allemands, elle avait conduit avec bravoure et efficacité une colonne de réfugiés entre les lignes ennemies et celles des Français jusque dans la bataille de la Marne, ne perdant jamais le « nord » (y compris au sens propre puisqu’elle décidait des mouvements du groupe en lisant une carte d’Etat major et en utilisant une boussole). Ma grand mère est morte en 1973 à quelques mois d’être centenaire, d’une belle mort instantanée - en faisant ses mots croisés - Elle n’avait rien perdu de sa lucidité et, âgée de plus de 90 ans, n’hésitait pas à festoyer. Tu vas où ? me dit-elle une fois que je rentrais de voyage vers minuit. A la Coupole - Attends, je m’habille et t’accompagne, tu sais que j’aime les huîtres surtout avec un bon vin blanc. Une personne véritablement extraordinaire, qui m’a fait lire et aimer très tôt les fables de la Fontaine dont elle partageait l’esprit et la finesse. Car ma grand-mère ne nous faisait pas faire de devoirs à la maison. Elle estimait que le travail à l’école suffit et que le reste du temps est fait pour que les enfants s’amusent, complètent leurs connaissances et améliorent leur formation par d’autres moyens que ceux de l’école. Ma grand mère passait donc de longs moments à discuter avec nous, nous donner le goût de la lecture. Ce que j’acquis très tôt; je suis resté un dévoreur de livres jusqu’à ce jour. Ma grand mère était très coquette et avait le goût sur. Elle faisait et refaisait sans fin robes, manteaux et chapeaux de grande classe. Parfois à la limite de l’extravagance que sa grande beauté permettait. Je me souviens d’un chapeau garni d’un hibou peu commun, qui faisait rire grand père. Lui, dont je dois tenir, n’apportait aucune attention à l’habillement et, raconte-t- on, n’avait pas hésité à essuyer un tableau en classe avec le pan de son veston. Mon père était, comme un bon bourgeois égyptien, toujours d’une élégance stricte. Ma mère également. La maison était magnifiquement meublée et les grands salons du bijou que nous avons habité mettaient en valeur meubles, tapis et beaux objets que ma grand mère dénichait chez Dialdas, l’antiquaire Indien de la rue Farouk - la rue commerçante de Port Saïd. Grand mère était pointilleuse à l’extrême, soignant elle même meubles, tapis et objets dont elle chassait avec son plumeau la poussière envahissante d’Egypte. Tu vas finir par les faire rigoler à force de les chatouiller, disait mon grand père. Ordre parfait dans la maison, jamais rien de cassé. Mon grand père a joué un rôle non moins important dans ma première formation, bien qu’à sa mort je n’avais que neuf ans à peine passés. Grand père était un être social et politique, qui passait de longs moments dans les cafés, observant et bavardant avec les uns et les autres. Son lieu préféré était un petit café baladi (populaire), tenu par un grec comme c’était alors souvent le cas à l’époque en Egypte, à l’entrée du marché de la ville, fréquenté par des gens simples avec lesquels il entretenait de longues discussions. Des ouvriers du Canal - égyptiens et grecs - avec lesquels il discutait essentiellement de politique, ne se lassant jamais de défendre des positions antifascistes, anticolonialistes et socialistes. Grand père venait me chercher à la sortie de l’école, à quatre heures. Il me payait le même sandwich qu’il s’offrait, au bastarma (charcuterie de filet d’agneau fumé) bien pimenté. Sans doute comme tous les enfants qui aiment imiter les « grands » je trouvais rapidement cela délicieux. J’en ai gardé un souvenir qui n’a jamais cessé de me faire venir l’eau à la bouche quand j’y pense; et j’aime toujours autant le bastarma. Mon grand père me répétait chaque jour à cette occasion la même phrase : « tu ne le diras pas à ta mère, elle pensera que ce n’est pas bon pour toi et tu n’en auras plus ». J’ai gardé le secret et il m’a fallu attendre pour oser le raconter, peut être trente ans plus tard, à ma mère ! Les jeudis et dimanches grand père m’emmenait dans une longue promenade à pied - le long des quais du port, le ferry boat de Port Fouad, les jardins de cette ville (où le matin nous cueillions les champignons après les jours de pluie) allant même parfois fort loin jusqu’aux Salines de Port Saïd, au pont de Raswa ou à celui du Gamil (les deux ponts qui relient l’île de Port Said, le premier à la route du Caire, le second à celle de Damiette). Notre conversation était ininterrompue et grand père faisait par ce moyen mon éducation : leçons de choses, explications de tout (comment marchent les bateaux entre autre), mais aussi leçons de politique. De 1935 à 1937 les navires chargés d’Italiens partis à la conquête de l’Ethiopie transitaient par le Canal. Sur les ponts de ces navires les soldats italiens s’assemblaient pour faire le salut fasciste et crier leurs slogans. Mon grand père les regardait et leur répondait par un bras d’honneur et m’invitait à l’imiter ou à faire d’autres gestes incongrus (comme de leur tourner le dos, lever une jambe et faire sortir de sa bouche le son d’un pet aussi fort que possible). C’est comme çà qu’il faut répondre aux fascistes. Evidemment autoriser un gamin de 5-6 ans à s’amuser de cette manière était une occasion formidable. Mais attention me disait-il : il ne faut faire çà qu’aux fascistes que je te désigne, à l’égard de tout autre personne c’est inacceptable et je te le défends. Entendu. Je demandais donc ce que c’était que ce « fascisme » et c’était l’occasion pour mon grand père de commencer mon éducation politique. Je ne suis pas de ceux qui croient que les souvenirs d’enfance doivent nécessairement être heureux. Je pense que ceux des enfants de la misère ne peuvent pas être joyeux. Mais j’ai eu la chance d’être parmi ces privilégiés qui ont effectivement le souvenir d’une enfance fort heureuse. J’ai donc un souvenir toujours ému des lieux qui ont peuplé mon enfance : le jardin du Casino, le jardin d’enfants comme on l’appelait alors – au centre de la ville – la plage de Port Saïd et ses cabines sur pilotis où l’on dégustait en groupes d’amis (surtout des amis cairotes de mon père qui y venaient l’été) les moukhoulouls et les « baclaous » (coquillages), le mech (fromage fermenté), le fisikh (filets de poisson fermenté) et d’autres délicieuses préparations dont certaines sont typiques de Port Saïd, la « plage des enfants » de Port Fouad où ma sœur et moi passions la journée entière en été dans une mer souvent fréquentée par les dauphins qui, comme chacun le sait, ne font jamais de mal malgré leur taille imposante et qui étaient donc l’occasion de jeux extraordinaires, la plage du Gamil (près de la « balise » et du « fort Napoléon en ruines – en réalité une construction plus tardive de l’époque de Mohamed Ali sur la route de Syrie) où nous allions en famille pic-niquer le dimanche. Evidemment tous ces lieux ont gardé dans mes souvenirs d’enfant une taille gigantesque qu’ils n’ont pas. Les classes et la Cour du Lycée me sont apparues plus tard bien petites; la forêt des jardins où l’on jouait à cache- cache constituée par quelques arbustes etc. Deux bâtiments agréables étaient en fait des monuments historiques d’une grande beauté. Le Casino lui même, un chef d’œuvre 1900 aux larges vérandas vitrées, l’Eastern (un hôtel-restaurant-jardin) une construction à la gloire de l’acier, œuvre d’un élève d’Eiffel. Mes parents nous y emmenaient souvent – ma sœur et moi. Ma sœur y dégustait des glaces et moi des granita, nom italien utilisé en Egypte pour désigner les sorbets de citron, mangue ou goyave. Petits nous avions une bonne dont je me souviens bien de la très belle figure –Fatma – gentille comme une mère que nos parents nous avaient appris à respecter (ce qui n’était pas la règle générale dans les rapports enfants de bourgeois-bonnes) elle gâtait ma sœur de glaces, chocolats et autres délicieuses pâtisseries égyptiennes (elle faisait la kounafa –patisserie orientale- à merveille). Pour moi des friandises de régime – pain semit (au sésame) et sucres candi aux pistaches de Syrie ! Je n’en ai pas oublié le goût. Mais mon père – très pointilleux sur l’hygiène et anxieux de nature – tentait de dégoûter ma sœur en expliquant que la couleur (marron) des glaces vendues dans la rue était produite … avec des excréments humains ! Moi j’avais inventé l’histoire que les chocolats fourrés (jaunes) étaient faits avec ce que disais être de la « crème de cafards ». La gourmandise de ma sœur l’emportait quand même, quand on ne lui rappelait pas sur le champ ces choses désagréables. J’ai revu Fatma à Port Saïd en 1952. Elle avait été mariée contre son gré à un vieux. Jeune veuve, dans la misère, elle passait régulièrement à la maison. L’aînée de ses enfants, une fille, Turk – 15/16 ans peut être à l’époque – était, comme avait été sa mère, d’une très grande beauté de visage et de corps. Illettrée, mais pas froid aux yeux. Comme je lui demandais ce qu’elle comptait faire elle me répondit sans fausse honte ni crainte : je deviendrai riche, je sais comment, il y a plein d’hommes riches au Caire – où j’irais – et que je saurai utiliser. Je ne sais pas si elle a réussi dans ses entreprises. Cette histoire m’en rappelle une autre. Reçu au Palais présidentiel, à Abidjan, j’y aperçois ce qu’on appelle au Sénégal une belle drianké, c’est à dire une sorte d’hétaire traditionnelle, forte, grand boubou brodé, couverte d’or. Je pouvais savoir d’où elle venait, elle non. Je lui dis : vous êtes sénégalaise ? Oui. Vous vous plaisez en Côte d’ivoire ? Beaucoup. Pourquoi ? Parce que j’aime les hommes cons et riches, et – regardant autour d’elle – ici il y en a beaucoup. Bravo. Belle introduction à notre conversation amusante de cette soirée certainement plus agréable que celle que j’aurais pu avoir avec la plupart des notabilités présentes à la réception. Mon père se livrait à la plage à l’exercice le plus amusant du « bey » égyptien qui jouit de la mer en la regardant longuement avant de procéder par étapes au passage du costume de ville, cravate, tarbouche et souliers inclus, à celui de plage - le même costume où le chapeau de paille remplaçait le tarbouche (fez ottoman), les sandales, les souliers, la cravate ôtée, puis à celui de bain - maillot noir entier, peignoir et chipchips (sandales ouvertes) - avant d’aller goûter l’eau. Entre chaque phase, assis confortablement à l’ombre du parasol il buvait un café turc. La cérémonie faisait mourir de rire ma mère, qui elle adorait la baignade prolongée, avec ma sœur (un poisson disait-on) et moi (qui n’a vaincu la peur de l’eau que par un effort de volonté). Puis après le déjeuner « léger » (une dizaine de plats commandés chez le traiteur Gianola, koufta et kabab (viandes grillées), pigeons farcis, après les mezze accompagnés de bière ou de zibib – l’arak égyptien), il s’en allait rendre visite à ses voisins, qui avaient procédé de la même manière, pour de longues discussions - affaires, vie sociale et bien entendu politique. Il y avait aussi la cérémonie du dimanche au café Le Royal, en ville, où mon père nous emmenait ma sœur et moi vers midi. Lui se faisait servir des mezze avec bière ou zibib, ma sœur un gâteau ou une glace, moi (pas de gâteaux) le droit de picorer dans les mezze avec une citronnade. C’était aussi l’occasion pour mon père de se déplacer d’une table à l’autre - ou inversement d’autres messieurs venaient à leur tour à sa table - pour discuter d’affaires diverses et de politique. C’était pour moi, qui suivait la conversation (sans être autorisé à y participer) l’occasion d’entendre du bon arabe. Après quoi mon père me « résumait » (en bon arabe) l’essentiel de ce qui devait m’intéresser. Mon père m’emmenait aussi en calèche (c’était son moyen de déplacement préféré) ici où là, soit pour l’accompagner faire une tournée des « administrations » où il connaissait tout le monde, soit pour aller chez tel ou tel de ses amis en vacances ou de passage : des hauts fonctionnaires en général - du gouverneur du Canal au collègue Ministre ou Secrétaire d’Etat, des juges - mais aussi des confrères médecins, des écrivains (mon père était un grand ami de Youssef Idriss), des politiciens wafdistes (Makram Ebeid entre autre), ou plus simplement de bons amis (la famille Hamza, Samir Gabra etc). A la maison tout le monde était gourmand : mes grand parents et mon père surtout (ma mère moins). Toutes les occasions étaient donc bonnes pour faire un gueleton. On fêtait tout, les fêtes égyptiennes, musulmanes et coptes, les fêtes françaises. Nous avions donc le plaisir de fêter deux fois Noël (le 25 décembre et le 7 janvier), la fin du Ramadan et le kourban bairam comme on disait à l’époque, en turc, pour désigner le Aid el Kébir, le 14 juillet etc. Les anniversaires de chacun également. A chaque fois mon grand père, tant qu’il fut en vie, préparait lui même d’abondantes charcuteries dont il commandait soigneusement les composants, ma grand mère des séries successives de cailles rôties, gigots d’agneau, de blanquette de veau (qu’elle a aimé particulièrement jusqu’à la fin de sa vie) de lapins à la moutarde, de feuilles de vigne aux pieds d’agneaux, pigeons au férik – blé germé-, fatta – préparation d’agneau, ail, oignons, pain et riz, de toute la gamme des farcis, et que sais-je encore, tout ce que les meilleures cuisines égyptienne et française peuvent compter. Le tout arrosé toujours de vins de qualité - jusqu’à la guerre importés par caisse, Champagnes et Bourgognes - en quantités abondantes ! Nous nous déplacions souvent hors de Port Saïd. La Ford décapotable remplacée par une Chevrolet bleue (vers 1938 je pense) nous transportait au grand complet soit pour aller « faire un tour » le long du Canal jusqu’à Ismaïlia et Suez (pour aller « manger du requin » au Casino de Port Saïd Tewfick - prétexte comme un autre), soit pour aller au Caire visiter les soeurs de mon père (Hélène et Mounira) et leur famille, ou pour une quelconque affaire « administrative », soit pour rendre visite à des amis de Basse Egypte, à Zagazig et autour (notamment y rencontrer Youssef Idriss si je ne me trompe). Souvenirs bons ou moins bons (les enfants n’apprécient pas toujours la voiture), qui se perdent parfois dans celui des tempêtes de sables de Khamsin. La ville de Port Saïd n’était pas quelconque, à l’époque. Construite avec la percée du Canal de Suez elle présentait face aux quais Sultan Hussein, un alignement d’immeubles de six étages avec larges balcons de bois du plus parfais style colonial de la fin du siècle. Le Casino belle époque surplombant l’entrée du port offrait à ses visiteurs le spectacle permanent de la file ininterrompue des navires s’engageant pour la traversée du Canal. L’Eastern Exchange de la même époque aurait été classé monument historique s’il n’avait pas été détruit par les bombardements des Anglais et des Français en 1956, comme le Casino. Le siège de la Compagnie du Canal, toujours en place, est un beau bâtiment du style colonial oriental de l’époque. L’amirauté britannique, située un peu plus loin, non moins remarquable, a été malheureusement détruite dans un de ces gestes politiques d’humeur que je peux comprendre mais regrette toujours. On voulait effacer les traces de la présence britannique. Comme on a déboulonné la statue de bronze de Lesseps, à l’entrée de la jetée. Cette jetée à l’époque longée par le port et la mer, et sur laquelle mon grand père m’emmenait respirer l’air marin, surtout les jours de tempête, et observer les détails du débarquement de la pêche. Le recul régulier de la mer à Port Saïd a fait gagner beaucoup de terrain, livré à la spéculation foncière ces dernières années. La jetée longe aujourd’hui la plage. Le phare, naguère sur la côte, est désormais presque au centre de la ville. Une fontaine décorée par une statue de la reine Victoria, grosse et laide comme un pou, située sur les quais Sultan Hussein a été également détruite. Dommage, ce monument d’une laideur peu commune, heureusement petit, caché dans un jardin, aurait constitué un témoignage historique du goût douteux des Anglais de l’Empire ! L’intérieur de la ville bourgeoise proposait ses quartiers datés 1890/1920/1930 - toujours parfaits, construits par des architectes, en général italiens, de ces moments successifs de l’expansion de la ville. Tout cela a été détruit, d’abord par l’agression de 1956 et les bombardements qui l’ont accompagnée, haineux, prenant plaisir à incendier les quartiers populaires (le Manakh) avant d’aller mitrailler les malheureux fuyards en bateaux à fond plat sur le lac Menzaleh. La spéculation foncière de la nouvelle bourgeoisie compradore a achevé le reste de la destruction de la ville après 1973. Le mythe illusoire que la nouvelle « ville franche » inaugurée par Sadate allait devenir un pôle de richesse a encouragé la démolition de quartiers entiers (dont les quais Sultan Hussein, rebaptisés de je ne sais jamais quel nom) pour y construire d’ignobles blocs de béton au goût que l’on devine être celui des nouveaux riches de notre époque. A la place du Casino, un supermarché en plastique préfabriqué ! La ville n’était pas seulement belle par son architecture et son urbanisme; elle était vivante - Halte obligée sur la route des Indes et de la Chine des gros paquebots de la P and O britannique, des Messageries maritimes et de la Compagnie néerlandaise de navigation que les avions n’avaient pas encore remplacés, elle vivait au rythme permanent des milliers de « passagers » qui parcouraient tous les jours ses rues commerçantes regorgeant de beaux objets de l’Inde et de la Chine. Une flotte de centaines de petites barques partait à l’assaut des paquebots vendre la pacotille. Les bamboutis (j’ignore l’origine de cette appellation) qui les manœuvraient étaient du genre qui n’a pas froid aux yeux et sait tout négocier en quelque langue que cela soit. Le va et vient des marins de toutes origines comme des produits qu’ils transportaient avait produit une culture port saïdienne ouverte, inventive, qui avait su combiner avec talent dans sa cuisine locale le carry indien et les coquillages port saïdiens. Mais il y avait aussi le côté odieux et dramatique de l’exploitation du travail. Le pire – les « charbonniers » - Les navires de l’époque fonctionnaient encore largement au charbon. A Port Saïd ils faisaient leur plein. Il n’y avait aucune machine, grues ou autres, pour le faire. On posait des planches étroites reliant en pente raide le quai au pont du navire. Les hommes d’une chaîne ininterrompue couraient sur la colonne montante, chargés d’un énorme sac de charbon qu’ils vidaient sur le navire, pour redescendre en courant encore plus vite dans le sens inverse aller chercher leur sac sur le quai. Il s’agissait de paysans sans terres, maigres mais encore forts pour les quelques années qu’il leur restaient à vivre, dont d’ignobles marchands vendaient la force de travail aux Compagnies maritimes. L’origine de bien des fortunes port saïdiennes, avec sans doute, pour beaucoup, le trafic du hachich que les pêcheurs collectaient en mer pour leur compte avec les risques que les pauvres courent toujours dans ces cas - des bateaux complices. Une mafia internationale de commissaires de navires, de compradores égyptiens et étrangers (maltais, italiens, grecs, français) au service du grand capital de l’époque, représenté par les Compagnies de navigation. Pour moi l’image de ces pauvres hères en loques, chantant en travaillant dans ces conditions d’esclavage, tombant d’épuisement sur le quai (quand ils ne tombaient pas à l’eau) restera toujours celle de ce qu’est le capitalisme réellement existant. Une image qui ne sortira jamais de ma mémoire et qui m’a convaincu très jeune que ce système social était odieux. Port Saïd avait une histoire qui en avait fait la ville la plus avancée de l’Egypte de l’époque. Bien des années plus tard en lisant les pages extraordinaire écrites par Lucien Bodard dans Monsieur le Consul retraçant la fondation de Shanghaï j’ai découvert l’analogie qui réunissait cette histoire et celle de Port Saïd. Cette ville a été véritablement inventée. Sur les marécages du lac Menzaleh, à l’entrée de ce qui allait devenir le Canal, une île artificielle a été fabriquée, simplement en jetant du sable dans l’eau jusqu’à ce que la terre en émerge. Sans machines bien sûr; des dizaines, voire centaines de milliers d’hommes, dans la tradition pharaonique ont ainsi « déplacé des montagnes » avec leurs mains nues, des pelles et des sacs de jute. Ces hommes venaient de toutes les provinces d’Egypte; beaucoup n’étaient que des volontaires désignés par les Omdahs (maires des villages) et les Moudirs (préfets des départements), - souvent parmi ceux jugés comme des têtes brûlées, mais beaucoup également étaient des jeunes qui y voyaient le moyen de s’évader du carcan de la tradition familiale et villageoise - des esprits disponibles donc pour aller de l’avant. La plupart sont morts à la tâche; mais ceux qui ont survécu ont fondé ce Port Saïd d’avant garde des ouvriers du port et du Canal, des marins qu’on retrouvait sur les bateaux de toutes nationalités et dans tous les ports de la Méditerranée et de l’Océan indien, des trafiquants de hachich. Les moins scrupuleux ou les plus chanceux sont devenus des compradores aisés ou même fort riches, des « notabilités » nouvelles bien différentes de celles de l’Egypte rurale et aristocratique. La ville fut donc électoralement wafdiste presque à 100 % pendant longtemps, et abritait des noyaux syndicalistes et communistes actifs et écoutés. Mais tout cela appartient désormais à un passé révolu. La guerre de 1956, celle de 1967 et l’isolement de la ville jusqu’après 1973, l’émigration massive que ces conditions ont entraîné, puis avec l’infitah (l’ouverture sans contrôle au capitalisme mondialisé), le retour d’émigrés allés faire un peu ou beaucoup d’argent en Arabie Saoudite et dans les autres pays du golfe pétrolier, les illusions de la ville franche ont bouleversé toutes les données. Une population de boutiquiers vivant de la vente « hors taxe » de produits de consommation importés, allant du textile et de la camelote aux équipements modernes de la maison, a pris le dessus. Les cohortes d’Egyptiens venus du Caire et d’ailleurs se ravitailler puis, d’une manière ou d’un autre passer la douane à bon compte, les officiers des douanes, de l’armée et de la police corrompus pour laisser passer des camions entiers sont devenus les sources principales de la nouvelle prospérité. Le fondamentalisme réactionnaire et mercantile de l’Islam politique importé du Golfe allait trouver là évidemment un terrain plus que favorable. La guerre et le lycée Les années 1940 à 1946 sont à la fois celles de la guerre et de mon adolescence (de 9 à 15 ans) élève du Lycée de la mission laïque française de Port Saïd. La guerre était présente partout autour de nous, depuis qu’en 1941 les Allemands étaient arrivés jusqu’en Crête. L’Egypte elle même semblait sérieusement menacée par les va et vient de l’armée de Rommel. Nous savions néanmoins que l’essentiel de la guerre se déroulait ailleurs, sur le front de l’Est où l’armée soviétique affrontait seule la presque totalité des forces nazies. On était résolument et sans hésitation, avec les Soviétiques. Confiants - le nazisme ne pouvait être que finalement battu, les Soviétiques démontraient la puissance résolue de leur système - mais néanmoins anxieux. Devenu dès ce moment pro-communiste sans réserve je placardais dans ma chambre un portrait de Staline. Vint l’offensive de Rommel parvenu en 1942 aux portes d’Alexandrie. La panique s’emparait des uns - des Maltais, des Juifs - qui s’enfuyaient jusqu’en Afrique du Sud ! D’autres, dans la petite bourgeoisie égyptienne et dans les milieux réactionnaires qui entouraient la monarchie, se préparaient à accueillir leur « libérateur » allemand. Mon père méprisait ceux là qu’il traitait d’imbéciles (mughafallin) et de salauds (mugrimin), probritanniques et soumis hier quand il fallait ne pas l’être, aujourd’hui, alors qu’il fallait comprendre que les Anglais étaient - pour une fois - du bon côté, devenus soudain des « patriotes ». Au point que mon père approuvait l’attitude du Wafd acceptant de revenir au gouvernement après l’intervention des chars britanniques. Cela n’était pas toujours facile à expliquer, et l’on sait que beaucoup de ceux qui deviendront les officiers libres de 1952 s’étaient retrouvés aux côtés du Roi. On était quand même fort anxieux et un moment avions pensé - si les Allemands entraient - nous réfugier dans un village de basse Egypte. On a rendu visite, dans cette perspective éventuelle, à l’un de ces amis curieux de mon père que je n’ai jamais connu que sous le nom de Cheikh Ali, un koulak qui nous reçut avec la bombance d’usage (dinde, oies etc). Mon père avait une série d’amis bizarres à mes yeux d’adolescent. L’un d’eux - dénommé Gomaa - avait fini en prison pour avoir fabriqué de la fausse monnaie. Mon père le plaignait et disait : le pauvre, la victime, ces quelques jolis billets de banque bien imités ne vont tout de même pas faire de mal à l’Egypte. Surtout que le Gomaa en question, généreux de tempérament, en avait redistribué une bonne partie aux nécessiteux. Nous n’avons pas eu besoin de nous retirer chez Cheikh Ali. Quelques semaines plus tard la bataille était gagnée à El Alamein. Port Saïd était une ville de garnison, remplie de soldats, des Britanniques, mais surtout des coloniaux - Sud Africains (noirs) et Indiens, des Grecs (les plus à gauche de toutes les petites armées alliées), des Polonais de l’armée réactionnaire du général Anders, des Français Libres qui s’étaient illustrés à Bir Hakeim. J’ai été ami beaucoup plus tard avec l’un d’entre eux, Marcel Faure, - compagnon de la libération - venu au Mali en 1961 servir le nouveau régime anti- impérialiste du RDA. La présence militaire dense s’accompagnait, comme c’est toujours le cas dans les garnisons où les combattants venaient prendre leur repos, d’un cortège d’incidents bruyants qui avaient pour théâtres principaux les innombrables bars à filles dont la ville s’était couverte. On appelait ces filles des gonella du mot - italien mais adopté par l’égyptien populaire qui signifie jupe, leur tenue, nouvelle et osée en Egypte. Elles animaient des cabarets joyeux, comme le Cecil bar où, beaucoup plus tard, j’ai vu avec Isabelle se produire l’extraordinaire danseuse qu’était Tahia Carioca. Ce terme de gonella m’est soudain revenu en mémoire lorsque, bien des années plus tard, Saad Zahrane, l’un des anciens dirigeants du PCE, à propos du voile islamique, me dit – observation fine et juste : l’argent des Anglais pendant la guerre avait apporté la gonella, celui des Saoudiens apporte aujourd’hui le hijab (le voile). A la maison on tenait table ouverte pour les simples soldats de la France Libre. Ma grand mère, renouant avec ce qu’elle avait fait de 1914 à 1918, estimait normal d’offrir à ces hommes qui allaient au casse pipe l’occasion de se régaler pendant leurs brèves permissions. Nos voisins de l’époque – des Maltais, les Zarb – avaient transformé leur grande villa en pension de famille et louaient des chambres à des officiers de la garnison, mais aussi à des civils que les circonstances de la guerre avaient fait échouer à Port Saïd, dont un certain nombre d’enseignants du Lycée. On fréquentait beaucoup tout ce monde et à mon souvenir, les discussions politiques étaient souvent vives. La guerre était présente également par les bombardements aériens qu’on subissait à un moment – entre 1941 et 1942 – presque toutes les nuits. Pas de danger lorsque c’était les Italiens : ils larguaient leurs bombes au large dans la mer puis s’en retournaient. Les Allemands par contre bombardaient réellement le port et la ville. Black out, sirènes, tirs de DCA qui couvrait toute la ville – autour de nous, à la plage, rangée en ligne continue. Les civils se réfugiaient en général dans les caves de leurs maisons. Mal conçus, ces abris s’effondraient le plus souvent sur leurs malheureux occupants quand les bombes leur tombaient dessus. Ma grand_mère avait donc convaincu les Zarb de creuser une tranchée couverte dans le jardin. Comme cela, on mourra sur le coup si la bombe tombe juste sur nous – probabilité presque nulle, disait-elle – et nous n’aurons rien même si elle tombe à trois mètres plus loin. Le Général Voltaire – comme l’appelait mon père – avait raison. Dans la tranchée se réfugiaient à nos côtés – les Zarb, leurs pensionnaires et nous – un certain nombre de « veilles dames », en général des italiennes de conditions modestes qui habitaient dans le voisinage (je me souviens de la couturière de maman). Chrétiennes à l’extrême, et modérément courageuses, ces dames priaient à haute voix sans interruption. Cela énervait ma grand mère qui, ne perdant jamais le calme, occupait le temps soit à discuter avec nous les enfants, racontant des histoires, riant et buvant un coup, (il y avait du bon vin dans la tranchée) à la santé des « bombes loupées ». Elle trinquait avec un officier écossais fort sympathique et avancé dans sa réflexion politique qui, lui, ne se séparait jamais de sa bouteille de whisky. Ou bien elle lisait, Balzac ou des romans policiers. Un jour elle dit – avec son calme moqueur qui définissait sa nature – à ces dames chrétiennes bruyantes : vous devriez vous réfugier dans la cathédrale à côté, c’est un lieu saint certainement le mieux protégé qu’il soit par vos prières ardentes. Grands rires des impies de la tranchée ! Et peut être pendant un temps bref une accalmie dans les gémissements – Bravo Voltaire, dit mon père. La tâche principale de mon père était devenue d’organiser l’hygiène de la ville pour y éviter les épidémies qui menaçaient. Il n’y avait pas d’antibiotiques à l’époque et, dans les armées comme dans les quartiers pauvres, le danger était réel. Il fit preuve à cet égard d’une remarquable efficacité, convoquant tous les médecins et établissant sa dictature sur le corps. C’est ce qui lui permit de faire éviter de justesse une terrible épidémie de peste pulmonaire, qu’il fut le premier à déceler, ne faisant pas confiance aux permis d’inhumer donnés par un confrère à plusieurs membres d’une même famille, décédés l’un après l’autre en quelques jours. Mon père fit évacuer de force tout un quartier (près du marché de la ville !), établir un cordon sanitaire, vérifier les allées et venues autour de ce cordon. Il n’y eut finalement qu’une centaine de morts, et l’épidémie était évitée. Ouf. Quelle fut néanmoins notre terreur lorsque, quelques jours plus tard, mon père se couchait avec une forte fièvre subite. Ce n’était qu’une paratyphoïde. Tout cela avait donné une extraordinaire popularité à mon père, qui explique qu’à sa mort, en 1960, le cortège qui l’accompagnait ait mobilisé la ville entière, et que le Président Nasser (ou son cabinet) ait jugé utile d’envoyer ses condoléances personnelles. Vers la fin de la guerre, à partir de 1943-1944, le débat politique s’échauffait. Les camps de l’après guerre se dessinaient progressivement : d’un côté ceux qui voulaient rétablir l’ordre impérialiste et colonial d’avant guerre et de l’autre ceux qui voulaient que la défaite du fascisme permette de transformer la société, voire d’y faire triompher le socialisme. La révolte des marins grecs du croiseur Averof, qui réclamaient le droit de participer à la libération de leur pays et que les Anglais voulaient tenir à l’écart parce qu’ils craignaient qu’ils n’y soutiennent la résistance communiste de l’EAM que Churchill avait décidé d’écraser, fut le signal du conflit. Des groupes d’ouvriers et d’employés égyptiens, syndicalistes et progressistes divers, établirent immédiatement un réseau de caches destinées à sauver les marins révoltés (et condamnés sévèrement pour avoir demandé à se battre !), en fuite. Par contre les autorités de police - des Egyptiens encore quelques mois auparavant pronazis et soit disant antianglais - collaboraient sans vergogne avec les autorités britanniques pour retrouver les rebelles. Les Français, employés pour leur presque totalité par la Compagnie du Canal, avaient toujours été de parfaits réactionnaires, en général camelots du Roi et cléricaux. J’ai déjà dit que pendant longtemps ma grand mère s’était retrouvée seule « gaulliste ». Un milieu snob de surcroît, que nous ne fréquentions pas du tout. Les exceptions valent donc la peine d’être signalées. Il y avait parmi eux le Dr Rivet (le frère de l’anthropologue connu). Et surtout les Diuzet. Le père, un marin breton qui conduisait l’une de ces « pilotines » qui bravent la tempête pour aller chercher les bateaux en haute mer et les conduire à bon port, avait évidemment été immédiatement un copain de mon grand père. Les filles, Alice et Yvonne, de quelques années plus âgées que ma sœur et moi, sont restées des amies fidèles avec lesquelles ma sœur et ma mère étaient toujours restées liées. Excellent médecin ma mère s’était faite une très bonne clientèle dans le milieu du Canal. Cela lui permettait de les faire payer cher et de compenser de la sorte les soins qu’elle prodiguait toujours gratuitement aux pauvres, si nombreux à Port Saïd. Les Maltais - les Zarb pour nous - étaient spontanément pro- anglais, mais guère plus, c’est à dire conservateurs, bigots et colonialistes. Les Zarb, malgré leurs opinions qui n’étaient pas les nôtres, étaient de forts gentils voisins et leurs enfants nos copains de jeux. La mère, Madame Zarb, était une provençale d’origine - de Hyères, elle nous décrivait Porquerolles de son enfance en termes dythirembiques, mais que j’ai compris mérités lorsque je visitais cette île du Levant - venue jeune à Port Saïd et mariée à ce Maltais fort brave homme du nom de Zarb. Le fils aîné, Antoine, s’était marié à une grecque, Catherine. Le père de celle-ci était, disait mon père, « venue d’une île grecque avec la culotte trouée », mais avait travaillé dur - vendeur de pains dans la rue, puis ouvrant une petite boulangerie et l’agrandissant au fur et à mesure de ses économies. Mais au lieu d’être fier de ce père travailleur et économe, les enfants cachaient soigneusement l’origine de leur fortune. Mon père disait en riant : ils font comme ces médiocres ivrognes d’Anglais, fiers de leurs ascendants dégénérés jusqu’à la quatrième génération, inaptes dans quelque domaine que ce soit, n’ayant pas même été capables de dilapider joyeusement leur héritage monstrueux. Un autre des fils - Robert - s’était trouvé bloqué en 1940 à Grenoble où il faisait ses études de médecine. Il a été dans la résistance et a eu la chance de revenir de Mathausen, s’est installé médecin à Grenoble. Le plus jeune des fils, Raymond, un peu plus âgé que moi, devenu cuisinier dans l’un de ces hôtels les plus chics de Londres, m’y a reçu des années plus tard avec la très grande générosité qui le caractérisait. Il avait un sens de l’humour prononcé et se moquait de sa clientèle anglaise chic et snob, incapable de faire la distinction entre une sole et une limande ou un hareng disait-il. Au sortir de la guerre la jeunesse égyptienne s’était massivement rangée sur des positions radicales anti- impérialistes et socialistes. Cette évolution était particulièrement visible dans les écoles et les universités. L’Université du Caire allait d’ailleurs devenir le centre de l’immense mouvement populaire de 1946, et c’est autour des étudiants révolutionnaires que fut constitué le Comité des étudiants et des ouvriers qui a permis la construction d’une organisation réunissant l’intelligentsia et les militants du mouvement ouvrier et populaire. Cette évolution avait mûri pendant les années de la guerre, qui ont été celles de la politisation massive de la jeunesse. Les Lycées français ont été, sur ce plan, l’un des lieux de cette politisation, par l’excellence de l’enseignement qu’ils prodiguaient et son caractère progressiste affirmé. Je me souviens de mes camarades dont certains avaient été à l’école primaire avec moi - comme Mohamed Sid Ahmad - puis au Lycée du Caire, et est devenu un intellectuel remarqué du communisme et du journalisme égyptiens. Le directeur de la Poste à Port Saïd, un ami de mon père - qui me gâtait en m’offrant des séries de timbres oblitérés au jour de l’émission (je collectionnais les timbres) - avait un fils, Hassan, qui était avec moi et quelques autres parmi les « chefs » de la bande des « jeunes communistes » du Lycée. On se battait littéralement dans la cour de la récréation contre les « réactionnaires » qui ne voulaient pas admettre que seuls le communisme et l’Union Soviétique nous sortiraient du colonialisme et du féodalisme. Hassan a été tué dans les combats de rue à Port Saïd en 1956. La société égyptienne des adultes - du moins celle que nous fréquentions - était moins marquée par cette évolution radicale. Mon père - être social par excellence - rendait visite à un nombre incroyable de familles où il avait des amis. Je l’accompagnais fréquemment dans ces visites. La famille Hamza - une ribambelle de frères - comptait parmi ceux-là. Mon père exerçait sur les aînés une pression constante pour qu’ils admettent que les filles poursuivent des études. Awatef lui doit d’avoir été au lycée jusqu’au bac puis d’avoir poursuivi des études de médecine en France. Plus âgée que moi de quelques années elle était au Lycée - mixte (chose rarissime en Egypte à l’époque) - dans les « grandes classes » lorsque j’étais dans les « petites ». Awatef est devenue et restée une amie très proche de mes parents, de ma mère après le décès de mon père et de moi même et d’Isabelle jusqu’à sa mort récente. Son mari Salah - mort jeune - outre son extraordinaire générosité - avait un sens de l’humour social que parfois seuls les grands buveurs (il en était) connaissent. Les longues soirées passées en sa compagnie ne fatiguaient jamais ma mère et ma grand-mère. Awatef a ainsi échappé au sort malheureux de sa soeur Malika, mariée fort jeune à l’un des fils Soudan. Les Soudan étaient des nouveaux riches style port saïdien (fortune faite rapidement dans le « ravitaillement » des navires - shipshandler). Le père était fort respectueux des traditions, au point qu’il ignorait - la suite de l’histoire le prouvera - l’odeur même de l’alcool. Les fils, d’une dizaine ou vingtaine d’années de plus que ma sœur et moi, n’ignoraient certainement pas celle-ci et passaient leurs soirées chez Gianola ou dans les cabarets, revenant souvent dans un état peu présentable. Un jour que l’un d’eux fut ramené ivre mort, ma mère fut appelée d’urgence par le père pour le « soigner ». Crainte du père, le fils marmonna : « j’ai mangé du poisson qui m’a rendu malade ». « Quel poisson cela peut-il être » demanda le père. « Samac bolonachi » lui répondit ma mère en riant (Bolonachi était le nom de marque du cognac fabriqué par un Grec d’Egypte). Le vieux finit ses jours certainement convaincu qu’il existait un méchant poisson de ce nom. Malika fut donc mariée à l’un de ces gaillards. Elle passait ses journées assise en tailleur sur un canapé. J’allais la voir (j’avais 8 ans ?) et m’asseyais à côté d’elle, occupant un dixième du canapé, elle le reste. J’étais totalement absorbé par la comparaison que je faisais dans ma tête entre la circonférence de mon tronc, inférieure à celle d’une de ses cuisses. On lui apportait sans arrêt des « techts » (larges plats d’étain) remplis de pâtisseries égyptiennes, de dattes, de bananes, qu’elle mangeait en permanence. J’ai compris plus tard que la malheureuse refusait son mariage forcé par une boulimie effrayante. La pauvre ne fit pas de vieux os. Parmi ceux qui sont devenus mes amis par la suite il y avait le jeune (à l’époque) Wadie Ghattas, que mon père avait sans doute aidé à être recruté parmi les premiers cadres égyptiens de l’odieuse Compagnie du Canal. Après la nationalisation de 1956 Wadie a été dans le staff de ceux qui ont permis que le Canal fonctionne correctement en dépit des actes de sabotage auxquels les Français se sont livrés avant leur départ. Wadie habitait à l’époque la pension Zarb. Le Lycée de la mission laïque française avait pour directeur un marseillais -Victor Martin - qui se distinguait de la colonie française de Port Saïd (les gens du Canal) par son républicanisme laïc vigoureux. Son jeune frère Fernand - instituteur dans le même Lycée - rentré en France allait devenir maire socialiste de Vitrolles (bien avant que cette banlieue ne soit conquise par les fascistes de Le Pen !). Son épouse - Mme Martin - avait été l’une de mes institutrices. Souvenirs de sa sévérité, mais aussi de son sens parfait de la justice. Je n’étais pas facile à traiter; espiègle, joueur, mauvais élève souvent (collectionneur de mauvaises notes). J’ai continué à l’être jusqu’à la classe de seconde du Lycée. J’étais l’un des organisateurs des grands « chahuts » et avais mis au point une formule qui rendait impossible le déroulement des cours qui nous déplaisaient (ou me déplaisaient) - comme la « littérature ». Nous payions un joueur d’orgue de barbarie pour installer son instrument sous nos fenêtres (qu’on refusait de fermer à cause de la chaleur) et jouer inlassablement pendant une heure entière le même air - dont je me souviens parfaitement évidemment. Le laïcisme militant du « père Martin » (on l’appelait ainsi) avait éloigné du Lycée la grande majorité des jeunes Français (les enfants du Canal) que les parents bigots préféraient placer chez les Frères - dont nous nous moquions à juste titre, leur enseignement étant bête et donnant des résultats au bac toujours largement inférieurs à ceux du Lycée. La population du Lycée était de ce fait composée pour moitié environ d’Egyptiens, de l’aristocratie et des classes intellectuelles mais aussi en partie de la petite bourgeoisie, et pour l’autre «d’étrangers » - levantins (israélites pour une bonne part), enfants de commerçants et de professions libérales. On s’entendait bien pour sûr; et j’avais des copains dans tous les milieux comme cela est sans doute heureusement toujours le cas. Notamment un jeune français, fils d’un marin breton du canal (une exception au Lycée), Yvon Noël, devenu amiral (il avait toujours été fou des bateaux et nous visitions ensemble – de fond en comble - des cargos, des paquebots, des navires de guerre même - quand son père ou le mien arrachaient l’autorisation). Mais seuls les Egyptiens étaient politisés. Nos lectures furent donc précoces. Henri Curiel avait ouvert au Caire une librairie - place Moustapha Kamel - où l’on trouvait ce que nous cherchions : les « classiques du marxisme ». Le 18 Brumaire, la Guerre Civile en France, le Manifeste communiste, l’histoire du parti communiste bolchevik, sont devenus nos lectures de chevet dès notre adolescence et nous en faisions usage pour mieux comprendre l’histoire qu’on nous enseignant. Les plus téméraires (j’en étais) se lançaient dans la lecture du Capital, même si probablement nous n’en tirions pas grande chose. J’ai expliqué dans mon Itinéraire intellectuel que j’étais venu au communisme d’abord par protestation contre l’ignominie de l’injustice sociale et que la dimension nationale et anti- impérialiste de cette adhésion n’est venue compléter ma révolte que plus tard. Un parcours différent de celui de la majorité de mes camarades égyptiens de lycée qui parcouraient le chemin inverse. Mais en fin de compte on se retrouvait pour établir un signe d’égalité entre la domination impérialiste et l’injustice sociale. De toute façon nos lectures n’étaient pas mal vues par certains de nos professeurs, qui nous encourageaient même. J’ai déjà dit que le Lycée était une excellente école. L’histoire et la géographie (des matières qui me plaisaient à l’extrême) étaient enseignées dans un esprit généralement progressiste. L’enseignement de l’histoire de l’Egypte, certainement meilleur que celui prodigué dans les écoles égyptiennes, conduisait à la conclusion naturelle qu’un pays comme le notre ne pouvait pas accepter son statut subalterne de semi-colonie. Il ne pouvait être soumis à ce statut que parce qu’il était « trahi de l’intérieur ». Nous comprenions : par les féodaux, les compradores et la monarchie. Celle de la France insistait sur la Révolution. La question que celle celle-ci posait me paraissait claire : cette révolution ne clôture pas l’histoire, au contraire elle l’ouvre, appelle donc à sa poursuite, à son élargissement (de la France au monde entier, dont l’Egypte) et à son approfondissement (en allant au delà de ses limites bourgeoises par la démocratie socialiste que la gauche jacobine et Babeuf avaient annoncé si tôt). Cette qualité de l’enseignement des lycées d’Egypte tenait en grande partie, je crois, à la position de la culture française dans ce pays, occupé par les Anglais, formellement indépendant depuis 1922, mais toujours en fait sous le joug étranger. La France, bien que puissance impérialiste comme la Grande Bretagne, avait été éliminée en Egypte par son concurrent anglais, l’enseignement dispensé par les lycées de la mission culturelle laïque ne se fixait pas l’objectif, comme les écoles égyptiennes ou celles de langue anglaise, de former les cadres du système en place, mais au contraire regardait ce système d’un œil critique bien qu’avec précaution. L’enseignement de l’arabe par contre laissait beaucoup à désirer. Ce n’est pas qu’il ait été saboté par la Mission Laïque, mue alors par un préjugé impérialiste. Les professeurs d’arabe étaient choisis et imposés par le gouvernement égyptien. C’était toujours des Azharistes dont les méthodes, reposant sur le par cœur, étaient inacceptables pour le genre d’élèves que nous étions. J’avais 7ou 8 ans; je posais la question au maître : pourquoi le pluriel de kalb est kilab et celui de qalb qulub ?(un arabisant comprendra le sens de la question). Le maitre me rabroue et me dit : tais-toi, imbécile, tu n’es pas là pour poser des questions, mais apprendre. Rentré à la maison je raconte l’évènement. Mon père rit et me dit : l’imbécile c’est ton maitre, mais oublies et fais à l’école ce qu’il te dit; si tu as des questions poses les moi, je te répondrai. Il n’empêche que l’incident m’avait rendu la classe d’arabe insupportable. La question de l’enseignement est décisive. Livrée depuis Sadate aux Frères Musulmans l’enseignement misérable qui ne connaît que le « par cœur » a détruit la capacité d’exercice de l’intelligence critique. Je n’imagine pas que l’Egypte puisse sortir des ornières de la nullité sans réforme radicale de l’enseignement. La lecture des mémoires d’Edward Saïd fait mesurer la profondeur du fossé qui séparait les Lycées français des écoles anglaises. Le Victoria College, décrit par Saïd, était une horreur par son enseignement ultra réactionnaire, pro- impérialiste jusqu’au racisme, comme par la sorte de garde- chiourme constituée par ses enseignants. Saïd en a souffert au point d’être devenu ce qu’il avoue être : « mal dans sa peau » « étranger partout » (« out of place » - titre significatif de son autobiographie). Les collèges anglais avaient pour mission de déraciner, de fabriquer des serviteurs. Les Lycées ont produit toute autre chose, dans les meilleurs des cas une double appartenance culturelle enrichissante. Je ne suis pas étonné que tant de communistes égyptiens soient sortis des Lycées, presqu’aucun des collèges anglais. C’est la qualité de cet enseignement qui m’a fait devenir – à partir de la 3e ou de la seconde – bon élève, très bon même. Mes centres d’intérêt étaient néanmoins partagés. J’aimais autant les maths et la Physique que l’histoire – Mon professeur – Melle Thalieux – l’avait remarqué et m’encourageait en me donnant des lectures et exercices plus avancés que ceux que le programme comportait. Elle discutait avec moi de mes « devoirs » - bénévoles. Mon professeur de Maths – un levantin israélite dont j’ai malheureusement oublié le nom – un petit gros sympathique à l’extrême, en faisait de même. Je les aimais beaucoup l’un et l’autre et me sentais traité à égalité par eux. Ils ne me notaient pas. Sauf pour l’administration à la fin de chaque trimestre : 20 sur 20 ! Les notes brillantes au bac – j’ai été le premier de la promotion en Egypte – les ont enthousiasmés et Melle Thalieux a alors écrit à mes parents – une lettre que j’ai retrouvée beaucoup plus tard recommandant que je fasse de la Physique théorique étant « un esprit rigoureux et exigeant ». J’allais donc être admis au Lycée Henri IV à Paris en 1947 en Maths Elems (dont je suis sorti également avec des notes parmi les plus brillantes de l’Académie de Paris – le premier peut être, mais j’ai oublié) puis en Maths Sups sans question. Le Lycée et la politique n’occupaient évidemment pas toute mon existence d’adolescent. Ma sœur était d’un tempérament très différent du mien. Intelligente et généreuse, bien que « caractérielle », mais terriblement paresseuse. C’était - à l’époque - une « petite grosse » (qui devient mince à l’extrême, voire maigre, plus tard). Elle ne m’accompagnait pas dans les longues marches que mon grand père faisait avec moi seul, parce qu’au bout de cent mètres elle se disait « fatiguée ». Elle avait donc ses copines, la fille des Zarb - Mizou - Leila Ghandar et Leila Samir. Les « trois Leila » comme on les appelait formaient un moment un trio de belles adolescentes inséparables. Elève nonchalante mes parents ont cru un moment que l’école des bonnes sœurs lui conviendrait mieux. Elle n’y fit pas long feu. Le « chouchoutage » dont ces bonnes âmes avaient le secret était insupportable pour ma sœur, éduquée dans l’esprit d’égalité et de justice. Elle revint donc au Lycée où, me précédant d’un an, elle terminait normalement son cycle secondaire. Comme moi elle partit en France pour ses études supérieures en 1947, qu’elle choisit de faire en pharmacie. Ma sœur n’était pas politisée comme moi. Cela nous séparait un peu, n’ayant pas les mêmes amis. Mais cela ne nous empêchait pas de nous retrouver en bons adolescents ensemble à la plage où nous passions tout l’été, du matin au soir. Plus tard ma sœur, bien que peu politisée, a eu des réactions saines que j’attendais d’elle. Repliée à la Ciotat après son divorce, elle votait communiste sans problèmes. « Eux seuls valent quelque chose ». Ma soeur était d’une santé qui s’est avérée fragile au fil des ans. Forte dans l’enfance, elle développa ultérieurement un asthme qui a probablement été pour quelque chose dans sa mort à 55 ans. Elle eût une enfance très heureuse, à Abou Kébir d’abord, dont elle adorait les gamousses (nom égyptien de bufflesses) sur lesquelles - mater dixit - elle montait et qu’elle ne voulait jamais quitter. J’aime aussi beaucoup les gamousses, mais cette affection est venue chez moi beaucoup plus tardivement, avec celle des animaux en général. Car l’un de mes meilleurs copains d’enfance a été le chien Jocky - un scotch terrier gris. Ma grand-mère et mon père pouvaient tout lui faire, enlever un os de la gueule sans problème. Je pouvais, moi, en faire moins mais quand même jouer avec lui, nous rouler ensemble dans le sable sans problème. Ecrasé par un camion militaire, ce fut pour moi une grande détresse. L’une de nos distractions préférées était certainement d’aller au cinéma. Il y en avait quelques uns à Port Saïd - Kursaal, Empire, Eldorado, Rialto - qui nous ont permis de voir les séries complètes je crois des films de Laurel et Hardy, des Max Brothers, de Charlot. Les Temps Modernes, l’Or du Klondyke, le Grand Dictateur sont bien restés dans ma mémoire. La rigolade dont Benzino Napolini nous donnait l’occasion me rappelait ce que mon grand père m’avait dit de ces crétins de fascistes. Plus tard ce fut la série des excellents policiers d’Agatha Christie. Ou des films américains légers (les comédies musicales des années 1940) qui faisaient rire à pleurer ma grand mère, pour la bêtise de ces femmes qui beuglent disait-elle. Les mêmes beuglements que ma sœur et moi aimions beaucoup écouter sur ces phonographes qu’on remontait et qu’on n’oubliait jamais d’amener avec nous à la plage le dimanche. Cela énervait mon père qui se retirait plus loin. Sa musique préférée - qu’il écoutait religieusement à la radio à la maison - était celle d’Oum Kalsoum, jeune à l’époque, ou des enregistrements des musiciens de Rod El Farag quartier du Caire sur les bords du Nil où se succédaient les « casinos » et où il avait passé - disait- il (il y avait emmené ma mère) - des heures à écouter cette ancienne musique égyptienne disparue aujourd’hui. Dans notre maison bourgeoise, en dépit de la guerre, on continuait à vivre dans l’abondance. Ville de garnison, Port Saïd ne manquait de rien. Les déjeuners et dîners - ma grand- mère continuait à déployer ses talents fantastiques de grande cuisinière - se succédaient. Deux clientèles de ces repas toujours gargantuesques - les notabilités égyptiennes que mon père connaissait toujours, les officiers des armées alliées dont certains étaient certainement politiquement intéressants. Ma grand-mère était bien aidée par la succession des cuisiniers que j’ai connus. Dans mon plus jeune âge du temps de mon grand père, Mansi, un être curieux, grand buveur de cognac (et fumeur de hachich) qui se promenait avec une canne et un tarbouche (tenue qui n’est pas celle des gens de maison en Egypte !), venait toujours « en retard » parce qu’il suivait les bonnes dont il dessinait avec les mains la courbe des fesses pour les décrire. Mansi a émigré en 1945, s’est retrouvé à Naples, marié avec une italienne et a ouvert avec elle, parait-il, un restaurant. Port Saïdien typique. Puis, Haïle, un Ethiopien, sans doute paysan mais à l’allure élégante et altière, fier d’avoir été un soldat du Négus résistant aux Italiens, réfugié en Egypte, qu’il devait quitter dès 1941 pour rejoindre l’armée éthiopienne de libération. Ensuite Charaf - cuisinier de talent qui a fait fortune par la suite en Arabie Séoudite - Frère Musulman convaincu, multipliant les prières, mais sans ostentation, ami de mon chien Jocky. Plus tard lorsque vers 1948 la répression s’est abattue sur les Frères Musulmans mon père et ma mère ont aidé Charaf à se débarrasser de son arsenal (un vieux fusil de chasse et deux pistolets) en allant les jeter dans le lac Menzaleh. Ce qui permit à mon père d’aller ensuite - narquois - dire au commandant de la police politique (qu’il connaissait évidemment) : vous pouvez faire une descente chez lui, il n’y a pas d’armes ! Ensuite Awad, un Nubien que je n’ai connu qu’épisodiquement, étant peu de temps après parti en France, artiste d’une troupe de musiciens que les Soviétiques - au temps de Nasser ont aidé à se constituer. Mais surtout Abdel Ghaffour, l’infirmier de mon père à l’origine. Celui qui fut chargé de l’encadrement des ribambelles d’enfants des écoles partis à la chasse aux moustiques pour éradiquer la malaria comme je l’ai dit plus haut. D’où la qualification - gentille - d’inspecteur des moustiques que ma grand mère lui avait donné et que ses petits yeux lui faisaient mériter. Ghaffour est resté chez nous, gardien fidèle de la maison, quasi abandonnée après le départ de ma mère pour Paris en 1980, suite à son accident (fémur), et ce jusqu’à la vente de ce bijou en 1992. Cette magnifique villa a été hélas détruite par l’acheteur qui tenait à rentabiliser son investissement par la construction sur son terrain d’un horrible immeuble. La destruction systématique de Port Saïd continue ! Entre temps, après la mort de mon père en 1960, ma mère reprenant sa clientèle d’usines - notamment des jeunes ouvrières de Brook Bond, l’unité d’emballage du thé - Ghaffour est resté là, pour l’aider. Il était entre autre le pourvoyeur de cigarettes, allumées une après l’autre pour dissiper les odeurs que les pauvres filles pouvaient exhaler dans les examens gynécologiques accompagnées par la transpiration du sweating system des usines. Trois paquets par jour. Ce qui n’a pas empêché ma mère de vivre jusqu’à 94 ans sans problèmes de poumons ou de coeur ! Mon père et ma mère ont été de bons médecins. Ma mère était à l’Université à Strasbourg dans les années 1920 l’une de ces étudiantes en médecine qui se comptaient sur les doigts d’une main. Les mémoires qu’elle aurait pu écrire concernant tant la médecine en haute Egypte dans les 1930 que celle des usines des années 1960 auraient fourni un document de première importance pour l’histoire du peuple égyptien. Mon père avait acquis la réputation dès ses années d’étudiant d’avoir un diagnostic intuitif qui ne se trompait jamais. Il a choisi néanmoins d’être médecin de l’Etat, persuadé que le vrai problème en Egypte était non pas de soigner des malades mais de réduire les chances de le devenir. De surcroît pour permettre à ma mère de rester active et de ne pas avoir à se déplacer de province en province, il avait décidé de refuser toute promotion en échange d’une carrière à Port Saïd. Puis, assez tôt, après la guerre, il prit sa retraite de l’Etat pour faire de la médecine sociale dans les usines, employant toute son énergie à contraindre les patrons et l’Etat qui leur a succédé - à respecter la santé des travailleurs. Les deux familles Amin et Boeringer ne se faisaient pas remarquer par leur zèle religieux. Ma soeur et moi n’avons été baptisés que tardivement - vers 8/9 ans - lorsque mes parents réalisèrent qu’il valait mieux pour nous - Egyptiens - être « classés » quelque part dans une des boîtes « communautaires » dans lesquelles on doit être enfermé par définition. J’ai depuis le plus grand mépris pour les discours « identitaires » de ce genre. Mes deux grands pères étaient francs maçons et libre penseurs façon des Lumières affichées. Ma grand mère n’a jamais mis les pieds dans une Eglise, à ma connaissance - elle aimait dire « ni Dieu, ni maître ». Mais elle avait un Christ en cuivre sur sa table de nuit. C’était un objet qu’un petit soldat breton de la guerre de 1914-1918 lui avait remis avant d’expirer. Elle ne s’en est jamais éloigné. Ma mère ne fréquentait pas davantage les Eglises, mais elle aimait beaucoup Jésus Christ qu’elle considérait comme le premier communiste. Mon père ne se souciait pas davantage de la religion, mais il estimait devoir faire montre, à l’occasion des grandes fêtes coptes, de tous les signes extérieurs de son appartenance à sa communauté. Une ou deux fois par an donc il allait rendre visite à l’Eglise copte de Port Saïd. L’archiprêtre l’invitait immédiatement à s’asseoir dans un beau fauteuil du premier rang. Il m’emmenait une fois sur deux ou trois. Je m’y ennuyais prodigieusement, bien que je doive dire que le faste du cérémonial et la beauté des chants m’impressionnaient. L’archiprêtre lui donnait d’office du pain trempé dans du vin (la communion orthodoxe) sans s’enquérir de savoir s’il était à jeun (il ne l’était pas bien sûr) qu’il prenait en marmonnant quelques mots de copte incompréhensibles pour moi, et pour lui aussi je pense. A cette époque je suis passé - vers 10/11 ans - par une petite phase de mysticisme qui n’a guère duré. Ma sœur était elle - plus superstitieuse que croyante. Mon grand père et mon père s’aimaient beaucoup. Mais à la mort de mon père les deux imbéciles qui géraient le cimetière de Port Saïd - le prêtre catholique et l’orthodoxe - n’ont pas cru admissible de placer les deux corps côte à côte. Ma mère a donc négocié une concession à cheval sur les deux terrains bénis et sacrés pour chacune des deux confessions. Les cendres de ma grand mère, de ma soeur et de ma mère sont dans trois urnes occupant la même case du Colombarium du Père Lachaise. 3739630@100617035.com - 7-100617035-23495496 - Toute reproduction interdite CHAPITRE II ETUDIANT A PARIS J’ai été étudiant à Paris de 1947 à 1957 donc de 16 ans à 26 ans. Années décisives pour ma formation intellectuelle et politique évidemment. J’ai tenté, dans mon Itinéraire intellectuel, de rendre compte de la manière dont j’ai vécu l’époque, comment je la comprenais et comment je la relis aujourd’hui, avec le recul du temps. Dans ce même Itinéraire j’ai voulu, en parallèle, retracer les étapes de l’évolution de ma réflexion théorique, concernant le capitalisme et le socialisme. Itinéraire intellectuel couvre les années de ma formation parisienne comme celles de ma vie professionnelle et politique ultérieure. Je n’y reviendrai donc pas ici, et me contenterai de compléter cet Itinéraire par le côté plus personnel de mes mémoires. La IVe République Les années 1947-1957 ont été celles de la IVe République dont j’ai donc vécu ce que j’appellerais aujourd’hui sa crise permanente. Le projet d’une République populaire, fondée sur le tripartisme né de la Résistance (PC, SFIO, MRP), avait été mis en échec par le rejet du projet de Constitution de 1946, puis l’adoption en 1947 de celle qui régit la IVe République jusqu’à sa fin de fait en 1958. Le MRP avait pris très tôt l’initiative de la rupture du front antifasciste de la Résistance; la SFIO était restée hésitante encore quelque temps. Il fallait attendre jusqu’en janvier 1948 pour que la rupture SFIO-PC fut consommée, les socialistes ralliant alors le camp dirigé par les Etats Unis, qui prenaient l’initiative de déclencher la guerre froide. Le Plan Marshall, proposé en Avril 1948 et accepté immédiatement par le gouvernement français marquait donc la fin de l’après guerre. La signature du Pacte Atlantique (Juillet 1949) en était le prolongement naturel. La IVe République n’en sortait pas renforcée. On peut même se demander comment elle a fait pour survivre dix ans. Un tiers des Français, électeurs communistes, restaient rivés au projet de démocratie populaire entrevu en 1945-1946, un autre tiers, proches du RPF gaulliste, étaient hostiles au parlementarisme style IIIe République que la IVe avait repris à son compte. Les gouvernements de la IVe République ne pouvaient donc être que fragiles, assis sur un centre qui ne représentait que le troisième tiers de l’électorat, fluctuant entre « centre gauche » (SFIO- radicaux) et « centre droit » (MRP). Tétanisés par les deux oppositions communiste et gaulliste, les gouvernements de la IVe n’avaient ni la force, ni le courage de rompre avec l’héritage de la IIIe. Dès 1945 le pouvoir gaulliste, en dépit de la participation des communistes au gouvernement s’était singularisé par le massacre de Sétif, le bombardement de Damas et, avec celui de Haïphong le début de la sale guerre du Viet Nam. La IVe République s’est donc enlisée dans les répressions et les guerres coloniales sans fin, après l’écrasement sauvage de l’insurrection de Madagascar (1947), la première guerre du Viet Nam (jusqu’à Dien Bien Phu en mai 1954), la guerre d’Algérie (inaugurée par l’insurrection du 1er Novembre de la même année), parvenant à peine à faire – en 1956 – les concessions minimales face aux mouvements du Maroc et de Tunisie avant de s’engouffrer dans la guerre de Suez, puis, quand même, d’amorcer un tournant autocritique timide avec la mise en place d’une semi autonomie accordée aux colonies d’Afrique tropicale en Février 1957. Cette même faiblesse intrinsèque conduisait la France à rallier graduellement le plan américain pour l’Europe, en renonçant à peser du poids qu’elle aurait pu exercer dans les affaires européennes et mondiales. Dès Juin 1948 la France rallie le camp américain de la guerre froide par l’accord tripartite sur l’Allemagne. Comme il fallait s’y attendre les Etats Unis ne tarderont pas à préconiser le réarmement allemand (dès 1950), qui ne surprit que ceux qui avaient voulu ne pas voir la logique de leur choix. En Octobre 1950 la France tente de s’opposer à ce réarmement en proposant d’intégrer l’Allemagne occidentale dans une communauté européenne de défense (CED). Un projet qui traînera jusqu’à son enterrement définitif tardif, en Août 1954, tandis que l’Allemagne entrait officiellement dans l’OTAN en tant que participant à part entière en Octobre de la même année. La double opposition communiste et gaulliste à cette politique américaine pour l’Europe avait eu la peau de la CED, mais elle n’était pas parvenue à substituer une alternative au plan américain. Tout simplement parce que les forces sociales et les idéologies que mobilisaient ces deux oppositions n’avaient rien en commun qui le permette. Il est de bon ton aujourd’hui de dire que la IVe République a inauguré la construction économique européenne, par l’adoption en décembre 1951 du Plan Schuman de la Communauté du Charbon et de l’Acier CECA et en mars 1957 du traité de Rome. C’est oublier de voir que cette forme d’intégration européenne n’était pas vécue à l’époque, ni par les Européens, ni par les Américains, comme une alternative à l’atlantisme dominé par Washington, mais comme son complètement naturel, lui aussi commandé par les exigences de la guerre froide. L’affaiblissement progressif de la vigueur de l’opposition communiste, son érosion électorale – bien qu’encore lente – conjuguée au caractère timoré propre aux gouvernements du centre, entraînait fatalement un glissement à droite que la formation des « indépendants » annonçait avec le retour de Pinay et des notables d’avant guerre dévalorisés un moment à la libération. L’ancêtre de la future UDF s’était reconstitué. De concession en concession, la tradition laïque venait elle même à être érodée par l’adoption du principe de la subvention aux écoles libres. Le compromis entre cette droite classique renaissante et le gaullisme allait donc nécessairement mettre fin à la IVe République; la crise algérienne de mai-juin 1958 ne servant que de piédestal pour fonder la Ve. Les communistes isolés, socialistes et radicaux étaient battus d’avance. L’image un peu terne par laquelle j’ai décrit ici cette IVe République ne rend pas compte de ses meilleurs côtés : le redressement et la modernisation économique qu’elle a amorcés et que la Ve République n’a eu qu’à poursuivre. Cette image n’implique pas non plus que je considère que la Ve République ait représenté un pas en avant. Au contraire, sa constitution présidentielle constitue pour moi un recul sérieux du principe démocratique. Certes le bloc de droite qui s’était constitué autour du général de Gaulle en 1958 a été - fort heureusement - « trahi » par son chef. Ce bloc s’attendait à ce que le nouveau régime poursuive la guerre en Algérie et maintienne la formule coloniale en Afrique tropicale. Néanmoins le choix « européen » de la Ve substitué clairement au choix impérial des IIIe et IVe Républiques, - dans la forme dans laquelle il était conçu et de par son contenu social - engageait l’Europe sur des rails qui devaient finir par conduire à l’impasse néo-libérale d’aujourd’hui et restaurer l’hégémonie américaine dont le gaullisme avait espéré limiter l’empreinte. Mais la discussion de ces limites et contradictions de la droite française sort du cadre de ce chapitre de mes mémoires. Toujours est-il que l’image terne de la IVe République était celle que nous nous en faisions déjà à l’époque, lorsque j’étais étudiant à Paris. J’entends par nous les jeunes communistes révolutionnaires comme de nombreux anciens résistants. Notre vision stratégique collait au projet de 1945-1946 d’une démocratie populaire. Sa défaite n’était pas consommée, pensait-on. Le glissement à droite pouvait être inversé par la conjonction des luttes sur trois fronts : le front social, le front anti-colonial et le front anti-atlantiste guerre froide. Pourtant sur chacun de ces fronts les luttes allaient progressivement s’affaiblir. Les grandes grèves de novembre-décembre 1947 se soldaient par la scission dans le mouvement syndical et la création de FO. Aucun mouvement social par la suite n’allait retrouver l’ampleur de celui de 1947. D’autant que la situation matérielle des classes populaires allait quand même s’améliorer. Dès janvier 1949 les cartes de pain disparaissaient. Et les grandes réformes de 1945- 1946, les nationalisations, la sécurité sociale commençaient à donner leurs fruits. Sur le plan anti-colonial la mobilisation contre la guerre du Viet Nam n’a jamais faibli. En rendant impossible l’idée même d’y envoyer le contingent cette mobilisation a aidé le peuple vietnamien à parvenir plus vite à sa victoire. Les Vietnamiens le savent, et le disent. Mais tout autre allait être l’attitude des classes populaires françaises, et de la direction du Parti Communiste, face à la guerre d’Algérie : atermoiements pour le moins qu’on puisse dire dont témoigne le soutien au gouvernement de Guy Mollet en 1956, (dans l’espoir, qui s’est avéré bien illusoire, de la reconstitution d’une « gauche unie » face à la dégradation de la IVe République), lequel pourtant non seulement n’envisageait rien d’autre que de s’enfermer dans une logique de guerre (en envoyant le contingent) mais allait aggraver les choses par l’aventure de Suez (octobre-décembre 1956) et le ralliement inconditionnel au projet sioniste. Ceux qui devaient résister à cette dégénérescence pro-colonialiste - des jeunes qualifiés de « gauchistes » et quelques anciens quand même (comme Jean Paul Sartre) annonçaient le renouveau de 1968, un type de mouvement social fort différent par le recrutement de ses militants et par ses thèmes idéologiques, lui même produit par les transformations profondes de la société française. Mais nous sommes ici encore sortis des limites de l’époque considérée 1947-1957. La mobilisation contre l’hégémonisme américain et sa guerre froide allait subir elle aussi la même évolution. Cette mobilisation avait probablement atteint son paroxysme pendant la guerre de Corée (1950-1953). La manifestation grandiose du 28 mai 1952, lors de la visite de Ridgway, brisée avec une violence policière inouïe, soldée par l’arrestation de Jacques Duclos, n’a été suivie de rien d’analogue. Il faut dire que la politique soviétique devait elle même contribuer à cet affaiblissement. Les moments successifs d’accalmies (de « détente ») dans la guerre froide, conquis par l’habileté de la diplomatie soviétique (et cela est à porter à son crédit) ont été malheureusement accompagnés d’inutiles discours opportunistes qui ne pouvaient qu’affaiblir la compréhension de la nature véritable de l’impérialisme américain et de son projet. Sur un autre plan le stalinisme faisait les ravages qu’on aurait dû attendre de lui: les révoltes ouvrières de Berlin (dès 1951), de Poznan puis et surtout l’insurrection hongroise de l’été 1956 étaient condamnées par le discours langue de bois d’usage, sans que l’amorce d’une critique du stalinisme ne soit faite. Le XXe Congrès lui même et le fameux « rapport Khroutchev » n’éclairaient guère les lanternes. Les critiques encore feutrées produites par les camarades chinois dès 1957 étaient rejetées sans examen. On comprend que, dans ces conditions, le front anti US- anti guerre froide perdait son sens. S’amollissant au point de devenir un mouvement pacifiste au sens le plus faible du terme, il ne permettait plus de comprendre ni ce qu’était l’ennemi principal l’hégémonisme américain - ni ce qu’était son adversaire ambigu - le soviétisme. Et, comme on le sait, l’insurrection hongroise de 1956 a mis un terme à la mobilisation anti guerre froide. Comment les choses ont évolué par la suite, de 1957 à l’effondrement de 1989-1991, sort encore du cadre de cette introduction à mes années d’étudiant en France. Le cours de l’histoire, une fois son déroulement accompli, paraît toujours avoir été inéluctable. Ceux qui s’étaient inscrits d’emblée dans la perspective de ce parcours paraissent avoir été réalistes - l’histoire leur a donné raison - les autres des utopistes. J’appartenais, et j’appartiens toujours à cette seconde catégorie. Je pense - encore plus fort que lorsque j’étais jeune - que l’histoire peut emprunter des cours différents, qu’il y a toujours une variété d’alternatives également possibles (mais toutes ne le sont pas; il y a de vraies utopies au sens banal du terme). Lutter pour la meilleure d’entre elles - d’un point de vue humaniste et socialiste - c’est à dire pour « l’utopie créatrice » doit être le choix de ceux qui veulent changer le monde et non pas seulement s’y adapter. L’histoire reste indéterminée, ai-je écrit; et fort heureusement comme le prouve l’erreur de presque toutes les prévisions à long terme. La responsabilité de ceux qui, par timidité, crainte ou toute autre raison moins avouable, s’inscrivent dans le sens du mouvement d’apparence dominant, demeure grave : par leur option ils donnent des chances plus fortes à ce mouvement qu’ils prétendent combattre. Tel fut, en l’occurrence, l’option des responsables à Moscou et de la direction du P.C.F. En France l’option en faveur d’une démocratie populaire n’était pas ridicule. La révolution permanente qui caractérise ce pays depuis 1789 permettait de penser l’amorce d’une transgression allant au delà de la démocratie bourgeoise, sur le chemin de ce que j’appelle aujourd’hui la longue transition. Cette option, si elle avait triomphé, n’aurait pas fait de la France une Pologne quelconque, soumise aux diktats de Moscou. Au contraire elle aurait contribué à modifier les rapport de force à l’échelle européenne et peut être par là même aidé le monde de l’Est du « socialisme réellement existant » (fort peu socialiste en fait) à sortir de son impasse par la gauche, au lieu de tomber à droite comme ce devait être le cas quarante ans plus tard. La France révolutionnaire se serait placée peut être une fois encore en tête du mouvement au lieu de se retrouver, comme elle l’est aujourd’hui, à la traîne dans une Europe néo-libérale et atlantiste sans avenir. Les « réalistes » diront que cela était impossible, parce que les faiblesses intrinsèques du capitalisme français, face à celui des pays anglo-saxons et de l’Allemagne, ne permettaient pas d’autre choix que celui de tenter de « rattraper » le retard. L’argument a sa force, puisqu’il rationalise ce qui s’est passé. Mais il reste discutable : les grandes révolutions qui façonnent à long terme l’évolution globale - en l’occurrence pour les temps modernes celles de la France, de la Russie et de la Chine - n’ont pas été produites par les avancées les plus marquées du capitalisme. A cette vision linéaire de l’histoire - fausse puisque démentie sur le long terme - j’oppose celle d’une progression à travers le développement inégal. Le Lycée Henri IV (1947-1949) Munis, moi du premier bac et ma sœur du second, nous nous sommes embarqués pour l’Europe en août 1947 avec ma mère et ma grand-mère. Mon père, qui comme je l’ai dit, connaissait tout le monde et aimait organiser les choses à sa manière avait négocié notre voyage avec le capitaine d’un pétrolier. Nous débarquâmes à Gênes, après une longue attente nocturne en vue de ce port. Le temps de permettre de débarquer la marchandise en fraude - cigarettes, bananes et je ne sais trop quoi - (et en masse !) sur des petits bateaux venus à l’accostage. Le temps de permettre au commandant de compter - à la vue de tous - les liasses de billets. Pas besoin de lui demander des explications sur notre « retard » pour l’entrée au port. De Gênes nous prîmes le train pour Paris, via Bardonnechia et Modane. Un voyage long à l’époque, avec changement de train à la frontière et pénibles paperasseries. Le voyage était pour moi la découverte d’un monde géographique et humain totalement nouveau. Dans mon enfance et adolescence je ne m’étais guère déplacé, en tout cas jamais sorti d’Egypte et même du petit triangle Port Saïd-Suez-Le Caire. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai pris le soin de connaître toute l’Egypte, Haute Egypte, oasis de l’Ouest, Mer Rouge et Sinaï, et d’apprécier la beauté unique de la haute Egypte d’une partie de mes ancêtres. Je n’avais donc appris à aimer que les paysages du Canal de Suez et du lac Menzaleh, beaux à leur manière, et dont la visite - souvenirs d’enfance obligent - m’émeut toujours. Les longues courses - avec le chien Jocky - derrière les oiseaux migrateurs qui peuplent les innombrables îlots de buissons des marécages du lac, le pont (toujours cassé) du Gamil ne pourront pas sortir de ma mémoire. Avec Isabelle nous avons eu la chance, bien des années plus tard, d’y voir le « rayon vert » dont la poursuite, dans un roman de Jules Verne, m’avait rendu fébrile. Mais la beauté du voyage en haute mer, les côtes de Crête longées, le détroit de Messine illuminé par les feux d’artifice, le Stromboli en éruption étaient des choses que je n’imaginais pas. Pas plus que les Alpes - découverte merveilleuse accompagnée de celle des pêches d’Italie. Regardant par la fenêtre du train je m’étonnais de traverser un pays vide d’habitants. J’étais habitué aux routes de Basse Egypte où l’on ne perd jamais de vue les villages qui se succèdent et où les champs sont toujours peuplés de centaines de paysans. J’étais destiné aux Maths et inscrit au Lycée Henri IV en qualité d’interne. Statut que j’ai connu pour les deux années scolaires successives 1947-1948 (en Maths Elems dont je sortais plus qu’honorablement) et 1948-1949 (en Maths Sups que je franchissais sans problème, admis pour l’année suivante en Maths Spés). La vie de Lycée ! Moins monotone et morne qu’on ne le dit souvent. Pour différentes raisons. D’abord parce que j’étais un militant actif. Inscrit au PC dont la permanence se situait rue Linné, sortis du Lycée nous descendions la rue de la Montagne Sainte Geneviève. Quartiers à l’époque d’une extrême pauvreté; la rue Mouffetard (la Mouff) bien différente de ce qu’elle est devenue. Le surveillant général du Lycée, Toulice, autorisait sans réticence toutes les sorties, diurnes et nocturnes, auxquelles invitait la vie militante, dont il appréciait l’importance. A la section du Ve vieux et jeunes, ouvriers, ménagères et intellectuels se mélangeaient, discutant sérieusement de tout sans préjugés (ouvriers et scientifiques du plus haut rang n’hésitaient pas à donner leurs avis et à les voir discutés), offrant le meilleur cadre possible pour une formation réelle de valeur. C’est dans ce cadre que j’ai eu, avec les autres jeunes, l’occasion de connaître René Maublanc, qui nous donnait le goût de la philosophie sérieuse, Marcel Prenant et bien d’autres scientifiques de premier plan. Des savants de la taille de Langevin ou Joliot Curie n’hésitaient pas à venir écouter des travailleurs, des jeunes, donner leur point de vue. Nous nous mobilisions évidemment le dimanche pour la vente de l’Huma au marché Mouffetard, pour toutes les manifestations, notamment au cours des grandes grèves de novembre-décembre 1947. Les cours furent alors suspendus au Lycée, ce qui nous donnait la possibilité, à nous internes retenus encore quelques semaines avant d’être renvoyés dans nos familles, de militer « à plein temps ». La vie matérielle était encore difficile. Cartes de pain (supprimées en janvier 1949 seulement), menus détestables, dortoirs mal chauffés. Mais cela n’importait guère. Les élèves du Lycée, externes et internes étaient dans leur grande majorité de droite. A l’époque l’enseignement secondaire était encore élitiste et la grande démocratisation de son recrutement n’était qu’à peine amorcée. Enfants de bons bourgeois pour la presque totalité, peu politisés, ils ne nous proposaient rien qui puisse faire d’eux des amis intimes. Je ne me souviens donc que des exceptions, ceux qui étaient politisées à gauche : Jacques Cormon, fils d’un colon français d’Oubangui-Chari, Paul (devenu Saul) Friedlander, réfugié juif tchèque, qu’on a tenté de convaincre de ne pas émigrer en Israël, devenu là bas un idéologue du sionisme, Lazare Rosensztroch, ami fidèle des décennies suivantes (qu’Isabelle devait retrouver à la Fédération des Locataires), Guy Béard, mathématicien libanais et grand chanteur par la suite, l’iranien Vazguen Ovanissian, militant du Toudeh, assassiné en prison par la police du Shah, le syrien Constantin Kodsy. Notre groupe - minoritaire - de lycéens communistes n’avait aucune intention de se soumettre à la tradition du bizutage. Nous avons donc averti solennellement l’organisateur de Maths Spé du bizutage des Maths Sup qu’à la moindre tentative de ses sbires nous irions en groupe lui « casser la gueule » au vrai sens du terme et l’envoyer pour sûr à l’hôpital. Peu courageux ce grand chef se garda de toute action à notre encontre et ses sbires se rabattirent sur la majorité bête et réactionnaire qui acceptait cette odieuse tradition. Je n’ai pas le talent d’un littérateur et je ne m’aventurerai pas dans une tentative (qui serait certainement malheureuse) de décrire le Paris de l’époque. Paris est une belle ville, elle l’a toujours été et le reste; une ville où je me suis toujours senti chez moi, tout à fait à l’aise, comme d’ailleurs au Caire ou à Dakar. Le Paris de l’après guerre était encore marqué par la pauvreté héritée du XIXe siècle (les taudis). Les immeubles et les monuments qui n’avaient pas encore été ravalés comme ils le sont depuis que Malraux l’a imposé, étaient uniformément gris-noir sale. Il n’y avait encore que si peu de voitures qu’on traversait nimporte quelle avenue sans problème, hors des clous ! Mais la ville restait prenante, malgré tout cela. J’ai vite appris à en connaître tous les quartiers, coins et recoins. L’après guerre avait son atmosphère particulière; et on a beaucoup écrit sur ce sujet, celui des « zazous » et des autres. Je ne le remarquais pas tellement. Chacun, à Paris, a son monde. Comment s’amusait-on ? Le Lycée n’était pas une prison, mais une sorte d’hôtel fort médiocre doté d’un restaurant encore plus lamentable. Mais on en sortait quand on voulait, pourvu qu’on suive les cours. Les pions, qui pouvaient bien être ailleurs des garde chiourmes chargés de faire respecter à la lettre un statut militaire des Lycées, qui a probablement été défini dans une quelconque ordonnance napoléonienne, n’avaient à HIV rien à voir avec cette catégorie. C’étaient des étudiants, en général âgés de cinq ans de plus que nous peut- être, guère plus, qui trouvaient là à la fois les quelques sous qui leur permettaient de poursuivre leurs études et le calme des salles d’études ou du dortoir. Ils ne nous gênaient pas. Quand nous avions jugé avoir terminé notre travail (et j’étais relativement rapide) nous quittions la salle d’études, jamais obligés d’y rester bailler, bavarder ou chahuter. On sortait donc du Lycée; on disait « faire le mur » mais en réalité nous sortions tout bonnement par la porte. Le soir, le pion de service, pour dégager sa responsabilité et celle du Lycée, dressait la liste des absents qu’il remettait simplement au concierge. Celui-ci nous demandait de ne pas le réveiller la nuit, laissait la porte ouverte, et nous nous contentions de mettre sur une table posée à cet effet un bout de papier avec « Samir Amin, rentré, x heures » (on pouvait avancer l’heure de retour comme bon nous semblait). Le matin le concierge cochait les « rentrés » et c’était terminé, affaire close, sans suite ! Cependant peu d’élèves utilisaient le procédé. La grande majorité, éduqués dans le respect de la discipline conventionnelle, ne le pensaient pas possible et peut être même avaient-ils peur de la ville, de faire usage de la liberté ! La minorité à laquelle j’appartenais - pour la plupart des militants et souvent des étudiants pas mauvais - n’avaient sans doute pas « tous les droits », mais certainement celui d’agir librement. Toulice, le surveillant général, y tenait, et ne cachait ce qu’il pensait de l’usage sain de la discipline, qui ne consiste pas à « emmerder » les jeunes, car la liberté est la meilleure école. Du moment donc que les profs étaient contents de nous, il n’y avait rien à nous reprocher. Il n’y eu d’ailleurs, à ma connaissance, aucun accident; il est vrai qu’à l’époque la drogue était inconnue, chez les jeunes tout au moins. Je me souviens bien des « descentes » qu ’un petit groupe de trois, constitué par Jacques Cormon (auquel se joignait souvent sa sœur), Guy Béart et moi faisions dans quelques boites du quartier. La Rose Rouge où on allait écouter du jazz ou Juliette Gréco. Le hasard (encore une fois que le monde est petit) a fait qu’Isabelle - que je n’avais pas encore rencontrée - la connaissait bien : elles avaient été ensemble au Lycée de Bergerac pendant l’occupation. Isabelle se souvient de sa mère et de sa sœur, retour de Dachau, venus retrouver Juliette à Bergerac, et Juliette pas là, partie à Paris. Guy Béart était déjà un bon chanteur et nous entraînait dans des cafés du Ve où il grattait sa guitare avec talent. Il a continué les maths, est devenu ingénieur puis a abandonné pour la chanson qui l’a rendu célèbre. Le rencontrant bien des années plus tard - 20, 30 ? - nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre. On ne s’était pas oublié. En face de la porte du Lycée s’était installé un clochard matheux d’origine. Moyennant une bouteille de rouge du plus ordinaire il nous résolvait n’importe quel problème en quelques minutes, qu’on n’avait plus qu’à remettre au propre. Du temps de gagné pour d’autres activités! Toulice nous répétait : « n’en abusez pas, ce n’est bon ni pour votre formation, ni pour sa santé » ! Je n’étais malgré tout encore qu’un adolescent, bien que passablement mûr sur les plans intellectuel et politique. Je retrouvais donc avec plaisir à toutes les vacances, petites et grandes, la famille de Reims. Chez tant Mélotte, avec ma sœur, on mangeait bien (mieux qu’au Lycée, pas difficile !), on se reposait et lisait. Petites vacances (Noël ou Pâques) passées avec ma sœur à Londres (qui à l’époque était encore une ville triste) et en Autriche, où je découvrais les plaisirs du ski. Pendant les grandes vacances ma mère et ma grand mère venaient passer deux ou trois mois avec nous. De belles vacances dans les régions préférées de ma mère, la Bretagne, les Vosges et l’Alsace, le Massif Central et surtout les Alpes. Alors qu’elle était étudiante en médecine ma mère avait attrapé une pleurésie - à l’époque chose très grave - et avait dû passer une très longue convalescence à Megève. Elle aimait beaucoup ce lieu, à partir duquel, installés en juillet-août, on rayonnait (en car) à travers tous les grands cols de France, Suisse et Italie. A Paris peu de sorties autres que militantes. Le dimanche parfois, ciné et restaurant. Les petits grecs (La Grèce, l’Acropole etc) du quartier latin, et le vietnamien Luu Dinh (derrière la Contrescarpe) auquel je suis resté fidèle - aujourd’hui probablement l’un des plus anciens clients amis de la maison. Je commençais à hésiter en ce qui concerne mon option « professionnelle ». Les Maths et la Physique me plaisaient certes, et je n’avais pas de difficulté à suivre les cours. Mais, convaincu que j’avais un tempérament social et politique, je me disais que les professions que ces études pouvaient m’ouvrir seraient absorbantes (j’aime faire bien les choses) au point de ne me laisser que peu de temps pour le reste. Pourquoi pas alors faire Sciences Po et de l’économie ? Sans rien dire à personne je m’inscrivais donc pour la rentrée d’octobre 1949 à la Faculté de Droit (à l’époque l’économie s’étudiait après la licence en droit) et à l’année préparatoire de Sciences Po où je pouvais être admis sans concours compte tenus de mes mentions au bac. Réactions vives de mes professeurs, lettres à mes parents, lorsque je décidais de quitter Henri IV, pour leur expliquer que j’avais la graine d’un physicien et que j’allais me perdre dans ces niaiseries de sciences dites sociales de rien du tout. Mais je tins tête et mes parents l’acceptèrent. Je ne le regrette pas. Voyages à l’Est (1948-1949) La FMJD (Fédération Mondiale de la Jeunesse Démocratique) avait organisé pour l’été 1948 un camp de la jeunesse en Yougoslavie, affecté à la construction de l’autoroute Zagreb- Belgrade. La rupture amorcée entre Moscou et Tito fit annuler le projet et les candidats au voyage (dont j’étais avec Lazare Rosensztroch) furent transférés à la Tchécoslovaquie. Je fis donc le voyage, via les zones d’occupation française et américaine d’Allemagne, jusqu’à la frontière tchèque (Cheb) où nous étions pris en charge et transportés en train et camion jusqu’à Visovice, dans la province de Zlin, en Moravie. Nous travaillions à la construction d’une voie ferrée. Le paysage était beau, le camp fort sympathique, les amis que je m’y fis - tchèques et français - le sont restés. Evidemment on y discutait beaucoup politique, notamment sur le sujet du titisme. A ce propos, je dois dire que, bien que d’une manière générale nous adoptions automatiquement les positions du Kominform, la « trahison titiste » ne paraissait pas aussi évidente qu’on voulait le faire croire. Pour la plupart d’entre nous il s’agissait plutôt « d’erreurs » dans la définition de la ligne politique. Les accusations fantaisistes - alors encore seulement suggérées - qui faisaient remonter la trahison aux temps de la résistance yougoslave aux Nazis choquaient. Pour moi, qui avais le souvenir vif de cette page magnifique de l’histoire du peuple yougoslave dont on suivait la glorieuse résistance par les informations détaillées dont nous étions abreuvées en Egypte, c’était difficile à digérer. Nous n’avions pas connu le temps des procès staliniens de Moscou de 1937; cela facilitait notre adhésion sans réticence à la version du stalinisme que l’histoire du PC (b) popularisait. Le trotskysme de toute façon nous paraissait - surtout à ceux qui venaient du tiers monde - une voie sans issue. Attendre la révolution dans les pays capitalistes avancés n’avait pas de sens pour nous. La vague des nouveaux procès dans les démocraties populaires s’amorçait à peine. Il n’empêche que nous allions être convaincus assez facilement. La terrible paralogique qui établissait un signe d’égalité entre « erreur » et « trahison » commençait à pénétrer les esprits. Le marxisme léninisme dogmatique enseignait qu’il n’y a qu’une seule ligne juste et que le Parti (ou sa direction plus exactement) doit la découvrir. L’idée de pluralisme nous devenait progressivement étrangère, voire étrange. Sans doute n’avions nous pas tord de refuser de placer sur le même plan toutes les idéologies fondamentales et de ce fait acceptions la critique - classique - du marxisme (et pas seulement du marxisme léninisme) à l’égard de l’idéologie bourgeoise et de son concept tronqué de démocratie. Mais on étendait le refus du pluralisme au débat interne dans le « camp du socialisme ». C’était évidemment catastrophique sur tous les plans : le socialisme n’était plus le produit - difficile à connaître à l’avance - des luttes populaires se développant dans toute leur complexité, le produit de la convergence progressive de rivières dont les sources pouvaient être diverses. Il devenait un modèle connu d’avance jusque dans le moindre de ses détails. Et ce modèle était évidemment celui de l’URSS. Le refus du pluralisme traduisait une réduction mécaniste et déterministe du marxisme; que je refuse depuis pas mal de temps (et que je formule par le concept de sous détermination et refus de la surdétermination à la Althusser) mais que j’acceptais évidemment comme tout notre monde à l’époque. Mais il y a plus grave encore. Ce refus du pluralisme masquait l’opportunisme de la classe dirigeante soviétique et lui permettait de donner une apparence de légitimité « théorique » à toutes ses manoeuvres. Il a fallu attendre encore quelques années pour comprendre la nature véritable du système soviétique (que je qualifie de « capitalisme sans capitalistes »). Cela étant je dois dire que la période stalinienne véritable ne fut que de courte durée, pour nous. Disons de 1948 à 1956. Non pas que le XXe Congrès eut éclairé les lanternes. J’ai dit qu’il ne les avait pas. Mais en partie grâce à la critique maoïste qui commençait à se dessiner, avec le Grand Bond en Avant de 1957. En partie aussi par les angles de vision spécifiques que beaucoup d’entre nous - les communistes d’Asie et d’Afrique - ètions amenés à avoir. Je me suis exprimé sur ces questions dans mon Itinéraire intellectuel. Il n’est pas utile que j’y revienne ici. La phase stalinienne s’est quand même exprimée par tous mes comportements politiques - y compris à l’égard du titisme (je reviendrai plus loin sur l’affaire Risto Selsevic) pendant mes années d’étudiant à Paris. C’est à Visovice que j’ai rencontré Jacques Vergès dans des circonstances amusantes. On nous servait les repas dans des gamelles qu’il fallait laver avant chaque service. Lui et moi avions découvert, indépendamment l’un de l’autre, la méthode la moins pénible de le faire. On accrochait la gamelle à un arbre par une ficelle et on la jetait dans le torrent. On s’est retrouvé, venus chercher nos gamelles lavées naturellement sans effort et on a ainsi fait connaissance. Nous avons immédiatement sympathisé. Jacques, comme son frère jumeau Paul, s’était engagé dans la France Libre, avait participé à la libération et, à ce titre, bénéficiait d’une auréole qu’il méritait. Intelligent, courageux et batailleur, il avait toutes les qualités pour s’imposer. Nous sommes donc devenus - moi même et Isabelle - de grands amis, intimes, et le sont restés tant qu’il est lui même demeuré ce qu’il était alors, notamment pendant la guerre d’Algérie en assurant la défense du F.L.N. Son évolution ultérieure nous a séparé, lui ayant opté pour le cynisme et la défense des causes inacceptables que l’on sait. Le père Vergès, Raymond, député communiste de la Réunion, habitait un logement modeste rue du Cherche Midi, qu’il partageait avec Paul et Laurence (l’épouse de Paul), permanente au P.C. Nous fréquentions toute la famille et leurs amis, devenus des amis communs, notamment les Renaut - parents ouvriers et fille Martha institutrice mariée à un physicien luxembourgeois, Kieffer - toujours à Orsay. Souvenirs chaleureux des soirées et des dimanches midi, des longues discussions politiques de toutes natures. Nous étions donc rapidement devenus des amis intimes du brillant Jacques, de son amie Colette-Karin. Ballade à Dottiquies en Belgique chez les parents de Colette, fréquentation assidue rue des Artistes (Paris 15e) où nous avons vu naître Jacquou, visites répétées au Requin Chagrin, le restaurant que Karin gérait place de la contrescarpe etc. Lorsque, retour de leur séjour à l’UIE à Prague, le couple se sépare, il arrivait à Jacquou ce qui se produit souvent : dérive d’adolescent. Les parents ayant perdu toute influence sur leur fils, c’est moi même qui allais le retrouver sous un pont de Paris où il grattait une guitare en 1965 et l’emmenait à Dakar où Isabelle parvint à la remettre sur les rails de l’école. Les trois ou quatre semaines de camp de la jeunesse de Visovice passés, je n’avais pas l’intention de rentrer immédiatement à Paris. Avec Lazare nous décidions de passer quelque temps à Prague une ville dont la beauté est revenue à mon souvenir lorsque je la revisitais il y a peu de temps. Avec la complicité d’amies tchèques rencontrées à Visovice on se « cachait » dans des cités universitaires. Preuve que le système était moins efficace qu’on ne l’a souvent dit ou cru. A Prague je poursuivais ma discussion sur le titisme avec Stania Doubkova, l’amie qui m’avait caché dans la maison communautaire universitaire sise rue Opletalova (dont j’ai revu les vestiges en visitant Prague dans les années 1990). Stania était franchement titiste et ses arguments ne manquaient pas de force. Le parti communiste yougoslave avait gagné l’appui du peuple par sa direction héroïque de la résistance aux fascistes, il avait de ce fait ses points de vue propres qu’il trouvait naturel d’exprimer, et que le Kominform qualifiait improprement de « nationalisme ». Les autres partis (de l’Europe de l’Est) - chétifs à l’origine - avaient été artificiellement gonflés par l’adhésion massive d’opportunistes qui n’avaient guère lutté contre le fascisme. On comprend disait-elle qu’ils se croient obligés d’acquiescer sans mot dire à tout ce que Moscou propose. Je tentais de la convaincre que la « stratégie » que Tito proposait était erronée. Mon seul argument - bien fragile - était que des partis respectables et indépendants - pas ceux de l’Europe orientale, mais les PC français et italien - partageaient le point de vue du Kominform. Dialogue de sourds, mais il ne me serait jamais venu à l’idée de « dénoncer » Stania. Preuve que le stalinisme se heurtait à des limites que beaucoup n’ont jamais franchies. Je n’ai plus revu Stania depuis et ne sais pas ce qu’elle a pu devenir. Mais découverts - tardivement - il nous a fallu trouver une autre solution pour poursuivre nos vacances à l’œil. Lazare, fatigué, rentrait à Paris. Moi - et Jacques Vergés - décidions d’aller « travailler » dans les Sudètes où la main d’œuvre manquait depuis l’expulsion des Allemands. Une expulsion bien méritée. Dans les Sudètes nous avons une fois de plus mesuré toute l’horreur du nazisme - auquel tous ces bons allemands avaient adhéré sans hésitation. Aujourd’hui on les présente comme des victimes ! et leur retour dans ce qui est en voie de redevenir le Protectorat de Bohême-Moravie n’est peut être pas impossible ! Mon travail d’une productivité certainement fort médiocre - consistait à retourner du foin ou trier les pommes de terre ! Mais les quelques sous ramassés à cette occasion m’ont permis d’envisager une quatrième étape de mon périple. Je prenais le train jusqu’aux Carpathes et décidais de les traverser à pied jusqu’à Zakopane, en Pologne. Ce qui fut fait. A Zakopane je tombais sur une station qui avait été célèbre avant la guerre, et servait de refuge à un mélange étonnant « d’aristocrates » de l’ancien régime venus y dépenser ce qu’il leur restait de fortune avant que celle-ci ne fut saisie et de cadres révolutionnaires (pas encore véritablement bureaucratisés) en courtes vacances. Enorme consommation de vodka des uns et des autres - qui ne s’entendaient pas si mal. De Zakopane je partis pour Cracovie, reçu par une amie polonaise rencontrée à Visovice - Akwilina Gawlik (je me souviens de son nom) - jeune communiste sortie d’Auschwitz et par la suite bonne militante critique. A Cracovie je fus contacté par les organisateurs de la Conférence de la Paix qui allait se tenir à Wroclaw et à laquelle j’allais participer - sans grand titre ! Souvenir très flou des grands discours, des visages de Picasso, Joliot Curie et des ténors soviétiques. Rentré à Paris fin septembre-début octobre, je retrouvais ma mère inquiète qui savait où j’étais allé mais n’avait plus de nouvelles concernant mon retour. Nous avions un cousin, Mansour Fahmy, attaché à l’ambassade égyptienne de Paris. « Riche » - bien que d’origine modeste - par les avantages dont le corps diplomatique bénéficiait, et fort gentil, il avait invité ma mère, grand mère et sœur à une belle sortie de Paris en auto (chose bien difficile à l’époque). Voyant l’inquiétude sur le visage de ma mère et demandant où j’étais, ma grand mère, toujours vive et sachant qu’il ne fallait rien dire, s’empressa de répondre à la place de ma mère : « en vacances dans les Vosges, camping, pas de nouvelles à attendre de lui ». On a bien ri par la suite, Mansour a su où j’avais été et, brave ami, n’a jamais rien répété. L’été suivant, 1949, je décidais de participer au Festival de la Jeunesse à Budapest, avec une délégation des étudiants coloniaux que Jacques Vergès avait constituée. Nous étions donc un groupe où j’étais le seul égyptien; il y avait un bon nombre de Syriens, d’Irakiens et d’Iraniens, communistes organisés, et bien sûr une cohorte de Vietnamiens, quelques maghrébins, malgaches et autres africains. Les uns sont passés par l’Autriche et ont éprouvé d’énormes difficultés, les Américains multipliant contrôles et provocations. J’avais choisi de m’embarquer sur le navire polonais Batory à Southampton et de voyager de Gdynia à Budapest par le train du Festival. Par contre je fis le retour via Vienne où l’on passait facilement, grâce à la complicité des soviétiques, de leur zone d’occupation à celle des occidentaux et à partir de là on prenait le train sans problèmes. A Budapest on s’est sûrement bien amusé, et on a vu de beaux spectacles en tous genres. Mais guère plus. Car l’atmosphère politique s’était considérablement durcie en un an. Plus de discussions libres comme on en avait eues à Visovice. Des discours et des applaudissements. Je ne trouvais plus grand intérêt à visiter les pays de l’Est, même si je restais sur des positions staliniennes parfaites. L’été 1951 Isabelle qui allait participer au Festival de Berlin, ramenait des impressions analogues. Sur le Batory les conduisant à Gdynia elle avait partagé avec une camarade française ses doutes sur l’intelligence des slogans, auxquels répondaient certains par ce qu’Isabelle avait qualifié de « réflexe de Pavlov ». Le stalinisme n’avait pas la peau aussi dure qu’on le croit. Je ne suis plus retourné dans ces pays jusqu’à ce que l’occasion me soit donnée en 1961 (j’étais alors au Mali) de visiter toute la Yougoslavie, en compagnie d’Isabelle. Beau pays sympathique que j’ai revisité souvent au cours de la décennie 1980, participant à la grande rencontre des communistes et socialistes de tous genres organisée à Cavtat dans un merveilleux hôtel - le Croatia. J’ai senti alors la détérioration progressive qui allait conduire le pays à sa ruine dramatique. Je n’ai visité l’URSS que deux fois, en 1965 (Moscou et Léningrad) puis en 1990 (Asie centrale). Mais tout cela, sur lequel je reviendrai, sort du cadre de mes années d’étudiant à Paris. 1945-1957 : la mise en place du nouveau système mondial Vue avec le recul du temps, la première décennie de l’après- guerre est celle de la mise en place du système qui se déploiera au cours des années 1960 pour entrer en crise au cours des années 1970 et 1980. J’ai proposé dans mon Itinéraire intellectuel (pages 23 à 34) une lecture de ce moment de l’histoire telle que nous l’avions vécue à l’époque, et telle qu’aujourd’hui elle me paraît avoir été, avec le recul du temps. Le cadre de référence est important parce qu’il commandait mes options personnelles; et j’y renvoie donc le lecteur, en ne retenant ici que les axes principaux de cette lecture, sans négliger toutefois un rappel plus précis des transformations qui ont opéré dans les régions directement concernées par les mouvements auxquels j’étais lié plus directement. Le succès de la stratégie américaine en Europe et au Japon a été rapide et total, grâce au ralliement sans condition de toute la bourgeoisie de ces pays et de tous les partis socio- démocrates. Cette stratégie d’hégémonie mettait l’accent, dès le départ, sur la constitution d’un bloc militaire antisoviétique. Les étapes de la mise en place de l’hégémonie américaine ont été le Plan Marshall (1947), l’OTAN (1949), le traité de San Francisco (1951). Face à ce déploiement l’URSS demeurait jusqu’au milieu des années 1950 dans une position isolée et défensive, contrainte de rentrer dans la course aux armements pour mettre fin au monopole des Etats Unis dans ce domaine. A Yalta l’URSS avait obtenu le droit de se constituer un glacis protecteur en Europe orientale, mais rien de plus. La mise en place de régimes alignés dans cette région se heurtait néanmoins à des difficultés qui n’ont jamais été véritablement surmontées. C’est seulement après la mort de Staline (1953) et surtout le XXe Congrès (1956) que l’URSS amorce une stratégie nouvelle visant à rompre l’isolement dans laquelle elle avait vécu jusque-là par une alliance avec le tiers monde, dont la Conférence de Bandung (1955) annonçait l’émergence. Le système soviétique, parvenu à amorcer son rattrapage sur le plan militaire (le premier Spoutnik lancé en 1957 signalait l’évènement), restait néanmoins fragile comme le démontrait l’insurrection de Budapest en 1956. Le véritable obstacle au déploiement de la stratégie hégémoniste américaine provenait du mouvement de libération nationale d’Asie et d’Afrique, résolu à partir de 1945 à reconquérir l’indépendance des nations non européennes soumises au joug colonial. L’impérialisme n’est ici jamais parvenu - jusqu’à ce jour - à trouver les termes d’un compromis social et politique permettant de stabiliser réellement à son profit l’exercice du pouvoir dans les pays de la périphérie capitaliste. J’interprète cet échec comme la preuve que ce compromis est en fait objectivement impossible, que la polarisation générée par l’expansion capitaliste crée ici, à la périphérie, une situation objective par nature potentiellement révolutionnaire, toujours explosive et instable. Dans l’espace des quinze années qui suivent la fin de la guerre mondiale la structure du système politique mondial se trouvera transformée d’une manière radicale. Pour la première fois dans l’histoire le système des Etats souverains sera étendu à la planète toute entière. Cette transformation a été imposée par les luttes de libération nationale qui ont mobilisé tous les peuples d’Asie et d’Afrique. Jamais la moindre concession allant dans le sens du changement n’a été faite par l’impérialisme sans lutte pour l’arracher. La formation du système international qui caractérise notre époque n’est pas le résultat d’une exigence interne du capitalisme qui l’aurait souhaité, voire même planifié, mais au contraire le résultat de luttes s’inscrivant dans une logique en conflit avec celle de l’expansion capitaliste mondiale, celle-ci s’adaptant - avec succès certes, du moins dans le court terme - à cette transformation. Cela étant, la puissance hégémonique du système de l’après guerre - les Etats Unis - étant capable de s’adapter plus facilement que les vieilles puissances coloniales sur le déclin, a pu paraître parfois favoriser l’évolution. Je ferai remarquer que si cette apparence correspond à la réalité jusqu’à un certain point en ce qui concerne les concessions faites aux mouvements de libération nationale les plus faibles, acceptant de ce fait le compromis néo-colonial, au contraire les Etats Unis ont pris la direction de la coalition impérialiste pour combattre les mouvements radicaux, qu’ils aient été dirigés par des partis communistes (Chine, Viet Nam, Cuba etc) ou par des nationalistes intransigeants et soutenus par un mouvement populaire radicalisé (nassérisme, socialismes arabes et africains). Dans cette perspective le moment du grand flux de la libération nationale (1945-1975) qui précède son reflux s’est soldé par des acquis considérables incontestables pour l’ensemble de l’Asie et de l’Afrique et, par un effet de solidarisation des évolutions, pour l’Amérique latine. Les avancées les plus marquantes ont été produites en Chine, où le combat pour la libération nationale se confondait avec celui pour le socialisme. Lisant dès sa parution en 1952 la Démocratie Nouvelle de Mao Zedong, j’adoptais ce point de vue fondamental que l’époque n’était plus celle de révolutions bourgeoises, désormais impossibles du fait de l’inscription de la bourgeoisie locale dans le projet expansionniste impérialiste, mais celle de la révolution socialiste. Celle-ci, à la périphérie du système capitaliste, se développait dans une stratégie ininterrompue par étapes, la révolution anti- impérialiste démocratique de libération, dirigée par le prolétariat et son parti (communiste), en alliance étroite avec la paysannerie, neutralisant la bourgeoisie nationale et isolant l’adversaire constitué par le bloc féodal-compradore, créant ainsi les conditions d’un passage rapide au stade de la construction socialiste. Reproduite au Viet Nam et en Corée cette stratégie s’est heurtée aux agressions militaires des impérialistes. La première guerre du Viet Nam (1945-1954), comme la seconde (jusqu’en 1975) et la guerre de Corée (1950-1953) constituaient la preuve de la volonté collective des impérialistes de s’opposer à ce mouvement. Le critère de succès du mouvement de libération nationale se mesurait donc à l’aune de ces avancées maximales. Il était évident, pour nous que toute libération qui n’irait pas jusque- là n’aurait pas achevé son parcours. On pensait qu’objectivement les conditions existaient pour y parvenir partout en Asie et en Afrique, à commencer par l’Egypte. Comme tous les jeunes Egyptiens de l’époque j’avais été enthousiasmé par l’ampleur de la radicalisation du mouvement populaire, anti-impérialiste et social, qui culminait le 21 février 1946, et par le succès du mouvement communiste qui, malgré sa jeunesse avait gagné le respect de tous ceux chez qui en Egypte vibrait une corde patriotique et sociale. Il était la seule force qui osait s’opposer à la monarchie, exécrée par les couches politisées des classes populaires et la petite bourgeoisie radicalisée. Il paraissait donc apte à diriger un front uni à la manière chinoise ou vietnamienne. La répression continue - l’Egypte n’avait connu aucun moment démocratique véritable dans toute son histoire moderne, tant la crainte du communisme était forte dans les classes exploiteuses et chez les maîtres impérialistes - n’empêchait pas « le drapeau rouge » de flotter sur la vallée du Nil, comme on disait à l’époque, et c’était vrai : une démocratie bourgeoisie authentique aurait à l’époque permis aux communistes de gagner sans aucun doute les larges masses et peut être même des élections. Ni la bourgeoisie, ni les puissances occidentales ne pouvaient accepter ce risque. La création d’Israël et la première guerre de Palestine (1948) ont donné un répit aux forces réactionnaires locales. Mais la défaite de 1948 portait en elle l’effondrement certain de la monarchie, pilier politique central de la domination impérialiste et réactionnaire. Dès 1950 la victoire électorale du Wafd, contraint de dénoncer le traité inégal de 1936, l’amorce d’une guérilla dans la zone du Canal occupée, signifiaient bien que l’espoir d’une révolution anti- féodale anti-compradore était possible. L’incendie du Caire (février 1952), le renvoi du gouvernement wafdiste et l’ingouvernabilité du pays qui a suivi ont finalement conduit au coup d’Etat des Officiers libres (juillet 1952) qui simultanément donnait l’espoir d’une avancée sociale possible et coupait l’herbe sous les pieds des forces progressistes porteuses de l’avenir du pays. Toujours est-il que, après avoir nourri l’espoir d’un soutien occidental et fait toutes les concessions qu’il fallait dans ce sens, le nassérisme était amené à comprendre qu’il n’y avait rien à attendre des Etats Unis dont l’objectif, depuis la déclaration tripartite de 1950 (Etats Unis, Grande Bretagne et France), était de contrôler directement la région tout entière par des régimes à leur solde, en s’appuyant sur leurs deux prolongements militaires - Israël et la Turquie - et en imposant aux Arabes l’adhésion à des pactes militaires prenant le relais des protectorats britanniques et français déconfits. En refusant le pacte de Bagdad proposé par Washinton (1954) Nasser devenait la cible d’une offensive visant à le renverser. C’est exactement à ce moment que se cristallise le front de Bandoung (1955) et que, par ce biais, l’URSS brise son isolement en offrant son soutien aux mouvements de libération nationale du tiers monde en conflit avec les impérialistes. La livraison d’armes tchèques à l’Egypte entraînait la décision d’abattre Nasser (octobre 1956), ce que la France, en réponse au soutien apporté au FLN algérien, et l’Angleterre, en réponse à la nationalisation du canal de Suez (juillet 1956), se proposaient. L’échec de cette dernière aventure coloniale dans laquelle s’illustraient côte à côte les conservateurs de Londres et les socialistes de Paris ayant oublié qu’ils ne pouvaient agir que conformément aux plans américains et sous leurs instructions ouvre alors un tout nouveau chapitre du déploiement de la libération nationale en Egypte, opérant dans des conditions très différentes de celles de la décennie précédente. La bourgeoisie, en Egypte comme ailleurs, semblaient reprendre le contrôle et la direction de la libération nationale, contrairement aux thèses fondamentales dominantes depuis 1945. Le Mashrek arabe dans son ensemble s’apprêtait à remettre en question les équilibres fragiles construits dans l’entre-deux- guerres. La formation du parti baathiste, qui allait présider aux destinées de la région à partir de la fin des années 1950, ne nous échappait pas, pas plus que la compétition idéologique entre le mouvement communiste et le baathisme, dont nous doutions de la sincérité des prises de position anti- impérialistes et dont le style parfois fascisant nous inquiétait. Depuis les émeutes de Sétif en 1945 et de Tunisie en 1952 nous savions que les jours du pouvoir colonial au Maghreb étaient comptés. Mais qui dirigerait la libération ? La monarchie marocaine et la bourgeoisie tunisienne à qui la France remettait les pouvoirs en 1956 (une conséquence directe de la guerre d’Algérie, commencée le 1er novembre 1954) seraient-elles capables d’imposer leur ordre néo- colonial ? Le puissant mouvement populaire et plébéien que représentait le FLN algérien surmonterait-il l’anticommunisme de ses dirigeants, un anticommunisme malheureusement facilement alimenté par les attitudes suivistes des communistes maghrébins accrochés au PCF dont l’attitude était pour le moins ambiguë dans cette région ? En Iran la puissance du parti Toudeh nous gonflait d’optimisme, en dépit du retrait soviétique, abandonnant en 1945 les républiques autonomes d’Azerbaïdjan et du Kurdistan. Le chauvinisme que le Shah pouvait capitaliser à son profit à cette occasion allait être de courte durée. De 1951 à 1953, Mossadegh, en nationalisant le pétrole, amorçait avec beaucoup d’avance sur les autres les grandes batailles de l’avenir. L’échec devait garantir la dictature sanglante du Shah pendant un quart de siècle. En 1954 d’ailleurs, l’Iran entrait avec la Turquie aux côtés des Etats Unis dans la bataille pour tenter d’imposer à toute la région sa soumission à la pactomanie américaine. Les luttes de libération de l’Asie et de l’Afrique occupaient effectivement le devant de la scène mondiale depuis 1945. Nous étions convaincus de ce fait. De surcroît nous estimions que, parce l’URSS et la Chine, isolées, sur la défensive, ne pouvaient nous apporter que leur soutien moral, il fallait compter sur nos propres forces. Mesurant le succès de la libération nationale à l’aune des victoires de la Chine et du Viet Nam, nous pensions que les guerres et guérillas de libération engagées depuis 1945 dans tout le Sud-Est asiatique avaient le même potentiel. Lorsque, progressivement donc, les pouvoirs réactionnaires ou nationalistes modérés locaux l’ont emporté, au début des années 1950, nous estimions que cette défaite ne pouvait être que provisoire. Bien entendu nous n’imaginions pas que dans l’époque nouvelle qui s’ouvrait - celle de Bandoung – la configuration du conflit entre l’impérialisme et les nations du tiers monde se présenterait d’une manière différente de celle qui avait dominé jusque là. C’est pourquoi aussi, nous avions considéré que la partition de l’Inde en 1947-1948 et la constitution du gouvernement du Congrès en Inde constituaient des victoires majeures de l’impérialisme qui ici s’était révélé capable de mettre un terme brutal au déploiement d’une guerre de libération à la chinoise. Le rapprochement diplomatique de l’Inde de Nehru et de la Chine et la signature du traité de 1954 sur le Tibet nous paraissaient être de bonnes choses, mais ne modifiaient en rien notre jugement concernant le parti du Congrès. L’année suivante, à partir de Bandung, les choses ont commencé à paraître se présenter différemment. Jusque vers la fin des années 1950, je partageais la vision « marxiste-léniniste » du soviétisme dominant, concernant les questions fondamentales relatives à la nature du socialisme et à sa construction effective en URSS. Je ne me rendais pas encore compte que la théorie de la polarisation capitaliste dont j’amorçais la formulation obligeait à repenser la nature du défi véritable posé par l’expansion du capitalisme réellement existant dans des termes différents de ceux définis par le contraste révolution-bourgeoisie ou révolution-socialiste à la périphérie du système, qui étaient les termes du marxisme- léninisme et même du marxisme classique. Cela étant, certains d’entre nous n’étaient pas dupes de l’image d’Epinal fournie par la propagande soviétique concernant la perfection de son système. On avait parfois voyagé dans les pays « socialistes », constaté l’absence de démocratie, lu suffisamment pour ne pas ignorer la violence de la répression. Deux autres réalités, pas toujours prises suffisamment en considération, nous paraissaient plus importantes que les « imperfections » du soviétisme. La première est que l’hostilité haineuse des pouvoirs occidentaux à l’égard de l’Union soviétique (qu’on pense à ce que fut le Mac Carthysme, ou même, trente ans plus tard, la vision de « L’Empire du Mal » par Reagan ou Bush) nous faisait penser que le système de ce pays représentait un danger réel pour le capitalisme. Non pas qu’il fût agressif. Au contraire nous voyions bien qu’il était sur la défensive et, à juste titre, je n’ai jamais cru un instant qu’un politicien occidental qui ne fût pas un imbécile ait pu croire à l’intention de Staline d’envahir l’Europe occidentale. Notre position de solidarité avec l’URSS n’exigeait même pas une conviction totale concernant la nature du système. Nous étions habitués à penser - à juste titre - que depuis 1492 les puissances occidentales ne sont jamais intervenues dans une région quelconque du tiers monde pour y défendre une cause défendable, mais que leurs interventions ont toujours été, sans exception, néfastes pour nos peuples. Nous comprenions donc, spontanément presque, que le capitalisme impérialiste ne peut tolérer qu’un pays quelconque refuse de se soumettre aux impératifs de ses diktats et que c’était cela que l’Occident reprochait à l’URSS. La seconde est que nous portions un jugement critique sur la démocratie bourgeoise, beaucoup plus radical que celui de nombreux progressistes occidentaux. Nous voyions quotidiennement comment cette démocratie était systématiquement refusée pour nos peuples et comment les diplomaties occidentales ne l’invoquaient que si cela était tactiquement dans leur intérêt. Rien a changé sur ce plan. Il reste que l’argument - s’il se comprend au plan psychologique - n’est pas valable, car par définition le socialisme, ou même toute avancée populaire dans sa direction, doit être plus démocratique que toute démocratie bourgeoise. Nous tordions trop le bâton dans l’autre sens. Pourtant, lorsqu’il s’agissait de nos pays, nous étions sévères - à juste titre - concernant le déficit démocratique des régimes nationalistes populistes. Nous avions ici raison, mais aurions dû voir que l’argument s’appliquait également à l’URSS. Concernant la « crise générale du capitalisme », pour employer les termes de la formulation soviétique de l’époque, nous étions très optimistes. Nous pensions que les conditions objectives étaient pour l’essentiel identiques à celles de la Chine dans tous les pays du tiers monde et que, par conséquent, la radicalisation de la libération nationale et sa poursuite jusqu’à la révolution socialiste était à l’ordre du jour. L’émergence ultérieure d’une nouvelle tentative bourgeoise nationale à partir de Bandung prouve a posteriori que nous avions simplifié l’analyse. Cela étant nous ne croyions pas que la révolution socialiste était à l’ordre du jour ailleurs que dans la périphérie du système. Du 22 Rue Saint Sulpice au 7 Rue des Carmes En Octobre 1949 je m’inscrivais donc simultanément à la Fac de Droit et à l’année préparatoire de Sciences Po. J’avais bien l’intention dès le départ de faire un doctorat d’économie, mais les années de droit par lesquelles il fallait alors passer ne m’intéressaient que fort modérément; j’avais donc décidé de mettre l’accent sur Sciences Po, ce qui me donnerait l’occasion d’étudier les matières que j’aimais le plus. Je choisissais donc, à l’issue de l’année préparatoire, la section Relations Internationales. L’Université française à l’époque était fort différente de celle que j’ai connue plus tard, en prof, après 1968. Elle n’était pas seulement « vieillotte » par son formalisme jusqu’au vestimentaire, l’abus du cours magistral, les programmes rarement mis à jour. Elle était encore élitiste au sens du XIXe siècle, la révolution qui devait progressivement généraliser l’enseignement secondaire - comme le primaire l’avait été à la fin du siècle dernier - n’ayant démarré qu’après 1946, produisant donc à partir des années 1960 - alors que j’avais terminé mes études - non seulement un bond quantitatif gigantesque dans les effectifs, mais encore un recrutement plus ouvert, sur une société d’ailleurs profondément transformée. En Droit on n’assistait pas au cours, du moins moi. Je ne me souviens pas avoir mis les pieds dans une seule salle de cours pour toute la durée de la licence. J’attendais avril-mai pour acheter les polycop et les lire au café à toute allure. Résultat pas toujours brillant puisque j’ai été obligé de redoubler la première année, obtenant ma licence en juin 1953. J’avais entre temps terminé Sciences Po et obtenu son diplôme en juin 1952. A Sciences Po on se comportait autrement. D’abord certains cours étaient intéressants, notamment celui de Jean Baby (sur le marxisme) et quelques autres. Ensuite les TP étaient obligatoires et de surcroît intelligemment conçus. Michel Debeauvais à l’époque maître - assistant, résistant communiste revenu d’un camp de la mort, était l’organisateur des TP que je suivais. Il est devenu un ami personnel. Sciences Po était en plein essor. A l’origine école privée élitiste et réactionnaire, elle avait été nationalisée en 1945. Sa vocation - du moins celle des deux sections Administration et Finances - était de préparer au concours de l’Ecole Nationale d’Administration (l’ENA), elle même une création de la libération. De ce fait notre génération a côtoyé un nombre incroyable de ceux qui aujourd’hui «administrent » la France. L’ENA fournit comme on le sait ministres et chefs de cabinets, préfets et directeurs généraux, de droite ou de gauche (c’est à dire socialistes, les communistes ayant fait l’objet d’une mise à l’écart systématique et ayant maintenu une autre tradition de production des cadres politiques). Par modestie on n’oserait pas citer beaucoup de ces noms, parmi lesquels on compte ceux des hommes d’Etat parvenus au plus haut rang de la République ! Chirac se souvient peut-être d’avoir protégé Isabelle qui vendait l’Huma Dimanche place Saint Sulpice. On les a tous côtoyé, certains en amis, ou en « sympathisants » comme on disait, d’autres en simples connaissances ou en adversaires politiques. On a toujours échangé beaucoup de propos, tenu des discussions parfois sérieuses, souvent houleuses. L’influence du parti communiste était telle qu’il y avait à l’époque deux cellules à Sciences Po qui se réunissaient rue Dupin, dans un innommable taudis aujourd’hui remplacé par un bloc moderne. Le local du parti était situé au 6e ou au 7e étage de l’immeuble. On y accédait par un escalier délabré (pas d’ascenseur bien sûr). Des chambres et petits appartements surpeuplés et des toilettes au palier - le plus souvent bouchées - sortaient toutes les odeurs que vous pouvez imaginer. Il n’était pas rare non plus qu’on y croisa des rats. Isabelle a connu plus tard, quand elle militera à la Fédération des locataires des centaines d’immeubles de ce genre. C’était le legs du capitalisme normal, « libéral », c’est à dire sauvage qui avait dominé jusqu’à la guerre. Ce genre de logements avait progressivement disparu dans les villes de l’Europe occidentale, grâce aux politiques sociales de régulation du marché par l’Etat social démocrate que la crainte du communisme avait fait accepter par la bourgeoisie. Il n’a jamais disparu des grandes villes américaines, en dépit de la richesse des Etats Unis, et il a fait sa réapparition en Grande Bretagne, deviendra peut être une face de la réalité en Europe, si l’option néo-libérale est poursuivie. C’est la loi normale dite du marché, c’est à dire de la domination unilatérale du capital. Les réunions étaient fréquentes : toutes les semaines et davantage quand c’était nécessaire pour faire face aux exigences de l’action. Les discussions y étaient argumentées et sérieuses. Les communistes ne constituaient pas du tout un troupeau de beni oui-oui comme on tente de les représenter souvent aujourd’hui. Mais on finissait quand même par intérioriser la logique du dogmatisme. L’affaire Selsevic l’illustre parfaitement. Yougoslave né en Egypte, communiste convaincu, il avait pris position contre Tito, avec le Kominform. Il fut néanmoins accusé d’être un « agent titiste infiltré », parce qu’il en fallait ! L’accusateur - le secrétaire de la Fédération de Paris - descendu à la cellule pour le faire expulser, n’avait aucune preuve, aucun argument autre que stupides : il fume des « Balto » - au lieu des gauloises du peuple ! il a exprimé son désir d’avoir une moto ! il vit avec une bulgare - quelle honte ! je n’ai pas compris pourquoi. Néanmoins son meilleur ami, Farag Moussa, qui l’avait connu adolescent au Caire, a voté son exclusion, comme tout le monde. Risto l’a payé cher. Expulsé de France (pour cette fois appartenance au PC !), il choisit d’être réfugié en Allemagne de l’Est. Il croyait naïvement que la vérité devait toujours finalement être établie. Arrêté à Berlin Est, envoyé en Tchécoslovaquie, arrêté là bas également, il languit plusieurs années en prison avant d’être libéré. Le Hall de Sciences Po était le lieu où l’on passait beaucoup de son temps, discutant de tout avec les uns et les autres, faisant signer des pétitions, appelant à des manifestations. Les amis qu’Isabelle et moi nous sommes faits à l’époque le sont généralement restés, même si les circonstances nous ont géographiquement éloignés. Je pense à Farag Moussa, Vanoli (devenu directeur général de l’INSEE), Barthélémy (haut fonctionnaire au Trésor), de grandes amies, Eliane Mossé, Andrée Lacarrère et Viviane Le Marc, celle-ci par la suite avocate ayant fini ses jours tragiquement, tombée dans la déchéance alcoolique, tuée par son amant - également alcoolique - dans le bidonville de Nanterre. C’est à Sciences Po qu’Isabelle et moi nous nous sommes rencontrés en 1950. Attirance mutuelle et forte immédiate; quelques jours plus tard nous amorcions notre vie commune. Isabelle aime faire observer qu’elle fut moins stalinienne (ou pas stalinienne du tout) que les autres, dont moi même. C’est vrai. Isabelle avait adhéré au Parti communiste sans cacher à la Secrétaire de cellule qu’elle ne crierait jamais « Staline/Staline » comme on avait l’obligation de le faire, et que je faisais sans problème. Isabelle avait un tempérament anarchiste (ni Dieux - elle suggère le pluriel, il est vrai que c’est plus fort - ni maîtres) qui, je crois, complète heureusement le mien, qui ne l’est qu’à moitié. Je tiens peut être cette moitié de ma grand mère, l’autre des Egyptiens et des Alsaciens qui ne partagent que fort peu cette tradition de la Gascogne (pays du père d’Isabelle) et de la Champagne de ma grand mère. Déjà au cours de mon année scolaire de Maths Sups je passais pas mal de temps au 22 Rue Saint Sulpice, l’Hôtel des Etudiants réunionnais où demeurait Jacques Vergès. Une association d’étudiants anti impérialistes - baptisée Association Ho Chi Minh - avait été créée par lui au retour de Visovice. J’en faisais partie et nous constituions le noyau communiste qui se proposait d’agir au sein des grandes associations nationales d’étudiants coloniaux pour les faire avancer, au delà du nationalisme spontané. Parmi les plus actives de ces associations, outre les Vietnamiens bien sûr (dont les dirigeants étaient à l’époque Vo The Quang, rentré à Hanoï plus tard après avoir été un militant actif dans son pays, Do Dai Phuoc et d’autres), il y avait les Réunionnais, les Antillais (Justin, Fardin etc), les Malgaches, les Africains fondateurs plus tard de la célèbre FEANF (Abdou Moumouni, Malik Sangaret, comptent parmi mes plus anciens amis de cette région du monde), les Egyptiens et les Syriens, les Nord Africains qui se retrouvaient dans leur association du 115 Boulevard Saint Michel. Dès juin 1949 je m’installai donc rue Saint Sulpice. L’immeuble - devenu après 1955 un Quatre Etoiles, l’Hôtel du Sénat - avait été avant la guerre une maison close, fréquentée par les sénateurs et les prélats catholiques. Une boutique de bondieuseries située au rez de chaussée permettait, par une porte dérobée, de monter aux étages sans être remarqué. « Nationalisé » en 1945 le bâtiment fut donné aux Etudiants de la Réunion. Jacques Vergès y avait organisé un « coup d’état », chassant les réactionnaires riches pour libérer des chambres octroyées à d’autres coloniaux - Vietnamiens, Africains, dont moi - au nom du principe de l’internationalisme. Les vivres coupés - subventions du Conseil Général de la Réunion et des organismes parisiens de soutien aux étudiants - on ne payait plus de loyer mais des cotisations pour couvrir les frais minimaux, électricité, eau et chauffage (médiocre à l’extrême). Hôtel donc loin d’être «confortable ». Mais qu’importe. En contrepartie il était devenu un lieu de réunions et le siège du journal « Etudiants anticolonialistes » (1949-1953). Très haut en couleur. Descentes fréquentes de la police, pour un oui ou un non, avec provocations à l’appui. Expulsions de France sans discussion, si faciles à l’époque (la police n’avait pas de justifications à fournir), comme celle qui frappât l’égyptien Farag Moussa, contraint de poursuivre ses études à Genève. La concierge de l’Hôtel - on ne les appelait pas encore des gardiens - la mère Simone, une femme d’une obésité peu commune, recommandée sans doute par le PC, gentille mais peu efficace toujours de noir vêtue, propreté douteuse, posée immobile derrière le comptoir crasseux comme un énorme presse papier, pour contrôler les allées et venues. Son époux, un peu louche, le père Lulu, passait son temps à boire chez le Bougnat du coin (remplacé depuis par une boutique chic), lieu fréquenté par les flics du Ve. Lorsque Isabelle m’a rejoint nous avons eu droit à une chambre plus grande - la première était minuscule - avec vue sur les toits de Paris. Un palais pour nous, qui n’étions pas difficiles à l’époque. Au journal Etudiants-Anticolonialistes, dont j’étais l’un des rédacteurs, j’ai appris ce qu’était le métier d’imprimeur. A l’époque la composition se faisait au plomb, manuellement. J’étais chargé de suivre celle-ci et de corriger les épreuves; j’aimais beaucoup ce travail et j’étais parvenu, comme un véritable ouvrier typographe, à placer les lettres et à lire à l’envers. Le milieu des ouvriers de l’imprimerie que je fréquentais avec plaisir est d’ailleurs fort sympathique, anarchiste et cultivé. On mangeait - Isabelle et moi comme bien d’autres - dans les restaurants universitaires, qui n’étaient pas bien fameux. Quelque fois chez les Grecs du Quartier Latin, ou les Chinois, Vietnamiens, quand notre fortune le permettait. Dans un de ces restaurants de la rue du Sommerard le camarade Long (qu’est- il devenu ?) nous servait des portions triples qu’il nous faisait payer pour une seule, en se rattrapant sur les clients riches, disait-il ! Nous allions également souvent dans cette « impasse de Lyon » derrière la gare du même nom. Impasse sordide, aujourd’hui disparue, où se succédaient les restaurants chinois en devanture, bouges- fumeries d’opium dans l’arrière salle. On y mangeait de délicieuses soupes chinoises bon marché. Je pris aussi l’habitude à cette époque, habitude que j’ai conservée depuis, de travailler dans les cafés (mieux chauffés que le 22). J’avais horreur des salles de lecture universitaires ! Impossible, pour moi, de lire sérieusement dans le calme mortel de ces salles et par contre facilité de le faire dans le bruit anonyme du café. Le Relais de l’Odéon était ainsi devenu une annexe du 22. Farag habitait le 22. Il avait recueilli une petite chatte de gouttière, qu’il avait baptisée Bouny, et qu’il nourrissait exclusivement avec des sardines et du chocolat, dont il était sans doute lui même friand. Lorsqu’il fut expulsé de France il nous légua la chatte que nous installâmes chez les parents d’Isabelle, en banlieue, où elle pouvait jouir d’un jardin. La chatte, sympathique comme tous ces animaux le sont, a continué toute sa vie à s’agiter avec frénésie dès qu’on ouvrait une plaque de chocolat. Souvenirs d’enfance pour elle aussi. La vie agitée que nous menions au 22 nous occupait suffisamment pour qu’on n’éprouve pas beaucoup le besoin de sortir de Paris. Des petites vacances bon marché de temps en temps, plus fatigantes que reposantes, par exemple le camping trois ou quatre jours à Bonneuil sur Marne - banlieue parisienne ! - ou, une fois n’est pas coutume, un peu plus loin quand même, sur la Manche, vers Caen. Au 22 on organisait d’ailleurs des « bals » fort gais, parfois un peu trop sous le coup de la boisson, animés par des loteries un peu bidon qui servaient à renforcer les caisses de la communauté et du journal. Les 14 Juillet étaient, me semble-t-il, plus populaires et gais que par la suite lorsque, l’automobile se généralisant, les Parisiens ont pris la triste habitude de fuir la ville chaque fois que c’est possible. Je me souviens d’un de ces 14 Juillet lorsque, dans la petite rue Grégoire de Tours bondée de piétons, un « nouveau riche » (qu’on appelait à l’époque des BOF - beurre, oeufs, fromage, la source d’enrichissement au marché noir) au volant d’une voiture américaine décapotable, cigare au bec, accompagné d’une blondasse vulgaire - un tableau du genre authentiquement caricatural - tentait de se frayer la voie. Farag, qui avançait nonchalant sur le trottoir, gifla le mec avec suffisamment de force pour que son cigare tombe, en gardant un calme total comme il en était capable. La victime, rouge de colère, descendu de sa voiture, voulait foncer sur Farag mais s’arrêta net quand il mesura devant qui il était (Farag était très bien bâti). Substituant aux coups de violentes insultes. Farag restait flegmatique et la foule, qui n’avait pas vraiment vu la scène, posait la question : de quoi s’agit-il ? Rien, çà doit être un fou furieux dit Farag, voyez comme il étale sa richesse, toujours calme. Farag voulait simplement nous démontrer que lorsqu’on garde son self control on est toujours gagnant. Parmi mes amis habitants du 22 il y avait Abdou Moumouni, le physicien nigérien qui a monté à Niamey un laboratoire d’énergie solaire bien connu par la suite. Abdou avait été l’objet d’une mesure de répression politique (au Lycée Saint Louis je crois) et nous l’avions recueilli au 22, comme il se devait. Bien que spécialiste du soleil il avait toujours été « dans la lune » comme on dit. Un soir d’hiver froid, assis sur le bord du trottoir, face au 22, il observait la neige tomber. Isabelle lui demanda ce qu’il faisait : je regarde la lune. Des années plus tard, en 1961, à Bamako où il était venu s’établir, Abdou rencontre Isabelle au cinéma je crois. Il s’imagine alors que, séparée de moi, elle a dû venir avec quelqu’un d’autre, un Malien. Que fais-tu là ? Avec qui es-tu? Mais je suis ici avec Samir. Abdou restait ce qu’il avait toujours été… dans la lune. Un jour, descendu de chez lui pour aller acheter des cigarettes, il avait rencontré un ami qui s’apprêtait à aller à Ségou (300 km). Abdou pense tout d’un coup qu’il a posé des appareils d’observation (de l’énergie solaire sans doute) à Ségou. Il part avec son ami, sa chemise sur le dos. Deux jours plus tard son épouse, un peu inquiète, vient nous voir et nous demander si nous n’avions pas vu Abdou, disparu. On pense à tout, et au pire. Bakary Djibo, le chef de l’opposition au Niger, réfugié à Bamako, venait d’être l’objet d’une tentative de meurtre perpétrée par des sbires envoyés par Niamey. On avertit la police, qui le retrouve à Ségou où il avoue avoir oublié de téléphoner, tout occupé qu’il était à faire ses relevés ! La vie militante nous occupait beaucoup. Celle-ci était, pour moi, partagée entre trois préoccupations d’importance équivalente. On militait d’abord au PC, donc plongé dans la vie politique française. Chose qui m’a toujours paru naturelle. Je ne conçois pas qu’on vive dans un pays sans s’y intéresser. Je suis un internationaliste convaincu, sans problème. Etudiants nous étions actifs dans l’UNEF. On s’y battait contre les fascistes, dirigés déjà par l’illustre Le Pen. Manifestations de rue violentes et interventions de la police, toujours pour protéger les fascistes comme il se doit. Isabelle se souvient que Le Pen encerclé et mis mal en point (mais pas même battu) avait été sauvé par une charge de police commandée par le Commissaire du Ve. Monté dans la voiture de ce dernier, Le Pen sortait indemne, allait sans doute boire un verre avec le Commissaire, tandis que les militants communistes étaient eux embarqués et battus par les flics. Pourtant c’était, comme d’habitude, l’escouade de fachos qui avait été les agresseurs. La vie militante française comportait des dimensions intellectuelles, discutables certes mais tout de même remarquables. Débats approfondis sur la politique, l’histoire, critique littéraire et artistique se succédaient à grand rythme. Pas une semaine sans qu’un de leurs sujets ne nous occupât. Mais on militait également beaucoup au sein de nos organisations de « coloniaux ». C’était pour moi, tout aussi important, davantage même. Le « 22 » offrait le cadre idéal pour mener ce combat dans un esprit anti-impérialiste et internationaliste, réunissant des jeunes d’Asie, d’Afrique et des Antilles. D’abord nous répondions, au coup par coup, aux événements marquants de la lutte de libération des peuples auxquels nous appartenions. Le procès des députés Malgaches (Raseta et Ravohangy) et leur condamnation, les émeutes de Casa de décembre 1952, la déposition du Sultan Ben Youssef en août 1953, les vicissitudes de la guerre du Viet Nam (le trafic des piastres en 1953), plus tard celles de la nouvelle guerre d’Algérie - la visite de Guy Mollet à Alger en janvier 1956 et sa déculotade, l’arraisonnement de l’avion marocain qui transportait Ben Bella en septembre 1956, les troubles de Tunisie et le retour de Bourguiba en juin 1955, les concessions de 1957 qui ouvraient la perspective d’une autonomie pour les colonies d’Afrique etc. La victoire des Vietnamiens à Dien Bien Phu (mai 1954) nous a réjouit, Isabelle et moi. Enfin cette guerre ignoble allait se terminer par la victoire de ceux à qui elle devait revenir. C’est une joie que nous n’avons jamais cachée. Internationalistes à fond, nous haïssons l’impérialisme, de quelque nationalité fut- il. Comme il aurait été normal qu’un Allemand se réjouisse de la défaite d’Hitler. J’ai éprouvé la même joie lorsque les Américains furent boutés hors de Saïgon en mai 1975 et trouvé fort amusantes les images télévisées de la fuite des généraux américains se bousculant les uns les autres pour grimper dans les hélicoptères, avec sous leurs bras les paquets d’objets d’art volés au Viet Nam. Comme quoi les armées impérialistes ne sont jamais glorieuses. Visitant récemment le Viet Nam nous avons eu l’occasion de discuter de Dien Bien Phu et de lire ce que Bigeard a écrit à la suite de son retour sur les lieux. Cela a été l’occasion d’un échange intéressant de lettres entre Isabelle et Bigeard, qui semble avoir été plus une victime du système qu’il ne le paraît. Pour moi en particulier les événements concernant le Moyen orient et l’Egypte : la guerre de Palestine de 1948, le coup d’état de la CIA contre Mossadegh en Iran (1953), la dénonciation du traité de 1936 par l’Egypte et l’amorce d’une guérilla dans la zone du canal (1951), l’incendie du Caire (février 1952), le coup d’Etat nassérien de juillet 1952 et ses suites en 1954, les arrestations de communistes de 1954 à 1956, puis la nationalisation du Canal (juillet 1956) et la guerre de Suez (octobre-décembre 1956), sur lesquelles je reviendrai plus loin. Sur un plan plus général la grande conférence de Bandung (1955) et la rupture sino-soviétique (amorcée dès 1957) constituent les dates marquantes, les grands tournants de notre histoire contemporaine. Nous ne nous contentions certainement pas de suivre les événements et d’y réagir. Nous estimions que nos responsabilités - et nos capacités peut être - exigeaient de nous une réflexion plus systématique, capable de nous associer à l’élaboration des stratégies de libération et de construction du socialisme. Une tâche double. D’une part une réflexion théorique concernant les problèmes fondamentaux de l’expansion capitaliste. C’était le sujet que j’avais choisi pour ma thèse de doctorat (« L’accumulation à l’échelle mondiale ») et qui est resté toute ma vie jusqu’à ce jour ma préoccupation théorique fondamentale. D’autre part une réflexion plus directement politique concernant la relation libération nationale-construction du socialisme, concernant donc l’essentiel du devenir de nos pays du tiers monde. Le Comité de liaison des Etudiants anticolonialistes au sein duquel je militais et dont Jacques Vergès était le secrétaire général a joué un rôle important au cours des années 1948- 1954 et a même, à mon avis, exercé une influence non négligeable à plus long terme et à une plus grande échelle, par sa contribution à la radicalisation de jeunes qui ont par la suite été des hommes (peu de femmes à l’époque !) politiques actifs dans leurs pays respectifs. Mener à bien cette tâche exigeait beaucoup de fermeté stratégique combiné à de l’habilité tactique. Il fallait rester suffisamment proche des « masses nationalistes » pour être admis par elles, mais en même temps les faire avancer au delà de ce nationalisme anti-impérialiste spontanée pour leur faire acquérir une « conscience de classe socialiste ». Il fallait dialoguer en permanence avec les dirigeants des mouvements de libération nationale tels qu’ils étaient, parfois certes « démasquer » certains d’entre eux, quand ils se compromettaient avec les impérialistes, français ou américains, mais parfois aussi les aider eux mêmes à avancer. Jacques Vergès y déployait alors son grand talent pour une cause qui valait la peine qu’on y consacre toutes ses capacités et toute sa volonté. Les nuances de notre stratégie et de nos tactiques n’étaient pas toujours comprises par les autorités dirigeantes du PCF, auquel nous demeurions dévoués par principe. Nous étions fréquemment qualifiés de « déviants nationalistes petits bourgeois » ou « d’opportunistes » - de droite ou de gauche selon les circonstances. On nous opposait des discours dogmatiques dans la langue de bois qu’on connaît. Le fond du problème parait simple, avec le recul du temps. La ligne politique avait été donnée par le fameux rapport de Jdanov de 1948, qui définissait le monde comme partagé entre deux camps, celui du socialisme (et de la paix) et celui du capitalisme (et de la guerre). Une analyse qui ne me paraît pas avoir fausse, en réponse à la guerre froide que les Etats Unis déclenchaient. Mais qui était simplificatrice sur de nombreux plans. En choisissant la guerre et la paix comme axe central de l’action de masse, elle donnait la priorité à la défense de l’URSS et des pays de l’Europe de l’Est encerclés et menacés et par là même inspirait une réduction dangereuse du camp du socialisme aux Etats socialistes (ou dits tels) et soumettait les stratégies révolutionnaires ailleurs aux priorités de cette défense. C’est le reproche que plus tard le maoïsme adressera à l’URSS. Mais par ailleurs la dualité simple de Jdanov ne permettait pas de comprendre qu’une autre contradiction fondamentale traversait « le camp du capitalisme », celle qui opposait les peuples colonisés d’Asie et d’Afrique aux métropoles impérialistes et à leur protecteur américain. Or notre action - celle du Comité des Etudiants anticolonialistes - se situait précisément sur le tranchant de cette contradiction. Fallait-il soumettre tout, dans cette lutte de libération de nos peuples, aux impératifs de la guerre froide? La simplification de Jdanov faisait tomber dans le piège que les Américains tendaient; comme les Soviétiques les Américains aussi décrivaient le monde comme partagé dans deux camps, qu’eux appelaient le « communisme » (satanisé) et le « monde libre », comme si dans celui-ci les peuples dominés étaient libres ! Par ailleurs la doctrine Jdanov pouvait être interprétée d’une manière qui flattait indirectement le chauvinisme impérialiste français, de dire que les peuples colonisés par la France ne devaient pas lutter pour leur libération mais combattre avec le PCF pour faire passer la France dans le camp du socialisme (entraînant ainsi ses dépendances). Il est intéressant de remarquer que beaucoup de ceux qui furent nos pires adversaires, les plus dogmatiques d’entre les dogmatiques - comme Annie Besse - sont devenus par la suite des chantres de l’anti-communisme banal. Ils nous traînaient devant des « commissions d’enquête », souvent dirigées par de tristes médiocres - comme Raymond Guyot, secrétaire de la Fédération de la Seine du PCF. Les choses s’envenimèrent au point qu’il fallut aller plus haut, devant Maurice Thorez lui même. Et je dois dire, pour l’histoire, que Thorez trancha en notre faveur. Quoi qu’on pense, Thorez avait l’étoffe d’un grand homme politique français. Je crois qu’il avait vu que beaucoup de ces jeunes joueraient un rôle dans leur pays et que cela ne serait pas si mal qu’ils soient des amis du PCF, et derrière lui de la France, ou d’une certaine France tout au moins. Que les plus violents dans la rhétorique dogmatique, en fait les plus serviles plutôt que les plus convaincus soient passés de l’autre côté de la barrière avec tant de facilité ne devrait pas étonner. C’est une loi presque générale du comportement humain. Des années plus tard, en septembre 1991, dans un colloque organisé à Budapest, le fameux Oleg Bogomolov se produisait. Il avait été l’un des chefs de la censure idéologique du PC de l’URSS, officiant à la direction de l’Académie et n’avait jamais failli dans ses tâches de « pourfendeur » des déviationnistes (comme moi entre autre, dont il avait dénoncé la théorie « petite bourgeoise » mettant l’accent sur la polarisation mondiale propre au capitalisme !) qu’il savait toujours « fustiger » à coup de citations hors contexte. Mais voilà que maintenant, à peine deux mois après que le parti ait perdu sa position dominante en URSS, Oleg Bogomolov se déclare tout de go carrément « anticommuniste ». J’en riais aux éclats et, prenant la parole, je dis en substance : « Gospodin Bogomolov (Gospodin - qui était utilisé avant la Révolution pour dire Monsieur en russe, terme auquel la Révolution avait substitué celui de camarade - Tovaritch - est rétabli en Russie) - s’il est bien celui à qui je pense et non pas, par hasard, un homonyme - semblerait s’être converti à l’anticommunisme depuis quelques semaines seulement, mais rassurez-vous, je le connais depuis trente ans et depuis trente ans je l’ai toujours considéré comme anticommuniste ! » J’ai fait de cette réflexion sur l’époque le sujet central de mon Itinéraire intellectuel. Cette réflexion, très riche il faut le dire sans fausse modestie, ne se déployait pas seulement sur un plan théorique; elle impliquait un débat permanent avec les responsables des mouvements. C’est elle qui m’a amené à fréquenter, un grand nombre de ceux qui devinrent les dirigeants de la nouvelle Afrique indépendante, d’intellectuels brillants d’Asie et d’Afrique, comme elle m’a amené à donner ma part de contribution aux débats du communisme égyptien (directement à travers les polémiques qui opposaient Hadeto au PC et indirectement par la participation à la revue Moyen Orient de 1949 à 1953). Les amis que je me suis fait dans ce cadre - en premier lieu Ismaïl Abdallah et Bouli, Raymond Aghion, Yves Bénot et Maxime Rodinson - sont devenus et restés parmi les plus proches. Raymond Aghion disposait alors encore de moyens financiers non négligeables - héritage familial. Sa grande générosité politique l’a conduit à liquider graduellement cette fortune, au bénéfice du soutien des causes progressistes les plus louables. Mais ses qualités ne se limitaient pas à cette générosité. Précision et finesse dans tout ce qu’il faisait; qualités qui sont toujours restées les siennes. Aghion nous recevait à l’époque dans son duplex luxueux de Neuilly, où se discutait la matière et le détail de la revue Moyen Orient. La qualité de cette revue lui doit beaucoup. Edouard Helman (Yves Bénot) qui offrait ses services gratuitement, comme il l’a fait toute sa vie, partageait également ces qualités de générosité et de modestie sans pareilles, et d’autres - de courage politique (il avait été résistant bien entendu) et d’intelligence. Maxime Rodinson est l’être le plus délicieux qu’on puisse imaginer. Il l’avait toujours été et l’est demeuré. Scrupuleux dans une honnêteté qu’on aimerait bien retrouver chez davantage d’intellectuels, engagés ou pas. Ismaïl, outre les qualités de cœur et d’esprit qu’on lui connaît, comptait également parmi les camarades - peu nombreux à l’époque - qui pensaient que la contradiction entre l’impérialisme et les peuples qu’il dominait ouvrait un champ à une stratégie qui ne se réduisait pas aux termes du dualisme jdanovien. C’est à lui qu’on doit certainement d’avoir suggéré - dans la revue Moyen Orient - un soutien au « neutralisme » naissant cinq ans avant, qu’avec Bandung (1955), il ne devienne l’axe des luttes principales de cette période de l’histoire contemporaine que j’ai qualifiée pour cette raison « la période de Bandung 1955-1975 ». Il développait alors cette réflexion - avec Fouad Moursi - dans la perspective de la création d’un Parti Communiste Egyptien séparé de Hadeto. Nous ne pouvions que nous retrouver. Bouli, qu’Isabelle et moi avons donc connu dès cette époque, n’a pas seulement démontré son talent littéraire, elle a par la suite - lorsqu’Ismaïl était en prison - fait preuve - sans surprise pour nous - de courage et de ténacité exemplaires. Sans doute l’histoire ne s’est-elle pas arrêtée avec la fin de ma vie étudiante ! Le concept de formation qui est le mien est celui de la formation continue. Le lecteur intéressé pourra donc lire dans l’Itinéraire mes réflexions concernant ce que j’ai appelé la période de « déploiement et érosion du projet de Bandung 1955-1975 » (pages 99 à 128). Cette réflexion politique m’avait conduit très tôt - relativement - à être fort critique du soviétisme, dès 1960 sans aucun doute (voir à ce sujet le chapitre consacré à ce sujet dans l’Itinéraire), c’est à dire trente ans avant la chute finale. Ce point de vue m’a valu donc des relations difficiles avec les courants dominants du communisme pendant trois décennies. Retour à des notes plus personnelles je dois dire que diplôme de Sciences Po et licence en droit acquis je songeais principalement à ma thèse d’économie. Je m’inscrivais donc en DES d’Eco Po en septembre 1953 et obtint celui-ci en juin 1954. En même temps, pour rentabiliser si je puis dire mes capacités mathématiques pas tout à fait perdues je m’inscrivais également en septembre 1953 à l’Institut de Statistiques de l’Université de Paris, obtint son certificat d’aptitude en juin 1954, son certificat supérieur en 1955 et son diplôme de statisticien mathématique en juin 1956. A l’ISUP le cours principal portait sur le calcul des probabilités et les mathématiques spéciales qui s’y apparentent. Mais à l’époque l’informatique relevait encore de la recherche et les ordinateurs n’étaient que des instruments de laboratoire. Les T.P. portaient alors sur cette mécanographie (l’enregistrement des informations sur des cartes perforées) qui est l’ancêtre antédiluvien des ordinateurs. Entre temps j’avais bien avancé ma thèse, suivie par François Perroux et Maurice Byé. Elle était presque terminée lorsque la guerre de Suez et les activités militantes qu’elle impliquait m’obligea à en retarder la soutenance à juin 1957. Comme je l’ai déjà dit dans l’Itinéraire ma méthode de travail impliquait la lecture de tous les classiques fondamentaux. Elle impliquait aussi une ouverture au delà du champ de l’économie, fut-elle politique, et l’acquisition de savoirs concernant l’histoire dans toutes ses dimensions. Cela rejoignait mes centres d’intérêt de toujours : comprendre la société, jamais réductible à son économie. Mais cela impliquait aussi que je ne perde pas de temps dans une lecture de peu d’intérêt pour ce que je voulais faire, celle des économistes conventionnels en particulier, dont on impose aujourd’hui plus que de mon temps l’étude que je qualifierai presque d’abrutissante. Je lisais beaucoup; et je n’étais pas le seul à l’époque. Les bons étudiants lisaient directement tous les classiques - pour moi Marx bien sûr, mais aussi Ricardo, Smith, Bohm Bawerk, Walras, Keynes etc. On n’aurait jamais accepté « d’apprendre » l’économie dans des manuels à la Samuelson, comme c’est devenu la règle dans les générations suivantes. Ce type de formation, très sérieuse au fond, nous obligeait à assimiler en profondeur la critique marxiste de la pensée bourgeoise, à donner de l’importance à la critique interne des logiques de la pensée dominante économiciste, à en découvrir la nature idéologique véritable et son souci de donner une légitimation au capitalisme à travers la formulation anhistorique de mécanismes capables d’assurer le règne des « harmonies universelles ». Le résultat en fut donc une thèse intéressante. Sans doute pas excellente aux yeux d’un économiste conventionnel d’académie. Mais par contre, j’ose le dire sans fausse modestie, de dix à vingt ans en avance sur ce qui allait devenir la pensée de gauche dominante par la suite : la polarisation capitaliste, qu’elle fut qualifiée par la suite de « dépendance », « d’économie monde » ou autrement. François Perroux et Maurice Byé l’avaient vu et m’ont donc récompensé non seulement en donnant à cette thèse le prix de la Faculté mais encore en m’écrivant une lettre dans laquelle ils attribuent les qualités de cette « thèse exceptionnelle, comme on en voit rarement » à ma « vaste culture ». Un éloge auquel je ne suis pas insensible. Au retour d’un séjour en Egypte en octobre 1953 nous quittions, Isabelle et moi, le 22 Rue Saint Sulpice, qui devait tôt ou tard être rendu à ses propriétaires. Au demeurant la gestion des Etudiants Réunionnais était passée aux mains d’un horrible bonhomme, Chane Kune, dont la figure laide et grimaçante, le corps obèse et les manières grossières correspondaient à ceux des compradores de la mafia chinoise dont il était un prototype parfait. Chane Kune est d’ailleurs devenu un politicard de la droite à la Réunion. La même année - 1953 - le PC demandait aux étrangers actifs dans les organisations de leurs pays, le plus souvent clandestines (c’était mon cas), de ne pas renouveler leur carte de membre du parti. Après nous être installés quelque temps chez les parents d’Isabelle, à Pavillons-sous-bois, nous parvenions à trouver une chambre au mois à l’Hôtel de Rome, 7 Rue des Carmes. C’était une aubaine car ce genre de logement était encore fort difficile à trouver à Paris. De son côté Isabelle, terminé Sciences Po, était entrée dans la vie active. Nommée rédactrice au Ministère des Finances, elle était détachée auprès des Anciens Combattants dans ce vieil immeuble du XVIIIe siècle, attenant au nouveau Ministère des Finances sur pilotis, alors non encore construit bien sûr. Ces écuries royales étaient dans un état misérable, le bâtiment n’ayant été rénové (il est superbe) que beaucoup plus tard. Mise à l’index (car communiste !) Isabelle y était affectée à l’examen des dossiers des anciens combattants pour vérifier si - grâce à l’amélioration de l’état de leurs anciennes blessures - l’administration pouvait réduire leurs pensions. Pas de générosité intempestive de l’Etat ! Au cours de cette période Isabelle fut condamnée à l’amende - avec son amie Jacqueline Meppiel, plus tard cinéaste à Cuba - pour avoir distribué des tracts appelant à manifester contre l’une des interventions colonialistes française en Tunisie (oui, c’était alors possible, sous un prétexte ou un autre que les juges ne manquaient pas de dénicher dans une législation touffue). Punie par la suite pour fait de grève, elle fut transférée et recluse dans une cave au bout de la rue de Vaugirard, affectée au pliage des vieilles enveloppes qu’on retournait, avec des petits vieux en manches de lustrines, dans un décor balzacien difficile à imaginer quand on ne l’a vu. ! Par la suite, en 1954 je crois, Lazare Rosenztroch recrutait Isabelle à la Fédération des Locataires, une organisation de masse de l’époque, qui défendait les menacés d’expulsion. C’était une époque où la crise du logement était encore difficile à l’extrême et où le risque de mourir de froid dans des taudis de fortune existait encore, comme la campagne déclenchée par l’abbé Pierre en 1954 devait brutalement le rappeler. La Fédération de Locataires mobilisait les voisins et les militants pour empêcher les expulsions. Un métier qui convenait parfaitement au tempérament courageux d’Isabelle, qui sait ameuter les foules et tenir tête aux flics. Lorsque Isabelle travaillait à la Fédération des Locataires nous nous retrouvions souvent à déjeuner dans un de ces petits restaurants de quartier - Boulevard Richard Lenoir - qui soignaient fort bien leur clientèle attitrée d’employés du quartier. Mais il fallait aussi songer à notre départ un jour prochain pour l’Egypte. Rentrer dans l’enseignement, en qualité d’institutrice, la qualifierait pour un métier possible en Egypte. Isabelle et moi gardons de beaux souvenirs des petites vacances que nous nous offrions de temps en temps, avec des moyens modestes. Une semaine de printemps passée à Saint Jean Cap Ferrat, sur la recommandation d’Ismail et de Bouli. Un mois peut être aux Diablerets en Suisse, dans un chalet que nous avions loué à quatre, Farag et l’un de ses amis égyptiens (dont j’ai oublié le nom), Isabelle et moi. Isabelle, féministe à juste titre, n’avait pas l’intention de servir de bonne aux trois hommes. Nous décidâmes donc que chacun de nous serait de corvée un jour pour les tâches de la maison. On tira au sort l’ordre des responsabilités. La veille du tour de l’ami de Farag, celui-ci se « trouva mal » et partit ! On poursuivait le séjour à trois, jusqu’à ce que Farag - bel homme - dégotte une jolie italienne - serveuse dans le café du village - pour se joindre à nous. On faisait de très longues randonnées à pied, un jour sur deux, partis le matin, rentrés au coucher du soleil. Vacances en Corse, le très beau pays de la mère d’Isabelle, parcouru de long en large. Dans notre petit hôtel de la plage d’Algajola nous étions nourris exclusivement de langoustes; la patron trouvait moins fatiguant d’aller retirer en barque les nasses déposées la veille que de se déplacer jusqu’au village pour faire le marché. Plus tard j’avais acheté - avec l’aide de Reda qui était un roi du bricolage et de la mécanique - un vieux tacot avec lequel nous partîmes sur la côte italienne de l’Adriatique. Séjour à Cattolica, encore une fois avec Farag. Puis retour, Isabelle et moi, dans cette incroyable bagnole, via les Dolomites et les Grisons. Avec arrêt pour une nuit dans un trou perdu dont l’auberge rappelait « l’Auberge Rouge » : patron qui n’avait pas vu de clients depuis une éternité, abandonné par sa femme, vivant avec une bonne d’allure demeurée, chambres décorées de toutes sortes d’instruments agricoles anciens, parquet qui crissait sous les pas du patron qui - nous a-t-il dit le lendemain - dormait mal et marchait de long en large ! Porte de chambre qui ne fermait pas et qu’Isabelle avait bouclée en déplaçant une table, torrent sous la fenêtre, où l’on pouvait évidemment jeter les morceaux de cadavres dépecés à la hache, etc. Le lendemain matin la bagnole faillit ne pas pouvoir démarrer, fatiguée encore de la côte raide qu’elle n’avait pu remonter que péniblement la veille. Enfin au printemps 1957, la thèse prête, nous allions en Espagne, qu’on commençait à s’autoriser à visiter. En train jusqu’à Séville- Grenade. Au retour un incident grave qui aurait pu tourner plus mal : faisant la queue pour les réservations de retour, remarquant le trafic, les bakchiches et les passe droits, nous avons protesté. La Guardia Civil, toujours présente, nous emmena au poste et accusés d’avoir « insulté le régime » nous nous en tirâmes en payant une amende qui absorbait tout ce qui nous restait. Rentrés en France, Isabelle continuait sur Paris tandis que je la quittais à Carcassonne sans un sou, pour aller chercher à Aix ma thèse, polycopiée là bas. Le milieu politique colonial en France Durant ma vie d’étudiant, mon action militante m’avait amené naturellement à connaître et à fréquenter de très larges pans des milieux politiques africains. Il y avait d’abord les jeunes - à l’époque - c’est à dire principalement des étudiants africains, ceux qui devaient créer en 1950 la célèbre FEANF, dont j’ai connu pratiquement toute la première génération. Peu d’ouvrages ont été écrits sur ce milieu qui mériterait d’être analysé en profondeur. On doit à Amady Dieng la publication récente des archives de la Feanf. A sa lecture j’ai réalisé que j’avais passé des heures entières à discuter avec la plupart de ces militants, par exemple ceux du Sénégal (Babacar Niang, Cheikh Anta Diop, Mamadou Dia - le médecin et l’homonyme du Premier Ministre-, Baidi Ly, Ogo Kane Diallo, Maktar M’Bow - le futur directeur général de l’UNESCO, Assane Seck, Amady Dieng), du Congo (Joseph Van den Reysen, Henri Lopez), du Cameroun (Osende Afana, Tchaptchet, Woungly Massaga), du Togo- Dahomey (Franklin, Tevoedjre, Behanzin), de la Haute Volta (Kaboré), bien qu’un certain nombre d’entre eux - étudiants en province - ne venaient qu’épisodiquement à Paris, et que beaucoup de noms échappent à cette petite liste. Cette première génération devait fournir, par la force des choses, beaucoup de cadres majeurs - de gouvernement ou d’opposition plus ou moins radicale - dans les Etats indépendants après 1960. Je les ai donc presque tous retrouvés plus tard dans ces fonctions. Je me suis véritablement lié d’amitié personnelle avec quelques uns, en particulier l’ivoirien Malik Sangaré, qui fut le plus jeune participant au Congrès de fondation du RDA à Bamako en 1946 (il est chirurgien à Abidjan) et Abdou Moumouni, le physicien nigérien. Ayant terminé mes études en 1957 je n’ai pas connu la seconde génération, venu en nombre beaucoup plus important à partir de 1955-1956, à la veille de la loi cadre qui devait accorder une semi autonomie aux colonies d’Afrique subsaharienne. L’accélération de la formation de cadres africains avait pris son envol et de ce fait, le militantisme devait évoluer, peut être même changer de nature : la perspective d’être dans le système se substituait à celle de le combattre. Progressivement allait se dessiner l’embryon de la future nouvelle classe, celle de jeunes préoccupés avant tout de mettre à profit leur « rente- diplôme ». Non moins intéressants étaient mes rapports avec ceux qu’on doit appeler les « politiciens » de la nouvelle Afrique - dirigeants de partis - sections du RDA ou autres - syndicalistes, élus au Parlement français ou au Conseil de l’Union Française. Paris était pour beaucoup d’entre eux un lieu soit de séjours prolongés (les parlementaires) soit de visites plus ou moins fréquentes. J’étais amené, généralement en délégation, à les rencontrer, et beaucoup d’entre eux discutaient longuement avec nous. Parmi ceux-ci certainement Gabriel d’Arboussier, Senghor, Houphouet, Ouezzin Coulibaly, Hamani Diori, Apithy, Mamadou Konate, Félix Tchicaya, Sékou Touré, Bakari Djibo, Doudou Guèye, Gisèle Rabesahala et d’autres, dont les noms m’échappent. Je n’ai jamais rencontré Ruben Um Nyobé (est-il jamais venu à Paris ?), bien que les plus jeunes camerounais de l’UPC - Tchaptchet, Massaga, Osende Afana (exécuté par les sbires d’Ahidjo) et, plus tard Moumié (assassiné par les services français) - m’aient plongé dans le bain des débats internes de ce parti plus radical que les autres, dès le déclenchement de l’insurrection de 1955. Quels souvenirs ai-je retenus de ces discussions avec les dirigeants du mouvement politique en Afrique ? Mon témoignage vaut ce qu’il vaut. Il sera sincère, mais je ne suis pas sûr que l’interprétation que j’en donnerai aujourd’hui est celle que j’en tirais à l’époque. De surcroît si ma mémoire est dans l’ensemble bonne je ne me souviens bien que de certaines rencontres tandis que beaucoup d’autres se perdent dans le flou. Les occasions de rencontre étaient fournies d’abord par nos protestations contre les mesures répressives prises à l’encontre des militants étudiants. On allait donc voir en délégation les parlementaires et les dirigeants. Je dois dire ici pour l’histoire que ceux-ci nous soutenaient toujours. Il est vrai que nous n’allions pas voir les « pourris », propulsés par l’administration coloniale dans des élections falsifiées. Mais tous les autres, qu’il s’agisse de RDA radicaux ou très modérés, ou de non RDA comme en particulier Senghor, condamnaient la répression. Mais leurs interventions n’avaient pas - à l’époque - le poids suffisant, face à des gouvernements - auxquels ils appartenaient parfois ou qu’ils soutenaient - toujours soucieux avant tout de protéger leur administration, fut-elle ultra. Je me souviens d’un Senghor fulminant disant : « oui, on me répète qu’il s’agit de communistes - Et après, qu’y a-t-il de mal à cela. Quand on est jeune, on est communiste. Normal ». Nous allions également rencontrer ces dirigeants pour discuter des problèmes brûlants à l’ordre du jour - généralement des débats à l’Assemblée Nationale ou au Conseil de l’Union Française. Par exemple les évènements de Dimbokro et la répression sanglante en Côte d’Ivoire (1950), l’abolition du travail forcé et son application douteuse, le procès des parlementaires malgaches - Raseta et Ravoahangy. Il s’agissait pour nous d’exprimer le point de vue des « Etudiants anticolonialistes », de soutenir et d’encourager les déclarations des dirigeants jugées positives et progressistes, de critiquer celles qui nous paraissaient insuffisantes. Yves Benot dans Les députés africains au palais Bourbon de 1914 à 1958 a donné une analyse fine et précise de ces débats et des positions qui y furent prises par les uns et les autres. Mais le plus important peut être est, qu’à ces occasions, il nous arrivait parfois d’aborder les questions stratégiques de fond. Que voulait-on ? Quels devraient être les objectifs stratégiques de la lutte anticolonialiste ? L’indépendance - fut elle encore en apparence éloignée - ou l’assimilation, ou la construction d’une « Union française véritable », c’est à dire d’un Etat multinational, plus ou moins fédéré ou confédéré ? Aujourd’hui on peut croire que la seule option progressiste ne pouvait être que celle de l’indépendance. Mais à l’époque les choses se présentaient d’une manière plus complexe, surtout dans les années 1946-1950. Pour les mouvements politiques les plus radicaux - l’UPC du Cameroun, surtout à partir de l’insurrection de 1955 et de la répression sanglante qui allait se poursuivre jusque longtemps après l’indépendance de 1960 - l’indépendance était l’objectif stratégique évident, mais, encore mieux, cet objectif était associé à la révolution socialiste. C’était le modèle vietnamien, que les mouvements dans les colonies portugaises allaient à leur tour tenter de mettre en oeuvre. Mais l’UPC était seule du genre dans les colonies françaises d’Afrique subsaharienne. Pour les Malgaches également, dont l’attachement à l’identité nationale qui est la leur avait toujours été présent durant la colonisation, l’objectif stratégique était l’indépendance. Si l’idée d’une Union Française était acceptée, c’était une concession possible - ne réduisant pas l’autonomie nationale totale revendiquée - dans le cadre d’une confédération floue. Un peu comme Ho Chi Minh l’avait proposé à Paris en 1945- 1946. Mais pour les autres pays d’Afrique de l’Ouest et du centre les choses étaient moins tranchées. D’abord parce qu’on se battait sur le terrain pour l’assimilation au sens de l’abrogation des lois spéciales pour les colonies; on revendiquait l’extension des lois françaises à tous les territoires d’outre mer. C’était certainement tactiquement irréprochable. A titre d’exemple amusant et peu connu, - les livres d’école. Ce sont les instituteurs africains qui ont réclamé la suppression des livres scolaires « spéciaux », « faits pour les colonies » - et donc forcément au rabais - et exigé qu’on leur substitue ceux en usage en France. C’est ainsi que fut mis en usage le célèbre manuel scolaire d’histoire rappelant aux enfants noirs « leurs ancêtres les Gaulois »… Mais à supposer que les luttes l’aient emporté sur ce terrain, qu’en aurait été le résultat ? Les partis communistes des Antilles et de la Réunion se sont battus sur ce terrain et ont fini par l’emporter effectivement. Le résultat s’impose aujourd’hui : l’assimilation a créé une dépendance économique et sociale telle qu’il est difficile de concevoir que le mouvement puisse être inversé et que les Antilles et la Réunion puissent un jour - pour le meilleur ou pour le pire - devenir indépendants. Paradoxe apparent : si aujourd’hui les Antilles et la Réunion sont devenues indissociables de la France, elles le doivent aux efforts des communistes, couronnés de succès. La droite, qui s’était toujours opposée à l’assimilation des droits, défenseur hier de l’esclavage et plus tard du statut colonial, n’auraient donc pas évité que le mouvement conduise, ici comme dans les Antilles anglaises et à Maurice, à la revendication indépendantiste. Le même degré d’assimilation aurait-il été possible - à supposer qu’il ait été véritablement voulu et poursuivi - à l’échelle de l’Afrique ? La réponse invite à dépasser le cadre de la « question nationale ». Car l’assimilation totale au plan économique et social n’implique pas nécessairement l’abolition de la spécificité culturelle et de la diversité nationale. Les Antillais et les Réunionnais sont, selon les uns, des nations différentes de la nation française, selon d’autres ils ne le sont pas. Mais tout le monde s’accordera pour considérer que les Africains n’étaient pas et ne pouvaient être - ou devenir - des Français. Si je dis que l’assimilation « à l’antillaise » n’était pas possible à l’échelle de l’Afrique ce n’est donc pas pour des raisons nationales-culturelles, mais pour des raisons économiques. Tout au moins dans le cadre d’un système qui serait resté fondamentalement capitaliste. Aurait-elle été possible dans un autre système ? N’oublions pas que c’était l’objectif stratégique du PCF, au moins en 1946 : construire une « vraie » Union française, comprise comme populaire et fortement centralisée et homogène au plan de son organisation économique et sociale, mais diverse à celui des nations qui la composent. Autrement dit un Etat socialiste multinational, après tout comme l’URSS l’était. Je ne sais pas si cela aurait été réellement possible; en tout cas l’histoire ne l’a pas voulu ainsi. Cela aurait certainement impliqué des sacrifices économiques pour le peuple français, appelé à soutenir le rattrapage dans ses ex-colonies. Après tout c’est ce que les Russes ont fait dans l’URSS : la Russie a financé l’Asie centrale et la Transcausasie (et c’est pourquoi l’analogie faite entre l’Empire soviétique et les Empires coloniaux n’a pas de sens, comme je l’ai écrit). Mais l’histoire a bien montré aussi la fragilité de cette construction dont les Russes eux-mêmes, semble-t-il, ont cessé de souhaiter le maintien. Lorsque nous ouvrions le débat sur la perspective stratégique avec les dirigeants africains on était conduit à poser ces questions, même si leur formulation restait ambiguë et parfois confuse. Or sur ce plan il me semble que ma mémoire ne me trompe pas. La plupart des dirigeants africains n’y avaient tout simplement jamais réfléchi, sauf les Malgaches et les Camerounais qui avaient opté pour l’indépendance, comme d’ailleurs les Vietnamiens, les Cambodgiens, les Laotiens et les Maghrébins. La plupart des dirigeants africains qui se battaient pour l’assimilation sur le terrain (« les mêmes lois » etc…) n’avaient pas de vision stratégique. Ils étaient des tacticiens et rien de plus. Mon souvenir des conversations sur ce thème qu’on avait tenté d’avoir avec Houphouet (qu’on allait voir pour soutenir financièrement nos actions et qui le faisait) est que cela le faisait bailler. Il n’en comprenait pas la portée, visiblement. Même chose, me semble-t-il, pour beaucoup d’autres, dont Sékou Touré. Certains par contre y avaient réfléchi : d’Arboussier et Senghor. Parvenus l’un et l’autre, bien qu’adversaires sur le terrain politique, à la même conclusion : l’objectif stratégique devait être un Etat multinational associant la France et ses anciennes colonies. Mais le premier pensait que la réalisation de l’objectif passait par la révolution socialiste en France, le second qu’il était possible d’y parvenir par une évolution graduelle. Curieusement donc, et contrairement à bien des opinions courantes, Senghor était - au moins sur ce plan - plus proche du Parti Communiste qu’il n’y paraît. En tout état de cause la question allait être tranchée par l’histoire en fermant cette option. D’abord bien entendu parce que la droite française n’avait jamais voulu autre chose que des colonies. L’Union française était ainsi vidée de tout contenu autre possible. Le Parti Communiste lui même s’en rendait compte et progressivement abandonnait le projet de la République populaire multinationale, tandis que la SFIO, timorée, ralliait de fait les positions colonialistes traditionnelles. On comprend alors que les jeunes Africains aient pris l’initiative de proclamer l’objectif stratégique de l’indépendance. Le P.A.I. (Parti Africain de l’Indépendance) a été le produit de cette maturation. Tardive finalement, il faut le dire, puisque datant de 1957 seulement. Date à laquelle déjà se dessinait en pointillé la possibilité de l’indépendance que la loi Cadre ouvrait. Sans doute quelques évènements extérieurs avaient accéléré la maturation : la révolte des Mau Mau au Kenya (mais ce pays, anglophone et lointain était fort peu connu chez les étudiants de Paris), la guerre d’Algérie éclatant en novembre 1954 (et l’Algérie était, dans le mythe général, pensée comme « française », qu’elle le veuille ou non… et sa rébellion avait surpris !), mais surtout la rébellion de l’U.P.C., justement dans cette Afrique « française » subsaharienne. Cela ne réduit en rien la portée historique de l’initiative des fondateurs du P.A.I., au nombre desquels mon ami Abdou Moumouni avec lequel je discutais beaucoup de toutes ces questions. Mais du coup, parce que cette initiative prenait les devants (la loi cadre ne prévoyait pas formellement l’indépendance), les politiciens africains la condamnaient. Erreur de jugement de leur part, puisque l’indépendance vint quand même, et plus vite que prévu, non seulement pour le pays qui avait voté non au référendum de 1958 (la Guinée) mais même pour ceux qui avaient voté oui ! Du coup ces politiciens pouvaient apparaître, aux yeux de la nouvelle génération, comme des « hommes du passé ». Le débat qui a succédé ne pouvait donc que conduire à une relecture du passé qui contredit ce que j’ai dit plus haut. La négritude défendue par Senghor devenait le paravent derrière lequel se cachait sa démission face à la France coloniale. La phrase « la raison est hellène, l’intuition est nègre » prenait une dimension décisive dans la condamnation. Contresens, partiel tout au moins, puisque l’idéologie de la négritude, construite dans les années 1930 par des Antillais autant - et davantage même - que par des Noirs d’Afrique, répondait à un tout autre défi, qui n’avait rien à voir avec les options politiques en question ici, celui de répondre au racisme, et guère plus. Ainsi donc le succès que l’action du noyau des Etudiants Anticolonialistes a enregistré en milieu africain ne fait pas de doute. Nous cherchions d’ailleurs également à étendre nos relations aux mouvements des autres pays africains. Je me rendis à cet effet à Londres en 1952 pour rencontrer les étudiants du WASU (West African Students Union) et d’autres, d’Afrique orientale et australe. Le Gold Coast (le Ghana actuel) était connu pour être la colonie d’Afrique la plus avancée, ayant connu un démarrage économique une cinquantaine d’années en avance sur la Côte d’ivoire qui reproduira ce modèle dans son « miracle » ultérieur avant de s’enliser à son tour dans la voie sans issue de la mise en valeur coloniale. On connaissait la réponse au défi qu’esquissait Nkrumah dans son appel au panafricanisme, en avance d’un demi-siècle sur les exigences objectives d’une réponse réelle au défi par la régionalisation. Nous pensions que cette réponse était, à terme, la seule valable. Nous ramions donc à contre courant puisque, avec la balkanisation que la loi cadre allait institutionnaliser, la tendance au repliement sur les « territoires-futurs Etats » progressait, surtout dans la nouvelle génération des étudiants pressés de s’inscrire dans le mouvement pour en tirer un bénéfice immédiat. Nous portions également une attention particulière au Soudan, pays de jonction entre les mondes arabe et noir, dont nous savions, depuis la chute de la monarchie en Egypte, qu’il s’acheminait vers l’indépendance (que le pays obtint avant les autres en Afrique, dès 1956), les Britanniques n’étant plus en mesure d’en retarder indéfiniment l’échéance. Nous étions évidemment également convaincus que la lutte armée engagée par les Mau Mau au Kenya inaugurait une étape nouvelle du mouvement de libération nationale. Ces trois thèmes ont été ceux de nos longues discussions de Londres. C’est à cette occasion que je rencontrais Babu, qui quelques années plus tard allait conduire la révolution dans son pays - Zanzibar -; nous sommes immédiatement devenus de véritables amis et ne nous sommes plus perdus de vue, nous retrouvant plus tard dans la revue Révolution, puis à Dar Es Salam. La discussion principale avait porté sur la Démocratie Nouvelle de Mao Zedong et la validité de cette stratégie pour la libération de l’Afrique et la construction du socialisme. L’action des Etudiants Anticolonislistes dans le milieu nord africain était plus difficile. C’est qu’ici nous nous heurtions à de grands partis nationalistes fortement anticommunistes - l’Istiqlal du Maroc, le Destour de Tunisie et même le MNA algérien de Messali Hadj, en dépit de son recrutement fondé à l’origine sur le prolétariat émigré en France, fondateur de l’Etoile nord africaine de l’avant guerre. Or ces partis dominaient la scène et étaient soutenus par l’écrasante majorité des étudiants du foyer (le 115 Bd St Michel). Les communistes n’étaient pas ici seulement minoritaires, ils étaient isolés. Un isolement renforcé parfois par la politique malheureuse du P.C.F., comme par son absurde théorie de la « nation algérienne en voie de formation par l’apport combiné des Arabes, des Berbères et des Pieds Noirs », formulée par Thorez en 1936 et toujours en vigueur officiellement. Le marocain Hadi Messouaq, qui tentait de briser cet isolement, était l’un des meilleurs participants actifs de nos discussions sur ces questions. Mais il restait difficile de traduire en actes les projets de sortie de cet isolement, ne serait-ce que parce que les dirigeants nationalistes ne venaient que rarement en France (sauf lorsqu’ils y étaient assignés à résidence). Les conflits internes latents dans les partis nationalistes qui préparaient la constitution ultérieure de l’U.S.F.P. au Maroc, des ben Yousseffistes (puis des ben Salahistes) en Tunisie, de la révolte contre le CC du MNA et la proclamation du FLN en même temps que celle de la guerre de libération en Algérie - nous échappaient. On les observait de l’extérieur. Guère plus. Le résultat a été que beaucoup de communistes ne sont ralliés par la suite à ces courants plus radicaux, sans pouvoir y conquérir des positions d’influence réelle. Les milieux « indochinois » étaient eux - parfaitement autonomes. Surtout, évidemment, les Vietnamiens qui ne pouvaient guère se partager qu’en deux camps tranchés : celui qui soutenait la guerre de libération au Viet Nam et celui des corrompus à la solde de Bao Dai. Beaucoup des premiers ont rejoint la lutte au pays. On ne fréquentait pas les autres, bien sûr. La position des Cambodgiens était un peu différente. Ni le Cambodge, ni le Laos n’étaient alors véritablement engagés dans la guerre de libération, bien qu’ils y fussent associés à la marge. La méfiance historique des Cambodgiens vis à vis du grand frère vietnamien était visible pour quiconque savait observer attentivement. J’ai connu à l’époque Khieu Samphan, étudiant en économie comme moi. Je n’ai rencontré brièvement Saloth Sar (le futur Pol Pot) qu’une fois ou deux, alors qu’il était étudiant (il est rentré rapidement dans son pays). Des journalistes peu scrupuleux ont par la suite brodé sur le thème de mes « rapports » avec Samphan, et j’ai été qualifié de « mentor » de celui-ci. C’est une calomnie stupide : Samphan a exactement mon âge et je ne vois pas comment j’aurais pu être son maître à penser ! Les Antillais naviguaient à part, pour les raisons que j’ai données - la bataille pour l’assimilation mais ils bénéficiaient du grand prestige mérité de leurs brillants intellectuels, souvent poètes. Le Haïtien Depestre, les Antillais Césaire et Damas étaient de ceux qu’on écoutait beaucoup, avec lesquels d’ailleurs on discutait librement. Des rencontres toujours rafraîchissantes. Je reviendrai plus loin dans ces Mémoires sur les milieux arabes moyen orientaux - Syriens, Irakiens et Egyptiens. Les Syriens et les Irakiens, assez nombreux à Paris, étaient fortement organisés par leurs propres partis communistes. Ils étaient dominants chez les étudiants actifs, tandis que les baasistes - ou futurs baasistes - ne paraissaient pas encore préoccupants. Mes premiers contacts avec les Partis communistes arabes de la région, comme avec le Toudeh iranien, remontent à cette époque. J’y reviendrai à propos de l’histoire du communisme arabe et égyptien. Aux origines de Bandoung La remise en question de la dimension impérialiste du capitalisme est à nouveau à l’ordre du jour, pour la seconde fois dans l’histoire contemporain. La première fois ce fut au lendemain de la seconde guerre mondiale. Dès 1947 la puissance impérialiste dominante de l’époque les Etats Unis, proclamait le partage du monde en deux sphères, celle du « monde libre » et celle du « totalitarisme communiste ». La réalité que représentait le tiers monde était superbement ignorée, celui-ci étant considéré comme ayant le privilège d’appartenir au « monde libre » puisque « non communiste »; la « liberté » considérée n’étant autre que celle du déploiement du capital, au mépris de la réalité de l’oppression coloniale ou semi coloniale. L’année suivante Jdanov dans son fameux rapport (en fait Staline), qui a été à l’origine de la mise en place du Kominform (forme atténuée de renaissance de la troisième internationale), partageait lui aussi le monde en deux sphères, la sphère socialiste (l’URSS et l’Europe de l’Est) et la sphère capitaliste (le reste du monde). Le rapport ignorait les contradictions qui, au sein de la sphère capitaliste, opposent les centres impérialistes aux peuples et nations de périphéries engagées dans des luttes pour leur libération. La doctrine Jdanov poursuivait un objectif prioritaire : imposer la coexistence pacifique et par ce moyen calmer les ardeurs agressives des Etats Unis et de leurs alliés subalternes européens et japonais. En contre partie l’Union soviétique accepterait d’adopter un profil bas, s’abstenant de s’ingérer dans les affaires coloniales que les puissances impérialistes concevaient comme leurs affaires intérieures. Les mouvements de libération, y compris la révolution chinoise, n’ont pas été soutenus avec enthousiasme à cette époque, et se sont imposé par eux-mêmes. Mais leur victoire (en particulier évidemment celle de la Chine) apportait des changements dans les rapports de force internationaux. Moscou n’en a pris la mesure qu’après Bandung, ce qui lui permettait, par son soutien aux pays en conflit avec l’impérialisme de briser son isolement et de devenir un acteur majeur dans les affaires mondiales. D’une certaine manière il n’est donc pas faux de dire que la transformation majeure dans le système mondial a été le produit de ce premier « éveil du Sud ». Sans lequel s’ailleurs on ne peut comprendre l’affirmation ultérieure des nouvelles puissances « émergentes ». Le rapport Jdanov a été accepté sans réserve par les partis communistes européens et par ceux de l’Amérique latine de l’époque. Par contre il s’est presque immédiatement heurté à des résistances dans les partis communistes d’Asie et du Moyen orient. Résistances dissimulées dans le langage de l’époque affirmant toujours « l’unité du camp socialiste » rangé derrière l’URSS, mais qui allaient ouvertement prendre corps au fur et à mesure que se développaient les luttes pour la reconquête de l’indépendance, singulièrement après la victoire de la révolution chinoise (1949). L’histoire de la formulation de la théorie alternative qui donnait toute sa place aux initiatives indépendantes des pays d’Asie et d’Afrique, se cristallisant par la suite à Bandung (1955) puis dans la constitution du Mouvement des Non Alignés(à partir de 1960, mouvement qualifié Asie- Afrique plus Cuba) n’a jamais été écrite à ma connaissance, et se trouve enfouie dans les archives de quelques partis communistes (ceux de Chine, Inde, Indonésie, Egypte, Irak, Iran et peut être quelques autres). Je puis néanmoins apporter un témoignage personnel concernant cette histoire, ayant eu l’heureuse chance de participer dès 1950 à l’un des groupes de réflexion concernés associant des communistes égyptiens, irakiens et iraniens, et quelques autres. La revue Moyen Orient, publiée à Paris en 1950/51, était au centre de ces discussions qui, sans le savoir, préparaient Bandoung. L’information concernant le débat chinois, inspiré par Zhou En Lai, n’a été portée à notre connaissance par le camarade Wang Hué (trait d’union avec la revue Révolution – au comité de rédaction de laquelle je participais) que bien plus tard, en 1963. En 1951 nous nous étions permis d’envoyer à Moscou et à Beijing une lettre exprimant nos craintes que l’oubli du Tiers monde en conflit avec les puissances coloniales ne réduise la validité de la thèse de Jdanov. Rédigée évidemment avec une prudence et un respect extrême. Pas de réponse de Moscou. Beijing par contre nous faisais savoir oralement (en précisant qu’il ne fallait pas l’écrire), par la visite de Wang (basé à Berne, seul pays d’Occident où il y avait une ambassade de la Chine populaire), que « Zhou Enlai vous dit : pensez par vous-mêmes ». Belle formule diplomatique qui néanmoins révélait que nos craintes étaient comprises. Nous avions également des échos du débat indien et de la cassure qu’il avait provoquée, affirmée plus tard par la construction du CPM. Nous savions que les débats au sein du PC indonésien et de celui des Philippines se développaient selon des lignes parallèles. J’ai vérifié beaucoup plus tard la véracité des faits, confirmée par quelques survivants de l’époque, étant moi-même désormais l’un de ceux-ci. Cette histoire devra être écrite. Car elle fera comprendre que Bandung n’est pas sorti directement de la tête des dirigeants nationalistes (Nehru et Soekarno en particulier, encore moins Nasser) comme le laissent entendre les écrits contemporains; mais a été le fruit d’une critique radicale de gauche, conduite à l’époque au sein de partis communistes. La conclusion commune de ces groupes de réflexion se résumait en une phrase : à l’échelle du monde le combat contre l’impérialisme rassemble des forces sociales et politiques dont les victoires sont décisives dans l’ouverture des avancées socialistes possibles dans le monde actuel. Cette conclusion laissait ouverte la question centrale : qui « dirigera » ces batailles anti- impérialistes ? Pour simplifier : la bourgeoisie (dite alors nationale) que les communistes devraient alors soutenir, ou un front des classes populaires « dirigé » par les communistes et non les bourgeoisies (anti nationales en fait) ? La réponse à cette question est demeurée fluctuante, parfois confuse. En 1945 les partis communistes concernés s’étaient alignés sur la conclusion que Staline avait formulée : les bourgeoisies, partout dans le monde (en Europe alignée sur les Etats Unis comme dans les pays coloniaux et semi-coloniaux – termes de l’époque), ont « jeté aux ordures le drapeau national » (termes de Staline), les communistes sont les seuls donc à pouvoir rassembler un front uni des forces qui refusent la soumission à l’ordre américain impérialiste/capitaliste. La conclusion rejoignait celle de Mao, formulée en 1941, mais connue (de nous) plus tard seulement lorsque la « Nouvelle Démocratie » a été traduite dans des langues occidentales en 1952. La thèse soutenait que pour la majorité des peuples de la planète la longue route vers le socialisme ne peut être ouverte que par la conduite d’une « révolution démocratique nationale, populaire, anti féodale et anti-impérialiste (termes de l’époque) dirigée par les communistes ». Et, en pointillé, on lisait : d’autres avancées socialistes ne sont pas à l’ordre du jour ailleurs, c’est-à-dire dans les centres impérialistes. Elles ne pourront se dessiner ici comme possibles qu’après que les peuples des périphéries, aient infligé des défaites conséquentes à l’impérialisme. Le triomphe de la révolution chinoise confortait cette conclusion. Les partis communistes de l’Asie du Sud Est inauguraient en Thaïlande, en Malaisie et aux Philippines en particulier, des guerres de libération inspirées par le modèle vietnamien. Plus tard, en 1964, Che Guevara proposera, dans la même ligne de pensée « un, deux, trois Vietnam ». Les propositions d’avant- garde d’initiatives des « pays d’Asie et d’Afrique » indépendantes et anti-impérialistes formulées par les groupes de réflexion communistes concernées ont été précoces et précises. On les retrouvera dans le programme de Bandung et du non alignement dont j’ai fait la présentation ordonnée dans L’éveil du Sud. Ces propositions étaient centrées sur la reconquête nécessaire de la maîtrise des processus d’accumulation (le développement autocentré et déconnecté). Mais voilà que ces propositions sont adoptées, fut-ce au prix de dilutions considérables dans certains pays, à partir de 1955- 1960, par l’ensemble des classes dirigeantes au pouvoir dans les deux continents. Et voilà qu’en même temps les luttes révolutionnaires conduites par les partis communistes en Asie du Sud Est sont toutes défaites (sauf au Viet Nam bien sûr). Alors ? Conclusion qui semblait devoir s’imposer : la « bourgeoisie nationale » n’a pas encore épuisé sa capacité de combat anti-impérialiste. Cette conclusion a été elle-même tirée par l’Union Soviétique qui décidait de soutenir le front des non alignés, alors que la triade impérialiste leur déclarait la guerre ouverte. Les communistes des pays concernés se sont alors partagés entre deux tendances et affronté dans des conflits pénibles et souvent confus. Les uns tiraient la conclusion qu’il fallait « soutenir » les pouvoirs en place en conflit avec l’impérialisme, quand bien même ce soutien devait-il rester « critique ». Moscou apportait de l’eau à leur moulin en inventant la thèse de la « voie non capitaliste ». Les autres conservaient l’essentiel de la thèse maoïste selon laquelle seul le front des classes populaires indépendantes de la bourgeoisie pouvait mener à bien le combat contre l’impérialisme. Le conflit entre le PC chinois et l’Union Soviétique, visibles dès 1957, affiché à partir de 1960, confortait bien entendu cette seconde tendance au sein des communistes asiatiques et africains. Mais voilà qu’à son tour le potentiel de Bandung s’épuise en une quinzaine d’années, rappelant s’il le fallait les limites des programmes anti-impérialistes des « bourgeoisies nationales ». Les conditions étaient alors créées pour permettre la contre offensive de l’impérialisme, la re- compradorisation des économies du Sud, voire, pour les plus fragiles, leur recolonisation. Mais, comme pour faire mentir ce retour imposé par les faits à la thèse de l’impotence définitive et absolue des bourgeoisies nationales – Bandung n’ayant été dans cette vision qu’une « parenthèse passagère » s’inscrivant dans la guerre froide – voilà que certains pays du Sud parviennent dans le cadre de cette nouvelle mondialisation dominée par l’impérialisme à s’imposer comme « émergents ». Mais « émergents » dans quel sens : celui de marchés émergents ouverts à l’expansion du capital des oligopoles de la triade impérialiste, ou celui de nations émergentes capables d’imposer une révision sérieuse des termes de la mondialisation en question, de réduire le pouvoir qu’y exercent les oligopoles et de recentrer l’accumulation sur leur propre développement national ? La question du contenu social des pouvoirs en place dans des pays émergents (et dans les autres pays de la périphérie), des perspectives que celui-ci ouvre ou ferme est donc à nouveau à l’ordre du jour du débat incontournable sur ce que sera – ou pourrait être – le monde « après la crise ». La crise du capitalisme impérialiste tardif des oligopoles généralisés, financiarisés et mondialisés est ouverte. Mais avant même qu’elle n’entre dans la phase nouvelle inaugurée par l’effondrement financier de 2008, les peuples avaient amorcé la sortie de leur léthargie consécutive à l’épuisement de la première vague de leurs luttes pour l’émancipation des travailleurs et des peuples. L’Amérique latine, qui avait été absente dans l’ère de Bandung (en dépit des efforts de Cuba, avec la Tricontinentale) semble même cette fois avoir pris une longueur d’avance. Dans des conditions certes nouvelles par beaucoup d’aspects importants, les mêmes questions que celles qui se posaient dans les années 1950 sont à nouveau à l’ordre du jour. Le Sud, comme on dit aujourd’hui (pays émergents et autres) sera-t-il capable de prendre des initiatives stratégiques indépendantes ? Les forces populaires seront-elles capables d’imposer les transformations dans les systèmes du pouvoir qui seules permettront des avancées conséquentes ? Des ponts pourront- ils être construits associant les luttes anti-impérialistes et populaires du Sud à des progrès de la conscience socialiste dans le Nord ? Je me garderai de proposer ici des réponses rapides à ces questions difficiles que seul le développement des luttes tranchera. Sans sous estimer l’importance des débats dans lesquels les intellectuels radicaux de notre époque ont le devoir de s’engager et des propositions qu’ils peuvent en dégager. Les conclusions auxquelles les groupes de réflexion des années 1950 étaient parvenus à l’époque, formulaient le défi dans des termes qui sont fondamentalement restés les mêmes depuis : les peuples des périphéries doivent s’engager dans des constructions nationales (soutenues aux plans régionaux et à celui du Sud pris dans son ensemble) autocentrées et déconnectées; ils ne pourront avancer dans cette voie qu’en inscrivant leurs luttes dans une perspective socialiste; il leur faut pour cela se débarrasser des illusions de la fausse alternative, celui du « rattrapage » dans le système capitaliste mondialisé. Bandung a donné corps à l’option indépendante, dans les limites que l’histoire de son déploiement a révélées. Fera-t-on mieux dans le moment actuel, lorsque s’ouvre un « second éveil du Sud » ? Et surtout sera-t-il possible cette fois ci de construire des convergences entre les luttes au Nord et au Sud ? Car celles-ci avaient cruellement fait défaut à l’époque de Bandung. Les peuples des centres impérialistes étaient alors finalement demeurés alignés derrière leurs classes dirigeantes impérialistes. Le projet social-démocrate de l’époque était lui- même difficile à imaginer sans la rente impérialiste dont bénéficiaient les sociétés opulentes du Nord. Bandung et le Non Alignement n’ont été vus, dans ces conditions, que comme un épisode de la guerre froide peut- être même « manipulés » par Moscou. La dimension réelle de cette histoire de la première vague d’émancipation des pays d’Asie et d’Afrique, parvenue à convaincre Moscou de lui apporter son soutien, échappait. Le défi – la construction d’un internationalisme, anti-impérialiste des travailleurs et des peuples – reste entier. Vers le retour en Egypte Comme je l’ai dit père, mère et grand mère étaient venus nous voir en France en 1952. Arrivés début juillet, mon père apprit le coup d’Etat du 23 juillet en lisant l’Ahram. Nous prîmes tous ensemble, Isabelle et ma sœur incluses, quelques brèves vacances à Bormes les Mimosas. A Bormes, l’hôtelier trouvait sans doute qu’Isabelle me ressemblait plus que ma sœur; et fut alors surpris de nous voir partager, Isabelle et moi, la même chambre. Ma grand mère, voyant son trouble, pince sans rire à sa manière, lui dit : vous ne savez donc pas les Pharaons épousaient leur sœur ? Aucune question supplémentaire ne nous fut adressée. Mes parents repartirent dès août. En septembre 1952 nous nous embarquions, Isabelle et moi, pour des vacances à Port Saïd. Nous renouvelâmes le voyage de juillet à octobre 1953. Isabelle avait dû s’embarquer après moi et son bateau de pèlerins se rendant en terre sainte devait faire escale à Alexandrie où j’étais allé la chercher. Panne de navire en mer, changement de programme, le bateau toucha l’Egypte à Port Saïd. A l’époque on voyageait en bateau et je n’ai pris l’avion pour la première fois qu’en 1960 pour aller au Mali. Je voyageais toujours sur des paquebots qui passaient par Port Saïd, ceux de la Castle Line qui desservaient la côte orientale d’Afrique, Mombasa et Durban, ou ceux de la P and O allant en Inde et en Australie. Ou bien nous prenions des lignes grecques ou italiennes qui desservaient la Méditerranée et présentaient l’avantage de nombreuses escales, parfois suffisamment longues (2 jours) pour nous avoir permis, à Isabelle et moi, d’aller de Beyrouth à Baalbek avec déjeuner agréable à Zahle puis Tripoli, de visiter Athènes, Chypre (de Limassol à Nicosia à travers la montagne) et Naples. Beaux souvenirs de jeunesse. Ces lignes nous conduisaient à Marseille ou à Gênes. Athènes du début des années 1950 était d’une tristesse absolue. La répression sauvage s’abattait sur les communistes et sur tous les résistants qui s’étaient joints à eux pendant la guerre puis la « guerre civile » des années 1945-1948 de reconquête du pays par les monarchistes, les fascistes, les Britanniques et les Américains. Les gens du peuple nous regardaient de travers, nous qui avions l’air de touristes descendus du bateau, et crachaient de côté en marmonant probablement des insultes. Les hommes du régime dictatorial par contre - beaucoup parmi les anciens collabos des nazis, peu nombreux en Grèce - gros et gras, fats et prétentieux, étalaient leur joie agressive dans des grosses cylindrées américaines et à la terrasse des cafés. Nous avions voyagé pas hasard avec Sistovaris, le fourreur du Caire (je ne me souviens plus comment nous l’avions connu) et sommes descendus au Pirée accueillis par sa famille. Il nous a expliqué, à voix basse, que les » touristes » étaient mal vus, et donc de « faire attention ». Ah la belle démocratie que l’Occident prônait pour résister à l’horreur du communisme ! Nous avons évidemment été à l’Acropole. Merveilleux édifice par son élégance et ses propositions bien sûr. Ce qui m’a frappé plus tard - en le revisitant après avoir bien connu toute la haute Egypte - c’est que vu d’en bas la façade rappelle étrangement, en petit, celle des monuments égyptiens. Une observation que peu d’historiens ont fait, tellement le préjugé eurocentrique veut que la Grèce soit l’ancêtre de l’Europe, séparée de l’Orient auquel elle appartenait en fait. Je me suis exprimé sur ce sujet de l’ancêtre mythique grec dans mon Itinéraire intellectuel. Je n’avais plus revu la Grèce jusqu’à ce qu’enfin, avec la victoire de la démocratie en 1981, Georges Papandréou - traducteur en grec de mon Accumulation alors qu’il était réfugié au Canada - devenu chef du Pasok et Premier Ministre, m’y invite. Le bref voyage à travers le Liban m’avait immédiatement fait aimer ce pays. Pas seulement pour la place des Canons à Beyrouth (hélas tout ce Beyrouth historique, détruit par la guerre civile cédera la place à ce que la spéculation foncière voudra bien qu’on y construise, facile à imaginer!) ou pour ses paysages de montagne, la fraîcheur du torrent le long duquel à Zahlé on goûtait des mezze délicieux, et Baalbek. Pour son peuple joyeux, ouvert, fin et donnant immédiatement le sentiment que ces qualités étaient le produit de sa pratique de la démocratie, exceptionnelle dans la région. L’avantage certain qui a fait que ce petit pays occupe dans la production intellectuelle de l’immense monde arabe auquel il appartient une place relativement si grande. Je ne suis retourné au Liban que bien plus tard, en pleine guerre civile et après. J’y ai eu la possibilité de l’aimer encore davantage et d’en apprécier plus sérieusement les qualités véritables. A Port Saïd la situation était tendue à l’extrême. Les militaires britanniques étaient encore présents et ne devaient évacuer la zone du Canal qu’en 1956, en vertu de l’accord final signé en 1954. Ils étaient, depuis la guerilla de 1951, sur le qui-vive permanent. Durant l’été 1953 Nasser était venu à Port Saïd quasi incognito. Ni grande réception populaire spontanée, ni mascarade officielle, l’une et l’autre auraient été difficiles dans les circonstances. Reçu donc par une poignée de fidèles il passa - torse nu (incroyable en Egypte, mais vrai), couronné de lauriers (!) debout sur un camion militaire entouré de quatre ou cinq individus hurlant (je ne sais plus quoi). Passant, par hasard pour nous, devant la maison, avenue de la Plage, nous le vîmes de notre véranda. Isabelle me demanda : qui est ce bel homme brun au grand nez, torse nu ? Mais, c’est Nasser (je n’en croyais pas mes yeux). Qui est-ce ? Le vrai chef des Officiers Libres. Naguib, le Président, n’est qu’un homme de paille. D’où vient-il ? Il a navigué entre communisme, Frères Musulmans et Parti Nationaliste (celui d’Ahmad Hussein). Pendant les étés 1953 et 1954, à Port Saïd, je me rendais presque tous les soirs au Nadi Wafdi (Club Wafdiste), qui n’était pas encore fermé (il le fut quelques mois plus tard), le dernier lieu où l’on pouvait parler. En faisant attention; plein d’oreilles ouvertes dans ce lieu. Les hommes politiques et les militants les plus sympathiques (wafdistes, syndicalistes) s’y retrouvaient. Très à l’égyptienne ils prenaient garde tout d’abord d’afficher leur « soutien inconditionnel à la Révolution bénie (c’était son qualificatif officiel) de juillet ». Puis ils égrenaient des observations qui étaient de la nature de réserves annulant entièrement leur ralliement proclamé. La Révolution bénie nous débarrassera des Anglais (thèse officielle des négociations en cours); pourvu que ce ne soit pas par un nouveau traité invitant les Américains à s’y joindre, nous accablant ainsi par la présence des Britanniques et de leurs patrons ! Plus tard lorsque le traité fut signé, en 1954, il ressemblait fort à ce qu’on pouvait craindre et fut dénoncé par le PCE («évacuation falsifiée ») non sans raison. Si les choses ont tourné autrement c’est seulement à partir de 1955, lorsque Nasser, après avoir rencontré Chou En lai, Nehru et Soekarno, a commencé à mieux comprendre la nature des stratégies globales de l’impérialisme, ce qui l’a conduit à la nationalisation du Canal en 1956. J’entendais dire aussi: La Révolution bénie obtiendra le départ des Anglais du Soudan; pourvu qu’ils ne s’arrangent pas pour donner le pouvoir à leurs « laquais mahdistes ». Ce fut le cas, en 1956, mais bien entendu cela n’efface pas le fait que l’indépendance offrait au peuple soudanais la possibilité de changer les choses, ce qu’il fit et continue de tenter de faire. Une note de chauvinisme égyptien - affirmant l’unité de l’Egypte et du Soudan - à laquelle nous répondions nous, communistes, par « unité de lutte de peuples frères contre un ennemi commun ». Pas souvent compris sur ce plan. Au Club Wafdiste on défendait par principe la démocratie électorale pluripartiste et exprimait donc des craintes que le « provisoire » (la dictature des Officiers Libres) ne s’éternise. Les Frères Musulmans et les Nationalistes d’Ahmad Hussein et de Fathi Radwan venaient également au Club. Mais c’était, eux, pour afficher leur soutien inconditionnel, sans réserves. Avec des clins d’œil en direction des oreilles à l’écoute. Entre autre des rappels insistants des déclarations de « foi » des officiers et de leur sympathie envers les thèmes idéologiques des Frères. Les Nationalistes rappelaient que les futurs officiers libres avaient été avec ceux contre le coup d’Etat des Anglais rappelant le Wafd au pouvoir en 1942. Ils oubliaient de signaler qu’ils étaient retrouvés tous aux côtés du Roi ! et qu’ils étaient manipulés par les nazis ! Tout cela était fort instructif et inquiétant. Cette période est celle au cours de laquelle j’ai eu les plus longues discussions politiques avec mon père, dont j’ai rappelé les points saillants des opinions plus avant dans ces Mémoires. Pour lui les choses étaient claires : les officiers étaient des nationalistes primitifs, incultes et antidémocratiques. Wadie, qui connaissait bien ces officiers, avait ses entrées pour je ne sais quelle raison (il était intime avec l’un d’entre eux et savait ce qui se passait dans leurs réunions houleuses), et qui discutait beaucoup avec mon père et moi, confirmait ce jugement. Cependant mon père n’avait pas d’opinion sur la question de savoir si on « pourrait les éduquer » (qui et comment ?) ou si les Frères Musulmans et les partisans d’Ahmad Hussein l’emporteraient naturellement. Mais il était content qu’ils nous aient débarrassé de la monarchie et qu’ils aient osé faire une réforme agraire. A Port Saïd, comme ailleurs, les Officiers Libres avaient tenté de créer le noyau d’un futur parti politique qui serait le leur. Un « Comité de libération » fut donc installé. Mais aucun homme politique ou militant respectable n’accepta d’y figurer. Le Comité, constitué d’illustres inconnus ou, pire, de politiciens corrompus de la droite ex promonarchiste, de Frères Musulmans et de partisans d’Ahmad Hussein, faisait l’objet des sarcasmes amusés des fidèles du Nadi Wafdi. Cela ne préjugeait de rien de bon. Pendant ces courtes vacances en Egypte je reprenais le contact avec mes camarades du PCE. Pendant l’un de ces séjours en Egypte j’allais rendre visite à Ismail et Bouli dans leur appartement du bout de Zamalek. Pendant l’autre j’allais les voir à Alexandrie, où Ismail était prof. C’est là que j’ai rencontré pour la première fois Inji et son jeune mari Hamdy. Inji, à mon avis a été un grand peintre. Nous ne nous sommes depuis jamais perdus de vue; je l’ai retrouvée dans les circonstances difficiles de l’année terrible - 1959 - cachée à Choubra. Amie très proche, avec Isabelle, Fawzy Mansour et sa femme, nous avons fait par la suite de grandes randonnées dans les campagnes et les oasis d’Egypte, qu’Inji aimait tant et peignait avec une grande force originale. Entre temps, à Paris je faisais ce qu’on me demandait de faire : la liaison avec le PCF et le PC Italien, en principe « tuteur » des communistes égyptiens. Le conflit était violent entre les différentes organisations communistes égyptiennes, notamment le PCE (Raya el Chaab) et Hadeto. Les quelques lignes que j’ai écrites sur le sujet dans l’Itinéraire rendent compte du point de vue que j’ai développé par la suite concernant ces conflits. Je suis revenu récemment sur cette période et publié un ouvrage (Unité et diversité dans le mouvement au socialisme, le cas de l’Egypte) qui fait connaître les documents en question, dont j’avais soigneusement conservé les originaux, certains rédigés en arabe par moi-même. Derrière le heurt des individus et masquée par le jargon dogmatique de tous se cachait une divergence implicite profonde concernant les perspectives de ce que les soviétiques allaient appeler un peu plus tard la « voie non capitaliste ». Au cours des dernières années un comité des «anciens » de toutes les organisations qui se réclamaient du communisme a été constitué au Caire. Nous tentons d’abord, honnêtement, de collationner tout ce qui peut l’être de documentation : journaux et tracts clandestins, enregistrement des souvenirs qui viennent compléter un nombre grandissant de Mémoires d’un intérêt indiscutable. Nous avons pensé inutile de faire revivre les polémiques du passé; ce qui ne devrait pas empêcher, mais au contraire favoriser une analyse froide, bénéficiant du recul du temps, des théories et des stratégies explicites et implicites des uns et des autres. Le second semestre de 1956 avait été tout entier occupé par la nationalisation de Suez (juillet 1956) puis de l’agression tripartite (France-Grande Bretagne-Israel) d’octobre 1956. Nous étions Isabelle et moi, partis en vacances en Egypte en juin 1956 et je devais en principe soutenir ma thèse à la rentrée. C’est donc à Port Saïd, en plein cœur de la zone du Canal, que nous apprîmes la nationalisation du Canal, en écoutant à la radio le discours de Nasser dont l’importance avait été annoncée. Eclats de joie personnelle se joignant à la liesse populaire, spontanée et immédiate. Mais il fallait rentrer vite, pour en finir avec la thèse. Nous avons donc pris, en septembre, ce qui s’est avéré être le dernier paquebot qui allait franchir le Canal avant l’agression militaire tripartite. Rentré à Paris, je me mobilisais entièrement avec bon nombre d’étudiants égyptiens à Paris, dont Reda Bastouly et sa femme Nadra, devenus des amis fidèles et intimes, pour « faire pression » sur l’ambassade hésitante (certains pensaient que le régime tomberait et souhaitaient être bien vus par la restauration monarchique qu’ils attendaient), et informer l’opinion française (journaux et organisations). Inutile de dire également que j’étais véritablement inquiet sur le plan personnel. Mes parents étaient à Port Saïd, aux premières loges pour les bombardements de la marine puis le débarquement des paras. Batailles de rue autour de la maison. Certains de nos beaux meubles ont été transpercés par les balles (souvenir sur lequel mon regard tombe de temps en temps au Caire). Le danger n’était pas imaginaire. Tout cela a retardé d’un an ou presque la conclusion de ma thèse. Et lorsque je rentrais en Egypte en août 1957 je trouvais un pays totalement différent de celui que j’avais connu, non seulement dans mon enfance, mais encore à peine un an plus tôt. La défaite de la coalition des agresseurs avait permis à l’Egypte de faire un bond en avant, de nationaliser le capital étranger dominant jusqu’alors, tandis que les colonies étrangères avaient quitté le pays en masse. Le communisme égyptien faisait face également à une situation fondamentalement nouvelle par bien des aspects. La thèse passée en juin 1957 nous décidâmes, Isabelle et moi, de nous marier, ne serait-ce que parce que c’était la condition pour qu’Isabelle obtienne un visa pour l’Egypte, les relations diplomatiques avec Paris étant par ailleurs rompues. Mariage plus que simple à la mairie du Ve, retardé par les tracasseries de la police française (oui, à l’époque une française était soumise à l’autorisation de la préfecture pour son mariage avec un étranger !). Lazare et Reda furent nos témoins. J’avais également acheté une vieille Ford noire, que j’allais emmener en Egypte. La Ford qui devait nous conduire de Pavillons sous bois à la mairie du Ve, refusa obstinément de démarrer. Ce fut donc un voisin de mes beaux parents qui nous a conduit dans sa camionnette. L’adjoint au maire chargé des mariages commençait à s’impatienter lorsque nous apparûmes ! Le mariage conclu, tous les deux, accompagnés de Reda et de Nadra fîmes une belle ballade à travers la France du Sud Ouest avant de parvenir à Marseille où j’embarquais, Isabelle me rejoignant quelques mois plus tard. La page de notre vie d’étudiants était tournée. 3739630@100617035.com - 7-100617035-23495496 - Toute reproduction interdite CHAPITRE III LE CAIRE : 1957 - 1960 Je rentrais donc en Egypte en septembre 1957, et Isabelle m’y a rejoint deux mois plus tard. Dès octobre j’allais au Caire pour être interviewé par l’administration qui sera mon employeur. Interview positif et engagement à partir de janvier 1958. Retour à Port Saïd pour quelques vacances j’y suis frappé par une étrange maladie qui présentait les mêmes symptômes que ceux de la goutte : doigts de pieds enflés et rouges, mal au point de ne pouvoir marcher. Curieux, comment pourrais-je avoir la goutte si jeune ? Les médecins - mes parents et des collègues - n’y comprennent rien. Serait-ce dû aux excès alimentaires de notre ballade à travers le Sud ouest de la France ? Il est vrai qu’excès il y avait eu. Isabelle avait retrouvé en Dordogne parents et amis, dont l’une avec qui elle avait été en classe, établie restauratrice à Lalinde, grosse à souhait; et chez elle on avait fait bombance. Reda et Nadra qui étaient de la partie - plus gourmands qu’eux c’est difficile - poussaient à la consommation des foies gras et des confits de canard et d’oie. Mais quand même, est-ce suffisant pour donner la goutte ? Le mystère n’a pas été éclairci à l’époque, fort heureusement le mal est passé en un mois environ. Mais six ans plus tard, à Bamako, répétition de la même affaire, sans abus alimentaires préalables. Le mystère a alors été éclairci par un médecin yougoslave Abramovic, voisin et ami à Koulouba, psychiatre reconverti à beaucoup de choses, d’un tempéramment de curiosité scientifique. Tu reviens d’Ethiopie ? Oui. Alors il y a une maladie rare et curieuse transmise par l’eau du Nil, que tu as attrapée dans les deux pays riverains du fleuve dont on ne boit que l’eau; çà s’appelle les « shiga ». Traitement efficace, symptômes disparus en huit jours. La Mouassassa Iqtisadia L’année 1957 avait été celle du grand chambardement en Egypte, suite à l’échec de l’agression tripartite. Les capitaux britanniques, français et belges, dominants dans les secteurs industriels et modernes de l’économie, avaient été placés sous séquestre. Qu’allait-on en faire ? Deux thèses divisaient le groupe dirigeant des officiers libres : les « égyptianiser » c’est à dire en transférer la propriété, avec ou sans paiement réel, au grand capital égyptien privé, qui en fait avait souvent été plus associé que concurrent du capital étranger (le groupe Misr en particulier), ou bien les nationaliser pour créer un secteur public qui permettrait par son importance d’amorcer la planification d’un développement accéléré ? Finalement, Nasser penchant pour la seconde solution, celle-ci fut retenue, avec quelques concessions de forme à la première - en associant ici et là, marginalement, le privé égyptien au nouveau secteur d’Etat. Mais comment allait-on concevoir la gestion de ces entreprises et la planification de leur développement ? Ismaïl Abdallah fut alors chargé d’une mission d’information sur le sujet. Il était connu, par les dirigeants du pays, comme économiste marxiste, et d’autant plus connu que, communiste, il avait été jeté en prison en 1954 et n’en était sorti qu’en 1956 (les Mémoires de Bouli fournissent tous les détails à ce sujet). Il était respecté pour son intelligence et son sens national. Ismaïl a fait la meilleure proposition qui puisse être, à mon avis. Le danger était que la direction des entreprises nationales ne soit distribuée à des clients politiques - officiers en particulier - n’ayant que peu de comptes à rendre, dépendants formellement de différents ministères. A l’incompétence dans la gestion s’ajouterait l’émiettement du contrôle. Ismaïl proposa donc de créer une institution d’Etat autonome, sur le modèle de l’IRI italienne, une sorte de holding d’Etat qui choisirait les administrateurs des sociétés et donnerait les grandes orientations de gestion et de développement. L’institution fut créée en 1957, et appelé la Mouassassa Iqtisadia (l’Institution économique). Son Président ne pouvait être qu’un officier de l’entourage de Nasser. Fort heureusement celui qui fut choisi - Hassan Ibrahim, officier de l’Air - était le moins nocif. Peu porté au travail, mais davantage aux honneurs, il était heureux de pantoufler - bien qu’encore jeune ! - sans tenter de se mêler des affaires de l’institution. La direction effective de celle-ci était confiée à un directeur général - Sedki Soliman - ingénieur de formation. Gros travailleur, bien organisé, il avait de bonnes qualités pour la fonction. Il devait d’ailleurs en donner la preuve plus tard en qualité de Ministre du Haut Barrage, dont il dirigea les travaux - pharaoniques - avec exactitude et sans corruption. Mais Sedki Soliman avait aussi ses limites, c’était un vrai technocrate, sans culture économique autre que pragmatique, et surtout sans vision politique - patriote nationaliste populiste mais rien de plus. Ismaïl, qui avait conçu le projet, fut nommé directeur, chargé d’orienter les décisions économiques de l’institution. Communiste, il ne pouvait être placé plus haut. Mais c’était déjà bien. Doté d’une forte personnalité, capable d’argumenter, il pouvait - et devait pendant l’année 1958 où il exerça ses fonctions - influer réellement sur les décisions principales. Ismaïl cherchait donc une équipe pour l’y aider et avait évidemment pensé à moi dès le départ. C’est ainsi qu’il me fit interviewer et recruter par Sedki Soliman. La Mouassassa n’était pas une bureaucratie gigantesque. Il fallait éviter ce défaut, bien égyptien. Elle s’installa donc au dernier étage de la Banque d’Alexandrie - ex Barclays Bank nationalisée - rue Kasr el Nil, au centre de la ville. Une distance que j’aurais pu faire à pied de mon domicile de Bab el Louk; mais je prenais toujours ma grosse et vieille Ford noire. La petite équipe qui occupait le bureau attenant à celui d’Ismaïl était composée de cinq personnes dont, outre moi même, Sobhi el Etrebi (qui a terminé sa carrière en sous secrétaire d’Etat) et Yousry Ali Moustapha, qui avait fait son doctorat d’économie en même temps que moi, et est devenu beaucoup plus tard, dans le gouvernement Sadate - Atef Sedki, ministre de l’Economie (je l’ai revu dans son bureau prestigieux de la rue Adli dans les années 1980). Nous étions collectivement chargés de faire deux choses. D’une part préparer un « bulletin hebdomadaire » (Nashra) qui, en proposant des analyses des problèmes des entreprises, de leur gestion et de leur développement souhaité, en présentant les décisions et en les discutant, aurait avant tout une fonction éducatrice pour les cadres égyptiens, souvent sans expérience dans ces domaines nouveaux pour eux jusque là. D’autre part évidemment étudier plus en profondeur les problèmes de l’économie des secteurs intéressés par nos entreprises. Je m’attachais plus particulièrement à cette seconde série de tâches tandis que Sobhi assurait l’essentiel de la rédaction du Bulletin. A la Mouassassa je m’occupais donc de différents dossiers et, étant dans le service de la recherche, décidais d’analyser de près chacun des grands secteurs de l’économie moderne égyptienne - coton et textiles, industries alimentaires, matériaux de construction, chimie, mines, sidérurgie et mécanique, banques et assurances, transports etc… - de retracer leur histoire, d’analyser leurs problèmes et de voir quelles pourraient être les perspectives de leur développement. J’ai laissé sur place cette masse de dossiers qui pourra servir à ceux des étudiants intéressés par le passé du pays et l’expérience nassérienne. J’étudiais aussi le dossier du Haut- Barrage et je peux témoigner ici que bien des problèmes apparus par la suite, lorsque le barrage a été mis en fonction, que les terres nouvelles ont été conquises sur les sables (mais pas drainées suffisamment comme prévu, faute de moyens), étaient parfaitement connus des excellents techniciens égyptiens qui avaient travaillé à ce projet gigantesque sans lequel, il faut le dire, l’Egypte - avec aujourd’hui (en 2014) plus de 80 millions d’habitants - n’aurait pas pu faire face comme elle l’a fait, sans problèmes, à la sécheresse qui a frappé le continent africain dans les années suivantes. Le discours mis à la mode par les Américains jaloux que le refus de la Banque Mondiale de financer le projet (la banque avait reçu favorablement le projet mais croyait pouvoir imposer à l’Egypte à cette occasion des conditions purement politiques - pas d’armes tchèques !) n’ait pas porté de fruits (la construction avec l’aide soviétique a coûté beaucoup moins cher que ne le prévoyait le plan antérieur de la Banque), discours malheureux repris à la légère par de nombreux écologistes de notre époque, ignore que l’eau est en Egypte le facteur sans lequel la vie est simplement impossible. Mes fonctions m’amenaient à suivre de près la manière dont le nouveau secteur public était géré, à suivre les discussions et les décisions des conseils d’administration des entreprises. J’y ai beaucoup appris. Je voyais concrètement comment se constituait la « nouvelle classe », comment les intérêts privés de beaucoup de ces messieurs (il n’y avait que peu de dames dans le lot) commandaient trop de décisions, comment les représentants des travailleurs (une innovation du nassérisme, excellente dans le principe) étaient marginalisés, dupés… ou achetés. Durant toute l’année 1958 Ismaïl assumait la direction de ces travaux avec beaucoup d’habileté. Il en fallait. Car la bureaucratie de l’Etat égyptien, toujours pharaonique, était traversée de toutes sortes de contradictions et de conflits, les uns, nobles, traduisant des visions politiques différentes, les autres, plus vulgaires, le heurt d’intérêts d’individus et de clans. En gros il y avait quatre centres de décision qui se disputaient plus qu’ils ne se partageaient l’orientation du développement du pays : la Mouassassa, le Ministère de la Planification, le Ministère des Finances dont dépendait la Banque Centrale, la Banque industrielle. On ne pouvait pas, à la Mouassassa, se contenter de gérer le secteur public au jour le jour. On était donc contraint de planifier son développement. Mais n’était-ce pas là la tâche que le nouveau Ministère du Plan aurait dû assumer ? Or il ne l’assumait pas. Ses techniciens, souvent individuellement des personnes de qualité, - comme Nazih Deif, mon interlocuteur, l’était - avaient été mis (ou s’étaient mis d’eux mêmes) sur les rails de la « modélisation » de la croissance. Je ne suis pas hostile par principe à l’usage de modèles bien sûr. Il en faut pour tester la cohérence des politiques sectorielles et partielles. Mais le modèle doit venir après, non avant. Après que le contenu social et politique des objectifs ait été défini. Les technocrates croient souvent pouvoir fuir la responsabilité politique par l’illusion que les modèles permettent de faire des choix dont la rationalité pourrait être supra politique, supra sociale. Charles Prou, qui travaillait à Paris au SEEF, le brain trust du Plan français, dirigé par Claude Gruson, venu en mission au Caire, partageait mon point de vue. Ensemble nous avions tenté de convaincre Deif, en vain. Le Plan donc ne nous génait pas, mais il était une référence inutile. Il restait que le développement du secteur public contrôlé par la Mouassassa avait besoin de moyens financiers. Or ici nous nous heurtions à l’obstacle de la dualité des visions des Finances et de la Banque industrielle. Le Ministère des Finances, institution aussi ancienne que l’Egypte, avait des habitudes qu’il était pratiquement impossible de lui faire changer. Le Trésor avait toujours financé l’irrigation et, depuis le XIXe siècle, les chemins de fer, puis, depuis la crise des années 1930 qui avait menacé de faillite trop de grands propriétaires fonciers, le Crédit Foncier qui avait pris le relais des banques auprès desquelles ces propriétaires s’étaient endettés, enfin, depuis la guerre, le Crédit agricole (qui faisait les avances de campagne aux petits exploitants) et un certain nombre de caisses - dispersées - qui géraient des fonds de compensation, chaque fois créées ad hoc, pour limiter les dégats de l’inflation. Dans tous ces domaines, impossible de faire sortir le Trésor de ses habitudes, gérées par des services séparés sans communication entre eux, entraînant pas mal de gaspillages ou d’absurdités. De plus le Trésor n’avait jamais pensé financer l’industrie qui, au demeurant ne le lui avait jamais demandé, se contentant d’asseoir sa rentabilité par la protection tarifaire et l’octroi des marchés publics, renforçant la position monopoliste des entreprises. La Banque centrale, dont les fonctions étaient assumées alors par la National Bank tout juste nationalisée, était - nature oblige - conservatrice au maximum. Chargé d’assurer la stabilité de la monnaie (c’est déjà pas si mal - elle le faisait bien) mais rien à faire pour aller au delà. J’étudiais donc ce fatras des finances publiques égyptiennes - passionant travail qui m’a amené plus tard à savoir lire vite dans les fatras non moins désordonnés des comptes du Trésor au Mali, au Ghana (du temps de Rawlings), au Congo (du temps de Noumazalaye), et à Madagascar (du temps de Ratsiraka). J’y avais découvert qu’il y avait un compte riche de moyens inemployés, celui des Wakfs publics (biens de main morte) nationalisés récemment (les Wakfs privés avaient été abrogés par le régime républicain). Pourquoi ne pas mobiliser ces moyens pour l’industrialisation? Echec de nos propositions (Ismaïl avait défendu le dossier) pour une raison simple : c’était l’armée qui tapait dans ces caisses ! pas exclusivement pour acheter des armes, également pour construire des logements pour les officiers. Il ne restait plus que la banque industrielle, création du régime, contrôlée en principe par le nouveau Ministère de l’industrie (indépendant des Finances). Notre fidèle ami, communiste lui aussi, Hassan Abdel Razek, était l’économiste en chef de la Banque. Nous discutions souvent de tel ou tel projet, nous parvenions souvent à la même conclusion - pas toujours, mais c’est normal - mais nous n’étions pas capables de faire donner une suite à nos propositions. Au Ministère de l’industrie, qui détenait la décision en dernier ressort, des « clans » (shilal en égyptien, terme bien connu de tous ceux qui savent ce que sont les habitudes ancestrales de la gestion du pays) - d’officiers et d’autres, plus ou moins corrompus, peu compétents ou têtus pour une raison quelconque - faisaient la pluie et le beau temps. C’était eux qui « planifiaient » la réalité, en vérité dans le désordre total qui est le contraire du concept même de planification. Je raconte un peu dans le détail toute cette histoire, dont j’ai publié récemment en Egypte les détails dans un interview accordé à Malak Labib, parce que je constate que les livres qui parlent de l’époque ne le font pas. Ils substituent à la réalité un discours abstrait et général sur la planification de l’époque nassérienne, comme si celle-ci avait été la mise en oeuvre raisonnée des déclarations publiques et des textes la concernant. Comme si donc son « échec » tenait à son principe théorique ! L’année 1958 et plus encore 1959, furent dures. Comme je le dirai plus loin, la lune de miel entre les communistes et le régime, à la suite de la nationalisation de Suez en 1956, fut de courte durée. Les critiques adressées par les communistes à l’endroit de la vision bureaucratique antidémocratique de l’unité égypto-syrienne n’étaient pas acceptées. Le 1er janvier 1959 la police arrêtait par milliers les communistes. J’échappais à cette première liste, mais Ismaïl en était. Nous n’avions donc plus de directeur, le poste resta vacant au moins toute l’année 1959. Je n’avais d’ailleurs plus « le coeur à l’ouvrage » comme on dit, mais je décidais de ne pas chômer. Je poursuivais donc avec la même intensité mes recherches et mes études pour ma propre meilleure connaissance de la réalité économique égyptienne. L’Egypte nassérienne, publié un peu plus tard (en 1963) sous le pseudonyme de Hassan Riad (mon nom de clandestinité) doit beaucoup de sa matière à celle que je réunissais alors. Je portais un jugement sévère à l’égard du nassérisme, sur lequel je reviendrai. Parallèlement je mettais le pied dans l’étrier de l’enseignement. L’Institut des Hautes Etudes de la Ligue Arabe m’avait sollicité pour faire un cours d’économie spécialisée. J’ai donc utilisé le matériel qui j’avais réuni pour donner mon cours sur les « flux financiers ». Publié la même année par l’Institut de la Ligue, l’ouvrage que j’écrivais à partir du cours proposait le premier TOF (Tableau des Opérations Financières) qui ait été dressé en Egypte. La technique de l’opération était nouvelle, et c’est Charles Prou qui me l’avait apprise au cours de sa mission. Nous étions bien en avance sur beaucoup d’autre et la Banque Mondiale à l’époque ignorait cette dimension de l’analyse macro économique ! Cependant l’instrument n’était, en Egypte, d’aucun usage pour le type de « planification » que j’ai décrit plus haut, bien entendu. Le cours que je faisais était difficile, nouveau et il n’y avait pour les étudiants (doctoratifs) aucune lecture de référence possible en arabe, fort peu en anglais, un peu plus en français, dans les documents du SEEF de Paris; les étudiants avaient de toute façon de la difficulté à lire l’anglais et ignoraient le français. Quoi faire ? Je dictais le cours et fournissais une sorte de polycop, à partir duquel j’ai écrit le livre. A l’examen je donnais deux questions, l’une « normale », qui permettrait de découvrir ceux qui avaient plus ou moins compris le sujet, et l’autre « question de cours bateau » (pratiquement le titre d’une section) pour sauver de la débacle ceux qui avaient travaillé mais ne maîtrisaient pas la matière. Un de mes étudiants sortait d’El Azhar et, choisissant la question de cours, me remettait une copie texto, mot pour mot, mais avec ici et là des blancs (pointillés, parfois accompagnés par « ici il manque 8 mots ou 2 lignes… »!). Quelle note ? Un pour ne pas mettre zéro. L’étudiant, venu me voir, m’accusa d’injustice et prétendit qu’il méritait 16,73 sur 20 (je ne me souviens pas du chiffre mais il avait cet ordre de précision). Comment êtes- vous parvenu à tant de précision dans votre estimation ? je n’ai jamais pu le faire. Très simple : j’ai placé 83,65 % des mots justes et dans l’ordre. Impossible de lui faire entendre que c’était là la preuve même qu’il n’avait aucun souci de comprendre le sujet. Je ne sais pas ce qu’est devenu ce personnage. Mais je ne serais pas étonné qu’il soit aujourd’hui un défenseur de cette fameuse « spécificité » et « authenticité » mis à la mode par l’islamisme. L’Azhar n’a pas changé depuis; mais on le prend au sérieux (ce qui aurait fait rire les Egyptiens de la génération de mon père). Des « docteurs » en toutes choses sont formés dans cet esprit et produisent des ouvrages incroyablement stupides qu’on prend au sérieux (ou fait semblant de prendre au sérieux), qu’on « discute » dans des colloques où d’autres universitaires viennent écouter silencieusement et commenter avec respect. Tel est la « spécificité » en question! Elle aurait fait dresser les cheveux sur la tête d’un rationaliste du XIIe siècle ! La vie quotidienne Je ne chercherai pas plus à décrire Le Caire que je ne l’ai fait pour Paris. J’aime également cette ville grandiose et chaleureuse, la seule ville au monde où l’on trouve la marque des siècles successifs depuis l’antiquité. Les Egyptiens ne détruisent jamais, ils attendent que ça tombe tout seul. Cela arrive avec les immeubles modernes, plus rarement avec ceux des temps anciens ! Les Egyptiens conservent. Pauvres, ils entassent - sur leurs toits des vieux vélos ou que sais-je, tout - on ne sait jamais, ça pourrait servir un jour. Le Caire n’avait à l’époque que deux millions d’habitants. L’agglomération en a quinze aujourd’hui. Il y avait encore des quartiers beaux et propres, des palais somptueux, des avenues bordées de flamboyants. Le centre ville, construit par les Khédives du XIXe siècle, était de « goût parisien », le leur et celui de l’aristocratie égyptienne : immeubles sobres, gris même style et même hauteur. Pas le goût clinquant de la fausse Méditerranée avec ses villas hétéroclites, ni celui des buildings modernes de trente étages distribués au hasard de la spéculation foncière, entourés de petites maisons délabrées… Mais, malgré la déchéance urbanistique que la nouvelle classe a imposée, la ville reste - grâce à son peuple moqueur et chaleureux - attachante. J’en connais bien aussi les coins et recoins. Du moins ceux de l’époque. Car la ville s’est évidemment étendue. Entre la ville propre et ses banlieues s’étendaient vers le Sud (Méadi) et l’Ouest (la route des Pyramides qui méritait son nom) des champs verdoyants peuplés de paisibles gamousses, ou, vers le Nord est (Héliopolis), le désert. Il n’y a plus là que des quartiers bâtis ou squatterisés. Mais la ville s’est surtout densifiée : superficie double ou triple, population multipliée par sept. Les vieux quartiers petits bourgeois anciens (El Hussein) ou du début du siècle (Abbassieh, Choubra), ou ouvriers (Boulaq) sont uniformément taudifiés. Des surfaces gigantesques (à Embaba) sont occupées par des bidonvilles « modernes » etc… Isabelle et moi cherchions un appartement au centre ville. Comme toujours nous sommes des urbains et non des banlieusards. On le trouva à Bab el Louk, dans l’immeuble Anwar Wagdy, du nom de son propriétaire, un acteur de cinéma qui fut illustre et qui comme beaucoup de riches avait investi dans l’immobilier de rapport, rue Mazloum, face à la Mosquée Tcherkesse. Un bel immeuble pour l’époque, bien que comme toujours en Egypte peu entretenu et donc, aujourd’hui, dégradé à l’extrême. Un appartement moyen, petit pour l’Egypte, grand à Paris - trois pièces. Nous avions la chance que nos voisins de palier soient nos amis le psychanalyste Moustapha Safouan, aujourd’hui parisien, et sa femme Nimet, avec leurs enfants. Moustapha a l’habitude (à psychanalyser ?) de ne jamais habiter la ville où il travaille. Il habitait Le Caire et travaillait donc à Alexandrie; quand il est venu en France il s’est installé à Strasbourg pour travailler à Paris, puis, ayant déménagé à Paris, est allé travailler à Strasbourg. Nous passions souvent des soirées fort agréables les uns chez les autres. Mon salaire pourrait faire sourire; il s’élevait à 35 livres, ce qui n’était pas un petit salaire en Egypte pour l’époque. Il est vrai que le coût de la vie était ajusté à ces montants : 4 livres de loyer, un déjeuner de fouls (féves) si on voulait dans un restaurant populaire mais propre au pied de l’immeuble, « fouls spéciales avec bastarma, huile d’olive et oignons » - de quoi rassasier - pour une piastre et demi (15 centimes) etc. Mais ce n’était quand même pas beaucoup. Isabelle évidemment travaillait elle aussi. Elle était institutrice au Lycée franco-égyptien de Méadi. Les anciens Lycées français avaient été nationalisés en 1956 et transformés en Lycées franco- égyptiens. Isabelle ne bénéficiait donc que d’un contrat local (salaire égyptien), les relations avec la France - et donc la Mission laïque - n’ayant pa été rétablies. Elle partait de bon matin, prenait le bus et revenait l’après midi. Bus surchargé, étouffant l’été, glacial l’hiver. A Méadi fort heureusement elle se fit au lycée une très bonne amie, Zeinab Ezzet, institutrice comme elle, et Isabelle déjeunait chez elle. Nous sommes devenus des amis véritablement intimes de la famille, de l’aîné des fils,Tarek, qu’Isabelle a vu grandir, plus tard du fils cadet, Ziad et de son épouse Hiba. D’autres amis au Lycée - Melle Politi, André Ghali, la directrice - créaient une atmosphère sympathique dans l’école. Mais le travail et surtout le déplacement étaient fort pénibles. Isabelle est courageuse. Malgré l’anxiété qui accompagne toujours la vie des militants de la clandestinité, nous étions joyeux et nous rencontrions souvent, les uns chez les autres, en groupes d’amis qui le sont tous restés dans ma mémoire lorsque les circonstances nous ont séparés, ou dans la continuité: Amina Rachid, Mohamed et Zeinab Ezzet, Mohamed Shawarby et sa femme Jacqueline Maqar, Ismaïl, Bouli et Inji, nos voisins les Safouan. Reda et Nadra étaient encore en France. Ma soeur, qui avait épousé un Allemand qui travaillait au Goethe Institut, vivait au Caire, dans un appartement d’un immeuble neuf de Zamalek. Mais elle avait son monde, nous le nôtre, passablement différents. Quelques ballades, pas suffisamment à notre goût. Toujours avec la Ford noire. Une fois le long de la côte de la Mer Rouge, nous sommes allés visiter les puits de pétrole. L’ingénieur fou qui nous y avait accueillis tenait à nous faire approcher au plus près des gaz enflammés au point qu’on a failli y laisser la peau. Isabelle, n’hésitant pas à se jeter hors de la voiture, lui fit arrêter son cirque. Une autre fois ou deux à Alexandrie où on allait, l’hiver, voir enfin la pluie - si rare au Caire (deux fois un jour certaines années). Mais le plus souvent à Port Saïd retrouver mes parents. On allongeait un peu le voyage en prenant la route du delta, via Belbeis et Tell El Kébir. A Port Saïd on retrouvait, outre les parents, les vieux amis - Awatef et son mari Salah - ou de nouveaux - le consul soviétique Chikov qui habitait le rez de chaussée de notre maison. Un homme très sympathique et, quoiqu’on pense de la société soviétique, probablement sincèrement communiste. Je ne sais ce qu’il est devenu, s’il est encore en vie. Mais je serais surpris qu’il ne soit pas resté fidèle à ses convictions. Chikov, comme beaucoup de Russes sinon tous, buvait facilement. Il montait chez nous avec bouteilles de vodka et caviar. Conversations diverses et amusantes, accompagnées de « cul- secs » des petits verres de vodka avec une fréquence accélérée. Ma grand-mère, que cela amusait beaucoup, vidait ses verres dans un pot de fleur près de son fauteuil de la véranda. Les fleurs en souffraient sans doute. Mais aussi de temps en temps des discussions plus sérieuses. Je lui disais ce que je pensais de la situation en Egypte, pas des secrets d’Etat (je n’en connaissais d’ailleurs point je pense), mais des analyses. Il écoutait attentivement mais ne répondait guère. L’année 1959 fut celle des vagues successives d’arrestations. Le groupe du parti auquel j’appartenais était dirigé par Fawzy Mansour et mon amitié avec lui remonte à ces moments difficiles, qui permettent de mesurer la véritable qualité des individus. Inutile de dire que Fawzy était - et reste - le prototype de la droiture et du courage. Inji était passée dans la clandestinité et se cachait à Choubra. Déguisement parfait. On se réunissait chez elle. Elle a été dénoncée par l’un des participants à ces réunions, dont - je dois dire que j’ai quelque flair - la « tête ne me revenait pas ». Il me paraissait avoir le faciès d’un lâche. Et c’est probablement la raison de sa trahison. Avec Fawzy nous avions adopté les règles de la clandestinité. Deux rendez-vous successifs, le second étant dit « de réserve ». Premier rendez-vous : je (ou il) passe à telle heure précise (pas question de n’avoir pas de montre exacte) à tel endroit. Si l’un de nous se sent suivi, ou même peu sûr de ne pas l’être (il y a des techniques pour cela), il ne va pas au rendez-vous. Il vient à celui de « réserve ». En novembre pas de Fawzy à deux rendez vous successifs. Déduction : probabilité très forte qu’il ait été arrêté. Il l’avait été. La décision avait été prise juste avant que dans ce cas je chercherais à m’arranger pour quitter l’Egypte. Je le décidais donc, en accord avec le parti. Fort heureusement Charles Prou, qui était venu en mission, avait discuté avec moi et avait compris à demi-mots les risques de notre choix, m’envoyait une invitation pour un stage de formation au SEEF, signée par Claude Gruson, directeur de cet organisme. Il me fallait un visa de sortie. La chance a voulu que l’officier de police qui était chargé de ce genre de dossiers - Taha Rabie - et devait procéder à mon arrestation avait une fille qui, enfant, avait été sauvée de la mort par ma mère. Taha a pensé qu’il fallait rembourser. Il a sans doute enfermé l’ordre d’arrestation dans son bureau, fermé à clé et s’est contenté de me dire : j’ai à faire dehors toute la journée et reviendrai ce soir au courrier. J’avais compris. Une demi-heure après la Ford démarrait, deux heures plus tard j’étais à Port Saïd et une heure après mon père avait dégoté un capitaine de cargo dont le navire était en partance pour m’y embarquer. C’était début janvier 1960. Plus vite que l’avion. Isabelle restait au Caire jusqu’au terme de son contrat; elle me rejoindra en juillet, l’année scolaire terminée. Elle a passé une partie de cette période chez Zeinab, à Méadi. A Port Saïd je voyais au visage de mon père, terriblement anxieux, combien il avait pu souffrir durant cette année terrible. Je n’allais plus le revoir, il est mort subitement en octobre 1960 d’un infarctus. Le communisme égyptien Lorsque je partais pour Paris en 1947 j’ignorais encore tout des organisations communistes égyptiennes et de leur histoire. J’appris celle-ci en rencontrant quelques uns des membres de Hadeto expulsés d’Egypte et repliés en France depuis 1947 ou 1948, en particulier Youssef Hazan, sa soeur Mimi, André Bereci et quelques autres sans doute. J’entendais également rapidement un autre son de cloche, des points de vue critiques de Hadeto venant d’Ismaïl, de Moustafa Safouan, de Raymond Aghion, que je rencontrais à l’occasion de la publication de Moyen orient dont j’ai parlé plus haut. Progressivement je penchais en faveur de la critique de Hadeto et lorsque l’idée de la création d’un nouveau parti, le PCE qui sera connu sous le nom de son journal, Rayat el Chaab (l’Etendard du Peuple) fut suggérée, je m’y ralliais. J’adhérais formellement au PCE en Egypte en 1952 et, comme je l’ai déjà dit, ai rempli quelques fonctions au service du PCE entre 1952-1957, à Paris. Je recevais des rapports du PCE faisant l’analyse de la situation, que je traduisais en français pour les transmettre au PCF et au PC Italien, via Raymond Aghion généralement. Fouad Moursi, de passage à Paris (je ne sais plus exactement à quelle date) me laissa une pile de documents du PCE et de Hadeto et me chargea de faire un rapport en en comparant le contenu d’un point de vue critique qui pourrait être le nôtre, celui du PCE. Ce que je fis, sur un ton fort polémique, qui plut à Fouad. Ce rapport a donc été d’une certaine manière fait sien par la direction du PCE. J’ai mis tous ces documents, ceux d’origine (les journaux et tracts du PCE et de Hadeto) et les rapports du PCE, à la disposition de notre comité d’anciens du Caire et en ai envoyé une copie à l’Institut d’Amsterdan qui collationne tout ce qui intéresse l’histoire des mouvements ouvriers et socialistes du monde entier. Comme je l’ai écrit plus haut j’ai pris le soin de publier récemment ces documents en arabe et en français, avec mes commentaires. J’ai connu par la suite beaucoup de ces anciens militants du communisme égyptien; et beaucoup de ceux qui sont encore en vie se retrouvent au sein du Tagamou (le Parti de la gauche égyptienne, présidé par Khaled Mohi el Dine et dont le secrétaire général est Rifaat el Saïd). L’histoire du communisme égyptien a été depuis l’objet de nombreuses publications : celles de Rifaat el Saïd (lui même ex Hadeto), les mémoires publiés par un certain nombre d’anciens (comme Cherif Hettata, Didar-Fawzy, et d’autres), des interviews et enregistrements de souvenirs. Mais cette histoire reste à écrire, à mon avis. Non pas seulement parce que la plupart de ces témoignages demeurent partisans et biaisés, parfois outrageusement, par les appartenances d’origine des protagonistes - ce qui reste humainement tout à fait compréhensible et même doit être accepté - mais surtout parce qu’ils ne prennent pas le soin de relire cette histoire avec esprit critique (et donc aussi autocritique), et avec le bénéfice du temps écoulé depuis, de faire des analyses systématiques et froides des visions et des stratégies explicites ou implicites des uns et des autres, tant concernant la société égyptienne que celle de l’URSS. Je suis frappé par exemple de voir que presque rien n’apparaît dans ces témoignages concernant la société soviétique : l’URSS est le paradis lointain du socialisme et on ne s’intéresse pas à ses problèmes. Encore moins concernant la Chine et le maoïsme, pratiquement ignorés. Je constate que la « lettre en vingt cinq points » adressée par le PC chinois à celui de l’URSS (1963), que les débats qui ont accompagné la formulation des stratégies maoïstes de la « théorie des trois mondes », résumés - très à la chinoise - par la formule « les Etats veulent l’indépendance, les nations la libération, les peuples la révolution » invitant à articuler les questions du pouvoir, de la culture et de la lutte des classes d’une manière novatrice, que ceux qui ont préparé la révolution culturelle (« la bourgeoisie n’est pas hors du Parti, elle est dans lui »), sont demeurés pratiquement inconnus des communistes égyptiens et arabes, et, quand ils sont vaguement connus, ne le sont qu’à travers les déformations - quand ce n’est pas les affabulations ou les falsifications - de la propagande soviétique. Je n’ai ici ni l’intention de bâcler l’écriture de cette histoire, qui, je l’espère sera l’objet d’un travail sérieux plus tard (la meilleure solution serait qu’un bon collectif s’en charge), ni celle de poursuivre les polémiques du passé, bien qu’un certain nombre d’anciens n’imaginent pas d’en sortir. Au demeurant je préciserai que je tiens pour glorieuse cette histoire dans son ensemble et que ses protagonistes ont été - dans leur très grande majorité - les meilleurs des enfants de l’Egypte, les plus sensibles à ses drames, les plus courageux dans l’action pour y faire face. Ces qualités n’excluent pas qu’ils aient pu avoir tort - ceux-ci, ceux-là ou même tous, c’est à dire le mouvement dans son ensemble. Ou tout au moins avoir des opinions aujourd’hui qui tiennent compte de ce que le développement historique a produit. Je me contenterai donc, dans les lignes qui suivent, d’aborder les grandes questions auxquelles le mouvement communiste a été confronté (la question palestinienne, celle de l’unité arabe, celle de ses rapports au projet nassérien) pour donner l’opinion que je me fais aujourd’hui des réponses qu’il y apportait et surtout de leurs limites, voire béances. La question palestinienne La question palestinienne avait toujours été pour nous une préoccupation majeure. L’attitude prise en décembre 1947 par l’URSS en faveur du partage de la Palestine, et l’adhésion de tous les partis communistes de l’époque, y compris dans le monde arabe, en faveur de cette solution ont été l’objet non seulement de discussions animées et de conflits, mais également par la suite d’autocritiques des uns ou des autres, sincères sans doute, mais que je ne trouve pas toujours justifiées. La IIIe Internationale et les mouvements communistes égyptiens et arabes ont toujours condamné à juste titre le sionisme, dont ils voyaient l’expression d’un projet non seulement nationaliste et raciste mais encore appelé à créer une colonie de peuplement niant le droit à l’existence même des « indigènes » palestiniens. Le mouvement communiste égyptien a le droit aujourd’hui d’être fier d’avoir soutenu, dès les années 1940, le courant anti-sioniste chez les Juifs progressistes d’Egypte. Il n’y a donc aucune autocritique à faire sur ces plans, à mon avis, même si avec habileté, la propagande sioniste s’applique à confondre antisionisme et antisémitisme. La question du partage de la Palestine mérite par contre qu’on regarde l’affaire de plus près. Mais, sur ce sujet, il est bon de rappeler (car on s’est appliqué à l’oublier dans les polémiques sur le sujet) que l’Union soviétique et les forces démocratiques arabes, palestiniennes et égyptiennes ont d’abord soutenu l’indépendance d’un Etat palestinien unifié, laïc et ouvert à tous les habitants du pays, y compris les immigrés juifs de fraîche date, ce qui était déjà une concession non négligeable. Le sionisme a toujours refusé cette solution et, soutenu par la puissance mandataire qui lui a permis de s’armer et de constituer un « Etat dans l’Etat » tandis qu’elle désarmait le mouvement palestinien de libération, créé une situation de fait accompli au profit du projet sioniste expansionniste. On peut discuter si, dans ces conditions, l’adoption d’un plan de partage était tactiquement le meilleur (ou le pire) moyen de « limiter les dégâts ». J’observe que la résolution par laquelle l’ONU a adopté ce plan avait été soutenue par tous les pays occidentaux et ceux du monde socialiste de l’époque, mais rejetée par tous les pays africains et asiatiques alors membres de l’organisation. Peut-être du côté soviétique quelques raisons tactiques générales ont- elles pesé dans le sens du ralliement au plan de partage : l’URSS était alors encore terriblement isolée et cherchait désespérément à briser le monopole nucléaire des Etats Unis. Le ralliement des communistes égyptiens à cette tactique était peut-être discutable, mais il me paraît que « l’autocritique » ultérieure, unilatérale, a sous-estimé la complexité de la situation en 1947-1948 et a été de ce fait trop tranchée. Avec le recul du temps, et les résultats catastrophiques des stratégies mises en œuvre par les pays arabes, on est en droit de se demander si l’acceptation du plan de partage de 1947 n’aurait pas constitué la meilleure solution. Je le crois. On me répond que si les Arabes l’avaient accepté les sionistes n’en auraient pas tenu compte et se seraient lancé dans la conquête de territoires au- delà des frontières accordées par le plan. C’est possible et peut être même probable. Il n’en demeure pas moins qu’en refusant le partage nous avons facilité la tâche des sionistes, permettant ainsi que la guerre d’agression sioniste prenne l’allure d’un conflit entre « deux nationalismes » placés sur le même plan, voire d’une guerre « défensive ». J’ai insisté sur cette mise au point. La mode est aujourd’hui à calomnier les communistes accusés par l’Islam politique réactionnaire de s’être ralliés aux visées des sionistes et des impérialistes; et la nouvelle génération ignore la vérité, bombardée par ces mensonges. En réalité les communistes – du moins certains, dont les camarades qui ont été à l’origine de la création du PCE –Raya, auquel j’adhérais dès sa création en 1951 – proposaient la proclamation dès le 15 mai 1948 d’un Etat palestinien sur les territoires qui leur avaient été octroyés par le partage, sans pour autant reconnaitre la légitimité du principe du partage et encore moins ses frontières. La Palestine aurait été alors admise au sein de l’ONU le même jour qu’Israel, le 15 mai. Je prétends que ces propositions étaient incomparablement meilleures que celles de tous les autres acteurs de l’époque, gouvernements arabes, partis nationalistes et Frères Musulmans qui portent seuls la responsabilité du désastre (la Naqaba). Je l’ai rappelé avec la publication récente des documents du PCE (Raya) et de Hadeto. La question de l’unité arabe Le mouvement communiste égyptien a toujours eu, dans l’ensemble, des positions intelligentes concernant la question de l’unité arabe. Il n’a jamais accepté la thèse de la multiplicité des soi- disant nations arabes et de la reconnaissance des « Etats » comme étant l’horizon définitif du projet de libération. Mais il n’a jamais non plus gommé les spécificités régionales héritées d’une histoire beaucoup plus ancienne que celle du partage impérialiste du monde arabe et n’a jamais adhéré aux thèses idéalistes du nationalisme pan- arabe sur ce sujet. Alors que le mouvement nationaliste bourgeois égyptien (représenté par le Wafd principalement) et soudanais (les unionistes) gommait la spécificité soudanaise, le mouvement communiste égyptien et soudanais définissait sa stratégie en termes de lutte commune de deux peuples frères contre des adversaires extérieurs et intérieurs communs. Plus tard lorsque l’Egypte et la Syrie constituaient ensemble le République Arabe Unie (1958), puis que la possibilité d’une nouvelle avancée de l’unité arabe se dessinait à la suite du renversement de la monarchie en Irak, le mouvement communiste égyptien n’a pas hésité à critiquer les méthodes mises en oeuvre par le régime nassérien, anti-démocratique et méprisant à l’égard des réalités spécifiques des pays concernés. L’histoire nous a donné raison, puisque ces méthodes sont largement responsables de l’échec du projet. Les différences de position qui ont séparé certaines organisations communistes les unes des autres sur ce terrain me paraissent aujourd’hui n’avoir été que des différences de nuances : les uns (Hadeto) modulant leur critique de Nasser, les autres (le PCE-Raya) soutenant plus clairement les positions prises par Abdel Karim Kassem, chef irakien à l’époque. Les deux positions étaient - de mon avis aujourd’hui - faibles l’une et l’autre, mais elles s’inscrivaient dans une ligne générale correcte. Les rapports houleux entre les communistes et le régime nassérien La multiplicité des organisations communistes au cours pratiquement de toute la période de leur déploiement, depuis la renaissance du communiste égyptien (1942-1945) jusqu’à l’auto dissolution des deux partis en 1965, nous paraissait à tous inacceptable. La polémique entre ces organisations, toujours violente, a certainement accusé les dimensions personnelles des conflits, au détriment peut être d’un examen plus sobre des différences réelles d’analyse et de stratégie. Il reste que je me demande aujourd’hui si la recherche de l’unité (ou son substitut: la « victoire » d’une organisation s’imposant de facto) n’était pas le produit des conceptions dominantes à l’époque du « parti », unique et détenteur nécessairement de la « ligne juste ». Une meilleure attitude envers la démocratie au sein du mouvement, soit dans « le » parti s’il est unique de fait, ou presque, soit dans « les » partis, aurait été plus favorable à un déploiement plus lucide des débats, sans exclure leur front commun dans beaucoup de domaines. Il reste que la multiplicité des organisations cachait une appréciation différente de la stratégie générale de la révolution à l’ordre du jour de notre histoire. Les uns pensaient en fait que la libération nationale devait primer, et je traduirai cette position en termes qui peuvent paraître extrémistes mais que je souhaiterais compris dans un esprit qui n’est pas polémique, en disant que, selon leur analyse, l’Egypte avait besoin d’une révolution nationale bourgeoise démocratique. Les autres mettaient l’accent sur la perspective, rapprochée et nécessaire à leur avis, du passage de cette phase à celle de la construction socialiste. Je ne crois pas qu’il soit tout à fait possible d’associer le nom des différentes organisations à ces deux lignes de pensée, qui les ont traversées toutes, même si l’idéologie commune du dogmatisme de l’époque ne permettait pas d’en faire apparaître clairement les contours. Car les uns et les autres s’appuyaient sur la « méthode des citations », les positions de l’Union Soviétique, la lecture de la Démocratie nouvelle de Mao (1952) etc. Les ambiguïtés du débat, jointes aux problèmes de « personnes », ont fragilisé l’unification qui n’a duré qu’un temps court (1958), mais dont nous étions tous très heureux de la réalisation à l’époque. Le coup d’Etat des Officiers Libres en juillet 1952, puis la cristallisation du nassérisme et son évolution par étapes à partir de 1955 et 1961, transformaient la question du choix perspectif stratégique en une question immédiate incontournable : soutenir le nouveau régime, le critiquer, s’y opposer ? Ici encore les retours en arrière, les relectures critiques de ce que furent les positions des uns et des autres, et soit leur justification, soit leur dénonciation, dont notre littérature égyptienne progressiste contemporaine est remplie, ne me paraissent généralement pas saisir ce qui à mon avis constitue le fond du problème. Par exemple l’argument avancé par certains camarades de Hadeto que, ayant été actif dans l’organisation secrète des Officiers Libres, leur parti était mieux placé pour apprécier - correctement selon eux - le caractère progressiste du nassérisme dès sa naissance, ne me paraît pas situer la question sur son véritable terrain. Pour ma part je soutiens depuis 1960 que le projet nassérien était un projet national bourgeois dans son essence même, du début au terme de son déploiement, et qu’il n’a jamais franchi les limites de celui-ci. Son style populiste n’est pas en contradiction avec ce contenu; il constituait la seule forme possible de déploiement de ce projet national bourgeois, compte tenu de la faiblesse et du caractère historique compradore de la bourgeoisie égyptienne dite « libérale » d’une part, et de la crainte que les classes populaires, dont le soutien était nécessaire, ne débordent le projet (d’où l’entêtement anti-démocratique du nassérisme) d’autre part. La forme « étatique » choisie pour la gestion n’était donc pas du tout une « transition vers le socialisme », mais la seule forme efficace de son déploiement. Malheureusement l’alliance stratégique que l’Union soviétique forgeait avec la libération nationale dans le tiers monde à partir de Bandung (1955) d’une part, et l’étatisme du soviétisme lui-même d’autre part, ont largement contribué à confondre étatisme et socialisme. Je crois que l’histoire me donne raison a posteriori. Le nassérisme a cédé la place au sadatisme, comme les brejnévisme à Eltsine, sans que dans un cas comme dans l’autre on puisse qualifier de « contre-révolutions » ces transformations d’allure brutale. J’y ai vu au contraire l’accélération des tendances internes propres aux deux systèmes, la classe (bourgeoise) nouvelle constituée au sein et de par l’étatisme étant par nature appelée à « normaliser » son statut. Cela étant j’ai également dit et écrit que, dans un cas comme dans l’autre, cette évolution n’avait rien de fatal. Une autre évolution - vers la gauche - était possible, mais sa possibilité dépendait de la maturité des forces socialistes au sein de ces deux sociétés (et d’autres). A posteriori je suis donc à l’aise en qualifiant le projet national bourgeois d’utopie. A la lumière de cette analyse je relis les positions prises par le mouvement communiste égyptien d’une manière différente de celle qui nous est proposée le plus fréquemment. Je crois donc que la position de soutien, fût-il critique et parfois remis en cause par l’anticommunisme du pouvoir, prise par Hadeto était fondamentalement erronée parce qu’elle procédait de l’idée qu’une « étape nationale bourgeoise » était nécessaire, positive et s’ouvrirait sur son dépassement socialiste. Ma thèse est que le capitalisme réellement existant comme système mondial polarisant donne à tout projet bourgeois un caractère compradore nécessaire et que le refuser c’est précisément nourrir l’illusion de l’utopie nationale bourgeoise. J’exprime aujourd’hui cette thèse avec plus de clarté qu’il y a une trentaine d’années, mais j’en avais déjà plus que l’intuition à l’époque. C’est pourquoi ma relecture des positions du PCE-Raya qui avaient toutes mes sympathies depuis 1950-1951 est différente de celles qui lui ont adressé la critique sévère selon laquelle il s’était fondamentalement trompé sur la nature du projet nassérien. Ces critiques, qui ont été également les autocritiques du PCE lui-même à partir de 1956 et sont répétées aujourd’hui à satiété, me paraissent très unilatérales et procéder d’un point de vue stratégique dont l’histoire a démontré l’échec. Je laisse de côté donc les questions secondaires de langage (régime « fasciste »), de la complicité impérialiste éventuelle etc. Etait-il erroné de voir dans ce projet un projet bourgeois condamné à l’échec ? Très franchement donc je pense que le communisme égyptien n’avait pas réellement fait sienne l’analyse de la Nouvelle Démocratie de Mao. Hadeto jamais à aucun stade de son histoire. Le PCE qui avait amorcé une réflexion allant dans ce sens avant 1956 y a renoncé brutalement à partir de cette date. En témoigne le contraste entre les deux rapports successifs du PCE : celui de 1955 qui est critique à l’extrême du projet bourgeois du nassérisme (lequel n’est donc pas considéré comme une étape possible de la Démocratie Nouvelle, qui implique la rupture avec l’illusion nationale bourgeoise) et celui de 1957 qui non seulement se rallie à la thèse du caractère « progressiste » du nationalisme bourgeois (qu’on pouvait donc valablement décider de soutenir tactiquement de manière à approfondir ses contradictions avec l’impérialisme) mais encore, et de surcroît, l’analyse comme une étape (qui sera qualifiée un peu plus tard de « voie non capitaliste ») de la progression vers le socialisme. Aujourd’hui cette vision de la Nouvelle Démocratie doit être critiquée à son tour, comme les limites du maoïsme qu’elle a inspiré, à la lumière de l’évolution de la Chine elle même. Mais pas pour lui substituer pire : l’illusion nationale bourgeoise dont l’évolution catastrophique de l’URSS et celle du Tiers monde démontrent l’inanité. Ainsi donc, la « position de gauche » substituait à l’époque - les années 1950 - le projet d’une révolution socialiste ininterrompue par étapes à celui d’une révolution nationale bourgeoise. Je dis aujourd’hui que cette perspective, antithèse de l’autre, procédait d’une analyse commune aux deux qui sous estimait la polarisation immanente à l’expansion capitaliste. Je dis aujourd’hui que le marxisme s’est progressivement sclérosé faute d’avoir intégré cette dimension. Révolution bourgeoise (position des sociaux- démocrates et du nationalisme radical dans le tiers monde) ou révolution socialiste (position du léninisme-maoisme) éludent la vraie question : quelle est la nature de la révolution à l’ordre du jour alors que la polarisation rend impossible et la révolution bourgeoise et la révolution socialiste ? Bien que l’expression de mon analyse dans les termes formulés ici soit récente, ses racines remontent à l’époque même, aux années 1950. Je suis de ceux qui ont porté un jugement sévère sur le nassérisme, comme le lecteur de l’Egypte nassérienne pourrait s’en convaincre. Avec le recul du temps je suis aujourd’hui encore davantage radical dans ma critique. Le régime nassérien ne souffrait pas d’un déficit démocratique, et son style populiste n’était pas une forme primitive et insuffisante d’ouverture démocratique; en fait il méprisait totalement l’idée même de démocratie. Et je prétends que derrière ce mépris se profilaient des intérêts de classe - ceux de la bourgeoisie. C’est aussi la raison pour laquelle ce régime est bel et bien responsable de la suite : de l’infitah et de la montée de l’Islam politique. La formule proposée par Mohamad Sid Ahmad - que « Nasser avait nationalisé la politique » - vaut la peine qu’on y réfléchisse. C’est plus qu’un bon mot. Nasser a interdit le débat d’idées et détruit les deux pôles qui avaient occupé le devant de la scène depuis les années 1920 de ce siècle : le pôle libéral bourgeois, moderniste, il est vrai modérément démocratique et guère plus que laïcisant (mais ces limites tenaient à la faiblesse de la bourgeoisie égyptienne), le pôle communiste qui associait la modernisation à la libération nationale et sociale. Il les a détruit systématiquement non pas seulement par une répression policière plus brutale qu’elle n’avait jamais été dans l’histoire moderne du pays, mais encore en fermant tous les lieux de débats d’idées. Ce faisant il créait un vide culturel dramatique et ouvrait grandes les portes au retour du traditionalisme islamiste en recul continu depuis un siècle et demi, depuis Mohamed Ali. Il en favorisait même la renaissance par des politiques, peut être tacticiennes à courte vue, mais non moins dangereuses à plus long terme. Depuis un siècle la pensée traditionnelle de l’Egypte précapitaliste était en voie de disparition. L’Azhar qui en constituait le centre faisait figure pâle face aux universités modernes. On pouvait laisser l’institution poursuivre sa mort lente. Au contraire Nasser s’est employé à « moderniser » l’Azhar, qu’il pensait sans doute - comme tous les dictateurs - pouvoir indéfiniment contrôler et même utiliser. Avec des arguments opportunistes permettant une interprétation dite socialiste de l’Islam. Arguments qui peuvent être retournés, comme on le sait, sans difficulté aucune. L’attitude progressiste correcte eut été de laisser à la religion son domaine et de porter le débat ailleurs et en dehors de celle-ci. Cette attitude aurait d’ailleurs, à mon avis, porté ses fruits à l’intérieur même du champ religieux, en créant les conditions pour que les différentes interprétations possibles de celle-ci (progressistes et réactionnaires) s’affrontent librement sur leur terrain propre. En quoi consistait donc la « modernisation de l’Azhar » ? Isabelle me rappelle que lorsque je lui faisais visiter l’institution, dans les années 1950, elle s’étonnait que le XIIe siècle puisse encore exister : étudiants allongés sur de la paille (au sens propre du terme), ânonnant les textes distribués par leurs maîtres. La modernisation a substitué à cet état de choses des bâtiments, des dortoirs, des réfectoires, des salles de cours, des programmes définis, des examens, des diplômes, le tout imité des institutions de l’enseignement moderne. Mais l’esprit n’a pas été modernisé. Ainsi la réforme a-t-elle permis de donner aux traditionalistes une plate- forme et une légitimité dont ils ne bénéficiaient pas jusque là. Le résultat en tout cas est aujourd’hui hélas bien visible; outre les dizaines de milliers d’étudiants du genre de celui auquel j’ai fait référence plus haut, nous avons aujourd’hui des milliers de « docteurs » du même modèle intellectuel. Que cela soit bien possible j’en veux pour preuve cette histoire hélas véridique qui m’a été raconté par un vieil ami qui l’avait entendue de ses oreilles. A l’Université (« moderne ») branche El Azhar d’Assiout un prof « docteur » (en quoi ?) a donné une conférence sur les « djinns », au cours de laquelle il a expliqué qu’un homme pouvait avoir des rapports sexuels dans son sommeil avec une djinna (une fée). Il en avait eu la preuve matérielle un matin en examinant ses draps ! Narquois, un auditeur lui a demandé si une femme pouvait avoir des rapports similaires avec un djinn masculin. Impossible, expliqua-t-il, c’est contraire à la loi religieuse (la charia), honteux (eib), et d’ailleurs on ne connaît pas de femmes qui aient été enceintes de djinns ! Il parait que ce « professeur » est un islamiste « modéré » qui, « officiellement », aurait condamné le « terrorisme ». Son enseignement doit pourtant produire des fous de Dieu à la douzaine. On lit dans des revues américaines sérieuses ou chez quelques post modernistes français que, la vérité étant évidemment relative, des opinions de ce genre (la croyance dans les djinns par exemple) en valaient d’autres (comme la théorie physique des quanta). Cela arrange bien les choses et surtout les intérêts des plus forts : aux uns la spécificité des djinns, aux autres la physique nucléaire, à chacun sa spécificité! On peut en dire autant des effets de la réforme judiciaire qui a transféré l’application des lois concernant le statut des personnes, qui était et demeure géré par la loi islamique - la charia - des tribunaux religieux aux tribunaux civils. Alors que jusque là au moins les lois dans leur ensemble à l’exception du statut des personnes - relevaient d’un droit laïc, le transfert en question a gangrené le système judiciaire égyptien, ouvrant toutes grandes ses portes aux obscurantistes qui, à partir du statut des personnes, se proposent d’étendre l’application de la charia à tous les domaines régis par la loi. Ici encore la réponse progressiste au défi pour amorcer l’évolution souhaitable eut consisté à élaborer un droit des personnes laïc et moderne et à laisser aux citoyens l’option ouverte entre celui-ci, géré par les tribunaux de l’Etat, et les droits religieux administrés selon la tradition. Il est certain que progressivement le choix des citoyens se serait porté de plus en plus vers la formule moderne. En contrepoint la « modernisation » des tribunaux religieux par leur absorption dans le corps judiciaire civil contribuait à détruire ce qu’il y avait de moderne et de laïc dans l’Etat égyptien. Le nassérisme a accentué et non réduit la confusion entre l’Etat et la religion. La justice égyptienne est revenue aujourd’hui, grâce à ces « réformes » à l’obscurantisme de l’époque ottomane ! Au plan de la culture, le nassérisme s’est donc avéré profondément réactionnaire. Il est vrai que jusqu’à la mort de Nasser les effets de cette régression étaient apparemment contenus. Mais le ver était dans le fruit. Et il a suffit que son successeur Sadate choisisse l’arme de l’Islam pour faire avaler l’infitah, la compradorisation et la capitulation face à l’impérialisme et au sionisme pour que, en un rien de temps, les forces obscurantistes, déjà largement infiltrées dans deux des institutions fondamentales de la vie sociale - l’éducation et la justice - en prennent le contrôle presque absolu. Je ne sais pas combien de temps il faudra pour que, dans la meilleure des hypothèses, l’Egypte parvienne à sortir de ce bourbier. Tenter de justifier ces gigantesques pas en arrière au nom de la « spécificité », qu’on prétend constituer une « force de résistance culturelle à l’impérialisme occidental », relèverait de la galéjade amusante si cela n’était pas tragique. L’obscurantisme ne peut que servir les stratégies de l’impérialisme, il n’a jamais été et ne sera jamais le moyen de relever le défi qu’il constitue. Le ralliement à la thèse de l’étape nationale bourgeoise et à la théorie soviétique de la « voie non capitaliste » a été général dans le communisme arabe. Sans doute l’unité des communistes en Syrie et en Irak, organisés dans des partis qui reproduisaient jusqu’à la caricature le modèle soviétique (le culte de la personnalité de Khaled Bagdache par exemple) pouvait-elle donner l’apparence d’une grande supériorité sur celui de l’Egypte éclaté en organisations rivales, et parfois inspirer des attitudes arrogantes. Il est possible qu’en Irak les communistes aient été plus fortement implantés dans les masses populaires qu’en Egypte ou même en Syrie. Il reste que ni les uns ni les autres ne sont parvenus à constituer une alternative sérieuse à la montée du baasisme, une formule idéologique proche de celle du nassérisme et du radicalisme nationaliste populiste bourgeois qui s’est épanoui à travers un grand nombre de pays du tiers monde à l’époque. La fusion entre le baasisme civil et les militaires nationalistes, les coups d’Etat qui ont porté ces derniers au pouvoir, ne pouvaient que rapprocher ces modèles de la même famille. Et, comme en Egypte, les communistes de Syrie et d’Irak ont fini par s’y rallier, pour constituer l’aile gauche du mouvement, fut-elle « critique », et non l’alternative à celui-ci. L’érosion puis l’effondrement de l’utopie nationale bourgeoise devait, de ce fait, entraîner dans sa chute celle de la crédibilité de l’option historique du mouvement communiste arabe. Peu de camarades dans ces mouvements avaient imaginé possible la désagrégation du système soviétique. Peu d’entre eux avaient pris au sérieux les avertissements de Mao que la voie empruntée était une « voie capitaliste » qui devait conduire naturellement - en URSS mais aussi en Chine - à l’affirmation des appétits bourgeois de la nouvelle classe. Le mouvement communiste dans son ensemble n’était donc pas préparé à affronter les défis d’un monde transformé par ce double effondrement du modèle soviétique et de celui issu de la libération nationale de l’étape de Bandung. Il ne me parait guère avoir beaucoup avancé sur ce plan, comme en témoigne, pour moi, le débat égyptien récent sur la perspective socialiste et ses rapports au programme du Tagamou. Le mouvement reste donc imprégné de nostalgie du passé, nostalgie du modèle soviétique, nostalgie de l’époque nassérienne. Ce n’est pas sur cette base qu’on pourra progresser au delà de ce que furent les limites du marxisme historique dans cette région du monde et ailleurs. Ce n’est pas non plus, cela va de soi pour moi, en capitulant davantage devant la double évolution, en direction de la compradorisation de la société réelle, étroitement associée au transfert du combat sur le terrain mythologique de la « spécificité culturelle ». 3739630@100617035.com - 7-100617035-23495496 - Toute reproduction interdite CHAPITRE IV Intermède parisien : janvier- septembre 1960 Charles Prou m’avait donc offert un stage au Service des Etudes Economiques et Financières (S.E.E.F.), rattaché au Ministère des Finances. Le service était dirigé par Claude Gruson qui n’a guère besoin d’être présenté à quiconque s’intéresse à l’histoire économique contemporaine. Gruson a été l’initiateur d’une pensée économique authentiquement révolutionnaire, qui avait - un temps - donné à la France un rôle d’avant garde, perdu évidemment depuis le ralliement aux stupidités du néolibéralisme. Il avait pensé un système cohérent de régulation du marché capable de servir le projet sociétaire de la gestion social démocrate nouvelle du compromis historique capital-travail. Il en avait pensé l’outillage macro-économique nécessaire et animé l’institution (le S.E.E.F.) qui allait en développer les techniques. Cela allait bien au delà de la gestion keynésienne élémentaire des finances publiques. Comparée aux deux seuls autres conceptions de la planification indicative dans le capitalisme développé - celle développée en Norvège par Frisch et au Pays Bas par Tinbergen - la conception du S.E.E.F. était largement supérieure, parce qu’elle savait mieux expliciter le sens des options politiques et sociales et leur donner une formulation en termes de politiques économiques précises dans tous les domaines - gestion des salaires et des prix, du crédit et de la monnaie, des échanges extérieurs, des incitations à la modernisation technologique, des marchés financiers. Il ne s’agissait pas d’une conception technocratique étatiste comme le prétendent aujourd’hui ceux qui veulent dénigrer l’idée de planification et de régulation à tout prix. Il s’agissait d’une expression scientifique efficace d’une vision sociale de la gestion de l’économie et de son développement, beaucoup plus élaborée elle même que la vision simple de l’économie sociale à l’allemande. Il ne pouvait y avoir de meilleure école. De surcroît Gruson, comme tous ses collaborateurs, avait véritablement l’esprit libéral; et le service n’imposait à personne des tâches particulières. Cette méthode favorisait les initiatives créatives. On discutait, imaginait en collectif un travail, constituait librement une équipe qui mettait en oeuvre son propre programme. Contrairement au préjugé général des « organisateurs », l’absence de discipline hiérarchique autre que formelle n’incitait pas à la paresse, mais au contraire à un travail intense accepté parce qu’intéressant intellectuellement pour tous ceux qui y participaient. Charles Prou, Denizet, Bénard, Nataf, Henri Durand et d’autres ont été mes maîtres et collègues durant ces six mois intenses dans ma formation personnelle. J’avais choisi de constituer une équipe à deux avec le mathématicien Nataf. Nous avions imaginé ensemble la possibilité d’expliquer les prix relatifs des produits des différents secteurs de l’économie - et donc potentiellement d’agir sur eux par des politiques efficaces - par les proportions que l’autofinancement représente par rapport au recours au financement externe pour chacun des secteurs de l’économie. L’idée de départ était simple : nous vivons dans un système capitaliste où la conservation du contrôle de la propriété du capital compte pour ceux qui en sont les bénéficiaires. Or la structure de cette propriété, sa dispersion plus ou moins grande, celle des oligopoles principaux et de leurs rapports aux marchés financiers, déterminent des proportions d’autofinancement diverses d’un secteur à l’autre qui constituent des objectifs des stratégies de décision des entreprises. Les données de la concurrence - l’offre - et les prix relatifs en découlent. L’idée se situe donc aux antipodes du discours irréaliste du néolibéralisme pour qui le « marché » détermine spontanément les « prix vrais ». A ce discours irréaliste - le concept de « prix vrais » n’a aucun sens - nous opposions, Nataf et moi, avant même que le discours néo- libéral ne se soit imposé, une analyse réaliste du marché dans l’une de ses dimensions déterminantes. Il fallait donner à cette idée la forme d’un modèle qui permettrait d’en exploiter le potentiel. La comptabilité nationale, les T.O.F. (Tableaux d’Opérations Financières), des enquêtes de structure dans différents secteurs de l’économie et d’autres statistiques commandaient la structure du modèle à imaginer. Mon rôle était d’en proposer une formulation. Ensuite il fallait lui donner une forme mathématique exploitable. D’abord par la cohérence du système des équations à travers lequel s’exprimaient les interdépendances actives majeures retenues - ni trop (pour que le système ne soit pas impossible), ni trop peu (pour qu’il ne soit pas indéterminé). Rôle partagé entre nous deux, discuté point par point. Enfin il fallait exploiter le système. Il faut savoir qu’à l’époque l’ordinateur était encore une grosse machine rudimentaire. Ce rôle c’est le vrai matheux Nataf - qui était seul à pouvoir remplir. On s’est follement amusé je dois dire. Et le résultat n’en a pas été moins intéressant. Le modèle révélait des choses importantes, expliquait pourquoi et en quoi la structure des prix relatifs français différait de celle du marché mondial apparent. Il permettait de proposer des politiques de modernisation accélérée si l’on voulait rapprocher le système français de celui du capitalisme mondialisé, comme il permettait de renforcer l’efficacité de politiques sociales sectorielles éventuelles par la « déconnexion » contrôlée des deux systèmes - français et mondial. Le « modèle à prix variables » est entré dans la panoplie des outils de la macro- économie non conventionnelle. Inutile de dire que les experts de la Banque mondiale par exemple n’auraient jamais été capables d’en faire autant, prisonniers qu’ils sont de leur préjugé idiot selon lequel le marché est autorégulateur par nature. Jusqu’à ce jour la Banque mondiale ne sait pas ce que sont les prix relatifs; ce sont pour elles, des données primaires sur lesquelles elle ne se pose aucune question. Je dois donc dire que je dois beaucoup au S.E.E.F., et je peux dire que j’ai acquis l’essentiel de ma formation professionnelle en deux lieux : à la Mouassassa au Caire, au S.E.E.F. à Paris. Après quoi je me sentais capable de voler de mes propres ailes, c’est à dire de poursuivre ma propre formation - permanente - en faisant face à de nouveaux problèmes. Comme ceux que j’allais rencontrer au Mali et ailleurs dans le tiers monde. Pendant ces six mois j’habitais chez mes beaux parents, à Pavillons sous bois. Je me rendais chaque jour par bus et métro au S.E.E.F., en bas de l’Avenue de l’Opéra, près du Louvre qui logeait à l’époque les Finances. J’arrivais vers dix heures du matin, repartais entre quatre et huit heures du soir, selon l’humeur et le travail. Tout était parfait sauf que je souffrais de ne pas pouvoir faire de sieste ! J’ai appris plus tard, à Bamako, lorsqu’Elie Lobel nous y a rejoint que lui également, recueilli au S.E.E.F. après mon départ, souffrait du même manque. Il avait donc installé dans son bureau un lit de camp - pour la sieste. Il paraît que les collègues -très Français - trouvaient cette habitude curieuse ! Je n’y avais pas pensé et le regrette. A Paris je considérais de mon devoir de reprendre contact avec le PC pour le mettre au courant de la situation en Egypte. Je revoyais Aghion - dont je ne me souviens plus s’il était déjà rentré de son exil italien et s’il avait déjà ouvert son « café boutique » comme je l’appelais, c’est à dire sa galerie de peinture Boulevard Saint Germain, près du café proche de Sciences Po que nous avions beaucoup fréquenté dans nos années d’étudiants, un « café boutique ». En tout cas je revis Aghion, comme je rencontrais l’équipe de Démocratie Nouvelle. Noirot, qui la dirigeait, était ouvert aux analyses que je lui proposais. Mais d’une manière générale je sentais que le PC en était gêné : Moscou était content de Nasser, il ne fallait pas trop faire connaître au public français comment il traitait les communistes. Je revoyais également bien des amis, dont Jacques Vergès alors en plein dans le bain de l’action du collectif d’avocats qui défendaient courageusement les Algériens, au péril de leur vie, menacée par les sbires de l’O.A.S. En 1960 le conflit sino- soviétique battait son plein. Je lisais tout ce qui le concernait, notamment la littérature chinoise qui commençait à circuler largement. Mes sympathies allaient sans détour à la critique maoïste du soviétisme. Bien des pages publiées alors étaient prémonitoires et avertissaient qu’il faudrait s’attendre un jour à la restauration complète du capitalisme en URSS. Mais le PC avait fait son choix, il soutenait la ligne de Moscou sans réserves. J’étais contraint de prendre quelques distances. En juillet Isabelle rentrait d’Egypte à son tour, par avion. Elle avait voyagé avec André Ghali, contraint d’émigrer, avec le bébé que son épouse, la sœur de Melle Politi lui laissait, étant elle morte dans l’accouchement. Voyage pénible et véritablement triste. Se posait la question : qu’allons-nous faire ? Gruson m’avait proposé de rester au S.E.E.F. Mais je penchais pour une autre solution. Rester à Paris dans ces conditions c’était choisir de mettre mon énergie et mes capacités intellectuelles finalement au service de la gestion du capitalisme. Pourquoi ne pas chercher à les mettre au service de la libération et du progrès quelque part dans le tiers monde ? Rester à Paris, c’était aussi plus ou moins rejoindre le lot des « réfugiés politiques ». La fréquentation de ceux-ci me convainquait que rien n’est plus destructeur que cette position. Je voyais ces réfugiés vivre dans l’illusion qu’ils étaient encore dans leur pays de provenance, essayer de continuer d’y agir par procuration. C’était contraire à mon tempérament. Sur ce Jean Bénard me fit une autre proposition : celle d’aller à Bamako. Durant les heures du déjeuner au S.E.E.F. j’avais eu l’occasion de bavarder longuement avec lui de mon expérience de « planification » au Caire et de mes analyses politiques; et Bénard savait ce que je faisais au S.E.E.F.. Lui et Charles Bettelheim étaient conseillers du nouveau gouvernement de la République du Soudan (l’ancien Soudan français), associé au Sénégal dans la République fédérale du Mali de courte durée (elle devait éclater en août 1960). Mais ils estimaient l’un et l’autre ne pas pouvoir remplir correctement leur mission en l’absence d’un relais permanent à Bamako, qui devrait être un bon économiste solide politiquement. Aucun Malien à l’époque ne répondait à ce critère. Je n’en étais pas surpris. Durant mes années d’étudiant je n’avais pas rencontré d’étudiants maliens, il n’y en avait tout simplement pas ! La presque totalité des étudiants de l’AOF-AEF venaient du Sénégal, du Togo-Dahomey, du Congo. Les autres territoires n’en fournissaient guère, ceux du Sahel presque pas. Par contre j’avais rencontré des hommes politiques du futur Mali, le vieux Konaté - décédé et à qui Modibo, que je ne connaissais pas, avait succédé, mais aussi Madeira Keita, qui se situait dans l’aile la plus radicale du RDA. Mon nom suggéré à Madeira reçut immédiatement son approbation. La chose était décidée. Le 20 septembre 1960 nous nous embarquions, Isabelle et moi, pour Bamako, par avion. Une date précise qui n’échappe pas à ma mémoire, simplement parce qu’elle est celle à laquelle le Congrès de l’Union Soudanaise, réuni au lendemain de l’éclatement de la fédération du Mali, proclamait le « marxisme-léninisme religion d’Etat » comme je disais. Ce ne fut pas le plus mauvais des choix; et la proclamation du christianisme, de l’Islam ou du néolibéralisme religions d’Etat ont prouvé être bien pires. En tout cas la coïncidence était bienvenue. On ne pouvait faire mieux ! 3739630@100617035.com - 7-100617035-23495496 - Toute reproduction interdite CHAPITRE V BAMAKO (1960-1963) Nous arrivions donc à Bamako le 20 septembre 1960. L’avion avait fait escale à Dakar, au petit matin; et l’aéroport de l’époque n’avait ni la modernité ni la prestance de ce qu’il est devenu. Hangar simple; Isabelle se rendant aux toilettes revint me dire : on est en Egypte, c’est plein de cafards énormes. L’arrivée à Bamako accusait la ressemblance. Spirale de descente vers le vieil aéroport, à l’époque le long du fleuve; le Niger déroulé comme le ruban du Nil, la savane pauvre presque désertique en vue, les bords du fleuve verts de cultures. A l’aéroport population masculine habillée du boubou - la galabiyeh. Le grand Soudan, nommé ainsi par les Arabes, de l’Atlantique à la Mer Rouge, présente bien une physionomie homogène de son Ouest à son Est. Lorsque j’ai connu, plus tard, Khartoum, je me suis davantage convaincu de cette unité du grand Soudan. Les Français n’avaient donc pas eu tort d’appeler leur colonie le Soudan français, devenu République Soudanaise (pour la distinguer de la République du Soudan, l’ex anglo- égyptien) puis depuis peu République du Mali, après l’éclatement de la fédération du même nom. A Bamako nous fûmes logés pendant environ un mois au Grand Hôtel. Vieil Hôtel colonial encore en bel état, doté de chambres spacieuses et de vérandas avec vue sur le jardin de manguiers, de mendiants, de caoutchoucs, coloré par les bougainvillées aux couleurs multiples. Splendide. Les soirées de l’hôtel étaient animées, au piano bar, par un personnage haut en couleur. Louis de Gonzague était le nom de cet homme d’une obésité sans pareille. Vrai descendant des Bourbons dont il était la caricature physique, portrait craché de Louis XVI. Plus tard nous le revîmes à la Coupole à Paris. L’administration malienne nous logea dans une villa modeste située sur la colline de Koulouba, qui domine la ville, logée en bas le long du fleuve, à l’époque sur sa seule rive gauche. La ville était perdue dans les jardins colorés, et n’avait guère plus de 200.000 habitants (elle a dépassé le million aujourd’hui et s’est étendue sur la rive droite du Niger). Une petite route en lacets grimpait la colline de Koulouba où était concentrée la ville administrative coloniale, le palais du gouverneur devenu celui du Président, trois ou quatre grands ministères, dont celui de l’Economie et du Plan auquel j’étais rattaché. La villa était partagée en deux, notre aile comportait un grand séjour et une grande chambre, une salle de bains non moins spacieuse bien que rustique dans ses équipements (douche faite avec un seau percé d’une pomme d’arrosoir qu’on descendait à l’aide d’une poulie pour le remplir), belle véranda. Meubles à la coloniale africaine, style Louis caisse comme on disait, dont nous avons rapidement amélioré l’aspect avec des objets et des couvertures « soudanaises » à bandes colorées. Cuisine à l’extérieur comme on le faisait (et le fait toujours) beaucoup dans cette partie de l’Afrique. Lieu agréable. Maison entourée de jardins, d’arbres, peuplés de singes parfois trop insistants. En fin de saison sèche, affamés, ils n’hésitaient pas à venir en groupes faire le siège jusqu’à ce qu’on les nourrisse. Isabelle garde un mauvais souvenir de ces singes. Descendant la colline à pied - pour se promener - elle et des vendeuses de mangues furent attaquées par un méchant singe affamé, Isabelle mordue au mollet. La cicatrice reste - mais à peine visible - recousue à la perfection. Traitement pénible contre la rage évidemment. Des années plus tard, à Nossi Bé, Isabelle racontait son histoire et celle d’un monsieur mordu par un serpent le même jour et qui craignait de mourir, laissant une femme enceinte. Son interlocutrice lui dit : la femme enceinte c’est moi, l’enfant c’est cette jeune fille, mon mari n’est pas mort, et il m’avait raconté votre aventure. Coïncidences. Il y avait aussi dans les parages d’autres bêtes maléfiques : un python qui visitait le jardin de temps à autre, plus dangereux les foufouni (serpent minutes) dont il faut évidemment se méfier, ou les mygales. Cinq de ces araignées énormes de dix ou vingt centimètres de diamètre pattes écartées - en visite collective sur la véranda - avaient terriblement fait peur à Isabelle. Mais n’exagérons pas nos tartarinades. L’endroit était calme, beau et sûr malgré tout. On m’affecta une voiture, d’abord une terrible Dauphine. Véhicule instable et tout à fait inadapté pour les routes d’Afrique, heureusement assez vite retiré de la circulation. On me la remplaça par une 2CV robuste, la vraie voiture pour aller sur tous les terrains. Le Plan malien Mes connaissances relatives à l’Union Soudanaise étaient rudimentaires, bien que son aile gauche (Madeira) m’accueillait comme un frère. Et très sincèrement. Ce que je jugeais donc devoir être ma première responsabilité était de combler cette lacune sans quoi je ne pourrais rien faire de bon. Longues discussions avec Madeira, Djim Sylla - le directeur de cabinet au Plan - qui devint un ami véritable, Idrissa Diarra, le secrétaire à l’organisation du parti, et d’autres évidemment. J’en tirais quelques conclusions probablement banales mais néanmoins utiles à rappeler ici, parce qu’elles éclaireront la suite. L’Union Soudanaise s’était imposée comme parti unique de fait, dès l’époque coloniale, étant parvenue à unir toutes les forces anti impérialistes et à isoler les candidats à la collaboration avec l’administration. Le 20 septembre il se proclamait parti unique de droit, « guidé par le marxisme- léninisme ». Mais il restait de facto un large front de forces sociales diverses, traversé de contradictions. Son aile droite était constituée par les commerçants (les Dioula) qui avaient toujours été influents dans cette société, de surcroît liés aux paysans, dont ils collectaient les productions, dans des relations ambiguës d’exploitation et de services rendus. Les commerçants avaient été largement les financiers de l’US. L’aile gauche recrutait dans le milieu des petits fonctionnaires - il n’y avait pas, à l’époque coloniale, de hauts fonctionnaires « indigènes » : des instituteurs, des infirmiers, des agents de l’administration, qui encadraient des syndicats de ces professions unifiés et relativement puissants. Le PC français avait beaucoup contribué à la formation politique de ces cadres. L’Union Soudanaise était parvenue, par le succès de son implantation dans tout le pays, à élever le niveau politique du peuple comme ne l’imaginent guère la plupart des politologues spécialistes de l’Afrique. J’en donne pour preuve la comparaison qui devrait frapper entre la teneur des discours que les leaders de l’Union Soudanaise tenaient dans les réunions publiques de masse, abordant des problèmes sérieux, et celle d’un gouverneur des colonies s’adressant à ses « administrés » au Mali à peine trente ans plus tôt. Celui-ci prononçait quelques phrases en français « y a bon banania », rappelait les vertus de la mère patrie - en premier lieu sa force militaire ! - exhortait les « indigènes » à bien faire la fête le 14 juillet, avec tams tams, bien boire (du vin !) et faire beaucoup d’enfants qui seront de bons soldats. La grande masse du peuple était formée de petits paysans fortement organisés dans leur société villageoise. Dans ce cadre des petites chefferies locales - improprement qualifiées parfois de « féodaux » - conservaient un degré d’influence fort variable d’une région à l’autre. L’administration coloniale n’était pas parvenue à mettre de son côté l’ensemble de ces chefferies, que l’US avait largement récupéré. La paysannerie n’était pas une masse passive, comme l’imaginent souvent ceux qui ne la connaissent pas. Elle gardait une autonomie réelle vis à vis des chefferies, des commerçants et des militants urbains de l’US. Mais elle n’avait pas de direction propre à elle, à l’exception de noyaux ici et là d’anciens combattants (ceux qu’on appelait dans l’armée française les « tirailleurs sénégalais » étaient, dans leur plus grand nombre, des Maliens et des Voltaïques). Les villageois géraient leur autonomie par le moyen du komo. Souvent mal traduit par le terme péjoratif de sorcellerie, le komo est en fait une société secrète chargée de faire régner l’ordre social. Masqué, il opère de nuit pour punir les fauteurs de trouble (les femmes adultères par exemple), manie le poison, et bien sûr entre en relation avec les forces surnaturelles. En fait il opère sous le contrôle étroit du conseil des anciens. C’est la forme normale de gestion du politique dans les sociétés qui ignorent encore l’Etat. Ces Conseils d’anciens fonctionnent exactement comme la choura de l’Arabie pré et post islamique. Ils n’ont pas le droit d’innover mais sont là seulement pour faire respecter la tradition (tribale et dans le cas arabe tribale et islamique). Or la démocratie se définit précisément par le droit d’innover, par le transfert de la responsabilité de faire la loi de Dieu aux hommes, par la proclamation que l’individu et la société font leur histoire et ne la subissent pas seulement. La choura n’a donc rien de spécifique, ni de démocratique. Le discours de l’Islam politique contemporain qui prétend le contraire reproduit textuellement celui du « socialisme africain » qu’on prétendait fonder sur cette soit disant démocratie traditionnelle des villages, et dont j’avais entendu à satiété des versions à peine différentes d’un pays à l’autre dans l’Afrique de l’époque. Le komo avait survécu à bien des systèmes de domination des villages que ce soit par les Etats militaires précoloniaux ou par l’administration coloniale. A tel point qu’on disait que le Soudan français était musulman à 90 % (parce que 90 % de sa population répondait oui à la question : Mahomet était-il le prophète d’Allah ?) et animiste à 90 % (90 % de la population croyaient aux pouvoirs surnaturels du komo). L’Union Soudanaise a déployé des efforts considérables - non sans succès - pour extirper le komo des consciences et de la réalité, de manière à asseoir le pouvoir de ses militants puis de son administration. Le prétexte était l’éradication des préjugés et des superstitions (mais comme on le sait une superstition en remplace une autre !); l’objectif réel était le démantèlement de l’autonomie de la paysannerie. Ce faisant l’Union Soudanaise a largement contribué à approfondir l’islamisation du pays. On en paie peut être maintenant le prix par le surgissement de mouvements fondamentalistes. L’Union Soudanaise avait ses intellectuels - les cadres militants urbains de gauche formés à l’école des communistes. Mais elle ne comptait guère de « diplômés » de l’enseignement supérieur, dont je ne confonds pas le concept avec celui d’intellectuels. Pour la bonne raison que la scolarisation secondaire était encore minimale (je crois qu’il n’y avait jusqu’à la fin des années 1950 qu’un seul Lycée pour tout le Soudan français). Les diplômés de la première génération formée en plus grand nombre ne sont guère rentrés au pays avant 1962-1965; ils n’avaient pas de passé politique militant, mais devaient bénéficier de l’avantage de leur formation pour accéder immédiatement à des niveaux de responsabilité relativement élevés dans l’administration. Cette situation favorisait l’opportunisme, la surenchère verbale nationaliste ou prétendue socialiste, souvent la prétention et l’arrogance. Ceux-là auront une grande part de responsabilité dans la dérive ultérieure qui a conduit à la débâcle du régime. Ils rallièrent d’ailleurs le nouveau régime sans grand problème de conscience. Que pouvaient être le développement et la planification dans ces conditions ? Ce que je vais en dire dans les lignes qui suivent a été le produit authentique d’échanges de vues approfondis et continus entre d’une part le petit groupe des associés étrangers (Faure, Molle, moi-même, et plus tard lorsqu’il nous eu rejoint Lobel, Bénard au cours de ses missions) et d’autre part un petit groupe des dirigeants de la gauche de l’US (Madeira, Idrissa Diarra, Djim Sylla en étaient les animateurs les plus actifs). Cette gauche malienne n’était pas sectaire, pas du tout; elle était tout à fait consciente du poids que les chefferies et les commerçants représentaient dans la société, des concessions qui étaient inévitables, de l’utilité à ce stade de mobiliser au bénéfice d’un projet sociétaire progressiste les compétences organisationnelles de ces couches qu’on se proposait de « neutraliser » (ne pas leur permettre de prendre la direction) mais non de traiter en ennemis. Les conditions existaient réellement pour que les choses avancent, et la dérive ultérieure n’était pas inscrite dans les cartes de départ. Nous prenions au sérieux les déclarations et les objectifs définis par le Parti par conviction et honnêteté. Ces objectifs relevaient d’ailleurs du bon sens : réaliser la scolarisation maximale, la vaccination de masse et l’installation de centres de santé dans les villages, améliorer le réseau routier et désenclaver les régions lointaines, doubler la production agricole par famille paysanne (l’objectif ne précisait ni les moyens techniques - irrigation, amélioration des semences et des équipements en sec, traction attelée etc, ni les moyens sociaux - degré de coopération, prix et organisation de la collecte etc, ce qui était fort heureux et laissait donc une marge pour la mise au point par la discussion et l’expérience), non pas industrialiser à outrance comme les détracteurs de mauvaise foi de l’expérience l’ont dit mais amorcer l’industrialisation par l’implantation de quelques industries légères, évidemment de substitution d’importations (le discours de la Banque mondiale contre ce type d’industries auxquelles elle oppose les industries d’exportation est simplement absurde et vide de sens), et de grande consommation (ciment, briques, textiles, industries du bois, industries alimentaires, ateliers de réparation), procéder à la réforme des finances publiques pour rendre l’impôt plus juste et plus effectif, réduire la bureaucratisation de la fonction publique, démocratiser la vie sociale etc. Le parti, à ce stade, laissait une marge appréciable pour le choix des moyens, associant éventuellement le privé et le public, les formes de gestion, comme il ouvrait les portes aux débats nécessaires concernant la démocratisation (le rôle des organisations de masse, de femmes, des syndicats, des coopératives rurales et leur degré d’autonomie). Ma responsabilité plus particulière était de proposer un ensemble de programmes chiffrés - en termes d’investissements et de produits attendus - concernant ces domaines. Il fallait assurer la cohérence de ces programmes au double plan des finances publiques et extérieures et préciser les politiques - de crédit, salaires et prix (subventions et taxations, contrôles administratifs éventuels) exigées pour la mise en oeuvre du programme. Il ne s’agissait pas de concevoir une marche radieuse et accélérée sur l’autoroute du progrès, mais plutôt de prévoir les écueils sur un chemin sinueux. C’est ma définition en tout cas de la planification. Naturellement ce projet de programmes prévoyait une double consultation permanente : entre notre unité au Plan et les cellules techniques des ministères compétents, entre nous et le Comité national de planification, une institution hybride qui réunissait les principaux ministres et chefs de service d’une part, le bureau politique du parti et les directions des organisations de masse d’autre part. Tout cela n’était que normal et le va et vient s’est déroulé dans un premier temps sans catastrophes. Des instruments de mesure de la cohérence et de l’efficacité devaient être inventés, en réponse au problème comme je viens de l’exposer. C’était là que mon imagination devait se déployer. Car il n’existe pas de « manuels » de planification qui fournissent ces formules. Ceux qui le pensent - hélas beaucoup « d’experts » - n’ont probablement jamais assumé véritablement la responsabilité de la mise en oeuvre d’un Plan. Les instruments sont à inventer pour chaque situation, qui est toujours particulière. La planification est un travail d’artisan (peut-être d’artiste), un costume taillé sur mesure, pas un prêt à porter, pas un travail mécanisé à la chaîne. Il me fallait donc d’abord inventer un cadre de comptabilité nationale ad hoc tenant compte des déficiences de l’information, de la nature des objectifs fondamentaux, permettant de mettre l’accent sur les effets significatifs des différentes options possibles. Je l’ai proposé - cela m’a pris environ un an, en y consacrant peut être la moitié de mon temps de travail - et je crois que la formule a fait école. On m’en a félicité au S.E.E.F. et ailleurs. Déficiences des informations et pas question d’y pallier rapidement par des enquêtes statistiques pour lesquelles on ne disposait ni de temps, ni d’argent, ni de cadres compétents en nombre suffisant. J’y palliais par l’exploitation systématique du gisement extraordinaire de connaissances que je repérais chez deux individus. L’un d’eux était le secrétaire de la Chambre de Commerce (dont j’ai malheureusement oublié le nom !) un petit patron français qui jouait honnêtement le jeu au service du nouvel Etat malien. Il connaissait tout du commerce d’importation; au delà des statistiques - à l’époque très incertaines puisque l’AOF venait à peine d’éclater et que le contrôle aux frontières était presque inexistant - la quantité réelle exacte de chaque catégorie de produits, leurs prix, leurs marchés (administration, consommation privée etc). L’autre était Jean Molle, ancien administrateur (commandant de cercle) qui pouvait dire combien de personnes et de journées de travail étaient nécessaires pour construire une case, combien d’années elle durerait, quelles quantités de mil ou de coton une famille pouvait produire dans chaque région du pays, combien d’engrais il leur faudrait, quelles étaient leur consommation vivrière etc. Une mine de renseignements non catalogués. Lorsque plus tard je me lançais dans le déchiffrage des archives du Mali je prenais la mesure du sérieux avec lequel certains administrateurs (les meilleurs bien sûr) rédigeaient leurs rapports. J’en tirais d’ailleurs une sorte d’histoire économique du Soudan français 1920-1958. A partir de ces renseignements, discutés et rediscutés entre nous trois, confrontés à tout ce que je pouvais réunir d’autres sources, j’imaginais une série d’indicateurs. Chacun de ceux-là devait pouvoir « résumer » la situation dans un secteur correspondant à un objectif de développement possible. Par exemple : indicateur du coût éducation primaire par 10.000 habitants, indicateur du coût santé minimale pour la même population, indicateur du coût centaines de kilomètres de route par superficie de 50.000 km² et densité de population x, indicateur de la consommation alimentaire par famille rurale et région, famille urbaine populaire, famille urbaine classe moyenne (des paniers de produits type), mêmes indicateurs pour le logement, l’équipement du logement etc, indicateurs des marges de commercialisation, transport et de fiscalité correspondant à chacun des précédants. Au terme de ce travail j’avais dans mon tiroir un outillage ad hoc d’une efficacité évidente. Les objectifs du plan se traduisaient immédiatement dans les taux de croissance particuliers à chacun de ces indicateurs. Des indicateurs objectifs je pouvais déduire par de simples règles de trois les valeurs de chacune des grandes catégories de la comptabilité nationale. En plaçant ces chiffres à leur place attitrée dans un T.E.E. (Tableau Economique d’Ensemble) je visualisais immédiatement les difficultés prévisibles, écueils et incohérences. Cela me permettait de soumettre au Comité national un « plan révisé » indiquant ce qui, dans les suggestions de ce comité, posait problème. La méthode permettait de répondre à une série de questions clés : niveau des salaires requis et taux de leur progression, prix relatif d’achat des principales productions agricoles, indice des prix à la consommation, taux de ponction fiscale etc. Elle permettait donc d’intérioriser au plan son sens social : plus ou moins d’inégalités, notamment villes-campagnes, hiérarchie des salaires, volume des profits privés etc. Elle permettait également de signaler les types de réformes de la fiscalité souhaitables, les types de contrôle des importations (et de leur rationnement éventuel) et la hauteur des exportations (et donc des plans de développement des productions prioritaires nécessaires). Je ne disposais pas d’un ordinateur. Heureusement, parce qu’à mon avis ce n’était pas seulement inutile, mais même dangereux pour le travail que j’avais à faire. Mon équipement se réduisait à la règle à calcul des ingénieurs, que j’ai continué à utiliser dans toute ma carrière et mon enseignement. Je soutiens en effet que la grande majorité des calculs économiques dont on a réellement besoin pour faire face aux problèmes du type de ceux qu’on peut rencontrer dans la plupart des cas en Afrique se réduisent à des intérêts composés et des règles de trois ! Cela n’exclut pas l’ordinateur dans d’autres situations, comme pour construire le modèle à prix variables du S.E.E.F. dont j’ai parlé plus avant. Au demeurant, par la même méthode que je mettais au point pour le Mali je m’amusais quelques années plus tard à projeter les résultats attendus des options de la Côte d’ivoire. Comme cela se passait en 1965 et que, pour faire chiffre rond, j’avais choisi l’horizon vingt ans (donc 1985) je concluais à la catastrophe à cette date - dette extérieure etc. La Banque mondiale, pour me contredire, commanditait dix ans plus tard une étude qui a coûté des millions en honoraires d’experts, voyages en première classe, séjours dans les hôtels de luxe etc pour… conclure qu’en 1985 tout irait bien en Côte d’Ivoire (qui aurait presque dépassé ce que la Corée a pu faire !). Stupidité amusante, mais bien coûteuse. Des hauts fonctionnaires ivoiriens impressionnés par l’exactitude de mes « pronostics » - crise en 1985, ce qui est arrivé précisément cette année et plus grave que dans mon estimation - m’ont invité me regardant un peu comme on le fait en Afrique quand on consulte les cauris. Je leur ai expliqué que je n’avais pas lu dans une boule de cristal mais seulement utilisé le bon sens politique et la règle de trois. Je ne sais pas si j’ai convaincu. Le type de planification dont je précisais la méthode sur le cas malien met l’accent sur la cohérence et non sur l’efficacité diront ses détracteurs. En partie ce n’est pas faux. Mais je dirai que l’accent mis sur l’efficacité, extrême dans le discours néo- libéral, est largement illusoire et factice. Ce discours est d’ailleurs fondé sur une pétition de principe - à savoir que les marchés sont autorégulateurs - qui n’a rien à voir avec la réalité (les marchés sont commandés par les exigences du capital dominant) et exclut d’avance la mise de l’économie au service du développement social. L’efficacité, dans le cas malien, consistait à concevoir les moyens d’assurer une gestion correcte des entreprises et des administrations. C’est déjà pas mal, beaucoup même et cela n’est pas facile à traduire dans les faits. Mais le bon sens commande de commencer par là. Le Plan malien qui était le produit de cet exercice, plus ou moins adopté officiellement (je dis plus ou moins parce que son adoption était entourée de déclarations contradictoires des uns et des autres, notamment des grands Ministres), était, à mon avis, bon, au sens de positif, faisable et progressiste. Sa mise en oeuvre, même si elle a été quelque peu chaotique pour les raisons que je développerai plus loin, a donné des résultats qui, dans l’ensemble, ont été un acquis positif pour le Mali et auraient pu constituer un socle solide pour un progrès ultérieur. La dérive est ultérieure. Comme je l’ai dit le Plan avait laissé des marges pour la discussion d’options importantes à la fois par leur sens social et politique et du point de vue de l’efficacité économique. C’est par ces domaines que la dérive a commencé. J’ai toujours aimé discuter de mon travail avec les collègues. J’ai toujours pensé que la créativité collective est plus riche que celle de l’individu isolé. Au Caire j’avais bénéficié de discussions presque quotidiennes avec Ismaïl, au S.E.E.F. de même non seulement avec Nataf, mais avec tous les autres collègues. A Bamako j’en discutais donc avec mes collègues de l’unité de Plan comme avec Bénard, Prou et quelques autres, chaque fois que l’occasion m’en était offerte. Je ne peux plus faire la part de leurs critiques positives et suggestions, elles ont été totalement intégrées dans mon « produit final ». Je leur dois beaucoup, c’est certain. A Bamako, je recevais la visite de nombreux « experts », du monde soviétique, de la Banque mondiale, de l’ONU. Je dois dire sans fausse modestie qu’aucun d’eux ne m’a appris quoique ce soit. Les soviétiques rabâchaient le même discours général de « principes » : c’est bon quand l’Etat intervient, mauvais quand ce n’est pas prévu. Mais jamais rien de précis allant au delà. J’en concluais qu’il s’agissait de bureaucrates médiocres qui, pour gagner leur vie, devaient s’en tenir à ces déclarations inodores et sans saveur. Mais les gens de la Banque mondiale étaient - et sont toujours - exactement du même acabit, bien que les principes qu’ils avancent sont simplement diamétralement opposés : c’est bien chaque fois que le privé s’en charge. Discours totalement idéologique dans les deux cas. Dont on découvrira facilement l’identité profonde en comparant les textes : rien de plus semblable à une brochure de propagande soviétique qu’un rapport de la Banque mondiale. Dans les deux cas il suffit de lire le titre, le contenu est alors connu d’avance jusque dans le détail. Tout et n’importe quoi prouve toujours que la thèse fondamentale de l’institution est juste, explique tout. Les faits sont ignorés ou même simplement falsifiés (le terme n’est pas trop fort). Pour la Banque mondiale par exemple les succès de la Corée étaient dus aux vertus du marché, ses difficultés aujourd’hui (la crise financière) à l’étatisme. C’est simple, bien que doublement faux ! Au contraire l’intervention de l’Etat avait été décisive dans le succès coréen; et la crise est venue - pas par hasard - lorsque, ayant adhéré à l’OECD, ce pays a été contraint de se libéraliser. Mais qu’importent les faits réels. Le néolibéralisme a toujours raison, comme jadis le prétendu marxisme soviétique. Même dogmatisme. Probablement même avenir. Si j’ai appris à Bamako beaucoup de choses utiles, je crois, je le dois à quelques experts, des Africains modestes mais connaissant bien leur terrain - des agronomes, des médecins, des vétérinaires, un homme de génie - René Dumont - et des experts chinois. Avec ces derniers et Dumont j’ai fait quelques « tournées » sur le terrain. J’aime beaucoup ces randonnées, non seulement parce que j’aime les paysages (pourquoi pas ?) mais encore parce que j’estime qu’on apprend toujours avec ses yeux. Il faut certes se méfier de ce qui devient, chez quelques journalistes, de l’arrogance pure et simple, la prétention d’avoir tout compris en un séjour de quelques jours dans un pays dont on ignore la culture et l’histoire. Mais si l’on reste modeste, la perception visuelle ajoute toujours beaucoup. Elle ne remplace certes pas le travail - pour moi la lecture sérieuse de l’histoire, de la culture, de la politique, de l’anthropologie, de l’économie. Mais elle le complète et en démultiplie parfois rapidement la force. Avec Dumont et les Chinois j’appréciais le coup d’œil d’agronomes compétents qui ont du sens politique et social. Récit amusant : un jour que dans le delta mort du Niger nous prévoyions d’installer 30.000 paysans je posais la question, sur place, aux Chinois. Est-ce possible ? Regardant l’horizon et le sol avec une sorte de nostalgie l’un d’eux me répondit : trois millions sans problèmes, à faible coût. L’Afrique sous peuplé ai-je compris. Il n’y avait guère d’autres sources pour ma réflexion et mon travail, à l’époque. Les travaux de planification de la CEPAL étaient à leurs premiers débuts et d’ailleurs inconnus de moi. Les sociétés d’études françaises qui devaient trouver leur champ d’expansion en Afrique dans les années 1960 et1970 en étaient encore au stade des premiers balbutiements. La vie quotidienne Nous constituions à Bamako un petit groupe d’amis très proches. Mes amis maliens les plus proches étaient d’abord Djim Sylla et son épouse Oumou. Djim, remarquablement fin, est devenu ce que j’appelle sans hésitation un très bon cadre de direction de l’économie nationale. L’intelligence, le sérieux dans le travail et le sens politique valent souvent plus que les diplômes. Les principaux dirigeants du courant de gauche dans l’Union soudanaise étaient tous des amis proches : au sommet de la hiérarchie le « vieux » Madeira Keita, Idrissa Diarra, Ousmane Ba, Mamadou Gologo, l’antillais Henri Corenthin. Parmi les militants actifs de ce courant avec lesquels nous entretenions des relations politiques qui nous conduisaient forcément à l’amitié, je me souviens de Diarra (le directeur de la Librairie Populaire qui déployait beaucoup d’énergie pour diffuser une littérature capable de contribuer à la formation des militants), l’avocat Demba Diallo, le pharmacien Samba Diallo (qui organisait avec efficacité la diffusion des médicaments de base à travers le pays), Samba Lamine Traoré (directeur de l’Office du Niger), Bakary et son épouse Thérèse Touré (lui ingénieur des Mines), Oumar Macalou, qui devait se spécialiser dans la gestion des finances publiques, Gassama speaker à la radio (non dénué d’humour et de fantaisie, un jour constatant que les dépêches d’agence ne proposaient rien qui puisse intéresser les Maliens, il se contenta de résumer son bulletin de la manière suivante : aujourd’hui, pas de nouvelles - A demain), le directeur d’une nouvelle Banque populaire, Diakité et certainement d’autres dont les noms m’échappent. Marcel Faure avait été administrateur colonial, avait rejoint la France Libre et combattu à Bir Hakeim, en Italie et en France. Ayant adhéré au PCF et bien que compagnon de la libération il fut mis à l’écart de toutes les hautes positions auxquelles ce titre donnait droit; il était permanent à la CGT. Son épouse Solange faisait de longs séjours à Bamako. Rentré en France Faure a pris sa retraite près de Marvejols (la ville de la « bête du Gévaudan ») dans la Lozère. Dans sa campagne isolée, fort belle, il avait recréé l’atmosphère de la « brousse ». Nous lui rendîmes visite, Isabelle, ma mère, ma grand mère et moi, cela devait être vers 1970. Il organisa dans son jardin un splendide méchoui qui tient lieu de preuve, pour moi, que les bons moutons d’Europe valent ceux de l’Afrique. Faure, au physique de baroudeur, était également un chasseur endurci de gros gibier. Il avait d’ailleurs été encorné par un buffle qui lui avait laissé la cicatrice d’une grosse blessure à l’épaule, alors qu’il avait échappé aux balles et éclats de bombes à Bir Hakeim et à Cassino. La grosse chasse lui manquait et tant qu’il a pu il a continué à faire des safaris en Afrique. Jean Molle avait également été administrateur colonial, proche du RDA qu’il avait toujours soutenu. Son épouse Blanche avait été institutrice puis directrice d’école. Elie Lobel était de nationalité israélienne; il avait quitté son pays révolté par le comportement des sionistes à l’égard des Palestiniens. A Paris il avait participé aux réseaux de soutien au F.L.N. et s’était trouvé de ce fait contraint de « partir vite » - Recommandé par son travail au S.E.E.F. nous l’invitâmes à nous rejoindre. Rentré plus tard à Paris il animait la revue israélo- palestinienne Khamsin. Il mourut jeune et le représentant de l’O.L.P. à Paris, qui était son ami et respectait beaucoup son action, avait assisté à ses funérailles. Un peu plus tard le communiste portugais Ruy da Nobrega réfugié en France après avoir été contraint de fuir l’Afrique du Sud et le Mozambique, devait nous rejoindre à son tour, accompagné de sa femme Nicole et de leurs enfants. Ruy était un cadre de banque, et ses compétences étaient plus qu’utiles pour mettre en place un système bancaire malien autonome. Pour rejoindre le Mali il avait voyagé avec un passeport incroyablement trafiqué. Les Maliens lui en fourniront un véritable. Il devait se rendre à Hong Kong. Mais au lieu d’établir pour lui une identité vraisemblable - du style Pereira, vaguement métis par exemple - les autorités maliennes lui attribuèrent un père du nom de Mamadou, une mère Khadija, un lieu de naissance et un patronyme de pur paysan malien ! Flegmatique, le consul britannique en tamponnant son visa, dit : « j’en vois des faux passeports, mais comme celui là, il faut le faire ! » Nous avions beaucoup d’autres bons amis. Des réfugiés politiques africains, en premier lieu Doudou Guèye et son épouse Marie Louise. Oumar Dème (ivoirien, directeur de l’imprimerie nationale) et sa compagne Raymonde Mallebay Vacqueur, institutrice, les deux très belles soeurs métisses Jacqueline (qui a épousé un sénégalais Momar Sakho) et Augustine que nous allions retrouver à Dakar et dont les familles sont devenues des amis intimes. Jacqueline Ancelot- Sakho nous a raconté comment, petite fille, elle devait, pour se rendre à l’école à Kayes, traverser le Niger par un gué qui comportait des sections si profondes que l’eau lui arrivait aux épaules et qu’elle transportait livres et cahiers sur la tête. Le tableau était certainement délicieux. Je l’imagine. Augustine, toujours très belle malgré ses nombreuses grossesses, en promenade avec nous dans l’île de Karabane en Casamance, dormait avec nous dans l’unique case de passage du lieu. Nous avions été un peu trop curieux dans la journée, tenté trop de nous approcher des officiants d’une cérémonie traditionnelle. La nuit le komo (dont j’ai parlé plus haut) vint nous visiter. Ses agents d’exécution jetaient des petits cailloux sur le toit de la case et poussaient des cris d’animaux. Augustine était morte de peur. Nous lui expliquions que le komo n’était pas dangereux et ne ferait rien de plus. A vous oui, parce que vous êtes des « toubabs » (des Blancs) qui « sont comptés » (entendant par là, bien sûr, que les villageois savent que leur disparition éventuelle est remarquée et crée des problèmes), mais moi, négresse, ils peuvent me tuer. Un petit groupe de Français anticolonialistes actifs depuis longtemps en Afrique, Robert Béart (mort quelques années plus tard), quelques « broussards », comme Molinari, Pierre Gambas (?) qui avaient fait mille métiers - gérants d’hôtels - campements, imprimeurs - souvent un peu trop portés à la boisson. Ils se retrouvaient souvent au café Le Berry, centre ville, face au magasin d’Etat principal et près du marché, où nous les rencontrions de temps à autre, eux et des Maliens un peu semblables comme justement Gassama ou Moulaye (administrateur aux Finances). Des Français venus au titre de la nouvelle assistance technique, comme Bernard Dumont (qui s’occupait d’améliorer le droit social) et sa femme institutrice Geneviève, Claudine Solomon (prof de sciences naturelles). Parmi les gens de l’Est nous fréquentions un groupe de Hongrois, les plus ouverts des nationaux de cette région du monde, en particulier Paller (qui représentait la firme hongroise de cars et camions dont s’équipait le Mali). Je m’intéressais à la formation de la nouvelle génération, que je rencontrais dans quelques débats organisés dans l’embryon de la nouvelle université, comme Founeké Keita (rencontré à l’Université Lumumba à Moscou en 1965), les frères Gakou (Lamine devait me rejoindre à l’IDEP puis au FTM), Denis Traoré, de futurs profs dans cette université (comme Kari Dembélé et Bernard Cissokho). Une génération qui a donné beaucoup des dirigeants de la lutte populaire contre la dictature de Moussa Traoré, lesquels allaient se retrouver à la direction de l’ADEMA (comme Dicko) ou du CNID (comme Mountaga Tall). Je les ai connus au premier stade de leur formation, et retrouvés plus tard. Il y avait beaucoup de « missionnaires » comme on disait, de passage à Bamako. Des anthropologues intéressants. Parfois des figures qui valent la peine d’être mentionnées. Par exemple un enseignant français du Sud ouest (je ne me souviens plus de son nom), rad-soc laïc intransigeant, toujours habillé à la va qui je te pousse mais classique (costume, cravate quelque soit la température), venu faire je ne sais quoi exactement. Devant se rendre dans un village, il se frottait les mains et se léchait les babines à l’avance, pensant que comme, dans son sud ouest, il y goutterait de bonnes choses. Déçu par le quotidien réduit à la bouillie de mil, sucrée le matin, salée le soir, il partit à la chasse au lièvre et avec du beurre de karité et toutes les herbes dont on avait pu lui indiquer qu’elles étaient comestibles (il les goûtait avec concentration) préparé un civet original et succulent flambé au whisky. Les bons cuisiniers sont inventifs. Pour la première fois à Bamako je prenais connaissance de la migration libanaise, que je retrouvais amplifiée à Dakar et ailleurs en Afrique. Un milieu à propos duquel on avance souvent un jugement sévère, non sans quelques raisons. Dans leur ensemble ces Libanais constituent en effet une strate de la classe compradore, mais une strate subalterne il faut dire, hier soumise au capital colonial (qui les avait « importés »), aujourd’hui à la bourgeoisie-bureaucratie dirigeante des Etats africains, également compradore. Souvent, de ce fait, traités en boucs émissaires par les politiciens démagogues. Ce jugement n’exclut pas d’autres observations, en leur faveur : leur serviabilité et gentillesse naturelles, leur caractère de « bons vivants » (c’est grâce à eux que survivent cafés et restaurants sans lesquels la vie quotidienne perdait pour nous beaucoup de ses charmes, car les Libanais aiment gagner, mais aussi dépenser), leur courage au travail. Mon coiffeur à Bamako était descendu de la montagne du Liban, illetré, avait fait un séjour de trois mois à Beyrouth pour à la fois apprendre son métier futur et faire connaissance de la « ville », avait été embarqué en cale sur un cargo à destination d’Abidjan puis sur un camion de pommes de terre pour parvenir à Bamako. Le lendemain il ouvrait sa boutique : une pièce, une chaise et un miroir, les ciseaux. L’homme était transformé : le péquenot était devenu élégant, il parlait désormais deux langues nouvelles pour lui, le bambara et le français, savait écrire. Un an après il renvoyait au Liban le capital minime qui lui avait été avancé par la collectivité de son village (sans écrit) pour permettre à un autre pauvre d’en bénéficier. Les Indiens remplissent des fonctions analogues en Afrique de l’Est et je suppose que leurs parcours ont été fréquemment identiques. Chez les uns et les autres avec la seconde ou la troisième génération apparaissent des différenciations sociales marquées; quelques uns s’enrichissent fort ou sont dans les professions libérales, d’autres deviennent de véritables intellectuels, comme j’en ai connu en Tanzanie, au Kenya, ou comme le fut mon étudiant Charbel à Dakar. Le petit groupe de la gauche de l’Union Soudanaise était si fortement intégré qu’un jour Madeira nous convoqua chez lui. Ministre de l’intérieur il avait l’habitude de faire téléphoner: « à 19 heures chez Madeira », sans plus d’explication. Je m’y rendais, comme les autres, ignorant le motif de la convocation. Madeira, qui parlait toujours sans desserrer les dents dit : j’ai convoqué les ivrognes; et comme vous le voyez cela pourrait coïncider avec une réunion fractionnelle de la gauche. Oui, il faut boire du whisky : c’est un geste politique qu’il faut donc réserver aux cérémonies publiques et le faire remarquer. Mais il n’est pas nécessaire de vider la bouteille. Parmi les invités il y avait évidemment Gologo, auteur d’une autobiographie au titre éloquent - le Rescapé de l’Ethylos ! Je faisais remarquer à Madeira que je ne me considérais pas comme un buveur. Oui, je sais, ma police est bien faite. Mais comme tu les fréquentes beaucoup tu pourrais peut être les sermoner ! Isabelle était institutrice, dans l’école principale du centre ville, place Maginot. Du temps colonial les écoles ne fonctionnaient que le matin, mais le régime avait établi des horaires à la façon - française et donc peu adaptés au climat - qui imposaient des après midi pénibles en fin de saison sèche. Les petits Africains dormaient, les petits Européens (les toubabs) pleuraient en répétant: j’ai chaud. Isabelle les rafraichissait tous qu’ils dorment ou pas en les arrosant - comme des fleurs - et pressait sur leurs têtes une éponge plongée dans un seau. Parmi ces délicieux enfants il y avait les deux filles de Ruy et Nicole, et une petite vietnamienne, Lily Bayoumy. Bébé trouvé au Viet Nam sous le corps de sa mère tuée par la guerre, adoptée par un certain Bayoumy qui était ce qu’on appelle au Sénégal un Maroco-sénégalais. Les ancêtres Bayoumy, venus d’Egypte étaient descendus par le Maroc jusqu’au Sénégal participer à l’islamisation du pays. L’épouse était vietnamienne. Bayoumy était RDA. Rentré au Sénégal un peu plus tard. Après le décès de ses parents Lily cherchait du travail. Elle est notre fidèle secrétaire administrative du Forum. Venue en Egypte en mars 1997 à l’occasion d’une conférence afro- asiatique, l’officier de police de l’aéroport lui dit : « nom égyptien, passeport sénégalais, physique asiatique, comment çà ? ». C’est la mondialisation répondit-elle ! La vie quotidienne à Bamako n’était pas monotone, bien que nos habitudes s’étaient rapidement fixées. On se retrouvait très fréquemment à dîner les uns chez les autres d’autant que nous habitions à quelques pas les uns des autres à Koulouba. Le dimanche soir on se retrouvait très nombreux dans un jardin- restaurant agréable sur les bords du fleuve, près du pont qui reliait Bamako au sud du pays. Le lieu, qui s’appelle aujourd’hui « les trois caïmans » avait alors un autre nom, que j’ai oublié. Les dimanches dans la journée nous allions souvent nous baigner dans le Niger, à Sotuba. Le barrage au fil de l’eau n’avait pas encore été construit; et au milieu de ces rapides du Niger il y avait des îles de sable (en saison sèche) d’une grande propreté et finesse, lavé par les flots courants clairs. On se rendait sur les lieux en sautant de pierre en pierre au milieu du gué. On y amenait parasols et pic-nic. Un jour que Charles Bettelheim était venu en mission on l’y entraîna. Cet homme sage d’âge mûr fut choisi par les enfants maliens qui se baignaient là comme « grand père pour jouer ». Ils lui sautaient dessus, l’aspergeaient. Et lui répondait joyeux comme je ne l’avais jamais vu. Le climat du Mali ne m’a jamais fait souffrir, Isabelle non plus. Nous sommes peut être des bêtes de pays chauds. Pour moi il n’y a jamais eu de pays dits tempérés, mais seulement des climats humains (chauds) et inhumains (les autres). Pourtant Isabelle pense que, comme tous les Egyptiens, je ne sens ni le chaud ni le froid. On a la peau dure, accoutumée aux changements brutaux que le climat saharien de l’Egypte connaît, parfois 20 degrés en quelques heures après le coucher du soleil. Au Mali donc, je ne remarquais pas la température, toujours bonne pour moi. Pourtant il arrivait que le thermomètre passe au dessus de 45 degrés. Un jour qu’Isabelle souffrante prenait sa température le thermomètre l’effraya. Reprise le lendemain, même résultat inquiétant. Le docteur Hautin appelé l’examine. Rien de particulier. On lui explique l’affaire du thermomètre. Le docteur, ancien médecin des armées coloniales, qui avait le langage doublement cru des toubibs et de la coloniale, s’esclaffa : vous rangez votre thermomètre dans un tiroir où il fait 50 degrés, il est bousillé, « foutez vous le dans le cul pour le tenir au frais ! ». Quelques histoires amusantes dont les images sont restées fixées dans ma mémoire. Peu après mon arrivée à Bamako je circulais en auto et, à un stop situé à un carrefour vide, sans aucune construction, je ralentissais seulement mais ne m’arrêtais pas. Un policier me siffla. Que fait-on au stop ? me demanda-t-il ? Me croyant malicieux je dis : on ralentit, regarde bien, et s’il n’y a rien on continue. Non, on s’arrête, précisa-t-il. D’accord je ne le savais pas, je reconnais, j’ai tort. Le policier éclata d’un rire énorme et me demanda de répéter « j’ai tort ». Ce que je fis. Il me laissa partir en me disant, très joyeux : je voulais entendre cela, je n’avais jamais entendu un « blanc » (toubab) dire « j’ai tort ». La décision ayant été prise par le Ministère du Plan de déménager de Koulouba en ville, les plantons mobilisés pour porter les dossiers dans un camion le faisaient sans prendre la moindre précaution. Le zoo était situé au bas de la descente de la route Koulouba-ville. Le camion étant parvenu à sa hauteur, un souffle de vent fit s’envoler des papiers. L’éléphant, aux pieds duquel ils tombèrent, les mangea. Parmi ces papiers il y avait l’original du Plan (il y en avait heureusement beaucoup d’exemplaires. Je racontais l’histoire au Ministre en lui disant : çà y est, fini, l’éléphant a mangé le Plan. On allait souvent le soir au ciné - Tous en plein air. Parfois réfugies sous le haut vent lorsqu’il pleuvait, regardant le film à travers le rideau de pluie. Un jour on jouait « l’année dernière à Marienbad ». A côté de moi, deux Maliens du peuple et l’un traduisait les dialogues du français en bambara. Mais c’est idiot, çà n’a pas de sens, disait le bénéficiaire de la traduction, dont je partageais l’opinion. Oui, mais c’est ce qu’ils disent, affirma le traducteur. Autre histoire amusante. Le gouvernement avait eu l’idée de lancer une « boisson nationale » : mettre en bouteille du jus de gingembre. Idée pas bête, et ce jus, produit artisanal, est effectivement délicieux. Malheureusement la production en fut confiée à une ancienne savonnerie et, faute de rinçage suffisant des cuves qui avaient contenu de la soude, ce qui fut produit pour la fête officielle était une « purge nationale ». Le lendemain matin, Président, Ministres et autres notabilités étaient tous absents de leurs bureaux, après une nuit tragique. Madeira seul n’avait pas voulu goûter le produit, s’en tenant au whisky. J’ai sauvé le pays d’un coup d’Etat, qui n’aurait pas été difficile cette nuit ! On partait souvent en promenade ici ou là. On appelait certaines de ces randonnées des « dumonteries » parce qu’elles étaient organisées par Bernard Dumont. Un jour que nous étions allés dans le haut Niger, vers la frontière de Guinée, voir les chercheurs d’or, Dumont avait eu l’idée saugrenue de prendre de la viande crue pour faire des brochettes. On essaie de faire un feu, de griller nos brochettes, le tout avec fort peu d’habileté. Les mineurs maliens font un cercle autour de nous et nous observent avec curiosité. L’un d’eux s’approche de moi, tire de sa poche une boite de sardines et un morceau de pain et me dit : vous connaissez çà, c’est très pratique ! On partait également souvent « à la chasse » au Baoulé, un affluent du fleuve Sénégal dans l’ouest du Mali, beau paysage et belle réserve forestière. La chasse était un prétexte aux promenades au petit matin, à l’observation des biches et des singes, très nombreux, plus rarement des lions. Le campement était médiocre, à tel point qu’une fois nous avons pensé plus confortable d’installer lits et moustiquaires en dehors du bâtiment. Les lions cette fois ne nous ont pas laissé dormir, ils rugissaient, pas loin. Pas d’inquiétude dit Faure, on n’a jamais vu un lion soulever une moustiquaire pour voir ce qu’il y a dans le garde manger. Une autre fois, le hongrois Paller venu avec nous, avait dû traîner derrière la caravane et de retour au camp pas de Paller. On attend, s’inquiète un peu, puis le voilà arrivant un peu blême. Il avait longé la rivière à reculons, poursuivi par un iguane. Ces animaux, tout à fait inoffensifs, sont connus pour leur curiosité, qualifiée de bête. Les promenades au Baoulé m’ont permis de faire une découverte sur moi même que je ne soupçonnais pas : que je suis gaucher ! Chaque fois que j’utilisais le fusil je ratais immanquablement ma cible par toujours la même déviation d’environ vingt centimètres vers la droite. Pourtant je ne tremble pas, vise calmement, et ne suis pas terriblement maladroit. Que se passe-t-il donc ? Je ne sais plus qui me suggéra de changer mon fusil d’épaule, et de fermer l’autre oeil. Paf, dans le mille. J’étais donc gaucher. Il me revenait alors à l’esprit que j’utilise plutôt la main gauche pour faire beaucoup de choses courantes. J’ai donc été bien « redressé » et le souvenir de cette correction imposée m’est revenu : à l’école primaire, en classe préparatoire, l’institutrice, Melle Masri, m’imposait de prendre mon crayon avec la main droite. J’ai obéi, mais peut être mon espièglerie à l’école pendant longtemps en a été le prix. En tout cas je n’ai pas l’impression que le dressage m’ait créé de graves problèmes intellectuels ou caractériels, bien que je reconnaisse que cela soit parfois le cas (le bégaiement lui est attribué non sans raison dans certains cas). En sens inverse je ne suis pas persuadé que le laisser faire à l’américaine soit meilleur. Un môme qui saisit pour la première fois un crayon de la main gauche n’est pas nécessairement un gaucher. A voir la proportion des Américains qui écrivent dans des positions les plus extravagantes - et les moins faciles - on peut penser qu’un plus d’apprentissage ne leur aurait pas fait de mal. Amusements de quelques soirées mémorables, les grandes réceptions à la Présidence. Entre autre à l’occasion des visites de Tito et de Nkrumah. La soirée Tito valait le coup d’oeil. Modibo, Tito, leurs deux épouses, à une table de quatre. Dès le dîner terminé, musique - Modibo invite la belle yougoslave. Tito se doit d’en faire autant avec Mme Keita. Musique de cha-cha-cha africain. Tito, qui sait peut être valser la danubienne, se trémoussait avec la grâce d’un ours de cirque. Mais cette visite m’a valu un beau voyage en Yougoslavie sur laquelle je reviendrai. Lorsque Nkrhumah nous rendit visite, la police avait cru utile de surveiller les prostituées ghanéennes, assez nombreuses à Bamako. L’appellation de leur métier - qu’on retrouve en Côte d’Ivoire - vaut la peine d’être mentionnée : « faire son cul-boutique ». Quelques unes de ces dames, furieuses, se considérant citoyennes nkrumahistes à part entière, échappaient au contrôle, étaient reçues au Grand Hôtel par la délégation de leur pays, largement abreuvées pour calmer leur colère. Montée au Palais l’une d’elle reconnaît l’ambassadeur britannique, un ami qui la connaît bien dit-elle, et voilà qu’il ne me dit même pas bonjour. Elle l’insulte et crache sur son smoking, juste avant que le diplomate digne ne s’apprête à aller serrer la main du Président. Les difficultés réelles de la balance des paiements jointes aux faiblesses de la gestion du commerce d’Etat se soldaient par des ruptures de stocks fréquents. Je connaissais une vendeuse au magasin d’Etat, centre ville. Une fois donc, je lui chuchotais dans le creux de l’oreille : « avez- vous des lames de rasoir ? ». « Non, me dit-elle à voix basse, mais nous avons des sardines ». Je repartis donc avec quelques boites de sardines. Isabelle et moi avons visité de nombreuses régions de ce vaste pays, soit que j’étais en mission, soit que nous y allions simplement en vacances. Au pays Dogon, que tous les touristes connaissent maintenant, le seul campement de l’époque, à Bandiagara, n’était pas fameux. Arrivés en bande le soir de Noël nous nous amusions d’avance en disant : il sera occupé par des Anglais (venus du Ghana). Il l’était. Une belle anglaise s’était étalée sur le seul grand lit. On peut dormir à cinq sur ce lit, lui a-t-on expliqué ! Je ne sais plus qui a partagé le lit, les autres se sont débrouillés avec leurs couvertures, par terre. Pays inoubliables : Djenne, Mopti et les promenades sur le Niger, la route du Sahel au nord du fleuve, et les rives des lacs à Niafunké et Goundam, Gao. On avait failli se perdre dans le Sahel, pneus crevés un nombre incalculable de fois dans les épineux, travaux pénibles de remise de chambres neuves de réserve, gonflage des pneus à la pompe à pieds etc. En mission à Tombouctou cérémonie mémorable. Mahamane Haïdara, Président de l’Assemblée, avait organisé un méchoui en mon honneur. Les participants s’étaient disposés spontanément en cinq rangées. Au premier rang, face aux trois ou quatre moutons grillés sur leur broche, Mahamane, le gouverneur, le préfet, moi et quelques autres. Au second les chefs de service et les notabilités, au troisième les hommes « libres » ordinaires, aux deux derniers rangs les hommes de castes, « esclaves », mendiants, lépreux etc. Les cuisiniers nous donnaient les meilleurs morceaux qu’on gardait pour nous, et puis les autres qu’on passait par dessus l’épaule au second rang sans même tourner la tête. On entendait le bruit des disputes dans les derniers rangs qui devaient n’hériter guère que des os. Pendant donc que nous dégustions nos filés de mouton, Mahamane me dit : tu sais, Samir, on construira bien le socialisme. Pas de doute, lui répondis-je, et même l’égalité entre tous les individus. Me regardant un peu de travers - mais l’homme était sincère et fin - Mahamane ajoutait : cela prendra beaucoup de temps. Oui, dis-je, mais il faudra bien commencer un jour. Et lui, dans un grand rire franc : il le faut, mais dans l’histoire on dira que ce n’était pas aujourd’hui. Nous avons également fait quelques autres beaux voyages. Partis en voiture, avec Isabelle et son amie Raymonde - enceinte tenant une fillette de deux ans sur les genoux aidée par son fils de neuf ans - vers le sud : Sikasso puis l’ouest de la Côte d’Ivoire, Odienné et Man, à travers cette forêt équatoriale extraordinaire. Surpris par un orage comme il n’y en a que dans ces régions, tornade et immenses arbres foudroyés, chutes des troncs en travers de la route. On a pensé qu’on ne passerait pas. On voulait poursuivre vers l’Est de la Guinée - Nzérékoré. Mais les difficultés de la frontière nous ont contraints à revenir par la même route. Mes responsabilités me faisaient être invité souvent par les ambassades. Je réduisais ces contacts au minimum, et évitais soigneusement de parler de plus que de généralités. Mais certains insistaient. Un premier secrétaire de l’ambassade soviétique, KGB probablement, vint me voir un jour pour me demander de lui expliquer ce qu’était le Mali. Après tout, pourquoi pas, il n’y a pas de raisons qu’il connaisse cette société et puisse s’y retrouver; j’essayais donc de lui expliquer l’histoire coloniale, politique, sociale, les problèmes économiques etc. « Non, pas cela me dit-il, pas du marxisme, la vérité » ! Je m’esclaffais en lui expliquant que pour moi l’outil marxiste était le moyen de comprendre la vérité. Pas pour lui sans doute; je compris que sa vérité - de real politik - était de savoir si x ou y était corruptible etc. L’ambassade d’Egypte avait évidemment reçu un dossier me concernant. L’ambassadeur en était visiblement gêné. Modibo croyait bien faire en voulant « régler le problème entre moi et le gouvernement égyptien » et me proposait de l’accompagner dans un voyage au Caire. Je lui expliquais que mon problème n’était pas personnel et qu’il était inséparable du problème général des relations entre Nasser et les communistes et que, tant que la répression frapperait ces derniers, je ne pouvais imaginer aller me pavaner au Caire dans une délégation malienne. Mes camarades ne comprendraient pas mon attitude. Je dois dire que Modibo m’a donné l’impression d’avoir compris et même peut être de me donner raison dans son for intérieur. Cette histoire m’en rappelle d’autres, un peu ses suites naturelles. Quelques années plus tard, à Paris, un scandale avait éclaté parmi le personnel de l’ambassade. L’épouse d’un de ses fonctionnaires avait tenté de se suicider avec ses enfants, et avait été placée à l’hôpital pour soins psychiatriques ou psychologiques, son époux n’ayant pas le droit de la voir. Celui-ci semblait fort inquiet et Moustapha Safouan, à qui il faisait quelques ennuis bureaucratiques pour ses papiers, lui demanda la raison de son trouble, qu’il expliqua. Qu’à cela ne tienne, j’ai mes entrées. Safouan, psychanalyste bien connu, décrocha le téléphone et s’enquit de la situation de la dame auprès du chef de service de l’hôpital. Puis il ajouta : eh oui, nous sommes mal vus par vous, mais très bien vus dans le monde des grands hommes, alors classez nous « gens louches catégorie VIP, ou de luxe, ou classe exceptionnelle ». Vous avez le choix du titre pour la catégorie. Ce qui fut fait, je crois, à sa manière. Plus tard encore Naguib Kadri, ambassadeur de talent à Dakar, plein d’humour, me communiqua ce dossier que je lus dans son bureau. Je peux t’aider à corriger les nombreuses erreurs, lui-dis-je. Il rit et me dit : plus la peine, c’est un dossier classé. Missions en Guinée et au Ghana Les trois pays de l’Afrique de l’Ouest qui s’étaient proclamés socialistes - le Ghana, la Guinée et le Mali - affirmaient dès 1961 leur volonté de constituer une « Union », qui serait appelée à devenir le noyau d’une fédération panafricaine s’inscrivant dans la perspective que Nkrumah avait toujours préconisée. C’était l’époque où les pays du continent africain se partageaient en deux groupes hostiles, le bloc de Casablanca (Maroc, Algérie du FLN, Egypte, Ghana, Guinée, Mali) qui constituait l’aile plus ou moins radicale de la libération nationale, et le bloc de Monrovia (la presque totalité des autres pays indépendants africains), qui jugeait que, l’indépendance politique obtenue, il n’y avait plus « d’ennemi impérialiste » à combattre. Je me suis exprimé avec quelques détails sur cette question dans mon chapitre concernant « le déploiement et l’érosion du projet de Bandung » dans Itinéraire intellectuel. J’y reviendrai plus loin. Toujours est-il que l’Union Guinée-Ghana-Mali, qui a été le thème d’une chanson, n’est guère allée plus loin dans ses réalisations. Le gouvernement malien me chargeait d’une petite mission d’information sur les possibilités de coopération économique entre les trois pays. C’est dans ces conditions que je me suis rendu une seule fois à Conakry, deux ou trois à Accra. Ma mission à Conakry me laissait immédiatement une impression plus que négative concernant le régime de Sékou Touré. J’arrivais à Conakry, fin 1962, après le fameux « complot des enseignants ». J’étais logé à l’Hôtel de France (je ne sais si son nom a été modifié par la suite), le vieil hôtel colonial - beau - à l’extrémité de la péninsule sur laquelle le vieux Conakry avait été construit, le quartier de Boulbinet (qui en malinké veut lui même dire « le bout du monde »), face aux îles de Loos. Vue magnifique. Mais l’hôtel amorçait sa décadence. Plus de cuisine. « On apportait son manger » comme dans une auberge espagnole. Un Libanais, situé pas loin, vendait aux pensionnaires des boites de thon, du pain, des fruits dont on faisait soi-même le repas dans la salle à manger prestigieuse de l’hôtel ! Je rencontrais quelques fonctionnaires et ministres qui n’avaient rien à me dire; ils répétaient les généralités vagues dont Sékou Touré les avaient probablement instruit, et refusaient d’en dire plus. Finalement, sur mon insistance, ils me faisaient recevoir par le Président lui même qui, je l’avais bien compris, était seul à pouvoir non pas seulement décider mais même dire quelque chose. L’entrevue fut épouvantable. A peine avais-je terminé de lui présenter fort poliment « mes respects » qu’il partait dans un monologue qui a duré peut être une heure, en tout cas toute la durée de l’audience, puisque, au terme de ce discours il me serrait la main pour me laisser partir ! De quoi a-t-il parlé ? De tout, sauf du sujet, de grandes généralités incohérentes et désordonnées à tel point qu’à peine sorti de cette séance grotesque je ne me souvenais plus de rien. Cette audience unilatérale me confirmait dans l’impression fâcheuse que Sékou, rencontré à Paris dans mes années d’étudiant, m’avait faite. Tacticien politique pur, sans aucune vision stratégique et probablement peu de principes. Sur plusieurs points tout de même ce jugement sévère doit être nuancé. Tout d’abord la Guinée ne se résumait pas à Sékou. Le Parti Démocratique de Guinée PDG, section du RDA, avait eu une existence réelle et à l’époque de la lutte anticoloniale Sékou n’y faisait pas la pluie et le beau temps. Ce Parti, qui comptait parmi les plus avancés et les mieux organisés de l’arc RDA, s’était radicalisé précisément par le combat qu’il avait dû conduire contre des chefferies traditionnelles puissantes, instrumentalisées par l’administration française. Qu’on les qualifie de « féodalités » (terme sans doute impropre) ou autrement, qu’on qualifie leur suppression - qui a précédé fort heureusement le référendum de 1958 - de réforme agraire ou autrement (je pense que réforme politique conviendrait mieux), n’est pas la question. C’était vraiment l’adversaire et sa défaite ouvrait des possibilités réelles. Mais cette défaite faisait du PDG le parti unique de fait, avec les avantages mais aussi tous les dangers que cela représente. Le « non » ouvrait donc des possibilités et soulevait beaucoup d’enthousiasme à travers l’Afrique. Un nombre impressionnant de cadres de tous les pays de l’ex AOF - Dahoméens et Sénégalais en particulier, mais également venus du Mali ou du Niger (comme Abdou Moumouni) se mettaient à la disposition de la nouvelle république. L’indépendance permettait également l’inauguration rapide de nouvelles relations diplomatiques, avec les pays de l’Est, la Chine, les autres pays du tiers monde, et d’ouvrir le cercle des forces politiques et des Etats sur des horizons nouveaux, totalement inconnus des Guinéens jusque là. Ces possibilités réelles ont hélas été rapidement annihilées par le développement accéléré de formes de plus en plus autocratiques du pouvoir, pour des raisons multiples sans doute, que je ne tenterai pas de résumer ici en quelques phrases. J’avais connu à Paris Fodeba Keita qui n’était pas seulement le créateur des premiers ballets africains - une contribution culturelle non négligeable - mais également un militant perspicace. Retrouvé à Conakry, Ministre de l’intérieur, il était l’une des rares personnalités qui me reçut avec chaleur. Il a fini comme on le sait dans des conditions épouvantables d’assassinat en prison où l’ordre était tout simplement donné de le faire mourir de faim à petit feu. Diallo Telli et beaucoup d’autres dirigeants proches de Sékou ont subi des sorts identiques, ont été arrêtés et odieusement assassinés. Sayfoullaye Diallo, que je connaissais également avait été éliminé. Mais il avait eu la chance d’être seulement placé en résidence surveillée. Ni Modibo ni Nkrumah n’en ont fait de même et c’est tout à leur honneur. Il y avait dans l’aéroport de Conakry un portrait de Sékou en boubou rouge, fabriqué avec la technique bien connue qui permet au regard de vous suivre. Le sens de l’opération était clair : où que vous soyez le chef sanguinaire le voit. Ce que je reproche à de nombreux intellectuels et politiciens progressistes qui ont vécu l’époque en Guinée ou suivi de près son expérience c’est d’avoir maintenu dans l’opinion l’illusion que la Guinée était un pays d’avant garde qui, malgré tout, allait de l’avant. Comme ils ont parfois légitimité l’horreur de la répression (dans des formes d’une cruauté sans pareille qui, semble-t-il, procuraient à Sékou un plaisir personnel) ou, tout au moins, ont tenté d’en atténuer la condamnation. Sans doute l’une des raisons principales de cette attitude était que la diplomatie guinéenne faisait l’affaire des Soviétiques. Néanmoins les multinationales de l’aluminium - Fria en la circonstance - n’ont pas souffert de cette diplomatie et ont réalisé en Guinée les mêmes bénéfices qu’elles auraient tirés d’autres pays africains qualifiés de néocolonies. L’expérience guinéenne ne doit être jugée ni à l’aune des services qu’elle a rendu à l’Union soviétique ni à celle de ses rapports avec Fria. Le seul critère pour en apprécier réellement la qualité est celui de ses réalisations politiques, économiques et sociales au bénéfice du peuple guinéen. De ce point de vue l’expérience n’a pas été brillante pour le moins qu’on puisse dire. Certes le régime qui lui a succédé n’a guère prouvé qu’il était meilleur, ou même fondamentalement différent. Mais cela ne suffit pas pour redorer le blason du précédant. En laissant s’installer la confusion entre le régime de Sékou Touré, odieux par certains aspects, inefficace par beaucoup d’autres d’une part et les idéaux nobles du socialisme d’autre part, on ne sert pas la cause de la libération et du progrès social; on contribue à l’enliser. Au départ de Conakry on me chargeait d’un volume incalculable de papiers de faible intérêt - les discours de Sékou en toutes occasions. Les «oeuvres complètes » que le grand chef a voulu comporter plus de volumes que celles de Lénine (50 volumes peut être) n’étaient pas encore éditées, mais on disposait déjà de beaucoup de papier du genre. A l’arrivée à Bamako je les abandonnais au douanier, qui a dû s’en servir pour emballer des cacahuètes. Sur le chemin du retour l’avion d’Air Guinée fit une escale non prévue à Kankan. L’équipage nous abandonna et ne revint que deux heures plus tard. Entre temps nous attendions à l’ombre des arbres du lieu, la chaleur dans le hangar couvert de tôles ondulées n’étant pas supportable. Au retour je reconnus un équipage égyptien. Je leur demandais ce qui s’était passé. Ils me répondirent simplement : on est allé manger, il n’y a jamais rien pour satisfaire ce besoin humain dans nos avions,; si tu t’étais présenté on t’aurait bien sûr emmené avec nous. Si donc je ne tirais rien de ma mission à Conakry il n’en fut pas de même à Accra que je visitais plusieurs fois dans les années 1963-1965. Mon vieil ami Yves Bénot s’y était installé, replié de Conakry où il avait été professeur au Lycée laissant derrière lui le souvenir d’un maître que tous ses élèves avaient beaucoup aimé et dont tous (j’en ai rencontré un certain nombre par la suite) confirmaient qu’ils avaient beaucoup appris grâce à lui. Je n’en doute pas. A Accra, Yves enseignait le français mais surtout coordonnait un bulletin français (L’Etincelle) parallèle à celui édité en anglais (The Spark) destiné à mobiliser les forces anti impérialistes à travers le continent. Un bon travail d’équipe - je n’en doute pas non plus - à laquelle collaboraient des Ghanéens brillants, comme Kofi Batsa - qui hélas a tristement fini comme « homme d’affaires » au Nigeria et des Africains francophones, comme le Dahoméen Damz - perdu de vue par la suite. Accra était de surcroît une ville fort gaie. Les longues soirées passées à bavarder au Star Hôtel avec tout un monde de militants ghanéens et d’autres venus des quatre coins du continent, des mouvements de libération nationale d’Afrique australe et des colonies portugaises, n’étaient jamais ennuyeuses. Mes entrées étaient grandement facilitées par ces camarades, à l’époque influents. Les hauts fonctionnaires des ministères économiques qui me recevaient, notamment au Plan J H Mensah et Omaboe, étaient compétents. Le Ghana avait vingt ou trente ans d’avance sur les colonies françaises et le Nigeria en matière de formation de cadres. Mais ils étaient « terribly British », beaucoup plus que les cadres francophones n’étaient marqués par la métropole (à l’exception d’un certain nombre de Sénégalais). Contrairement à l’idée reçue le degré d’assimilation culturelle des anglophones n’est pas moindre que celui des francophones. Autre différence, concernant les militants populaires. Dans les colonies françaises ces cadres s’étaient formés au contact principalement du PC, la seule école politique qui leur était ouverte. Dans les colonies britanniques les Eglises constituaient la forme dominante d’organisation de la société civile. Cela fait une différence considérable, très visible jusqu’aujourd’hui. Dans leur grande majorité les cadres ghanéens étaient conservateurs, non seulement éventuellement par leurs origines de classe et relations familiales (avec les planteurs les plus riches en particulier) mais aussi dans leur culture et idéologie façonnées par l’école anglaise et les Eglises, ce qui n’est pas moins grave. Ils étaient fiers des réalisations coloniales dont ils héritaient, la Gold Coast ayant effectivement été mise en valeur trente ans avant la Côte d’Ivoire voisine et similaire. Ils n’imaginaient pas que ce modèle colonial avait déjà épuisé ses possibilités historiques, ils pensaient qu’on pouvait en poursuivre indéfiniment la trajectoire. Ce « développement » colonial ayant été par essence « ouvert », c’est à dire une forme d’insertion dans le capitalisme mondial, ils étaient prédisposés à entendre les billevesées de la Banque mondiale préconisant sa poursuite indéfinie, sur la base des « avantages comparatifs», bien que cette poursuite n’ait absolument rien à offrir à l’Afrique moderne. Sur les questions qui étaient l’objet direct de ma mission ils n’avaient donc rien à proposer, n’y ayant pas même réfléchi. Je leur soumettais l’idée très banale que puisque le Ghana et le Mali envisageaient de créer quelques industries de substitution d’importations, il serait peut être bon de les distribuer entre les deux pays de manière à maximer les effets de taille des unités de production en fonction du marché global. Surprise de l’interlocuteur. A fortiori lorsque, soulevant la perspective à long terme je parlais d’intégration ouest africaine, de grande stratégie de construction d’un espace économique autre que celui hérité de la colonisation, morcelé en micro régions d’exploitation tournées vers la côte. La construction de ce grand espace, continental par l’impératif de sa géographie (mais après tout les Etats Unis aussi le sont, la Russie également), exigerait l’interconnexion des voies ferrées de pénétration, l’aménagement des grands fleuves etc. Car je m’inscris ici (j’y reviendrai) contre les modes un peu trop facilement popularisées par les media, selon lesquelles tout « grand projet » est absurde, non économique, l’ennemi de l’environnement, en un mot pharaonique (on oublie que c’est grâce aux réalisations pharaoniques que l’Egypte existe !), puisque « small is beautiful ». On oublie que le non développement peut être cause de méga destructions de l’environnement, par exemple par la déforestation inévitable si les productivités à l’hectare stagnent et que de surcroît les ruraux n’ont pas accès à d’autres sources d’énergie que le charbon de bois. On peut multiplier les exemples. L’audience que le Président Nkrumah m’a accordée m’a permis de proposer à nouveau et à ce niveau le plus élevé à la fois des mesures immédiates (coordination des implantations industrielles, compagnie aérienne commune, banques et assurances associées etc ) et la mise en place d’une cellule de réflexion pour le moyen terme (convergence dans les domaines concernant la législation économique, la fiscalité, l’union monétaire éventuelle etc) et le long terme. Je dois dire ici que Nkrumah n’était pas Sékou Touré. Il avait accepté l’agenda proposé, donné son point de vue et insistait pour que je précise le mien. Une discussion décontractée. Bien sûr je sais bien qu’étranger de passage je pouvais bénéficier d’un traitement qui n’était peut être pas typique du comportement du Président avec d’autres, notamment parmi les politiciens nationaux. Mais il n’y a là rien que de normal. Lorsque, après qu’il fut renversé par le coup d’Etat de 1966, Nkrumah trouva refuge à Conakry je plaignais son choix. Nkrumah méritait mieux que d’être l’hôte obligé de Sékou. Le Ghana était un pays qui m’avait immédiatement paru intéressant. Et l’idée commençait à germer en moi de le comparer avec la Côte d’Ivoire. Une comparaison dont on pourrait beaucoup apprendre, ne serait-ce que parce que les deux sociétés présentent des analogies importantes et que la mise en valeur coloniale de la Côte d’Ivoire, alors en plein essor, reproduisait ce qui avait déjà été réalisé au Ghana et dont on voyait les limites. J’ai donné suite à cette idée dans les années qui suivirent. L’entrée en matière m’était offerte par la discussion du Plan ghanéen à laquelle les autorités du pays m’invitaient à m’associer. Ce que je fis - et dont j’ai fait la matière de publications. Le Plan, à mon avis, manquait d’audace, traduction de ce qu’était la pensée conservatrice de ses cadres. Il était loin d’être un monument de mégalomanie industrialiste comme les détracteurs systématiques de l’Afrique le disent sans souci de vérification du bien fondé de leurs affirmations. On dit et répète aujourd’hui que le revenu par tête du Ghana en 1960 était supérieur à celui de la Corée. Ce dernier pays aurait-il pu devenir ce qu’il est sans précisément mettre l’accent sur l’industrie, articulée sur l’intensification de son agriculture, la formation de cadres, le tout à une échelle qui était un multiple de celui envisagé par le Ghana, impliquant d’ailleurs une intervention de l’Etat permanente et multidimensionnelle ? Mais le préjugé - raciste en dernière analyse - que ce que les Asiatiques peuvent faire les Africains en sont « viscéralement » incapables commande la réflexion de ces détracteurs, comme le fameux Rapport Berg de la Banque mondiale en témoigne. Certes si le Ghana n’a pas fait « comme la Corée » il y a des causes à cela. Mais elles sont à rechercher dans la société, l’histoire coloniale et la politique du mouvement de libération, également dans les conjonctures - y compris géostratégiques - à travers lesquelles s’exprime l’interaction national/système mondial, pas ailleurs. Des questions qui se situaient au coeur de nos discussions à Accra, avec Yves Bénot, Kofi Batsa et d’autres cadres de la gauche du parti. J’y rencontrais un certain nombre de jeunes et de moins jeunes que je devais retrouver plus tard constituer les cadres des organisations populaires qui avaient préparé les conditions de la victoire de Rawlings. J’en parlerai donc plus loin dans ces Mémoires. Comme toujours j’aimais compléter mes discussions sur la société ghanéenne par une visite complémentaire des lieux : Kumasi, sa forêt et sa zone cacaoyère, Tamalé et le nord fournisseur de main d’oeuvre migrante, Sekondi-Takoradi, son port moderne et ses industries, le site du futur barrage d’Akosombo (j’ai revu la région plus tard, lorsque le lac a été constitué). En visite au marché d’Accra je remarque que les « market women » affichent sur leurs boutiques le nombre des bourses d’études qu’elles financent. Acte de patriotisme authentique, auquel elles sont très attachées et en même temps démonstration de leur réussite. Je pose à l’une d’elle la question « A qui donnez-vous ces bourses » - et reçois la réponse attendue « mon fils, celui de ma sœur etc. ». « A des garçons seulement, et pas aux filles » dis-je. La femme me regarde avec un mépris à peine caché qui la confortait dans son opinion générale : « bien sûr, jamais aux filles. Cà n’est pas la peine. Les filles sont intelligentes et n’ont donc pas besoin d’aller à l’école. Mais les garçons. Ils sont si bêtes que s’ils ne décrochent pas un diplôme qui leur ouvre les portes d’un bureau, ils ne sont bons à rien ». Quelques vacances remarquables Nous prenions - Isabelle et moi - chaque année en été (l’hivernage au Mali) des vacances en Europe. L’été 1961 nous décidions, pour changer d’air, de faire le tour de la Scandinavie. Partis de Paris en auto, via Copenhague et Stockholm nous avons suivi la plus que magnifique côte de Norvège de Trondheim au Cap Nord puis pénétré à l’intérieur de la Laponie suédoise et finlandaise. La Suède de l’époque n’était pas encore le pays qu’elle est devenue par la suite : pas d’étrangers, difficultés de communiquer (personne ne parlait l’anglais, aujourd’hui c’est presque tout le monde), honnêteté incroyable (on pouvait laisser son portefeuille sur un banc public et venir le rechercher une heure après), mais aussi ignorance peu commune de ce qu’est le reste du monde, sentiment d’un ennui généralisé, compensé par une liberté des rapports sexuels entre les jeunes sans pareille ailleurs en Europe à l’époque (sur la place publique des villes les jeunes des deux sexes venaient se rencontrer pour s’inviter à coucher ensemble - librement et gratuitement s’entend). L’été suivant la visite de Tito nous valut une belle visite en Yougoslavie. Lors de son séjour à Bamako Tito avait offert des bourses pour la formation de jeunes filles maliennes qui seraient accueillies à Skopje, en Macédoine, pour apprendre à tisser les tapis. Un lot de jeunes filles y fut donc envoyé. Quelques mois plus tard SOS, il se passe des choses qui risquent de créer un sérieux incident diplomatique entre les deux pays. L’ambassade yougoslave nous offrent donc, à Isabelle et moi, un voyage dans son pays avec, entre autre, la mission de régler le problème des tapissières. A Skopje donc nous fûmes accueillis par elles - Isabelle et moi en connaissaient quelques unes - comme de véritables libérateurs. Leur revendication était très simple : elles ne s’habituaient pas à la cuisine de la cantine et demandaient qu’on leur fournisse leur ravitaillement qu’elles cuisineraient elles mêmes. Très simple. Je parvenais sans grande difficulté à convaincre le directeur de l’établissement d’accepter la revendication qu’il s’était entêté à refuser jusque là. Nous fûmes presque portés en triomphe par les Maliennes. Mais entre temps on avait largement visité le pays : arrivée à Zagreb, en auto jusqu’à Rjeka, par bateau le long de la merveilleuse côte dalmate jusqu’à Dubrovnik puis en auto à travers les montagnes du Montenegro et de Bosnie jusqu’à Belgrade et Skopje. Dans cette dernière ville nous fûmes logés à l’Hôtel Makedonia qui, exactement un an plus tard, jour pour jour, devait s’effondrer dans le tremblement de terre qui a frappé la région. Il n’était pas difficile de voir la différence d’attitudes qui permettait de distinguer les Croates des Serbes. Sur le bateau, rempli de touristes allemands quelque peu arrogants, le personnel croate se conduisait d’une manière passablement servile. Changement de décor à partir de Dubrovnik. Nous y fûmes accueillis par un vieux fort bel homme Serbe qui nous a acompagné pour tout le reste du voyage. Ancien combattant de 1914-1918 puis partisan pendant la seconde guerre il était communiste certes, mais surtout pro russe et pro français. Un homme cultivé et fort sympathique par ailleurs qui rendait les visites intéressantes. La Yougoslavie sortait à peine de l’isolement dans lequel le Kominform l’avait enfermée et ses relations avec l’Ouest étaient encore relativement réduites. Elle avait amorcé sa grande politique internationale, reçu Nasser à Brioni et participé activement à l’initiative du non alignement. En dépit de l’observation que nous faisions concernant la distinction Serbes-Croates on n’imaginait pas que l’évolution ultérieure dramatique du pays fut possible. On connaît le mot de Nyerere s’adressant à Tito : « deux alphabets, trois religions, quatre langues, cinq républiques et six nationalités, comment cela peut marcher ? ». Et la réplique de Tito : « oui, mais un seul parti communiste ». On oublie aujourd’hui de rappeler que la politique du titisme avait été remarquable sur ce plan et que la Yougoslavie était un modèle de coexistence plurinationale, que toutes ses composantes participaient sur un pied d’égalité réelle à la vie du pays et que les progrès d’une nouvelle conscience nationale yougoslave transgressant les nationalités d’origine s’accéléraient. Comment alors expliquer le retournement du sens de l’évolution ? C’est hélas assez simple à comprendre - après coup. L’ouverture à l’extérieur et au capitalisme dans les années 1970, jointe à la persistance de structures fédérales, permettait certes l’accélération de la croissance économique mais en même temps accusait les inégalités entre les régions. La Banque mondiale saluait alors le « miracle yougoslave » et les vertus du marché qui étaient à son origine. Il faudrait faire le catalogue de ces miracles conduisant à la catastrophe que la Banque mondiale a popularisée quelques temps, par la suite enterrés dans un vaste cimetière de l’oubli. Beaucoup de communistes yougoslaves avec lesquels je discutais se méfiaient de l’évolution et en voyaient les aspects négatifs et dangereux, sur le double plan de la cohésion nationale et sociale. Ils faisaient remarquer que l’autogestion, en principe la réponse socialiste la meilleure au problème de la gestion de la contradiction marché/propriété sociale des entreprises, subissait, du fait de cette ouverture de moins en moins contrôlable, des dégradations sévères, que l’intérêt que les travailleurs y portaient s’érodait au bénéfice de la cristallisation des intérêts des cadres gestionnaires - une bourgeoisie potentielle et la future bourgeoisie réelle du pays éclaté. Aucun de ces problèmes n’était ignoré. La crise du capitalisme mondial dans les années 1980, en produisant un arrêt brutal de la croissance de la Yougoslavie, devenue trop vulnérable dans le système des interdépendances mondialisées inégales, est à l’origine du drame. En réaction à la crise la classe dirigeante – la nomenklatura communiste - déjà passablement rongée par les effets du « miracle » en question, perdait brutalement sa légitimité et sa crédibilité fondées jusqu’alors précisément sur l’expansion économique qui élargissait les bases de ses bénéficiaires. Eclatée, cette classe a alors cru pouvoir rétablir la légitimité de son pouvoir par à la fois son ralliement au libéralisme - lui permettant ainsi de s’affirmer comme une bourgeoisie « normale » - et l’exploitation des thèmes chauvins du nationalisme. Cette classe porte la responsabilité du drame. La stratégie de Bonn - en encourageant l’éclatement - à laquelle l’Europe communautaire s’est ralliée, contribuait à jeter de l’huile sur le feu. Mais rien de cette évolution ultérieure ne pouvait être imaginé en 1962. Par la suite lorsque, au cours des années 1980 de crise, je visitais fréquemment la Yougoslavie, on pouvait être réellement inquiets. Et nous l’étions. Mais encore une fois on imaginait mal - je l’avous - la guerre civile. On espérait sans doute que des compromis moins destructeurs finiraient par se frayer la voie. A Paris pendant les vacances d’été nous étions amenés, Isabelle et moi, à mieux connaître nos nouveaux amis et leur famille. Bénard et sa délicieuse et douce épouse Sylvie. Prou, sa femme Suzanne, qui commençait à être connue par ses romans (ou est-ce plus tard ?), leur fille Anne Françoise. On revoyait également souvent Jacques Vergès et quelques uns de ses coéquipiers de la défense du FLN. Dès que la paix fut signée et l’Algérie indépendante Jacques devait partir s’établir à Alger avec son épouse, Djemila Bouhired, qu’il avait sauvée de l’échafaud et dont nous avions fait la connaissance à Paris. Un épisode intéressant de l’époque : les « Accra Boys ». Un groupe de militants des colonies portugaises s’était évadé du Portugal et était parvenu jusqu’en France. Il fallait les acheminer vers l’Afrique, sans papiers valables. Comment faire ? L’idée géniale fut de les déguiser en une troupe de « musiciens nègres », de les embarquer dans un car avec instruments et tout le bazar du type d’habillement qui convient avec un guide européen (lui muni d’un vrai passeport). A la frontière du Luxembourg, connue pour être l’une des moins surveillées, nos musiciens mimaient une forte soulographie collective. Le douanier regarde dans le bus. Le guide dit : j’espère qu’ils arriveront à temps pour leur spectacle, un peu dessaoulés. Vite, passez. De là ils s’envolèrent pour Accra. Il y avait parmi eux certains de mes bons amis des années ultérieures, Mario de Andrade, Elisa de Andrade et peut être d’autres. Plan génial. Idée de X; Réalisation technique de L.R. Les deux endroits que nous fréquentions le plus à Paris à l’époque étaient la Coupole et le café- boutique d’Aghion. A la Coupole, fréquemment, ceux de l’équipe de Bamako présents et d’autres dinions ensemble. La Coupole à l’époque n’était pas encore dans les musts des guides qui, par cars entiers de Japonais et de Scandinaves, en fournissent aujourd’hui l’essentiel de la clientèle. Elle était encore fréquentée par de vrais artistes, des peintres connus, avec lesquels le bavardage était toujours facile et amusant. L’autre lieu de rencontre pour nous était donc la galerie Aghion (ou était-ce plus tard ?). Toujours est-il que Raymond, fort peu commerçant de tempérament, s’y serait ennuyé s’il n’y avait reçu en permanence la visite des amis, dont Isabelle et moi. Les vrais clients - acheteurs éventuels - l’ennuyaient ! La permanence - entre les visites répétées dans les cafés du coin - était assurée par Fiametta. Une amie de longue date d’Yves Bénot, qui deviendra la nôtre, jamais perdue de vue depuis. Fiametta, au nom si joli (petite flamme disait Bénot), fine et moqueuse, s’appliquait à faire de mignons petits dessins qui ont orné l’Opoponax. Un autre visiteur remarquable de la galerie, avec lequel Raymond jouait aux échecs - un peintre russe dont j’ai oublié le nom. Il baragouinait drôlement : « moi, avance dame ». Je demandais à Aghion : il ne parle pas français ? Raymond précisait : non, il n’y a que cinquante ans qu’il vit à Paris ! De la dérive à la débâcle Il n’est pas utile que je raconte ici dans le détail les viscicitudes de la mise en oeuvre du Plan malien, sur lesquelles j’ai écrit à l’époque, à chaud. Cette mise en oeuvre se heurtait effectivement à de nombreux obstacles dont je proposerai ici une présentation brève en six points. Première difficulté : les « technocrates ». Certains ministres, comme Mamadou Aw aux Travaux Publics, avaient des compétences techniques certaines, mais pas toujours le sens de ce qu’est l’économie. Leur tendance naturelle était d’insister pour que les projets qu’ils avaient dans leurs cartons soient toujours jugés prioritaires. Or dans certains cas il pouvait s’agir de projets tout à fait défendables mais qui ne s’imposaient que dans le très long terme, comme « Kayes port de mer » par le moyen de la construction du grand barrage de Manantali, aujourd’hui réalisé sans que pour autant - trente cinq ans plus tard - les aménagements du fleuve Sénégal ne permettent encore la navigation jusqu’à Kayes. D’autres technocrates étaient - comme c’est souvent le cas - malades de modernisation rapide, sans réfléchir sur les adaptations nécessaires aux conditions du pays. Lamine Traoré défendait ainsi à l’Office du Niger une mécanisation lourde immédiate à l’américaine ou à la soviétique. On pourrait multiplier les exemples. Seconde difficulté : l’attraction des opérations coûteuses de prestige (stade, Palais présidentiel, grand hôtel, suréquipement d’Air Mali) qui flattent toujours les politiciens. Troisième difficulté : la priorité absolue donnée au « politique », sans souci de calcul économique. Le Président avait certainement cette faiblesse, que certains dignitaires encourageaient, par flagornerie pure et simple. Je suis de ceux qui pensent que « la politique doit être aux postes de commande », mais en entendant par là le politique véritable, celui qui définit le contenu social du projet de société. Pas la rhétorique et les gestes théâtraux. Modibo avait l’habitude de convoquer des responsables qu’il consultait le matin de bonne heure (à Bamako, on commençait la journée tôt, vers 7 heures 30, pour éviter les grandes chaleurs de midi). Un jour j’y suis invité et le président me dit : Camarade Samir j’ai pensé qu’il serait bon de fermer définitivement notre liaison ferroviaire avec Dakar. Je voyais à son regard que l’idée lui était probablement comme venue en songe. Avec déférence mais dans les formes en usage, après réflexion - comment l’en dissuader ? - je ne trouvais qu’une comparaison probablement malheureuse : « Camarade président, vous n’y pensez pas, ce serait faire comme un mari qui se tranche les testicules pour ennuyer sa femme ». Comment ? Eh bien parce que c’est le Mali qui fera les frais de l’opération. Le Sénégal perd quelques profits qu’il tire du transit. Mais nous, nous serons contraints d’importer par la route. On paiera et le transit à Abidjan et le transport par route qui nous coûtera cinq fois plus cher. Mais l’image avait été trop forte sans doute. J’ai su qu’il avait immédiatement après consulté des jeunes cadres qui, flatteurs de nature, s’étaient empressés de lui dire probablement : c’est un geste politique génial. La liaison ferroviaire fut interrompue et une flotte de trois cents camions constituée pour la remplacer… Quatrième difficulté : les commerçants qu’il était difficile d’intégrer dans l’environnement « socialiste » nouveau. Cette difficulté était réelle, objective, et beaucoup de cadres maliens en étaient bien conscients. Il était néanmoins évident - ou cela aurait dû l’être - que si la gestion nationale venait à se détériorer, que les déficits publics et de balance extérieure génèrent des ruptures de stocks répétées et l’inflation, un espace serait ouvert permettant aux commerçants de s’y engouffrer, de tirer des super bénéfices du marché noir qu’ils ne manqueraient pas d’exploiter. Le combat pour la neutralisation effective des commerçants exigeait la rigueur dans la gestion publique. Cela n’était pas toujours compris et pour certains le recours à la répression constituait la réponse à toutes les difficultés. Cinquième difficulté : le manque de cadres aux niveaux les plus subalternes de l’exécution. Encore une difficulté objective réelle. Un exemple : lorsque la monnaie nationale fut introduite en juillet 1962 nous avons rédigé au Plan une circulaire expliquant dans le détail et dans une langue simple ce que les douaniers devaient faire. Catastrophe, me dit un jour Djim Sylla, ils n’ont rien compris. A Sikasso un commerçant malien patriote revenait de Côte d’Ivoire avec des liasses de CFA, qu’il déclare. Le douanier les saisit, insulte notre patriote parce qu’il utilise cette « monnaie des impérialistes » et brûle les billets ! C’était une leçon parmi beaucoup d’autres analogues. Ce qu’on devait en tirer c’était qu’il fallait préparer soigneusement l’exécution à tous les niveaux, penser la formation des agents de l’administration aux échelons les plus modestes. Beaucoup de cadres supérieurs n’en voyaient pas l’importance, ou même méprisaient royalement ces tâches. Sixième difficulté : le retour des étudiants formés à l’extérieur. La plupart de ceux-ci étaient pressés d’être immédiatement intégrés aux niveaux les plus élevés possibles. Les effets nocifs de la « rente-diplôme » allaient se faire sentir sans tarder. Sans expérience suffisante - c’est normal, l’apprentissage est incontournable - ils refusaient de le reconnaître et substituaient le verbe grandiloquent à la réflexion et au travail. N’ayant pas eu de passé militant - ce n’était pas leur faute - ils étaient enclins à flatter les dignitaires. Il y a eu certes des exceptions, mais elles n’étaient pas nombreuses, et, dans l’ensemble, ce nouveau corps de cadres a joué un rôle fort négatif, accélérant la dérive. La conséquence de tout cela fut qu’en quelques mois le Plan disparaissait pour laisser la place, de fait, à une collection de projets disparates, mal étudiés, s’ajoutant au jour le jour dans le désordre le plus complet de décisions prises ici ou là, de faits accomplis. Je m’employais, avec Bénard à chacune de ses visites, à tirer les sonnettes d’alarme. Je faisais et refaisais des projections, particulièrement des finances publiques et extérieures, pour faire comprendre qu’en l’espace de deux ou trois ans on ferait face à des problèmes insolubles. Je ne crois pas même que ces notes d’alarme étaient lues en haut lieu. On les donnait à commenter à des « jeunes cadres patriotes » qui devaient dire : stupidité réactionnaire, passons outre. La dérive entraînait la fuite en avant. Ce que nous avions prévu arrivait fatalement : le double déficit des finances publiques et de la balance extérieure s’aggravait. Mais les autorités croyaient avoir les moyens d’y faire face, depuis juillet 1962, par la planche à billets pour ce qui est des finances publiques, par l’endettement extérieur - pour quelque temps - pour ce qui est du trou en devises. Je n’avais pas été hostile par principe à la création d’une monnaie nationale et à la nationalisation du système bancaire. Mais je ne le préconisais pas pour l’usage qui en a été fait. Au contraire je suggérais d’en faire les instruments d’une gestion plus rigoureuse, mieux contrôlée. La fuite en avant encourageait la dégénérescence du parti. Le Plan avait invité les responsables à organiser de grands débats sur quelques questions fondamentales bien identifiées et pour lesquelles des réponses n’avaient pas encore été apportées : la coopération rurale, les formes de la modernisation de l’agriculture, l’organisation de la commercialisation, la gestion des entreprises etc. Aucun de ces débats ne fut organisé sérieusement et les militants du parti furent mis à l’écart. A leur place des commissions ad hoc, dans lesquelles les « jeunes cadres » faisaient assaut de surenchère, présentaient des projets de décisions sans étude ni réflexion dans des rapports rédigés à la hâte, toujours flatteurs pour les dirigeants pour lesquels « rien n’est impossible ». L’Union Soudanaise changeait de nature. De parti populaire réel elle devenait l’organisation collective de la nouvelle classe. Sa base sociale se rétrécissait en fait, en dépit des apparences maintenues par la distribution des cartes (placement quasi obligatoire, et les conférences nationales où le débat avait cédé la place à la claque organisée. Aussi, comme d’autres partis du genre, lorsqu’en novembre 1968 le nouveau dictateur l’interdisait par décret, il disparaissait de lui même sans bruit. D’autant que le noyau de la nouvelle classe qui avait pris le contrôle de l’Union Soudanaise passait avec armes et bagages du côté du vainqueur. L’Union Soudanaise a néanmoins fait réapparition, parmi les forces de résistance à la dictature, mais plus tard, et grâce à la ténacité d’une poignée de ses dirigeants historiques - la gauche de l’ancien parti - dont Madeira et Gologo bien entendu. Entre temps Modibo avait été assassiné en prison par un médecin à qui il fut demandé de lui faire une piqûre. Le médecin s’est suicidé par la suite, saisi du remords d’avoir obéi par lâcheté. La mort de Modibo transformait sa figure historique en emblème du renouveau de la résistance à la dictature, tandis que sa responsabilité dans le désastre était oubliée. Phénomène fréquent dans l’histoire. La dérive entraînait, en compensation de la dégénérescence du parti, une fuite en avant verbale et gesticulaire. A défaut d’offrir aux jeunes débats et formation, on les embrigadait dans des « milices » chargées de faire, de nuit, le contrôle des déplacements en automobile. On leur donnait ainsi le moyen de satisfaire leur révolte contre les « riches ». Mais l’opération était, objectivement, grotesque. Les commissaires de police, réveillés toutes les nuits par des arrestations d’espions ou de saboteurs imaginaires en avaient assez… Nous fûmes nous- même, Isabelle et moi, arrêtés de la sorte, ayant oublié nos papiers. Alors le choix, ou bien vous nous accompagnez jusqu’à la maison, pour vérifier nos identités, ou bien vous nous conduisez au poste et réveillez les autorités - Madeira je disais (j’espérais lui faire comprendre l’absurdité de l’opération). Hésitants, apeurés, finalement les jeunes nous laissent partir. Il semblait impossible d’enrayer la dérive. Le premier Ministre du Plan, jusqu’en septembre 1962, Seydou Badian Kouyaté, porte une lourde responsabilité dans cette dérive. Kouyaté était l’un des rares Maliens - on pouvait les compter, je crois, sur les doigts d’une main -, à avoir complété des études universitaires avant l’indépendance. Il était médecin. Cela le classait immédiatement dans la catégorie des aspirants à de hautes fonctions, bien qu’il n’ait pas eu de passé politique militant. Pour ces raisons il courait le risque de se comporter comme beaucoup des « jeunes diplômés » rentrés un peu plus tard allaient le faire : compenser son déficit politique par de la surenchère verbale et la flagornerie. Il succomba à ce risque, ce qui devait d’ailleurs le rapprocher des jeunes loups parmi lesquels il se constitua sa clientèle. Le Ministre ne s’intéressait pas à la planification et n’a jamais paru vouloir en comprendre le sens. Il se fixait sur des marottes, en général des petits projets absurdes. Deux d’entre eux parmi d’autres typiques, peuvent donner lieu à des commentaires amusants. Kouyaté voulait installer une usine de pâtes alimentaires ce qui ne pouvait guère être prioritaire au Mali, qui ne produit pas de blé. Si, il en produit, m’affirma-t-il, à Tombouctou. C’est vrai lui dis-je, en toutes petites quantités - pour faire un pain à la manière arabe qui est là bas une sorte de gâteau de luxe. Nous aurons des excédents de blé bientôt à ne pas savoir quoi faire ! me répondit-il. Perspective bien lointaine, la production de Tombouctou ne représente pas même un pour cent de la consommation de blé importé. Un expert italien de la CEE venu à Bamako pour une affaire de rizeries, convoqué par lui, me raconta que le Ministre lui ayant fait part de son idée il lui demanda « quelles pâtes - des spaghetti, coquillettes etc… ce n’est pas les mêmes machines » (avec un très fort accent italien sympathique). « Panachées » lui répondit Kouyaté. Une autre fois le ministre me fit part de sa crainte d’avoir à résoudre le problème d’un excédent de production d’ananas. Je lui fis remarquer que ce fruit ne poussait guère au Mali ailleurs que dans quelques jardins et que la Côte d’Ivoire - au climat adéquat - nous fournissait toute notre consommation ou presque, à bon prix. Kouyaté s’entêta et négocia avec des Yougoslaves la construction d’une usine de jus d’ananas, de grande capacité. Je tentais de dissuader le ministre et parvint cette fois à lui faire diviser par cent le volume de la production commandée. Surpris par la modification de la demande malienne, l’ingénieur yougoslave, qui avait de l’humour (quand il vint me voir je lui dis : vous vous êtes trompé de pays, votre avion devait vous conduire à Conakry je pense, il en ria aux éclats, ayant compris le sens de ma phrase), proposa au ministre d’installer dans le jardin du ministère une table avec une grosse presse à fruit, d’affecter un planton à produire le jus dont il remplirait les bouteilles que chacun des fonctionnaires lui apporterait chaque matin. Vous atteindrez la production requise par votre projet, conclura-t-il. Mes fonctions m’ont permis d’entendre beaucoup de bonnes histoires du genre, pas d’ailleurs nécessairement en rapport avec les marottes de Kouyaté. Les ministères, en Afrique (et ailleurs je suppose), sont visités par un grand nombre de petits affairistes (et de gros requins), « baratineurs » vendeurs de n’importe quoi. Ou d’autres, au style particulier. C’est ainsi que des Bulgares, chargés de construire une étable à vaches, rédigèrent un projet d’accord qu’ils me soumirent, dans lequel ils se proposaient de « faire une vacherie au Mali ». Impossible de les convaincre qu’en français la phrase avait un autre sens. Toute ces petites histoires auraient été sans grande portée si Kouyaté par ailleurs avait fait ce que Bénard et notre cellule de Bamako attendaient de lui : présenter et défendre le Plan auprès des organes de décision finale, rapporter leurs critiques et suggestions. Il ne le faisait pas du tout, ni dans un sens, ni dans l’autre. Pourquoi ? On disait à Bamako - je l’ai entendu mille fois venant de tous les milieux, des plus haut placés aux plus modestes - que c’était parce que - de la caste des griots - il se comportait « naturellement » en flatteur professionnel. Un autre griot - Diabaté, le plus riche marchand d’objets d’art africain, un homme sympathique et sans complexe dont nous visitions fréquemment la boutique bien achalandée- m’avait dit une fois : « il y a deux griots qui ont bien réussi dans ce pays, Kouyaté le ministre, moi le riche marchand ». Je n’acceptais pas cette explication, et ne l’accepte pas davantage aujourd’hui. Les castes dans les sociétés africaines où elles existent constituent un sujet tabou. Il ne faut pas aborder la question, on doit se contenter de répéter les clichés à leur endroit ou faire montre de savoirs « ethnologiques » encyclopédiques sans jugement. Bien entendu les vertus et les défauts ne se transmettent pas par le sang ni chez les uns ni chez les autres, mais par l’éducation, qui peut ou pourrait transformer ces rapports, voire en effacer l’existence. Ils se transforment d’ailleurs, pour s’adapter à l’économie et à la société modernes. Les rapports castes/classes n’ont plus rien à voir aujourd’hui avec ce qu’ils ont été dans les sociétés villageoises d’origine. Cependant, pour beaucoup de raisons, les préjugés de caste continuent à opérer. J’observe que dans les pays dont les sociétés connaissent les castes on a de la difficulté à imaginer que le Président ou le chef d’Etat major n’appartiennent pas à une caste noble, par contre beaucoup des ministres de l’information ou de la police sont issus de castes « inférieures ». Est-ce parce que ce qu’on attend d’eux est un travail de domestiques et d’exécution de basses oeuvres : la propagande, l’espionnage et la torture ? Le Plan est aussi confié ici et là à des responsables dont on attend peut être qu’ils se comportent conformément au schéma; cela illustrerait l’idée qu’on se fait du Plan : un document de propagande qu’on n’est pas contraint de prendre au sérieux. C’était, je crois, le cas au Mali. Kouyaté, à son actif, a payé cher son dévouement au groupe dirigeant de l’Union Soudanaise. Il n’est pas de ceux qui ont retourné leur veste le jour de la chute finale. Il a donc passé de longues années au bagne de Kidal, dans des conditions épouvantables, en compagnie de Modibo, Madeira, Ousmane Ba et des autres dirigeants de la gauche de l’Union Soudanaise dont pourtant il n’était pas véritablement un ténor, en dépit de sa surenchère gauchiste un certain moment (lorsque Modibo choisissait cette fuite en avant). Il fallait rappeler ce fait, qui ne le déshonore pas. Je reprenais un peu d’espoir en septembre 1962. Un remaniement ministériel confiait le Plan à Jean Marie Koné; et j’interprétais le changement comme une prise de conscience que pour arrêter la dérive il fallait rétablir l’autorité du Plan. Koné n’appartenait pas à la gauche de l’Union Soudanaise, mais au contraire au groupe modéré. Je ne trouvais pas ce choix malheureux dans les circonstances; il fallait tordre un peu le bâton dans l’autre sens. De surcroît Koné était un leader historique qui avait de ce fait de l’autorité. L’année passée sous son règne fut, pour moi, fort agréable. Koné posait des questions - les vraies - et écoutait attentivement nos analyses, commentaires, voire propositions. Je suis persuadé qu’il les répercutait. Mais il est venu trop tard, je crois. Les jeux étaient faits et la dérive continuait. Aucune des vues qu’il a probablement défendues n’a reçu la moindre suite. L’analyse que je faisais des raisons de la dérive en attribuait la responsabilité essentielle aux dirigeants maliens, et, derrière eux, aux conditions objectives de la société malienne. Néanmoins ces conditions ne doivent pas être réduites à l’héritage de l’histoire, de la colonisation et de la lutte de libération nationale. La conjoncture internationale concrète des années 1960 a aussi sa part de responsabilité, qu’il ne faut pas oublier. J’en ai rappelé plus haut les grandes lignes. Il y avait un contentieux politique entre le Mali et la France de l’époque, qui a été réglé par des négociations douces - ou des décisions unilatérales du Mali, acceptées en apparence par Paris et par les voisins africains - sans que cela n’implique l’absence d’arrières pensées, de manoeuvres, de stratégies qui objectivement créaient des difficultés supplémentaires au projet malien. La France disposait d’une base militaire au Mali, sise à Kati à une vingtaine de kilomètres de Bamako. Le ralliement du Mali au non alignement impliquait la dénonciation de l’accord militaire en vertu de laquelle cette base existait. Ce fut fait. Mais non sans grincements de dents de certains milieux à Paris. Car la guerre d’Algérie, même si elle tirait à sa fin, continuait. Or on n’avait peut être pas encore renoncé à Paris au projet de séparation du Sahara de l’Algérie pour en faire un Etat pétrolier client. Est-il nécessaire de dire que le Mali et le Niger, qui se partagent avec l’Algérie cette partie du Sahara, au demeurant laquelle est peuplée par les mêmes Touaregs, pouvaient à juste titre, dans ces conditions, ne pas se sentir à l’aise avec la France ? La décision du Mali de créer sa monnaie en juillet 1962 ne pouvait pas être bien vue, ni à Paris, ni à Dakar et Abidjan, pour des raisons différentes. Paris tenait à l’union monétaire et à son intégration dans la zone franc. La manifestation « pro française » des commerçants de Bamako qui refusait de se plier au contrôle des changes avait été manifestement manipulée. La France s’y est cramponnée dans des formes inchangées jusqu’au jour où, en 1994, le FMI (c’est à dire les Etats Unis) imposaient une dévaluation (dont je ne discute pas ici du bien fondé éventuel) non préparée, ouvrant une ère d’incertitude dans les relations entre la France - et l’Union Européenne telle que le traité de Maastricht en prévoit l’évolution - et les pays africains associés. Dans ces pays le modèle alternatif proposé par le Mali - celui de l’indépendance monétaire d’abord pour reconstruire ensuite un système africain de paiements, voire une intégration monétaire et économique - pouvait trouver des échos favorables. Cette vision, que l’union Guinée-Ghana-Mali proclamait théoriquement être la sienne, n’était pas seulement celle d’extrémistes nationalistes. La C.E.A. (la Commission de l’ONU pour l’Afrique) développait des thèmes voisins, que les pays anglophones du continent soutenaient, en théorie tout au moins. Certes la gestion déplorable du franc malien devait rapidement annihiler ces potentialités d’évolution, et finalement créer les conditions pour la capitulation qui a eu lieu en 1967 lorsque le régime de Modibo lui même implorait le retour à la zone franc. Mais cette histoire n’était qu’amorcée en 1962 et l’argument que nous défendions au Plan - se servir de la monnaie non pour faciliter le laisser aller mais pour imposer la discipline - était connu et aurait pu l’emporter. Dès 1961 nous discutions à Bamako de la création d’une université nationale. La coopération française proposait le modèle classique alors en vigueur partout, en France et dans l’Afrique francophone, et refusait toute idée de coopération dans un cadre différent. Les propositions françaises furent rejetées par Bamako, avec, à mon avis, de très bons arguments. Le Mali - et le Plan a joué son rôle dans cette affaire - proposait de créer une série de grandes écoles : une école d’administration et de gestion économique de l’Etat et des entreprises (tronc commun puis sections spécialisées : droit et justice, administration civile, finances publiques et économie, gestion d’entreprises), une école d’agriculture formant des cadres moyens (premier cycle) et des agronomes (second cycle), une école polytechnique (génie civil, construction, mécanique), une école de médecine (avec un premier cycle court), une école dite normale supérieure de formation des enseignants du secondaire. A mon avis cette formule était bien supérieure et aurait permis, mise en oeuvre correctement, de sortir des impasses de l’université classique. Elle l’a été plus ou moins et ses faiblesses - aujourd’hui - ne réduisent pas la force des arguments en sa faveur. Ces faiblesses tiennent à d’autres raisons. Au demeurant les autres universités - de style classique - souffrent des mêmes difficultés et sont loin d’être meilleures. La France n’était pas le seul partenaire extérieur dont certaines attitudes ont pu entraver un déploiement positif du projet malien. Les pays de l’Est ont aussi leur part de responsabilité, qui tordait le bâton dans l’autre sens. Mon opinion est que ces pays, URSS en tête, n’étaient véritablement intéressés que par la dimension diplomatique des options du Mali et des autres Etats africains de la même orientation. Certes leur contribution financière au développement n’a pas été négligeable : projets financés par eux, soutien au déficit de la balance des paiements. Mais cette contribution n’a jamais été l’objet de discussions véritables de leur part, des négociations techniques pour l’exécution seulement. L’argument donné par les gens de l’Est était que - contrairement à la CEE et aux Occidentaux en général, au FMI avec sa conditionnalité - eux respectaient intégralement l’indépendance des Etats qu’ils soutenaient. Honnête ou spécieuse, cette légitimation favorisait la dérive, dans le cas du Mali (mais d’autres pays également). La dérive préparait la débâcle. Et c’est pourquoi il me paraissait de plus en plus inutile de prolonger mon séjour à Bamako, dont je suis parti en octobre 1963. Mais mon cœur restait suffisamment attaché au Mali (il le reste) pour que j’envisage d’y faire des missions, dans l’espoir que celles-ci pourraient aider - jusqu’au bout - à redresser la barre. J’ai donc fait entre 1963 et 1966 trois missions à Bamako. L’objet de ces missions était toujours le même : analyser la pagaille (il n’y a pas d’autres termes pour désigner cette réalité) des comptes du Trésor et proposer quelques solutions, à court et moyen termes. Comme je l’ai déjà dit j’avais appris à la faire au Caire. Au Mali nous faisions face à une situation classique : un entrelacs incroyable de créances et de dettes entre le Trésor et les entreprises publiques, entre celles-ci entre elles, entre les uns et les autres et le privé local, entre tous et les créanciers et débiteurs extérieurs. La Banque centrale, à laquelle incombait théoriquement cette tâche, ne le faisait pas. Je ne sais si c’est parce que son président - Louis Nègre - était plus administratif qu’économiste ou si c’est pour d’autres raisons. Toujours est-il qu’on m’appelait pour le faire. J’y répondais de bon cœur. Les comptes du Trésor et du secteur public rétablis d’une manière lisible mes recommandations ne pouvaient être que de bon sens : dans l’immédiat l’annulation des dettes réciproques et la consolidation des soldes aux meilleures conditions financières, dans l’horizon des années suivantes la mise en oeuvre d’un minimum de mesures destinées à supprimer les déficits non structurels, en attendant que des orientations nouvelles plus fondamentales permettent de corriger les déséquilibres structurels. Au cours de ces missions je me rendais bien compte que la dérive tournait à la débâcle. D’une année sur l’autre tous les déficits s’étaient immanquablement aggravés. Au plan politique la fuite en avant accentuait la réponse aux problèmes en termes purement répressifs. Je me souviens d’une soirée pénible mais terriblement informative de la réalité. Invité par les amis, Louis Nègre, Président de la Banque Centrale, se plaignait d’un planton qui avait manqué de le saluer et qu’il avait envoyé « au gnouf » pour cette impolitesse. Isabelle faisait remarquer immédiatement que derrière ce comportement il y avait peut être l’indication de ce qu’était devenu le sentiment du peuple à l’égard des dignitaires du régime et qu’il leur appartenait à eux - dirigeants - de se poser la question. Réponse collective - il y avait Macalou - dont j’ai beaucoup déploré ce malheureux glissement à droite - et d’autres : Non, la chicotte, la chicotte, ce peuple ne vaut rien, il faut le dresser par les coups etc. Peu de temps après le coup d’Etat mettait un terme au régime. Et que vit-on ? La presque totalité des cadres du régime défunt- à l’exception de la vraie gauche - retourner leurs vestes en un clin d’oeil et se mettre au service de Moussa Traoré. Non seulement cela en disait long sur la sincérité des convictions personnelles, mais, au delà, cela témoignait d’une réalité objective : le nouveau régime était l’héritier du précédant, il s’appuyait sur la même base sociale rétrécie (en dépit de quelques gestes démagogiques que tous les coups d’Etat sont contraints de faire dans les premières semaines de leur établissement). Il allait donc continuer à utiliser la chicotte. La renaissance - difficile - d’un mouvement populaire était prévisible. On l’attribue souvent ici et là aux qualités intrinsèques du peuple malien - combatif, courageux etc. Il a ces qualités, c’est certain. Mais à mon avis cette renaissance, qui a conduit un combat glorieux faisant finalement tomber la dictature par des actions s’amplifiant au fur et à mesure que la répression se faisait plus sauvage, est largement le produit de l’histoire de la gauche malienne, de l’ancienne - de l’Union Soudanaise - et de la nouvelle, celle de la génération des jeunes dont nous avions vu la naissance et la formation. C’est peut être, volontairement ou pas, le résultat le meilleur dont le modibisme avait crée les conditions. Le marxisme-léninisme n’est sans doute pas par lui-même responsable de la dérive malienne. Son enseignement, pour scolaire et quelque peu fondamentaliste qu’il fut, contribuait au contraire à faire prendre conscience aux jeunes de la distance qui séparait les principes théoriques de la réalité du régime. Il a donc contribué à cette renaissance de la gauche malienne. En résumé donc ce fondamentalisme s’est révélé - au Mali en tout cas - infiniment moins négatif que ne le sont, par exemple, les fondamentalismes néolibéraux ou islamiques qu’on propose aujourd’hui à la jeunesse désemparée. J’avais accepté, courant 1962, de faire partie d’une équipe que les Nations Unies voulaient constituer pour créer en Afrique un « Institut de Planification et de Développement ». J’étais donc allé à Addis Abeba, que je visitais pour la première fois, et devais pendant un mois cogiter avec les membres de cette équipe. J’avoue que je ne fus pas impressionné par ce qui s’y dessinait. La majorité - bureaucrates africains et « experts » étrangers - voyaient les choses d’une manière fort simple. On sait ce qu’il faut faire, tant ce que doit être une « bonne politique de développement » qu’un « bon enseignement des techniques de planification et de gestion ». C’est tout écrit dans les rapports d’experts, c’est un savoir qui est dans la tête de tous les bons profs. Naïveté incroyable des uns, prétention stupide d’autres. Mon point de vue était minoritaire, bien qu’il fut soutenu par quelques personnages clé, au-dessus de l’équipe, les uns à New York (Philippe de Seynes), les autres à Addis (quelques grands diplomates africains, des hauts fonctionnaires éthiopiens qui se révélaient bien au-dessus de la moyenne du continent, en dépit de tous les préjugés concernant leur pays « qui n’a pas eu la chance d’être colonisé »), et de l’Anglais Arthur Ewing qui assurait l’intérim du Secrétariat de la C.E.A., en attendant l’arrivée de Robert Gardiner, lequel, je dois le dire aussi, a vite montré qu’il penchait plutôt de notre côté. L’essai valait donc la peine qu’on s’y associe, et en octobre 1963 nous quittions, Isabelle et moi, Bamako pour nous installer à Dakar, siège du nouvel Institut Africain de Développement et de Planification, IDEP. 3739630@100617035.com - 7-100617035-23495496 - Toute reproduction interdite CHAPITRE VI PROFESSEUR D’ECONOMIE POLITIQUE (1963 - 1970) Mes études terminées je n’avais pas choisi de m’engager dans une carrière universitaire. Je donnais la préférence à des fonctions qui me permettraient de m’inscrire plus directement dans l’action économique et sociale. Ce qui fut bien le cas de mes fonctions au Caire et à Bamako. Cela ne signifiait pas que je ne voyais pas d’intérêt dans l’université; au contraire je sentais que j’aimerais beaucoup l’enseignement si je devais en choisir la voie. D’abord parce que l’enseignement donne l’occasion d’entretenir des rapports organisés et utiles avec les jeunes, qui sont toujours et partout l’avenir. Ensuite parce que l’exposé oral, contraint par les exigences de la pédagogie et soumis à la discussion, est un excellent moyen qui oblige à préciser sa pensée et à en affiner la rigueur. J’aime donc l’enseignement, mais à condition que celui-ci ne soit pas répétitif d’un savoir plus ou moins figé qu’on se contente de transmettre. L’enseignement n’a de sens pour moi que si, articulé sur la recherche permanente - et de préférence la recherche non académique, c’est à dire conduite en relation étroite avec l’action et non dans l’enfermement des bibliothèques - il en permet le renouvellement continu. L’offre de l’IDEP s’inscrivait bien dans ce module. Professeur à l’IDEP-Dakar (1963-1967) Nous arrivions donc à Dakar, Isabelle et moi, en octobre 1963. Nous étions logés provisoirement à l’Hôtel de la Paix jusqu’à ce que, environ un mois plus tard, on nous affecte un logement de trois pièces au sixième étage de l’immeuble Bourgi, Avenue de la République. L’I.D.E.P. devait me faire découvrir rapidement à la fois les possibilités que l’O.N.U. offrait - faire du neuf, dans un esprit multinational - mais aussi les faiblesses extrêmes de ce système, ballotté entre des forces directrices centrifuges impossibles à concilier, pour des raisons intrinsèques tenant précisément à sa nature internationale. La valse des directeurs de l’I.D.E.P. au cours des années soixante, leur changement annuel pendant les quatre premières années de l’existence de l’Institution, à un stade premier où au contraire il aurait fallu le maximum de continuité, étaient bien l’expression de ces faiblesses. Bien que le comité préparatoire ait produit un document définissant les objectifs de l’Institut, son mode d’opération et de financement, les lignes générales de son programme d’enseignement (sans que la recherche n’y fût mentionnée autrement que par pure forme), ce document était du style des « résolutions » de l’O.N.U., diplomatique et ambigu. Le directeur et le collectif qui avaient la responsabilité de le mettre en oeuvre disposaient donc d’une marge d’autonomie - et de manoeuvre - non négligeable, si on avait voulu en faire usage. Je ne sais comment la direction fut d’abord confiée, la première année, à un couple curieux aux fonctions mal définies : Christian Vieyra (juriste béninois, on disait alors dahoméen) et John Mars (professeur d’économie en Grande Bretagne, d’origine autrichienne). Chacun d’eux criait fort : je suis le directeur, le premier en français, le second en anglais, l’un et l’autre rébarbatifs au bilinguisme, ne communiquant (généralement pour s’insulter) que par interprète (gêné) interposé. Vieyra était proche des hommes politiques les plus modérés de l’Afrique francophone, du Dahomey en particulier, sensibles à l’extrême aux opinions des experts de la coopération française (ex Ministère des Colonies, très vite rebaptisé sans quitter les lieux d’ailleurs et sans grand changement de personnel). Mars était un professeur d’économie conventionnelle, qui n’avait jamais ni connu le « tiers monde » ni réfléchi à ses problèmes. Il était de surcroît d’une naïveté politique illimitée, se dressant sur son balcon (il habitait l’étage au-dessus du nôtre) pour applaudir frénétiquement une personnalité quelconque de passage en voiture, ou une troupe de danseurs folkloriques. Il avait aussi quelques problèmes de caractère probablement; nous l’entendions la nuit maugréer seul ou lancer ses souliers à travers sa chambre. Le collectif d’enseignants était constitué à l’origine par cinq professeurs : Mohamed Mahmoud El Imam, économètre égyptien qui, rentré en Egypte quelques années plus tard fera carrière dans le système nassérien, y sera ministre (ami personnel, il reste nassérien dans ses convictions inébranlables); David Carney, un économiste de Sierra Leone (Robert Gardiner, le Secrétaire exécutif de la C.E.A. avait été son professeur à Fourah Bay, le plus ancien grand collège de la colonisation britannique pour l’Afrique de l’Ouest), insignifiant; le statistien Bastiani et le sociologue-aménagiste Jacques Bugnicourt (que j’avais connu à Sciences Po) qui avaient été détachés par la coopération française; enfin moi même. Une équipe d’interprêtes - dont une anglaise Jean Hugues, cultivée et sympathique (elle avait débuté dans sa carrière comme traductrice dans les rapports entre la France Libre et Londres pendant la guerre). Plus tard d’autres se sont joints à l’équipe, l’égyptien Gamal Eleish, qui s’était sur spécialisé dans les techniques d’utilisation de l’input output dont il faisait un usage immodéré, sans se poser la question préalable de savoir quel était le problème à résoudre, ni si la réponse impliquait une vision politique et sociale articulée; plus tard le juriste égyptien Naguib Hedayat, détaché par le Conseil d’Etat égyptien (une institution copiée sur celle de la France, chargée d’assurer la cohérence des règlements administratifs), dont l’épouse, Wahiba, au beau visage - une réplique de Nefertiti - active de tempérament, avait beaucoup d’entregent (elle établit rapidement des relations avec les responsables sénégalais et trouva un poste au Plan du Sénégal); l’anthropologue Claude Meillassoux qui n’est resté qu’un an; Elie Lobel qui venait de temps à autre, en mission et quelques autres visiteurs comme Michel Chossudowski. Le Sénégal avait mis à la disposition de l’I.D.E.P. un bâtiment, situé derrière l’Assemblée Nationale, qui avait été occupé par l’embryon de la Faculté des Sciences, évacué lorsque la construction du campus de Dakar fut achevée. L’I.D.E.P. est toujours dans ce bâtiment; lorsque je fus nommé directeur, plus tard, j’ai fait construire dans le jardin de l’Institut un bâtiment en préfabriqué permettant aux étudiants de disposer de petits bureaux individuels, qui n’avaient pas été prévus à l’origine dans la conception très classique de la tradition universitaire française. Robert Gardiner s’est débarrassé du tandem Vieyra-Mars et a nommé l’année suivante le danois Boserup. J’ai du respect pour cet homme qui, en dépit de sa raideur un peu prussienne (il était du Slesvig), était ouvert et curieux d’apprendre. Sa femme, Ester, était d’une grande finesse et l’ouvrage qu’elle avait écrit sur les rapports entre la dynamique démographique et le changement des technologies agraires, intelligent et fort peu conventionnel (il bousculait tous les préjugés concernant l’évolution du travail dans les sociétés dites primitives) est un classique. Nous sommes devenus des amis. J’ai retrouvé Boserup bien des années plus tard, directeur de l’Institut de Développement à Copenhague. Boserup était venu avec la mission de trouver, en un an, un directeur africain qui lui succéderait. Il tint sa promesse; mais son choix fut, à mon avis, malheureux. Le sénégalo-mauritanien Mamoudou Touré, n’était préparé en rien pour assumer cette fonction, ce qui ne devait pas l’empêcher de faire carrière plus tard, au F.M.I., dont il fut le serviteur zélé au Zaïre, puis, un temps, comme ministre des Finances à Dakar. Joseph Stiglitz a écrit récemment que ce recrutement de faux économistes remplissait une fonction, celle d’en faire les exécutants d’une politique décidée ailleurs. Ce nouvel héro de l’esprit critique n’avait jamais fait cette découverte lorsque lui-même était un serviteur de la Banque Mondiale ! Touré n’avait pas d’idées particulières concernant le rôle de l’I.D.E.P., qu’il acceptait de voir « enseigner des techniques » sans guère plus. De surcroît il était craintif à l’extrême et voulait donc éviter à tout prix la conduite de recherches qui auraient pu être critiques et déplaire, dans tel ou tel gouvernement, à un quelconque ministre. De mon côté je n’estimais pas possible un enseignement sans recherches et je poursuivais celles-ci - utilisant la marge de liberté dont nous disposions si on voulait s’imposer - par des travaux sur la Côte d’Ivoire et le Mali dont j’ai parlé plus haut, comme par des travaux sur les trois pays du Maghreb, sur lesquels je reviendrai. Ce que j’en tirais effrayait Touré qui aurait voulu mettre ces « rapports » sous clé et en interdire tout usage ou diffusion. C’est pour ces raisons que je commençais à songer devoir quitter l’I.D.E.P., si Touré y conservait son poste. Quand je suis parti donc, en octobre 1967, ce directeur était toujours là, mais pas pour longtemps puisqu’il devait être recruté peu de temps après par le F.M.I. Son successeur fut David Carney, auquel je succédais moi-même en 1970. En quittant l’I.D.E.P. j’avais cru utile d’adresser directement au secrétaire général de l’O.N.U. - à l’époque U Thant - une lettre dans laquelle j’expliquais les raisons de ma démission, sans mentionner quoi que ce soit de personnel, ni me concernant ni concernant les collègues et le directeur. J’expliquais simplement qu’à mon avis, le rôle de l’I.D.E.P. devait être autre que celui d’une école d’enseignement de techniques, mal placée dans la concurrence sur ce terrain avec les universités d’Afrique et d’ailleurs; que l’Institut par contre devait tenter de devenir l’un des centres majeurs de réflexion critique sur les conceptions et les pratiques du développement en Afrique et articuler son enseignement sur ce type de débats. C’est cette lettre - retrouvée plus tard par la mission que le PNUD devait organiser en 1969 (mission qui fut dirigée par le Vietnamien Vu Van Thai) pour proposer des solutions à la crise de l’Institut -, qui ne parvenait pas à démarrer qui a fait penser à moi en haut lieu pour prendre la succession. Le collectif de l’I.D.E.P. fonctionnait mal. Les réunions étaient nombreuses mais les directeurs successifs s’employaient à y interdire toute discussion importante et sérieuse, concernant les fonctions et le rôle de l’Institut, ses choix d’enseignement et de recherche etc. On était donc invité à discuter sans fin de broutilles et on s’y ennuyait tous, ou presque. Mais le quotidien fonctionnait correctement, grâce à Dulphy, un administrateur français simple (il adorait le bricolage, se construisait un bateau, toutes choses qui, pour moi, rendent un individu sympathique), efficace dans son organisation. Carney l’a contraint à partir. L’autorité de tutelle sur l’I.D.E.P. n’avait pas été définie avec une clarté indiscutable. Etait-ce la C.E.A. (la Commission de l’O.N.U., située à Addis Abeba, à l’autre extrêmité du continent)? Ou bien le P.N.U.D. qui finançait l’Institut et le secrétariat général de l’O.N.U. à New York ? Fort heureusement tant que ce fut Robert Gardiner qui occupait le poste de secrétaire exécutif de la C.E.A., les problèmes trouvaient facilement leur solution. Ferme mais gentleman, conservateur certes, mais démocrate qui respectait les opinions des autres, Gardiner ne pouvait que s’entendre avec une personne comme Philippe de Seynes, brillant, fin, diplomate, et néanmoins homme de principes, qui était à New York secrétaire général adjoint. Lorsque plus tard j’assumais la direction de l’I.D.E.P. il n’y a jamais eu la moindre difficulté pour nous trois à nous entendre. Ce ne fut plus le cas lorsqu’Adebayo Adedeji succéda à Gardiner. Mais j’anticipe ici sur l’avenir. J’avais donc la charge d’enseigner à l’I.D.E.P. la comptabilité nationale et les techniques (et expériences) africaines de planification. Cet enseignement posait quelques problèmes pas faciles à résoudre. Tout d’abord l’audience constituée par nos étudiants n’était pas homogène; les niveaux de formation étaient fort inégaux mais ne dépassaient jamais la licence moyenne en économie. Il aurait fallu engager une action vigoureuse pour sélectionner plus sévèrement les candidats. Cela ne fut pas possible à l’époque, tant les directeurs étaient préoccupés de « faire du chiffre ». La seconde difficulté était que l’audience était constituée d’anglophones et de francophones, ce qui obligeait à recourir à la traduction simultanée. Bien que nos interprètes fussent de la meilleure qualité professionnelle, je crois que l’interprétation était ici plus difficile qu’on ne le pense, surtout quand le cours, vivant comme il doit l’être, n’est pas « lu ». De surcroit l’interprétation fait toujours perdre du sens, parce qu’elle supprime la communication directe qui est plus que la seule parole (sans quoi la lecture en serait un substitut parfait). Capable d’enseigner dans les deux langues j’alternais donc les cours en prenant le soin de répéter quelque peu et, dans la discussion, j’intervenais dans la langue appropriée. Deux autres enseignants, Meillassoux et Lobel étaient également bilingues, bien que je ne sache pas comment ils utilisaient cet avantage. Les autres ne l’étaient pas du tout. En comptabilité nationale j’enseignais les deux systèmes, le français et l’anglo-saxon (adopté également avec de petites retouches par l’O.N.U.) et je m’employais à montrer qu’on pouvait « traduire » les comptes d’un système à l’autre. Cela étant je reste persuadé que le système français est au système anglo-saxon ce que le système métrique est à celui des mesures anglaises. Le premier obéit à une logique unique rigoureuse, mise en oeuvre par un esprit cartésien; le second à des logiques empiriques hétéroclites. Il est intéressant de noter que non seulement les pays du Maghreb - de tradition française - mais encore l’Egypte et ceux du Moyen Orient, ont opté pour la rigueur cartésienne dans ce domaine. Maintiendront-ils ce choix ? J’entends parler, parmi d’autres fadaises, d’une comptabilité « islamique ». Peut être en effet pourrait-on compléter les comptes des agents opérant ici bas (les ménages, les entreprises, les administrations, les intermédiaires financiers) par une colonne retraçant leurs engagements envers le divin. L’histoire de la société financière « islamique » Rayan en Egypte pourrait en effet donner lieu à une extrapolation nécessaire de cette nature. Cette banque, après avoir escroqué des centaines de milliers de bons croyants, a organisé sa faillite frauduleuse. Les victimes se sont alors adressées à l’Etat pour les indemniser. Un fonctionnaire de la Banque Centrale, non dénué d’humour égyptien, expliquait que ces braves gens avaient signé des contrats par lesquels ils s’en remettaient à la justice divine en cas de pépin ici bas, que le modeste Etat égyptien n’était pas équipé pour connaître à l’avance ce que pourrait être le jugement d’Allah, et exhortait donc à la patience puisque, certainement, l’affaire trouverait un jour pour chacun sa juste solution. J’avais également la charge des enseignements concernant la planification. J’enseignais donc les techniques de l’input output, dont le maniement est relativement simple et formateur d’un minimum de rigueur mathématique, toujours nécessaire, et devant laquelle on se doit de libérer de tout complexe paralysant les étudiants qui se croient peu doués en la matière; mais je garde l’opinion que j’ai exprimée que la technique ne doit pas servir de paravent pour éluder les choix sociaux et politiques fondamentaux qui précèdent. J’enseignais également l’analyse de projets. Mais là je mettais en garde : ou bien cette analyse n’est rien de plus que la rationalisation du calcul capitaliste de rentabilité, et il faut le connaître pour comprendre comment le monde réel (qui est capitaliste) fonctionne; ou bien on prétend extrapoler la logique de ce calcul pour lui donner une dimension sociale qui lui est étrangère. Et dans ce cas on propose aux décideurs nationaux des instruments qu’ils ne peuvent utiliser parce qu’ils sont en conflit avec le mode de décision que mettent en oeuvre les agents économiques réels. Ce type de « planification », qui a évidemment la préférence de la Banque mondiale au point qu’elle n’en connait pas d’autres, consiste donc en définitive à jeter de la poudre aux yeux. Le choix traduit en fait un refus de planifier. Qui est logique. Si le marché est autorégulateur, pourquoi intervenir ? Le développement d’ailleurs n’a plus de sens particulier; il n’est que le résultat spontané des « forces du marché », il devient synonyme d’expansion du capitalisme, alors que la spécificité du concept de développement est précisément de s’en distinguer, d’être la traduction d’un projet sociétaire identifiable en termes d’objectifs sociaux et politiques. Il existe d’ailleurs, concernant les techniques de l’input output et les variantes de l’analyse de projets, de bons manuels de qualité pédagogique excellente, que la coopération française entre autre avait produits à l’époque, et que j’utilisais. J’utilisais aussi, pour les étudiants les plus avancés que je reprenais dans un petit cours supplémentaire à part, les ouvrages du C.E.P.E. (Centre d’Etudes et de Programmation Economique, de Paris, l’école créée par le S.E.E.F.). Mais il n’existait pas de « manuels » de planification. Tenter de le faire d’ailleurs est dangereux parce que cela revient à figer dans des dogmes une pratique et une théorie qui doivent être, par nature, adaptées aux conditions concrètes diverses des pays concernés. La coopération française a tenté de le faire. Le résultat en est, à mon avis, malheureux. Ici donc je mettais l’accent (deux tiers du temps de l’enseignement ou plus) sur l’analyse de la cohérence macro- économique des projections que la planification commande. J’avais bien constaté que ce qui faisait problème, en Afrique - de l’Egypte au Mali et au Ghana en passant par le Maghreb - (et probablement ailleurs) était l’incohérence macro- économique de la somme des projets dont l’addition constituait en fait « le plan ». Incohérence qui se traduisait invariablement par un double déficit des finances publiques et de la balance extérieure, condamnant à l’échec. Il fallait donc, à mon avis, avant tout apprendre aux futurs fonctionnaires du Plan à identifier ces incohérences, à en comprendre le mécanisme du déploiement, à proposer des correctifs. Ce que j’avais appris à faire au Caire, à Bamako et au S.E.E.F. était ici essentiel pour mon enseignement. Je le proposais sous la forme d’exercices, d’abord faits en classe, puis donnés à refaire par les étudiants seuls. J’inventais un T.E.E. (Tableau Economique d’Ensemble) simplifié; je définissais un « Plan » dans les termes par lesquels ils sont généralement définis (volumes d’investissements, financements extérieurs etc.) à partir desquels on faisait d’abord des projections (disons à cinq ans) des grandeurs macro-économiques principales, ce qui permettait de faire connaître les liaisons déterminantes majeures entre ces grandeurs (propensions à importer, coefficients de capital, charges récurrentes etc), puis, en plaçant ces grandeurs dans un T.E.E. projeté, d’identifier les incohérences. Outils : les tables d’intérêts composés et la règle à calcul. Voilà donc comment je comprenais mon métier d’enseignant. Pour le tiers des étudiants qui avaient un minimum de formation – fût-elle très générale - ou de capacités intellectuelles et de volonté de travail, les résultats ont été, je crois, pas mauvais. J’ai retrouvé beaucoup de ces étudiants des années plus tard, dans leurs pays respectifs, et j’ai constaté que leur travail y était apprécié. L’agrégation d’économie politique (1966) Je ne suis pas très docile. Je n’ai jamais imaginé acceptable, pour moi, la compromission que « faire une carrière » implique souvent. Je n’ai certainement pas de mépris pour ceux que la vie oblige à s’inscrire dans des cadres tracés qu’ils acceptent ou qu’ils critiquent. Mais mon tempérament peut être ne me le permet que fort difficilement. J’ai donc été amené à livrer bataille après bataille pour que l’indépendance de mes choix soit respectée. J’ai sans doute eu beaucoup de chance, et gagné les batailles décisives qui m’ont permis de vivre selon mon gré, sans avoir à souffrir de mon intransigeance puisque je suis allé jusqu’à la retraite sans jamais avoir connu ni les affres de la capitulation ni la misère matérielle. Je pensais donc que l’I.D.E.P. ne me satisferait pas. Que faire ? Bénard me dit alors un jour : pourquoi ne te présentes-tu pas à l’Agreg de Sciences Eco ? Professeur, tu seras libre. Pourquoi pas ? Il y avait quelques handicaps. Le principal était que mes concurrents - puisque c’est un concours - se préparaient « dur » (dès l’enfance disait-on avec ironie de certains fils ou filles à papa professeur) et pendant des années accumulaient un savoir encyclopédique dans tous les chapitres de l’économie conventionnelle. Je ne m’y étais jamais intéressé - considérant que l’immense majorité de cette littérature est stupide - et ne comptais pas le faire. Consacrer quelques semaines de préparation me paraissait déjà un gros sacrifice. Fort heureusement j’ai découvert la solution miraculeuse. Raymond Barre - oui, le Barre futur premier Ministre - ayant passé l’Agreg, avait produit un manuel qu’il avait conçu par générosité pour aider les candidats. L’œuvre de sa vie. Un énorme manuel (1 000 pages ?) qui résumait tous les savoirs encyclopédiques qu’il faut connaître pour ce concours. Un aide-mémoire pour les candidats sérieux, pour moi l’encyclopédie elle-même en 50 volumes. A partir de trois lignes et deux paragraphes, accompagnés de références en bas de page - il y en avait sur tous les sujets possibles et imaginables - pouvait-on broder pendant 45 minutes sans que son ignorance n’éclate? Oui, me suis-je, dit, on le peut. Et si j’ai pu le faire avec succès c’était grâce à mes autres lectures, celles qui donnent une capacité critique d’aller au fond des problèmes, de situer les fausses réponses à leur vraie place. A défaut, on est aliéné et on ne peut surmonter la difficulté du concours qu’en se pliant à ses règles : apprendre, fut-ce l’inutile et le stupide. Admissible à l’écrit (passé en mai 1966 me semble-t-il) j’allais donc aux « leçons » qu’on passait en septembre à mon souvenir. Les règles du jeu sont connues : on tire le sujet 24 heures à l’avance. On prépare la leçon avec l’aide d’un collectif. J’avais eu recours à un petit groupe d’amis : Eliane Mossé, Eli Lobel, Suzanne de Brunhof et Monique Florenzano. On se réunissait chez moi, à Paris, et on partageait la journée de travail en trois parties : j’exposais (après avoir consulté « le Barre ») ma proposition de leçon dans ses grandes lignes, suivie d’une discussion spontanée; puis chacun partait dans son coin (ou le collectif poursuivait sa discussion sans ma présence), j’avais pris le soin de demander qu’on me retrouve, dans les références du Barre, deux ou trois phrases bien sonnées, de préférence d’apparence au moins objet de controverses possibles, ou même particulièrement idiotes; troisième partie : la finale; je faisais le cours de 45 minutes devant mon collectif, recueillais ses observations et suggestions; nous dinions ensemble sans plus parler du sujet sauf si l’un d’entre nous avait soudain une « idée géniale », à formuler brièvement - puis j’allais dormir normalement (la plupart des candidats travaillaient jusqu’au matin). Je présentais ma leçon « à la française » - sans notes autres que de la taille d’une carte de visite (c’est exigé, mais j’avais l’habitude depuis longtemps de « savoir causer ») - mais surtout partagée en trois parties de rigoureusement quinze minutes chacune (ni quatorze, ni seize). L’un des membres du jury - Taddei, qui avait la finesse du Corse - m’a dit, lorsqu’il m’a reçu après que l’Agreg me fut accordée (c’est l’usage) qu’il s’était demandé si en poussant à tant de perfection la règle formelle « conseillée », je ne me moquais pas un peu du genre. Mais vérification faite par eux (je savais qu’ils la feraient) de la citation curieuse à propos de laquelle j’avais dit nonchalamment - x page tant (pour leur faciliter la vérification) - le jury avait compris que je ne trichais pas. J’ai donc été reçu du premier coup, à un rang acceptable. Je n’en demandais pas plus. Si je ne l’avais pas été, je ne crois pas que j’aurais accepté de tenter un second round. Professeur à Poitiers, Paris et Dakar (1967-1970) L’Agreg devait me faire nommer, selon l’usage, en décembre 1966, pour débuter, dans une Université de province, en l’occurrence Poitiers. Ayant été agrégé à titre étranger, je n’avais pas un droit automatique à un poste. C’était donc une offre exceptionnelle qu’on me proposait. Cela tombait bien, Bénard y enseignait et le doyen Gabillard, qui est devenu un ami, très compréhensif. Je lui demandais donc de regrouper mes cours de telle manière que je puisse simultanément enseigner à l’Université de Dakar. Il le fit avec une gentillesse extrême. J’ai donc assuré en parallèle trois années universitaires successives (1966-1967, 1967-1968 et 1968- 1969) à Poitiers et à Dakar. Entre temps il y a eu 1968 comme chacun sait qui fut, entre autre, l’occasion du grand chambardement universitaire. La nouvelle université de Paris VIII, logée à Vincennes avant d’émigrer, beaucoup plus tard, à Saint Denis, était créée et j’obtenais mon transfert de Poitiers à Vincennes où j’ai assumé, toujours en partage avec Dakar, l’année universitaire 1969-1970. Jusqu’en 1968 l’université française avait conservé ses structures traditionnelles. Certains principes - heureusement conservés après 1968 - me paraissent toujours les meilleurs (ou les moins mauvais), par exemple le refus du principe (américain) de l’insécurité. Aux Etats Unis l’université n’offre en général que des contrats à durée limitée. Pour être dans la course au renouvellement les jeunes se livrent à une surenchère d’écrits qui doivent s’inscrire dans les sillons des modes dominantes pour avoir quelque chance d’être publiés, au détriment peut être, chez les plus intelligents, de leur contribution éventuelle à des travaux critiques plus sérieux. La mode veut aujourd’hui en France qu’on prenne le modèle américain - devant lequel s’émerveillent les néolibéraux style Madelin et compagnie - pour le symbole de l’hypermodernité efficace puisqu’elle s’inspire des règles du privé ! A tel point que lorsque Régis Debray s’est risqué à défendre « l’école française » les postmodernistes - Wieworka en tête - l’ont évidemment traité de ringard. Certes la méthode française, en garantissant la sécurité absolue, protège simultanément la liberté, le droit de prendre son temps pour réfléchir, mais aussi la médiocrité. Qui n’a connu, comme moi à Poitiers, le professeur nouvellement agrégé qui écrivait le cours qu’il allait dicter d’année en année pendant « toute sa carrière » (20 ans ou plus !). Horreur, abomination, et quel ennui pour l’auteur (à mon avis) autant sinon plus que pour ses malheureux auditeurs. J’en ai rencontré un - dans le train Paris-Poitiers - qui me recommandait une encre indélébile pour que l’écriture… quand vous lirez votre cours dans vingt ans, n’ait pas disparu… Pas d’exagération. Mais c’était peut- être un cas maladif extrême. Ceux-là, sur lesquels la caricature peut déployer ses talents, ne constituent fort heureusement qu’une composante du monde universitaire (mais sont-ils pires que les idiots de la mode style US ?). Les autres savent utiliser la liberté pour travailler mieux et être créatifs, comme l’expérience du S.E.E.F., entre autre, me l’avait illustré. Quoi qu’il en soit il est vrai que les plus médiocres avaient besoin du respect formel des conventions de la tradition : sans la toge et l’estrade, comment auraient-ils pu faire avaler aux étudiants la lecture de leurs polycops « d’origine » ? J’ai vu les spécimen de ce monde universitaire pleurer, au sens propre du terme, lorsque - estrade supprimée - ils se sont vus contraints d’avoir à accorder quelques minutes aux étudiants pour… répondre à leurs questions après le cours. La tradition permettait également aux professeurs qui le désiraient de vivre à Paris et de ne fréquenter leur université de province que deux jours par semaine, durant lesquels ils bloquaient tous leurs cours. C’était mon cas, celui de Bénard et d’autres. La chambre de l’hôtel modeste au centre ville - distance à pied de la Fac - s’appelait donc « la chambre de passe des professeurs », le lundi soir c’est Amin, le mardi Bénard etc…. Mais il y avait aussi les piliers sérieux qui aimaient leur province, heureusement, comme Gabillard à Poitiers. Le midi de mon « jour », je déjeunais toujours dans le même restaurant, dont toutes les places étaient rigoureusement affectées à des clients qui le seraient peut être à vie. Ronds de serviette etc…. Un spectacle balzacien. Le hasard des horaires avait fait que je rentrais de Poitiers par le même train qu’une collègue sympathique, Madame Blondel, que le mari venait ponctuellement chercher à la gare d’Austerlitz et qui me raccompagnait chez moi, dans le 13e - pas loin - dans sa voiture que j’avais donc appelé « les taxis Blondel ». J’avais découvert que, sous des dehors BCBG, cette dame ne manquait ni d’humour, ni de sens social critique. Invités, comme il se doit, par les notabilités de Poitiers qui se doivent de recevoir - une fois par an - et à tour de rôle, un groupe de professeurs de leur digne université, nous nous étions trouvé ensemble (puisque la même soirée à Poitiers) et je n’avais vu qu’elle avec qui je pouvais poursuivre une conversation. 1968 a révélé que cette dame pouvait rejoindre le camp le plus radical. Le hasard, encore une fois, avait fait que mes cours à Poitiers démarraient en 1968 début mai! J’avais quitté Dakar à la veille d’un premier mai qui allait rester dans l’histoire du Sénégal, j’arrive à Poitiers pour évidemment me mettre en grève avant même d’avoir commencé à travailler. Bénard de même bien sûr, dans la voiture duquel - les trains ne fonctionnant plus - je rentrais à Paris, le 12 ou le 13 mai si je ne me trompe. Retour à Poitiers je ne sais plus à quelle date exactement, un peu au moment de l’apogée du mouvement. Comités d’étudiants et de professeurs avaient discuté, fait et refait des propositions de réformes radicales. Réunion chez le doyen, du nom de Janot, que tout le monde appelait Jeannot Lapin pour sa témérité remarquable. On lui explique qu’il lui faut simplement « démissionner » pour marquer son soutien aux propositions de collèges de direction élus (je ne sais plus comment on les avait appelés). Janot ne voulait ni démissionner (et si les Blancs l’emportent dans cette révolution, ils me reprocheront d’avoir cédé), ni ne pas démissionner (si les Rouges l’emportent ils me fusilleront). J’ai rencontré d’autres individus, paralysés par le même dilemme tragique comme le futur célèbre Jacques Attali. Pour revenir à Janot en tout cas, quelle solution lui est venue à l’esprit : s’enfuir. Comment ? En allant aux toilettes et en s’évadant par le haut à travers une lucarne qui conduisait au toit. Dans ce vieux bâtiment moyenâgeux les plafonds sont élevés et, lorsque, inquiets par sa disparition, nous le cherchâmes dans les toilettes, on s’étonna qu’il soit parvenu, lui, petit gros pas très sportif, à parvenir à faire une traction avec ses biceps le portant hors de la lucarne. La peur fait faire des merveilles, même aux moins doués. Mais une fois sur le toit, le doyen Janot ne savait plus où aller. Reconnu d’en bas par les étudiants attroupés qui attendaient le résultat du conclave, ces derniers s’esclaffent : Janot là haut. On a appelé les pompiers pour ramener le fuyard malchanceux. Et le conclave reprend… Cela étant les programmes de Poitiers - j’y ai quand même officié - sans être (avant 1968) véritablement révolutionnaires, n’étaient plus tout à fait ceux de l’université de ma jeunesse. On avait fait des réformes, par ci par là, donné à l’économie plus d’autonomie, cessé d’imposer le passage par la licence en droit etc… J’enseignais donc - quand même - la planification et les politiques économiques et financières en quatrième année et en DES (Diplôme d’Etudes Supérieures). A Dakar 1968 avait également fait ses effets. En fait 1968 avait commencé à Dakar bien avant Paris, et incubait depuis au moins deux ans, faisant écho - en partie tout au moins - à la révolution culturelle en Chine. Je reviendrai sur ces questions, peu connues à l’étranger. Au plan de la réforme universitaire par contre les avancées dakaroises sont restées timides et le pouvoir suffisamment fort, en apparence tout au moins, pour en limiter sérieusement la portée. Le résultat en a été déplorable; cette sclérose de l’université est largement à l’origine du déclin ultérieur de son rôle et de la place des étudiants dans la vie politique du pays, de leur repliement sur des revendications égoïstes. Je reviendrai sur ces questions. Toujours est-il que les commissions de réforme piétinaient, sabotées par un recteur français dont la médiocrité intellectuelle n’avait d’équivalent que sa prétention infinie. Pour lui en tout cas il n’y avait aucun problème : l’université française du XIXe siècle était le modèle de la perfection, valable en tous lieux et tous temps, pour l’éternité. C’est simple. La majorité des collègues (mais non amis !) venus de la métropole comme ils disaient, n’étaient là que pour opiner du bonnet. Pourtant quelques uns feraient plus tard carrière dans telle ou telle université de province en se posant en « spécialistes » de l’Afrique; en se plaçant d’emblée au service des positions officielles qu’ils n’ont jamais tenté que de légitimer (dans les rapports CFA/zone franc par exemple) contre vents et marées, épousant néanmoins les renversements de positions officielles (lorsque par exemple le FMI eut imposé la dévaluation). Les collègues (et amis) sénégalais maugréaient, sans oser, parce qu’ils estimaient que de toute façon les jeux était faits. Seul Fougeyrollas, qui siégeait dans la commission des réformes, volait dans les plumes du recteur à toute occasion, avec la faconde qui caractérise les gens du sud ouest. Bien entendu nous devenions immédiatement de bons amis. Ni les programmes donc, ni les méthodes pédagogiques n’avaient réellement changé. Je choisissais pour ma part quelques cours spécialisés de DES (comme la théorie économique, ce qui me permettait d’y enseigner sa critique fondamentale), mais surtout j’insistais pour prendre le cours général d’économie des débutants - première et deuxième années. Pas difficile, personne n’en voulait. Amphis ultra peuplés, massacres aux examens. Je choisissais ce cours parce que je pensais, à juste titre, que c’est par là qu’il faut commencer. Ces malheureux étudiants arrivaient du secondaire sans même avoir appris véritablement à lire. Le souci de comprendre ce qu’on lit ne leur avait pas souvent été enseigné. Que faire ? Rien, dicter un cours et puis en coller 80 %, comme la plupart des collègues le faisaient avec une joie perfide chez certains, ou avec mauvaise conscience chez d’autres ? C’était fatalement coller les enfants des classes les moins favorisées, systématiquement. Mon premier principe était donc de leur apprendre à lire, et à développer, par la lecture, leur capacité de réfléchir et de critiquer. J’ai mis au point, à cet effet, une méthode d’enseignement passablement originale, dont je suis - je l’avoue - assez content. Je partageais l’année en deux semestres. Au premier semestre chaque cours est un contrôle de lecture. Je faisais lire en parallèle deux manuels élémentaires célèbres : le Samuelson, la gloire des universités américaines et des économistes conventionnels, le Popov (c’est son nom !) la gloire de l’Académie soviétique. En parallèle, c’est à dire que j’indiquais, d’un cours à l’autre, les pages - en nombre limité - qui traitaient dans les deux ouvrages des mêmes questions, plus ou moins. J’ouvrais le cours par des questions orales - pas dans l’intention de noter - en essayant de choisir quelques bons étudiants (le plus souvent des filles qui, c’est vérifié, sont en moyenne plus fines et plus sérieuses) et quelques moyens plutôt faibles. Je demandais : que disent-ils ? Comment vous l’exprimez à votre manière ? Je faisais - pour corriger - une explication de textes, de mots, de structure de l’argument. Au second semestre, la capacité de lecture ayant été plus ou moins acquise, je pouvais recomposer le cours autour de la question : qu’est-ce que l’économie ? Pourquoi pose-t- elle les questions qu’elle pose ? Comment les uns (les économistes conventionnels) et les autres (les marxistes dogmatiques) y répondent ? En quoi ces réponses différent ? En quoi elles convergent ? Beaucoup des étudiants qui sont passés par ces cours, retrouvés plus tard, en gardent, je crois, un bon souvenir. En tout cas aux examens, qui étaient corrigés en collectif, les résultats étaient bien meilleurs. Mon collègue et ami à la Faculté était Abdoulaye Wade. Premier Sénégalais à être agrégé, je souhaitais qu’il assume les fonctions officielles de chef du département. Il ne le désirait pas pour une raison tout à fait respectable : il voulait donner la priorité à une action politique à l’échelle nationale. Bien que formellement chef du département je le consultais avant de soulever la question dans notre collectif ou d’agir auprès du rectorat. A. Wade se conduisait avec une droiture parfaite. Nous sommes devenus de bons amis. Nous avons tenté de renforcer le département en créant un Centre de Recherches où nous nous proposions de recruter systématiquement les deux meilleurs (souvent meilleures) de chaque promotion, en leur offrant les moyens de poursuivre, rémunérés par un travail allégé d’assistant, consacrant le meilleur de leur temps à préparer une bonne thèse bien encadrés. Nous pensions que cette stratégie permettrait de sénégaliser le corps enseignant dans les meilleures conditions possibles et en même temps de fonder à Dakar une tradition académique au sens plein du terme. Malheureusement ce projet n’a pas été poursuivi systématiquement par nos successeurs, pour des raisons que j’ignore et progressivement les meilleurs éléments ont été happés par les offres plus alléchantes soit de l’administration soit du privé. Vincennes au contraire se situait aux sommets de l’innovation, mondiale peut être. En économie Michel Beaud qui avait, autant que je me souvienne, plus ou moins coordonné les débats interminables d’une commission où je me retrouvais de temps à autre, dirigeait le département avec une patience - qu’il fallait - à toute épreuve. Plus tard le département s’est étoffé avec, entre autre, l’arrivée de Kostas Vergopoulos qui est devenu un bon ami. La dominante, à Vincennes, était évidemment l’analyse théorique fondamentale, arme de la critique sociale radicale. Je n’éprouve, évidemment, que sympathie pour cette option. Néanmoins je voyais rapidement quelque danger à ne proposer que cela : tous les étudiants - et nous les voulions nombreux par principe anti élitiste - ne sont pas appelés à devenir des théoriciens et des dirigeants de mouvements. Presque tous devront aussi gagner leur vie d’une manière ou d’une autre. Pourquoi alors ne pas partager le temps de la formation en deux parts: pour moitié une formation professionnelle efficace (comptable, gestionnaire etc.), pour l’autre une culture critique. Avec des hauts et des bas dont je n’ai pas toujours suivi l’évolution par la suite, c’est la formule qui vaut à Paris VIII son succès jusqu’à ce jour. Pour ma part en tout cas la liberté de concevoir les programmes m’a permis d’emblée de définir le mien. Je l’articulais sur « l’économie politique du capitalisme » c’est à dire son histoire (très différente dans la conception de la traditionnelle « histoire économique » qui est d’une pauvreté théorique navrante), l’accent étant plus ou moins placé selon les moments sur les racines lointaines ou le temps présent (l’après deuxième guerre), les situations nationales s’inscrivant dans cette histoire (celle de la France et/ou du tiers monde en particulier). Cela constituait la meilleure préparation, à mon avis, pour conduire au débat sérieux sur la question des questions : qu’est ce que le capitalisme ? que sont les sens et portées des tentatives de le dépasser, d’en sortir (qu’il s’agisse du soviétisme ou du maoïsme) ? Les jeunes d’après 1968 étaient braqués - à juste titre - sur cette question. Il fallait les amener à en débattre au fond, sans concession, mais aussi dans le calme, sortir des polémiques pour aborder avec le plus de sérieux possible l’analyse du pourquoi des choses. J’essayais de m’y employer au mieux de mes capacités. Vincennes est devenu l’un des centres majeurs de la pensée sociale française. L’avantage de cette université est qu’on y ignorait totalement le stupide cloisonnement des disciplines qui domine souvent ailleurs. Economistes, sociologues, politologues, philosophes, psychologues, historiens, géographes conduisaient ensemble des programmes de recherche et d’enseignement dont la discussion était toujours enrichissante pour tous. Un nombre impressionnant de ceux qui ont acquis une notoriété remarquée - François Chatelet, Derrida, Deleuze, Foucault et bien d’autres - animaient ces débats. Avec Nanterre, où se retrouvaient Henri Lefebvre, Georges Labica, Alain Touraine et la revue l’Homme et la Société sur laquelle je reviendrai, se constituait le noyau central à partir duquel la pensée française, stimulée par 1968, se déployait dans différentes directions conduisant, entre autre, pour le meilleur et pour le pire, au postmodernisme dont le succès ultérieur outre atlantique n’était guère imaginé à l’époque, dans nos débats de Vincennes ! 3739630@100617035.com - 7-100617035-23495496 - Toute reproduction interdite CHAPITRE VII LE CADRE POLITIQUE (1960 - 1990) Un animal politique comme je le suis ne peut pas écrire ses Mémoires sans rendre explicite la vision qu’il se faisait des événements et des évolutions politiques de l’époque dans laquelle il a vécu. J’en ai donc proposé plus avant une lecture, qui concernait mes années de jeunesse. J’ai signalé le tournant que 1955 - la conférence de Bandung - avait marqué pour moi (et pour bien d’autres) puisqu’elle remettait en question la stratégie qui avait commandé notre inscription dans l’action révolutionnaire jusque-là. Bandung ouvrait une nouvelle étape, caractérisée par le déploiement d’un projet sociétaire national- populiste à travers le tiers monde. J’ai consacré un chapitre de mon Itinéraire intellectuel à la présentation, avec quelque détail, de ce que j’appelle « le déploiement et l’érosion du projet national bourgeois dans le tiers monde (1955-1990) ». Je crois nécessaire d’en reprendre ici les grandes lignes, sans davantage. Les décennies considérées ici, qui sont celles de mon âge mûr, ont certainement également été marquées par la coupure que 1968 représente, non pas seulement pour la France, comme on le croit trop souvent, ni non plus seulement pour l’ensemble des sociétés occidentales - européennes et nord-américaines. 1968 est, à mon avis, une date de l’histoire universelle. Celle- ci d’ailleurs s’articule sur la naissance de « nouvelles gauches » comme on l’a observé. Or ces nouvelles gauches, qui se séparaient du marxisme soviétique, se développaient en parallèle avec la critique maoïste, en Chine d’abord, et comme par ricochet ou association, dans le tiers monde et dans les centres capitalistes. Une page de l’histoire dont il ne me semble pas facile de dire si aujourd’hui elle est tournée ou non, tant le triomphe du néo-libéralisme, en apparence sans rival, me parait illusoire et fragile. D’autres dates de la période ont revêtu, pour moi, une importance particulière. La principale en est certainement la défaite de l’Egypte et du monde arabe dans la guerre de 1967, qui annonçait la disparition inéluctable du nassérisme. Je situe dans ce cadre le déploiement de mes activités à l’I.D.E.P. au cours des années 1970 puis au Forum du Tiers Monde à partir de 1980. Déploiement et érosion du projet de Bandung J’ai mentionné plus haut les circonstances qui m’avaient permis, très jeune, de participer à une entreprise que je considère, aux côtés d’autres, comme fondatrices du courant de la pensée communiste critique qui a permis Bandoung. Il s’agit de ma participation, en benjamin de l’équipe, à Moyen Orient (1950/51). Après la disparition de Raymond Aghion, de Maxime Rodinson, d’Yves Bénot, d’Ismail Abdallah, de Fouad Moursi, d’Iskandari et d’autres, je suis le dernier survivant de l’équipe. Avec la Conférence de Bandung en 1955, l’idée sur laquelle nous avions vécu pendant la première phase de l’après-guerre semblait remise en cause. Nous avions pensé que la révolution socialiste, à travers un processus de révolution ininterrompue par étapes, était à l’ordre du jour dans toute l’Asie et l’Afrique, qu’il n’y avait plus de place pour une direction bourgeoise de la libération nationale, que la bourgeoisie - désormais compradore partout - ne pouvait qu’être le relais d’une domination impérialiste rénovée, sous la houlette des Etats Unis. Or voilà que - en dehors de la Chine, du Viet Nam et de la Corée du Nord - les régimes issus de l’indépendance en Asie parviennent à se stabiliser, tandis que les guérillas s’épuisent. Voilà que l’Inde du Congrès de Nehru, l’Egypte de Nasser, l’Indonésie de Soekarno, prennent des initiatives nouvelles tant sur le plan intérieur que sur le plan de leurs rapports à l’impérialisme d’une part, à l’URSS et à la Chine d’autre part. Inattendues, ces initiatives semblent montrer que la bourgeoisie n’a pas épuisé son rôle historique. Toute la période qui suit - depuis 1955 - va être occupé par le débat autour de cette question centrale : une issue capitaliste nationale est-elle possible dans le tiers-monde ? Que peut-elle réaliser réellement et où sont ses limites ? Doit-elle préparer son propre dépassement socialiste ? Par ailleurs, le mouvement de flux et de reflux du projet national bourgeois dans le tiers monde s’articule sur l’évolution générale du capitalisme en Occident, sur la politique internationale commandée par la bipolarité militaire et l’intervention de l’URSS sur la scène internationale, sur les conflits qui opposent le soviétisme au maoïsme et l’URSS à la Chine. Je place l’évolution de la Chine au centre du débat, parce qu’à partir de 1960 elle nous offre une perspective qui semble sortir de l’ornière du soviétisme, que le maoïsme accuse d’être engagé sur une voie qui conduit à la restauration du capitalisme. Le pouvoir politique en Chine en tire des conclusions importantes : au plan des stratégies révolutionnaires dans le tiers monde considéré comme « zone des tempêtes », au plan de l’analyse de la situation internationale et des stratégies de l’impérialisme d’une part et du « social impérialisme » d’autre part. Je dois dire que de 1957 à 1980 j’ai partagé à peu près intégralement les analyses proposées par le parti communiste chinois, tandis qu’à partir de 1980 j’ai regardé avec un oeil critique les ouvertures capitalistes mises en oeuvre. La guerre de Corée (1950-1953) et la première guerre du Viet Nam (1945-1954) avaient déjà montré les limites de la puissance du bloc occidental des impérialistes; la seconde guerre du Viet Nam (1965-1975) et celle du Cambodge (1970- 1975) montraient bien que la radicalisation de la libération nationale était possible et même capable de battre les armées américaines. D’ailleurs en Afrique l’effondrement du colonialisme portugais (1974) illustrait aussi les dividendes qu’une longue lutte armée pouvait rapporter. Pourtant la guerre d’Algérie (1954-1962) s’était soldée finalement par un régime nationaliste radical - celui de Boumedienne - qui ne nous paraissait en rien plus prometteur que le nassérisme. L’histoire ne s’est arrêtée ni à la révolution culturelle chinoise, ni à la victoire du Viet Nam en 1975. Quoi qu’il en soit le flux et le reflux des forces socialistes en Chine, en Corée, au Viet Nam, au Cambodge, nous paraissaient être produits par le conflit social interne et pas du tout par l’intervention du facteur externe. Je n’ai pas modifié mon point de vue sur ce plan : la libération suffisamment avancée réduit le poids du facteur externe, qui est évidemment toujours défavorable, et rétablit dans sa plénitude la portée décisive de la lutte des classes interne. Mais le facteur externe ne disparaît pas pour autant. Parallèlement au reflux des forces du socialisme en Asie orientale, la région allait amorcer son prodigieux développement capitaliste, dont je dois dire qu’il était tout à fait imprévu pour nous (et sans doute pour tout le monde, quoiqu’on dise). Pour l’Egypte, les années d’or du projet de Bandung sont la période 1955-1967. Pourtant les faiblesses ne manquaient pas : l’échec de l’union avec la Syrie (1958-1961), l’anticommunisme persistant, la tolérance à l’égard du discours islamique traditionaliste, la dérive que la corruption signalait, se soldaient finalement par la défaite. Lorsque, après cette défaite, une bonne fraction de la jeunesse égyptienne, encore à l’époque attachée à la perspective socialiste, partait à l’assaut de la « nouvelle classe », je me réjouissais. Mais je dois dire que j’étais inquiet de voir que le régime, loin de se rallier à la stratégie de radicalisation proposée par cette jeunesse, optait au contraire en faveur de concessions à ce qui allait devenir, après la mort de Nasser (1970) et le « coup d’Etat » par lequel Sadate se séparait de l’aile gauche du nassérisme (mai 1971), « l’infitah » - l’ouverture et la compradorisation, un moment encore masquées, jusqu’à la guerre de 1973, puis avouées et complétées sur le plan international et régional par le ralliement au camp américain, la visite à Jérusalem et les accords de Camp David (1977). L’infitah ne me paraissait donc pas de la nature d’une « contre- révolution », comme ceux des communistes égyptiens qui avaient été les moins critiques du nassérisme le voyaient, mais plutôt l’accélération de l’évolution normale du système nassérien lui-même. Vingt ans plus tard j’analysais la restauration ouverte du capitalisme dans l’ex-URSS de la même manière. Néanmoins, et quel qu’aient été mes réserves personnelles à l’égard du nassérisme, celui-ci est bien apparu aux yeux des peuples arabes comme libérateur et progressiste. Que ne l’ai-je entendu dire et me le reprocher durant ces vingt années ! Avec lui les régimes baasistes et celui de l’Algérie me paraissaient partager des traits communs fondamentaux : une vision bourgeoise de l’avenir, un antidémocratisme fondamental, une philosophie pragmatiste médiocre, une surestimation du soutien soviétique (compris pour l’essentiel, à juste titre, militaire), un cynisme à bon marché qui leur laissait croire qu’ils pouvaient « jouer la carte américaine » si les circonstances l’exigeaient. Je plaçais plus d’espoir dans les marges pauvres du monde arabe (Soudan, Yémen du Sud) et dans le combat palestinien. En 1964 le peuple palestinien se dotait enfin d’une organisation propre, prenant ses distances à l’égard des régimes arabes. Sa radicalisation était à l’unisson avec celle de nombreux mouvements populaires de l’époque, et, de ce fait, nous en attendions beaucoup. Cependant le dérapage de certains éléments palestiniens en direction du terrorisme, comme leur comportement dans les pays hôtes (Jordanie, plus tard Liban) allaient faciliter la contre-attaque des forces réactionnaires locales et de l’impérialisme. Les choses en resteront là jusqu’au moment où, prenant l’initiative de mener directement la lutte dans les territoires occupés, le peuple palestinien imposera, par l’insurrection (à partir de 1988), une perspective nouvelle. Les années que j’ai passées à Bamako (1960-1963) correspondent à la première vague de la radicalisation en Afrique. Le « non » de la Guinée en 1958, l’indépendance ghanéenne la même année, le choix malien de septembre 1960, en étaient les manifestations principales, mais elles n’étaient pas les seules. Au Congo le lumumbisme l’emportait et, de 1960 à 1963 on était en droit d’attendre du Congo Léopoldville une radicalisation analogue. En 1963 d’ailleurs l’insurrection populaire à Brazzaville mettait un terme au régime néocolonial de Fulbert Yulu. Je ne partageais néanmoins pas l’optimisme - infantile à mon regard - de ceux qui voyaient dans les « socialismes africains » une voie nouvelle, presque radieuse. Pour moi l’analogie avec le nassérisme s’imposait. Mais une bataille n’est jamais perdue tant qu’elle n’est pas livrée. Il fallait la livrer. Elle a été perdue, toujours pour les mêmes raisons - la maturité insuffisante des avant- gardes, les illusions entretenues par « l’ami » soviétique, les interventions impérialistes, les appétits de la nouvelle bourgeoisie, fut-elle embryonnaire et étatique. Il reste que la première vague était suivie, en Afrique, d’un nouveau sursaut radical. En 1964 Zanzibar faisait sa révolution et se débarrassait de son Sultan; en 1967 Nyerere optait, par la charte d’Arusha, pour le socialisme. Mais il faudra attendre 1983 pour que, avec Thomas Sankara au Burkina Faso, se cristallise une tentative nouvelle, tirant les leçons des échecs antérieurs et mettant l’accent sur des méthodes d’action plus populaires et plus démocratiques. En 1974 les militaires renversaient l’empereur Hailé Selassié, dans un pays où les forces révolutionnaires paraissaient puissantes. Divisés en groupes hostiles les uns aux autres, un peu à la manière que j’avais connue en Egypte, paralysés par la dictature militaire, eux-mêmes à leur tour embourbés dans la guerre en Erythrée - celle-ci soutenue dans l’ambiguïté totale parfois par les puissances impérialistes et leurs clients, parfois par des régimes nationalistes, soutenue à bras le corps par l’Union Soviétique et Cuba (notamment en 1978 à l’occasion de la guerre de l’Ogaden, alors que Syad Barre avait tourné casaque) - les révolutionnaires éthiopiens, d’un courage exceptionnel, n’ont pas pu éviter la désagrégation de leur pays en cours. La chute de Tsiranana (1972) à Madagascar, la tentative de radicalisation à l’époque du gouvernement éphémère de Ratsimandrava (1973) puis la consolidation du système à partir du moment où Ratsiraka a pris les rênes du pouvoir (1975) sont à porter au crédit de ce mouvement. D’autres évolutions, moins brillantes de promesses peut être, signalaient néanmoins l’incapacité dans laquelle le néocolonialisme se trouve à surmonter sa crise permanente. Les coups successifs au Congo, au Bénin (l’arrivée au pouvoir de Kérékou en 1972), le glissement du régime de la Zambie de Kaunda vers un étatisme dit socialiste au cours des mêmes années 1970, témoignent de cette crise permanente du néocolonialisme. Celle-ci allait se généraliser à partir de la fin des années 1980, lorsque la revendication démocratique se déploiera parfois dans une dimension populaire véritable (au Mali, où elle met un terme à la dictature militaire de Moussa Traoré en 1992) parfois dans une dimension plus médiocre, susceptible d’être manipulée par les patrons impérialistes. La longue guerre de libération dans les colonies portugaises conduisaient naturellement à la radicalisation du mouvement, du moins au plan de ses formulations idéologiques, même si personnellement je gardais quelques réserves au sujet de la théorie avancée par Amilcar Cabral selon laquelle cette radicalisation pouvait amener la petite bourgeoisie à se « suicider en tant que classe ». D’ailleurs l’effondrement brutal du système portugais en 1974, en accélérant d’une manière imprévue l’accès à l’indépendance, réduisait fortement les chances de cette possibilité. Le noyau dur de la colonisation de l’Afrique est constitué par l’Afrique du Sud propre, à laquelle les Blancs de Rhodésie avaient cru pouvoir atteler leur char par la déclaration unilatérale d’indépendance (1965), soutenus par la mère patrie britannique, se livrant ici à une comédie d’une hypocrisie habituelle. La lutte de libération devait néanmoins imposer en 1980 l’indépendance du Zimbabwe. Mais à quel prix ? En signant les accords de Lancaster, qui ont paralysé tout effort sérieux d’une réforme sociale, agraire entre autres, le Front patriotique s’engageait dans une voie qui a conduit naturellement à la schizophrénie : on maintient un discours de gauche, sans doute sincère, tandis que dans les faits l’ajustement structurel imposé aggrave sans cesse la crise sociale. Une solution identique se dessine-t-elle pour l’Afrique du Sud ? Dans mon analyse de la spécificité de ce pays je mets l’accent sur deux caractéristiques trop souvent peu vues, à mon avis. La première est que le projet du pouvoir blanc de faire de « leur » pays une puissance industrielle moderne - en réduisant les travailleurs noirs à un statut de quasi-esclaves -, un projet amorcé depuis les débuts de la colonisation anglaise il y a un siècle pour se cristalliser fortement sous le régime d’apartheid des quarante dernières années, se solde par l’échec : l’industrie de l’Afrique du Sud n’est pas compétitive et ne vaut pas plus, de ce point de vue - qui est le critère par excellence de la mondialisation capitaliste - que celle des quelques autres pays « industrialisés » d’Afrique et du Moyen Orient, encore que les supporters occidentaux inconditionnels de Pretoria s’abstiennent toujours de le dire - par préjugé raciste sans doute. L’échec est certainement dû à la résistance de la classe ouvrière noire, de Sharpeville (1960) à Soweto (1976), puis à l’insurrection civile généralisée qui a amené De Klerk à partir de 1990 à accepter la négociation. Mais il est dû également à l’incroyable gaspillage associé au maintien d’une minorité « blanche », qui consomme comme en Occident sans en avoir la productivité. La seconde caractéristique de ce pays est qu’il concentre sur son territoire une sorte de microcosme du système capitaliste mondial : une minorité de consommateurs du premier monde, une armée active importante concentrée dans les mines, l’industrie, l’agriculture coloniale, peuplant les « townships », une armée de réserve non moins importante reléguée dans les paysanneries des bantoustans et les secteurs informels autour des villes. Que donnera, dans ces conditions, le compromis politique associé à la fin de l’apartheid ? Les pressions externes font miroiter « l’avantage » dont la majorité noire hérite avec cette « belle infrastructure industrielle ». On demande alors seulement à cette majorité d’aider le pays dans l’esprit de notre époque à devenir rapidement « compétitif ». Autrement dit, on demande à la majorité travailleuse de payer davantage pour réaliser ce que le capital, soutenu mondialement, financièrement, économiquement, et politiquement (en dépit de la laideur de ses méthodes) a échoué à faire ! En Asie le projet de Bandung peut se targuer de réalisations moins fragiles particulièrement en Asie de l’Est. Sans doute l’opinion dominante donne-t-elle de l’Inde du Congrès une image trop favorable, mettant l’accent sur sa démocratie parlementaire, son industrialisation compétitive. La gauche indienne tempère, à juste titre, ces jugements rapides. La bourgeoisie industrielle indienne, alliée à la grande propriété du nord du pays et à la technocratie d’Etat, n’a jamais conçu son projet, même à l’époque de Nehru (mort en 1964), en conflit avec le capital transnational. Elle en paie le prix, et sa maîtrise technologique et financière est plus apparente que réelle. La démocratie parlementaire, seul moyen raisonnable de gestion de l’articulation d’alliances sociales hégémoniques différentes d’une région à l’autre de ce pays-continent, n’évite pas la marginalisation politique des classes populaires, elle repose même sur elle. Aussi l’essoufflement du projet, d’allure nationaliste à son point de départ, est aujourd’hui évident. La dictature du Shah, rétablie après la chute de Mossadegh en 1953, avait engagé l’Iran dans un projet étatiste modernisateur qui, bien que conservateur dans sa dimension sociale, n’en avait pas moins à son actif des réalisations importantes. L’esprit antidémocratique dans lequel l’expérience s’est déroulée, aggravé par le choix culturel occidental sans réserves, était son talon d’Achille. La révolution islamique de 1978-1979, qui a mis un terme à cette expérience d’un Bandung de droite, n’est cependant pas capable fondamentalement d’envisager une alternative réelle qui dépasse la rhétorique religieuse. Si l’Iran n’est plus une menace pour le capitalisme dominant, l’Afghanistan aurait-il pu le devenir? La petite révolution qui, en 1978 mettait fin à l’ancien régime de Daud pour lui substituer une équipe populiste modernisatrice aurait sans doute trouvé par elle-même ses limites. L’idéologie para- communiste dans laquelle s’exprimaient les intellectuels modernisateurs se serait d’elle- même progressivement amendée, à mon avis. L’intervention soviétique à partir de 1979, jouant les « partis » de cette intelligentsia l’un contre l’autre, a fourni l’occasion inespérée pour les Etats Unis à la fois d’enliser les armées soviétiques dans la région et de tuer dans l’œuf les projets modernisateurs afghans. En soutenant les islamistes, qui après leur victoire en 1992 ont plongé le pays dans une guerre permanente plus effroyable encore que la précédente - mais prévisible - les puissances occidentales ont montré ici encore le cynisme avec lequel elles traitent les peuples de la région et l’hypocrisie de leur discours démocratique. L’Amérique latine n’était pas présente à Bandung et n’a jamais envisagé de rejoindre le groupe des Non Alignés. Il y a à cela au moins trois raisons : le fait que l’Amérique latine est constituée d’Etats indépendants depuis le XIXe siècle, sa culture européenne dominante, l’influence que les Etats Unis y exercent depuis toujours, acceptée par les classes dirigeantes. Néanmoins l’Amérique latine s’est engagée dans l’après seconde guerre dans une évolution tout à fait parallèle à celle qui, en Asie et en Afrique, se déployait sous la bannière de Bandung. Et il y a à cela une raison de fond évidente : son capitalisme périphérique la place dans une situation objective analogue vis-à-vis du système mondial. Trois expériences méritent ici d’être classées dans le groupe des expériences radicales du tiers monde. La première est celle de Cuba, se libérant par lui-même en 1959. Les Etats Unis n’allaient pas tarder à voir que le castrisme était un danger réel, et leur tentative précoce de reconquérir le pays (épisode de la baie des Cochons en 1961) en témoigne. La menace de Washington devait peser lourd et accentuer la dépendance de Cuba - boycotté économiquement par les Etats Unis et leurs alliés européens - à l’égard de l’URSS. L’épisode des missiles (1962), habilement négocié par Khroutchev et Castro, a contribué à faire déraper le castrisme en direction d’une imitation du modèle soviétique, au détriment de son potentiel d’une évolution plus démocratique et moins artificielle. La seconde est, en contrepoint, la tentative démocratique - au sens parlementaire traditionnel du terme - du régime Allende au Chili (1970-1973). Paralysée de ce fait, la démocratie chilienne a succombé sous les coups organisés de Washington. La compradorisation poursuivie par la dictature sanglante de Pinochet, avec le soutien des Etats Unis et de l’Europe, est-elle pour autant un succès aussi grand qu’on le dit maintenant, au- delà des couloirs de la Banque Mondiale, jusqu’à être devenue un modèle pour l’inspiration des néo-capitalistes de Varsovie et de Moscou? Ce n’est certes pas mon avis, non pas seulement parce que le prix social de « l’ajustement » est ici exorbitant, mais aussi parce que, dans la logique même du capitalisme mondialisé, la place du Chili reste et restera celle d’un producteur subalternisé, rendu par là même incapable d’aller au- delà du « putting out » au profit du capital dominant et de ses alliés locaux, et donc d’offrir à ses classes populaires la perspective d’un avenir acceptable. La troisième est l’expérience du sandinisme, chassant Somoza du Nicaragua en 1979. Tirant quelques leçons de l’histoire le mouvement sandiniste tentera d’éviter les excès de l’étatisme confondu avec le socialisme, de pratiquer une démocratie plus réelle, de conserver des rapports extérieurs diversifiés. Cela ne lui évitera pas l’hostilité des Etats Unis, soutenant la guerre des Contras, et le ralliement de l’Europe pusillanime aux vues de Washington. Le retrait des Sandinistes du gouvernement, après les élections de 1989, constitue, dans ces conditions, une sortie honorable, capable peut être de préserver les forces populaires pour d’autres batailles à venir. La revendication d’un « Nouvel Ordre Economique International » par les pays du tiers monde (1975) marque la fin du déploiement du projet Bandung. Les régimes de Bandung se rendent alors compte qu’un second souffle de déploiement de leur projet national bourgeois exigeait un « ajustement » du Nord aux exigences de la poursuite de l’expansion capitaliste mondialisée dans des conditions acceptables. La réforme de l’ordre international suggérée s’inscrivait dans cette ligne de pensée. Mais le projet a été rejeté par les puissances occidentales, rappelant par là même que la construction nationale bourgeoise à la périphérie du système était une utopie. Ce qui a suivi, donc, c’est l’ajustement unilatéral des périphéries aux exigences du capital dominant mondialement, autrement dit la recompradorisation. Le centrage de l’histoire de la période autour du déploiement du projet national bourgeois des périphéries peut paraître outrancier. Je maintiens néanmoins mon point de vue : l’ordre mondial s’est organisé pendant tout le cycle de l’après-guerre autour de l’axe principal représenté par les transformations politiques et sociales gigantesques qui ont modifié de fond en comble la figure des sociétés des trois continents, et par là même celle de la société mondiale elle-même, dont les trois continents représentent la grande majorité de la population. Il s’est agi là de transformations qualitatives majeures, sans comparaison par l’ampleur de leur portée à long terme avec les évolutions plus calmes qui ont opéré dans les sociétés du capitalisme central. Il reste que par d’autres aspects les transformations du capitalisme dans ses centres dominants sur lesquelles je reviendrai, ont joué un rôle important dans l’évolution du système mondial. La preuve de la centralité des transformations qui ont concerné les périphéries du système n’est- elle pas aujourd’hui admise, implicitement, par la reconnaissance que l’Asie de l’Est serait en passe de devenir le « centre » du monde nouveau en fabrication ? Des propos qui sont à mon avis bien exagérés, mais qui n’en sont pas moins significatifs. Miracle ou pas, le développement capitaliste de la région, amorcé d’abord en Corée et à Taïwan, soutenu par des circonstances géostratégiques exceptionnelles (se traduisant par des concessions que les Etats Unis n’ont faites nulle part ailleurs et par des réformes, notamment agraires, auxquelles la concurrence du monde communiste obligeait), s’est étendu, dans des cadres spécifiques différents les uns des autres, à l’Asie du Sud-est et à l’immense Chine. Et si pour l’Asie du Sud-est le modèle paraît être celui d’un capitalisme compradore et dépendant, largement dominé par les transnationales, on ne peut y réduire ceux de la Corée et de la Chine. S’agit-il alors ici de formes d’un développement capitaliste national, dont l’histoire prouverait qu’elles sont possibles, en réponse à la question posée plus avant ? Ces formes sont-elles susceptibles de gommer progressivement l’écart centres- périphéries, c’est à dire de construire dans la région de nouveaux centres capitalistes ? Ou bien en dépit des succès enregistrés, la polarisation revêtant des formes nouvelles, ces régions sont appelées à devenir les véritables périphéries du capitalisme mondialisé de demain, les autres étant simplement marginalisées ? Les développements récents dans la région - la crise financière de l’Asie du sud-est et de la Corée sont, à mon avis, le signal qu’une guerre de longue durée a commencé. Saisissant l’occasion de la crise financière de la Corée, après tout mineure (la France et la Grande Bretagne en ont connu une dizaine de plus sévères dans l’après-guerre) les Etats Unis tentent d’imposer à la Corée le démantèlement de ses oligopoles nationaux et leur « ouverture » à la pénétration du capital étranger. Les arguments les plus spécieux sont mobilisés à cet effet. Imagine-t-on le FMI déclarant que la solution à la crise financière des Etats Unis (son déficit extérieur per capita est supérieur à celui de la Corée et dure depuis vingt ans !) impliquerait la vente forcée de Boeing (qui n’est pas moins un oligopole que ceux de la Corée) par exemple à son concurrent européen Airbus ? L’enjeu de cette guerre est donc évident : la Corée pourra-t-elle accéder au statut de centre capitaliste majeur ou sera-t-elle subalternisée dans le cadre de la nouvelle polarisation mondiale en perspective ? Si, pour la grande majorité des pays du nouveau tiers monde (Asie du Sud-est et Amérique latine) l’issue ne fait guère de doute (la subalternisation-compradorisation) il me semble qu’en ce qui concerne la Corée, a fortiori la Chine et peut être l’Inde, la guerre ne fait que commencer. Une contre-offensive à l’agression américaine se dessinera peut être, axée dans un premier temps sur le contrôle des mouvements spéculatifs de capitaux. L’histoire reste ouverte. Dans tous les cas ces transformations du tiers monde, son industrialisation - inégale - ne sont pas le produit de la logique unilatérale de l’expansion du capital dominant, mais celui des luttes menées par les sociétés en question contre cette logique, à des degrés divers. Bandung a donc été multiforme. Selon les circonstances, les conditions sociales et politiques propres à chaque pays, le jeu des forces mondiales et régionales, nous avons eu quatre familles de transformations qui se sont déployées progressivement au cours du cycle de l’après- guerre. Premier groupe : Un développement capitaliste franc, accompagné d’une idéologie dite « libérale », bien que souvent fortement marquée par l’intervention de l’Etat, résolument moderniste, ouverte sur le système mondial (mais tentant de contrôler cette ouverture), toujours antidémocratique dans sa pratique. La Corée du Sud, Taiwan, le Mexique, le Brésil, l’Iran du Shah sont typiques de ce modèle. Second groupe : Des expériences populistes, fortement étatistes, jamais démocratiques, ambiguës sur le plan de l’insertion de leur projet dans la mondialisation, s’auto qualifiant généralement de « socialistes », souvent soutenues par l’URSS. Certaines de ces expériences ont pu aller plus loin dans l’industrialisation, les autres beaucoup moins, selon l’héritage historique. Troisième groupe : Des expériences qui se sont vécues comme « marxistes », celle de la Chine et de la Corée du Nord, de Cuba. Ces expériences ont une histoire, elles procèdent au départ, comme l’expérience soviétique, d’une révolution radicale inspirée par la doctrine de la IIIe Internationale. Elles s’orientent maintenant, franchement en ce qui concerne la Chine, vers un capitalisme qui prétend maîtriser ses rapports au système mondial dominant. Quatrième groupe : Des expériences qui ne sont jamais sorties du cadre néocolonial banal, inscrivant leur croissance (Côte d’Ivoire, Kenya etc.) ou leur stagnation opiniâtre (pays du Sahel etc.) dans la soumission passive et totale aux incitations extérieures. Quoi qu’il en soit, l’ensemble de ces transformations gigantesques nous lègue des situations tout à fait différentes de celles qui dominaient la scène en 1945. Il faut ici prendre pour clé de l’analyse le critère du capitalisme mondialisé lui-même, qui est l’existence, ou l’absence, de segments du système productif local « compétitif » à l’échelle mondiale, ou potentiellement capables de le devenir sans trop de difficulté. De ce point de vue nous avons désormais un « tiers » et « quart » mondes distincts. Le nouveau tiers-monde est constitué par l’ensemble des pays qui sont parvenus effectivement à se « moderniser » suffisamment selon le critère de la compétitivité mondiale. En gros tous les grands pays d’Amérique latine, ceux de l’Asie orientale (Chine, les deux Corées, Taïwan) et ceux de l’Europe de l’Est et de l’ex-URSS. C’est pour moi, la véritable périphérie de demain. Le nouveau quart monde est constitué par tous les autres pays, en gros donc l’Afrique et le monde arabe et islamique. Parmi ceux-ci il y a une variété apparente de formes assez grande. Certains ont franchi quelques étapes dans l’industrialisation mais ont échoué à être compétitifs dans ce domaine (l’Egypte, l’Afrique du Sud par exemple), d’autres ne sont pas même entrés dans la révolution industrielle (toute l’Afrique subsaharienne, le Pakistan, le Bangladesh, l’Indonésie). Il y a parmi ces pays des « riches » - financièrement - comme les pays pétroliers sans populations et des « pauvres », à divers degrés (allant de la Côte d’Ivoire à la Somalie)… Mon critère n’est pas ici celui du revenu par tête, mais la capacité d’insertion productive dans le système mondial. Il y a bien sûr des pays qui mélangent, à des degrés divers, ces caractères. L’Inde en est l’exemple. Tous les peuples - les classes populaires majoritaires - de ces tiers et quarts mondes font face au même défi, mais les conditions de leur combat sont différentes. Le défi est celui du capitalisme périphérique, qui n’offre rien d’acceptable à aucun plan, social et politique, pour les majorités populaires. Cependant les formations sociales périphériques de type tiers- monde juxtaposent une armée active importante avec une armée de réserve inabsorbable. Les conditions objectives existent ici pour la constitution d’une alliance sociale populaire forte, capable de se cristalliser à travers des luttes se déployant sur les terrains réels de la gestion du système productif et de la démocratisation de la politique et de la société. Les obstacles à cette cristallisation sont certes réels et de natures diverses. L’obstacle idéologique - l’héritage du soviétisme ou des limites historiques du maoïsme - n’est pas l’un des moindres. Les pays de l’Est appartiennent à ce groupe. Leurs peuples parviendront-ils à se libérer des illusions du capitalisme, et à éviter de sombrer dans les nationalismes chauvins ? La Chine appartient également à ce groupe. Son avant- garde saura-t-elle renouveler le maoïsme et y intégrer une composante démocratique au sens vrai du terme - l’organisation autonome des classes populaires pour faire contrepoids aux concessions faites au capitalisme ? Par contre les formations sociales de type « quart monde » - « riches » ou « pauvres », non industrialisées ou fort mal industrialisées (et de ce fait leur industrie risque d’être démantelée par les politiques de compradorisation en cours), sont pratiquement réduites au contraste « peuple » (mal défini, sans ancrage dans un système productif valable)/ »pouvoirs ». De ce fait, le dérapage des conflits vers les sphères de l’imaginaire est une donnée du problème - désastreuse sans doute - mais réelle. Dans le monde arabe, et musulman, l’alliance de l’argent du pétrole et du discours-programme passéiste traditionaliste en dépit de ses prétentions dites « fondamentalistes », est le meilleur garant du succès du programme impérialiste de compradorisation régionale. En Afrique subsaharienne la fuite dans le mythique prend parfois d’autres formes, comme l’ethnisme par exemple, pouvant aller jusqu’à la désintégration totale d’un pays. L’effondrement du projet de Bandung ne nous donne-t-il pas raison a posteriori ? Avions-nous tort dans les années 1945- 1955 de penser que la bourgeoisie nationale avait épuisé son rôle historique ? Que le projet d’un développement capitaliste national à la périphérie était caduc et utopique ? L’accusation de « gauchisme » proférée à l’égard de ceux qui mettaient l’accent sur les impasses du projet de Bandung, son caractère bourgeois, l’opportunisme du pseudo-concept de la « voie non capitaliste » n’était-elle pas légère ? Relisant ce que j’écrivais à l’époque, je reste de l’opinion que, dans leur ligne générale, ces analyses étaient correctes. J’irai même jusqu’à dire qu’elles ont été parfois particulièrement perspicaces, même si cette appréciation peut paraître manquer de modestie. Je cite quelques exemples : Le jugement presque prémonitoire à l’époque - en 1960 - que la fin « naturelle » du nassérisme prendrait les formes qu’elle a prises sous le nom « d’infitah ». La mise en garde contre une solution possible néo compradore globale au Moyen-Orient, intégrant Israël dans l’ensemble régional. L’analyse que je produisais dès 1965 du « miracle » ivoirien, en contrepoint des pronostics de la Banque Mondiale, démentis par les faits. La position que je défendais en 1975 qu’en Angola la recherche obstinée d’un gouvernement de coalition des mouvements de libération était la meilleure solution. Je ne suis pas convaincu que cette recherche aurait nécessairement abouti, mais je ne suis pas davantage certain que tout a été mis en oeuvre dans ce sens. Aujourd’hui, après dix-sept ans de guerre inutile, cette solution s’imposera peut-être, mais alors en forme presque de farce ! Les craintes exprimées dès 1972-1974 à l’égard du Zimbabwe et de l’Afrique du Sud qu’une solution de compromis soit possible dans la région - qui prendrait les noms de Lancaster House pour le Zimbabwe en 1980 et de « solution fédérale » dans l’Afrique du Sud post apartheid. La revue Révolution En 1963, Jacques Vergès, retour d’Alger, prenait l’initiative de faire paraître à Paris une revue mensuelle intitulée Révolution, avec le soutien –financier entre autre- des Chinois. La version anglaise, était publiée en Angleterre par notre ami et camarade Babu (Revolution, incorporating African Revolution). C’est à cette occasion que j’ai fait la connaissance de Wang Hué, qui travaillait sous les ordres de Zhou Enlai. La revue développait une critique de gauche du Non Alignement, et de son alignement progressif sur la stratégie internationale soviétique, comme de la dérive des régimes de nationalisme populaire de l’ère de Bandoung. Après la mort de Vergès je me suis rendu compte que j’étais encore une fois le dernier survivant d’une aventure politique qui a eu son importance. J’ai donc pensé nécessaire de faire connaître ce qui s’était dit à l’époque, après avoir pris le soin de vérifier que ma mémoire ne me trompait pas. Je reviens donc sur ce maoïsme des origines. Treize numéros de cette revue ont paru de septembre 1963 à décembre 1964. La revue était animée par M. A. Babu (Zanzibar), Viriato da Cruz (Angola), Mamadou Gologo (Mali), Samba Ndiaye (Sénégal), Rabah Bitat (Algérie), Carlos Franqui (Cuba), Cheddi Jagan (Guyana), Legassik (Afrique du Sud), Hamza Alavi (Pakistan), N. Kien (Viet Nam), H. Riad (Egypte). Ce dernier n’est personne d’autre que moi-même. J’avais publié mon Egypte nassérienne sous ce nom. Côté forme : il s’agissait d’une belle revue - grâce au soutien financier de la Chine - bénéficiant de bureaux luxueux situés avenue François Premier puis (ou avant, je ne me souviens plus) rue Galande. Vergès a toujours aimé le luxe. L’ami Kien, qui administrait le journal, y a laissé des plumes, des avances qui ne lui furent jamais remboursées, et dont il a souffert longtemps. Côté contenu : la revue a été un succès franc, par la qualité des analyses qu’elle proposait, à l’avant-garde de la critique de gauche du soviétisme, faisant contrepoids à sa critique par la droite qui se déployait à partir de Khroutchev jusqu’à Gorbachev et la chute finale. Ces analyses n’étaient pas le simple reflet de ce que les Chinois publiaient. Loin de là, elles étaient les produits originaux de la réflexion critique interne des gauches radicales du tiers monde de l’époque. Le simple rappel des noms cités plus haut et des autres collaborateurs de la revue en constitue le témoignage éloquent. Ce que peut être nous ne soupçonnions pas beaucoup, c’était son influence sur les jeunes lecteurs français, plus profonde qu’il ne pouvait paraître. Cette influence générale du maoïsme a éclaté en 1968 dans des manifestations diverses - et divergentes. Cinq grands mouvements, qui se voulaient tous à gauche du Parti Communiste sclérosé, ont occupé le devant de cette scène. Il y avait bien sûr les trotskystes qui n’avaient jamais cessé d’exister, mais qui, marginalisés par le Parti Communiste, n’étaient jusqu’alors qu’un groupscule. 1968 fut leur chance, qu’ils saisirent assez mal à mon avis. Les uns - trotskysme traditionnel si je puis dire - étaient (et sont restés) tout à fait incapables d’aller au-delà du ressassage des polémiques des années 1920-1930 et de l’analyse de la société soviétique que le maître avait produite à cette époque : Etat ouvrier à déviation bureaucratique. D’autres - faisant sécession - tentaient quand même de répondre à des défis nouveaux. Ils sont à l’origine du renouveau d’un courant qui continue à connaître quelque succès, parfois même électoraux. 1968 et ses suites Je dois avouer que mai 1968 m’a surpris. J’avais le sentiment que la jeunesse occidentale était dépolitisée et que les succès du Welfare State avaient anesthésié la classe ouvrière pour un bon moment. Je me souviens donc que, durant l’été 1967, assis à la terrasse d’un café du quartier latin, Abdou Moumouni de passage à Paris et moi nous nous lamentions sur les horizons bouchés cette jeunesse qui ne s’intéresse qu’à sa chevelure. Isabelle ne partageait pas du tout ce point de vue. Derrière ce désintérêt apparent il se cache, disait-elle, un refus profond du modèle sociétaire de consommation qu’on propose aux jeunes. Cela éclatera fort, et plus vite qu’on ne le pense. Isabelle avait un meilleur flair politique. A Poitiers Gabillard tenait le même langage. Il me racontait que sa fille, lycéenne, consacrait de longues soirées dans des cafés enfumés à des discussions politiques passionnées dont le thème central était : comment construire un mouvement à gauche des communistes, passablement sclérosés il faut le dire. On connaissait également l’ampleur du nouveau mouvement hippy des années 1960 dans les campus américains et de son opposition à la guerre du Viet Nam. Mais on ne manquait pas de remarquer la différence entre cette opposition à la guerre américaine et celle qui avait remué la France pendant la première guerre du Viet Nam. Celle-ci était fondée sur des principes, ceux de l’internationalisme et du droit des peuples, non sur le « refus de la guerre » en soi. D’autant que le contingent français n’étant pas envoyé au Viet Nam, la guerre ne concernait que ceux qui voulaient bien la faire - l’armée de métier. Par contre le contingent américain participait à sa guerre, et l’opposition était largement motivée par le refus d’aller se faire tuer plus qu’elle ne l’était par solidarité active avec la cause vietnamienne. L’idéologie hippie elle-même traduisait, à notre avis, ces limites du mouvement. Il inspirait une sorte d’individualisme hédonistique qui d’ailleurs allait devenir la colonne vertébrale du post modernisme ultérieur. La critique maoïste du soviétisme a joué, à mon avis, un rôle plus décisif dans les origines de 1968. Je m’étais associé à cette critique dès le début, en Egypte. La critique maoïste trouvait un écho évident dans beaucoup de pays du tiers monde, au Sénégal en particulier, surtout à partir de 1966 lorsqu’elle s’exprimait à travers la révolution culturelle. Mais celle-ci commençait également à réveiller les espoirs chez les jeunes d’Occident et à soulever leur enthousiasme. Le film de Godard, « la Chinoise », produit avant 1968, illustre parfaitement ce fait, par la suite souvent oublié - ou passé sous silence. Un enthousiasme à l’origine du « tiers-mondisme » ultérieur de la jeunesse occidentale, sur lequel je reviendrai. Le hasard des calendriers m’a donc permis d’assister - et de participer - au Mai français jusqu’à son terme apparent (juillet 1968), tandis qu’Isabelle en vivait les péripéties à Dakar dont je ferai le commentaire plus loin. Je ne reviens pas sur le récit des évènements - manifestations, déclarations, prises de position des partis, grève générale, fuite du général à Baden Baden, Paris couvert de drapeaux rouges, contre- manifestation des Champs Elysées et sortie des drapeaux tricolores etc…. Une littérature abondante l’a dit mieux que je pourrais le faire. Le trentième anniversaire de 1968 est l’occasion, au moment où j’écris ces Mémoires, d’un florilège de publications sur le mai français. Quelques ouvrages sérieux - pas assez à mon goût - proposent des analyses rétrospectives de ce que furent les courants de pensée et d’action de l’époque, comme de leurs évolutions ultérieures et des transformations profondes de la société qu’ils ont induit. Avoir vécu 1968 à Paris m’a beaucoup instruit sur la question des intellectuels de gauche en France. On sait que ceux-ci ont occupé le devant de la scène – des années 1930 aux années 1970 comme nulle-part ailleurs sans doute en Occident développé. Tout au long du XIXe siècle les intellectuels français étaient les enfants de la Révolution, ceux de gauche (les républicains jacobins) comme la majorité de ceux de la droite (les libéraux modérés, parfois ralliés au monarchisme, comme en Angleterre; à l’exclusion des héritiers de l’Ancien régime, en général de ternes cléricaux). Ce ralliement général à l’esprit de 1789 a d’ailleurs constitué un obstacle à la pénétration du marxisme, comme Marx l’observait. L’affaire Dreyfus amorce une cassure entre droite et gauche, qui se radicalisent dans l’entre deux guerres : la gauche prend parti pour la révolution russe, la droite se fascise. La défaite du nazisme allait obliger la droite déconsidérée à évacuer la scène, sans pour autant avoir véritablement disparu. Comme dans l’Italie de l’après guerre où l’opinion fasciste se cache. La gauche, pro soviétique (à des degrés divers), monopolise la scène intellectuelle. 1968 et ses suites constitue peut être le dernier moment important où cette gauche intellectuelle s’affirme. En 1968 la droite universitaire, numériquement importante, paraît absente. Comme sont absents, évidemment, tous les opportunistes que la gauche triomphante paraissait entraîner dans son sillage. J’en ai vérifié la triste réalité. Des « comités » de toutes sortes s’étaient constitués en mai 1968 et accueillaient des centaines d’universitaires, pour parler de tout. Puis soudain, lorsque la situation se fut durcie, cette participation se réduisit considérablement. « Courageux mais pas téméraires » les pleutres s’enfuient prendre l’air à la campagne. Je me souviens – avec d’autres – (et nous en faisions des gorges chaudes) de la disparition par exemple de Jacques Attali, qui ne réapparut qu’en octobre, quand tout était fini ! Et combien d’autres ! Le terrain était ainsi préparé pour une évolution ultérieure qui allait mettre un terme au monopole de la gauche chez les intellectuels. L’ancienne droite libérale ou franchement réactionnaire, (la « nouvelle droite », les futurs « lepennistes » ouverts ou honteux) réapparaît. Le nouveau « libéralisme » ayant récupéré ce qu’il pouvait de 1968 devient idéologie dominante et prend la forme chez les intellectuels du post modernisme soumis aux exigences de l’économie néo- libérale triomphante, le temps des proclamations creuses et tonitruantes des « nouveaux philosophes » passé. Retour à la Belle Epoque ais-je écrit. Les ravages sont effrayants : l’économie politique éliminée des programmes, les universités ne fabriquent plus que des copies des diplômés des misérables » business schools » américaines ou des « chercheurs » enlisés dans l’hyper formalisme strict de l’économie « pure » et de la théorie des jeux. Une réaction semble néanmoins se dessiner, à partir de la fin des années 1990, s’insurgeant contre l’appel à la résignation et à la soumission à un « destin » commandé par les forces surnaturelles du marché, fondé sur l’abolition définitive du pouvoir de l’imaginaire inventif de l’humanité. Les « maos » comme on a commencé à dire, se partageaient entre trois organisations. Il y avait les « réguliers » si je puis dire, sortis de la gauche du Parti Communiste et singulièrement de sa jeunesse estudiantine, qui publiaient l’Humanité Rouge ( HR pour les initiés - lire « Acher »). On les qualifiait de « pro-chinois de la pro-Chine » tellement ils étaient attachés à la lettre des textes en provenance de Pékin, qu’ils lisaient comme au Parti Communiste on avait appris à lire ceux de Moscou. Il y avait ceux chez qui la tradition française de l’anarchie s’associait à un maoïsme proclamé sans grand souci d’analyse. « Vive la Révolution », au titre éloquent par lui-même, était leur journal. Enfin il y avait ceux qu’on a appelé les Maos-spontex qui faisaient l’éloge de la spontanéité des masses, supposées révolutionnaires par instinct. Ils ont donné la Gauche Prolétarienne qui a véritablement occupé le devant de la scène après 1968, alors que les autres courants l’évacuaient. On commence à mieux connaître l’histoire de ce mouvement, grâce à quelques écrits notamment des frères Jean et Olivier Rolin, ce dernier ayant été un dirigeant de la G.P. et à quelques analyses produites à partir de ses documents. Pas beaucoup, pas suffisamment. Isabelle, qui était bloquée à Paris pour des séjours prolongés de 1970 à 1972, pour des raisons de santé, alors que, directeur de l’I.D.E.P., j’étais à Dakar, a connu ces militants mieux que moi-même. Jean Baby et son épouse Renée Bourdon, que nous voyions régulièrement, Benny-Lévy, l’idéologue de l’organisation, que nous connaissions à travers son frère Adel Rifaat (l’un des deux composants du tandem Mahmoud Hussein), Jean Rolin, Geismar et beaucoup de jeunes militants que Renée Bourdon réunissait chez elle, constituent la source de notre information personnelle, qui a l’avantage d’avoir été vécue d’une manière vivante. Le mouvement a donné ce que l’on sait, entre autre les « établis », c’est à dire ceux qui ont choisi de se faire prolétaires pour militer directement au sein de la classe dans les usines. De 1970 à 1973, date de dissolution de la G.P. par le gouvernement et au-delà le mouvement a bénéficié de ralliements sonores et bienfaisants, dont celui de Sartre vendant « la Cause du Peuple » interdite. Puis progressivement le mouvement s’est étiolé et ses militants se sont dispersés. Beaucoup d’entre eux sont restés de bons amis personnels, qui ont pris comme tout le monde un peu d’âge mais sont demeurés fondamentalement honnêtes et progressistes. Par contre quelques-uns des ténors de la G. P. ont mal évolué. Benny Lévy, devenu secrétaire de J. P. Sartre, mêlé à la sombre affaire du prix Nobel refusé par le philosophe et à l’héritage des Temps Modernes, accusé d’avoir abusé de la générosité de Sartre vieillissant, est aujourd’hui un mystique du judaïsme. Il n’y a là rien de très surprenant. Il est fréquent que les théoriciens intellectualistes à outrance comme l’était Benny Lévy, passent d’un extrême à l’autre sans problème. Non pas par arrivisme, du moins pas nécessairement. Mais parce qu’ils sont d’un tempérament au fond religieux, et qu’ils peuvent ainsi se « convertir » passant d’une croyance à une autre, toujours à la recherche de l’absolu inaccessible. Roger Garaudy par exemple appartient à cette espèce. Parlant de sa jeunesse pendant la guerre, tout à fait à son honneur - il était résistant - il me dit un jour : c’est alors que je me suis converti au marxisme (il était auparavant chrétien). Je relevais immédiatement le choix de son terme, qui lui avait échappé. Par la suite il n’a cessé de se convertir, au bouddhisme, à l’Islam. Il n’y a pas à s’effrayer de l’existence de ce type d’êtres humains, ni même de leur adhésion aux mouvements d’action progressiste. Ce qu’il faut tâcher d’éviter, c’est qu’ils s’y hissent à des positions dominantes car le mouvement n’a rien à gagner, mais toujours tout à perdre, des attitudes sectaires qui sont dans la nature de ces individus. 1968 n’a pas été un mouvement exclusivement français. Un peu comme la révolution de 1848 c’est un mouvement qui a embrasé une bonne partie de l’Europe, a sans doute été plus flamboyant à Paris qu’ailleurs, mais non moins marquant en d’autres lieux. C’est en Italie que le mouvement a été le plus durable, si durable qu’on le qualifie de « 68 rampant », s’étalant sur toutes les années 1970. L’operaisme, sous des formes diverses, est parvenu outre Alpes à faire la jonction entre la critique théorique du soviétisme - prenant là-bas la figure du puissant PCI, qui allait par la suite s’avérer un colosse aux pieds d’argile - et le mouvement ouvrier. Des caractères objectifs propres à la société italienne l’expliquent sans doute. L’expansion rapide du fordisme dans les villes industrielles du Nord s’est fondée ici sur l’apport massif d’O.S. (ouvriers spécialisés) immigrés du Sud, c’est à dire de citoyens de plein droit (alors qu’en France et en Allemagne l’immigration était le fait d’étrangers - Arabes, Turcs, Africains). Toujours est-il que cette jonction a produit un feu d’artifice de mouvements de masse puissants et de théorisations brillantes. La proclamation du Manifesto, signée par Rossana Rossanda, Luciana Castellina, Lucio Magri, Valentino Parlato et d’autres en était l’un des moments les plus forts. La manière par laquelle le mouvement s’est progressivement épuisé a été, de ce fait, très différente de celle qui a caractérisé l’évolution française. Par l’effet d’une combinaison de la fatigue du mouvement ouvrier, de la répression manipulée dans la plus grande tradition florentine (prétextant de faux attentats etc…), de la complicité de la direction du PCI, le gauchisme italien devait déraper en partie vers le terrorisme - retrouvant par là la tradition anarchiste vivante dans ce pays, tandis que les classes moyennes osaient à nouveau avouer leurs anciennes sympathies fascistes qu’elles avaient enfouies dans leur subconscient pendant de longues années dans l’après-guerre. L’effet combiné parallèle de l’usure de la démocratie chrétienne et du PCI, la gestion affairiste des socialistes ont à leur tour contribué à la crise politique profonde que traverse l’Italie des années 1990. Dans d’autres pays 1968 n’est pas parvenu à sortir du ghetto. En Allemagne et au Japon il ne devait produire pas grande chose d’autre qu’un dérapage rapide en direction du sectarisme de groupes qualifiés de « terroristes » par les autorités et la société, en partie sur la base de faits fondés, en partie par les manipulations du pouvoir. Il existe des pays où il ne s’est rien passé en 1968 : la Grande Bretagne par exemple. Les années 1970 - c’est à dire post 1968 - étaient en même temps celles de l’épuisement du modèle du Welfare State construit en Occident au lendemain de 1945. On pouvait repérer, dans cette évolution, deux axes majeurs du changement en cours à l’époque, qui préparait le retournement néolibéral des années 1980. Il y avait d’une part l’épuisement du modèle fordiste associé à la dissociation, désormais effective, entre l’espace de la reproduction du capital, mondial, et celui de la gestion politique et sociale des conditions de cette reproduction, qui reste éclaté entre les Etats nationaux. Cette dissociation a érodé l’efficacité des politiques nationales sur lesquelles reposait la construction du Welfare State social- démocrate. Elle constitue, pour l’Europe, le défi majeur du XXIe siècle. Il y avait également, d’autre part, la réduction du déséquilibre entre les Etats Unis et les autres centres du capitalisme mondial (l’Europe et le Japon), réduction si rapide qu’elle a pris l’allure du fameux « déclin américain ». La construction européenne, conçue à l’origine comme un sous- système d’un capitalisme mondialisé ouvert, sans rivages, est- elle de ce fait appelée à devenir un centre concurrent des Etats Unis et du Japon ? J’ai exprimé mes doutes sur ce sujet, en partant de la constatation que face au Sud (et à l’Est d’hier et d’aujourd’hui) le bloc occidental n’avait jamais présenté la moindre fissure, en dépit des espoirs que De Gaulle plaçait dans le rapprochement euro-soviétique (la sortie des armées françaises du commandement de l’O.T.A.N., remise en en question 1986). La stratégie soviétique elle-même, qui visait à faire éclater le bloc atlantique, soit par la politique du sourire (Khroutchev, Gorbatchev), soit par celle du bâton (Brezhnev), a échoué à le faire. La crise s’est déployée à partir de 1970 (je propose la date de la suppression de la convertibilité du dollar : 1971) sur cette toile de fond. Les investissements productifs se sont effondrés et ne s’en sont jamais remis jusqu’ici. La croissance gigantesque des dépenses militaires américaines et la spéculation financière ont rempli le vide créé par cet effondrement, mais la solidarité des centres est demeurée intacte, envers et contre tout (malgré les fluctuations gigantesques du dollar), sans doute parce que l’interpénétration des capitaux à l’échelle de l’ensemble des centres rend aujourd’hui caduques les solutions nationales efficaces jusqu’ici. Pour qu’une solution à cette crise structurelle du capitalisme puisse se frayer la voie, il faudrait que soient recomposées en Occident des forces socialistes nouvelles, qu’elles opèrent, pour ce qui est de l’Europe, à l’échelle du continent, substituant à l’Etat national défaillant un Etat supranational capable de gérer à cette échelle le compromis social nouveau. Cette perspective avait paru pouvoir se dessiner, au cours des années 1970, après la grande secousse idéologique de 1968. En 1968 Willy Brandt est élu chancelier de l’Allemagne fédérale, en 1970 les travaillistes reviennent au pouvoir en Grande Bretagne, en 1975 les fascismes d’Espagne et du Portugal s’effondrent, en 1980 c’est le tour de la Grèce qui se libère de la dictature militaire en place depuis 1967, en 1981 Mitterrand est élu à son tour. Il reste que tous les espoirs qu’on a pu nourrir à l’époque sont simplement partis en fumée, la gauche occidentale ayant raté l’occasion qui lui était offerte de se renouveler. Lorsque, quelques années plus tard, les systèmes de l’Europe orientale et de l’ex-URSS se sont effondrés (1989-1992), rien n’était en place pour qu’une reconstruction globale de l’Europe, fondée sur des compromis sociaux progressistes, soit amorcée à cette occasion. Au contraire les forces de droite dominantes ont vu là l’occasion de se créer en Europe orientale « leur » Amérique latine. L’Allemagne réunifiée, placée en position dominante dans cette perspective nouvelle de polarisation capitaliste, se détachait elle-même - sans le dire - du projet européen qui lui avait servi de piédestal et, du coup, plaçait en porte à faux l’étape nouvelle que ce projet était censé franchir par le traité de Maastricht (1992). Le chaos, produit automatiquement par la prédominance des visions à courte vue des stratégies du capital en l’absence de contrepoids de gauche, frappe désormais le continent européen lui- même, comme on peut le voir en Yougoslavie. Il est aussi l’occasion pour les Etats Unis de reprendre l’offensive, s’érigeant en gendarme du monde capitaliste (comme la guerre du Golfe l’a montré en 1991), démontrant par là même que la gestion mondiale par le marché est une utopie, et que cette gestion exige des interventions militaires puissantes, dont il est à craindre qu’elles s’imposent de plus en plus fréquemment, au fur et à mesure que les effets sociaux désastreux de cette gestion conduisent à des explosions non maîtrisables. Ma réflexion personnelle et mes options politiques ne prennent de sens que replacées dans ce cadre. En 1970 la nouvelle revue l’Homme et la Société organisait à Cabris un colloque où la question du post 1968 était posée d’emblée : Que faire ? Cabris est un lieu merveilleux dans les collines boisées de Grasse. Une belle propriété bourgeoise, garnie d’un parc magnifique, avait été léguée aux Lettres Françaises par la veuve d’un industriel du Nord de la France, fusillé par les Allemands. Le petit château accueillait donc les intellectuels de gauche, qui allaient s’y reposer ou y travailler. Le colloque réunissait principalement des Français, dont Jonas, Jean Pronteau, Henri Lefebvre, des jeunes (comme Gauron qui devait devenir le conseiller de Mauroy), et des Italiens - l’équipe du Manifesto qui sont devenus depuis de grands amis personnels, notamment Rossana Rossanda - l’intelligence et la douceur combinées à la perfection - et la fulgurante Castellina. Il faisait si beau qu’on avait eu l’idée - merveilleuse - de se réunir sous un grand arbre (à palabres aurait-on dit en Afrique) plutôt que dans une salle chauffée par le soleil du midi. Le colloque de Cabris inaugurait pour moi une période de collaboration étroite avec l’Homme et la Société, gérée par Jonas et dirigée par Jean Pronteau, et leurs éditions Anthropos. Ma préoccupation majeure dans cette entreprise était celle du devenir de l’URSS. A partir du XXe Congrès du P.C.U.S (1956), le système hérité de l’époque stalinienne tentait de se réformer. Il n’y parviendra jamais. J’ai développé sur ce plan le point de vue que son échec tient à ce que la critique du système a été faite - de Khroutchev à Gorbatchev - par la droite, conformément aux aspirations bourgeoises de la classe dominante et que, de ce fait, l’effondrement final est davantage de la nature d’une accélération de l’évolution dans la direction de laquelle le système était engagé qu’une « contre-révolution ». L’échec de ces tentatives, la première amorcée au tournant des années 1960-1970, après l’intervention en Tchécoslovaquie (1968) était déjà consommé lorsque Gorbatchev entreprend, à partir de 1985, la perestroika qui a conduit à l’effondrement. D’un autre côté l’URSS était sortie de son isolement à partir de 1955, en comprenant que son alliance stratégique avec les mouvements de libération et les pays du tiers monde en conflit avec l’impérialisme lui conférait un atout important. Cette alliance a été positive, quel que soit le jugement qu’on ait eu sur la nature du système soviétique. Car elle a contraint les impérialistes à atténuer la violence de leurs interventions. La guerre du Golfe et les méthodes terroristes de destruction employées immédiatement après que l’URSS ait disparu de la scène illustrent la violence naturelle avec laquelle l’impérialisme agit, quand il n’est pas contraint de se modérer. Cependant l’intervention soviétique dans le tiers monde comportait aussi des aspects négatifs graves. Non pas que l’URSS ait cherché à un quelconque moment à « étendre le socialisme » et vassaliser ses alliés géographiquement lointains. Mais l’URSS a toujours tenté de légitimer ses interventions par un discours idéologique cohérent avec son propre discours intérieur, dit du « socialisme ». L’alliance avec des bourgeoisies nationales n’a pas été présentée comme telle, mais comme un soutien à des « forces progressistes », susceptibles «d’évoluer vers le socialisme » etc. Les théories fumeuses de la « voie non capitaliste » ont été inventées à cet effet. Repris par la gauche radicale de la libération nationale et même par les courants marxistes dominants, ces discours ont accentué la confusion et mal préparé les classes populaires à réagir convenablement à l’érosion puis l’effondrement du projet de Bandung. Il était important, dans ces conditions, d’analyser sérieusement et aussi scientifiquement que possible la nature et les objectifs de la politique internationale de l’URSS. S’agissait-il d’une stratégie fondamentale toujours défensive, dont alors les initiatives d’apparence offensive poursuivaient seulement l’objectif d’exercer une pression sur les puissances occidentales ? J’ai soutenu principalement ce point de vue, suggérant que l’objectif stratégique de l’URSS était de casser le bloc atlantique, non pour « finlandiser » l’Europe, mais pour donner davantage de champ au déploiement de la contradiction Etats Unis/Europe, voire même créer les conditions de son rapprochement avec l’Europe, dans une perspective capitaliste commune (néocapitaliste pour l’URSS). Mais je n’ai pas non plus exclu des dérapages possibles en direction du « social- impérialisme », comme en Afghanistan. Cette préoccupation rejoignait celle de beaucoup d’autres, bien entendu, notamment des communistes yougoslaves qui prenaient le relais d’un Cabris élargi à une taille gigantesque dans les années 1980. Ils invitaient alors, tous les ans, à Cavtat, près de Dubrovnik, des marxistes de toutes les nations (de l’Est et de l’Ouest comme du Sud) et de toutes les tendances possibles et imaginables (soviétiques et chinois, trotskystes et socialistes un tant soit peu de gauche) à discuter les questions relatives à l’avenir du marxisme et du socialisme. Nous nous y rendions, généralement tous les deux Isabelle et moi (parfois moi seul), aussi souvent que possible. Nous y rencontrions de vieux amis - Henri Lefevre, Magdoff et Sweezy, Anouar Abdel Malek, Luciana parfois accompagnée par sa charmante mère - et nous nous y faisions de nouveaux, comme le yougoslave Milos Nikolic et la libanaise Fahima Charaffeddine. Milos, à qui Isabelle trouvait un air de pope, agitait une cloche pour rappeler en séance les retardataires des pauses cafés. Milos est aujourd’hui à Belgrade un leader de l’opposition serbe de gauche, anti chauvine. Fahima est devenue une grande amie, organisatrice dans le cadre du Forum du Tiers Monde de l’un de ses groupes les plus actifs où je retrouve régulièrement Sana Abu Chakra, Adib Noema et d’autres. Cavtat est un endroit plus que beau, logé sur un cap découpé dont nous parcourions la côte à pied, retrouvant d’un voyage à l’autre les mêmes petits cafés, et leurs chats familiers. Il nous arrivait que l’avion du retour ne parte pas pour une raison ou une autre, en particulier parce qu’en fin septembre - début octobre (les colloques de Cavtat se tenaient toujours à ces dates) le brouillard était fréquent sur la vallée du Danube à Belgrade point de départ des vols. Il nous fallait alors aller en auto de Dubrovnik à Belgrade, à travers la Bosnie devenue familière - le pont de Mostar, les mosquées turques, les dédales du bazar de Sarajevo. Isabelle et moi avons fait un de ces voyages avec l’épouse d’un Président, macédonien. Comme on le sait la Présidence était en Yougoslavie rotative entre les cinq républiques. A Belgrade dont les hôtels étaient complets pour je ne sais quelle raison nous avons quand même été logés dans le meilleur endroit - l’hôtel Métropole, joyau des années 1930 - grâce à l’intervention du Ts.K. (Tsentral Komitet - Comité Central, du Parti bien entendu), alors encore centre de tous les pouvoirs, grands et petits. Au colloque de Cavtat les débats tournaient en rond, quel que fut le sujet. Les thèmes étaient toujours importants et les exposés forts. Mais il y avait d’évidence deux blocs; tous étaient critiques du « socialisme réellement existant », mais les uns proposaient de le dépasser par la droite, les autres par la gauche. La fracture partageait tous les groupes nationaux ou presque, les Yougoslaves, les gens de l’Est, ceux de l’Ouest et ceux du Sud. Et entre les deux groupes, dialogues de sourds. Dans le monde réel la droite était partout aux postes de commande. Les stratégies qu’elle a mis en oeuvre ont donné les résultats qu’on connait : catastrophiques. Ses arguments contre le « gauchisme » devraient, aujourd’hui, paraître peu convaincants ! Cavtat était l’occasion de voir la Yougoslavie politique de plus près. C’était inquiétant. Le cynisme - dont l’abus d’alcool permettait l’explosion de l’aveu - progressait visiblement. Nous gardons, Isabelle et moi, le souvenir précis de soirées édifiantes à ce sujet. Les Chinois ne se manifestaient pas beaucoup à Cavtat : une délégation qui écoutait plus qu’elle ne parlait. C’est probablement que, dans les années 1980, la Chine s’étant engagée dans la voie que l’on sait, maoïstes ou ex maoïstes et anti maoïstes ne coexistaient que mal dans leur peau les uns et les autres. Dans les années 1980 et 1990 nous compensions par des voyages fréquents en Chine qui nous ont permis d’en savoir plus long; et je reviendrai sur ces questions. Retour à Paris nous plongions dans un autre bain. Au cours des années 1970 la question centrale était celle de la reconstruction d’une gauche crédible capable de mettre un terme au gouvernement de la droite en place depuis 1947 ! L’alternative d’une victoire électorale du PC, qui avait monopolisé les discours traditionnels de la gauche, étant définitivement éliminée, le PC lui-même en déclin, il s’agissait de « reconstruire » à la fois un parti socialiste crédible - la SFIO était autant sclérosée par son glissement historique à droite que le PC l’était à sa manière par son attachement dogmatique de plus en plus creux - et une union de la gauche. Certains travaillaient pour que celle-ci soit ouverte à l’héritage de 1968, c’est à dire aux « nouvelles gauches », et espéraient que cette ouverture offrirait des possibilités d’évolution favorable à plus long terme. Je partageais certainement leur opinion et je n’en vois toujours pas d’autre qui fut possible et défendable. Cette position me rapprochait de Pronteau, qui a été l’un parmi heureusement les nombreux artisans de ce renouveau. Nous nous sommes alors liés d’une amitié solide, nous nous voyions beaucoup jusqu’à ce que sa mort mette un terme triste à nos longues discussions. Je me souviens d’un évènement qui, durant cette période, m’a beaucoup instruit sur la personnalité politique de Mitterrand. Cela se passait pendant la campagne électorale de 1974, lorsque Mitterrand était le candidat de la gauche contre Giscard d’Estaing. Dans le grand amphi de la Cité Universitaire l’arc en ciel de toute la gauche post 1968 était représenté, dans la salle et au podium où siégeaient une vingtaine d’orateurs. Le clou de la soirée était Mitterrand, que le hasard a fait asseoir à côté de moi. Chaque orateur prenait la parole, se faisait applaudir par les siens et huer par les autres. Mitterrand écoutait attentivement en notant des mots, puis il prit la parole - en dernier comme il se doit. Il parvint au tour de force de se faire applaudir, tantôt par les uns, tantôt par les autres, sans jamais se faire huer. Moyen du succès : il avait choisi de dire successivement ce qui plairait aux uns puis aux autres, et de ne rien dire qui déplairait à quiconque. Beau discours qui, s’il avait été écrit, eut révélé toute son incohérence. Mais je retenais qu’il était le produit d’un authentique grand homme politique, habile comme pas un. Mitterrand avait fait l’union de la gauche, par le verbe évidemment et par le seul verbe. On pouvait le lui reprocher - un théoricien l’aurait certainement fait - mais cette union - pour fragile qu’elle ait été - devrait être jugée positive, à mon avis. Au terme de ce parcours historique, le néolibéralisme triomphant des années 1980, ouvertement avec Thatcher et Reagan, sournoisement avec le ralliement de Mitterrand à partir de 1983, est-il la preuve que 1968 s’est conclu par une défaite historique ? Je ne crois pas que ce jugement unilatéral soit correct. Vu sous un autre angle 1968, comme tous les grands moments de l’histoire, a mis la société sur des rails irréversibles. Rien de peut plus être après comme il l’était auparavant. Bien sûr la marche de l’histoire comme on dit avance parfois à reculons. Et toutes les grandes révolutions ont été d’une certaine manière battues puisque après avoir été très loin dans les moments de leur paroxysme, elles ont cédé et ont été suivies de contre révolutions. Mais elles ont également été victorieuses, en ce sens qu’elles ont produit l’irréversible sur lequel les contre révolutions - passagères - n’ont pu revenir. Je n’ai jamais cru un moment que 1968 aurait pu accomplir les tâches qu’on est en droit d’attendre de ce que j’appelle une « grande révolution » - le bouleversement radical du mode de production et des rapports sociaux qui lui sont associés. Pas même lorsque Paris se couvrait de drapeaux rouges et qu’un jeune ouvrier en grève, qui n’avait pas été politisé jusque-là et que je prenais en auto-stop, me déclarait tout de go : il faut se débarrasser définitivement des patrons, sinon on ne pourra pas inventer du travail intéressant comme on le veut, on restera les esclaves d’un travail stupide. Boulot, Métro, Dodo n’était donc pas un slogan inventé par des intellectuels réfugiés dans un rêve romantique. Il était ressenti au plus profond de leur être par une grande proportion des travailleurs des usines et des services. En dépit de tout cela, je n’ai jamais cru, ni en mai- juin, ni plus tard, que la révolution socialiste comme on dit était à l’ordre du jour et qu’elle a été trahie, par le PC, la CGT ou même par les « gauchistes ». On était loin, très loin, de cette possibilité. La raison m’en paraît finalement assez simple à comprendre. L’héritage de la IIIe Internationale était peut être moribond, mais il n’était pas mort, et continuait à peser lourd sur la société. L’URSS continuait à exercer un effet ambigu et simultané d’attraction et de répulsion. Elle avait proposé l’alternative- le socialisme. Malgré toutes les restrictions que sa qualification de « réellement existant » impliquait et la conscience, largement répandue, que l’autocratie du pouvoir et le dogmatisme de la rhétorique étaient bien réels, elle était ce que 1917 avait finalement produit. La critique maoïste elle même n’était que partielle, doublement limitée par l’appartenance du maoïsme à la tradition inaugurée par le bolchevisme et par l’héritage de l’histoire de la Chine et les défis auxquels ce pays était réellement confronté. Il ne s’était pas constitué, ni en Occident développé, ni dans le tiers monde, une vision alternative suffisamment cohérente pour être efficace. De là le glissement, facile à comprendre, en direction du verbe incantatoire (« tout, tout de suite »), du choix des symboles (prendre le théâtre de l’Odéon et pas la préfecture de Police !). Impuissance réelle plutôt que trahison. Mais si 1968 ne fut pas, ne pouvait être « le grand soir », il n’en demeure pas moins qu’il fut un grand moment de l’histoire et, à sa manière, une révolution. Je ne veux pas galvauder le terme et le servir à toutes les sauces, comme c’est souvent le cas quand on parle de « révolution technologique », « révolution dans les mœurs », « révolution démographique », « révolution dans les idées » etc…. Trop de simples modes passagères se drapent du terme de « révolution ». Mais derrière les abus se profile un problème réel. « La » révolution sociale est toujours multiforme et rien n’implique que ses moments divers - commandant le bouleversement qualitatif des modes de production et de travail, celui de l’organisation de la vie politique, celui des mœurs et de la culture - doivent être simultanés, concomitants et aillent jusqu’à leur terme dans un temps historique bref. Il faut renoncer à cette vision simple, voire simpliste, du changement dans l’histoire. J’ai proposé ici de mettre l’accent sur le concept de « sous-détermination », qui laisse ouverte l’évolution dans des directions différentes et peu connaissables à l’avance que les grands moments amorcent. Ce n’est pas là une interprétation qui, à mon avis, serait incompatible avec le matérialisme historique que Marx n’a guère fait qu’initier, même si le marxisme historique s’en était éloigné, l’avait écarté du champ de sa réflexion et des actions qu’il a inspirées. 1968 est une révolution culturelle, et je n’utilise pas ici la même qualification que celle du maoïsme en Chine par pur hasard. 1968 a amorcé des transformations dans tous les domaines concernant les conceptions de la vie sociale, ou en a accéléré le mouvement puisqu’il y avait eu, comme toujours, des embryons antérieurs et des avancées inégales mais réelles depuis fort longtemps. Néanmoins les transformations qu’il a impulsées sont et resteront ambiguës, parce que la dimension culturelle n’est que l’une des facettes de la réalité sociale parmi d’autres. « Récupérables » est le terme utilisé ici, à juste titre mais aussi trop paresseusement, la question étant : comment rendre les avancées « non récupérables ». En dire davantage est difficile - pour moi en tout cas. 1968 a inauguré une floraison de réflexions sociales et philosophiques dont le potentiel n’est pas épuisé. La découverte de la critique que « l’école de Francfort » avait amorcée dans les années 1930 et poursuivie aux Etats Unis pendant et après la guerre, en fut le point de départ. Jérôme Lindon, éditeur et ami, avait publié l’Homme Unidimensionnel de Marcuse, sorti par hasard en avril 1968. Avec l’humour qui le caractérise il me disait : j’en aurais vendu mille exemplaires aux membres d’une secte de philosophes spécialisés; le public même cultivé ignorait jusqu’à l’existence de cette école qu’ils auraient pris peut être pour une école de chorégraphie. Mai est survenu. J’en ai vendu 30.000 exemplaires en huit jours. Figuration obligatoire de l’ouvrage sur tous les rayons des bibliothèques bourgeoises, même celles de gens qui ne le liront pas ! Retour à Marx, proclamait le Manifesto italien. Mais quel Marx ? Les débats restent ouverts depuis; et il faut s’en féliciter. Un débat qui ne peut plus être enfermé dans la diatribe Staline-Trotsky, ou dans le cadre insuffisant de la confrontation soviétisme- maoïsme. 1968 a également donné un souffle nouveau à la pensée antiautoritaire sous toutes ses formes, positives ou moins positives. En avançant dans certaines directions cet anti autoritarisme devait progressivement se retrouver sur le terrain de l’individualisme hédonistique, l’un des fondements de l’idéologie et de la culture bourgeoises, et, par un effet de dérive facile à comprendre, au nihilisme post moderniste. Que cette évolution soit en effet une belle « récupération », j’en suis persuadé, ayant écrit que ce post modernisme accompagne parfaitement et soutient efficacement la gestion néo-libérale du monde réel. Non moins important est l’impact de 1968 sur le mouvement social, avec des effets allant de l’anodin et de l’insignifiant aux bouleversements les plus prometteurs. Au chapitre de l’anodin, la génération des « baba cools » comme on les appelle, les « soixantehuitards » choisissant de mener leur vie comme ils en ressentent l’envie, loin du stress des obligations organisées. Au chapitre du très sérieux et du fondamental le bouleversement des rapports hommes/femmes dans le sens de l’égalité. Certes le féminisme n’a pas attendu 1968 pour exister (il est aussi ancien que les femmes, c’est à dire que l’humanité), ni 1968 pour marquer des points, quand les circonstances l’ont permis. Mais 1968 a donné un coup d’envoi aux mouvements qui, à travers le monde - bien qu’avec des reculs qui gomment les avancées ici et là - ont fait conquérir au féminisme ses lettres de créance, au-delà de la respectabilité des revendications leur légitimité, leur nécessité. Or il s’agit là d’une dimension essentielle de l’avenir socialiste du monde, sans laquelle ce projet est impensable. On n’en était pas convaincu il n’y a pas si longtemps dans les courants dominants des socialismes historiques. L’articulation de cette transformation et de la « libération sexuelle », c’est à dire de la révolution des rapports familiaux et personnels, est une affaire complexe, beaucoup plus que les pionniers dans ce domaine - comme Reich, lui aussi popularisé par 1968 - ont pu l’avancer en leur temps. Au chapitre de l’action politique 1968 a inauguré ce qu’on a appelé par la suite le « tiers- mondisme ». Déçus par le prolétariat européen, moins spontanément révolutionnaire que prévu, beaucoup des jeunes de 1968 ont reporté leurs attentes messianiques sur les paysans des Andes, de l’Inde ou d’Afrique. Il s’agissait d’un transfert certainement généreux dans sa motivation, mais néanmoins naïf. Les militants du tiers monde quant à eux n’ont jamais été tiers-mondistes. Beaucoup pouvaient certes être nationalistes et guère plus, mais d’autres étaient critiques à l’égard du projet national bourgeois, fut-il de l’espèce populiste produite par une lutte de libération puissante et populaire. Le tiers-mondisme est un mouvement strictement occidental dont les militants n’ont généralement pas été terriblement critiques à l’égard de l’aile gauche de la libération nationale, c’est à dire précisément du populisme dans lequel ils avaient investi leurs espoirs. Cette tendance au populisme allait d’ailleurs faire glisser par la suite beaucoup d’entre eux en direction d’une défense des droits communautaires - ethniques, religieux et autres - sans grandes nuances. Alignés sur cette dimension du post modernisme, le tiers-mondisme finissait sa carrière au service de l’humanitaire et des O.N.G. (Organisations Non Gouvernementales) facilement manipulés par les stratégies de l’impérialisme et du néolibéralisme. Cela étant le tiers- mondisme occidental a sans doute comporté également une dimension positive, en ouvrant des perspectives qui pouvaient renforcer l’internationalisme et la prise de conscience que ce qui se passe dans les pays de la périphérie - qui réunissent les trois quarts de la population du globe - est important pour l’avenir de l’humanité toute entière, qu’il s’agisse des effets de l’expansion capitaliste dans les pays concernés ou des luttes sociales contre les dévastations occasionnées par celle-ci. Ce faisant le tiers-mondisme a contribué à corriger la déformation dominante que produit l’impérialisme, l’idée que seul ce qui se passe dans les sociétés capitalistes avancées compte pour le façonnement de l’avenir. 3739630@100617035.com - 7-100617035-23495496 - Toute reproduction interdite CHAPITRE VIII DIRECTEUR DE L’I.D.E.P. (1970-1980) La mission d’évaluation des Nations Unies dont j’ai parlé plus avant était parvenue à la conclusion que le rôle que l’I.D.E.P. devrait remplir en Afrique était principalement celui d’analyser les expériences et les stratégies du développement et de la planification, et de greffer son enseignement sur cette connaissance spécifique. C’était exactement la position que j’avais défendue dans la commission chargée de la création de l’institution, et que j’avais rappelée dans ma lettre de démission. Retrouvant cette lettre dans leur dossier de « briefing » il était normal que la mission pense à moi pour prendre la relève. Philippe de Seynes, que je ne connaissais pas encore, le fit. J’hésitais, en me demandant si véritablement je pourrais mettre en oeuvre le changement souhaité, compte tenu de toutes les faiblesses du système des Nations Unies dont je commençais à avoir eu l’expérience. Mais j’étais en position de force pour négocier. Alors pourquoi ne pas tenter ? Je rencontrais donc - pour interview comme on dit - Philippe de Seynes à New York. Cette fois, invité officiel de l’O.N.U., l’administration des Etats Unis se sentait obligée de me donner un visa sans faire de difficultés, comme elle l’avait fait en 1969 (un épisode amusant que je raconterai plus loin). Je faisais la connaissance d’un homme charmant qui avait toutes les qualités par lesquelles je l’ai décrit. La discussion pouvait être d’emblée franche et cordiale en même temps. Nous sommes d’ailleurs devenus des amis à dater de ce jour. Je lui rappelais que j’avais des opinions auxquelles je ne renoncerai pas, que je continuerai à les exprimer dans les écrits à venir, et que probablement cela ne plairait pas à tout le monde. Qu’importe, me dit-il, quelqu’un qui n’a pas d’opinions ne peut remplir les fonctions qu’on attend de lui dans un poste comme celui-là. Regardez la CEPAL (la Commission Economique pour l’Amérique Latine). Raul Prebisch n’hésite pas à s’entourer d’intellectuels qui sont tous dans l’opposition vis à vis de leurs gouvernements, souvent même réfugiés politiques, comme les Brésiliens, Celso Furtado et Fernando Henrique Cardoso. Le succès de la CEPAL leur est dû, est à rapporter à la liberté académique qui y règne. Je convenais donc d’accepter le poste, en principe. Je précisais néanmoins que la « rigolade » (c’est le terme que j’ai employé) ne durerait peut être que trois mois. Je devrais en effet réunir le Conseil d’Administration de l’I.D.E.P., présidé par le Secrétaire Exécutif de la C.E.A., leur soumettre mes propositions. Je ne pensais pas qu’ils les accepteraient et je n’avais aucune intention de les manipuler pour leur arracher un ralliement ambigu. Mais, ai-je dit, je ne ferai pas de chantage et ne leur laisserais pas entendre qu’en cas d’échec de la réunion je démissionnerais. On verra. Acceptez-vous, Monsieur de Seynes, de recevoir sans surprise ma lettre de démission dans trois mois. J’accepte le risque, mais vous verrez que j’ai raison, il est négligeable. Ils finiront par avoir ma peau, répliquais-je. Cela prendra beaucoup de temps, beaucoup plus que vous ne le pensez, concluait de Seynes. L’histoire lui a donné raison : cela a pris dix ans. Il fallait également, pour les Nations Unies, que le Sénégal accepte ma nomination. Le Président Senghor en fut donc informé. Je ne sais pas si Senghor - qui est réputé pour sa mémoire des gens se souvenait de ma personne. Probablement pas; je n’étais qu’un étudiant parmi d’autres qu’il avait reçu à Paris. Ce que je disais dans mon enseignement à l’université de Dakar avait pu lui être rapporté, mais par qui ? Et dans quels termes ? Toujours est-il que Senghor avait clairement exprimé son soutien. J’étais à ce moment - cela devait être vers mai-juin 1970 - à Paris, pour les examens à faire passer à Vincennes. Senghor convoqua donc Isabelle, qui terminait son année scolaire à Dakar, par l’intermédiaire de notre ami Doudou Guèye. Senghor s’est contenté de dire à Isabelle qu’il l’avait convoquée pour qu’elle me convainque d’accepter - les femmes ont toujours une influence décisive sur les décisions de leurs maris, lui dit-il, et Samir Amin remplit toutes les conditions nécessaires pour ce poste. J’ai pu vérifier par la suite que Senghor savait exactement qui j’étais. C’est un homme cultivé qui lisait, et les idées argumentées - même quand elles n’étaient pas les siennes - ne l’effrayaient pas. En août 1970 je rentrais donc à Dakar et me présentais à l’administration de l’Institut, déjà informée bien entendu. Le rayonnement de l’I.D.E.P. en Afrique A peine installé je téléphonais à Gardiner pour lui faire part de mon souhait de le rencontrer et le mettre au courant de mes intentions. Je les connais, me répondit-il, vous les avez déjà exprimées. Vous en connaissez les principes, mais les modalités doivent être précisées à leur tour, et j’apprécierais votre opinion à ce sujet, comme il nous faut entendre le Conseil d’Administration. Echanges de paroles courtoises, mais insuffisantes pour me faire comprendre si l’accord que Gardiner avait donné à New York pour ma nomination était sincère. A Dakar je faisais le tour de l’Institut, rencontrais le personnel. Kwame Amoa avait été recruté après mon départ et songeait s’en aller. Je me rendais compte immédiatement qu’il avait de grandes qualités. Derrière une apparence flegmatique à la britannique, ce jeune Ghanéen était intelligent, fin, réfléchi, progressiste dans ses réactions immédiates. Je pensais donc immédiatement introduire une première innovation dans l’organisation de l’Institut, créer un poste de directeur adjoint dont il serait le bénéficiaire. Moi égyptien et classé francophone, lui ouest africain anglophone, cela serait une bonne chose pour l’équilibre et la représentativité de l’IDEP. Par ailleurs cela assurerait une permanence, puisque l’un et l’autre nous serions appelés à nous déplacer fréquemment. Enfin je reconnaissais en lui des capacités d’organisation qui sont toujours appréciables. En fait, il avait plus que ces capacités, il avait le tempérament d’un diplomate de qualité, qui savait à la perfection comment rédiger des propositions, négocier, reconnaître l’essentiel et faire les concessions utiles. Nous sommes devenus des amis très proches et j’ai dit de lui qu’il aurait pu être le Ministre des Affaires étrangères d’une grande puissance. Aucun des directeurs avant moi n’avait imaginé être secondé par un adjoint. En bons autocrates ils ne voyaient automatiquement dans leurs collègues que des adversaires à l’affût pour prendre leur place ! Je ne connaissais pas les membres du conseil d’administration élus par une « Conférence des Planificateurs Africains » qui se réunissait tous les deux ans au siège de la C.E.A. à Addis Abeba. Bien que cette conférence fût censée être suivie par les ministres responsables, elle n’était en fait qu’une réunion d’administrateurs du développement. Il y avait parmi ceux-ci de tout, certains étaient des fonctionnaires de qualité, d’autres insignifiants. Ce n’était pas forcément les meilleurs qui étaient choisis pour le Conseil de l’I.D.E.P. et la règle de la représentation de chacune des quatre régions du continent (Afrique du Nord, de l’Ouest, du Centre, de l’Est et Australe) comme celle de l’équilibre linguistique compliquaient les choses. La constitution du conseil pouvait donc faire l’objet de manipulations. Gardiner y répugnait, par tempérament probablement. Mais plus tard Adedeji ne devait pas manquer d’y recourir. Je laissais tout cela se faire et défaire sans aucune préoccupation, ayant opté pour le principe de ne pas chercher à me « faire des amis » dans le Conseil. Les Conseils que j’ai connus étaient d’une composition hétéroclite, à l’image de ce que sont les administrations en Afrique, et ailleurs. Il y avait parmi leurs membres des administrateurs ouverts et compétents, avec qui on pouvait argumenter. Mais il y avait aussi les éternels « chasseurs de per diem » qui se font élire pour avoir l’occasion de voyager, donc corruptibles. Il y avait même eu un Libyen qui ne venait à Dakar que pour y boire en trois jours ce dont il avait été privé pendant un an à Tripoli. Ivre de l’arrivée au départ. Mes propositions furent soutenues par Gardiner sans aucune réserve, mais peut être aussi sans enthousiasme. Le Conseil les approuva sans problème. J’introduisais, avec l’accord du Conseil, l’idée d’un « Conseil académique consultatif ». J’estimais plus qu’utile - nécessaire - de ne pas « travailler seul » et d’avoir l’opinion de gens avisés. C’est dans mon tempérament. Or le Conseil d’administration ne pouvait remplir cette fonction. J’ai donc soumis à Gardiner une liste de noms qu’il approuva, en me disant néanmoins : ce sont de trop grandes personnalités, ils ne viendront jamais. Ils sont tous venus. Il y avait parmi eux Dudley Seers, qui initiait la nouvelle université modernisée de Brighton en Grande Bretagne, Celso Furtado qui nous apportait le savoir accumulé en Amérique latine et à la CEPAL, le Nigérian Onitiri, l’un des plus anciens universitaires d’Afrique, Ismaïl Abdallah, Charles Prou, directeur du C.E.P.E. Je précise -est-ce nécessaire ? - que ces deux derniers, bien qu’amis, n’ont pas le tempérament d’être des « complices ». Leurs avis, critiques, suggestions étaient aussi libres que ceux des autres. L’option fondamentale était de faire de l’I.D.E.P. un centre de réflexion africain de première grandeur. D’arracher aux institutions étrangères de « l’assistance technique » et de la « coopération », qu’elles fussent européennes, américaines ou onusiennes, le monopole de penser pour l’Afrique. Donc de mettre l’accent sur la recherche et de tailler des enseignements sur mesure qui pourraient véhiculer les débats et démultiplier leurs effets. Les formules en furent diverses. Nous maintenions des enseignements relativement longs (un et deux ans) de manière à pouvoir en approfondir les effets et à associer les meilleurs étudiants à des recherches où ils feraient leur apprentissage, de manière également à permettre d’acquérir l’outillage et la maîtrise des techniques. L’une des innovations majeures fut celle d’un programme de séminaires de 4 à 6 semaines organisés hors de Dakar. J’y voyais beaucoup d’avantages : toucher un multiple du nombre de nos étudiants puisque chaque séminaire pouvait réunir 50 à 100 participants, à faible coût (les séminaires étaient monolingues et la majorité des participants déjà sur place dans le pays où l’on opérait), établir des rapports étroits avec les universités locales invitées à partager les responsabilités du séminaire, et avec les administrations et les services chargés du développement. L’I.D.E.P. remplissait fréquemment ici le rôle d’un catalyseur et amortisseur de chocs entre universitaires et administrateurs qui se méprisaient mutuellement, entre différentes forces politiques et courants de pensée qui ne se fréquentaient guère en dehors de nos invitations. Plus d’une trentaine de ces cours/séminaires ont été organisés au cours des années 1970, dans vingt cinq capitales africaines différentes, donnant par là même un rayonnement continental à l’Institut. Chacune de ces opérations était un véritable événement dans le pays concerné, longtemps commenté et presque toujours vivant dans la mémoire de ceux qui y avaient participé. Je garde, en ce qui me concerne, un souvenir suffisamment précis d’une dizaine de ces séminaires (tenus à Alger, Bamako, Cotonou, Ibadan, Douala, Brazzaville, Kinshasa, Mogadiscio, Dar es Salam et Tananarive) pour en parler plus en détail plus loin. Pour mener à bien ces tâches il fallait bien entendu recruter un personnel du niveau requis et en nombre minimal suffisant. Nous y sommes parvenus, plus ou moins, attirant à l’I.D.E.P. des intellectuels dont certains sont suffisamment connus par leurs publications pour qu’il soit inutile de les présenter ici. L’équipe s’étoffait progressivement et comprenait à un moment ou un autre, Norman Girvan (Jamaïque), Oscar Braun (Argentine), Hector Silva Michelena (Venezuela), Fawzy Mansour, Naguib Hedayat et Hassan Khalil (Egypte), Samba Sow (Sénégal), Jacques Bugnicourt et Duhamel (France), Bernard Founou (Cameroun), Cadman Atta Mills (Ghana), Jagdish Saigal (Inde) et Marc Franco (belge, qui a fait une belle carrière par la suite à la CEE), Anthony Obeng (Ghana), Joseph Van den Reysen (Congo). Rentré en Egypte Hassan Khalil, qui ressemble à Nasser comme deux gouttes d’eau (type égyptien grand, brun, nez fort, rire tonitruant), marié à une très belle anglaise blonde, s’est tourné vers la littérature et a écrit des Mémoires intéressantes. Nous parvenions également à la renforcer par de nombreux « missionnaires », soit financés par la coopération française (parmi lesquels Pierre Philippe Rey, Catherine Coquery Vidrovitch, André Farhi, Francine Kane), soit invités d’Afrique identifiés au cours de nos séminaires. Certains de ceux là ont été attachés à des programmes de recherches spécifiques, lorsque nous en trouvions le financement, comme les deux guinéens Baldé et Kouyaté, le malien Lamine Gakou, le soudanais Hamid Gariballah, les deux sénégalais Abdousalam Kane et Alioune Sall (rattachés au programme spécial de l’ENDA - dont je parlerai plus loin), le kenyan Abdalla Bujra et le Malawi Thandika Mkandawire. Une jeune américaine Barbara Stuckey, venue avec une bourse de l’université de Los Angeles, critique sévère de l’enseignement et de la société de son pays (j’en reparlerai à l’occasion du commentaire de ma visite en Californie), s’est avérée capable de nous donner un coup de main. Amoa et moi même, en dépit de nos charges, n’avions pas renoncé à participer à l’enseignement, fut-ce à moindre dose; je n’aurais pour ma part jamais accepté l’idée qu’on peut « diriger » un institut sans partager avec les collègues la connaissance directe de ses problèmes, c’est à dire sans le contact vivant avec ses étudiants et sans la participation active aux équipes de recherche. Cette équipe était évidemment apte à conduire des programmes de recherches faisant du sens. Comme je l’avais appris au S.E.E.F. les meilleurs programmes sont ceux que les responsables définissent eux mêmes et mettent en oeuvre librement. Le collectif servait donc de chambre de discussion des propositions, engagements volontaires des participants et débats organisés aux différentes étapes du travail. Et si peut être quelques individus pouvaient trouver dans ce système le moyen de se dérober, dans l’ensemble la méthode a probablement produit des résultats meilleurs que ceux que donne la répartition autoritaire des tâches. En témoigne le nombre des papiers produits - plus de 400 -, certains de la taille d’ouvrages, et le démarrage de la publication de ces résultats, négocié avec l’éditeur Anthropos pour le français et l’université de Dar es Salam pour l’anglais. Le rayonnement que l’I.D.E.P. avait conquis occasionnait à son tour l’appel à l’Institut pour des missions de consultations. Non seulement de gouvernements, mais également des institutions régionales africaines et des organisations collectives du tiers monde (le groupe des 77, les non alignés). Nous ne pouvions malheureusement répondre qu’à une petite fraction de ces requêtes, même en ne retenant que les plus sérieuses. Ni les moyens de financement, ni les moyens humains ne permettaient d’en faire davantage sans déséquilibrer l’ensemble des activités de l’I.D.E.P., que nous voulions aussi intégrées que possible. Néanmoins certaines de ces missions avaient trop d’importance politique pour que nous les refusions, puisqu’elles nous permettaient d’espérer avoir un peu d’impact effectif sur les forces politiques ayant exprimé des choix de principe progressistes. Je reviendrai sur ces questions. L’un des objectifs qui m’étaient toujours paru prioritaire était de briser l’isolement dans lequel la colonisation avait enfermé l’Afrique. Nous avons donc organisé dans cet esprit les deux premières grandes rencontres entre intellectuels d’Afrique et d’Amérique latine (à Dakar en 1972) puis d’Afrique et d’Asie (à Tananarive en 1974). C’était pour beaucoup la première fois que l’occasion leur était donnée de débattre entre eux des grands problèmes du tiers monde. Jusque-là tout au plus quelques-uns d’entre eux s’étaient entrevus par hasard dans des réunions internationales dont l’ordre du jour ne portait pas toujours sur les questions qui étaient au centre de leurs préoccupations. Pour beaucoup de latino-américains et d’asiatiques il s’agissait de leur première visite en Afrique. J’épargnerai les noms, qui sont pour la plupart bien connus. L’école « dépendantiste » latino-américaine était représentée par ses plus grandes figures - Fernando Henrique Cardoso, Ruy Mario Marini, Teotonio dos Santos, Pablo Gonzalez Casanova, André Gunder Frank, Anibal Quijano, Gérard Pierre Charles etc. Cardoso n’avait jamais encore mis les pieds sur le continent qui n’est pourtant pas sans importance pour le pays dont il est devenu le président, le Brésil. Personne ne l’y avait invité. Il était arrivé à Dakar, accompagné par sa femme, venant du Maroc. Il y avait attrapé une indigestion carabinée de dattes, un fruit dont il ne connaissait pas la puissance de la valeur nutritive. Je crois qu’il n’oubliera jamais cette indigestion. On l’a soigné. Après le colloque nous l’avons promené avec son épouse à Saint Louis y voir les vestiges de la vieille colonisation et au Djouch admirer les oiseaux. A Tananarive les Asiatiques du Sud-Est, singulièrement les Indonésiens et les Malais, étaient surpris de se retrouver à moitié chez eux, tandis que les Africains entendaient pour la première fois une panoplie des meilleurs noms de la science sociale de ce pays continent qu’est l’Inde. L’expansion des activités de l’I.D.E.P. exigeait la mobilisation de moyens financiers supplémentaires, au- delà du budget réglementaire, financé par les Etats africains et le PNUD. Nous parvenions à collecter plus de 50 % des sommes pour lesquelles les Etats africains s’étaient engagés en principe, soit plus de 600.000 dollars par an. Cela représentait une proportion de respect des engagements financiers meilleure que celle des fonds collectés par l’O.N.U. elle- même à l’échelle mondiale et bien meilleure que celle qui concernait les versements des Etats africains à toute autre organisme africain ou international. Mais cela ne devait pas empêcher les tristes sires que sont Doo Kingue (propulsé par les Américains à la direction du P.N.U.D.), Bertin Borna (Résident Représentant de l’O.N.U. à Dakar), et quelques autres comme l’affreux Paul Kaya d’engager des diatribes démagogiques - seulement 50 % ! Or après mon départ de l’I.D.E.P., lorsque précisément ces détracteurs s’y sentirent chez eux pour faire la pluie et le beau temps, cette proportion est tombée à presque zéro ! Parallèlement je me mis à rechercher activement des sources de financement supplémentaires. Philippe de Seynes et Gardiner, je dois dire, m’ont donné carte blanche pour le faire. Je suis parvenu à collecter ainsi des moyens qui doublaient presque le budget de l’I.D.E.P. Sur ce plan la coopération française a été véritablement décevante et n’a pas changé depuis. Enfermée dans des règlements étriqués et une vision passablement chauvine, la coopération ne pouvait pas pousser la générosité au-delà de la prise en charge d’enseignants et de chercheurs français dont j’ai donné les noms plus avant. Une forme d’assistance dont on ne sait qui est celui qui en tire le plus grand profit, de l’institution bénéficiaire de l’expertise française ou de la France elle-même qui renforce par là même son capital de connaissance de l’étranger. Je réussissais mieux avec l’Italie qui acceptait de financer un programme de recherche (mis en oeuvre par Baldé et Kouyaté) et surtout avec la Suède dont la SAREC, récemment créé (en 1975 si je ne me trompe) s’est avéré par la suite d’une générosité exemplaire à l’égard de nos projets. Je reviendrai sur l’entretien avec Olof Palme qui m’a ouvert ces portes. L’administration de l’I.D.E.P. a soutenu nos efforts avec une efficacité pour laquelle je lui suis sincèrement reconnaissant. Les institutions de l’O.N.U. offrent dans le tiers monde des salaires largement meilleurs que ceux proposés dans l’administration locale et le privé; elles bénéficient de ce fait d’un personnel local de haute qualité, qui l’emporte souvent dans la comparaison avec la compétence relative de son personnel dirigeant ! De là les attitudes méfiantes de certains de ces derniers à l’égard du personnel local qualifié. C’était le cas à l’I.D.E.P. : je découvrais que les meilleurs étaient « relégués à la cave » comme je leur ai dit. Marcelle Huchard, une assistante administrative de première classe, qui pouvait répondre à mon courrier sans même me consulter dans la plupart des cas, rédiger à partir d’une indication orale de deux phrases, était vouée à la dactylographie. Sans doute les « patrons » méfiants craignent ils l’intelligence. Après tout une collaboratrice de ce niveau comprend ce que vous faites. Et lorsque Marcelle Huchard a quitté l’I.D.E.P., elle n’a pas eu de difficulté à trouver, à Genève, un poste qui lui a permis d’aller plus loin dans sa carrière. Geneviève Colin, qui lui a succédé, était de la même qualité. Je pourrais en dire autant de bien des services d’appui à l’I.D.E.P.. L’Algérien Madani, chargé de l’organisation des voyages, a remarquablement géré son service et en a réduit sensiblement les coûts sans que je n’ai eu à le lui demander expressément. Certes les coûts globaux de cette administration étaient élevés, en grande partie pour des raisons objectives réduisant les possibilités de compression à presque néant : barèmes des salaires onusiens, bilinguisme (entraînant la traduction et l’interprétation), bibliothèque que je tenais à voir enrichie de tout ce qu’il fallait - livres et revues. Néanmoins d’autres sources de dépenses me paraissaient pouvoir être réduites. L’administration onusienne est lourde et multiplie les postes administratifs et financiers avec une avalanche hiérarchique. Le mode de comptabilité est l’un des plus inutilement compliqué qu’on puisse avoir imaginé. Et cette complication ne facilite pas l’audit dont la nécessité est toujours absolue, loin de là. Elle facilite seulement la guérilla bureaucratique si les circonstances s’y prêtent ! J’invitais donc Gustave Massiah, dont je connaissais l’immense compétence dans ces domaines de l’organisation, à étudier la question. Je n’ai pas mis en oeuvre les recommandations intelligentes qu’il m’a proposées. Je me suis immédiatement rendu compte que je prêterais le flanc à une attaque sur un terrain favorable à l’adversaire. Ce n’était pas le terrain sur lequel j’avais choisi de contraindre ce dernier à se battre. Pour les mêmes raisons, j’ai également vite renoncé à mon souhait de démocratiser la gestion. Au pool de dactylographie, entièrement féminin, les absences étaient fréquentes, pour beaucoup justifiables (problèmes de famille, enfants, santé). Je réunis le pool et leur dit : je n’ai pas besoin d’avoir à signer les autorisations d’absence, je n’ai d’ailleurs aucun critère objectif pour savoir le degré de sérieux de la requête. Vous êtes mieux placées que moi pour exercer librement entre vous la discipline collective. Je ne demande qu’une chose : que le travail soit fait. A vous de le répartir. Deux semaines plus tard ces dames me demandaient collectivement de rétablir la hiérarchie et la paperasse des autorisations et contrôles. Je ne concevais pas que l’I.D.E.P. puisse remplir à elle seule toutes les fonctions attendues d’un centre majeur de réflexion. Il fallait donc prendre des initiatives et créer d’autres institutions, plus spécialisées ou à vocation complémentaire. La direction de l’I.D.E.P. était bien située pour stimuler ces initiatives. Ce que je fis dans trois directions. J’avais été invité à la conférence de Stockholm (1973 si je ne me trompe) qui initiait la prise de conscience des problèmes de l’environnement à l’échelle mondiale. Je crois que j’ai saisi immédiatement la pertinence et l’importance du problème. Je négociais donc - avec les Suédois - le soutien à un premier programme test pour l’Afrique et, rentré à Dakar, j’en confiais l’exécution à Jacques Bugnicourt, en 1974. C’est Bugnicourt qui a eu l’idée d’appeler ce programme E.N.D.A (Environnement pour le Développement en Afrique). Bien placé auprès de la coopération française il obtenait d’elle le financement d’un noyau de personnel d’appui (si je ne me trompe Mataillet, Guibert, Melle Mottin, Langley et plus tard Mhlanga) qui a permis le démarrage effectif et l’expansion rapide du projet. En conformité avec mon tempérament je donnais à Bugnicourt carte blanche pour négocier les moyens d’exécution de son programme et il le fit avec le talent qu’on lui connaît. E.N.D.A. faisait néanmoins partie de l’I.D.E.P., juridiquement, jusqu’à ce qu’en 1977 ce programme se transforme en une institution indépendante. Ce qui avait été mon objectif dès le départ. Même topo pour le CODESRIA. L’idée était de créer un Conseil Africain des Sciences Sociales, un peu inspiré au départ du modèle du CLACSO latino américain sur lequel je me renseignais auprès de son secrétaire exécutif de haute qualité, l’argentin Enrique Oteiza, qui est devenu un ami personnel. Je saisissais donc les occasions offertes par nos activités, notamment les séminaires nationaux, pour réunir le noyau des pères fondateurs de l’institution. Mais il fallait un secrétariat minimal et il n’y avait pas de moyens financiers pour en soutenir la mise en place. J’acceptais donc la charge de Secrétaire exécutif (j’en fus donc le premier) pendant les cinq années difficiles de lancement de l’opération. Je recrutais deux intellectuels africains pour nous aider dans cette tâche : Abdalla Bujra, sociologue kenyan rencontré à l’époque à Dar es Salam, auquel j’expliquais de quoi il s’agissait, et Thandika Mkandawire, un jeune et brillant étudiant Malawi rencontré en Suède. Ils se tirèrent d’affaire à la perfection. Bujra puis Mkandawire furent les deux Secrétaires exécutifs qui ont mis le CODESRIA sur les rails et lui ont fait gagner la confiance des chercheurs africains de qualité. Vingt ans plus tard le CODESRIA me décernait « le baobab d’or » - qui orne mon bureau du Forum du Tiers Monde - en reconnaissance au fondateur de l’institution. Une reconnaissance à laquelle je suis sensible. En même temps j’aidais Bujra et le président du Comité de direction du CODESRIA - le professeur ghanéen Tshumbariba à négocier avec le Sénégal un accord de siège pour loger l’institution à Dakar. Cela n’allait pas de soi. D’autres pays étaient candidats. Abdou Diouf, alors Premier Ministre, devait, à la demande du Président Senghor, nous recevoir ensemble sur ce sujet et donner une suite favorable à notre requête. Je parlerai plus loin dans ces Mémoires avec plus de détails de la création du Forum du Tiers Monde. J’en prenais l’initiative avec un groupe de collègues et de personnalités d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine; nous obtenions que le Président du Chili, Allende, nous invite en 1973 (à peine trois mois avant le coup d’Etat de Pinochet) à Santiago pour mettre au point le projet. Le congrès constitutif du Forum s’est tenu ensuite à Karachi en 1975, l’un de nos membres ayant obtenu son financement par la Banque Nationale du Pakistan. Je reviendrai également avec plus de détails sur l’audience qu’Olof Palme m’accordait (la même année je crois) et sur le financement par la SAREC suédoise qui a suivi, permettant le démarrage effectif ultérieur de cette nouvelle institution importante du Tiers Monde. Les années 1970 ont été celles de la grande époque pour l’I.D.E.P. Sans fausse modestie je peux dire que le nom de l’institution était connu et respecté surtout le continent. Mais justement pour cela, je savais que cela ne pourrait durer. L’administration des Etats Unis était notre adversaire fondamental, comme elle l’est de toutes les forces de libération dans le tiers monde. L’I.D.E.P. - si mineure que puisse être une telle institution sur l’échiquier mondial - devait être détruite. La stratégie américaine ne néglige jamais de faire ce qu’elle doit, sur tous les fronts, majeurs et mineurs. La guerre de position avait commencé dès 1972, par personnes interposées, bureaucrates africains médiocres (ou corrompus) eux-mêmes pour cette raison dépendants pour leur carrière onusienne de la note que la CIA leur donnerait. Ma stratégie de contre-feu était simple : mettre les Etats africains de notre côté. Application de la phrase des Chinois « les Etats veulent l’indépendance, les nations la libération, les peuples la révolution ». Il s’agissait donc d’une bataille pour le respect du principe de l’indépendance des Etats africains. Ayant choisi ce terrain pour y porter la bataille (et c’est pourquoi j’abandonnais les autres terrains secondaires dont j’ai parlé plus haut) ma stratégie était simple : tenir les Etats au courant. Non pas par le renseignement de détail sur les intrigues de l’adversaire; au contraire mépriser celles-ci et simplement donner toute la transparence nécessaire à nos activités, sur le fond, et en informer les plus hautes autorités, jusqu’aux chefs d’Etat qu’on pouvait savoir sensibles à l’argument d’indépendance et capables de comprendre la portée positive de nos activités. Mais voilà qu’une occasion fût donnée à l’adversaire lui permettant d’intensifier son offensive. Gardiner quittait le Secrétariat de la C.E.A. et Adebayo Adedeji qui lui succédait était un jeune loup autocrate et avide. Adedeji redoublait immédiatement l’intensité de la guerilla administrative par le canal du « chef de l’administration » dont la carrière dépendait de lui, chargé de saboter le travail et de nous noyer de « mémos ». Je n’acceptais pas le combat sur ce terrain et ne répondais même pas à ces « mémos ». C’est alors qu’Adedeji fut contraint de monter au créneau. En 1978 il fit transférer la tutelle de l’I.D.E.P. de l’O.N.U. à la C.E.A., c’est à dire à lui, puis s’employa à manipuler la conférence des Planificateurs Africains et le Conseil d’Administration de l’Institut pour leur faire adopter deux résolutions catastrophiques pour l’avenir de l’I.D.E.P. Par la première les séminaires nationaux étaient supprimés et le seul cours à Dakar maintenu, soit disant pour le renforcer. Résultat : le volume des activités d’enseignement de l’Institut, mesuré en stagiaires /mois, qui avait presque doublé (augmenté de 90 %) entre 1970 et 1977, devait redescendre à son niveau de départ lors de ma dernière année de direction, en 1979. Par la suite ce dernier niveau n’a jamais été dépassé, à ma connaissance. Par la seconde résolution tous les budgets annexes, financés par des accords spéciaux, étaient supprimés et la négociation éventuelle d’accords retirée à la direction de l’I.D.E.P. et transférée à la C.E.A. Bien entendu la C.E.A. n’a rien négocié par la suite, ou tout au moins rien obtenu. Evidemment je sauvais les meubles. E.N.D.A., CODESRIA et FTM pouvaient être chassés de l’I.D.E.P., ils avaient les moyens de leur propre autonomie. Moi-même et Amoa, à la surprise d’Adedeji, nous démissionnions en mai 1980. Les trois mois de « rigolade » avaient duré dix ans. Adedeji n’a pas fait une carrière brillante par la suite. Lorsqu’il a été contraint d’abandonner le secrétariat de la C.E.A., il visait une agence majeure de l’O.N.U., comme l’O.N.U.D.I. Il n’a rien obtenu. Il a donc retrouvé son langage de patriote africain. Et quand je le rencontrais des années plus tard je lui ai posé la question très directement. Voyons lui dis-je, vous ne vouliez pas de moi. Soit. Mais pourquoi avez-vous choisi pour me succéder Essam Montasser (Egyptien comme moi) ? N’importe qui pouvait voir immédiatement que cet individu était sot et de surcroît instable caractériellement. Vous êtes assez intelligent pour l’avoir vu. En le choisissant vous saviez que vous assassiniez l’I.D.E.P. Pourquoi? Et Adedeji de m’avouer tristement : j’ai reçu deux coups de téléphone qui m’obligeaient à le faire; le premier de l’ambassade des Etats Unis au Caire, c’était un ordre, sans discussion possible; le second du cabinet du Président Sadate, m’implorant. Les Américains décident, les Egyptiens et les Nigérians exécutent, c’est bien cela qu’il faut conclure, lui dis-je. Adedeji resta silencieux. Les dix années de direction de l’I.D.E.P. ont été importantes pour moi autant que pour l’I.D.E.P. elle- même. Cette cinquième étape de ma vie professionnelle - après la Mouasassa au Caire, le S.E.E.F. à Paris, le Plan malien, mon expérience d’enseignant, n’a sans doute pas beaucoup modifié ma personnalité; elle lui a plutôt donné l’occasion de se déployer. Je suis certainement de nature active, de caractère décidé et volontaire, et même têtu. Isabelle, Amoa, mes collaborateurs l’ont tous remarqué et bien des erreurs de jugement que j’ai pu commettre sont à attribuer à cette tendance à l’entêtement. Mes proches m’ont certainement sur ce plan aidé à éviter des erreurs plus graves. Cela étant je crois que l’un dans l’autre ma personne a plutôt servi avec une certaine efficacité la cause que nous voulions défendre à travers l’I.D.E.P. L’opinion générale en Afrique partage cette conclusion : le rayonnement de l’I.D.E.P. pendant toutes les années 1970 ne fait pas l’ombre d’un doute, sa disparition totale de la scène à partir de 1980 pas davantage, hélas. Fort heureusement le Forum du Tiers Monde a pris le relais. Nous l’avions préparé en connaissance de cause. J’ai conduit les affaires de l’I.D.E.P. comme on fait la guerre. Il faut définir clairement le but stratégique, qui est toujours une question politique. Pour nous c’était : créer en Afrique un centre de réflexion critique indépendant. Il faut choisir à partir de là le terrain où livrer les batailles et forcer l’adversaire à se situer sur ce terrain, ne pas le suivre sur ceux qu’il choisit. Il faut donc savoir qui est l’adversaire principal - en l’occurrence ce n’était pas le « système onusien », loin de là, - au contraire - mais la diplomatie hégémoniste des Etats Unis qui s’emploie précisément à soumettre l’O.N.U. à ses objectifs propres. A l’intérieur et à l’extérieur du système les Américains avaient et ont certes des alliés, mais surtout des agents d’exécution, qui n’étaient pas de ce fait des adversaires nécessairement fondamentaux, mais plutôt occasionnels. Il nous appartenait, pour renforcer le mur de barrage à l’offensive de l’ennemi, de construire des alliances efficaces avec tous ceux que l’hégémonisme américain lèse dans leurs intérêts. J’aurais été dans d’autres circonstances, un militaire. J’aime d’ailleurs les lectures concernant l’art de la guerre ! Jeune j’aimais beaucoup le jeu d’échecs; mais je n’ai jamais trouvé le temps suffisant, à perdre à mon avis, pour tenter d’y exceller. La conduite de la guerre développe peut être des comportements autoritaires. Mais sur ce plan j’étais protégé contre les dangers les plus graves de glissement dans cette direction non pas seulement par mes options idéologiques théoriques mais également par mon tempérament personnel. J’aime l’égalité, j’aime être entouré d’amis et de collaborateurs en qui je place vite toute ma confiance, j’aime entendre des points de vue différents et les discuter. Tous ceux qui ont été mes collaborateurs, et encore plus tous ceux qui - par la nature des choses - étaient et sont placés dans des positions de salariés dépendants des institutions dont j’ai été ou suis responsable, témoignent que je n’ai jamais eu recours à des méthodes de répression, même bénignes. Je ne sais pas le faire, cela m’écœure; je ne le fais pas. Et advienne que pourra, même si certaines choses de ce fait ne marchent pas au mieux. Je constate tout de même - optimisme dans mon appréciation de la nature humaine ? - que l’un dans l’autre la tolérance démocratique, presque à la limite de l’anarchie, est payante; dans l’ensemble les choses marchent mieux, ou tout au moins pas plus mal. Pour ces raisons le prototype de l’autocrate institutionnel dont les figures sont hélas fréquentes, pas seulement en Afrique, mais tout autant ailleurs, me fait horreur et ne suscite en moi qu’un mépris absolu. L’attachement maladif aux manifestations extérieures du pouvoir - bureau prestigieux, grosse voiture etc… n’a jamais suscité en moi la moindre envie. J’y vois plutôt une contrainte ennuyeuse, à laquelle j’ai toujours échappé. Pendant les dix années 1970 le président Senghor m’accordait une audience annuelle. Ce n’était pas pour parler de l’I.D.E.P. L’échange sur ce point était réduit à deux phrases. De lui : çà va l’I.D.E.P. ? De moi : çà va, Monsieur le Président. Senghor fixait l’ordre du jour de la conversation, politique le plus souvent. Que pensez-vous de ce qui se passe au Moyen Orient (après 1973 ou après 1977) ? Je lui donnais mon analyse. Il ne cachait pas ses désaccords et défendais ses points de vue. Parfois une conversation sur la culture, qui était pour lui une chose importante, décisive. Peut-être trop pour un homme politique. Mais parfois également des choses amusantes qui témoignent d’un esprit malicieux. Un jour, me désignant du doigt le coffre-fort de son bureau, il me demanda : que croyez- vous que je cache dans ce coffre-fort ? Des secrets d’Etat, dis- je. Non, de l’argent, des piles de billets. Voilà l’usage que j’en fais. Pour certains visiteurs j’ouvre nonchalamment le coffre et, à l’intensité du regard, je mesure la cupidité de l’individu. Une autre fois il me dit : quand je reçois un ambassadeur asiatique, il a quelque chose à me dire, agréable ou pas, il le dit, poliment, mais il le dit. Mais la plupart des ambassadeurs africains (et les arabes ne valent pas mieux ajouta-t-il) ne se comportent pas de cette manière. Ils viennent me voir pour me dire ce qu’ils croient pouvoir me faire plaisir. Alors je reste impassible; ils sont décontenancés et ne savent plus quoi dire. J’en riais et lui dis: vous avez certainement raison, mais il y a une explication à ce phénomène; les premiers sont les représentants de forces politiques réelles, qui sont ce qu’elles sont, mais existent, les seconds représentent… rien du tout. Non me dit-il, çà c’est du marxisme, je sais, vous pensez comme cela. Pour moi les Africains et les Arabes sont des fluctuants velléitaires, c’est notre faiblesse culturelle. Une autre fois, comme mon audience faisait suite à celle de Nigérians accompagnés par Alioune Diop, Senghor me dit : savez-vous qui étaient ceux qui vous précédaient ? Oui, c’est évidemment le Comité chargé de préparer le Festival des Arts Nègres de Lagos. Bien sûr, et savez-vous ce qu’ils ont fait ? Ils ont collecté aux Etats Unis 100 milliards pour le Festival et ont mis tout l’argent dans leurs poches; ils viennent quémander un soutien supplémentaire. Je leur ai dit : voyons, le Festival peut coûter 10 milliards (celui de Dakar avait coûté moins, coulage inclus précisa-t-il), vous auriez pu en prendre 90 et en garder 10 pour le Festival ! Personne n’aurait rien dit ! L’affaire du coffre m’en rappelle une autre. J’avais hérité de l’administration qui m’avait précédé à l’I.D.E.P. un coffre dans mon bureau. J’imagine que le type de directeur qui opérait était du modèle qui considère chacune de ses lettres « confidentielle ». L’ambassadeur Naguib Kadri venait de temps en temps « boire un mauvais café chez toi » comme il disait (effectivement c’était du nescafé). Ayant en mémoire fraîche l’histoire du coffre de Senghor que je lui racontais, j’ajoutais : dans ce coffre il n’y a ni secret, ni argent, mais il me sert à une chose importante qui est de vérifier chaque matin que ma mémoire fonctionne bien. La combinaison est une affaire compliquée et je l’ai notée par écrit sur un bout de papier dans mon tiroir de bureau sans clé; cela facilitera le travail éventuel d’un espion. Tous les matins j’ouvre le coffre sans regarder le papier. Pour avoir un motif sérieux de le faire j’ai placé dans le coffre la boite de nescafé. Il n’y a rien d’autre. La direction de l’I.D.E.P. m’a amené également à développer des capacités d’organisation. Je suis ordonné de nature, à un degré même presque de maniaquerie. J’aime classer, logiquement, utilement, et pouvoir vite tout retrouver, à sa place, et l’y replacer très exactement. Que ce soient les livres qui couvrent tous les murs de notre appartement de Paris (j’avoue néanmoins être battu par Maxime Rodinson, dont l’appartement est peuplé d’étagères jusqu’au milieu des pièces !), ou les dossiers personnels de travail. Mais la direction d’une institution impose, si on veut être efficace et rapide dans son travail, qu’on invente le type d’organisation la plus appropriée. On ne peut pas le faire pour vous. Les techniques dites d’organisation ne valent pas grande chose, à mon avis, bien qu’elles constituent un pan entier des formations - américaines - à la mode. Dans les chapitres suivants de ces Mémoires je présente avec davantage de détail les interventions de l’Idep en Afrique, comme des initiatives que nous avions prises dans ce cadre pour sortir notre continent de son isolement en établissant des relations de collaboration intellectuelle approfondie avec nos camarades d’Asie et d’Amérique latine. Mais aussi l’I.D.E.P. m’a permis de faire connaissance de près avec le système onusien, une dimension non négligeable de la vie internationale contemporaine. La machine onusienne Le monde moderne est constitué de nations interdépendantes. Dans l’inégalité, et même dans une inégalité qui ne cesse de s’aggraver depuis deux siècles. Concevoir et mettre en oeuvre une autre organisation des sociétés et de leur interdépendance qui supprime cette dimension majeure de la réalité du monde moderne - que j’appelle la polarisation immanente à l’expansion du capitalisme mondialisé - constitue l’une des tâches majeures de la civilisation, si on veut que celle-ci ne périsse pas corps et âme dans les destructions matérielles et morales que la polarisation produit inéluctablement. La victoire remportée sur le fascisme à l’issue de la seconde guerre mondiale et l’essor des mouvements de libération nationale en Asie et en Afrique, qui a imposé la liquidation du vieux colonialisme, sont à l’origine de la création de l’ONU, la première tentative dans l’histoire de l’humanité d’organiser les relations internationales à l’échelle de la planète, même s’il a fallu attendre encore une quinzaine d’années après 1945 pour que la couverture de la planète devienne à peu près totale. La création de l’ONU a été, de ce fait, un fait historique positif; l’ONU est nécessaire, et si elle n’existait pas il faudrait l’inventer. Ma vision de l’ONU est donc d’abord essentiellement politique. En ce sens elle est certainement différente de celle de la grande majorité de ceux qui ont opéré sous son drapeau et qui voient l’organisation comme une sorte de « pool d’expertise » mis par les uns à la disposition des autres. Cette vision est celle du discours sur le « village mondial » qui est, pour moi, tout simplement ridicule, parce qu’il ignore la réalité majeure - la polarisation générée par la logique du système. La mondialisation n’est pas un phénomène nouveau et je ne suis sans doute pas le seul à m’y être intéressé bien avant qu’elle ne soit devenue un thème de la mode dominante. Cette dimension est présente dès l’origine dans mon analyse du capitalisme réellement existant (ma thèse de 1957). J’ai toujours pensé que l’unité d’analyse la plus pertinente était le système mondial, non les sous- systèmes qui le composent. Qui s’enferme dans les frontières d’un pays quelconque - Etats Unis ou Belgique, Chine ou Somalie - se condamne donc à ne pas comprendre véritablement la dynamique du changement même à l’échelle de sa seule propre société. Certes la solution de ce problème majeur n’est pas pour demain, puisqu’elle implique des transformations de fond en comble de tous les aspects de la vie sociale dans toutes les régions du monde, que je ne vois pas comment on pourrait qualifier autrement que par le terme de « socialisme à l’échelle mondiale ». Ces transformations impliqueront forcément, à un certain stade de leur déploiement, le dépassement de l’optique inter-nationale (des rapports entre nations) et la construction de rapports véritablement supra-nationaux. Il n’est pas impossible que cette exigence soit d’abord ressentie dans le cadre de grandes régions, comme la construction européenne pourrait l’illustrer. Or l’ONU ne fournit pas, dans l’état actuel des choses, ce cadre supranational à l’échelle mondiale même sous une forme embryonnaire. L’organisation reste strictement internationale. Si elle venait à se bloquer indéfiniment à ce stade, elle risquerait alors de faire oublier la portée du projet qui était à son origine : organiser le monde dans une perspective humaniste. Mais l’ONU ne pourra contribuer à l’évolution, dans ce sens nécessaire et souhaitable que si ses composantes - les nations - en préparent elles mêmes les conditions, par leur propre transformation. Il y a beaucoup d’obstacles qui entravent ces transformations, aux échelles locales et à celle du système mondial. Cependant l’obstacle immédiat principal est l’hégémonisme des Etats Unis. Un hégémonisme qui n’est plus fondé sur une supériorité économique et technologique qui, écrasante aux lendemains de 1945, s’est érodée rapidement. Cette hégémonie aujourd’hui est fondée avant tout sur le monopole de la puissance des armes, renforcé par les effets de la mondialisation néo- libérale et le discours de la « culture » vulgaire du capitalisme exprimée dans le jargon de l’anglo- américain. L’ONU n’est donc pas pour moi le « machin » du général - une institution méprisable, inutile, qui fausse le fonctionnement réel des rapports entre les Nations - qui ne sont conçus alors que comme des rapports de force. Mais elle n’est pas non plus le noyau de l’organisation du « village mondial ». Cette vision, populaire dans certains milieux, est, à mon avis, naïve, encore une fois parce qu’elle saute par dessus la réalité des mécanismes polarisateurs qui opèrent dans ce soit disant « village ». L’adversaire principal est donc l’hégémonisme américain. Et celui-ci s’emploie avec toute sa vigoureuse puissance à la fois pour soumettre tous les pays du monde - fut-ce à des degrés divers et par des moyens appropriés bien entendu - et simultanément organiser l’ordre international qui lui convient, qui exige l’instrumentalisation de l’ONU. Le combat pour la défense de l’organisation internationale et le progrès de sa mission est donc synonyme de combat contre l’hégémonisme américain. Si je me suis ici quelque peu étendu sur ces prémisses générales c’est parce que c’est bien là la leçon que j’ai tirée de cette très modeste bataille de l’IDEP, se déployant sur un front qui ne se situe qu’au dernier rang de l’échiquier, tout en bas, presque insignifiant par la portée de ses enjeux. Mais l’administration des Etats Unis, dans son combat permanent et multiforme pour l’hégémonie, ne néglige aucun détail. J’ai croisé, sur mes chemins, deux fonctionnaires noirs américains de rang relativement élevé. L’un et l’autre (chacun d’eux ignorait probablement l’initiative de l’autre, c’était en des temps et lieux différents) ont insisté pour bavarder avec moi. Je me méfiais par principe et étais bien décidé à être à peu près muet. Je me suis rendu compte que c’étaient eux qui voulaient parler. Et en fait ils m’ont raconté en essayant de n’avoir l’air de rien, comment la CIA infiltrait l’ONU et en contrôlait les activités. J’ai compris que, Noirs, ils étaient pris de remords, étant au service d’un Etat ouvertement raciste, dont les responsables ne cachaient ni leur mépris des Africains ni leur admiration pour l’apartheid, et - sachant ce que l’IDEP faisait - ces deux hommes éprouvaient quelque sympathie à l’égard de nos actions. La CIA dispose donc d’agents d’information placés dans tous les services des Nations Unies et dans les missions de tous les pays où elles opèrent. Ces agents d’information sont tenus d’envoyer des rapports réguliers, à fréquence rapprochée, qui sont centralisés dans cette énorme mission des Etats Unis auprès de l’ONU, à New York. Système typiquement américain qui impose des normes quantitatives lourdes, comme celle du nombre des pages qu’un universitaire doit publier annuellement. Pour ma part je crois que trop d’informations, dont fatalement beaucoup de futilités, nuit à l’efficacité. Mais enfin, ce n’est pas mon problème. Les responsables de la mission américaine donnent, à partir de ces informations, des ordres à leurs « amis » parmi les fonctionnaires des Nations Unies (non américains). Le système exige donc la mise en place d’un réseau relativement dense de ces « amis » que j’appellerais plutôt des agents d’exécution. On peut imaginer que l’incompétence, voire la corruption de ces agents éventuels sont des qualités appréciables pour leur promotion avec le soutien de la CIA. Je n’ai aucun doute concernant un bon nombre de carriéristes africains (mais il n’y a aucune raison pour qu’il n’en soit pas de même avec les autres nationalités) que j’ai rencontrés sur mon chemin, particulièrement parmi ceux placés à des postes de commande. Je ne révèle ici absolument rien qui ne soit connu, archi connu, de tous les ambassadeurs auprès des Nations Unies, à l’exception de quelques idiots congénitaux peut être. Alors, pourquoi le système fonctionne-t-il sans trop de scandales et de protestations des autres Etats? Nous sommes renvoyés ici à l’analyse politique : quelles sont les attitudes des Etats vis à vis de l’hégémonisme américain ? La plupart des pays capitalistes développés ont accepté le leadership des Etats Unis et, en conséquence, se félicitent des actions de la CIA. La Grande Bretagne a fait ce choix historique en 1945 et aucune force politique majeure dans ce pays ne le remet en question. Les autres pays du monde de langue anglaise - Canada (la province extérieure des Etats Unis par bien des aspects), Australie et Nouvelle Zélande - en ont fait de même. L’Allemagne et le Japon ont pris des options de stratégie à long terme qui vont dans le même sens. Ils ont choisi de se cantonner dans un expansionnisme régional, l’Allemagne depuis sa réunification en direction de l’Europe de l’Est et du Sud est, le Japon dans celle de l’Asie du Sud est. Et, pour le reste, c’est à dire les questions de dimensions mondiales, de naviguer dans le sillage de Washington. En contrepartie les Etats Unis tolèrent l’expansionnisme régional de ces deux puissances. Pour le Japon cette dépendance à l’égard des Etats Unis est jugée d’autant plus incontournable que, face à la Chine et même à la Corée, Tokyo est désarmé sans le soutien américain. Cette conjoncture a toujours permis aux Etats Unis d’instrumentaliser les Nations Unies, non sans arrogance (le retard dans le versement des cotisations américaines). C’est pire aujourd’hui, d’autant que les diplomaties occidentales ont repris en chœur les campagnes du dénigrement de l’ONU orchestrées par Washington, pour le plus grand profit de l’OTAN ! La France est probablement le seul pays occidental qui rue dans les brancards de temps en temps. L’attribuer à une sensibilité « culturelle », dont la francophonie serait l’expression, n’est pas une explication satisfaisante à mon avis, même si les média « anti français » tentent de le faire croire. Cela simplifie leur tâche. Mais cette contradiction est demeurée, jusqu’à présent, secondaire dans ce sens que la solidarité de la triade (Etats Unis, Union Européenne, Japon) face au tiers monde (et hier à l’Est) reste déterminante. D’où les attitudes seulement velléitaires de la diplomatie française. Les contraintes de l’Union Européenne ne sont pas non plus sans compliquer davantage les choses. On dira qu’à côté des puissances moyennes considérées ici il y a d’autres pays développés actifs au sein du système des Nations Unies : les Scandinaves entre autre. En termes de contributions financières et de postes de responsabilité le poids de ces pays dans le système onusien est effectivement important. En exploitent-ils tout le potentiel ? La réponse à cette question n’est pas simple. J’ai souvent entendu dire que les responsables de ces pays seraient « naïfs » et que de ce fait, ils sont enclins à défendre des positions de « wishful thinking » (voeux pieux) surestimant le rôle de l’ONU, ou bien encore que, par leur culture protestante, ils sont enclins à s’aligner naturellement sur les positions hégémoniques de la grande métropole américaine. Je crois toutes ces explications non pas seulement - au mieux - fort superficielles, mais encore largement erronées et trompeuses. Certains de ces pays - la Suède - ont pris des positions courageuses de soutien aux luttes dans le tiers monde, parfois en conflit frontal avec les Etats Unis. La Suède a accueilli les déserteurs américains pendant la guerre du Viet Nam (aucun autre pays occidental ne l’a osé), elle a soutenu les luttes de libération dans les colonies portugaises à un moment où aucun pays de l’alliance atlantique ne l’a fait. Je crois donc plutôt que ces pays ont fait une option stratégique de soutien de principe à l’ONU, peut- être parce que - compte tenu de leur taille modeste - ils craignent d’être parmi les plus vulnérables dans une conjoncture de chaos international. Dans ce cas leur option est, à mon avis, correcte et positive. Cela ne signifie pas qu’ils en déduisent nécessairement des postures efficaces, ni qu’ils exploitent au mieux leur présence dans le système onusien. La diplomatie des pays du tiers monde a été fort active au sein du système des Nations Unies pendant toute la période de Bandung et singulièrement entre 1960 et 1975. Qui ne se souvient des Assemblées générales de ces grands jours de l’ONU, lorsque, dans le hall du bâtiment de New York, en septembre-octobre de chaque année, on rencontrait des hommes d’Etat d’envergure et les plus célèbres des journalistes. De nos jours le hall n’est plus guère hanté que par des fonctionnaires subalternes et des journalistes sans importance. La diplomatie des Non Alignés et du Groupe des 77 imposait la discussion de tous les véritables grands problèmes de notre époque, ceux concernant l’ordre économique international - avec entre autre la création de la CNUCED en 1964 - comme ceux concernant les interventions politiques des puissances dans les affaires du tiers monde. Les circonstances m’ont offert la possibilité d’assister à quelques- unes de ces Assemblées, consulté par certains des Etats les plus actifs du groupe des Non Alignés et des 77. J’y ai toujours beaucoup appris de fonctionnaires et d’experts à l’époque bien au courant des dossiers. Je m’y suis fait beaucoup d’amis. Le poids que la diplomatie du tiers monde avait à l’époque tempérait les ambitions de Washington au sein de l’appareil onusien, en dépit de la soumission de leurs agents d’exécution - africains et autres - au sein de cet appareil. Côté amusant de l’époque. Je me trouvais en visite à New York, accompagné par Isabelle. Tandis que j’étais allé voir Philippe de Seynes, Isabelle m’attendait dans un des halls. Nous n’avions pas remarqué qu’il s’agissait de l’antichambre du Conseil de Sécurité, et ignorions qu’il était en session et discutait du terrorisme palestinien. Isabelle portait un manteau ample. Soudain six de ces policiers équipés à l’américaine de quinze armes à feu au moins et autres appareils de communication et de frappe de toutes natures, s’avancent et, caché derrière eux, un flic en civil. Hauts les mains. Nom : Amin, dit-elle - Arabe ? Mon mari l’est. Ne bougez pas. Evidemment ils étaient persuadés que sous le manteau Isabelle cachait la bombe à lancer à Golda Meir peut être. Isabelle, yeux fardés au kohl, cheveux passés au henné et teint brun pouvait passer pour la terroriste palestinienne type. Que faites- vous ici ? J’attends mon mari. Où est-il ? Chez de Seynes. Le flic civil s’éloigne, appelle et pose la question à la secrétaire de Philippe en des termes stupides : Mr Amin a-t-il une femme ? Celle-ci, ignorant mon état civil, répond qu’elle n’en sait rien. Ah Ah ! Vérifiez encore une fois je vous dis précise Isabelle calme mais les mains hautes - situation oblige - Alors la secrétaire avertie rentre affolée dans le bureau où de Seynes et moi bavardions. Vous êtes marié ? Me dit-elle. Question curieuse, oui, pourquoi ? Et la suite de l’histoire, qui s’est terminée heureusement puisqu’ils n’ont pas tiré sur Isabelle - on ne sait jamais avec ces brigades antiterroristes pas toujours intelligentes ! Autre épisode amusant, d’une toute autre nature. Je me suis trouvé un jour, assistant à je ne sais plus quelle session d’une assemblée internationale des Nations Unies, écoutant les discours successifs des orateurs. Le délégué distingué (« distinguished delegate » disait le président comme il se doit) de la Nouvelle Zélande a cru intelligent de parler des « nouvelles nations » d’Asie et d’Afrique. Dans la panoplie de Chinois, Indiens, Egyptiens, Iraniens et de quelques autres parmi lesquels je me trouvais assis, nous nous regardions en souriant. L’orateur n’a pas compris, j’en suis persuadé. Mais derrière cette histoire qui relève presque de la galéjade il y a non seulement l’arrogance occidentale et singulièrement celle de ses enfants anglo-saxons, mais aussi la stupidité commune des « vieux » Européens (relativement peut-être mais quand même !) face aux nouveaux mondes (les Etats Unis et leurs copies d’Australie et de Nouvelle Zélande). Qui n’a entendu proclamer que l’Amérique montrait à l’Europe le chemin de l’avenir ? Qu’elle était le phare éclairant le chemin du progrès. Qui ose penser le contraire, que ce n’est pas l’Europe qui évoluera dans la direction de ce qu’est l’Amérique, mais que, normalement, ce serait plutôt les Américains qui finiront par s’européaniser, au fur et à mesure que mûrira la nation récente qu’ils constituent ? Mais quelle qu’ait été la valeur de la diplomatie du tiers monde de l’époque, son intervention dans la gestion onusienne était largement annihilée par l’action des Américains et de leurs « amis ». Ceux-là, propulsés à des postes de décision - dont ils n’étaient évidemment que les exécutants, d’autant plus élevés qu’ils étaient médiocres, voire fragilisés par les dossiers de la CIA - n’ont jamais eu de rôle autre que celui que leurs patrons leur assignaient. Inutile de donner des noms, ce que j’ai dit plus haut en suggère immédiatement quelques-uns. Beaucoup d’entre eux avaient presque le physique de l’emploi. Vulgarité bien entendu. Il m’a été donné d’assister à des explosions de son expression dans quelques invitations ici ou là, à l’occasion du passage de X ou Y de ce genre de personnages. Goujaterie, rires gras et veulerie du style (aveux non imaginés par moi, entendus tels quels) : le cabinet du Roi ou celui du Président ont décidé… etc… (des décisions elles- mêmes sans portée autre que celle triviale de favoriser A dans sa carrière). Que puis-je faire ? disent-ils à tour de rôle (non pas que penser autrement et faire autre chose leur vint à l’esprit). J’exécute et essaie d’expliquer à B qu’il est victime du choix favorisant A (bien que la décision formelle fût du ressort du brillant « haut fonctionnaire » de l’ONU en question et non du Roi ou du Président mentionnés !). La prochaine fois j’essayerai de compenser etc. Autrement dit non pas cynisme de prince décadent, mais veulerie et étal de veulerie de laquais. Pas même suffisamment de coffre pour être arrogant, comme l’est un diplômé britannique d’intelligence moyenne. Plat, tout à fait plat, trivial. Souvent atroce laideur également de ces personnages. Pas celle que la nature distribue au hasard. Une laideur physique commandée par celle de l’âme de l’individu, pourrait- on dire. Une laideur donc épouvantable. Le pauvre Lumbroso cherchait en vain à identifier les caractères du « criminel né ». Ici il s’agit d’un type beaucoup moins noble, celui de la petite crapule, un mélange de crétinisme et de lâcheté parfaite. Cheveux gominés d’un marocain ouvrant sa grande gueule pour redoubler de violence verbale contre « l’Occident » tandis qu’il s’aplatit devant ses laquais locaux. Goinfrerie d’un camerounais, fier de sa « king size ». Affaissement ventripotent flasque d’un congolais, acompagnée de whisky mal supporté et d’un regard inapte à saisir des idées dès lors qu’elles dépassent la phrase « combien il paye ». Inutile de placer des noms derrière ces portraits, tant ils sont reconnaissables dès la première rencontre. Le malheur est que, derrière ces personnages - les « amis » des Américains et de beaucoup de ceux qui dans les autres pays de l’Occident en acceptent la stratégie - se profilaient - et se profilent toujours - des cohortes « d’experts » et même parfois des « intellectuels ». Pas suffisamment forts pour s’imposer comme « irremplaçables » (bien que le qualificatif soit douteux, et que, comme le disait de Gaule : « les cimetières sont remplis de gens irremplaçables »). Pas suffisamment courageux pour ne pas succomber à la tentation de « faire carrière ». Ce choix fait, la déchéance progressive devient fatale. Quelques-uns sombrent même dans l’alcoolisme, sans doute pour noyer leurs remords. J’ai voulu ici simplement brosser le tableau du cadre humain dans lequel la bataille de l’IDEP et bien d’autres ont été conduites à l’époque. 3739630@100617035.com - 7-100617035-23495496 - Toute reproduction interdite CHAPITRE IX LE FORUM DU TIERS MONDE La genèse de l’institution J’ai déjà dit que, directeur de l’IDEP, il m’était apparu utile d’étendre et de consolider le type de recherches et de débats que nous inaugurions par le moyen de cet institut, en créant d’autres institutions appropriées. C’est ainsi ai-je dit que je suis un peu à l’origine de la création du CODESRIA, de l’ENDA et du Forum. En ce qui concerne cette dernière institution nous pensions d’emblée nécessaire d’agir à l’échelle du tiers monde. C’était aussi, pour l’Afrique, le moyen de briser l’isolement dans lequel la colonisation l’avait enfermée. I1 existait, depuis 1958, une organisation de Solidarité des Peuples Africains et Asiatiques, que le Mouvement des Non Alignés avait fondée. Son siège était au Caire, où l’organisation est d’ailleurs toujours domiciliée. En 1997 elle a tenté de sortir de sa léthargie en organisant une grande conférence, avec la collaboration du Forum du Tiers Monde. J’ai dit léthargie parce que cette organisation n’était en réalité pas parvenue à affirmer son indépendance vis à vis du groupe des gouvernements les plus actifs du MNA - ceux de l’Egypte nassérienne, de l’Inde, de l’Indonésie (jusqu’à la chute de Soekarno en 1966), et de quelques autres pays. Peut-être même n’avait-elle pas cherché à le devenir. Bénéficiant de soutiens financiers de ces gouvernements qui la mettaient trop à l’aise, elle ne représentait les «peuples» que par l’intermédiation des partis uniques censés en être l’émanation. L’organisation avait, de surcroît, fait une option « pro- soviétique » extrême, qui contribuait à réduire l’étendue de sa crédibilité. Enfin elle n’incluait pas l’Amérique latine, sauf Cuba, parce que ce continent était - et est resté - étranger au MNA. Cuba de son côté avait créé à la fin des années 1960 la « Tricontinentale » qui se présentait cette fois comme l’organisation représentative des « peuples » des trois continents. Là encore qui trop embrasse mal étreint. Comment représenter les « peuples » ? Les deux seules formules que l’on connaisse jusqu’ici sont soit l’élection d’une Assemblée, soit la formation de partis politiques. Or si dans certaines circonstances - et dans certaines limites - les Assemblées élues sont crédibles, il n’existe pas d’Assemblée des Assemblées opérant à une échelle régionale, a fortiori mondiale. On sait que le Parlement Européen lui-même n’a pas conquis cette position, faute d’un gouvernement européen - fut-il confédéral - qui serait responsable devant lui. Certaines forces politiques ont parfois créé des « Internationales » qui rassemblent des « partis frères » par l’idéologie. C’est le cas des Internationales Socialistes et Communistes. La Tricontinentale était un lieu de rencontre de ce genre entre les mouvements de libération nationale et les partis (généralement uniques) issus de ceux-ci. Guère plus. Or l’histoire devait prouver le caractère hétéroclite de cet ensemble de « partis » du tiers monde. La Tricontinentale également a fait les options qui étaient plus ou moins celles de l’Etat cubain. Nous pensions donc dans des termes plus modestes: une association des intellectuels du tiers monde. Mais évidemment il fallait définir les objectifs et, en fonction de ceux-ci, les critères de sélection. Nous n’étions certainement pas les seuls à penser à ce besoin d’intensifier les échanges de vues au sein des mondes intellectuels (définis d’une manière ou d’une autre), transgressant les frontières nationales. Les pouvoirs dans les puissances occidentales y avaient pensé avant nous. La Banque Mondiale avait pris l’initiative de la formation d’une « Society for International Development » - la SID dont le siège est à Rome. Cette association avait l’ambition de rassembler des personnalités intéressées au «problème du développement» (sous-entendu du Sud), nationaux du Sud et du Nord. L’option strictement réactionnaire des fondateurs, pour qui le développement est synonyme d’expansion du capitalisme, n’a jamais permis à la SID de sortir des sentiers balisés par la Banque Mondiale. Au point de dégénérer jusqu’à la caricature en un club dominé par les establishments anglo- saxons, sans culture autre que celle enseignée par l’économie conventionnelle du libéralisme de marché. Les quelques gestes faits de temps à autre pour offrir quelques strapontins à des figurants du tiers monde ne partageant pas intégralement les vues de Washington n’ont jamais paru bien crédibles. Pouvait- on créer une autre SID, qui rassemblerait les intellectuels critiques des concepts conventionnels du développement ? L’idée du Forum était de le faire. La Trilatérale - le Think tank des establishments américain, européen et japonais - avait rempli des fonctions certainement plus importantes que celles de la SID à l’époque de la guerre froide. Instrument de mobilisation idéologique contre l’Union soviétique et le communisme, cette institution fonctionnait en réalité dans une semi clandestinité. Son temps semble révolu. Le flambeau a été repris par des groupes néo-libéraux fondamentalistes, organisés eux aussi pendant longtemps dans une semi clandestinité dont ils ne sont sortis que lorsque le vent dominant a tourné en faveur de leurs thèses dans les années 1990. Ils sont à l’origine des réunions annuelles de Davos, cette sorte de foire des milliardaires qui «vivent la mondialisation heureuse ». L’idée de renforcer les échanges au niveau de chaque continent entre les universitaires et les intellectuels du tiers monde intéressés par les questions du développement avait également fait son chemin. Il n’est pas surprenant que cette idée ait pris naissance en Amérique latine. Il y avait à cela plusieurs raisons. L’une, fondamentale, est qu’une théorie- idéologie - dite développementaliste, « desarrolismo » en espagnol - s’était constituée à partir des réflexions, études et débats organisés par la CEPAL sous l’impulsion de Raul Prebisch. Cette théorie avait engendré - à partir du milieu des années 1960 - une contre théorie, celle qui fut qualifié « d’école de la dépendance », à laquelle se ralliaient massivement les intellectuels à la fois critiques du « capitalisme dépendant » proposé à leurs pays et de la dogmatique des partis communistes orthodoxes (c’est à dire inscrits dans le soviétisme officiel) du continent. C’est ainsi qu’est né le CLACSO d’Amérique latine. La tradition de migrations - forcées par l’exil politique - des universitaires latino américains, voyageant d’une université à l’autre - opération facilitée par l’usage commun de l’espagnol et, pour les Brésiliens, par leur accès facile à cette langue - facilitait la réalisation du projet. J’avais pensé qu’une institution de la même famille pouvait être créée en Afrique, avec entre autre l’objectif de briser les oppositions stupides entre « francophones » et « anglophones », Afrique du Nord et Afrique au sud du Sahara, Afrique de l’Ouest, du Centre, Afrique australe et orientale etc. L’idée du CODESRIA est née de ces circonstances. La situation en Asie était différente. D’abord quelques-uns des pays de ce continent sont si gigantesques par eux-mêmes - au moins la Chine et l’Inde - que le problème se pose nécessairement dans des termes différents. Ensuite parce que la tradition politique et culturelle était ici plus fortement différenciée qu’ailleurs. Il y avait la Chine communiste pour laquelle le débat sur les questions de ce genre se situait dans l’espace du marxisme et de rien d’autre. L’Inde constituait le centre fort du MNA, nourrissait son propre projet sociétaire que je qualifie de national bourgeois teinté de populisme, critiqué exclusivement par les marxistes des trois courants qui s’affronteront dans les conflits violents entre l’ancêtre (le Parti Communiste Indien), le Parti Communiste Marxiste et le Parti Communiste Marxiste- léniniste. Les pays de l’Asie du Sud Est d’une part, ceux de l’Asie occidentale d’autre part, se sentaient étrangers à ces axes lourds chinois et indien. Mais là l’autocratie violente des Etats a rendu impossible jusqu’à ce jour la création d’institutions régionales indépendantes, à l’instar du CLACSO d’Amérique latine et du CODESRIA africain. L’analyse de cette situation me convainquait qu’il y avait une lacune grave dans le système que l’idée d’un Forum du Tiers Monde pourrait combler. Les grandes conférences afro-latino américaine et afro-asiatique que l’IDEP organisait à l’époque amorçaient la construction du Forum. Vision « nationaliste du tiers monde » (je ne dis pas tiers-mondiste) dans un premier temps. Oui, je l’admets. Il s’agissait d’abord de donner aux penseurs critiques du tiers monde le moyen de commencer à corriger le déséquilibre fondamental qui pèse lourdement dans toutes les instances internationales. Le monde est toujours vu du Nord. Il fallait lui opposer donc une vision du monde construite à partir d’une autre perspective. Il s’agissait aussi d’affirmer le pluralisme de la critique de « l’eurocentrisme »dominant (un « eurocentrisme » d’ailleurs aujourd’hui centré plus sur la jeune Amérique du Nord que sur la vieille Europe). D’y admettre certes les courants marxistes, mais également d’autres. Et surtout d’éviter de tomber prisonnier d’une orthodoxie quelconque. Ne pas devenir une école parmi d’autres mais un lieu de débats critiques. J’imaginais donc la constitution d’un petit groupe de réflexion sur ces problèmes, se donnant clairement la mission de proposer la création d’un Forum du Tiers Monde, d’en définir les objectifs et le modus operandi. Il fallait que ce groupe fût suffisamment restreint pour être rapidement opérationnel dans un premier temps, suffisamment ouvert pour ne pas tomber dans un des nombreux pièges que l’entreprise rencontrerait sur sa route. Je consultais beaucoup quelques amis dont je sentais qu’ils partageraient l’idée et seraient disposés à s’y investir. Finalement les circonstances autant ou plus même que les choix raisonnés ont conduit à la constitution de ce premier groupe informel. Embarras du choix en ce qui concerne l’Amérique latine: tous les ténors du courant dit « dependentista » pouvaient trouver leur place dans le groupe. C’est finalement Celso Furtado - doyen d’âge - Fernando Henrique Cardoso, Enrique Oteiza (qui apportait son expérience à la direction du CLACSO), Pablo Gonzales Casanova qui ont été les plus actifs dans ces échanges de vues préliminaires. Pour l’Afrique nous avions l’équipe de l’IDEP, au sein de laquelle on pouvait poursuivre la discussion quotidiennement et sans frais, qu’on renforçait par les apports de Claude Aké (Nigeria), de Justinian Rweyemamu (Tanzanie), d’Ismaïl Abdallah (Egypte) et du groupe des Algériens concentrés au CREA. Pour l’Asie on avait pris des contacts avec des Indiens qui avaient manifesté leur intérêt pour l’entreprise ( Paresh Chattopadhay, Amiya Bagchi, Ramkrishna Mukerjee), des Thaïlandais actifs non seulement dans leur pays, mais également en Asie du Sud-est (Kien Theeravit et Suthy Prasartset), le Sri Lankais Ponna Wignaraja, un Chinois bien connu de Beijing mais résident alors au Canada (Paul Lin), et - plus tard - le Philippin George Aseniero, alors encore jeune. Nous pensions utile de renforcer cette équipe de démarrage par la consultation de personnalités du Tiers Monde occupant des positions importantes dans le système des Nations Unies, mais évidemment à condition qu’elles aient exprimé et défendu des positions dignes dans ce système. Choix heureux ou malheureux, l’histoire ultérieure a tranché. Toujours est-il que, à mon avis, Enrique Iglesias, qui avait succédé à Raul Prebisch à la direction de la CEPAL, le Chilien Juan Somavia, le Sri Lankais Gamani Corea qui dirigeait l’importante CNUCED, ont été positifs et actifs dans l’entreprise. Le choix du Pakistanais Mabbub Ul Haq, devenu par la suite ministre dans son pays puis passé au service de la Banque Mondiale était certainement une erreur. Toujours est-il que c’est lui qui a permis la tenue du congrès constitutif du Forum, réuni à Karachi et financé par la National Bank of Pakistan. Mahbub ul Haq n’a pas jugé utile de poursuivre une activité visible quelconque au Forum : sa tentative « d’entrisme » avait échoué. En avril 1973, le gouvernement Allende du Chili nous invitait à nous réunir à Santiago. Je retiens cette date comme l’acte de naissance du Forum, même si ce n’est qu’à Karachi dix huit mois plus tard que les documents officiels constitutifs de l’association ont été adoptés. En effet à Santiago une série de décisions de principe ont été prises qui ont défini l’évolution ultérieure du Forum. Des principes que personnellement je considère avoir été les bons choix. Premièrement que le Forum n’était pas un club de «fonctionnaires du développement » opérant soit aux niveaux nationaux (technocrates du Plan et autres), soit au niveau international dans les institutions de l’ONU. Pas question sur ce plan d’imiter la SID - friande de personnalités de pouvoir - en créant une SID du Sud. Le Forum devait rassembler des « penseurs » c’est à dire des intellectuels organiques. Le terme peut sonner un peu ronflant, voire prétentieux. Mais il s’agissait de dire que tous les universitaires n’y trouveraient pas automatiquement leur place. Le Forum ne ferait pas double emploi avec les associations académiques, style association internationale (ou africaine, ou arabe, ou indienne etc.) des économistes (universitaires), ou des sociologues, ou des historiens. Avec tout le respect que l’on doit à ce type d’associations, nous voulions faire autre chose, qui sorte des exigences, conventions et limites des mondes académiques. Deuxièmement que les «penseurs » en question, s’ils le sont, ne peuvent être définis en termes de disciplines scientifiques (économistes ou sociologues ou politologues); ils sont toujours « transdisciplinaires ». Ils peuvent être universitaires, fonctionnaires, responsables d’organisations politiques et sociales; mais ces fonctions, souvent d’ailleurs conjoncturelles, ne définissent pas un « droit » à être membre du Forum. Si le Forum mérite son nom, c’est à dire s’il devient lieu de débats (et non de recherches académiques) ses participants doivent avoir la dimension voulue pour les animer. Troisièmement que ces « penseurs » sont critiques c’est à dire des « intellectuels organiques ». Et sur ce point, après de longs échanges de vues, on convenait de préciser la plateforme qui définit cette qualification. On avait retenu pour cette plateforme deux dimensions. L’un de ces axes de la critique procédait de l’idée que le système mondial n’est pas par lui même favorable au développement. Autrement dit que le développement n’est pas synonyme d’inscription dans l’expansion naturelle du système, mu par sa seule logique propre. Je traduis cette phrase dans mon langage: le développement n’est pas synonyme d’expansion capitaliste. Il implique donc le conflit avec la logique unilatérale qui commande cette expansion. Mais rien n’était défini au delà de cette position critique générale: l’appréciation de l’efficacité des moyens à mettre en oeuvre pour transformer le système était laissée au jugement de chacun, elle était l’objet des débats du Forum. L’autre axe de la critique concernait l’objectif fondamental du développement, qui est de répondre aux problèmes de l’ensemble de la population et non d’une minorité. Autrement dit le développement n’a de sens que s’il est populaire (au bénéfice du peuple). On ne suppose pas que ce type de développement puisse être le produit naturel et spontané d’une logique quelconque qui n’en ferait pas son axe propre, par exemple que le développement puisse être le produit des effets de retombée (« trickle down ») de la compétitivité et de la rentabilité. Mais ici aussi rien n’était imposé au delà de cette position de principe critique: l’alternative, qui place la finalité populaire du développement au cœur de la question du choix des critères de l’action, est ou n’est pas le socialisme, selon telle ou telle définition de ce système et en conformité avec telle ou telle théorie de l’évolution sociale. Ces questions sont précisément objets des débats. A Santiago un certain nombre de propositions organisationnelles furent également adoptées. L’une était de confier à quelques-uns d’entre nous la responsabilité d’animer des bureaux régionaux. J’avais moi- même celle du bureau africain, logé à Dakar à l’IDEP dont j’étais le directeur. Javier Alejo et Juan Somavia étaient chargés d’animer le bureau d’Amérique latine, logé à l’ILET à Mexico, et Godfrey Gunatileke était responsable du bureau pour l’Asie, abrité à Colombo par le Marga Institute. Il nous était demandé également de dresser une liste des membres potentiels du Forum pour la région dont on était responsable, qui répondent évidemment aux critères définis plus haut; de proposer des projets d’activités du Forum; et enfin d’explorer les moyens de leur financement. On me chargeait également de coordonner les activités des trois bureaux, dans la perspective de la tenue d’un congrès qui pourrait réunir sinon tous les membres de l’association, tout au moins suffisamment d’entre eux pour être représentatifs de leur ensemble. En une année environ cinq cents personnalités furent contactées et retenues. Plus d’une centaine d’entre elles purent être invitées à Karachi en 1975. A Santiago une exception et une seule avait été faite au principe limitant la participation au Forum aux nationaux du tiers monde. L’ami suisse Marc Nerfin avait été consulté. D’abord parce qu’il avait démontré par son action sa pleine solidarité avec les causes du tiers monde. Mais fort heureusement il n’était pas le seul dans ce cas; les militants dévoués et compétents des justes causes du tiers monde se comptent par milliers en Europe, en Amérique du Nord et au Japon. Nerfin mettait à la disposition du Forum une infrastructure de communications d’une grande utilité pour le démarrage. Au demeurant Nerfin a eu la délicatesse de ne pas se considérer comme membre du Forum, mais seulement comme l’un de ses amis et soutiens dans les pays du Nord. Il est un ami qui m’a toujours été très cher; nous lui devons tous beaucoup. Peu de temps après notre initiative de Santiago, la nouvelle nous parvenait d’Alger de l’intention d’un groupe de réflexion basé au CREA de créer une « Association des économistes du tiers monde ». Les responsables du Forum naissant et moi- même personnellement étions heureux de cette initiative qui pourrait renforcer l’idée commune, celle d’encourager le débat critique sur le développement. Une première assemblée des fondateurs de cette association s’est réunie à Alger en 1979, à l’invitation d’Abdellatif Benachenhou, directeur du CREA. J’ai participé à cette assemblée intéressante, dont les débats convergeaient avec ceux que le Forum souhaitait voir développer. Le congrès constitutif de l’Association s’est tenu un peu plus tard à la Havane. Ce que je regrette personnellement - et je n’ai pas manqué de le dire à l’époque aux responsables de l’association - c’est que celle-ci ait donné trop de poids dans le choix de ses responsables à des représentants officieux d’Etats: un ministre cubain choisi pour la présider par exemple. Le souci de trouver vite des moyens financiers importants (que l’association pouvait espérer, par exemple, du gouvernement algérien) a également pesé trop lourd dans le choix des responsables. A mon avis ces options portaient ombrage à la crédibilité de l’association plutôt qu’elles ne la servaient. L’histoire m’a hélas donné raison. L’association a cessé d’exister le jour où, pour une raison ou une autre, l’Etat algérien s’en est désintéressé. Le Congrès de Karachi en décembre 1974 marquait la naissance officielle du Forum. Sur le fond, c’est à dire la définition du rôle et des fonctions, les congressistes adoptaient les principes définis à Santiago. Cela n’est pas surprenant puisque les membres du Forum provisoire avaient été identifiés et retenus sur la base de ces principes. Chose naturelle également: si l’on veut faire quelque chose, on a le droit d’en définir les moyens et la stratégie. A ceux qui éventuellement n’en sont pas heureux de faire autre chose. La démocratie c’est le droit ouvert à tous d’agir de cette manière. L’intérêt du congrès de Karachi n’était pas de répéter ce qui avait été fait à Santiago, au plan de la définition des principes, mais justement de les mettre en oeuvre, ou de commencer à le faire. La qualité des participants le permettait, l’exigeait même. Les débats furent donc pour l’essentiel centrés sur les questions fondamentales: quels sont les défis auxquels les peuples du tiers monde sont confrontés ? Où sont le général et le particulier dans ces défis ? Comment les intellectuels critiques des différentes régions, des différentes sensibilités culturelles, politiques, des différentes écoles de pensée, définissent ces défis ? Quels sont les alternatives proposées et comment sont- elles argumentées ? C’était, pour le Forum, un très bon début, prometteur. Simultanément, bien entendu le congrès adoptait des statuts généraux pour le Forum. Ceux-ci invitaient les bureaux régionaux à organiser des assemblées régionales du Forum, lesquelles préciseraient les modalités de mise en oeuvre de leur action. C’est dans ce cadre que, lorsque je quittais 1’IDEP qui avait abrité le Forum pour l’Afrique de 1975 à 1980, nous ne tardions pas à organiser une Assemblée africaine du Forum qui adoptait ses règlements régionaux, en conformité avec les statuts de l’organisation. C’était à Dakar en décembre 1980. Le bureau africain avait été logé à l’IDEP comme je l’ai dit jusqu’en 1980, puis transféré dans les bâtiments du CODESRIA en juin de la même année. Il dispose de ses bureaux propres à Dakar depuis 1983. Des collègues de l’IDEP m’y ont rejoint : Amoa, qui a pris sa retraite quelques années plus tard, Lamine Gakou, rentré à Bamako par la suite, et Bernard Founou. Nous assumons ensemble, Bernard et moi, la direction conjointe du bureau, sur un pied d’égalité. Je continue d’autre part à assurer les tâches de la coordination entre les différentes régions du Forum. L’expansion des activités La création du Forum du Tiers Monde a été, je crois, un succès non négligeable. Le seul fait que l’institution ait survécu - plus de vingt ans à la date où j’écris - en est le témoignage. Car le cimetière des institutions mort nées ou n’ayant guère survécu aux premières années de leur existence compte certainement des dizaines sinon des centaines d’initiatives de la même famille qui n’ont pas résisté aux bourrasques des changements du temps. Le succès est largement dû d’abord à Olof Palme, je dois le dire sans hésitation. Au début des années 1970 j’avais fait la connaissance de Rolf Gustavsson, à l’époque jeune chercheur en histoire économique et sociale à l’Université de Lund. Rolf, qui était un maoïste conséquent, m’avait invité en Suède pour faire des conférences dans les principales universités de son pays. I1 avait traduit en suédois mon « Accumulation à l’échelle mondiale ». Venu également à Dakar en qualité de journaliste il s’était courageusement rendu en Guinée Bissau, pour faire un reportage sur la guerre de libération. Nous nous étions liés d’une solide amitié qui a résisté au temps, en dépit de l’évolution politique de Rolf, devenu le directeur de la télévision suédoise puis son correspondant auprès de la CEE à Bruxelles, gagné à des positions fort modérées. En 1975 les universitaires suédois, dans un moment où le vent de gauche l’emportait, avaient pris l’initiative de créer une fondation dont l’objet était de soutenir la recherche critique indépendante dans le tiers monde. Les statuts de la SAREC - tel est le nom de l’institution - avaient été conçus dans un esprit démocratique sans pareil, typiquement suédois. Bien que financée par des fonds publics, la SAREC n’était pas l’agent d’exécution de la politique de l’Etat, mais un organisme réellement indépendant. Car l’Etat suédois ayant précisément choisi pour ligne politique dans ce domaine le soutien à la pensée critique dans le tiers monde, en tirait courageusement les conséquences. Ce qui est rarement le cas. Rolf m’avait donc introduit auprès des responsables de la SAREC et, de fil en aiguille, j’eu l’occasion de rencontrer Olof Palme pour lui soumettre directement le projet du Forum - en 1976 je crois - en développant à peu près, pour autant que je m’en souvienne, les arguments que j’ai repris plus haut dans ces mémoires. L’idée le convainquit sur le champ. Palme était de ces hommes politiques qui savent écouter et, s’étant fait une opinion, en tirent réellement les conséquences pour l’action. I1 avait par ailleurs une grande vision des affaires mondiales, fort critique du capitalisme réellement existant et de l’hégémonisme américano-atlantiste. Les positions que la Suède avait prises pendant la guerre du Viet Nam en témoignaient, et la décision de soutenir les luttes de libération dans les colonies portugaises et en Afrique du Sud tranchait avec l’hypocrisie des diplomaties de tous les autres pays occidentaux, qui préféraient en fait les fascistes portugais et les oppresseurs de l’apartheid. La Suède conquérait de ce fait une position sur l’échiquier mondial - aux côtés des forces démocratiques et progressistes -sans commune mesure avec le poids de ce pays de taille modeste. Palme me demandait donc d’emblée, au terme de notre discussion. De combien avez-vous besoin? Je lui expliquais que nous ne voulions pas succomber à la tentation de « démarrer riches »; une tentation souvent fatale par les facilités qu’elle offre. Qu’il nous faudrait quelque chose comme dollars par an pendant quelques années, au terme desquelles nous devrions être capables de prouver la viabilité du projet et trouver des moyens plus diversifiés pour son soutien financier. Palme me dit: je double la somme et vous garantis cinq ou même dix ans, si les électeurs nous suivent pendant ce temps. Ce qui fut le cas - la social démocratie suédoise gagnant régulièrement les élections, tenues tous les trois ans dans ce pays. Et jusqu’à la fin des années 1980 la SAREC a poursuivi sa mission sans la moindre hésitation. Les choses ont évolué par la suite le vent de droite - quasi néo- libéral - finissant par l’emporter, tandis que le rapprochement puis l’adhésion du pays à l’Union Européenne agissaient pour diluer les positions courageuses et exceptionnelles prises par Stockholm dans les décennies précédentes. Toujours est-il que le soutien généreux de la SAREC entre 1978 et 1992 a bien été de l’ordre de plus de deux millions de dollars, affectés à titre principal aux programmes africains du Forum, mais permettant également la poursuite des activités de coordination générale dont je suis responsable. Cela nous donnait suffisamment de marge pour avoir le temps de chercher d’autres soutiens que le Forum est effectivement parvenu à obtenir, principalement de diverses institutions de la Norvège, de la Finlande, des Pays Bas, du Canada, de l’Italie, de l’Union Européenne et de l’Université des Nations Unies. Par ailleurs le bureau africain du Forum du Tiers Monde s’associait, dans certains de ses programmes, à différentes institutions des Nations Unies. Ce fut d’abord l’UNITAR qui avait géré le fonds SAREC affecté au Forum de 1978 à 1980, alors que le Forum était logé à l’IDEP, dont j’étais le directeur. Philippe de Seynes avait pris une retraite active dans cette institution, dont le directeur à l’époque était un gentleman Sierra Leonais Davidson Nichol. Cet arrangement qui permettait que la gestion du budget du Forum soit assuré par les Nations Unies via l’UNITAR a fonctionné jusqu’en 1987. Nichol parti, Michel Doo Kingue ayant été nommé à sa place directeur de l’UNITAR s’est empressé de tenter d’imposer ses vues de bureaucrate navigant dans le sillage de ses patrons américains - ce que le Forum ne pouvait évidemment pas accepter. La gestion de l’arrangement fut alors transférée à l’UNRISD, dont les directeurs furent successivement l’Argentin Enrique Oteiza puis le Kenyan Dharam Ghai, deux intellectuels du tiers monde de valeur et de grande probité intellectuelle et politique, amis de surcroît et eux-mêmes membres du Forum. En vertu de cet arrangement certains des programmes africains du Forum étaient d’un commun accord intégrés dans les programmes de l’UNITAR puis de l’UNRISD, sans que ces organismes n’aient à en assumer le financement. C’était donc tout à leur avantage. En contrepartie les organismes en question géraient une partie des fonds du Forum, conformément aux règles des Nations Unies (et moyennant une rémunération de 14 %, au titre de ces fameux « overheads »). Bien entendu l’ensemble du budget et de son exécution, dont je restais responsable, est soumis à un audit annuel, conformément aux exigences de nos statuts et aux règles de bonne gestion. L’arrangement avec l’UNRISD a pris fin lorsque moi-même et Bernard Founou atteignions l’âge de la retraite et décidions d’un commun accord de poursuivre nos activités au sein du Forum. En ma qualité de directeur de l’IDEP j’avais participé, une année après l’autre, à une réunion annuelle des directeurs des instituts de recherche et de formation de la famille des Nations Unies. A l’ordre du jour il y avait immanquablement un point concernant la création d’une Université des Nations Unies. Une réunion où, d’une année sur l’autre, les mêmes propositions contradictoires étaient reprises par ceux qui souhaitaient intégrer les instituts qu’ils dirigeaient dans la nouvelle UNU, et ceux qui voulaient faire du neuf, laissant les instituts en exercice comme ils étaient, hors du projet. Finalement l’UNU a été créée, domiciliée à Tokyo, comme on le sait, selon une formule qui a fait de l’institution plutôt une sorte de fondation appelée à financer les programmes mis en oeuvre par d’autres qu’une véritable université sui generis. Ni les recteurs successifs de l’UNU, ni son Conseil ne m’ont véritablement impressionné. Et l’institution ne fut sauvée de la médiocrité - un temps - que grâce aux efforts de son vice- recteur japonais, Kinhide Mushakoji. Intelligent, actif à l’extrême, esprit fin et ouvert, critique, Mushakoji réalisait 90 % des programmes effectifs de l’UNU avec 10 % de son budget, le reste étant perdu en purs gaspillages. Mushakoji avait, entre autre, choisi le Forum comme partenaire principal pour l’exécution d’un programme de débats de fond concernant les perspectives des régions du tiers monde dans le système mondial. Entre 1980 et 1985 ce programme a constitué l’un des axes importants des activités du Forum, prolongés partiellement jusqu’en 1988, date à partir de laquelle Mushakoji fut contraint de quitter l’UNU: il donnait le mauvais exemple par l’efficacité de son travail ! Mushakoji est évidemment devenu et resté un ami personnel cher. Si les contributions des pays scandinaves et nordiques citées plus haut étaient dans l’ensemble affectées aux programmes du Forum concernant l’Afrique subsaharienne, celle de l’Italie a permis l’expansion des activités dans le monde arabe. Le grand colloque Euro-arabe, tenu à Naples en 1983, dans le magnifique Castel del’Uovo réunissant une centaine de participants des pays du Sud de la Méditerranée, demeure la date marquante du développement de ce programme. Giuseppe Santoro, qui était alors directeur général de la coopération italienne à Rome, avait été la personne clé qui avait mis au point, avec moi, ce programme. Une initiative lucide et courageuse que malheureusement aucun autre homme politique des pays européens qu’on aurait pu en principe croire intéressés à vouloir connaître les points de vue des intellectuels arabes critiques (le France et l’Espagne en particulier) n’a cru devoir poursuivre ! Toujours est-il que, dans la seconde moitié des années 1980, le Forum atteignait ce qu’on peut appeler son rythme de croisière. Le nombre de ses membres se fixait autour du millier, dont une bonne moitié réellement fort actifs dans un programme ou un autre. Le Forum a organisé au cours des quinze dernières années plus de 150 groupes de travail, collecté près de 2.500 communications, publiées dans les ouvrages de sa collection et dans de nombreuses revues. La publication d’ouvrages concernant l’Afrique et le Moyen Orient atteignait le chiffre de sept ou huit livres par an, publiés en français, en anglais ou en arabe. Le 80e ouvrage de la collection africaine du Forum - qui concerne l’Afrique du Sud - est paru en 1998. Compte tenu de volume des activités, celui des finances du Forum est extraordinairement modeste en comparaison de ce qu’il est pour des activités similaires d’autres institutions. Cette modestie est recherché pour elle- même: il s’agit de prouver que la conduite de ces débats, si importants puisqu’ils portent sur les problèmes majeurs de notre époque, n’exige pas nécessairement des moyens financiers gigantesques. Les membres du Forum sont des intellectuels de qualité intéressés par l’importance et la qualité des débats auxquels ils participent, non par les rémunérations qu’ils peuvent en tirer. Le choix de Dakar comme siège du Forum a certainement été heureux. J’avais proposé ce choix au Président Senghor quelques mois avant de quitter l’IDEP. Il m’avait encouragé et garanti le soutien de son administration. Laquelle n’a jamais cessé de témoigner à notre égard d’une amitié efficace et sincère, sans jamais non plus exercer sur le Forum la moindre pression d’une quelconque nature. Je dois donc ici apporter ce témoignage, tout à l’honneur du gouvernement du Sénégal et de tous ses responsables. Je ne connais pas beaucoup de pays, en Afrique et ailleurs dans le tiers monde, qui respectent autant la liberté intellectuelle et s’enorgueillissent même de l’importance des débats qu’elle permet de produire. Le Forum a souvent été un pionnier par les orientations de ses travaux. Il a développé une formule originale, qui se sépare de celle de la tradition conventionnelle des « symposia » dans lesquels les participants présentent des « papiers » de statuts divers. Considérant que cette formule coûteuse n’était pas la manière la plus efficace d’organiser le débat, le Forum en est venu progressivement à organiser des groupes de travail restreints, autour d’un coordinateur (consacrant 30 à 50 % de son temps de travail durant un an) et 4 à 6 participants (consacrant 10 à 20 % de leur temps). Le « dossier » établi par le groupe, concernant un thème d’étude déterminé, implique qu’au-delà des opinions personnelles de ses membres le point soit fait sur la question étudiée. Les dossiers sont généralement des documents volumineux (200 pages ou plus), soumis à la critique de 20 à 30 personnes choisies pour leur compétence, la diversité de leurs vues et la préoccupation d’en tirer des conclusions pour l’action. Les programmes développés par le Forum au cours des quinze dernières années ont porté pour l’essentiel sur l’analyse critique des conceptions et pratiques dites du développement. Le Forum a fait ici l’option méthodologique de considérer chaque région comme l’une des régions d’un système mondial intégré. Autrement dit on fait 1’option méthodologique que l’unité d’analyse principale est toujours, en dernière instance, le système mondial plutôt que l’une de ses composantes géographiques, pays ou région. Cela ne signifie pas que les spécificités concrètes propres à chaque société (pays ou région) et à chaque moment de l’évolution doivent être ignorées, mais seulement que ces spécificités ne prennent tout leur sens véritable que par leur rapport au système global. Cette option, qui peut paraître s’imposer aujourd’hui, alors que la rhétorique du « marché mondial contrainte incontournable» domine le discours, était en fait une attitude de pionnier souvent mal comprise et rejetée il y a une quinzaine d’années, lorsque les équipes du Forum ont démarré leurs réflexions. L’option implique que l’analyse des évolutions propres aux pays d’une région soit d’emblée située dans celle concernant l’ensemble du « tiers monde », lui-même partie constituante du système mondial. Les différenciations au sein du tiers monde (la « quart mondialisation » des uns, I’émergence des nouveaux pays industrialisés, la cristallisation de rapports Nord-Sud régionalisés, etc. ) ont été d’emblée situées dans la dynamique du système global. Cette option implique également qu’une attention particulière soit portée sur l’évolution du système mondial lui-même, sur l’émergence de caractéristiques qualitativement nouvelles, sur les formes nouvelles de la polarisation (les monopoles technologiques associés à la révolution technologique en cours, la mondialisation du capital financier, l’intensification des communications et des médias, le contrôle des armements de destruction massive ect; ), sur les formes nouvelles du « mouvement social », sur l’évolution des débats idéologiques (réémergence des dimensions culturelles et religieuses, etc. ). Autrement dit, il s’agit d’étudier « le monde vu du Sud » plus que le « Sud dans le monde ». Ici encore le Forum avait adopté une attitude de pionnier dont l’accélération des changements qui marquent la fin de l’après seconde guerre mondiale (1945- 1990) est venue confirmer les intuitions. Si les années soixante avaient été marquées par un grand espoir de voir s’amorcer un processus irréversible de développement à travers l’ensemble de ce que l’on appelait le Tiers Monde, et singulièrement l’Afrique, notre époque est celle de la désillusion. Le développement est en panne, sa théorie en crise et son idéologie l’objet de doute. Le Forum part du constat que la discussion des différentes options possibles dans le cadre limité des schémas macro- économiques ne donne plus que des résultats banals, connus d’avance, et qu’il faut donc s’élever plus haut et intégrer dans l’analyse toutes les dimensions du problème, économiques, politiques, sociales et culturelles; et simultanément, les replacer à la fois dans leur cadre local et dans leur interaction à l’échelle mondiale. Ce faisant, le Forum contribue à la remise en question du monopole du Nord sur la réflexion théorique concernant la mondialisation et ses impacts contrastés sur ses composantes géographiques. Dans sa contribution au débat sur les perspectives de développement à l’échelle à la fois des différentes régions du Tiers Monde et de l’évolution du système mondial, le Forum met l’accent sur les moyen et long termes trop négligés par comparaison aux préoccupations du court terme, sur lesquelles l’attention des pouvoirs est fixée. Le Forum part de la constations que les politiques dites d’ajustement structurel à court terme, imposées par les institutions du système mondial, conduisent, au mieux, à un équilibre régressif, et souvent aggravent les problèmes du sous-développement, notamment dans leur dimension sociale; qu’en définitive ces politiques canalisent les évolutions à long terme dans une direction donnée en réduisant à néant la marge des options diverses possibles. Pour surmonter la faillite du développement et la crise de sa théorie, le Forum soumet à la discussion le projet d’un « autre développement » envisagé dans la perspective politique d’un monde polycentrique non réduit aux trois ou cinq « grands », se substituant au duopole des deux super-puissances militaires, offrant une marge de développement réelle à l’Afrique, à l’Asie et à l’Amérique latine, qui tienne compte de leur développement économique inégal. Le Forum du Tiers Monde a connu depuis une expansion continue en dépit de la modestie de ses ressources. Ce résultat est d’autant plus remarquable que les difficultés propres à la période sont bien connues. Beaucoup de donateurs ont été amenés, pour faire face à la crise financière, à réduire drastiquement leurs contributions, en sacrifiant généralement en premier lieu tout ce qui ne leur paraissait pas déboucher directement sur des « actions concrètes ». Ce choix malheureux a renforcé la priorité donnée aux modes passagères et aux vues à court terme. Certains ont carrément renoncé à soutenir tout effort de pensée critique. Néanmoins cette atmosphère est peut- être en voie d’être dépassée, ne serait-ce que parce que les politiques dominantes préconisées ont produit plus de chaos et d’involutions que de nouveaux départs. Ré ouvrir ces débats fondamentaux est parfois donc déjà ressenti comme une urgence, tandis que l’accent sur les actions « immédiatement utiles » (auxquelles beaucoup d’ONG ont été associées) perd peut-être du terrain. Les activités du Forum en Afrique et au Moyen Orient sont passées par des phases successives dont on peut suivre l’évolution dans les 15 numéros du Bulletin (devenu Lettre d’Information) publiés de 1983 à juillet 1998. Les programmes majeurs qui ont marqué ces phases ont été les suivants: (i) les perspectives régionales (FTM-UNU) couvrant l’ensemble du Tiers Monde (1981- 1985), axées sur le débat autour de la dialectique construction nationale/transnationalisation; (ii) le projet Méditerranéen (financé par l’Italie) qui analysait les rapports entre le monde arabe et les deux Europes de l’Ouest et de l’Est dans leurs dimensions diverses, géostratégiques inclues (1983-1989); (iii) le projet « le Tiers Monde et le Développement Mondial » (FTM-UNU), développé à partir des Perspectives Régionales, mettant l’accent sur la critique des paradigmes du développement (1989-1992); (iv) le programme triennal (1992-1995) « Alternatives pour un Développement durable, autonome et démocratique en Afrique et au Moyen Orient »; (v) le programme triennal en cours (19961998): le système mondial - une perspective du Sud. La lecture de la production des réseaux du Forum illustre le développement d’une critique précoce et sévère des politiques dites de développement, dans leur conceptualisation théorique, leurs choix stratégiques, les modalités de leur mise en oeuvre par les appareils institutionnels. Les pratiques des « décennies du développement » ont été sévèrement jugées, qu’elles se soient réclamées du « socialisme » ou du « libéralisme ». L’analyse a montré l’existence de faiblesses communes souvent masquées par les discours idéologiques: la forte dépendance financière extérieure, l’échec agricole, l’absence de révolution industrielle, le caractère non démocratique des systèmes de pouvoir, la vision sociale courte dite de la « modernisation » etc. L’analyse proposait donc une alternative à l’approche dominante, trop souvent réduite au management à court terme, comme elle proposait une méthode pluridisciplinaire holistique faisant contraste avec l’économisme court dominant. Le programme mobilisait un grand nombre d’intellectuels. La diversité des outils d’analyse mis en oeuvre comme des appartenances théoriques et idéologiques était poursuivie comme un but en soi. Aucune tentative de fondre ces points de vue différents dans une « théorie » exclusive n’a été tentée: elle aurait été forcément éclectique et rejetée par tous. « Intégrer » les points de vue des personnalités fortes que le Forum rassemble n’aurait pas de sens. Le Forum n’est pas une « école de pensée », son but est de contraindre les uns et les autres à répondre sérieusement aux arguments qui leur sont opposés, en vue d’enrichir le débat. Par ailleurs le Forum a toujours été présent dans les forums internationaux majeurs, comme le cinquantième anniversaire de Bretton Woods (septembre 1994), ouvrant la discussion sur le développement mondial; ou le Sommet Social de Copenhague (mars 1995), ouvrant le débat concernant les dimensions sociales du développement. Le Forum a présenté à ce sommet - à la requête du secrétariat de l’ONU - le rapport indépendant principal sur le sujet. A l’occasion de la rencontre du Caire de mars 1997 un groupe d’une trentaine de personnalités provenant des cinq continents, Nord et Sud, a pris l’initiative de la création d’un Forum Mondial des Alternatives, dont le Forum du Tiers Monde s’honore d’être un participant actif. Le Forum du Tiers Monde partage ici avec d’autres la conviction qu’à notre époque le besoin d’intensifier le débat à l’échelle mondiale en connectant les différents réseaux qui, à travers le monde, poursuivent les mêmes objectifs - la construction d’un système mondial pluricentrique démocratique -s’impose plus que jamais. 3739630@100617035.com - 7-100617035-23495496 - Toute reproduction interdite DEUXIEME PARTIE PROLOGUE : LES VAGUES SUCCESSIVES DE L’EVEIL DU SUD Cette deuxième partie de mes Mémoires propose un compte rendu détaillé de mes activités depuis 1970 – dans les cadres successifs de l’IDEP et du FTM – et le prolonge jusqu’à ce jour de Juin 2014 – dans le cadre FTM/FMA. La matière d’une bonne partie de ces Mémoires avait été publiée dans L’Eveil du Sud et couvert la période jusqu’au début des années 2000. J’ai vécu de l’intérieur l’époque de Bandoung d’abord en Egypte (1957-1960), puis au Mali (1960-1963), dans l’exercice de mes fonctions d’alors. J’en ai donné un compte rendu dans la première partie. Dans l’exercice de mes fonctions à l’IDEP et au FTM nous étions encore dans l’époque de Bandoung, déclinante. Le compte rendu de mes activités pour ces années en est le témoignage. La période contemporaine de l’histoire que j’ai vécu se partage elle-même en trois temps distincts : 1°) la période de l’essor puis de l’essoufflement de Bandoung – 1955 à 1980; 2°) la période de restauration de l’ordre impérialiste nouveau qualifié de « mondialisation libérale » – 1980 à 1995; 3°) avec l’amorce de l’implosion de ce système du capitalisme/impérialisme, à partir de 1995, l’amorce parallèle d’un renouveau des combats pour un « autre monde, meilleur », en particulier dans le nouveau « grand Sud ». Le sous-titre donné à mes Mémoires – « l’éveil du Sud – répond à cette vision de l’histoire globale qui est la mienne. Le XXe siècle a été le siècle de déploiement d’une première vague de luttes victorieuses qui se sont donné l’objectif de sortir du capitalisme, et/ou de l’impérialisme. Les victoires de la libération de la domination impérialiste portaient en elles potentiellement celle d’aller au-delà du capitalisme, vers le socialisme. Cette première vague a épuisé ses capacités de développement et permis, à partir des années 1980, la restauration d’un nouvel ordre capitaliste/impérialiste sauvage, pour nous, peuples du Sud, quasiment synonyme de colonisation de pillage. Mais l’ordre nouveau, instable par nature, est déjà remis en question par la montée d’une seconde vague d’éveil du Sud. Le défi est sérieux plus que jamais : cette seconde vague va-t-elle, comme la première, n’occuper le devant de la scène que dans les pays des périphéries du système mondial ? Ou bien va-t-elle amorcer la transformation concomitante du Sud et du Nord de la planète mondialisée, par des avancées au- delà du capitalisme au Nord comme au Sud ? Cet ouvrage se situe dans la catégorie des Mémoires, c’est-à- dire qu’il est un compte rendu personnel de mes interventions. Mais, comme je l’ai fait pour la première partie et comme je le fais dans les chapitres de cette deuxième partie, il m’est paru utile d’offrir, dans ce prologue, quelques présentations de synthèse, sans lesquelles le lecteur aurait du mal à comprendre les motivations qui ont inspiré mes interventions. D’abord quatre documents succincts qui précisent ce qu’a été mon analyse des trois moments successifs de l’histoire considérée : 1°) Bandoung et la première mondialisation des luttes; 2°) le capitalisme des monopoles généralisés; 3°) l’émergence et le lumpen développement. Je les complète par un bref exposé de ce je comprends par maoïsme, entendu comme forme (et peut- être étape) du déploiement du marxisme historique. Ensuite trois documents qui résument ma vision des défis majeurs auxquels l’humanité est confrontée : 1°) la question agraire (centrale pour les peuples des trois continents – Asie, Afrique et Amérique latine); 2°) la question de la démocratisation des sociétés; 3°) la question de la dimension écologique du défi. Ces trois documents m’éviteront beaucoup de redites. Car ces questions sont revenues sans cesse dans tous les débats de la gauche radicale et les arguments que j’ai développés dans mes interventions ne pouvaient pas les ignorer. Il en a été de même, également, pour certaines autres questions, comme celle concernant « l’aide internationale », qui revient d’une manière lancinante dans tous les débats, en particulier africains. C’est pourquoi j’ai pensé également utile de rappeler dans les chapitres de ces mémoires, ce qu’ont été – et sont – mes arguments sur ces questions. 1. Bandoung et la première mondialisation des luttes (1955-1980) Le texte qui suit complète celui écrit dans la première partie sous le titre de « déploiement et érosion de Bandung ». Les gouvernements et les peuples de l’Asie et de l’Afrique proclamaient à Bandoung en 1955 leur volonté de reconstruire le système mondial sur la base de la reconnaissance des droits des nations jusque là dominées. Ce « droit au développement » constituait le fondement de la mondialisation de l’époque, mise en œuvre dans un cadre multipolaire négocié, imposé à l’impérialisme contraint, lui, à s’ajuster à ces exigences nouvelles. Le succès de Bandoung – et non son échec comme on le dit de plus en plus sans réfléchir – est à l’origine d’un bond en avant gigantesque des peuples du Sud, dans les domaines de l’éducation et de la santé, de la construction de l’Etat moderne, souvent de la réduction des inégalités sociales, enfin de l’entrée dans l’ère de l’industrialisation. Sans doute les limites de ces réalisations - en particulier le déficit démocratique des régimes du populisme national qui ont « donné aux peuples » mais ne leur ont jamais permis de s’organiser par eux mêmes – doit-il être pris en considération sérieuse dans le bilan de l’époque. Le système de Bandoung s’articulait aux deux autres systèmes caractéristiques de l’après guerre mondiale, celui du soviétisme (et du maoïsme) et celui du Welfare State de la social-démocratie occidentale. Des systèmes en compétition certes, en conflit même (encore que ceux-ci aient été parfaitement contenus dans les limites ne permettant pas leur dérive au delà de conflits armés localisés), mais certainement également de ce fait complémentaires les uns des autres. Parler dans ces conditions de la mondialisation des luttes fait sens et, s’agissant pour la première fois dans l’histoire du capitalisme de luttes se déployant dans toutes les régions de la planète et à l’intérieur de toutes les nations qui la constituent, inaugure une première dans la direction de cette évolution. La preuve de l’interdépendance qui caractérisait les luttes et les compromis historiques assurant la stabilisation de la gestion des sociétés concernées a été apportée a contrario par les évolutions qui ont fait suite à l’érosion parallèle des potentiels de développement des trois systèmes. L’effondrement du soviétisme a entraîné également celle du modèle de la social-démocratie, dont les avancées sociales – tout à fait réelles – s’étaient imposées parce qu’elles constituaient le seul moyen possible capable de faire face au « défi communiste ». On devrait se souvenir également à cet endroit de l’écho de la révolution culturelle chinoise dans l’Europe de 1968. Les progrès de l’industrialisation amorcés durant l’ère de Bandoung ne procèdent pas de la logique du déploiement impérialiste mais ont été imposés par les victoires des peuples du Sud. Sans doute ces progrès ont-ils nourri l’illusion d’un « rattrapage » qui paraissait en cours de réalisation, alors qu’en fait l’impérialisme, contraint lui de s’ajuster aux exigences du développement des périphéries, se recomposait autour de nouvelles formes de domination. Le vieux contraste pays impérialistes/pays dominés qui était synonyme de contraste pays industrialisés/pays non industrialisés cédait peu à peu la place à un contraste nouveau fondé sur la centralisation d’avantages associés aux « cinq monopoles nouveaux des centres impérialistes » (le contrôle des technologies nouvelles, des ressources naturelles, des flux financiers, des communications et des armements de destruction massive). Les réalisations de la période comme leurs limites invitent à revenir sur la question centrale de l’avenir de la bourgeoisie et du capitalisme dans les périphéries du système. Il s’agit là d’une question permanente pour autant que le déploiement mondialisé du capitalisme, par ses effets polarisants produits par sa nature impérialiste, caractérise l’inégalité fondamentale des potentiels du développement bourgeois et capitaliste au centre et à la périphérie du système. En d’autres termes la bourgeoisie des périphéries était-elle nécessairement contrainte de se soumettre aux exigences de ce développement inégal ? Est-elle de ce fait de nature nécessairement compradore ? La voie capitaliste est-elle, dans ces conditions, nécessairement une impasse ? Ou bien la marge de manœuvre que la bourgeoisie peut mettre à profit dans certaines circonstances (qu’il faudra alors préciser) permet-elle un développement capitaliste national, autonome, capable d’avancer dans la direction du rattrapage ? Où sont les limites de ces possibilités ? Dans quelle mesure l’existence de ces limites impose-t-elle de qualifier l’option capitaliste d’illusion ? Des réponses doctrinaires et tranchées ont été apportées à ces questions, se sont succédées et affirmées dans un sens puis dans son contraire, pour toujours s’adapter expost à des évolutions jamais prévues correctement ni par les uns (les forces dominantes) ni par les autres (les classes populaires). Au lendemain de la seconde guerre mondiale le communisme de la Troisième Internationale qualifiait toutes les bourgeoisies du Sud de compradore et le maoïsme proclamait que la seule voie de libération possible était celle qu’ouvrait une « révolution socialiste par étapes », dirigée par le prolétariat et ses alliés (les classes populaires paysannes en particulier), et surtout par leur porte parole d’avant garde – le parti communiste. Bandoung allait prouver que le jugement était hâtif, que sous la direction de la bourgeoisie un bloc hégémonique national populiste pouvait faire avancer le développement en question. La page de Bandoung tournée avec l’offensive néo-libérale du capital des oligopoles du centre impérialiste (la triade : Etats Unis, Europe, Japon) à partir de 1980 les bourgeoisies du Sud ont paru à nouveau s’inscrire dans une perspective de soumission compradorisée qui s’exprime dans l’ajustement unilatéral imposé (qui est l’ajustement des périphéries aux exigences du centre, en quelque sorte l’inverse de l’ajustement des centres que les périphéries ont imposé durant l’ère de Bandoung). Mais à peine ce renversement de tendance s’imposait-il qu’à nouveau dans les pays dits « émergents » - singulièrement en Chine, mais également dans d’autres pays comme l’Inde ou le Brésil – une marge se dessinait offrant ses chances à l’avancée d’options de développement capitaliste national. Analyser le potentiel de ces avancées, leurs contradictions et limites demeure au centre des débats sans l’approfondissement desquels on ne pourra pas penser la construction des stratégies efficaces de convergence des luttes aux échelles locales et à celle du monde. 2. Le capitalisme des monopoles généralisés Le capitalisme contemporain est un capitalisme de monopoles généralisés. J’entends par là que les monopoles constituent désormais non plus des îles (fussent-elles importantes) dans un océan de firmes qui ne le sont pas – et qui, de ce fait, sont encore relativement autonomes – mais un système intégré et que, de ce fait, ces monopoles contrôlent désormais étroitement l’ensemble de tous les systèmes productifs. Les petites et moyennes entreprises, et même les grandes entreprises qui ne relèvent pas elles-mêmes de la propriété formelle des ensembles oligopolistiques concernés – sont enfermées dans des réseaux de moyens de contrôle mis en place en amont et en aval par les monopoles. Leur marge d’autonomie s’est rétrécie de ce fait comme une peau de chagrin. Ces unités de production sont devenues des sous- traitants des monopoles. Ce système des monopoles généralisés est le produit d’une étape nouvelle de la centralisation du capital dans les pays de la triade (les Etats Unis, l’Europe occidentale et centrale, le Japon) qui s’est déployée au cours des années 1980 et 1990. Simultanément ces monopoles généralisés dominent l’économie mondiale. La « mondialisation » est le nom qu’ils ont eux-mêmes donné à l’ensemble des exigences par lesquelles ils exercent leur contrôle sur les systèmes productifs des périphéries du capitalisme mondial (le monde entier au- delà des partenaires de la triade). Il ne s’agit de rien d’autre que d’une étape nouvelle de l’impérialisme. Le capitalisme des monopoles généralisés et mondialisés constitue un système qui assure à ces monopoles la ponction d’une rente de monopole prélevée sur la masse de la plus value (transformée en profits) que le capital extrait de l’exploitation du travail. Dans la mesure où ces monopoles opèrent dans les périphéries du système mondialisé cette rente de monopole devient une rente impérialiste. Le procès d’accumulation du capital – qui définit le capitalisme dans toutes ses formes historiques successives – est, de ce fait, commandé par la maximisation de la rente monopolistique/impérialiste. Ce déplacement du centre de gravité de l’accumulation du capital est à l’origine de la poursuite continue de la concentration des revenus et des fortunes, au bénéfice de la rente des monopoles, largement accaparée par les oligarchies (« ploutocraties ») qui gouvernent les groupes oligopolistiques, au détriment des rémunérations du travail et même des rémunérations du capital non monopolistique. Ce déséquilibre en croissance continue est lui-même, à son tour, à l’origine de la financiarisation du système économique. J’entends par là qu’une fraction croissante du surplus ne peut plus être investie dans l’élargissement et l’approfondissement des systèmes productifs et que le « placement financier » de cet excédent croissant constitue alors la seule alternative possible pour la poursuite de l’accumulation commandée par les monopoles. A son tour cette financiarisation, qui accuse la croissance de l’inégalité dans la répartition des revenus (et des fortunes), génère le surplus grandissant dont elle se nourrit. Les « placements financiers » (ou encore les placements de spéculation financière) poursuivent leur croissance à des rythmes vertigineux, sans commune mesure avec ceux de la « croissance du PIB » (elle-même devenue de ce fait largement fictive) ou ceux de l’investissement dans l’appareil productif. La croissance vertigineuse des placements financiers exige – et alimente – entre autre celle de la dette, dans toutes ses formes, et en particulier celle de la dette souveraine. Lorsque les gouvernements en place prétendent poursuivre l’objectif de « réduction de la dette », ils mentent délibérément. Car la stratégie des monopoles financiarisés a besoin de la croissance de la dette (qu’ils recherchent et non combattent) – un moyen financièrement intéressant d’absorber le surplus de rente des monopoles. Les politiques d’austérité imposées, « pour réduire la dette » dit-on, ont, au contraire, pour conséquence (recherchée) d’en augmenter le volume. La ploutocratie, nouvelle classe dirigeante du capitalisme sénile La logique de l’accumulation est celle de la concentration et de la centralisation croissantes du contrôle du capital. La propriété formelle peut être disséminée (comme celle des « propriétaires » de parts de droits à la retraite dans les fonds de pension), alors que la gestion de cette propriété est contrôlée par le capital financier. Nous sommes parvenus à un niveau de centralisation des pouvoirs de domination du capital tel que les formes d’existence et d’organisation de la bourgeoisie telles qu’on les a connues jusqu’ici sont abolies. La bourgeoisie était constituée de familles bourgeoises stables. D’une génération à l’autre les héritiers perpétuaient une certaine spécialisation dans les activités de leurs entreprises. La bourgeoisie construisait et se construisait dans la longue durée. Cette stabilité favorisait la confiance dans les « valeurs bourgeoises », leur rayonnement dans la société toute entière. Dans une très large mesure, la bourgeoisie, classe dominante, était acceptée comme telle. Pour les services qu’elle rendait, elle paraissait mériter son accès aux privilèges de l’aisance ou de la richesse. Elle paraissait aussi largement nationale, sensible aux intérêts de la nation, quels qu’aient été les ambiguïtés et les limites de ce concept manipulé. La nouvelle classe dirigeante s’écarte brutalement de cette tradition. Certains qualifient la transformation en question de déploiement d’un actionnariat actif rétablissant pleinement les droits de la propriété (voire d’un actionnariat populaire). Cette qualification laudative et trompeuse qui légitime le changement, omet de rappeler que l’aspect majeur de la transformation concerne le degré de concentration du contrôle du capital et de centralisation du pouvoir qui lui est attaché. La nouvelle classe dirigeante ne se compte plus que par dizaines de milliers et non par millions, comme c’était le cas de l’ancienne bourgeoisie. De surcroît une bonne proportion de celle-ci est constituée de nouveaux venus qui se sont imposés plus par le succès de leurs opérations financières (notamment en bourse) que par leur contribution aux percées technologiques propres à notre époque. Leur ascension ultra rapide fait contraste avec celle de leurs prédécesseurs, qui s’étalait sur de nombreuses décennies. La centralisation des pouvoirs, encore plus marquée que la concentration des capitaux, renforce l’interpénétration des pouvoirs économiques et politiques. L’idéologie « traditionnelle » du capitalisme plaçait l’accent sur les vertus de la propriété en général, en particulier de la petite – en fait moyenne ou moyenne grande- considérée par sa stabilité comme porteuse de progrès technologique et social. En contrepoint la nouvelle idéologie encense les « gagnants » et méprise les « perdants » sans autre considération. Car le « gagnant » a ici presque toujours raison, même lorsque les moyens qu’il a mis en œuvre, s’ils ne tombent pas sous le coup de la loi pénale, frisent l’illégal et en tout cas ignorent les valeurs morales communes. Le capitalisme contemporain est devenu par la force de la logique de l’accumulation, un « capitalisme de connivence ». Le terme anglais- « crony capitalism » - ne peut plus être réservé aux seules formes « sous développées et corrompues » de l’Asie du Sud-est et de l’Amérique latine que les «économistes » (c’est à dire les croyants sincères et convaincus des vertus du libéralisme) fustigeaient hier. Il s’applique désormais aussi bien au capitalisme des Etats Unis et de l’Europe contemporains. Dans son comportement courant cette classe dirigeante se rapproche alors de ce qu’on connaît de celui des « mafias », quand bien même le terme paraîtrait insultant et extrême. Le système politique du capitalisme contemporain est désormais un système ploutocratique. Celui-ci s’accommode de la poursuite de la pratique de la démocratie représentative, devenue « démocratie de basse intensité » : vous êtes libre de voter pour qui vous voulez, cela n’a aucune importance puisque c’est le marché et non le Parlement qui décide de tout ! Il s’accommode aussi ailleurs de formes de gestion autocratique du pouvoir ou de farces électorales. Ces transformations ont modifié le statut des classes moyennes et leur mode d’intégration dans le système global. Ces classes sont désormais largement constituées de salariés et non plus de petits producteurs marchands comme naguère. Cette transformation prend l’allure de crise des classes moyennes, marquée par une différenciation croissante : les privilégiés (hauts salaires) sont devenus les agents directs de la classe dominante des oligopoles, tandis que les autres sont paupérisés. Les affairistes, nouvelle classe dominante dans les périphéries Le contraste centres/périphéries n’est pas nouveau; il a accompagné l’expansion capitaliste mondialisée dès ses origines, il y a cinq siècles. De ce fait les classes dirigeantes locales des pays du capitalisme périphérique, qu’il s’agisse de pays indépendants ou même de colonies, ont toujours été des classes dirigeantes subalternisées mais néanmoins alliées par les bénéfices qu’elles tiraient de leur insertion dans le capitalisme mondialisé. La diversité de ces classes, en grande partie issues de celles qui dominaient leurs sociétés avant leur soumission au capitalisme/impérialisme, est considérable. La reconquête de l’indépendance a souvent entraîné la substitution à ces classes subordonnées anciennes (collaboratrices) de nouvelles classes dirigeantes – bureaucraties, bourgeoisies d’Etat – plus légitimes aux yeux de leurs peuples (au départ) du fait de leur association aux mouvements de libération nationale. Mais ici encore, dans ces périphéries dominées par l’impérialisme ancien (les formes antérieures à 1950) ou par l’impérialisme nouveau (celui de la période de Bandoung jusque vers 1980), les classes dirigeantes locales bénéficiaient d’une stabilité relative visible. Les bouleversements entraînés par le capitalisme des oligopoles du centre impérialiste collectif nouveau (la triade Etats Unis/Europe/Japon) ont véritablement déraciné les pouvoirs de toutes ces anciennes classes dirigeantes des périphéries pour leur substituer ceux d’une nouvelle classe que je qualifierai « d’affairistes ». L’affairiste en question est un « homme d’affaires », pas un entrepreneur créatif. Il tient sa richesse de ses relations avec le pouvoir en place et les maîtres étrangers du système qu’il s’agisse de représentants des Etats impérialistes (de la CIA en particulier) ou des oligopoles. Il opère comme un intermédiaire, fort bien rémunéré, qui bénéficie d’une véritable rente politique dont il tire l’essentiel de la richesse qu’il accumule. L’affairiste n’adhère plus à un système de valeurs morales et nationales quelconque. A l’image caricature de son alter-ego des centres dominants il ne connaît plus que la « réussite », l’argent, la convoitise qui se profile derrière un prétendu éloge de l’individu. Là encore les comportements maffieux, voire criminels, ne sont jamais éloignés. La constitution de la classe nouvelle des affairistes est indissociable du déploiement des formes de lumpen- développement qui caractérisent largement le Sud contemporain. Mais l’axe principal du bloc dominant n’est constitué par cette classe que dans les situations de « non émergence » du pays concerné. Dans les pays émergents le boc dominant est autre. Les classes dominées : un prolétariat généralisé mais segmenté Marx a défini le prolétaire d’une manière rigoureuse (l’être humain contraint de vendre au capital sa force de travail) et reconnu que les conditions de cette vente (« formelles » ou « réelles » pour reprendre les termes mêmes de Marx) ont toujours été diverses. La segmentation du prolétariat n’est pas chose nouvelle. On comprend alors que la qualification ait été plus visible pour certains segments de la classe, comme les ouvriers de la nouvelle machinofacture du 19 ième siècle ou mieux encore de l’usine fordisée du 20 ième. La concentration sur les lieux de travail facilitait la solidarité dans les luttes et la maturation de la conscience politique, alimentant l’ouvriérisme de certains marxismes historiques. L’émiettement de la production produite par les stratégies du capital mettant en œuvre les possibilités offertes par les technologies modernes sans pour autant perdre le contrôle de la production sous-traitée ou délocalisée, affaiblit bien entendu la solidarité et renforce la diversité dans la perception des intérêts. Le prolétariat semble donc disparaître au moment même où il se généralise. Les formes de la petite production autonome, les millions de petits paysans, d’artisans, de petits commerçants disparaissent pour laisser la place à des statuts de sous- traitance, aux grandes surfaces etc. Le statut formel de salarié devient celui de 90% des travailleurs, tant pour la production matérielle qu’immatérielle. J’ai tiré les conséquences de la diversification des rémunérations, qui loin d’être homothétiques des coûts de formation des qualifications requises, les amplifie à l’extrême. Il n’empêche que le sentiment de solidarité est en voie de renaissance. « Nous, les 99% » disent les mouvements d’occupation. Cette double réalité – l’exploitation de tous par le capital et la diversité des formes et de la violence de cette exploitation – interpelle la gauche qui ne peut ignorer les « contradictions au sein du peuple » sans renoncer à faire converger les objectifs, ce qui implique à son tour la diversité des formes d’organisation et d’action du nouveau prolétariat généralisé. L’idéologie du « mouvement » ignore ces défis. Passer à l’offensive exige la reconstruction incontournable de centres capables de penser l’unité des objectifs stratégiques. L’image du prolétariat généralisé dans les périphéries émergentes ou pas est différente sur au moins quatre plans : (i) par la progression de la « classe ouvrière », visible dans les pays émergents; (ii) par la persistance d’une paysannerie nombreuse mais néanmoins de plus en plus intégrée dans le marché capitaliste et de ce fait soumise à l’exploitation du capital, fut-elle indirecte; (iii) par la croissance vertigineuse des activités de « survie » produites par le lumpen développement; (iv) par les postures réactionnaires de couches importantes des classes moyennes, lorsque celles-ci sont les bénéficiaires exclusifs de la croissance. Le défi pour les gauches radicales est ici « d’unir les paysans et les ouvriers », pour reprendre la manière de s’exprimer de la Troisième Internationale, d’unir le peuple des travailleurs (« informel » inclus), l’intelligentsia critique et les classes moyennes dans un front anti compradore. Les formes nouvelles de la domination politique Les transformations de la base économique du système et des structures de classes qui les accompagnent ont modifié les conditions d’exercice du pouvoir. La domination politique s’exprime désormais à travers une « classe politique » de style nouveau et un clergé médiatique, l’un et l’autre au service exclusif du capitalisme abstrait des monopoles généralisés. L’idéologie de « l’individu-roi » et les illusions du « mouvement » qui pourraient transformer le monde, voire « changer la vie » !, sans poser la question de la prise du pouvoir par les travailleurs et les peuples confortent ce mode d’exercice du nouveau pouvoir du capital. Dans les périphéries la forme caricaturale extrême est atteinte lorsque le lumpen développement confie l’exercice du pouvoir à un Etat et une classe d’affairistes compradores. Par contre, dans les pays émergents des blocs sociaux d’une autre nature exercent un pouvoir réel qui tient sa légitimité du succès économique des politiques mises en œuvre. Les illusions que l’émergence « dans le capitalisme mondialisé et par des moyens capitalistes » permettra le rattrapage, les limites de ce qui serait possible en fait dans ce cadre, les conflits sociaux et politiques, ouvrent la porte à des évolutions différentes possibles allant vers le meilleur (en direction du socialisme) ou le pire (l’échec et la re-compradorisation). Le capitalisme sénile et la fin de la civilisation bourgeoise Les caractères des nouvelles classes dominantes décrits ici ne sont pas de la nature de phénomènes conjoncturels passagers. Ils correspondent rigoureusement aux exigences de fonctionnement du capitalisme contemporain. La civilisation bourgeoise – comme toute civilisation – ne se réduit pas à la logique de la reproduction de son système économique. Elle intégrait un volet idéologique et moral : l’éloge de l’initiative individuelle certes, mais aussi l’honnêteté et le respect du droit, voire la solidarité avec le peuple exprimée au moins au niveau national. Ce système de valeurs assurait une certaine stabilité à la reproduction sociale dans son ensemble, empreignait le monde des représentants politiques à son service. Ce système de valeurs est en voie de disparition. Pour faire place à un système sans valeurs. L’inculture et la vulgarité caractérisent une majorité croissante de ce monde des « dominants ». Une évolution dramatique de cette nature annonce la fin d’une civilisation. Elle reproduit ce qu’on a déjà vu se manifester dans l’histoire dans les époques de décadence. Pour toutes ces raisons, je considère que le capitalisme contemporain des oligopoles doit être désormais qualifié de sénile, quelles que soient ses succès immédiats apparents, car il s’agit de succès qui enfoncent dans la voie d’une nouvelle barbarie. (Je renvoie ici à mon étude, Révolution ou décadence ? vielle de près de 30 ans). Le système du capitalisme des monopoles généralisés, « mondialisés » (impérialistes) et financiarisés implose sous nos yeux. Ce système, visiblement incapable de surmonter ses contradictions internes grandissantes, est condamné à poursuivre sa course folle. La « crise » du système n’est pas due à autre chose qu’à son propre « succès ». En effet jusqu’à ce jour la stratégie déployée par les monopoles a toujours donné les résultats recherchés: les plans « d’austérité », les plans dits sociaux (en fait antisociaux) de licenciement, s’imposent toujours, en dépit des résistances et des luttes. L’initiative demeure toujours, jusqu’à ce jour, dans les mains des monopoles (« les marchés ») et de leur serviteurs politiques (les gouvernements qui soumettent leurs décisions aux exigences dites du « marché »). L’analyse des luttes et des conflits amorcés et replacés dans la perspective de la remise en cause de la domination impérialiste permet à son tour de situer le phénomène nouveau de « l’émergence » de certains pays du Sud. Mais cet automne ne coïncide pas avec « un printemps des peuples » qui implique que les travailleurs et les peuples en lutte aient pris la mesure exacte des exigences non pas de « sortir de la crise du capitalisme », mais de « sortir du capitalisme en crise » (titre d’un de mes ouvrages récents). Ce n’est pas le cas, ou pas encore. L’écart qui sépare l’automne du capitalisme du printemps possible des peuples donne au moment actuel de l’histoire tout son caractère dangereusement dramatique. La bataille entre les défenseurs de l’ordre capitaliste et ceux qui, au- delà de leur résistance, peuvent engager l’humanité sur la longue route au socialisme, conçu comme un stade supérieur de la civilisation, est à peine engagée. Toutes les alternatives sont alors possibles, les meilleures comme les plus barbares. L’existence même de l’écart exige explication. Le capitalisme n’est pas seulement un système fondé sur l’exploitation du travail par le capital; il est également un système fondé sur la polarisation de son déploiement à l’échelle mondiale. Capitalisme et impérialisme constituent les deux faces indissociables de la même réalité, celle du capitalisme historique. La remise en cause de ce système s’est déployée durant tout le 20 ième siècle, jusqu’en 1980, dans une longue vague de luttes victorieuses des travailleurs et des peuples dominés. Les révolutions conduites sous les étendards du marxisme et du communisme, les réformes conquises dans la perspective d’une évolution socialiste graduelle, les victoires des mouvements de libération nationale des peuples colonisés et opprimés, ont toutes et ensemble construit des rapports de force moins défavorables aux travailleurs et aux peuples qu’ils ne l’avaient été jusque-là. Mais cette vague s’est essoufflée sans parvenir à créer les conditions de son dépassement par de nouvelles avancées. Cet essoufflement a permis alors au capital des monopoles de reprendre l’offensive et de rétablir son pouvoir absolu et unilatéral, alors que les contours de la nouvelle vague de remise en cause du système se dessinent encore à peine. Dans la grisaille du paysage de la nuit qui n’est pas achevée alors que le jour n’a pas encore percé, se dessinent des monstres et des fantômes. Car si le projet du capitalisme des monopoles généralisés est effectivement monstrueux, les réponses des forces du refus sont encore largement fantomatiques. 3. Emergence et lumpen développement Le terme d’émergence fait l’objet d’utilisations par les uns et les autres dans des contextes différents à l’extrême et le plus souvent sans que la précaution d’en préciser le sens ait été prise. L’émergence ne se mesure ni par un taux de croissance du PIB (ou des exportations) élevé sur une période longue (plus d’une décennie), ni par le fait que la société concernée ait atteint un niveau élevé de son PIB per capita, comme le fait la Banque Mondiale et les économistes conventionnels. L’émergence implique bien davantage : une croissance soutenue de la production industrielle dans le pays concerné et une montée en puissance dans la capacité de ces industries d’être compétitives à l’échelle mondiale. Encore faut-il préciser de quelles industries il s’agit et ce qu’on entend par compétitivité. Il faut exclure de l’examen les industries extractives (mines et combustibles) qui peuvent à elles seules, dans des pays bien dotés par la nature de ce point de vue, produire une croissance accélérée sans entraîner dans son sillage l’ensemble des activités productives dans le pays concerné. L’exemple extrême de ces situations « non- émergentes » est celui des pays du Golfe, ou du Vénézuéla, du Gabon et d’autres. Il faut également comprendre la compétitivité des activités productives dans l’économie considérée comme celle du système productif pris dans son ensemble et non d’un certain nombre d’unités de production envisagées par elles mêmes. Par les biais de la délocalisation ou de la sous traitance, des multinationales opérant dans les pays du Sud peuvent être à l’origine de la mise en place d’unités de production locales (filiales des transnationales ou autonomes) capables en effet d’exporter sur le marché mondial, ce qui leur vaut la qualification de compétitives dans le langage de l’économie conventionnelle. La compétitivité d’un système productif dépend de facteurs économiques et sociaux divers, entre autre des niveaux généraux d’éducation et de formation des travailleurs de tous grades comme de l’efficacité de l’ensemble des institutions qui gèrent la politique économique nationale (fiscalité, droit des affaires, droits du travail, crédit, soutiens publics etc.). A son tour le système productif en question ne se réduit pas aux seules industries de transformation productives de biens manufacturés de production et de consommation (mais l’absence de celles-ci annule l’existence même d’un système productif digne de ce nom), mais intègre la production alimentaire et agricole comme les services exigés pour le fonctionnement normal du système (transports et crédit en particulier). Le concept d’émergence implique donc une approche politique et holistique de la question. Un pays n’est émergent que dans la mesure où la logique mise en œuvre par le pouvoir s’assigne l’objectif de construire et de renforcer une économie autocentrée (fut-elle ouverte sur l’extérieur) et d’affirmer par là même sa souveraineté économique nationale. Cet objectif complexe implique alors que l’affirmation de cette souveraineté concerne tous les aspects de la vie économique. En particulier elle implique une politique qui permette de renforcer sa souveraineté alimentaire, comme également sa souveraineté dans le contrôle de ses ressources naturelles et l’accès à celles-ci hors de son territoire. Ces objectifs, multiples et complémentaires, font contraste avec ceux d’un pouvoir compradore qui se contente d’ajuster le modèle de croissance mis en œuvre dans le pays concerné aux exigences du système mondial dominant (« libéral-mondialisé ») et aux possibilités que celui-ci offre. La définition de l’émergence proposée jusqu’ici ne dit rien concernant la perspective dans laquelle s’inscrit la stratégie politique de l’Etat et de la société concernés : capitalisme, ou socialisme ? Néanmoins cette question ne peut être évacuée du débat, car le choix de cette perspective par les classes dirigeantes produit des effets majeurs positifs ou négatifs du point de vue du succès même de l’émergence. Le rapport entre les politiques d’émergence d’une part et les transformations sociales qui l’accompagnent d’autre part ne dépend pas exclusivement de la cohérence interne des premières, mais également du degré de leur complémentarité (ou de leur conflictualité) avec les secondes. Les luttes sociales – luttes de classes et conflits politiques – ne viennent pas « s’ajuster » à ce que produit la logique du déploiement du projet d’Etat d’émergence; elles constituent un déterminant de celui-ci. Les expériences en cours illustrent la diversité et les fluctuations de ces rapports. L’émergence est souvent accompagnée d’une aggravation des inégalités. Encore faut-il préciser la nature exacte de celles-ci : inégalités dont ces bénéficiaires sont une minorité infime ou une forte minorité (les classes moyennes) et qui se réalisent dans un cadre qui produit la paupérisation des majorités de travailleurs ou qui, au contraire, s’accompagne d’une amélioration des conditions de vie de ceux-ci, quand bien même le taux de croissance de la rémunération du travail serait inférieur à celui des revenus des bénéficiaires du système. Autrement dit les politiques mises en œuvre peuvent associer ou pas l’émergence et la paupérisation. L’émergence ne constitue pas un statut définitif et figé qui qualifie le pays concerné; elle est faite d’étapes successives, les premières préparant avec succès les suivantes ou au contraire engageant dans l’impasse. De la même manière le rapport entre l’économie émergente et l’économie mondiale est lui-même en transformation constante et s’inscrit dans des perspectives générales différentes, soit que celles-ci favorisent le renforcement de la solidarité sociale dans la nation ou au contraire l’affaiblissent. L’émergence n’est donc pas synonyme de croissance des exportations et montée en puissance du pays concerné mesuré de cette manière. Car cette croissance des exportations s’articule sur celle du marché interne à préciser (populaire, des classes moyennes) et la première peut devenir un soutien ou un obstacle à la seconde. La croissance des exportations peut donc affaiblir ou renforcer l’autonomie relative de l’économie émergente concernée dans ses rapports au système mondial. L’émergence est un projet politique et pas seulement économique. La mesure de son succès est donc donnée par sa capacité à réduire les moyens par lesquels les centres capitalistes dominants en place perpétuent leur domination, en dépit des succès économiques des pays émergents mesurés dans les termes de l’économie conventionnelle. J’ai pour ma part défini ces moyens en termes de contrôle par les puissances dominantes du développement technologique, de l’accès aux ressources naturelles, du système financier et monétaire global, des moyens d’information, de la disposition d’armes de destruction massive. Et j’ai soutenu la thèse de l’existence d’un impérialisme collectif de la triade (Etats Unis, Europe, Japon) qui entend conserver par tous les moyens ses positions privilégiées dans la domination de la planète et interdire aux pays émergents de remettre en question cette domination. J’en ai conclu que les ambitions des pays émergents entrent en conflit avec les objectifs stratégiques de la triade impérialiste, et que la mesure de la violence de ce conflit était donnée par le degré de radicalité des remises en cause par chacun par des pays émergents des privilèges du centre énumérés plus haut. L’économie de l’émergence n’est donc pas dissociable de la politique internationale des pays concernés. S’alignent-ils sur la coalition politico-militaire de la triade ? acceptent-ils de ce fait les stratégies mises en œuvre par l’OTAN ? ou au contraire tentent-ils de les contrer ? Aux antipodes de l’évolution favorable que dessinerait un projet d’émergence authentique de cette qualité la soumission unilatérale aux exigences du déploiement du capitalisme mondialisé des monopoles généralisés ne produit que ce que j’appellerai un « lumpen-développement ». J’emprunte ici librement le vocable par lequel le regretté André Gunder Frank avait analysé une évolution analogue, mais dans d’autres conditions de temps et de lieu. Aujourd’hui le lumpen- développement est le produit de la désintégration social accélérée associée au modèle de « développement » (qui de ce fait ne mérite pas son nom) imposé par les monopoles des centres impérialistes aux sociétés des périphéries qu’ils dominent. Il se manifeste par la croissance vertigineuse des activités de survie (la sphère dite informelle), autrement dit par la paupérisation inhérente à la logique unilatérale de l’accumulation du capital. Parmi les expériences d’émergence certaines paraissent pleinement mériter la qualification, parce qu’elles ne sont pas associées à des processus de lumpen-développement; il n’y a pas de paupérisation qui frappe les classes populaires, mais au contraire une progression de leurs conditions de vie, modeste ou plus affirmée. Deux de ces expériences sont visiblement intégralement capitalistes – celles de la Corée et de Taïwan (je ne discuterai pas ici des conditions historiques particulières qui ont permis le succès du déploiement du projet dans ces deux pays). Deux autres héritent du legs des aspirations de révolutions conduites au nom du socialisme – la Chine et le Vietnam. Cuba pourrait intégrer ce groupe s’il parvient à maîtriser les contradictions qu’il traverse actuellement. Mais on connaît d’autres cas d’émergence qui sont associés au déploiement de processus de lumpen-développement d’une ampleur manifeste. L’Inde en fournit le meilleur exemple. Il y a bien ici des segments de la réalité qui correspondent à ce qu’exige et produit l’émergence. Il y a une politique d’Etat qui favorise le renforcement d’un système productif industriel conséquent, il y a une expansion des classes moyennes qui lui est associée, il y a une progression des capacités technologiques et de l’éducation, il y a une politique internationale capable d’autonomie sur l’échiquier mondial. Mais il y a également pour la grande majorité – les deux tiers de la société – paupérisation accélérée. Nous avons donc affaire à un système hybride qui associe émergence et lumpen- développement. On peut même mettre en relief le rapport de complémentarité entre ces deux faces de la réalité. Je crois, sans suggérer ici une généralisation abusive, que tous les autres cas de pays considérés comme émergents appartiennent à cette famille hybride, qu’il s’agisse du Brésil, de l’Afrique du Sud ou d’autres. Mais il y a aussi – et c’est le cas de beaucoup d’autres pays du Sud – des situations dans lesquelles des éléments d’émergence ne se dessinent guère tandis que les processus de lumpen- développement occupent à peu près seuls toute la scène de la réalité. 4. La contribution du maoïsme Le marxisme de la IIe Internationale, ouvriériste et eurocentriste, partageait avec l’idéologie dominante de l’époque une vision linéaire de l’histoire selon laquelle toutes les sociétés doivent passer d’abord par une étape de développement capitaliste (dont la colonisation – de ce fait « historiquement positive » - jetait les germes) avant de pouvoir aspirer au socialisme. L’idée que le « développement » des uns (les centres dominants) et le « sous développement » des autres (les périphéries dominées) étaient indissociables comme les deux faces d’une même pièce, produits immanents l’un et l’autre de l’expansion mondiale du capitalisme lui était parfaitement étrangère. Or la polarisation inhérente à la mondialisation capitaliste – fait majeur par sa portée sociale et politique à l’échelle mondiale – interpelle la vision qu’on peut se faire du dépassement du capitalisme. Cette polarisation est à l’origine du ralliement possible de fractions importantes des classes ouvrières et surtout des classes moyennes (dont le développement est lui même favorisé par la position des centres dans le système mondial) des pays dominants au social/colonialisme. Simultanément elle transforme les périphéries en « zone des tempêtes » (selon l’expression chinoise) en rébellion naturelle permanente contre l’ordre mondial capitaliste. Certes rébellion n’est pas synonyme de révolution, mais seulement de possibilité de celle-ci. D’autre part les motifs de rejet du modèle capitaliste ne manquent pas non plus au centre du système, comme 1968 entre autre l’a l’illustré. Sans doute la formulation du défi retenue à un moment donné par le PCC – « les campagnes encerclent les villes » - est-elle de ce fait trop extrême pour être utile. Une stratégie mondiale de transition au delà du capitalisme en direction du socialisme mondial doit articuler les luttes dans les centres et les périphéries du système. Dans un premier temps Lénine prend quelques distances avec la théorie dominante de la IIème Internationale, et conduit avec succès la révolution dans le « maillon faible » (la Russie), mais toujours avec la conviction que celle-ci sera suivie par une vague de révolutions socialistes en Europe. Espoir déçu; Lénine amorce alors une vision qui donne plus d’importance à la transformation des rébellions de l’Orient en révolutions. Mais il appartenait au PCC et à Mao de systématiser cette perspective nouvelle. La maoïsme a contribué d’une manière décisive à prendre la mesure exacte des enjeux et du défi que représente l’expansion capitaliste/impérialiste mondialisée. Il nous a permis de placer au centre de l’analyse de ce défi le contraste centres/périphéries immanent à l’expansion du capitalisme « réellement existant », impérialiste et polarisant par nature, et d’en tirer toutes les leçons qu’il implique pour le combat socialiste, tant dans les centres dominants que dans les périphéries dominées. Ces conclusions ont été résumées dans une belle formule « à la chinoise » : « les Etats veulent l’indépendance, les nations la libération, les peuples la révolution ». Les Etats –c’est à dire les classes dirigeantes (de tous les pays du monde, quand elles sont autre chose que des laquais, courroies de transmission de forces extérieures) – s’emploient à élargir l’espace de mouvement qui leur permet de manœuvrer dans le système mondial (capitaliste) et de s’élever de la position d’acteurs « passifs » (condamnés à subir l’ajustement unilatéral aux exigences de l’impérialisme dominant) à celui d’acteurs « actifs » (qui participent au façonnement de l’ordre mondial). Les Nations -c’est à dire les blocs historiques de classes potentiellement progressistes – veulent la libération, c’est à dire le «développement » et la « modernisation ». Les peuples – c’est à dire les classes populaires dominées et exploitées – aspirent au socialisme. La formule permet de comprendre le monde réel dans toute sa complexité et, partant, de formuler des stratégies d’action efficace. Elle se situe dans une perspective de longue – très longue – transition du capitalisme au socialisme mondial, et, par là même, rompt avec la conception de la « transition courte » de la IIIe Internationale. 3739630@100617035.com - 7-100617035-23495496 - Toute reproduction interdite TROIS DEFIS MAJEURS 1. La question agraire La question agraire au coeur des problèmes de développement, de démocratie et des défis auxquels sont confrontées les sociétés d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. Les partis communistes et les mouvements de libération nationale en étaient parfaitement conscients, à l’époque de Bandoung. La question concerne les règles régissant l’accès à l’usage du sol agraire. Ces règles doivent être conçues dans une perspective qui « intègre et non exclut », c’est-à-dire qui permette à l’ensemble des agriculteurs d’avoir accès au sol, condition première de la reproduction d’une « société paysanne ». Ce droit fondamental ne suffit certes pas. Encore faut-il s’assurer qu’il soit accompagné par des politiques permettant aux exploitations paysannes familiales de produire dans des conditions assurant une croissance affirmée de la production nationale (garantissant à son tour la souveraineté alimentaire du pays) et l’amélioration parallèle des revenus réels de l’ensemble des paysans concernés. Il s’agit de mettre en œuvre un ensemble de propositions macro économiques et des formes de leur gestion politique adéquates, et de soumettre les négociations concernant l’organisation des systèmes d’échanges internationaux aux exigences des premières. Les partisans de la voie capitaliste ignorent la question puisque pour eux, par principe la modernité implique la propriété privée du sol. On oublie que ce régime foncier dit moderne est le produit de la constitution du capitalisme historique (« réellement existant ») à partir de l’Angleterre, mis en place par la destruction des systèmes « coutumiers » de réglementation de l’accès au sol, en Europe même. Les statuts de l’Europe féodale étaient fondés sur la superposition des droits sur la même terre : ceux du paysan concerné et des autres membres d’une communauté villageoise (serfs ou libres), ceux du seigneur féodal, ceux du Roi. L’assaut a pris la forme des « enclosures » en Angleterre, imitée de manières diverses dans tous les pays de l’Europe au cours du XIXe siècle. Marx a dénoncé très tôt cette transformation radicale qui a exclu la majorité des paysans de l’accès à l’usage du sol, - pour en faire des prolétaires émigrés en ville (par la force des choses) ou demeurés sur place en qualité d’ouvriers agricoles (ou de métayers/fermiers) -, qu’il a rangé dans la famille des mesures d’accumulation primitive dépossédant les producteurs de la propriété ou de l’usage des moyens de production. Cette accumulation par dépossession se poursuit dans les pays du Sud contemporains. La rhétorique du discours du capitalisme sur lui-même – l’idéologie « libérale » a produit un mythe: celui de la « rationalité absolue et supérieure » de la gestion de l’économie fondée sur la propriété privée et exclusive des moyens de production, auquel le sol agraire est assimilé. Ce discours dominant étend les conclusions qu’il croît être en mesure de tirer de la construction de la modernité occidentale, pour les proposer comme les seules « règles » nécessaires au progrès de tous les autres peuples. Faire du sol partout une propriété privée au sens actuel du terme, tel que pratiqué dans les centres du capitalisme, c’est généraliser au monde entier la politique des « enclosures », c’est-à-dire accélérer la dépossession des paysans. Ce processus n’est pas nouveau : il a été amorcé et poursuivi au cours des siècles précédents de l’expansion mondiale du capitalisme, notamment dans le cadre des systèmes coloniaux. Aujourd’hui l’OMC – Organisation Mondiale du Commerce- se propose seulement d’en accélérer le mouvement, alors que précisément les destructions à venir que cette option capitaliste implique sont de plus en plus prévisibles et calculables et que de ce fait la résistance des paysans et des peuples concernés, par son déploiement, permettrait de construire une alternative véritable, authentiquement humaine. En Afrique les régimes fonciers restent largement fondés sur d’autres bases que la propriété privée. Cette définition est, comme on le voit, négative – non fondés sur la propriété privée - et de ce fait ne peut désigner un ensemble homogène. Car dans toutes les sociétés humaines l’accès au sol est réglementé. Mais cette réglementation est gérée soit par des « communautés coutumières », soit par des « collectivités modernes », soit par l’Etat. Ou plus exactement et plus fréquemment par un ensemble d’institutions et de pratiques qui concernent les individus, les collectivités et l’Etat. La gestion « coutumière » (exprimée en terme de droit coutumier ou dit tel) a toujours (ou presque) exclut la propriété privée (au sens moderne) et toujours garanti l’accès au sol à toutes les familles (plutôt que les individus) concernées, c’est- à-dire celles constituant une « communauté villageoise » distincte et s’identifiant comme telle. Mais elle n’a jamais (ou presque) garanti un accès « égal » au sol. D’abord elle en a le plus souvent exclu les « étrangers » (vestiges des peuples conquis le plus fréquemment), les « esclaves » (de statuts divers), et partagé inégalement les terres selon les appartenances de clans, lignages, castes ou statuts (« chefs », « hommes libres » etc.). Il n’y a donc pas lieu de faire un éloge inconsidéré de ces droits coutumiers, comme hélas nombre d’idéologues des nationalismes anti impérialistes le font. Le progrès exigera certainement leur remise en question. La gestion coutumière n’a jamais – ou presque – été celle de « villages indépendants ». Ceux-ci ont toujours été intégrés dans des ensembles étatiques, stables ou mouvants, solides ou précaires selon les circonstances mais fort rarement absents. Les droits d’usage des communautés et des familles qui les composaient ont donc toujours été limités par ceux de l’Etat, percepteur d’un tribut (raison pour laquelle j’ai qualifié la vaste famille des modes de production pré modernes de « tributaire »). Ces formes complexes de la gestion « coutumière », différentes d’un pays et d’une époque aux autres, n’existent plus que, dans le meilleur des cas, sous des formes dégradées à l’extrême, ayant subi l’assaut des logiques dominantes du capitalisme mondialisé depuis au moins deux siècles (en Asie et en Afrique), parfois cinq (en Amérique latine). L’exemple de l’Inde est probablement dans ce domaine l’un des plus éclairants. Avant la colonisation britannique, l’accès au sol était géré par les « communautés villageoises », ou plus exactement par leurs castes – classes dirigeantes, au demeurant excluant les castes inférieures – les Dalits traités en une espèce de classe d’esclaves collectifs analogues aux ilotes de Sparte. Ces communautés étaient à leur tour contrôlées et exploitées par l’Etat impérial Moghol et ses vassaux (Etats des Rajahs et autres Rois), percepteurs du tribut. Les Britanniques ont élevé au statut de « propriétaires » les zamindars antérieurement chargés de la perception du tribut, se constituant de la sorte en classe de grands propriétaires fonciers alliés, au mépris de la tradition. Par contre ils ont maintenu la « tradition » quand celle-ci faisait leur affaire, par exemple en « respectant » l’exclusion des dalits de l’accès au sol ! L’Inde indépendante n’a pas remis en question cet héritage colonial lourd qui est à l’origine de l’incroyable misère de la majorité de sa paysannerie et partant de son prolétariat urbain (cf. S. Amin, Pour un monde multipolaire, chapitre Inde, 2005). La solution de ces problèmes et la construction d’une économie familiale paysanne majoritaire viable passe de ce fait par une réforme agraire au sens strict du terme (voir plus loin le sens de cette proposition). Les colonisations européennes en Asie du Sud Est, celle des Etats-Unis aux Philippines, ont produit des évolutions du même type. Les régimes de « despotisme éclairé » de l’Orient (Empire Ottoman, Egypte de Mohamed Ali, Shahs d’Iran) ont également largement substitué la propriété privée au sens moderne du terme, au bénéfice d’une nouvelle classe improprement qualifiée de « féodaux » (par les courants majoritaires du marxisme historique) recrutée parmi les agents supérieurs de leur système de pouvoir. De ce fait la propriété privée du sol concerne désormais la majorité des terres agricoles – particulièrement les meilleures d’entre elles – dans toute l’Asie, en dehors de la Chine, du Vietnam et des ex républiques soviétiques d’Asie centrale, et il ne reste plus que des lambeaux de systèmes para coutumiers dégénérés, en particulier dans les régions les plus pauvres et les moins intéressantes pour l’agriculture capitaliste en place. Cette structure est fortement différenciée, juxtaposant grands propriétaires (capitalistes de la campagne dans la terminologie que j’ai proposée), paysans riches, paysans moyens, paysans pauvres et sans terre. Il n’existe ni « organisation », ni « mouvement » paysan qui transcendent ces conflits de classes aigus. Dans l’Afrique arabe, en Afrique du Sud, au Zimbabwe et au Kenya, les colonisateurs (sauf en Egypte) avaient octroyé à leurs colons (ou aux Boers en Afrique du Sud), des propriétés privées « modernes », en général de type latifundiaire. Cet héritage a certes été liquidé en Algérie; mais ici la paysannerie avait pratiquement disparu, prolétarisée (et « clochardisée ») par l’extension des terres coloniales, tandis qu’au Maroc et en Tunisie les bourgeoisies locales en ont pris la succession (ce qui a été également le cas en partie au Kenya). Au Zimbabwe la révolution en cours a remis en cause l’héritage de la colonisation au bénéfice en partie de nouveaux propriétaires moyens d’origine urbaine plus que rurale, en partie de « communautés de paysans pauvres ». L’Afrique du Sud demeure encore hors de ce mouvement. Les lambeaux de systèmes para coutumiers, dégénérés, qui subsistent dans les régions « pauvres » du Maroc ou en Algérie berbère comme dans les Bantoustans d’Afrique du Sud, subissent l’assaut des menaces de l’appropriation privative, alimentée de l’intérieur et de l’extérieur des sociétés concernées. Dans toutes ces situations les luttes paysannes (et éventuellement les organisations qui les animent ou s’y associent) doivent être qualifiées : s’agit-il de mouvements et de revendications de « paysans riches », en conflit avec telle ou telle orientation des politiques d’Etat (et des influences du système mondial dominant sur celles-ci), ou de paysans pauvres et de sans terre ? Les uns et les autres peuvent-ils entrer dans une « alliance » contre le système dominant (dit « néo-libéral ») ? A quelles conditions ? Dans quelle mesure ? Les revendications – exprimées ou non – des paysans pauvres et sans terre peuvent- elles être « oubliées » ? En Afrique intertropicale la persistance apparente des systèmes « coutumiers » demeure sans doute plus visible. Car ici le modèle de la colonisation s’était engagé dans une direction différente et particulière, qu’on a qualifiée « d’économie de traite ». La gestion de l’accès au sol était laissée aux autorités dites « coutumières », néanmoins contrôlées par l’Etat colonial (par le biais de chefs traditionnels vrais ou faux fabriqués par l’administration). L’objectif de ce contrôle était de contraindre les paysans à produire, au-delà de leur autosubsistance, un quota de produits spécifiques d’exportation (arachides, coton, café, cacao). Le maintien d’un régime foncier ignorant la propriété privée faisait alors l’affaire de la colonisation, puisque aucune rente foncière n’entrait dans la composition du prix des produits désignés. Cela s’est traduit par un gaspillage de sols, détruits par l’extension des cultures, parfois définitivement (comme l’illustre la désertification du Sénégal arachidier). Une fois de plus le capitalisme démontrait ici que sa « rationalité à court terme », immanente à sa logique dominante, était bel et bien à l’origine d’un désastre écologique. La juxtaposition d’une production alimentaire de subsistance et de productions d’exportation permettait également de payer le travail des paysans à des taux proches de zéro. Dans ces conditions parler de « régime foncier coutumier » c’est forcer considérablement la note : il s’agit d’un régime nouveau qui ne conserve des « traditions » que les apparences, souvent dans ce qu’elles avaient de moins intéressant. La Chine et le Vietnam fournissent l’exemple, unique, d’un système de gestion de l’accès au sol qui n’est ni fondé sur la propriété privée, ni sur la « coutume », mais sur un droit révolutionnaire nouveau, ignoré partout ailleurs, qui est celui de tous les paysans (définis comme les habitants d’un village) à un accès égal à la terre (j’insiste sur le qualificatif égal). Ce droit est la plus belle conquête des révolutions chinoise et vietnamienne. En Chine, et encore davantage au Vietnam colonisé plus en profondeur, les systèmes fonciers « anciens » (ceux que j’ai qualifié de « tributaires ») étaient déjà passablement érodés par le capitalisme dominant. Les anciennes classes dirigeantes du système de pouvoir impérial s’étaient largement accaparé de terres agricoles en propriété ou quasi propriété privée, tandis que le développement capitaliste encourageait la constitution de classes nouvelles de paysans riches. Mao Zedong est le premier – et sans doute le seul, suivi par les communistes chinois et vietnamiens – a avoir défini une stratégie de révolution agraire fondée sur la mobilisation de la majorité de paysans pauvres, sans terre et moyens. La victoire de cette révolution a permis d’emblée d’abolir la propriété privée du sol – à laquelle a été substituée celle de l’Etat – et d’organiser les formes nouvelles de l’accès égal de tous les paysans au sol. Cette organisation est certes passée par plusieurs phases successives, dont celle inspirée par le modèle soviétique fondé sur les coopératives de production. Les limites des réalisations atteintes par celles-ci ont conduit les deux pays à revenir à l’exploitation paysanne familiale. Ce modèle est-il viable ? Peut-il produire une amélioration continue de la production sans dégager un excédant de main d’œuvre rurale ? A quelles conditions ? Quelles politiques de soutien exige-t-il de l’Etat ? Quelles formes de sa gestion politique peuvent-elles répondre au défi ? Idéalement le modèle implique la double affirmation des droits de l’Etat (seul propriétaire) et de l’usufruitier (la famille paysanne). L’Etat garantit le partage égal des terres du village entre toutes les familles. Il interdit tout usage autre que la culture familiale, par exemple la location. Il garantit que le produit des investissements faits par l’usufruitier lui revienne dans l’immédiat par son droit de propriété sur toute la production de l’exploitation (commercialisée librement, quand bien même l’Etat garantirait-il par ses achats un prix minimal), à plus long terme par l’héritage de l’usufruit au bénéfice exclusif des enfants demeurés sur l’exploitation (l’émigré, quand il quitte le village, perd son droit d’accès au sol qui retombe dans le panier des terres à redistribuer). S’agissant de terres riches certes, mais aussi d’exploitations petites (voire naines), le système n’est viable que tant que l’investissement vertical (une révolution verte bien pensée -pas celle de l’agro business- sans grande motorisation) s’avère aussi efficace pour permettre l’augmentation de la production par actif rural que l’investissement horizontal (l’extension de l’exploitation soutenue par l’intensification de la motorisation). Ce modèle « idéal » a-t-il jamais été mis en œuvre ? On s’en est sans doute rapproché (par exemple à l’époque de Deng Xiaoping en Chine). Il reste que ce modèle, quand bien même aurait-il produit un degré fort d’égalité au sein d’un village, n’a jamais pu éviter les inégalités d’une communauté à l’autre, fonction de la qualité des sols, des densités de population, de la proximité des marchés urbains, et aucun système de redistribution (même à travers les structures des coopératives et des monopoles du commerce d’Etat de la phase « soviétiste ») n’a pu être à la hauteur du défi. Ce qui est certainement plus grave est que le système est lui- même soumis à des pressions internes et externes qui en érodent le sens et la portée sociale. L’accès au crédit, à des conditions satisfaisantes de fourniture des inputs, sont l’objet de marchandages et d’interventions de toutes natures, légales ou illégales : l’accès « égal » au sol n’est pas synonyme d’accès « égal » aux meilleures conditions de production. La popularisation de l’idéologie du « marché » favorise cette érosion : le système tolère (voire légitime à nouveau) la location (le fermage) et l’emploi de salariés. Le discours de la droite – encouragé par l’extérieur – répète qu’il faudra nécessairement donner aux paysans en question la « propriété » des terres, et ouvrir le « marché des terres agricoles ». Il est plus qu’évident que derrière ce discours se profilent les paysans riches (voire l’agro business) qui aspirent à agrandir leurs propriétés … La gestion de ce système d’accès des paysans au sol est assurée jusqu’à présent par l’Etat et le parti qui fait un avec lui. On pourrait évidemment imaginer qu’elle le soit par des conseils de village réellement élus. C’est sans doute nécessaire, car il n’y a guère d’autre moyen de mobiliser l’opinion de la majorité et de réduire les intrigues des minorités de profiteurs éventuels d’une évolution capitaliste plus marquée. La « dictature du parti » a prouvé qu’elle était largement soluble dans le carriérisme, l’opportunisme, voire la corruption. Les luttes sociales en cours dans les campagnes chinoises et vietnamiennes sont loin d’être inexistantes. Elles ne s’expriment pas moins fortement qu’ailleurs dans le monde. Mais elles demeurent largement « défensives », c’est- à-dire attachées à la défense de l’héritage de la révolution – le droit égal de tous à la terre. Cette défense est nécessaire, d’autant que cet héritage est plus menacé qu’il ne paraît, en dépit des affirmations répétées des deux gouvernements que « la propriété d’Etat du sol ne sera jamais abolie au bénéfice de la propriété privée » ! Mais cette défense exige aujourd’hui la reconnaissance du droit à le faire à travers l’organisation de ceux qui sont concernés, c’est-à-dire les paysans. Le tableau des formes d’organisation de la production agricole et des statuts fonciers est trop varié à l’échelle de l’ensemble de l’Asie et de l’Afrique pour qu’une seule formule de» construction de l’alternative paysanne » puisse être recommandée à tous. Il faut entendre par « réforme agraire » la redistribution de la propriété privée quand celle-ci est jugée trop inégalement répartie. Il ne s’agit pas de « réforme du statut foncier », puisqu’on reste dans un régime foncier géré par le principe de la propriété. Cette réforme s’impose néanmoins à la fois pour satisfaire la demande, parfaitement légitime, des paysans pauvres et sans terre, et pour réduire le pouvoir politique et social des grands propriétaires. Mais là où elle a été mise en œuvre, en Asie et en Afrique après la libération des formes anciennes de la domination impérialiste et coloniale, elle l’a été par des blocs sociaux hégémoniques non révolutionnaires, au sens qu’ils n’étaient pas dirigés par les classes dominées et pauvres majoritaires, sauf en Chine et au Vietnam, où d’ailleurs pour cette raison il n’y a pas eu de « réforme agraire » au sens strict du terme, mais, comme je l’ai dit, suppression de la propriété privée du sol, affirmation de la propriété de l’Etat et mise en œuvre du principe de l’accès « égal » à l’usage du sol par tous les paysans. Ailleurs les réformes véritables ont dépossédé les seuls grands propriétaires au bénéfice finalement des paysans moyens et même riches (à plus long terme), en ignorant les intérêts des pauvres et sans terre. Cela a été le cas de l’Egypte et d’autres pays arabes. La réforme en cours au Zimbabwe risque de se situer dans une perspective analogue. Dans d’autres situations la réforme est toujours à l’ordre du jour du nécessaire : en Inde, dans l’Asie du Sud Est, en Afrique du Sud, au Kenya. La réforme agraire, même là où elle demeure une exigence immédiate incontournable, constitue néanmoins un progrès ambigu par sa portée à plus long terme. Car elle renforce un attachement à la « petite propriété » qui devient un obstacle à la remise en cause du régime foncier fondé sur la propriété privée. L’histoire de la Russie illustre ce drame. Les évolutions amorcées après l’abolition du servage (en 1861), accélérées par la révolution de 1905 puis les politiques de Stolypine, avaient déjà produit une « demande de propriété » que la révolution de 1917 a consacré par une réforme agraire radicale. Et, comme on le sait, les nouveaux petits propriétaires n’ont pas renoncé avec enthousiasme à leurs droits au bénéfice des malheureuses coopératives conçues à l’époque, dans les années 1930. Une « autre voie » de développement à partir de l’économie familiale paysanne fondée sur la petite propriété généralisée aurait peut être été possible. Elle n’a pas été tentée. Mais quid des régions (autres que la Chine et le Vietnam) où précisément le régime foncier n’est pas (encore) fondé sur la propriété privée ? Il s’agit bien sûr de l’Afrique inter-tropicale. On retrouve ici un vieux débat. Vers la fin du XIXe siècle Marx, dans sa correspondance avec les Narodniks russes (Vera Zassoulitch entre autre), ose affirmer que l’absence de propriété privée peut constituer un atout pour la révolution socialiste, permettre le saut à un régime de gestion de l’accès au sol autre que celui que commande la propriété privée. Mais il ne précise pas quelles formes ce régime nouveau devrait prendre, le qualificatif de « collectif », pour juste qu’il soit, demeurant insuffisant. Vingt ans plus tard Lénine estime que cette possibilité n’existe plus, abolie par la pénétration du capitalisme et de l’esprit de la propriété privée qui l’accompagne. Jugement correct ou erroné ? Je ne me prononcerai pas ici sur cette question qui dépasse mes connaissances de la Russie. Toujours est-il que Lénine n’était guère porté à donner une importance décisive à cette question, ayant accepté le point de vue du Kautsky de la « Question agraire ». Kautsky généralisait la portée du modèle de l’Europe capitaliste moderne, et estimait que la paysannerie était appelée à « disparaître » par le fait de l’expansion capitaliste elle-même. Autrement dit le capitalisme aurait été capable de « résoudre la question agraire ». Vraie pour les pays capitalistes de la Triade (15 % de la population mondiale), cette proposition est fausse pour le « reste du monde » (85 % de sa population !). L’histoire démontre non seulement que le capitalisme n’a pas réglé cette question pour 85 % des peuples, mais encore que dans la perspective de la poursuite de son expansion il ne pourra pas davantage la régler (sauf par le génocide ! belle solution !). Il a donc fallu attendre Mao Zedong, les Partis Communistes de Chine et du Vietnam pour donner une réponse adéquate au défi. La question a ressurgi dans les années 1960 avec l’accès de l’Afrique à l’indépendance. Les mouvements de libération nationale du continent, les Etats et Etats-partis qui en sont issus, avaient bien, à des degrés divers, bénéficié du soutien des majorités paysannes de leurs peuples. Leur propension naturelle au populisme les portait à imaginer une « voie spécifique (« africaine ») du socialisme ». Celle-ci pouvait sans doute être qualifiée de très modérément radicale, dans ses rapports tant à l’impérialisme dominant qu’aux classes locales associées à son expansion. Elle n’en posait pas moins la question de la reconstruction de la société paysanne, dans un esprit humaniste et universaliste. Dans un esprit qui, souvent, s’avérait fort critique des « traditions », que les maîtres étrangers avaient au demeurant tenté de mobiliser à leur profit. Tous les pays africains – ou presque – ont adopté le même principe, formulé dans un « droit de propriété éminente de l’Etat » sur l’ensemble du sol. Je ne suis pas de ceux qui considèrent que cette proclamation ait été « une erreur », ni qu’elle ait été motivée par un « étatisme » extrême. L’examen des modes réels de fonctionnement du système actuel d’encadrement de la paysannerie et de son intégration dans l’économie mondiale capitaliste permet de mesurer l’ampleur du défi. Cet encadrement est assuré par un système complexe faisant appel à la fois à la « coutume », à la propriété privée (capitaliste) et aux droits de l’Etat. La « coutume » en question est dégénérée et ne sert guère que de décor au discours de dictateurs sanguinaires faisant l’appel qu’on connaît à « l’authenticité », feuille de vigne qu’ils croient cacher leur soif de pillage et leur trahison face à l’impérialisme. La propension à l’expansion de l’appropriation privative ne se heurte à aucun obstacle sérieux, autre que la résistance éventuelle des victimes. Dans certaines régions, mieux placées pour porter des cultures riches (zones irriguées, banlieues maraîchères), la terre s’achète, se vend et se loue sans titre foncier formel. La propriété éminente de l’Etat, dont je défends le principe, devient elle-même le véhicule de l’appropriation privative. L’Etat peut ainsi « donner » les terres nécessaires à l’installation d’une zone touristique, d’une entreprise de l’agro business locale ou étrangère ou même d’une ferme de l’Etat. Les titres fonciers nécessaires pour l’accès aux périmètres aménagés font l’objet de distributions rarement transparentes. Dans tous les cas les familles paysannes qui occupaient les lieux et sont priées de déguerpir sont les victimes de ces pratiques qui relèvent de l’abus de pouvoir. Mais « abolir » la propriété éminente de l’Etat pour la transférer aux occupants n’est pas faisable en réalité (il faudrait cadastrer tous les territoires villageois !), et, dans la mesure où on le tenterait, permettrait aux notabilités rurales et urbaines de s’emparer des meilleurs morceaux. La réponse correcte aux défis de la gestion d’un système foncier non fondé sur la propriété privée (au moins de manière dominante) passe par la réforme de l’Etat et son implication active dans la mise en place d’un système de gestion de l’accès au sol modernisé, efficace (économiquement) et démocratique (pour éviter, ou tout au moins réduire, les inégalités). La solution n’est en aucun cas le « retour à la coutume », au demeurant impossible, et qui ne servirait que de moyen d’accentuer les inégalités et d’ouvrir la voie au capitalisme sauvage. On ne peut pas dire qu’aucun des Etats africains n’ait jamais tenté d’aller dans la voie recommandée ici. Au Mali, l’Union soudanaise, au lendemain de l’indépendance en septembre 1961, amorçait ce qu’on a qualifié très incorrectement de « collectivisation ». En fait les coopératives mises en place n’étaient pas des coopératives de production, laquelle est demeurée de la responsabilité exclusive des exploitations familiales. Elles constituaient une forme de pouvoir collectif modernisé, se substituant à la prétendue « coutume » sur laquelle s’était appuyé le pouvoir colonial. Le parti qui assumait ce nouveau pouvoir moderne avait d’ailleurs une conscience claire du défi et s’était fixé l’objectif d’abolir les formes coutumières du pouvoir – jugées « réactionnaires », voire « féodales ». Sans doute ce pouvoir paysan nouveau, formellement démocratique (les responsables étaient élus), ne l’était-il en réalité que dans la même mesure que l’Etat et le parti. Il exerçait en tout cas des responsabilités « modernes » : veiller à ce que l’accès au sol soit effectué « correctement », c’est-à-dire sans « discrimination », gérer les crédits, la répartition des inputs (fournis par le commerce d’Etat) et la commercialisation des produits (également en partie livrés au commerce d’Etat). Le népotisme et les exactions n’ont certes jamais été éradiqués dans la pratique. Mais la seule réponse à ces abus eut été la démocratisation progressive de l’Etat, non son « retrait » comme le libéralisme l’a imposé par la suite (par les moyens d’une dictature militaire d’une extrême violence), au bénéfice des commerçants (« dioulas »). D’autres expériences, dans les zones libérées de Guinée Bissau (sous l’impulsion des théories avancées par Amilcar Cabral), au Burkina Faso à l’époque de Sankara, ont tout autant abordé frontalement ces défis et parfois produit des avancées incontestables qu’on tente aujourd’hui de gommer des esprits. Au Sénégal la mise en place de collectivités rurales élues constitue une réponse dont je défendrai sans hésitation le principe. La démocratie est une pratique dont l’apprentissage ne connaît pas de fin, pas plus en Europe qu’en Afrique. Ce que le discours dominant du moment entend par « réforme du système foncier » va très exactement à l’opposé de ce que la construction d’une alternative authentique fondée sur celle d’une économie paysanne prospère exige. Ce discours, véhiculé par les instruments de la propagande de l’impérialisme collectif – la Banque mondiale, beaucoup des agences de coopération, mais aussi nombre d’ONG richement soutenues financièrement – entend par réforme foncière l’accélération de la privatisation du sol, et rien d’autre. L’objectif est évident : créer les conditions qui permettraient à des îlots « modernes » de l’agro business (étranger ou local) de s’emparer des terres qui sont nécessaires à leur expansion. Mais les productions supplémentaires que ces ilots pourraient fournir (pour l’exportation ou le marché local solvable) ne pourront jamais répondre au défi des exigences de la construction d’une société prospère pour tous, qui implique la progression de l’économie familiale paysanne dans son ensemble. En contrepoint donc une réforme foncière conçue dans la perspective de la construction d’une alternative réelle, efficace et démocratique, assise sur une production paysanne familiale prospère, doit définir le rôle de l’Etat (propriétaire éminent principal) et celui des institutions et des mécanismes de gestion de l’accès au sol et aux moyens de production. Je n’exclus pas ici des formules complexes et mixtes, au demeurant spécifiques à chaque pays. La propriété privée du sol peut être acceptée – au moins là où elle est établie et considérée comme légitime. Sa répartition peut – ou doit être revue là où cela s’impose, par des réformes agraires (pour l’Afrique subsaharienne, en Afrique du Sud, au Zimbabwe et au Kenya). Je n’exclus pas même nécessairement et dans tous les cas l’ouverture d’espaces – contrôlées – à l’implantation d’agro business. Mais l’essentiel reste ailleurs : dans la modernisation de la production paysanne familiale et la démocratisation de la gestion de son intégration dans l’économie nationale et dans la mondialisation. Je n’ai pas de « recette toute faite » (« blue-print ») à proposer dans ces domaines. Je me contenterai donc d’évoquer quelques uns des grands problèmes que cette réforme soulève. La question démocratique constitue l’axe indiscutable de la réponse au défi. Il s’agit d’une question complexe et difficile, qu’on ne saurait réduire au discours insipide de la bonne gouvernance et du pluripartisme électoral. La question comporte un volet culturel indiscutable : la démocratie invite à abolir les « coutumes » qui lui sont hostiles (les préjugés concernant les hiérarchies sociales, et surtout le traitement des femmes). Elle comporte des volets juridiques et institutionnels : la construction des systèmes de droits administratifs, commerciaux, personnels cohérents avec les objectifs du projet de construction sociale, et la mise en place des institutions (élues de préférencel) adéquates. Mais surtout et en définitive la progression de la démocratie dépendra de la puissance sociale de ses défenseurs. L’organisation de mouvements paysans est, dans ce sens, absolument irremplaçable. Ce n’est que dans la mesure où les paysanneries pourront s’exprimer que des avancées en direction de ce qu’on appelle « la démocratie participatoire » (par opposition à la réduction du problème aux dimensions de la « démocratie représentative ») pourront se frayer la voie. La question des rapports entre les hommes et les femmes constitue une dimension non moins essentielle du défi démocratique. Qui dit « exploitation familiale » (paysanne) fait évidemment référence à la famille, laquelle est caractérisée jusqu’à ce jour et presque partout par des structures qui imposent la soumission des femmes et la surexploitation de leur force de travail. La transformation démocratique ne se fera pas dans ces conditions sans mouvements organisés des femmes concernées. L’attention doit être appelée sur la question des migrations. Les droits « coutumiers » excluent en général les « étrangers » (c’est-à-dire tous ceux qui n’appartiennent pas aux clans, lignages et familles dont la communauté villageoise considérée est constituée) du droit au sol, ou en conditionnent l’accès. Or les migrations occasionnées par le développement colonial et post colonial ont pris parfois des dimensions qui bousculent les concepts « d’homogénéité » ethnique des régions concernées par ce développement. Les émigrés, d’origine extérieure à l’Etat en cause (comme les Burkina Be en Côte d’Ivoire) ou, bien que formellement citoyens du même Etat, d’origine « ethnique » étrangère aux régions où ils s’établissent (comme les Hausa dans l’Etat nigérian du Plateau), voient leurs droits sur les terres qu’ils ont mis en culture remis en cause par des mouvements politiques bornés et chauvins, qui n’en bénéficient pas moins de soutiens extérieurs. Mettre en déroute idéologique et politique les « communautarismes » en question et dénoncer sans concession les discours para culturels qui les sous tendent est devenu désormais l’une des conditions incontournables d’avancées démocratiques authentiques. L’ensemble des analyses et des propositions qui ont fait l’objet des développements qui précèdent ne concerne que le statut de la propriété et les règles d’accès au sol. Ces questions constituent effectivement un axe majeur dans les débats concernant l’avenir de la production agricole et alimentaire, des sociétés paysannes et des individus dont elles sont composées. Mais elles ne couvrent pas toutes les dimensions du défi. L’accès au sol reste vide de potentiel transformateur de la société si le paysan qui en bénéficie n’est pas en mesure d’accéder aux moyens indispensables à la production dans des conditions convenables (crédit, semences, inputs, accès aux marchés). Les politiques nationales comme les négociations internationales qui ont pour objet de définir les cadres dans lesquels les prix et les revenus sont déterminés constituent la matière de cet autre volet de la question paysanne. Je me contenterai ici de rappeler les deux conclusions et propositions majeures auxquelles je suis parvenu. On ne peut pas accepter de traiter la production agricole et alimentaire et le sol comme des « marchandises » ordinaires et de ce fait convenir de la nécessité de les intégrer au projet de la libéralisation mondialisée promue par les puissances dominantes (les Etats-Unis et l’Union Européenne) et le capital transnationalisé. L’agenda de l’OMC, organisation héritière du GATT depuis 1995, doit être purement et simplement refusé. Il faut parvenir à convaincre les opinions en Asie et en Afrique, à commencer par les organisations paysannes, mais également au-delà toutes les forces sociales et politiques qui défendent les intérêts des classes populaires et ceux de la nation (et singulièrement les exigences de sa souveraineté alimentaire), tous ceux qui n’ont pas renoncé à un projet de développement digne de ce nom, que les négociations engagées dans le cadre de l’agenda de l’OMC ne peuvent rien produire d’autre que catastrophique pour les peuples d’Asie et d’Afrique, menacent tout simplement de ruiner plus de deux milliards et demi de paysans des deux continents, ne leur offrant d’autre perspective que la migration dans des bidonvilles, l’enfermement dans des « camps de concentration » dont la construction est déjà prévue pour les malheureux candidats à l’émigration. On ne peut pas davantage accepter les comportements des puissances impérialistes majeures, au demeurant associées dans leurs assauts contre les peuples du Sud (les Etats-Unis et l’Europe), au sein de l’OMC. Il faut savoir que ces puissances qui tentent d’imposer unilatéralement les propositions du « libéralisme » aux pays du Sud ne se privent pas de s’en libérer elles mêmes, par des comportements qu’on ne peut qualifier autrement que comme des tricheries systématiques. Les paysans d’Asie et d’Afrique se sont organisés dans l’étape antérieure des luttes de libération de leurs peuples. Ils ont trouvé leur place dans de puissants blocs historiques qui ont permis de remporter la victoire sur l’impérialisme de l’époque. Des blocs qui ont parfois été révolutionnaires (Chine et Vietnam) et ont alors trouvé leurs bases rurales principales dans les classes majoritaires de paysans moyens, pauvres et sans terre. Ou, lorsque, ailleurs, ils ont été dirigés par les bourgeoisies nationales ou les couches qui aspiraient à le devenir, dans les classes de paysans riches et moyens, isolant ici les grands propriétaires, là les chefferies « coutumières » à la solde de la colonisation. La page tournée, le défi du nouvel impérialisme collectif de la triade (Etats-Unis, Europe, Japon) ne sera relevé que si se constituent en Asie et en Afrique des blocs historiques qui ne peuvent être un remake des précédents. Définir, dans les conditions nouvelles, la nature de ces blocs, leurs stratégies et leurs objectifs immédiats et à plus long terme, tel est le défi auquel est confronté le mouvement dit alter mondialiste. Un défi beaucoup plus sérieux que ne l’imaginent un grand nombre des mouvements engagés dans les luttes en cours. Des organisations paysannes nouvelles existent en Asie et en Afrique, qui animent des luttes en cours visibles. Souvent, lorsque les systèmes politiques rendent impossible la constitution d’organisations formelles, les luttes sociales à la campagne prennent la forme de « mouvements » sans directions, au moins apparentes. On doit analyser davantage ces actions et les programmes, quand ils existent. Quelles forces sociales paysannes représentent-ils, dont ils défendent les intérêts ? La masse majoritaire des paysans ? Ou les minorités qui aspirent à trouver leur place dans l’expansion du capitalisme mondialisé dominant ? Méfions nous des réponses trop rapides sur ces questions complexes et difficiles. Gardons nous de « condamner » nombre d’organisations et de mouvements sous prétexte qu’ils ne mobilisent pas les majorités paysannes autour de programmes radicaux. Cela reviendrait à ignorer les exigences de la formulation d’alliances larges et de stratégies d’étapes. Mais gardons nous également de souscrire au discours de « l’alter mondialisme naïf », qui donne souvent le ton dans les forums, et alimente l’illusion que le monde serait engagé sur la bonne voie par la seule existence des mouvements sociaux. Un discours il est vrai qui est davantage celui de nombreuses ONG – de bonne volonté peut être – que des organisations paysannes et ouvrières. 2. Démocratie électorale ou démocratisation des sociétés ? Pas de démocratie authentique sans progrès social La démocratie est tout à la fois une exigence pour elle-même et un moyen pour les classes populaires de faire valoir leurs droits et revendications. La démocratie – prise dans son sens général de reconnaissance de la légitimité des visions différentes des rapports entre l’individu et la société, de la diversité des intérêts, comme de celle des institutions nécessaires pour promouvoir leur mise en œuvre – est la condition incontournable de l’émancipation humaine. On ne peut imaginer cette émancipation sans celle de l’esprit. La démocratie donne à la créativité dans tous les domaines ses chances maximales. Mais la démocratie – prise alors dans son sens plus précis d’ensemble des institutions qui en définissent les pratiques et l’encadrent – est également un moyen : celui de faciliter la promotion des intérêts du « peuple » (des classes populaires) ou au contraire d’en entraver le déploiement. Dans ce dernier sens on devra donc distinguer soigneusement les moyens de la démocratie populaire de ceux de la démocratie réservée aux privilégiés. Qualifier la démocratie de « populaire » peut paraître relever du pléonasme puisque démos signifie peuple en grec. Mais le pléonasme est rendu nécessaire du fait que la démocratie que l’idéologie dominante nous propose a été conçue et construite pour servir les privilégiés et non promouvoir le pouvoir des classes populaires. Une démocratie authentique est indissociable du progrès social. Cela signifie qu’elle doit associer les exigences de la liberté et celles, non moins importantes, de l’égalité. Or ces deux valeurs ne sont pas spontanément nécessairement complémentaires mais souvent conflictuelles. La liberté, associée à la propriété placée sur le même plan, sanctifiée par le système économique, réduit l’espace de réalisation des revendications à l’égalité. Car la propriété est forcément celle d’une minorité, à notre époque celle des grands oligopoles financiers dominants. Dans ces conditions l’association liberté/propriété assoit le pouvoir réel d’une ploutocratie, réduisant la démocratie à la pratique de rites sans portée. En contrepoint l’égalité (ou tout au moins une certaine dose de moindre inégalité) peut être – et a été souvent dans l’histoire contemporaine – garantie par le pouvoir, sans grande tolérance pour l’exercice des libertés citoyennes. Combiner liberté et égalité constitue l’essence du défi auquel les peuples contemporains sont confrontés. La démocratie institutionnelle que l’idéologie dominante nous propose constitue un obstacle au progrès démocratique authentique. Les avancées de la démocratie ont toujours été produites par les luttes populaires, et ces avancées ont été plus marquées dans les moments révolutionnaires. La démocratie telle que nous la connaissons n’a pas été – et n’est toujours pas – conçue pour favoriser l’expression des revendications populaires, mais pour leur opposer des obstacles difficilement franchissables. Les tendances récentes dominantes dans la pratique institutionnalisée de la démocratie électorale et représentative poursuivent ouvertement l’objectif de réduire ce que leurs promoteurs appellent « l’excès de démocratie » ! L’idéologie dominante associe « démocratie » et « liberté des marchés » (c’est à dire en fait capitalisme) et les prétend indissociables : pas de démocratie sans marché, donc pas de socialisme démocratique concevable. Il ne s’agit là que d’une formulation idéologique - au sens vulgaire et négatif du terme – tautologique. Au demeurant l’histoire du capitalisme réellement existant comme système mondialisé démontre que même cette démocratie tronquée n’a jamais constitué que l’exception et non la règle. Dans les centres du capitalisme eux-mêmes les progrès de la démocratie représentative ont toujours été le produit des luttes populaires, retenues aussi longtemps que possible par les tenants du pouvoir (les propriétaires). Cela est un fait incontestable qu’il s’agisse d’élargissement du suffrage (le suffrage universel est récent), du renforcement des pouvoirs législatifs face aux privilèges des Rois, des aristocraties associées et du Haut Commandement militaire, d’inclusion dans les droits de limites à la liberté des propriétaires (droits du travail, sécurité sociale etc.). A l’échelle du système du capitalisme mondial l’association démocratie (tronquée)/capitalisme est encore plus visiblement sans fondement réel. Dans les périphéries (80 % de l’humanité) intégrées dans le capitalisme mondial réel, la démocratie n’a jamais – ou presque – été à l’ordre du jour du possible, ou même souhaitable pour le fonctionnement de l’accumulation capitaliste. Dans ces conditions j’irai même jusqu’à dire que les avancées démocratiques dans les centres, si elles ont bien été le produit des luttes des classes populaires concernées, n’en ont pas moins été largement facilitées par les avantages des sociétés concernées dans le système mondial. Les mouvements populaires et les peuples en lutte pour le socialisme et la libération du joug impérialiste ont été à l’origine de percées démocratiques authentiques amorçant une théorie et une pratique associant, elles, démocratie et progrès social. Cette évolution - au-delà du capitalisme, de son idéologie et de sa pratique restreinte de la démocratie représentative et procédurale – a été amorcée très tôt, dès la Révolution française. Elle s’est exprimée d’une manière plus mûre et plus radicale dans les révolutions ultérieures, dans la Commune de Paris, la révolution russe, la révolution chinoise et quelques autres (celles du Mexique, de Cuba, du Vietnam). Je ne suis pas de ceux qui s’abstiennent de critiquer sévèrement les dérives autoritaires, voire sanguinaires, qui ont accompagné les moments révolutionnaires de l’histoire. En expliquer les raisons ne les justifie pas et n’en réduit pas leur portée destructrice de l’avenir socialiste qu’elles véhiculaient. Encore faudrait-il rappeler également les crimes permanents du capitalisme/impérialisme réellement existant, les massacres coloniaux, ceux associés aux « guerres préventives » conduites aujourd’hui par les Etats Unis et leurs alliés. La « démocratie » dans ces conditions, quand elle n’est pas simplement rayée de l’ordre du jour, n’est guère qu’une mascarade. La démocratie est aujourd’hui en recul dans le monde Dans le cadre en place du capitalisme des monopoles généralisés et mondialisés la démocratie (même dans ses formes tronquées) n’est pas en progrès – réel ou même potentiel – mais au contraire en recul. Dans le capitalisme contemporain des monopoles la démocratie électorale est associée – quand elle existe – non au progrès social mais à la régression sociale. De ce fait elle est menacée de perte de légitimité et de crédibilité. « Le marché décide de tout, le Parlement (quand il existe) de rien ». De surcroît la guerre conduite « contre le terrorisme » sert, comme on le sait, de prétexte pour réduire les droits démocratiques, pour le plus grand profit du pouvoir de la ploutocratie financière du capitalisme sénile. Les peuples risquent alors d’être attirés par l’illusion des replis « identitaires » (para ethniques et/ou para religieux), antidémocratiques par essence, qui les enferment dans l’impasse. Dans les pays du centre capitaliste/impérialiste les classes populaires (et même en grande partie les classes moyennes, au moins potentiellement) aspirent certainement à plus de démocratie réelle, plus d’égalité, plus de solidarité et de sécurité sociale (sécurité de l’emploi, des systèmes de retraites etc.). Il n’est pas dit que l’idéologie de la compétition sauvage sera indéfiniment acceptée. Mais les peuples du Nord sont-ils disposés à renoncer aux avantages importants que leur procure le pillage de la Planète qui implique le maintien des peuples du Sud dans le sous- développement ? Le souci écologique d’un développement « durable » devrait appeler à remettre en question sérieusement ces avantages. Doit-on constater que, probablement pour cette même raison, la manifestation de ce souci ne dépasse pas l’expression de vœux pieux. Ici la soumission à la farce démocratique est intériorisée par un discours auto qualifié de « post moderniste » qui, tout simplement, refuse d’en reconnaître l’importance des effets destructeurs. Qu’importe les élections, l’essentiel se passe ailleurs, dit-on : dans la « société civile » où les individus seraient devenus ce que le virus libéral prétend qu’ils sont – alors qu’ils ne le sont pas ! – les sujets de l’histoire. Mais la farce démocratique ne fonctionne pas dans les périphéries du système. Ici, dans la zone des tempêtes, l’ordre en place ne bénéficie d’aucune légitimité suffisante pour permettre la stabilisation de la société. La persistance d’aspirations « passéistes » n’est pas le produit de « l’arriération » solide des peuples concernés (le discours habituel sur le sujet) mais une réponse inefficace à un défi réel. Tous les peuples et les nations des périphéries n’ont pas seulement été soumis à l’exploitation économique féroce du capital impérialiste, ils ont été, de ce fait, soumis tout autant à l’agression culturelle. La dignité de leurs cultures, de leurs langues, de leurs coutumes, de leur histoire a été niée avec le plus grand mépris. Il n’est pas surprenant que ces victimes du colonialisme externe ou interne (les Indiens d’Amérique) associent naturellement leur libération sociale et politique à la restauration de leur dignité nationale. Mais à son tour ces aspirations légitimes invitent à tourner les regards vers le passé exclusivement, en espérant y trouver la réponse aux questions d’aujourd’hui et de demain. Le risque est alors réel de voir le mouvement d’éveil et de libération des peuples concernés s’enfermer dans des impasses tragiques, dès lors que le « passéisme » est pris comme axe central du renouveau recherché. Ce désarroi est à l’origine, entre autre, du « renouveau religieux ». J’entends par là la résurgence d’interprétations religieuses et para religieuses conservatrices et réactionnaires, « communautaristes », ritualistes. Le « monothéisme » ici convole avec le « moneytheism » sans problème. J’exclus évidemment de ce jugement les interprétations religieuses qui mobilisent le sens qu’elles donnent à la spiritualité pour légitimer leur prise de position aux côtés de toutes les forces sociales en lutte pour l’émancipation. Mais les premières sont dominantes, les secondes minoritaires, souvent marginalisées. D’autres formulations idéologiques non moins réactionnaires compensent de la même manière le vide créé par le virus libéral : les « nationalismes » et les communautarismes ethniques ou para ethniques en constituent de beaux exemples. Dans les pays de la périphérie le défi ne peut être relevé que si pour une longue période de transition (de type séculaire) les systèmes politiques de démocratie populaire parviennent avec succès à combiner trois objectifs : le maintien et le renforcement de l’indépendance nationale dans un système international multipolaire fondé sur le principe d’une mondialisation négociée, l’accélération incontournable du développement des forces productives sans laquelle il est vain de parler de l’éradication de la pauvreté et de la construction d’un monde multipolaire équilibré, l’affirmation de la place grandissante des valeurs du socialisme et en particulier de l’égalité. Ce défi concerne trois quarts de l’humanité. La démocratie n’est pas une recette qu’il suffirait d’adopter. Sa réalisation est un processus sans fin, ce qui me fait lui préférer le terme de démocratisation. En contrepoint la « recette » proposée – pluripartisme et élections – tourne à la farce et fait perdre à la lutte pour la démocratie sa légitimité. Accepter cette solution comme « moins mauvaise » enferme dans l’impasse démoralisante. Et les discours concernant la « bonne gouvernance » et la « réduction de la pauvreté » n’apportent aucune réponse aux effets destructeurs du libéralisme. Le combat pour la démocratisation de la société est indissociable du combat pour changer le pouvoir politique en place Le combat pour la démocratisation exige mobilisation, organisation, choix des actions, vision stratégique, sens de la tactique, politisation des luttes. Sans doute ces formes ne peuvent pas être décrétées à l’avance, à partir de dogmes sanctifiés. Mais leur identification reste incontournable. Car il s’agit bel et bien de faire reculer le système des pouvoirs en place, et en perspective de lui substituer un autre système de pouvoirs. Sans doute la formule de « la » révolution qui substitue d’emblée le pouvoir du peuple à celui du capital, sanctifiée, doit-elle être abandonnée. Par contre des avancées révolutionnaires sont possibles, fondées sur celles de pouvoirs nouveaux, populaires, réels, qui font reculer ceux qui continueront à défendre les principes de reproduction de l’inégalité. Abandonner la question du pouvoir c’est jeter le bébé avec l’eau du bain. Croire que la société peut être transformée sans la destruction fut-elle progressive du système du pouvoir en place relève de la naïveté la plus extrême. Car tant que les pouvoirs en place restent ce qu’ils sont, loin d’être « dépossédés » par le changement social, ils sont en mesure de capter celui-ci de le soumettre, de l’intégrer dans le renforcement – et non l’affaiblissement – du pouvoir du capital. La triste dérive de l’écologisme, devenu champ nouveau ouvert à l’expansion du capital, en témoigne. Eluder la question du pouvoir, c’est placer les mouvements dans une situation qui ne leur permet pas de passer à l’offensive, les contraindre à rester sur des positions de défensive, de résistance aux offensives de ceux qui disposent du pouvoir, et donc de l’initiative. Le mouvement au socialisme à travers le monde, Nord et Sud, inventera les formes de la démocratie authentique nouvelle requise. A chacune de ses étapes, ses avancées doivent donner lieu à leur institutionnalisation politique et juridique adéquate. Le lecteur en trouvera des exemples dans l’annexe deux du chapitre sept (« de l’audace »). 3. Ecologisme et marxisme La question écologique revient dans presque tous les débats. On le comprend, tant l’ampleur des désastres écologiques est désormais visible. Mais ces débats sortent rarement de la confusion. Seule une petite minorité des mouvements en lutte comprend que la réponse au défi exige de sortir de la logique de l’accumulation capitaliste. Les puissances en place ont vite compris le danger et ont déployé de gros efforts prétendus scientifiques – en réalité de pure propagande idéologique – pour démontrer qu’un capitalisme vert était possible. J’y ai fait référence dans les développements que j’ai consacré à la question du développement prétendu « durable » (La loi de la valeur mondialisée, pages 135-144). J’ai également, en contrepoint, développé l’idée que les travaux de Wackernagel et de Rees que je commentais illustraient la possibilité d’un calcul (je dis bien calcul, c’est-à-dire mesure quantifiée) des valeurs d’usage, à condition de sortir du capitalisme. L’ouvrage de François Houtart (L’agro énergie, 2008) décortique la supercherie du « capitalisme vert ». John B. Foster a approfondi avec maîtrise la thèse de Marx écologiste. Pour ces raisons il m’est apparu utile au lecteur de mes Mémoires de connaître ce point de vue qui est le mien, que j’ai repris inlassablement dans beaucoup de nos débats. Le texte qui suit est tiré de mon livre la Loi de la valeur mondialisée. Le point de vue des courants dominants de l’écologisme, en particulier évidemment celui de l’écologisme “fondamentaliste”, n’est pas celui du marxisme, bien que les uns et les autres dénoncent à juste titre les effets destructeurs du “développement” tel qu’il est. L’écologisme attribue cet effet destructeur à l’adhésion de la “modernité” à une philosophie qualifiée de “eurocentrisme” et “prométhéenne” selon laquelle “l’être humain” ne ferait pas partie de la “nature” mais prétendrait” soumettre celle-ci à la satisfaction de ses besoins. Cette thèse entraîne un corollaire culturaliste fatal. Car elle inspire l’appel à l’adhésion à une “autre philosophie” qui place l’accent sur l’appartenance de l’humanité à la nature, sa “mère”. Dans cet esprit l’éloge est fait, en contrepoint de la philosophie qualifiée “d’occidentale”, de philosophies prétendues alternatives et meilleures, comme celle dérivée à partir d’une lecture particulière de l’hindouisme. Un éloge inconsidéré, qui ignore que la pratique de la société “hindouiste” n’a pas été (et n’est pas) différente de celle des sociétés dites occidentales, ni en ce qui concerne l’usage de la violence (la société hindouiste est tout sauf “non violente” comme elle se prétend être) ni en ce qui concerne la soumission de la nature à son exploitation. Marx développe son analyse sur un tout autre terrain. Il attribue le caractère destructif de l’accumulation du capital à la logique de la rationalité du capitalisme, commandée exclusivement par la recherche du profit immédiat (la rentabilité à court terme). Il en fait la démonstration et en tire la conclusion explicite dans le livre 1 du Capital. Ces deux méthodes de lecture de l’histoire et de la réalité inspirent des jugements différents sur “ce qu’il faut faire” pour relever le défi (les effets destructeurs du “développement”). Les écologistes sont portés à “condamner le progrès” et rejoignent alors les post modernistes dans ce jugement négatif à l’égard des découvertes scientifiques et des avancées de la technologie. La condamnation inspire à son tour une méthode mise en œuvre pour imaginer ce que l’avenir pourrait être qui est, pour le moins qu’on puisse dire, peu réaliste. On construit ainsi des projections conduisant à l’épuisement de telle ou telle ressource naturelle (les énergies fossiles par exemple), et on généralise la validité de ces conclusions – fatalement alarmistes – par l’affirmation, juste dans son principe mais sans portée concernant ce qu’on peut en déduire, que les ressources de la Planète ne sont pas infinies. On ignore donc délibérément les découvertes scientifiques possibles de l’avenir qui pourraient annihiler telle ou telle conclusion alarmiste. Bien entendu l’avenir lointain restera inconnu et la garantie que le “progrès” permettra toujours de trouver la solution de défis à venir inconnus n’existera jamais. La science n’est pas un substitut à la croyance en l’éternité (religieuse ou philosophique). Placer sur ce terrain le débat sur la nature des défis et les manières d’y faire face ne conduit nulle part. En contrepoint, en plaçant le débat sur le terrain défriché par Marx – l’analyse du capitalisme – on est en mesure d’avancer dans celle des défis. Oui il y aura encore, dans l’avenir, des découvertes scientifiques à partir desquels des technologies de maîtrise des richesses de la nature pourront être dérivées. Mais ce qu’on peut affirmer, sans crainte d’erreur, est que, tant que la logique du capitalisme impose à la société la soumission dans ses options aux exigences exclusives de la rentabilité à court terme (que la valorisation du capital implique), les technologies qui seront mises en œuvre pour l’exploitation des nouvelles avancées scientifiques ne seront choisies que si elles sont rentables dans le court terme et que de ce fait elles comportent un risque élevé d’être écologiquement destructrices, et même de plus en plus telles. C’est donc seulement lorsque l’humanité aura construit un mode de gestion de la société fondé sur la prise en considération des valeurs d’usage et l’aura substitué à sa gestion par la valeur d’échange associée à la valorisation du capital, que seront réunies les conditions pour une meilleure gestion des rapports entre l’humanité et la nature. Je dis bien une gestion meilleure et non une gestion parfaite et définitive, qui annihile les limites auxquelles se heurtent toute pensée et action humaines. La critique précoce de l’eurocentrisme que j’ai proposée (reprise dans l’édition augmentée, Modernité, Religions, Démocratie, Critique de l’eurocentrisme, Critique du culturalisme, Parangon, 2008) se situait dans la poursuite de l’œuvre amorcée par Marx, en contrepoint du discours culturaliste post moderniste et prétendu écologiste. Le choix par les écologistes d’un mauvais terrain pour débattre de ces questions enferme dans des impasses non seulement théoriques, mais de surcroît politiques. Car ce choix permet la manipulation par les forces dominantes du capital de toutes les propositions politiques qu’on en déduit. On sait comment l’alarmisme permet aux sociétés de la triade impérialiste de conserver leur privilège d’accès exclusif aux ressources de la planète et d’interdire aux peuples des périphéries d’être en mesure de faire face aux exigences de leur développement – quel qu’il soit, “bon” ou “mauvais”. On ne répond pas correctement aux discours “anti-alarmistes” en signalant le fait – incontestable – qu’ils sont eux-mêmes des fabrications de “lobbies” (comme par exemple celui de l’automobile). Le monde du capital fonctionne toujours de cette manière : les lobbies qui défendent les intérêts particuliers de segments du capital s’affrontent sans fin. Aux lobbies des partisans de choix énergétivores s’opposent désormais des lobbies du capitalisme “vert”. Les écologistes ne pourront sortir de ce labyrinthe que s’ils comprennent qu’il leur faut devenir … marxistes. 3739630@100617035.com - 7-100617035-23495496 - Toute reproduction interdite CHAPITRE UN LE MONDE ARABE : NATIONALISME, ISLAM POLITIQUE, LES REVOLUTIONS ARABES ANNONCEES DOCUMENTS INTRODUCTIFS Je fais précéder le chapitre de mes Mémoires concernant le monde arabe de cinq documents introductifs : 1°) la trajectoire historique du monde arabe contemporain; 2°) l’avortement de la Nahda; 3°) modernité, démocratie, laïcité et Islam; 4°) le déploiement du projet militaire des Etats Unis; 5°) la question palestinienne. Leur lecture permettra au lecteur de mes Mémoires de situer exactement mes arguments dans les débats arabes dont je fais le compte rendu. La scène arabe est occupée par le conflit permanent entre trois familles de positions politiques qui ouvrent ou ferment trois perspectives : 1°) les positions du modernisme bourgeois, compradore certes, mais néanmoins animé par la volonté de construire des Etats arabes « modernes », pas nécessairement démocratiques; 2°) celles de l’Islam politique réactionnaire véhiculé par les monarchies archaïques du Golfe, les Frères Musulmans et les Salafistes; 3°) enfin celles possibles d’une gauche arabe universaliste, s’inscrivant dans le mouvement au socialisme. Il faut donc savoir pourquoi il en est ainsi quelles sont les raisons profondes de ces cassures, avant d’en examiner les manifestations dans les débats concernés. Car ces analyses sous- jacentes reviennent d’une manière lancinante dans tous les débats arabes. 1. La trajectoire historique du monde arabe contemporain Le monde arabe a parcouru au cours du dernier demi-siècle une trajectoire constituée de trois étapes successives marquées. L’Egypte de Nasser, la Syrie et l’Irak baassistes, l’Algérie de Boumeddienne ont été de 1955 à 1975 des acteurs majeurs dans le déploiement du front des Non Alignés et de son rayonnement en Afrique. La première conférence des mouvements de libération en Afrique s’est tenue au Caire en 1957; il en sortira l’Organisation de solidarité des peuples d’Asie et d’Afrique. Le projet de Nouvel ordre économique international – le chant du cygne des Non Alignés – a été rédigé à Alger en 1974. Ce ne sont pas là des hasards. Mais alors que les effets sociaux positifs des « révolutions arabes » (que j’ai qualifiées de « nationales populistes ») s’épuisent dans le temps bref de une ou deux décennies, la rente pétrolière prend la relève à partir de 1973 pour nourrir l’illusion d’une modernisation facile. Le jeu de mots connu par tous les Arabes- al fawra mahal al thawra (le jaillissement – sous- entendu du pétrole- à la place de la révolution) résume ce transfert des espoirs. Qui est simultanément transfert du centre de gravité de la décision stratégique du Caire à Riad. Et qui survient au moment où on commence à voir que la perspective est celle de l’épuisement de cette ressource non renouvelable. Dans ce cadre les Etats-Unis amorcent la mise en œuvre de ce qui deviendra le projet de contrôle militaire de la planète, moyen pour eux de s’assurer de l’accès exclusif à leur profit de cette ressource énergétique irremplaçable. A partir de 1990 l’intervention armée des Etats-Unis, devenue réalité, a modifié de fond en comble la nature des défis auxquels les sociétés arabes et autres de la région sont désormais confrontées. Enlisés dans « l’infitah » (« l’ouverture » associée à l’illusion pétrolière) les régimes arabes ont perdu la légitimité dont ils avaient bénéficié jusqu’alors. Et dans le vide politique s’engouffre l’Islam politique qui occupe depuis le devant de la scène. « Le vieux monde se meurt, le nouveau n’est pas encore né; dans la pénombre se dessinent des monstres » (Gramsci). Pour une personne de mon âge, qui a vécu ces trois temps, l’involution que cette succession représente appelait nécessairement une réflexion approfondie sur les raisons de cet échec dramatique. L’ayant vécu de l’intérieur, j’ai donc proposé sur cette question des réflexions écrites que le lecteur trouvera ailleurs. J’ai attribué l’involution à deux ensembles de causes : celles qui relèvent des limites et des contradictions de la « Nahda » arabe ( la « Renaissance » amorcée à partir du XIX ième siècle), lesquelles sont à l’origine de la permanence du modèle politique du « régime des mamelouks » ( je renvoie ici à S. Amin et A. El Kenz, Le monde arabe; 2003, pp 6-8, 61-71); et celles qui relèvent de la géopolitique mondiale du nouvel impérialisme collectif de la « triade » (Etats Unis, Europe et Japon) et du leadership des Etats-Unis. (cf S. Amin, L’hégémonisme des Etats Unis et l’effacement du projet européen; 2000). 2. L’avortement de la Nahda Modernité et Renaissance européenne La modernité est fondée sur le principe que les êtres humains, individuellement et collectivement font leur histoire et que pour le faire ils ont le droit d’innover, de ne pas respecter la tradition. Proclamer ce principe c’était opérer une rupture avec le principe fondamental qui régissait toutes les sociétés pré- modernes, y compris bien entendu celle de l’Europe féodale et chrétienne. Ce principe appelait à renoncer aux formes dominantes de légitimation du pouvoir – dans la famille, dans les communautés au sein desquelles sont organisés les modes de vie et de production, dans l’Etat – fondées jusqu’alors sur une métaphysique, généralement d’expression religieuse. Elle implique donc la séparation entre l’Etat et la religion, une laïcisation radicale, condition de déploiement des formes modernes de la politique. La modernité est née avec cette proclamation. Il ne s’agissait pas d’une re-naissance, mais d’une naissance tout court. La qualification de Renaissance que les Européens eux- mêmes ont donné à ce moment de l’histoire est donc trompeuse. Elle est le produit d’une construction idéologique selon laquelle l’Antiquité gréco-romaine aurait connu le principe de modernité, enseveli pendant le « Moyen Age » (entre la modernité antique et la nouvelle modernité) par l’obscurantisme religieux. Perception mythique de l’Antiquité qui fonde à son tour l’eurocentrisme, par lequel l’Europe prétend hériter de son passé, « retourner à ses sources » (d’où Re-naissance), alors qu’en fait elle opère une rupture avec sa propre histoire. La naissance concomitante de la modernité et du capitalisme n’est pas le produit du hasard. Les rapports sociaux propres au nouveau système de production que constitue le capitalisme impliquaient la liberté d’entreprise, celle de l’accès aux marchés, la proclamation du droit intangible à la propriété privée (« sacralisée »). La vie économique, émancipée de la sorte de la tutelle du pouvoir politique qui caractérisait les régimes antérieurs à la modernité, s’érige en domaine autonome de la vie sociale, mu par ses seules propres lois. Le capitalisme substitue à la détermination traditionnelle de la richesse par le pouvoir un rapport de causalité inverse faisant de la richesse la source du pouvoir. La Nahda arabo islamique La Renaissance européenne était le produit d’une dynamique sociale interne, la solution apportée aux contradictions propres à l’Europe de l’époque par l’invention du capitalisme. Par contre ce que les Arabes ont appelé, par imitation, leur Renaissance – la Nahda du XIXe siècle – ne l’était pas. Elle était la réaction à un choc externe. L’Europe que la modernité avait rendu puissante et conquérante exerçait sur le monde arabe un effet ambigu, à la fois d’attraction (admiration) et de répulsion (par l’arrogance de sa conquête). La Re-naissance arabe prend son qualificatif au pied de la lettre. Elle pense que si, comme les Européens l’auraient fait (c’est ce qu’ils disent eux- mêmes), les Arabes « retournaient » à leurs sources, un moment avilies, ils retrouveraient leur grandeur. La Nahda ne sait pas en quoi consiste la modernité qui fait la puissance de l’Europe. La Nahda n’opère pas les ruptures nécessaires avec la tradition qui définissent la modernité. Elle ne saisit pas ce que signifie la laïcité, condition pour que la politique devienne le domaine de l’innovation libre, donc de la démocratie au sens moderne. La Nahda croit pouvoir lui substituer une relecture de la religion purgée de ses dérives obscurantistes. Et jusqu’à ce jour les sociétés arabes sont mal équipées pour comprendre que la laïcité n’est pas une « spécificité » occidentale, mais une exigence de la modernité. La Nahda ne comprend pas ce que signifie la démocratie, entendue justement comme le droit de rompre avec la tradition. Elle reste donc prisonnière des concepts de l’Etat autocratique; elle appelle de ses vœux un despote « juste » (al moustabid al adel) – pas même « éclairé ». Et la nuance est significative. La Nahda ne comprend pas que la modernité produit également l’aspiration des femmes à leur libération, exerçant par là même leur droit d’innover, de rompre avec la tradition. La Nahda réduit la modernité à l’apparence immédiate de ce qu’elle produit : le progrès technique. Cette présentation volontairement simplifiée ne signifie pas que son auteur ignore les contradictions qui se sont exprimées dans la Nahda, ni que certains penseurs d’avant-garde aient eu conscience des défis réels de la modernité, comme Kassem Amin en ce qui concerne l’importance de la libération des femmes, Ali Abdel Razek de celle de la laïcité, Abdel Rahmane Kawakibi du défi démocratique. Mais aucune de ces percées n’a été suivie d’effets; au contraire la société arabe a réagi en renonçant à poursuivre dans les voies indiquées. La Nahda n’est donc pas le moment de la naissance de la modernité en terre arabe, elle est celui de son avortement. Dans son livre magnifique, Les Arabes et la Shoah, Gilbert Achcar décortique les écrits de Rachid Reda, le dernier maillon de la chaîne de la Nahdah en dérive. Reda écrit dans les années 1920, inspire les Frères Musulmans dès l’origine. L’Islam qu’il propose, qualifié de « retour aux sources », est rigoureusement vide de pensée. Islam conservateur de convenance et d’affirmation communautaire, ritualiste. L’adhésion de Reda et des Frères Musulmans au wahabisme, expression tout également haineuse à l’égard de toute velléité de pensée critique, qui ne répond guère qu’aux exigences d’une société archaïque de nomades, annonce l’Islam politique. Limites et contradictions de la modernité La modernité qui s’est déployée sous les contraintes des limites du capitalisme est, de ce fait, contradictoire, promettant beaucoup plus qu’elle ne peut produire et générant de ce fait des espoirs inassouvis. L’humanité contemporaine est donc confrontée aux contradictions de cette modernité – la seule que nous connaissions jusqu’ici – qui n’est que la modernité amorcée par l’étape capitaliste de l’histoire. Le capitalisme et sa modernité sont destructeurs de l’être humain, réduit au statut de marchandise porteuse de la force de travail. Par ailleurs la polarisation à l’échelle mondiale que véhicule l’accumulation du capital à cette échelle annule pour la majorité de la population humaine – celle des périphéries du système – toute perspective de satisfaction des besoins que la modernité promet. Pour les grandes majorités cette modernité en question est tout simplement odieuse. Son rejet est donc violent. Mais rejeter est un acte négatif. Les insuffisances des projets alternatifs annihilent l’efficacité de la révolte et finalement l’inscrivent dans la soumission de fait aux exigences du capitalisme et de la modernité qu’on prétend refuser. L’illusion principale s’alimente de la nostalgie du passé pré-moderne. Dans les périphéries la posture passéiste procède d’une révolte violente et justifiée, dont elle n’est qu’une forme névrotique et impuissante, parce que tout simplement elle est fondée sur l’ignorance de la nature du défi de la modernité. Le passéisme s’exprime dans des langages divers, généralement ceux d’une interprétation religieuse intégriste ou fondamentaliste, masquant en fait une option conservatrice conventionnelle, ou ceux de l’ethnicité parée de vertus spécifiques transcendant les autres dimensions de la réalité sociale – les classes entre autre. Le dénominateur commun à toutes ces formes est leur attachement à une thèse culturaliste en vertu de laquelle religions et ethnies seraient caractérisées par des spécificités transhistoriques qui définiraient des identités intangibles. Sans fondement scientifique, ces postures n’en sont pas moins mobilisatrices de masses marginalisées et désemparées par les destructions de la modernité capitaliste. Mais elles sont par là même des moyens efficaces de manipulations qui s’inscrivent dans des stratégies confortant la soumission de fait à la dictature conjointe des forces dominantes dans la mondialisation capitaliste et de ses courroies de transmission locales et subalternes. L’Islam politique est un bel exemple de ce mode de gestion dans le capitalisme périphérique. En Amérique latine et en Afrique la prolifération de « sectes » obscurantistes d’origine para protestantes soutenues par les appareils nord-américains pour faire barrage à la théologie de la libération manipule le désarroi des exclus et leur révolte contre l’Eglise officielle conservatrice. (extraits de : Samir Amin, Le monde arabe dans la longue durée) 3. Modernité, démocratie, laïcité et Islam L’image que la région arabe et islamique donne d’elle-même aujourd’hui est celle de sociétés dans lesquelles la religion (l’Islam) occupe le devant de la scène dans tous les domaines de la vie sociale et politique. Au point qu’il paraît incongru d’imaginer qu’il puisse en être autrement. La majorité des « observateurs » étrangers (responsables politiques et médias) en concluent qu’il faudra bien que la modernité, voire la démocratie, s’accommodent de cette présence lourde de l’Islam, interdisant de facto la laïcité. La modernité constitue une rupture dans l’histoire universelle, amorcée en Europe à partir du XVIe siècle. La modernité proclame l’être humain responsable de son histoire, individuellement et collectivement, et par là même rompt avec les idéologies dominantes prémodernes. La modernité permet alors la démocratie, comme elle exige la laïcité, au sens de séparation du religieux et du politique. Où se situent de ce point de vue les peuples de la région « Moyen Orient » concernée ? L’image de foules de barbus prosternés et de cohortes de femmes voilées, inspire des conclusions un peu trop rapides concernant l’intensité de l’adhésion religieuse des individus. On mentionne rarement les pressions sociales exercées pour obtenir le résultat; les femmes n’ont pas choisi le voile, on le leur impose avec la dernière violence; se faire remarquer par son absence à la prière coûte presque toujours le travail, parfois la vie. Les amis occidentaux « culturalistes » qui appellent au respect de la diversité des convictions se renseignent rarement sur les procédés mis en œuvre par les pouvoirs pour donner l’image qui leur convient. Il y a certes des « fous de Dieu ». Sont-ils en proportion plus nombreux que les Catholiques d’Espagne qui défilent à Pâques ? Ou que les foules innombrables qui aux Etats Unis écoutent les téléprédicateurs ? La région en tout cas n’a pas toujours donné cette image d’elle même. Au delà des différences de pays à pays, on peut identifier une grande région qui va du Maroc à l’Afghanistan, intègre tous les peuples arabes (à l’exception de ceux de la péninsule arabique), les Turcs, les Iraniens, les Afghans et les peuples d’Asie centrale ex soviétique, dans laquelle les potentiels de développement de la laïcité sont loin d’être négligeables. La situation est différente chez d’autres peuples voisins, les Arabes de la péninsule ou les Pakistanais. Dans la région concernée les traditions politiques ont été fortement marquées par les courants radicaux de la modernité : les Lumières, la révolution française, la révolution russe, le communisme de la IIIe internationale ont été présents dans tous les esprits et y ont occupé beaucoup plus de place que le Parlementarisme de Wetsminster par exemple. Ces courants dominants ont inspirés les modèles majeurs de la transformation politique que les classes dirigeantes ont mis en œuvre, qu’on pourrait qualifier par certains de leurs aspects de formes de « despotisme éclairé ». C’était certainement le cas dans l’Egypte de Mohamed Ali ou du Khédive Ismail. Le kémalisme en Turquie et la modernisation en Iran ont opéré avec des méthodes qui s’en rapprochent. Le national-populisme propre aux étapes plus récentes de l’histoire appartient à la même famille de projets politiques « modernistes ». Les variantes du modèle ont été nombreuses (FLN algérien et bourguibisme tunisien, nassérisme égyptien, baasisme de Syrie et d’Irak), mais la direction du mouvement analogue. Les expériences d’apparence extrême – les régimes dits « communistes » en Afghanistan et au Yémen du Sud – n’étaient en réalité guère différents. Tous ces régimes ont beaucoup réalisé, et, pour cette raison, bénéficié d’un soutien populaire très large. C’est pourquoi, quand bien même n’ont-ils pas été véritablement démocratiques, ils ouvraient la voie à une évolution possible dans cette direction. Dans certaines circonstances – comme celles de l’Egypte de 1920 à 1950 – l’expérience de démocratie électorale a été tentée, soutenue par le centre anti- impérialiste modéré (le Wafd), combattue par la puissance impérialiste dominante (la Grande Bretagne) et ses alliés locaux (la Monarchie). La laïcité – mise en œuvre dans des versions modérées à vrai dire – n’était pas « refusée » par les peuples; c’était au contraire les hommes de religion qui passaient auprès de l’opinion générale pour des obscurantistes – ce qu’ils étaient dans leur grande majorité. Les expériences modernistes – du despotisme éclairé au national populisme radical - n’ont pas été le produit du hasard. Elles ont été imposées par des mouvements politiques puissants, dominants dans les classes moyennes, qui exprimaient par ce moyen leur volonté de s’imposer dans la mondialisation moderne comme partenaires à part entière, de plein droit. Ces projets qu’on peut qualifier de « bourgeois nationaux » étaient modernistes, laïcisants et potentiellement porteurs d’évolutions démocratiques. Mais précisément parce que ces projets entraient en conflit avec les intérêts de l’impérialisme dominant, celui-ci les a combattus sans relâche et mobilisé systématiquement à cet effet les forces obscurantistes en déclin. On connaît l’histoire des Frères Musulmans, littéralement créés dans les années 1920 en Egypte par les Britanniques et la Monarchie pour barrer la route au Wafd démocrate et laïc. On connaît l’histoire de leur retour en masse de leurs asiles séoudiens après la mort de Nasser, organisé par la CIA et Sadate. On connaît l’histoire des Talibans formés par la CIA au Pakistan pour combattre les « communistes » qui avaient ouvert les écoles à tous, garçons et filles. On sait même que les Israéliens ont soutenu Hamas à ses débuts pour affaiblir les courants laïcs et démocratiques de la résistance palestinienne. L’Islam politique aurait eu beaucoup de difficultés à franchir les frontières de l’Arabie saoudite et du Pakistan sans le soutien résolu permanent et puissant des Etats Unis. Sans doute la société de l’Arabie Saoudite n’avait-elle jamais amorcé sa sortie de la tradition lorsque fut découvert l’océan de pétrole qui gisait sous son sol. L’alliance entre l’impérialisme et la classe dirigeante « traditionnelle », scellée immédiatement, faisait l’affaire des deux partenaires et donnait un souffle nouveau à l’Islam politique réactionnaire wahabite. De leur côté, les Britanniques étaient parvenus à briser l’unité indienne en convainquant les leaders musulmans de créer leur Etat propre, enfermé par son acte de naissance même dans l’Islam politique. On observera que la « théorie » par laquelle cette curiosité a été légitimée – attribuée à Mawdudi – avait été préalablement intégralement rédigée par les orientalistes anglais au service de Sa Majesté. On comprend alors que l’initiative prise par les Etats Unis pour casser le front uni des Etats d’Asie et d’Afrique mis en place à Bandoung (1955) ait consisté à créer une « Conférence Islamique » immédiatement promue (dès 1957) par l’Arabie Saoudite et le Pakistan. L’Islam politique a pénétré dans la région par ce moyen. La moindre des conclusions qu’on doive tirer des observations rappelées ici c’est bien que l’Islam politique n’est pas le produit spontané de l’affirmation par les peuples concernés de la force authentique de leur conviction religieuse. L’Islam politique a été construit par l’action systématique de l’impérialisme soutenu bien entendu par les forces réactionnaires obscurantistes et les classes compradore inféodées. Cela étant la responsabilité des gauches qui n’ont ni vu ni su comment faire face au défi reste indiscutable. 4. Le déploiement du projet militaire des Etats Unis Le projet des Etats Unis, soutenu à des degrés divers par leurs alliés subalternes européens et japonais, est d’établir leur contrôle militaire sur l’ensemble de la planète (ce que j’appelle « l’extension de la doctrine Monroe à la planète »). Le « Moyen Orient » a été choisi, dans cette perspective, comme région de « première frappe », pour au moins quatre raisons : (i) elle recèle les ressources pétrolières les plus abondantes de la Planète et son contrôle direct par les forces armées des Etats Unis donnerait à Washington une position privilégiée plaçant leurs alliés – l’Europe et le Japon – et leurs rivaux éventuels (la Chine) dans une position inconfortable de dépendance pour leur approvisionnement énergétique; (ii) elle est située au cœur de l’ancien monde et facilite l’exercice de la menace militaire permanente contre la Chine, l’Inde et la Russie; (iii) la région traverse un moment d’affaiblissement et de confusion qui permet à l’agresseur de s’assurer d’une victoire facile, au moins dans l’immédiat; (iv) l’impérialisme dispose dans la région d’un allié inconditionnel doté d’armements nucléaires: Israel. Le déploiement de l’agression a placé les pays et nations situés sur la ligne de front (l’Afghanistan, l’Irak, la Palestine, l’Iran) dans la situation particulière de pays détruits (les trois premiers) ou menacé de l’être (l’Iran). La diplomatie armée des Etats Unis s’était donné l’objectif de détruire littéralement l’Irak bien avant que le prétexte ne le lui en ait été donné par deux fois, à l’occasion de l’invasion du Koweït en 1990, puis après le 11 Septembre exploité à cette fin par Bush junior avec cynisme et mensonge à la Goebbels à la clé (« répéter un mensonge mille fois, il devient vérité »). La raison en est simple et n’a rien à voir avec le discours appelant à la « libération » du peuple irakien de la dictature sanglante (réelle) de Saddam Hussein. L’Irak possède dans son sous sol une bonne part des meilleures ressources pétrolières de la planète; mais de surcroît l’Irak était parvenu à former des cadres scientifiques et techniques capables, par leur masse critique, de soutenir un projet national consistant. Ce « danger » devait être éliminé par une « guerre préventive » que les Etats Unis se sont donnés le droit de faire quand et où ils le décident, sans le moindre respect pour le « droit » international. Au delà de ce constat d’évidence banale, plusieurs séries de questions sérieuses restent à examiner : (i) pourquoi le plan de Washington a pu donner les apparences d’un succès fulgurant aussi aisément ? (ii) quelle situation nouvelle il a créé à laquelle la nation irakienne est confrontée aujourd’hui ? (iii) quelles réponses les différentes composantes du peuple irakien donnent à ce défi ? (iv) quelles solutions les forces démocratiques et progressistes irakiennes, arabes et internationales peuvent-elles promouvoir ? La défaite de Saddam Hussein était prévisible. Face à un ennemi dont l’avantage principal réside dans la capacité d’exercice du génocide par bombardements aériens impunis (en attendant l’usage du nucléaire), les peuples n’ont qu’une seule réponse possible efficace : déployer leur résistance sur leur sol envahi. Or le régime de Saddam s’était employé à annihiler tous les moyens de défense à la portée de son peuple, par la destruction systématique de toute organisation, de tous les partis politiques (à commencer par le parti communiste) qui ont fait l’histoire de l’Irak moderne, y compris du Baas lui même qui avait été l’un des acteurs majeurs de cette histoire. Ce qui devrait surprendre dans ces conditions ce n’est pas que le « peuple irakien » ait laissé envahir son pays sans combat, ni même que certains comportements (comme sa participation apparente aux élections organisées par l’envahisseur ou l’explosion de luttes fratricides opposant Kurdes, Arabes sunnistes et Arabes chiites) semblent constituer des indices d’une défaite acceptée possible (celle sur laquelle Washington avait fondé ses calculs), mais au contraire que les résistances sur le terrain se renforcent chaque jour (en dépit de toutes les faiblesses graves dont ces résistances font preuve), qu’elles aient déjà rendu impossible la mise en place d’un régime de laquais capable d’assurer les apparences « d’ordre », en quelque sorte qu’elles aient déjà démontré l’échec du projet de Washington. Une situation nouvelle est néanmoins créée par l’occupation militaire étrangère. La nation irakienne est réellement menacée, ne serait-ce que parce que le projet de Washington, incapable de maintenir son contrôle sur le pays (et piller ses ressources pétrolières, ce qui constitue son objectif numéro un) par l’intermédiaire d’un gouvernement d’apparence « national », ne peut être poursuivi qu’en cassant le pays. L’éclatement du pays en trois « Etats » au moins (Kurde, Arabe sunnite et Arabe chiite) a peut être été dès l’origine l’objectif de Washington aligné sur Israël (les archives le révèleront dans l’avenir). Toujours est-il qu’aujourd’hui la « guerre civile » est la carte que Washington joue pour légitimer le maintien de son occupation. Car l’occupation permanente était – et demeure – l’objectif : c’est le seul moyen pour Washington de garantir son contrôle du pétrole. On ne peut certainement donner aucun crédit aux « déclarations » d’intention de Washington, du style « nous quitterons le pays dès que l’ordre sera revenu ». On se souvient que les Britanniques n’ont jamais dit de leur occupation de l’Egypte, à partir de 1882, qu’elle était autre chose que « provisoire » (elle a duré jusqu’en 1956 !). Entre temps bien entendu, chaque jour, les Etats Unis détruisent un peu plus par tous les moyens, y compris les plus criminels, le pays, ses écoles, ses usines, ses capacités scientifiques. Les réponses que le peuple irakien donne au défi ne paraissent pas – dans l’immédiat tout au moins – à la mesure de sa gravité extrême. C’est le moins qu’on puisse dire. Quelles en sont les raisons ? Les médias occidentaux dominants répètent à satiété que l’Irak est un pays « artificiel » et que la domination oppressive du régime « sunnite » de Saddam sur les Chiites et les Kurdes est à l’origine de la guerre civile inévitable (que seule la prolongation de l’occupation étrangère permettra peut être d’écarter). La « résistance » serait donc limitée à quelques noyaux islamistes pro Saddam du « triangle » sunnite. On ne peut que difficilement aligner autant de contre vérités. Au lendemain de la première guerre mondiale la colonisation britannique a eu beaucoup de mal à vaincre la résistance du peuple irakien. En pleine consonance avec leur tradition impériale les Britanniques ont fabriqué pour soutenir leur pouvoir une monarchie importée et, une classe de propriétaires latifundiaires, comme ils ont donné une position privilégiée à l’Islam sunnite. Mais en dépit de leurs efforts systématiques les Britanniques ont échoué. Le Parti Communiste et le Parti baasiste ont constitué les forces politiques organisées principales qui ont précisément mis en déroute le pouvoir de la monarchie « sunnite » détestée par tous, peuple sunnite, chiite et kurde. La concurrence violente entre ces deux forces, qui a occupé le devant de la scène entre 1958 et 1963, s’est soldée par la victoire du Baas, saluée à l’époque par les puissances occidentales comme un soulagement. Pourtant le projet communiste portait potentiellement en lui une évolution démocratique possible, celui du Baas pas du tout. Parti nationaliste pan arabe et unitaire en principe, admirateur du modèle prussien de construction de l’unité allemande, recrutant dans la petite bourgeoisie moderniste laïcisante, hostile aux expressions obscurantistes de la religion, le Baas au pouvoir a évolué, conformément à ce qui était parfaitement prévisible, en une dictature dont l’étatisme n’était qu’à moitié anti-impérialiste, dans ce sens que, selon les conjonctures et les circonstances, un compromis pouvait être accepté par les deux partenaires (le pouvoir baasiste en Irak, l’impérialisme américain dominant dans la région). Ce « deal » a encouragé les dérives mégalomaniaques du leader, qui a imaginé que Washington accepterait de faire de lui son principal allié dans la région. Le soutien de Washington à Bagdad (avec livraison d’armes chimiques à l’appui) dans la guerre absurde et criminelle conduite contre l’Iran de 1980 à 1989 semblait donner crédibilité au calcul. Saddam n’imaginait pas que Washington trichait, que la modernisation de l’Irak était inacceptable pour l’impérialisme et que la décision de détruire le pays était déjà prise. Tombé dans le piège tendu (le feu vert avait été donné à Saddam pour l’annexion du Koweït – en fait une province irakienne que les impérialistes britanniques avaient détaché pour en faire une de leurs colonies pétrolières) l’Irak a été soumis à dix ans de sanctions destinées à rendre le pays exsangue, de manière à faciliter la glorieuse conquête du vide par l’armée des Etats Unis. On peut accuser de tout les régimes successifs du Baas, y compris celui de la dernière phase de sa déchéance sous la « direction » de Saddam, sauf d’avoir attisé le conflit confessionnel entre Sunnites et Chiites. Qui donc est responsable des heurts sanglants qui opposent aujourd’hui les deux communautés ? On apprendra certainement un jour comment la CIA (et sans doute la Mossad) ont organisé beaucoup de ces massacres. Mais au-delà il est vrai que le désert politique créé par le régime de Saddam et l’exemple qu’il donnait de méthodes opportunistes sans principes a « encouragé » des candidats au pouvoir de toutes natures à s’engager dans cette voie, souvent protégés par l’occupant, parfois peut être naïfs au point de croire qu’ils pourraient « se servir de lui ». Les candidats en question, qu’il s’agisse de chefs « religieux » (Chiites ou Sunnites), de prétendus « notabilités » (para tribales) ou « d’hommes d’affaires » de corruption notoire exportés par les Etats Unis, n’ont jamais eu d’ancrage politique réel dans le pays; même ceux des chefs religieux que les croyants respectaient n’avaient aucune emprise politique qui eut paru acceptable au peuple irakien. Sans le vide créé par Saddam on n’aurait jamais entendu prononcer leurs noms. Face à ce nouveau « monde politique » fabriqué par l’impérialisme de la mondialisation libérale, d’autres forces politiques authentiquement populaires et nationales, éventuellement démocratiques, auront-elles les moyens de se reconstituer ? Il fut un temps où le Parti Communiste constituait le pôle de cristallisation du meilleur de ce que la société irakienne pouvait produire. Le Parti Communiste était implanté dans toutes les régions du pays et dominait le monde des intellectuels souvent d’origine chiite (je dis que le Chiisme produit surtout des révolutionnaires et des leaders religieux, rarement des bureaucrates ou des compradores !). Le Parti Communiste était authentiquement populaire et anti- impérialiste, peu enclin à la démagogie, potentiellement démocratique. Est-il désormais appelé à disparaître définitivement de l’histoire, après le massacre de milliers de ses meilleurs militants par les dictatures baasistes, l’effondrement de l’Union soviétique (à laquelle il n’était pas préparé), et le comportement de ceux de ses intellectuels qui ont cru acceptable de revenir d’exil dans les fourgons de l’armée des Etats Unis ? Ce n’est hélas pas impossible, mais pas davantage « inéluctable ». Loin de là. La question « kurde » est une question réelle, en Irak comme en Iran et en Turquie. Mais sur ce sujet également on doit rappeler que les puissances occidentales ont toujours pratiqué avec le plus grand cynisme la règle du « deux poids, deux mesures ». La répression des revendications kurdes n’a jamais atteint en Irak et en Iran le degré de violence policière et militaire, politique et morale permanente qui est celle pratiquée par Ankara. Ni l’Iran, ni l’Irak n’ont jamais été jusqu’à nier l’existence même des Kurdes. On a néanmoins pardonné tout à la Turquie, membre de l’OTAN – une organisation de nations démocratiques nous rapellent les médias, dont l’éminent démocrate qu’était Salazar fut l’un des membres fondateurs comme les non moins inconditionnels de la démocratie que sont les colonels grecs et les généraux turcs ! Les fronts populaires irakiens constitués autour du Parti Communiste et du Baas dans les meilleurs moments de son histoire mouvementée, chaque fois qu’ils ont exercé des responsabilités de pouvoir, ont toujours trouvé un terrain d’entente avec les partis kurdes principaux, qui ont d’ailleurs toujours été leurs alliés. La dérive « antichiite » et « antikurde » du régime de Saddam est certes réelle : bombardements de la région de Bassorah par l’armée de Saddam après sa défaite au Koweit en 1990, usage de gaz contre les Kurdes. Cette dérive venait en « réponse » aux manœuvres de la diplomatie armée de Washington qui avait mobilisé des apprentis sorciers pressés de saisir l’occasion. Elle n’en demeure pas moins une dérive criminelle, de surcroît stupide, le succès des appels de Washington ayant été fort limité. Mais peut-on attendre autre chose des dictateurs façon Saddam ? La puissance dont témoigne la résistance à l’occupation étrangère, « inattendue » dans ces conditions, semblerait « relever du miracle ». Ce n’est pas le cas, car la réalité élémentaire est simplement que le peuple irakien dans son ensemble (arabe et kurde, sunnite et chiite) déteste les occupants et connaît ses crimes quotidiens (assassinats, bombardements, massacres, tortures). On devrait alors imaginer un Front Uni de Résistance Nationale (appelez-le comme vous voudrez) se proclamant tel, affichant des noms, la liste des organisations et partis qui le constituent, leur programme commun. Ce n’est pas le cas jusqu’à ce jour, en particulier pour toutes les raisons procédant des destructions du tissu social et politique produites par la dictature de Saddam et celle des occupants. Mais quel qu’en soient les raisons, cette faiblesse constitue néanmoins un handicap sérieux, qui facilite les manœuvres de division, encourage les opportunistes jusqu’à en faire des collaborateurs, jette la confusion sur les objectifs de la libération. Qui parviendra à surmonter ces handicaps ? Les communistes devraient être bien placés pour le faire. Déjà les militants – présents sur le terrain – se démarquent de ceux des « leaders » (ceux que les médias dominants sont les seuls à connaître !) qui, ne sachant plus sur quel pied danser, tentent de donner un semblant de légitimité à leur « ralliement » au gouvernement de la collaboration en prétendant compléter par là même l’action de la résistance armée !! Mais beaucoup d’autres forces politiques, dans les circonstances, pourraient prendre des initiatives décisives en direction de la constitution de ce front. Il reste qu’en dépit de ses « faiblesses » la résistance du peuple irakien a déjà mis en déroute (politique sinon encore militaire) le projet de Washington. C’est précisément ce qui inquiète les Atlantistes de l’Union Européenne, ses alliés fidèles. Les associés subalternes des Etats Unis craignent aujourd’hui la défaite des Etats Unis, parce que celle-ci renforcerait la capacité des peuples du Sud de contraindre le capital transnational mondialisé de la triade impérialiste à respecter les intérêts des nations et des peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine. La résistance irakienne a fait des propositions qui permettraient de sortir de l’impasse et d’aider les Etats Unis à se retirer du guêpier. Elle propose en effet : (i) la constitution d’une autorité administrative de transition mise en place avec le soutien du Conseil de Sécurité; (ii) l’arrêt immédiat des actions de résistance et des interventions militaires et policières des armées d’occupation; (iii) le départ de toutes les autorités militaires et civiles étrangères dans un délai de six mois. Les détails de ces propositions ont été publiés dans la revue arabe prestigieuse Al Mustaqbal Al Arabi, publiée à Beyrouth (numéro de janvier 2006). Le silence absolu que les médias européens opposent à la diffusion du message est, de ce point de vue, le témoignage de la solidarité des partenaires impérialistes. Les forces démocratiques et progressistes européennes ont le devoir de se désolidariser de cette politique de la triade impérialiste et de soutenir les propositions de la résistance irakienne. Laisser le peuple irakien affronter seul son adversaire n’est pas une option acceptable : elle conforte l’idée dangereuse qu’il n’y a rien à attendre de l’Occident et de ses peuples, elle encourage par là même des dérives inacceptables – voire criminelles – dans les pratiques de certains mouvements de résistance. Plus vite les troupes d’occupation étrangères auront quitté le pays, plus fort aura été le soutien des forces démocratiques dans le monde et en Europe au peuple irakien, plus grandes seront les possibilités d’un avenir meilleur pour ce peuple martyr. Plus longtemps l’occupation durera, plus sombres seront les lendemains qui succèderont à son terme inévitable. 5. La question palestinienne Le peuple palestinien est, depuis la déclaration Balfour pendant la première guerre mondiale, la victime d’un projet de colonisation par un peuple étranger, qui lui réserve le sort des « Peaux Rouges », qu’on l’avoue ou qu’on feigne de l’ignorer. Ce projet a toujours été soutenu inconditionnellement par la puissance impérialiste dominante dans la région (hier la Grande Bretagne, aujourd’hui les Etats Unis), parce que l’Etat étranger à la région constitué de la sorte ne peut être que l’allié, à son tour inconditionnel, des interventions qu’exige la soumission du Moyen Orient arabe à la domination du capitalisme impérialiste. Il s’agit là, pour tous les peuples d’Afrique et d’Asie, d’une évidence banale. De ce fait, sur les deux continents, l’affirmation et la défense des droits du Peuple Palestinien unissent spontanément. Par contre en Europe la « question palestinienne » provoque la division, produite par les confusions entretenues par l’idéologie sioniste, qui trouvent souvent des échos favorables. Aujourd’hui plus que jamais, en conjonction avec le déploiement du projet américain du « grand Moyen Orient », les droits du peuple palestinien ont été abolis. Pourtant l’OLP avait accepté les plans d’Oslo et de Madrid et la feuille de route rédigés par Washington. C’est Israël qui a ouvertement renié sa signature, et mis en œuvre un plan d’expansion encore plus ambitieux ! L’OLP a été fragilisée de ce fait : l’opinion peut lui reprocher à juste titre d’avoir cru naïvement à la sincérité de ses adversaires. Le soutien apporté par les autorités d’occupation à son adversaire islamiste (Hamas) – dans un premier temps tout au moins – la progression de pratiques corrompues de l’administration palestinienne (sur lesquelles les « bailleurs de fonds » - Banque Mondiale, Europe, ONG – se taisent, s’ils ne sont pas parties prenantes) devaient conduire – c’était prévisible (et probablement souhaité) – à la victoire électorale du Hamas, prétexte supplémentaire immédiatement invoqué pour justifier l’alignement inconditionnel sur les politiques d’Israël « quelles qu’elles soient » ! Le projet colonial sioniste a toujours constitué une menace, au-delà de la Palestine, pour les peuples arabes voisins. Ses ambitions d’annexion du Sinaï égyptien, son annexion effective du Golan syrien, sont là pour en témoigner. Dans le projet du « grand Moyen Orient » une place particulière est donnée à Israël, au monopole régional de son équipement militaire nucléaire et à son rôle de « partenaire obligé » (sous le prétexte fallacieux qu’Israël disposerait de « compétences technologiques » dont aucun peuple arabe n’est capable ! Racisme oblige !). Il n’est pas dans notre intention de proposer ici des analyses concernant les interactions complexes entre les luttes de résistance à l’expansion coloniale sioniste et les conflits et options politiques au Liban et en Syrie. Les régimes du Baas en Syrie ont résisté à leur manière aux exigences des puissances impérialistes et d’Israël. Que cette résistance ait également servi à légitimer des ambitions plus discutables (le contrôle du Liban) n’est certainement pas discutable. La Syrie a par ailleurs choisi soigneusement ses « alliés » parmi les « moins dangereux » au Liban. On sait que la résistance aux incursions israéliennes au Sud Liban (détournement des eaux inclus) avait été construite par le Parti Communiste libanais. Les pouvoirs syrien, libanais et iranien ont coopéré étroitement pour détruire cette « base dangereuse » et lui substituer celle du Hezbollah. L’assassinat de Rafic el Harriri a évidemment donné l’occasion aux puissances impérialistes (les Etats Unis en tête, la France derrière) d’une intervention dont l’objectif est double : faire accepter par Damas un alignement définitif au sein du groupe des Etats arabes vassalisés (Egypte, Arabie Saoudite) – ou, à défaut, liquider les vestiges du pouvoir baasiste dégénéré -, démanteler ce qui reste de capacité de résistance aux incursions israéliennes (en exigeant le « désarmement » de Hezbollah). La rhétorique concernant la « démocratie » peut être invoqué, dans ce cadre, si utile. Ce rappel, banal pour le lecteur arabe, complète ce que j’ai écrit dans la première partie, concernant les positions respectives prises en mai 1948 et par la suite par les Etats arabes, les forces politiques principales du moment (les partis nationalistes et les partis islamistes), les communistes. Au lecteur d’en tenir compte. Ces mémoires J’ai vécu Bandung en Egyptien, étudiant à Paris puis fonctionnaire au Caire. Mes réflexions ne m’ont jamais amené à « sous-estimer » les responsabilités des régimes en place, en particulier du nassérisme. Bien au contraire j’ai attribué à leurs insuffisances une responsabilité décisive dans la dérive. Sans fausse modestie je dirai que le livre que j’ai écrit en 1960, publié sous le nom d’emprunt de Hassan Riad (L’Egypte nassérienne, Minuit 1963) était prémonitoire; j’avais imaginé que le régime s’éteindrait par un retour au bercail du capitalisme périphérique, auquel l’« infitah » a donné sa forme concrète dix ans plus tard. Mon retour sur la scène par ma participation aux Forums sociaux égyptiens à partir de 2002 m’a amené à formuler des positions critiques tant à l’égard de la fausse alternative de l’Islam politique qu’à l’égard de l’alternative non moins fausse de la « démocratie ».Des positions qui ne sont pas toujours partagées bien entendu. Aujourd’hui les « conflits politiques » opposent en Egypte et dans la région trois ensembles de forces : celles qui se revendiquent du passé nationaliste (mais ne sont plus en réalité que les héritiers dégénérés et corrompus des bureaucraties de l’époque nationale-populiste), celles qui se revendiquent de l’Islam politique, celles qui tentent d’émerger autour d’une revendication « démocratique » compatible avec la gestion économique libérale. Le pouvoir d’aucune de ces forces n’est acceptable pour une gauche attentive aux intérêts des classes populaires et à ceux de la Nation. En fait à travers ces trois « tendances » s’expriment les intérêts des classes compradore affiliées au système impérialiste en place. En fait la diplomatie des Etats Unis tient ces trois fers au chaud, s’employant à jouer de leurs conflits pour son bénéfice exclusif. Tenter de « s’insérer » dans ces conflits par des alliances avec ceux-ci ou ceux-là (préfèrer les régimes en place pour éviter le pire – l’Islam politique; ou au contraire chercher à s’allier à celui- ci pour se débarrasser des régimes) est voué à l’échec. La gauche doit s’affirmer en engageant les luttes sur les terrains où celles-ci trouvent leur place naturelle : la défense des intérêts économiques et sociaux des classes populaires, de la démocratie et de l’affirmation de la souveraineté nationale, conçues comme indissociables. La région du « Grand Moyen Orient » est aujourd’hui centrale dans le conflit qui oppose le leader impérialiste et les peuples du monde entier. Mettre en déroute le projet de l’establishment de Washington constitue la condition pour donner à des avancées en quelque région du monde que ce soit la possibilité de s’imposer. A défaut toutes ces avancées demeureront vulnérables à l’extrême. Cela ne signifie pas que l’importance des luttes conduites dans d’autres régions du monde – en Europe, en Amérique latine, ailleurs – puisse être sous- estimée. Cela signifie seulement qu’elles doivent s’inscrire dans une perspective globale qui contribue à mettre en déroute Washington dans la région qu’il a choisi pour sa première frappe criminelle. L’insistance que je place dans la poursuite des débats au sein de la gauche arabe, en particulier de son aile marxiste, va de soi, de ce fait. En Egypte, dès les années 1950, j’étais partisan de l’unité arabe - comme tous mes camarades communistes d’ailleurs. Sans être un « nationaliste » (au sens arabe de qawmi), sans accepter leur sottise (« l’arabité coule dans le sang des Arabes… »), sans partager l’opinion superficielle mais courante que la division du monde arabe en Etats distincts est le produit principal sinon exclusif du « complot des impérialistes » etc… Mais simplement parce que nous pensions que la libération et le progrès social imposent à notre époque la construction de grands ensembles et que l’unité de la langue et de la culture offre aux Arabes une chance historique qu’il leur appartient de saisir (cf. S. Amin et K. Mroué, Communistes dans le monde arabe; 2006) Encore une fois je renvoie le lecteur à la première partie de ces Mémoires pour ce qui est de mes interventions dans la vie politique de l’Egypte à l’époque de Nasser. Par contre je ferai ci, plus loin, le compte rendu de mes interventions dans l’Egypte post nassérienne, jusqu’à la révolution en cours, amorcée en 2011. Mes interventions au Maghreb et au Mashreq Le Maghreb Je commençais mes découvertes du monde arabe au-delà de l’Egypte par les pays du Maghreb, que fort peu de Mashrékins connaissaient à l’époque. Dans le cadre de mon enseignement à l’I.D.E.P. je m’étais assigné l’objectif d’étudier de près les trois expériences de l’Algérie, du Maroc et de la Tunisie encore aux premiers stades de leur déploiement au milieu des années 1960. La Tunisie et le Maroc C’était je crois en 1963 que l’occasion m’en fut offerte. L’administration du Plan en Tunisie voulait établir un nouveau cadre pour ses comptes nationaux et en confiait la responsabilité à deux « experts », moi-même (recommandé par le SEEF) et un statisticien syrien Nazhat Chalaq. Nous avons rempli notre mission, correctement je crois, en des séjours de 15 jours qui pour moi se sont étalés sur plusieurs mois. Hussein Zghall et d’autres collègues au Plan nous ont aidés avec une grande efficacité, amitié et hospitalité toute arabe. Chalaq est un statisticien de grand talent, qui sait découvrir les contradictions et absurdités dans les chiffres proposés par ceux-ci ou ceux-là. Doté d’un bon humour il me disait un jour : « ils trichent tous, mais pas dans les mêmes proportions; il faudrait que le Président décide par décret de la proportion de tricherie obligatoire pour tous les services ». Nous avons poussé l’amusement jusqu’à inclure cette proposition dans notre rapport final ! Cela fut très bien reçu, et rassure sur le sens de l’humour des administrateurs tunisiens. Les séjours à Tunis m’ont évidemment permis de rencontrer beaucoup d’intellectuels, de professeurs, de dirigeants politiques de la gauche tunisienne. Des équipes actives du Forum ont été animés par ces intellectuels dont la réputation est établie. Les étudiants me demandaient également que je leur fasse de temps à autre une conférence, ce que je ne refuse jamais. Mais je n’ai pas connu les « grands dirigeants » du système destourien, ni ceux d’un camp (les Bourguibistes) ni ceux des autres (les Ben Salahistes et les ben Youssefistes). Je n’ai rencontré Ben Salah que beaucoup plus tard, après sa sortie de prison. Je n’avais eu connaissance descontradictions au sein du système que par l’intermédiaire de leur interprétation par l’opposition de gauche. J’ai évidemment visité la Tunisie par la suite à de nombreuses occasions et j’ai suivi sa dérive - l’échec de son insertion internationale par la stratégie de délocalisation dans des zones franches - et la montée de l’Islam fondamentaliste. La société tunisienne reste, malgré tout, l’une des moins arriérées des mondes arabe et musulman sur un plan important : celui du statut des femmes. A long terme je crois que cet avantage est décisif. Force est de reconnaître que cette avancée doit être portée au crédit de Bourguiba, quoi qu’on pense de ses visions politiques - fort limitées - de ses illusions concernant l’Occident et singulièrement les Etats Unis, de son penchant à l’autocratie et peut être de sa vanité insupportable. Cela ne suffit certainement pas pour pardonner au régime odieux de Ben Ali ses crapuleries quotidiennes. Je commençais à avoir la petite réputation d’un bon bricoleur capable de fabriquer un cadre de comptabilité nationale adapté aux besoins d’une planification. Cette réputation est sans doute à l’origine de l’invitation vers 1964 que le ministre marocain de l’Economie (ou du Plan ?) Slaoui me fit à peu près à la même époque. J’avais connu Slaoui jeune - étudiant communiste à Paris. Il avait mis beaucoup d’eau dans son vin mais restait à sa manière fidèle aux souvenirs de sa jeunesse. Les camarades marocains que j’ai fréquentés depuis cette première occasion, suivie de visites répétées, sont des amis que je respecte. Mais, quel que soit mon respect pour l’action de ces militants, leur Parti (le PPS - Parti du Progrès et du Socialisme) ne me paraît pas être parvenu à sortir des limites du cercle étroit d’une élite sans ancrage populaire solide. Les militants de la gauche de l’USFP - dans la grande époque de ce parti - bénéficiaient certainement d’une écoute populaire beaucoup plus large. Mais tous ceux que j’ai rencontrés m’ont laissé le sentiment qu’ils ne sortiraient que difficilement des limites du populisme style nassérien - boumedienniste - baasiste. Ce qui s’est révélé être le fait, tandis que peu à peu ils glissaient fatalement vers la droite, entrant dans le grand jeu de la monarchie soucieuse d’élargir la légitimité du système en intégrant – au-delà des classes traditionnelles qui constituent sa base historique : commerçants Fassi et Soussi, aristocraties foncières et tribales, puis de la bourgeoisie compradore nouvelle - les couches moyennes de la technocratie, de la bureaucratie et des petites bourgeoisies urbaines et rurales. De là la colère et la révolte de la nouvelle génération des années 1970 - le mouvement du 22 Mars et ce qui devait en sortir d’organisations diverses. Leur « gauchisme » était certainement à la mesure de leur courage exceptionnel. L’affaire du Sahara espagnol allait encore brouiller davantage les cartes. PPS et USFP ont rallié, comme on le sait, le bloc de la « marche verte ». J’ai sur cette affaire du Sahara un point de vue personnel que beaucoup ne partagent pas. Invité par des Mauritaniens de gauche à expliquer ma vision du problème, ceux-ci, qui avaient leurs canaux d’accès au pouvoir, m’ont conseillé d’aller dire ces choses « plus haut ». Je fus donc invité par le Président. Ma thèse était simple. Nous sommes tous, ai-je dit, pour l’unité arabe. Alors pourquoi fabriquer un Etat arabe (la République Sahraouie) supplémentaire ? Pour permettre à une petite classe dirigeante locale d’accaparer seule les devises de l’exportation des phosphates ? Et s’il faut que cette région entre dans un pays arabe déjà existant, le mieux placé n’est-il pas la Mauritanie ? Les tribus du Sahara occidental sont celles-là mêmes qu’on retrouve en Mauritanie. Ne faut-il pas tenter de convaincre le Polissario et le gouvernement mauritanien de faire une déclaration commune allant dans ce sens ? Et en même temps, si l’on veut, une proposition de confédération à trois - Maroc, Algérie et Mauritanie - et l’ouverture de négociations sérieuses pour lui donner un contenu. Je suis sûr que les peuples des trois pays y seraient plus que favorables, enthousiastes. Le Président mauritanien m’est paru sensible à ce discours, bien que venu trop tard puisque les accords de Madrid avaient été signés, partageant le Sahara entre le Maroc et la Mauritanie. Quelque temps plus tard le Président périssait dans un accident d’avion. A d’autres je disais donc : pourquoi les partis, organisations et personnalités de gauche des trois pays n’adoptent-ils pas cette position commune? Ils seraient entendus et gagneraient l’appui de leurs peuples. Ils ne l’ont fait ni les uns ni les autres. Pourquoi ? Le pouvoir en Algérie nourrissait alors des ambitions « expansionnistes » extravagantes. Il traitait son allié mauritanien récent comme une semi-colonie. J’ai entendu de mes oreilles des responsables algériens qualifier le Président mauritanien de « wali de Nouakchott ». Je leur ai volé dans les plumes. Comment ? C’est comme çà vous croyez qu’on fera l’unité arabe ? De surcroît le modèle algérien dont vous êtes si fier commence à s’essouffler. La question du Sahara est-elle le problème majeur pour le peuple algérien aujourd’hui ? N’est- ce pas le rôle prioritaire de la gauche algérienne (car le comble était que les propos mentionnés ici étaient le fait de personnalités de la gauche algérienne) de mettre à plat ce modèle et de se mobiliser pour sortir des impasses dans lesquelles il s’est enfermé ? Je n’ai jamais fait de déclarations publiques ou écrit quoi que ce soit sur toute cette affaire parce que je pensais que cela jetterait de l’huile sur le feu tant que les forces de gauche dans les trois pays n’auraient pas assumé la responsabilité qui leur revient. Mais cet exemple illustre à mon avis deux réalités. La première est que la gauche algérienne avait choisi de s’aligner sans réserve sur le boumediennisme dont elle ne représentait plus qu’une aile. Elle devait le payer cher par la suite, lorsque la légitimité du régime allait s’éroder puis s’effondrer, au bénéfice immédiat des Islamistes, le PC algérien apparaissant aux yeux des classes populaires comme sans projet particulier différent de celui du FLN. La seconde est que la division des Arabes n’est ni seulement ni même principalement le résultat de manipulations de forces extérieures. Elle est le produit de ce que sont les classes dirigeantes en place et des forces qui en contestent les pouvoirs, de leurs ambitions égoïstes et de leurs visions étriquées. J’ai visité le Maroc comme l’Algérie à de multiples occasions par la suite. Je dois dire que je n’ai malheureusement pas vu que des progrès sensibles aient été réalisés depuis dans aucun de ces domaines. Aucune autocritique. Autre histoire d’une autre nature. J’ai été invité à Rabat vers 1974 pour « aider » le Secrétaire Général de la Ligue Arabe et celui de l’OUA à négocier quelques affaires difficiles qui empoisonnaient les relations arabo-africaines. C’était de la part de l’OUA qui avait pensé à moi une marque de confiance, la reconnaissance que je n’étais pas chauvin et que je plaçais le front commun des pays du tiers monde face à l’impérialisme au-dessus de leurs conflits internes. J’acceptais donc. J’écoutais l’un et l’autre des deux secrétaires faire leur exposé sur l’Erythrée, le Soudan, le Tchad, le Sahara nigérien. J’exprimais mes analyses personnelles de ces questions dans le langage le plus neutre possible, en plaçant l’accent sur les intérêts communs des peuples concernés et les principes des solutions qui pouvaient renforcer leur front commun. En un mot : respect formel des frontières, démocratisation de tous les pays concernés, respect intégral des droits des minorités, refus de l’appel à l’extérieur pour régler ces problèmes. Je fais observer que la question de la démocratisation n’était venue à l’esprit ni de l’un ni de l’autre des deux Secrétaires généraux. J’insistais pour dire qu’à mon humble avis aucun de ces conflits ne trouverait de solution sans démocratie. Je ne suis pas sûr d’avoir convaincu, ni même d’avoir eu une influence fut-elle légère sur leurs comportements ultérieurs. L’Algérie J’ai visité l’Algérie à plusieurs reprises dans les années 1960, à l’invitation soit du Plan (notamment par le Ministre Abdallah Khoja et son adjoint Remili, plus tard par le Ministre Hidouci), soit des universités (par le recteur Ahmad Mahiou). Toujours même topo : on me demandait un avis sur le Plan. Et je dois dire que je n’y découvrais rien qui sortit de l’ornière du populisme nationaliste. Cela n’était pas toujours facile à faire comprendre. Les cadres algériens - beaucoup d’amis parmi eux - étaient très fiers, à juste titre, de la lutte glorieuse que le FLN avait menée. Mais cette fierté atténuait leur sens critique, surtout lorsque - c’était le cas de beaucoup - ils n’avaient guère participé à cette lutte que de loin. Trois problèmes majeurs m’inquiétaient. Premier problème : l’attraction du modèle soviétiste d’une industrialisation mal étudiée - n’ayant que peu de rapports avec le développement agricole, priorité première - finançable grâce aux revenus pétroliers, conçue par des technocrates purs insensibles aux dimensions politiques et sociales des options, mal légitimée entre autre par la théorie « des industries industrialisantes » (une rationalisation du modèle soviétique que le document de Mao intitulé « les dix rapports fondamentaux » avait, à mon avis, détruit de fond en comble). Second problème : l’érosion rapide des velléités démocratiques et le discours grandissant contre « l’utopie de l’autogestion » etc… La Charte de 1965 paraissait à tous - gauche de l’ancien PC incluse - parfaite. Pour moi elle ne reproduisait - souvent à la lettre - que celle du Nassérisme de 1961. Mais le dire trop paraissait relever de « l’arrogance égyptienne ». Troisième problème : la fragilité de la nation algérienne. Pour moi, c’était l’évidence. Comparée au Maroc et à la Tunisie qui étaient des Etats avant la colonisation, la nation algérienne a été produite par la guerre de libération. Aucune honte à cela. Mais sa légitimité était de ce fait fragile et liée à celle du pouvoir du FLN dont je voyais les limites populistes. La suite des évènements avec la guerre déclenchée par les Islamistes m’a hélas donné raison : avec l’effondrement du FLN c’est la solidarité nationale élémentaire qui est remise en question. Mais là aussi, dire cela trop fort pouvait ressembler à un rappel du discours colonialiste français selon lequel la nation algérienne n’existait pas. La question linguistique, souvent mise en avant, ne révèle que le sommet de l’iceberg. Sur ce plan le choix du pouvoir d’Alger a été catastrophique : le français pour les élites, ouvertes sur la modernité et la technique, l’arabe pour le peuple, un enseignement livré aux maîtres des anciennes écoles coraniques (que les Français n’avaient jamais combattu, contrairement à la légende selon laquelle ils auraient voulu « extirper l’Islam »! Les Français avaient maintenu la charia pour les autochtones; le FLN avait tenté d’en atténuer la portée; les Islamistes en réclamant son respect intégral veulent tout simplement qu’on revienne à la pratique de l’époque coloniale !) et à un encadrement d’Azharistes non moins arriérés. La suite est connue. Il m’est arrivé d’en mesurer la profondeur du désastre lorsque, invité à faire une conférence à l’Université, je constatais que les « arabophones » ne savaient rien exprimer qui fasse un sens quelconque : des mots à la suite les uns des autres sans aucune préoccupation du sens qu’ils véhiculaient. En 1972 l’IDEP organisait à Alger l’un de ses grands séminaires. Les autorités, Etat et Université, nous ont accueillis avec de grands moyens en nous prêtant le bâtiment de l’Assemblée Nationale, dont j’ai dit que pour une fois il servait d’enceinte à des débats véritables ! A la suite de ce séminaire le président Boumedienne me reçut. Assez longuement - deux heures je crois. Il voulait parler surtout de politique internationale et arabe, critiquant le plan Rogers pour le Moyen Orient, esquissant sa vision d’un « nouvel ordre économique international » (que la proclamation par les Non Alignés devait concrétiser en 1974). J’étais convaincu sur ces plans et tentais d’orienter la discussion vers les problèmes internes de l’Algérie - mes trois motifs d’inquiétude. Visiblement cela gênait le Président et malgré ma diplomatie - je n’accusais personne, ne citais aucun nom, prenais la précaution de parler d’abord des « aspects positifs » et des « difficultés objectives » avant d’aborder les points sensibles - je n’ai rien retenu de ce qu’il m’a dit qui ne fut déjà connu par les discours publics. J’en sortais convaincu que le pouvoir algérien ne préparerait pas sa sortie des impasses prévisibles et finirait par tomber à droite. J’ai suivi avec beaucoup de peine la dégradation du système algérien, après la mort de Boumedienne qui avait maintenu les apparences d’une construction solide, en fait vermoulue jusqu’aux os. Chadli et son ouverture opportuniste insensée au débordement compradore et vulgaire préparait le pire : la riposte illusoire de la victoire électorale du FIS et la dérive criminelle des années 1990. Combat douteux entre deux partenaires qui ne s’affrontent que pour le pouvoir compradore et être seuls à en bénéficier : le vieux FLN sans légitimité et ses généraux d’une part, le FIS d’autre part. Ce dernier ayant été capable dans un premier temps de capitaliser à son profit la colère des classes populaires et mobilisé des sbires recrutés chez les jeunes « hittistes » (nom donné en Algérie aux jeunes chômeurs sans perspectives). Favorisés par la dépolitisation – le crime banal des régimes populistes -, encadrés par les « Afghans » (les criminels formés au Pakistan et en Afghanistan dans les camps de la CIA financés par l’Arabie Séoudite), les « islamistes » ont fait les ravages qu’on connaît. Les romans policiers de Yasmina Khadra sont, de ce point de vue, la meilleure analyse du drame de l’Algérie. Les islamistes sont- ils aujourd’hui épuisés par la résistance de l’appareil – ex FLN – et les manœuvres successives de Zéroual (après la liquidation de la tentative de Boudiaf, assassiné par on ne sait encore exactement qui avec la complicité dont on ne sait pas encore quels services locaux et étrangers) et aujourd’hui de Bouteflika ? Sans doute mettre un terme à la tuerie est-il devenu la priorité première. Mais pour faire quoi après cela ? Ici encore la responsabilité de la gauche algérienne historique et de ses intellectuels est grande. Un terrain objectif existait et existe toujours pour constituer une « troisième force » qui rejette à la fois la gestion mafieuse de l’ex FLN et celle – identique – des Islamistes. Mais cette troisième force n’est jamais parvenue à se constituer. Les querelles de leadership ont sans doute leur responsabilité dans cet échec misérable. Je crois néanmoins que se profile derrière celle-ci des faiblesses plus fondamentales, entre autre l’absence d’une perspective qui sache inscrire les exigences d’une démocratisation de la société dans celles d’un renouveau socialiste. Ici encore le désarroi idéologique de milieux qui ne furent guère que des nationalistes populistes, impressionnés par le modèle soviétique, et leur ralliement absurde aux recettes « libérales » sont à l’origine de cette impuissance. Je n’ai rencontré le président Ben Bella et son épouse qu’après sa sortie de prison. « Rajeuni » par sa participation active au mouvement de renouveau des luttes mondiales pour un « autre monde » libéré du capitalisme impérialiste mondialisé. Algérie, Tunisie, Maroc, trois pays bien distincts sur tous les plans. Belal avait résumé la différence avec un grand talent. Nous étions à Bizerte, un groupe de Maghrébins et moi, invités par le gouverneur. Long exposé inutile et fatigant de celui-ci sur les qualités exceptionnelles du Président. Belal me dit : tu sais quelle est la différence entre les trois pays. En Tunisie le chef parle - beaucoup et fort - et les sous chefs l’entourent, opinent du bonnet sans arrêt. Au Maroc le chef est assis dans un bon fauteuil, reste silencieux et les sous chefs expriment ce qu’il faut dire. En Algérie chef et sous chefs parlent tous ensemble. Résumé parfait. Et néanmoins les trois systèmes d’une certaine manière convergeaient. C’était du moins la conclusion du livre que je tirais de ces expériences maghrébines : les déterminations par la logique du capitalisme dominant finissant par reléguer les spécificités aux détails du folklore. (cf S. Amin, Le Maghreb moderne; 1970). La Mauritanie J’aime particulièrement le Sahara, ses immensités plus variées que ceux qui ne le connaissent pas n’imaginent guère, la sècheresse de son climat, l’élégance, la fierté et l’hospitalité de ses peuples. J’ai la chance qu’Isabelle partage ces goûts. Nous n’avons donc jamais perdu l’occasion d’en parcourir les espaces, en Mauritanie, en Algérie et au Niger, en Egypte. Nos premières promenades à travers le grand désert nous ont conduit de Saint Louis du Sénégal jusqu’à Atar et Chinguetti - au nord de la Mauritanie. Nous y avons fait connaissance de ce « peuple chimérique » comme le qualifie l’un de ses enfants parmi les plus fins, sociologue et ami, Abdel Wedoud Ould Cheikh. Invité à plusieurs reprises par les enseignants et les étudiants de ce pays, j’ai pu en apprécier l’intelligence vive comme la générosité de l’hospitalité. Je garde précieusement les beaux coffres et boubous qui m’ont été offerts à ces occasions. J’ai vérifié par moi-même l’exactitude de ce que Caillé avait écrit de ces tribus étonnantes. Arrivés à Boutilimit au coucher du coucher du soleil, l’un des marabouts du lieu nous accueillit sous sa grande tente, ordonnait d’aller chercher un mouton qui ferait notre repas. Evidemment cela signifiait que le méchoui ne serait prêt qu’à deux heures du matin ! Mais impossible de refuser le geste d’hospitalité. En attendant donc, allongés sur des tapis, nous tentions de dormir un peu. Une femme maure, qui veillait à notre confort, me réveillait en me pinçant le gros orteil pour me poser cette étonnante question - en bel arabe Hassania - « toi qui connais le monde, dis- moi comment il est ? » Je ne sais plus ce que j’ai pu bafouiller pour tenter de satisfaire sa curiosité - sans succès. Car dans les tribus maures la monogamie est rigoureuse (le Coran est interprété comme n’autorisant pas la polygamie tant la condition d’affection égale est impossible) et ce sont les femmes qui sont lettrées - transmettent le savoir et la poésie -, tandis que les hommes illettrés, (sauf les marabouts), ne sont là que pour manier le sabre. A Mederdra nous faisions un arrêt pour boire du thé au campement de l’administration. L’homme qui le prépara n’avait pas l’air d’un serviteur. Digne, élégant. Isabelle lui posa carrément la question. Non, dit-il, je ne suis pas le serviteur de ce campement. C’était un officier de l’armée qui avait participé à une petite tentative de coup d’état, à Néma (dans l’est de la Mauritanie) en 1961. Nous avions entendu l’écho de cet évènement au Mali : quelques officiers, jugeant le régime néocolonial, avaient tenté de s’emparer du fort de Néma pour déclencher une révolte générale dans le pays. Moyens et conceptions artisanaux qui les condamnaient à l’échec. Cet officier, condamné à mort, peine commuée après plusieurs années de cachot à l’exil dans ce campement perdu dans les sables. Nous lui avons offert de l’aider à s’enfuir. On vous emmène dans notre jeep, nous passons le Fleuve Sénégal en pirogue dans un village, et voilà, vous êtes libre. Il fut tenté mais réflexion faite dit : « non, je reste dans mon pays ». En partant nous prenions soin de rouler très lentement, échangeant avec lui des gestes d’au revoir répétés… si par hasard il était tenté… jusqu’à ce que lui-même referme la porte du campement. La Mauritanie n’est cependant pas le paradis du désert. C’est aussi - comme le Soudan - le trait d’union - et la frontière de confrontation - entre les peuples arabes et les négro-africains. La société maure est esclavagiste. Il faut le dire et refuser de l’accepter. La moitié de la population des tribus est constituée de Harratins, descendants d’esclaves razziés au sud. Brutalisés, condamnés à tous les travaux les plus durs, méprisés et insultés, leur sort ne répond à aucun des discours lénifiants sur « l’esclavage domestique » par lesquels les responsables de l’Etat moderne et des intellectuels à leur service tentent d’en légitimer les prétendus « vestiges ». La vie dans la région frontière n’est pas aussi idyllique que le paysage calme du Fleuve et de ses villages Toucouleur et Sonninké inspire. Car le fleuve est ici comme souvent non pas la frontière entre les peuples mais une voie de communications et une région peuplée sur ses deux rives par des peuples non arabes, bien que fortement islamisés depuis presque dix siècles (à la différence du Soudan). Les Toucouleurs, qui ont créé dès le XVIIe siècle leur « république islamique » (pratiquant eux- mêmes l’esclavage à l’intérieur de leur société mais refusant de se livrer à la traite avec l’extérieur), avaient des siècles plus tôt fourni la glorieuse dynastie marocaine des Almoravides. Les classes dirigeantes de l’ancien pays des Maures et celles du pays du Fleuve se faisaient fréquemment la guerre certes, mais ils se respectaient mutuellement à leur manière. Les nouvelles classes dirigeantes « arabo-berbères » dit-on (en fait presque totalement arabophones) de la Mauritanie moderne sont tout simplement racistes. Chacun a pu en vérifier mille fois la triste réalité. A Boutilimit le commandant de cercle était Toucouleur (l’administration mauritanienne fait quelques gestes de concession de cette sorte, pour usage externe). Vous n’allez pas rendre visite à ce Nègre ! nous disent les Maures. Oui, nous y allons de ce pas. Et c’est chez lui que nous dormirons, comme il se doit. Il y a des principes avec lesquels nous ne transigeons pas. Les Maures nous accompagnèrent jusqu’au bas de la colline de sable sur le sommet de laquelle le centre administratif avait été construit; mais ils refusèrent d’aller plus haut. Nous prîmes nos valises et les portèrent nous-même. Le commandant nous recevant nous dit désabusé : comment puis-je exercer mes fonctions dans ce pays ? La coexistence des deux peuples est sérieusement remise en question depuis les graves évènements de 1988 qui ont conduit aux massacres ethniques en Mauritanie et au Sénégal et à la fuite de dizaines de milliers de paysans de la rive nord du fleuve. Qui était derrière ces massacres? Comme presque toujours ils n’ont pas été « spontanés » et les différents peuples contraints à la coexistence ne se haïssent généralement pas au point de s’entretuer, même lorsqu’ils véhiculent de sérieux préjugés qui maintiennent des barrières fortes dans leurs relations quotidiennes. Les boutiques des artisans et commerçants maures qu’on trouvait partout au Sénégal ont été pillées, leurs propriétaires souvent massacrés, non pas par la « foule », mais par des groupes bien organisés, transportés en camions d’ailleurs que des lieux des sévices. Beaucoup de Sénégalais que je connais ont protégé ces malheureuses victimes. En Mauritanie les Sénégalais et les Noirs du Fleuve ont été massacrés eux aussi par des groupes bien constitués. Qui était derrière ces organisations ? Si ce ne sont les pouvoirs en place, du moins ce sont des segments des classes dirigeantes, aspirant par là même à déstabiliser ces pouvoirs; à les contraindre à en partager les avantages ou peut-être même s’y substituer. « Le poisson pourrit toujours par la tête » dit un proverbe africain. Les conflits fratricides sont rarement le produit spontané de l’explosion populaire. Ils sont presque toujours organisés par les classes dirigeantes ou des segments de celles-ci. Que ceux-ci exploitent des réalités objectives, plus ou moins mal gérées par les pouvoirs en place ne doit jamais faire oublier les stratégies de ceux qui sont les responsables directs de ces conflits. C’est vrai dans ce cas comme ailleurs en Afrique, en Asie ou en Europe bien entendu. En tout cas la fuite des paysans du fleuve sert bien les intérêts d’une nouvelle classe de « bénéficiaires » des aménagements irrigués dont ils se sont emparés et qu’ils voulaient vidés de leurs populations pour y « développer un agro-business » soutenu pour les bailleurs de fonds étrangers et la Banque mondiale. Ces bénéficiaires sont, bien sûr, issus des bureaucraties maure (tous Arabes) et sénégalaise (pas nécessairement originaires de la région). Par certains aspects ils s’entendent comme larrons en foire. (sur ce sujet, le meilleur livre est en arabe : Saleh Biktach, Al niza al senegali al moritani;le Caire 1992). Un drame de la même nature, mais d’une autre ampleur, ensanglante le Soudan depuis trente ans. Le Soudan Je n’ai pas visité le Soudan, hélas, mais ai été seulement trois ou quatre fois à Khartoum à partir de 1973. Chaque fois que, dans un de ces courts intermèdes entre deux dictatures, la situation le permettait, à l’invitation toujours de la gauche soudanaise, du PC et du Front populaire, très actifs à l’Université, mais aussi dans les organisations syndicales et populaires. Mais toujours victimes de la démocratie électorale que préconisaient les soulèvements populaires qu’ils avaient dirigés. Le contrôle des campagnes majoritaires par l’encadrement traditionnel des Ansar Mahdistes ramenait inéluctablement les mêmes au gouvernement et la même gabegie conduisait au coup d’état, militaire ou islamiste, ou à une combinaison des deux. Mais que faire ? Comment démanteler ces pouvoirs traditionnels et respecter en même temps les normes de la démocratie, fut-elle révolutionnaire ? C’était toujours le thème inépuisable de mes très longues sessions - les Soudanais peuvent passer la nuit entière à discuter - avec un grand nombre des militants de ce pays, dont j’avoue qu’il exerce sur moi un attrait irrésistible par son mélange parfaitement réussi des cultures arabe (singulièrement égyptienne) et africaine. La question de la guerre civile était également toujours au centre de nos discussions. Et, lorsque les circonstances - c’est à dire dans les moments où un pouvoir démocratique était installé à Khartoum - permettaient l’ouverture d’une négociation avec les rebelles du Sud (qui se déroulait souvent à Addis Abeba), je n’hésitais pas à répondre à la confiance que les deux parties plaçaient en moi pour - non pas y participer (à quel titre ?) - mais en suivre l’évolution. Les gens du Sud ont évidemment non seulement le droit pour eux, mais ils ont raison de se révolter. Les démocrates du Nord partagent leurs vues. De ce fait les deux parties, quand elles se rencontraient, sympathisaient réellement et l’accord était sincère. S’il n’a jamais pu être mis en oeuvre, c’est tout simplement parce que les militaires et les islamistes ont chaque fois renversé par la violence le gouvernement des démocrates et repris leur guerre. Les islamistes portent l’entière responsabilité du désastre. Un désastre d’abord pour le Soudan lui-même qui, grâce à eux, n’existe plus. Car leur guerre épuise l’économie du pays, en dépit du soutien financier gigantesque qu’ils reçoivent de l’Arabie séoudite pour la poursuivre. En conséquence ce n’est plus seulement le Sud qui est entré en dissidence, c’est tout le pays du Dar Four à l’Ouest à Kassala à l’Est. Mais qu’importe pour ces fanatiques abrutis, si en compensation ils peuvent interdire la bière à Khartoum, couper les mains des petits voleurs (mais pas des grands), imposer le voile aux petites filles etc… Leur chef Tourabi, que les médias de l’Occident se plaisent à présenter comme un « intellectuel », appartient plutôt à l’espèce des criminels du pouvoir. L’amusant est que son nom en arabe – si l’on substitue un a court à la prononciation du a long - signifie « le fossoyeur ». C’est ainsi qu’on l’appelle au Soudan. La destruction du Soudan arrange bien des pouvoirs dominants dans le « système mondial » - et régional. Pour les Etats Unis le Soudan est « trop vaste ». Pour Washington d’ailleurs tous les pays du monde sont trop grands, sauf les Etats Unis. La guerre comme on sait a arrêté les travaux du canal de Jongkei dont l’avenir de l’Egypte et du nord du Soudan dépendent pourtant. Je sais bien que certains mouvements écologistes condamnent par principe tous les « grands travaux ». J’ai dit plus haut ce que je pensais de ces simplifications à propos du Haut barrage d’Assouan. Le Mashrek Les pays du Golfe Je connais également assez bien les pays du Mashrek arabe. Je n’ai pas grand’chose à dire du « Golfe » que j’ai visité en 1971 et 1974. Koweit et les Emirats ne sont ni des nations, ni même des pays. Je les vois plutôt comme des supermarchés. A Koweit je n’ai rencontré que des Egyptiens, des Palestiniens, des Syriens et des Libanais. Les autochtones paient mais ne travaillent pas. A Dubaï arrivé un jour avant la réunion à laquelle je devais assister l’idée sangrenue de me balader en ville m’est venue. Entré dans un magasin d’appareils de téléphone je vois sur cent mètres carrés et cinq rangées d’étagères trois mille modèles peut être (chiffre donné par le patron indien fier de son antre)… Je n’avais ni besoin, ni envie d’acheter. Plus tard on m’a dit: mais non, on n’entre pas dans un magasin de là-bas comme çà, on y va avec une liste précise de tout ce qu’on veut acheter, modèle x, type y, couleur etc… on le trouve évidemment. Les villes du Golfe sont bien entendu des lieux où l’on meurt d’ennui. Malgré la stupidité complète de ces protectorats américains du Golfe, il y a quand même des bédouins capables de regarder d’un oeil critique. Quel avenir ? Les rares intellectuels originaires de la région méritent qu’on admire leur courage. On dit que les choses changent et les éloges sur le “succès” de Dubai font la une des médias. En regardant de plus prés je n’en ai pas été convaincu. Une activité commerciale fébrile, le choix de la ville comme siège de transnationales (libérées de ce fait de tout contrôle), du tourisme de riches (pour moi le lieu est trop ennuyeux pour valoir la peine!), des tours et des villas de luxe, certes. Mais rien qui n’indique une capacité inventive. Dubai reste un relais (opulent) de la mondialisation façonnée par d’autres. Bahrein est certainement plus intéressant. Ce bazar arabo- persan a une histoire ancienne, et si les vestiges de la révolution qarmate - un communisme millénariste musulman - ont disparu, celle-ci a peut être laissé dans les esprits des traces qui expliquent l’animation politique active qui caractérise ce pays, exceptionnelle dans la région. Je n’ai jamais eu la curiosité de visiter l’Arabe séoudite, pour moi le comble de l’horreur. Je sais seulement que ce pays, qui donne des leçons de morale au monde entier, importe la moitié (oui la moitié - 50 %) de la production mondiale de pornographie. Le sociologue français Jean Louis Boutillier, ami plein d’humour, m’a raconté le genre de soirées qu’on passe là-bas, en troupes d’hommes (et séparément de femmes) assis devant cinq télé porno fonctionnant ensemble…je passe sur le reste. Le sud de la péninsule est autre. On y retrouve enfin de véritables sociétés. Sur la route de Karachi, en 1975, nous faisons une escale de trois jours à Muscat. Entrée difficile mais amusante dans le pays. La guerre du Dhofar battait son plein et la police anglaise du Sultanat avait sans doute établi de longues listes d’Arabes indésirables. Le policier s’empare de mon passeport, appelle son chef et me dit d’attendre. En attendant donc que leur décision fut prise - après sans doute coups de téléphone à l’Intérieur - j’expliquais à Isabelle que, s’ils voulaient nous refouler, ils avaient un bon prétexte : Isabelle n’avait pas de visa sur son passeport français (moi, en tant qu’Egyptien, je n’en avais pas besoin, en principe). Je lui expliquais donc qu’elle devait taire son féminisme, rester assise, tête couverte d’un foulard sorti pour la circonstance, regardant ses doigts de pieds, ne pas sortir un son de sa bouche et s’abstenir de répondre à quiconque viendrait lui parler. Le flic sort de sa boite et me dit : allez, c’est bon. Je réfléchis : je sors le passeport d’Isabelle ? Puis une idée géniale me vient à l’esprit. Je remplis ma carte d’entrée et, dans la partie intitulée « Observations », j’écris en arabe et dans cet ordre - chantatan wa zawja (deux valises et une femme !). Je fais « psit » à Isabelle, la convoque du doigt; elle se lève, porte les deux valises et sans lever la tête me suit à petits pas et passe derrière moi, moi la tête haute. Sortis de l’aéroport, instalés dans le taxi, nous éclatons de rire. On les a eus ! Le Yemen Je ne connais pas l’ancien Yemen du Sud, bien que j’ais rencontré beaucoup des hommes politiques de cette gauche exceptionnelle dans laquelle nous avions investi beaucoup d’espoir et dont j’ai parlé dans mon Itinéraire intellectuel. Je connais assez bien par contre le Yemen du Nord visité en 1988 et 1994. Invité à deux reprises, après la fin de la guerre et de l’intervention égyptienne, par le recteur de l’université - Abdel Aziz Al Maqaleh. Tout le monde connait l’architecture superbe des villes yéménites, ses paysages de montagne (analogues à ceux de l’Ethiopie d’en face), et même la coutume de mâcher du qat. J’ai donc été invité chaque jour à participer à ces après-midi intéressants et intelligents. La réunion rassemble parfois des hommes seuls, ou exclusivement des femmes, ou un groupe mixte (et on m’a affirmé que cela n’était ni exceptionnel, ni moderne). Un des invités présente - assez longuement - un sujet, qu’on discute ensuite librement en mâchant du qat pendant trois ou quatre heures. J’étais donc invité à proposer des ouvertures sur de grands sujets : qu’est-ce que le socialisme ?; l’impérialisme aujourd’hui; la nation arabe et ses problèmes. Je dois dire que les discussions, bien animées, révélaient des niveaux de connaissance et de réflexion inattendus. Fahima Charaffeddine qui avait été invitée en même temps que moi et quelques autres intellectuels arabes de gauche, le syrien Issam El Zaim qui travaillait à l’époque à Sanaa, ont confirmé mes conclusions : ce pays pauvre n’est pas aussi « arriéré » qu’on le croit souvent. Comme l’Ethiopie d’ailleurs. Evidemment je ne pouvais mâcher - ni moi, ni les autres non yéménites - avec l’assiduité des autochtones qui finissent par consommer une botte aussi volumineuse que celle qu’on servirait ailleurs à un cheval. La consommation régulière du qat finit d’ailleurs par déformer les mâchoires et la bouche, transformer les joues en véritables ballons. Nous nous contentions donc de goûter le qat. L’hospitalité des Yéménites m’a permis de visiter le pays dans son ensemble. J’ai même insisté pour aller voir les ruines de l’ancien port de Moka, qui avait connu des jours de gloire dans l’histoire. Quelle idée ? me disent à la fois Fahima que j’avais entrainée dans cette aventure et notre guide yéménite - un professeur. Descente de la montagne superbe au climat délicieux vers les basses terres humides et chaudes, pour finalement découvrir qu’il n’y avait plus rien des vestiges de Moka - un petit carré entouré de quelques fils de fer où des archéologues travaillaient sur un sol ingrat dont ils n’avaient rien extrait. Promenade que Fahima, libanaise élégante, n’avait pas appréciée - mais - je suis têtu - que je ne regrette pas, puisque j’ai vu le site de Moka quand même ! Ma visite du Yemen m’a fait comprendre l’importance de ce pays dans l’histoire arabe. Deux questions que je m’étais toujours posées et auxquelles je ne trouvais pas de réponses. Pourquoi les Séoudiens craignent-ils tant les Yéménites ? Les premiers sont riches, les seconds pauvres. Pourquoi tant d’Arabes, du Maroc à l’Irak en passant par l’Egypte, prétendent que leurs ancêtres venaient du Yemen ? La réponse - que quelques historiens ont suggérée mais pas avec la force qui convient, à mon avis - est simple. Dans toute la péninsule le Yemen est la seule région organisée comme une société forte véritable. Son climat salubre lui vaut une croissance démographique meilleure et tous les cinq siècles, dans les temps anciens, les Yéménites étaient contraints de sortir en masse, d’émigrer en conquérants. Ils ont ainsi constitué l’Ethiopie, qui partage son sémitisme avec les langues anciennes du sud arabique. Ils ont fourni le plus gros des armées arabes de l’Islam. Les Séoudiens les craignent. Ils craignent leur résolution, leur courage, leur capacité d’organisation. Retour à Sanaa, il m’a été donné, évidemment, de discuter longuement des perspectives politiques du pays. Les cadres Yéménites étaient fort critiques de l’intervention égyptienne, avec de bons arguments. Non seulement ce que tout le monde sait, hélas, de l’arrogance d’officiers petit-bourgeois, méprisant à l’égard de ce peuple « illettré » et occupés à faire de l’argent par tous les moyens pour meubler leur appartement du Caire. Mais encore, au-delà, l’incohérence des stratégies nassériennes ne sachant sur quel pied danser dans les relations avec les Saoudiens était le produit d’un mélange d’intentions progressistes authentiques, de visées expansionnistes inutiles et absurdes, et de médiocrité dans l’exécution. Les Yéménites - du moins ceux que j’ai rencontrés - n’en tiraient certainement pas des conclusions « anti-égyptiennes », au contraire ils restaient admirateurs de l’Egypte et de Nasser, unitaires arabes. Mais ils pensaient qu’ils n’auraient pas fait plus mal seuls. Je crois qu’ils avaient raison. Sachant que ce qu’ils pouvaient faire n’aurait pu être qu’une amorce de modernisation, et guère plus. Mais étaient-ils conscients de ces limites ? Difficile à dire. L’imitation du modèle populiste kadhafien par la Conférence du Peuple, m’inquiétait. Des mots, beaucoup de mots, vite qualifiés de « socialistes ». Les progressistes parmi ces responsables et militants du Nord - il y en avait - comptaient beaucoup sur ce que l’unité avec le Sud leur apporterait en renfort. La suite des évènements a prouvé que les faiblesses des forces politiques progressistes du Sud annulaient largement ces espoirs. L’Irak, le Liban, la Syrie et la Jordanie Je n’ai été qu’une fois en Irak, à Bagdad dont je ne suis pas sorti, pour participer à une réunion pan arabe. Cela se situait aux débuts de la dictature de Saddam en 1980. Nous parlions librement des problèmes à l’ordre du jour de la réunion, avec seulement les réserves de vocabulaire d’usage. Au fond de la salle quatre participants irakiens, aux moustaches bien fournies (je n’ai jamais vu d’Irakiens sans moustaches - ou presque -, les exceptions seraient à signaler) transpiraient et peinaient, prenant des notes intégrales de tout ce qui se disait. Des personnages « tout à fait figuratifs » comme l’aurait dit mon ami le peintre brésilien Tiberio. Je demande la parole : je vois que nos frères participants irakiens sont extrêmement sérieux et soucieux de tirer le profit maximal de nos discussions. Pourquoi ne pas faciliter leur tâche en installant un appareil d’enregistrement dont nous leur offririons les bandes ? Ils auront ainsi la possibilité de bien réfléchir, calmement, à tout ce que nous aurons exactement dit. Grands rires. La proposition fut adoptée. Au-delà de cette bonne blague, l’atmosphère était terrible et chaque jour les journaux faisaient état d’arrestations, de condamnations etc…. Il s’agissait de terroriser le pays. J’inventais une « nokta » un peu sinistre : tous les matins la radio annonce la pendaison de 25 personnes : cinq communistes, cinq baasistes déviationnistes, cinq bourgeois libéraux, cinq islamistes et cinq sans opinion quelconque, afin que personne ne se sente en sécurité ! Mon cousin Mansour Fahmy, qui avait été consul à Bagdad, doté d’un bon humour égyptien et qui savait imiter l’accent local à la perfection, m’avait raconté (il l’avait inventé bien sûr) comment se déroule un « festival de la culture » baasiste. Une longue table de quinze moustachus identiques. Le premier se lève et lit son adresse culturelle. Très brève, une phrase : en mai nous en avons tué 50.000. Le second se lève à son tour : en juillet nous en avons tué 100.000 etc… Le dernier : en août nous les avons tous tué. Point final donc, on ne peut pas faire mieux. Festival terminé. Cela étant l’Irak regorge d’intellectuels de la plus grande valeur et de dizaines de milliers de militants d’un courage peu commun. Ceux que j’ai pu voir n’osaient parler, à voix basse, que hors de chez eux, en plein air loin de tout bâtiment. Ce que j’ai entendu d’eux témoignait tout simplement de l’horreur absolue du système politique du baasisme irakien. Sera-t-on donc surpris d’apprendre que la plupart de ces intellectuels admirables ont fini par choisir l’exil ? Hélas, trois fois hélas, par la suite un bon nombre de ces intellectuels ont cru possible de faire le choix d’un retour au pays dans les wagons de l’envahisseur. La suite tragique de l’histoire est connue. Le Liban est sans doute un petit pays, mais il est attachant et riche par la quantité et la variété de ses productions intellectuelles. Le produit certain à la fois de sa diversité confessionnelle, qui impose à tous un sens du relatif, et de sa vie démocratique - si limitée soit-elle - sans pareille dans aucun des autres pays arabes. J’ai visité le Liban à plusieurs reprises pendant la guerre civile qui l’a ensanglanté durant une dizaine d’années à partir de 1975, à l’invitation du bloc des forces démocratiques et nationales. Tout le monde sait aujourd’hui comment cette guerre n’a pas été le produit spontané d’une hostilité « viscérale » des communautés, mais celui du jeu complexe d’une part des milices qui se sont attribuées le monopole du discours et de l’action au nom de ces communautés qu’elles prétendaient défendre alors qu’en fait elles les plaçaient sous leur coupe et d’autre part des forces extérieures (sionistes, puissances occidentales - Etats Unis en tête, et derrière eux leurs vassaux Séoudiens, - Syrie, Iran islamiste, Palestiniens de l’OLP) qui ont joué telle ou telle carte (et parfois changé de partenaires avec cynisme). Le moment le plus cruel de cette période a certainement été celui de l’invasion israélienne (1982) accompagné par le massacre organisé par Israël et ses acolytes des Palestiniens de Sabra et Chatila, comme par celui des Maronites de la Montagne. L’objectif était alors clairement de faire éclater le Liban, d’y tailler un micro Etat maronite client d’Israël et des Occidentaux, d’ouvrir à l’expansionnisme israélien la conquête du Sud du pays. Ce plan a été mis en échec d’abord, il faut le dire, par le peuple libanais lui-même. Donnant une première grande leçon au monde arabe et aux Palestiniens, les civils Libanais n’ont pas fui devant les armées israéliennes et les ont combattues par la résistance dans les territoires occupés (résistance qualifiée de « terroriste » hélas, par les média dominants dominés par les vues israéliennes). L’intifada ultérieure de la Palestine a tiré les leçons de cette première expérience de résistance populaire. La diplomatie syrienne a joué également avec une intelligence aiguë, qu’on soit favorable au régime de Damas ou qu’on ne le soit pas, un rôle décisif dans la mise en échec de ces plans. Au cours de visites fréquentes que j’ai fait dans le Sud du pays, j’ai pu constater de visu l’incroyable arrogance des armées israéliennes d’occupation. Leurs provocations sont quotidiennes, comme les survols de Beyrouth et les lancers de bombes au hasard ici ou là. Mais l’opinion occidentale n’en est jamais informée. Les médias n’ont pas le droit d’adresser la moindre critique à l’Etat sioniste. Beyrouth et le Liban pendant la guerre ne pouvaient que convaincre de ces qualités exceptionnelles du peuple libanais et singulièrement de ses segments politiques démocratiques et plus ou moins socialistes - autrement dit de sa gauche. Voilà une ville - Beyrouth - coupée en deux, soumise aux bombardements des milices des deux camps et à ceux de l’aviation israélienne, et qui néanmoins vivait, et vivait intensément. Ni eau ni électricité distribués par les services publics, mais de l’eau et de l’électricité partout, fournis par l’auto-organisation des quartiers, l’installation de petits générateurs, la mobilisation de camions citernes etc… A Beyrouth la vie politique et intellectuelle continuait comme si de rien n’était. J’ai donc fait des conférences, tenu des réunions de travail dans des lieux d’où l’on entendait la canonnade. Lorsque le bruit de celle-ci s’amplifiait, mais seulement alors, on décidait d’aller plus loin… poursuivre la discussion. Des militants venus de l’autre côté de la ligne de front n’hésitaient pas à venir assister à ces discussions. Dans la Montagne - ce paysage superbe qui domine Beyrouth - le Parti socialiste de Jumblat organisait également avec ma participation et celle d’autres des rencontres et des débats les uns directement liés aux problèmes libanais ou arabes, d’autres d’une nature plus générale - sur l’évolution du capitalisme mondial, la crise des systèmes nationaux et socialistes, la théorie marxiste etc…. Je garde un beau souvenir de ces lieux splendides et des Palais ottomans de Deir El Amar. A Beyrouth et ailleurs on ne pouvait qu’être admiratif de cette passion de vivre des Libanais, reconstruisant immédiatement leurs immeubles endommagés, sans attendre. Une comparaison s’imposait à moi : la publication d’un manuscrit donné à un éditeur de Beyrouth paraissait dans le délai promis, au Caire ce n’était pas le cas ! Et mieux imprimé à Beyrouth, sans fautes et sans coquilles ! La paix revenue, la possibilité m’a été donnée de visiter plus calmement toutes les régions de ce petit pays, les Cèdres et la Bekaa, Tripoli et Saïda. Et toujours d’y tenir des conférences fortes animées. Bien entendu le régime politique et social sur la base duquel la paix a été rétablie au Liban est loin de répondre aux attentes des forces démocratiques et progressistes qui constituent le seul fondement solide de cette paix. La spéculation foncière triomphante qui tire profit de la reconstruction de la capitale fera disparaître à jamais son magnifique centre historique - cette Place des Canons et les bâtiments ottomans qui l’avoisinaient et dont je garde moi- même comme tous ceux qui les ont connus un beau souvenir. Mais la ville, si banale que puisse devenir son urbanisme dit moderne, reste prenante. La vie de café - que j’ai toujours aimée - y est certainement l’une des manifestations les plus plaisantes de la sociabilité libanaise. La grande Syrie, du Golfe de Aqaba et de Petra à Alep, en passant par le cirque romain de l’ancienne Philippopolis, ville de Philippe d’Arabe, Empereur romain, sans aucun doute le mieux conservé des édifices du genre, Palmyre, les quartiers historiques de Damas, Homs, Hama, Alep et Lattaqieh, la montagne alaouite et les forteresses de Salah et Dine et des Croisés, surveillant les routes de la soie, est un beau pays, par la richesse et la variété de ses vestiges comme par celle de ses paysages. Une richesse qui rappelle l’apport décisif des civilisations anciennes et byzantine à la construction des grands siècles arabes. Ce n’est pas seulement que la Grande mosquée des Omeyyades ne soit simplement que l’ancienne cathédrale byzantine (comme Sainte Sophie à Istanbul). Des ruines de cathédrales énormes, abandonnées dans une nature aujourd’hui désertique, témoignent que la région était beaucoup plus densément peuplée d’agriculteurs (remplacés aujourd’hui par des éleveurs de moutons) jusqu’au Xe siècle qu’elle ne le fut par la suite. Celles de Palmyre témoignent de l’importance des fonctions commerciales de la région sur la route de la soie depuis la plus haute antiquité. De ce fait on sent bien dans l’artisanat de la Syrie les influences venues de l’Est, de l’Iran et de l’Inde. Invité à la semaine culturelle de Damas j’ai été frappé, mais non surpris, par le discours démocratique et laïc sans concessions d’un grand nombre d’intellectuels de haute qualité. Qui plus est, des discours publics, prononcés devant des auditoires de milliers de jeunes - étudiants et travailleurs - et de moins jeunes - militants de tendances diverses. Des discours impensables ailleurs dans le monde arabe, qui vous vaudraient d’avoir la tête tranchée par les Islamistes et d’être condamnés par les tribunaux de l’Etat pour « offense à la religion ». De très bons signes pour l’avenir. En contrepoint le spectacle lamentable que nous a offert à plusieurs reprises le fils presque demeuré de Khaled Bagdache, qui apparemment a hérité la charge de Secrétaire général du Parti (ou en partage la responsabilité avec sa mère, la veuve), ne doit, heureusement, qu’amuser. Plus personne en Syrie n’est aujourd’hui disposé à le prendre au sérieux. 3739630@100617035.com - 7-100617035-23495496 - Toute reproduction interdite LES REVOLUTIONS ARABES ANNONCEES Je dois beaucoup aux amis qui m’ont accompagné dans les interventions dont je fais ici le compte rendu. En Egypte, Président du Centre de Recherches Arabes et Africaines, j’ai été amené à conduire des débats organisés avec une large palette des forces sociales et politiques engagées dans les luttes en cours. Je ne mentionnerai ici que les noms de Helmy Shaarawi, Premier Vice- Président du Centre, Shahida el Baz, Mostafa Gamal, Mamdouh Habashi. La contribution d’Ahmad el Naggar est mentionnée dans la section : « Egypte, réponses immédiates ». Je ne peux pas non plus ne pas mentionner les noms de quelques hommes et femmes politiques avec lesquels j’ai entretenu des conversations qui trouvent leur écho dans ces mémoires : Hamdin Sabahi, Samir Morqos, Mona Anis, Amal Ramsis, Saad el Tawil (mon traducteur fréquent), Magda Refaa. Je suis membre du Parti Socialiste Egyptien, d’autres de mes camarades sont membres de l’autre parti de la gauche socialiste radicale et je ne les considère pas comme des adversaires ou concurrents mais comme des camarades égaux en droits avec les autres. Je me suis expliqué sur cette question de l’unité et de la diversité dans le mouvement au socialisme et n’y reviens pas ici. Je dois également remercier madame Fatma El Boudi, directrice des éditions Dar el Ain au Caire, qui, sans hésiter, a publié au cours des trois dernières années quatre ouvrages que je produisais à chaud dans la bataille de la « révolution » en cours. La décennie des années 2000/2010 nous paraissait à tous une nuit sans fin. Un soir à quelques- uns nous avions imaginé un sketch d’humour noir à l’égyptienne, une émission de Télé de l’an 2500. La speakerine rendait compte des dernières nouvelles de la République Islamique de Grande Bretagne, des Etats Unis Socialistes d’Amérique du Nord avant d’en venir à l’Egypte. Elle mentionnait alors l’inauguration par le Président Moubarak VI de la 800 ième tranche de construction de ponts sur le Nil. Nous avions tort. La même année Amal Ramsis produisait son documentaire qui s’achevait par la phrase : la révolution est pour demain. C’est elle qui avait raison. J’ajoute que je sentais le changement venir. Longues soirées de discussion au « centre » (le Markaz, dont je suis le Président); mais alors que dans les années 1990, l’assistance se réduisait aux « anciens », à partir des années 2000 nous avons vu beaucoup de jeunes (de 25 à 35 ans) – pour lesquels l’époque nassérienne appartenait à l’antiquité pharaonique – assoiffés de vouloir connaître et comprendre venir nous y interpeller. J’ai reconnu quelques-uns d’entre eux dans les directions des mouvements de jeunes qui ont « fait la révolution », comme ils disent. Révolution ou pas, là n’est pas la question. L’inscription sur les murs du Caire (« la révolution n’a pas changé le système, mais elle a changé le peuple ») résume à la perfection la transformation du pays, porteuse de progrès possible à terme. En Algérie nous –je veux dire les réseaux du FTM – avons bénéficié d’un soutien politique et financier exemplaire, sans lequel je ne sais pas comment nous aurions pu conduire les tables rondes que nous avons organisées au FSM de Dakar (2011), de Tunis (2013) et préparer Tunis 2015. Des tables rondes que beaucoup d’observateurs ont considéré comme de grand intérêt. Mes remerciements s’adressent ici au Ministre des Affaires étrangères de l’Algérie, à monsieur Abderahmane Benguerrah, ambassadeur à Dakar, à madame Khalida Toumi, Ministre de la Culture. La liste de nos collaborateurs à Alger serait longue à rappeler ici; cette liste s’ouvre par nos correspondants majeurs, Samia Zennadi et Karim Chikh (les Editions Apic) auxquels je fais part ici de mon amitié personnelle chaleureuse. Les « révolutions arabes » Le monde arabe est entré, à partir de 2011, dans une zone de turbulence, un peu trop vite qualifiée de « printemps arabe ». Je renvoie donc ici le lecteur à mon ouvrage sur ces « révolutions » (Le monde arabe dans la longue durée, le printemps arabe ?, 2012). L’objectif stratégique des puissances impérialistes est ici de détruire l’existence même de l’Etat dans les pays de la région, par ce que celui-ci pourrait menacer, avec la radicalisation possible des mouvements populaires, l’ordre mondial et régional en place. Le soutien apporté par ces puissances (les Etats Unis et dans leur sillage l’Europe) à l’Islam politique réactionnaire constitue le moyen d’obtenir ce résultat. La destruction programmée de l’Etat irakien mise en œuvre à partir de 2003, la décomposition de la Lybie « post Khadafi » en constituent des exemples tragiques. Au Soudan les dictatures sanglantes de Nimeri devenu fou de Dieu et de son successeur Bachir, la systématisation du crime « au nom de la religion » (!) par Tourabi ont produit ce qu’on devait prévoir et craindre : l’éclatement du pays, l’indépendance du Sud, le séparatisme du Darfour et de l’Est. L’Egypte : émergence avortée L’Égypte a été le premier pays de la périphérie du capitalisme mondialisé qui a tenté « d’émerger ». Bien avant le Japon et la Chine, dès le début du XIXe siècle Mohammed Ali avait conçu et mis en œuvre un projet de rénovation de l’Égypte et de ses voisins immédiats du Mashreq arabe. Cette expérience forte a occupé les deux tiers du XIXe siècle et ne s’est essoufflée que tardivement dans la seconde moitié du règne du Khédive Ismail, au cours des années 1870. L’analyse de son échec ne peut ignorer la violence de l’agression extérieure de la puissance majeure du capitalisme industriel central de l’époque – la Grande Bretagne. Par deux fois, en 1840, puis dans les années 1870 par la prise du contrôle des finances de l’Égypte khédivale, enfin par l’occupation militaire (en 1882), l’Angleterre a poursuivi avec acharnement son objectif : la mise en échec de l’émergence d’une Égypte moderne. Sans doute le projet égyptien connaissait-il des limites, celles qui définissaient l’époque, puisqu’il s’agissait évidemment d’un projet d’émergence dans et par le capitalisme, à la différence du projet de la seconde tentative égyptienne (1919-1967). Sans doute, les contradictions sociales propres à ce projet comme les conceptions politiques, idéologiques et culturelles sur la base desquelles il se déployait ont-elles leur part de responsabilité dans cet échec. Il reste que sans l’agression de l’impérialisme ces contradictions auraient probablement pu être surmontées, comme l’exemple japonais le suggère. L’Égypte émergente battue a été alors soumise pour près de quarante ans (1880-1920) au statut de périphérie dominée, dont les structures ont été refaçonnées pour servir le modèle de l’accumulation capitaliste / impérialiste de l’époque. La régression imposée a frappé, au-delà du système productif du pays, ses structures politiques et sociales, comme elle s’est employée à renforcer systématiquement des conceptions idéologiques et culturelles passéistes et réactionnaires utiles pour le maintien du pays dans son statut subordonné. L’Égypte, c’est à dire son peuple, ses élites, la nation qu’elle représente, n’a jamais accepté ce statut. Ce refus obstiné est à l’origine donc d’une seconde vague de mouvements ascendants qui s’est déployée au cours du demi-siècle suivant (1919-1967). Je lis en effet cette période comme un moment continu de luttes et d’avancées importantes. L’objectif était triple : démocratie, indépendance nationale, progrès social. Ces trois objectifs – quelles qu’en aient été les formulations limitées et parfois confuses – sont indissociables les uns des autres. Dans cette lecture, le chapitre ouvert par la cristallisation nassériste (1955-1967) n’est rien d’autre que le dernier chapitre de ce moment long du flux d’avancée des luttes, inauguré par la révolution de 1919-1920. Le premier moment de ce demi-siècle de montée des luttes d’émancipation en Égypte avait mis l’accent – avec la constitution du Wafd en 1919 – sur la modernisation politique par l’adoption d’une forme bourgeoise de démocratie constitutionnelle et sur la reconquête de l’indépendance. La forme démocratique imaginée permettait une avancée laïcisante – sinon laïque au sens radical du terme – dont le drapeau (associant le croissant et la croix) – qui a fait sa réapparition dans les manifestations de 2011) - constitue le symbole. Des élections « normales » permettaient alors non seulement à des Coptes d’être élus par des majorités musulmanes, mais encore davantage à ces mêmes Coptes d’exercer de très hautes fonctions dans l’Etat, sans que cela ne pose le moindre problème. Tout l’effort de la puissance britannique, avec le soutien actif du bloc réactionnaire constitué par la monarchie, les grands propriétaires et les paysans riches, s’est employé à faire reculer les avancées démocratiques de l’Égypte wafdiste. La dictature de Sedki Pacha, dans les années 1930 (abolition de la constitution démocratique de 1923) s’est heurtée au mouvement étudiant, fer de lance à l’époque des luttes démocratiques anti- impérialistes. Ce n’est pas un hasard si, pour en réduire le danger, l’ambassade britannique et le Palais royal ont alors soutenu activement la création des Frères musulmans (1927) qui s’inspiraient de la pensée « islamiste » dans sa version « salafiste » (passéiste) wahabite formulée par Rachid Reda, c’est à dire la version la plus réactionnaire (antidémocratique et anti progrès social) du nouvel « Islam politique ». La seconde guerre mondiale a, par la force des choses, constitué une sorte de parenthèse. Mais le flux de montée des luttes a repris dès le 21 février 1946, avec la constitution du bloc étudiant-ouvrier, renforcé dans sa radicalisation par l’entrée en scène des communistes et du mouvement ouvrier. Là encore, les forces de la réaction égyptienne soutenues par Londres ont réagi avec violence et mobilisé à cet effet les Frères musulmans qui ont soutenu une seconde dictature de Sedki Pacha, sans parvenir à faire taire le mouvement. Le Wafd revenu au gouvernement, sa dénonciation du Traité de 1936, l’amorce de la guérilla dans la zone du Canal encore occupée, n’ont été mis en déroute que par l’incendie du Caire (1951), une opération dans laquelle les Frères musulmans ont trempé. Le premier coup d’État des Officiers libres (1952), mais surtout le second inaugurant la prise de contrôle de Nasser (1954) sont alors venus pour « couronner » cette période de flux continu des luttes selon les uns, ou pour y mettre un terme, selon les autres. Le nassérisme a substitué à cette lecture que je propose de l’éveil égyptien un discours idéologique abolissant toute l’histoire des années 1919-1952 pour faire remonter la « révolution égyptienne » à juillet 1952. A l’époque, beaucoup parmi les communistes avaient dénoncé ce discours et analysé les coups d’Etat de 1952 et 1954 comme destinés à mettre un terme à la radicalisation du mouvement démocratique. Ils n’avaient pas tort, car le nassérisme ne s’est cristallisé comme projet anti-impérialiste qu’après Bandoung (avril 1955). Le nassérisme a alors réalisé ce qu’il pouvait donner : une posture internationale résolument anti- impérialiste (associée aux mouvements panarabe et panafricain), des réformes sociales progressistes (mais non « socialistes »). Le tout, par en haut, non seulement « sans démocratie » (en interdisant aux classes populaires le droit de s’organiser par elles-mêmes et pour elles-mêmes), mais en « abolissant » toute forme de vie politique. Le vide créé appelait l’Islam politique à le remplir. Le projet a alors épuisé son potentiel d’avancées en un temps bref – dix années de 1955 à 1965. L’essoufflement offrait à l’impérialisme, dirigé désormais par les États-Unis, l’occasion de briser le mouvement, en mobilisant à cet effet leur instrument militaire régional : Israël. La défaite de 1967 marque alors la fin de ce demi-siècle de flux. Le reflux est amorcé par Nasser lui-même, choisissant la voie des concessions à droite – (« l’infitah » – l’ouverture, entendre « à la mondialisation capitaliste ») plutôt que la radicalisation pour laquelle se battaient, entre autres, les étudiants (dont le mouvement occupe le devant de la scène en 1970, peu avant puis après la mort de Nasser). Sadate puis Moubarak accentuent la portée de la dérive à droite et intègrent les Frères musulmans dans leur nouveau système autocratique. L’Égypte de Nasser avait mis en place un système économique et social critiquable mais cohérent. Nasser avait fait le pari de l’industrialisation pour sortir de la spécialisation internationale coloniale qui cantonnait le pays à l’exportation de coton. Ce système a assuré une répartition des revenus favorable aux classes moyennes en expansion, sans appauvrissement des classes populaires. Sadate et Moubarak ont œuvré au démantèlement du système productif égyptien, auquel ils ont substitué un système totalement incohérent, exclusivement fondé sur la recherche de la rentabilité d’entreprises qui ne sont pour la plupart que des sous-traitants du capital des monopoles impérialistes. Cette politique s’est accompagnée d’une incroyable montée des inégalités et du chômage qui frappe une majorité de jeunes. Cette situation était explosive; elle a explosé. Pendant la période de Bandoung et du Non Alignement (1955/1970-75), certains pays arabes se situaient aux avant- gardes des luttes pour la libération nationale et le progrès social. Ces régimes (Nasser, le FLN, le Baas) n’étaient pas démocratiques au sens occidental du terme (il s’agissait de régimes de parti unique), ni au sens que je donne au terme qui implique le pouvoir exercé par les classes populaires par elles- mêmes. Mais ils n’en étaient pas moins parfaitement légitimes par les réalisations importantes à leur actif : un bond gigantesque de l’éducation qui permettait une ascension sociale vers le haut (les enfants de classes populaires entrant dans les classes moyennes en expansion), de la santé, des réformes agraires, des garanties d’emploi au moins pour tous les diplômés de tous les niveaux. Associées à des politiques d’indépendance anti impérialiste, ces réalisations faisaient la force des régimes, en dépit de l’hostilité permanente des puissances impérialistes et des agressions militaires perpétrées par l’intermédiaire d’Israel. Mais, après avoir réalisé ce dont ils étaient capables en deux décennies par les moyens qui leur étaient propres (des réformes mises en œuvre par en haut, sans jamais autoriser les classes populaires à s’organiser par elles même), ces régimes se sont essoufflés. L’heure de la contre-offensive de l’impérialisme avait sonné. Pour conserver leur pouvoir, les classes dirigeantes ont alors accepté de se soumettre aux exigences nouvelles dites du « néo libéralisme » -ouverture extérieure incontrôlée, privatisations etc. De ce fait en quelques années tout ce qui avait été acquis a été perdu. En réponse à l’érosion rapide de leur légitimité les régimes ont répondu en glissant vers des pratiques de répression policières aggravées, avec le soutien de Washington. La période de reflux (1967-2011) couvre à son tour presqu’un demi-siècle. L’Égypte, soumise aux exigences du libéralisme mondialisé et aux stratégies des Etats-Unis, a cessé d’exister comme acteur actif régional et international. Dans la région, les alliés majeurs des Etats-Unis – l’Arabie saoudite, Israël et la Turquie – occupent le devant de la scène. Israël peut alors s’engager dans la voie de l’expansion de sa colonisation de la Palestine occupée, avec la complicité tacite de l’Égypte et des pays du Golfe. La dépolitisation a été décisive dans la montée en scène de l’Islam politique. Cette dépolitisation n’est certainement pas spécifique à l’Egypte nassérienne puis post nassérienne. Elle a été la pratique dominante dans toutes les expériences nationales populaires du premier éveil du Sud et même dans celles des socialismes historiques après que la première phase de bouillonnement révolutionnaire ait été dépassée. Elle est responsable du désastre ultérieur. La question de la politisation démocratique constitue donc, dans le monde arabe comme ailleurs, l’axe central du défi. Notre époque n’est pas celle d’avancées démocratiques, mais au contraire de reculs dans ce domaine. La centralisation extrême du capital des monopoles généralisés permet et exige la soumission inconditionnelle et totale du pouvoir politique à ses ordres. A l’affirmation sur la scène de citoyens capables de formuler des projets de société alternatifs, et non seulement d’envisager, par des élections sans portée, « l’alternance » (sans changement !) l’idéologie dite post moderniste substitue l’individu dépolitisé spectateur passif de la scène politique, consommateur modelé par le système qui se pense (à tort) individu libre. L’apparente « stabilité du régime » que Washington vantait reposait sur une machine policière monstrueuse qui se livrait à des abus criminels quotidiens. Les puissances impérialistes prétendaient que ce régime « protégeait » l’Égypte de l’alternative islamiste. Or, il ne s’agit là que d’un mensonge grossier. En fait, le régime avait parfaitement intégré l’Islam politique réactionnaire dans son système de pouvoir, en lui concédant la gestion de l’éducation, de la justice et des médias majeurs (la télévision en particulier). Le seul discours autorisé était celui des mosquées confiées aux Salafistes, leur permettant de surcroît de faire semblant de constituer « l’opposition ». La duplicité cynique du discours de l’establishment des États-Unis (et sur ce plan Obama n’est pas différent de Bush) sert parfaitement ses objectifs. Le soutien de fait à l’Islam politique annihile les capacités de la société à faire face aux défis du monde moderne (il est à l’origine du déclin catastrophique de l’éducation et de la recherche), tandis que la dénonciation occasionnelle des « abus » dont il est responsable (assassinats de Coptes, par exemple) sert à légitimer les interventions militaires de Washington engagé dans la soit disant « guerre contre le terrorisme ». Le régime pouvait paraître « tolérable » tant que fonctionnait la soupape de sécurité que représentait l’émigration en masse des pauvres et des classes moyennes vers les pays pétroliers. L’épuisement de ce système (la substitution d’immigrés asiatiques à ceux en provenance des pays arabes) a entraîné la renaissance des résistances. Les grèves ouvrières de 2007 – les plus fortes du continent africain depuis 50 ans – la résistance obstinée des petits paysans menacés d’expropriation par le capitalisme agraire, la formation de cercles de protestation démocratique dans les classes moyennes (les mouvements Kefaya et du 6 avril) annonçaient l’inévitable explosion - attendue en Égypte, même si elle a surpris les « observateurs étrangers ». Nous sommes donc entrés dans une phase nouvelle de flux des luttes d’émancipation dont il nous faut alors analyser les directions et les chances de développement. L’Egypte est entrée, à partir de 2011, dans une phase nouvelle de son histoire. L’analyse que j’ai proposée des composantes du mouvement démocratique, populaire et national en action et des stratégies de l’adversaire réactionnaire local et de ses alliés extérieurs permet d’imaginer les voies diverses possibles ouvertes ou fermées à la transformation de la société. En conclusion je constate qu’à l’heure actuelle rien ne permet de dire que l’Egypte soit engagée sur la voie de l’émergence. Mais la lutte continuera et permettra peut être de sortir de cette impasse et de ré-inventer une voie d’émergence appropriée. Egypte : Capitalisme de connivences, Etat compradore et lumpen développement Le projet nassérien de construction d’un Etat national développementaliste avait produit un modèle de capitalisme d’Etat que Sadate s’est engagé à démanteler. Les actifs possédés par l’Etat ont donc été « vendus ». A qui ? A des hommes d’affaires de connivence, proches du pouvoir : officiers supérieurs, hauts fonctionnaires, commerçants riches rentrés de leur exil dans les pays du golfe munis de belles fortunes (de surcroît soutiens politiques et financiers des Frères Musulmans). Mais également à des « Arabes » du Golfe et à des sociétés étrangères américaines et européennes. A quel prix ? A des prix dérisoires, sans commune mesure avec la valeur réelle des actifs en question. C’est de cette manière que s’est construite la nouvelle classe « possédante » égyptienne et étrangère qui mérite pleinement la qualification de capitaliste de connivence (rasmalia al mahassib, terme égyptien pour la désigner, compris par tous). La propriété octroyée à « l’armée » a transformé le caractère des responsabilités qu’elle exerçait déjà sur certains segments du système productif (« les usines de l’armée ») qu’elle gérait en tant que institution de l’Etat. Ces pouvoirs de gestion sont devenus ceux de propriétaires privés. De surcroît dans la course aux privatisations les officiers les plus puissants ont également « acquis » la propriété de nombreux autres actifs d’Etat : chaines commerciales, terrains urbains et périurbains et ensembles immobiliers en particulier. Les fortunes en question ont été constituées par l’acquisition d’actifs déjà existants, sans adjonction autre que négligeable aux capacités productives. Les « entrées de capitaux étrangers » (arabes et autres), au demeurant modestes, s’inscrivent dans ce cadre. L’opération s’est donc soldée par la mise en place de groupes monopolistiques privés qui dominent désormais l’économie égyptienne. Les positions monopolistiques de ce nouveau capitalisme de connivences ont été systématiquement renforcés par l’accès presqu’exclusif de ces nouveaux milliardaires au crédit bancaire, (notamment pour « l’achat » des actifs en question) au détriment de l’octroi de crédits aux petits et moyens producteurs. Ces positions monopolistiques ont été également renforcées par des subventions colossales de l’Etat, octroyées par exemple pour la consommation de pétrole, de gaz naturel et d’électricité par les usines rachetées à l’Etat (cimenterie, métallurgie du fer et de l’aluminium, textiles et autres). Or la « liberté des marchés » a permis à ces entreprises de relever leurs prix pour les ajuster à ceux d’importations concurrentes éventuelles. La logique de la subvention publique qui compensait des prix inférieurs pratiqués par le secteur d’Etat est rompue au bénéfice de super profits de monopoles privés. Les salaires réels pour la grande majorité des travailleurs non qualifiés et des qualifications moyennes se sont détériorés par l’effet des lois du marché du travail libre et la répression féroce de l’action collective et syndicale. Ils sont désormais situés à des taux très inférieurs à ce qu’ils sont dans d’autres pays du Sud dont le PIB per capita est comparable. Super profits de monopoles privés et paupérisation vont de pair et se traduisent par l’aggravation continue de l’inégalité dans la répartition du revenu. L’inégalité a été renforcée systématiquement par un système fiscal qui a refusé le principe même de l’impôt progressif. Cette fiscalité légère pour les riches et les sociétés, vantée par la Banque mondiale pour ses prétendues vertus de soutien à l’investissement, s’est soldée tout simplement par la croissance des superprofits. Ces politiques ont également rendu impossible la réduction du déficit public et de celui de la balance extérieure commerciale. Elles ont entraîné la détérioration continue de la valeur de la livre égyptienne, et imposé un endettement interne et extrême grandissant. Celui-ci a donné l’occasion au FMI d’imposer toujours davantage le respect des principes du libéralisme. Les réponses immédiates Les lignes qui suivent ont été rédigées par moi en octobre 2012 et diffusées largement, entre autre dans le quotidien très lu Shorouk. Un travail considérables et de qualité a été conduit depuis plus d’un an par les militants responsables de la formulation d’un programme commun répondant aux exigences immédiates. Le texte qui suit doit beaucoup au travail d’Ahmad el Naggar à qui j’ai eu le plaisir de décerner en 2011 le « prix Samir Amin ». Il s’agit d’un prix établi par le Centre des Etudes arabes et africaines, portant mon nom, destiné à encourager la pensée critique radicale. Ahmad avait fait la moitié ou plus du travail d’enquête auprès des différents courants et organisations qui constituent la colonne vertébrale de la protestation populaire en Egypte. J’en retiens les points saillants : Les opérations de cession des actifs publics doivent être l’objet de remises en question systématiques. Des études précises – équivalentes à de bons audits – sont d’ailleurs disponibles pour beaucoup de ces opérations et des prix correspondant à la valeur de ces actifs précisés. Etant donné que les « acheteurs » de ces actifs n’ont pas payé ces prix, la propriété des actifs acquis doit être transférée par la loi après audit ordonné par la justice à des sociétés anonymes dont l’Etat sera actionnaire à hauteur de la différence entre la valeur réelle des actifs et celle payée par les acheteurs. Le principe est applicable pour tous, que ces acheteurs soient égyptiens, arabes ou étrangers. La loi doit fixer le salaire minimum (nous étions en 2012) à hauteur de 1 200 LE par mois (soit 155 Euro au taux de change en vigueur, l’équivalent en pouvoir d’achat de 400 Euros). Ce taux est inférieur à ce qu’il est dans de nombreux pays dont le PIB per capita est comparable à celui de l’Egypte. Ce salaire minimum doit être associé à une échelle mobile et les syndicats responsables du contrôle de sa mise en œuvre. Il s’appliquera à toutes les activités des secteurs public et privé. Etant donné que, bénéficiaires de la liberté des prix, les secteurs privés qui dominent l’économie égyptienne ont déjà choisi de situer leurs prix au plus proche de ceux des importations concurrentes, la mesure peut être mise en œuvre et n’aura pour effet que de réduire les marges de rentes des monopoles. Ce réajustement ne menace pas l’équilibre des comptes publics, compte tenu des économies et de la nouvelle législation fiscale proposée. Les propositions faites par les mouvements concernés seront renforcées par l’adoption du salaire maximal : 15 fois le salaire minimum. Les droits des travailleurs – conditions de l’emploi et de la perte d’emploi, conditions de travail, assurances maladies/chômage/retraites – doivent faire l’objet d’une grande consultation tripartite (syndicats, employeurs, Etat). Les syndicats indépendants constitués à travers les luttes des dernières dix années doivent être reconnus légalement, comme le droit de grève (toujours « illégal » dans la législation en cours). Une « indemnité de survie » doit être établie pour les chômeurs, dont le montant, les conditions d’accès et le financement doivent être l’objet d’une négociation entre les syndicats et l’Etat. Les subventions colossales octroyées par le budget aux monopoles privés doivent être supprimées. Ici encore les études précises conduites dans ces domaines démontrent que l’abolition de ces avantages ne remet pas en cause la rentabilité des activités concernées, mais réduisent seulement leurs rentes de monopoles. Une nouvelle législation fiscale doit être mise en place, fondée sur l’impôt progressif des individus et le relèvement à 25% du taux de taxation des bénéfices des entreprises occupant plus de 20 travailleurs. Les exonérations d’impôts octroyées avec une largesse extrême aux monopoles arabes et étrangers doivent être supprimées. La taxation des petites et moyennes entreprises, actuellement souvent plus lourde (!) doit être révisée la baisse. Le taux proposé pour les tranches supérieures des revenus des personnes – 35% – demeure d’ailleurs léger dans les comparaisons internationales. Un calcul précis a été conduit qui démontre que l’ensemble des mesures proposées dans les paragraphes 4 et 5 permet non seulement de supprimer le déficit actuel (il s’agissait de 2009- 2010) mais encore de dégager un excédent. Celui-ci sera affecté à l’augmentation des dépenses publiques pour l’éducation, la santé, la subvention aux logements populaires. La reconstitution d’un secteur social public dans ces domaines n’impose pas de mesures discriminatoires contre les activités privées de même nature. Le crédit doit être replacé sous le contrôle de la Banque centrale. Les facilités extravagantes octroyées aux monopoles doivent être supprimées au bénéfice de l’expansion des crédits aux entreprises de petites dimensions actives ou qui pourraient être créées dans cette perspective. Des études précises ont été conduites dans les domaines concernées et toutes ces activités artisanales, industrielles, de transport et de service. La démonstration a été faite que les candidats à prendre des initiatives allant dans le sens de la création d’activités et d’emplois existent (en particulier parmi les diplômés chômeurs). Concernant la question agraire la revendication actuelle du mouvement est simplement l’adoption de lois rendant plus difficile l’éviction des fermiers incapables de payer les loyers exigés d’eux et l’expropriation des petits propriétaires endettés. En particulier on préconise le retour à une législation fixant les loyers de fermage maximaux (ils ont été libérés par les lois successives de vision de la réforme agraire). Des organisations progressistes d’agronomes ont produit des projets concrets et argumentés destinés à assurer l’essor de la petite paysannerie. Amélioration des méthodes d’irrigation (goutte à goutte etc.), choix de cultures riches et intensives (légumes et fruits), libération en amont par le contrôle par l’Etat des fournisseurs d’intrants et de crédits, libération en aval par la création de coopératives de commercialisation des produits associées à des coopératives de consommateurs. Mais il reste à établir une communication renforcée entre ces organisations d’agronomes et les petits paysans concernés. La légalisation des organisations de fait des paysans, leur fédération aux niveaux provinciaux et national devrait faciliter l’évolution dans ce sens. Le programme d’actions immédiates repris ici amorcerait certainement une reprise d’une croissance économique saine et viable. L’argument avancé par ses détracteurs libéraux – qu’il ruinerait tout espoir d’entrées nouvelles de capitaux d’origine extérieure – ne tient pas la route. L’expérience de l’Egypte et des autres pays, notamment africains, qui ont accepté de se soumettre intégralement aux prescriptions du libéralisme et ont renoncé à élaborer par eux-mêmes un projet de développement autonome « n’attirent » pas les capitaux extérieurs en dépit de leur ouverture incontrôlée (précisément à cause de celle-ci). Les capitaux extérieurs se contentent alors d’y conduire des opérations de razzia sur les ressources des pays concernés, soutenues par l’Etat compradore et le capitalisme de connivences. En contrepoint les pays émergents qui mettent en œuvre activement des projets nationaux de développement offrent des possibilités réelles aux investissements étrangers qui acceptent alors de s’inscrire dans ces projets nationaux, comme ils acceptent les contraintes qui leur sont imposées par l’Etat national et l’ajustement de leurs profits à des taux raisonnables. Le gouvernement du gouvernement de Morsi, composé exclusivement de Frères Musulmans a d’emblée proclamé son adhésion inconditionnelle à tous les principes du libéralisme, pris des mesures pour en accélérer la mise en œuvre, et déployé à cette fin tous les moyens de répression hérités du régime déchu. La conscience populaire qu’il n’y avait pas de changement a finalement produit le gigantesque mouvement du 30 Juin 2013 à l’origine de la chute des Frères Musulmans. Le programme des revendications immédiates dont j’ai retracé ici les lignes dominantes ne concerne que le volet économique et social du défi. Bien entendu le mouvement discute tout également de son versant politique : le projet de constitution, les droits démocratiques et sociaux, l’affirmation nécessaire de « l’Etat des citoyens » (dawla al muwatana) faisant contraste avec le projet de théocratie d’Etat (dawla al gamaa al islamiya) des Frères Musulmans. Algérie : la portée des élections du 17 avril 2014 Les deux expériences de l’Algérie et de l’Egypte partagent beaucoup de caractères communs. La classe politique dirigeante dans les deux pays, qui s’était construite dans les cadres du boumediénisme et du nassérisme, était fondamentalement semblable. Leurs projets étaient identiques et méritent de ce fait d’être qualifiés de la même manière : il s’agissait de projets authentiquement nationaux et populaires (et non « populistes démagogiques ») bien que fort peu démocratiques. Il n’est pas important qu’ils se soient l’un et l’autre auto-qualifié de « socialistes » – ce qu’ils n’étaient pas et ne pouvaient pas être. Dans les deux expériences les réalisations ont été importantes, au point qu’elles ont véritablement transformé de fond en comble le visage de la société pour le meilleur, et non le pire. Mais aussi, dans les deux pays ces réalisations ont atteint rapidement les limites de ce qu’elles pouvaient donner et, s’enlisant dans leurs contradictions internes – identiques – se sont interdites de préparer la radicalisation et la démocratisation qu’imposait leur poursuite. Mais, au-delà de ces analogies, les différences méritent d’être signalées. La société algérienne avait subi avec la colonisation des assauts destructifs majeurs. L’Etat et le pouvoir de l’ancienne aristocratie précoloniale algérienne avaient été éradiqués. La nouvelle société algérienne, issue de la reconquête de l’indépendance, n’avait plus rien en commun avec celle des époques précoloniales. Elle était devenue une société plébéienne, marquée par une très forte aspiration à l’égalité. Et la guerre de libération en Algérie avait produit, naturellement, une radicalisation sociale et idéologique. Cette aspiration à l’égalité ne se retrouve – avec la même force – nulle part ailleurs dans le monde arabe, ni au Maghreb (pensez à la force de la tradition archaïque de respect de la monarchie au Maroc !) ni au Mashrek. En contrepoint l’Egypte moderne a été construite dès le départ (à partir de Mohamed Ali) par son aristocratie, devenue progressivement une « bourgeoisie aristocratique » (ou une « aristocratie capitaliste »), quand bien même cette nouvelle classe dirigeante avait-elle fini par accepter sa soumission à la domination impérialiste, britannique puis étatsunienne. Le coup d’Etat ambigüe de 1952 vient donc en réponse à l’impasse du mouvement. De ces différences en découle une autre, d’une importance évidente, concernant l’avenir de l’Islam politique. L’Islam politique algérien (le FIS), qui avait dévoilé sa figure hideuse, a été véritablement mis en déroute par l’Armée et l’Etat, soutenus par la nation. Cela certes ne signifie pas que cette question soit définitivement dépassée. Chadli Benjedid, le successeur de Boumedienne, s’était engagé dans la voie néolibérale extrême, à la manière de « l’infitah » de Sadate et Moubarak : privatisations généralisées à toute l’économie nationale, participation des hauts officiers au pillage des biens de l’Etat, démantèlement du contrôle national du secteur pétrolier, ouverture incontrôlée aux multinationales, corruption. Mais après la défaite de la tentative du FIS d’imposer son projet de théocratie réactionnaire, simultanément soumis aux exigences du néolibéralisme, le Président Bouteflika avait amorcé une politique économique corrective, allant jusqu’à la re- nationalisation de certaines grandes entreprises. Bouteflika a également mis en déroute le projet occidental de création d’un « Sahelistan », qui aurait été constitué au détriment de l’Algérie, du Mali et du Niger. Cet « Etat », para-islamique, à l’image des Etats du Golfe, aurait confisqué la rente extraite de l’exploitation du pétrole, de l’uranium et d’autres minerais au bénéfice exclusif de ses « Emirs ». Le projet convenait parfaitement aux objectifs de la stratégie de domination des Etats Unis. Simultanément le régime a fait des concessions aux revendications démocratiques et sociales comme aux revendications des Amazighs sans pareilles ailleurs dans le monde arabe. Mais il ne s’agit encore que de corrections timides, et le peuple algérien, même lorsqu’il fait confiance aux promesses de Bouteflika, attend probablement davantage. Pour ces raisons, et malgré le handicap de l’âge et de la santé, Bouteflika a été soutenu par la majorité dans les élections d’avril 2014. Ceux-ci ont par ailleurs rejeté catégoriquement la tentative de l’Islam politique de faire son retour sur la scène en se présentant sous les habits neufs de la « réconciliation nationale ». Mais les électeurs n’ont pas fait ce choix dans l’enthousiasme, comme en témoigne la participation – 51% seulement contre 67% à l’élection présidentielle précédente. Le modèle algérien avait donc donné des signes évidents d’une plus forte consistance que celui de l’Egypte, ce qui explique qu’il ait mieux résisté à sa dégradation ultérieure. De ce fait la classe dirigeante algérienne demeure composite et divisée, partagée entre les aspirations nationales encore présentes chez les uns et le ralliement soumis à la compradorisation chez les autres (parfois même ces deux composantes conflictuelles se combinent chez les mêmes personnes !). La ré-élection de Bouteflika fait gagner du temps et permet d’éviter le chaos que produiraient les conflits au sein de la classe dirigeante. En Egypte par contre, cette classe dominante est devenue intégralement, avec Sadate et Moubarak, une bourgeoisie compradore, ne nourrissant plus aucune aspiration nationale. Des réformes économiques, politiques et sociales maîtrisées de l’intérieur semblent avoir encore leurs chances en Algérie. La question de la politisation démocratique constitue, dans tous les cas, ici, en Algérie et en Egypte, comme ailleurs dans le monde, l’axe central du défi. De leur côté les puissances occidentales craignent une évolution démocratique, nationale et populaire de l’Algérie. Aussi n’ont-elles pas renoncé à leur projet de destruction de l’Etat et de la société par un pouvoir prétendu « islamiste » quelconque. Le soutien qu’elles apportent à son candidat battu à l’élection présidentielle du 17 avril, en constitue le témoignage. Elles n’ont pas renoncé à leur projet de démantèlement de l’Algérie, en soutenant une éventuelle sécession du Sahara algérien et de la Kabylie. Leur rhétorique de « promotion de la démocratie et de respect des différences culturelles » est destinée à faire oublier les objectifs réels de leur stratégie. L’histoire récente de l’Algérie et de l’Egypte illustre l’impuissance des sociétés concernées jusqu’à ce jour à faire face au défi. L’Algérie et l’Egypte sont les deux pays du monde arabe qui sont des candidats possibles à « l’émergence ». La responsabilité majeure des classes dirigeantes et des systèmes de pouvoirs en place dans l’échec des deux pays à le devenir est certaine. Mais celle des sociétés, de leurs intellectuels, des militants des mouvements en lutte doit tout également être prise en sérieuse considération. Les uns et les autres parviendront-ils à relever le défi, ensemble et à travers leur conflit ? La révolution tunisienne dans l’impasse La Tunisie a amorcé les révolutions arabes à partir de décembre 2010. J’ai entendu quelques-uns de ses acteurs, venus en coup de vent apporter leurs témoignages au FSM de Dakar (février 2011), auquel le FMA, le FTM et moi-même participions. Lors de l’organisation du FSM de Tunis en 2013 j’ai eu la possibilité d’en entendre davantage et de discuter avec des représentants du large éventail des forces politiques et sociales tunisiennes (à l’exception d’Ennahda) : le Front Populaire (dont le Président m’a reçu dans son bureau de l’Assemblée), Mounir Kachoukh, le Parti des Patriotes (dont le leader Choukri Belaid venait d’être assassiné par des sbires d’Ennahda), Abdeljalil Bedoui, l’UGTT etc. Notre sœur et amie Hassania avait superbement organisé beaucoup de ces rencontres. L’impression que je tire de ces rencontres n’est guère enthousiasmante. Tous ou presque sont exclusivement préoccupés par les questions relatives à l’organisation des pouvoirs et le renforcement de la démocratie politique, comme des questions relatives à la laïcité et aux droits des femmes. Sur ces questions l’opinion tunisienne me paraît être en avance sur celle des Egyptiens. On ne saurait s’en étonner : Bourguiba avait ouvert des brèches, en dépit de ses comportements d’autocrate. Par contre personne ou presque en Tunisie ne paraît comprendre que l’insertion du pays dans la mondialisation capitaliste libérale est à l’origine de la catastrophe. Tous partagent les mêmes illusions fatales concernant l’Europe, dont ils attendent le soutien ! Sur ce plan la Tunisie est à la traîne, en comparaison de l’Egypte et de l’Algérie. Au cours du FSM de Tunis Ennahda, comme tous les autres mouvements, avait été invité à venir pour faire connaître son programme, répondre aux questions qu’on lui poserait. Ennahda s’en est abstenu, et a confié au fameux Tariq Ramadan et à ses supporters (hélas du Monde Diplomatique) la tâche de faire sa propagande ! Ennahda, comme les Frères Musulmans en Egypte, ne poursuit qu’un seul objectif : exercer le pouvoir, tout le pouvoir. Le certificat de conversion à la démocratie que les Européens lui ont décerné est destiné à faire oublier cette réalité. Car les Européens savent que le moyen le plus efficace de garantir la permanence de leur pillage des pays au Sud de la Méditerranée est d’en confier la gestion à leurs amis islamistes. Les conditions sont donc loin d’être réunies permettant d’imaginer un pays arabe quelconque de sortir de l’ornière, dans l’horizon visible tout au moins. L’Assemblée Constituante sortie des élections d’octobre 2011 en Tunisie est dominée par un bloc de droite qui associera le parti islamiste Ennahda et les nombreux cadres réactionnaires, hier encore associés au régime de Ben Ali, toujours en place et infiltrés dans les « nouveaux partis » sous le nom de «bourguibistes » ! Les uns et les autres partagent le même ralliement inconditionnel à « l’économie de marché » telle qu’elle est, c’est-à-dire un système de capitalisme dépendant et subalterne. La France et les Etats Unis, n’en demandent pas plus : « tout changer afin que rien ne change ». Deux changements sont néanmoins à l’ordre du jour. Positif : une démocratie politique mais non sociale (c’est-à-dire une « démocratie de faible intensité ») qui tolérera la diversité des opinions, respectera davantage les « droits de l’homme » et mettra un terme aux horreurs policières du régime précédent. Négatif : un recul probable des droits des femmes. Autrement dit un retour à un « bourguibisme » pluripartiste coloré d’islamisme. Le plan des puissances occidentales, fondé sur le pouvoir du bloc réactionnaire compradore, mettra un terme à cette transition qu’on voulait « courte » (ce que le mouvement a accepté sans en mesurer les conséquences), ne laissant pas le temps aux luttes sociales pour s’organiser, et permettra la mise en place de sa « légitimité » exclusive, à travers des élections « correctes ». Le mouvement tunisien s’était largement désintéressé de la « politique économique » du régime déchu, concentrant ses critiques sur la « corruption » du Président et de sa famille. Beaucoup des contestataires, même « à gauche » ne remettaient pas en cause les orientations fondamentales du mode de développement mis en œuvre Bourguiba et Ben Ali. L’issue était donc prévisible. Le président de la transition, Marzouki, avait bien été un combattant des droits de l’homme et à ce titre une victime de la répression. Mais il ne semble pas faire de lien entre la misère de son peuple et l’option libérale de la politique économique de l’Etat qu’il ne remet pas en question. Curieusement il a pris l’initiative d’organiser à Tunis en février 2012 une « conférence » internationale sur la Syrie qui apportait de l’eau au moulin des interventionnistes occidentaux ! Il reste que les mêmes causes produisent parfois les mêmes effets. Que penseront et feront les classes populaires en Tunisie quand elles verront se poursuivre inexorablement la dégradation de leurs conditions sociales, avec son cortège de chômage et de précarisation, sans compter probablement avec les dégradations supplémentaires intensifiées par la crise générale de la mondialisation capitaliste ? Il est trop tôt pour le dire; mais on ne peut pas s’obstiner à ignorer que seule la cristallisation rapide d’une gauche radicale allant bien au-delà de la revendication d’élections correctes peut permettre une reprise des luttes pour un changement digne de ce nom. Il appartient à cette gauche radicale de savoir formuler une stratégie de démocratisation de la société qui irait bien plus loin que la simple tenue d’élections correctes, d’associer cette démocratisation au progrès social, ce qui implique l’abandon du modèle de développement en place, et de renforcer ses initiatives par une posture internationale indépendante et franchement anti impérialiste. Ce ne sont pas les monopoles impérialistes et leurs serviteurs internationaux (la Banque Mondiale, le FMI, l’OMC, l’Union Européenne) qui aideront les pays du Sud à sortir des ornières. Aucune de ces questions fondamentales ne paraissent préoccuper les acteurs politiques majeurs. Tout se passe comme si l’objectif final de la « révolution » avait été d’obtenir rapidement des élections. Comme si la source exclusive de légitimité du pouvoir résidait dans les urnes. Mais il y a pourtant une autre légitimité, supérieure - celle de la poursuite des luttes pour le progrès social et la démocratisation authentique des sociétés ! Ces deux légitimités sont appelées à des confrontations sérieuses à venir. La Lybie : pays effacé de la carte des nations La Libye n’a jamais véritablement existé comme nation. C’est une région géographique qui sépare le Maghreb et le Mashreq. La frontière entre ces deux ensembles arabes passe précisément par le milieu de la Libye. La Cyrénaïque est historiquement grecque et hellénistique, puis est devenue mashréqine. La Tripolitaine, elle, a été latine et est devenue maghrébine. De ce fait, il y a toujours eu une base pour des régionalismes dans le pays. J’ai conservé l’atlas – britannique - utilisé à l’école par mon père en 1913. La région de Koufra jusqu’au Tibesti relevait de la souveraineté du Khédive d’Egypte. En 1911 l’Italie s’empare de la Lybie ottomane, en pratique de la seule bande côtière. En 1915, pour récompenser le ralliement de Rome à l’Entente, les Britanniques cèdent à l’Italie le Sahara de Cyrénaïque. Khadafi n’a jamais été qu’un polichinelle dont le vide de la pensée trouve son reflet dans son fameux « Livre vert ». Opérant dans une société encore archaïque, Khadafi pouvait se permettre de tenir des discours successifs - sans grande portée réelle - « nationalistes et socialistes » puis se rallier le lendemain au « libéralisme ». Il l’a fait « pour faire plaisir aux Occidentaux » ! comme si le choix du libéralisme n’aurait pas d’effets dans la société. J’avais été invité à plusieurs reprises par Khadafi, avec insistance, à visiter son pays. En ma double qualité de Président du Centre d’Etudes arabes et africaines du Caire et de directeur du FTM, j’avais posé une condition : le versement préalable de 200 000 dollars à ces deux organisations. Sans conditions concernant l’utilisation de ces fonds. Je pourrai ensuite visiter le pays et y faire des conférences sur des sujets généraux, sans aborder la discussion des problèmes lybiens. Pas de suite bien entendu. Je me souviens également que lorsque, à la suite de l’intervention militaire de l’Otan, le « scandale » de la donation faite par la Lybie à la London School of Economics a éclaté (la LSE avait délivré en contrepartie un diplôme de complaisance à un fils de Khadafi, ce que toutes les Universités des Etats Unis font avec leurs généreux donateurs), interviewé à Londres sur le sujet, j’ai déclaré : « quelle honte ! C’est au moins aussi scandaleux que d’accepter un don de la Fondation Ford ». Evidemment l’interview n’a pas été publiée. Le ralliement de Khadafi au libéralisme économique a simplement aggravé les difficultés sociales pour la majorité. La redistribution très large de la rente pétrolière a laissé la place à sa confiscation par la clientèle du régime et la famille de Khadafi. Les conditions étaient alors créées qui ont donné l’explosion qu’on connaît, immédiatement mise à profit par l’Islam politique du pays et les régionalismes. C’est dans ce cadre qu’un « Conseil national de transition » s’était constitué à Benghazi. Le président de ce Conseil n’était autre que Moustapha Mohammed Abdeljalil, le président de la Cour d’Appel de Libye qui confirma la condamnation à mort des cinq infirmières bulgares. Il fut récompensé et nommé ministre de la Justice en 2007, poste qu’il conserva jusqu’en février 2011. Le Premier Ministre bulgare, Boikov, a refusé pour cette raison de reconnaître le CNT. Les États- Unis et les pays européens n’ont pas donné suite à l’argument. Il y avait peut-être quelques « démocrates » plus ou moins confus qui siégeaient dans ce Conseil, mais il y avait surtout des islamistes, et les pires d’entre eux, et des régionalistes. Dès l’origine « le mouvement » a pris en Lybie la forme d’une révolte armée prenant la relève immédiate des manifestations civiles. Cette révolte armée a par ailleurs appelé immédiatement l’Otan à son secours. La France et la Grande Bretagne ont immédiatement répondu à cet appel, soutenus par la suite par les Etats Unis. L’objectif de l’intervention militaire des puissances impérialistes n’était certainement ni la « protection des civils », ni la « démocratie », mais le contrôle du pétrole et des ressources en eaux souterraines, et l’acquisition d’une base militaire majeure dans le pays. Certes, les compagnies occidentales contrôlaient déjà le pétrole libyen, depuis le ralliement de Khadafi au « libéralisme ». Mais avec Khadafi on n’est jamais sûr de rien. Et s’il retournait sa veste et introduisait demain dans son jeu les Chinois ou les Indiens ? Plus important que le pétrole : les ressources en eaux souterraines de la Lybie. Il était question de les exploiter au bénéfice des pays du Sahel africain. Cette page est désormais tournée. Des multinationales françaises bien connues ambitionnent de se réserver l’accès à ces ressources et voudraientnt en faire l’exploitation « la plus rentable financièrement », probablement pour la production d’agro carburants. Khadafi avait dès 1969 exigé l’évacuation des bases britanniques et états-uniennes mises en place au lendemain de la seconde guerre mondiale. Aujourd’hui, les États-Unis ont besoin de transférer l’Africom (le commandement militaire des États-Unis pour l’Afrique, une pièce importante du dispositif du contrôle militaire de la planète, toujours localisé à Stuttgart !) en Afrique. Or l’Union Africaine refuse de l’accepter et jusqu’à ce jour aucun État africain n’a osé le faire. Un laquais mis en place à Tripoli (ou à Benghazi) souscrirait évidemment à toutes les exigences de Washington et de ses alliés subalternes de l’OTAN. La base constituera une menace permanente d’interventions dirigées contre l’Egypte et l’Algérie. Le « nouveau régime » a démontré son incapacité de gérer le pays ? Un processus de désintégration de la Lybie sur le modèle de la Somalie s’est alors engagé. La Lybie n’existe plus. Le drame syrien Le régime du Baas syrien tenait sa légitimité de sa mise en œuvre de son projet national populaire non démocratique. Lorsque je visitais Damas, Alep et d’autres villes syriennes à l’époque je ne pouvais que constater cette légitimité, en dépit des pratiques autocratiques du pouvoir. Je constatais également que sa politique laïcisante avait permis des avancées dans les droits des femmes et la liberté des comportements sociaux des jeunes, qui méritaient d’être soutenues. Puis, lorsque le système s’est essoufflé, permettant à l’offensive du néo libéralisme mondialisé d’avancer ses « recettes », la même classe politique dirigeante baasiste aux abois s’est ralliée à l’infitah (l’ouverture non contrôlée au capital mondialisé), comme celle des autres pays arabes, de manière à conserver la maîtrise des postes de commande politiques. Le désastre social qui en a résulté a entrainé les mêmes conséquences qu’ailleurs : la montée des protestations démocratiques et sociales, parfaitement légitimes, la réponse du régime par la répression aggravée. Il est presqu’amusant de noter que l’un chef de la « rébellion » -Khaddam- est celui qui a été le principal artisan de la « libéralisation économique ». La légitimité de la révolte du peuple syrien n’est donc pas contestable. Les Etats Unis ont tiré la leçon de leur surprise en Tunisie et en Egypte. Ils ont donc décidé de prendre les devants, de devancer le mouvement en introduisant des groupes armés qui prennent l’initiative d’agresser les autorités, s’auto proclament « armée de libération » et appellent immédiatement l’Otan à leur secours. Avec des complicités locales et le soutien des pays du Golfe on a permis l’introduction de groupes armés infiltrés à partir de la Jordanie (aux ordres de Tel Aviv), de Tripoli (base de l’Islam « radical » au Liban) et de la Turquie (la Colombie du Moyen Orient). Puissance importante de l’Otan, la Turquie participe à la conspiration : les camps dits de « réfugiés » au Hatay sont en réalité des camps d’entraînement de mercenaires recrutés dans les milieux terroristes (Talibans et autres), financés par l’Arabie saoudite et le Qatar. Je renvoie ici au livre de Bahar Kimyongur ( Syriana, la conquête continue, Couleur Livre, Charleroi, 2011). Il faudrait être bien naïf pour être surpris par les silences des chancelleries occidentales : silence sur le recrutement de « terroristes », silence concernant les discours de ces « libérateurs » (« nous passerons au hachoir les Alaouites, les Druses et les Chrétiens ! »), silence concernant les régimes de Ryadh et de Doha, promus au rang des « défenseurs de la démocratie », silence sur le massacre des manifestants au Bahrein, perpétré par l’armée saoudite, silence sur l’introduction d’Al Qaida au Yemen destinée à faire face à un renouveau éventuel de la gauche sud yéménite ! Le « terrorisme » a bon dos : impardonnable quand il s’attaque aux Etats Unis, bienvenu quand il les sert. Cette stratégie du chaos programmé est d’ailleurs formulée avec le plus grand cynisme par les autorités de Washington. La victoire éventuelle des Islamistes – par l’intervention militaire étrangère ou sans elle – produirait l’éclatement du pays, le massacre d’Alaouites, de Druses et de Chrétiens. Mais qu’importe. L’objectif de Washington et de ses alliés n’est pas de libérer la Syrie de son dictateur, mais de détruire le pays, comme il n’était pas de libérer l’Iraq de Saddam Hussein, et la Lybie de Khadafi, mais de détruire ces pays. Le veto de la Russie et de la Chine a fort heureusement rendu plus difficile des « bombardements humanitaires » - façon Lybie. Le régime est par ailleurs parvenu à éteindre, semble-t- il, les foyers d’intervention majeurs alimentés par l’extérieur. Il reste que l’entrée en scène des groupes à la solde de puissances étrangères a mis le mouvement démocratique et social en porte à faux. Le « mouvement » - diffus et sans organisation propre – a refusé de rallier le camp des « comités » dits de libération, manifestement manipulés par les puissances impérialistes, sans pour autant soutenir le régime dans sa répression. Répondre au terrorisme des agents de l’impérialisme par la terreur d’Etat n’est pas la réponse efficace au défi. La solution passe par des réformes substantielles au bénéfice des forces populaires et démocratiques qui existent et refusent de se laisser enrôler par les Frères Musulmans. Si le régime s’avère incapable de le comprendre, rien n’arrêtera la marche du drame de se poursuivre jusqu’à son terme. J’ai entendu un bon nombre de représentants du mouvement populaire syrien, divisé à l’extrême. Je dois citer ici au moins Ayssar Midani, Salameh Kailé, Joseph Yacoub, Aziz el Azmeh, Zakaria Khoder, Ahmad Barkaoui, Michel Kilo. Leurs analyses et opinions ne sont pas nécessairement les miennes. La dérive criminelle du Soudan En visite à Khartoum en 2010, au moment où l’on se préparait à la sécession du Sud, j’ai entendu des analyses et des commentaires (en particulier de mon ami très cher Haydar Ibrahim Ali et de Adlan Hardallu) qui m’ont laissé comprendre que la conscience du désastre que le régime prétendu islamique de Tourabi avait représenté avait bien progressé et, au-delà, que les forces démocratiques et progressistes du pays se préparaient à une contre-offensive.. C’était trop tard. Par voie de referendum le peuple du Sud allait choisir l’indépendance avec une majorité réelle écrasante. Mais les puissances impérialistes, probablement par Mossad interposé, avaient pris la précaution d’assassiner John Garang, le seul leader capable non seulement d’unir les peuples du Sud, mais encore de travailler avec les démocrates du Nord pour changer la donne dans les relations entre les deux Etats. La dérive était fatale. Le Sud – une sorte de nouvelle République centrafricaine – livré aux conflits entre de médiocres potentats locaux pour le contrôle du pays, a sombré dans la guerre civile. Seul moyen pour les politiciens en question de se constituer des clientèles à leur solde. LeYémen, allié des États-Unis ? Les États-Unis soutiennent le régime d’Ali Abdallah Saleh. La raison est leur crainte du peuple yéménite, surtout dans le sud du pays. Ce dernier avait eu un régime progressiste marxiste, légitime, bénéficiant d’un soutien populaire puissant, et dont les forces aujourd’hui sont présentes et actives dans le mouvement de protestation sociale. Washington et ses alliés craignent donc un éclatement du pays et le rétablissement du régime progressiste dans le Sud-Yémen. Par conséquent, en laissant al-Qaida, qui est un instrument largement manipulé par les États-Unis, occuper des villes du Sud, le régime yéménite, avec l’aval américain, veut faire peur aux couches progressistes afin de leur faire accepter le maintien de Saleh au pouvoir. Les rapports d’amitié qui me lient à bon nombre de dirigeants de l’ex Yemen du Sud me permettent de comprendre la nature des enjeux dans ce pays. 3739630@100617035.com - 7-100617035-23495496 - Toute reproduction interdite CHAPITRE DEUX L’AFRIQUE : SOCIALISMES AFRICAINS, DESASTRES COLONIAUX, LUEURS D’ESPOIR L’Afrique indépendante est partagée de 1960 à 1963 en deux camps: celui de Casablanca (Egypte, Maroc, Guinée, Ghana et Mali) qui considère que les indépendances ”octroyées” n’ont pas réglé la question de la libération, et celui de Monrovia (les autres pays) qui acceptent leur sort, qualifié par les premiers de “néo colonialiste”. Elle se retrouve réunie dans l’OUA, crée en 1963 à l’initiative de Hailé Sélassié. Toute l’Afrique indépendante adhère alors au Mouvement des Non Alignés, produit de Bandoung, dont l’esprit a trouvé un écho suffisant pour engager non seulement ses peuples mais encore les classes dirigeantes et les gouvernements. Ayant été personnellement associé à la vie intellectuelle et politique du continent dès cette époque et même avant, je crois que le panorama que je vais proposer au lecteur dans les pages qui suivent pourrait aider à mieux comprendre les vicissitudes des tentatives du continent de sortir des ornières de la colonisation. Mais l’Afrique nouvelle est fragile, précisément par l’héritage misérable que cette colonisation lui lègue. La plupart des sociétés africaines sont menacées de désintégration et quelques unes sont désormais avancées dans ce processus terrible. Le discours dominant sur le sujet en attribue la responsabilité à la « maturité insuffisante » de ces sociétés, sous entendu trop vite décolonisées. Du coup on passe sous silence la véritable cause du drame : le marché. Car le marché par lui même opère toujours comme une force centrifuge, désintégratice. Et c’est seulement lorsqu’il est régulé par l’Etat qu’il cesse de l’être. Dans des économies aussi fragiles que celles que l’Afrique a héritées de la colonisation cet effet désintégrateur a des effets dévastateurs encore plus marqué qu’ailleurs. Car ici nous n’avons pas de système productif digne de ce nom; et le marché ne le crée pas; il ne l’a jamais créé nulle part; c’est à l’Etat - instrument de la société et des compromis sociaux qui la caractérise à chaque étape de son évolution, fut-elle capitaliste - que revient la responsabilité de créer un système productif cohérent avec le projet sociétaire. En l’absence de celui-ci ce que font les forces du marché c’est tout simplement exploiter les segments épars d’un système qui, n’existant pas, ne peut pas leur opposer de résistance. La compradorisation est la forme sociale, politique et idéologique à travers laquelle s’exprime cette situation de « non Etat ». Il n’y a pas « trop d’Etat » en Afrique; il y a seulement une mauvaise administration compradore qui n’est pas même un Etat véritable. En termes idéologiques cette situation se traduit par le triomphe de l’intérêt individuel, ou celui de clans et clientèles, l’absence de sens de la solidarité (de classe et nationale), la réduction du combat politique à des pratiques opportunistes vulgaires, laquelle à son tour dépolitise les peuples et retarde la formation de citoyens responsables, condition incontournable de la démocratisation. Le néocolonialisme ne se déploie donc que sur un fond de crise permanente. Il est lui même en crise permanente. C’est la raison pour laquelle il a été sans cesse remis en question, ici et là, par des mouvements qui, même s’ils n’ont pas acquis la cohérence et la force nécessaires pour constituer une alternative efficace et viable - comme cela a été le cas jusqu’ici - n’en sont pas moins annonciateurs des exigences d’un avenir meilleur. C’est pourquoi les vagues de ce que j’appelle des ripostes nationales populistes plutôt que des projets socialistes se succèdent en Afrique sans désemparer. La première de ces vagues - le Ghana de Nkrumah, le Mali de Modibo, la Guinée, le Congo - s’était à peine épuisée que se renouvelle la tentative, en Afrique de l’Ouest au Bénin, puis au Burkina Faso alors qu’une renaissance s’amorce peut être au Ghana et au Mali, en Afrique de l’Est en Tanzanie, en Ethiopie, à Madagascar puis en Afrique australe. J’ai suivi de près toutes ces tentatives de construire une alternative au néocolonialisme en crise. Faillite de l’Afrique? Non. Il faut dire : faillite du capitalisme, incapable d’offrir à l’Afrique quoi que ce soit d’acceptable. Aujourd’hui que la page de Bandoung est tournée, l’impasse est plus dramatique que jamais. L’attaque frontale contre la paysannerie que promeut le programme de libéralisation de l’OMC accélère la transformation du continent en un monde de campagnes désolées et de bidonvilles. La pression migratoire qui en résulte (les nouveaux “boat peoples”) en est la conséquence inéluctable, tandis que les Européens s’entêtent à ne pas vouloir y reconnaître leur responsabilité écrasante. Je proposerai dans ce qui suit un tableau successif des expériences du socialisme africain et, en contraste, celui des miracles sans lendemains, des sables mouvants et des désastres néo coloniaux. 1. LES EXPERIENCES DU SOCIALISME AFRICAIN J’ai vécu ma seconde expérience de Bandung au Mali (et complété cette expérience par mes visites au Ghana de Nkrumah et à la Guinée de Sékou Touré), et en ai fait le compte rendu dans la première partie de ces Mémoires. Je ne reviendrai donc pas sur cette étape de l’histoire. Les pages qui suivent ne concernent donc que le Mali après Modibo et le Ghana après Nkrumah. Le Mali après Modibo L’I.D.E.P. avait organisé l’un de ses séminaires à Bamako, en 1972. Un évènement important puisque nous discutions à la fois de l’expérience du régime de Modibo et des politiques mises en oeuvre après sa chute en 1968, sans faire de concessions ni dans la critique du passé ni dans celle du régime de Moussa Traoré. Le séminaire se déroulait dans ce fameux Motel de l’époque, proche de l’ancien aéroport sur les bords du Niger. Une installation sommaire. A la demande de nos partenaires nous fîmes - de bon gré - des conférences supplémentaires tous les soirs, suivies par la plupart des cadres anciens ou nouveaux. Je revoyais régulièrement, après qu’ils fussent sortis de prison, d’anciens responsables, Mamadou Gologo, Madeira Keita, qui venait de temps à autre se faire soigner à Dakar et me faisait signe à chacune de ces occasions. Bien qu’il fût du genre qui n’avait rien oublié et peu appris j’ai toujours poursuivi avec plus que du plaisir la conversation avec cet homme d’une droiture et d’un courage remarquables, doté de surcroit d’une grande chaleur humaine, n’oubliant jamais ses vieux amis. Sa mort m’a beaucoup peiné. Il est l’oncle de Ibrahima Keita, l’un des dirigeants de la révolte des jeunes contre la dictature - devenu Premier Ministre du Gouvernement de Konaré. Ibrahima en présence de Madeira, me dit un jour : mon oncle me demande pourquoi je ne suis pas à l’Union Soudanaise, mais partisan de l’ADEMA - le nouveau mouvement démocratique; je crois qu’il pense que les gènes de l’US sont indestructibles ! Au delà des anciens je faisais connaissance de la nouvelle génération des militants de l’ADEMA, du CNID, du mouvement populaire et féministe (Aminata Traoré) et de nombreux jeunes qui se mobilisaient à cette époque. Une génération plus prometteuse sans doute que celle des « jeunes cadres » de la première vague du début des années 1960, dont j’ai fait une critique dans l’ensemble sévère. Amadou Toumani Touré, qui fût le militaire démocrate, fin et ouvert qui a assuré une transition remarquable et qui m’a reçu après la chute de Moussa Traoré, m’a convaincu que l’éducation « marxiste » donnée à l’armée à l’époque de Modibo, en dépit de toutes ses simplifications dogmatiques outrageuses, avait quand même eu du bon, puisqu’elle a produit un corps de militaires qui ne s’est pas comporté avec la sauvagerie coutumière dans beaucoup des armées du tiers monde. J’ai revu ATT au Caire, à l’occasion du sommet euro-africain de 2000, dans les coulisses duquel nous nous retrouvions. ATT a développé sur les questions de sécurité un point de vue cohérent, conscient à la fois des ravages de la dépolitisation produite par le désastre social néo-libéral et des dangers de leur exploitation par les impérialistes. La géostratégie et la géopolitique constituent des dimensions de la réalité qu’on a toujours tort d’oublier. C’est aussi mon point de vue. La victoire emportée par le peuple malien, qui est parvenu par son seul courage – sans appuis extérieurs, au contraire (les puissances occidentales se sont rangées en fait derrière le dictateur, en dépit de leurs prétentions « démocratiques ») – avait donc, naturellement, soulevé l’enthousiasme des classes populaires, et même de la majorité des classes moyennes et des intellectuels. On s’attendait entre autre, à ce que le nouveau président (Alpha Konaré) soit à l’écoute du mouvement démocratique profond qui a mobilisé le peuple malien et inaugure un style nouveau de direction et de gestion du pays. Ces espoirs ont été déçus. Au-delà de la responsabilité possible des individus je rapporte l’échec au poids écrasant que le système mondial a exercé sur les choix de Bamako, lui imposant la soumission inconditionnelle au diktat néo- libéral. Une fois de plus l’association démocratie – options néo-libérales, ne produisant que la catastrophe sociale, s’avère en définitive anti-démocratique dans son essence. L’exemple de la crise qui a secoué l’Argentine en 2002 en est l’exemple le plus probant par son éclat. La catastrophe sociale est visible à l’œil nu Bamako que je visitais lors du Forum Social Africain (janvier 2002) est devenue une métropole misérable, son centre dévasté par « l’informel » qui est le seul moyen de survie que le capitalisme offre désormais aux peuples. Il y a néanmoins des lueurs à l’horizon, annonciatrices de la montée de luttes nouvelles, porteuses d’avenir. La naissance d’un mouvement paysan indépendant du pouvoir et des « partis » opportunistes constitue un changement qu’on aurait eu du mal à imaginer il y a seulement encore dix ans. Le « contrôle » des paysanneries par les mouvements de libération nationaux et à leur suite les administrations de l’Etat constituait une caractéristique générale en Afrique, et paraissait inébranlable. Dans l’ensemble des pays francophones de l’Afrique de l’Ouest – et singulièrement au Burkina Faso (qui a été à l’origine de ce changement – héritage de Sankara) et au Sénégal, comme au Mali – la paysannerie amorce son émancipation de ces tutelles. Au Mali une première grève des paysans – refusant de cultiver le coton – a imposé la négociation au gouvernement et au capital étranger (ici français) qui contrôle la « filière coton » et impose ses conditions et prix de misère. L’organisation d’une session du Forum Mondial 2006 à Bamako a confirmé mes espoirs. Le soutien enthousiaste de toutes les forces populaires qui émergent à nouveau au Mali a garanti le succès de l’entreprise. Un grand merci ici à tous les militants du Comité Malien et à Aminata Traoré. L’Appel de Bamako, qui en a été le résultat, ouvre de nouveaux horizons au déploiement du mouvement mondial de remise en cause de l’ordre libéral impérialiste. L ‘Afrique a retrouvé sa place dans la mondialisation des luttes. Le Sahelistan, un projet au service de quels intérêts ? Mes visites répétées à Bamako à partir de 2005 m’ont permis de suivre de visu la dégradation continue des conditions sociales du peuple malien, soumis par les puissances occidentales, Europe et France en particulier, à un régime d’austérité plus sévère que celui qu’elles avaient imposé à la dictature de Moussa Traoré. Les coupes dans un budget déjà misérable se soldaient par l’abandon du Nord de la République. Dans ces conditions la conquête de la démocratie perdait son sens, ouvrant la voie à la montée de l’Islam politique, financé par les pays du Golfe. Des intellectuels respectables, que j’avais connu combattants de la démocratie et du progrès passaient au wahabisme. Je discutais de tout cela avec mes amis maliens, nombreux, la merveilleuse Aminata Traoré, toujours disponible pour faciliter mes séjours, Issaka Bagayogo, Mamadou Goita, Assétou Samaké, sans oublier les responsables de partis politiques qui m’avaient fait l’honneur de m’inviter à leur grande fête commémorative pour rapporter sur ce que fût le Plan malien de 1960-65. Je prolongeais ces discussions avec mes amis du Niger, Abdou Ibro en particulier. Mon inquiétude était grande en sorte que lorsqu’en 2013 l’armée malienne fût chassée du Nord du pays par El Qaida dans le Maghreb Islamique, je n’en ai pas été surpris. J’ai alors immédiatement rédigé le texte qui suit. Bien accueilli par quelques-uns; rejeté avec violence (et insultes à l’occasion) non seulement par ceux qui avaient rejoint la dissidence islamique (pas surprenant), mais également par d’autres qui en restaient au principe simple que l’intervention française servait les intérêts coloniaux de Paris. Ce que je n’ignorais pas, sans pour autant faire l’impasse sur le projet de Sahelistan, et faire comme si ce projet ne remettait en cause que les intérêts coloniaux français, bref ignorer que son succès aurait tout simplement été synonyme de destruction du Mali, sur le modèle de la Somalie. Je reprends donc ici ce texte. De Gaulle avait caressé le projet d’un « Grand Sahara français ». Mais la ténacité du FLN algérien et la radicalisation du Mali de l’Union Soudanaise de Modibo Keita ont fait échouer le projet, définitivement à partir de 1962-1963. Aujourd’hui le projet de Sahélistan n’est pas celui de la France – même si Sarkozy s’y était rallié. Il est celui de la nébuleuse constituée par l’Islam politique et bénéficie du regard éventuellement favorable des Etats Unis et dans leur sillage de leurs lieutenants dans l’Union Européenne. Le Sahélistan « islamique » permettrait la création d’un grand Etat couvrant une bonne partie du Sahara malien, mauritanien, nigérien et algérien doté de ressources minérales importantes : uranium, pétrole et gaz. Ces ressources ne seraient pas ouvertes principalement à la France, mais en premier lieu aux puissances dominantes de la triade. Ce « royaume », à l’image de ce qu’est l’Arabie Saoudite et les Emirats du Golfe, pourrait aisément « acheter » le soutien de sa population clairsemée, et ses émirs transformer en fortunes personnelles fabuleuses la fraction de la rente qui leur serait laissée. Le Golfe reste, pour les puissances de la triade, le modèle du meilleur allié/serviteur utile, en dépit du caractère farouchement archaïque et esclavagiste de sa gestion sociale – je dirai grâce à ce caractère. Les pouvoirs en place dans le Sahélistan s’abstiendraient de poursuivre des actions de terrorisme sur leur territoire, sans pour autant s’interdire de les soutenir éventuellement ailleurs. La France, qui était parvenue à sauvegarder du projet du « Grand Sahara » le contrôle du Niger et de son uranium, n’occuperait plus qu’une place secondaire dans le Sahélistan. Le pouvoir algérien a démontré sa parfaite lucidité : il sait que l’objectif du Sahélistan vise également la Sud algérien et pas seulement le nord du Mali. Je suis donc de ceux qui souhaitent et espèrent que la guerre du Sahara sera gagnée, ces Islamistes éradiqués dans la région (Mali et Algérie en particulier), le Mali restauré dans ses frontières. Cette victoire est la condition nécessaire incontournable, mais est loin d’être la condition suffisante, pour une reconstruction ultérieure de l’Etat et de la société du Mali. Cette guerre sera longue et son issue reste incertaine. La reconstruction de l’armée malienne relève du tout à fait faisable. Le Mali de Modibo était parvenu à construire une force armée compétente et dévouée à la nation, suffisante pour dissuader les agresseurs comme le sont les Islamistes d’AQMI aujourd’hui. Cette force armée a été systématiquement détruite par la dictature de Moussa Traoré et n’a pas été reconstruite par ses successeurs. Mais le peuple malien ayant pleine conscience que son pays a le devoir d’être armé, la reconstruction de son armée bénéficie d’un terrain favorable. L’obstacle est financier : recruter des milliers de soldats et les équiper n’est pas à la portée des moyens actuels du pays, et ni les Etats africains, ni l’ONU ne consentiront à pallier cette misère. Il n’y a pas grand’chose à attendre des pays de la CDEAO. Les gardes prétoriennes de la plupart de ces pays n’ont d’armée que le nom. Certes le Nigeria dispose de forces nombreuses et équipées, malheureusement peu disciplinées pour le moins qu’on puisse dire; et beaucoup de ses officiers supérieurs ne poursuivent pas d’autre objectif que le pillage des régions où elles interviennent. Le Sénégal dispose également d’une force militaire compétente et de surcroît disciplinée, mais petite, à l’échelle du pays. Plus loin en Afrique, l’Angola et l’Afrique du Sud pourraient apporter des appuis efficaces; mais leur éloignement géographique, et peut être d’autres considérations, font courir le risque qu’ils n’en voient pas l’intérêt. La reconstruction du Mali ne peut être que l’œuvre des Maliens. Encore serait-il souhaitable qu’on les y aide plutôt que d’ériger des barrières qui rendent impossible cette reconstruction. Les ambitions « coloniales » françaises – faire du Mali un Etat client à l’image de quelques autres dans la région – ne sont pas absentes chez certains des responsables de la politique malienne de Paris. La Françafrique a toujours ses portes paroles. Mais elles ne constituent pas un danger réel, encore moins majeur. Un Mali reconstruit saura aussi affirmer – ou réaffirmer – rapidement son indépendance. Par contre un Mali saccagé par l’Islam politique réactionnaire serait incapable avant longtemps de conquérir une place honorable sur l’échiquier régional et mondial. Comme la Somalie il risquerait d’être effacé de la liste des Etats souverains dignes de ce nom. Le Mali avait, à l’époque de Modibo, fait des avancées en direction du progrès économique et social comme de son affirmation indépendante et de l’unité de ses composantes ethniques. L’Union Soudanaise était parvenue à unifier dans une même nation les Bambara du Sud, les pêcheurs bozo, les paysans songhaï et les bella de la vallée du Niger de Mopti à Ansongo (on oublie aujourd’hui que la majorité des habitants du Nord Mali n’est pas constituée par les Touaregs), et même fait accepter aux Touaregs l’affranchissement de leurs serfs bella. Il reste que faute de moyens – et de volonté après la chute de Modibo – les gouvernements de Bamako ont par la suite sacrifié les projets de développement du Nord. Certaines revendications des Touaregs sont de ce fait parfaitement légitimes. Alger qui préconise de distinguer dans la rébellion les Touaregs (désormais marginalisés), avec lesquels il faut discuter, des Djihadistes venus d’ailleurs souvent parfaitement racistes à l’égard des « Noirs » - fait preuve de lucidité à cet endroit. Les limites des réalisations du Mali de Modibo, mais aussi l’hostilité des puissances occidentales (et de la France en particulier), sont à l’origine de la dérive du projet et finalement du succès de l’odieux coup d’état de Moussa Traoré (soutenu jusqu’au bout par Paris) dont la dictature porte la responsabilité de la décomposition de la société malienne, de sa paupérisation et de son impuissance. Le puissant mouvement de révolte du peuple malien parvenu, au prix de dizaines de milliers de victimes, à renverser la dictature, avait nourri de grands espoirs de renaissance du pays. Ces espoirs ont été déçus. Pourquoi ? Le peuple malien bénéficie depuis la chute de Moussa Traoré de libertés démocratiques sans pareilles. Néanmoins cela ne semble avoir servi à rien : des centaines de partis fantômes sans programme, des parlementaires élus impotents, la corruption généralisée. Des analystes dont l’esprit n’est toujours pas libéré des préjugés racistes s’empressent de conclure que ce peuple (comme les Africains en général) n’est pas mûr pour la démocratie ! On feint d’ignorer que la victoire des luttes du peuple malien a coïncidé avec l’offensive « néolibérale » qui a imposé à ce pays fragilisé à l’extrême un modèle de lumpen-développement préconisé par la Banque mondiale et soutenu par l’Europe et la France, générateur de régression sociale et économique et de paupérisation sans limites. Ce sont ces politiques qui portent la responsabilité majeure de l’échec de la démocratie, décrédibilisée. Cette involution a créé ici comme ailleurs un terrain favorable à la montée de l’influence de l’Islam politique réactionnaire (financé par le Golfe) non seulement dans le Nord capturé par la suite par l’AQMI mais également à Bamako. La décrépitude de l’Etat malien qui en a résulté est à l’origine de la crise qui a conduit à la destitution du Président Amani Toumani Touré, au coup d’état irréfléchi de Sanogho puis à la mise sous tutelle du Mali par la « nomination » d’un Président « provisoire » – dit de transition – par la CDEAO, dont la présidence est exercée par le Président ivoirien A. Ouattara qui n’a jamais été qu’un fonctionnaire du FMI et du Ministère français de la coopération. C’est ce Président, dont la légitimité est aux yeux des Maliens proche de zéro, qui a fait appel à l’intervention française. Mais surtout la reconstruction du Mali passe désormais par le rejet pur et simple des « solutions » libérales qui sont à l’origine de tous ses problèmes. Or sur ce point fondamental les concepts de Paris demeurent ceux qui ont cours à Washington, Londres et Berlin. Les concepts « d’aide au développement » de Paris ne sortent pas des litanies libérales dominantes. Le Ghana après Nkrumah Après la chute de Nkrumah je n’avais fait que passer à plusieurs reprises par Accra. Mais mon collègue Kwame Amoa, directeur adjoint de l’IDEP, se rendait fréquemment dans son pays. Il fréquentait avec assiduité les deux mouvements populaires qui, au cours des années 70, allaient créer les conditions favorables pour l’intervention de l’armée, sous la direction de Rawlings. Je dis bien intervention et non coup d’état. Car le mouvement de l’armée se conjugait ici avec ceux des avants gardes populaires. Ce qui n’allait pas, certes, sans créer des problèmes dans les relations entre ces deux bras du mouvement de rejet du compradorisme affairiste des régimes civils et militaires qui s’étaient succédé de 1966 à 1980. Nous avons donc été invités, Amoa et moi même, à rencontrer la nouvelle équipe de Rawlings en 1981. Notre mission principale était de tirer au clair les comptes du Trésor, laissés par la gabegie des régimes précédents dans un état de confusion totale. Le FMI et la Banque Mondiale exploitaient la situation, comme c’est toujours le cas, pour le plus grand profit des multinationales - les seules institutions auprès desquelles ils se sentent responsables. FMI et Banque Mondiale présentaient donc au régime populaire une « ardoise » dont ils n’avaient jamais exigé le règlement par leurs serviteurs corrompus renversés. Dettes extérieures extravagantes etc. J’avais développé comme je l’ai dit, une certaine compétence dans ce domaine et avoue toujours trouver du plaisir à débrouiller les fils dans ce genre de situations. Nous étions à même, Amoa et moi, avec bien sûr l’aide de nombreux camarades sur place, notamment P.V. Obeng, une sorte de premier ministre du gouvernement provisoire, et Kwesi Botchwey, nommé par la suite Ministre des Finances, de laisser un gros rapport qui a eu son utilité je crois. Il permettait de réduire considérablement les prétentions du FMI, de la Banque Mondiale et des multinationales, d’établir leurs responsabilités propres : ces institutions avaient activement soutenu de nombreux projets pourris qui étaient à l’origine du désastre. Leurs fonctionnaires auraient du savoir également que ces projets étaient la source des malversations qui avaient fait la fortune gigantesque de leurs amis au pouvoir. Et s’ils ne l’avaient pas vu - comme ils feignent de vouloir le faire croire en montrant un visage naïf de pourfendeurs de la corruption - ils auraient du être révoqués pour incompétence notoire. Bien entendu notre travail n’était pas destiné à nous faire des amis à Washington ! Mais nous nous étions par ailleurs donné des objectifs plus directement politiques. Pouvions-nous contribuer à un échange de vues plus calme entre les différentes composantes du mouvement ? Les organisations populaires, les « Comités de défense de la Révolution » et autres, mis en place et animés par des cadres dont beaucoup sortaient du maoisme local, n’étaient certes pas sans racines ni échos dans les classes populaires. Mais elles n’avaient pas toujours une vision stratégique cohérente, et les revendications posées comme prioritaires ici et là étaient parfois conflictuelles, ou « gauchistes ». Il n’y a pas à s’effrayer de cela. On ne voit pas comment un véritable mouvement populaire commencerait autrement. Néanmoins je suis de ceux qui continuent à penser que la coordination et l’organisation s’imposent, si l’on veut que le mouvement ne s’essouffle pas, préparant ainsi les conditions d’une contre offensive réactionnaire. Encore faut-il que cette organisation progresse dans la démocratie et fasse avancer la pratique de celle-ci. Ce qui n’est jamais facile. Encore moins lorsqu’il faut composer avec une aile du mouvement qui occupe des positions décisives dans le pouvoir, ici Rawlings, son groupe (en particulier P.V. Obeng, chef de l’administration civile et Kodzo Tsikata, un militaire remarquable, un peu chef des services secrets et du contrôle politique de l’armée, Emmanuel Hansen, l’idéologue du groupe) et son armée. De longues discussions à six (Rawlings, Obeng, Hansen, Tsikata, Amoa et moi) m’ont convaincu que le groupe de Rawlings appartenait à cette génération nouvelle, beaucoup plus sensible que les directions précédentes de la libération nationale aux exigences minimales de la démocratie, plus à l’écoute des revendications exprimées par les classes populaires. Mais également, comme c’est souvent le cas en terre anglophone, limités par le pragmatisme. La question centrale était celle de la stratégie à adopter vis à vis de la bourgeoisie ghanéenne - de son aile compradore- bureaucratique corrompue (ennemi), mais aussi de son aile économique active (les planteurs aisés, les commerçants). Neutraliser ceux-ci ? Les intégrer dans le système ? Comment imaginer des formes démocratiques - pluripartisme, mouvements populaires, modes d’élection et organisation des pouvoirs - qui fassent avancer les choses, renforcent le poids réel des voix populaires tout en évitant le chaos économique ? Le Ghana ne manque pas de cadres, de ce point de vue. A l’Université de Legon, le groupe qui anime depuis les débats du Forum - m’a sollicité pour des conférences-débats que je ne refuse jamais, a rempli des fonctions actives dans les discussions internes du mouvement. Les opinions étaient diverses, et ont peut être progressivement évolué au fur et à mesure que le régime se stabilisait au centre droit dans une conjoncture mondiale et régionale difficile qui devrait inciter à la prudence dans les jugements. Cela n’exclut pour l’avenir ni une reprise à gauche plus cohérente, ni non plus un retour à la recompradorisation au service du capitalisme dominant. Le Congo Brazzaville A la suite de la chute du pitre Fulbert Yulu à Brazzaville en 1963, les camarades (ils s’appelaient ainsi) des mouvements populaires qui avaient été à l’origine du changement m’invitaient (en 1968-69) à discuter de leurs stratégies économiques. Je faisais donc connaissance du groupe de ces jeunes radicaux, les frères Antoine et Joseph Van den Reysen (nous sommes depuis liés par une solide amitié personnelle), Ambroise Noumazalaye, Pascal Lissouba, Da Costa, Pierre Nzé, Aba Ganzion, Henri Lopez qui est devenu par la suite directeur général adjoint de l’UNESCO, Charles Ganao (un diplomate de première grandeur, défenseur des intérêts collectifs de l’Afrique dans de nombreuses arènes internationales), Ange Diawara, le chef des milices de jeunes, organisateur d’un maquis, assassiné dans d’atroces circonstances par la suite. Les analyses de Pierre Philippe Rey, à l’époque affecté par l’ORSTOM à Brazzaville, me furent également fort utiles. Ce premier séjour me permettait d’entrer dans le vif de la vie politique compliquée de ce pays, impossible à réduire soit au cliché du « tribalisme », cher à beaucoup d’anthropologues et de politologues, soit aux « analyses de classe » que proposaient les différentes tendances en conflit au sein du mouvement : syndicalistes, militants populaires de la jeunesse révolutionnaire, cadres intellectuels et bureaucrates d’appareils. J’ai suivi pendant de nombreuses années l’évolution chaotique du mouvement congolais et de l’économie du pays (voir S. Amin et C. Coquery, Du Congo français à l’UDEAC;1978). L’IDEP a donc organisé à Brazzaville en 1974 un bon séminaire, à un moment important - caractérisé par l’intensification des débats. Au plan économique quoi faire exactement ? La tentation était forte de céder aux facilités qu’offrait l’exploitation du pétrole pour se contenter de financer par les redevances l’inflation de la fonction publique, mais aussi le développement de l’éducation (dans un pays déjà relativement bien scolarisé en 1960) et l’amélioration des services sociaux. Comment greffer sur cette situation un programme sérieux d’intensification de la production agricole et un programme d’industrialisation spécifique qui tienne compte de l’espace économique limité à l’extrême de ce pays démographiquement petit mais vaste géographiquement ? L’audience collective que le Président nous a consacrée ne révèlait rien, sauf l’impression fâcheuse d’un appétit de pouvoir illimité. J’ai continué par la suite à me rendre de temps à autre dans ce pays sympathique, en dépit de son évolution politique dramatique. Lissouba, alors Premier Ministre, souhaitait que je lui fasse des propositions permettant un minimum de redressement de la gestion du secteur public. Question pertinente. Il me fallait donc aller voir sur place, de Fort Rousset et Makoua au Nord jusqu’à Pointe Noire en passant par le Niari, une série d’entreprises mal en point. On m’affectait un camion tout terrain, un chauffeur et un accompagnateur. Cela m’a permis de voir la grande forêt primaire équatoriale, ses arbres gigantesques et ses sous bois impénétrables. Belle, très belle mais terrifiante. Le long de la route, arrêts pour se nourrir, les Pygmées, qui sortaient d’on ne sait où, se présentaient immédiatement et nous offraient la seule marchandise qu’ils avaient : des singes. L’accompagnateur, bon cuistot rigolard, les préparait grillés et sautés à la poêle, puis flambés au whisky - flambés à la parisienne, disait-il. Mais aussi tableau incroyable de l’exploitation des Pygmées par les planteurs bantous : les Pygmées venaient travailler - dur - quelques jours pour la collecte du café et étaient payés… en vin rouge de dernière qualité, boisson à volonté, absorbée à partir d’une citerne par pompage avec un tuyau en caoutchouc. Temps de boisson : une ou deux heures, après quoi, ivres morts, les Pygmées dormaient à même le sol, pour disparaître le lendemain pour un an - jusqu’à la prochaine récolte - dans leur grande forêt. Je réalisais, par la visite du pays, combien était difficile un démarrage quelconque de l’agriculture dans ce pays sous peuplé. Des agriculteurs isolés dans des poches de la forêt, ne pouvant au mieux livrer au commerce que quelques sacs de produits qu’il faudrait transporter sur des centaines de kilomètres par des routes impossibles. Regrouper les agriculteurs ? Mais ceux-ci ne veulent pas l’entendre. Je réalisais également que les « industries » ne pourraient guère être conçues et gérées sans tenir compte de toutes sortes de données propres au pays. Je me suis trouvé à Brazzaville, en route pour Luanda, deux jours après l’élection présidentielle dont Lissouba était sorti victorieux. Lissouba, qui m’a reçu, m’avait fait bonne impression. Il parlait démocratisation, dépassement des clivages ethniques, réconciliation avec les militants du Parti Congolais du Travail qui venait de perdre le pouvoir. Je n’avais pas été étonné par cette défaite. Progressivement, rente pétrolière aidant, la bureaucratie d’Etat - dans laquelle s’était intégrée la majorité des intellectuels - avait absorbé le « Parti », dit marxiste léniniste, supprimé l’autonomie des organisations populaires, massacré les jeunes révoltés. L’armée était devenue une composante essentielle de cette forme banale d’étatisme autoritaire. Abandon de tout effort de développement des productions agricoles et industrielles et simple redistribution sociale de la rente pétrolière, suffisante pour calmer les revendications populaires. Le vent de démocratisation soufflant à partir de 1990, ambitieux de toutes sortes ont agité le drapeau du multipartisme pour partir à l’assaut de la forteresse décrépite du pouvoir. Une démocratisation farce qui faisait bien l’affaire du capital transnational dominant par le moyen du néolibéralisme mondialisé. Elle permettrait de mettre un point final aux chances - si minces fussent-elles - d’un renouveau de la gauche -, liquiderait les vestiges de l’étatisme et ses velléités d’indépendance, sans menacer les intérêts transnationaux. Démocratie qui se conjuguerait parfaitement avec la compradorisation du système local. L’élection de Lissouba dans ces conditions laissait flotter l’incertitude de l’avenir. Avait-il été élu pour mettre en place cette démocratie farce compradore ? Ou bien contre celle-ci, dont les candidats réels - l’horrible Paul Kaya, ancien laquais de Fulbert Yulu, l’inquiétant Thyster Tchicaya, ex PCT particulièrement violent dans les réponses répressives qu’il proposait pour régler tous les problèmes, converti au libéralisme… - avaient été battus à plate couture par des électeurs qui s’étaient finalement partagés entre Lissouba et le PCT ? J’espérais personnellement beaucoup que la seconde hypothèse soit la bonne. J’en discutais avec quelques uns des anciens responsables du PCT et recueillais des avis variables. La suite de l’histoire a démontré que Lissouba n’envisageait rien d’autre que d’affermir son pouvoir personnel, de jouer pour cela la pire des cartes, celle du chauvinisme ethnique - préparant ainsi les conditions les plus favorables à des affrontements violents sur ce terrain. Acceptant le néolibéralisme sans discussion ni réserves, mais croyant pouvoir asseoir son monopole comme interlocuteur de l’Occident par des avances opportunistes aux uns et aux autres. Sassou Nguesso est parvenu sans difficulté, mais au prix de victimes civiles qui se comptent par milliers, à ressouder derrière lui l’armée et sans doute l’opinion lasse de la mégalomanie de Lissouba. Le Bénin Les deux décennies 1970 et 1980 ont été marquées au Bénin par une tentative de « faire quelque chose ». La décennie des années 1960 avait été en effet, de l’avis unanime des analystes béninois, qu’ils aient été favorables au régime du Président Kérékou ou critiques de celui-ci, une véritable farce. Un « non Etat », en fait une mauvaise administration coloniale qui avait comme survécu à la proclamation de l’indépendance. Une administration gérée, pour leur profit personnel et celui de leur petite clientèle micro régionale, par des politiciens au sens le plus vulgaire du terme, dont les noms sont Apithy, Zinsou et Maga. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que le projet populiste de l’armée et de son chef Kérékou ait eu un écho immédiat réel dans le peuple de ce pays, même si - avec quelque clairvoyance et peut être un peu de sectarisme - les marxistes du PC du Dahomey en avaient vu rapidement les contradictions et les limites. L’IDEP a organisé à Cotonou, aux débuts de l’expérience, en 1975, un grand séminaire dont les objectifs, définis en commun avec les institutions de la gestion économique de l’Etat (que notre ami Justin Gnidéhou coordonnait) et les universitaires, étaient réellement ambitieux : contribuer à la définition du projet sociétaire, à l’identification des difficultés auxquelles il serait confronté, à l’élaboration d’une stratégie d’étapes pour en faire avancer la progression. Je crois que ce séminaire est demeuré, dans le souvenir de tous ses participants, une date dans l’histoire du pays. Non pas que des réponses finales aient été données aux questions posées plus haut. Loin de là. Mais un débat sérieux, contradictoire et riche les a toutes abordées frontalement. Le Président Kérékou est venu lui même clôturer le séminaire, non par un discours formel, mais par une participation directe au débat de conclusion. Il acceptait donc de répondre lui même à des questions qui lui seraient posées, sans les avoir connues à l’avance. On dira ce qu’on voudra mais je ne connais pas beaucoup de Présidents - en Afrique et ailleurs - qui auraient accepté un défi de ce genre. Et, bien que l’atmosphère fut quelque peu tendue - ce qui prouve que le débat était réel et sérieux - je crois que cette confrontation n’a pas été négative et inutile, même si ce qui en est sorti dans les faits n’a pas eu autant d’effets positifs qu’on l’aurait souhaité. Personnellement je ne reproche pas au projet de n’avoir pas été « véritablement socialiste » (encore faudrait-il s’entendre sur le sens de cette qualification). Un projet national populaire me paraissait le mieux qu’on puisse faire dans les conditions de ce petit pays vulnérable. A condition d’entendre par là plus que du populisme, parce que, face aux agressions prévisibles de l’adversaire, il n’y a pas, à mon avis, de remparts possibles autre que l’organisation autonome et démocratique des classes populaires. Le système est resté populiste, et a même glissé progressivement vers des formes autoritaires. Mais non terroristes. Les medias occidentaux, encore une fois, ont défiguré l’image qu’ils donnaient du pays à cette époque. Le gouvernement du Bénin de l’époque n’a pas accumulé les actes de répression criminelle comme son voisin le Togo qui, sous la dictature d’Eyadema, les pratiquait couramment. Et pourtant on présentait Kérékou comme un monstre assoiffé de sang - puisque se déclarant marxiste léniniste - tandis qu’on passait sous silence les crimes répétés d’Eyadéma, le « libéral », c’est à dire celui qui laisse les compradores et les transnationales faire ce qu’ils veulent. Le bilan des décennies Kérékou est sans doute suffisamment contrasté pour qu’on puisse mettre en relief, si on le veut, soit ses aspects positifs (le recul du régionalisme, la croissance économique positive, la moindre inégalité sociale) soit ses aspects négatifs (l’inefficacité de la gestion, les déficits publics, le désordre administratif, voire la corruption). Dans ce bilan on doit également tenir compte de ce qui s’est passé dans le pays après que la page du régime populiste fut tournée. Une opération de « démocratisation » bien manipulée devait conduire à un « pluripartisme » de pacotille et à des « élections ». Beaucoup d’intellectuels béninois sont entrés dans le jeu, même parmi les meilleurs. On peut les excuser par les absurdes exactions auxquelles le régime populiste les avait soumis et peut être par leur foi naïve dans la démocratie électorale. Le résultat en fut l’épisode « Soglo ». Gouverné par un Président fonctionnaire bombardé par la Banque Mondiale et dépourvu de sens politique, livré au diktat de l’ajustement structurel présenté comme « correctif des erreurs du passé » (ce que l’ajustement structurel n’est pas, ni au Bénin ni ailleurs, étant seulement un projet de soumission unilatérale aux exigences de la gestion de la crise du capitalisme mondial), soumis aux billevesées de l’idéologie néo-libérale, le Bénin n’a enregistré depuis qu’une détérioration des conditions de ses masses populaires. Et Kérékou vieilli a été réélu ! Mais évidemment dans des conditions qui ne permettent guère de voir la sortie du tunnel. Les défenseurs de principe de ce libéralisme idiot s’empressent de dire que la faillite est due à la vulnérabilité de ce petit pays à la conjoncture extérieure. Mais n’est-ce pas cette même vulnérabilité qui est également largement responsable des échecs du projet populiste ? J’ai visité à plusieurs reprises ce petit pays attachant. Dont l’histoire est néanmoins tragique puisqu’il fut l’un des lieux les plus « florissants » de la traite négrière. Et que celle-ci a produit contradictoirement des systèmes politiques locaux qui se sont inscrits dans sa logique et d’autres qui lui ont résisté; on ne visite pas sans émotion le fort de Ouidah sur lequel - jusque je ne sais plus quand exactement - continuait à flotter le drapeau portugais ! Au palais d’Abomey j’ai pu mesurer l’efficacité réelle des méthodes probablement d’hypnose que les « sorciers » du lieu pratiquent. Le Bénin est un pays riche à la fois d’intellectuels modernistes fins et de féticheurs craints dans toute la région. Le Burkina Faso Dans un premier temps de l’histoire de la Haute Volta indépendante le RDA modéré - c’est à dire s’inscrivant dans le sillage de la Côte d’Ivoire dont elle n’était que l’annexe économique - l’avait emporté. « Colonie de colonie » la Haute Volta a fourni par l’émigration l’essentiel des travailleurs qui ont construit l’économie coloniale de la Côte d’Ivoire, tandis que les villages d’origine de ces batisseurs de prospérité ne survivaient que des miettes du festin. En général l’émigration appauvrit les régions de départ qui supportent le coût de la formation des travailleurs, de leur naissance à leur départ, et souvent celui de la retraite des vieux quand ils retournent au pays; enrichit les classes dirigeantes des pays d’accueil bénéficiaires du travail des immigrés, généralement à bon marché. Le contraire de ce que la théorie néolibérale prétend, que les medias répercutent, façonnant ainsi presque toujours un préjugé hostile aux immigrants. La Côte d’Ivoire avait tout intérêt à ce que ce pays soit, dans ces conditions, « indépendant », c’est à dire à être débarassée des charges de son entretien (la majeure partie de la Haute Volta avait fait partie de la colonie de Côte d’Ivoire jusqu’en 1947). Si l’on considère ensemble les deux pays, ce qui correspond strictement à la réalité de leur association économique inégale, les chiffres du « miracle » ivoirien doivent être divisés par deux. Cette situation a toujours été connue des Burkinabé, peuple et intellectuels. Elle les révoltait spontanément. Au cours d’une conférence à l’université de Ouagadougou, discutant de ce problème, j’étais invité à répondre à une question malicieuse d’un étudiant. Je dis carrément : prenez vos bicyclettes (les Burkinabé sont les seuls sur tout le continent à faire un usage intensif de cet instrument et Ouagadougou ressemble de ce fait à Beijing !) et descendez jusqu’à Abidjan y proclamer l’unité des deux pays. Deux problèmes seront résolus du même coup : le problème économique de la Haute Volta, le problème politique de la Côte d’Ivoire ! Je fus applaudi comme jamais. Cette révolte est peut être l’une des raisons pour lesquelles l’intelligentsia burkinabé était, et reste, dominée par la gauche. Tout le monde, ou presque, appartient ici ou a appartenu à l’un des courants du communisme, du PAI d’origine ou des mouvements maoistes (le Parti Communiste Révolutionnaire de Haute Volta PCRHV et d’autres organisations). Il n’est pas étonnant donc que cette influence se soit étendue jusque dans l’armée, et qu’un groupe d’officiers ait même oser prendre le nom de ROC (Rassemblement des Officiers Communistes). La mascarade de l’administration néocoloniale du RDA de Yaméogo ne pouvait donc durer. Mais la radicalisation de la réponse n’était pas gagnée d’avance. L’agitation urbaine, animée par des syndicats puissants, refusant d’être domestiqués par le pouvoir du Parti unique (car cette formule n’est pas le monopole du « socialisme », le Parti unique de Côte d’Ivoire, applaudi par les puissances occidentales, avait domestiqué les syndicats), mais néanmoins forcément enfermés dans les limites de leurs clientèles de la petite bourgeoisie (enseignants, fonctionnaires) faute de base industrielle et ouvrière, n’avait dans un premier temps qu’ouvert les portes à un régime militaire mou et velléitaire, celui de Lamizana. Jusqu’au jour où le ROC, dirigé par Thomas Sankara, prenait la relève. Se posaient immédiatement les problèmes classiques de ces situations : que faire ? Dépassera-t- on le populisme et encouragera-t-on les masses paysannes et urbaines pauvres à sorganiser librement, ou tentera-t-on de les « encadrer » au point d’en annihiler la vigueur potentielle ? Quelles relations le pouvoir établira-t-il avec les organisations révolutionnaires marxistes ? Cherchera-t-il à les absorber dans un nouveau parti unique ou acceptera-t-on une formule plus démocratique de front réel tolérant les différences de vues et ouvrant le débat ? Tel fut l’objet de discussions répétées avec Thomas Sankara qui m’invitait en 1986 à donner mon point de vue. Sankara, je dois l’avouer, est une personnalité qui m’est apparue immédiatement très sympathique. Réellement simple, direct (même dans son regard franc), ouvert, écoutant ce qu’on dit et y répondant sans abus de la position de chef. De surcroit réellement féministe, insistant sur l’importance du bouleversement des moeurs en faveur de l’égalité des sexes - ce qui est fort rare chez les « grands hommes », et cultivé - ayant lu les « classiques » du marxisme avec autant d’attention qu’un bon intellectuel civil. Je me sentais personnellement donc tout à fait à l’aise avec lui et, s’il n’avait pas été un chef d’Etat, serait devenu un ami sans problème. Son assassinat m’a donc bouleversé. Concernant le volet « stratégie de développement économique et social » du problème Sankara avait, à mon avis, vu juste - au moins théoriquement. Dans une première étape il fallait penser « petits projets », c’est à dire actions d’amélioration rapide des conditions de production des collectivités rurales, aussi peu coûteuses que possible, et bénéfices de cette amélioration revenant intégralement aux collectivités concernées. Choix non pas motivé par la philosophie douteuse de « small is beautiful », mais à la fois par réalisme (qu’est-ce qui est possible immédiatement) et sens politique (c’est à travers ce genre d’opérations qu’une organisation et démocratisation de la vie rurale peuvent être amorcées). De surcroit Sankara avait décidé - inspiré peut être par le modèle chinois - d’envoyer les fonctionnaires et les techniciens faire des stages à la base, dans les villages. Espérant « qu’ils apprendraient des masses » (connaitraient leurs vrais problèmes) et « apprendraient aux masses » (en mettant à leur service leurs savoirs d’agronomes, de vétérinaires, de médecins, d’enseignants, de comptables). Je n’avais certainement rien à redire, ou à ajouter, à un plan de ce genre. J’ai donc dit à Sankara que je souhaitais seulement voir - au moins un peu - comment çà marche sur le terrain. J’ai l’impression qu’il attendait cette question. Mais, encore mieux, sa réponse : tu ne pourras pas tout voir (il était passé rapidement au tutoiement de camarades), il te faudrait rester un an pour cela, mais alors fais toi même ton choix, va voir tes amis (tout le monde savait que je fréquentais toute la gauche burkinabé) et choisis en fonction de ce qu’ils te diront (beaucoup d’entre eux doutent et proposeront des exemples d’échec). Ce que je fis. Je n’ai pas l’audace de dire que j’aurais pu faire un rapport sérieux à partir de mes observations qui n’ont été que rapides et impressionnistes. Je dirais seulement que mes impressions ont été plutôt favorables. Peut être par ignorance des vrais difficultés et réalités qui m’a fait accepter trop vite ce que les deux ou trois personnes de chacun des lieux visités étaient en position de dire et d’analyser. Mais le seul fait qu’un tiers peut être des fonctionnaires et techniciens rencontrés sur le terrain étaient heureux du sort qui leur était réservé (la vie matérielle est plus dure qu’à Ouagadougou, mais qu’est-ce qu’on apprend ! et puis on se sent tellement utile !) me paraissait un succès. Peut être deux tiers de ces « déportés » - silencieux n’étaient pas de cet avis. Mais je considère que la proportion d’un tiers était beaucoup plus que je ne l’avais imaginé (je pensais : 10 % au maximum). Cela me rappelait la phrase d’Amilcar Cabral : le suicide de la petite bourgeoisie en tant que classe. En tout cas les résultats matériels de l’opération - augmentation réelle de la production, de l’autoconsommation et des ventes - témoignent d’un succès au moins partiel, qui aurait pu être amélioré avec le temps. Sur le second volet - les rapports avec les organisations révolutionnaires - les choses étaient plus difficiles. Sankara savait que je verrais « mes amis ». Il le souhaitait même et je crois espérait que je jouerais le rôle d’une sorte d’intermédiaire officieux. Je tenais à rester à ma place : celle d’un étranger trop ignorant de beaucoup des réalités sous jacentes pour s’ériger en donneur de leçons arrogant. J’ai certainement rencontré tout le monde, ou à peu près, et beaucoup écouté leurs analyses - au demeurant diverses et souvent même divergentes. Basile et Joséphine Guissou, Talata Kafando, Arba Diallo, Phillippe Ouedraogo, Taladie Thiombiano et tant d’autres (sans compter les hommes politiques modérés comme Ki Zerbo, Charles Kaboré, et les économistes, comme Pierre Damiba et d’autres). Le pouvoir avait mis en place ses propres organisations - Comités de défense de la révolution et autres. Leurs comportements, le degré de leur organisation et de leur contrôle éventuel, leurs rapports avec les militants des organisations révolutionnaires, rien de cela n’était suffisemment clair pour qu’on en déduise (tout au moins moi) des conclusions concernant la stratégie politique, tant du pouvoir que des organisations révolutionnaires. Les directions de celles-ci, que je rencontrais normalement séparément les unes des autres, avaient des points de vue que je me contentais d’écouter. Ma seule intervention fut de dire à tous - à eux et à Sankara - : gardez vos différences et respectez vous mutuellement, si c’est possible, mais essayez aussi de travailler ensemble, sur des points de convergence. Après tout, il y en a. Ce que je pense réellement. L’expérience du Burkina Faso s’est enlisée et a mal tourné. Sankara a été assassiné par des proches comme on le sait. Et le pays n’a pas amorcé depuis une sortie des sentiers battus du néocolonialisme banal. Mais l’avenir reste ouvert, et une reprise à gauche n’est pas inimaginable si les conditions internes et externes en permettent le développement. Le Burkina Faso est, comme le Mali et le Ghana, en état d’attente. La Tanzanie Accra avait été, de 1958 à 1966, une sorte de capitale de l’Afrique. L’importance que Nkrumah attachait à la perspective de l’unité africaine - « Africa must unite » -, la concentration de la représentation des mouvements de libération des pays encore en lutte pour leur indépendance et des courants radicaux quand ils étaient pourchassés chez eux, donnaient à Accra une importance qu’elle a perdue avec la chute de Nkrumah. Mais le relai allait être immédiatement repris par Dar es Salaam. Deux évènements majeurs inauguraient la décennie glorieuse de la Tanzanie. Le premier fut la révolution à Zanzibar en 1964. Zanzibar, ou les Antilles arabes, ai-je écrit. Plantations esclavagistes, produisant ici le clou de girofle pour tous les peuples de l’Océan indien; planteurs arabes venus du Sud de la péninsule, quelque temps capitale où le Sultanat d’Oman s’était transféré; esclaves noirs razziés en Afrique orientale. La visite de Bagamoyo, petit port tanzanien qui lui fait face, l’embarcadère pour l’esclavage, inspire immédiatement (du moins à moi) une tristesse profonde. Ce sont des lieux dont la visite devrait être obligatoire, comme celle des camps nazis, pour ne jamais oublier l’infamie dont l’humanité est capable et qui menace toujours. La révolution avait été faite par le parti dirigé par l’un de mes plus anciens amis, Babu, dont j’ai dit comment je l’avais rencontré à Londres en 1953, retrouvé dans la revue Révolution en 1963 (Memoirs, p 184). Babu est mort et sa compagne anglo-indienne Amrit Wilson m’a invité à retracer les étapes de sa vie à la cérémonie de souvenir de sa mémoire un an après. Babu avait promis des Mémoires. Il n’a laissé que quelques notes. Mais je connaissais suffisamment bien son évolution intellectuelle et politique, parallèle à la mienne, pour remplir honorablement je crois ma mission. La révolution de Zanzibar a été brève mais terrible. Sultan et propriétaires restés quasi esclavagistes - en dépit de leur statut légal libre les paysans continuaient à être traités en fait en esclaves - ont été tous massacrés, avec méchanceté. C’était inévitable : trois siècles d’oppression dans les formes les plus odieuses qu’on puisse imaginer ne peuvent être effacés que dans une explosion de haine victorieuse. Mais la société de Zanzibar est restée une société créole, avec tous ses préjugés de couleurs hiérarchisées. Pressé de vouloir effacer cette stupidité du legs du passé, le maire de Zanzibar (c’est lui qui m’a raconté l’histoire surprenante qui va suivre) constatant que les Blancs ne se mariaient qu’entre eux comme les métis, les Noirs et que même les quarterons ne sortaient pas de leur groupe, il décida de les obliger à se mélanger : tiens, toi là (un Blanc dans la queue), tu épouses celle-ci (une Noire) etc…. Et sur le papier le métissage fut enregistré ! Je m’abstiendrai de tout commentaire. Histoire amusante concernant l’île. Elle avait un mini- gouvernement dont l’un des « ministres » me dit : nous avons recours à l’aide extérieure en choisissant les partenaires selon leurs compétences, aux Russes l’industrie lourde (à Zanzibar !), aux Allemands de l’Est la police, aux Egyptiens la propagande. Recette pour la faillite garantie lui ai-je répondu. Je ne crois pas qu’il ait compris. Le second évènement fut la déclaration d’Arusha en 1967, par laquelle le parti du mouvement de libération nationale de l’ex Tanganyka (TANU) et son leader Julius Nyerere proclamaient leur volonté de sortir des sentiers du néocolonialisme et de s’engager dans une voie socialiste. Ce qui en a résulté en fait, ici également, n’a pas dépassé le populisme. Et cela en dépit de l’existence de nombreux cadres tout à fait concients du problème. Dar était devenue, ai-je dis, la capitale de l’Afrique. Sur ce plan l’option de Nyerere était tout à fait remarquable et a fait de lui un personnage positif de l’histoire africaine. Dar accueillait tous les mouvements de libération de l’Afrique australe, MPLA (Angola) et Frelimo (Mozambique), Freedom Fighters du Zimbabwe (alors la Rhodésie) et de l’Afrique du Sud. La Tanzanie était devenue la base arrière, de repos et d’entrainement des guérillas. Nyerere est à l’origine de l’initiative de la constitution du groupe des pays du front (Front Line States), antiapartheid et actif sur le plan international quand les Occidentaux se taisaient (Nelson Mandela l’a rappelé à Bill Clinton). La Tanzanie accueillait aussi les morceaux épars du lumumbisme et les encourageait à reprendre la lutte de libération au Zaïre mis en coupe réglé par l’horrible Mobutu; comme elle accueillait les fractions plus ou moins radicales mais au moins honnêtes des mouvements de libération nationale de l’Ouganda, du Kenya et du Malawi. Je me rendais donc fréquemment à Dar à cette époque entre 1972 et 1975. L’IDEP y a organisé un séminaire double d’une importance non négligeable à mon avis. Pour moitié ce séminaire portait sur les stratégies économiques et politiques de la Tanzanie. Débat ouvert dans lequel les points de vue du gouvernement étaient présentés directement par les Ministres Amir Jamal et Chagula, leurs meilleurs fonctionnaires et technocrates de l’économie. Quelques uns des organisateurs politiques de l’Etat et du Parti parmi les plus en vue (comme Ngombale Mwiru et d’autres) apportaient leurs contributions, concernant plus précisément le projet sociétaire (l’Ujamaa) et ses implications. Des universitaires de première qualité comme Justinian Rweyemamu, Othman Haroub, Issa Shivji, CSL Chachage, Simon et Marjorie Mbilinyi et beaucoup d’autres présentaient des aspects particuliers du problème. Les étudiants constituaient la grande masse des participants, mais beaucoup de militants de la ville - syndicalistes entre autre avaient également décidé de participer à ces débats et d’y apporter leur expérience. Le débat révélait un clivage réel. D’un côté ceux qui ne voyaient pas au delà du populisme, toujours disposés à accepter sans trop de discussion les propositions de l’Etat, même les plus discutables comme le regroupement des populations rurales dans des villages collectifs dont les résultats se sont revelés désastreux et qui ont fait perdre au TANU la popularité qu’il avait acquise dans la lutte de libération nationale, avec une conséquence dramatique à terme : la dépolitisation qui rendait de nouvelles avancées démocratiques impossibles. On les trouvait dans tous les groupes, intellectuels, militants et agents de l’Etat ou du Parti. De l’autre côté ceux qui voyaient parfaitement les limites de ce système. Leurs propositions alternatives n’étaient pas nécessairement « gauchistes » - accusation facile que leur adressaient les « satisfaits du régime ». L’accent mis sur la démocratie ouvrière (des syndicats autonomes, la participation ouvrière à la gestion du secteur public) et paysanne (pas de regroupements forcés, élections locales authentiques) n’était pas - à mon avis - « dangereux », mais au contraire la réponse correcte aux défis. On trouvait ces camarades également dans tous les groupes, mais incontestablement Babu était parmi eux l’homme politique le plus expérimenté et le plus construit dans ses analyses et propositions. Nyerere a opté pour la première vision de l’Ujamaa. Il n’y a pas de doutes à ce sujet. Peut-on l’expliquer par sa personne ? Peut être, en tout cas en partie. Nyerere était un pasteur et n’avait jamais beaucoup lu au delà des textes religieux et moraux. Les amis Tanzaniens - Babu particulièrement - qui le fréquentaient de près m’ont tous dit qu’il n’avait jamais lu du marxisme plus qu’une brochure anglaise. Ses discours - sur le ton de la prêche - avaient été efficaces pour mobiliser le peuple en faveur de l’indépendance et même du socialisme défini simplement en termes moraux - la justice, l’égalité, le respect des individus etc… Les aspects positifs de ses convictions - horreur du « tribalisme », horreur de la démagogie prétendue nationaliste dirigée contre la minorité d’origine indienne (qui n’a jamais souffert en Tanzanie de l’exclusion dont elle a été victime au Kenya et en Ouganda) - sont à son honneur. Mais les limites aussi de sa perception morale des relations sociales. Babu m’a dit de lui : il ne comprend pas la différence qu’il y a entre le mot populaire et le mot populiste. Babu a payé très cher son désaccord profond avec la ligne de l’Ujmaa de Nyerere. Babu avait été arrêté en 1972, quelques jours après l’assassinat du vice Président de Tanzanie, Président de Zanzibar, Karume. Accusé sans preuve de participation dans la participation à ce « complot », il a été jeté en prison et n’en est sorti qu’en 1978. Dans les mémoires trop brèves qu’il a laissées, Babu explique comment il avait retrouvé en prison de nombreux militants des mouvements de libération établis à Dar, dont les dirigeants voulaient se débarrasser pour une raison ou une autre (généralement parce que la ligne de gauche de ces militants les gênait, ou pour des raisons plus banales de conflits de pouvoir). Les autorités tanzaniennes exécutaient sans discussion les décisions des directions de ces mouvements – MPLA, Frelimo, ANC, Swapo, lumumbistes et autres. De ce fait, et quelles que soient ses qualités personnelles, Nyerere porte largement la responsabilité de la dérive qui s’est clôturée par une recompradorisation conduite en partie par le Parti lui même - dégénéré - et en partie par des manoeuvriers de droite… soutenus par l’Occident démocratique comme il se doit. Mais en Tanzanie comme au Burkina et dans quelques autres pays les forces de gauche sont toujours présentes sur le terrain. Le pays est en attente. Quelques observateurs étrangers, naguère admirateurs du « miracle kényan » et que la dérive et l’échec du socialisme en Tanzanie amusaient, découvrent aujourd’hui que les potentialités de ce pays restent grandes et qu’en contre point l’ampleur du désastre au Kenya est sans commune mesure. La seconde partie du séminaire portait sur des problèmes plus généraux - la construction du socialisme en Afrique - et sur ceux de la libération de l’Afrique australe. Cette partie du séminaire bénéficiait de la participation des mouvements ayant pignon sur rue à Dar et des intellectuels - nombreux - réfugiés en Tanzanie. Kenyans et Ougandais : parmi eux Mahmood Mamdani, Ahmad Mohieddine, Yash Tandon, Dan Nabudere, Museveni (le futur Président de l’Ouganda), Abdallah Bujra (que je recrutais pour me donner un coup de main à Dakar dans la création du CODESRIA). Du Zimbabwe : Ibbo Mandaza, Nathan Shamuyarira, Tekere, que nous retrouverons plus loin. Je reviendrai sur les positions prises par les camarades des colonies portugaises présents à l’époque. De nombreux antillais anglophones avaient opté pour Dar, comme on trouve ailleurs en Afrique francophone beaucoup d’Antillais de langue française. Walter Rodney, par la suite dirigeant populaire en Guyana, a été comme on le sait assassiné par un gang au service de la réaction dans son pays. C’était un esprit brillant et un caractère courageux. La discussion était tendue. La raison en était évidemment le poids que le point de vue officiel des Soviétiques avait sur toutes ces questions. Sur ce plan Nyerere et son régime conservaient leurs réserves. On sait qu’ils étaient classés « prochinois » (donc « antisoviétiques ») par les chancelleries étrangères. Un peu à la légère, même si la Chine populaire avait ses entrées. Elle finançait le seul grand projet qui a modifié la géopolitique de la région en faveur de la libération: le chemin de fer Tanzam qui désenclavait la Zambie et la libérait de l’emprise sud africaine. Le point de vue officiel soviétique était défendu systématiquement, avec acharnement, par Ruth First, la compagne de Joe Slovo, le Secrétaire général du PC d’Afrique du Sud. Sur tous les plans : qu’est-ce que le socialisme ? C’est l’URSS, qui est parfaite, les défauts sont des erreurs humaines secondaires et corrigibles. Qu’est-ce que la libération ? C’est la « voie non capitaliste » c’est à dire ce populisme dont les modalités - du nassérisme égyptien au nkrumaïsme et à l’Ujamaa ont pourtant démontré les contradictions et limites. Toute autre opinion, disait-elle avec une belle assurance, n’est au mieux que déviation, et plutôt infiltration de la propagande impérialiste. Simple. Et, quelqu’ait été le talent de cette militante de qualité (et elle en avait à revendre), sa personnalité forte et même sympathique par beaucoup de côtés, son courage, le discours non seulement ne pouvait pas me convaincre personnellement mais irritait la moitié des participants. Organisateur du débat, responsable de cette rencontre que je souhaitais entre « les deux écoles » j’essayais de tenir la balance correcte sur le plan formel - liberté d’expression des deux parties etc…. Sans m’abstenir de donner mon point de vue - dans des termes neutres, jamais polémiques, encore moins insultants. J’ai immédiatement écrit, à la suite de ce séminaire, un article sur « l’avenir de l’Afrique australe » (The future of Southern Africa, Journal of Southern African Affairs, n° 3, 1977). Je n’y fais pas référence - volontairement - aux positions du PC d’Afrique du Sud d’alors (ce n’était pas le moment de polémiquer contre une des composantes de la lutte sur le terrain contre l’apartheid). Mais je me contentais de dire qu’une solution impérialiste aux contradictions de la région n’était pas impossible. Les accords ultérieurs de Lancaster pour le Zimbabwe et les résultats de la chute de l’apartheid en Afrique du Sud n’ont pas infirmé mon analyse. A tel point que lorsque je rencontrais Slovo dans Johannesburg libéré (Ruth avait été assassinée dans son exil de Maputo par un colis piégé envoyé par la police sud africaine), celui-ci m’est tombé dans les bras et m’a dit : « nos querelles appartiennent au passé ». L’Union soviétique n’existe plus, lui dis-je, et je n’en suis pas heureux. J’espérais toujours que le régime tomberait à gauche. Il est tombé à droite comme je le craignais. Côté pays, la Tanzanie est fort belle. Avec Isabelle nous avons visité la région du magnifique Kilimanjaro et le parc superbe de Ngoro Ngoro, logé dans un critère de volcan éteint. L’une des plus belles réserves de la nature de la planète. J’ai eu l’occasion également de parcourir pas mal de kilomètres en compagnie de Babu. Babu était une force de la nature, riant en permanence fort et de tout, car doté d’un sens de l’humour et de la critique sociale aigu, sans préjugé, mais néanmoins sérieux dans ses analyses, courageux et persévérant dans son militantisme. J’ai pu vérifier que partout où l’on passait il connaissait les gens et les problèmes. Un vrai leader populaire. Madagascar Je n’ai pas été surpris par la chute du régime néo-colonial de Tsiranana à Madagascar. C’était plutôt son existence même qui était une aberration, laquelle ne s’explique que par les massacres coloniaux de 1947 qui avaient décapité un mouvement national précoce et puissant. Mais, à la différence de ce qui s’est passé ailleurs dans des situations analogues, le sentiment national, demeuré vif a permis une reprise rapide du mouvement. Tsiranana n’était pas accepté; il était le symbole de la défaite et de la capitulation. Les médias français ont expliqué son absence de popularité par le fait qu’il était « sakalave » c’est à dire issu d’une population côtière méprisée par l’aristocratie hova des plateaux, qui domine le pays. Cette explication ne vaut pas grand chose. Ratsiraka, qui est devenu le président « socialiste » de Madagascar et a été réélu, à la suite de la faillite de la première mascarade néo- libérale, est lui même un côtier. Madagascar est une nation, bien organisée autour de sa langue unificatrice et de sa royauté historique qui, avec les moyens de l’époque et donc les limites de son pouvoir réel, gouvernait tout l’île. Une nation créée par le métissage d’immigrants venus de l’Indonésie (les historiens hésitent sur leur origine : Sumatra peut être) et d’Africains bantous, les premiers ayant fait escale sur les côtes de l’Afrique orientale, probablement continué à en importer des esclaves ou à en recevoir des migrants. Sans doute, comme presque toujours, le métissage laisse-t-il la place à des types physiques et des couleurs de peaux qui s’étalent de l’Asiatique dit jaune à l’Africain dit noir. Encore que les caractères physiques n’aient pas du tout ici la valeur qu’ils ont dans les sociétés créoles. Plus important est l’appartenance régionale (originaire des Plateaux ou des côtes) et surtout le statut social (noblesse hova, paysan libre ou dépendant de statut inférieur). Dans ce sens la nation malgache peut être effectivement vue - de l’extérieur - comme faiblement intégrée. Mais c’est le cas de toutes les nations pré-modernes et même de beaucoup des nations dites modernes. La colonisation française a exaspéré ces différences, pour diviser comme c’est toujours le cas. Mais elle n’est jamais parvenue à effacer le sentiment national unitaire vif de tous les Malgaches. Et c’est cet échec qui explique à la fois la précocité du mouvement indépendantiste - dont les dirigeants n’imaginaient dès le départ que la perspective de l’indépendance, fut-elle associé à la France, alors que beaucoup d’autres en Afrique continentale, à l’époque, ne l’imaginaient pas, comme je l’ai dit (plus haut p 51) - et la chute de Tsiranana. Les régimes successifs qui ont gouverné l’île depuis ont été confrontés à une question majeure, non tranchée jusqu’ici. S’agit-il seulement de réaliser l’objectif national : gouverner Madagascar comme un pays organisé indépendant comme elle l’avait été dans toute son histoire pré-coloniale? Ou bien les transformations sociales, politiques et idéologiques apportées par l’insertion au monde moderne sont telles que le contenu social du pouvoir malgache doit leur être adapté ? Autrement dit c’est la lutte des classes qui définit ce contenu. Comme les autres, la société malgache a été profondément transformée par la colonisation; les rapports entre les anciennes classes dirigeantes - dites féodales, que le terme soit correct ou pas - et leurs paysans sont devenus, à des degrés divers, des rapports de propriétaires à tenanciers ou ouvriers agricoles, dont les productions sont en grande partie marchandes. Une classe de paysans libres riches et moyens s’est constituée. Il y a désormais des salariés urbanisés en grand nombre, et une petite bourgeoisie d’employés, de fonctionnaires et d’autres catégories. Il y a des « pauvres » urbanisés, produits par l’exode rural. Il y a une bourgeoisie compradore de commerçants et d’intermédiaires. Il y a aussi une « élite » nationale, éduquée, qui se voit comme l’héritière naturelle de la classe gouvernante nationale. J’avais été invité par le gouvernement peu après la chute de Tsiranana, en 1974 et 1975, toujours pour la même mission qui m’avait fait connaître des technocrates : faire le point de la situation des finances publiques, laissées dans le plus grand chaos par la gabegie néo-coloniale du régime renversé. J’ai rempli cette mission. C’était en même temps évidemment l’occasion pour moi de faire connaissance de cette société afro-asiatique unique, attachante par la synthèse réussie qu’elle a produit de caractères venant de la tradition des riziculteurs d’Asie (précision des gestes, artisanat fin, goût artistique, travail intense etc….), et des paysans d’Afrique (goût de la liberté, sens de l’égalité etc….). De faire également connaissance des traditions d’Etat de ce pays, fier de l’histoire de sa monarchie. Une monarchie souvent féminine, les Reines de Madagascar éclipsant parfois les Rois ou les Princes consorts et exerçant le pouvoir de décision réel. Un caractère qui se retrouve dans toute la société, où la place des femmes est moins subalternisée qu’en beaucoup d’autres pays. Personne ne s’étonne ici que la direction de l’AKFM, le parti radical héritier de l’insurrection de 1947, soit confiée à une femme, énergique et intelligente (de surcroît fort belle) - Gisèle Rabesahala. La tradition veut également qu’il y ait toujours, semble-t-il, ce qu’on appelle dans l’intelligentsia du pays la « Reine de Madagascar ». Les Présidents successifs ont tous eu des égéries qui n’étaient pas des maîtresses sans poids politique même si, dans beaucoup de cas - en Afrique et ailleurs - ces femmes savent parfaitement utiliser leurs charmes pour exercer une certaine influence (notamment dans les nominations à des postes importants). Non; les égéries malgaches sont avant tout des conseillères politiques. Ce sont donc des femmes fortement politisées, cultivées et généralement intelligentes. Or il se faisait que les égéries malgaches successives avaient toutes été de mes étudiantes, remarquées par leur intelligence et leur volonté de travail ! Le milieu intellectuel et universitaire malgache est politisé et actif. Il a produit quelques uns des leaders de mouvements et partis populaires puissants, comme Manandafy Rakotonirana. Celui-ci se situait à l’extrême gauche, mobilisant les déshérités urbains (le lumpen pour certains, les masses réelles pour d’autres) avec efficacité. Il a fait carrière et a évolué vers la droite, après la défaite électorale de Ratsiraka, est entré dans ce jeu qui acceptait le néo-libéralisme sans beaucoup de réserves. Mais l’université n’a pas le monopole de la production des leaders populaires. Monja Jaona, le vieux leader du puissant mouvement paysan du sud de l’île, est un pasteur protestant. La place et le rôle qu’occupent les religions chrétiennes dans la société malgache sont passablement particuliers. Au XIXe siècle la monarchie malgache s’était officiellement convertie au protestantisme, proposé par des pasteurs Anglais. Cette adhésion a été par la suite une manière pour la classe dirigeante hova de se démarquer du pouvoir colonial français, dominé dans l’armée et chez les colons par l’influence catholique, en dépit du caractère laïc de l’Etat. Les missions catholiques ont dû se rabattre sur les classes populaires, peu christianisées jusque là. Mais catholiques ou protestants, les Malgaches ont fait une synthèse du christianisme et de leurs croyances religieuses antérieures. La tradition du « retournement des morts » qu’on déterre d’année en année pendant longtemps, pour ramener à la maison, prendre un repas en leur compagnie puis ramener à leurs tombes, est l’une des manifestations des plus connues de cette synthèse. Il était normal que je pense à Madagascar pour organiser la conférence afro-asiatique de l’IDEP (voir plus haut page 145). Les universitaires, les militants et les fonctionnaires des ministères que je connaissais avec lesquels j’organisais cet évènement (Willy Léonard, François Rajaona - par la suite recteur - mon étudiante Céline Rabevazaha, Léon Rasolomanana et d’autres) ont été des collaborateurs et des organisateurs efficaces dans cette entreprise; je leur dois beaucoup. La conférence a été un grand succès, je crois. D’abord parce qu’elle faisait découvrir chacun des continents aux intellectuels de l’autre, connaître des courants de pensée que les uns et les autres ignoraient largement. Ensuite parce qu’elles faisait découvrir aux deux ensembles des partenaires que l’Afro-Asie existait, Madagascar en était le symbole de la réalité. Cette réalité frappait et renforçait la solidarité des Non Alignés - qui sont asiatiques et africains. La chose m’a été répétée plusieurs fois à diverses occasions par les Secrétariats du MNA (Mouvement des Non Alignés) qui considèrent que cette conférence a eu sur cette générations d’intellectuels des deux continents plus d’influence qu’on ne pourrait l’imaginer. Je suis, sans fausse vanité, assez fier de cette réalisation. Je m’intéressais évidemment également au projet politique et social malgache, sujet permanent de mes discussions avec des responsables de tous bords. Les uns - l’exrême gauche - avaient soutenu la tentative de Ratsimandrava de radicaliser les luttes de classes en s’appuyant sur les paysans pauvres autour d’un programme de réforme agraire radicale. L’épisode du gouvernement de Ratsimandrava a été très bref comme on le sait et son leader assassiné pour des raisons qui n’ont jamais été bien clarifiées mais qui sont évidentes : les classes possédantes, puissantes dans tous les appareils de l’Etat, ne pouvaient accepter qu’on mette le doigt dans cet engrenage. Ce qui a suivi était prévisible. A la stratégie radicale fut substitué un vague projet de coopératives, ressuscitant une tradition plus ou moins réelle ou prétendue - celle des fokolonana (les communautés villageoises). Le discours bien connu du socialisme qui plongerait ses racines dans la tradition nationale; en fait une manière de diluer l’acuité des problèmes. Avec, évidemment, des nuances. La position de ceux qui ne voulaient guère que rien faire, et se contenter de discours idéologiques. Celle de ceux qui pensaient pouvoir s’emparer des contradictions du projet pour faire avancer les luttes paysannes. Parallèlement les régimes malgaches, surtout à partir de leur stabilisation par Ratsiraka, faisaient avancer la construction nationale, par la malgachisation de l’enseignement, les nationalisations, la sortie de la zone franc, l’ouverture à la coopération avec les pays de l’Est et la Chine, l’adoption d’une ligne diplomatique non alignée consistante etc…. Dans ce cadre également, des positions diverses se confrontaient sur le terrain des luttes urbaines. Beaucoup étaient satisfaits du système tel quel : il offrait un terrain d’expansion à la petite bourgeoisie éduquée, des postes et des promotions, voire plus tard - des occasions d’enrichissement moins légales. D’autres s’impatientaient et voyaient que l’évolution naturelle de ce système ne pouvait pas faire réellement sortir le pays des ornières néo-coloniales. Ils avaient, à mon avis, raison. Mais quelles forces sociales mobiliser, et comment, pour inverser le cours des choses ? La petite bourgeoisie radicale - les jeunes, les étudiants - renforcée par les syndicats ? Ou les masses pauvres de la ville ? D’où les conflits violents qui ont parfois ensanglanté la capitale. J’ai eu l’occasion d’entendre tous ces points de vue largement argumentés par leurs défenseurs. J’ai eu l’occasion d’en discuter plus directement avec les principaux dirigeants du régime, « reine » de Madagascar et Président Ratsiraka inclus. Les médias français ont souvent présenté Ratsiraka comme un mégalomane dangereux. Ce n’est pas du tout l’image que je me suis fait de lui. Au contraire un homme politique raisonnable. Cultivé - il connaît bien le marxisme (mais c’est là pour les médias peut être un vice). Modéré au sens que, sur les expériences historiques de l’URSS et de la Chine je ne l’ai entendu faire que des commentaires retenus et réfléchis, ni soumission idéologique stupide ni dénigrement systématique. Ni pro-français à la façon des laquais coloniaux, ni anti- français névrotique. Un homme qui connaît la France, aime sa culture, sa gauche, mais n’aime pas du tout ses colons et son impérialisme. La commémoration des massacres de 1947 ne donnait pas lieu à des violences verbales nationalistes mais à des discours internationalistes, rappelant la solidarité exprimée par le PCF. Sur le plan interne Ratsiraka était pour l’adoption d’une ligne médiane. Ce qui me paraissait la seule ligne possible, laissant l’avenir ouvert. Mais force est de constater que cette ligne ne s’est pas imposée, du moins avec suffisamment de force pour empêcher la dérive. Son pouvoir, qui était loin d’être absolu, mais devait compter à la fois avec les forces sociales de droite aux postes de commande et avec les oppositions de gauche actives, n’est pas parvenu à mettre en oeuvre les politiques médianes préconisées. Le secteur public est devenu le champ d’action des ambitions des uns et des autres, des clans bourgeois ou d’intérêts sectoriels ou régionaux. Tout cela, sur le fond d’une économie faible et vulnérable, ne pouvait conduire qu’à l’aggravation des déficits. Les moyens de fortune employés pour faire face à la détérioration de l’économie - endettement extérieur, retards dans l’entretien des infrastructures etc…. - ne faisaient qu’aggraver les choses à terme. Le jour est donc venu où, la crise mondiale s’aiguisant, le capitalisme dominant passait à l’offensive, partout dans le monde comme on sait. Programmes d’ajustement structurel, coïncidant avec l’effondrement de l’URSS. L’arme politique mobilisée pour servir la stratégie impérialiste a été la « démocratie ». Entendue évidemment comme un pluripartisme de pacotille qui permettait aux fractions de la bourgeoisie - cette même bourgeoisie qui avait affermi ses positions dans le cadre du projet populiste - de jouer les unes contre les autres, offrant aux intérêts étrangers un champ d’intervention élargi. Ratsiraka a été battu. Le régime dit démocratique qui a suivi n’a rien corrigé des « erreurs » du passé; les déficits se sont aggravés; et Ratsiraka est revenu, réélu. Mais vieilli et dans des conditions internes et extérieures qui ne ne sont plus celles des années 1970. Encore un pays en attente. Attente longue. La récente élection présidentielle douteuse a porté au devant de la scène « l’alternance », sous la conduite du maire d’Antananarivo, Marc Rasolomanana. Un de ces « hommes d’affaires » de style « US », pro-libéral et sans culture autre que celle que « la gestion du marché » (des yaourts en l’occurrence) lui a peut être enseignée, de surcroît lui aussi, comme Gbagbo, convaincu par une de ces sectes américaines qui ravagent l’Afrique. Sa victoire s’est soldé par une nouvelle catastrophe comme l’association démocratie/néo- libéralisme la produit nécessairement. Mais d’un autre côté l’entêtement de Ratsiraka avait freiné considérablement une recomposition indépendante à gauche, qui dispose pourtant d’atouts historiques importants dans le pays. Un aspect de la question qui a mon avis est d’une importance centrale pour l’avenir de la région de tout l’Océan indien et qui concerne donc, au delà de Madagascar, les Comores et les Seychelles, est celle de sa géopolitique. C’est un aspect que généralement les économistes ignorent. A tort. Les dirigeants politiques de la région, moins naïfs (le « marché » n’est pas tout!), m’ont toujours mentionné la dimension géostratégique du problème de l’Océan Indien, que ce soit à Madagascar, en Tanzanie ou au Sri Lanka et en Inde. La question était à l’ordre du jour du sommet des Non Alignés de Colombo. La base américaine nucléaire et marine gigantesque de Diego Garcia, qui menace tout le Moyen orient, l’Asie du Sud et l’Afrique de l’Est, a été offerte à Washington comme on le sait par les Britanniques qui ont simplement abusé ici de leurs droits, puisque l’île relève juridiquement de la souveraineté de Maurice. L’Ethiopie Je suis allé à Addis Abeba pour la première fois en 1962, pour participer à l’équipe qui devait mettre en place l’IDEP. L’Ethiopie est un pays qui m’a immédiatement paru nécessaire de bien connaître. Comme le Yémen d’en face, mais à une plus grande échelle, le pays est pauvre mais constitue néanmoins une société cohérente pleine de potentialités. Troisième pays en Afrique par le chiffre de sa population (aujourd’hui 80 millions d’habitants) l’Ethiopie est un Etat depuis deux mille ans; elle a eu la chance de ne pas être entièrement colonisée au XIXe siècle, bien qu’elle ait perdu à cette époque sa province maritime (devenu l’Erythrée). Les Ethiopiens sont certainement fiers de l’ancienneté de leur Etat, que la légende fait remonter à la reine de Saba (cette légende n’est autre que l’expression de l’origine yéménite de son peuple). On connaît l’histoire du journaliste étranger qui posait la question à l’Empereur Hailé Selassié au début des années 1960 - à une époque où la plupart des chefs des Etats africains proclamaient le caractère « sans classes » de leur société, dans la soit disant tradition africaine. Et chez vous, y a-t-il des classes ? Bien sûr, répondit le Négus, nous sommes civilisés ! Au cours de mes voyages dans le pays l’occasion nous a été donnée de faire connaissance des Falacha. Juifs Ethiopiens, paysans pauvres comme les autres, produisant les mêmes jolies poteries que les Coptes (qu’on ne distingue que par les étoiles de David qu’ils utilisent en motif décoratif), les Falacha n’avaient jamais fait l’objet d’une discrimination particulière. Leur judaïsme, le christianisme copte de la majorité ou l’Islam de certaines communautés étaient et sont toujours vécus par les uns et les autres de ce peuple paysan comme des variantes aux frontières floues et peu décisives de la même « religion vraie ». Les fanatismes - qui existent maintenant - sont les produits de la modernisation et de la petite bourgeoisie urbaine. Il a fallu toute la rouerie des agents du sionisme - rabbins polonais arriérés qui y voyaient une population fruste qu’ils pourraient embriguer dans leurs cohortes fondamentalistes, militaires de tradition allemande et hommes d’affaires américanisés qui y voyaient de futurs soldats ou de la main d’œuvre à bon marché - pour arracher ces malheureux à leur patrie et en faire, en Israël, la dernière communauté dans la hiérarchie sociale de ce pays. Qu’on le qualifie de féodal ou autrement, le système d’exploitation des paysans éthiopiens était particulièrement violent. J’ai vu les cohortes de paysans enchaînés par leurs propriétaires, menés je ne sais où pour être punis, sans doute de n’avoir pas payé les fermages exorbitants exigés d’eux. Au crédit du régime du DERG : la réforme agraire qui a allégé ces ponctions. Mais cette réforme - dont les effets en termes d’amélioration de l’autoconsommation et même de la commercialisation - résistera-t-elle au vent dominant du libéralisme ? La tradition veut aussi que tout le monde dans ce pays soit armé. Les propriétaires fonciers et les bourgeois avec des revolvers placés en bandoulière sous la veste (comme je l’ai vu quand au restaurant, à la campagne, ils retirent leur veste), les paysans de vieux fusils. D’une manière générale la société éthiopienne est violente. Les conflits politiques, même strictement idéologiques, s’y règlent facilement par l’exécution. L’indépendance que l’Ethiopie a maintenu jusqu’en 1935 a donné à la société et même à ses classes dirigeantes successives un comportement qu’on n’aime pas dans les capitales occidentales, où on a pris l’habitude de traiter les peuples africains comme des candidats normaux à la soumission coloniale. Réalistes, comme toutes les classes dirigeantes, celles de l’Ethiopie impériale et de l’Ethiopie « socialiste » (de 1975 à 1991) n’ont pas été insensibles au compromis, à l’alliance avec les forces extérieures dominantes ou importantes, voire même à la soumission s’il le fallait. Elles ont toujours voulu néanmoins être des alliés et non des agents, qu’il s’agisse de l’Empereur Haïlé Sélassié dans ses relations au protecteur américain, ou de Mengistu dans ses rapports avec Moscou. L’Ethiopie est une société « multi-ethnique » comme l’ont été tous les Etats dépassant l’horizon d’un village, à toutes les époques précapitalistes et dans toutes les régions du monde. Le concept même d’ethnie est ici aussi flou qu’ailleurs. Néanmoins, puisqu’il en est question, il faut savoir que l’Ethiopie moderne compte 28 % d’Amhara, 28 % d’Oromo, 10 % de Tigray, le reste étant partagé entre un grand nombre d’ethnie et de groupe s linguistiques passablement éparpillés. Elle compte aussi 61 % de Chrétiens-Coptes et 33 % de Musulmans. L’Erythrée n’a, dans ce panorama ethnique, aucune personnalité qui lui soit propre. Elle est peuplée majoritairement de Tigray - qu’on retrouve de l’autre côté de la frontière coloniale dans la province du Tigray - eux mêmes en majorité Coptes. Comme toutes les frontières de la colonisation, celles de l’Erythrée n’ont aucun fondement historique. Le nom même d’Eryhtrée est une invention européenne inconnue dans les langues des peuples qui l’habitent. La « personnalité » érythréenne - si elle existe - ne serait donc rien de plus que le produit de cette colonisation. Il ne s’agit bien entendu pas d’une identité culturelle nouvelle - l’Erythrée coloniale était restée diverse sur ce plan comme toutes les colonies - mais seulement l’expression de l’aspiration de la nouvelle petite-bourgeoisie, produite par le capitalisme colonial, à prendre la relève de l’administration étrangère pour en assumer les mêmes fonctions fondamentales - celles de permettre l’intégration du pays au capitalisme mondial. La légende veut donc que de ce fait, l’Erythrée était « en avance » sur le reste de l’Ethiopie. Elle ne l’était guère en fait, au-delà de quelques apparences superficielles. L’essor de l’Eryhtrée par la suite, à partir de 1960, doit beaucoup précisément à son intégration à l’Ethiopie qui lui a ouvert un marché important. Mais la province érythréenne par elle- même reste une province pauvre, dont l’agriculture est frappée par la sécheresse sahélienne. La question ethnique en Ethiopie n’est certainement pas une invention artificielle des chancelleries étrangères. Mais elle n’a pas la dimension déterminante que, dans la phase actuelle, on lui attribue dans les médias qui orchestrent l’opinion mondiale. Le régime impérial puis son successeur du DERG assuraient-ils la domination des Amhara et l’oppression des autres groupes ethniques ? Les termes utilisés ici sont abusifs et projettent sur la société éthiopienne des pratiques qu’il faut analyser dans leur contexte historique véritable. Comme presque toujours dans les Etats précapitalistes un tant soit peu importants, la classe dirigeante transgresse ses origines ethniques pour affirmer son pouvoir impérial sur des communautés paysannes diverses (« ethniquement »), toutes également soumises à son exploitation, également sauvage. La monarchie éthiopienne n’échappe pas à la règle. La classe dominante intégrait, sans aucune gêne, des hommes d’origines diverses. L’Etat modernisé monarchiste puis républicain a poursuivi cette politique : la fonction publique, l’armée, la police, les centres de décision aux plus hauts niveaux n’ont jamais pratiqué la moindre discrimination « en faveur » des Amhara. Et si les paysans Oromo ou Tigray, les éleveurs Somali ou Afar étaient odieusement exploités, les paysans Amhara ne l’étaient pas moins. La langue amharique ou amharinya restait néanmoins celle de l’Etat et de l’école. Peut-on parler à cet égard d’oppression culturelle ? Il faut situer ce jugement dans son contexte historique correct. Qu’on le veuille ou non, l’amharinya s’est imposé aussi par son avance culturelle, au point que si l’Ethiopie devait éclater en Etats ethniques, ceux-ci seront probablement incapables d’utiliser leurs « langues nationales » et conserveront l’usage de l’amharinya comme langue d’administration et de communication, ou… seraient contraints (comme les autres Etats africains) d’adopter à sa place… l’anglais ? ou l’italien ? Il reste que le développement de la scolarisation et l’urbanisation ont créé un problème nouveau. Dans la société paysanne illettrée du passé, la question linguistique n’a pas de poids important : les paysans parlent la leur, l’administration peut en utiliser une autre, elle n’intervient guère dans la vie quotidienne rurale. La société modernisée est différente; l’école et la ville imposent un usage de la langue écrite considérablement plus dense. La petite bourgeoisie nouvelle éduquée ressent alors le fait linguistique dans toutes ses dimensions et surtout prend la mesure de la nouvelle situation qui acquiert alors parfois l’allure d’une véritable discrimination « culturelle ». Cela étant, dans certaine circonstances, la classe dirigeante, entrainant le bloc hégémonique qu’elle constitue autour d’elle (qui inclut ici les petites bourgeoisies urbaines nouvelles), ne joue pas la carte de l’ethnicité, mais au contraire celle de l’unité « nationale » (de l’Etat); dans d’autres circonstances, elle change d’attitude et se mobilise autour du thème de la différence ethnique. Pourquoi ? là est la question véritable. Pour quelles raisons donc, des forces politiques et sociales en Eryhtrée, puis dans d’autres régions de l’Ethiopie (notamment dans la province du Tigray) ont-elles choisi la carte du séparatisme ? La guerre en Erythrée remonte aux années 1960, celles de la modernisation accélérée de l’Ethiopie. En fait, il ne s’agissait alors que d’un problème régional (non ethnique) limité au départ, sinon artificiel, produit par les ambitions, démesurées, d’une fraction des classes moyennes érythréennes refusant de s’intégrant au bloc hégémonique national. Les encouragements et le soutien des Puissances (Etats Unis et URSS) toujours cyniques dans leurs calculs variables à court terme ainsi que des Etats voisins (ici arabes) dont les visions sont commandées par l’opportunisme à courte vue ou le fanatisme religieux (Nasser fait ici exception), ont également joué un rôle non négligeable dans cette histoire. Mais bien entendu, la responsabilité de l’aggravation continue de la situation repose principalement sur le pouvoir central éthiopien. Celui-ci n’a répondu au régionalisme érythréen que par la répression militaire. Là encore, le cas éthiopien ne fait pas eception à la règle, mais la confirme. Tous les régimes autocratiques se sont révélés presque par nature incapables de répondre au moindre défi autrement que par la violence brutale. La pratique du compromis - propre à la démocratie - leur est étrangère. Le renversement de la monarchie éthiopienne en 1975 aurait pu inaugurer un changement salutaire. On a d’ailleurs été à un doigt de celui-ci. Malheureusement les faiblesses propres au mouvement (déclenché non par un « couip d’Etat » mais une mutinerie militaire), et les encouragements donnés au pouvoir du DERG par l’URSS - la promesse de l’aider à obtenir une « victoire militaire » en Erythrée - ont fait perdre l’occasion. La suite devenait donc tragique : épuisement de l’armée, aggravé par les purges successives (liquidations inutiles d’officiers, une sorte de vengeance répétée des soldats mutins); éclatement de la classe dirigeante et de la petite bourgeoisie d’abord en factions diverses (y compris révolutionnaires, au moins dans les intentions), puis en clans ethniques. C’est alors qu’on voit naître la « guérilla Tigray » qui n’est pas le produit de l’ethnicisme tigréen, mais un sous- produit de cette dégradation continue de la situation. De la même manière, les « Fronts de libération » Oromo et autres qui se constituent alors, loin d’avoir un quelconque ancrage réel dans leurs « peuples » respectifs, sont alors encore de simples reclassements au sein de la petite bourgeoisie. Cette dégradation se déploie à un moment où la crise de l’accumulation a déjà mis un terme à l’essor modernisant antérieur : les années 1970 et 1980 sont celles des sécheresses successives, de la famine etc… J’ai suivi d’aussi près que possible le développement du drame éthiopien, particulièrement à partir de 1974. Les conceptions du socialisme du DERG n’ont jamais dépassé les horizons d’un nationalisme étatiste autocratique à tonalité populiste. Très proche du nassérisme par beaucoup d’aspects. Mais l’intelligentsia éthiopienne est différente. Elle est nombreuse, active, bien éduquée (Addis Abeba avait l’une des meilleures universités du continent), cultivée et critique. Tous les observateurs ont remarqué la dominance du marxisme chez les étudiants éthiopiens, d’Addis et à l’étranger. Les communistes éthiopiens ont toujours été d’un courage incroyable, actifs dans des conjonctures où le seul soupçon de militantisme valait condamnation à mort certaine. Mais aussi toujours divisés en organisations adverses un peu comme en Egypte. Et ici aussi les critères du clivage n’étaient pas faciles à identifier; l’opposition ligne soviétique/ligne maoïste par exemple était diffuse et se retrouvait au moins, me semble-t-il, au sein des deux principales organisations : Meison et EPRP. La question - coopérer avec le DERG ou le combattre ? - était bien sûr sous jacente aux débats internes. D’autant que le DERG se proclamait lui même avec Haïlé Mariam « marxiste léniniste » et que Moscou le traitait comme tel J’ai longuement entendu les arguments des uns et des autres et j’ai beaucoup de respect pour la plupart des nombreux militants que j’ai rencontrés, que leurs points de vue me soient apparus raisonnables ou pas. Je ne suis pas leur juge. D’ailleurs je me suis toujours abstenu de prendre une position publique quelconque « en faveur » de telle ou telle ligne, bien que j’ai été invité fréquemment à parler en public en Ethiopie, invité par l’université ou par des instances de l’Etat. L’entrée à Addis Abeba en Mai 1991 des guerilleros Tigray et à Asmara de celles du FPLE (EPLF) ne couronne pas une véritable victoire militaire qu’elles auraient remportée, mais l’effondrement de l’armée du DERG, abandonnée par l’Union Soviétique moribonde. D’emblée la solution est dictée par Washington : l’Eryhtrée sera adminsitrée par le FPLE en qualité de parti unique (par exception à la règle selon laquelle les puissances occidentales soutiendraient par principe le multipartisme !); le reste de l’Ethiopie partagé a priori en 14 régions pseudo- ethniques et des « élections » seront organisées sur cette base. Autrement dit, la « démocratisation » est ici prisonnière dès le départ de l’ethnicisme et sa fonction est de donner une légitimité à l’éclatement du pays sur cette base. Pourtant une bonne partie du pays n’en veut pas, non seulement les « Amhara par chauvisme traditionnel », comme on le proclame dans les médias. Les paysans Tigray, Oromo et autres n’ont pas été consultés pour savoir si véritablement leur volonté est de créer leur « Etat » ethnique ou s’ils considèrent que leurs problèmes véritables sont autres. Les urbains, quand ils manifestent leur inquiétude et expriment leur volonté de maintenir l’unité du pays, sont réprimés sauvagement, comme le démontre le massacre des étudiants en Janvier 1993. En Erythrée, une véritable discussion démocratique ouverte - dont on craint qu’elle ne remette en question l’indépendance décidée a priori - est interdite. Le danger de la dérive criminelle est aggravé par toutes les mesures prises par les pouvoirs en place, et qui sont dictées par Washington. La démobilisation de l’ex-armée éthiopienne a jeté dans les campagnes des dizaines de milliers de soldats sans ressources, que les clans qui se disputent le pouvoir remobilisent à leur service. On crée ainsi volontairement une situation à la somalienne; sans doute les occidentaux s’en laveront-ils les mains demain. Le gouvernement veut imposer la constitution de « partis ethniques » et entrave celle des partis qui refusent de s’inscrire dans cette perspective. Or un coup d’œil sur les 14 régions pseudo-ethniques dessinées sur la carte (celle de la gestion de l’Afrique orientale par Mussolini d’ailleurs) montre que nous allons directement vers une guerre civile permanente, des transferts de population gigantesques etc… On organise donc, comme en Yougoslavie et en Irak, en imposant l’éclatement pseudo- ethnique du pays, sa décomposition. En Erythrée les difficultés seront immenses et le nouvel Etat compradore ne survivra que s ’il parvient à « vendre » son existence à des intérêts extérieurs. La classe dirigeante comptait-elle ainsi monnayer son ralliement opportuniste aux uns (argent arabe ?) ou aux autres (base américaine, base israélienne ?) selon les circonstances ou les possibilités ? Il reste qu’on doit se poser la question de savoir pourquoi et comment des groupes « révolutionnaires » (les Erythréens et les Tigray avaient adopté le langage « marxiste-léniniste » à l’origine) peuvent dériver de la sorte ? L’histoire montre que de telles dérives sont possibles et fréquentes lorsque « l’avant garde » en question commet une erreur d’appréciation historique sur la nature des forces sociales qu’elle prétend mobiliser et sur les objectifs que ces forces peuvent se donner. Privées de la base sociale cohérente avec leur discours, ces avant-gardes peuvent dégénérer vers un aventurisme pur et simple. C’est le cas en Ethiopie. Le scénario catastrophe envisagé ici sera-t-il mis en échec par un sursaut de patriotisme et de raison des classes dirigeantes, des intellectuels et des responsables des forces politiques actives en Erythrée et en Ethiopie ? Quelques indices allaient heureusement dans ce sens. Le gouvernement d’Asmara s’était vite rendu compte des difficultés gigantesques auxquelles il était confronté : l’Erythrée ne constitue pas un pays viable, les soutiens financiers extérieurs espérés ne sont qu’illusions, le Soudan (et derrière lui de l’Arabie Séoudite) poursuivent inlassablement leurs actions déstabilisatrices. Asmara semblait donc avoir compris qu’il lui fallait se rapprocher d’Addis Abeba, sauvegarder l’unité économique des deux pays, opter pour une sorte de confédération. En Ethiopie les forces politiques les plus diverses refusent d’entrer dans le jeu des « élections ethniques », largement boycottées. Mais le régime fragile qui gouverne à Addis n’a pas les moyens de désobéir aux injonctions de Washington, qui poursuit son objectif : détruire le pouvoir d’Etat, démanteler le pays. La formule - qu’on prétend justifier au nom de la démocratie! - est la recette la plus sûre conduisant tout droit à l’effondrement économique et à la guerre civile. Mais c’est aussi sans doute la manière la plus efficace par laquelle Washington « gère la crise » du capitalisme mondial et perpétue son hégémonie. On doit replacer dans ce cadre les hauts et les bas dans les relations Ethiopie-Erythrée. Il reste, qu’à mon avis, la responsabilité majeure de la détérioration de ces rapports (allant jusqu’à la reprise de la guerre en 1999) incombe à Asmara, aux abois. La récente intervention éthiopienne en Somalie ne dit non plus rien qui vaille. L’intrusion active des Etats Unis dans toute l’histoire contemporaine de l’Ethiopie, bien étudiée par le co-auteur de mon ouvrage sur la question ethnique (Joseph Vansy; in S. Amin, L’ethnie à l’assaut des nations, l’Harmattan, 1994) ne doit pas étonner. L’importance géostratégique des pays de la Corne de l’Afrique est déterminante dans la stratégie politique des Etats Unis. Venu en visite dans la région Fidel Castro avait déclaré : la solution au problème est la constitution d’une confédération à cinq ou six : Ethiopie, Erythrée, Somalie, Djibouti et Yemen (Sud et Nord). Tous se proclament socialistes, quelques uns même marxistes-léninistes. La confédération équilibrait les rapports entre Musulmans et Chrétiens, Arabes et autres, ce qui encourageait la tolérance et la démocratie. Elle contrôlerait une région géostratégique clé dans le monde et pourrait en exclure les intrus impérialistes. Cela valait la peine d’être dit, même si, d’évidence, les conditions élémentaires pour amorcer une évolution dans ce sens n’existent pas, pour le plus grand bénéfice des impérialistes. Les colonies portugaises Lorsque, en 1960, la France, la Grande Bretagne et la Belgique acceptaient le principe de la décolonisation politique, le Portugal par contre s’y refusait. Il ne restait donc plus aux mouvements de libération nationale que de s’engager dans des guerres de libération. La guerre inspire toujours à la fois des possibilités réelles de radicalisation de la politique, mais aussi des illusions romantiques. Une bonne partie de ceux qui ont soutenu la lutte de ces mouvements, en Afrique et hors d’Afrique (notamment parmi les tiers mondistes occidentaux) ont nourri de telles illusions. Je ne leur en fait certainement pas le reproche; leur internationalisme affirmé et leur sensibilité au respect du droit des peuples constituent des motifs suffisants pour qu’on leur soit reconnaissant; leurs actions courageuses sont tout à leur honneur. J’ai évidemment connu beaucoup des dirigeants et des militants de ces mouvements, qui, je crois, souhaitaient discuter avec moi de toutes sortes de questions, concernant l’avenir de leur pays, de l’Afrique, du système mondial, du socialisme. J’ai toujours accepté la responsabilité que ces discussions peuvent entrainer. Je donnais librement mon point de vue, tout en sachant bien que l’histoire n’est pas faite par les intellectuels et les idées - ni les miennes, ni celles des autres - mais résulte de la confrontation de forces objectives. Les idées n’en sont, au mieux, que l’expression des visions et des stratégies. Le Cap Vert et la Guinée-Bissao Amilcar Cabral était probablement l’un des meilleurs penseurs de notre époque, non pas seulement dans son petit pays, mais à l’échelle de toute l’Afrique et au delà. Il était aussi un véritable militant c’est à dire une personne qui veut comprendre le monde pour le transformer. J’ai eu l’occasion de discuter avec lui de deux questions majeures. La première concernait sa thèse du « suicide de la petite bourgeoisie en tant que classe ». Sans doute les conditions créées par la guerre favorisent-elle souvent l’épanouissement des qualités humaines, dont même les « petits bourgeois » ne sont pas dépourvus « par nature ». Le courage, la solidarité, le contact permanent avec les masses paysannes réelles, peuvent contribuer à gommer les préjugés et les ignorances de départ. Mais je restais peu convaincu que, une fois l’indépendance acquise, les réalités sociales - c’est à dire les avantages que procurent les positions d’encadrement, fatalement réservées à une minorité quand bien même aurait-elle admis en son sein des cadres venus de la base - cesseraient d’opérer dans le sens de la reproduction des inégalités. Le combat pour le socialisme est, pour moi, une guerre de très longue durée. D’autant qu’on pouvait voir, au sein même des partis de la libération nationale, au delà de leur rôle historique progressiste incontestable, fonctionner déjà ces hiérarchies et toutes les manœuvres qui les accompagnent. Le modèle des PC du soviétisme favorisait ces comportements. Autour du chef, ou des chefs locaux, combien de militants - même courageux - pouvaient se comporter en « fidèles » plus ou moins inconditionnels ? Parfois en flagorneurs. Ce que je n’ai pas dit à Cabral c’est que certains de ceux que j’ai connus comme étant parmi les meilleurs militants, les plus sincèrement avec le peuple, les plus courageux au plan militaire, étaient envoyés en première ligne - à la mort certaine parfois - par d’autres, des « chefs » bien planqués dans leurs directions à l’extérieur. J’y voyais déjà que « la petite bourgeoisie n’était pas prête à se suicider ». La seconde question concernait le problème national Guinée Bissao-Cap Vert. Je ne croyais pas que les peuples de ces deux colonies constituaient « une seule nation ». La Guinée Bissao est un morceau de l’Afrique de l’Ouest semblable aux autres, un Etat africain potentiel pluriethnique. Le Cap Vert est tout à fait différent. C’est dans les îles du Cap Vert, inhabitées lors de leur découverte par les Portugais, que ces derniers ont mis au point la formule qui allait construire l’Amérique : la colonie esclavagiste de plantations, pièce du système mercantiliste euro- atlantique. Cette formule fut définie par les fondateurs - véritablement géniaux - de la conquista portugaise (et plus tard espagnole, britannique et française) des Amériques; elle fut définie dans toutes ses dimensions : traite négrière, colonat, créolisation de la colonie, formes administratives. Le Cap Vert c’est l’ancêtre des Antilles et du Brésil. J’ai visité le Cap Vert beaucoup plus tard, en 1987 et 1991, après même que le PAICV ait perdu le pouvoir. Avec Isabelle nous nous sommes promenés dans ces îles attachantes et toutes différentes les unes des autres : Santiago la plus créole africaine, San Vincente rocailleuse et désertique avec son port mignon de Mindelo, en face San Antao, Fuego avec son incroyable volcan et à la cime de celui-ci son village curieux de « Français » (les descendants des naufragés d’un navire royaliste qui s’était enfuit de Vendée pendant la révolution, cultivant une vigne misérable dont ils buvaient la piquette, dégénérés par alcoolisme et endogamie au sein de cette petite population !). Que le PAICV ait perdu les élections au profit précisément de cette petite bourgeoisie - et bourgeoisie - créoles qui n’avaient pas participé aux luttes de libération, interpelle l’interprétation de ce qu’est réellement cette société. C’est certainement triste, car, quelles qu’aient été les limites et les erreurs du gouvernement du PAICV, le Cap Vert lui doit d’exister; et c’est le PAICV qui a donné à son peuple affamé de va nu pieds la terre et l’école. Alors pourquoi la défaite ? Sous estimation du rôle de l’Eglise, certes. Mais aussi l’arrogance dans les petits comportements quotidiens d’anciens militants courageux devenus responsables de l’administration. C’est l’explication qui m’a été donnée par Pedro Pirés lui même, secrétaire général du PAICV. Pourtant le gouvernement du PAICV pouvait compter sur des cadres remarquables, en nombre relatif beaucoup plus important que dans beaucoup d’autres pays africains. J’en dirais autant des « opposants de gauche » au PAICV, qui, ayant adopté à l’époque une ligne maoïste, avaient été fort mal vus par le pouvoir du PAICV, au point d’avoir été contraints pour beaucoup de s’exiler au Portugal, avant de rentrer au pays. Ces querelles devraient être classées aujourd’hui. L’important maintenant est de reconstituer une force de la gauche populaire, unifiée autour d’un programme minimal, mais conservant sa diversité, dans le respect mutuel des partenaires. Je n’hésite pas à dire que certains des éléments qui ont contribué à la victoire de la droite, par dépit et forcés par le sectarisme triomphaliste du PAICV pourraient retrouver une place dans cette alternative démocratique et populaire. Mais - retour à la question nationale - je dois dire que Cabral n’avait pas apprécié mon point de vue. Pourtant l’homme intelligent et cultivé qu’il était ne pouvait pas douter de sa justesse - une évidence banale. Pourtant il aurait dû savoir que je n’en ferais jamais état publiquement. Et effectivement, jusqu’à la victoire et même après, jusqu’à ce que l’union Capt Vert-Guinée ait éclaté, je me suis tu. Mais les flagorneurs qui entouraient la direction du PAIGC, au courant de ma discussion avec Cabral sur le sujet, s’en sont servi pour me faire passer pour ce que je ne suis pas : un saboteur de l’union ! On reconnaissait mon point de vue à Bissao, visité en 1986. L’Angola et le Mozambique Les problèmes de l’Angola n’étaient pas moins difficiles, bien que d’une toute autre nature. J’ai bien connu dans leur exil les dirigeants historiques du MPLA - Mario de Andrade et Augustino Neto -, mais je n’ai rencontré le véritable fondateur du parti - Pinto de Andrade - que beaucoup plus tard, à Luanda. J’ai également bien connu les représentants de la gauche du MPLA – Viriato da Cruz et Lucio Lara. Neto se comportait en « Roi ». Le genre qui parle fort peu, parce que chacune de ses paroles est forcément juste et importante. Il me paraissait impossible de discuter avec lui. Il ne le souhaiatait d’ailleurs pas. Mario de Andrade m’a dit qu’il ne discutait en fait avec personne. Un petit Staline comme hélas les PC de l’époque en produisaient facilement. Mario de Andrade était une toute autre personnalité qui n’a exercé des fonctions à la tête du MPLA que pour un temps bref, « vidé » par le bloc des sectaires qui monopolisaient la direction, envoyé « faire la guerre ». Ce qu’il fit. La guerre, je l’ai surtout faite aux moustiques, m’a-t-il dit avec son humour léger. Ce qui ne réduit pas son courage, mais témoigne plutôt de sa modestie. Trop modeste pour être un « grand chef ». Avec Mario je pouvais donc discuter du drame angolais qui se préparait. Car en fait, pour des raisons diverses qui ne réduisent en rien les mérites historiques du MPLA, celui-ci n’avait pas le monopole de la représentation - vraie ou prétendue - des forces politiques du pays. Quoiqu’on ait pensé d’eux le FLNA de Roberto Holden au Nord, chez ces Bakongo de l’Angola, l’UNITA chez les Ovimbundu du Sud, existaient. Le MPLA était bien implanté dans la capitale et particulièrement dans les classes mieux éduquées - souvent métisses - ce que les démagogues du nationalisme anti- blancs/anti-métisses ne manquaient pas d’exploiter. Il était aussi un parti convaincu que seule la perspective socialiste répondait aux attentes du peuple, et comptait dans ses rangs un bon nombre de militants qui avaient été formés dans le parti communiste portugais. Le FLNA et l’UNITA n’étaient que des organisations tribalistes sans programme quelconque, constituées autour d’un chef absolu et démagogue. Non seulement donc, bien entendu, anticommunistes, mais également prêts à toutes les compromissions avec Washington, Mobutu et même la PIDE (la petite politique portugaise) qui savait les utiliser le cas échéant contre le MPLA. Plus tard, lorsque les élections donnèrent aux Angolais le choix entre le MPLA et l’UNITA (le FLNA avait disparu dans la tourmente) les électeurs dirent avoir préféré les « voleurs » (le MPLA) aux « assassins » (l’UNITA). Et c’était vrai, le MPLA au pouvoir à Luanda depuis quinze ans avait bien évolué et la corruption s’y était généralisé; mais les sbires de l’UNITA se comportaient en véritables assassins dans les zones qu’ils contrôlaient. N’empêche que les médias occidentaux vomissaient les leaders du MPLA - peu démocrates (ce qui n’était pas faux) - mais encensaient Savimbi, le chef des assassins (est-il un démocrate, lui ?). Mais FLNA et UNITA existaient, et l’UNITA existe toujours. Une réunion houleuse avait remué l’OUA quand au lendemain de 1974, il fallait reconnaître un gouvernement angolais représentatif du mouvement de libération nationale. Je ne participais pas à cette réunion, je n’y aurais eu aucun titre valable. Mais j’avais été invité, à part, comme un « sage » que l’OUA « consultait ». Je n’avais pas l’âge d’un sage, encore moins le physique. Mais c’était là une sorte de reconnaissance que mes écrits avaient quelque résonance. Je précisais que je n’aurais rien à dire concernant la représentativité réelle de telle ou telle organisation, son implantation sur le terrain. Qu’il appartenait aux enquêteurs politiques africains dûment mandatés de répondre à ces questions; et que je ne jouerai pas au journaliste irresponsable comme il y en a hélas trop. D’accord. Alors mon rôle ? Flou. Ecouter. J’ai donc entendu. Et n’ai rien dit. Mais j’ai constaté d’abord l’intrusion tonitruante des Soviétiques, massivement présents dans les couloirs. Eux directement et quelques Etats africains alliés affirmaient que seul le MPLA existait sur le terrain, et qu’il avait le droit de constituer seul le gouvernement légal du pays. A mon avis cette affirmation gênait plutôt qu’elle n’aidait. Car elle était fausse, et chacun le savait. Les Etats Unis, plus subtils le faisaient remarquer par l’intermédiaire de leurs Etats amis. La Chine s’est alors mêlée de l’affaire à son tour. A l’époque elle ne laissait jamais Soviétiques et Américains occuper seuls la scène. Les suggestions chinoises - très officieuses - étaient au départ raisonnables, à mon avis : constituer un gouvernement de coalition avec les trois organisations, pour éviter la guerre civile. J’ai entendu de mes oreilles un ambassadeur de Chine dire simplement : si le MPLA est si fort réellement, il absorbera les autres et les digérera, s’il ne l’est pas, un gouvernement de coalition s’impose avec encore plus de raisons. Cela étant l’antisoviétisme a fait déraper l’attitude de la Chine, peu après. Comme un gouvernement MPLA s’installait à Luanda, mais qu’il ne contrôlait qu’une partie du pays, qu’il acceptait la perspective de la guerre pour chasser l’UNITA, et qu’il recevait une aide militaire soviétique à cette fin (le soutien de Cuba n’a pris le relai que plus tard), la Chine décidait de continuer à soutenir l’UNITA (comme elle l’avait fait avant 1974 soit disant pour ne pas laisser le MPLA prosoviétique occuper seul le terrain), se retrouvant aux côtés des Etats Unis et de l’Afrique du Sud qui ne ménageaient pas leur soutien financier et militaire à l’assassin Savimbi. Discutant plus tard de toute cette histoire avec Mario de Andrade celui-ci m’a bien dit : la solution du gouvernement de coalition eut été la meilleure. Mais il n’est pas sur qu’elle eut été possible. Washington tenait à la saboter. Ce que je crois vrai. Toujours est- il que s’il avait été possible, le compromis aurait évité 17 ans de guerre inutile. Puisque, au terme de cette tragédie, l’URSS n’existant plus, Cuba s’étant retiré (après avoir battu à plate couture les Sud-Africains, ce qui fut magnifique), l’apartheid lui aussi ayant disparu, le MPLA ne faisant plus peur à Washington (bien que les Etats Unis ne pardonnent jamais et restent toujours haineux à l’égard de tous ceux qui leur ont résisté), les héritiers de Savimbi étant aussi toujours là, il fallait bien accepter la négociation et même un gouvernement de coalition. Triste fin. Les choses paraissaient plus simples au Mozambique. Le Frelimo menait seul la guerre de libération. Les difficultés devaient apparaître plus tard, après la libération. La base de Dar es Salaam était évidemment le lieu de rencontres fréquentes, particulièrement avec Marcelino dos Santos, futur vice Président, avec Aquino da Bragança qui a péri dans l’accident d’avion où le Président Samora Machel a trouvé la mort et avec Sergio Vieira l’idéologue du parti. Je ne me souviens pas beaucoup de ces discussions qui ont été, je crois, assez banales. La dérive est venue après la libération. Le Frelimo n’était implanté que dans le Nord du pays, il n’était pas suffisamment préparé pour maîtriser la situation à Maputo, absorber l’afflux des petits bourgeois qui n’avaient guère participé à la guerre mais fournissaient la masse des cadres rapidement promus pour prendre la relève des Portugais partis en masse. Réponse au défi par une « dérive de gauche » -collectivisation impopulaire etc… A quoi s’est ajoutée rapidement la guerre nouvelle imposée par le Renamo, soutenu par l’Afrique du Sud. Et bien que les « partisans » de ce parti qui a eu l’heur de plaire aux « démocrates » de l’Occident ne soient que de vulgaires assassins sans le moindre programme, leur seule existence n’a été rendue possible que par les erreurs du Frelimo. La capitulation qui a suivi les accords de Nkomati (1987) avec l’Afrique du Sud et l’ouverture de négociations avec le Renamo comme l’adoption du multipartisme ont eu les effets catastrophiques qu’on devait attendre : l’effondrement. L’idéologie triomphante des « ONG - représentants la société civile» a fait ici des ravages qui ont été dénoncés avec force par le suédois Abramson. Car il est évident que ces ONG ont été dans l’ensemble un instrument supplémentaire mis en oeuvre, manipulé et constitué par les forces réactionnaires externes (les promoteurs du « nouvel ordre néo-libéral » sans Etat !), le soutien de la bourgeoisie corrompue à l’intérieur et nullement l’expression autonome des classes populaires. Mais je ne connais encore tout cela que par mes lectures, par les discussions que le Forum a commencé à organiser autour d’une petite équipe animée par l’économiste Eugenio Macamo comme avec nos amis le recteur Carlos Machili, Maria do Ceu Carmoreis. Le Zimbabwe Après 1960 et 1975, 1980 est la troisième grande date de la libération de l’Afrique. L’effondrement du régime de la minorité blanche qui avait proclamé « l’indépendance » de la Rhodésie en 1965 annonçait l’effritement de tout le système de l’Afrique australe des « réserves ». Mais le mouvement de libération du Zimbabwe avait été contraint d’accepter un compromis, comme dix ans plus tard l’Afrique du Sud. Les accords de Lancaster House rendaient impossible une réforme agraire radicale. Les paysans que les colons blancs des Highlands avaient refoulés sur des terres ingrates y resteraient. Ces accords inauguraient donc la mise en place de ce que mon ami Ibo Mandaza appelle un « régime schizophérique » : un gouvernement constitué à partir d’un parti dont le programme et l’idéologie se situaient à gauche, auxquels beaucoup de cadres et de militants tenaient réellement et qui ne manque jamais dans le discours d’en rappeler la perspective; une politique qui ne met pas en oeuvre ce programme. Le temps passe donc, les classes populaires perdent leur foi dans le système qu’elles jugent avec cynisme, tandis qu’une nouvelle bourgeoisie africaine se renforce. Un minimum de réforme agraire, réduisant un peu la pression paysanne d’une part, mais surtout la reprise d’une partie des terres de la colonisation par de nouveaux propriétaires fonciers africains. Comme cela avait été le cas au Kenya. A cela s’ajoutent les difficultés de la reconversion des industries manufacturières qui, développées par le régime minoritaire de Ian Smith, avaient bénéficié de la protection que le boycott international leur avait imposée. Sommée de devenir « compétitives » et de ne plus bénéficier des avantages et subventions que l’Etat leur avaient octroyés, elles sont aujourd’hui sérieusement menacées par l’ajustement structurel. Simultanément bien entendu les conditions faites à la classe ouvrière se dégradent et le chômage grandit. Au cours de mes déplacements dans le pays en 1986 je vérifiais comment concrètement le système des réserves sur lequel j’avais écrit avait été organisé, très systématiquement. Sur les terres de la colonisation, faible densité de population mais néanmoins belles routes asphaltées, téléphone, électricité et eau courante. Dès qu’on entre dans les réserves surpeuplées, plus rien, ni routes, ni services élémentaires. Ainsi les réserves - les Bantustans - sont-elles condamnées à fournir de la main d’œuvre à bon marché pour les terres de la colonisation, les mines et les industries. Système ignoble, qui n’a pas été inventé par les Boers (bien qu’on le leur attribue), mais par les Britanniques, ici Cecil Rhodes. Situation qu’on retrouve dans la colonisation de l’Algérie et en Israel-Palestine. Le compromis de Lancaster House auquel le mouvement de libération nationale du Zimbabwe avait consenti en 1980 constituait dès le départ un handicap supplémentaire à une radicalisation éventuelle du régime, que d’ailleurs la conjoncture générale – qui n’était plus dans les années 1980 ce qu’elle avait été dans les années 1960 et 1970 – ne favorisait guère. Le discours populiste du régime allait donc perdre rapidement sa crédibilité tandis que son raidissement ne pouvait que renforcer une opposition au départ presque inexistante dans l’opinion africaine dominante. Cependant, loin de se constituer en alternative cohérente de gauche cette opposition défend à la fois la démocratie multipartiste et le néolibéralisme et, comme en Zambie, une victoire de cette droite pro-américaine non seulement évidemment n’apporterait aucune réponse aux problèmes sociaux des classes populaires mais tout au contraire en aggraverait la tragédie. La contre attaque de Mugabe a choisi, comme on le sait, de livrer la bataille sur le terrain de la réforme agraire. Un peu tard et avec des moyens discutables. Cela ne doit pas faire pas faire oublier l’hypocrisie du gouvernement britannique qui n’a jamais respecté son engagement de couvrir le coût de la réforme agraire nécessaire, en prenant à son compte le « dédommagement » des fermiers blancs, au demeurant bénéficiaires de centaines de milliers d’hectares qui leur avaient été donnés gratuitement par le pouvoir colonial de Londres, au prix évidemment de l’expulsion des « indigènes » qui en vivaient. La contre attaque a adopté, comme on le sait, des formes plutôt brutales, qui facilitent la mobilisation de l’opinion « sensible » des occidentaux, en direction de laquelle on s’emploie à répéter, par la même occasion, que la « réforme agraire » sera forcément une catastrophe économique, qui privera le pays de ses agriculteurs « efficaces ». Un argument dont évidemment les paysans africains victimes de l’histoire n’ont que faire. Un argument qui de surcroît ne tient pas la route : la rentabilité financière des latifundia blancs a pour contrepartie nécessaire l’exclusion de millions de ruraux africains condamnés à la famine et, de surcroît, la surexploitation du capital foncier (un argument auquel les Verts occidentaux sont sensibles ailleurs mais, curieusement, pas ici !). La meilleure analyse de la question a été produite par Sam Moyo, dans le cadre d’un groupe de travail du Forum (S. Amin et alii, Les luttes paysannes et ouvrières face aux défis du 21 ème siècle; Les Indes Savantes, 2005). Quoiqui’il en soit, ici comme ailleurs, les puissances occidentales soutiennent « l’alternance » qui leur convient, celle qu’assureraient de prétendus « démocrates » acceptant non seulement le diktat néo-libéral, mais encore la remise aux calendes de la réforme agraire. Le malheur est qu’une bonne partie de la gauche – syndicats et intellectuels – s’est ralliée à ce type d’opposition à Mugabe. Avenir incertain, pour le moins qu’on puisse dire. D’autant que l’explosion au Zimbabwe risque de se communiquer à l’Afrique du Sud, où se pose le même problème, dans des termes et des conditions historiques similaires. Dans les années 1930, le Parti communiste sud africain avait eu l’intelligence courageuse de faire de la révolution paysanne anticoloniale, anticapitaliste, l’un de ses axes programmatiques fondamentaux avec la révolution de la classe ouvrière contre les monopoles miniers de l’impérialisme. En y renonçant (dans les années 1960) il a laissé cette question ouverte, une question que le capitalisme ne pourra jamais résoudre. 2. LES MIRACLES SANS LENDEMAINS La Côte d’Ivoire Je m’étais également fixé l’objectif, lorsque j’étais à l’I.D.E.P., d’étudier personnellement de plus près quelques expériences néocoloniales dont la Banque Mondiale et d’autres vantaient les succès, en premier lieu celle de la Côte d’ivoire, que j’ai visitée à plusieurs reprises entre 1963 et 1973. Durant les années 1963 et 1964 je me rendais donc à plusieurs reprises en Côte d’Ivoire. Reçu au Plan par le Ministre de l’époque, Mohamed Diawara, je collectais l’information qui ne pouvait que faire découvrir immédiatement à quiconque est doté d’un minimum de sens de la réalité - pas même de sens critique aigu - que la « croissance miraculeuse » n’était rien d’autre qu’un remake de ce que le Ghana avait connu trente ans plus tôt, sans originalité aucune. Mais les médiocres économètres de la coopération française, de la Banque Mondiale, de la C.E.E. et du PNUD réunis s’extasiaient en choeur et, se livrant à l’exercice facile de la projection mécanique simple, n’hésitaient pas à promettre aux dirigeants du pays un avenir radieux. Projetez 6 % - ou 10 % même - de croissance annuelle pendant 20 ans (ou 30 !) et vous concluez forcément que la Côte d’ivoire était appelée à « rattraper » l’Europe. Je discutais avec les responsables ivoiriens et tentais d’attirer leur attention sur la poudre qu’on leur jetait aux yeux. Regarder plutôt du côté du Ghana, vous verrez mieux les vrais problèmes auxquels vous vous heurterez dans quinze ou vingt ans, tentais-je de leur expliquer. Un peu en vain, le succès grisait à peu près tout le monde. Quelques intellectuels critiques - Memel Foté, Moustapha Diabaté, Ali Traoré et Charles Waly Diarrassouba (à l’époque), étaient à peu près les seuls à pouvoir entendre autre chose qu’un hymne à la gloire du capitalisme colonial ! Plus tard, lorsque le discours sur le « miracle ivoirien » fut définitivement enterré, une opposition démocratique nouvelle s’ouvrait à la réflexion sur les véritables problèmes de leur société. On pouvait donc espérer de Laurent Gbagbo et Dramane Sangaré au Front Populaire, Francis Wodié au Parti Ivoirien du Travail, qui étaient de ceux là, qu’ils mettent leur pays sur de bons rails. La bêtise commune aux nouveaux riches du tiers monde éclate ici dans un véritable feu d’artifice de démonstrations quotidiennes tristement amusantes. Je rencontrais un jour une amie, Melle Garnier, qui avait été professeur d’économie à l’Université de Brazzaville. Que fais-tu aujourd’hui ? me dit- elle. Rien. Alors je t’emmène à l’Hôtel Ivoire où se déroule une cérémonie amusante, j’ai une invitation pour deux. Le Club des Riches - c’était son nom véritable - fêtait l’anniversaire (combien d’années, je ne m’en souviens plus) de sa création. De chacune des Mercédes noires d’une longue file sortait un chauffeur Burkinabé maigre en short kaki qui ouvrait la porte arrière de l’engin. Un gros homme en costume trois pièces sombre, feutre et parapluie - l’uniforme - en sortait. Toujours les mêmes figures, « un nègre bien ciré » dit d’eux mon ami sénégalais Samba Ndiaye. Figures un peu grasses, oeil peu intelligent. Rassemblés dans un salon superclimatisé de l’hôtel - de manière à ne pas leur faire regretter le trois pièces de drap les Riches en question écoutent le discours de bienvenue prononcé par une très haute personnalité de la République, Auguste Denise. Discours simple et répétitif, disant presque littéralement : « vous êtes riches, çà veut dire que çà va bien, que la Côte d’Ivoire s’enrichit » ! Puis, le discours terminé, une armée de serveurs entrent avec des bouteilles de champagne - des centaines sans doute - les ouvrent bruyamment et mal en sorte que la moitié du breuvage se perd en jets de mousse que vous attrapez plein la figure. On boit et reboit sans conversation - ces Messieurs n’ont probablement rien à dire - mais avec beaucoup de rires sonores et stupides. Puis on s’en va. La fête des Riches est terminée. Ce type de classe dirigeante peut plaire aux racistes d’Europe et des Etats Unis, faire baver d’envie les Rastignacs de la petite bourgeoisie locale. Le peuple qui la subit la regarde comme étrangère, ce qu’elle est. L’intelligence ironique du peuple de Cote d’Ivoire se déploie à chaque occasion, comme l’illustrent les romans de Kuruma, mieux que les enquêtes dites sociologiques. Abidjan est également le siège de nombreuses institutions africaines, ce qui me donnait par là quelques occasions supplémentaires de m’y rendre. La B.A.D. - Banque Africaine de Développement - y avait organisé une conférence sur les questions monétaires africaines, à laquelle on m’avait invité. C’est à cette occasion que le Président Houphouet nous avait reçus dans son Palais et que je bavardais avec la « drianké » dont j’ai rapporté le jugement sur les hommes « cons et riches » (plus haut page 11). Avant d’atteindre le jardin on passait par un grand hall dont un mur était décoré, si l’on peut dire, par une plaque d’or sur laquelle un projecteur était braqué. On regrettait d’avoir oublié ses lunettes noires, tant l’éclat de la chose éblouissait la vue. J’ai visité également plus tard l’absurde projet de Yamoussoukro - village natal d’Houphouet - promu future capitale, ses avenues larges comme des pistes d’atterissage d’aéroport ne conduisant nulle part, sa Basilique de marbre d’Italie - de la taille de Saint Pierre de Rome etc… C’était un dimanche et, pour fournir au service des auditeurs autres que la dizaine de touristes qui de toute façon n’en suivraient pas l’intégralité du déroulement, des cars avaient collecté une cinquantaine d’enfants des villages voisins. Une bande de curés - polonais et italiens à l’accent - nous ont fait visiter le monument, accompagnant leurs commentaires de réflexions racistes (ils n’imaginent pas qu’un « Blanc » d’apparence puisse ne pas partager leurs idées - j’ai « bénéficié » de ce traitement au Zaïre, à la Minière de Bakwanga dont je raconterai plus loin l’histoire - j’écoute toujours ces propos en silence, pour voir jusqu’où ils vont, quitte ensuite à dire en trois mots ce que j’en pense) etc. Je concluais donc notre visite par une phrase brève, à l’adresse du curé-guide : « Merci, en quelques instants vous parviendriez à rendre votre interlocuteur antichrétien et à le convaincre que la race blanche produit les spécimen les plus imbéciles de l’espèce humaine ». Ce sont là des visages du capitalisme réellement existant dont on ne parle pas souvent. Ce sont même ces visages qui plaisent particulièrement à certains - un grand nombre des « techniciens » qui rodent en Afrique. L’un d’eux, un américain employé par la Banque Mondiale, ne soupçonnant pas non plus qu’un « Blanc » puisse ne pas être naturellement raciste, me disait qu’il n’y avait que deux pays « vivables » en Afrique : l’Afrique du Sud (c’était au temps de l’apartheid) et… la Côte d’Ivoire. Il est vrai qu’un ministre ivoirien qui avait eu l’audace d’aller en Afrique du Sud à l’époque, et était allé à match de football, avait accepté d’être « mis en cage » puisqu’à l’époque un grillage séparait les spectateurs blancs des noirs ! La question des relations économiques entre les pays de la CEAO (les pays francophones d’Afrique de l’Ouest) m’a valu d’accompagner le Président Senghor à un sommet d’Abidjan qui devait se prononcer sur la méthode de calcul des reversements des douanes des pays côtiers au bénéfice de celles des pays de l’intérieur. Senghor m’avait confié - dans l’avion - la lecture du dossier. Un exercice économétrique inutile pour légitimer une décision politique simple. Je donnais donc mon point de vue en disant que le « résultat » pseudo scientifique - modeste - pouvait être divisé par trois ou multiplié par six sans problème. Argument qui fut repris par le Président Senghor, au grand étonnement des technocrates contraints d’acqiesser. C’est à l’occasion de cette visite qu’on me dit que le Président Houphouet avait dit que ce que j’avais écrit dans mon livre sur la Côte d’Ivoire était juste, mais qu’il ne fallait pas l’écrire mais seulement le lui rapporter oralement… Lui sussurer dans l’oreille. Ce n’est pas la méthode que je préconise pour faire avancer la réflexion critique dans un pays quelconque, ai-je simplement répondu. Les choses semblaient néanmoins commencer à changer en Côte d’Ivoire. La page du « miracle » tournée, j’ai eu la possibilité de le vérifier, invité par le GIDIS (une association indépendante de chercheurs en sciences sociales de la Côte d’Ivoire présidée par Memel Foté) en 1994 puis par le groupe du PNUD chargé des études futuristes en Afrique le NLTPS, dirigé à l’époque par José Brito, auquel a succédé Alioune Sall. A cette occasion des responsables de l’économie du pays m’ont consulté « comme un devin » ai-je dit en racontant cette histoire (plus haut page 86). Le miracle ivoirien, comme presque toujours les miracles de ce type, devait produire une véritable catastrophe politique, son épuisement prévisible venu. La dépolitisation systématiquement entretenue par les illusions du temps de la prospérité ne préparait ni les classes populaires, ni les cadres – ceux de l’opposition inclus – à affronter les difficultés nouvelles. La Côte d’Ivoire ne s’est pas seulement enfermée dans l’impasse, elle s’est engagée sur la pente glissante d’un dérapage régressif qui s’exprime dans le discours démagogique dit de « l’ivoirité » et mobilise systématiquement l’hostilité aux « immigrés » (du Burkina Faso et du Mali) sans lesquels le miracle lui même n’aurait jamais pu prendre forme. Mais si Houphouet – parfaitement conscient du rôle décisif de l’apport de ces « étrangers » - avait opté de ce fait pour une politique d’assimilation juridique intelligente, son successeur – Konan Bédié – connu pour être remarquablement stupide, a choisi au contraire de flatter « l’ivoirité » des enfants « authentiques » du pays. Le coup d’état militaire qui l’a chassé en 1999 aurait pu faire espérer qu’un terme soit mis à ce dérapage odieux. Malheureusement le candidat dictateur – le général Guei, et derrière lui Laurent Gbagbo et les partis d’opposition ont opté pour la surenchère dans ce domaine. La Côte d’Ivoire a sombré depuis dans des conflits sans fin dont il n’y a rien à attendre d’autre que l’auto destruction de la société. La dérive du Front Populaire Ivoirien ne m’a pas terriblement surpris, en dépit des espoirs placés trop rapidement par beaucoup dans la personne de son leader. J’ai appris un peu plus tard que Gbagbo appartenait à l’une de ces sectes protestantes dont les Etats Unis soutiennent l’installation en Afrique. Stratégie planifiée qui ne vise à rien de moins que d’annihiler tout espoir de sortie des impasses de la quart mondialisation du continent. Toujours est-il que les dés sont jetés et je ne vois pas comment un jour ce pays pourra être reconstruit. La Côte d’Ivoire a plongé comme je le craignais. Cela n’a pu surprendre que les économistes conventionnels - comme les professeurs français “spécialistes de l’Afrique” qui opèrent à Clermont Ferrant - qui proclamaient, en réponse à mes critiques du modèle ivoirien, que ce pays était sur le point de devenir une seconde Corée ! Incapables de comprendre ce que signifie la transformation sociale, ils ne pouvaient pas voir la stupidité de cet argument fourni par les patrons de la Banque Mondiale ! Le Kenya Le développement économique du Kenya a été l’objet d’éloges aussi peu réfléchis que ceux adressés à la Côte d’Ivoire. Miracle, miracle, simplement parce que les exportations agricoles primaires enregistraient des taux de croissance élevés pendant quelques années. Du coup silence total sur les dictatures de Kenyatta, puis de Moi. Eloge de la stabilité, valeur à l’époque jugée supérieure. Concernant le Kenya, au départ déjà doté d’un peu plus d’établissements industriels que la Côte d’Ivoire, le discours devenait dythirambique; voilà un pays où se constitue enfin, disait-on une bourgeoisie nationale entreprenante, au nom de quoi tout le reste paraissait acceptable, des inégalités sociales crapuleuses entre autre. Des équipes d’économistes de la gauche repentie, britanniques de la New Left Review et Scandinaves ex tiers mondistes naïfs ralliés au libéralisme (comme Goran Hyden) y voyaient la preuve de l’erreur de la thèse de la polarisation mondiale capitaliste etc… Résultats bien maigres accomplis par cette bourgeoisie nationale entreprenante, qui diffère si peu de la bourgeoisie compradore qu’il faut une loupe pour en distinguer l’originalité positive. En fait aujourd’hui le tourisme tant de plages que de safaris dans les réserves naturelles tend à devenir la ressource principale du pays. Magnifique ! Nairobi est une capitale qui abrite un nombre important d’institutions africaines et internationales, comme l’UNEP (l’organisation de l’ONU pour l’environnement), l’Académie Africaine des Sciences (qu’animait le professeur Thomas Odhiambo); elle dispose d’une bonne université (Dharam Ghai, directeur de l’UNRISD par la suite, Peter Anyang, Michael Chege, Apolo Njonjo et d’autres ont souvent été actifs dans les réseaux du Forum). Le mouvement des femmes est ici particulièrement actif dans le milieu universitaire (animé entre autres par Patricia Mac Fadden). Le milieu intellectuel kenyan est néanmoins, à l’image du pays, partagé en trois grands groupes culturels, celui des Kenyans d’origine indienne, progressivement poussés vers la porte de sortie de l’émigration, celui des Africains appartenant aux grandes ethnies de l’intérieur (Kikuyu et Luo) et celui des Swahili musulmans de la côte, souvent attirés par le discours culturaliste « marquant la différence » qui les sépare des majorités paysannes et ouvrières. Ali Mazrui - idéologue du culturalisme - est de ce fait plus populaire aux Etats Unis, où il existe un public friand de spécificité culturelle, que dans son propre pays. Car les autres, comme notre collègue et ami Abdallah Bujra, qui a été Secrétaire exécutif du CODESRIA, n’ont jamais versé dans ce type de rhétorique. Le Forum a organisé en 1993 un de ses groupes de travail au Kenya, près de Mombassa. La tenue du Forum social mondial à Nairobi en 2007 devait nous faire connaître l’autre face de la réalité: les mouvements populaires de résistance, mobilisés par Wahu Kaara, une femme d’une grande éloquence populaire. Mais ces mouvements restent dans l’ensemble englués dans le pragmatisme anglo saxon, mal préparés pour comprendre la nature des défis. Le Malawi J’ai eu l’occasion de visiter le Malawi en 1997, alors que la page de la dictature de Banda était tournée et qu’une équipe locale du Forum du Tiers Monde – animée par Chinyama Chipeta et Mjedo Mkandawire, conduisait un travail important, faisait le bilan du « miracle » raté (un de plus) et avançait des propositions alternatives. Le « miracle » était fondé sur une recette simple : mettre toutes les ressources du pays au service exclusif de l’expansion du secteur agro exportateur de tabac, au profit des gros exploitants – colons et nationaux – et des oligopoles transnationaux de la cigarette, ce qui évidemment provoquait l’enthousiasme délirant de la Banque mondiale. Que ce « succès » impliquait la dégradation de la production vivrière, l’appauvrissement des majorités paysannes, l’exercice de la dictature violente d’un « parti unique » (mais fort heureusement anti socialiste !) ne gênait en aucune manière ceux là même qui plus tard allaient inaugurer les nouveaux discours sur « la pauvreté » et la « démocratie pluripartite ». Le gouvernement issu des élections, dans ces conditions, ne tente rien d’autre que de poursuivre la politique économique de la dictature, quand bien même celle-ci était-elle déjà visiblement à bout de souffle. Comme en Zambie l’option démocratique n’est acceptable – pour le capital transnational dominant et les chancelleries occidentales – que si elle ne propose rien de nouveau et accepte de se soumettre intégralement aux objectifs de la mondialisation libérale. La déception des électeurs s’exprime alors par des blagues désabusées : « on regrette le parti unique, car on savait à qui s’adresser, combien donner et on était assuré du résultat, tandis qu’avec le multipartisme on ne sait plus à qui parler, on paie davantage et on n’est même pas sûr du résultat » ! Mais si les sociétés du Kenya et du Malawi sont parvenues à offrir un front de résistance minimal aux assauts du libéralisme compradore, il n’en est pas de même d’autres sociétés africaines, plus fragiles et plus vulnérables, qui ont sombré corps et âmes dans une spirale conduisant à la désintégration totale de leur tissu social. C’est le cas évident pour la Sierra Léone, le Libéria, le Rwanda et le Burundi, la Somalie. 3. LES SABLES MOUVANTS DES EXPERIENCES NEO COLONIALES L’Afrique Centrale L’Afrique centrale est caractérisée par la violence de sa vie politique. L’explication la plus courante - par le tribalisme, ou même à la limite par la « sauvagerie » de ses peuples, c’est à dire par le racisme banal mal déguisé - ne tient pas la route. Elle passe sous silence les destructions incroyables dont la colonisation est responsable dans la région. Catherine Coquery, en mettant l’accent sur les formes particulières de l’intervention coloniale – par « compagnies concessionnaires» interposées - faisait mettre le doigt sur l’essentiel : l’incroyable désarticulation de ces sociétés faibles et vulnérables par le pillage colonial, qui a été lui, ici, particulièrement primitif. En plein XXe siècle des pratiques rappelant celles qui au XVIe siècle ont décimé les sociétés indiennes d’Amérique. André Gide - retour du Congo - a décrit, avec tout son talent, l’horreur de cette colonisation. Déssosées, les sociétés de la région peuvent alors être mises en coupe réglée par un criminel de bas étage (comme Mobutu) ou un pitre (comme l’Empereur Bokassa ou Fulbert Yulu), sans que les media dominants ne rappellent l’essentiel : que ces criminels et ces pitres sont les meilleurs « amis » de l’Occident, souvent mis en place et maintenus par ses interventions financières ou même militaires. Mais la région, du même coup, est celle d’explosions potentiellement radicales parmi les plus violentes de notre monde moderne. Ce n’est pas un hasard si le Cameroun a donné l’UPC, le Congo-Brazzaville des espoirs socialistes, la république démocratique du Congo (baptisée Zaïre par Mobutu) une série ininterrompue de rebellions paysannes. Mais ce n’est pas un hasard non plus si toutes ces potentialités ont pu être étouffées. Pitres pauvres, pitres riches (financièrement). Dictateurs dans tous les cas, parfois à la limite extrême du crime. A la violence sauvage des classes dirigeantes j’oppose sans hésitation l’intelligence des formes multiples de résistance que les peuples dans leur majorité (en ignorant les petites cliques d’agents d’exécution recrutées par les pouvoirs aux abois) déploient pour en limiter les dégâts. J’étais directeur de l’IDEP lorsque me parvint à Dakar une invitation curieuse du Président du Gabon - sans indication de motif autre que « consultation spéciale ». Je réfléchis; j’accepte. Voyage en première, tapis rouge à l’arrivée, conduit dans une villa, mais toujours aucune indication sur le sujet de la consultation. L’ami Ntogolo à qui je téléphone l’ignore lui même bien que, responsable au Plan, je pouvais le soupçonner (à tort) d’être à l’origine de la mission. Vous serez reçu demain matin à dix heures par le Président et connaîtrez l’objet de la mission à temps. Entendu. Le lendemain à neuf heures on vient me chercher, m’installer au Palais dans un bureau attenant à celui du Président et on me dit : « questions monétaires ». Je réfléchis dix minutes puis on vient m’installer dans le bureau présidentiel, sur un canapé bas, face à un bureau élevé sur une estrade. « Le Président », hurle un huissier. Je me lève. Le Président apparaît. Je commence : Monsieur le Président, s’agissant de questions monétaires… et amorce un cours simplifié sur le système de la zone franc. Le Président m’arrête et me dit: Ce n’est pas cela qui m’intéresse. Puis- je avoir mon portrait sur les billets de banque ? Monsieur le Président, sur les billets de banque on peut imprimer ce qu’on veut, cela ne modifie rien à aucun problème monétaire. C’est bien ce que je pensais et vous remercie de me le confirmer, mais les Français m’ont dit le contraire. Monsieur le Président ils vous ont trompé. Trois mois plus tard le Gabon émettait ses billets CFA décorés par le portrait de son Président. J’ai été, avec Isabelle, en République Centrafricaine en 1972. Jean Bedel Bokassa n’y était encore que Président à vie. La mascarade ultérieure de son couronnement impérial a donné lieu à un débordement facile de commentaires ridiculisant le peuple de ce pays. Sans dire que l’Empereur avait renversé un régime à peu près normal - celui de Dacko - qui avait seulement eu l’idée saugrenue de faire appel à l’aide de la Chine populaire, et que le soudard de la coloniale était l’ami de Paris. Sans dire non plus lequel des deux était le plus méprisable, du soudard en question, ou du Président français, acceptant ses diamants ou jouant au Tartarin chassant le lion (on amène dans ces chasses glorieuses des lions drogués à trois mètres de leur bourreau). Le peuple centrafricain lui est un peuple de paysans fins, qui fabriquent des poteries pleine d’humour, et - à juste raison - ne font pas de distinctions majeures entre un Président autocrate ou un empereur du même acabit. Nous avons connu un centrafricain malade, hospitalisé par le coup que le ridicule de son Empereur infligeait à son peuple. Combien de Français ont été malades des pitreries de leur Président à Bangui ? Le Cameroun subit, depuis l’écrasement de la rébellion de l’UPC par l’armée coloniale française, une dictature sauvage ininterrompue depuis quarante ans. Qui n’a jamais beaucoup gêné les démocrates officiels de l’Occident. Guère plus que celle de Suharto. A Ahidjo a donc succédé presque pire avec Biya, présenté néanmoins comme le héro de la nouvelle « démocratie » (une véritable farce donc). L’IDEP a néanmoins organisé un bon séminaire à Douala, en 1974, en collaboration avec l’I.P.D. (Institut Panafricain de Développement), habilement dirigé à l’époque par Cosme Dikoumé. Une Institution chrétienne qui formait des cadres moyens pour le développement rural. Le meilleur milieu possible dans ce pays, le pouvoir s’étant employé avec succès à empêcher l’Université de franchir le seuil de la plus grande médiocrité. Les produits de cet enseignement sont évidemment plus faciles à domestiquer, acheter, coopter, corrompre, ou simplement terroriser. Dans une autre occasion je parcourrais en voiture le pays de Yaoundé à la frontière du Tchad. Fort Lamy de l’époque était atroce. L’intervention française, avant celle des Lybiens au Nord, battait son plein. Ville occupée par des soudards de la Légion, ivres et gueulards. Les Tchadiens rasaient les murs en silence. Le Congo-Kinshasa La décolonisation ratée par les Belges, la République démocratique du Congo a été de 1960 à 1963 le champ de déploiement d’un duel tragique. Le mouvement de libération nationale ne s’était constitué ici que tardivement et s’était donc radicalisé dans des conditions difficiles, autour de Patrice Lumumba. Les cadres manquaient cruellement. Il n’y avait au Congo en 1960 que 9 congolais qui avaient fait des études supérieures, dont 6 en théologie. Il y avait à Brazzaville cinquante fois plus de cadres supérieurs pour un pays douze fois moins peuplé ! Le mouvement de libération nationale unitaire hâtivement constitué se heurtait donc à des forces régionalistes et ethnicistes centrifuges et à des projets néo- coloniaux manipulés par Bruxelles. Les Baluba étaient appelés par leur leader Albert Kalongi - qui se fit proclamer Empereur - à créer leur Etat au Kasaï, autour des mines de diamant, Tshombe faisait sécession au Katanga, non pas sur une base ethnique quelconque impossible dans cette province peuplée par des migrants de tout le pays mais pour placer son Etat fantoche sous la coupe directe des compagnies minières du « Copper Belt ». Bruxelles soutenait ces mouvements mais en même temps comptait bien parvenir à imposer ses hommes à la tête du courant unitaire et se débarrasser de Lumumba. Mobutu, qui avait commencé sa carrière comme indicateur de police, était choisi à cette fin. Le chaos était le produit de ces confrontations. Parallèlement, et indépendamment des mouvements ethnicistes, les paysans se rebellaient dans plusieurs provinces du pays. Comme toujours les rebellions paysannes apparaissent comme régionalistes parce qu’elles se répandent au sein d’une population fixée à leur région. Mais par leur idéologie et leurs revendications ces rebellions n’avaient rien d’ethniques; elles étaient paysannes par le contenu de leurs objectifs. Telle fut en particulier celle du Kwilu, dirigée par Mulele, comme aussi celles de l’Est du pays. Nous suivions attentivement ces évènements graves. J’ai visité la République Démocratique du Congo à de nombreuses reprises à cette époque. La nouvelle université, encore appelée Lovanium succursale de Louvain - était un lieu bouillonnant d’activité. Peu après la reddition du Kassaï je décidais d’aller voir sur place en 1967. Fort peu de personnes parmi les cadres de l’Etat avaient osé se rendre à Mbuji Mayi, la capitale nouvelle fondée par les Baluba aux pieds de la colline de Bakwanga. Découverte incroyable. La ville avait été construite à la va que je te pousse, sans aucun plan urbain, bien qu’elle avait déjà 300.000 habitants. Chaque immigrant avait consulté un devin qui lui avait dit : le diamant est là en dessous. Il construisait sa case sur le lieu, et commençait à creuser un puits de mine dans sa cour. L’hôtel: des chambres autour d’une grande cour carré, un « bar dancing » assez gigantesque. Dans celui-ci un beau fauteuil, un autre défoncé, et des chaises. Je tente de choisir le bon fauteuil. Non me dit la patronne il est réservé pour le gouverneur qui vient plus tard. Pour vous, hôte de marque, le défoncé. Tard le soir - vers dix ou onze heures - arrivent les marchands de diamants, à la queue leu leu, grands et forts, en grands boubous, le dernier - un petit maigre - portant une énorme serviette de cuir neuf. Ils s’assoient tous sur un même banc. On leur apporte des limonades, à tous les autres – les Congolais- de la bière, au gouverneur « le grand plateau » (trois bouteilles de whisky, six de bière etc…), à moi « le petit plateau » (une bouteille de whisky, deux bières). Les Congolais sont des mineurs qui viennent vendre leur diamant. La mesure est une bouteille de coca cola (il s’agit de diamant industriel brut). Les marchands examinent la marchandise puis décident du prix qu’on paie en coupures sorties de la serviette de cuir. Le vendeur passe chez le gouverneur et lui verse son pourcentage (3 %). Peu à peu la séance s’anime. Beaucoup de vendeurs, enrichis, font monter les prix de la bière qu’une armée de femmes et jeunes filles, qui ont envahi les lieux, viennent solliciter. L’inflation heure par heure, musique, danse joyeuse. Les marchands sont repartis dès les opérations d’achat terminées. Je bavarde donc avec le gouverneur et avec quelques mineurs heureux. Le gouverneur m’explique que la redevance de 3 % ne lui revient pas (du moins intégralement). Il lui faut payer des fonctionnaires que Léopoldville oublie, et peut être (je le devine) reverser quelque chose à la capitale. Mon calcul me permet de parvenir au résultat que même s’il ne garde qu’un tiers ou un quart de la redevance sa fortune est garantie en un an. Quant aux mineurs ils sont « chanceux » comme on disait là bas, ou pas. La mine artisanale est effroyable. Beaucoup y perdent la vie. Je calcule que si le produit de la vente est distribué au hasard, l’inflation nocturne redistribue largement le revenu. Le matin, ivres, la plupart des chanceux repartent aussi pauvres qu’à leur arrivée - ils ont réglé des dettes, « prêté » à des voisins, parents et autres, payé des sommes importantes aux « entraineuses ». En somme toute la ville a bénéficié des ventes de la soirée. J’ai également visité la Minière de Bakwanga. Toute autre chose. Un véritable camp de concentration. Fils de fer barbelés, surveillance par hélicoptères pilotés par des mercenaires armés qui tirent à vue sur quiconque tenterait de pénétrer. Un coron belge, parfaitement rond, avec en son centre l’Eglise et la salle communale. Les travailleurs de la mine étaient recrutés garçons adolescents dans les villages, quasiment achetés à leurs parents (prix : une bicyclette en général), vaguement instruits et formés au travail par des curés. Ils sont là pour leur vie entière. Des jeunes filles provenant de leurs villages d’origine sont importées à leur tour pour leur être offertes en épouses. Celles-ci estiment mener une vie heureuse : eau courante et le moulin de la compagnie leur livre le manioc moulu; libérées des deux corvées majeures. Distractions ? Après la messe du dimanche, des films éducatifs style « le miracle de Sainte machin ». Et les beuveries de bière. A l’âge de la retraite les vieux sont renvoyés dans leur village d’origine, avec un petit cadeau - quelques sous (très peu), une bicyclette. A distance du coron l’ensemble des villas des cadres belges. Reçu par le directeur j’entends donc le discours raciste d’usage. Pas de commentaires de ma part, je voulais tout visiter jusqu’au bout. A Kinshasa, en 1972, les soirées, toujours invités par les collègues et amis du campus, on discutait de tous ces problèmes. En premier lieu des rébellions paysannes sur le sujet desquelles Benoit Verhaegen et Lemonnier étaient intarissables. J’ai appris beaucoup de choses dans ces discussions. J’ai complété mon information plus tard, en rencontrant Mulele à Brazzaville. Mulele a été honteusement livré à Mobutu et exécuté. Les dessous de l’affaire restent obscurs. Mulele m’avait fait l’impression d’un véritable leader populaire, posé, connaissant très bien les revendications de son peuple paysan, leurs points forts et leurs faiblesses. Peut être était-il optimiste en pensant que le noyau de sa rébellion pourrait devenir le « Yenan » du Congo, son armée de maquisards la future armée populaire de libération. J’ai rencontré plus tard, à Dar es Salaam dans ses grands jours quelques uns des « politiciens lumumbistes », réfugiés en Tanzanie après la chute de leur gouvernement de Kisangani - Soumialot et d’autres. Mon impression était plutôt négative. Ils menaient joyeuse vie, financés par qui ? Ils étaient de véritables politiciens urbains, bien au fait de la « grande politique », des manoeuvres et propositions des puissances et des Etats africains amis (sur lesquels ils comptaient trop facilement), mais peu intéressés, me semblait-il, par les problèmes de leur peuple. Quelques uns parmi eux pourtant exprimaient le désir de « faire quelque chose », c’est à dire d’ouvrir un front et d’établir des maquis dans l’Est du pays. Kabila était de ceux là. Le Che a porté sur lui et ses amis un jugement négatif comme on le sait maintenant. Le mien l’était moins : je mesurais la distance qu’il peut y avoir entre le souhait d’établir un maquis et la difficulté à le faire d’une manière efficace. Ce n’était pas tout à fait de leur faute si les visions stratégiques restaient floues. Le pouvoir de Mobutu s’enfonçait progressivement à la fois dans l’autocratie corrompue et dans le néant institutionnel. L’homme ne se contentait pas de piller son pays, amassant une fortune personnelle égale à la dette extérieure du Zaïre. La Banque Mondiale et le FMI n’ont pas suggéré que s’il offrait en cadeau cette fortune qu’il n’avait pas reçu en héritage de ses parents le problème de la dette serait réglé. Mobutu avait choisi la stratégie de la terre brulée. Détruire tout, toutes les institutions, à commencer par les universités. Au point que quelques années plus tard il était devenu inutile de s’y rendre : personne à voir. Tous les intellectuels valables avaient été contraints de choisir l’exil. Les autres étaient devenus des portes serviettes du Président, largement récompensés financièrement. Mais Mobutu avait également détruit toute forme d’administration du pays. Les zones rurales abandonnées à l’autoconsommation, sans plus ni écoles, ni hôpitaux; libérées de l’impôt peut être - mais pas des exactions de l’armée - mais aussi des services les plus élémentaires. L’Est du pays - Kivu et lac Tanganyka - vivait de son commerce « illégal » avec l’Afrique orientale. Sans être en rebellion active, la région échappait à Kinshasa. Le régime de Mobutu vivait, lui, des redevances ponctionnées sur les enclaves minières, complétées par les soutiens financiers de l’Occident, peu regardant à son égard. Cela suffisait pour entretenir une garde prétorienne et alimenter un monde de politiciens corrompus, tous établis à Kinshasa, n’ayant aucune base dans le pays réel. Les futurs « démocrates ». L’effondrement était prévisible. Le régime était pourri jusqu’aux os. Il a suffi d’une chiquenaude pour qu’il disparaisse de la scène. L’occasion s’est présentée en rapport avec le drame rwandais. Après le génocide organisé par le pouvoir néocolonial dit hutu - soutenu jusqu’au bout par les Puissances occidentales - France et Belgique en particulier - l’armée des assassins étant contrainte de s’enfuir devant celle de la libération (peu importe ici que celle-ci ait été en fait minoritaire - largement composée de Tutsi réfugiés en Ouganda - et soutenue par les capitales de l’Est africain) passait la frontière pour s’établir au Kivu. Le plan d’un retour offensif de cette armée, soutenue de l’extérieur à partir de la base française de Bangui, constituait une menace réelle. Goma, la petite ville zaïroise du Kivu, était la clé stratégique du système. Pourquoi ne pas la prendre - ou la libérer - et du coup isoler l’armée hutu du génocide de la frontière du Rwanda ? Les dirigeants de l’Afrique de l’Est - Ouganda et Tanzanie - ont pensé cela possible. L’histoire leur a donné raison. Kabila ne disposait-il pas de la base d’un petit maquis dans la région ? Avec une petite armée ne pourrait-il pas s’emparer de Goma ? Le coup réussit avec une facilité étonnante qui pourtant ne devrait pas surprendre. Avec quelques hommes armés il entrait dans Goma. Au premier coup de fusil l’armée de Mobutu décampait non sans avoir au préalable pillé la population qu’elle était chargée de défendre. Pas étonnant que Kabila y ait été reçu en libérateur, bien que personne ne savait qui il était et ce qu’il voulait. Puisque c’est si facile, pourquoi ne pas continuer la marche jusqu’à Kinshasa ? La libération, réalisée dans ces conditions, comporte des limites et pose problème. Elle n’a pas été le fait d’un combat de masses révoltées. Elle a été accueillie favorablement, parce que personne dans le peuple congolais n’aurait défendu l’ignoble régime de Mobutu, regretté seulement par ses supporters occidentaux. Mais à Kinshasa les manoeuvres politiques peuvent reprendre leur cours : les politiciens corrompus qui dominent la ville (mais pas le pays), reconvertis en vitesse du mobutisme à la « démocratie », offrent aux puissances étrangères un terrain idéal pour couper court à toute velléité de changement sérieux. Kabila lui même et son petit état major d’amis longtemps exilés peuvent être tentés par l’appel inexorable de l’autocratie, que seule l’organisation rapide de forces populaires autonomes pourrait éviter. Ou croire pouvoir jouer les Puissances les unes contre les autres; et puisque Mobutu était l’enfant chéri de Paris, jouer la carte américaine. Installée à Kinshasa Kabila était interpelé par des problèmes que ni lui même et son équipe ni le peuple congolais dans son ensemble n’étaient prêt à affronter : hostilité systématique de la classe politique kinoise, qui avait été bénéficiaire des largesses de Mobutu mais joue désormais la « carte démocratique » ( !), avec l’appui des puissances occidentales désireuses de faire oublier leur soutien au dictateur déchu; apathie du peuple congolais dépolitisé par trente cinq ans de dictature sanglante; intervention des armées alliées de Kabila à l’origine (Rwandais Tutsi et Ougandais) qui poursuivent leurs objectifs propres (détruire les réserves militaires Hutu), par des moyens au demeurant discutables. La double intervention des pouvoirs de Kampala et Kigali d’une part (auxquels s’est ralliée l’Afrique du Sud) et de ceux qui ont choisi de soutenir Kabila (l’Angola et le Zimbabwe) pose problème. Kabila a choisi d’être le chef du Congo dans sa totalité et d’en préserver l’unité, non celui d’un groupe ethnique-régional de l’Est congolais auquel il appartient par hasard. Un choix qu’on ne peut qu’approuver. En effet le Congo aurait pu éclater et il ne manque pas d’esprits malveillants dans les cercles diplomatiques occidentaux qui le souhaitent et croient pouvoir légitimer leur comportement en reprenant à leur compte les discours sur « l’ethnicisme primordial en Afrique » dont se gargarisent quelques anthropologues attardés et que répètent sans examen les médias dominants. En fait le peuple congolais a donné une belle leçon sur ce plan, refusant d’entrer dans le jeu et sauvegardant l’unité du pays et son avenir. Le bloc Kampala – Kigali choisissait par contre la carte de l’éclatement du Congo, moyen – dans leur esprit – de garantir leur « sécurité ». L’UNITA du triste Savimbi se rangeait à leurs côtés, pour des raisons faciles à saisir; comme Lissouba aux abois à Brazzaville. Que l’Afrique du Sud se soit jointe à eux laisse pantois. Dans une étude sur les alternatives relatives à la régionalisation en Afrique australe Hein Marais, coordinateur du Forum pour la région, conclut que Pretorira considère que ses voisins africains constituent sa zone d’expansion privilégiée, reproduisant le modèle de développement régional inégal traditionnel. Le titre même de cette étude (« Reinforcing the mould » - « renforcer le moule ») résume les conclusions de cette analyse. Le ralliement à ce camp d’opposants à la dictature de Mobutu aussi sérieux que notre ami Wamba Dia Wamba, leur débarquement aérien à Matadi, laissent tout également pantois. On comprend que l’Angola du MPLA et le Zimbabwe soient venus au secours de Kabila, c’est à dire aient opté pour le maintien de l’unité congolaise. Cela étant la situation reste dangereuse, tant les effets dévastateurs du régime de Mobutu ont été dramatiques. Des phénomènes graves signalent le désarroi du peuple : le refuge dans des sectes dites de « salut » qui prolifèrent plus que jamais sous la conduite de télé-prédicateurs de tonalité américaine en est le témoignage évident. Ces sectes qui prêchent la soumission dans l’attente de l’apocalypse font bien entendu le jeu des forces réactionnaires. Elles se situent aux antipodes de ce que sont ailleurs les théologies de la libération. D’un autre côté un glissement autocratique du nouveau pouvoir est loin d’être à exclure. La tragédie est le produit de la dictature sanglante de Mobutu. Celle-ci est parvenue à détruire - pour un temps - le potentiel d’un peuple tout entier. Situation analogue ailleurs, chaque fois que le mouvement populaire a été écrasé dans un bain de sang. La destruction de l’UPC au Cameroun, celle des Mau Mau au Kenya ont garanti pendant trois décennies ou plus la stabilité dans une étonnante médiocrité. La dictature de Suharto, édifié sur les cadavres de 500.000 victimes, est un succès du même genre. Ce n’est que lorsque l’échec économique et social de ces régimes néocoloniaux mis en place avec le soutien actif de l’Occident met un terme à leur stabilité apparente que les diplomaties des Puissances redécouvrent les vertus de la démocratie dont ils n’avaient probablement pas remarqué l’absence pendant trente ans ! La démocratie dans ces conditions ne leur parait pas bien dangereuse. Elle peut être le moyen de continuer à faire la même chose, de gérer la crise et de faire obstacle à l’organisation des classes populaires. La longue série des échecs et des blocages que j’ai évoqués dans les pages qui précèdent pourrait inspirer le plus grand pessimisme. Soit que les potentialités de peuples entiers aient été systématiquement détruites (Cameroun, Zaïre, Kenya), soit que les projets de libération et de progrès social se soient enlisés dans un populisme dont ils n’ont pas préparé le dépassement (Mali de Modibo, Guinée, Ghana de Nkrumah, Congo Brazzaville du PCT), soit enfin que les chances de reprise du mouvement se heurtent à une conjoncture mondiale hostile à l’extrême (Ghana de Rawlings, Mali de Konaré). Cela n’a pas empêché que les vagues du mouvement populaire se soient succédé sur tout le continent, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest tout le long des quarante dernières années. S’il en est ainsi c’est parce que la solution néocoloniale est elle aussi en crise, et même en crise permanente. Ce n’est pas seulement la libération nationale et le socialisme qui ont essuyé une série d’échecs indéniables. L’alternative capitaliste, et singulièrement sa forme compradore, est, elle, une fausse alternative, inacceptable et inacceptée, rejetée par les peuples. Lorsque les circonstances permettent la poursuite de son projet la crise et l’effondrement sont encore souvent bien plus graves, conduisant parfois à la dissolution totale de la société et de l’Etat. Le Niger et le Nigeria Le Niger est le produit d’un découpage colonial passablement absurde. De surcroit il n’est jamais parvenu à sortir des sentiers épuisés de l’extraversion coloniale pauvre. S’il n’est pas entré en décomposition - une menace permanente dont il serait dangereux d’oublier la réalité - c’est grâce à la sagesse de son peuple et aussi de beaucoup de ses dirigeants. Mais il a été à un doigt d’en être la victime, il y a quelques années, lorsque soufflait le vent dit de « démocratie ». Le pluripartisme se soldait alors rapidement par la formation de petits groupes de prétendants au pouvoir, tous réduits à des clans de politiciens petits bourgeois urbains, cherchant à se créer une clientèle sur une base ethnique et régionale en passant notamment des alliances avec des notabilités rurales douteuses. Le coup d’état des militaires qui a mis un terme à ce jeu - fort heureusement sans répression interdisant la poursuite des débats - m’est apparu (comme à de nombreux amis politiques nigériens) une opération en définitive salutaire. Car la démocratisation nécessaire - condition incontournable d’un progrès hors des sentiers battus - ne se résume pas dans le choix entre l’autocratie du parti unique et le pluripartisme de pacotille. J’ai découvert le Niger pour la première fois au cours des années 1960. L’ONU était responsable d’une étude de la viabilité d’une grande route transsaharienne. Un groupe de trois « experts » avait été constitué pour cette tâche comprenant Alain Savary, moi même et un ingénieur des routes autrichien dont j’ai oublié le nom (il avait été chasseur de tigres au Bengale). On avait mis à notre disposition un petit avion - 4 places - avec lequel nous avons parcouru toute la lisière Sud du Sahara, de Dakar à Fort Lamy en passant par Saint Louis, Kaedi, Kayes, Bamako, Mopti, Gao, Niamey et Zinder. Ballade splendide - on volait entre 500 et 1000 mètres, paysages vus mieux même que par la route. A Niamey nous fûmes reçus par Boubou Hama, avec toute la délicatesse propre aux grands du Sahel : pas de discours fatigants à l’arrivée à l’aéroport, conduits directement dans une villa pour nous permettre de nous laver, de nous reposer, de déguster (du caviar !) et de boire (du champagne !) avant le méchoui de réception à la tombée de la nuit. Echanges de vues avec cet homme cultivé qui souhaitait le rétablissement des rapports historiques entre les peuples qui bordent le Sahara au Nord et au Sud, des rapports détruits par la colonisation, laquelle avait réorienté les échanges du Sahel en direction exclusive de la côte du Golfe de Guinée. Notre rapport était assez simple à rédiger, et en fait n’aurait pas nécessité le type de promenade que nous avions effectuée. Mais l’argent international doit être gaspillé pour le prestige. Et je ne regrette pas cette magnifique ballade. Nous disions donc simplement que trois bonnes liaisons routières Nord Sud à travers le Sahara se justifiaient, même si les concepts de développement extraverti dominants en rendaient l’usage immédiat fort limité. Mais ces concepts n’étaient ni les nôtres, ni ceux des pays concernés - officiellement tout au moins. Un jour viendrait où la mise en oeuvre réelle d’une intégration africaine, fut-elle à géométrie variable, corrigerait les distorsions de l’héritage colonial. Alors la route transsaharienne remplirait des fonctions analogues à celles des chemins de fer transcontinentaux d’Amérique du Nord et de Russie. Bon sens historique sans plus. Dans une autre occasion Isabelle et moi avons eu le plaisir d’une tournée à travers tout le pays, guidés par Michel Keita, qui nous a conduit jusqu’au coeur de l’Aïr. L’Aïr, dans le désert du Niger, est l’une des régions de la planète non seulement parmi les plus superbes - à mon goût - mais encore unique. Au fur et à mesure que le Sahara se desséchait, une faune et une flore des ères anciennes, disparus ailleurs, s’y concentraient. On y voit donc, à côté de chutes d’eau inattendues dans cette partie du monde, une végétation sans pareille ailleurs. J’avais eu à Paris Vincennes, à la fin des années 1970, un groupe d’étudiants africains d’une qualité splendide : Oumar Blondin Diop, Michel Keita, Abdussalam Kane, Alioune Sall. Intelligents, curieux, cultivés, politisés; ils ont hélas eu, pour trois d’entre eux, des destins tragiques. Blondin a été tué par ses gardiens en prison à Gorée, Kane s’est tué dans un accident d’auto au Mali, Keita est mort brûlé dans sa voiture qui transportait une bouteille de gaz qui a explosé. Je me souviens avoir eu à faire passer un oral à Michel Keita, à Vincennes. Je connaissais si bien ses capacités que l’examen me paraissait être une formalité inutile. Je lui dis donc d’emblée sans l’interroger : combien je te donne, 18 ou 20; allez vite; j’aime mieux consacrer davantage de temps à ceux des étudiants qui ont besoin qu’on vérifie plus sérieusement s’ils en savent plus qu’il ne paraît, ceux que la timidité paralyse par exemple. Modeste, Michel me dit : oh ! 18 c’est merveilleux. Sur la route de l’Aïr, à la tombée du jour, nous pensons qu’il faut commencer à réfléchir au campement nocturne. Rien à l’horizon. Sauf, voilà, trois chameliers en vue. Cap sur eux. On descend de la voiture, longues salutations d’usage - il faisait un froid de canard, de Sahara montagneux. Michel s’essaie dans toutes les langues, nombreuses, qu’il connaît : Haoussa, Targui, moi en arabe. Malicieux, les Touaregs restent silencieux et nous laissent nous enferrer. Puis, dans un superbe français, l’un d’eux dit : « Nous ne connaissons pas les lieux, nous sommes ici en week end ». Ils nous ont quand même aidé à trouver un vague gourbi où, entassés et partageant nos couvertures, nous avons passé la nuit pas véritablement au chaud. Ils nous ont également offert de superbes crêpes à la mode Touareg. Un délice, surtout quand on est affamé. Au départ le matin nous avons croisé sur la piste une belle jeune femme endormie à côté de sa chamelle et de son chamelon. Un tableau superbe. Parvenus au terme du périple, dans le chef lieu administratif, reçu avec grande hospitalité, on nous offrit ce que l’on donne à manger aux affamés : une pâte épaisse faite de dattes, amendes, fromage sec bien pilés ensemble. Délicieux mais un bloc dans l’estomac qui vous nourrit pour trois jours. Il suffit de boire dessus du thé toutes les deux heures pour que celui-ci dissolve lentement la réserve alimentaire qui apporte à votre sang tout ce qu’il faut pour survivre… Mais n’étant pas de l’espèce des bédouins qui ne mangent que de temps en temps, comme leurs chameaux, nous en avons trouvé la digestion pénible. Sur la route également il y a, au pied de l’Aïr, la mine d’uranium du Commissariat Français à l’Energie Atomique. Visite de ces lieux terribles où les mineurs sont rapidement contaminés par les radiations. Mais aussi visite d’un jardin absurde, une serre climatisée pour permettre au jardinier français de ne pas trop souffrir de la chaleur. On y cultive des tomates, au prix de revient le plus cher du monde, destinées à la consommation des cadres du lieu. Les Touaregs bien sûr, cultivent des tomates au soleil, et leurs femmes les vendent sur le marché ! J’ai également été invité en 1969 par le Président Hamani Diori, qui imaginait souhaitable une réforme du système monétaire de la zone CFA-franc français. Diori savait que j’étais l’une des rares personnes qui partageait ce point de vue et connaissait pas trop mal les problèmes économiques des pays de la région. Mes opinions sur le sujet sont connues et j’en ai fait d’abord un exposé des principes essentiels. D’abord que la gestion monétaire ne constitue jamais l’aspect premier des problèmes, elle vient en aval, non en amont, des choix sociétaires fondamentaux et des stratégies économiques qui leur correspondent. Ensuite que si les pays concernés voulaient rompre avec le modèle colonial extraverti et s’engager dans la voie d’un développement autocentré tant aux échelles des Etats qu’à celle de la région (en mettant en œuvre une intégration réelle à cette échelle), le système de la zone franc tel qu’il existait ne conviendrait pas. J’avais bien sûr l’intention d’aider à la réforme, non de proposer « tout ou rien ». Je développais donc un projet qui me paraissait acceptable dans le sens qu’il ouvrirait des marges de mouvement pour ceux des pays qui amorceraient un développement social plus marqué comme pour l’amorce d’une intégration régionale, sans gêner les autres. Dans ce sens également que dans la métropole française et au sein de la communauté européenne on pourrait trouver des alliés soutenant le projet, inacceptable seulement pour les ultras nostalgiques de la colonisation. Le projet envisageait donc des monnaies nationales pour chacun des pays du groupe, des taux de changes fixes mais révisables entre ces monnaies et le franc comme entre elles. Je pensais en effet que le CFA était surévalué, mais dans des proportions déjà différentes d’un pays à l’autre et appelées à l’être de plus en plus, puisque les politiques nationales de développement et leurs résultats différaient eux mêmes. J’insistais pour que l’on comprenne qu’une dévaluation n’est pas une honte en soi, mais qu’il faut la maîtriser et non pas se placer en situation de se la voir imposée, par le « marché », par le Trésor français ou par le FMI. Le système conserverait une dimension régionale forte, que je proposais de renforcer graduellement par l’union douanière et l’adoption de systèmes fiscaux aussi proches les uns des autres que possible, par la gestion commune éventuelle d’une fraction des réserves de devises, par la liberté des transferts. Il resterait également ouvert, conserverait un lien privilégié avec la zone franc - le Trésor français garantirait la liberté des transferts et la fixité des changes, mais ses garanties seraient négociées et conditionnelles. Je proposais d’ouvrir le système dans deux directions : par l’adhésion éventuelle complète ou limitée - d’une part de pays hors zone CFA (Nigeria et Ghana), et d’autre part des Trésors d’autres pays européens et/ou par l’adoption d’une clause de la convention de Yaoundé (celle de Lomé n’était alors qu’en cours de préparation) établissant une institution monétaire euro-africaine chargée de négocier ces garanties collectives. Je crois que si je devais faire aujourd’hui des propositions concernant l’avenir des relations monétaires entre le CFA, les autres monnaies africaines et l’Euro, je ne m’éloignerais pas beaucoup de ce projet vieux de quarante ans ! Hamani Diori était personnellement convaincu par mon analyse. Mais il lui restait à convaincre la Côte d’Ivoire et le Sénégal, dont les réponses furent négatives sans réserves. Comme celle de la France de l’époque d’ailleurs. Le projet est donc tombé à l’eau, et l’évolution lente mais sure vers la catastrophe s’est poursuivie. Aujourd’hui personne n’est préparé, ni en France, ni dans l’Union Européenne, ni dans les pays de l’UMEOA et de l’UMEAC, ni dans les autres pays africains, à affronter l’avenir inconnu de l’Euro, de ses rapports au dollar, de sa solidité interne. Et personne ne sait comment la nouvelle convention de Cotonou règlera ces problèmes, ou plus exactement - puisqu’elle les a évacuées de la négociation - comment les « choses » évolueront. L’éclatement désordonné des zones monétaires africaines actuelles est dès lors à l’ordre du jour du probable, à l’occasion de la prochaine dévaluation, qui a de bonnes chances d’être aussi peu maîtrisée que la précédente ! Le Nigeria me fait toujours penser à une sorte de monstre marin, ou d’animal de la préhistoire ou encore d’une usine à la Dubout. Important non seulement par sa population, équivalente à celle de quinze autres pays africains, mais surtout par sa densité respectable. Celle-ci n’est pas le produit du hasard mais le legs de l’histoire des Etats anciens qui ont formé son territoire et qui revèle de grandes potentialités, jusqu’ici totalement gaspillées. Une énorme machine antédiluvienne à rendement presque nul, un conglomérat d’intérêts non pas nécessairement conflictuels (qui auraient fait disparaître la Fédération) mais indépendants les uns des autres et qui, de ce fait, réduisent le pouvoir central à leur dénominateur commun presque nul. C’est donc à sa manière le modèle de l’espace d’un marché sans Etat, l’idéal pour le laissez faire du capitalisme libéral, ici donc du compradorisme. Les interventions de cet Etat ne sont pas absentes en apparence. Mais elles sont toujours contournables parce que l’Etat est privatisé; il est lui même le lieu de la confrontation et du marchandage entre ces intérêts, de leur « compétition ». Un système qui contraint la politique à ne s’alimenter que de démagogies, assaisonnées de violences mafieuses. Un pays toujours passionnant à visiter, mais laissant toujours (tout au moins à moi) le sentiment amer du gaspillage et de l’impossible. Lagos, dominée par les rackets de toutes natures depuis les douaniers de l’aéroport, les taxis et les hôteliers, Ibadan, où l’IDEP a organisé en 1973 un séminaire sur son campus très british, isolé et ignorant de ce qui se passe en ville, de l’autre côté de ses murs d’enceinte, Kano qui, comme Djenné, Tombouctou ou Zinder mais à une échelle dix fois plus importante, rappelle à l’ignorant qu’il y avait des villes avant la colonisation, ne passent pas inaperçues. Pourtant ni les forces populaires organisées (les syndicats ouvriers entre autre), ni le monde des intellectuels critiques et productifs ne sont absents ou inactifs. C’est le poids de ces contre-forces populaires et idéologiques qui a préservé la Fédération de l’éclatement, même pendant l’horrible guerre du Biafra. Plus que celui des revenus pétroliers qui, au contraire, alimenteraient plus aisément le régionalisme de ceux qui pourraient espérer les accaparer, avec la bénédiction des capitaux transnationaux. L’Ouganda et la Zambie L’avancée tanzanienne malgré ses limites a joué un rôle positif, encourageant le changement en Ouganda et en Zambie. L’Ouganda est un pays extrêmement compliqué. Les Britanniques ont manipulé avec succès un conflit curieux en cette région entre les Catholiques et les Protestants, entre le Royaume du Buganda et les peuples nilotiques sans Etat. Ils ont fabriqué un système de lois, de formes administratives et une constitution telles que rien ne puisse marcher après leur départ. D’où les mascarades successives du premier régime Obote, du célèbre Idi Amin puis le retour d’Obote dans les fourgons de l’armée tanzanienne. Il reste que les camarades ougandais réfugiés à Dar, et au premier chef celui qui s’est imposé comme leur leader - Museveni - ont pensé et mis en oeuvre l’amorce d’une réponse progressiste au « défi ougandais ». Ils ont organisé une guérilla, traversant le lac Victoria au péril de leurs vies, et finalement libéré le pays. La formule politique de gestion du pays était originale et pouvait ouvrir des possibilités intéressantes. Cette formule était : ni parti unique (qui serait fatalement créé par en haut et bureaucratisé dès la naissance), ni pluripartisme (qui serait nécessairement accaparé et manipulé par les clans petits bourgeois de la politique ougandaise traditionnelle). A la place, non pas le vide mais l’encouragement aux fractions du peuple à s’organiser, élire des représentants etc.. Je n’ai pas visité l’Ouganda depuis sauf à l’occasion de l’assemblée du Codesria en 2002. Mais tout le monde sait que ce “projet” n’a jamais été mis en oeuvre. Parmi mes amis ougandais, Mahmood Mamdani et Dan Nabudere sont fort critiques de la réalité, avec de trés bons arguments. La Zambie a glissé elle aussi, sous la houlette d’un autre pasteur protestant - Kenneth Kaunda - au « socialisme africain », dans une version populiste évidemment, mais semble-t-il peu contestée à gauche, en dépit de la puissance apparente des syndicats des mineurs de cuivre. Nos amis intellectuels critiques - Derrick Chitala et Gilbert Mudenda - se trouvaient de ce fait passablement isolés. En coopération avec l’association des Sciences politiques de l’Afrique australe - la branche la plus active de l’AAPS (African Association of Political Science) nous avons tout de même organisé un colloque à Lusaka, dans l’espoir que celui- ci contribuerait à ouvrir quelques débats. Nous étions - Isabelle, Amoa, moi et quelques autres - arrivés à Lusaka un vendredi et le colloque s’ouvrait le lundi. Logés au campus, loin de la ville comme il se doit, nous avions requis le minibus pour nous faire visiter Lusaka pendant le week end. Il n’y a rien à voir nous dit le chauffeur. On ira quand même. Nous avons pu vérifier que le chauffeur avait bien raison. Les deux pâtisseries du centre ville (il n’y a pas de cafés bien entendu) étaient fermées samedi et dimanche. Et aucun autre lieu public, en dehors des Eglises, qui fonctionnaient bien mais ne nous intéressaient pas beaucoup. Quant aux quartiers populaires ils ont été dessinés par les Anglais de manière à tuer toute vie sociale possible. Des ensembles d’une monotonie parfaite, chacun d’eux conçu pour une catégorie sociale bien précise et une seule « ethnie » autorisée à s’y installer, totalement vides de tout moyen de vie sociale - pas même de bars - rien, sauf l’Eglise. Le modèle parfait de l’idéal dit « communautariste ». A chaque communauté sa différence et son site ! Pas de mélange, ni de classes ni de peuples. Chacun chez soi. L’horreur donc, qui devrait faire réfléchir tous les défenseurs du communautarisme à la mode. Evidemment la seule distraction est alors de boire de la bière assis sur le bord du trottoir, devant sa porte, de bavarder… ou de se quereller avec son voisin. Ce modèle d’» urbanisme » est général dans la région d’Afrique australe. J’en ai retrouvé des spécimens à Windhoek et au Cap. La tenue d’une session du Forum Social Africain à Lusaka en 2004 a confirmé mes appréhensions. Il n’y avait pas d’organisations populaires zambiennes authentiques pour y participer, mais seulenemnt des ONG douteuses, souvent soutenues par “la diaspora noire des Etats Unis” – et derrière elle la CIA! Les ravages produits par le déploiement des “nouvelles Eglises”, tout également exportées par des Afro Américains, complètent le triste tableau. 4. LES DESASTRES NEO COLONIAUX La liste des pays qui sont actuellement les victimes du désastre colonial que la nouvelle mondialisation au service des monopoles financiarisés de la triade entraîne nécessairement occuperait beaucoup de place; car elle concerne les quatre cinquièmes ou davantage des pays de la planète. J’ai donc opéré une sélection sévère, réduite à trois exemples, ceux du Sahel ouest africain (auquel j’ai fait référence plus haut), de la Somalie et de la corne de l’Afrique, du Rwanda et de la région Grands lacs-Congo. J’avais en effet participé à quelques débats d’importance concernant les problèmes de ces régions. L’Afrique est par excellence la région vouée par le système dominant à n’être qu’une réserve de ressources naturelles pour la triade impérialiste (pétrole, minerais, terres agricoles, eau). Si « l’Afrique » est importante, les peuples africains par contre constituent plus un obstacle qu’autre chose. Depuis le traité de Berlin (1885) la stratégie coloniale puis post coloniale s’emploie à ruiner toutes les tentatives d’industrialisation du continent, condition incontournable d’un développement quelconque digne de ce nom. Les systèmes néocoloniaux – objet des réflexions développées dans ces Mémoires – sont parvenus à maintenir l’Afrique dans cet état préindustriel fatal. Et le système de « l’aide » a été conçu à cette fin par le DAC (le groupe des « donateurs » occidentaux géré par l’OCDE). Je renvoie le lecteur à la critique décisive que Yash Tandon a produit concernant la fonction de l’aide dans la stratégie impérialiste. L’impérialisme n’a rien à offrir aux peuples africains autre qu’un lumpen-développement à l’origine de leur paupérisation continue. Et la désagrégation des systèmes de l’Etat est à son tour favorisée par ce processus. En réponse aux explosions de colère des peuples l’impérialisme s’emploie à mettre en place un système de contrôle militaire du continent. Les objectifs de l’Africa command (le volet africain du commandement militaire américain) acquièrent de ce fait une place centrale dans le système mondial contemporain. La sécession du Nord du Mali dessine cette triste perspective, que la destruction de la Lybie a rendu possible. Elle constitue le meilleur prétexte pour permettre l’installation militaire permanente de l’OTAN dans la région, et garantir ainsi le contrôle de l’uranium du Niger maintenu dans l’impuissance par l’aide paupérisante. La guerre civile en Côte d’Ivoire a constitué le résultat prévisible de ce que j’avais craint (ref. dans ces Mémoires à mes réflexions sur ce pays). Néanmoins le succès apparent de la mise en place à Abidjan d’un gouvernement de fonctionnaires aux ordres de Washington et de Paris est loin d’être en mesure d’assurer la stabilité. La décomposition de la Somalie est chose faite. Celle-ci menace toujours l’Ethiopie, entrée avec la mort en 2012 de son dictateur pro US (Zenawi) dans une ère de turbulence probable. Le génocide rwandais compte certainement parmi les horreurs les plus impardonnables des temps modernes. Mais la mise en place du nouveau régime, dominé par les Tutsi quoiqu’on dise et soutenu par l’Ouganda et les Etats Unis, est loin d’avoir réglé la question centrale de la coexistence nécessaire des peuples de la région. D’autant que les régimes de Kigali et de Kampala nourrissent des ambitions expansionnistes au regard des provinces orientales du Congo et que le régime de Kabila à Kinshasa est mal placé pour y résister. La question démocratique est ici au cœur du défi, et aucun des régimes dans la région n’est en mesure d’en assurer le progrès. Les mouvements de révolte des victimes parviendront-ils à développer une stratégie alternative commune associant la démocratisation de la société au progrès social ? Seront-ils à la hauteur du défi que constitue l’exigence d’une large entente des Etats de la région, seule capable de leur permettre ensemble de faire face au pillage de leurs importantes ressources naturelles par les puissances impérialistes, de sortir du lumpen développement et d’assoir la coexistence des ethnies sur leurs intérêts communs ? Sierra Leone et Liberia L’Institut Africain International, basé à Londres, avait organisé à Freetown en 1969 une conférence sur le sujet de la bourgeoisie africaine, à laquelle j’avais été invité. Plus tard l’échange de vues entre cette institution et l’IDEP a été poursuivi à Dakar, sur le thème des migrations internes en Afrique de l’Ouest. L’occasion m’avait donc été donnée de voir d’un peu plus près ce qu’était cette colonie britannique curieuse, dont la capitale - Freetown - avait été le centre d’accueil d’esclaves libérés. Un pays qui à aucun moment de son histoire n’a trouvé la force de remettre en cause le mode d’insertion colonial dans la mondialisation. Je n’en garde donc qu’un souvenir quasi touristique, tant les discussions avec les intellectuels anglicisés de Fourah Bay, la plus vieille université de la côte du Golfe de Guinée, étaient dépourvues d’intérêt. La Sierra Leone est entrée dans un interminable processus de décomposition; mais personne dans les médias dominants ne propose d’y voir l’effet de la crise permanente du néocolonialisme puisque, ici, le socialisme ne peut être rendu responsable de la catastrophe. Le Libéria est un autre modèle du même genre. Dans leur quasi colonie, les Etats Unis ne sont pas parvenus, faute d’être capables d’aller un peu au delà de la pratique du libéralisme économique sans contrainte aucune, à mettre en place un minimum d’institutions publiques qui fonctionnent. Tout est privé, et du coup rien ne marche. Résultat, comme on le sait, la décomposition permanente de la société, aujourd’hui livrée à des gangs de mafieux qui ne valent pas mieux les uns que les autres et, poursuivant le seul objectif d’accaparer le pouvoir, s’entretuent et massacrent. Vive le capitalisme libéral ! J’avais fait une brève visite à Monrovia en 1971, à l’occasion de je ne sais plus quelle réunion ministérielle ouest africaine où j’étais invité. Une réunion terne. L’amusement fut la réception du Président, entouré de gardes du corps, gros, style flics nord américains bardés d’armes qui portaient leur main sur leur revolver chaque fois que quelqu’un s’approchait du Président. Lequel demeurait silencieux. Mais on pouvait voir une petite bouteille de whisky déformer la poche de derrière de son pantalon ! Très US ! Comme la Sierra Leone, le Liberia est entré en décomposition. L’establishment américain a démontré ici qu’il avait été incapable de produire les concepts et les méthodes d’une gestion ordinaire efficace d’une petite colonie. Le discours sur la « bonne gouvernance » - au demeurant un discours plat et naïf – que les Etats Unis proposent aujourd’hui au monde entier, avec toute l’arrogance qu’on leur connaît, devrait donc tout simplement faire sourire. Le Rwanda Le Rwanda donne l’exemple tragique de la gestion criminelle du néocolonialisme compradore. J’avais toujours éprouvé une répulsion instinctive pour l’option nazi de la petite bourgeoisie compradore dite hutu, mobilisant le thème raciste antitutsi pour légitimer son pouvoir, monopoliser la parole au nom des « masses hutu » et en réalité les placer en coupe réglée. Que cela dut conduire au génocide - planifié d’ailleurs - était plus qu’évident. Mais apparemment rien de cela ne génait les diplomaties occidentales, satisfaites par le libéralisme économique de ce pouvoir crapuleux. J’avais discuté de la situation au Rwanda à l’occasion de visites à Kampala et à Dar es Salaam où, il est vrai, je ne rencontrais que des intellectuels parmi les réfugiés tutsi, lesquels ne constituent qu’une minorité (ce qui n’est pas un motif acceptable pour les massacrer). Nous parvenions à la conclusion que la solution du problème imposait de diluer l’opposition hutu-tutsi par l’incorporation des deux pays (Rwanda et Burundi) dans un ensemble plus vaste comme la Tanzanie (retour aux frontières du Tanganyka allemand) ou l’Ouganda ou dans une fédération des quatre. Car dans ce cadre, hutu et tutsi (qu’ils constituent ou pas deux ethnies, là n’est plus le problème) se retrouveraient deux parmi dix autres peuples (appelez les ethnies ou tribus si vous voulez) et la confrontation perdrait de son acuité. D’ailleurs les hutu et les tutsi des pays voisins (il y en a) ne s’entretuent pas, pour cette raison. Après le génocide cette solution est plus que jamais la seule humaine imaginable. Mais ni les cliques compradores dirigeantes locales dont les intérêts dépendent forcément de leur accès au pouvoir - ni les diplomaties occidentales qui espèrent toujours gagner quelque chose en manipulant les parties en conflit - n’acceptent l’idée de la disparition de ces deux Etats. On voit mal comment un concept quelconque de développement autre que la poursuite indéfinie du modèle néocolonial pourrait se frayer une voie dans ces pays tant que ce préalable n’aura pas trouvé de réponse. Rwanda : Vingtième anniversaire du génocide, 1994 – 2014 Mes visites de Kigali dans le passé ne m’avaient jamais convaincu des bienfaits du régime issu de ce qu’il prétendait avoir été « la révolution paysanne hutu ». Et le génocide de 1994 ne m’a pas surpris (l’Eveil du Sud, pages 187-88). Mais vingt ans plus tard l’odieuse dictature militaire des Tutsi de Kagame ne me paraît guère meilleure, comme je l’explique dans le texte qui suit, que j’ai immédiatement transmis aux démocrates et progressistes de Dar es Salam. Vingt ans après, la lumière n’est toujours pas entièrement faite sur l’attentat contre l’avion de l’ancien président du Rwanda, Juvénal Habyarimana. Cet événement a été immédiatement suivi par le génocide des Tutsis par les milices hutus. Deux hypothèses restent à ce jour possibles : 1) l’avion a été abattu par des extrémistes hutus, prétexte à la fois pour lancer le nettoyage ethnique planifié et se débarrasser du président rwandais qui, après les accords d’Arusha (qui avaient donné vie à un gouvernement de transition), devait, logiquement s’y opposer; 2) l’avion a été abattu par des membres du Front populaire du Rwanda de Paul Kagamé, désireux d’éliminer Habyarimana, un des acteurs clefs de la montée du racisme anti-Tutsi, et de la guerre contre le FPR - et qui aurait de surcroit pu bénéficier de la réconciliation promue à Arusha et espérer voir son parti ou ses alliés Hutus se maintenir au pouvoir après des élections multipartites. Quitte à prendre le risque de déclencher des représailles contre les civils tutsis, dont le FPR aurait sous-estimé l’ampleur, mais justifiant une éventuelle rupture des accords de paix et l’offensive contre le pouvoir de Kigali depuis le territoire ougandais. Cette tragédie n’est pas une guerre ethnique, comme on le dit habituellement. Hutus et Tutsis appartiennent à la même nation, parlent la même langue, ont la même religion. Hutu est le nom donné à la majorité (85 %) des paysans soumis à l’aristocratie Tutsi, que les colonisateurs allemands puis belges ont cru bon devoir consolider en tant que groupe dominant. Déchargés des travaux agricoles, ils étaient propriétaires du bétail et consacraient leur temps à administrer le pays. Un système similaire aux castes hindoues, sans être aussi extrême : les mariages mixtes étaient autorisés. Le mouvement de libération nationale a été, pour cette raison, quelque peu désorienté. Comme partout ailleurs, les classes privilégiées locales (ici les Tutsis) ont épousé les revendications d’indépendance dans l’espoir de préserver leur position dominante, tandis que de nombreux dirigeants hutus conjuguaient leur exigence d’indépendance avec des revendications sociales ayant pour objectif la suppression des privilèges des Tutsis. Au Burundi, un compromis a été (momentanément) trouvé entre les deux points de vue, mais pas au Rwanda, où, peu avant l’indépendance, les Hutus s’emparèrent du pouvoir avec l’appui de dernière minute de la puissance coloniale qui espérait ainsi favoriser la stabilité future du pays, désormais entre les mains de la majorité de ses citoyens. Suivirent des pogroms anti-tutsi et l’exil, par vagues successives, de milliers de tutsis dans les pays voisins, notamment en Ouganda, d’où, trente ans plus tard, fut formée une « armée” pour la libération du Rwanda, avec le soutien de leur pays d’accueil et des États-Unis. La France, la Belgique et États-Unis étaient présents dans la région et partagent donc la responsabilité de cette tragédie. En particulier la France et la Belgique, qui soutenaient le régime hutu de Kigali et ne pouvaient certainement pas ignorer que les extrémistes planifiaient un génocide, dont des nombreux signes étaient déjà réels. Les accords d’Arusha, signés en aout 1993, prévoyait certes le partage du pouvoir dans toutes les institutions publiques, y compris l’intégration de l’armée du FPR à presque égalité avec l’armée rwandaise de Habyarimana, mais il aurait cependant abouti en un processus électoral inclusif d’où le FPR n’aurait pu sortir vainqueur. Or, sous différents prétextes, Kagame n’accepte toujours pas de procédés démocratiques et gère son pouvoir d’une main de fer. Les puissances occidentales ne convoitent pas les modestes richesses du Rwanda, mais bien celles immenses de la RDC qui recèle nombre de minerais rares. Efficace et aguerrie, l’armée rwandaise, qui a longtemps exercé un contrôle direct ou indirect sur l’Est de la RDC, peut de ce fait être un atout pour ceux ayant des visées sur ces riches régions. Il y a eu des tensions entre les Etats-Unis, la France et la Belgique jusqu’à ce que les Européens paraissent accepter un commandement américains de la région. Mais cette sujétion pourrait être remise en question. Les pays africains sont eux-mêmes divisés au sujet du rôle du Rwanda. Soutenu surtout par l’Ouganda, le principal allié de Washington dans la région, le Rwanda est en train de perdre l’appui de pays comme l’Afrique du Sud, à présent aligné avec le Zimbabwe ou l’Angola, qui penchent ouvertement du coté de Kinshasa. Le cas du Rwanda est quoi qu’il en soit dramatique. Il n’y a aucun signe montrant que l’ensemble de la région puisse un jour sortir des guerres et du chaos, ce qui autorise l’ingérence impérialiste permanente et le pillage des ressources, notamment congolaises. La seule solution admissible serait de diluer l’héritage de violence du Rwanda à travers la construction d’une sorte de vaste « confédération » de la région des Grands lacs, intégrant le Rwanda, le Burundi, la Tanzanie, l’Ouganda et la République démocratique du Congo (il y a des minorités Hutus / Tutsis dans tous ces pays), avec un projet souverain commun aussi éloigné que possible des puissances occidentales. Une tâche immense pour les forces populaires et démocratiques dans la région. Nous sommes revenus à la case départ; nous reprenons aujourd’hui ce que nous pensions déjà être la seule solution raisonnable pour la région il y a trente ans, dans nos débats de Dar es Salam ! La dérive rwandaise ne concerne pas seulement ce pays. Elle s’inscrit dans « les sables mouvants du néo colonialisme » par lesquels je qualifiais le mode de gestion politique du Congo et de la région. La reconquête du Congo par Kabila trouve sa place dans ce cadre. Aucun des régimes de la région n’a imaginé en expulser les monopoles miniers financiers impérialistes avides de pillage; ils ont seulement cru pouvoir les utiliser les uns contre les autres pour mettre dans leurs poches personnelles (pas même celles de leur Etat) les dessous de table d’accompagnement de leurs retournements successifs. Sujets de nombreuses discussions que j’ai eues avec entre autre George Ntalaja Nzongola et Kankwenda Mbaya. François Houtart qui suit de près l’évolution des mouvements populaires au Congo peut en dire davantage. La récente explosion de guerre dite civile (en fait des combats entre milices à la dévotion des uns ou des autres) en République centrafricaine n’est rien d’autre qu’une manifestation supplémentaire de l’impasse dans laquelle le pillage impérialiste a enfermé les pays de la région. La Somalie : un pays effacé de la carte des nations La Somalie constitue un autre exemple dramatique d’une société fragile que la compradorisation a émietté au point d’y faire disparaître le minimum de solidarité nationale sans laquelle aucun progrès n’est concevable. Pourtant la Somalie disposait au départ de deux atouts non négligeables. Le premier est que sa population, bien que partagée en tribus et clans, constitue un ensemble ethno- linguistique fort. Cette réalité ethnohistorique n’est pas arabe, bien que musulmane. Elle est somali. L’option en faveur de l’alphabétisation dans cette langue était de nature à renforcer la vigueur du sentiment national, et pour cette raison je crois qu’elle était positive. La catastrophe a commencé lorsque la classe dirigeante compradore a fait adhérer la Somalie à la Ligue Arabe, et s’est proclamée elle même « arabe ». Le motif en était strictement opportuniste : bénéficier de l’afflux de capitaux séoudiens ! Mais les effets ont été désastreux: la proclamation de l’arabité de la nation a semé la confusion, le désarroi, détruit le sens de la communauté somali et par là même redonné un poids excessif aux appartenances tribales et de clans. La fausse arabité ne pouvait pas fonctionner comme une force unifiante comme opérait l’option somali; au contraire elle a immédiatement fonctionné comme une force centrifuge. Le second atout était l’option dite socialiste, fragile certes, mais peut être néanmoins et en dépit de toutes ses limites, porteuse d’un renforcement éventuel du sens de la communauté nationale en lui donnant une dimension de solidarité sociale. Cette option n’allait pas pouvoir résister au choix artificiel de l’arabité et aux pressions de l’Arabie séoudite qui lui furent associées. Le séminaire que l’IDEP a organisé à Mogadiscio a été l’un des lieux du débat sérieux concernant ce double défi, national et social. Il a été de ce fait une date remarquée dans l’histoire intellectuelle et politique du pays. Ce sont d’ailleurs les meilleurs penseurs politiques somaliens - Mohamed Aden, Ibrahim Meygaag Samatar, Weira -, idéologues et organisateurs de la modernisation de cette nation tout à fait remarquables qui nous ont véritablement instruit sur ces problèmes de fond dont on ne parle jamais. Ces militants, parce qu’ils associaient leur option nationale à une vision sociale progressiste, ont payé leurs convictions par de longues années de prison. Jusqu’au jour où Syad Barre, ayant à faire face à l’Ethiopie - à l’époque (avant 1974) gouvernée par le négus et soutenue par les Etats Unis - crut possible de trouver un allié dans l’URSS en se proclamant lui même soudainement « socialiste ». La fragilité de tout ce fatras d’opportunisme - le socialisme verbal, l’arabité artificielle, le soutien militaire soviétique, celui financier de l’Arabie saoudite - est à l’origine du désastre. D’ailleurs le jour même où l’Ethiopie se déclarait socialiste, Syad Barre répudiait officiellement cette qualification et passait dans le camp des Etats Unis. Dans ces conditions l’émiettement économique, produit naturellement comme toujours par l’économie néo-coloniale, se trouvait renforcé par l’effondrement de la tentative de construction nationale assise sur un minimum de solidarité sociale. La guerre des clans s’ouvrait. Syad Barre, toujours en parfait opportuniste, choisissait de s’y inscrire à fond en donnant à son clan le monopole du pouvoir. Et la décomposition continue…J’avais été invité à Mogadiscio une seconde fois, à l’occasion du sommet de l’OUA. Un sommet dont je ne me souviens plus tant il fut terne. Les questions essentielles, pour la discussion desquelles j’avais été invité avec d’autres intellectuels africains, furent toutes évacuées de l’ordre du jour. La suite est connue. Epuisée par les querelles des seigneurs de la guerre, la Somalie est devenue un terrain favorable pour une relève par l’Islam politique, enfonçant davantage le pays dans l’impasse. J’avais déjà qualifié la dérive du gouvernement de Syad Barre de « désastre colonial » et écrit : « la Somalie est devenue un terrain favorable pour une relève par l’Islam politique, enfonçant davantage le pays dans l’impasse ». Le texte qui suit en dit simplement davantage sue ce processus d’effacement de l’Etat et de la nation somaliennes ? La première République, de 1960 à 1969, était une démocratie électorale pluripartiste, néanmoins néocoloniale; elle décevait tous ceux qui attendaient mieux de l’indépendance. Le coup d’Etat de Syad Barre (1969) a été de ce fait bien reçu par le pays. Le régime était en fait « national populaire » et ses réalisations de 1969 à 1982 ont fondé sa légitimité. Le régime a jeté les bases d’une rénovation de la nation somali par un développement de l’éducation dans la langue nationale. C’était par là même reconnaître la réalité fondamentale de l’identité nationale : les Somali ne sont pas des « Arabes »; ils constituent une nation africaine avec sa langue et sa culture propres, par ailleurs musulmane. Le développement économique – si modeste ait-il été –, celui des services administratifs et sociaux fournissait une base à la constitution de classes moyennes, donnant au régime de ce fait une bonne légitimité. Certes ce régime n’était pas « démocratique » au vu du critère occidental, puisque fondé sur le Parti unique, mais surtout non intégralement « ouvert » au capitalisme comme l’étaient d’autres régimes africains de parti unique (Côte d’Ivoire, Malawi) non qualifiés, eux, de « non démocratiques » ! Mais le régime n’était pas non plus « démocratique » dans un sens plus élevé. Il était confronté à une réalité historique : l’importance des clans dans la définition des identités multiples de la nation somali. Comme beaucoup d’autres régimes confrontés à la multiplicité « ethnique » le régime se contentait de nier le fait et de traiter les résistances « claniques » par la répression. Il en allait de même concernant l’Islam, auquel le régime – sans être « laïc » au sens vrai du terme, en dépit d’avancées dans cette direction sur les questions du code de la famille, moins défavorable aux femmes – refusait le droit d’être politique. Ce « despotisme éclairé », s’il avait été soutenu par l’extérieur – au lieu d’être combattu par lui – aurait sans doute créé des conditions moins défavorables pour une évolution possible en direction de la démocratisation de la société et de la politique. A l’époque l’Ethiopie de Mengistu, le Yémen du Sud, les résistants érythréens, partageaient un dénominateur commun – anti impérialiste et populaire – qui aurait pu constituer un atout pour les rapprocher. Ce que Fidel Castro avait alors proposé : construire une grande « confédération » (Ethiopie, Erythrée, Somalie, Yémen) équilibrée en termes nationaux et religieux. Des avancées dans cette direction auraient renforcé la position de cette région dans sa confrontation avec les ambitions des puissances impérialistes et donné plus d’ampleur à sa base de développement. Cela n’a pas été la voie choisie par les partenaires de la région. En réponse à l’épuisement rapide de leurs possibilités les régimes ont préféré choisir la carte du « nationalisme » étroit pour redorer leur blason, s’engageant dans la guerre de l’Ogaden de 1981. C’est alors que Syad Barre a brutalement « retourné sa veste », abandonné le « socialisme » (et le soutien soviétique) troqué contre celui de l’Arabie Saoudite et des Etats Unis. Le second temps du régime de Barre (1982- 1992) ne peut donc être confondu avec son premier temps. Le régime glissait vers « l’ouverture » (notamment aux capitaux séoudiens) tant appréciée par les puissances impérialistes. En même temps ces puissances cessaient de lui reprocher ses méthodes de répression violente, qui pourtant s’aggravaient, incitant à la révolte les clans exclus du pouvoir. La pénétration de l’Islam politique, soutenue par le nouvel allié Séoudi allait alors pouvoir s’épanouir, avec, encore une fois, la bénédiction de Washington. Ce qui a suivi était inéluctable : l’effondrement de l’Etat, les guerres claniques et les seigneurs de guerre, l’implantation de mouvements se réclamant de l’Islam politique, la dégradation des conditions de vie élémentaires, la destruction des classes moyennes, et en fin de compte la piraterie. Les Etats Unis ont tenté une intervention directe. Mais celle-ci a seulement démontré leur incapacité militaire et politique à mener à bien cette « opération de police ». Douze GIs tués et ce fut la débandade ! Washington a alors eu recours à l’Ethiopie, passée dans son camp après la chute de Mengistu. Mais bien que l’entrée des armées éthiopiennes en Somalie ne se heurtait à aucun obstacle sérieux, les nouveaux occupants, qui s’avéraient incapables de mettre en place un gouvernement stable, ont été contraints à leur tour de se retirer. Les résultats de toutes ces tentatives de « stabiliser » la Somalie ont donc été nuls. Sans doute la piraterie dans l’Océan Indien fait-elle désormais problème. Encore doit-on rappeler ici que cette piraterie vient en réponse à une autre qui l’a précédé : le pillage des ressources halieutiques et leur destruction par la pollution de l’Océan désormais sans restriction faute d’Etat somalien pour faire respecter les lois internationales. Les populations somaliennes de pêcheurs, qui en sont les victimes, n’avaient alors guère d’autre alternative que de celle de se livrer à leur tour à la piraterie. Certes, dans les conditions du chaos qui règne dans le pays, de nouveaux Seigneurs de la guerre se sont trouvés en mesure de racketer cette piraterie. Le chaos sans solution se dessinant à l’horizon visible se prolonge en Somalie. Alors ? La « communauté internationale » pourrait-elle imposer une autre solution ? J’en doute fort. D’abord parce que cette « communauté internationale » autoproclamée n’est rien d’autre que Washington, soutenu par ses alliés subalternes européens et japonais. La seule solution possible au chaos somalien ne peut être apportée que par la communauté africaine, en particulier celle qui pourrait être constituée par les pays de la région. Les propositions qui avaient été faites en leur temps par Fidel Castro paraissent de ce fait d’une actualité évidente. Mais ici encore les conditions ne sont plus ce qu’elles étaient à l’époque où ces propositions furent avancées. Dans l’état actuel des choses Addis Abeba n’est pas intéressé par la reconstruction d’un Etat somalien viable. Or l’Ethiopie est, et restera, le centre de gravité de la région. C’est le seul Etat digne de ce nom par sa masse et la tradition de sa culture politique. La preuve en a été donnée par l’échec du projet d’éclatement du pays sur des bases « ethniques », comme Washington l’avait envisagé et qui a été mis en échec par le peuple éthiopien. Une renaissance éthiopienne reste, de ce fait, possible. Bien que la formulation puisse paraître paradoxale, la reconstruction d’un Etat somalien viable dépend largement de la renaissance d’une Ethiopie unie, forte, indépendante, capable d’aller de l’avant dans une ligne de développement populaire, une Ethiopie capable de ce fait de prendre des initiatives et d’entraîner dans cette voie les autres pays de la région. 5. L’AFRIQUE DU SUD APRES L’APARTHEID : UNE NATION EMERGENTE ? L’Afrique du Sud est une sorte de microscosme du système capitaliste mondial, réunissant sur un même territoire des caractères propres à chacun des quatre « mondes » du système global. Elle comporte une population - blanche - qui, de par son mode et son niveau de vie, appartient au « premier » monde. Un humoriste aurait remarqué que le comportement vigoureusement « étatiste » de la minorité blanche pouvait se comparer avec celui du « second » monde, aujourd’hui écroulé, celui que l’on appelait socialiste. Quant aux populations des cités réservées aux Noirs et aux métis, elles appartiennent au Tiers-Monde moderne industrialisé, tandis que les paysans qualifiés de « tribaux » et enfermés dans les Bantoustans, ne diffèrent pas notablement des communautés paysannes de ce que l’on appelle maintenant le « quart- monde » africain. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, les Boers ont pris en charge la responsabilité de la gestion de ce système en s’emparant du pouvoir d’Etat; ils lui ont donné un nom : l’apartheid, et en plus, une justification idéologique pour couvrir les pratiques déjà en vigueur du racisme codifié en lois. La période suivante, le demi-siècle aujourd’hui achevé a été caractérisée par un processus d’industrialisation des périphéries du système global. En Afrique du Sud, la classe dirigeante a développé dans ce contexte son projet de réaliser une ascension au sein du système mondial au moyen d’une industrialisation protégée et soutenue par l’Etat. L’apartheid était, à cet égard, parfaitement rationnel. Que la main-d’œuvre soit à très bon marché ne crée pas nécessairement un problème pour assurer des débouchés à la production : la demande peut être créée en accroissant les revenus distribués à la minorité non productive ou peu productive et en accroissant les exportations destinées à payer les importations exigées pour l’efficacité globale de l’industrie. La théorique libérale qui présentait l’apartheid comme s’il était en conflit avec le capitalisme - comme si capitalisme équivalait à liberté et égalité ! - était totalement à côté de la question. En fait les résultats économiques du projet « historique » sud africain ne sont pas très brillants : l’industrie sud africaine a échoué totalement dans sa quête de la « compétitivité ». Ses exportations industrielles (non minières) sont négligeables, dirigées vers les marchés captifs de l’Afrique australe. Et pourtant le régime sud-africain, en dépit de son ignominie, a bénéficié d’un soutien exceptionnel, tant financier qu’économique, politique et militaire, de la part des Etats Unis, de la Grande Bretagne, de toute l’Europe occidentale. On n’en voit d’autre explication que le préjugé raciste, ce qui peut jeter quelque lumière sur le fait que l’échec de l’industrialisation sud-africaine n’est pas reconnue par des institutions internationales du type de la Banque Mondiale alors que des échecs de ce genre de la part de pays qui l’ont tenté alors qu’ils se heurtaient à l’hostilité des puissances occidentales - c’est par exemple, le cas de l’Egypte ou de l’Algérie - sont commentés jusqu’à la nausée par les médias dominants. En fin de compte, du point de vue du système global, l’Afrique du Sud continue d’être un exportateur de productions primaires. Dans le même temps, les Bantoustans restent une des zones les plus misérables du « quart-monde », incapables de garantir même une survie minimale à leurs habitants. Cet échec a été essentiellement dû à la résistance croissante, de la classe ouvrière noire, sur ses lieux de travail et dans les « cités », et à la capacité politique de ses organisations (ANC, parti communiste, syndicats de la COSATU, et autres) qui ont agi avec efficacité et qui ont su faire obstacle à toutes les tentatives de « légitimer » les Bantoustans, y compris auprès des habitants de ces territoires. La page de l’apartheid tournée, pour l’avenir deux lignes s’opposent et s’opposeront longtemps. Le capital dominant, étranger et local, et ses nouveaux alliés (la bourgeoisie noire d’accompagnement en formation) prétendent qu’avec la démocratie politique non raciale tous les problèmes sont réglés. Ce qu’on demande maintenant à la classe ouvrière noire, c’est « d’accélérer » la marche vers la « compétitivité ». Ce que le capitalisme, avec le soutien actif de tout l’Occident, n’a pas pu réussir, la classe ouvrière devrait le faire aussi vite que possible et bien sûr en supporter le coût principal ! En opposition à un tel projet les forces progressives continuent le combat pour une démocratie véritable qui puisse être le moyen de réaliser les changements sociaux - même si de tels changements seront difficiles et prendront du temps, peut être 30 à 50 ans. Les conditions pour de tels changements sont les suivantes : 1°) Une interprétation suffisamment unitaire de la constitution permettant la réallocation des revenus et des investissements au niveau de la République; 2°) un effort du développement considérable dans les zones rurales arriérées, qui devrait aller de pair avec la perspective à long terme d’une redistribution interne de la population. Cela est absolument indispensable pour créer un front populaire uni rassemblant ouvriers et paysans et mettant en échec toute tentative de les opposer les uns aux autres. 3°) Une réforme agraire dans les zones rurales occupées par les fermiers blancs, au bénéfice du prolétariat rural africain, et le soutien à une expansion des petites exploitations agricoles noires. Car le « succès » de l’agriculture blanche d’Afrique du Sud que les médias exaltent tant, est en réalité fondé sur l’exploitation d’une main d’oeuvre pratiquement réduite à une condition d’esclavage, et par l’énorme désastre écologique lié à un gaspillage intense de la terre. 4°) Une redistribution des revenus salariés au bénéfice des ouvriers de la majorité noire qui sont les travailleurs productifs - en même temps qu’une amélioration de leurs conditions d’existence, notamment dans le domaine de l’éducation dont l’état est déplorable; l’éradication du sida qui s’impose comme priorité première de tout programme de santé publique; en compensation, la réduction des frais de l’entretien d’un grand nombre d’individus improductifs de la minorité blanche. 5°) Une restructuration graduelle du secteur industriel du pays. Non pas dans la perspective de l’exportation compétitive. La priorité est toute autre; elle est de restructurer le système productif en vue de lui permettre de répondre aux changements sociaux liés à la redistribution des revenus; autrement dit, fournir davantage de biens de consommation populaire, être en mesure de satisfaire les besoins correspondant à un meilleur système productif dans les zones rurales, une meilleure capacité de satisfaire les besoins de logements à l’usage des masses. Mais aussi, moins de production gaspillée pour satisfaire les besoins de consommation de la minorité, par exemple, la production insensée d’autos privées et autres produits de luxe. Sans exclure l’amorce de changements nécessaires pour améliorer la capacité exportatrice du pays, il faut accepter que l’objectif de compétitivité ne peut être raisonnablement atteint qu’à plus long terme. Dans l’intervalle, l’économie politique d’une démocratisation véritable implique ce que j’appelle « déconnexion », que cela plaise ou non. Tels sont à mon sens les enjeux d’une démocratisation véritable. L’alternative proposée repose sur deux piliers essentiels : 1. Plus « d’ouverture » et 2. Une solution politique quasi fédérale. C’étaient exactement les deux ingrédients de l’économie politique de la Yougoslavie, que la Banque Mondiale saluait avec enthousiasme. Nous voyons aujourd’hui à quoi ils ont conduit… J’ai été plusieurs fois déjà en Afrique du Sud, depuis qu’il m’a été possible de m’y rendre, c’est à dire à partir de 1991. Invité par les partenaires africains du CODESA (la Conférence pour la Démocratie en Afrique du Sud, qui négociait avec le régime de transition de de Klerk la nouvelle constitution) - l’ANC, le Parti Communiste et COSATU (les syndicats) - j’ai donc eu l’occasion de discuter des problèmes évoqués plus haut avec de nombreux camarades de ces organisations comme avec des militants de nombreuses associations populaires. Invité également par les universités de Johanesburg, du Cap et de Durban, notamment à l’occasion du Congrès de Sociologie tenu à Umtata, et par des intellectuels engagés dans les luttes politiques, j’ai poursuivi évidemment ces discussions dans ces milieux divers. Actif au sein du Forum du Tiers Monde, Hein Marais est l’auteur d’un ouvrage de qualité portant sur tous ces débats (H. Marais, Limits to Change; 1998). Aucun de ceux-ci n’est clos. En Afrique du Sud, la lutte continue. L’organisation de la conférence des Nations Unies contre le racisme, tenue à Durban en septembre 2001, avait été l’occasion d’une manifestation de solidarité spontanée des peuples africains et asiatiques, notamment autour de la Palestine, qui avait fait grincer les dents des puissances occidentales et de leurs serviteurs. A cette occasion l’adresse que j’avais prononcée à la conférence dite de la société civile – et que j’avais intitulée « Mondialisation ou apartheid à l’échelle mondiale ? » - a fait, je crois, son effet, comme en témoigne le texte des projets de résolutions finales mais surtout l’honneur que m’a fait le Parlement sud africain de venir la présenter à l’une de ses sessions à Capetown. Cela tombait exactement le 11 Septembre. L’Afrique du Sud, libéré de l’odieux apartheid, est désormais confrontée à son véritable défi formidable : comment aller au- delà de la démocratie pluriraciale de façade pour transformer en profondeur la société? Les options du gouvernement de l’ANC ont jusqu’ici éludé la question et ont choisi de ne « rien changer », voire de renforcer le rôle sous impérialiste de l’Afrique du Sud, toujours dominée par les monopoles miniers anglo-américains. Le magnifique ouvrage de notre collègue Hein Marais (Reinforcing the mould), auquel j’ai fait référence plus haut, analyse l’impasse que représente cette option. La page est-elle en voie d’être tournée ? Le massacre, en 2012, des mineurs en grève, opéré sur les ordres de pouvoirs mettant en œuvre ces mêmes lois odieuses de l’apartheid qui le permettaient, va-t-il mettre un terme aux confusions des classes populaires, qui ont vécu pendant les vingt dernières années dans l’illusion que l’abolition de l’apartheid ouvrait au règlement des questions d’avenir une voie royale sans grand obstacle ? La soumission des gouvernements de l’ANC à toutes les exigences de la dictature des monopoles impérialistes – hélas non remise en cause par les élections de mai 2014 – a été saluée d’une manière indécente à l’occasion des funérailles de Mandela. On a vu alors se pavaner à Johannesburg pour saluer la démocratie sud-africaine, toute la panoplie des chefs d’Etat des puissances occidentales qui avaient soutenu l’apartheid, instruit sa police, parfois prodigué leurs conseils en matière de torture, n’avaient pas bougé le petit doigt pour défendre Mandela en prison, tandis que les pays qui avaient réellement soutenu les luttes du peuple sud- africain étaient absents. Il n’y a pas de projet souverain en Afrique du Sud, dont le système économique demeure sous le contrôle de l’Anglo- American. Quelles sont alors les conditions pour qu’un projet souverain émerge dans ce pays ? Quels nouveaux rapports avec l’Afrique impliquerait cette émergence? J’ai porté une attention particulière à ces questions, que j’ai discutées à plusieurs reprises durant mes visites de l’Afrique du Sud. J’ai participé à quelques débats importants organisés par des groupes de travail organisés autour de Patrick Bond, Dot Keet, Ben Turok, Hein Marais, Langa Zita, Oupa Lehulere, Ari Sitas et d’autres dans les Universités de Joburg, Capetown et Durban, comme dans des rencontres de la société civile, des syndicats, de l’ANC et du CPSA. L’Afrique du Sud est, comme chacun sait, un très beau pays. La péninsule du Cap compte sans doute parmi les merveilles de la nature sur cette planète. Dommage que la ville du Cap ait été « urbanisée » si l’on peut dire, selon les principes odieux du « communautarisme », sur les modèles de Lusaka et Windhoek. L’horreur urbaine dans un cadre naturel sans pareil ! Il faut le faire. Un groupe de jeunes - eux mélangés - me faisaient prendre connaissance de l’histoire tourmentée de cette vieille colonie, peuplée de Boers et de Huguenots français, de Hottentots et de leurs métis, des descendants des esclaves (et des travailleurs « libres ») importés de Malaisie, plus tard d’Anglais et d’Africains de civilisation Bantou. Un tata m’a permis de faire connaissance avec l’horreur des Bantoustans, désossés, sans villages construits. Une campagne aride semée de maisons-bidonvilles disséminées, peuplées de vieux, de femmes et d’enfants en haillons, la population masculine adulte étant presque intégralement émigrée dans les cités industrielles et les mines. 6. LUEURS D’ESPOIR La violence barbare du colonialisme de pillage et l’implosion du néo libéralisme mondialisé n’ont pas seulement provoqué des explosions de colère sans stratégie, s’enfermant dans l’impasse de régressions, elles ont également ouvert la voie à de réelles avancées dans la direction de la construction de stratégies alternatives positives qui constituent des lueurs d’espoir pour l’avenir. Tout le monde a présent à l’esprit les avancées populaires initiées dans certains pays d’Amérique du Sud (Venezuela, Bolivie, Ecuador) depuis déjà une vingtaine d’années, comme des perspectives ouvertes au Népal depuis 2008. Par ailleurs l’essoufflement de l’ordre néo libéral mondialisé a ouvert aux pays qui demeurent attachés à la perspective socialiste (Vietnam et Cuba) des marges de mouvement qui devraient leur permettre de s’engager dans des réformes adéquates et positives et d’éviter la capitulation. Ayant participé personnellement à des débats importants dans les pays concernés, j’en ferai le compte rendu dans ces mémoires. Mais au-delà de ces expériences des luttes relativement plus avancées, des lueurs d’espoir se dessinent, même timidement, ailleurs. Je propose ici un compte rendu de ma contribution au débat ouvert en Zambie sur une stratégie alternative qui pourrait ouvrir la voie à l’amorce d’une authentique renaissance africaine. J’avais visité la Zambie à l’époque de Kaunda finissant. L’essoufflement de son modèle d’inspiration nationale/populaire, mis en œuvre avec timidité, avait ouvert la voie à une restauration coloniale brutale. Le meilleur des mines de cuivre (la richesse du pays) a été vendu pour une bouchée de pain aux monopoles miniers, tandis que la permission donnée à quiconque de se livrer à l’exploitation du minerai ouvrait les portes à un gigantesque gaspillage et au désastre écologique. Le chemin de fer Tanzam – construit par la Chine – a été « privatisé » et confié à une firme israelienne. Celle-ci, chargée de la rénovation, ne l’a pas fait, mais a tout simplement volé les rails (il n’y a pas d’autre terme pour qualifier cette action) et en a vendu la ferraille, pour ensuite disparaître sans laisser d’adresse. A la question que je posais : « pourquoi vous ne poursuivez pas l’Etat d’Israel, à la nationalité duquel cette compagnie appartient ? », il m’a été répondu : « impossible, nos amis européens nous traiteraient d’anti sémites ! ». En 2012 un Front Patriotique, associant toutes les forces lassées de la corruption du régime en place, avait gagné les élections. Le Vice Président Wynter Kabinda m’invitait en 2013, par le canal du Policy Monitoring and Research Centre, une institution publique dirigée par Michelle Morel. Rendu à Lusaka j’ai discuté avec les responsables et leur conseiller, le professeur Donald Chanda, des axes principaux d’une nouvelle stratégie de développement. Nous avons convenu de placer l’accent sur la gestion des mines, l’industrialisation, la coopération avec la Chine et l’intégration sous-régionale. Pour faire bref je dirai que nous avons envisagé les différentes formes possibles d’une coopération équilibrée : accès de la Chine au cuivre (sociétés mixtes, accords commerciaux à long terme, accords d’Etats, permettant de se libérer des manipulations du « marché » par les monopoles miniers) contre construction d’infrastructures et d’industries (ce que les puissances occidentales refusent obstinément). Nous avons également discuté de l’ouverture souhaitable de négociations avec les voisins (Tanzanie, Angola et Zimbabwe, et plus tard Congo si ce pays parvient à sortir du marasme) qui donneraient un sens à une industrialisation collective. Je ne sais pas si mes collègues zambiens ont tiré quelque profit de mes interventions; mais je sais que, moi, j’ai beaucoup appris de ces collègues qui maitrisaient leurs dossiers avec une belle compétence. Peut-on en dire plus ? On sait que le gouvernement de l’Afrique du Sud avait proclamé il y a quelques années, avec grand bruit, la « Renaissance de l’Afrique ». Que la renaissance de ce continent soit souhaitable et possible, certes. Mais qu’elle soit déjà engagée, non. Invité à participer à une « commission » chargée « d’inspirer » cette renaissance, j’ai décliné l’offre. Je savais que la commission, composée de personnes désignées par des gouvernements qui acceptent sans sourciller l’ordre néo libéral mondialisé, au prétexte « qu’il n’y a pas d’alternative en dehors de ce cadre », ne pourrait pas faire avancer des idées d’alternative positive réelle. Je ne me suis pas trompé. Très rapidement le projet s’est transformé en projet de « partenariat euro africain » pour le développement ! Il n’y a pas de partenariat possible entre les victimes du pillage colonial et ceux qui entendent le poursuivre. Il s’agissait donc d’une manœuvre destinée à jeter de la poudre aux yeux des naïfs et de renforcer leurs illusions néo libérales réformistes. Analogue aux objectifs de la commission Stiglitz à laquelle j’ai fait référence au chapitre un de ces mémoires. Les centres de propagande du capitalisme des monopoles impérialistes – la Banque Mondiale, la Commission européenne – sont en effet inquiets et constatent le rejet grandissant par les peuples de l’ordre qu’ils imposent. Il leur faut alors proposer des réformes qui n’en sont pas, laisser entendre qu’un « capitalisme à visage humain » est possible, et qu’ils le veulent. ANNEXE : L’aide au service du pillage des ressources du Sud Dans les pays ravagés par le colonialisme de pillage, la question de « l’aide extérieure » est sans cesse revenue de manière lancinante dans nos débats. La vulnérabilité extrême des économies concernées a produit cet effet inévitable sans doute. « On ne peut pas s’en sortir sans aide ». Et les illusions concernant la « générosité » de la communauté internationale et de l’Europe en particulier, les voeux pieux à cet endroit, n’alimentent pas seulement le discours des hauts fonctionnaires responsables de la décision. Ces illusions sont partagées par beaucoup d’organisations et de mouvements populaires, voire de partis politique de gauche. Il nous fallait – il me fallait à moi personnellement – revenir sans cesse dans nos débats sur cette question, faire l’analyse des fonctions que l’aide occidentale telle qu’elle est (et elle ne peut être autre) remplit. Je suis ici redevable à Yash Tandon de l’avoir fait d’une manière convaincante, par son analyse lucide de cette triste réalité. L’introduction du texte sur l’aide dans cette annexe trouve ici sa justification. Mais il fallait également faire avancer des idées de propositions alternatives en plaçant l’accent sur ce que pourrait être une coopération solidaire des pays du Sud. Je prétends que « l’aide » est un instrument de la stratégie de domination de l’impérialisme, conçu pour affaiblir les pays les plus vulnérables de la périphérie du capitalisme mondialisé. A cette forme d’» aide », aujourd’hui popularisée au nom d’idéaux humanitaires insipides et dévoyés j’oppose avec force des propositions d’une « autre aide », fondée sur les principes de la solidarité internationaliste et anti impérialiste des peuples. En effet, si, comme on le prétend, il y a dans l’aide deux « partenaires » – en principe égaux – le pays donateur et le pays bénéficiaire, l’architecture du système aurait du être négociée entre ces deux ensembles d’Etats. Il n’en est rien. Le débat sur l’aide a été enfermé dans un corset serré, dont l’architecture a été définie dans la Paris Declaration on Aid Effectiveness (2005), rédigée au sein de l’OCDE, imposée aux pays bénéficiaires de l’aide par l’Accra Action Agenda (2008). Dès le départ, la procédure choisie est donc illégitime. La conditionnalité générale, définie par l’alignement sur les principes de la mondialisation libérale, est omniprésente : favoriser la libéralisation, l’ouverture des marchés, devenir « attractif » pour les investissements privés étrangers. De surcroît les moyens du contrôle politique de la Triade (Etats- Unis, Europe et Japon) ont été renforcés par l’adjonction d’une conditionnalité politique : le respect des droits humains, la démocratie électorale et pluripartiste, la bonne gouvernance, assaisonnés par le discours insipide sur la « pauvreté ». La Déclaration de Paris constitue donc un recul en comparaison des pratiques « des décennies du développement » (1960- 1970) lorsque le principe du choix libre par les pays du Sud de leur système et de leurs politiques économiques et sociales était admis. La pauvreté, la société civile, la bonne gouvernance : la rhétorique pauvre du discours dominant de l’» aide » Le terme même de « pauvreté » relève du langage de la charité, antérieur à la constitution du langage développé par la pensée sociale moderne. Telle qu’elle nous est proposée, la « société civile » en question est associée à une idéologie du double consensus : (i) qu’il n’y a pas d’alternative à « l’économie de marché » (expression elle- même vulgaire pour servir de substitut à l’analyse du « capitalisme réellement existant »); (ii) qu’il n’y a pas d’alternative à la démocratie représentative fondée sur le multipartisme électoral pour servir de substitut à la conception d’une démocratisation de la société, étant elle-même un processus sans fin. Le concept authentique de société civile doit restituer toute leur place aux organisations de lutte : des travailleurs (syndicats), des paysans, des femmes, des citoyens. Il intègre et n’exclut donc pas les partis politiques du mouvement, réformateurs ou « révolutionnaires ». A leur place le discours de l’« aide » donne la prééminence aux « ONG ». Cette option est indissociable d’un autre pan de l’idéologie dominante, qui voit dans « l’Etat » l’adversaire par nature de la liberté. Dans les conditions de notre monde réel cette idéologie revient à légitimer « la jungle des affaires », comme la crise financière en cours l’illustre. La « gouvernance » a été inventée comme substitut au « pouvoir ». L’opposition entre ses deux qualificatifs – bonne ou mauvaise gouvernance – rappelle le manichéisme et le moralisme, substitué à l’analyse de la réalité. Encore une fois cette mode nous vient de la société d’outre Atlantique, où le sermon domine le discours politique. L’idéologie visible sous jacente s’emploie tout simplement à évacuer la question véritable : quels intérêts sociaux le pouvoir en place, quel qu’il soit, représente et défend ? Etant entendu que la recette électorale pluripartiste a prouvé ses limites de ce point de vue et que, dans les faits, les diplomaties de la triade impérialiste pratiquent le « deux poids, deux mesures » sans scrupule, singulièrement en ce qui concerne les « droits de l’homme ». Aide, géo-économie, géopolitique et géostratégie Les politiques d’aide, le choix des bénéficiaires, des formes d’intervention sont indissociables des objectifs géopolitiques. Les différentes régions de la Planète ne remplissent pas des fonctions identiques dans le système libéral mondialisé. L’Afrique n’est pas « moins intégrée » au système de la mondialisation que les autres régions du Sud,, mais elle l’est différemment. La géo-économie de la région repose sur deux ensembles de productions déterminantes dans le façonnement de ses structures et la définition de sa place dans le système global : (i) des productions agricoles d’exportation « tropicales » : café, cacao, coton, arachides, fruits, huile de palme, etc.; (ii) les hydrocarbures et les productions minières : cuivre, or, métaux rares, diamant, etc. Les premiers sont les moyens de « survie », au-delà de la production vivrière destinée à l’autoconsommation des paysans, qui financent la greffe de l’Etat sur l’économie locale et, à partir des dépenses publiques, la reproduction des classes moyennes. Ces productions intéressent plus les classes dirigeantes locales que les économies dominantes. Par contre, ce qui intéresse au plus haut point ces dernières, ce sont les produits des ressources naturelles du continent. Aujourd’hui les hydrocarbures et les minerais rares. Demain les réserves pour le développement des agro-carburants, le soleil, l’eau. La course aux territoires ruraux destinés à être convertis à l’expansion des agro-carburants est engagée en Amérique latine. L’Afrique offre, sur ce plan, de gigantesques possibilités. Madagascar a amorcé le mouvement et déjà concédé des superficies importantes de l’Ouest du pays. La mise en œuvre du Code rural congolais (2008), inspiré par la coopération belge et la FAO, permettra sans doute à l’agro- business de s’emparer à grande échelle de sols agraires pour les « mettre en valeur », comme le Code minier avait permis naguère le pillage des ressources minérales de la colonie. Les paysans, inutiles, en feront les frais; la misère aggravée qui les attend intéressera peut être l’aide humanitaire de demain et des programmes d’» aide » pour la réduction de la pauvreté ! La nouvelle phase de l’histoire qui s’ouvre est caractérisée par l’aiguisement des conflits pour l’accès aux ressources naturelles de la planète. La Triade entend se réserver l’accès exclusif à cette Afrique « utile » (celle des réserves de ressources naturelles), et en interdire l’accès aux « pays émergents », dont les besoins sur ce plan sont déjà considérables et le seront de plus en plus. La garantie de cet accès exclusif passe par le contrôle politique et la réduction des Etats africains au statut d’» Etats clients ». L’aide extérieure remplit ici des fonctions importantes dans le maintien des Etats fragiles dans ce statut. Il n’est donc pas abusif de considérer que l’objectif de l’aide est de « corrompre » les classes dirigeantes. Au-delà des ponctions financières (bien connues hélas, et pour lesquelles on fait semblant de croire que les donateurs n’y sont pour rien !), l’aide devenue « indispensable » (puisqu’elle devient une source importance de financement des budgets) remplit cette fonction politique. Il est alors important que cette aide ne soit pas réservée exclusivement et intégralement aux hommes aux postes de commande, au « gouvernement ». Il faut aussi qu’elle intéresse également les « oppositions » capables de leur succéder. Le rôle de la société dite civile et de certaines ONG trouve sa place ici. L’aide en question, pour être politiquement efficace, doit également contribuer à maintenir l’insertion des paysans dans ce système global, cette insertion alimentant l’autre source des revenus de l’Etat. L’aide doit donc également s’intéresser au progrès de la «modernisation » des cultures d’exportation. Le cas du Niger illustre à la perfection l’articulation ressources minérales stratégiques (l’uranium) / aide « indispensable » / maintien du pays dans le statut d’Etat client. Ce pays reçoit une « aide » d’une ampleur exceptionnelle (50 % de son budget) et demeure néanmoins en queue de la liste des pays les plus pauvres. Faillite de l’aide ? Ou plutôt faillite du modèle de développement imposé par cette « aide » ? Le cas du Niger a été étudié par nous-mêmes – je veux dire une équipe du Forum du Tiers monde à laquelle j’ai apporté ma contribution – en coopération avec nos amis Abdou Ibro, Moussa Tchangari et l’équipe de l’IRD de Niamey. Dans un excellent article, « Bataille pour l’Uranium au Niger », publié par le Monde Diplomatique en juin 2008, Anna Bednik a établi avec force cette liaison. Le Niger est, pour les puissances occidentales, avant tout un « pays de l’uranium ». Les diplomaties de la triade le savent et la situation géographique du Niger leur fait craindre le pire. C’est pourquoi l’arme de la « rébellion touareg » est mobilisée ici, avec cynisme. Le conflit autour des concessions, jadis monopole exclusif de la France, révèle la réalité de la menace (par l’entrée en lice de la Chine). Les contours d’une aide alternative qui mériterait son nom L’élaboration d’une vision globale de l’aide ne peut être déléguée à l’OECD, à la Banque Mondiale, ou à l’Union Européenne. Cette responsabilité revient à l’ONU et à elle seule. Que cette organisation soit, par nature, limitée par le monopole des Etats, censés représenter les peuples, soit. Mais il en est tout autant des organisations au service de la Triade. Que l’on se propose de renforcer une présence plus « directe » des peuples aux côtés des Etats, soit. Discuter des formes possibles de celle-ci mérite attention. Mais cette présence doit être conçue pour renforcer l’ONU. On ne peut lui substituer des formules de participation d’ONG (triées sur le volet) à des conférences conçues et gérées par le Nord (et manipulées forcément par les diplomaties du Nord). C’est pourquoi il faut soutenir l’initiative prise par l’ECOSOC en 2005 pour la création du Forum pour la coopération en matière de développement (FCD). Cette initiative amorce, sur cette question, la construction de partenariats authentiques dans la perspective de celle d’un monde polycentrique. L’initiative est, comme on pouvait l’imaginer, fort mal reçue par les diplomaties de la Triade. Mais il faut aller plus loin et oser franchir une « ligne rouge ». Non pas « réformer » la Banque mondiale, l’OMC, le FMI. Non pas se limiter à dénoncer les conséquences dramatiques de leurs politiques. Mais proposer des institutions alternatives, en définir positivement les tâches et en dessiner les contours institutionnels. L’option pour une aide alternative est indissociable de la formulation d’un développement alternatif. Les grands principes qui donnent un sens au développement sont au moins les suivants. Le développement exige la construction de systèmes productifs diversifiés, c’est-à-dire en premier lieu engagés sur la route de l’industrialisation. On ne peut que constater le refus tenace de reconnaître la nécessité de cette perspective pour l’Afrique subtropicale. Comment comprendre autrement les propos concernant la « dérive industrielle démentielle » tenus sur le sujet qui devraient faire rire – quel est le pays africain actuel concerné qui est « sur- industrialisé » ? –, hélas repris parfois par des amis « altermondialistes ». Ne voit-on pas que ce sont précisément les pays qui se sont engagés sur cette voie « démentielle » qui sont aujourd’hui les pays dits émergents (la Chine, la Corée et quelques autres) ? A son tour la diversification et l’industrialisation exigeront la construction de formes de coopérations régionales adéquates. Les formes de celles-ci doivent être réinventées pour être cohérentes avec les objectifs du développement dessinés ici. Les « marchés » communs » régionaux, qui dominent les institutions en place (quand elles existent et fonctionnent) ne le sont pas, ayant été conçus eux-mêmes comme des blocs constitutifs de la mondialisation libérale. La coopération Sud- Sud doit prendre la relève. D’ailleurs pour de bonnes raisons, les pays donateurs du Sud ont refusé de participer au « club des donateurs » de la Triade impérialiste. Les problèmes du monde rural et du développement de l’agriculture ne peuvent pas ne pas être placés au centre de la définition d’une stratégie pour un autre développement. La Déclaration de Paris ne sort pas du cadre de la vision héritée de la colonisation, c’est-à-dire celle d’une agriculture d’exportation de produits tropicaux, lesquels bénéficieraient selon la théorie conventionnelle d’» avantages comparatifs ». En contrepoint, il faut donner la priorité au vivrier dans la perspective de la souveraineté alimentaire et non de la sécurité alimentaire qui est à l’origine de la « crise alimentaire » en cours. Cette priorité implique la mise en oeuvre de politiques fondées sur le maintien d’une population rurale importante (en réduction lente, et non accélérée). L’accès aussi égal que possible au sol et aux moyens de l’exploiter correctement, commande cette conception de l’agriculture paysanne. Cela implique ici des réformes agraires, là le renforcement de la coopération, partout des politiques macro-économiques adéquates (crédit, fourniture des intrants, commercialisation des productions). Ces mesures sont différentes de celles que le capitalisme historique a mis en œuvre en Europe et en Amérique du Nord, fondées sur l’appropriation du sol, sa réduction au statut de marchandise, la différenciation sociale accélérée au sein de la paysannerie et l’expulsion rapide du surplus de ruraux « inutiles ». L’option préconisée par le système dominant, fondée sur la rentabilité financière et le productivisme à court terme (augmenter rapidement la production, au prix de l’accélération de l’expulsion des paysans en surplus) répond certes bien aux intérêts des transnationales de l’agro- business et d’une classe nouvelle de paysans riches associés, mais pas à ceux des classes populaires et de la Nation. L’alternative implique une remise en cause radicale de la libéralisation mondialisée de la production et du commerce international des produits agricoles et alimentaires, comme l’a démontré avec force Jacques Berthelot (www.solidarite.asso.fr). Elle passe par des politiques nationales de construction/reconstruction de Fonds nationaux de stabilisation et de soutien aux productions concernées complétées par la mise en place de Fonds internationaux communs pour les produits de base, permettant une réorganisation alternative efficace des marchés internationaux des produits agricoles. Le développement alternatif esquissé impose une maîtrise véritable des rapports économiques avec l’extérieur, entre autre l’abandon du système des « changes libres », prétendus « régulés par le marché », au bénéfice de systèmes nationaux et régionaux de changes contrôlés. Il se fonde sur le principe de la priorité donnée aux marchés internes (nationaux et régionaux), et, dans ce cadre en premier lieu aux marchés répondant à l’expansion de la demande des classes populaires, non au marché mondial. 3739630@100617035.com - 7-100617035-23495496 - Toute reproduction interdite CHAPITRE TROIS L’ASIE : CAPITALISME TRIOMPHANT, IMPASSES, EMERGENCE EN QUESTION Ce chapitre concerne tous les pays le continent asiatique, à l’exception de la Chine, du Vietnam et du Japon. J’appartiens à cette région du monde qui parait aujourd’hui la plus défavorisée. L’Afrique et le monde arabe dans leur ensemble comptent en effet la majorité des pays dits du « quart-monde », ceux qui ne sont pas parvenus à entrer dans l’ère de l’industrialisation et à s’affirmer à ce titre sur les marchés mondiaux. En contre point l’Asie de l’Est, du Sud et du sud-est et les grands pays d’Amérique latine paraîssent engagés sur la route d’un capitalisme triomphant au point qu’on dit que leurs succès démentent la théorie de la polarisation immanente au capitalisme mondial. Je ne le vois pas ainsi; ces pays ne connaissent, au mieux, qu’une « émergence » en demi-teinte; les éléments d’émergence – quand ils existent - sont ici associés à des caractéristiques de lumpen développement et à la poursuite du pillage de leurs ressources naturelles. C’est le cas des pays du Sud-est asiatique. Mes options fondamentales m’avaient toujours porté à voir les deux continents - l’Asie et l’Afrique - comme constituant un seul ensemble : celui des sociétés non européennes par leur histoire qui, colonisées, ont le même ennemi - l’impérialisme des centres capitalistes. J’ai donc suivi les vicissitudes des développements économiques et politiques des pays d’Asie avec autant de passion que celles de mon continent africain. La Turquie La Turquie est, au Moyen Orient, non pas seulement l’un de nos voisins géographiques immédiats mais encore l’héritière de l’Empire ottoman auquel le monde arabe a appartenu. Mais l’option européenne de la classe dirigeante de ce pays depuis Ataturk réduisait fortement - pour nous - les raisons de nous y rendre. Qui voir, tant que les intellectuels et les dirigeants de toutes les forces politiques et sociales de ce pays prétendaient n’avoir rien à voir avec le « tiers monde » méprisé, s’excluant de l’aire couverte par notre Forum ? C’est donc en purs touristes qu’Isabelle et moi visitions par la première fois Istanbul en 1973, escale de quelques jours sur notre route de l’Inde à Paris. Ce qui me frappait c’était la découverte du traumatisme violent que la coupure brutale avec son passé avait imposé au peuple turc, entre autre par la romanisation hâtive de son écriture. En visite au musée Top Kapi à Istanbul je voyais les adolescents conduits par leurs maîtres d’école regarder les photographies du début du siècle - de leurs grands parents - comme s’il s’était agi de celles d’un peuple inconnu. Et comme je leur lisais les légendes écrites en ottoman - avec les lettres arabes - ils me regardaient comme si j’étais un être sorti d’une autre planète. L’Empire ottoman était ce qu’il était; ni meilleur ni pire que bien d’autres sociétés du monde prémoderne. Ce qui est certain c’est que sa qualification d’empire « turc » est une réduction trompeuse. La Turquie par contre est bel et bien turque - bien qu’elle compte peut être un tiers de Kurdes parmi ses habitants. La constitution de cette nation nouvelle des paysans d’Anatolie a certainement comporté des aspects positifs incontestables et ouvert la voie à un développement capitaliste qui, fut-il périphérique, a fourni avec trente ans d’avance son modèle au Moyen orient arabe nassérien et baasiste. Mais ce développement a également accentué certains des caractères de violence attribués à tort à la « nature » - à « l’atavisme » du peuple turc. En fait dans la répartition des tâches et des responsabilités au sein de l’Empire ottoman les paysans d’Anatolie fournissaient l’essentiel de l’armée - ce qui explique la qualification « turque » de l’Empire. Soumission et brutalité sont largement le produit de cette « spécialisation ». Mais dans l’Empire celles-ci étaient en partie au moins compensées par le raffinement cosmopolite des classes dirigeantes - de surcroît multiethniques par leurs origines - et la diversité culturelle et religieuse des peuples qui le composaient, imposant un sens du relatif. La disparition de ces caractères avec celle de l’Empire n’a pas été compensée par la cristallisation d’une nouvelle bourgeoisie. Celle- ci, faible et périphérique au sens que je donne à ce terme, n’a pas été à même de produire une culture démocratique. Elle n’a donc jamais transgressé les horizons du nationalisme, qui, comme chacun le sait, se satisfait facilement d’autocratisme et de brutalité. Le « miracle » turc (célébré en son temps par la Banque Mondiale) et l’illusion du rattrapage et de l’européanisation s’étant essoufflés les choses ont commencé à évoluer, pour le meilleur (par l’ouverture d’une réflexion approfondie sur les limites du capitalisme et du nationalisme et la critique de l’autocratie qui leur est associée) mais aussi pour le pire (par l’ouverture d’un champ à la résurrection de l’utopie passéiste islamiste). L’existence d’une intelligentsia turque, bien avancée comparativement à ce qu’elle est dans beaucoup d’autres pays de la région (et c’est là l’un des produits positifs du kémalisme) - critique du capitalisme sans nostalgie passéiste (elle est passablement laïque) est, pour moi, l’une des forces principales qui rendent possible une sortie progressiste de l’impasse actuelle. L’autre est la présence d’une tradition communiste d’un courage exceptionnel qui n’a jamais été éradiquée par les dictatures successives. Certes parfois un peu inquiétante par son dogmatisme « stalinien », accentué peut être par sa relation forte avec la paysannerie kurde en rébellion - que le PKK symbolise. Quelques échanges de vues avec ses dirigeants qui m’avaient invité à Ankara et à Istanbul m’ont laissé le souvenir d’un froid dans le dos. Mais j’ai pu apprécier également la finesse des analyses, la réalité des convictions socialistes et démocratiques des intellectuels ( Friket Baskaya a passé par la suite deux ans en prison pour délit d’écriture !) qui m’avaient invité en 1991 à animer des débats dans les deux capitales, et pris l’initiative de créer chez eux une antenne du Forum pour l’Asie occidentale non arabe et l’Asie centrale. Leur hospitalité, leur gentillesse, la finesse de leurs comportements (et la succulente véritable cuisine turque), la visite en leur compagnie de cette étonnante région de Cappadoce (en plein hiver, je ne le regrette pas, la Cappadoce glaciale est sauvage et certainement très différente du visage qu’elle offre aux touristes d’été) restent pour Isabelle et moi des souvenirs marquants. Notre amie Yildiz Sertel, longtemps réfugiée politique communiste en URSS puis à Paris (elle enseignait à Vincennes), nous avait déjà un peu fait connaître de l’intérieur les nuances de la politique turque. Le tribunal international constitué pour examiner les crimes associés à l’invasion de l’Irak, animé par Ayse Berktay, a tenu en 2004 sa session de clôture à Istanbul. L’écho que la presse turque a donné à l’évènement, passé sous silence en Europe, est pour moi un bon signe des sentiments anti impérialistes, toujours puissants en Turquie. L’émergence avortée de la Turquie J’ai de bons amis proches en Turquie, en particulier Fikret Baskaya. Beaucoup de mes ouvrages ont été traduits en turc; et je suis fréquemment interviewé par la presse de gauche, en particulier les magazines Toplum ve Utopya, Aydinlik, Redaksyon. Je leur ai soumis le texte qui suit et ai tenu compte de leurs observations quand cela me paraissait nécessaire. Je garde néanmoins seul la responsabilité des idées que j’y ai développées. La Turquie est-elle ou non « européenne » ? Les débats sur cette question sont généralement polémiques à l’extrême et de ce fait sans fondement scientifique solide. L’important est de savoir que la classe dirigeante de ce pays s’est considérée comme telle depuis bien longtemps, en remontant jusqu’à l’époque ottomane et même à 1453 lorsque Mehmet El Fateh (le conquérant de Constantinople) aurait hésité, dit-on, et pensé se proclamer « Empereur (orthodoxe) de Byzance/Constantinople », puis y aurait renoncé, comprenant que ses soldats, qui avaient combattu sous la bannière de l’Islam (en qualité de ghazi, de « conquérants »), ne l’auraient pas admis. Toujours est-il que dès le XIXe siècle, la Turquie ottomane s’engage dans une réforme de son organisation d’Etat connue sous le nom de Tanzimat (« réorganisation », « perestroïka » pourrait-on dire) dont le dessein est affiché sans ambages : faire de la Turquie un pays « européen ». Que la société ottomane/turque ait permis d’avancer réellement dans cette direction ou que les progrès soient demeurés insignifiants constitue une bonne question sur laquelle les travaux d’historiens ne manquent pas. Vers la fin du XIXe siècle un bon nombre d’intellectuels et d’hommes politiques d’action ottomans (turcs ou autres) ont fait ce bilan et – l’ayant trouvé insignifiant – se sont organisés, sous le nom de Jeunes Turcs, pour en accélérer le rythme, fut-ce en se débarrassant d’un Sultan jugé incapable, sans toutefois imaginer ni le renversement du khalifat/sultanat ni l’abandon de son caractère impérial/ottoman (le contrôle du Mashrek arabe). Faisant néanmoins écho à l’idéologie nationaliste des peuples européens modernes ils décidaient de se qualifier ouvertement de Turcs (et non plus d’Ottomans). La guerre de 1914- 1918 a créé les conditions pour que s’affirme sans ambiguïté le projet des Jeunes Turcs dont Moustapha Kemal (Atatürk) prenait la direction. Les provinces arabes perdues, le khalifat/sultanat aboli, la guerre contre l’intervention des pays de l’Entente gagnée, la nouvelle République turque pouvait s’imaginer engagée sur la voie de son européanisation triomphante. Il s’agissait indiscutablement d’un projet d’émergence. Encore faut-il préciser que celle-ci était conçue comme on le pouvait à l’époque : par le moyen d’une transformation capitaliste de la société. Il suffisait, croyait-on, de le vouloir pour le pouvoir. L’idée que la logique du capitalisme mondialisé, par sa production d’une polarisation centres/périphéries des partenaires intégrés dans le système global, ne le permettait pas, était encore tout à fait étrangère à la pensée de l’époque. Néanmoins la concomitance du projet Atatürk et de la révolution russe aurait pu faire penser que la voie capitaliste faisait problème. Mais Atatürk et ses amis ne le pensaient pas, et les communistes turcs de l’époque n’avaient pas non plus des idées bien claires sur la question. La réalité sociale allait donc s’imposer et façonner le déploiement réel de la nouvelle tentative d’émergence. Pour le comprendre il faut savoir, sans trop simplifier les réalités en question, qu’une « bourgeoisie » capitaliste au sens vrai du terme n’avait, au mieux, qu’une existence embryonnaire dans la Turquie de 1924. Mais il y avait une classe importante d’intellectuels, d’hommes d’Etat (pas de femmes à l’époque) et de militaires galonnés capables d’assumer seuls les responsabilités de la direction du pays. Cette classe se recrutait dans l’Ouest du pays – Istanbul, Edirne, Smyrne - et était qualifiée (se qualifiait elle-même) de « Roumenia » dont la racine Roum (Rome, c’est-à-dire Byzance) indique bien l’aspiration culturelle. L’Est – l’Anatolie – était exclusivement paysanne. Les Turcs de l’époque se reconnaissaient – Rouméliens, donc « civilisés » (et « européens »), ou Anatoliens, donc pauvres hères à peine civilisés. Bien entendu les Rouméliens étaient laïques ou même pour beaucoup athées; par contre les paysans d’Anatolie ne s’imaginaient pas autres que Musulmans pratiquants. La classe dirigeante roumélienne /ataturkiste était nationaliste au sens intolérant et chauvin du terme. Elle n’a jamais voulu reconnaître la réalité du génocide des Arméniens, ni même du traitement ignoble auquel elle a soumis les rares enfants arméniens épargnés, islamisés de force et discriminés, pas plus que la réalité kurde ou celle des Arabes du Hatay. Tous les gouvernements d’Ankara, y compris celui des Islamistes d’aujourd’hui, partagent ce chauvinisme. Alors que les idéologues de l’Islam politique « arabe » privilégient l’identité islamique au point de prétendre reléguer aux oubliettes toute autre identité, arabe ou amaziqh par exemple (« Nous ne sommes ni Algériens, ni Arabes, ni Berbères, nous ne sommes que Musulmans » proclament ces idéologues), l’Islam politique turc s’affirme comme tel : un Turc – et il n’y a pas de « Kurde » – est musulman, mais également turc… Le seul modèle de développement et de modernisation pensable et possible dans ces conditions était au plan économique celui d’un capitalisme d’Etat et au plan politique celui d’un despotisme éclairé. Au demeurant les masses populaires, paysannes et urbaines, n’en exigeaient pas la mise en pratique. Et tant que le déploiement du modèle leur apportait des bénéfices réels, plus en termes de montée dans la hiérarchie sociale par l’éducation des enfants que dans ceux d’améliorations sensibles des niveaux de vie, le despotisme éclairé bénéficiait d’une légitimité incontestable, aux yeux des peuples concernés. Et encore davantage lorsqu’il était associé à des postures anti- impérialistes affichées. Divergences avec les pays arabes C’est précisément à partir de là que la tentative turque d’émergence va se séparer de celles des pays arabes. Les pouvoirs nationaux dans ces derniers seront, comme on le verra à partir de l’exemple de l’Egypte nassérienne, systématiquement combattus par les puissances impérialistes. Le régime turc ne l’a jamais été. C’était là à la fois sa force et sa faiblesse. Dès 1945 la Turquie – alors encore kémaliste – opte pour l’alliance occidentale contre la menace soviétique (formulée malencontreusement par les revendications de Staline en 1945 concernant Kars et Ardahan et le statut des détroits du Bosphore). La Turquie sera un membre fondateur de l’OTAN, à une époque où l’on n’exigeait pas de ses membres une quelconque déclaration de démocratie. L’essoufflement du capitalisme d’Etat kémaliste va alors permettre à l’allié (et non l’ennemi) étatsunien de réintégrer la Turquie dans le capitalisme mondialisé de l’après-guerre. Washington « conseille » Ankara et obtient des « élections » qui en 1950 vont porter Menderes au pouvoir. Or la victoire électorale de ce dernier va transformer les rapports des forces entre l’élite kémaliste roumélienne et la paysannerie anatolienne. Menderes s’appuie principalement sur une classe nouvelle de paysans riches anatoliens, produite par ce développement même de l’agriculture, quand bien même celui-ci serait-il demeuré modeste jusqu’alors. La fin du privilège de l’élite roumélienne/kémaliste se dessinait et va aller en s’amplifiant. Le nouveau modèle, suggéré et soutenu par les Etats Unis, la Banque Mondiale et tutti quanti, place en effet l’accent sur le développement d’une agriculture capitaliste. Mais la classe des paysans riches qui en est la bénéficiaire demeure « musulmane » et s’affirme comme telle face à l’Etat kémaliste. La compradorisation du mode de développement de la Turquie s’affirme graduellement et pleinement : agriculture capitaliste, ouverture à la sous traitance industrielle, privatisation des segments du capitalisme d’Etat d’origine, soupape de l’émigration massive pour les paysans pauvres d’Anatolie, etc. La nouvelle classe d’affairistes, associés et bénéficiaires du développement compradorisé, se recrute désormais principalement parmi les enfants de la paysannerie riche d’Anatolie. Au plan politique, les derniers défenseurs du kémalisme – l’Armée – vogueront de défaite en défaite (en dépit de la restauration de leur dictature à deux reprises) jusqu’au jour, distant seulement de quelques années, où l’Islam politique turc anatolien s’imposera comme la force désormais dominante dans la société. Cette évolution, que je définis comme celle d’une re- compradorisation qui met un terme au projet d’émergence kémaliste, s’accompagne par l’affirmation ferme de la continuité sur le point essentiel que constitue l’appartenance à l’OTAN, c’est-à-dire le soutien des stratégies de la triade impérialiste. C’est dans ce sens que j’ai répondu au Président Correa qui me posait la question : « la Turquie c’est la Colombie du Moyen Orient ». Message immédiatement compris. Bien entendu, l’allié turc des États Unis reste un candidat à l’adhésion à l’Union Européenne, car il n’y a aucune contradiction mais au contraire une bonne complémentarité entre les appartenances à cette Union et à l’OTAN. Ce projet d’« européanisation », qui nourrit l’illusion que la Turquie nouvelle est toujours l’héritière du kémalisme, constitue une question réelle, bien que mineure. Que les différentes forces politiques dans l’Union européenne souhaitent pour les unes, rejettent pour les autres, la candidature turque, que la justification de leurs postures mobilise à cette fin des arguments polémiques (un pays « musulman » dans l’Europe « chrétienne » ? jamais !) constituent également des questions réelles, mais tout de même secondes. Mais la compradorisation (antinomie de l’émergence) de la Turquie contemporaine finit quand même par user l’enthousiasme des adhérents à « l’européanité ». Alors la Turquie va-t-elle se re- découvrir « moyen orientale », ou même « touranienne » ? Et quelle serait la portée éventuelle de ce changement de cap ? Quel rôle au Moyen Orient ? La Turquie est active au Moyen Orient. Elle intervient ici comme l’allié des États Unis et non comme une puissance émergente autonome. Cela n’est pas nouveau. En son temps la Turquie avait été au centre du « pacte de Bagdad » refusé par Nasser puis par la révolution irakienne de 1958. La Turquie est – et reste – l’allié militaire d’Israël. Elle intervient aujourd’hui en Syrie pour le compte de Washington. L’alternative touranienne au rejet européen s’était dessinée une première fois en 1918 et Enver Pacha en avait tenté l’aventure. La construction soviétique avait mis un terme à ces ambitions un peu folles; son effondrement paraît la faire renaître de ses cendres. Mais la Turquie ici encore ne pourrait guère remplir de fonctions allant au-delà du soutien de l’allié subalterne au déploiement des stratégies de son maître étatsunien. La population kurde de Turquie était entré dans une rébellion armée, en réponse il est vrai à une négation absolue de tous ses droits collectifs, sans comparaison par sa continuité et sa violence avec les pratiques discriminatoires mises en œuvre en Iraq et en Iran dans certaines circonstances par certains de leurs gouvernements (pas tous). Mais voici que, à partir de 2010, la direction du mouvement a décidé de mettre un terme à la lutte armée, au bénéfice d’un combat pour l’affirmation d’une seule nation, englobant Turcs et Kurdes. J’ignore les motivations de ce retournement et me garderai de tout commentaire, que je jugerai irresponsable. Les postures politiques prises par les pouvoirs en place dans les pays du Sud ne sont pas neutres dans leurs effets sur les orientations du développement économique. L’inscription dans le sillage des options de la géostratégie de l’impérialisme est associé naturellement à la soumission aux exigences de la compradorisation économique, l’antinomie même de l’émergence. L’Islam politique turc est, comme celui des pays arabes ou du Pakistan, réactionnaire dans ses postures sociales; il se pose ouvertement en adversaire déclaré des luttes ouvrières et paysannes. C’est à ce titre qu’il est admis par les chancelleries occidentales, toujours prêtes à lui décerner un certificat de démocratie. Les pays émergents doivent forcément entrer en conflit avec l’impérialisme dominant, même si ce conflit demeure feutré et si son intensité est variable d’un pays et d’un moment à l’autre. Mais inversement, suffira-t-il d’être traité en adversaire par les puissances impérialistes pour devenir un candidat possible à l’émergence ? L’Iran Comme l’Empire ottoman et la Chine, l’Empire perse avait échappé à la colonisation brutale, même s’il fut « semi- colonisé » par les traités inégaux que les impérialistes lui ont imposés. Aussi ne doit-on pas être surpris de voir que ses classes dirigeantes aient tenté elles aussi de maîtriser une modernisation commandée par le haut, également dès les années 1920. Comme en Chine et dans l’Empire ottoman les réformes, motivées par une réaction nationaliste, se sont conjuguées avec des mouvements populaires et paysans auxquels des partis communistes précoces tentaient de donner une portée révolutionnaire, renforcés par la proximité de l’Union soviétique. Mais en Iran la modernisation, opérée par un simple changement de dynastie, ne rompait pas avec l’histoire comme ce fut le cas en Turquie. J’en vérifiais la conscience aigu lorsque, posant la question de la romanisation éventuelle de l’écriture du persan - avec le même argument que celui qui avait été avancé par Ataturk, à savoir que la langue persane n’étant pas l’arabe, le choix des lettre arabes est lui même aussi artificiel que celui des lettres latines - je m’entendais répondre par tous les intellectuels iraniens - de droite ou de gauche - : jamais, on ne rompt pas avec son histoire, voyez le désastre culturel que cela a produit en Turquie. Passées la menace « soviétique » de l’immédiat après guerre puis la crise populiste des années 1950, après la chute de Mossadegh organisée par la CIA, la dictature sanglante du Shah s’engouffrait dans une modernisation accélérée, prototype de celle dans laquelle la Corée du Sud s’engageait à peu près à la même époque. Avec un succès non moins remarquable, en dépit de ses aspects politiques et sociaux odieux. J’avais évidemment eu beaucoup d’amis parmi les militants de Toudeh : Iskandari, collaborateur de la revue Moyen Orient, Ekbatani, responsable de l’Union Internationale des Etudiants (UIE) dont le siège était à Prague, Vazguen Ovanissian, étudiant en même temps que moi au Lycée Henri IV, assassiné en prison par la Savak. Il m’était devenu difficile d’aller en Iran au temps le plus dur de la dictature du Shah et de la CIA; mais l’occasion s’est présentée en 1975. Parvenu à démanteler toute forme de résistance organisée, le régime s’assouplissait (parler de démocratisation comme le proclamaient les médias dominants à l’époque était une véritable farce), et beaucoup d’intellectuels adoptaient des attitudes « modérées », espérant pousser graduellement le régime dans la voie d’un minimum de démocratisation, sans remettre en cause ses options stratégiques d’un développement capitaliste qu’ils croyaient pouvoir finalement permettre le « rattrapage » et asseoir par la même l’autonomie nationale du pays dans le système mondial. Ceux-là m’invitaient à Téhéran et j’acceptais, ayant en tête la création d’une cellule du Forum dans ce pays important. On sentait déjà s’amorcer la réaction populaire islamiste et je puis me vanter d’avoir prévu sa victoire à laquelle ni la CIA ni le KGB ne croyaient, l’un et l’autre obnubilés par la puissance apparente du pouvoir. La classe dirigeante aristocratique et bourgeoise n’était certes pas démocratique, sauf peut être dans quelques unes de ses franges intellectuelles. Elle n’était pas non plus laïque, mais seulement laïcisante, comme l’étaient les classes dirigeantes de l’ensemble du Moyen orient arabe prépopuliste, dans ce sens que ces classes avaient compris que le concept théocratique du pouvoir était devenu un obstacle culturel à la modernisation, seul moyen de faire face au défi imposé par l’Occident impérialiste. Au demeurant même le kémalisme n’a jamais été laïc au sens radical du terme. L’Islam est ici associé au nationalisme - à la définition même de la nation (on ne peut être turc sans être socialement musulman, même si on est agnostique, voire athée). Cette nation est par ailleurs définie en termes ethniques - phénomène courant dans les sociétés modernes qui n’ont pas fait une révolution démocratique bourgeoisie (on retrouve le même concept de la nation en Allemagne, pour les mêmes raisons). En Turquie l’ancêtre touranien est de ce fait célébré officiellement avec insistance, comme l’était chez les Iraniens la civilisation impériale préislamique. En Iran cette célébration avait pris les dimensions caricaturales que l’on sait, symbolisées par la mascarade hollywoodienne du 2500 ème anniversaire de la dynastie achéménide, organisée à Persépolis. Ce n’était pas seulement le gaspillage que cette manifestation avait occasionné qui avait choqué le peuple iranien, c’était aussi le mépris de sa conviction que l’Islam interdisait le culte de ces ancêtres polythéistes. Passant par la région de Persepolis et de Parsagade pour y visiter des ruines de la Perse ancienne, nous avons vu sur la tombe de Cyrus, perdue dans la rocaille aride, une inscription vengeresse qui en disait long sur ce que le peuple pensait probablement de la mascarade de Persopolis : « Toi aussi, Empereur, tu n’es que poussière ». Au cours de ce voyage nous avons eu d’autres occasions de mesurer l’hostilité à laquelle la modernisation en question se heurtait. Dans la ville d’Ispahan dont nous parcourions les quartiers historiques à pied, fatigués par la chaleur, le bruit (des autos et des entreprises de démolition et de construction) et la poussière, nous décidions d’entrer dans le jardin d’une belle mosquée pour prendre un peu de repos sur un banc à l’ombre d’orangers et d’autres arbres odoriférants. Un mollah s’approcha de nous et j’entamais avec lui une discussion (il parlait assez bien l’arabe). Que faites-vous là ? dit-il gentiment. Rien de particulier, on se repose du bruit infernal de la ville et on jouit du calme et de la beauté de ce lieu. Vous avez raison, nous dit-il. Ici c’est l’Iran. Dehors c’est le capitalisme (ce fut le terme qu’il employa). Dans la région de Chiraz nous avions décidé de visiter quelques villages des alentours et négocié avec un taxi la promenade de la journée. Nous avons pu mesurer l’absurdité de certains aspects de la modernisation mercantile imposée au pays. Dans un de ces villages il y avait un moulin à eau magnifique, construit à l’époque bouyide. Le moulin, amorti depuis des siècles mais toujours en état de marche, permettait aux villageois de venir y moudre leur grain gratuitement. Les autorités l’avaient fermé et construit un peu plus loin un moulin actionné au pétrole, obligeant les paysans à payer ses services ! Sur la route nous croisons un mollah qui faisait un signe d’auto-stop. Nous l’embarquons. Le mollah, habillé de sa grande robe noire impeccable tenait une grosse serviette de cuir. Nous bavardons. Savez-vous ce que je transporte ? nous dit-il. Non. C’est de l’argent. Il ouvre et c’était en effet plein de liasses de billets. Le gouvernement prend l’argent des pauvres pour le donner aux riches. Nous faisons le contraire, nous le collectons chez les riches pour le distribuer aux pauvres. Avec tant d’argent, lui dis-je, vous pourriez vous payer un taxi, pourquoi allez-vous à pied ? Cet argent n’est pas le mien, c’est celui du peuple et je n’ai pas le droit d’y toucher. Ces quelques petites histoires m’ont fait vite comprendre comment l’Eglise chiite était effectivement parvenue à cristalliser autour d’elle l’opposition populaire aux destructions sociales et culturelles de la modernisation capitaliste telle que conçue et mise en oeuvre par le pouvoir. Mais cette association étroite du populisme et de l’affirmation religieuse n’aurait pas été possible sans la destruction systématique de l’alternative de gauche que Toudeh avait représenté, en dépit de toutes ses insuffisances. L’anticommunisme ici, comme en Egypte nassérienne, en Syrie et en Irak baasistes, en Algérie boumedienniste, ouvrait les portes à l’Islam passéiste fondamentaliste. Au point que, comme on le sait, la frange la plus décidée de la jeunesse révoltée optait pour l’intégration dans le grand courant islamiste. Moudjahidin et Fidaiyin Khalq ont constitué le fer de lance sans lequel il est probable que le régime du Shah n’aurait pas pu être renversé. Ils en ont été fort mal récompensés : massacrés au sens propre du terme au lendemain de la victoire de Khomeini par les bandes de Pasdaran, recrutés en hâte dans le lumpen et organisés par le pouvoir islamique pour remplir cette fonction. Lorsque, des années plus tard, j’en discutais avec d’anciens militants de ces mouvements, ils convenaient qu’ils n’avaient pas vu le danger et compris trop tard que l’Eglise chiite ne véhiculait aucun projet sociétaire digne de ce nom, mais seulement une nostalgie passéiste absolue. Ce qui a suivi depuis est donc une catastrophe sans nom. L’Iran, qui aurait pu devenir une autre « Corée », s’en éloigne chaque jour davavtage. Bien entendu l’option de la Corée n’est pour moi ni la « seule possible », ni même acceptable, comme je le dirai plus loin. Mais elle laisse l’avenir ouvert en préparant des conditions qui permettent d’affronter les défis sur des bases et dans des perspectives nouvelles. L’option passéiste détruit sans plus. Le régime islamiste iranien s’est révélé finalement plus réactionnaire que celui du Shah, revenant même sur la semi réforme agraire dite « blanche » ! Mais il a gardé longtemps - et garde peut être encore un peu, sous la forme de ce qui devient une légende - le bénéfice de l’ambiguïté de ses origines : l’option pro occidentale ouverte du régime du Shah a permis ici au populisme nationaliste anti impérialiste d’être véhiculé par le courant religieux fondamentaliste, alors que dans les pays arabes le populisme avait triomphé autrement - à travers les coups d’état de militaires petit bourgeois. En dépit de cette différence, les résultats n’ont finalement pas été très différents, le populisme ouvrant la voie à la relève islamiste. La « révolution » dite « islamiste » de l’Iran est peut-être entrée dans la phase finale de sa décomposition. Les élections de 1999 opposaient les « durs », patrons du pouvoir théocratique, et les « réformistes ». La constitution imposant que le débat électoral reste enfermé par la soumission de tous les candidats au « principe » islamiste, derrière le vote en faveur des « réformistes » - qui ont obtenu une majorité écrasante – se profile un large éventail d’opinions qui ne se situent pas toutes dans le cadre imposé. Dénominateur commun à tous les protestataires et mécontents : les résultats déplorables du système, en rien différent de tous ceux qui ailleurs ont accepté des principes de gestion économique libérale identiques (l’aggravation de l’inégalité, la paupérisation, etc.). Mais derrière ce dénominateur commun se profilent des visions et des intérêts conflictuels – ceux d’une fraction de la bourgeoisie compradore, las de l’incompétence des mollahs et de leurs outrances, ceux des classes populaires déçues, dépolitisées par les dictatures, successives du Shah et des religieux, mais néanmoins devenus insensibles à la rhétorique dominante. Quel avenir peut se dessiner à partir de telles confusions ? Le pire et le meilleur ne sont pas impossibles. Le pire serait que la bourgeoisie compradore assure la continuité dans la relève, d’une manière ou d’une autre, et que les mollahs acceptent la formule d’une dictature franche à la manière Pakistan – Arabie Séoudite. L’establishment des Etats Unis favorise cette option bien entendu. Le meilleur serait que les classes populaires, sans nécessairement parvenir à cristalliser un projet alternatif s’inscrivant dans la longue transition à la démocratie socialiste, imposent une démocratisation qui ne pourrait être que nécessairement laïque (ou au moins laïcisante) et sociale. Il n’entre pas dans mon intention de développer ici les analyses que la « révolution islamique » apellent (cf S. Amin, Modernité, religion, démocratie). Etait-elle, comme elle s’est proclamée et comme on la voit souvent tant dans le camp de l’Islam politique que chez les « observateurs étrangers », l’annonce et le point de départ d’une évolution qui à terme doit s’emparer de toute la région, voire de l’ensemble du « monde musulman », rebaptisé pour la circonstance « d’umma » (« nation », ce qu’il n’a jamais été) ? Ou était-elle un événement singulier, en particulier parce que propre à la combinaison des interprétations de l’Islam chiite et de l’expression du nationalisme iranien ? Du point de vue de ce qui nous intéresse ici je ferai seulement deux observations. La première est que le régime de l’Islam politique en Iran n’est pas par nature incompatible avec l’intégration du pays dans le système capitaliste mondialisé tel qu’il est (les principes sur lesquels repose le régime trouvent leur place dans une vision de la gestion « libérale » de l’économie). La seconde est que la Nation iranienne en tant que telle est une « nation forte » c’est à dire dont les composantes majeures sinon toutes – classes populaires et classes dirigeantes – n’acceptent pas l’intégration de leur pays en position dominée dans le système mondialisé. Il y a bien entendu contradiction entre ces deux dimensions de la réalité iranienne, et la seconde rend compte de celles des orientations de la politique extérieure de Téhéran qui témoignent d’une volonté de résister aux diktats étrangers. Toujours est-il que c’est le nationalisme iranien – puissant et, à mon avis, historiquement tout à fait positif – qui explique le succès de la « modernisation » des capacités scientifiques, industrielles, technologiques et militaires, entreprise par les régimes successifs du Shah et du Khoménisme. L’Iran est l’un des rares Etats du Sud (avec la Chine, l’Inde, la Corée, le Brésil et peut être quelques autres mais pas beaucoup !) à avoir un projet « bourgeois national ». Que la réalisation de ce projet soit, à long terme, possible ou qu’il ne le soit pas (et c’est mon avis) n’est pas l’objet de notre discussion ici. Aujourd’hui ce projet existe; il est en place. C’est précisément parce que l’Iran constitue une masse critique capable de tenter de s’imposer comme partenaire respecté que les Etats Unis ont décidé de détruire le pays par une nouvelle « guerre préventive ». Le « conflit » se situe comme on le sait sur le terrain des capacités nucléaires que l’Iran développe. Pourquoi ce pays – comme tous les autres – n’en aurait-il pas le droit, jusques et y compris de devenir une puissance militaire nucléaire ? De quel droit les puissances impérialistes, et leur jouet israélien, peuvent-ils se targuer pour s’octroyer le monopole des armes de destruction massive ? Peut-on faire crédit au discours selon lequel les nations « démocratiques » n’en feront jamais usage comme pourraient le faire les « Etats voyous » ? Quand on sait que les nations « démocratiques » en question sont responsables des plus grands génocides des temps modernes, y compris celui des Juifs, et que les Etats Unis ont déjà employé l’arme atomique et refusent aujourd’hui l’interdiction absolue et générale de son usage ? Toutes les sociétés du Moyen Orient - arabe, turque et iranienne - ont régressé du fait de cette histoire tragique. Illusions passéistes qui retardent la prise de conscience des exigences d’une démocratisation de la société. Recul du nationalisme au sens sain du terme (solidarité des peuples dans les frontières que l’histoire leur a léguées) au bénéfice d’une identité pan islamique floue et impuissante. Ce recul s’exprime par l’oubli systématique de l’identité historique pleine des peuples en question : l’histoire officielle enseignée en Egypte par exemple a désormais gommé de ses textes l’antiquité et la période copte, comme si l’Egypte n’avait pas existé avant le VIIe siècle. Abandon des luttes sur le terrain des défis réels (politiques, économiques et sociaux) au bénéficie de l’évasion sur celui dit de l’identité « culturelle » réduite à la soumission au rituel religieux tandis que la soumission compradorisée au capitalisme mondial est acceptée sans discussion. Je suis parfois publié en persan, par des traducteurs qui travaillent en prison ! Le texte qui suit a été soumis à des amis iraniens en exil forcé (en particulier « Foad »). L’émergence avortée de l’Iran L’Iran est une vieille et grande nation, fière de son histoire, qui réagit fort tôt à la menace européenne (anglaise et russe). Dès 1905/1907 elle fait une révolution contre le régime de la dynastie décadente des Qadjars jugée incapable de résister aux étrangers. La révolution constitutionnelle iranienne fut la première de son genre au Moyen Orient. Elle ouvrait le début de l’ère de modernité en Iran. De surcroît des intellectuels qui avaient été formés dans le Caucase russe au sein du POSDR (qui produira le bolchévisme) ont joué un rôle important dans cette révolution et donné à l’avant-garde iranienne une conscience plus précise qu’ailleurs des enjeux et de la relation qui associe la domination impérialiste au pouvoir local de classes exploiteuses anciennes (« féodales »). La première amorce d’une réelle émergence Le pouvoir nouveau des Pahlevi qui se met en place à partir de 1921 (bien que Reza ne deviendra Shah d’Iran qu’en 1926) a revêtu de ce fait un caractère particulier : réactionnaire au plan de ses postures sociales, mais néanmoins refusant de devenir le laquais des forces dominantes à l’échelle internationale. Reza Shah abolit en 1928 le régime inégal des « capitulations » que les puissances européennes avaient imposé. Il crée un véritable pouvoir d’Etat centralisé qui met un terme au régime traditionnel de gestion du pays par les tribus (Molouk al tavaef). Il promulgue un code civil, crée une armée nationale, une gendarmerie et une police, établit le service militaire obligatoire, met en place un service postal d’Etat, ouvre des routes et des voies ferrées, inaugure le premier véritable réseau d’écoles publiques pour garçons et filles, indépendantes du clergé. L’Etat prend également l’initiative de créer les premières industries : textiles, conserveries, sucreries. Néanmoins l’Iran demeure respectueux des intérêts supérieurs de la Grande Bretagne (dans le domaine pétrolier en particulier) et le pouvoir se déclare anti-communiste (la loi de 1931 interdit la diffusion des idées « communistes »). Les sympathies pro nazi de Reza Shah obligent les Alliés (Britanniques et Soviétiques) à le déposer et le remplacer par son fils Mohammed Reza. L’émergence d’un parti anti-impérialiste et socialiste puissant (le Toudeh), la position nationaliste prise en 1951 par le premier ministre Mossadeqh qui ose nationaliser le pétrole, n’ont pas pu être effacés par le coup d’état soutenu par la CIA qui a permis à Mohamad Reza Shah de renverser la vapeur et de rejoindre le camp occidental. Pour faire face au défi des forces démocratiques, nationalistes et progressistes, Mohamad Reza Shah s’engage alors dans une « révolution blanche » à partir de 1962, associée à une posture internationale « neutraliste ». Certes la réforme agraire n’en est pas réellement une; elle ne réduit pas beaucoup le pouvoir et la richesse des latifundiaires, bien qu’elle les encourage à la modernisation, mais elle facilite l’émergence d’une nouvelle paysannerie riche. A cela s’ajoutent la modernisation des mœurs (notamment en faveur des femmes) et l’effort déployé dans le domaine de l’éducation. Les postures neutralistes – le rapprochement avec l’URSS (en 1965) et la Chine (en 1970), la récupération de la maîtrise du pétrole (en 1973) sont, dans ces conditions, acceptées par les puissances occidentales, qui n’ont guère d’alternative meilleure possible. Le régime, policier à l’extrême (les crimes de sa police politique, la Savak en ont fait la réputation méritée), est la seule garantie du maintien de l’ordre social réactionnaire. Simultanément le parti Toudeh abandonne ses positions radicales d’origine et va jusqu’à soutenir les réformes du Shah, comme plus tard il ira jusqu’à rallier le régime khomeyniste, amorçant ainsi sa perte de crédibilité dans les classes populaires et l’intelligentsia révolutionnaire. Finalement le projet de Mohamad Reza Shah était bel et bien un projet d’émergence, bien que conçu dans le cadre du capitalisme (en partie d’un capitalisme d’Etat). Ses limites et ses contradictions sont le produit de cette option de principe. Ce système conserve donc un caractère compradore marqué que le bénéfice de la rente pétrolière renforcera. La rente favorise les importations faciles qui font une concurrence destructive aux industries locales (textiles, cimenteries). L’agriculture elle-même souffre des importations massives d’excédents de blé américain, un système qui réduit à la misère des centaines de milliers de paysans des régions arides producteurs ancestraux de blé. Mohammad Reza craignait d’ailleurs l’émergence d’une véritable bourgeoisie nationale et préféra s’appuyer sur la bourgeoisie commerçante traditionaliste conservatrice. La destruction du Toudeh par la violence policière, comme le glissement opportuniste de ce parti, allaient créer un grand vide politique et ouvrir la voie à une nouvelle force de contestation apparente du régime, s’organisant autour des Mollahs chiites et de leur leader l’Ayatollah Khomeyni. Les contradictions du pouvoir des Mollahs chiites Le régime islamiste qui en est issu, en place depuis 1979, est demeuré, de ce fait, miné par ses contradictions internes. Il était sur le fond, en termes de conceptions de la société à « reconstruire », fondamentalement réactionnaire, non pas seulement dans ses postures culturelles (le voile des femmes etc.), mais encore dans son rapport à la vie économique et sociale. Deux classes sociales réactionnaires lui fournissaient l’essentiel de ses appuis : les « bazaris », c’est-à-dire la bourgeoisie commerçante/compradore d’allure traditionnelle, et la nouvelle paysannerie riche. Le régime héritait d’un capitalisme en partie d’Etat, comme je l’ai dit, géré par des « technocrates » ralliés à la dictature du Shah. Ce que le régime en a fait a consisté simplement à substituer à cette gestion « civile » une gestion confiée aux religieux. Des Mollahs partout en position de gestionnaires, s’enrichissant bien entendu, sans souci de donner une cohérence d’ensemble au projet de modernisation du Shah – devenue modernisation contrôlée par les hommes de religion – lui-même malade de ses limites et contradictions. Mais simultanément, parce que le régime du Shah avait été « pro-occidental » (en dépit de ses postures neutralistes) le nouveau régime pouvait se parer des oripeaux d’un anti-impérialisme confondu avec l’anti- occidentalisme. La confusion est donc extrême. Elle explique que tant d’analystes occidentaux croient possible de qualifier le système de « moderniste » (« l’Islam moderniste » disent-ils). Ils se fondent pour le prouver sur des évolutions réelles, mais qui n’ont pas la signification qu’ils leur donnent. Oui l’âge du mariage des femmes s’est élevé, oui il y a un nombre grandissant de femmes qui travaillent et occupent même des postes de responsabilité. Mais ces évolutions, on les retrouve partout dans le monde au Sud (sauf dans les pays du Golfe !) comme au Nord (car le monde « change » toujours bien entendu). Et la modernité – sans parler de l’émancipation – exige bien davantage. La réaction de Washington – qui avait tenté de soutenir le Shah jusqu’au bout – a motivé à son tour une posture iranienne attendue, nationaliste bien entendu. C’est alors que Washington a cru possible la mobilisation de son allié de l’époque – l’Iraq de Saddam Hussein – pour s’engager dès 1980 dans une guerre criminelle et absurde de 10 ans. La constitution, sous la houlette de Washington, d’un camp « arabe » (le Golfe soutenant l’Iraq) a inauguré une hostilité Iran (chiite de surcroît) / Golfe (sunnite pour l’essentiel et avec toutes ses monarchies) qu’on a prétendu atavique. Elle ne l’est guère en fait et ne traverse nullement toute l’histoire de la région comme le serait une réalité immanente, invariable et constante. Mais elle peut, bêtise généralisée aidant, paraître telle car les Islams politiques réactionnaires et arriérés des uns et des autres s’y emploient. L’émergence avortée Dans ce cadre l’Iran (islamiste, chiite, khomeyniste) devenait l’adversaire des puissances occidentales, bien qu’il ne l’ait pas voulu. Car l’Iran khomeyniste ne concevait pas la gestion de son économie autrement que par les règles simples du marché et du capitalisme tel qu’il est, c’est-à-dire d’un capitalisme dépendant. Un modus vivendi aurait été facile à définir entre ce système local et le capitalisme mondialisé dominant. Les mollahs – en particulier les prétendus « réformateurs » parmi eux – l’ont recherché. Mais le Golfe s’est employé à faire échouer leurs tentatives, en excitant Washington. L’option nucléaire de Téhéran ne pouvait donc qu’envenimer l’atmosphère. Il ne s’agissait pourtant pas là d’une initiative nouvelle du régime khomeyniste. C’était le Shah Mohamad Reza qui avait engagé son pays dans cette voie; et à l’époque, Washington n’y voyait rien à redire. Le régime khomeyniste n’a fait que poursuivre dans cette voie. Et on ne saurait le lui reprocher, même dans l’hypothèse où derrière le nucléaire civil se profile le risque de nucléaire militaire. Il n’y a véritablement aucune raison d’accepter le point de vue de Washington et de ses alliés subalternes de l’OTAN concernant la « prolifération ». Car celle-ci n’est déclarée dangereuse que lorsqu’un adversaire potentiel des puissances impérialistes pourrait en bénéficier. Le silence concernant l’équipement nucléaire monstrueux d’Israël traduit la méthode de jugement des puissances occidentales : deux poids/deux mesures. Et si la dénucléarisation devait être mise en route (ce qui serait plus que souhaitable) cela ne pourrait se faire que si elle est amorcée par celle du pays qui menace le plus la terre entière : les États Unis. On agite donc la menace de l’agression contre l’Iran et on mobilise à cette fin les aboyeurs de Tel Aviv. La situation est d’autant plus complexe que l’occupation de l’Iraq par les États Unis et l’enlisement dans la guerre d’Afghanistan n’ont pas donné les résultats que Washington en attendait. Certes l’Iraq a été détruite, non pas seulement son État (éclaté de facto en quatre régimes : Sunnite, chiite, kurde N°1 et kurde N° 2 !), mais sa société dont, entre autre, tous les cadres scientifiques, qui ont été assassinés sur ordre des occupants. Mais la destruction de l’Iraq a en même temps donné une carte à Téhéran, qui peut y mobiliser ses amis (« chiites ») s’il le faut. Pour contourner le problème, Washington a alors décidé d’affaiblir l’Iran en détruisant ses alliés régionaux, la Syrie en premier lieu ! Tout cela confirme que le conflit politique entre l’Iran et les États Unis est bien réel. Mais ce fait ne change rien à la question posée : l’Iran est-il sur la voie de l’émergence ? Ma réponse est purement et simplement négative : rien dans l’évolution du système économique de l’Iran ne permet de voir le pays sortir du « lumpen-développement » dans lequel l’Islam politique khomeyniste l’a enfermé. Il ne suffit pas d’être considéré par les puissances impérialistes comme un de leurs adversaires pour devenir de ce fait – et miraculeusement – un pays émergent. L’Afghanistan Sur la route de l’Inde en Europe, en 1973, nous fîmes une halte en Afghanistan. La période était celle de la récente république, réformatrice modérée, farouchement attachée à l’indépendance du pays. Méfiante à l’égard des puissances occidentales, les Britanniques ayant tenté au XIXe siècle d’étendre leur Empire des Indes jusqu’à la frontière russe comme on le sait et étant parvenus à couper l’accès de Kaboul à la mer en s’installent au Belouchistan. Moins méfiant à l’égard du régime soviétique qui avait donné les preuves de son respect scrupuleux de l’indépendance du pays, le régime afghan réformiste avait donc opté pour un neutralisme actif réel, avec un penchant en faveur de Moscou, justifié puisque les Soviétiques soutenaient le neutralisme du groupe de Bandoung, alors que les puissances occidentales s’employaient à en déstabiliser les régimes. Pour ces dernières le modèle « ami » était le régime du Pakistan - fut-il odieusement répressif. Or ce Pakistan était de surcroît un adversaire de l’Afghanistan, les Britanniques étant parvenus à intégrer dans l’Empire des Indes des populations pathan (pachtou) auxquelles appartenaient les familles régnantes de Kaboul. Mais du coup, l’amitié qui liait le régime républicain et Moscou marginalisait l’aile radicale de l’intelligentsia, attirée par les progrès réalisés en Asie centrale soviétique (d’autant que le nord de l’Afghanistan est peuplé d’Ouzbeks et de Tadjiks) et devenue de ce fait « communiste ». Le « parti » se partageait de ce fait entre deux tendances - Khalq et Parcham - les uns plutôt pro soviétiques en dépit du soutien officiel de Moscou à la République, les autres plus méfiants et plus affirmatifs dans leur autonomie. J’ai connu des militants de ce parti et l’idée que je m’en suis fait est qu’il s’agissait de brillants intellectuels, courageux et cultivés et pas du tout « coupés » de leur peuple par une occidentalisation dévastatrice. Je pensais qu’ils avaient un avenir certain, bien qu’ils n’étaient pas encore parvenus à construire les alliances populaires larges sans lesquelles ils étaient condamnés à rester - comme les autres fractions de la classe dirigeante républicaine - des réformateurs par en haut. Face aux républicains modérés, qui n’osaient pas affronter les « féodaux » et faire une réforme agraire, les radicaux n’avaient pas tort de penser celle-ci incontournable pour asseoir une modernisation réelle de la société. Les circonstances leur ont permis de s’emparer du pouvoir - par une sorte de coup d’état/révolution de palais au sein de la classe dirigeante moderniste - sans l’appui de Moscou à l’époque (il faut le rappeler), mais avant d’être parvenus à construire leur alliance avec la paysannerie. Laissés à eux mêmes les « révolutionnaires » afghans n’auraient probablement pas trop mal évolué. Ils auraient sans doute été brutaux dans la mise en oeuvre des réformes, mais celles-ci sont bel et bien nécessaires. Leur reprochera-t-on d’avoir ouvert des écoles, d’y avoir admis les filles, et même osé offrir des postes de responsabilité à des femmes ? Les puissances occidentales en tout cas se sont immédiatement déclarées hostiles au nouveau régime de Kaboul, invoquant son caractère « non démocratique » (en passant sous silence celui - incomparablement plus odieusement antidémocratique - de leur allié pakistanais !), lui reprochant sa « brutalité » (envers qui ? les pères de famille refusant d’envoyer leurs filles à l’école ?) tandis que la brutalité des islamistes (par exemple à l’égard des femmes) est attribuée à la « tradition culturelle », acceptable puisqu’elle définit une « identité » etc. L’islamisme militant, qui n’existait pas jusqu’alors en Afghanistan, a été soutenu à coup de millions de dollars, de camps d’entraînement financés par la CIA, les cliques militaires pakistanaises, les seigneurs de la guerre trafiquants de drogue. Washington, Londres, Paris, Bonn et toutes les capitales de la démocratie ont mobilisé à cet effet les défenseurs du « droit à la différence » et des « droits des peuples »…, jusqu’à des féministes même (!) tandis que leurs services recrutaient des instructeurs idéologiques à l’Azhar, et des jeunes révoltés perdus dans les banlieues du Caire et d’Alger dont ils allaient faire les tueurs du FIS et d’ailleurs, appelés les « Afghans » pas par hasard. Beau combat démocratique de l’Occident ! Le cas afghan est l’un de ceux qui réduisent à néant la crédibilité de ce discours manipulé. L’intervention soviétique était au départ tout à fait inutile. Elle se soldait même par des difficultés supplémentaires pour les pouvoirs afghans qui, à mon avis, étaient des réformateurs radicaux plutôt que des « communistes ». Mais enfin, cela servait de prétexte pour donner un semblant de légitimité au soutien apporté par les puissances occidentales aux pires ennemis de la libération du peuple afghan. Du côté soviétique les raisons de cette intervention restent mal élucidées. Du côté afghan on ne peut qu’être sévère à l’égard de ceux qui, parmi les réformateurs radicaux (et ils étaient loin d’être la majorité de ceux-ci) ont cru intelligent de faire appel à Moscou. L’histoire les a condamnés. Toujours est-il que les Soviétiques partis, le pouvoir de ces réformateurs a été soumis aux coups de butoir d’une offensive militaire générale non moins soutenue par l’extérieur, sans laquelle les Islamistes auraient été incapables de s’emparer de Kaboul. Ce que le pouvoir islamiste a donc donné était visible : une guerre sans fin entre seigneurs de la guerre. Mais l’opinion occidentale n’était plus sollicitée et les médias n’invoquaient plus la défense de la démocratie en Afghanistan. L’objectif avait été atteint et les chances que le peuple de ce pays sorte de la nuit annihilées. On pouvait souffler à Washington. L’Afghanistan avait scellé l’alliance stratégique entre les Etats Unis et les islamistes, destinée à asseoir l’hégémonie néolibérale mondialisée et à enfoncer davantage les peuples musulmans dans la déchéance et la marginalisation. Les Islamistes – en l’occurrence sous la forme des odieux Talibans – ont été (et demeurent) parmi les alliés préférentiels de l’establishment nord américain. Jusqu’au jour où, pour des raisons qui restent à élucider, leur hote Ben Laden se serait révolté contre Washington. Il reste à savoir s’il a bien organisé le 11 Septembre (c’est douteux à mon avis) et si l’opération n’a pas impliqué quelques complicités dans les services de la CIA et la Mossad (ce qui me paraît d’une haute probabilité). Ce qui a suivi est trop connu pour être rappelé ici : le massacre du peuple afghan par les bombardements terroristes américains, l’utilisation du 11 septembre pour légitimer, par une opération d’amalgame, la mise en place d’un nouveau maccarthysme aux Etats Unis, l’utilisation par le criminel Sharon du thème « antiterroriste » pour justifier le massacre des Palestiniens. Simultanément on orchestrait les campagnes médiatiques faisant « découvrir » aux opinions occidentales … les horreurs du régime des Talibans (notamment à l’égard des femmes). On salue comme une nouveauté la réouverture des écoles aux filles, ce que le régime « communiste » avait fait en son temps et qu’on avait alors dénoncé parce que … « non respectueux des traditions » … !!! On fait l’éloge du « Front du Nord », hier encore seigneurs de la guerre. On tente de réhabiliter l’idée du retour à la monarchie, dont les Afghans s’étaient débarassé par eux-mêmes … Mais évidemment rien n’est jamais terminé en Afghanistan. Je ne doute pas que ce peuple redoublera dans l’intensité de sa lutte de libération contre les nouveaux occupants – les Américains et leurs alliés subalternes. L’Afghanistan a connu le meilleur moment de son histoire moderne à l’époque de la République dite « communiste ». Un régime de despotisme éclairé moderniste, ouvrant largement l’éducation aux enfants des deux sexes, adversaire de l’obscurantisme et de ce fait bénéficiant de soutiens décisifs à l’intérieur de la société. La « réforme agraire » qu’il avait entreprise était pour l’essentiel un ensemble de mesures destinées à réduire les pouvoirs tyranniques des chefs de tribus. Le soutien – au moins tacite – des majorités paysannes garantissait le succès probable de cette évolution bien amorcée. La propagande véhiculée tant par les médias occidentaux que ceux de l’Islam politique a présenté cette expérience comme celle d’un « totalitarisme communiste et athée » rejeté par le peuple afghan. En réalité le régime, comme celui d’Ataturk en son temps, était loin d’être « impopulaire ». Les Etats Unis en particulier et leurs alliés de la triade en général ont toujours été les adversaires tenaces des modernisateurs afghans, communistes ou pas. Ce sont eux qui ont mobilisé les forces obscurantistes de l’Islam politique à la pakistanaise (les Talibans) et les seigneurs de la guerre (les chefs de tribus neutralisés avec succès par le régime dit « communiste »), les ont entraîné et armé. Même après le retrait soviétique la résistance dont le gouvernement de Najibullah démontrait la capacité l’eut probablement emporté sans l’offensive militaire pakistanaise venue soutenir les Talibans puis, accélérant le chaos, celle des forces reconstituées des seigneurs de la guerre. L’Afghanistan a été dévasté par l’intervention des Etats Unis et de leurs alliés et agents, islamistes en particulier. L’Afghanistan ne peut pas se reconstruire sous la houlette de leur pouvoir, à peine déguisé par celui d’un pitre sans racines dans le pays, parachuté par la transnationale texane dont il était l’employé. La prétendue « démocratie » au nom de laquelle Washington, l’OTAN et l’ONU appelée à la rescousse prétendent justifier la poursuite de leur « présence » (en fait occupation), mensonge dès l’origine, est devenue une farce grossière. Il n’y a qu’une solution au « problème » afghan : que toutes les forces étrangères quittent le pays et que toutes les puissances soient contraintes de s’abstenir de financer et d’armer leurs « alliés ». Aux bonnes consciences qui expriment leur crainte que le peuple afghan tolèrera alors la dictature des Talibans (ou des chefs de guerre) je répondrai que la présence étrangère a été jusqu’ici et reste le meilleur soutien à cette dictature ! Et que le peuple afghan s’était engagé dans une autre direction – porteuse potentiellement du meilleur possible – à l’époque où « l’Occident » était contraint de s’occuper moins de ses affaires. Au despotisme éclairé des « communistes » l’Occident civilisé a toujours préféré le despotisme obscurantiste, infiniment moins dangereux pour ses intérêts ! Le Pakistan La tenue du congrès constitutif du Forum du Tiers Monde en décembre 1974 à Karachi m’a donné l’occasion de mieux faire connaissance de ce pays, au delà de ce que j’en avais appris par des lectures et des discussions avec des intellectuels exilés. Le Pakistan est une création criminelle de l’impérialisme britannique, dont la stratégie politique s’était employée à tenter de faire éclater l’unité indienne. Quoiqu’on pense Parti du Congrès - et je suis fort critique à son égard - on doit reconnaître qu’il est parvenu à mettre en échec cette stratégie et à créer une Union indienne multinationale gérée par une démocratie électorale laïque. Succès sur toute la ligne sauf avec les Musulmans indiens. L’alliance fondamentale de l’impérialisme et de la conception islamiste théocratique est donc à l’origine de la séparation des deux Pakistans (occidental et oriental, devenu le Bengla Desh). Ce qui en a résulté est cet Etat absurde, ultra-réactionnaire, toujours géré par des dictatures islamo-militaires, néanmoins amies fidèles de Washington, qui a pris la relève des Britanniques. Encore une raison de mettre en doute la sincérité des discours des pouvoirs occidentaux concernant la « démocratie ». Les Pakistanais ne sont rien d’autres que des Indiens de religion musulmane, qui partagent avec les autres Indiens - la majorité hindoue - histoire, territoire, langues et civilisations. Cependant la majorité des intellectuels de ce pays ont intériorisé le discours de l’Islam théocratique, au point d’en oublier l’origine et de le croire être le produit authentique de la « spécificité » inaltérable de la civilisation musulmane. Car cette théorie dont se nourrit tout le fondamentalisme islamique contemporain avait été élaborée - jusque dans le détail - par les « experts » de l’Intelligence Service britannique dont s’est largement inspiré Maulana Mawdudi, l’une des figures de proue du fondamentalisme contemporain ! On retrouve chez cet idéologue de fragments entiers repris mot à mot de rapports britanniques suggérant les thèmes de propagande à développer systématiquement pour briser le mouvement national unitaire indien : l’idée que l’Islam n’est pas susceptible d’interprétations modernes, fondées sur la séparation de la politique et de la religion, celle qu’il est étranger à l’idée d’évolution et d’adaptation, celle qu’il ne permet pas la coexistence dans un même Etat de Musulmans minoritaires et d’autres etc… Mais le projet de rassemblement de tous les « Musulmans » dans un même Etat, sans respect aucun pour toute autre dimension de l’identité - linguistique et historique - n’a pas résisté à l’épreuve du temps. Le Bengla Desh s’est donc séparé du Pakistan occidental et a fini par se reconnaître pour ce qu’il est : le Bengale musulman. Les classes dirigeantes du Pakistan moderne en avaient d’ailleurs traité le peuple comme leurs ancêtres politiques conquérants de l’Inde du Nord l’avaient fait dans le passé : en peuple conquis et dominé, qu’il ait conservé sa religion d’origine ou qu’il ait embrassé l’islam. Au Pakistan ces mêmes classes dirigeantes se sont d’ailleurs donné une « spécificité » supplémentaire d’origine douteuse. J’en ai fait plus d’une fois la vérification et leur disant, d’une manière un peu provocatrice, que les Pakistanais ne sont rien d’autre que des Indiens musulmans et que d’ailleurs les Musulmans sont aussi nombreux dans l’Union indienne qu’au Pakistan. La réponse que j’obtenais était toujours la même, édifiante : non, nous ne sommes pas des Indiens, nous appartenons à l’Asie centrale ! Je leur faisais remarquer que cette origine était bien celle des conquérants turco-mongols de toute l’Inde du nord, - et pas seulement du nord ouest - mais que ceux-ci n’avaient jamais été plus qu’une infime minorité, dominant un peuple resté indien. La preuve en est que la langue officielle du Pakistan (Urdu) n’est autre que le hindi écrit avec les lettres arabes du persan et qu’aucun peuple du Pakistan ne parle une langue turque quelconque propre à l’Asie centrale. Mais le Pakistan a besoin de ce mythe d’origine absurde pour s’affirmer « autre », comme il a besoin de la théorie théocratique islamique pour refuser l’idée d’un Etat pan indien. L’impasse dans laquelle les classes dirigeantes pakistanaises ont enfermé leur peuple est tragique. La compradorisation de pacotille, associée au refus obstiné de la démocratisation (sous prétexte que cette idée est « étrangère »), en sont l’expression. La dictature islamo-militaire est donc ici la règle. Les tentatives d’en sortir - mises en oeuvre par Ali Bhutto au milieu des années 1970, sa fille plus tard - ont toujours tourné court. Mme Benazir Bhutto, qu’on présente dans les médias occidentaux comme une héroïne de la démocratie et presque de la laïcité, n’en avait pas moins opté pour un soutien résolu aux Talibans d’Afghanistan, qui sans elle n’aurait probablement jamais pu conquérir Kaboul. Elle en fut fort mal récompensée. Elle n’avait pas compris que les Islamistes ne veulent pas beaucoup, mais tout le pouvoir, et pour eux seuls. Je n’ai pas la prétention de dire comment le peuple de ce pays vit aujourd’hui ses problèmes. (Feroz Ahmad et Eqbal Ahmad ont produits sur ces questions d’excellentes analyses). Le Pakistan est tout autant multinational que l’Inde. Il est constitué de quatre nationalités bien distinctes - les Penjabis, les Pathans (pachtous), les Sindis et les Baloutchis sans compter les peuples tibétains du Pamir. A ces quatre peuples s’ajoutent les « Mohajri » c’est à dire les Musulmans indiens immigrés - par leur volonté ou sous la contrainte - depuis le partage de 1947. Réfugiés en masse à Karachi leur nombre a réduit celui des Sindis à ne plus représenter qu’une minorité dans leur propre province. Ces derniers ne l’acceptent pas et la guerre civile permanente, larvée ou ouverte entre ces deux communautés n’a jamais cessé d’exercer ses ravages meurtriers depuis cinquante ans. Les Baloutchis s’étaient également révoltés contre la domination de fait des Penjabis et des Pathans. Peuple de nomades peu nombreux ils ont été exterminés, et ce n’est pas le moindre des paradoxes que ce véritable génocide ait été perpétré par le gouvernement de Ali Bhutto, soucieux de donner des gages aux ultras de la clique militaro-islamique. Cela ne lui a pas porté bonheur puisqu’il a été plus tard, en 1979, destitué et pendu par cette même clique. Le vide créé au Balouchistan a été comblé plus tard par un afflux d’immigrants (pathans) en provenance de l’Afghanistan, qui dominent aujourd’hui la province, en quasi sécession. Les Bengalis de l’ex Pakistan oriental ont fait carrément sécession comme on le sait. L’Inde s’est reconnue et constituée comme un Etat multinational. Le Pakistan le refuse, parce que son absurde idéologie islamiste théocratique ne veut pas connaître d’autre identité que « musulmane » et, entre autre, nie le fait national. Le résultat est lamentable et constitue ici comme ailleurs dans les systèmes politiques qui se réclament de l’islamisme une garantie presque certaine de guerre civile permanente et de décomposition sociale. C’est le cas par exemple au Soudan, ou en Algérie où les islamistes prétendent qu’il n’y a ni arabophones, ni berbérophones mais seulement des « musulmans » !. L’alternative à la partition criminelle de l’Inde britannique eut été la constitution d’un grand Etat fédéral plurinational. Ce qu’est l’Inde, en dépit des limites propres à son système politique et social. Dans la plupart des Etats indiens si les Hindous sont majoritaires, les Musulmans y constituent une minorité non négligeable (12 % à l’échelle de l’ensemble indien). La province du Nord ouest, le Sind et le Balouchistan auraient pu constituer trois Etats indiens à très forte majorité musulmane. Le grand Pendjab, comme le grand Bengale et le Cachemire trois autres Etats mi musulmans, mi hindouistes ou siks. A ces propositions raisonnables, qui furent faites en leur temps, les dirigeants musulmans qui s’octroyaient le monopole de parler pour le peuple (soutenus par les impérialistes) ont préféré la partition. Tous les non Musulmans ont été impitoyablement chassés du Pakistan (selon la théorie de l’Etat théocratique). L’Inde n’a pas riposté par un choix analogue, bien qu’évidemment les sévices infligés aux musulmans par les groupes hindouistes fanatiques aient sa part de responsabilité dans l’exode qui a suivi la partition. Certes l’islamisme ne s’accompagne pas toujours, en fait, par la négation de la nation. Lorsque le régime qui s’en réclame recouvre une nation ancienne et forte, comme c’est le cas en Iran (ou en Turquie), l’islamisme peut coexister avec un nationalisme exacerbé, ici « anti-arabe ». D’autant que, dans le cas iranien, il y a coïncidence entre la nationalité iranienne et la forme chiite de l’islam, organisée en une Eglise quasi nationale. Mais ces coïncidences ne sont jamais avouées parce qu’elles entrent en conflit avec le dogme théocratique. Celui-ci est invoqué à son tour pour nier les droits des minorités de l’Azerbaïdjan turcophone et du Kurdistan. L’islamisme militant entraîne un autre traumatisme, non moins désastreux par ses effets : la négation de l’histoire préislamique des peuples concernés. De l’Egypte et de l’Iran, dont on tente de convaincre les peuples que leur histoire n’existait pas avant le VIIe siècle en confondant tout le passé gommé dans une même grisaille dite de la « jahilia » (l’ère de l’ignorance), au Pakistan qui se proclame « non indien » les ravages de ces traumatises ont été analysés avec beaucoup de force par nombre de sociologues et politologues critiques, nationaux des pays concernés. Ce passé anté islamique n’est pas seulement du passé qui, si glorieux fut-il, aurait totalement « disparu ». La civilisation ancienne des pays en question s’est transmise à l’Islam réellement existant et même l’a très largement façonné. Sans ce passé il n’y aurait pas eu de civilisation islamique. L’extirper, c’est appauvrir les sociétés en question. Or c’est bien ce que proposent les fondamentalistes. Ne condamnent-ils pas la philosophie arabo islamique de siècles brillants du califat abbaside parce qu’elle n’avait pas rompu avec l’hellénisme ? Or si cette philosophie a été aussi riche qu’elle a été, c’est précisément parce qu’elle n’avait pas ignoré les siècles de la prétendue « Jahiliya » ! Un fatras idéologique de cette nature ne peut pas ne pas s’accompagner par des formes d’exploitation elles mêmes archaïques et sauvages, qu’on s’interdit de questionner puisqu’elles existaient dans le passé islamique et donc qu’elles ne sont pas « interdites ». Le Pakistan offre, sur ce terrain, l’exemple le plus criant de régions entières (comme le Bahawalpur) où le servage et un traitement particulièrement sauvage des serfs sont toujours en place. Sans doute des formes d’exploitation non moins violentes existent-elles ailleurs, en Inde par exemple. Mais celles-ci peuvent être remises en question par le mouvement social auquel on ne peut opposer une dogmatique théocratique qui en nie le droit. La dogmatique théocratique, avec tout ce qu’elle implique de négation des identités nationales ou de tentatives de gommage de l’histoire, n’est pas le monopole de l’histoire des Musulmans. L’Eglise de la Chrétienté médiévale ne se comportait pas différemment. Mais force est de reconnaître que dans le monde contemporain seule la dogmatique théocratique islamique opère sur le terrain comme une puissance politique capable de s’ériger en pouvoir absolu réel. Comment donc expliquer le phénomène ? Pour ma part je l’associe étroitement à la montée des nouvelles « classes moyennes » produites par l’expansion capitaliste périphérique. Vouées à n’être guère que des couches sociales compradores subalternisées dans le système mondial, acceptant ce sort en contrepartie des avantages matériels qu’il leur procure, ces classes incultes et traumatisées sont victimes d’une schizophrénie incurable. Elles veulent bénéficier des avantages matériels du monde moderne - sous leur forme la plus vulgaire de la consommation - mais en refusent la liberté d’esprit. L’illusion passéiste religieuse n’est pas le seul moyen par lequel elles parviennent à concilier ainsi la soumission compradorisée au capitalisme dominant et la sauvegarde d’une « identité » prétendue. Le chauvinisme ethnique peut remplir ailleurs les mêmes fonctions. Toutes les formes du populisme ont préparé le terrain à ce dérapage dans une impasse sans issue, même lorsque ce populisme compte à son actif, comme dans les pays arabes, des réformes réelles qui étaient indispensables et ont atténué la violence de l’exploitation. Ici il faut parler de régression islamiste qui est venue en réponse à la crise d’un populisme antérieur (comme en Turquie d’ailleurs). Cette régression a été fortement encouragée par l’essor de la rente pétrolière. L’Arabie séoudite archaïque pauvre des temps anciens ne pouvait être d’aucun attrait pour les nouvelles classes bourgeoises arabes. A-t-on oublié que l’Egypte subventionnait traditionnellement la Mecque et Médine, incapables par leurs ressources propres de recevoir les pèlerins ? La combinaison de la fortune soudaine du Golfe due exclusivement au pétrole, et de la permanence de l’archaïsme qu’aucune force sociale locale ne menaçait, pour la plus grande satisfaction des impérialistes, a alimenté ce mythe incroyable : celui que cette fortune serait précisément le produit de l’archaïsme. L’islamisme théocratique - comme les autres formes de la schizophrénie des classes compradores de la périphérie moderne - suggère la reconstruction des Etats sur des bases « homogènes » qu’on prétend garantir par l’unité religieuse ou ethnique - fut-ce par le moyen de « nettoyages racistes » ou par l’extermination des minorités religieuses - et l’éclatement du monde en systèmes politiques odieusement anti démocratiques fabriqués sur ces bases, néanmoins tous intégrés au marché capitaliste mondial. Ce projet est exactement l’antithèse de l’internationalisme des peuples, seule réponse humaniste au cosmopolitisme du capital. Il est le projet de l’impérialisme - fut-il présenté sous sa forme sournoise de « respect des communautés » (dont l’idéologie raciste anglo saxonne est particulièrement friande). Il est le fondement de l’alliance stratégique entre les hégémonistes de Washington et les passéistes religieux ou ethniques de la périphérie. Il est le projet des classes compradores du tiers monde. Les peuples eux n’ont rien à voir dans cette affaire; ils en sont les victimes, malheureusement manipulables jusqu’ici pour diverses raisons. L’Asie centrale J’avais toujours été fortement attiré par l’Asie centrale. Non seulement pour ses paysages grandioses, je l’avoue - mais également pour en connaître un peu plus de ses peuples, parvenus à conquérir la Chine, l’Inde, l’Europe et le Moyen orient et à marquer si fortement la civilisation islamique. Traités fréquemment de « barbares » dans les historiographies officielles et dans les consciences populaires, ces peuples méritent certainement d’être appréciés avec plus de nuances. La lecture des grands historiens russes - les seuls qui à mon avis aient étudié avec finesse et attention la région - m’avait convaincu que comprendre leur rôle dans le façonnement du monde constituait une question importante pour faire avancer le matérialisme historique. L’occasion m’a été offerte par le programme des « routes de la soie » de l’UNESCO. Dirigé par le sénégalais Doudou Diène - remarquable par sa finesse, ses qualités d’organisateur et de diplomate - ce programme m’a permis de visiter le Sinkiang (été 1990), l’Asie centrale encore soviétique à l’époque (été 1991) et la Mongolie (été 1992), accompagné par Isabelle dans les deux dernières parties du programme, qui, pour chacune d’elle, durait un mois. Il ne s’agissait pas de randonnées touristiques, mais bel et bien de voyages d’études sérieux. Les excellents historiens qui participaient à ces programmes - plus précisément les Russes (et les autres soviétiques de l’époque) et les Chinois animaient des débats du plus grand intérêt. L’analyse que j’ai proposée du fonctionnement du système ancien de la mondialisation - celui que le capitalisme a démantelé pour lui substituer le système moderne dominé par l’Europe atlantique - doit beaucoup à ces discussions (cf S. Amin, Les défis de la mondialisation; 1996). Trop d’occidentaux par contre tombaient facilement dans l’exotisme. Les journalistes et les équipes de la télévision se comportaient comme cela est trop souvent également le cas, avec pas mal d’arrogance en dépit de leur ignorance - peut être une manière de la masquer. Quelques spécialistes remarquables, soit de l’art bouddhique (comme le conservateur du musée Guimet à Paris), soit du chant mongol (un chant extraordinaire - et beau -, unique en son genre, qu’on sort des poumons et de la gorge par je ne sais quelle technique, si particulier que les Mongols ne croyaient pas leurs oreilles en entendant un Français le reproduire à la perfection). Des espions également : un Israélien chargé de prendre contact avec les communautés juives de l’Asie centrale soviétique, des Américains et des Japonais sans culture historique, mais par contre spécialistes des stratégies des communications ou des richesses minières. Je regrettais que les orientaux (Arabes, Turcs et Iraniens) qui auraient dû compter parmi les plus intéressés par la région aient été absents. L’équipe de l’UNESCO qui entourait Doudou Diène était d’une compétence et d’une gentillesse parfaites, rendant par leur présence le voyage décontracté et joyeux, faisant oublier les fatigues de ces routes difficiles. Mais, au delà de la réflexion sur le passé historique de la région et de la contemplation de ses paysages, le voyage permettait de découvrir quelques aspects intéressants de ses problèmes modernes. La comparaison entre l’organisation parfaite du voyage en Chine, le désordre de celui organisé en Union soviétique et l’absence totale de toute forme d’organisation en Mongolie tient presque de la caricature, néanmoins bel et bien significative. Le Sinkiang J’étais arrivé à Beijing en retard. J’ai donc rejoint la caravane, qui était déjà aux portes du Sinkiang, à Dunhuang au sortir du corridor qui relie la Chine propre - la province du Gansu - à la Mongolie et au Sinkiang. J’étais allé jusqu’à Lanzhou en avion puis de là, grâce à l’aimable intervention de mes amis chinois de l’Académie, j’ai voyagé en automobile jusqu’au point de rencontre avec la caravane. Un déplacement fort instructif pour moi. La visite de la capitale de cette province intérieure qui compte parmi les plus pauvres de la Chine donne la mesure des progrès incontestables réalisés grâce à la redistribution effective des moyens d’une accumulation largement financée par les provinces côtières plus riches. Un aspect de la stratégie d’intégration interprovinciale souvent ignoré à la fois par les défenseurs et les critiques de la « voie capitaliste » empruntée par le régime. Cette impression était renforcée par la traversée des villages, au rythme lent de la circulation automobile en Chine. Mon accompagnateur - interprète (de l’Académie) était un jeune fort sympathique et nous bavardions de tout - de politique évidemment, très librement, comme c’est le cas en Chine. On s’arrêtait à l’improviste ici ou là dans un gros village pour aller boire du thé ou manger quelque chose, dans un quelconque « café- restaurant-bazar » (je ne sais comment qualifier exactement ce type de « magasin » qu’on trouve partout en Chine), généralement géré par la commune. Toujours personnel avenant, clients paysans rigolards et curieux (m’abordant pour me demander d’où je venais, qui j’étais, si j’aimais la cuisine du lieu, comment je trouvais le village etc……), endroit relativement propre (sauf les toilettes bien entendu). L’impression - par la qualité des bâtiments et des logements - d’une Europe pauvre du XIXe siècle, mais pas de tableaux désolants comme on en voit partout dans le tiers monde capitaliste, même dans des pays considérablement plus riches. La caravane de l’UNESCO était partie de Xian, qui fut l’une des capitales de la Chine ancienne, point de départ et d’arrivée du grand commerce lointain de l’époque. J’avais eu l’occasion dans un voyage antérieur avec Isabelle de visiter Xian, d’admirer ses vestiges - murailles et vieux temples - et l’incroyable cimetière des statues géantes de l’armée impériale, un trésor de l’art et de l’histoire de la Chine. Le corridor qui constitue le « doigt occidental » du Gansu offre un paysage inoubliable. On longe sur sa gauche en allant vers l’Ouest les hautes cimes du Quinhai, culminant à plus de 5 000 mètres tandis qu’à sa droite la Grande Muraille - dont on s’approche ou s’éloigne sans arrêt - sépare la Chine rurale et paysanne du désert de Gobi des pasteurs mongols. A Dunhuan merveille des premières caves bouddhiques. Là je rejoignais notre groupe. A chacune de nos étapes nous étions conviés à participer à une séance de trois ou quatre heures de débats que les historiens Chinois introduisaient par des exposés qui concernaient différents aspects de l’histoire de la région et de ses fonctions dans les rapports entre la Chine propre, l’Inde, les Moyen- orients byzantin et islamique (la formation des peuples et des Etats ouigours, les évolutions religieuses - bouddhisme, christianisme nestorien, islamisation, les structures de la société, les modes de production agricole - irrigation - et le commerce, les transferts de technologies, les styles artistiques etc….). Du bon matérialisme historique dans l’ensemble. Ce qui m’a frappé - et peut être d’autres également - c’était l’importance des vestiges des villes énormes disparues. A Tourfan on descend dans une oasis située au point le plus bas de la planète - 168 mètres en dessous du niveau de la mer. Merveilleuse petite ville qui offre cette particularité que je n’ai retrouvée nulle part ailleurs : certaines de ses rues, y compris parmis les plus larges ouvertes à la circulation automobile, sont entièrement couvertes par un treillage de vignes. On se déplace donc à pied, en bicyclette ou en fiacre à l’ombre et on peut même cueillir au passage ici et là, au dessus de sa tête, quelques grains de raisin rafraîchissant. Kachgar, étape ultime du voyage, est la capitale historique des Turcs Ouigours, en contact étroit avec le Turkestan occidental des Ouzbeks et des Tadjiks et, à travers eux avec la Perse et l’Inde. Kachgar commande vers l’Est les deux routes qui conduisent à la Chine propre, contournant par le nord et par le sud le terrible désert de Takla Makan, infranchissable. Elle commande l’accès aux grands cols qui mènent à l’Ouest et permettent de contourner le Pamir par les routes de l’Afghanistan conduisant à la passe de Peshawar. Toute cette région de très hautes montagnes et vallées riantes délicieuses était fermée à notre expédition. Visiter l’Afghanistan est devenu bien entendu tout à fait impossible. Le coeur de l’Etat Kushan, plate-forme où se rencontraient les trois routes de l’Iran, de l’Inde et de la Chine, nous était donc interdit. Fort heureusement nous avions, Isabelle et moi, parcouru le pays en 1973. Kachgar est une belle ville pleine d’histoire et de charme. On y visite également ces lieux curieux - les anciens « consulats » de Russie et de Grande Bretagne - avant 1914 centres actifs de l’espionnage et de l’intrigue des deux puissances qui s’observaient mutuellement et se disputaient le contrôle de la région. Tout au long du voyage je bavardais de tout - du passé, du marxisme, de la politique internationale et chinoise - avec les collègues chinois. Mais, comme il se doit presque toujours en Chine, à 12 heures tapantes et quel que soit l’intérêt de la discussion, il fallait s’arrêter. Il est midi, il faut aller manger. Les Chinois cessent alors toute activité, quelle qu’elle soit; gourmands à l’extrême rien pour eux ne pourrait justifier le retard, car il y a le risque terrible que les plats refroidissent par exemple. Et pendant le repas, interdiction de parler d’autre chose que de cuisine. On goûte, commente, critique. On ne reprend la discussion qu’une fois le repas bien terminé. Au milieu de la dernière phrase prononcée avant le repas, je disais avec amusement. A Kachgar j’avais une terrible envie de grimper sur le Pamir. Les cimes à plus de 7 000 mètres nous entouraient. Je négociais longuement une promenade en auto par la route qui conduit au Pakistan. Résistance presque insurmontable des Chinois. Avec tous les prétextes possibles et imaginables. Il ne s’agissait pas de craintes politiques - la route est ouverte au commerce et au tourisme - mais simplement l’expression de cette peur incroyable que les Chinois - paysans des plaines à riz - ont des hautes montagnes : il y a des éboulements, il fait trop froid, la route est trop dangereuse etc… Mais je suis têtu et suis parvenu à obtenir ce que je voulais : un véhicule et un chauffeur. Un Chinois m’accompagnait, il a fait tout le voyage - trois ou quatre heures de montée vertigineuse, autant pour redescendre - assis à côté de moi, les yeux fermés, transis de peur ! Les soldats chinois à l’arrêt terminal, un peu avant le col qui conduit au Pakistan, ont bien ri - et moi aussi - pour le réveiller, lui dire « c’est fini » et lui donner du thé qu’il a bu avec des mains tremblantes, sans oser regarder ces incroyables cimes de beauté. Je crois qu’il ne me pardonnera jamais de l’avoir convaincu de m’accompagner ! Le Sinkiang est une province autonome, peuplée à l’origine exclusivement de Ouigours musulmans, turcophones, côtoyant aujourd’hui des immigrés chinois dominants dans les vastes régions ouvertes à l’agriculture par des travaux d’irrigation importants. Cette coexistence n’est pas sans problèmes et je ne suis pas de ceux qui en nient la réalité. L’administration est certainement souvent arrogante dans ses comportements, mais elle l’est autant en Chine propre. Bien qu’elle soit assurée au Sinkiang par autant de Ouigours que de Hans, elle est certainement ressentie comme « chinoise » par la majorité des autochtones. Les progrès réalisés grâce au régime - éducation, santé - bien qu’ils aient permis à ce peuple de sortir d’une incroyable misère et de formes d’une exploitation odieuse (dite « féodale »), ne compensent pas toujours le nationalisme froissé. La plupart des visiteurs occidentaux qui faisaient partie de notre caravane protestaient sans cesse, insultaient carrément les Chinois qu’ils traitaient d’impérialistes etc… Arrogance insupportable, d’autant que certains d’entre eux étaient visiblement des agents des services de puissances réellement impérialistes. Je retrouverai ce comportement des défenseurs des « droits des peuples » en Asie centrale soviétique et en Mongolie. Le responsable qui dirigeait notre caravane était lui même Ouïgour. Il avait étudié l’arabe à Damas et le parlait parfaitement - avec un accent bien syrien prononcé (j’ai rencontré à Nankin une Chinoise qui, elle, avait étudié l’arabe au Caire et parlait « baladi » à la perfection; elle avait même pris des allures et une tête d’Egyptienne !). Comme il ne connaissait aucune langue occidentale (il ne connaissait que le chinois, le ouïgour, le russe et l’arabe !) cela rendait furieux bon nombre des occidentaux de la caravane. Vous ne parlez donc pas de langues étrangères ? Mais oui, pour nous, l’arabe et le russe le sont. Je discutais avec lui et d’autres Chinois du problème du Sinkiang sans la moindre gêne. Je leur disais ce que je pensais réellement; je ne défendais pas la politique chinoise « sans réserves » mais exprimais au contraire mes craintes que le régime soit incapable de résoudre correctement le problème national au Sinkiang et au Tibet. Je reste néanmoins totalement hostile aux discours occidentaux soutenant les « indépendantistes » de ces deux pays. Le pouvoir populaire chinois a libéré les Tibétains et les Mongols de l’esclavage (au sens propre du mot) dont se nourrissait la classe dirigeante des moines bouddhistes (Dalai Lama en tête). Comme hier les « démocrates » de l’Occident ont soutenu les islamistes en Afghanistan, ils se font aujourd’hui les instruments de la stratégie hégémoniste américaine qui s’emploie à tenter de démanteler la Chine. Les intérêts des peuples n’ont rien à voir dans cette affaire. Les hégémonistes américains l’ont prouvé, par leur soutien systématique aux pires régimes - les plus criminels que l’on connaisse. Leur discours concernant la « démocratie » et les « droits des peuples » n’a aucune crédibilité. L’indépendance éventuelle du Tibet et du Sinkiang se solderait inévitablement par une fantastique régression sociale et la main mise stratégique (militaire peut être même) des Etats Unis sur ces pays. C’est l’objectif même de la stratégie de Washington et de ses alliés européens et japonais. L’Asie centrale ex soviétique Notre visite en Asie centrale soviétique s’est déroulée dans des conditions fort différentes. Nous étions en juillet 1991, un mois donc avant la tentative de coup d’état contre Gorbatchev, son échec, l’effondrement du régime et l’éclatement de l’URSS. La caravane de l’UNESCO était partie de Merv, dernière halte des nomades turkmènes, porte de la route de la soie s’ouvrant sur le Khorassan persan avec ses villes historiques de Meshed et de Nishapour. Partis en retard de Paris, Isabelle et moi rejoignons la caravane à Khiva par avion, via Moscou. Avec la caravane de nos autocars, par des routes acceptables, nous avons visité les villes historiques - Khiva, Boukkara et Samarcande. Villes certainement intéressantes - et belles à leur manière. Nos collègues historiens russes et autres soviétiques de l’époque, fort sympathiques, étaient les meilleurs guides qu’on puisse avoir et les discussions qu’ils animaient sur les lieux visités et surtout après, le soir, à l’hôtel, étaient de la meilleure qualité. Ayant lu ceux des meilleurs ouvrages russes et soviétiques sur la région et son histoire traduits en français ou en anglais j’avais toujours des questions à poser pour lesquelles j’ai le sentiment d’avoir reçu les meilleures réponses possibles. La rénovation des monuments est impressionnante, trop même d’une certaine manière puisque certains d’entre eux - notamment les gigantesques constructions de Tamerlan à Samarcande - ont été pratiquement refaites. Bien que ces rénovations aient scrupuleusement respecté les originaux, l’impression qu’elles donnent est celle du « trop neuf ». Je n’ai vu l’analogue qu’à Luxembourg dont la vieille ville - superbe - a été si bien rénovée, si proprement repeinte, qu’on a l’impression qu’il s’agit d’une « imitation » de vieille ville de construction récente, ce qui n’est pas le cas. Mais, si impressionnants que soient ces monuments, ils restent - à mon goût - d’un modèle un peu trop de « caravansérail » ayant emprunté leurs styles ici et là. Pas la finesse des monuments persans de Qom, Ispahan et Chiraz. Le rapport est bien celui que la culture des nomades turcs entretient avec la source persane de son inspiration : la même chose, en moins délicat. De Samarcande nous bifurquions vers le sud, en direction de l’Amou Daria rejoint à Termez - la porte de l’Afghanistan, c’est à dire de l’antique Bactriane d’Alexandre le Grand, plus tard de l’Etat Kushan, plaque tournante des relations Perse- Inde-Chine. Paysage de la route des « Portes de fer » parcourue par Alexandre d’autant plus impressionnant qu’un orage violent nous accompagnait sur toute cette partie du trajet. Les longues discussions qui suivirent m’ont beaucoup aidé à réaliser l’importance que cette région a pu avoir dans le passé précapitaliste, et m’ont fait comprendre pourquoi la Transoxiane - le Khorezm de la civilisation islamique - qu’on pense toujours être à tort une périphérie à moitié barbare du califat de Bagdad, a produit tant de penseurs - philosophes et scientifiques - de la plus haute qualité. Remontés vers le nord, nous parvenions à Douchambé, la capitale tadjik serrée aux pieds du Pamir - ville moderne de style soviétique sans grand intérêt - pour redescendre vers ce jardin qu’est le Ferghana à partir de Kokand. En dépit des efforts de Doudou Diène et de toute l’équipe efficace et sympathique de l’UNESCO l’organisation du voyage fut chaotique. On partait chaque jour avec un gros retard - deux heures ou plus. Il manquait toujours quelque chose : l’eau pure pour le ravitaillement, ou l’essence, un chauffeur, deux guides ou trois papiers. Style soviétique. Du coup évidemment nous arrivions toujours et partout en retard - mais qu’importe. On nous attendait, on ne nous attendait plus. Car le « plan » - toujours détaillé à l’extrême et distribué au départ - était sans cesse « révisé ». Cela me rappelait le bon mot de mon ami syrien Chalaq qui me rappelait un proverbe « arabe » : toute action se fait selon un plan, mais le plan s’improvise! Au dîner, toujours la même « surprise » - le même « pilaw » (riz au gras avec du mouton) - qu’on nous présentait pompeusement comme la délicieuse spécialité du lieu (la même spécialité partout donc !) - qui pouvait être chaud, froid ou réchauffé. Quand on a faim c’est mangeable. Il ne vient pas à l’idée de Chinois de se déplacer sans cuisinier (professionnel ou amateur avancé). Les Russes par contre ne pensent guère à ces choses. Beaucoup d’autres encore moins qu’eux d’ailleurs. Cela étant l’Asie centrale soviétique n’était pas l’enfer comme les médias dominants contemporains voudraient nous en convaincre. Avec une mauvaise foi remarquable on oublie de rappeler qu’en 1917 l’Asie centrale russe était une région plus misérable et pouilleuse que le Bengla Desh. Aujourd’hui elle présente le visage d’une Europe pauvre. Mais on suggère : comparez avec l’Allemagne pour mesurer le désastre socialiste ! Pendant plus d’un demi siècle les régions plus avancées de l’ex URSS - la Russie et l’Ukraine en particulier - ont financé ce rattrapage qui, si relatif qu’il fut, est à mettre au crédit du système. Les puissances occidentales ont fait exactement le contraire : elles n’ont jamais cessé de piller les périphéries qui dépendent d’elles. Le désert du Kara Korum au sud de l’Amou Daria et celui du Kizil Koum entre ce fleuve et le Syr Daria comptaient parmi les régions les plus arides de la planète. Des travaux d’irrigation gigantesques ont fait de leurs vallées une nouvelle Egypte. Et les plantations d’épineux et de cactus, semés par avion le long des aires agricoles pour les protéger des vents desséchants ont transformé en steppe une bonne partie de ces déserts que nous avons traversés. Un colonialisme européen quelconque aurait-il eu à son actif 10 % de ces réalisations en Afrique qu’on ne cesserait de nous en rebattre les oreilles. On place donc l’accent systématiquement sur les destructions environnementales associées à ce type de « développement » : trop d’eau absorbée par l’irrigation, accélérant l’assèchement de la mer d’Aral, trop de chimie utilisée pour l’agriculture, pêche dévastatrice dans les mers intérieures etc… Tout cela est exact. Comme il est exact que le système soviétique ignorait superbement toute considération du genre. Il partageait d’ailleurs ce mépris de la nature - dans laquelle il ne voyait qu’une ressource à exploiter - avec le capitalisme, dont les destructions, au Japon ou dans le nord est des Etats Unis n’ont pas été moindres. Version du développement de ce que j’appelle un « capitalisme sans capitalistes », le soviétisme ne pêchait pas par « trop de socialisme » mais au contraire par son ignorance des principes du socialisme. Opérant de surcroît dans les conditions d’un pays pauvre au départ il a - de ce fait - laissé des images frappantes de laideur : chacune de ses grandes villes est entourée d’un cimetière de détritus de toutes natures, de vieux matériels jetés là pêle-mêle etc… Pouvait-on faire autrement et mieux ? Je le crois et je pense qu’il ne faut jamais cesser de vouloir faire mieux. Cela étant, il reste que sans les travaux d’irrigation de la région celle-ci n’aurait pu soutenir la population qui compose aujourd’hui ses nations. C’est bien le reproche que les réactionnaires russes adressent désormais au régime soviétique, celui d’avoir trop « dépensé » pour l’Asie centrale. Au plan politique et social l’Asie centrale ne valait certainement pas mieux que le reste de l’Union soviétique. L’autocratie qui y régnait - loin d’être le produit du socialisme en était la négation. Mais encore une fois on ne doit pas confondre une critique de gauche du système et la critique de droite que les médias dominants nous en proposent. La politique des nationalités mise en œuvre dans la région n’est pas non plus au-dessus de tout soupçon. L’arrogance grande russe était une réalité. Mais les frontières des Républiques ont été dessinées non pas pour créer des problèmes, comme on se plaît à vouloir nous le faire entendre, mais pour les résoudre. Ces frontières - purement administratives, comme celles de la Yougoslavie - n’étaient pas destinées à devenir celles d’Etats indépendants; elles pouvaient donc être dessinées pour résoudre des problèmes d’une autre nature. Départager les territoires peuplés d’ouzbeks turcophones et de tadjiks persophones et mettre ainsi un terme à l’hostilité des uns et des autres (car toute la Transoxiane fut perse, elle a été turquisée par la conquête nomade qui n’avait pas pris fin encore à la veille de la révolution russe). L’alternative à ces frontières compliquées (ou aux enclaves comme en Arménie et en Azerbaidjan) eut été le transfert de populations (manière atténuée de dire le nettoyage ethnique). Leur tracé compliqué ne gênait pas les transports, les communications et l’intégration économique. Ou bien créer un immense Etat - comme le Kazakstan - pour donner leur dignité aux malheureux nomades de la steppe, quand bien même une bonne partie de son territoire ait déjà été russifiée depuis longtemps. C’est l’éclatement de cette région en cinq Etats qui pose problème, et en posera de plus tragiques à l’avenir. Il n’entre pas dans mon intention de discuter ici des problèmes nouveaux auxquelles les peuples de la région sont désormais confrontés, du fait de l’intervention des Etats-Unis et du déploiement de son projet de contrôle de son pétrole. Je dirais seulement qu’à mon avis la meilleure et probablement seule solution acceptable – mais elle est loin d’être la seule possible ou même la plus probable dans d’horizon visible- passe par la reconstruction d’une CEI authentique et d’un rapprochement avec la Russie. La promenade à travers la région était, sur tous ces plans, fort instructive - du moins pour moi. Les tensions - visibles (comme les contrôles absurdes aux pseudo-frontières de l’époque) - étaient atténuées grâce à l’immense diplomatie de Doudou Diène; mais aussi aux efforts de beaucoup de nos partenaires soviétiques. Un homme politique Ouzbek - membre du Parti à l’époque, comme il se devait (il doit être aujourd’hui dans le parti du gouvernement - toujours le même) - habile et, ma foi, sympathique. Calculateur sans doute, mais décontracté, qui nous appelait à rejoindre nos véhicules en criant en russe « po koniam » (à cheval). Un chauffeur de car qui lisait pendant nos longues promenades à pied « les Rois Maudits » (traduits en russe bien sûr). Combien de camionneurs en Occident ont-ils la même curiosité ? La Mongolie L’été suivant - 1992 - nous participions, Isabelle et moi, à la troisième étape du programme des Routes de la soie. D’Oulan Bator, où nous nous sommes rendus par avion via Beijing, nous avons parcouru toute la moitié occidentale de la Mongolie, jusqu’à Kobdo. Aller et retour par des trajets différents - 4 000 kilomètres en tout - sans routes, ni asphaltées bien entendu, ni même de terre ! Aucune route de la soie n’est jamais passée par la Mongolie. Mais, pour des raisons diplomatiques, l’UNESCO avait cédé à la revendication de ce pays de figurer au programme. Le voyage n’en avait pas moins d’intérêt, bien qu’il fût différent, celui de faire connaître ce pays peu commun. Des trois équipées, celle-ci fut de loin la plus mal organisée - je dirais même qu’elle n’était pas organisée du tout. La faute n’en revient certainement pas à l’UNESCO, mais intégralement aux autorités locales. Le gouvernement dit communiste venait de céder la place à une coalition « libérale », victorieuse dans ce premier round d’élections multipartites. Elle cédera plus tard la place à un retour des ex « communistes ». A Oulan Bator les hôtels avaient été envahis par des trafiquants de toutes natures, venus tirer le profit le plus rapide de la « libéralisation » économique. Les réservations faites pour notre caravane n’avaient pas été respectées. On nous logea dans une sorte de station de villégiature pour jeunes située à une dizaine de kilomètres de la ville. Un bel endroit, bien que d’un confort limité (toilettes et douches collectives, eau plutôt froide que chaude). Et surtout les pertes de temps pour ceux d’entre nous qui souhaitaient voir davantage la capitale. Nous le fîmes quand même bien entendu. Ville de style soviétique sans grand intérêt architectural. Mais notre retour coïncidait avec une grande fête pseudo nationale, dédiée à la réhabilitation de Gengis Khan qui n’était pas en odeur de sainteté dans le régime soviétique. Conquérant féodal, il représentait ce que la révolution avait voulu combattre. Le nouveau régime tentait de substituer une légitimité fondée sur le nationalisme à celle du précédant, dont les valeurs « socialistes » avaient épuisé leur potentiel mobilisateur. La « fête de Gengis Khan » était un grand spectacle de cavaliers mongols, superbes sur leurs petits chevaux, bien costumés comme à l’époque du grand Khan. Très beau spectacle certainement, bien que vide de toute proposition politique ou sociale. Nous devions découvrir que le pays était tant démuni de moyens d’accueil qu’il nous faudrait camper. Une tente canadienne fut distribuée pour chacun de nous et une seule couverture. On devait découvrir plus tard qu’il y avait un stock de couvertures mais que les responsables mongols avaient l’intention sans doute de les voler. Après moultes rouspétances (les nuits en Mongolie, même l’été, peuvent être très froides) et presque révoltés nous primes d’assaut le camion où elles étaient cachées. Tout fut à l’avenant. La « cantine » était une véritable pièce antique, qui aurait fait bonne figure dans un musée de l’art militaire : il s’agissait d’une cuisinière roulante en fonte, dotée d’une haute cheminée, alimentée au bois et pesant je ne sais combien de tonnes. Elle avait dû appartenir à une armée impériale du XIXe siècle - russe ou chinoise ! La cantine ne nous précédait pas, elle partait avec nous tirée par un camion. Cela signifiait qu’elle ne nous rejoignait au lieu choisi pour le campement qu’avec deux, trois ou cinq heures de retard. On allait donc attendre une bonne partie de la nuit avant de pouvoir manger quelque chose, ou même y renoncer pour ne faire notre repas du soir qu’à l’occasion du petit déjeuner du lendemain. Repas est d’ailleurs un terme impropre pour désigner la chose. Il n’y avait pas de cuisinier, mais un homme (ou une femme) de peine chargé de mettre à feu le four, de faire bouillir dans le chaudron un vieux mouton mal dépecé, garni de quelques vieux choux. La « soupe » infâme qu’on en tirait était versée dans un bol qu’on avait distribué au départ - le seul instrument qui allait nous servir à tout : manger, se laver la bouche et les dents, se raser, éventuellement utiliser pour d’autres besoins nocturnes. A nous de le laver dans le ruisseau pas loin duquel nous campions. Une dame suisse qui était de l’aventure - qu’était-elle venue faire dans cette galère - a fini par craquer et, pleurant, s’exclama : je ne donne pas ça à manger à mon chien. Nous le mangions quand même, puisqu’il n’y avait rien d’autre. Isabelle et moi appartenons à cette race d’humains qui savent s’adapter à tout… ou presque. Plus résistants d’ailleurs que beaucoup. Les « jeunes » - journalistes prétentieux - nous regardaient de haut au départ. Ces vieux ne tiendront pas pensaient-ils. C’est eux qui ont été les premiers à se plaindre des souffrances que leur métier leur imposait. Une pauvre journaliste indienne, végétarienne, s’est stoïquement nourrie de biscuits pendant un mois. C’était une femme charmante pleine d’humour et, elle aussi, de capacité d’adaptation. En Chine j’avais mangé un plat délicieux, une potée de mouton garnie de quantité de légumes, d’épices et d’ingrédients, accompagnée de vermicelles chinois. Le plat s’appelle « la marmite mongole ». Au retour à Beijing je disais à un ami chinois que je n’avais jamais mangé de « marmite mongole » en Mongolie. C’est un plat de la Chine du nord me dit-il. Alors pourquoi l’avez vous appelé ainsi ? Les Mongols n’ont jamais rien inventé en matière culinaire, il fallait bien leur attribuer quelque chose dit-il. En tout cas le « repas » mongol en question était servi - dès que prêt - à toute heure et servait donc de petit déjeuner, déjeuner ou dîner. Beaucoup d’entre nous avaient pris la précaution de prendre des boîtes de nescafé et du thé, quelques biscuits, qui amélioraient un peu l’ordinaire. Nous roulions dans trois espèces de véhicules : des jeeps américaines, des jeeps soviétiques (les GAZ), des autobus ordinaires (de ville). Ce fut l’occasion de découvrir les extraordinaires qualités du matériel soviétique. Ces bus ordinaires passaient partout, grimpaient des côtes caillouteuses à 45 °, traversaient les rivières - l’eau montait jusqu’à nos pieds assis dans la voiture ! Il fallait sans cesse dépanner les jeeps US sophistiquées, les remorquer… Mais évidemment dans les cars sièges en bois et dossiers raides. Les Mongols qui nous accompagnaient n’étaient pas des gens particulièrement intéressants. Passablement ignares. La moitié d’entre eux se saoulaient à la vodka dès le matin, poussaient cris et gémissements, se battaient parfois avec une violence extrême. Le « chef » n’était lui-même pas d’une sobriété exemplaire. Vers le soir donc quand il fallait chercher un lieu de campement nos « guides » mongols étaient d’une utilité très relative. Tout cela aurait tourné au drame sans l’extraordinaire compétence de Doudou Diène. L’installation des tentes absorbait d’autant plus de temps que nous n’étions pas tous, au départ, des experts du genre. Je n’en étais pas un en tout cas. Or le climat de ce pays est toujours extraordinairement violent, et brusque dans ses changements. Un jour donc nous campions à proximité d’un grand lac d’une merveilleuse beauté. Beau temps, puis, soudain, un vent se lève. D’une puissance inouïe. Le lac se transforme en océan en tempête. Nous essayons de maintenir nos tentes debout, dressés devant leurs portes, saisissant avec la fermeté maximale les piquets qui les sous- tendent. Celle d’Isabelle, solidement ancrée, tient. La mienne non. Le vent passé, la nuit venue, tout est à refaire. Côté scientifique, rien de comparable avec la qualité de l’information recueillie en Chine et en URSS. Le collectif mongol ne comptait pas d’historiens comparables aux Chinois aux Soviétiques. Un seul d’entre eux - un vieux « communiste », en tenue vestimentaire stricte, s’abstenait de boire, avait quelque chose à dire. Je bavardais donc avec lui en sabir anglo-russe, appelant à la rescousse les rares (et mauvais) interprètes. C’était un administrateur plutôt qu’un homme de science, mais il connaissait bien son pays, ses problèmes et son histoire. Du côté des étrangers le groupe était franchement médiocre. A sa direction une Allemande de l’Ouest - spécialiste quand même de l’histoire mongole - mais suffisamment réactionnaire pour se trémousser d’hystérie aux pires récits des « conquêtes » et massacres de Gengis Khan. Un peu plus âgée elle aurait vibrée de la même façon à celui des victoires des panzers hitlériens. Pas de doute. Une Américaine stupide et ignare qui, sans doute n’aurait pas su placer la Mongolie sur la carte de l’Asie avant ce voyage. Que faisait-elle ? L’UNESCO n’avait pas rejeté sa candidature parce que, si les Etats Unis boycottent l’organisation, celle-ci par contre fait assaut de complaisance à leur égard. Piètre attitude. L’Américaine monopolisait une jeep US plus confortable. Un couple d’anglais muets, d’un égoïsme insupportable. Une musicologue français par contre fort compétent - c’est lui qui imitait à la perfection ces chants mongols inimitables - et bien sympathique. Une journaliste indienne charmante. Et l’équipe du secrétariat de Doudou Diène, - Isabelle Moreno et les autres - remarquable par la gentillesse et l’efficacité. Ces amis ont rendu ce voyage, qui aurait pu être fort pénible, plaisant et joyeux. Côté société moderne l’impression qu’on pouvait se faire était que les progrès réalisés par le régime issu de la révolution des années 1920 n’étaient pas inexistants, mais sont demeurés forts modestes, une fois le peuple libéré de l’esclavage dans lequel l’église bouddhiste le tenait. Sans doute le régime n’avait-il rien de démocratique. Mais l’administration, si arrogante ait-elle été, rendait quelques services, disparus brutalement avec la « libéralisation » capitaliste. Plus d’écoles, plus de dispensaires, plus même de services commerciaux. Le privé n’a pas pris le relais du commerce d’Etat aboli, comme n’importe qui doté d’un peu de bon sens aurait pu le prévoir. Du coup les éleveurs ne trouvaient plus ce minimum de produits qui leur sont indispensables - un peu de thé, des allumettes, du pétrole pour leurs lampes. En contre partie ils ne commercialisaient plus les excédants de leurs troupeaux. Comble pour ce pays qui compte chevaux, bovins et ovins en nombres qui sont des multiples de celui des habitants : pas de viande sur les marchés d’Oulan Bator ! Qui s’étonnera que les Mongols aient rappelé les ex communistes à la direction de leur pays ? La misère de cette disparition des échanges était un peu atténuée par l’irruption de commerçants ambulants chinois - style XVIIIe siècle (mais c’est mieux que rien !). Grâce à l’un d’eux - qui avait repéré notre caravane de loin et avait couru pour nous rejoindre - nous renouvelions un peu notre stock de thé et de biscuits et j’achetais une magnifique doudoune super chaude qui a fortement amélioré mon confort par les nuits froides. En dépit de tout ce que je viens d’écrire, nous ne regrettons pas, Isabelle et moi, ce très beau voyage. La récompense valait la fatigue. Des paysages d’une beauté incomparable et pour moi difficile à décrire, en tout cas sans pareils par beaucoup d’aspects - coloris des montagnes de l’Altaï et du ciel etc… Les troupeaux de chevaux sauvages. Ceux de chameaux d’Asie (à deux bosses). Impossible de voir cela sans faire ces milliers de kilomètres hors de toutes routes. Mais aussi le seul moyen de connaître un peu le peuple mongol. On sait que les Mongols sont des cavaliers. Mais il faut les voir évoluer dans leur nature pour comprendre l’unité que constituent l’homme et sa monture, leur adresse partagée. Une course d’enfants (à partir de 5-6 ans) - garçons et fillettes, parcourant 50 kilomètres dressés sur leurs petits chevaux, sans selles, les tresses volantes; plein galop. Difficile à imaginer quand on ne l’a pas vu. Dans les campements nous goûtions à ce fromage dur comme de la pierre, mais qui paraissait fort bon après le quotidien au vieux mouton. Le lait de jument fermenté que certains ont apprécié - pas moi. Doudou Diène, en sa qualité de chef, était invité à manger de la queue de mouton - de la graisse pure, sans viande. Cette gourmandise de riches (chez les Mongols) est, comme on peut l’imaginer, plutôt répugnante, en dépit de ses fonctions nutritives utilitaires par grand froid. Doudou se soumettait à ce traitement de faveur avec une incomparable maîtrise de soi. Et finalement comme partout des êtres humains qui, derrière leur visage endurci par les conditions de leur vie, n’en sont pas moins sensibles. Un jeune mongol courant dans la nature et revenant chargé de baies sauvages qu’il offre à Isabelle. Un autre voulant lui faire cadeau d’un louveteau avec lequel il jouait. Isabelle a failli craquer, mais il n’était pas question de faire traverser les frontières à cet animal dit sauvage. Beaucoup de nature, mais peu de monuments. Quelques monastères bouddhiques abandonnés que le nouveau régime se propose de restaurer et de réanimer. La plupart de nos coéquipiers occidentaux s’extasiaient devant les Bouddha entassés dans ces monastères et s’indignaient qu’ils aient été fermés par la « terreur communiste ». Je n’étais pas le seul à être irrité - avec Isabelle - par ces attitudes. De nombreux Mongols - vieux et jeunes - ne l’étaient pas moins et rappelaient que les moines qui vivaient bien sans travailler tenaient leur peuple en esclavage et le soumettaient à une exploitation sauvage, que leur pouvoir avait été renversé par une révolution populaire et que si les monastères étaient fermés c’était parce qu’il n’y avait plus de candidats à la vie monastique depuis que l’obligation avait été faite aux moines de travailler pour se nourrir. Les ruines de la capitale de Gengis Khan - Karakoroum - fort modestes par leur taille, sans comparaison avec les cités mortes du Sinkiang ou avec les vestiges dans les villes de l’Ouzbekistan, témoignent du rôle modeste de la Mongolie dans l’histoire. De grandes conquêtes certes, mais sans lendemain. Marco Polo d’ailleurs, qui a visité Karakoroum dans ses jours de gloire, précise que la cité ne comptait que trois dizaines de milliers d’habitants. Confirmation également que les routes de la soie ne passaient pas par là. Retour à Oulan Bator nous avons quand même eu la possibilité, au cours d’une brève rencontre avec des intellectuels critiques du centre d’histoire (qui avaient été écartés du voyage) de compléter un peu - et plus sérieusement - notre information sur le pays. L’INDE Les pays dits « émergents » autres que la Chine ne sont pas nombreux, si l’on exclut de la liste les certificats de complaisance délivrés par la Banque Mondiale, mais ils sont importants. Par leur taille continentale l’Inde et le Brésil pèsent lourd dans l’évolution des équilibres internationaux. L’Afrique du Sud, débarrassée de l’apartheid politique, exerce déjà une influence marquée en Afrique australe. La Thailande et la Malaisie et d’autres seraient engagées, dit-on, dans des voies qu’on ne saurait réduire à la seule mise en œuvre de recettes néo libérales. L’Inde, comme la Chine, est un pays continent qu’il est interdit d’ignorer si on s’intéresse à l’avenir du système mondial. Fort heureusement l’intelligentsia indienne - dominée par la gauche au sens large du terme - a souvent produit des analyses de la meilleure qualité, de surcroît accessibles par leur publication en anglais. Un bon nombre de ces intellectuels sont par ailleurs des connaissances ou même des amis personnels, parfois actifs dans nos réseaux du Forum, avec lesquels j’éprouve toujours beaucoup de plaisir à discuter. Mais j’ai toujours cru nécessaire de compléter les connaissances qu’on peut acquérir de cette manière par des « visites des lieux ». Je donne donc beaucoup d’importance aux impressions que j’ai tirées de mes multiples voyages en Inde au cours des années 1970, 1980 et 1990, qui m’ont conduit dans quelques unes de ses grandes villes (Delhi, Varanasi, Patna, Bombay, Bangalore, Madras, Hyderabad, Calcutta - leurs monuments et palais, mais aussi leurs bidonvilles - et m’ont permis de « voir » les campagnes de la vallée du Gange et du Dekkan. Même si ces visites ont toujours été relativement brèves et ne mériteraient certainement pas d’être qualifiées de séjours d’études, le fait d’avoir souvent été accompagné par des intellectuels de valeur - les meilleurs guides possibles - constitue un avantage dont beaucoup d’autres visiteurs de l’Inde n’ont pas eu la chance de bénéficier. La société indienne actuelle est pour moi totalement inacceptable. Je ne suis certainement pas de ceux - nombreux chez les Occidentaux - qui sont admiratifs de l’hindouisme, et de son discours sur la « non violence ». Je partage l’opinion des intellectuels indiens critiques qui mettent l’accent sur le désastre social associé à la domination du concept et des pratiques de la division de la société en castes. Il n’est pas dans mon intention de proposer ici une analyse quelconque de cette dimension fondamentale de l’histoire, de la culture et de l’organisation sociale de l’Inde, de ses rapports aux classes sociales anciennes et modernes, et aux formes d’exploitation, de son imbrication avec le développement colonial moderne et le capitalisme périphérique contemporain, de ses fonctions dans le système des pouvoirs et dans la vie politique. Une littérature abondante et sérieuse existe sur tous ces sujets. Je dirai seulement que cette réalité cruelle abolit tous les discours sur la « non violence ». La société indienne est en fait particulièrement violente. La colonisation britannique a une lourde part de responsabilité dans la persistance du système des castes, sans pareil dans le monde moderne. Avec le cynisme qui le caractérise l’impérialisme britannique s’est employé à renforcer systématiquement les pouvoirs des classes dominantes et exploiteuses « traditionnelles » (rajahs, zamindars et autres) et les intégrer dans le système général dominé par le capital, sans l’alliance desquelles il eut été impossible aux Anglais de gouverner et d’exploiter pour leur bénéfice cet immense pays. Avec l’hypocrisie qu’on leur connaît également les Britanniques ont prétendu légitimer ces alliances crapuleuses par l’éloge de la « spécificité » locale, et singulièrement celui du système des castes, et le « respect des traditions », les pires bien entendu. Le résultat est que l’Inde offre des tableaux de misères humaines à une échelle qu’on voit rarement ailleurs, sauf au Pakistan et, bien entendu au Bengla Desh. Les discours qui louent la « démocratie » indienne par contraste avec son absence en Chine passent totalement sous silence ce fait majeur. Aucune statistique n’est nécessaire pour savoir que, grâce à sa révolution, la Chine n’offre aucun spectacle comparable. Il suffit de voyager par la route à travers les deux pays - ce que j’ai fait souvent - pour en être convaincu si l’on est de bonne foi. Cette atroce misère est d’ailleurs telle que, lors de son premier séjour en Inde en 1973, Isabelle n’a pas pu résister au spectacle qu’elle offrait. Nous étions en été, à Delhi, descendus dans cet hôtel d’Etat magnifique (dont j’ai oublié le nom), une véritable forteresse. Isolé du pays réel. Sortant pour simplement voir la ville nous tombons sur un enfant littéralement en train de mourir de faim qui se saisit de mon pied en nous implorant. Que faire sinon fuir, impuissants, honteux et en larmes. Le lendemain nous prenions l’avion pour Kaboul. Ces réalités limitent singulièrement le sens et la portée des réalisations de la bourgeoisie nationaliste indienne qui a fondé et animé le parti du Congrès, de sa démocratie électorale. Ici encore, en contraste avec l’enthousiasme que beaucoup de nationalistes anti-impérialistes du tiers monde - y compris de gauche - manifestent à l’endroit de la classe dirigeante indienne, - l’un des phares les plus solides du non alignement actif du monde afro asiatique (et en dépit des aspects positifs de cette posture) - les intellectuels indiens critiques n’ont jamais été les victimes d’un tel aveuglement. En plaçant l’accent au contraire sur les conflits de classes de l’Inde contemporaine, sur les ambiguïtés du nationalisme bourgeois dans ses rapports avec le capital international dominant, ces intellectuels ont souvent été plus perspicaces que beaucoup des « admirateurs » de l’Inde, occidentaux et nationalistes du tiers monde, prévoyant longtemps à l’avance les conséquences fatales de l’érosion du Congrès : la montée du fondamentalisme hindouiste et des régionalismes, la généralisation de la corruption et la constitution de pouvoirs mafieux, la capitulation pro occidentale des classes moyennes etc… Ayant eu l’occasion de visiter fréquemment l’Inde au cours des trois dernières décennies j’ai pu voir cette évolution se déployer presque « physiquement » dans le changement de style des générations successives des classes dirigeantes. Les parents s’habillaient à la manière traditionnelle ou en style occidental sobre, et mangeaient indien, ils cultivaient la politesse et cachaient leurs fortunes. Les enfants étalent avec arrogance leur richesse et imitent les « middle classes » américaines dans leur style d’habillement, de discours et de vie. Cela étant si la comparaison Inde-Chine est largement favorable à la Chine - et de ce fait on ne peut qu’en conclure qu’en Inde « la révolution reste à faire » - la comparaison Inde-Pakistan est au contraire tout à fait en faveur de l’Inde. L’Inde du Congrès avait fait l’option de principe d’un Etat plurinational laïc. Et quelque soient les limites de la mise en oeuvre de ce principe dans le contexte social indien, il n’en demeure pas moins porteur de possibilités d’évolutions favorables, faisant contraste avec l’impasse que le dogme de l’Etat théocratique constitue pour le Pakistan. Le fondamentalisme hindou lui même n’est pas - ou pas encore - comparable avec celui que les classes dirigeantes « islamistes » imposent au Pakistan - et ailleurs. Il est même en grande partie une réaction à celui de l’adversaire. J’ai déjà dit : il n’y a pas d’hindous au Pakistan (ils ont tous été expulsés), il y a beaucoup de Musulmans en Inde (la majorité de ceux qui vivaient dans ce qu’est devenue l’Inde y sont restés). L’Etat indien se proclame laïc. Il n’interdit donc pas la construction de mosquées. Or, et j’ai pu le constater par moi même, dans des régions où la minorité musulmane est inférieure à 5 % de la population, celle-ci n’hésite jamais à construire des mosquées aussi grandes que possible à proximité de tous les temples hindous du lieu, et à y installer des hauts parleurs puissants. Imagine-t-on que la minorité chrétienne d’Egypte en fasse autant ? Saisi par les protestations des partis hindouistes, le gouvernement indien n’a jamais eu qu’une seule réponse : l’Etat est laïc, les communautés religieuses ont le droit de construire autant d’édifices religieux qu’elles le désirent et là où elles le veulent. La laïcité indienne est néanmoins aujourd’hui menacée par l’accès au pouvoir de la droite hindouiste. L’Inde s’était construite sur le principe de ” bharatva” (du nom du pays, Bharat), un concept de nationalité citoyenne affirmant la communauté des nations-ensembles linguistiques du sous continent. La droite entend lui substituer le principe de ” hindutva” qui fait référence à la communauté des religions hindoues, excluant par là même les Musulmans et les Bouddhistes. La gauche et une bonne partie du Congrés combattent avec détermination ce “fascisme religieux”, parvenant à imposer une enquête sur les massacres de Musulmans au Mahratta, qui a révélé sans fard les complicités de l’administration. On comparera avec tristesse cette audace avec la pusillanimité des ” démentis” que les autorités égyptiennes ont toujours produit lors d’incidents analogues dont ont été victimes des Coptes. Ce que j’ai tenté de résumer dans les quelques paragraphes qui précèdent n’est pas seulement le produit de mes impressions de voyage et de mes lectures. Il est également celui des longues discussions avec de nombreux intellectuels indiens, mettant à profit les invitations que m’adressent fréquemment les universités du pays - l’université Jawaharlal Nehru à Delhi en particulier - mais également ses organisations populaires, des syndicats, le parti communiste (M) et le PCML (notamment au cours de la dernière campagne électorale en février 1998), comme des journaux et revues (EPW à Bombay, Frontier à Calcutta) ou des maisons d’édition (Rainbow Publishers par exemple). La liste de mes interlocuteurs et souvent amis indiens est longue. (voir S. Amin, Pour un monde multipolaire, 2005, chapitre Inde) Hyderabad a reçu en janvier 2003 le Forum Social Asiatique et Mumbai a été l’hôte du Forum Social Mondial en 2004. Les Forums de Hayderabad et de Mumbai m’ont impressionné par la puissance des organisations populaires qui y ont participé (syndicats, organisations paysannes, associations de dalits - les “intouchables”, autre chose que les ONG !), comme par l’ampleur des débats et le sérieux des participants. L’Inde sera certainement au cœur de la reconstruction d’un front des peuples d’Asie et d’Afrique. L’Inde est également, comme chacun le sait, un continent riche en vestiges de l’histoire, en paysages naturels variés, parfois fabuleux. Isabelle et moi avons donc saisi l’occasion pour voir tout ce que les touristes doivent voir à Delhi et dans sa région, notamment, le Taj Mahal à Agra bien entendu, mais aussi les premiers contreforts de l’Himalaya dans le Himachal Pradesh sur la route de la fabuleuse Srinagar, capitale du Cachemire indien. La vallée du Gange que nous avons parcourue en train, prenant le soin de faire quelques uns des arrêts qui s’imposent - Allahabad, Varanasi, Patna -, ressemble beaucoup aux campagnes du Delta en Egypte. Même richesse du sol, même types de cultures, même densité affolante, même pauvreté rurale et crasse des villages bien que considérablement plus terrible en Inde - à l’actif incontestable, du régime nassérien, par la réforme agraire, la disparition des spectacles du passé - hordes de mendiants, d’enfants aux yeux malades du trachome, d’hommes et de femmes en guenilles, d’estropiés et de lépreux que je retrouvais en Inde tels que je les avais gardés dans mes souvenirs d’enfance. De Hyderabad à Bangalore j’ai traversé le Dekkan en automobile. Paysage totalement différent de celui du nord, rappelant ici la savane soudanienne d’Afrique occidentale. Villages qui donnent aussi l’impression d’être un peu moins misérables. Vestiges architecturaux du passé fort différents. Dans le Nord dominent les vestiges Mongols et les styles importés par la classe dirigeante du pouvoir musulman - mosquées et forts. Dans le Sud ce sont les temples hindous qui foisonnent. Je ne suis pas très sensible à leur style - dépourvu du sens de l’architecture à mon goût, trop souvent surchargé de sculptures de qualité médiocre. Mais je dois dire que quelques uns de ces grands temples - celui de Lapakshi à quelques 60 kilomètres au nord de Bangalore, celui de Mysore, quelques uns à Madras - m’ont plu, par le mélange de la pierre (ici avec de belles sculptures) et de la nature tropicale envahissante. Hyderabad est une ville intéressante, notamment par les ruines de sa vieille ville morte. Bangalore, comme Madras d’ailleurs, offre le spectacle agréable d’un urbanisme un peu organisé, chose rare sur le contient indien. Il parait que Pondicherry à petite échelle et Goa à une plus grande, ont été construites selon des plans véritables (mais je n’ai pas eu le plaisir de voir ces villes). Les Britanniques n’ont rien fait de semblable. Ils ont toujours laissé à l’abandon les agglomérations « indigènes », traitées avec le plus grand mépris, leur petite colonie se réfugiant dans des « suburbs » riches par la qualité de leurs demeures mais toujours horribles par manque de goût et arrogance raciste. Bangalore - du moins le centre ville - est nette et propre. Egalement exception en Inde. Et je dois admettre que, pour beaucoup de raisons diverses - tempérament des gens, moindre misère peut être et crasse moins dominante - j’aime mieux l’Inde du Sud que celle du Nord. Bombay doit être vue. Capitale économique du pays - le Shanghai de l’Inde - Bombay est la seule grande ville indienne qui vous plonge immédiatement dans une atmosphère urbaine, non dans celle d’un village démesuré. Les goûts de sa classe compradore dominante, pas plus que ceux de ses administrateurs anglais, ne sont pas bien fameux et leur métissage a donné ces horreurs que j’appelle « style Bushir and Company » dont on trouve des produits essaimés dans la région du Golfe, de la mer d’Oman et de la côte Est de l’Afrique. La corniche - agréable - fait passer le détail. Il y a à Bombay une vie culturelle plus active qu’ailleurs - Delhi compris. Grâce à mes amis indiens j’ai eu la chance d’aller boire une bière ou manger un morceau dans plusieurs de ces « cafés » peu connus des étrangers où se retrouvent artistes, poètes, cinéastes, journalistes et politiciens originaux et non conventionnels, évidemment sympathiques et intéressants. A Delhi la vie sociale et culturelle est plus « guindée ». A la fois effet de capitale, et peut être différence de tempérament. Le Guest House International centralise à son bénéfice beaucoup trop de manifestations et colloques (dont ceux auxquels je participais comme les réunions des groupes de travail du Forum). J’appréciais néanmoins le confort que cette institution offre, sans commune mesure avec les guest houses délabrés des Universités ! L’INDE : une grande puissance ? Je donne une importance particulière à la présence de nos réseaux du FMA et du FTM en Inde, pour des raisons évidentes. Cette présence est facilitée par la qualité et le nombre de nos amis indiens qui participent activement à nos rencontres, comme nous participons fréquemment (et moi personnellement) aux rencontres qu’ils organisent en Inde, à Delhi, Kolkatta et ailleurs. Je tiendrai compte ici des six grandes rencontres qui nous ont associé entre 2000 et 2013. Comme je mentionnerai quelques-uns de leurs participants : Amiya Bagchi (vice Président du FMA), Jayati Ghosh (qui anime à l’Université J. Nehru de Delhi le réseau IDES, l’une de mes meilleures sources d’information pour l’analyse économique critique), Ahmad Ayjaz, Sunandra Sen, Seema Mustafa, Prabhat et Utsa Patnaik, le regretté Vinod Raina et bien d’autres. Sans oublier notre secrétaire du FMA PK Murthy, le directeur d’Action Aid Sandeep Chachra, les maisons d’éditions indiennes qui nous diffusent, les partis du communisme indien (CP-M et branches diverses de l’ex CP- ML). J’ai présenté le texte qui suit au cours de ces rencontres et tenu compte autant que faire se peut des observations qu’il a suscité. Ayant déjà franchi le cap du milliard d’habitants, accusant des taux de croissance économique meilleurs que les moyennes mondiales, l’Inde est vite classée parmi les puissances montantes du XXIe siècle. J’exprime ici des doutes sur ce pronostic. La raison de ces doutes procède de l’importance décisive que j’attribue au fait que l’Inde indépendante ne s’est pas attaqué au défi majeur auquel elle est confrontée, celui de transformer radicalement les structures qu’elle a héritées de son façonnement par le capitalisme colonial. La colonisation britannique avait pour l’essentiel transformé l’Inde ancienne en un pays agraire capitaliste dépendant. Les Britanniques ont, à cette fin, systématiquement construit des formes affirmées de la propriété privée du sol agricole excluant la majorité de la paysannerie de l’accès à celle-ci. Ces formes ont permis la constitution de grandes propriétés dominantes dans le Nord du pays, moins défavorables aux propriétés moyennes d’une paysannerie relativement aisée dans le Sud. La majorité des paysans se sont retrouvés transformés en une paysannerie pauvre, pratiquement sans terre. Le prix payé pour l’option en faveur de cette « voie capitaliste » du développement de l’agriculture est l’incroyable misère qui frappe la grande majorité du peuple indien. Les communistes indiens ont préconisé, à l’origine, la remise en cause de cet héritage et avaient inscrit à leur programme la réforme agraire dans sa forme la plus radicale (« la terre à ceux qui la travaillent », c’est-à-dire pratiquement à tous les paysans). Les bourgeois du Congrès ne l’ont jamais fait. En Inde cet héritage colonial est renforcé dans ses effets de blocage du progrès par la persistance (aggravée dans certains de leurs aspects) de l’idéologie des castes. Les « castes inférieures » (aujourd’hui connues sous le nom de Dalit) et assimilées (« populations tribales ») rassemblent un quart de la population indienne (autour de 250 millions d’individus). Privées de tous droits, en particulier de l’accès au sol, ils constituent une masse de « quasi esclaves » propriété collective des « autres ». Leur statut inférieur, un peu analogue à celui des Hilotes à Sparte, permet aux autres de puiser dans cette masse de travailleurs disponibles ceux qui leur conviennent pour une tâche et un temps, contre simplement une pitance minimale. La persistance de cette condition renforce les idées et les comportements réactionnaires des « autres » et favorise l’exercice du pouvoir par et au bénéfice de la minorité des privilégiés, contribuant à atténuer, voire neutraliser les protestations éventuelles de ceux des exploités – la majorité – qui se situent entre les exploiteurs minoritaires et les opprimés de statut dalit. Bien entendu la colonisation britannique s’était gardée de remettre en cause l’organisation en question, se masquant derrière la prétention hypocrite de « respecter les traditions » (que les Anglais n’ont pas respecté lorsque cela leur paraissait nécessaire, comme ils l’ont fait en privatisant la propriété du sol !). Les pouvoirs de l’Inde indépendante ont poursuivi cette tradition. La droite hindouiste, bien entendu, n’a rien à dire sur le sujet ! et les Etats-Unis aujourd’hui – par ONGs de « défense des droits de l’homme » interposées – tentent de manipuler de la même manière la protestation des dalits et de la contenir dans des espaces inoffensifs pour la gestion d’ensemble du capitalisme. Cette situation est peut-être en voie d’être dépassée par la radicalisation des luttes à l’occasion des insurrections paysannes maoïstes « naxalites » en particulier. Ces insurrections ont certes été vaincues, au sens qu’elles ne sont pas parvenues à établir et à stabiliser un pouvoir populaire dans des régions libérées. Elles n’en ont pas moins amorcé un saut dans la remise en question des structures de la propriété héritées du colonialisme et de l’organisation des castes, et, en cela, n’auront peut- être été que le prélude à des mobilisations révolutionnaires à venir. L’irruption des dalits sur la scène politique, fait social majeur des deux dernières décennies, est sans doute, en partie au moins, le produit du naxalisme. Les gouvernements du Congrès de l’Inde indépendante ont mis en œuvre un projet national qui souffrait des ambiguïtés du mouvement de libération lui-même. Ce projet s’affirmait anti- impérialiste et ils l’étaient dans le sens que la modernisation et le développement exigeaient préalablement la libération nationale. Mais il s’arrêtait là et croyait pouvoir imposer au système dominant globalement – le capitalisme mondialisé – les ajustements indispensables pour permettre aux nations d’Asie et d’Afrique de s’affirmer comme des partenaires égaux et par ce moyen de surmonter progressivement les handicaps de leur « retard ». Les Communistes ont souvent exprimé une conscience claire de cette contradiction et des limites qu’elle imposait aux réalisations du système. Mais, pour des raisons diverses, entre autre sous l’influence des Soviétiques (la « voie non capitaliste »), la majorité des communistes en Asie et en Afrique avaient fini par devenir des forces de soutien (plus ou moins « critique ») des projets nationaux populistes en question. La cassure qui a opposé le maoïsme aux soviétiques a parfois atténué l’ampleur de ce ralliement, en Asie notamment. Sur ce plan les Communistes indiens ont dans l’ensemble (tant le PC-M que le PC-ML maoïste) gardé leurs distances à l’égard du projet national populiste du Congrès. En dépit de leurs limites, les succès du projet national populiste de l’Inde de Nehru et d’Indira Gandhi n’ont pas été négligeables, tant au plan économique que politique. La colonisation avait procédé dès le départ à une désindustrialisation systématique de l’Inde – alors avancée – au bénéfice de la Grande Bretagne en voie d’industrialisation. L’Inde indépendante a donc donné la priorité première à son industrialisation. Celle-ci, conçue avec un bon degré de systématisation au moins dans la période des premiers Plans du temps de Nehru, a associé le grand capital industriel indien privé aux entreprises du secteur public, promues pour combler les insuffisances du système productif hérité de la colonisation, accélérer la croissance et renforcer les industries de base. Le projet dans son ensemble était de nature capitaliste, dans ce sens que les rapports de production et les technologies choisies ne remettaient pas en question les logiques fondamentales du capitalisme. Mais on dira que, dans ce sens les expériences du socialisme réellement existant (celle de la Chine comprise) ne s’en démarquaient pas davantage, en dépit de l’exclusivité – ici – de la propriété publique. Le projet indien était tout de même moins radical dans ce sens que le degré de déconnexion de son système productif à l’égard du système mondial dominant était moins systématique qu’il ne l’était en URSS ou en Chine, dont les salaires et les prix – planifiés en principe – étaient réellement détachés de toute comparaison avec ceux du système capitaliste mondial. Cette caractéristique du projet indien – qu’on retrouve dans les autres expériences nationales populistes non communistes (dans le monde arabe par exemple) – était étroitement liée à la non remise en question des structures sociales héritées de la colonisation. Ces différences entre le modèle national indien et celui de la Chine communiste rendent compte des écarts visibles dans les résultats qu’ils ont permis. Les taux de croissance des productions industrielles et agricoles de l’Inde n’ont pas été, à l’époque, « mauvais » : ils étaient très supérieurs à ce qu’ils avaient été à l’époque coloniale, ils se situaient au-dessus de la moyenne mondiale du capitalisme de l’après-guerre, à l’époque pourtant en phase de forte expansion. Mais ils sont demeurés en gros situés à des niveaux très inférieurs à ceux de la Chine. De surcroît alors que la croissance chinoise s’accompagnait d’une amélioration évidente des niveaux de vie de la masse des classes populaires, cela n’était pas le cas de celle de l’Inde, dont la croissance bénéficiait exclusivement aux classes moyennes nouvelles – minoritaires quand bien même leur expansion s’accélérait au point de passer en une trentaine d’années de 5 à 15 % de la population globale du pays – tandis que la misère des classes populaires dominantes demeurait inchangée, voire s’aggravait marginalement. Le discours libéral ignore toutes ces réalités fondamentales. C’est pourquoi je ne souscris pas aux conclusions « optimistes » que beaucoup de « futurologistes » en tirent : l’Inde serait en voie de poursuivre une croissance accélérée qui la hissera au statut de grande puissance moderne, à l’instar de la Chine. La Chine conserve jusqu’ici l’avantage de l’héritage de sa révolution radicale, l’Inde le handicap de celui de la colonisation non remise en question. De leur côté les succès politiques de l’Inde indépendante ne sont nullement négligeables. L’Inde est, contrairement à la Chine, un pays multinational et la colonisation britannique n’était parvenue à imposer son pouvoir qu’en jouant précisément sur la diversité des peuples (et des Etats) indiens. A l’actif du mouvement de libération nationale : son succès dans ce domaine sans pareil ailleurs dans le monde colonial. Ce mouvement est parvenu réellement à unir la dizaine des grandes nations dont le pays est composé en une seule « Nation ». Peu importe que la qualification de cette Nation (« Bharat », d’où le concept de Bharatva, qu’on peut traduire par « indianité ») paraisse « discutable » d’un point de vue « scientifique » (ou para scientifique). L’Inde est bel et bien désormais une Nation, dont la réalité vécue s’impose à toutes ses composantes. Et jusqu’à ce jour le sentiment de cette appartenance commune l’emporte sur l’affirmation des spécificités locales (entre autre linguistiques). Le mouvement de libération nationale n’a enregistré sur ce plan qu’un seul échec, dans sa volonté d’associer les Musulmans à la création de la nouvelle Nation indienne. Ici les Britanniques sont parvenus à mettre en échec le projet national indien et à imposer la création des Etats artificiels du Pakistan et du Bengla Desh. Il reste que les Musulmans qui sont restés en Inde (15 % environ de la population totale), même si parfois ils paraissent « poser problème » (un problème que les culturalistes hindouistes exploitent, quand ils ne le suscitent pas), sont réellement et correctement intégrés dans tous les aspects de la vie sociale et politique du pays. La laïcité de l’Etat indien, que même la vague culturaliste hindouiste n’est pas parvenue à remettre en question, est à l’origine de ce succès. La comparaison entre le comportement des pouvoirs et de la société indienne majoritaire à l’égard de leur « minorité » musulmane, et celle des pouvoirs et des sociétés à dominance musulmane, (à l’égard de leurs minorités chrétiennes par exemple), démontre ici l’importance positive de la laïcité, une avancée démocratique qu’on ne retrouve pas dans d’autres régions du monde (dans le monde arabe et musulman en particulier). Sans doute pourrait-on nuancer ce jugement globalement positif. La répression des revendications des Sikhs (qui a valu la vie à Indira Gandhi), le bourbier kashmiri témoignent des limites des capacités du régime à gérer correctement les « questions nationales » (quand bien même on les qualifierait autrement). Mais il reste qu’avec toutes les grandes nations du Nord « indo aryen » et du Sud « dravidien » les pouvoirs de Delhi ont su trouver les formules d’une gestion correcte des problèmes, et par là même donner à l’unité fédérale (en fait beaucoup plus centralisée que les termes de la Constitution ne le laissent entendre) une réalité solide. L’expérience de l’Inde contemporaine démontre la supériorité incontestable de l’option démocratique et la vanité des arguments en faveur d’une gestion autocratique prétendue plus efficace. Et cela en dépit des limites évidentes et du contenu de classe de la démocratie bourgeoise en général et de sa pratique réelle dans l’expérience de l’Inde. Cette option, à l’actif du mouvement de libération nationale (le Congrès et les Communistes), était probablement le seul moyen efficace permettant la gestion d’intérêts sociaux et régionaux divers – fussent-ils limités à ceux des classes privilégiées – et d’entraîner l’adhésion populaire au projet de la minorité constitutive du bloc hégémonique. Sur le plan international l’Inde indépendante s’était employée à donner consistance au « front du Sud » de l’époque, le Mouvement des Non Alignés issu de la conférence afro- asiatique de Bandoung (1955) sans même que son conflit frontalier avec la Chine ne remette en question cette stratégie ouvertement anti-impérialiste. L’érosion du projet national populiste devait nécessairement se produire en Inde comme ailleurs, pour les mêmes raisons qui tiennent aux limites et contradictions propres à ce projet. Cette érosion et la délégitimation du pouvoir qui l’accompagnait ont donné l’occasion à une offensive des forces obscurantistes, soutenues par la classe compradore dominante et une fraction large des classes moyennes (dès lors que leur expansion se ralentissait, voire cédait la place à des difficultés grandissantes), encouragées par le discours (et les manœuvres) de l’impérialisme des Etats-Unis. En Inde ces illusion obscurantistes ont un nom : Hindutva. Ce terme désigne l’affirmation de la priorité de l’adhésion à la religion hindou dans la définition de « l’identité authentique » des peuples du pays. Il s’oppose au concept de « Bharatva » qui faisait référence à la Nation. Bien entendu l’affirmation « hindouiste » en question ne remet pas en question l’héritage colonial dans les domaines de la propriété du sol en particulier et du respect des hiérarchies de caste en particulier. En ce sens, comme n’ont cessé de l’écrire les Communistes indiens, les illusions obscurantistes servent parfaitement les intérêts du pouvoir des compradores et de l’impérialisme. Les « spécificités » dont elles abreuvent leurs discours para « nationaux », voire para anti-impérialistes, sont parfaitement creuses. Elles alimentent un regain de la pratique des « communautarismes » (ici anti musulmans) que le pouvoir colonial avait utilisé en son temps pour faire face à la montée des aspirations de la libération nationale unitaire, moderniste, démocratique et laïque. Rien sur ce plan ne distingue la régression en question de celle qui frappe d’autres sociétés de la périphérie victimes de la même érosion du projet national populiste, en particulier les sociétés arabes et musulmanes. Le parallèle avec l’Islam politique s’impose ici. La construction d’une alternative sociale progressiste s’inscrivant dans une alter mondialisation authentique demeure difficile et la marche dans sa direction longue. Pour ce qui est de l’Inde cette construction impliquera nécessairement que, fut-ce progressivement, des réponses adéquates soient données à quatre ensembles de défis. Premier défi : donner au problème paysan indien une solution radicale, fondée sur la reconnaissance du droit de tous les paysans du pays à l’accès au sol, dans les conditions les moins inégalitaires qui puissent être, ce qui implique à son tour l’abolition du système des castes et de l’idéologie qui le légitime. Autrement dit que l’Inde accomplisse une révolution aussi radicale que fut celle de la Chine ! Ou tout au moins qu’elle s’engage dans des évolutions fortes qui constituent des avancées dans cette direction. Les luttes paysannes en cours ne sont certes pasnégligeables, leur fréquence, leur extension géographique et les violences qui les accompagnent sont visibles. Mais elles demeurent confuses et poursuivent des objectifs divers et parfois contradictoires. Les luttes les mieux organisées, celles qui remportent parfois ici ou là des victoires ou tout au moins contraignent les pouvoirs à reculer, sont celles de la paysannerie moyenne, dont les revendications s’inscrivent dans les logiques propres au capitalisme et au marché, s’agissant de revendications concernant la gestion des prix et les conditions d’accès aux intrants et au crédit. De ce fait ces luttes sont souvent dirigées par les paysans riches, eux également victimes, dans la phase actuelle, des exigences qu’imposent le capitalisme mondial, la classe compradore et l’Etat à son service. Les luttes des pauvres et sans terre – dalits inclus – restent encore dans l’ensemble des explosions privées de visions stratégiques à plus long terme. Second défi : construire l’unité du front du travail, rassembler dans ce front les segments des classes travailleuses relativement stabilisées et celles qui ne le sont pas. Il s’agit là d’un défi commun à tous les pays du monde contemporain et plus singulièrement à tous ceux de la périphérie du système, caractérisés par les effets destructeurs gigantesques de la nouvelle paupérisation (chômage massif, précarité, excroissance de l’informel misérable). Il faut reconnaître que les organisations des classes travailleuses que le mouvement de libération nationale – communistes inclus – était parvenu à « mobiliser » avec une efficacité certaine, et qui de ce fait ont constitué la base sociale des forces politiques de la « gauche » ancienne, sont aujourd’hui confrontées à un défi d’une ampleur sans précédant. Les compromis sociaux du passé, entre capital – Etat et fractions de classes travailleuses (syndiquées notamment) sont remis en question par l’offensive de l’impérialisme et des compradores alors que les structures sociales nouvelles ont fait perdre leur efficacité aux formes anciennes d’organisation et d’action. Syndicalistes, communistes, militants des mouvements populaires ont le devoir d’ouvrir le débat sur ces questions et d’inventer des formes nouvelles permettant des avancées de la démocratie participative et capables de définir ensemble les étapes d’une stratégie commune s’inscrivant dans la longue durée. Troisième défi : maintenir l’unité du sous-continent, renouveler les formes de l’association des différents peuples qui composent la nation indienne sur des bases démocratiques renforcées. Déjouer les stratégies de l’impérialisme qui, comme toujours, poursuit, au-delà de ses options tactiques, l’objectif de démembrer les « grands Etats », capables de mieux résister que les micro Etats aux assauts de l’impérialisme. Quatrième défi : articuler les options de politique internationale autour de l’axe majeur que représente la reconstruction d’un « front des peuples du Sud » (et en premier lieu de la solidarité des peuples d’Asie et d’Afrique), dans des conditions qui, bien entendu, ne sont plus celles qui présidaient à la formation du Mouvement des Non Alignés de « l’époque de Bandoung » (1955- 1979). Donner la priorité première dans la phase en cours à l’objectif de mettre en déroute le projet étatsunien de contrôle militaire de la planète. Déjouer les manœuvres politiques de Washington visant à empêcher un rapprochement sérieux entre l’Inde, la Chine et la Russie. Les forces politiques et sociales qui font obstacle à l’engagement de l’Inde dans les directions mentionnées ci- dessus sont importantes. Elles constituent un « bloc hégémonique » qui rassemble un cinquième de la population – derrière la grande bourgeoisie industrielle, commerçante et financière et les grands propriétaires fonciers, la grande masse des paysans riches et des classes moyennes, la haute bureaucratie et la technocratie. Ces 200 millions d’Indiens ont été les bénéficiaires exclusifs du projet national tel qu’il s’est déployé jusqu’ici. Sans doute dans le moment actuel de libéralisme extrême triomphant ce bloc se fissure, sous l’effet entre autre du coup d’arrêt donné à la mobilité sociale ascendante des classes moyennes inférieures, menacées de précarisation, voire d’appauvrissement sinon de paupérisation. Cette conjoncture offre à la gauche la possibilité de développer des tactiques – si elle sait le faire – susceptibles d’affaiblir la cohérence de ces forces réactionnaires en général, et plus précisément de leur direction compradorisée courroie de transmission de la domination de l’impérialisme mondialisé. Mais elle offre également ses chances à la droite hindouiste – en cas de défaillance de la gauche. On entend souvent dire en Inde que cette « nation de 200 millions d’individus » - qui constitue à elle seule un grand marché comparable à celui de plusieurs grands pays européens ! – représentait l’avenir du pays, tandis que la majorité des 800 millions d’Indiens misérables constituerait un boulet qu’elle traîne ! Cette opinion réactionnaire, outre son caractère odieux (faut-il donc exterminer les pauvres !), est parfaitement stupide. La « minorité privilégiée» ne l’est que parce qu’elle a accès à l’exploitation des ressources du pays et à la sur exploitation de ses travailleurs majoritaires. La minorité que constitue ce bloc se trouve donc dans une situation qui exclut la reproduction en Inde de ce que fut le compromis historique capital/travail fondateur de l’option social démocrate de l’Occident développé. Et le discours qui assimile le « fordisme périphérique » à celui caractéristique des centres développés procède d’une erreur d’appréciation magistrale de la portée de chacune de ces deux formules : le fordisme occidental associait la majorité des classes travailleuses aux bénéfices de l’expansion capitaliste, celui des périphéries opère au seul profit des « classes moyennes ». L’Inde n’est pas le seul exemple du genre : le Brésil, la Chine aujourd’hui sont dans des situations analogues. La gestion de la cohérence de ce bloc hégémonique par la démocratie politique telle qu’elle est pratiquée en Inde n’atténue pas son contenu de classe réactionnaire. Elle en constitue au contraire le moyen efficace de l’affirmation. Or ce bloc hégémonique est bel et bien « intégré » aux logiques de la mondialisation capitaliste dominante. Et jusqu’à ce jour aucune des forces politiques diverses à travers lesquelles il s’exprime ne les remet en question. On comprendra alors les raisons pour lesquelles le « projet national indien » demeure fragile et vulnérable, incapable à terme de réaliser les objectifs qu’il s’assignerait : faire de l’Inde une « grande puissance moderne capitaliste ». Cette vulnérabilité se traduit par les comportements opportunistes fréquents de la classe politique indienne, argumentés le plus souvent en termes de « real-politik » à court terme. Cet opportunisme n’est pas seulement destructeur à long terme des conditions de la construction à la fois d’une alternative nationale progressiste et d’une alter mondialisation qui la soutienne, il aveugle ses défenseurs au point de leur faire perdre de vue la vulnérabilité de l’unité indienne et les manœuvres éventuelles de l’impérialisme qui visent à la détruire. Il n’y a pas d’illusions à se faire sur ce terrain. Même si aujourd’hui la diplomatie de Washington choisit – pour un moment et pour des motifs tactiques – de « soutenir l’Inde et son unité», son projet à plus long terme est de démembrer la capacité de ce grand pays de devenir une grande puissance. Or la soumission aux exigences de l’inscription dans l’expansion capitaliste globale renforce les tendances centrifuges. Car cette soumission accuse les inégalités « régionales » de développement. N’entend-on pas déjà les « privilégiés » de Bangalore (favorisés par l’expansion des technologies nouvelles) dire qu’un Karnataka indépendant tirerait de plus grands profits de la mondialisation en cours que l’Etat indien du Karnataka ? A l’heure actuelle il y a des éléments de politique souveraine en Inde, notamment de politiques industrielles des monopoles industriels privés nationaux, soutenus par l’Etat. Mais rien de plus; les politiques économiques générales demeurent celles du libéralisme, accélérant dramatiquement la paupérisation de la majorité des paysans. Nepal 2008, une avancée révolutionnaire prometteuse Saisissant l’occasion d’un voyage en Inde nous avons passé quelques vacances, Isabelle et moi, à Katmandou, capitale du Népal. Haut lieu du tourisme dans l’Himalaya, dont il faut avouer qu’il offre le plus grandiose spectacle de montagne qu’on puisse imaginer. La ville a son charme, en dépit de sa crasse. A l’époque elle était aussi le lieu où finissaient d’agonir les déchets de la drogue. Jeunes, garçons et filles, hippies venus d’Europe, d’Amérique et d’Australie, offraient le spectacle lamentable de leurs maigreurs cadavériques et de leurs teints blafards, gisant dans des bouges crasseux, attendant la fin de leur parcours. J’avais toujours suivi avec la plus grande attention le combat mené par les maoistes du Népal comme celui des Naxalistes en Inde. Leur stratégie me paraissait la seule capable de répondre au défi central que constitue la question paysanne, indissociable de celle des castes. Au-delà des avancées et des reculs, des erreurs sans doute – que je ne me considère pas capable de juger par moi-même, étranger à ces luttes; et le contraire m’aurait paru relever de l’arrogance pure et simple – je ne voyais pas d’option fondamentale possible autre que la leur : associer la révolution paysanne à l’abolition des castes. La victoire remportée au Népal m’est donc apparue comme l’amorce de grandes avancées révolutionnaires possibles, dans ce pays comme pour le continent indien. Je répondais donc immédiatement à l’invitation que m’adressait le bureau politique du CPML en 2008. A Katmandu j’ai été reçu par le premier ministre Prachandra, par Gajurel, membre du bureau politique (qui a participé par la suite à certaines des rencontres organisées par le FMA/FTM). J’ai pu également faire un tour d’horizon des grandes questions auxquelles leur parti et leur pays sont confrontés, avec les Syndicats, les organisations paysannes (réunies par le service Rural Reconstruction), le Forum des Medias démocratiques, le journal Red Star. Et je dois dire que les discussions approfondies – et longues – auxquelles j’ai pu participer, avec tantôt des dirigeants et tantôt des militants de base, m’ont appris beaucoup plus que ce que je pouvais en attendre. Mais lorsqu’en Inde – à Hayderabad, à Delhi, à Kolkata- je tentais d’en reprendre le fil, je me suis le plus souvent heurté à un mur de refus absolu de la part de beaucoup, même parmi des dirigeants du CPM indien. Ce qui suit est donc de la nature d’un « rapport de mission » que je soumettais aux responsables du Parti. Une armée de libération qui soutient une révolte généralisée de la paysannerie, parvient aux portes de la capitale dont le peuple se soulève à son tour, chasse le gouvernement royal en place, accueille en libérateur le Parti Communiste (maoïste), dont l’efficacité de la stratégie révolutionnaire n’est plus à démontrer. Il s’agit là de l’avancée révolutionnaire victorieuse la plus radicale de notre époque, et, à ce titre, la plus prometteuse. On imagine – pour la comparaison – les FARC de Colombie parvenus à mobiliser l’ensemble de la paysannerie du pays (impossible à imaginer), articulant leur victoire à un soulèvement populaire urbain chassant Uribe de Bogota (tout également impossible à imaginer), permettant ainsi, aux FARC de diriger le nouveau gouvernement révolutionnaire ! Cette victoire au Népal a créé les conditions d’un premier succès, celui d’une révolution nationale, populaire et démocratique, qualifiée de révolution antiféodale/anti- impérialiste par le PC (maoïste) lui-même. En effet la révolte urbaine généralisée, associant classes populaires et classes moyennes, a contraint tous les partis politiques de la place à se proclamer à leur tour « révolutionnaires/républicains ». Ce à quoi ils n’avaient jamais pensé quelques semaines encore avant la victoire des Maos, ayant fait l’option du « combat pacifique », de la voie « réformiste » et investi leurs espoirs dans des « élections ». L’autre parti communiste – l’Union des Communistes marxistes léninistes – avait lui-même rejoint le camp des réformistes et dénoncé « l’aventurisme » des Maos. Le Parti communiste (maoïste) a choisi délibérément de passer un accord de compromis avec les partis en question (le Congrès du Népal, l’UCML et d’autres), estimant qu’ils avaient regagné par leur ralliement à la révolution un minimum de légitimité qui ne pouvait être contestée dans la foulée. Un compromis – qualifié « d’accord de paix » par les instances de l’ONU qui l’ont préconisé – qui a transféré à une Assemblée Constituante le soin de rédiger la nouvelle constitution républicaine démocratique et populaire. Ces élections, pluri partistes, ont donné aux Maos la première place dans la constitution de la coalition victorieuse (confiant ainsi la responsabilité de la primature à leur dirigeant « Prachanda »). A l’Assemblée siègent pour la première fois dans l’histoire du pays et de toute la région du sous continent indien d’authentiques élus du peuple, paysans pauvres, travailleurs de l’informel urbain, femmes du peuple. Des défis majeurs pour l’avenir L’accord de compromis ne règle pas les problèmes à venir, au contraire il en révèle toute l’ampleur. Les défis auxquels les forces populaires révolutionnaires sont désormais confrontées sont gigantesques. La réforme agraire Le soulèvement paysan a été le produit de l’analyse correcte de la question agraire faite par les Maos et des conclusions stratégiques, également correctes, qu’ils en ont tiré : la grande majorité de la paysannerie, constituée de sans terre (souvent Dalits dans certaines régions du pays), de fermiers/métayers sur-exploités, de minifundiaires pauvres, pouvait être organisée dans un front uni et passer à la lutte armée, à l’occupation des terres (y compris en donnant aux Dalits l’accès à celle-ci, refusé par le système des castes en Inde), à la réduction des rentes foncières payées aux propriétaires etc. Le soulèvement s’est, pour ces raisons, progressivement généralisé à travers le pays, et son armée, organisée par les maos, a infligé des défaites à l’armée de l’Etat. Mais il est vrai qu’au moment où la révolte dans la capitale ouvrait ses portes au Parti Communiste (maoïste), l’armée populaire n’était pas (ou pas encore) parvenu à désintégrer celle de l’Etat, fortement soutenue et équipée par le gouvernement de Delhi et les puissances impérialistes. Dans le moment actuel de « compromis » deux lignes sont avancées par forces politiques associées et représentées dans l’Assemblée : (i) la ligne défendue par les Maos, celle d’une réforme agraire révolutionnaire radicale, garantissant l’accès au sol (et aux moyens nécessaires pour en vivre) à toute la paysannerie pauvre (la grande majorité), sans néanmoins toucher aux propriétés des paysans riches; (ii) la ligne, imprécise, défendue par d’autres partis d’une réforme « modérée », exigeant de surcroit, avant que la loi n’en détermine les contours, le retour de l’ordre ancien dans les régions libérées par la révolte paysanne. L’avenir des forces armées Les deux forces armées coexistent dans le moment actuel. Une coexistence qui ne saurait évidemment être perpétuée indéfiniment. Le Parti Communiste (mao) suggère leur fusion. Ses adversaires craignent (ils le reconnaissent publiquement) que celle-ci conduirait les soldats de l’Armée de l’Etat à être « gangrenés » par l’idéologie mao ! mais ils ne proposent rien, et n’osent pas exiger la dissolution de l’Armée populaire. Démocratie bourgeoise ou démocratie populaire ? La question est majeure et anime tous les débats à l’Assemblée Constituante, dans les partis politiques, dans les organisations populaires de paysans, de femmes, d’étudiants, dans les syndicats et les associations diverses dans lesquelles se retrouvent principalement les couches politisées des classes moyennes. Il y a dans la société des défenseurs de la formule conventionnelle de la démocratie, réduite au pluripartisme, aux élections, à la séparation formelle des pouvoirs (entre autre à l’indépendance du judiciaire), à la proclamation des droits humains et politiques fondamentaux. Telle est d’ailleurs la formule générale dans laquelle l’idéologie dominante à l’échelle mondiale, relayée par les médias majeurs (entre autre eux des pays occidentaux) tente d’enfermer le débat. Les maos font observer que les droits fondamentaux sur lesquels repose la « démocratie » proposée placent le respect de la propriété privée au sommet de la hiérarchie des droits dits humains. En contrepoint les Maos défendent la priorité des droits sociaux sans la mise en œuvre effective desquels aucun progrès social n’est possible : droit à la vie, à l’alimentation, au logement, au travail, à l’éducation, à la santé. La propriété privée n’est pas « sacrée », son respect trouve sa limite dans les exigences de la mise en œuvre des droits sociaux. Autrement dit les uns défendent le concept de démocratie dissociée des questions du progrès social (le concept bourgeois et dominant dit de « démocratie »), les autres celui de la démocratie associée au progrès social. Le débat – au Népal – n’est pas confus, mais il est souvent polémique. Les défenseurs de la « démocratie à l’occidentale » comptent dans leurs rangs d’authentiques réactionnaires, qui, hier encore, ne protestaient guère contre l’autocratie royale, ou se contentaient de protestations mineures, souhaitant être associés davantage à celle-ci. Mais ils comptent dans leurs rangs également des démocrates sans doute sincères mais peu sensibles aux misères réelles dont souffrent les classes populaires. Les ONG de « défense des droits démocratiques », mobilisées en masse dans ce cadre, largement soutenues par l’extérieur, plaident la cause « modérée » comme elles le peuvent. Les unes se contentent de dire que la démocratie conventionnelle et limitée vaut mieux que rien, comme si davantage était impossible. Les autres dressent un procès d’intention aux Maos, « communistes invétérés », « staliniens », « totalitaires », imitateurs du modèle d’autocratie chinoise etc. Les Maos ne se défendent pas mal, face à ces attaques pernicieuses. Ils rappellent qu’ils ne récusent pas la propriété privée paysanne, artisanale et même capitaliste, nationale ou étrangère. Sans pour autant s’interdire la nationalisation si l’intérêt national l’exige (interdisant aux banques étrangères d’imposer l’intégration du pays au marché financier globalisé). Ils ne remettent en question que la propriété foncière « féodale », dont les bénéficiaires avaient été les clients des rois successifs, autorisés à déposséder les communautés paysannes. Ils ne récusent pas d’avantages les droits personnels et l’indépendance de la justice chargée d’en garantir le respect. Ils ajoutent à ce programme, sans le réduire, en invitant l’Assemblée Constituante à formuler non seulement les grands principes des droits sociaux, mais encore les formes institutionnelles nécessaires à leur mise en œuvre. La démocratie populaire qu’ils définissent de cette manière reste, bien entendu, à inventer progressivement, par le moyen de l’intervention à la fois des classes populaires s’organisant par elles mêmes et de l’Etat. Evidemment il n’existe pas de « garantie » protégeant l’avenir de risques de dérapage. Soit dans le sens d’une autocratie du pouvoir de l’Etat. Soit dans celui non moins réel, d’un alignement opportuniste sur ce qui paraît être le « possible » dans l’immédiat, acceptant par là même le ralliement des Maos à la ligne « modérée » de leurs concurrents. Mais de quel droit condamner à l’avance l’expérience, quand on sait que les questions soulevées ici sont l’objet de débats sérieux au sein du parti ? Et que la pluralité des opinions y est admise ? Les Maos du Népal ont développé une vision innovatrice de la question du socialisme. Ils s’abstiennent de réduire la « construction du socialisme » à la réalisation même de l’ensemble de leur programme actuel maximal (réforme agraire radicale, Armée du peuple, démocratie populaire). Ils qualifient ce programme de « national populaire démocratique », ouvrant la voie (mais pas plus) à la longue transition (séculaire) au socialisme. Ils n’utilisent pas l’expression de « socialisme du XXIe siècle ». La question du fédéralisme La géographie physique et humaine des vallées de l’Himalaya s’exprime par l’extrême diversité des communautés paysannes du Népal. Il ne s’agit pas de deux, trois ou quatre « ethnies », mais d’une centaine dit-on de communautés, parentes certes par la langue (népali ou tibétain) et la religion (hindouiste ou bouddhiste), mais néanmoins fières de leur particularité. Les peuples de ces communautés aspirent à récupérer l’usage de leurs terres, expropriées par les clientèles des généraux conquérants au service des rois, à la reconnaissance de leur dignité et à l’égalité de traitement. Mais ils ne nourrissent aucune aspiration à la sécession. La formule de la République Fédérale, prônée par les maoïstes, peut certainement répondre aux demandes des peuples népalais. Elle n’en comporte pas moins le danger d’être mobilisée par les adversaires du pouvoir central, le cas échéant. La question de l’indépendance économique du pays Le Népal est classé par les Nations Unies dans la catégorie des « pays moins développés ». L’administration « moderne » de l’Etat et des services sociaux, les travaux d’infrastructure dépendent de ce fait de l’aide extérieure. Le gouvernement en place est conscient semble-t-il de la nécessité de se libérer de cette dépendance extrême. Mais il sait que celle-ci ne peut être que graduelle. La souveraineté alimentaire ne constitue pas au Népal le problème majeur, bien que l’autosuffisance dans ce domaine soit associée à des rations alimentaires souvent déplorables. L’organisation de réseaux de commercialisation plus efficaces et moins coûteux pour les producteurs paysans et les consommateurs urbains fait par contre problème, car elle met en jeu les intérêts des intermédiaires. Celle de la petite production mi artisanale, mi industrielle capable de réduire la dépendance des importations exigera des efforts difficiles et du temps pour donner des résultats convenables. Le discours maoïste sur un modèle de développement « inclusif » (« inclusive » en anglais), c’est-à-dire bénéficiant directement et à chacune des étapes de son déploiement aux classes populaires, par opposition au modèle « indien » de croissance associée à un modèle social « excluant » (« exclusive ») c’est- à-dire ne bénéficiant qu’à 20% de la population, et condamnant les autres – 80% - à la stagnation quand cela n’est pas la paupérisation, témoigne d’une option de principe qu’on ne peut que soutenir. Sa traduction en programmes de mise en œuvre effectifs reste à être formulée. Qui l’emportera ? Le Népal révolutionnaire se heurte à l’hostilité féroce de son voisin majeur, l’Inde, dont la classe dirigeante craint les effets de contagion. La révolte endémique des Naxalites indiens pourrait, en s’inspirant des leçons des victoires remportées au Népal, remettre sérieusement en cause la stabilité des modes d’exploitation et d’oppression en vigueur dans le sous continent indien. Cette hostilité ne doit pas être sous estimée. Elle constitue l’une des raisons du rapprochement militaire entre l’Inde et les Etats Unis. Elle mobilise des moyens matériels politiques considérables. Elle finance entre autre la constitution d’une « alternative » hindouiste politique, sur le modèle du BJP indien, l’analogue de l’Islam politique du Pakistan et ailleurs ou du Bouddhisme politique du Dalai Lama et d’autres. Le soutien des Etats Unis et autres puissances occidentales – la Grande Bretagne en particulier – s’articule sur ces projets réactionnaires. La cristallisation d’un hindouiste politique népalais puissant aurait ses chances si les réalisations – même modestes – du nouveau Népal venaient à piétiner trop longtemps. L’intervention extérieure pourrait alors également mobiliser les réactionnaires népalais et susciter même des mouvements « sécessionnistes ». L’utilisation de l’aide extérieure, toujours conditionnelle même si on ne l’avoue pas, et les discours démagogiques concernant les “droits de l’homme » et la démocratie, que les réseaux d’ONG alimentent, trouvent leur place dans cette stratégie de l’ennemi. Le compromis en vigueur retarde la mise en œuvre du programme de réformes radicales qui sont à l’origine de la popularité des maos. Il encourage certaines tendances - dans les rangs de la direction politique elle-même – à vouloir s’en tenir à ce que ce compromis permet, préparant ainsi le terrain à la contre offensive de la réaction. Mais il n’y a pas lieu de désespérer. Les Maos répètent publiquement que les classes populaires ont le droit de rester mobilisées et de poursuivre leur combat pour la réalisation de leur programme, quels que soient les résultats des délibérations de l’Assemblée Constituante. Les Maos ne sont pas tombés dans le piège de l’électoralisme. Ils distinguent soigneusement ce qu’ils appellent leur base sociale (« social constituency »), constituée de la majorité (les paysans pauvres, les travailleurs urbains des classes populaires, les étudiants et les jeunes, les femmes, les segments patriotes et démocratiques des classes moyennes) de leur base électorale (« electoral constituency ») qui, comme toutes les bases électorales reste volatile. Construire cette base sociale populaire dans un bloc social organisé dominant, alternatif au bloc féodal – compradore du pouvoir renversé, constitue l’objectif du combat de longue haleine du Parti Communiste (maoïste). Je n’en dirai pas davantage. Bien entendu je suis autant que possible les évolutions de la situation, j’enregistre ce qui peut apparaître comme des reculs, mais je garde confiance dans l’avenir des luttes de ce beau pays de l’Himalaya. Je passe sur les deux magnifiques randonnées qu’Isabelle et moi avons fait, aux pieds (c’est-à-dire à 3500 mètres !) de l’Anapurna et de l’Everest. Le Sri Lanka L’occasion m’a été donnée de faire la connaissance du Sri Lanka en 1976. J’étais invité au Sommet des Non Alignés qui se tenait dans sa capitale Colombo. Le Forum a toujours prêté beaucoup d’attention aux évolutions du « non alignement », et le Secrétariat du Mouvement nous a fréquemment « consulté », pour ce que ce terme peut vouloir dire. Mais, comme on le sait, le NAM (Non Aligned Movement) n’est jamais parvenu à se constituer un secrétariat permanent véritable. Peut-être ne l’a-t-il pas voulu, pour éviter de donner l’occasion à ses contradictions internes d’apparaître au grand jour. Et peut être a-t-il fait, de ce point de vue, un choix raisonnable. Mais en contrepartie ses conférences ministérielles et ses Sommets n’ont jamais été suffisamment préparés. Quelques bons secrétariats nationaux ont plus ou moins compensé cette faiblesse. C’était le cas du secrétariat indien qui, à plusieurs occasions, m’a invité à venir discuter de quelques uns des grands problèmes du moment. Dernier en date, en février 1998, une séance de travail sur la crise financière de l’Asie du Sud est, à laquelle participaient quelques uns des plus grands noms de la réflexion économique et politique en Inde. A cette occasion j’ai proposé quelques éléments de réflexion destinés à réanimer le Mouvement en conservant son nom mais en le complétant pour en adapter le sens à la situation nouvelle : Non Alignment on Globalisation (Non alignement sur la mondialisation). J’avais eu d’autres occasions de discuter de ces problèmes avec des responsables chinois - un groupe composite de l’Académie, du parti et du Gouvernement -, en réponse à la question qu’ils m’avaient posée : y-a-t-il un dénominateur commun minimal qui permettrait de reconstituer un front des pays du Sud (Etats et « peuples ») contre l’hégémonisme américain ? En Afrique, le Zimbabwe ayant eu la responsabilité de préparer l’un de ces Sommets, Nathan Shamuyarira, alors Ministre des Affaires étrangères, m’avait invité à discuter avec lui de la « crise » du Mouvement et des exigences de son adaptation aux changements mondiaux. Le Sommet de Colombo de 1976 se situait au lendemain de la proposition d’un « Nouvel Ordre Economique International » présentée par le Mouvement et les 77 aux instances de l’ONU, CNUCED en particulier. Nous avions donc constitué au sein du Forum naissant - et de l’IDEP à l’époque - un groupe de discussion auquel j’avais soumis un « working paper ». Le Secrétariat du NAM m’avait demandé de venir exposer le contenu de ce document à Colombo à un groupe d’experts et de ministres chargés à leur tour d’en informer le Sommet. Indira Gandhi, qui était venue à l’improviste entendre les conclusions du groupe - à la fin d’une longue séance de huit heures de discussions peut être - m’avait fait l’impression, comme à tout le monde je crois, d’une femme politique de la plus grande intelligence. Trois ou quatre questions brèves mais cruciales, formulées sur le champ et deux ou trois commentaires aussi brefs mais remarquables faisant ressortir les faiblesses ou les contradictions des discours sur le sujet. Ce Sommet a été pour moi d’un intérêt extrême par tout ce que j’ai pu apprendre en discutant avec les uns ou les autres. Mais ses résultats ne pouvaient être autres que l’adoption du projet de « Nouvel Ordre International » dont j’estimais nulles les chances d’être accepté par les puissances occidentales. Il s’agissait d’un vœux pieux, traduisant le souhait des classes dirigeantes de voir les centres capitalistes s’ajuster aux exigences de la poursuite du modèle populiste des périphéries, dont le dynamisme commençait à s’essouffler. L’histoire m’a hélas vite donné raison sur ce point. J’opposais à cette option stratégique celle d’un programme qui mettrait l’accent sur des réformes internes élargissant l’espace d’intervention des classes populaires, susceptible par là même de renforcer l’autonomie du tiers monde et sa capacité de négocier avec le Nord en position plus forte. J’exprimais cette proposition dans les termes les plus acceptables possibles pour l’audience. Je saisissais l’occasion de mon invitation pour prolonger mon séjour au Sri Lanka et faire connaissance, après le Sommet, des intellectuels critiques de ce pays. Beaucoup d’entre eux étaient alignés sur la stratégie populiste de la gauche du pays - « ouverture et croissance accélérée (avec une figure humaine comme on dira plus tard) associée à des programmes sociaux (éducation et santé en particulier) vigoureux ». Mais déjà certains voyaient les contradictions et limites de cette stratégie, le risque d’enlisement et avec lui d’explosion. L’histoire leur a donné raison : quelques années plus tard le « miracle Sri lankais » (encore un miracle de la Banque Mondiale qui a conduit au désastre) prenait fin et les classes dirigeantes aux abois choisissaient de dévoyer la protestation populaire en organisant le conflit ethnique dont le pays n’est jamais sorti depuis. L’ASIE DU SUD-EST Des pays en voie d’émergence ? Les fonctions attribuées à certains pays d’Asie ne sont pas différentes de celles des colonies d’Afrique soumises au pillage de leurs ressources. L’Indonésie de Suharto et d’aujourd’hui demeure une colonie de pillage de la forêt en particulier. Et le discours de la Banque Mondiale traduisant les taux de croissance respectables associés à ce pillage en indices d’« émergence » relève de la plaisanterie de mauvais goût. Je ne crois pas que le sort réservé à des pays que je ne connais pas autrement que par mes lectures (Myanmar, Laos, Cambodge) soit autre. Les gigantesques explosions de colère populaire qui ont chassé Suharto en Indonésie, Marcos aux Philippines, comme Moussa Traoré au Mali n’ont pas changé la donne. Les classes populaires n’étaient pas préparées à faire face avec efficacité au défi que constitue la sortie de leur pays du statut de colonie de pillage. Mais la responsabilité majeure des opinions dans les pays nantis d’Occident ne saurait être gommée. Les dictatures ont été soutenues jusqu’au dernier jour par les puissances impérialistes et la répression criminelle à laquelle elles se livraient n’était pas l’objet de protestions visibles en Europe et aux Etats Unis. Après que ces dictatures aient été renversées par leurs peuples et eux seuls, les puissances occidentales ont persisté par leurs interventions économiques, financières et politiques dans leur projet visant à maintenir ces pays dans leur statut misérable, par Banque Mondiale, FMI et Union Européenne interposées. Cette politique criminelle n’est pas davantage l’objet de protestations visibles des opinions, qui se laisse berner par la rhétorique creuse de la « démocrate » dont la page aurait été ouverte. Quelques écologistes signalent ici ou là les effets négatifs à l’échelle planétaire de la destruction des ressources naturelles en question. Mais guère plus. La Thailande En Thaïlande j’étais attendu en 1973 par une bonne équipe (Khien Theeravit, Suthy Prasartset et autres). La Thaïlande n’est certainement pas exclusivement un paradis du tourisme sexuel pour Européens, Américains et Japonais, ni seulement non plus un pays de plages magnifiques ( où nous avons passé quelques jours agréables je reconnais). C’est aussi celui d’un peuple ouvert, actif et combatif dont je pouvais commencer à mieux comprendre la culture « indochinoise » - un amalgame d’éléments de civilisations venues de l’ouest et du nord - grâce à mes amis locaux. Un amalgame réussi sur certains plans à mon avis, plus douteux sur d’autres à mon goût personnel, et à celui d’Isabelle. Les palais et ensembles de pagodes nous sont apparus trop tarabiscotés, un peu style « caravansérail ! ». A Bangkok on admire les canaux, mais tous les visiteurs ne voient pas toujours la misère du peuple qui y circule et souvent les habite. Car en dépit du succès économique du système - jusqu’à la crise financière qui le frappe depuis 1997 - les inégalités sociales n’ont cessé de s’aggraver. Et on le voit. Aucune statistique n’est nécessaire pour vous en convaincre dès lors que vous avez visité le pays à plusieurs reprises au cours des vingt cinq dernières années - ce qui est mon cas. Le plus beau succès de ce « miracle » est constitué par les encombrements de la circulation automobile. La ville - charmante à sa manière au départ - a été massacrée par la percée de gigantesques autoroutes urbaines, de la laideur qu’on peut imaginer, aggravée par l’agressivité d’une publicité de mauvais goût style US. Mais ces voies de communications encerclent des îlots populaires abandonnés à leur misère - sans rues, ni trottoirs dignes de ce nom. Les bourgeois et les classes moyennes « consumistes » - la base sociale du régime - n’en ont que faire. Ils ne circulent jamais à pied, toujours sur les autoroutes (en dépit de leur encombrement) pour se rendre d’un îlot forteresse - celui de leurs logements, villas-palais des plus riches ou ensembles d’immeubles de standings adaptés aux revenus des classes moyennes, protégés par des murs et des gardiens armés - à un autre îlot forteresse - le centre ville des affaires. Cela prend toujours des heures entières… à tel point que les usagers ont inventé un système de toilettes ambulantes qu’on transporte dans le véhicule ! La Thaïlande - en dépit de l’horreur de sa classe bourgeoise compradore dominante - dispose d’atouts importants à mon avis. C’est une nation véritable, qui de surcroît a eu la chance de n’avoir pas été traumatisée par la colonisation. Donc ici pas de discours névrotiques concernant l’affirmation de « l’identité ». Il y a la classe dirigeante qui ne cache pas son adhésion aux richesses que le capitalisme lui offre sans bien entendu faire la moindre place aux valeurs démocratiques. Il y a les classes populaires qui savent parfaitement qu’elles n’ont rien à attendre du système et, dans la mesure de leurs moyens, le combattent. L’intelligentsia qui se range aux côtés du peuple est présente, l’a toujours été dans les temps modernes. Elle a fourni les cadres antifascistes de l’armée, ceux du parti communiste, des guérillas maoistes. Elle fournit maintenant ceux d’un mouvement démocratique puissant, qui associe la critique des options capitalistes de la classe dirigeante et du système dominant mondialement et régionalement à des propositions sociales progressistes et à leur gestion démocratique. C’est probablement cette présence active d’une intelligentsia moderne et critique qui explique la place importante que le mouvement étudiant continue à occuper dans la vie du pays, faisant contraste avec la situation dans beaucoup de pays du tiers monde, caractérisée par une forte dégénérescence politique et culturelle du monde universitaire et étudiant. La « crise financière », survenu en 1997, n’a donc pas été une surprise pour les analystes du groupe de travail du Forum. Sept ans plus tôt, dans une étude publiée par notre Forum, l’analyse des contradictions du « miracle » conduisait à un pronostic de crise qui, jusque dans le détail, a été confirmé par la suite. Je suis certainement fier de ces collègues, dont les plus célèbres concurrents - experts de la Banque Mondiale et autres - n’auraient jamais été capables de comprendre la finesse de l’intelligence. Je suis comme tout le monde la bataille que se livrent en Thailande les « chemises jaunes », qui mobilisent les classes moyennes comprador ouvertement anti démocratiques et les « chemises rouges » qui défendent les intérêts des classes populaires, quand bien même la direction politique de leur mouvement pourrait-elle être l’objet de critiques. Mais aucune surprise : les médias occidentaux prennent parti contre la démocratie, même électorale, lorsque les résultats qu’elle donne ne conviennent pas aux monopoles impérialistes. La Malaisie La Malaisie que j’ai visité à plusieurs reprises à partir de 1973 a expérimenté au cours du dernier quart de siècle un développement capitaliste de même nature que celui de la Thaïlande, avec non moins de « succès » (selon les critères de l’opinion conventionnelle dominante, ceux de la Banque Mondiale) ou de faiblesses, brillamment mises en relief par ses intellectuels critiques ( entre autres Jomo Sundaram et Hussein Ali). Mais il était évident - pour moi tout au moins - que la Malaisie ne bénéficie pas des avantages de la Thaïlande. Ici point de nation au sens fort du terme, mais seulement un pays partagé entre différentes « communautés ». Celle constituée par les Chinois monopolise en fait l’esprit d’entreprise (capitaliste) et fournit la majorité des travailleurs réellement qualifiés, celle des Malais le pouvoir politique. Cela fonctionne assez bien pour autant que les intérêts de la classe dirigeante politique et ceux de l’entreprise capitaliste convergent. Ce qui a été le cas jusqu’ici, l’intervention active de l’Etat s’étant assignée l’objectif de soutenir l’accumulation privée. Il n’empêche que les Chinois de Singapour, qui constituent dans cette ville l’écrasante majorité de la population, ont jugé plus efficace de se séparer de l’ancienne Malaisie pour constituer leur propre pouvoir et faire de cet Etat-cité une métropole industrielle et financière de la région. Si la crise devait durer et s’approfondir, si le capital international dominant parvenait à imposer ses vues, c’est à dire à forcer un « retrait de l’Etat » au nom des principes du néolibéralisme mondialisé - ce qui ferait l’affaire des multinationales et de la bourgeoisie chinoise compradore, mais non celle de la classe dirigeante politique malaise - l’unité du bloc local dominant pourrait être sérieusement menacée. Ces tensions internes pourraient devenir d’autant plus dangereuses que les luttes sociales seraient appelées à se radicaliser. Comment les paysans malais, les classes « féodales » qui les encadrent souvent, les prolétaires des villes (souvent Chinois et Indiens) et des plantations, les couches moyennes constituées au sein de toutes les communautés, réagiront- elles à ces défis nouveaux ? Difficile de le dire, mais l’expérience de l’histoire nous enseigne que le recours au « communautarisme », voire au fondamentalisme islamique pour les Malais, peut constituer le moyen par lequel certaines forces politiques pourraient espérer fonder le renouvellement d’une légitimité perdue. L’analyse de la crise en cours - qui n’est pas à mon avis, une crise « conjoncturelle » appelée à être surmontée au bénéfice d’une reprise du modèle qui a commandé la croissance des vingt cinq dernières années, mais le signal que celui-ci a épuisé son potentiel - doit retenir l’attention de toutes les forces progressistes et démocratiques de la Malaisie; et elles existent, fort heureusement, en dépit de la répression qui a accompagné le « miracle » encensé par la Banque Mondiale. Les illusions de celui-ci dissipées, on pourra voir fleurir à nouveau ces forces. Dans l’immédiat après guerre l’axe principal autour duquel elles s’étaient cristallisées combinait les tâches de la lutte pour l’indépendance nationale et celles de la révolution socialiste, selon le modèle du communisme de l’époque. La défaite de ce projet - commune à toute l’Asie du Sud Est, Viet Nam, Cambodge et Laos exceptés - n’a pas fait disparaître à jamais ce qu’il avait semé dans les peuples de la région : l’aspiration double à la liberté et à la justice sociale. Bien entendu un « remake » du passé n’est pas la réponse au défi nouveau, opérant dans des conditions locales et mondiales qui n’ont pas grand’chose à voir avec celles qui caractérisaient l’après guerre. Fort heureusement personne n’y pense et il n’y a pas de nostalgie de ce passé (comme il en existe peut être encore aux Philippines). Difficile de dire alors comment pourrait se recristalliser un programme de démocratisation et de progrès social efficace pour la période à venir. Néanmoins la Malaisie, comme la Thailande, sont présentées aujourd’hui, rapidement, comme des pays émergents. J’exprimais des réserves à cet endroit. Le modèle de délocalisation industrielle dont ces pays bénéficient, dit-on, n’est pas synonyme de construction d’un système productif industriel autonome et intégré. Et le qualificatif « d’ersatz capitalism » auquel je faisais référence demeure jusqu’à ce jour correct. Dans les rencontres récentes organisées par le FMA/FTM j’ai eu la possibilité de discuter de ces questions avec de nouveaux acteurs malaisiens, Francis Loh, Tian Chua, Choo Chon Kai, militants des nouveaux partis politiques (le Parti Sosialis et le People’s Justice Party), aux côtés de mes anciennes connaissances (Jomo Sundaram et Hussein Ali). Ces échanges de vues m’ont beaucoup appris sur le réveil de luttes prometteuses dans ce pays. Les Philippines Des contre-temps successifs avaient toujours retardé mes voyages aux Philippines jusqu’en 1997. J’ai enfin pu répondre à une invitation qui m’était adressée par les théologiens de la libération. George Aseniero, à l’époque coordinateur des activités du Forum pour l’Asie du Sud est et de l’Est, est lui même philippin, et j’avais eu l’occasion de discuter des problèmes de ce pays avec lui, bien entendu, mais aussi avec Renato Constantino - figure de proue du renouveau progressiste de l’après guerre - avec son beau fils qui a été actif dans la chute de Marcos, Randolf David, comme avec Francisco Nemenzo et d’autres, rencontrés dans nos groupes de travail. L’histoire des Philippines est tragique. Avec humour, les Philippins la résument en une phrase : « 400 ans dans un couvent espagnol, 40 ans dans une comédie musicale de Hollywood, 4 ans dans un camp de concentration japonais ». J’ajouterai : « balancés dans la mondialisation capitaliste au terme de cette glorieuse préparation ». La dictature sanglante et corrompue à l’extrême de Marcos, mise en place et soutenue par Washington - qui n’avait alors jamais pensé aux violations des droits de l’homme et à l’absence de toute forme élémentaire de démocratie qu’elle représentait - a fini quand même pas être abattue. Pour l’essentiel par une rébellion urbaine, organisée par le « nouveau mouvement social », une combinaison d’organisations populaires de défense de la démocratie, de groupes écologistes, féministes, religieux (appartenant au courant de la théologie de la libération). Que la bourgeoisie compradore locale dominante et derrière elle la diplomatie des Etats Unis soient parvenues à contenir ce mouvement par le moyen de son ralliement autour de la personnalité douteuse de madame Aquino, sinon de le manipuler, ne fait pas l’ombre d’un doute. C’est pourquoi une autre fraction de la gauche historique du pays, celle qui avait pris l’initiative de conduire la guérilla rurale sous la direction d’un parti communiste, plus ou moins classique, évoluant vers le maoïsme à partir des années 1960, est demeurée sévèrement critique à l’égard de cette « nouvelle gauche », passablement hétéroclite, sans doctrine affirmée, qu’elle accuse même d’être fondée pour l’essentiel sur les classes moyennes, de n’avoir pas de stratégie et partant d’être manipulée par les classes dirigeantes locales et Washington. Cette guérilla, installée dans les montagnes de l’île de Luzon, n’a jamais pu en être chassée; elle continue. A se survivre à elle même sans perspective de pouvoir libérer le pays - ses villes et ses campagnes des plaines riches - disent les défenseurs de la nouvelle stratégie urbaine. J’ai entendu les deux points de vue, défendus par des militants pour lesquels je garde la plus haute estime. Les arguments des uns et des autres sont solides, comme finalement les critiques qu’ils s’adressent mutuellement. Je ne suis pas d’un tempérament de « donneurs de leçons » - comme hélas il y en a trop. Je me suis donc toujours gardé de « trancher » en faveur des uns ou des autres, et respecte toujours leurs opinions et leurs qualités de courage. Je me suis donc toujours contenté de dire ce que je pense réellement, et que je souhaite : ne serait-il pas possible de surmonter les insuffisances des uns et des autres - à supposer que les points cruciaux des critiques mutuelles qu’ils s’adressent soient corrects, ce que je crois, par un rapprochement, plutôt que de poursuivre une polémique qui flatte l’entêtement mutuel ? Manille est une catastrophe comme Bangkok : percées d’autoroutes urbaines, encerclant des bidonvilles épouvantables, quartiers bourgeois organisés en forteresses, circulation démentielle etc… Ce qui reste de la vieille ville coloniale espagnole - minuscule à l’échelle de l’agglomération de Manille-Métro - est fort beau et donne la nostalgie… du couvent espagnol. La révolte des « Moros » - les Musulmans de Mindanao - n’a pour moi pas beaucoup de sens. Les Moros ne sont victimes d’aucune discrimination. L’idée que parce que Musulmans ils doivent disposer d’un Etat indépendant qui leur soit propre ne peut convaincre que ceux qui acceptent le discours idéologique de l’islamisme et des « communautarismes ». Il s’agit donc d’un mouvement manipulable, et probablement manipulé (par Washington). La petite guerre qu’il conduit n’oppose finalement guère que des bandits criminels du côté Moro et l’armée brutale d’un système qui, par nature, est incapable de répondre correctement à un défi de ce genre. Ce qui fait bien l’affaire de ceux qui veulent tirer les marrons du feu. Encore une fois Washington. L’Indonésie L’Indonésie était pour moi un pays pratiquement interdit depuis 1966. J’avais connu des responsables du parti communiste aux débuts des années 1960 comme il m’était arrivé d’entendre des fonctionnaires du régime de Soekarno dans les rencontres du mouvement des non alignés. Les rapports qu’entretenaient ces deux forces dominantes issues de la guerre de libération me rappelaient ce qui se passait en Egypte à la même époque. Pour les communistes l’option était : s’aligner sur le populisme du régime ou tenter sérieusement de le dépasser ? Et dans ce dernier cas par quels moyens ? Soekarno me rappelait beaucoup Nasser : anticommunistes fondamentaux, ces deux chefs d’Etat cherchaient à contre balancer l’influence de la gauche populaire par des moyens fort semblables - dépolitiser par l’interdiction du débat, corrompre et flatter les penchants de la petite bourgeoisie sur laquelle leur pouvoir était fondé, encourager les courants réactionnaires notamment de l’islamisme. Sauf que le parti communiste indonésien était considérablement plus puissant que l’égyptien et de ce fait s’était imposé comme un partenaire à part entière, reconnu légalement quand bien même il était l’objet d’une répression sournoise. D’une certaine manière la Syrie et l’Irak se situaient entre le modèle égyptien et celui de l’Indonésie. Dans tous les cas le jeu que ces directions populistes anticommunistes croyait subtil s’est retourné contre elles : elles ont fini par être abattues par les forces de droite, soutenues par les interventions impérialistes. En Indonésie, précisément parce que le parti communiste était puissant, le renversement du populisme de Soekarno a exigé un bain de sang sans pareil dans l’histoire contemporaine. Suharto n’a pas agi seul dans cette affaire; les islamistes y ont contribué mais surtout la CIA qui a planifié scientifiquement le massacre de 500.000 personnes au moins - hommes, femmes, enfants et vieillards. Aujourd’hui qu’il est question de mettre en place un « tribunal international » pour ce genre de crimes le premier accusé devrait être le gouvernement de Washington. Mais bien entendu il n’en est pas question, comme on n’imagine pas le Président des Etats Unis présentant ses excuses au peuple indonésien, ce qui pourtant serait la moindre des choses. Parmi les criminels de notre époque ce « tribunal international » ne jugera jamais que ceux qui n’ont pas donné pleine satisfaction aux maîtres impérialistes. Je tentais néanmoins, en 1973, de prendre contact avec quelques survivants qui n’avaient pas rallié la dictature combinée de Suharto et de Washington après la chute de Soekarno en 1966. Ce fut très difficile tant l’horreur du massacre proche et la terreur - entre autre par la pratique systématique de la torture au moindre « soupçon » (sur la base de listes fournies par les Américains) - paralysaient les individus dispersés. C’est dans ces conditions que je fis la connaissance de personnes dont aujourd’hui il m’est possible de révéler les noms, après la chute de Suharto. Le principal d’entre eux était Adi Sasono, à l’époque combattant de la démocratie et de la justice sociale, critique de la stratégie de développement capitaliste dépendant prônée par Washington via la Banque Mondiale. Mais progressivement Adi Sasono s’est rapproché du régime, et singulièrement de Habibie, qui a pris un moment la succession de Suharto. Il n’est pas sans importance que Habibie se soit proclamé le protecteur des islamistes. C’était la condition que Washington posait pour le soutenir et par ce moyen tenter de stopper l’élan populaire qui a mis un terme à la dictature de Suharto. Car la crise économique et financière n’est pas la cause de la débâcle de la dictature comme on le prétend dans les médias dominants. Au contraire celle-ci constitue toujours le meilleur moyen de la gérer dans l’intérêt du capital international et de la bourgeoisie compradore locale. C’est le refus par les classes populaires de payer le prix de cette gestion, et la mobilisation puissante de ce refus par l’intervention massive des jeunes et des étudiants, qui ont mis un terme au pouvoir de Suharto. Peu préparé pour faire face au défi du mouvement démocratique et social de masse, le dictateur - comme c’est souvent le cas - a réagi « mal » (pour les Américains) : il a tenté un ultime « retournement » nationaliste démagogique. C’est alors qu’il fut abandonné par ceux qui découvraient soudainement qu’il avait bafoué les principes de la démocratie, et que la personnalité douteuse de Habibie fut poussée au devant de la scène. Il reste que rien n’est encore réglé dans ce pays en ébullition, en dépit de la stabilisation apparente que l’élection de la fille de Soekarno peut sembler avoir apporté. Aucune forme de gestion de la crise ne se dégage jusqu’ici, qui puisse être satisfaisante soit pour les maîtres impérialistes, soit pour le mouvement populaire et social qui ne désarme pas. Le visa pour l’Indonésie nous avait été accordé, en 1973, à Isabelle et moi, pour un séjour de tourisme. Nous avons donc débarqué à Denpassar et avons passé quelques jours de vacances sur les plages splendides de Bali. A l’époque Bali n’était pas encore prise d’assaut par les hordes japonaises, australiennes et autres. Quelques hippies. La visite de cette île dont la population est demeurée hindouiste offre aussi l’intérêt d’aider à comprendre l’histoire véritable du peuple indonésien, celle de ses racines préislamistes que les fondamentalistes veulent ici comme ailleurs gommer. Produisant un traumatisme dont j’ai parlé plus haut. L’alliance de la diplomatie américaine et des fondamentalistes prépare donc d’autres horreurs et massacres à venir. On le sait certainement à Washington, mais on le souhaite. C’est le moyen le plus efficace pour éviter que l’Indonésie ne devienne un pays solide, donc potentiellement autonome, capable de refuser l’hégémonisme américain. Encore une fois le discours officiel des diplomaties occidentales sur la démocratie, manipulé par les médias, n’a pas la moindre crédibilité. La question de Timor Leste Je reviens sur la question de Timor Leste que je n’avais abordé que d’une manière incidente dans l’Eveil du Sud. J’ai eu l’occasion de discuter de la question avec des responsables des mouvements de libération de ce pays; et je me réfère ici à l’ouvrage publié en 2014 par les Indes Savantes sur le sujet (Benjamin Araujo et alii, Timor Leste contemporain). L’oppression à laquelle le régime odieux de Suharto avait soumis ce peuple rappelle les pratiques du régime de Khartoum, non moins odieux, à l’encontre des peuples du Soudan Sud. Et on se souviendra que les puissances impérialistes – Australie en tête – ont soutenu l’annexion faite dans ces conditions. Elles craignaient la radicalisation du mouvement de Timor Leste, inspiré par ceux des colonies portugaises d’Afrique, que l’option de lutte armée favorisait. Mais force est de constater que lorsque les puissances occidentales et l’Australie ont changé leur fusil d’épaule et rallié la cause de l’indépendance, elles l’ont fait parce qu’elles ne craignaient plus cette radicalisation. Leur intervention, par ONU interposée, y a mis un terme et permis la mise en place d’un pouvoir conciliant à leur égard, comme dans les anciennes colonies portugaises d’Afrique. Ce pouvoir garantit désormais le maintien de Timor Leste dans son statut colonial destructeur. L’incapacité qui caractérise les régimes populistes et les dictatures de droite dans le tiers monde à résoudre correctement ce type de problèmes est presque « congénitale » et a sa part de responsabilité décisive dans la révolte des victimes de leur dictature. Mais la séparation est-elle une solution ? ou bien créera-t-elle presque forcément des pays trop vulnérables pour pouvoir résister à la mondialisation dominée par les impérialistes tandis que des grands pays (comme l’Indonésie) sont capables de s’imposer autrement, à condition bien entendu d’évoluer dans une direction authentiquement populaire et démocratique ? Le soutien apporté aux revendications indépendantistes par les opinions publiques des pays impérialistes, largement conditionnées par les manipulations des pouvoirs qui les dominent, est, pour moi, motif d’inquiétude réelle. Car l’Australie, dans le sillage de Washington, nourrit des ambitions de puissance impérialiste régionale; elle intervient (gouvernement et opinion) dans ce sens, ce qui est de nature à me convaincre davantage encore de la réalité du danger. Ces interventions manquent d’ailleurs de la pudeur la plus élémentaire. Quel crédit peut-on donner aux campagnes du gouvernement et de la presse d’Australie contre le « colonialisme français » en Nouvelle Calédonie ? Si l’Australie ne connaît pas de problème « indigène » n’est-ce pas simplement parce qu’elle a procédé à l’extermination systématique des autochtones et refusé aux rares survivants tous droits de citoyenneté jusqu’à une époque récente (1967 je crois) ? Le génocide des Tasmaniens est connu pour avoir été le plus « parfait » de l’histoire : il n’a laissé aucun survivant, pas même un seul nourrisson (les Australiens racistes n’ont pas envisagé de les adopter…), créant même un problème pour les linguistes puisqu’on ne sait rien de cette langue disparue avec son peuple. L’Australie donneur de leçons ! La Corée Le développement économique de la Corée du Sud est différent de celui des pays du Sud est asiatique. Pourtant l’amalgame est fréquent. La Banque Mondiale ignore bien entendu le concept de capitalisme périphérique et, de ce fait, n’en distingue pas les modèles d’expansion de ceux qui caractérisent les sociétés du capitalisme central. Sa vision du monde est terne et sans nuances : les formes les plus diverses de l’expansion capitaliste sont toutes mises dans le même sac et classées par référence à un seul critère - le taux de croissance du PIB. A ce titre la Corée, la Thaïlande, la Malaisie sont toutes présentées dans le langage des « success stories » (des « miracles ») attribuées sans nuances aux vertus du « marché » sans aucun effort pour comprendre comment le « marché » en question est régulé par des politiques d’Etat différentes d’un pays à l’autre, d’une période à l’autre… Mais beaucoup de militants de gauche - en Asie et ailleurs - font le même amalgame, fut-ce avec d’autres arguments. Par antipathie pour les options pro capitalistes et pro américaines du régime de Séoul ils réduisent le modèle coréen à une variante du développement capitaliste dépendant, donc analogue pour l’essentiel à celui des pays du Sud est asiatique. Beaucoup de militants de gauche du monde occidental traitent le développement capitaliste de la Chine de la même manière et font l’amalgame entre celui-ci et les autres modèles de l’Asie de l’Est et du Sud est, voire d’autres pays du tiers monde. Je crois, pour ma part, ce genre d’amalgame sans intérêt; il ne s’agit que d’un procédé polémique qui évacue les questions centrales concernant la nature du bloc hégémonique, de ses rapports aux classes dominées et partant de ses stratégies vis à vis de l’impérialisme. Les blocs hégémoniques en Asie du Sud est sont de nature compradore et ouvrent leurs pays à la pénétration dominante des transnationales. Les politiques d’Etat mises en oeuvre remplissent néanmoins des fonctions importantes dans le système. D’abord celle de maintenir, par une répression sévère, le bon marché de la force de travail tout en assurant aux couches moyennes le bénéfice de l’expansion économique, invitant celles-ci aux joies du « consumismo » et à soutenir l’option d’un régime politique antidémocratique. Ensuite celle de contraindre le capital international dominant, bénéficiaire principal du modèle, à associer la bourgeoisie compradore locale à son pillage et à soutenir son enrichement prodigieux, que ce soit par la corruption pure et simple ou par la création d’entreprises réservées et protégées. Ce type de croissance - quand bien même aurait-elle été forte pendant deux décennies - n’a pas fait sortir l’Indonésie du modèle quasi colonial traditionnel, fondé principalement sur l’exploitation destructive des ressources naturelles (et des forêts en particulier). En Thaïlande et en Malaisie par contre la croissance a été davantage fondée sur l’expansion des industries manufacturières avec la participation du capital local privé (chinois en Malaisie). La vulnérabilité et la fragilité de ces modèles - que les résultats aient été fort médiocres (cas des Philippines) ou apparemment brillants (Thaïlande et Malaisie) - sont évidentes. Les groupes de travail du Forum en ont fait une démonstration que la crise a confirmée. Dépendant largement du financement et de la technologie extérieurs, n’ayant développé aucune capacité de maîtrise dans ces domaines pour y prendre éventuellement la relève, le modèle mérite sa qualification de « capitalisme d’ersatz ». Le bloc hégémonique en Corée est d’une toute autre nature; il est étatiste dans sa dimension principale, au sens qu’ici la classe dominante et l’Etat sont pratiquement fusionnés. La stratégie de cet Etat est donc nationaliste et, s’il fait appel aux transnationales et à leurs technologies, il en soumet l’action aux impératifs d’une planification qui trace les étapes d’une ascension dans la hiérarchie des productions, le développement de capacités d’absorption des technologies (par l’accent mis sur la formation et les règles imposées aux transnationales dans ces domaines), la construction d’un système de monopoles (les chaebols) qu’on pourrait qualifier indifféremment de privés ou de publics, moyen de conserver la maîtrise de la propriété du capital etc… La Corée est le cas unique d’un pays du tiers monde « non socialiste » (par ses options d’alliances internationales) qui tente de sortir de l’aire du capitalisme périphérique pour s’ériger en nouveau centre véritable. Les Etats Unis ont accepté ici cette option - pendant un certain temps - et même l’ont soutenu (en ouvrant unilatéralement leur marché aux exportations coréennes par exemple) pour des raisons géostratégiques particulières. Washington a toléré ici ce qu’il combattait ailleurs. La guerre de Corée (1950-1953) avait également contraint la classe dirigeante locale à faire des concessions à son peuple, peu imaginables ailleurs, notamment une réforme agraire destinée à donner satisfaction aux paysans attirés jusque là par le modèle concurrent de la Corée du Nord. Ce sont ces conditions qui ont permis à la classe ouvrière de mener avec succès des luttes qui se sont soldées d’abord par l’amélioration des salaires puis ont conduit à l’assaut du système du pouvoir politique antidémocratique. Je n’ai donc pas été très étonné lorsque me parvint en 1984 une invitation d’intellectuels et d’universitaires coréens. Je me suis immédiatement rendu compte sur place que j’avais été lu attentivement, en japonais (mes ouvrages principaux sont toujours traduits dans cette langue et connaissant des tirages plus importants qu’en français ou en anglais !), ou même en coréen (traductions à usage universitaire, plus tard reprises par des éditeurs commerciaux) ou en chinois (circulation curieuse de traductions faites à l’Académie des Sciences de Beijing). Je me rendais compte donc également qu’en dépit de la répression très dure la gauche (et même le marxisme) était fortement présente dans le monde intellectuel, de surcroît non pas isolée mais au contraire qu’elle entretenait des relations organisées avec les mondes ouvrier et paysan, médiatisées par les étudiants d’origine sociale populaire. Nos discussions ont donc été d’un intérêt extrême, abordant tous les aspects du problème. J’ai rencontré en Corée des militants qui, tout en se proclamant marxistes et maoistes en général, avaient su éviter beaucoup des simplifications répandues ailleurs. Sans l’existence de tout ce bouillonnement intellectuel on comprendrait mal l’ampleur du mouvement social et politique qui secoue le pays depuis quelques années. Devenu évidemment ami de ces camarades j’ai pu visiter en leur compagnie ce très beau pays, allant par chemin de fer et route de Séoul à ses côtes méridionales et à son port de Pusan (dont j’ai visité entre autre les chantiers navals impressionnants) en passant par les villes intérieures et Taegu. Le succès de la Corée représente pour l’impérialisme un danger véritable. Ce pays peut devenir une puissance concurrente d’autant que sa réunification est probable et qu’elle se fera dans des conditions qui n’ont rien d’analogues à celles qui ont permis l’annexion de l’Allemagne de l’Est par Bonn. Ce pays peut glisser à gauche, dans une formule qu’il est difficile de préciser à l’avance mais pour laquelle combattent des forces sociales et politiques qui sont loin d’être négligeables et n’ont cessé de se renforcer dans les dernières années. Rien d’étonnant alors - pour moi - que la crise financière de 1997 ait été l’occasion pour la diplomatie de Washington et de ses alliés japonais et européens de tenter de démanteler le potentiel coréen. La crise financière que connaît la Corée est une crise mineure, au sens que la France et la Grande Bretagne par exemple en ont connu une dizaine au cours des décennies de l’après guerre sans que jamais il ne soit venu à l’idée des autorités de Washington de proposer ce qu’elles tentent d’imposer à la Corée aujourd’hui. Mineure au sens que le déficit extérieur coréen, mesuré en termes relatifs, par référence au PIB par exemple, et en termes de durabilité (depuis combien d’années) est inférieur à celui des Etats Unis ! Or que voit-on ? Le FMI attribuer tout simplement la crise à l’existence de monopoles en Corée (comme si les grandes firmes américaines, japonaises et européennes ne l’étaient pas tout autant !) et proposer leur démantèlement et la cession des morceaux les plus juteux aux monopoles américains ! On s’attendrait donc à ce que, par analogie le FMI propose - pour résoudre la crise américaine - de céder Boeing par exemple (qui est un monopole que je sache) à son concurrent européen Airbus (qui est lui aussi un monopole). Tout Français qu’il est Mr Camdessus aurait été révoqué par ordre de Clinton dans l’heure qui aurait suivi une proposition aussi saugrenue ! Doit- on alors s’étonner si la presse coréenne n’hésite pas à parler de la nouvelle guerre de Corée, dont l’agresseur désigné est Washington. Cette guerre est, à mon avis, appelée à durer. Elle connaîtra sans doute des hauts et des bas. Mais il n’est pas certain que les Etats Unis et leurs alliés en sortent vainqueurs. La crise a fait reculer la Corée dans son projet d’émergence. Le libéralisme imposé par les Etats Unis et le Japon a encouragé les chaebols à se libérer de la tutelle de l’Etat national. D’instruments de cet Etat, ceux-ci en sont devenus les maîtres. Les chaebols se sont transformés en oligarchie financière, analogue à celle d’ailleurs. Et, comme ailleurs, l’interpénétration des intérêts privés de cette oligarchie avec celles qui domine aux Etats Unis et au Japon a fait reculer les perspectives d’émergence de la Corée. Et la Corée du Nord ? Il n’y a certes pas matière à s’enthousiasmer pour le modèle politique de Pyong Nyang. Mais le principe du Président à vie, et même de la transmission dynastique, est-il différent de ce qu’il est dans d’autres pays qui ne font pas l’objet de critiques méchantes du clergé médiatique occidental ? Nous n’avons jamais entendu ce clergé dresser le procès de Bya au Cameroun par exemple. La Corée du Nord était jusqu’après la guerre de 1950/53 engagée sur une voie de développement plus prometteuse que celle du Sud. La réforme agraire et l’industrialisation en constituaient les fondements et permettaient un PIB per capita et un taux de croissance meilleurs qu’au Sud. C’est pour cette raison que par la suite (avec le Président Park) les Etats Unis et le Japon ont été contraints de tolérer l’engagement du nouvel Etat national dans la voie qui a permis « le miracle coréen », alors qu’ils combattaient les mêmes options ailleurs dans le Sud. La Corée du Nord depuis, par contre, et particulièrement après l’effondrement de l’URSS, a sévèrement régressé. Elle n’a pas su, comme Cuba, relever le défi. Mais elle garde dans certains domaines quelques longueurs d’avance (le nucléaire et la balistique). Ces réalisations auraient été impossibles sans un excellent système d’éducation et des industries de soutien. Les médias occidentaux ne le disent jamais. La question de l’unité coréenne est aujourd’hui centrale. Demain, si elle se fait, cela ne sera pas sur le modèle allemand, par l’annexion pure et simple du Nord et sa soumission au système en place actuellement dans le Sud. Cette unité sera mieux équilibrée et donnera alors à la Corée la possibilité de devenir une authentique nation émergente. Les Etats Unis et le Japon le savent et le craignent. Ils combattent pour cette raison les aspirations à l’unité de ces deux composantes d’une seule nation historique et mobilisent à cet effet la tension militaire et les sanctions. 3739630@100617035.com - 7-100617035-23495496 - Toute reproduction interdite CHAPITRE QUATRE L’AMERIQUE LATINE : FIN DE LA DOCTRINE MONROE ? DES AVANCEES POPULAIRES Je ne traiterai pas de Cuba dans ce chapitre, mais plus loin dans ces Mémoires. L’Amérique latine et les Caraïbes ont connu une histoire fort différente de celles des pays d’Asie et d’Afrique. Toutes les sociétés modernes du continent américain ont été fabriquées par une forme particulière de colonisation qui a rempli des fonctions décisives dans le système mercantiliste de l’Europe atlantique, à cette époque le centre en construction du capitalisme mondial. Cette histoire n’a pas grand-chose de commun avec celle des sociétés africaines et asiatiques soumises à l’expansion ultérieure du capitalisme industriel triomphant. En Afrique et en Asie les sociétés ont conservé leurs identités nationales et culturelles antérieures, leurs langues et très largement leurs religions (non chrétiennes). Leurs systèmes - qualifiés de tributaires ou de communautaires dans mon analyse - ont été soumis et déformés pour servir le capitalisme industriel en expansion; ces sociétés ont donc conservé longtemps de ce fait des particularités fortes qualifiées de « féodales » dans le discours simplifié des mouvements de libération nationale modernes. La formation de l’Amérique moderne avait détruit beaucoup plus radicalement les sociétés indigènes, quand elle ne les a pas simplement exterminées par le génocide systématique comme l’ont pratiqué les Anglais en Amérique du Nord. Toute l’Amérique a été christianisée (au moins formellement) et a adopté l’usage de langues européennes (même si cette réalité doit être nuancée pour ce qui concerne les Caraïbes créoles et les régions de peuplement indien dense des Andes et du Mexique). La participation des Anglais, des Français et des Hollandais à la conquête de l’Amérique et à la mise en place du système mercantiliste est facile à comprendre. Ces trois pays constituaient l’avant garde du capitalisme naissant. Les guerres permanentes du XVII et XVIIIe siècles entre ces trois puissances mercantilistes s’étant soldées par la victoire retentissante des Britanniques il n’est pas étonnant que les Français et les Hollandais aient été pratiquement expulsés du continent au profit de la colonisation anglaise. Mais comment expliquer l’expansion de l’Espagne et du Portugal en Amérique, alors qu’à la fin du XVe siècle ces deux pays étaient loin de mériter la qualification de sociétés capitalistes mercantilistes ? Je crois que la Reconquista est à l’origine de cette conquête prodigieuse de l’Amérique. La date de 1492 a coïncidé à la fois avec l’expulsion des Musulmans d’Andalousie et le voyage de Christophe Colomb. Or la Reconquista avait provoqué dans toute la péninsule ibérique la constitution d’immenses armées féodales de seigneurs de la guerre. Les Musulmans chassés ces armées auraient probablement poursuivi leurs conquêtes en Afrique du nord. La découverte de l’Amérique leur offrait un domaine alternatif d’expansion qui s’est avéré de surcroît immensément plus riche. Mais ces armées n’avaient pas été constituées sur la base de rapports capitalistes mercantilistes analogues à ceux qui s’étaient cristallisés dans l’Europe atlantique du nord-ouest. Elles véhiculèrent donc en Amérique ibérique un esprit différent, encore largement marqué par le féodalisme européen. Ce sont ces formes qui ont posé problème pour la qualification ultérieure des sociétés d’Amérique latine. Le coeur du système mercantiliste était constitué par les colonies esclavagistes de plantations (de la canne à sucre et du coton principalement). Une invention portugaise mise au point dans les îles du Cap Vert comme je l’ai dit plus haut, généralisée à grande échelle dans les Antilles, les colonies anglaises du Sud de l’Amérique du Nord et le Nordeste brésilien. L’importation d’esclaves d’Afrique a conditionné la fabrication de cette périphérie mercantiliste principale. Dans les régions de peuplement indien dense - Mexique et Andes - les Espagnols ont soumis les autochtones à un statut servile articulé sur l’exploitation des mines plutôt que des plantations, et généralisé une forme inspirée par la tradition féodale ibérique - l’encomienda - se transformant progressivement en propriété latifundiaire intégrée à des degrés divers dans le capitalisme mondial en expansion. Un système de grande propriété analogue a été mis en place là où n’existait pas de population autochtone, tout au moins importante, dans le cône Sud, au Brésil, en Uruguay et en Argentine, leur peuplement étant assuré par des migrants ibériques, italiens, allemands et autres. Dans les régions indiennes il a « intégré » à sa manière - brutale à l’extrême - les indigènes christianisés à divers degrés. Mais cette intégration n’a fait un bond qualificatif réel qu’au Mexique, grâce à sa révolution paysanne des années 1910-1920. Une nation véritable, hispano-indienne, a été le produit de la réforme agraire et du populisme construit par le PRI (Parti de la Révolution Institutionalisée) sur le socle de cette révolution populaire authentique. Le développement du capitalisme en Europe du Nord-ouest a également produit, notamment en Angleterre, un excédent de population prolétarisée qui a fourni les bataillons du peuplement de l’Amérique. La formation de la Nouvelle Angleterre leur est due. Cette colonie de peuplement de petits propriétaires construisant une économie marchande autocentrée, présentait si peu d’intérêt pour le système mercantiliste dominant qu’on la croyait sans avenir. Les belles colonies, celles que les « experts » de l’époque qualifiaient de « miracles » (pour des raisons tout à fait analogues à celles que les experts de la Banque Mondiale invoquent aujourd’hui), sont devenues… Haïti et le Nordeste brésilien, tandis que la Nouvelle Angleterre autocentrée et misérable a produit… les Etats Unis. Les « révolutions » de la fin du XVIIIe siècle et des débuts du XIXe ne méritent guère leur qualification bien qu’elles soient centrales dans l’idéologie américaine moderne. Il ne s’agissait que de révoltes des classes dirigeantes locales contre l’administration des métropoles, qui n’ont inscrit à leur ordre du jour aucune transformation sociale. Ce n’est donc pas un hasard si les chefs de la guerre d’indépendance nord- américains - Washington et les autres - étaient tous des propriétaires d’esclaves et le sont restés dans les Etats Unis qu’ils ont créés. Il en fut de même avec les Créoles d’Amérique latine. La seule véritable révolution sociale de l’époque fut le fait des esclaves révoltés de Saint Domingue. Sans doute, au cours des guerres d’indépendance de l’Amérique latine, des leaders progressistes qui envisageaient plus qu’un simple transfert des pouvoirs des métropoles aux classes dirigeantes locales, se sont-ils exprimés. Bolivar est de ceux- là et la glorification de son nom par la Révolution bolivarienne du Venezuela vient à point. Il reste que les guerres d’indépendance ont été ce qu’elles ont été et se sont soldées en fait par un simple transfert de pouvoirs au bénéfice des classes possédantes locales sans que les peuples du continent aient vu leur sort amélioré en quoi que ce soit. Le XIXe siècle devait se solder, dans ces conditions, par l’émergence d’un centre nouveau (et un seul pour le continent) - les Etats Unis -, à partir de la Nouvelle Angleterre, et l’intégration du reste de l’Amérique dans le capitalisme industriel en qualité de périphéries fournissant des matières premières agricoles et minières. Peu à peu la grande propriété latifundiaire perd alors ses caractères paraféodaux d’origine pour devenir une forme de la propriété capitaliste du sol. La société devient une société du capitalisme périphérique. Dans ce sens le XIXe siècle rapproche graduellement les structures de l’Amérique latine de celles de l’Asie et de l’Afrique, elles aussi transformées en formes du capitalisme périphérique. C’est dans ce cadre nouveau - qui n’a plus grand-chose à voir avec celui des siècles du mercantilisme - que s’amorce un cycle de révolutions populaires, les premières sur le continent (Saint Domingue excepté), dont la révolution mexicaine des années 1910-1920 et celle de Cuba, triomphant en 1959. Certes les peuples d’Amérique latine n’ont jamais manqué de courage. Les années 1920 et 1930 sont remplies par l’histoire de leurs révoltes - souvent glorieuses - contre les latifundiaires et les laquais de l’impérialisme. Au Nicaragua Sandino, au Salvador Farabundo Marti dirigent le soulèvement de leurs peuples, inspirés peut être par l’exemple de la glorieuse révolution mexicaine. A Cuba en 1933 la révolution, inspirée par San Martin, renverse la dictature pro- yankee de Machado. Au Pérou l’APRA tente de donner une force nouvelle aux masses paysannes indiennes. Dans les années 20 Luis Carlos Prestes conduit la colonne des paysans sans terre en révolte à travers cette longue marche brésilienne qui lui a valu le nom de « chevalier de l’espérance ». Mais force est de constater qu’aucune de ces révoltes n’a abouti. Les dictatures reconstruites sur leurs décombres - celle de Somoza au Nicaragua ou celle de Batista à Cuba - vont traverser paisiblement les décennies suivantes, jusqu’à la victoire de Castro à Cuba en 1959 et des Sandinistes au Nicaragua vingt ans plus tard. Je ne crois pas utile dans ces Mémoires de donner une explication forcément rapide de ces échecs. Chaque cas a son histoire propre qui a d’ailleurs fait plus tard l’objet d’analyses et de débats sérieux qui - chaque fois que j’ai eu le bonheur d’y être associé, dans les années 1970 et 1980 - ont toujours été pour moi très enrichissants. La responsabilité des « communistes » locaux des années 1920 et 1930 (il n’y en avait que fort peu, en dehors du Cône Sud) et du Komintern qui avait la prétention de diriger leurs stratégies ne m’est pas paru être la cause principale de l’échec. Le Komintern d’ailleurs ne comprenait pas grand chose aux sociétés d’Amérique latine au delà du Cône Sud, là où les immigrants espagnols et italiens avaient transporté avec eux les traditions ouvrières, anarchistes et socialistes de l’Europe latine. Des partis communistes d’apparence conséquente ont pu se constituer ici, en Uruguay, en Argentine et au Chili, que les responsables du Komintern pouvaient comprendre, et dans lesquels ils ont investi tous leurs espoirs, mais qu’ils ont également d’abord fourvoyé dans des aventures sans lendemain (la révolution socialiste étant pensée être à l’ordre du jour partout…) puis contraint à s’aligner sur la diplomatie de l’URSS stalinienne, sans qu’il ne soit tenu compte de la différence qui séparait les sociétés du capitalisme périphérique de celles des centres européens. Mais le Komintern a commis les mêmes bévues en Asie et en Afrique, sans pour autant que les peuples de ces continents ne se soumettent finalement aux stratégies qu’il préconisait. Les partis communistes de Chine et du Viet Nam ont su imposer de fait leur indépendance; et les mouvements de libération nationale, qu’ils aient été dirigés par ces partis ou non (comme en Inde, en Indonésie, au Moyen Orient) ont poursuivi leur route, en conformité avec le contenu social de leurs forces dirigeantes. Je ne m’explique donc pas la singularité de l’histoire de l’Amérique latine autrement que par celle de ses classes dirigeantes, intégralement compradores dès l’origine, entièrement éblouies par l’attrait que l’Europe (relayée par les Etats Unis) exerçait sur elles. Les révoltes populaires écrasées dans ces conditions ont laissé la place à des régimes qui, de la frontière Sud du Mexique à celle qui sépare le Cône Sud du monde andin indien, n’ont été que de vulgaires dictatures établies sur un fond de stagnation relative. Par contre dans le Cône Sud le mouvement social, demeuré vivant en dépit des désillusions révolutionnaires, a ouvert la voie aux diverses formes du populisme latino-américain, qu’elles aient été plus précoces comme au Brésil et en Argentine ou plus tardives, se généralisant après la seconde guerre mondiale. Toujours est-il que les deux premières décennies de cet après guerre se sont avérées « calmes », l’Amérique latine se rangeant sans problème dans le camp de Washington et les partis communistes se taisant, alors qu’elles furent celles du grand tournant de l’histoire moderne en Asie et en Afrique. Je ne connaissais cette histoire que par des lectures et, en fait, comme beaucoup d’Asiatiques et d’Africains, ne mesurais pas réellement les spécificités de l’Amérique latine, comme je l’ai rappelé dans mon Itinéraire intellectuel. Mes lectures m’avaient conduit dans un premier temps à faire connaissance avec le « desarrollismo » proposé comme cadre idéologique à la stratégie de développement des années 1950 et 1960, puis à partir de la seconde moitié des années 1960 avec les premières critiques adressées à cette théorie par la nouvelle gauche latino américaine. La stratégie du « desarrollismo » ne m’avait jamais convaincu qu’à moitié - à peine. Certes elle préconisait un développement qu’on pouvait qualifier d’autocentré d’une certaine manière, par une industrialisation locale (dite de substitution d’importation) protégée de la concurrence dévastatrice des oligopoles impérialistes. Mais elle supposait que la bourgeoisie locale pouvait en être le maître d’oeuvre, c’est à dire qu’elle supposait celle-ci « nationale » au sens que nous donnions à ce terme - c’est à dire anti impérialiste. La théorie proposée distinguait les latifundiaires, bénéficiaires considérés comme exclusifs de l’intégration dans le marché mondial et partant adversaires de l’industrialisation, et la bourgeoisie nationale que l’intelligentsia pouvait représenter à travers la modernisation de l’Etat. Il fallait accepter le « prix » de cette modernisation et du financement de l’accumulation primitive qu’elle véhiculait. Entre autre l’absence de démocratie, qui viendrait « après » comme le produit naturel de la constitution d’une nouvelle classe moyenne. Ce que la théorie ignorait donc c’était que les classes moyennes en question seraient les bénéficiaires exclusifs du nouveau développement et, que pour soumettre les classes populaires à l’exploitation nécessaire à cette fin, elles n’opteraient pas du tout pour une transformation démocratique de la vie politique. La substitution d’importations par ailleurs ne faisait que substituer des importations d’équipements et de technologies aux importations antérieures de biens de consommation. Elle était donc une forme d’intégration dans le système mondial - et non de déconnexion - qui était tout à fait acceptable pour les oligopoles impérialistes. Autrement dit cette évolution substituait à l’ancienne classe courroie de transmission de la domination impérialiste (les latifundiaires) une nouvelle classe compradore de même nature (les « classes moyennes » et leur Etat). Modernisation devenait synonyme de modernisation de l’exploitation (substitution du travail salarié payé à des taux minima dans des usines ayant une productivité moderne relativement élevée prenant le relais du travail des « péons »), modernisation de la pauvreté (les bidonvilles de banlieues prenant la place des villages de misère), modernisation de la dictature (la police « scientifique », les tortures et les escadrons de la mort prenant la place des bandes au service des caudillos). La gauche du marxisme du tiers monde - à laquelle j’appartenais - ne pouvait pas ne pas rejeter cette théorie. Elle y voyait une légitimation idéologique du projet de l’impérialisme et de la bourgeoisie locale, compradore par nature, fut-ce dans des formes nouvelles correspondant à l’évolution du capitalisme. Depuis que nous avions lu la « Démocratie Nouvelle » de Mao - au début des années 1950 - nous étions persuadés que la bourgeoisie des périphéries ne peut être nationale, qu’elle ne peut imaginer d’autre développement que celui qui s’inscrit dans les exigences de la mondialisation. Pour rompre avec cette voie sans issue - se soldant par l’approfondissement de la polarisation (du contraste centres/périphéries, synonyme du contraste impérialisme/peuples dominés) - la déconnexion qui s’imposait ne pouvait être faite que sous la direction des classes populaires. Nous disions de la classe ouvrière et de la paysannerie pauvre, ouvrant par là même la transgression de la révolution bourgeoise anti-impérialiste, anti-féodale, et sa transformation en étape première de la révolution socialiste. Le débat autour de ces questions remontait en Asie et en Afrique à la fin des années 1950, épousant rapidement les contours du conflit sino soviétique. Du côté soviétique on privilégiait les exigences de la guerre froide : il fallait se soumettre aux concessions que la coexistence (seul moyen d’éviter la guerre nucléaire prétendait-on à Moscou) imposait. Le socialisme triompherait parce que les pays socialistes enregistraient des taux de croissance supérieurs à ceux du monde capitaliste, le rattraperait donc et même l’enterrerait comme l’avait proclamé Khroutchev. Mao avançait une autre théorie du capitalisme mondial, axé sur la permanence de l’impérialisme. Les adversaires principaux du capitalisme étaient donc ceux qui menaçaient l’impérialisme, c’est à dire ceux qui, ayant fait leur lecture de la Démocratie Nouvelle proposée plus haut, associaient libération nationale et révolution socialiste. A partir de 1957-1960, avec le maoisme, de ce point de vue la question était tranchée. Dans ce débat, qui se déployait principalement sur les scènes des théâtres afro-asiatiques, l’Amérique latine paraissait absente. Le « desarrollismo » pouvait satisfaire ceux que nous qualifions de « révisionnistes », et ce n’était pas un hasard si les partis communistes d’Amérique latine, qui s’étaient rangés du côté de Moscou contre Pékin, le soutenaient. Je m’expliquais cette situation par les particularités de l’histoire de l’Amérique latine brièvement rappelées plus haut. Les classes dirigeantes de ce continent avaient toujours appartenu au système capitaliste mondial, elles en étaient le produit. Elles avaient donc toujours tourné leurs regards vers le modèle que les puissances dominantes y représentaient : l’Angleterre au XIXe siècle, les Etats Unis depuis 1945. L’idéologie qu’elles véhiculaient et qui s’imposait comme idéologie dominante dans leurs sociétés ne remettait pas en question le modèle du capitalisme, et leur appartenance culturelle à la tradition européenne facilitait certainement leur adhésion. Le capitalisme n’apparaissait pas ici comme étant de surcroît porteur d’une agression culturelle. Au contraire c’est en s’y soumettant qu’on « rattraperait » et qu’on deviendrait ce qu’on voulait être : comme les Européens, comme les Nord Américains. Les partis communistes, la gauche intellectuelle de l’Amérique latine rejoignaient les partisans du « desarrollismo » sur un point fondamental : l’ennemi du progrès (conçu comme un « rattrapage ») était le bloc hégémonique latifundiaire (qualifié de féodal, au regard de son ancêtre présumé, le féodalisme ibérique), non la bourgeoisie. Or voici que les choses commencent à bouger en Amérique latine. Le triomphe de la révolution cubaine, entrée dans La Havane le 1er janvier 1959, constitue un défi certain pour les stratégies du « desarrollismo » comme pour les ralliements électoralistes des partis communistes. Vicissitudes du castrisme, rupture du Che dès 1963 suivi par ses voyages en Afrique en 1964 et finalement mort dans le maquis de Bolivie en 1967. Puis 1968 éclate et constitue un autre défi, au niveau mondial, pour tous les intellectuels de gauche. Sur le plan de l’analyse théorique les écrits précoces d’André Gunder Frank marquent également l’amorce d’une rupture, en avançant la thèse selon laquelle les sociétés de l’Amérique latine sont capitalistes et non féodales, ont même toujours été capitalistes depuis les siècles du mercantilisme (lui même qualifié de première phase du capitalisme) et n’ont jamais été féodales. Vers la fin des années 1960 - notamment après 1968 se cristallise une théorie nouvelle qu’on qualifiera plus tard « d’école de la dépendance ». C’est d’ailleurs elle même qui inventera cette qualification, à mon avis plutôt malheureuse. En tout cas j’étais triplement intéressé par ces évolutions : par celle de Cuba, par l’apparition d’une gauche qui se proclamait à gauche des partis communistes dans plusieurs pays du continent - ralliant quelque fois le maoisme (mais cela sera l’exception en Amérique latine), par le développement de thèses nouvelles concernant le capitalisme périphérique. J’avais donc déjà lu pas mal les premiers écrits de ce moment nouveau, et les noms des fondateurs de la nouvelle école latino-américaine ne m’étaient plus inconnus lorsque je décidais d’établir un contact sérieux avec eux et donc d’aller voir sur place. Ce premier voyage, avec Isabelle, entrepris l’été de 1971 devait nous conduire au Brésil, en Argentine, au Chili, au Pérou et en Bolivie. L’année suivante j’assistais à Mexico à l’Assemblée générale du CLACSO - cette organisation latino-américaine dont nous nous sommes inspirés pour créer le CODESRIA. Puis nous organisions à l’IDEP en 1972 la première grande rencontre entre les intellectuels critiques d’Afrique et d’Amérique latine (plus haut page 145). Nous avons également visité, Isabelle et moi, le Venezuela, reçus par Hector et Adicea Michelena, de retour dans leur pays après leur séjour à l’IDEP à Dakar. J’ai eu plusieurs occasions par la suite de me rendre au Chili - la dernière fois peu avant la chute de Allende en 1973, pour notre première réunion constitutive du Forum du Tiers Monde (plus haut page 160) - et au Mexique, entre autre, à l’invitation du Président Eccheverria. Mais les hasards malencontreux du calendrier serré de mes déplacements m’ont obligé à remettre sans cesse les visites que j’aurai voulu faire dans les Caraïbes, et n’ai eu l’occasion de faire connaissance avec la Jamaïque qu’en 1989, où je retrouvais mon ami Norman Girvan, que j’avais également fait venir à l’IDEP à Dakar. L’Amérique latine que je visitais dans les années 1970 traversait l’une des périodes les plus noires de sa tradition de dictatures violentes, bien que son système commençait à être ébranlé. Nations constituées par la colonisation et non antérieures à celle-ci, comme l’écrit Emir Sader, en conséquence classes dirigeantes qui ne se sont jamais conçues en dehors du système capitaliste mondialisé dont elles sont le produit, appareils d’Etat (et notamment armées) qui ne se sont jamais conçus eux mêmes qu’au service exclusif de la répression du peuple, tels sont les caractères qui expliquent la soumission étonnante de ces classes dirigeantes aux diktats de Washington. En retour les militaires de Washington n’ont jamais considéré l’Amérique latine comme une « zone dangereuse » pour leur projet hégémoniste mondial. Tout cela explique sans doute l’étonnante facilité avec laquelle l’Organisation des Etats Américains est créée en 1948 à l’initiative de Washington, une organisation qualifiée par les esprits critiques isolés à l’époque de « ministère des colonies des Etats Unis ». Les classes dirigeantes d’Amérique latine se rangent dans la guerre froide aux côtés de Washington sans la moindre hésitation et refuseront toujours de se rallier au camp des « non alignés » qui demeurera strictement afro-asiatique (à l’exception de Cuba). De 1945 à 1960 alors que les peuples d’Asie et d’Afrique - et même leurs bourgeoisies en partie tout au moins - sont engagés dans des luttes sans fin contre l’impérialisme, le silence règne en Amérique latine. Lorsque la CIA renverse en 1954 la tentative du Président Arbenz au Guatemala de faire une réforme agraire, les Etats latino- américains ne bronchent pas. La victoire de la révolution cubaine en 1959 annonce pourtant que le système commence peut être à s’épuiser. Washington et les classes dirigeantes latino américaines s’associent néanmoins immédiatement pour isoler Cuba. Le Président Kennedy prend en 1961 l’initiative de la fameuse « Alliance pour le Progrès ». Qui ne mérite certainement pas son nom, car il s’agit d’une alliance pour le maintien du statut quo, c’est à dire contre le progrès. Le « démocrate » Kennedy se fait alors le protecteur des pires dictatures, l’initiateur de leur « modernisation » et les « intellectuels » - sbires à sa solde comme l’illustre Huntington, sociologue de la CIA - tentent de « légitimer » ce choix en déclarant simplement que la démocratie est l’ennemi du « progrès » (défini bien entendu comme l’expansion du capitalisme). Le non moins illustre Robert Mac Namara est alors ministre responsable de l’intensification de la guerre du Viet Nam et des bombardements terroristes massifs des populations civiles (inspiré sans doute par la stratégie que les nazis avaient mis au point pendant la guerre d’Espagne). Washington est alors au centre des pires agressions contre les peuples du tiers monde : la CIA organise en 1966 le massacre en Indonésie, ne recule ni devant l’assassinat, ni devant les coups d’Etat contre des régimes démocratiques régulièrement élus, comme celui de l’Unité Populaire au Chili. Ses vrais amis en Amérique latine sont les généraux brésiliens et argentins, style Castillo Branco et Videla, responsables entre autre des « disparus » par milliers, dont les polices étaient formées à la torture « scientifique » par des instructeurs nord américains. Aucune excuse publique n’est jamais venue de la part des gouvernements « démocratiques » de Washington pour regretter ses actes de terrorisme et ces massacres. Elle ne viendra jamais, soyons en sûrs. La gauche latino-américaine amorçait néanmoins une riposte à l’arrogance criminelle de Washington et de ses complices locaux. Se séparant des partis communistes timorés, elle préconisait la lutte armée. Des guérillas rurales adoptèrent une version simplifiée du maoisme (« encercler les villes à partir des campagnes ») sans trop se soucier des conditions dans le cadre desquelles Mao avait développé cette thèse concernant la dimension militaire de la révolution. D’autres optèrent pour la guérilla urbaine, sans non plus que la frontière entre celle-ci et le « terrorisme » ne soit toujours clairement définie. En Amérique centrale la rébellion du Guatemala n’avait jamais cessé d’exister. Au Venezuela, avec Douglas Bravo et les Fuerzas Armadas de Liberacion Nacional, en Colombie avec Camillo Torres et l’Ejercito de Liberacion Nacional, au Brésil avec Marighella et le Polop (Politica operaia), en Urugay avec les Tupamaros, en Argentine avec les Monteneros, au Chili autour du MIR (Movimento de Izquierda Revolucionaria) et ailleurs ces modèles de riposte occupèrent le devant de la scène pendant une bonne partie des années 1960 et 1970. J’avais évidemment suivi avec attention ces développements et, à travers la revue maoïste Révolution, assisté parfois à leurs premières élaborations. J’ai rencontré en Amérique latine, dans les années 1970, quelques uns des responsables de ces organisations. Je dois dire sans fausse modestie que, tout en gardant beaucoup de respect pour le courage de ces camarades, et malgré l’amitié qui m’a rapidement lié à certains d’entre eux, je n’ai pas été fortement impressionné par leurs analyses. Leur marxisme m’a souvent paru superficiel, parfois réduit presque caricaturalement à l’affirmation que le « peuple » est spontanément révolutionnaire et n’attend que le courage d’une minorité de proclamer la révolution et d’agir en conséquence pour les suivre. La tentative de « théoriser » cette stratégie, entreprise par Regis Debray sous le titre de « Révolution dans la révolution » m’avait paru d’emblée infantile. Certes la critique que ces camarades adressaient aux partis communistes me paraissait juste : ceux-ci avaient réduit le concept de la lutte de masse à celui de la lutte électorale (quand elle existait, et/ou réclamaient des élections). Cet alignement progressif sur des positions presque strictement réduites à la revendication démocratique tranchait avec les actions de classe courageuses entreprises par certains de ces mêmes partis dans les années 1930. Il correspondait certainement à un échec de celles-ci, mais aussi à l’opportunisme de la diplomatie soviétique de l’après guerre. Or la revendication démocratique, si elle n’est pas accompagnée par un programme de transformation sociale et des actions allant dans ce sens, reste toujours - à mon avis - peu convaincante. Les peuples de la périphérie capitaliste d’une manière générale n’y croient pas beaucoup. Non seulement parce que la tradition de la bourgeoisie démocratique est ici absente, mais encore parce que l’expérience a instruit ces peuples sur la fragilité et le vide des pouvoirs réformistes issus de la victoire électorale éventuelle. Mais cette critique ne peut être dépassée par la seule substitution du mot d’ordre de révolution armée à celui de la lutte électorale. Encore faut- il associer la lutte armée éventuelle à une lutte de masse conséquente - une longue préparation sans laquelle l’insurrection armée ou la guérilla restent sans prise sur les classes populaires. Je n’étais pas convaincu que les camarades critiques du « révisionnisme » combinaient dans les faits leurs appels à la guérilla à ces luttes de masse incontournables. Mais il faudrait beaucoup nuancer ces jugements qui pourront paraître à l’emporte pièce. Les « révisionnistes » (terme par lequel les maoïstes désignaient les défenseurs de la ligne officielle des partis communistes alignés sur Moscou) ont évidemment toujours fait l’amalgame et, par exemple, attribué au Che la paternité de ce « gauchisme ». Che Guevarra est une personnalité beaucoup plus complexe. On le sait maintenant un peu moins mal qu’à l’époque, certains de ses écrits (toujours brefs, sous forme de notes personnelles) ayant finalement été publiés ces dernières années. Le jugement du Che sur la société soviétique s’est avérée être juste; bien en avance sur son temps, dès le milieu des années 1960 Che avait vu que la révolution d’octobre avait épuisé son potentiel et même que l’URSS avait perdu la bataille de la révolution technologique en cours dans le monde capitaliste. Che avait vu que la théorie selon laquelle l’Amérique latine était plus féodale que capitaliste - ce qui exigeait le passage préalable par un développement capitaliste « national » et légitimait la mise en avant de la revendication de démocratie bourgeoise - ne servait que d’alibi pour un alignement de fait sur les stratégies de la bourgeoisie compradore dominante. Che n’a jamais ignoré que l’insurrection armée n’est que la phase finale d’un processus que les luttes de masse doivent amorcer. Mais sans doute était-il un peu pressé et de ce fait surestimait- il la nature des avancées que les luttes de masse avaient pu produire. Et comme l’Asie et l’Afrique étaient engagées depuis 1945 dans d’immenses mouvements anti-impérialistes, Che s’est rangé aux côtés de ceux qui, dans ces mouvements, s’assignaient l’objectif d’en radicaliser le contenu social. Cela lui permettait également de proposer une stratégie destinée à briser l’isolement de Cuba. La collusion de l’impérialisme américain, de ses alliés européens et des classes dirigeantes de toute l’Amérique latine avait isolé Cuba dès le début des années 1960. Pour survivre Cuba était contraint de se tourner vers l’URSS, seul pays capable de briser le blocus (et entre autre de lui fournir le pétrole sans lequel l’économie locale ne pouvait fonctionner) et de lui assurer une protection contre l’agression militaire US, programmée, puis remise après l’échec de la baie des cochons et l’épisode des missiles soviétiques. La diplomatie cubaine a bien compris l’importance de l’enjeu et Cuba a osé affronter la doctrine Monroe, scrupuleusement respectée par toutes les classes dirigeantes de l’Amérique latine jusqu’à ce jour. Elle a donc pris des initiatives dont j’ai suivi très attentivement le déploiement (plus haut page 158), en parallèle avec la création de l’OSPAA (Organisation de Solidarité des Peuples Asiatiques et Africains), ses congrès du Caire (1958), d’Accra (la même année) et de Conakry (en 1960, date de la naissance officielle de l’organisation). Mais l’OSPAA a été traversée dès le départ par une contradiction qui l’a totalement paralysé. D’une part les pouvoirs d’Etat issus de la libération nationale bourgeoise radicalisée (et de ce fait populiste) optent pour une alliance diplomatique avec Moscou, qui doit leur permettre de refuser les diktats que les puissances occidentales tentent de leur imposer au nom des exigences prétendues de la guerre froide qu’elles ont déclenchée. Delhi, Djakarta, le Caire, Damas, comme Moscou y trouvent leur compte. Mais d’autre part, par contre, les mouvements qui n’ont pas encore triomphé (comme en Algérie, dans les colonies portugaises, en Afrique du Sud) sympathisent naturellement avec les thèses de Pékin qui insistent sur le fait que l’impérialisme est l’ennemi principal. A Winneba (au Ghana) en 1965 - conférence que j’ai suivi de très près (je visitais le Ghana à l’époque) - la « diatribe » sino-soviétique cache un conflit feutré entre les représentants des Etats et ceux des mouvements. C’est le moment où justement le Che s’était rendu en Afrique, dans l’espoir que certains des mouvements en question (le lumumbisme en particulier) pouvaient, en se radicalisant, offrir de meilleures perspectives à la poursuite de la libération du joug impérialiste. J’ai mentionné plus haut dans ces mémoires ce que furent mes réactions aux propositions que Che Guevarra a faites à l’époque et à ses commentaires qui n’ont été connus que beaucoup plus tard. Toujours est-il que c’est dans cet atmosphère que Cuba prend l’initiative, à la Havane en 1966, de proposer une « Tricontinentale », c’est à dire d’y faire entrer l’Amérique latine aux côtés de l’Asie et de l’Afrique. Atermoiements et arrières pensées des uns et des autres, notamment des gouvernements non alignés et de la diplomatie soviétique, conduisent à la création d’une organisation séparée pour l’Amérique latine - l’OLAS (Organisation latino américaine de solidarité) mise en place à La Havane en 1967 - parallèle à l’OSPAA. Mais à la différence de l’OSPAA soutenue par la majorité des Etats indépendants d’Asie et d’Afrique, l’OLAS ne peut regrouper que des mouvements en conflit avec les gouvernements de l’Amérique latine qui eux, restent tous dans le camp de Washington. Ces mouvements sont contraints d’entrer en conflit avec les partis communistes traditionnels et s’engagent dans des formes de luttes violentes rappelées plus haut. Or La Havane a besoin de rester en bons termes avec Moscou, dont Cuba dépend pour sa survie. J’ai proposé cette longue introduction parce que ce dont j’ai discuté avec nos camarades d’Amérique latine à l’époque et par la suite (jusqu’à ce jour) lorsque se sont accélérées les transformations du système mondial, mettant un terme à l’après guerre, ne prend son sens que replacé dans ce cadre. LE BRESIL : UNE NOUVELLE PUISSANCE EMERGENTE ? Au Brésil le premier ami à me recevoir en 1971 fut Fernando Henrique Cardoso qui dirigeait alors à Sao Paulo le CEBRAP et faisait face, avec courage et détermination, à l’une des plus sauvages dictatures qu’on ait connues à notre époque. A l’époque nous étions d’accord sur l’essentiel et j’étais - et demeure - fort admiratif du petit ouvrage qu’il avait écrit en collaboration avec le chilien Enzo Faletto. Nous convenions donc sans difficulté qu’une grande rencontre afro- latino- américaine était nécessaire, celle que j’organisais un an plus tard à Dakar où Fernando Henrique et son épouse Ruth nous rendaient notre visite. Cardoso était l’un des initiateurs de la critique du « desarrollismo », l’un des fondateurs de la « dependancia ». Rompant avec la tradition du marxisme dominant, il analysait avec lucidité le caractère compradore de la bourgeoisie du capitalisme périphérique, qu’elle fut latifundiaire dans une première étape de sa formation (et non pas « féodale » comme la dépeignait le marxisme scolastique eurocentrique) ou maintenant engagée dans une industrialisation tout autant dépendante. Cardoso aurait dit qu’il fallait « oublier tous ses écrits de jeunesse ». Si c’est vrai, cela est bien dommage car ces écrits comptent et continueront à compter parmi les pages les plus fortes produites par l’Amérique latine moderne. Je rencontrais ailleurs d’autres Brésiliens, en exil en Europe ou au Chili, du temps de Allende, ou encore au Mexique : Theotonio dos Santos, le regretté Ruy Mauro Marini, le jeune (à l’époque) Emir Sader, devenu l’un des cerveaux les plus féconds du renouveau des années 1990, Maria Conceiçao Tavares, les « ancêtres » - Darcy Riberiro et Celso Furtado, le premier Brésilien que j’ai connu avec Jorge Amado, à Paris alors que j’étais encore étudiant. Ballade à travers ce pays continent, encore une fois pour voir avec les yeux, même si c’est rapidement : le Nordeste - Bahia, ses alentours et le sertào - l’incomparable Rio de Janeiro, la terrible Sao Paulo, la triste nouvelle capitale de Brasilia. J’aurais beaucoup à dire si je savais écrire sur ces sujets. Reçus par des amis nous avons eu le privilège de voir avec des yeux qui ne subissent pas tout à fait les réductions que le tourisme ordinaire finit pas imposer, que ce soit à l’occasion de la visite d’Eglises et de bâtiments historiques du vieux Bahia ou dans un candoblé, dans les cafés animés de Rio, ses quartiers chics et ses favellas, son étonnante forêt tropicale en pleine cité. Je disais de Sao Paulo qu’elle nous fit l’impression d’être terrible. Comme toutes les grandes villes du continent, y compris bien entendu des Etats Unis, Sao Paulo est le produit de ce capitalisme sauvage qu’on ne trouve qu’en Amérique. Histoire oblige. Forteresses dans lesquelles se réfugiaient les bourgeois archi-riches, quartiers ouvriers (noirs) dégradés et aussi dangereux que ceux de Chicago, de New York ou de Los Angeles, favellas insupportables de misère et de honte. Tous les vices des Etats Unis - racisme hérité de l’esclavage en premier lieu - et de surcroît la pauvreté matérielle du « tiers monde » industrialisé. Brasilia n’offrait - à l’époque - que le visage d’une architecture propre et d’un urbanisme si bien ordonné que la ville paraissait sans vie. Il faut laisser passer plusieurs générations pour voir une vie urbaine se créer; c’est évident. La magnifique exposition « Brésil – 500 ans », visitée à Sao Paulo en 2000, fait toucher du doigt le problème brésilien : toute la richesse de sa culture artistique est le produit du Nordeste noir et métis. Le Brésil est certainement un pays attachant. Cela ne signifie pas qu’on soit disposé à accepter les aspects horribles de sa société. Le racisme, que beaucoup de ses intellectuels ne veulent pas voir parce que cela gêne leur défense de la nation brésilienne. L’assassinat systématique d’enfants - abandonnés par centaines de milliers et qui se développent seuls comme des animaux sauvages - par des bandes de tueurs (qui ne sont même pas des assassins mais plus proches des chasseurs) payés par les commerçants et autres petits bourgeois tout simplement parce que leurs menus larcins les gênent. Il n’existe pas un seul pays d’Asie ou d’Afrique où l’on puisse imaginer une telle sauvagerie permanente. C’est bien là, pour moi, la preuve que le « capitalisme pur» c’est à dire le triomphe unilatéral de la « loi du marché » est synonyme de barbarie pure. Une barbarie que ne peut tempérer que soit la survivance de rapports sociaux antérieurs et étrangers au capitalisme pur (la famille en Asie et en Afrique), soit les conquêtes des luttes populaires et démocratiques (celles de la classe ouvrière en Europe). Tout le continent de l’Alaska à la Terre de feu est marqué par cette sauvagerie que seule explique l’histoire de sa constitution dans le cadre du mercantilisme - rappelée plus haut. Nous avons discuté - Isabelle et moi - de ces questions avec beaucoup d’amis brésiliens et d’autres latino-américains. Nous avons soumis notre hypothèse au jugement de Celso Furtado : que la sauvagerie est davantage dans le comportement des « nouveaux immigrés », venus en Amérique pour faire fortune à tout prix, que dans celui des « vieux Brésiliens ». Celso a confirmé la justesse de notre intuition. La question de la sauvagerie dans la société est très certainement l’une des questions des plus complexes et le phénomène revêt tant d’aspects divers qu’aucune causalité unilatérale ne peut en rendre compte. L’une des dimensions de la dévastation produite par l’esclavage - souvent à peine mentionnée - est la destruction de l’idée de la famille. Traitez les êtres humains comme des bêtes; ils finissent par se comporter comme tels. Doit-on alors s’étonner que dans des segments entiers des sociétés qui furent construites sur la base de l’esclavage, un siècle après son abolition, les femmes et les enfants abandonnés par leurs conjoints et pères, les enfants parfois même abandonnés par leurs mères (ce qui est quand même moins fréquent) soient si nombreux ? La sauvagerie sous ses formes diverses n’est certainement pas le privilège de l’Amérique. Après tout la coupe du monde de la barbarie a été remportée par les nazis, dans une société européenne classée généralement parmi celles du monde « civilisé ». Je ne suis pas non plus un défenseur du monde précapitaliste réservant le qualificatif de sauvage aux seuls effets de la loi du profit capitaliste. Mille formes de barbarie - dans le traitement des « autres » (les peuples et ethnies étrangers au groupe) et/ou fréquemment des femmes - sont aussi vieilles que l’humanité. Mais il arrive fréquemment, à notre époque, que des manifestations de barbarie de ces formes, loin d’être des vestiges du passé, soient réanimées par les impasses dans lesquelles la modernisation du capitalisme périphérique enferme ses victimes. Les violences du fondamentalisme religieux et les génocides ethniques en sont des exemples. Dans les sociétés du capitalisme central la sauvagerie est sans doute aujourd’hui moins visible. Et persiste, ne serait-ce que dans l’exacerbation du machisme ou dans le traitement des animaux. Dimension donc transhistorique peut être de la « carnalitas », le vocable préféré du regrétté Yves Bénot. Il reste, à mon avis, que la construction du capitalisme dans les Amériques a décuplé les causes de sauvagerie et que les motivations qui ont animé beaucoup d’immigrants, dont on vante parfois l’esprit « pionner », favorisaient son déploiement. Le Brésil m’est apparu comme un cas assez typique sur ce plan. Les nouveaux immigrants à partir de la fin du XIXe siècle, venus surtout d’Allemagne, de Pologne, d’Europe centrale et orientale, accessoirement du Liban, n’avaient pas choisi le Brésil et auraient pu tout aussi bien atterrir aux Etats Unis. Avec le même esprit : ayant abandonné l’espoir d’un combat collectif dans leurs sociétés (ce qui n’est pas un reproche que je leur adresse, c’est le produit des circonstances dont ils n’étaient pas les maîtres), ils s’accrochent aux espoirs de succès dans un combat individuel au sein de la jungle qui s’ouvre à eux. Brasilia, revisité en 2002, m’est apparue l’horreur parfaite. Ce n’est pas tant que les immeubles collectifs à la Corbusier imaginés à l’époque comme une innovation libératrice présentent aujourd’hui la pâle figure de HLM de banlieue, conçus sans imagination, ni que l’architecture de Niemeyer ne me paraisse avoir mérité les louanges qu’on lui a adressées. L’horreur est le produit de l’hyper fonctionnalité qui a été retenue comme principe d’organisation de base : le quartier des hotels, celui des banques, la rue des restaurants (!!!) ou même celle des pharmacies (!!!), etc … On avait tout simplement oublié que chacun des quartiers d’une vraie ville doit constituer par lui- même une cellule où l’on peut vivre, trouver une pharmacie, une épicerie, un café, un restaurant de proximité. La visite du mausolée de Janos Kubitshek éclaire brutalement sur les raisons de cet échec urbain. Le populisme qui a dominé le monde des années 1930 aux années 1950 éclate ici dans des images d’une extrême banalité répétitive : photographies du « grand chef » s’adressant à ses foules admiratives, promesses de modernisation accélérée, de richesse et de puissance, culte infantile de ce chef (vitrines remplies de ses décorations et objets usuels) etc… On retrouve tout cela au mausolée d’Ataturk par exemple. Le populisme conçoit tout d’en haut et tue toutes les initiatives spontanées qui, dans l’histoire ont entre autre fait les villes – les vraies. Manaus répond à ce qu’on attend d’elle : le souvenir de la folle époque du caoutchouc-roi, au début du siècle dernier. De très beaux vestiges, fort heureusement en voie de restauration. Mais l’Amazonie m’a revélé que la présence indienne au Brésil était beaucoup plus forte que je ne l’avais imaginée. Présence physique presque dominante, présence de traits culturels « asiatiques » inattendus. Le petit hotel campement de la forêt nous paraissait tenu … comme par des Vietnaniems, tant par l’attention que par la perfection de son organisation. Isabelle a remarqué que les plumes dont le Carnaval fait un usage débordant de couleurs et de volumes sont probablement l’apport des Indiens, puisqu’en Afrique on n’en connaît pas l’équivalent. Le Carnaval est, pour moi, plus une mascarade qu’autre chose, en dépit de la démonstration de l’imagination débordante et extraordinaire du peuple brésilien qu’il fait. Monotonie de la samba, mais surtout hypercommercialisation. Instrumentalisé par le système pour faire oublier la réalité de la misère. Comme les courses de taureaux et les autres jeux du cirque. Porto Alegre est devenu une capitale, ayant déjà abrité le Forum Social Mondial par quatre fois entre 2001 et 2005. Le Forum de l’Amazonie, organisé à Belem par son sympathique maire - Edmilson Rodrigués - auquel Isabelle et moi avons participé en 2003, fut également l’occasion de visiter Sao Luis, le Saint Louis du Brésil, fondé en même temps que celui du Sénégal par Richelieu, de dernier pour envoyer les ” nègres” et le premier pour les recevoir ! Architectures semblables, sobres et belles. Au cours des dernières années j’ai eu l’occasion de voir d’un peu plus près grâce, entre autre, à des camarades et amis – Emir Sader, Giorgio Romano Schutte- ce que devenaient les forces populaires organisées dans ce grand pays comme elles ne le sont que rarement dans le moment actuel : PT, MST, CUT. Le Brésil est pour moi l’un des maillons faibles du système mondial. C’est la raison pour laquelle on a le devoir d’être exigeant à l’égard de ses avant gardes : le potentiel de ce qu’elles peuvent réaliser est grand. Le feront-elles ? Là est la question. Le danger principal est, à mon avis, celui que produit l’illusion « européenne », bien présente dans une bonne partie des directions militantes, encouragée par les « amis » européens du PT, un peu trop nombreux. J’entends par là l’illusion que le Brésil pourrait « imiter » les « gauches européennes », d’hier et d’aujourd’hui comme peut être de demain, oubliant un peu trop que le Brésil appartient à la périphérie du système, pas à ses centres. Que cette illusion nourrisse des tentations « électoralistes » qui imposent comme toujours leur dose d’opportunisme, il y en a déjà plus que des preuves. De l’expérience allendiste au Chili à la crise permanente de l’Argentine, cette illusion, qui trouve ses racines dans l’histoire culturelle du continent comme je l’ai exprimé plus haut, a déjà fait beaucoup de ravages et causé bien des avortements de mouvements qui auraient pu ouvrir un autre cours. Lula rencontré en 2001 m’avait fait l’impression d’un homme politique de première grandeur, intelligent, modeste, sachant écouter et répondre avec des arguments qui ne sont pas ceux des stéréotypes. Mais lui et les autres résisteront-ils à la tentation ? Le PT pourra-t-il éviter, dans ce cas, la cassure entre ses dirigeants et les militants de base ? Il y a déjà des indices allant dans ce sens. Ou bien le parti parviendra à surmonter l’hétérogénéité des intérêts sociaux qu’il doit rassembler, inventer des méthodes nouvelles permettant des avancées démocratiques, sociales et anti-impérialistes ? Tout cela est également possible. Le défi auquel le Brésil est confronté est triple : progrès social, démocratie et indépendance nationale. Les avancées dans ces trois directions doivent être simultanées, pour se soutenir mutuellement. Le populisme avait un projet national et social, mais guère démocratique; la dictature - nationaliste - méprisait le progrès social et avait horreur de la démocratie; Cardoso a sacrifié le social et l’indépendance à la démocratie. Il appartenait à Lula, élu et réelu avec une bonne majorité, puis à la Présidente qui lui a succédé, de faire avancer le pays dans les trois directions simultanées. Je suis de ceux qui pensent que des avancées modestes, mais parallèlles, valent mieux, pour le long terme, que des bonds dans une direction sacrifiant les autres. Le Brésil actuel ne semble malheureusement pas engagé dans cette voie. Quelques phrases ici concernant le Brésil, présenté trop rapidement comme un bel exemple d’émergence. J’ai donné une priorité dans mon agenda de travail me permettant de suivre de près les évolutions de ce grand pays. Mes visites répétées, entre autre lors de la tenue à Porto Alegre des FSM du début de la décennie 2000, m’ont offert l’occasion de discuter de ces questions avec nos collègues brésiliens, Paulo Nakatani (Vice-président du FMA et animateur de groupes de travail critique du capitalisme contemporain parmi les meilleurs qui soient), Jao Pedro Stedile (MST), Renaldo Jose (PC do B), Plino Sampaio (concerné par la réforme agraire) et d’autres. Il y a certainement des éléments de politique souveraine au Brésil, conduite par le grand capital privé brésilien industriel et financier et la grande propriété agricole capitaliste. Mais ici, comme en Inde, les politiques économiques générales demeurent libérales, n’apportant aucune solution aux problèmes de la pauvreté dans un pays désormais urbanisé à 90 %, sinon que celle-ci est atténuée par des moyens d’assistance redistributive. Au Brésil comme en Inde les hésitations du pouvoir à aller plus loin favorisent l’ambiguïté des comportements du grand capital, tenté par la recherche de compromis avec le capital international. Les richesses naturelles fabuleuses du Brésil, et leur mise en valeur dans des conditions déplorables (la destruction de l’Amazonie) renforcent encore la poursuite de l’insertion du pays dans le système de la mondialisation en place. J’ajoute que le Brésil est pleinement soumis aux aléas de la mondialisation financière, depuis les réformes de sa gestion financière introduites par le Président FH Cardoso, non remises en cause par la suite. Paulo Nakatani, qui est l’un des meilleurs spécialistes de ces questions (j’oserai dire à l’échelle mondiale), non seulement a fait le procès des effets désastreux de la mondialisation financière, mais encore a avancé des idées qui permettraient d’en sortir. La situation était différente en Inde, qui avait longtemps conservé le contrôle de son système financier, mais est en voie de recul sur ce plan. L’Argentine Nous avons visité l’Argentine, Isabelle et moi, deux fois jusqu’ici, en 1973 et 2003, reconnaissant à peine la seconde fois la société, tant elle nous a semblé avoir changé. L’histoire de l’Argentine est sans pareille. Située en 1900 dans le peloton de tête du revenu per capita, les Argentins – en dépit de la plus scandaleuse inégalité qui caractérisait le partage de cette richesse – croyaient avoir définitivement construit dans ce paradis américain une Europe nouvelle dont la prospérité tranchait avec la pauvreté des régions dont les migrants provenaient. Notre première visite, qui coïncidait avec le retour de Peron en 1973, nous a permis de toucher du doigt ce que je n’hésiterai pas à qualifier de culture politique de la névrose produite par le déclin inexorable qui avait frappé le pays. Cette qualification ne revêt, chez moi, aucun caractère insultant. L’histoire est remplie de dérives analogues dont les fondementalismes para-religieux ou para-ethniques sont les témoignages dramatiques. L’Argentine constitue pour moi l’exemple d’un pays de la périphérie du capitalisme mondial qui refuse d’en prendre conscience, sous prétexte qu’il se sent « européen ». Loin que cette dimension européenne nous eût gênés, Isabelle et moi ne sommes pas des amateurs d’exotisme et l’européanité de Buenos Aires – à laquelle nous nous attendions – ne nous a pas déçus. L’opinion générale a beaucoup de difficulté à comprendre que des sociétés périphériques peuvent néanmoins, dans des conjonctures exceptionnelles, être riches. Le caractère périphérique se définit par le fait que la société en question n’est pas un acteur actif dans le façonnement du système mondial, auquel il « s’ajuste » seulement, à travers un processus « d’ajustement structurel permanent » (pour reprendre l’expression que j’emploie depuis plus de cinquante ans !). Les pétroliers riches du Golfe en constituent un bel exemple. Et je n’imagine qu’avec un frisson dans le dos ce que pourrait être demain leur réaction à leur retour à la pauvreté (bien pire sans doute que celle des Argentins). Je dirai que dans la mondialisation (permanente) il y a les mondialisateurs (les centres) et les mondialisés (les périphéries). On comprend que l’effondrement de la richesse - si elle est associée à l’européanité – soit vécu non seulement comme insupportable, mais comme inexplicable. Reçu par l’important romancier Jorge Sabato en 1973 nous fûmes littéralement estomaqués par ses gestes et ses propos. Supermachisme soucieux de le marquer par le comportement (imposé ?) des femmes, silencieuses, respectueuses, portant plats et cendriers au « maître » etc… Propos édifiants : nous Argentins nous sommes de purs Européens, ici pas de Nègres, pas d’Indiens. Et alors ? Quel motif de fierté ! Mais Jorge Sabato n’est peut être qu’une exception, d’un type qu’on rencontre ailleurs tout aussi bien. La politique devait malheureusement conforter le jugement de névrose. Néanmoins, l’Argentine avait réagi à la dégradation de son rang dans le monde par un mouvement social de masse et des luttes ouvrières d’une portée tout à fait positive qui ont produit l’une des premières grandes expériences du populisme moderne, dès les années 1940, avec Peron. On peut - aujourd’hui - sourire devant les images de l’époque, l’adulation du chef. L’Argentine n’en avait pas le monopole. Et l’assimilation rapide au fascisme n’est pas correcte : le populisme péroniste était anti-impérialiste, progressiste à sa manière; les excès de langage et de gestes du général et d’Evita ne gomment pas les mesures positives prises en faveur des travailleurs. On peut trouver amusant - ou macabre - les promenades ultérieures du chef vieilli qui ne se séparait pas du cercueil blindé d’Evita - « los restos de Evita ». Mais il y a plus sérieux qui pose problème : à l’époque le populisme péroniste n’était toujours pas dépassé. J’étais donc toujours inquiet - et parfois véritablement agacé - que tous les militants et hommes politiques que je rencontrais se déclaraient tous « péronistes ». Péronistes de gauche, d’extrême gauche, du centre, de droite, d’extrême droite, mais tous et toujours « péronistes ». Je ne crois pas qu’un tel phénomène - que je n’ai vu nulle part ailleurs - puisse être expliqué par la seule raison politique ou celle de la lutte des classes. J’ai connu en Argentine beaucoup d’intellectuels brillants et de personnalités charmantes. Enrique Oteiza, véritable initiateur du CLACSO qui a donné à l’école de la « dependencia » sa renommée mondiale, est un ami d’une extrême délicatesse, jointe à un esprit militant sans bavure. Moise Ikonikoff, que j’ai vu et revu à Paris et à Buenos Aires, toujours aussi généreux, même s’il a choisi de faire une carrière politique de pitre. Oscar Braun que j’invitais à se joindre à l’équipe de l’IDEP, dévoué dans son enseignement comme le sont les meilleurs. Atilio Boron qui a succédé à Oteiza et a fait revivre le CLACSO des grands jours, une organisation qui avait succombé un moment aux charmes du libéralisme triomphant. Mais est-ce un hasard si tous ces amis éprouvent quelque répugnance devant le phénomène péroniste ? Est-ce un hasard si, de ce fait, certains sont restés attachés à un vieux parti communiste même lorsque celui-ci s’avérait incapable de définir une stratégie efficace quelconque permettant d’aller au delà du populisme dont il voyait toutes les limites ? La page du péronisme est peut être quand même en voie d’être tournée. Après l’odieuse dictature de Videla - l’homme de Washington qui a baigné dans le sang des milliers de « disparus » que sa police (formée par les experts des Etats Unis) assassinait quotidiennement, puis la farce de Menem - l’autre homme de Washington à l’ère du néolibéralisme - les conditions semblaient être réunies pour un renouveau des luttes politiques et sociales, libérées du spectre de Peron. Videla, comme Saddam Hussein, avait fini par perdre les pédales, croyant que la reconquête des Malouines fonderait la légitimité nationale de son pouvoir. Car les Malouines sont Argentines, tout comme le Koweit est irakien. L’un et l’autre des dictateurs sont alors devenus, sans l’avoir voulu, des ennemis à abattre. La nouvelle démocratie, en ralliant le camp du néo- libéralisme, soumise au diktat du capital financier des Etats Unis, ne pouvait que conduire au désastre. La dollarisation, saluée par la Banque mondiale comme la voie du salut, s’est soldée par une faillite retentissante fin 2001. Les classes moyennes ont été alors brutalement paupérisées à l’extrême, perdant toutes leurs économies volées par les banques (américaines bien sûr – pillage pur et simple). Mais elles n’ont pas réagi comme on aurait pu le craindre c’est à dire par une dérive fasciste, répudiant la démocratie, décrédibisée dans l’opinion. Tout au contrraire, et à leur honneur, elles ont animé le gigantesque mouvement de masse des « piqueteros ». Notre seconde visite de l’Argentine se situait au lendemain de ce mouvement. La classe ouvrière elle-même, fragmentée comme ailleurs par les politiques néo-libérales, s’ouvre à un renouvellement de ses modes d’articulation. Le nouveau syndicat – la CTA – auprès de laquelle notre amie cubano- argentine Isabel Rauber m’introduisait- travaille à inventer des formes nouvelles d’organisation capables d’associer les travailleurs organisés, les chômeurs et les précaires, et à faire avancer et enrichir dans cet esprit la pratique démocratique. Des expériences d’avant garde (à l’échelle mondiale) en cours. Dans ces conditions il y a des raisons sérieuses pour être optimiste. La construction d’un front uni des travailleurs et la définition des termes d’un compromis social acceptable pour les classes moyennes sont possibles. Leur réalisation donnerait à l’Argentine la place d’une avant garde dans la libération de l’Amérique latine et dans la progression au-delà de la « démocratie (bourgeoise) de faible intensité ». Je dois dire que, dans cette atmosphère, j’ai beaucoup appris au cours du cycle des conférences et des débats que le CTA organisait pour moi en août 2003, nous baladant de quartier en quartier de Buenos Aires, à Rosario (visite obligée des bordels 1900), à Neuguen. Je passe sur les promenades délicieuses dans le quartier du Tigre (le delta splendide du Parana), en Patagonie sauvage et dans les Andes où se dresse, à ses antipodes presqu’exactement, un autre Fuji Yama. Je passe également sur Cardel et le tango, une synthèse italo-castillanne magistrale. Le Chili Je visitais le Chili pour la première fois peu de temps après la victoire électorale de l’Unité Populaire et du Président Allende en 1971. Les responsables socialistes et communistes - en particulier Clodomiro Altamira, Gonzalo Martner, Pedro Vuskovic - m’ouvraient les portes des bureaux ministériels où ils étaient installés et m’expliquaient leur programme. Il ne s’agissait pas d’une révolution socialiste qui abolirait radicalement la propriété privée, mais seulement d’un programme de réformes radicales : nationalisation des mines de cuivre avec juste indemnisation de leurs propriétaires (les oligopoles nord américains), réforme agraire réduisant le latifundisme et donnant satisfaction aux revendications minimales des paysans pauvres et sans terre (eux même d’ailleurs bien organisés), lois et réformes en faveur des travailleurs salariés (également fortement organisés). Il s’agissait donc d’un programme qui devait substituer une gestion capitaliste civilisée par les avancées de la classe ouvrière à la forme sauvage du capitalisme dominante en Amérique; autrement dire faire ce que les meilleurs sociaux démocrates avaient fait en Europe dans l’après guerre. Il s’agissait aussi d’affermir les instruments d’une gestion nationale en réduisant les moyens d’action du capital étranger dominant. On pouvait à partir de là discuter des perspectives à plus long terme. Pour les modérés - des chrétiens démocrates comme Osvaldo Sunkel et peut être certains socialistes comme Juan Somavia - ces réformes constituaient peut être une fin en soi, laissant l’histoire décider des évolutions ultérieures dont elles permettraient l’amorce. Pour d’autres, dominants dans les appareils socialistes et communistes, elles ouvriraient la route à une construction progressive du socialisme. La nouvelle gauche était puissante dans le pays et avait joué un rôle important dans la mobilisation et l’organisation des classes populaires. Les chrétiens du MAPU, que je connaissais par l’intermédiaire d’un de leurs idéologues importants qui a été l’un des maîtres de la nouvelle théologie de la libération (Franz Hinkelmaert), constituaient une aile fort active de cette nouvelle gauche. Le MIR, dont j’avais fait connaissance des cadres dirigeants que me présentaient André Gunder Frank, son épouse Marta Fuentes, Marta Harnecker (Chilienne qui par la suite a choisi de vivre et de militer à Cuba), de nombreux réfugiés latino-américains (brésiliens en particulier) qui se situaient dans la ligne de cette nouvelle gauche, constituait l’organisation dominante à gauche de l’Unité Populaire. Invité partout, dans les Universités bouillonnantes dans ce moment historique et dans les très longues soirées (nocturnes jusqu’au petit matin) de discussions organisées par les uns et les autres chez eux, à la latino-américaine, j’écoutais et je faisais part librement de mes opinions personnelles. Mais comme je l’ai déjà dit, je ne suis pas du tempérament des « donneurs de leçons », surtout à des militants qui menaient tous des combats véritables sur le terrain. Au fond la seule chose qui m’inquiétait - beaucoup même - était la naïveté des dirigeants au pouvoir concernant la réaction probable (certaine pour moi) de Washington à leur programme. C’était cette naïveté qui me gênait et non les limites des réformes qu’ils mettaient en oeuvre. Car celles-ci constituaient une étape première incontournable. On verrait après si la dynamique du mouvement social permettrait d’aller plus loin. Mais même au cas où celle-ci ne l’aurait pas permis - du moins immédiatement, dans la foulée de la victoire de l’Unité Populaire - on pourrait le regretter mais il faudrait s’y faire. L’histoire avance comme elle le peut. Ce que je craignais donc c’était que les Etats Unis ne tolèrent pas même le programme des réformes de l’UP. Car pour moi il est évident que toucher aux surprofits des oligopoles nord américains c’est blesser la partie la plus sacrée - la seule sacrée - du corps américain. Lues comme une déclaration de guerre à Washington, ces réformes devaient être immédiatement l’occasion d’une intervention musclée des Américains. Ni les discours sur la « démocratie » - sans la moindre crédibilité pour moi quand ils sont orchestrés par les médias au service de Washington, ni le moindre respect pour la souveraineté des peuples et des nations n’arrêteraient la mise en oeuvre d’une agression américaine. Avec cynisme la diplomatie des Etats Unis n’hésite jamais à assassiner un Président qu’il soit élu démocratiquement ou non, à faire massacrer des dizaines de milliers (voire des centaines de milliers comme en Indonésie) d’êtres humains ordinaires par une dictature mise en place par ses soins pour restaurer les sur profits de ses « corporations » menacées. Bien entendu les Etats Unis cherchent - et trouvent - des alliés locaux (et il y en a toujours particulièrement en Amérique latine dont les classes riches et les armées leur sont fidèlement dévouées), comme ils exploitent les erreurs éventuelles de leurs adversaires (et même les pouvoirs démocratiques peuvent en commettre !). Je ne cessais de répéter ce scénario à tous mes interlocuteurs chiliens et restais ébahi que la grande majorité d’entre eux n’y croyaient pas. A. G. Frank - pessimiste par nature mais lucide et sans illusions sur ce que sont les dirigeants des Etats Unis - et quelques camarades du MIR étaient les seuls à partager mes craintes. La suite de l’histoire devait hélas nous donner raison. Lorsque je visitais à nouveau Santiago en 1973 à quelques mois du coup d’Etat de Pinochet la situation s’était considérablement détériorée, moins par le fait des fautes commises par le gouvernement de l’UP que par le déploiement des stratégies de l’alliance Washington - forces réactionnaires locales. La grève des transporteurs routiers, des manifestations de groupes d’action fascistes faisant beaucoup de tintamarre, non réprimées, saluées par les médias américains comme celles de « démocrates » (!!) tout cela sentait le roussi. Les responsables restaient néanmoins flegmatiques et, me semblait-il, peut être même inconscients. Occupé à plein temps par toutes ces discussions je n’ai pas eu la possibilité de voir un peu de ce pays. Sauf une courte promenade à Valparaiso. Les camarades du lieu m’invitèrent à goutter ces excellents coquillages (les locos) dans un casino en bois construit sur la mer, du style de ceux que nous connaissons en Egypte. Journée bien agréable. La visite des Andes fabuleuses, où j’étais attendu par le syndicat des mineurs de cuivre, et des fjords de la côte où m’avaient invité les étudiants des universités de province, avait été remise à « plus tard ». Un plus tard qui n’est jamais venu bien sûr, avec le coup d’Etat de Pinochet. Ce que je regrette personnellement le plus, de ce point de vue un peu touristique, c’est de n’avoir pas eu la chance de voir la Terre de Feu. Mais qui sait, à l’avenir… Le Chili est un pays dont le peuple nous a beaucoup charmé Isabelle et moi. Au delà même des nombreux de nos camarades et souvent amis, les rencontres ici ou là avec des étudiants ou d’autres ont toujours été fort sympathiques. Pour ce qui est des tremblements de terre, quotidiens, on s’y habitue vite semble-t-il. Je me souviens néanmoins avoir été témoin d’une secousse beaucoup plus violente. Nous étions en réunion dans le bâtiment de la CEPAL. Enrique Iglesias présidait. Un grondement sourd, comme venant de l’au-delà arrêta net tous les discours. Iglesias, calme, dit après une demi-minute de silence glacial : restez calmes, à vos places, ce bâtiment a été construit pour résister aux plus forts tremblements. Je puis donc dire que le Forum du Tiers Monde, né ce jour là à Santiago en 1973, a fait trembler la terre, ou que la terre l’a fait trembler. Choisissez vos augures. Je visitais donc également la CEPAL. Beaucoup d’excellents analystes, économistes et sociologues de grand talent. Les réfugiés politiques de gauche (Brésiliens et Argentins notamment, mais également Péruviens, Colombiens et Boliviens), étaient toujours accueillis avec une bienveillance qui est tout à l’honneur de la tradition inaugurée par Raul Prebisch et poursuivie par Iglesias. Cependant je trouvais assez mièvres les travaux de l’école (le « desarrollismo »), en comparaison de ce que produisaient alors les auteurs de la dependencia, présents ici par les travaux des réfugiés politiques. Je rencontrais à cette occasion Raul Prebisch avec lequel j’ai eu une longue discussion. Je ne lui cachais pas mon opinion critique du desarrollismo. J’étais impressionné par la stature de l’homme, sa culture, son extraordinaire modestie, sa manière d’écouter attentivement. Ses réponses, toujours fines, témoignaient d’un doute profond, qui caractérise souvent les vrais penseurs. Il ne rejetait pas les critiques du desarrollismo, et semblait bien comprendre ses contradictions et ses limites. Mais il ne croyait guère possible une meilleure alternative. Prebisch a continué à bien vieillir, se radicalisant au fur des ans et des leçons de l’histoire. Je le revoyais quelque quinze ans plus tard en 1988, à Vienne, où l’on discutait du rapport Brandt et des perspectives nouvelles de la mondialisation. Cette fois nous étions tout à fait au même diapason et adressions la même critique de naïveté aux sociaux démocrates européens qui dominaient la scène. Ils n’ont pas compris les raisons de l’échec du desarrollismo; vous les avez vues, m’a-t-il dit. Le Pérou Au Pérou en 1971, nous étions reçus, Isabelle et moi, par Anibal Quijano, Julio Cotler et leur groupe. Ils étaient probablement à peu près seuls à l’époque à être critiques vis à vis du régime populiste de Velasco qui venait tout juste de chasser les laquais traditionnels de Washington. L’atmosphère me rappelait tout à fait celle de l’Egypte nassérienne : même style de discours, même emphase nationaliste et timidité sociale, même mépris pour la démocratie. Lima est une belle ville et sa Place des Armes un monument de la colonisation espagnole. En dépit du métissage ethnique - le type indien domine - la population réellement urbaine de la capitale donne l’impression d’être tout à fait hispanisée. Dans les bidonvilles, qui n’ont jamais cessé de grandir, ce n’est peut être pas le cas, et les immigrés ruraux de fraîche date sont restés « plus indiens » m’a-t-on expliqué. Le choc vient dès qu’on s’élève dans les Andes. Nous avons fait, Isabelle et moi, un voyage merveilleux, de Cuzco (que nous rejoignions en avion - un petit DC 3 ou 4 qui tournait en spirale effrayante dans la cuvette où se situe la ville, entourée de cimes de 7 000 mètres) à La Paz, par le train, le bateau sur le Titicaca et le taxi de la frontière à la capitale bolivienne. Quel paysage ! Passer par un col situé à plus de 5 000 mètres d’altitude, sur cet Altiplano peuplé de magnifiques troupeaux de lamas, laisse toujours un souvenir inoubliable. Au terminus, à Puno, il nous fallait passer la nuit. Bien que tout avait été soi disant prévu par l’agence qui avait organisé notre périple à Lima, « l’hôtel » - si on peut qualifier de ce nom l’auberge où nous nous rendions - prétendait ne rien connaître. L’hôtel ne disposait d’ailleurs que d’un dortoir où, serrés Isabelle et moi tout habillés dans des couvertures douteuses, nous cotoyions une vingtaine de paysans indiens aux ronflements sonores. Petit morceau du Titicaca en bateau puis continuation sur La Paz. De Cuzco nous nous étions rendus bien entendu à Machu Pichu. Le petit train côtoie ce précipice effrayant : à gauche les cimes des Andes, à droite la tombée sur l’Amazonie, entre les deux un remblai sinueux de deux mètres de large au plus sur lequel sont posés les rails. La beauté du lieu fait accepter la frayeur du voyage. Et quelle récompense : les ruines de Machu Pichu, diffusées en cartes postales dans le monde entier, sont, comme il fallait s’y attendre, plus grandioses encore quand on les voit avec ses yeux. Mais le plus étonnant encore est que l’existence de ces ruines ait été tenue secrète pendant trois siècles. Que les paysans indiens du lieu, qui s’y rendent pour pratiquer leur religion, aient maintenu ce degré de solidarité dans le silence à l’égard des conquistadores espagnols en dit plus long sur la réalité nationale du pays que toutes les analyses « scientifiques » qu’on a pu produire sur le sujet. Toujours deux pays. Je reviendrai sur cette affaire, confirmée ailleurs d’une manière qui m’a tout à fait convaincu, même s’il faut y mettre les nuances que je signalerai. La Bolivie A la frontière de la Bolivie longue attente et négociations avec les douaniers et la police. L’armée, visible partout, effrayait par les visages fermés des paysans indiens dont elle est constituée. Enfin, dans le taxi. Route de l’Altiplano superbe. A mi chemin entre la frontière et La Paz, dans ce lieu tout à fait désertique, au milieu de nulle part comme disent les Anglais, une gigantesque cathédrale - abandonnée mais non tombée en ruines - témoigne à la fois de ce que fut la folie des conquistadores et de la richesse des mines d’argent soumises à leur exploitation de pillage. Les débuts glorieux du capitalisme, édifié sur les cadavres de millions d’esclaves comme Marx le rappelle dans son analyse de l’accumulation primitive. A La Paz, à notre arrivée, un autre pays. La « révolution » venait de triompher. Des drapeaux rouges partout, des banderoles avec leurs slogans habituels. Reçu par les leaders de la révolution, des dirigeants trotskistes bien connus, j’enregistre leurs propos ahurissants : c’est une révolution prolétarienne, camarade. Nous ne ferons pas l’erreur de ces imbéciles de faux communistes de Chine et d’ailleurs qui ont associé les paysans à leur mouvement et lui ont fait perdre sa pureté prolétarienne. Ici c’est la classe ouvrière qui est au pouvoir et elle seule. Des leaders paysans avaient été reçus par ce pouvoir qui avait carrément refusé de leur promettre quoi que ce soit; surtout pas de réforme agraire qui permet la constitution d’un bloc de propriétaires hostiles au socialisme ! Je me contentais donc de dire à nos chefs trotskistes. Votre révolution pure ne durera que l’espace d’un matin. L’armée des paysans indiens ne se révoltera pas contre ses officiers réactionnaires, elle leur obéira pour vous écraser. La Paz vivait dans une illusion phénoménale. Son spectacle me rappelait celui de Barcelone en 1936, aux grandes heures du POUM, dont j’ai vu bien entendu quelques images de documentaires. Le soir les amis qui nous recevaient nous entraînent dans un « cabaret » populaire. Il s’agit d’une sorte de taverne où l’on mange un peu, boit davantage et écoute des chanteurs populaires qui grattent leur guitare. Etonnantes chansons, partie en espagnol (que je comprends), partie en quechua (qu’on me traduit). Nous en avons assez de vous (c’est à dire des Espagnols) et de votre religion etc, disaient ces chanteurs. Deux pays. Mais nos interlocuteurs - des intellectuels bien sûr - un peu gênés quand même, s’emploient à minimiser le sens des mots. Nous quittions La Paz quelques jours plus tard. Une semaine après l’armée, auteur du 130e coup d’Etat (ou un chiffre un peu plus élevé) bolivien, mettait un terme au festival. Arrestations en masse, assassinats des militants etc… la chanson est bien connue. Les Indiens ont quand même fini par l’emporter avec la présidence d’Evo Morales. Une avancée réellement révolutionnaire, pour moi. Le Venezuela Au Venezuela l’ami très cher, Hector Silva Michelena et son épouse Adicea nous ont reçus en 1971 avec la générosité qui les caractérise. Le couple a passé deux années à l’IDEP, à mon invitation. Hector est un personnage de qualité exceptionnelle par sa vaste culture, la finesse de sa lecture du marxisme, la solidité de son argumentation, comme par ses qualités de coeur. Ses deux frères, le brillant philosophe Ludovico, mort trop jeune alcoolique, et le politologue solide qu’était regretté Jose Silva sont également devenus à Caracas nos amis, tout comme d’autres Vénézuéliens de leur petit groupe, notamment Hein Sonntag et Armando Cordova. Le Venezuela n’est certainement pas le Mexique. Et l’ami Alonso Aguilar nous disait dans l’avion qui nous conduisait de Caracas à Mexico que la bourgeoisie vénézuélienne était « rastaquera » (j’ignorais l’origine espagnole de ce mot du français du sud ouest); rien à voir avec celle du Mexique. Caracas est célèbre pour ce type d’hommes d’affaires à l’origine plutôt tenanciers de bars et de maisons closes et associés aux mafias diverses du monde entier que gérants de commerces et d’industries moins voyants. L’argent du pétrole n’a pas arrangé les choses, bien entendu. Le style nouveau riche des villas-palais de goût douteux, les gourmettes en or massif, les costumes et souliers blancs dominent le paysage bourgeois. Du côté des classes moyennes et populaires c’est le triomphe des Mac Do, du plastic et du préfab style US etc… Les ignobles bidonvilles sont peut être ce qui reste le plus authentiquement latino- américain dans le pays. Les Michelena nous ont promené à travers une partie de ce pays étendu. De la côte caraïbe - jolis tropiques - à Maracaïbo l’horreur du boom pétrolier, en passant par les cols des Andes et la petite ville de Medina de los Andes, havre hispanique perdu dans un site merveilleux. Je ne suis retourné au Vénézuela que quarante ans plus tard pour participer à la session de Caracas du Forum mondial 2006. J’ai trouvé un pays qui n’avait plus rien à voir avec celui que j’avais connu. Une vraie révolution sociale – le mot n’est pas de trop –au sens qu’enfin on pouvait voir des mulâtres indiens et noirs – la majorité dans le peuple – ailleurs que dans la rue ! Jusqu’à l’arrivée de Chavès tous les pouvoirs étaient réservés aux Blancs de Blancs, d’origne strictement européenne. Ce changement n’est pas à mon avis quelque chose d’importance secondaire. Car il constitue la preuve que le pouvoir politique (mais attention rien de plus) est passé à des représentants du peuple vénézuelien tel qu’il est. Il est la preuve que le pouvoir de Chavès n’est pas celui d’un militaire quelconque - fut-il mulâtre- mais le produit d’un mouvement de masse réel. Cela augure de beaucoup de possibilités nouvelles porteuses à terme des transformations sociales radicales nécessaires. Tel est le défi nouveau auquel le peuple du Vénézuela est confronté. On sait qu’un grand nombre d’intellectuels vénézueliens, naguère de gauche, ont pris des positions non pas crtitiques () mais carrément réactionnaires. Sans doute parceque précisément ils n’ont pas supporté l’émergence du peuple de la rue tel qu’il est. Je n’en ai pas été trop surpris. La rente pétrolière avait bel et bien corrompu les classes moyennes. Voir ces intellectuels parader dans des villas somptueuses m’était toujours apparu malsain, inacceptable. Le Mexique Invité à l’assemblée du CLACSO à Mexico en 1973, je retrouve l’apparence des deux pays, sur laquelle je ferai néanmoins ici quelques commentaires différents. J’étais arrivé un vendredi et l’assemblée était prévue pour le lundi. Le week end je me promène donc dans Mexico, en touriste. Muni d’un bon plan je visite tout ce qu’il faut voir. La cathédrale m’impressionne non tant par son architecture et sa grandeur que par le spectacle des fidèles. Hommes et femmes, jeunes et vieux des classes populaires, tous ou presque ayant des physiques indiens ou fortement métissés, participent à une liturgie mi-espagnole mi-indienne, agitant des fleurs en papier, des squelettes en plastic, des objets curieux, des images saintes non moins inhabituelles par leurs visages indiens et leurs têtes emplumées etc… Le lundi, dans la grande salle du CLACSO, un tout autre paysage humain : encore une fois Barcelone ou Madrid. J’ai l’audace de le dire : hier j’étais en Asie, aujourd’hui je suis en Espagne, cela ne vous pose pas de problèmes ? Je crois que mes propos n’ont pas été bien reçus. Pas du tout. En visitant un peu de ce grand pays avec Isabelle je constatais quand même que le Mexique n’est ni le Pérou, ni la Bolivie. Nous nous sommes rendus dans deux régions indiennes - celle de la superbe Oaxaca, celle du Yucatán Maya à Merida et autour de cette ville à Chichen Itzu. Je crois que l’observateur étranger - s’il est attentif à ce genre de choses - comprend que le Mexique est une nation - une seule, fut-elle disons hispano- indienne. Mon hypothèse est que cette nation est le produit de la grande révolution des années 1910 et 1920. Au delà du romantisme que les chevauchées paysannes de Zapata et des autres ont pu inspirer, au delà du terme mis à cette révolution populaire par la bourgeoisie, il reste qu’elle a définitivement brisé l’héritage colonial. Ce qui n’est pas le cas dans les pays des Andes qui n’ont pas connu jusqu’aujourd’hui une transformation semblable. Le Mexique est un beau pays que je crois connaître un peu moins mal que d’autres. Je dois cet avantage à mes nombreux collègues mexicains, en premier lieu à Pablo Gonzalez Casanova qui, avec son épouse Marianne sont des amis trés chers. Pablo est, par sa stature, un homme politique mexicain de premier plan, respecté par toutes les forces démocratiques et populaires de son pays. Nos discussions sont toujours pour moi une source d’enrichissement entre autre pour la connaissance du Mexique et de l’Amérique latine. Des collègues mexicains, comme Alonso Aguilar, et d’autres, m’ont également aidé à me mouvoir dans les méandres de la politique mexicaine qui est fort compliquée. Mexico est certainement une ville bien intéressante à connaître, pour l’animation de la partie historique de sa ville, la richesse de ses musées, sa vie culturelle et politique intense. Mais elle est terriblement polluée par les automobiles, alimentées avec de l’essence mal raffinée. Perchée à 2 500 mètres d’altitude, l’oxygène y est plus rare; située de surcroît au fond d’une cuvette elle reçoit les retombées de toutes les fumées douteuses de ses industries nocives. Mais, quand on est riche, on peut toujours fuir son enfer et se réfugier dans l’une des magnifiques petites villes qui lui sont proches, comme Cuernavaca. Je suis allé plus loin, à Guadalajara et Puebla et ne compte plus le nombre des interventions que j’ai faites dans les universités du pays. Les Pyramides, bien connues de tous les touristes, valent certainement le déplacement. Les escalader est chose facile à la montée, terrifiante par le vertige produit pour leur descente. Le Président Eccheverria avait manifesté un intérêt plus marqué que ses prédécesseurs et ses successeurs pour l’intensification des relations de son pays avec l’Asie et l’Afrique. Il m’avait sollicité lors de son passage en voyage officiel à Dakar en 1992 je crois et invité à Mexico pour poursuivre la discussion à peine amorcée - faute de temps - dans la capitale sénégalaise. J’acceptais, tout simplement parce que je pense que toutes les initiatives visant au renforcement d’un front du Sud méritent toujours qu’on les soutienne. Quand bien même saurait-on que les conditions objectives comme on dit, c’est à dire la nature sociale des pouvoirs en question, limitent la portée potentielle des interventions. Eccheverria avait organisé une grande fiesta dans une hacienda fabuleuse que Cortès avait fait construire dans un site remarquable sur la route de ses conquêtes. J’étais placé auprès du Président qui me posait beaucoup de questions - intelligentes et précises - concernant l’économie mondiale et les problèmes de l’Asie et de l’Afrique. J’y répondais comme j’en ai l’habitude franchement, en explicitant mes arguments. Mais la musique était d’une puissance telle qu’on arrivait à peine à s’entendre. Je dis donc tout de go au Président : notre conversation serait peut être un peu plus facile si les musiciens s’éloignaient un peu de vous ? Eccheverria éclata de rire et me répondit : impossible, je ne suis que Président et au Mexique les musiciens passent avant ! La conversation fut donc reprise dans le calme de son bureau à la Présidence, à Mexico. Eccheverria voulait sans doute instrumentaliser notre Forum, (plus haut page 161) d’une certaine manière et le premier choix qui avait été fait pour notre antenne en Amérique latine était malheureux et pouvait encourager quelques ambitions de la bureaucratie du PRI. Nous avons rapidement corrigé le tir et mis un terme à toute ambiguïté concernant les objectifs du Forum. Au cours d’un voyage récent au Mexique je découvrais le désastre social et politique que l’adhésion du pays à la NAFTA (le marché commun Etats Unis/Canada/Mexique) avait produit. J’allais même jusqu’à parler de « suicide de la nation mexicaine ». Expression jugée trop forte par mes amis de ce pays. Je m’en explique. L’ouverture incontrôlée aux échanges commerciaux et aux mouvements de capitaux (y compris spéculatifs) ne peut donner rien d’autre que le pillage systématique des ressources naturelles du Mexique, la destruction de sa paysannerie, le lumpen développement. Et l’enrichissement fabuleux de la nouvelle oligarchie (Slim et autres) ne compense pas ce désastre. Les Mexicains sont alors condamnés à tenter de franchir en masse la frontière la plus protégée du monde, un mur de la honte et du crime en comparaison duquel le Mur de Berlin a été une plaisanterie. Les émigrés vont-ils alors, comme on le dit vite, reconquérir les Etats Unis, au moins l’Ouest qui d’ailleurs avait été volé au Mexique au XIX e siècle ? Il faudrait être bien naïf pour croire à cette fable. Les immigrés aux Etats Unis finissent toujours par accepter leur soumission et adhérer au « rêve américain ». Si je reste optimiste, en dépit de mon jugement sans réserve sur la trahison nationale dont la classe dominante mexicaine est responsable, c’est tout simplement parce que je suis persuadé que le peuple mexicain, qui a déjà fait une grande révolution, en fera une seconde. Il associera alors des avancées sociales révolutionnaires à la reconquête de l’indépendance du Mexique. Le renouveau d’une pensée marxiste créative, que j’ai constaté chez des jeunes communistes, et l’intérêt qu’ils portent à participer aux débats que nous animons, en constituent un bon indicateur. Les Antilles Les Antilles anglaises et Haïti constituent un autre monde, qui n’a que peu à voir avec l’Amérique latine, au-delà de la proximité géographique. Cœur des cœurs du système mercantiliste esclavagiste, la région compte de ce fait parmi les plus ravagées par l’histoire du capitalisme. La Jamaïque A la Jamaïque j’étais reçu par mon ami Norman Girvan, lui également un ancien de ceux que j’avais fait venir à l’IDEP, et par Kari Polanyi, la fille de Karl Polanyi, amie de longue date, rencontrée une première fois lors d’un de ses passages par Dakar au début des années 1970 puis dans son université Mac Gill à Montréal. Elle partageait désormais son temps entre Montréal et Kingston. D’emblée je fis la connaissance d’une foule de ces Antillais anglophones pétillants de malice et d’humour. Norman avait été fort actif dans le soutien à la tentative nationale populiste du premier gouvernement de Manley, s’était replié ensuite sur l’université et n’avait aucune illusion après le retour de Manley au pouvoir, dans les conditions de la nouvelle politique libérale à laquelle le gouvernement de la Jamaïque se croyait contraint de souscrire (on était en 1989). L’objet de nos débats portait donc plutôt sur la mondialisation en général, sujet sur lequel Norman a toujours beaucoup à dire, ayant étudié minutieusement les stratégies des transnationales qui pillent son pays. J’ai visité ce petit pays en la compagnie de ces bons amis. Belles plages séparées du pays - trop agressif pour les touristes - par des barbelés, miradors et agents de la sécurité en armes - à l’américaine, c’est à dire bardés d’instruments de toute nature. Isabelle avait imaginé dans une de ses caricatures ce mode d’organisation du tourisme dans le tiers monde. Les Jamaïcains racontent avec humour qu’en longeant les barbelés ils font des bras d’honneur aux nord Américains mais que ceux-ci, rentrés chez eux, racontent que le peuple du pays est très hospitalier, gentil et les salue toujours mais… d’une drôle de manière. Paysages désolés des terres dévastées par une agriculture de plantation sauvage destructrice des sols (comme des hommes, ici esclaves). Les esclaves marron se réfugiaient sur ces terres abandonnées. De la côte on pouvait voir un sous marin américain, toujours planté là m’a-t-on dit, dans les eaux territoriales du pays sans permission, comme pour rappeler aux Jamaïcains que l’arrogance US n’a pas de comptes à rendre. Pendant mon séjour un incident amusant. Un avion d’Air Jamaïca avait été arraisonné à Miami; il transportait une cargaison de drogue. La télévision américaine - qu’on voit à Kingston sans problème - interrogeait en direct les passagers. Une bonne petite bourgeoise de la Jamaïque, la ménagère qui va tous les mois faire son marché à Miami, déclarait tout de go : ah ! c’est le vol du mercredi, mais tout le monde sait que depuis des années c’est celui de la drogue; il y en a tant que çà sent fort. Que donc la douane US puisse être impliquée dans ce trafic (et l’arraisonnement dû sans doute à une bagarre entre mafieux - nord américains inclus -, ou à un différent entre eux et les douaniers corrompus) n’a pas été mentionné, ni même sous entendu. Le travail des médias est de n’attribuer la responsabilité du trafic qu’aux fournisseurs de la drogue, jamais aux importateurs américains et à leurs complices de l’administration yankee. Haïti Je connaissais Haïti par mes lectures et mes discussions avec ses militants rencontrés en exil. Longtemps réfugiés à Mexico, le regretté Gérard Pierre Charles et son épouse dominicaine Suzy Castor comptent parmi mes amis (chez qui nous avons logé à Port au Prince). Rentré au pays dès que cela est devenu possible, avec la première élection d’Aristide, Pierre Charles m’y a invité. La visite était bien organisée par le CRESFED, une institution active de l’opposition de gauche, et ses responsables comme Laennec Hurbon et d’autres. La conférence « masse » à laquelle François Houtart et moi- même avons participé en 1999 rappelait les meilleurs moments de la grande mobilisation populaire. Le soulèvement des esclaves de Saint Domingue à la fin du XVIIIe siècle avait été la première révolution des Amériques et il faudra attendre celle du Mexique des années 1910-1920 puis celle de Cuba dans les années 1950-1960 pour que ce continent en connaisse d’autres. Car ni la guerre d’indépendance des 13 colonies anglaises ni celles de l’Amérique latine qui l’ont suivie n’ont été des révolutions, n’ayant rien remis en cause des rapports sociaux mis en place par les classes dominantes du capitalisme mercantiliste (y compris bien entendu l’esclavage colonial) mais seulement assumé le transfert du pouvoir politique des métropoles aux classes dominantes locales. Ce n’est donc pas un hasard si les leaders de la « révolution » américaine étaient tous des esclavagistes et qu’ils n’ont pas même vu de contradiction entre leur discours « démocratique » et ce statut. A Saint Domingue ce sont par contre les victimes sociales du système qui se révoltent, non leurs bénéficiaires. Mais les esclaves qui s’étaient libérés n’avaient pas d’autre projet social que celui de s’établir en paysans libres assurant leur autosubsistance familiale sans plus. Ce projet sympathique et humain était parfaitement contradictoire avec celui du capitalisme mondial dominant car il ne permettait aux classes dirigeantes locales aucune forme d’insertion dans celui- ci. Ces classes ont donc utilisé le pouvoir d’Etat et les formes terroristes de l’exercice de celui-ci, pour reconstituer de grandes propriétés, taxer les petits paysans et par ces moyens produire et faire produire ce que le marché mondial pouvait leur acheter (sucre, café). Mais la résistance du peuple haïtien libéré, forte et continue, n’a jamais permis que cette forme d’exploitation du capitalisme périphérique connaisse un grand succès comme ailleurs sur le continent américain. Cette résistance populaire, en dépit des impasses dans lesquelles elle s’est souvent fourvoyée, alimentant des dérives violentes, fait de Haïti un pays attachant, du moins pour moi. Cette histoire donne aux intellectuels du pays une responsabilité particulière, car il leur revient de contribuer à ce que cette volonté populaire s’inscrive dans une perspective digne de ses aspirations humanistes. Tout au long du XIXe siècle ces intellectuels ne l’ont pas fait, s’inscrivant dans le projet des classes dominantes : s’insérer dans le système mondial. Le communisme de la IIIe Internationale offrait une autre perspective : celle de sortir de ce système et de construire le socialisme. Les vicissitudes du communisme historique et finalement sa dérive et son effondrement peuvent inspirer un retour aux illusions de l’insertion dans le capitalisme mondial, mais ils peuvent aussi libérer la pensée et l’action socialiste et s’inscrire dans une nouvelle étape de leur déploiement. D’autant que Cuba, le pays voisin qui a fait une révolution et qui est parvenu à éviter l’effondrement que celui du modèle soviétique devait normalement entraîner, avancera peut être dans une direction nouvelle allant dans ce sens souhaitable difficile, mais non impossible. D’autant également que dans toutes les Antilles les choix qui s’offrent sont de même nature, que les peuples de cette région du monde ont appris à combattre et que le capitalisme mondialisé n’a rien à leur offrir d’autre que le tourisme et l’émigration en masse. Le sujet de ces options était situé au cœur de toutes les discussions auxquelles j’ai participé, avec des militants de Haïti, de la Jamaïque, de la République dominicaine, de Cuba, et des autres îles des Caraïbes. Plus qu’ailleurs la ligne de fracture est ici visible entre ceux d’entre eux qui n’ont pas renoncé à tenter une insertion meilleure dans le capitalisme mondial, assise sur des réformes sociales et politiques internes sérieuses, la coopération régionale et le renforcement éventuel d’un front du Sud capable d’imposer de véritables négociations au Nord impérialiste et ceux qui craignent que de telles tentatives ne se soldent finalement que par de nouvelles illusions. Il n’est pas facile de choisir entre ces deux points de vue. Les « réformistes » sont quand même ici des radicaux et ne sauraient être confondus avec la bourgeoisie compradore qui se contente de tirer profit de la mondialisation telle qu’elle est. Les « révolutionnaires » ne sont pas nécessairement des « aventuriers » irresponsables ou des « dogmatiques » dépassés. Les uns et les autres sont les produits de peuples vaillants, intrépides dans leur tradition de luttes. L’establishment nord américain en est bien conscient et c’est la raison pour laquelle il considère les Caraïbes comme une région « dangereuse » et ne recule jamais devant les moyens d’intervention les plus odieux pour casser par la violence la plus extrême toute tentative de libération et de progrès social et démocratique de ses peuples. Son soutien continu aux Tontons Macoutes de Haïti, ses interventions militaires hypocrites (au nom de la démocratie !) destinées en fait à rendre tout progrès démocratique impossible, son débarquement à Grenade, son soutien inconditionnel aux contras du Nicaragua, ses menaces et provocations quotidiennes à l’égard de Cuba, aujourd’hui son soutien à Aristide qu’elle a acheté, sont là pour le prouver chaque jour. Face à cela l’attitude des Européens reste timorée et en fait souvent simplement alignée sur Washington. La République Dominicaine Par opposition à Haïti, la partie espagnole de Saint Domingue (la République dominicaine) a pu être intégrée moins difficilement dans le système du capitalisme mondial, pour des raisons évidentes : cette partie de l’île était fort peu peuplée lors de l’insurrection de la colonie française, elle a été « libérée » par les Haïtiens sans l’avoir été par ses propres moyens puis « protégée» par le maintien tardif de la colonisation espagnole et finalement intégrée dans l’espace nord américain auquel elle fournit une émigration dense (et un peu de drogue, cela va de soi). Les vestiges de cette première colonie espagnole (Colomb débarquait ici) et de la première capitale de la Vice Royauté en Amérique sont impressionnants, beaux et dans un état de restauration parfait. Comme à Cuba, au Mexique, au Brésil, l’importance de ces monuments et villes anciennes, qui fait contraste avec le désert des Etats Unis, témoigne que le projet sociétaire des Espagnols et des Portugais était considérablement plus riche dans ses visées culturelles que celui des Anglais en Amérique du nord. L’île, qu’Isabelle et moi avons traversée dans une belle ballade, est évidemment magnifique. Dans sa partie espagnole la misère des classes populaires paraît moins visible qu’en Haïti. Grâce à Isabelle Rauber, militante des mouvements populaires de base dans plusieurs pays de son continent, nous avons pu voir comment les classes populaires tentent de s’organiser ici en force autonome. Le résultat de tout cela est un gouvernement passablement confus, de la famille de la « social- démocratie des pauvres ». Néanmoins positivement actif dans une tentative de dialogue Nord-Sud digne de ce nom, comme Max Puig l’a démontré au cours des discussions entre l’Union Européenne et les ACP pour le renouvellement de la convention de Lomé. Les Universitaires de la République dominicaine n’ont accueilli avec un faste que je n’imaginais pas et offert en 1999 un titre honorifique de professeur à l’Université de Santo Domingo. Témoignage de leur sentiment anti-impérialiste sincère. Les Antilles françaises Retour de Haïti et Saint Domingue, l’escale de la Guadeloupe offre une image qui tranche. Les Antilles françaises, comme les autres, avaient été soumises aux horreurs de l’esclavage et étaient restées des colonies misérables jusqu’à la seconde guerre mondiale. Les Français d’aujourd’hui ont complètement oublié que la transformation a été le résultat d’un combat en faveur de la « départementalisation- assimilation » dirigé par les communistes locaux et de ceux de la métropole, contre le vieil esprit colonial de la droite et de la social-démocratie. Sans les communistes les Antilles seraient restées des colonies et aucun doute que leurs peuples auraient alors mené le combat pour l’indépendance comme dans les Antilles anglaises. L’option de l’assimilation, c’est dire de l’application effective des lois de la métropole dans tous les domaines politiques, sociaux et économiques, a marginalisé celle choisie par les indépendantistes, à travers lesquels ne s’exprime plus aujourd’hui que la révolte – justifiée – contre les vestiges du racisme (en voie quand même d’extinction) et surtout les ravages du tourisme. Car l’assimilation, dans les conditions d’un système qui est demeuré capitaliste (alors que les communistes de l’époque l’avaient pensé dans une perspective de transformation socialiste), n’a pas exclu la reproduction de l’inégalité immanente à ce système, atténué en termes de niveaux de vie par l’émigration, l’ouverture de la fonction publique française aux Antillais, le tourisme et les subventions économiques et sociales. En 2003, nous rendant à Belem, Isabelle et moi sommes passés par la Guyane. Il faut y voir la base spatiale. Impressionnant, et rassurant quand on sait que la technologie utilisée, française en l’occurrence, vaut celle des Etats Unis, et pourrait la dépasser sans difficulté si on voulait comprendre l’importance de l’enjeu : mettre un terme à l’arrogance de Washington. J’avais connu, étudiant à Paris, un bon nombre des militants et dirigeants du communisme antillais (et réunionnais) et partagé leur option – l’assimilation. Je ne crois pas qu’ils ont eu tort. Sans doute leurs espoirs socialistes ont-ils été déçus; mais le combat pour le socialisme peut et doit être poursuivi, aujourd’hui aux côtés des autres segments de la société française. Et ce combat n’a pas moins de chances que celui auquel les autres Antillais sont confrontés aujourd’hui face à l’ogre américain. Le peuple de Haïti avait fait une option analogue en son temps, celui de bénéficier de la citoyenneté républicaine de la France révolutionnaire. Les Montagnards l’avaient compris. Au point d’être capables pour certains d’entre eux d’avoir formulé cette pensée superbe : « ils (les esclaves de Saint Domingue) ont conquis leur liberté, ce sont des citoyens ». Mais Napoléon, prisonnier de ses préjugés conservateurs et donc colonialistes n’était pas fait pour le comprendre. Emergence ou pillage renforcé des ressources naturelles ? Les fonctions attribuées à certains pays d’Amérique latine et aux Caraïbes ne sont pas différentes de celles que remplissent les colonies de pillage en Afrique et en Asie. Le statut qui est encore celui du Venezuela et de la Bolivie demeure celui de fournisseurs de pétrole et de minerais, rien de plus. Certes ici les pouvoirs en place – Chavès puis Maduro, Morales – issus d’avancées populaires authentiques – le savent et voudraient promouvoir de véritables politiques systématiques permettant de sortir de cet état. Mai aux difficultés objectives auxquelles se heurte cette volonté certaine, s’ajoutent non seulement l’hostilité déclarée des puissances impérialistes, mais aussi celle de segments importants de l’opinion occidentale, encore une fois manipulés avec succès par le clergé médiatique au service des monopoles pilleurs. Dans les Caraïbes, après que l’ère du sucre soit entrée dans sa phase de déclin, les forces dominantes à l’échelle mondiale ne proposent rien d’autre que le tourisme et la sur exploitation du travail local dans des enclaves soumises à la dictature du capital international (bénéficiaire de surcroît d’avantages financiers exorbitants). J’ai eu l’occasion de discuter de ces questions en 1999 en Jamaïque, à Haïti, à Cuba. Je faisais observer tout simplement que la voie proposée excluait d’emblée toute amorce, même timide, de construction d’une économie intégrée, aux échelles nationales et à celle de la région, condition incontournable pour répondre aux exigences minimales de progrès social et politique. La démocratisation de l’Amérique latine 1980-2000 La culture politique de l’Amérique latine a été profondément bouleversée au cours des années 1980 et 1990 et ses sociétés ont amorcé une démocratisation réelle sans commune mesure, je crois, avec celle de l’Asie, du Moyen Orient et de l’Afrique (Afrique du Sud exceptée). Je ne parle pas ici des apparences, c’est à dire de l’adoption de façade des principes dits du pluripartisme et de l’organisation d’élections - parfois à peu près honnêtes, le plus souvent de la nature de la mascarade - de la reconnaissance parfois de quelques droits humains en théorie et en pratique. Ces « réformes », mises à la mode par les médias dominants, ne garantissent en aucune manière la démocratisation de la société, pas même réellement celle de la vie politique; et ne sont dans une large mesure que le mode de gestion de la crise convenant au capital transnational dominant dans la phase actuelle de chaos. Je parle ici de choses sérieuses, c’est à dire de la démocratisation de la culture politique et des interprétations idéologiques. De ce point de vue la majorité des sociétés d’Amérique latine semble en passe de faire un bond qualitatif. Les « traditions » d’autocratie dans la gestion des rapports entre gouvernants et gouvernés, entre chefs et masses, entre dirigeants de partis (y compris de gauche, même révolutionnaires et marxistes, bien entendu) et militants de base, entre hommes et femmes, entre pouvoir central et collectivités locales, sont toutes fortement ébranlées par une conscience qui se généralise et des actions multiformes. Je dois de l’avoir compris à l’ami P. G. Casanova, qui insiste sur cette réalité nouvelle en voie de cristallisation, et je suis convaincu que ses arguments sont puissants : l’amorce de cette démocratisation en profondeur est bien réelle, il ne s’agit pas de voeux pieux et d’illusions alimentées par des transformations en superficie; il s’agit d’une vague de fond. Rien de comparable, me semble-t-il, n’est engagé en Asie et en Afrique. Dans l’ensemble l’exigence de démocratisation (et je dis bien démocratisation, considérée comme un processus profond et long et non démocratie, définie en général comme un état qui se résume dans quelques formules partielles et sans portée autre que limitée) reste étrangère à la culture politique des classes dirigeantes et des classes dominées. Il y a même beaucoup de signes de régressions dans ces domaines, comme le ralliement des uns (les dominants) et des autres (les dominés) aux mirages des intégrismes religieux ou de la communauté ethnique. Ces régressions vident les quelques « réformes » dites « démocratiques » - quand elles sont mises en oeuvre - de tout contenu sérieux. Il y a sans doute des exceptions de portée et de nature diverses, en Corée, en Chine à sa manière, en Inde où une certaine dose de démocratie dans la gestion politique parait solidement enracinée, en Afrique du Sud grâce à la victoire remportée sur l’ignoble apartheid. Mais il ne s’agit que d’exceptions, par ailleurs encore fragiles ou même menacées. Mais en Amérique latine comme dans les exceptions asiatiques et africaines l’aspiration des peuples à la démocratisation des rapports sociaux et politiques se heurte déjà, d’emblée, aux contraintes que la mondialisation capitaliste impose. L’inégalité dans la répartition du revenu, la paupérisation de masse, l’exclusion des couches dites « marginalisées », que la soumission aux exigences du libéralisme capitaliste mondialisé génère fatalement, vident de leur contenu les avancées démocratiques, les fragilisent et - si cette soumission se perpétuait - en réduisent la portée à celle de ce que j’ai qualifié ailleurs de « démocratie de basse intensité ». La tâche qui s’impose dès aujourd’hui est de définir des stratégies d’ensemble -économiques et politiques - qui assurent le renforcement mutuel des aspirations démocratiques et des aspirations à la « justice sociale » (un terme que je n’aime pas beaucoup, parce qu’il est élastique et ambigu, mais que j’utilise pour désigner l’ensemble des réformes nécessaires pour assurer le maximum d’égalité et d’intégration sociale). Ces stratégies requises impliquent nécessairement qu’on sorte de la soumission néolibérale, qu’on parte du principe que les « marchés » comme on dit doivent être régulés pour être mis au service d’un développement réel au bénéfice des classes populaires. Le degré de conscience de cette contradiction nouvelle et les réponses qui lui sont données varient d’un pays à l’autre, d’un courant politique à l’autre. J’ai suivi avec autant d’attention que possible les renouveaux idéologiques qui ont préparé à ce saut qualitatif. En particulier les débats au sein des gauches révolutionnaires bien entendu, auxquels je participe autant que possible. L’abandon de la dogmatique stalinienne dans toutes ses dimensions (y compris évidemment celles qui concernent l’organisation du parti et des mouvements sociaux), mais aussi la critique de la substitution à celle-ci d’un « révolutionnarisme » que les mouvements militants de la décennie 1965-1975 ont promu, sont au coeur de ces débats. Zapatistes au Mexique, PT au Brésil, néomaoistes en Chine (c’est le nom qu’ils se donnent à eux mêmes), tendances radicales nouvelles qui apparaissent dans les partis communistes (et autour) en Inde et en Afrique du Sud, me paraissent être à l’avant garde dans ces débats. Je ne dis pas que ces forces nouvelles ont déjà défini des alternatives crédibles, puissantes et efficaces. Je dis seulement qu’elles en sont porteuses potentiellement. En contraste les mondes islamique, arabe et africain paraissent encore frappés de stérilité. J’ai suivi avec autant d’intérêt la naissance et le développement d’un autre courant radical nouveau, celui que porte la théologie de la libération chez les chrétiens d’Amérique latine et des Philippines. Je suis de ceux qui pensent qu’il s’agit là d’une composante importante de la transformation radicale à l’ordre du jour du nécessaire. Initiée me semble-t-il par les écrits de Gustavo Gutierrez dès 1968, ce courant a rapidement rassemblé des penseurs de première force et qualité, comme Leonardo Boff, Franz Hinklemaert, François Houtart. Les écrits de ce dernier, devenu un ami d’une douceur et d’une rigueur absolues, m’ont beaucoup appris. J’ai donc participé à quelques uns des grands débats ouverts par les théologiens de la libération, en particulier en participant à leur congrès à Manille en 1997. Les responsables que j’ai rencontrés dans ces débats, Israël Batista, Sam Kobia, James Oporia Ekwaro, Xavier Gorostiaga et d’autres sont devenus depuis quelques uns de mes interlocuteurs permanents. Mais le succès du mouvement ne se situe pas exclusivement au plan de la pensée. Le courant de la théologie de la libération n’anime pas seulement une foule de « petites actions » à la base (mais tout grand mouvement commence par beaucoup de « petites actions »); il est parvenu à devenir un mouvement de masse et, comme au Brésil, à s’imposer jusqu’au niveau de la Conférence des Evêques. Un moment tout au moins car la contre offensive que l’Eglise conservatrice conduit sous la houlette du Pape s’emploie à soutenir la construction d’un « contre feu » chrétien intégriste de droite et même d’extrême droite, et est parvenue à faire reculer le mouvement. Ici aussi avancées et reculs. C’est la loi de toute guerre sérieuse. Des mouvements démocratiques à portée plus strictement et immédiatement politique, largement dominés par les classes moyennes urbaines - mais soutenus par le monde ouvrier - ont fait reculer les dictatures du cône sud latino-américain à partir de 1985. Que ces mouvements aient bénéficié de la sympathie des pouvoirs occidentaux dominants dont évidemment Washington - ne fut ce que parce que les dictatures étaient usées et qu’elles avaient perdu leur fonction dans la gestion de la crise - n’annule pas le caractère positif de cette évolution des classes moyennes. Ailleurs - notamment dans les mondes islamique et africain - celles-ci ont adopté de toutes autres attitudes et glissé vers le fascisme religieux ou ethnique, également soutenues par Washington dans cette évolution. C’est que dans un cas comme dans l’autre ces classes acceptent la soumission au diktat de la mondialisation néo- libérale et c’est tout ce qui intéresse les pouvoirs dominants du grand capital transnational. Ce qui est résulté de ces mouvements démocratiques latino-américains est simultanément une avancée (démocratique politique) et un recul (impasse néo-libérale qui fragilise l’avancée démocratique). Le gouvernement de F.H. Cardoso, qui s’était rallié à cette formule - contre le PT de Lula à l’époque - est le plus bel exemple de cette impasse. La stagnation économique dans laquelle le néo-libéralisme enferme fatalement le Brésil dément toutes les promesses qui associent mécaniquement « marché et démocratie ». La même formule - dans une version plus vulgaire - caractérisait l’Argentine de Menem. Au Chili le compromis avec les forces armées - restées longtemps sous le commandement de Pinochet - a atténué encore davantage la portée de la démocratisation politique, ici fortement limitée. Trois évolutions paraissent - ou paraissaient - plus prometteuses. La première est celle des portes ouvertes par le soulèvement néozapatiste du Chiapas, dont la date a coïncidé - pas par hasard - avec la signature du traité de l’ALENA (NAFTA) intégrant le Mexique dans l’espace des Etats Unis. Le néozapatisme est une victoire sur un double plan. D’abord parce que le mouvement ne s’est pas enfermé dans le régionalisme-ethnicisme, mais a eu immédiatement un immense écho favorable dans tout le Mexique. Preuve à la fois que la nation mexicaine existe (et c’est un fait positif) et que l’aspiration démocratique y est puissante. Sur un autre plan les méthodes de mobilisation, d’organisation et de langage politique que le sous commandant Carlos a inaugurées constituent une avancée incomparable, en réponse aux défis de notre époque. Je passerai sous silence les « mondanités » organisées par les « amis du Chiapas », auxquelles je me suis abstenu de participer. L’avenir dira évidemment qui finira, dans la phase qui est la nôtre, par l’emporter : l’alliance démocratique impulsée par le néo-zapatisme, qui devra alors sortir le pays de l’impasse néo-libérale imposée par l’ALENA et simultanément aller au-delà de sa « théorie » d’origine (« l’ojectif n’est pas de prendre le pouvoir etc »), ou l’alliance des forces conservatrices mexicaines et de Washington. J’ai pu voir par moi même les transformations que l’Amérique latine avait enregistrées au cours des deux dernières décennies, dont la portée est positive, bien que sans doute limitée, comme toujours. Par beaucoup de ses aspects la société n’est plus la même que celle que j’avais connue au cours de mes premiers voyages et à travers mes lectures. Mais peut être peut-on en dire autant d’à peu près toutes les sociétés de la planète. Le positif : l’Amérique latine paraît être entrée dans un processus de démocratisation réel. Non pas tant que les gouvernements y soient désormais dans l’ensemble issues d’élections (cependant bien douteuses dans certains cas, comme au Pérou avec la reélection forcée en 1999 de Fujimori, qui a dû s’enfuir honteusement un peu plus tard) plutôt que de coups d’Etat militaires. Beaucoup plus important est le fait que les classes populaires commencent véritablement à ressentir un besoin d’expression démocratique autonome. Au Mexique la stratégie intelligente adoptée par le mouvement du Chiapas est parvenue à faire sortir les Néo Zapatistas du ghetto indigéniste régional pour devenir la composante d’avant garde active de la revendication démocratique générale du peuple mexicain. Nous nous trouvions Isabelle et moi à Mexico lorsque fut organisée par le mouvement en 1998 une « votation populaire informelle » (c’est à dire non organisée par l’Etat). Promenés dans les quartiers par un groupe de militants auprès desquels notre ami P. G. Casanova nous avait introduits, nous avons pu constater le sérieux de la campagne. Que celle-ci ait connu un succès comparable à beaucoup d’élections officielles constitue un indicateur qui, je crois, n’a pas beaucoup d’équivalents à travers le monde contemporain. La suite a confirmé la renaissance d’une force de gauche radicale puissante. Ce même processus de démocratisation est à l’œuvre ailleurs. Dans la République Dominicaine, comme à Cuba et à Haïti, conduits par des militants de base animateurs d’actions multiples (en particulier par Isabelle Rauber et par nos amis de Haïti), nous avons pu tout également voir comment ces expressions du besoin de démocratie politique et sociale contribuent efficacement à la repolitisation des classes populaires, à leur donner à nouveau confiance en eux mêmes, à les aider à dépasser la tradition de l’embrigadement derrière des chefs charismatiques ou prétendus tels. Le Brésil, visité fréquemment à partir de 2000, donne confiance dans son avenir possible. Des forces sociales de gauche puissantes sont à l’œuvre partout dans le pays. L’occasion m’était offerte de discuter avec un certain nombre de leurs dirigeants, du Mouvement des Sans Terre, de la centrale syndicale CUT, du PT (je garde ici un souvenir ému de quelques uns de ces militants, le métallo Tarcisio Secoli, l’organisateur d’une coopérative rurale Roberto Villela, ancien du groupe « Carlos Marighela », le conseiller syndical Giorgio Romano Schutte), d’entendre les analyses des défis et des difficultés (je pense ici surtout à celles qu’Emir Sader a formulées). Le volte face de F. H. Cardoso – je ne vois d’autre terme pour qualifier son ralliement à la droite brésilienne – s’expliquait sans doute par l’ambition personnelle de cet homme qui s’était toujours considéré comme « présidentiable » et a fini par tout soumettre à la réalisation de ce projet. Des traits de caractère de la personne, que j’avais bien connu et estimé dans le passé, que j’avais soupçonnés, me paraissant aujourd’hui expliquer cette évolution. Face à cette réalité les images roses du régime qu’un grand nombre d’Européens (comme Alain Touraine) ont propagées à travers les medias devraient faire sourire. Il y a toujours un envers de la médaille. Les aspirations démocratiques en Amérique latine n’ont pas été accompagnées par un rejet sans équivoque du discours néolibéral dominant. Les luttes sociales se situent dans l’ensemble sur un terrain défensif et combattent telle ou telle conséquence inacceptable de la mise en œuvre du projet néo-libéral par les classes dominantes. Par contre beaucoup des principes de base de l’idéologie du capitalisme contemporain sont acceptés soit faute d’esprit critique, soit parce qu’une alternative socialiste paraît non crédible. Les intellectuels ont une responsabilité particulière dans cet état des choses et leur démission contribue fortement à perpétuer des illusions dangereuses. Les gauches latino-américaines continuent la tradition de tourner leurs regards vers « l’ouest », les modèles du capitalisme central des Etats Unis et d’Europe; ce que je ne m’explique guère que par leur appartenance historique, culturelle et linguistique à l’Europe de leurs origines. Aujourd’hui ces gauches croient pouvoir imiter les sociaux démocrates européens – pourtant combien devenus misérables à force de ralliements au libéralisme – cherchent à s’en rapprocher (adhérer à l’Internationale Socialiste par exemple). L’idée que les défis auxquels leurs sociétés sont confrontées sont ceux du capitalisme périphérique, et que ces défis devraient plutôt les inviter à contribuer à la reconstitution d’un front anti- impérialiste avec l’Asie et l’Afrique, ne s’impose pas à eux spontanément. La trajectoire démocratique empruntée en Amérique latine rencontre ici ses limites. C’est pourquoi la démocratisation me paraît encore vulnérable, fragile et peut être même réversible. Non pas seulement que les maîtres du système global – l’establishment des Etats Unis – soient tout à fait capables d’un retournement en faveur de dictatures violentes si le maintien des privilèges du capital qu’il représente l’exigeait (et je n’ai aucune confiance dans le discours « démocratique » - conjoncturel- de cet establishment). Les peuples eux mêmes, déçus par la démocratie de basse intensité associée au libéralisme, pourraient plonger à nouveau dans des illusions d’une nature ou d’une autre. Mais l’élection de Chavès au Vénézuela puis celle d’Evo Morales en Bolivie suivie par celle de Correa en Equateur constituent certainement de belles avancées révolutionnaires qui inaugurent la possibilité réelle d’un nouveau parcours en direction de l’invention d’un socialisme du XXI ème siècle. En Amérique latine, comme ailleurs tant que la lutte pour la démocratisation de la société dans toutes ses dimensions (qui implique le rejet total du projet libéral) ne sera pas associée à une stratégie de renouveau de la perspective socialiste, les avancées réalisées ici ou là resteront fragiles. Par exemple au Mexique : la fin de la dictature du PRI est désormais consommée, mais au profit de qui ? D’une illusion associant démocratie formelle et soumission au libéralisme et à l’hégémonisme de Washington ? Que peut en attendre le peuple mexicain ? Le ralliement du Forum de Sao Paulo au consensus dit de Buenos Aires n’est-il pas l’indicateur que la menace de cette fausse sortie du dilemme concerne également d’autres pays du continent ? Soyons confiants: la nouvelle gauche radicale mexicaine est pleinement consciente de la nature du défi. Face à ces dangers réels la belle figure du regretté Celso Furtado fait contraste. Invité en mai 2000 à l’occasion de la commémoration de ses 80 ans je n’ai pas été surpris de l’entendre formuler l’une des analyses critiques du libéralisme parmi les plus radicales, cohérentes et puissantes qui soient, de surcroît dans la région attachant de son Nordeste, dans ses charmantes capitales historiques – Récife et Joa Pessoa, visitées à cette occasion. Dans un pays comme le Brésil qui constitue peut être l’un des maillons faibles du système capitaliste libéral, il est important que cette voix continue à bénéficier du prestige qui lui est du. L’Amérique centrale au Sud du Mexique était toujours demeurée le lieu d’une rébellion quasi permanente depuis les années 1920 (les premiers mouvements de Sandino et de Marti), et, en dépit des dictatures sanglantes et longues - comme celle de Somoza au Nicaragua ou celles du Guatemala après le renversement d’Arbenz soutenues fermement par Washington, financièrement et militairement - le feu n’avait jamais cessé de couver. La victoire de la guérilla sandiniste en 1979, l’extension de la lutte du Front Farabundo Marti au Salvador dans les années 1980, n’étaient pas surprenantes. Du moins elles ne m’ont pas surpris. J’ai eu l’occasion de rencontrer des militants de ces mouvements avant et après leurs victoires et - au delà du respect naturel que j’éprouve pour tous les combattants courageux des mouvements populaires anti- impérialistes - j’ai toujours partagé largement leurs analyses, qui me paraissaient avoir fait sérieusement la critique du dogmatisme stalinien comme celle de la riposte « gauchiste », et intégré la dimension démocratique. Ils en ont donné quelques preuves réelles importantes après leur victoire. Cela n’a malheureusement pas empêché un glissement du régime du Nicaragua qui a favorisé le soutien des interventionnistes de Washington aux Contras et finalement conduit à la déroute électorale de 1989. J’ai évidemment suivi de près le déroulement de ce drame, analysé avec la meilleure lucidité par notre ami Gorostiaga. Du coup également le Front Farabundo Marti a été contraint de souscrire à un compromis minimal au Salvador. Le retour d’Ortega au pouvoir en 2007 au Nicaragua, même si d’évidence les conditions ne sont plus celles de la première expérience révolutionnaire de ce pays, doit néanmoins être considéré comme un indicateur positif. Les espoirs investis dans ce type de réaction affirmative au défi de notre époque ne sont pas pour autant définitivement à écarter. Sous d’autres formes les luttes de masse pourront avancer la mise en oeuvre de stratégies associant avec succès libération anti-impérialiste et démocratisation. Mais dans l’immédiat les défaites en Amérique centrale ont fait pencher la balance en faveur de l’option luttes de masses (luttes de classes) - luttes électorales amorcée par le PT de Lula au Brésil. Cette option s’est cristallisée par la constitution du Forum de Sao Paulo qui regroupe des partis et organisations importants de beaucoup de pays latino-américains majeurs. Ces partis ont d’ailleurs marqué des points sur le plan électoral dont on aurait tort de sous estimer la portée. Lula avait été à un doigt de gagner les élections présidentielles au Brésil contre Cardoso – un « candidat de luxe pour la droite » comme l’a dit le vieil ami Darcy Ribeiro, et l’a emporté largement quelques années plus tard. Conquérir par la suite les municipalités de villes gigantesques comme Sao Paulo, Porto Alegre, Montevideo n’est pas à la portée de n’importe quel mouvement. Mais ces avancées - et victoires même - font à leur tour problème. Elles encouragent des illusions électoralistes, comme toujours. Elles retardent la cristallisation de stratégies offensives cohérentes et efficaces associant démocratisation et progrès social (qui implique de sortir du néolibéralisme). Sur ce plan le Forum de Sao Paulo et le PT qui en constitue la colonne vertébrale - m’ont véritablement déçu, je l’avoue. Je n’ai rien trouvé dans les débats qu’ils ont animés - que j’ai suivi de près - qui ait démontré une conscience suffisante de la nature du défi. Je n’ai donc pas été étonné lorsque ce Forum a commencé à donner des signes d’essoufflement, marqués à la fois par la crise au sein du PT et la prise de position des signataires du « consensus de Bueno- Aires » par les principaux partis associés se voyant aptes à gagner des élections dans leurs pays respectifs, comme les Socialistes chiliens, les Radicaux argentins, les Démocrates du Mexique. On sait que tous ces partis ont finalement souscrit à l’idée que le libéralisme mondialisée était devenu une donnée définitive pour le présent et l’avenir. Quelle erreur magistrale, à mon avis ! Au moment même où les grands partis d’Amérique latine dans lesquels on pouvait investir de grands espoirs souscrivent à cette billevesée, la crise mondiale du capitalisme néolibérale éclatait en Asie de l’Est et du Sud est. Or ici on voit se dessiner des réactions anti-libérales (la confirmation de la fermeture des comptes-capital par la Chine et l’Inde …) portées par les classes dirigeantes elles-mêmes… pas toujours particulièrement démocratiques. C’est ce moment même que choisissent les socialistes chiliens pour se situer à droite de la timide démocratie chrétienne de ce pays, rêvant peut être de rivaliser de zèle avec Tony Blain et Schroder, encouragés dans leur dérive par l’Internationale socialiste! Les pays andins paraissent être demeurés largement en dehors des évolutions générales du continent. Au Pérou la formule insurrectionnelle des années 1960 et 1970 s’est perpétuée ici dans la forme dramatique des Sentiers Lumineux (pseudo maoistes), en Colombie la guerre civile n’en finit pas de se renouveler. En contre point la dictature constitue, pour le pouvoir de Washington et des classes dominantes, le seul mode de gestion de la stagnation et de la crise, en Colombie, au Pérou et bien sûr en Bolivie. Nouvelles victoires, nouveaux défis Je reviendrai plus loin (voir l’annexe 1 du chapitre 7 : Les Forums sociaux sont- ils utiles pour les luttes populaires ?) sur notre critique des « mouvements sociaux » qui se retrouvent désormais dans les Forums depuis le début de ce siècle, et sur la place qu’y occupe le Forum mondial des alternatives. Mes responsabilités militantes au sein de ces mouvements me permettent d’en parler de l’intérieur. Car je suis d’aussi prés que possible les débats au sein de tous ces mouvements en Europe, en Asie, en Afrique et en Amérique latine. Je prends position avec tous ceux qui pensent que ces mouvements doivent devenir des acteurs collectifs de la transformation du monde, conscients et lucides, capables non seulement d’analyser, mais encore et surtout d’organiser ce que nous appelons « la convergence dans la diversité », de conduire ensemble des batailles et de les gagner. L’Appel de Bamako s’inscrit dans cette perspective, comme François Houtart et moi- même l’avons rappelé dans un article publié dans le numéro de mai 2006 du Monde Diplomatique. De ce point de vue l’Amérique latine me parait être en avance sur les autres continents. Car les mouvements qui se sont mobilisés ici ne sont pas de la nature de petites organisations marginales ou de mouvements limités aux classes moyennes, comme cela est encore souvent le cas ailleurs. Il s’agit ici de grands mouvements populaires au bon sens du terme, entraînant dans l’action des masses qui se comptent par millions. C’est ce que j’appelle des avancées révolutionnaires. On pourra discuter des raisons qui ont permis ce saut qualitatif : le bénéfice de conditions démocratiques meilleures qu’ailleurs, l’indépendance d’esprit des mouvements à l’égard des partis politiques traditionnels. Le fait est que ces mouvements ont amorcé des changements qui ont permis des victoires électorales qu’on a de la peine à imaginer encore ailleurs. La victoire de Lula a été la première de la liste. Une victoire des classes populaires, incontestablement. Et c’est pourquoi, une défaite éventuelle de l’expérience ne serait rien moins que catastrophique. Cette victoire a été suivie par celle de Kichner en Argentine, élu contre les programmes libéraux dominants. Chavès a été imposé par un mouvement populaire de grande ampleur, qui a été capable de lui faire gagner des batailles électorales et un référendum difficiles, puis de mettre en déroute le coup d’état fomenté par la réaction locale et la CIA. Evo Morales a été porté à la Présidence par le peuple indien de Bolivie, Corea en Equateur et Ortega au Nicaragua.. D’autres victoires sont possibles. Au Pérou le candidat de la droite ne vient de l’emporter – en mai 2006- que de justesse devant celui du mouvement. Dans un pays qui a connu les vicissitudes qu’on connaît, la dérive puis la déroute des Sentiers Lumineux, cette nouvelle donne est loin d’être négligeable. Au Mexique la montée de la nouvelle gauche est bien avancée. L’émergence des « peuples indigènes » se situe dans ce cadre. Car il ne s’agit pas ici de revendications « communautaristes » séparatistes, comme c’est souvent le cas ailleurs. Il s’agit de revendications citoyennes qui s’attaquent au problème de fond de la définition des nations du continent qu’on devrait désormais appeler des nations indo-afro-latines. Oui donc, des victoires importantes. Mais qui dit victoire dit aussi défis nouveaux à relever dont il importe de mesurer toute l’ampleur. Car ces victoires n’ont pas été le fruit de ce qu’on appelle du terme classique « des révolutions », lesquelles sont en position de « faire table rase » et d’engager la société dans des transformations radicales. Les mouvements sont au gouvernement, mais les pouvoirs économiques et sociaux, beaucoup des pouvoirs institutionnels, comme la justice, demeurent sous le contrôle du grand capital local et étranger, des latifundiaires et de leurs serviteurs politiques. Au Brésil, face au gouvernement de Lula, ces forces réactionnaires sont toujours présentes en force, jusque dans les allées du Congrés, des Etats et des Municipalités.Il en est de même ailleurs, même au Vénézuela et en Bolivie. Dans ces conditions « que faire ? ». Comment amorcer et faire avancer les transformations nécessaires des rapports sociaux, dans un sens favorable aux classes populaires ? Je n’ai pas de leçons à donner sur ces sujets mais peut être seulement quelques mises en garde. Je ne suis pas contre la « politique des petits pas ». Je ne pense pas qu’on puisse faire mieux et plus dans les circonstances. Mais je suis de ceux qui pensent que le conflit avec les intérêts dominants du capitalisme oligopolitisque mondial et des forces réactionnaires locales qui lui sont associées, est inévitable. L’option en faveur de « solutions réalistes » et d’un « ajustement aux exigeances de la mondialisation libérale », comme le préconisent les Sociaux libéraux européens, la Banque Mondiale et d’autres, ne peut être que catastrophique. Malheureusement cette option est celle qui a l’oreille du gouvernement de Lula, lequel en a donné la preuve en volant au secours de l’OMC en difficulté à Hong Kong en 2005. Or la défaite de l’OMC aurait constitué une immense victoire pour les peuples du Sud, amorçant la construction d’un monde multipolaire authentique. Le Brésil de Lula a préféré les illusions des « pays émergents » que les puissances occidentales flattent, défendu en dernière analyse les intérêts de ses latifundiaires aux côtés de l’Inde ! La construction d’un front des nations d’Amérique latine face à l’arrogance des Etats-Unis est désormais devenue imaginable. C’est l’objectif du plan ALBA (initiative bolivarienne pour les peuples américains). Un plan d’abord de solidarité politique dont l’économie est fondée non sur le concept de « marché commun » (comme le Mercosur) mais sur celui de la construction de complémentarités, à commencer par celles qui concernent l’accès et l’usage des ressources naturelles. Des avancées prometteuses en Amérique latine En Amérique latine les avancées amorcées dans les décennies précédentes sont désormais confrontées à des choix difficile qui décideront de l’avenir. Au Venezuela la sortie de l’économie de rente pétrolière et la construction d’un système productif agricole – industriel toujours inexistant conditionnent l’engagement du pays sur la longue route du progrès dans une perspective socialiste. En Bolivie et en Ecuador les réponses à la question double de la sortie du modèle de lumpen développement toujours en place et du règlement de la question nationale – plus exactement de la définition institutionnelles de la pluri-nationalité – restent en suspens. Au Brésil le compromis historique mis en place par Lula et le PT, associant des avancées sociales limitées et un incontestable progrès de la démocratie au maintien des pouvoirs économiques (et politiques) des classes possédantes – latifundiaires modernisés et monopoles industriels – est-il viable à plus long terme ? « L’émergence » du Brésil, dans ces conditions, demeure tout également fragile. Mes responsabilités dans le FMA m’ont valu plusieurs visites à Caracas, au cours des dernières années. J’ai tenté de suivre l’évolution des luttes de plus près, en particulier à l’invitation de Hugo Chaves, de quelques ministres, de Marta Harnecker (Centre Miranda) et d’intellectuels communistes (critiques en général). Je déplore l’attitude de rejet de l’expérience en cours par beaucoup d’intellectuels qui se situaient dans le passé à gauche – et parfois à gauche de la gauche. Car cette expérience demeure tout à fait capable d’aller de l’avant, en dépit du caractère gigantesque du défi : construire une économie que la rente pétrolière a détruite de fond en comble. Et son échec éventuel ne pourrait que ramener le pays loin en arrière. Je rappelle que le FMA a tenu son Congrès à Caracas en 2008, grâce au soutien généreux de Carmen Bohorquez, alors Ministre de la Culture. La plus belle invitation que l’Amérique latine m’ait adressée est venue en 2010 de La Paz, du Vice Président Alvaro Garcia Linera : un mois à sillonner ce vaste pays, de l’Altiplano (moi- même et Isabelle avons la chance de ne pas souffrir des hautes altitudes) à la forêt amazonienne. Je ne connaissais les batailles courageuses – et victorieuses – conduites par le peuple de Bolivie (la bataille de l’eau à Cochabamba, l’encerclement de La Paz mettant en fuite le Président à la solde de Washington, la renaissance des nations indiennes) que par mes lectures. Les discussions de la plus grande franchise avec des groupes de militants de base et des dirigeants (dont le Vice Président, Oscar Oliveira, Oscar Vega Camacho, Raul Prada – le « staff » du MAS) ont certainement largement contribué à me faire mieux comprendre la nature des défis et des réponses données par les différents courants de la gauche bolivienne. Le plus beau cadeau m’a été offert par David Choquehuanca –le Ministre des Affaires Etrangères – sous la forme d’un splendide fac-simile des carnets du Che. Un cadeau qui nous a, Isabelle et moi, valu une émotion allant jusqu’aux larmes. Ma visite de l’Ecuador avait été remise à plusieurs reprises. Le groupe de travail du FMA, animé par Napoleon Saltos et Victor Hugo Jijon déploie ses activités avec beaucoup d’énergie et de continuité. La lecture des travaux récents de François Houtart, qui a élu domicile à Quito, concernant le « buen vivir » est pour moi l’une des lectures parmi les plus enrichissantes que j’ai pu faire au cours des dernières années. Finalement en 2011, j’ai participé à Quito à la réunion d’un excellent groupe de travail de synthèse du FMA. Concernant les problèmes propres à l’Ecuador je me garderai de porter un jugement à l’emporte pièce pour donner raison ou tort aux mouvements indigénistes en conflit avec le pouvoir de Correa. Je ne regrette qu’une chose : que le temps ne m’ait pas permis (et sans Isabelle cela n’aurait pas eu de sens pour moi) de visiter cette région exceptionnelle de la Planète que sont les Iles Galapagos. Je n’en dirai pas davantage dans ces mémoires. C’est en effet François Houtart qui a pris la responsabilité de coordonner les activités du FMA sur ce continent. Grâce à son dévouement illimité et à la finesse de son intelligence, Houtart est parvenu à faire de l’implantation du FMA en Amérique latine une réalité politique qui a désormais son importance. Dresser la liste des collègues actifs dans nos réseaux associés et des rencontres qu’ils ont organisées revient à Houtart, pas à moi. Pour ma part je dirai seulement que j’ai toujours beaucoup appris chaque fois que j’ai eu la chance de participer à ces rencontres. Quelques noms à rappeler quand même : en Ecuador Napoleon Saltos et Victor Hugo Jijon, au Costa Rica Wim Dierckssens, qui s’ajoutent à ceux des camarades déjà mentionnés à l’occasion, au Brésil, à Cuba, au Venezuela, à Haiti, au Mexique et en Argentine. 3739630@100617035.com - 7-100617035-23495496 - Toute reproduction interdite CHAPITRE CINQ EUROPE DE L’EST, URSS ET RUSSIE : SORTIE DU TUNEL ? L’Europe de l’Est et l’URSS du socialisme réellement existant Je commencerai par dire que je n’aime pas l’expression retenue pour ce titre. Elle a été inventée par Rudolf Bahro et impliquait que les régimes en question étaient socialistes dans leurs fondements essentiels, mais qu’ils étaient l’objet de déformations, graves pour certains, moins pour d’autres, mais surmontables, permettant à des réformes éventuelles de faire évoluer ces systèmes vers un meilleur socialisme, qu’il s’agisse de réformes guidées par une conception du type « socialisme de marché » ou par une conception fondée sur des formes de démocratisation faisant reculer l’aliénation marchande et économiste. Les régimes en question étaient-ils « réformables » ou non ? La question est mal posée. Il n’y a pas de société condamnée à ne pas pouvoir se transformer. L’avenir est toujours ouvert et dépend des luttes sociales, politiques et idéologiques qui s’y déploient en réponse aux problèmes auxquels elle est confrontée. Pour moi les régimes « soviétiques » étaient condamnés à se transformer ou à disparaître un jour ou l’autre : je l’ai écrit à partir de 1960. Mais ils pouvaient évoluer ou même tomber à droite, au centre ou à gauche; et cela dépendrait des luttes qui s’y développeraient. Je souhaitais évidemment qu’ils évoluent ou tombent à gauche, c’est à dire que les classes dominées soit leur imposent une évolution dans ce sens, soit parviennent à les renverser par un mouvement fort ouvrant cette alternative. Cet espoir n’était en aucune manière absurde ou illusoire, et lutter pour qu’il devienne réalité est le seul principe d’action politique défendable, à mon avis. J’aurais même considéré leur évolution « au centre » comme positive, c’est à dire une réforme donnant des assises stables - pour un temps - à un « socialisme de marché » associant formes collectives de propriété dominantes et large recours à un marché régulé. Dans la perspective de la longue transition au socialisme cette étape n’est pas nécessairement absurde. Ils sont finalement tombés à droite, c’est à dire que la pire des alternatives s’est imposée. Cela s’explique mais n’était en aucune manière la seule possibilité. Ceux qui ont repris la formule - l’opinion dominante dans le monde occidental - n’ont jamais pensé que le socialisme fut possible. L’ayant décrété « non réformable » celui-ci serait tombé pour céder la place à une restauration capitaliste pure et simple (ce que j’appelle tomber à droite) parce qu’il ne pouvait pas exister d’autre alternative. C’est pourquoi l’expression de « socialisme réellement existant » leur plaît. Ce qui aurait démontré être une utopie impossible c’est bel et bien le socialisme, qui aurait défini le caractère essentiel des systèmes en question. Or pour moi ces régimes n’étaient pas socialistes. Je ne reviendrai pas ici sur les analyses qui m’ont conduit à les voir comme des variétés particulières du capitalisme - « un capitalisme sans capitalistes » ai-je écrit. J’ajouterai que ceux qui parlent du « socialisme réellement existant » ne discutent jamais du capitalisme dans les mêmes termes. L’idéologie dite libérale dominante parle du capitalisme en termes abstraits comme d’un idéal-type rationnel sans histoire. Cela leur évite d’avoir à affronter la réalité du capitalisme, et singulièrement l’opposition de ses formes centrales et périphériques, immanente à son expansion mondialisée. J’ai déjà mentionné (plus haut page 31) mes visites précoces - j’étais étudiant - dans trois démocraties populaires : la Tchécoslovaquie, la Pologne et la Hongrie. Je ne suis retourné dans deux de ces trois pays que plus de trente cinq ans plus tard, alors que leurs régimes dits communistes s’étaient effondrés. En septembre 1991, dans la jolie petite ville de Venice, située sur un lac au sud ouest de Budapest, je participais à ce colloque au cours duquel le fameux Oleg Bogomolov a fait l’intervention curieuse que j’ai commentée plus haut. Je retrouvais Budapest dont j’avoue que j’avais un peu oublié la topographie, ne me souvenant que vaguement du beau vieux Buda (tout de même aujourd’hui bien restauré pour être vendu par appartements à la nouvelle bourgeoisie), du Parlement - copie de Westminster - et de la grande île au milieu de ce superbe Danube - la largeur du Nil, pas celle de la Seine, de la Tamise ou du Rhin ! Je retrouvais également avec un souvenir nostalgique ce fameux café 1900 logé sur une place agréable de Pest, lui aussi bien restauré, comme la grande place décorée par les statues imaginaires des fondateurs de la nation - les chefs Huns, Attila et autres, bien grimés en Mongols à belles moustaches. Floraison également de sex-shops et autres « salons de massage » à l’usage des nouveaux touristes allemands. Nous fûmes logés, Isabelle et moi, dans cet extraordinaire vieil hôtel 1900 de Buda (le Gellert), dont j’ai apprécié les bains turcs alimentés par une source minérale. Un véritable chef d’œuvre de la « belle époque ». Mes amis hongrois, Imre Marton, vieux communiste, réfugié en France pour fuir Horty, résistant rentré en Hongrie en 1945, africaniste qui a séjourné quelques temps en Guinée, avec lequel j’ai toujours trouvé le moyen de discuter fort librement des problèmes du socialisme, que j’invitais d’ailleurs à l’une de nos grandes rencontres Nord-Sud organisées par le Forum du Tiers Monde. Marton était tombé dans un désespoir sans fond de voir le régime tomber à droite; il est mort en 1998. L’économiste Tamas Szentes, rencontré pour la première fois à Dar es Salaam dans les années 1970, est, à mon avis, un des meilleurs analystes du capitalisme mondial et des problèmes du « socialisme réellement existant ». C’est un homme de qualité, de surcroît plein d’humour. Il avait occupé des fonctions importantes au sein de la commission du Parti chargée de la réforme dans la seconde moitié des années 1980. Il y avait défendu avec ténacité et habileté des positions de réformes centristes (un socialisme de marché, contrôlant les relations extérieures et garantissant une répartition correcte du revenu). Il m’a raconté par le détail comment et pourquoi ce plan a été rejeté par la « majorité » : la bourgeoisie du Parti voulait tout simplement restaurer le capitalisme à son profit. La gauche est toujours vivante en Hongrie et j’ai eu l’occasion de discuter de ses perspectives avec les jeunes qui en assurent la relève, la brillante jeune femme Andréa Szego, Andor Laszlo, Agnes et Gabor Kapitany qui militent au service des syndicats et publient une revue de qualité (à laquelle je collabore de temps à autre) sur les problèmes de la lutte pour le socialisme. Par contre beaucoup de ceux qui constituaient la vieille garde des économistes célèbres du système déchu ont tout simplement tourné casaque et renouvelé le moyen de poursuivre leurs carrières, encensés par la Banque Mondiale (comme Kornai). Je suis retourné en Tchécoslovaquie il y a quelques années, en simple touriste avec Isabelle, ma fille Anna et sa copine Claire. Nous sommes allés passer trois jours à Prague. J’avais un souvenir précis de cette ville superbe et particulière par la richesse phénoménale de son style baroque, qui n’est pas seulement celui de ses monuments mais qui se déploie dans toutes les rues de sa vieille ville. Je l’ai retrouvée. Par contre la « Cité universitaire » d’Opletalova - où j’avais séjourné clandestinement - me parait avoir été détruite, ou transformée au point d’être méconnaissable. Aucun contact politique. Sur la route, destinés aux touristes allemands, se succèdent les « Erotik ». Nouvelle destinée du protectorat rétabli de Bohème Moravie, en attendant le retour des Sudètes sans doute. Je n’éprouve qu’un mépris profond pour la nouvelle classe dirigeante, et notamment pour son Président Vaclav Havel. Célébré comme un libérateur démocrate, ce piètre individu n’avait jamais été qu’un mauvais fabricant de pièces de théâtre. Soit disant boycottées par le régime communiste, ces pièces sont sans doute si peu intéressantes qu’on ne les joue toujours pas… Le cynisme et la vulgarité caractérisent la nouvelle bourgeoisie tchèque. Doit-on s’étonner alors que le Ministre des finances Vaclav Klaus - « libéral » - ait déclaré tout de go : il va falloir faire rendre à ces cochons d’ouvriers (les termes mêmes employés par ce monsieur) ce qu’ils ont obtenu dans le passé ! A Berlin, dans un de ces colloques organisés par quelques fondations allemandes, je rencontrais un specimen de ces nouveaux « cadres libéraux », qui me disait : nous somme un petit pays, on sera toujours dépendant, mais il vaut bien mieux dépendre des riches (comme les Allemands pensait-il) que des pauvres (comme les Russes). Oui, vous avez bien raison, je lui répondais - Voyez Haïti, ce pays dépend des Etats Unis, c’est peut être le paradis dont vous rêvez pour l’avenir de la Tchéquie. Bec cloué. Je ne suis pas retourné en Pologne. Je gardais un souvenir ému des camarades courageux, souvent tout juste sortis des camps nazis, que j’avais rencontrés. Lorsque Solidarnosz est apparu, je n’ai pas partagé l’enthousiasme naïf de ceux qui y voyaient un renouveau du mouvement ouvrier. La CIA ne soutenait t elle pas ouvertement le mouvement? Et j’ai appris à savoir que les puissances impérialistes n’ont jamais soutenu un mouvement progressiste quelconque. Jamais. La suite devait prouver que j’avais raison. La névrose anti russe, la papolâtrie, l’admiration des Etats Unis devaient fatalement tout emporter. J’ai été dans l’ex RDA seulement après que celle-ci eut disparu, annexée par l’Allemagne de l’Ouest. J’y ai rencontré des intellectuels parmi les plus éveillés et les plus sympathiques que je connaisse en Allemagne (comme le philosophe Joachim Wilke et des cadres du PDS – André et Michael Brie et quelques autres). La plupart d’entre eux avaient été plutôt critiques (souvent avec courage) du « socialisme réel » de la RDA, et, de ce fait (qui n’est absolument pas un hasard) honnis par les pouvoirs dominants de l’Allemagne unifiée (tant par les sociaux démocrates que par la droite) beaucoup plus que ceux qui, appartenant à l’ancienne nomenklatura, n’ont pas hésité à retourner leur veste. Le PDS parviendra-t-il à constituer une force de rassemblement suffisant à l’Est pour contaminer un peu plus l’Ouest et lui insuffler quelques principes d’une pensée socialiste qui ne se contente pas de la mascarade à la Schröder ? La formation du Linkspartei est certainement un bon signe. A défaut les risques de dérapages « national- populiste » à relents fascistes, à la manière de Hayder en Autriche, de Fini- Berlusconi- Ligue lombarde en Italie, trouveraient ici des chances sérieuses à l’échelle de toute l’Allemagne. Le cœur historique de Berlin était situé dans la partie orientale de la ville, où sont concentrés presque tous les monuments et de beaux vieux quartiers (en voie de restauration) qui tranchent avec l’insignifiance des styles « américains » de la partie occidentale de la capitale désormais abandonnée par à la fois la bourgeoisie politique allemande fière de retrouver sa véritable capitale et par le monde du snobisme incontournable dans les sociétés de l’Occident opulent, qui suit la mode de la « réunification » du pays. Je n’avais pas imaginé que la marque des Huguenots fut aussi forte dans le Berlin historique. Les Allemands de l’Est – qui sont restés cultivés et imprégnés d’une (bonne) connaissance de leur histoire et de sa culture le savent. Ceux de l’Ouest l’ignorent, leur formation ayant été fabriquée dans les business schools américains. André Gunder Frank me le signalait un jour indirectement en me disant : « tu poses la question en Allemagne de l’Est : qui était Frank (le père d’André). N’importe qui saura te répondre : un écrivain anti nazi. Poses la question à des intellectuels en Allemagne de l’Ouest; ils ignorent ce nom ». La culture marxiste de l’Allemagne historique, qui a été préservée à sa manière à l’Est, en dépit des réductions dogmatiques dramatiques qui lui ont été imposées, disparue par contre à l’Ouest, va-t-elle retrouver vie ? Je n’en sais rien. J’ai beaucoup mieux suivi l’évolution de la Yougoslavie, visitée régulièrement - à l’occasion des conférences annuelles de Cavtat entre 1977 et 1989. J’en ai déjà parlé ailleurs (Memoirs, p 191- 192). Son socialisme de marché me paraissait acceptable, à condition de le concevoir comme une étape de la longue transition et non une formule « définitive » (comme il était vécu en fait), et à condition d’en moduler les variations pour lui permettre de résister aux aléas de l’évolution interne et internationale. Ses limites et contradictions me sont rapidement apparues comme dangereuses : pas de démocratisation réelle de la politique (le pouvoir réel restait concentré dans les mains de la nomenklatrua du parti), trop de marché qui dans ces conditions, (de surcroît articulé sur trop d’ouverture extérieure peu et mal maîtrisée et sur le fédéralisme), ne pouvait que déboucher sur un désastre : l’aggravation des inégalités entre les républiques, la vulnérabilité à la conjoncture du capitalisme mondial, la manipulation cynique des pouvoirs par les segments de la nomenklatura et finalement le repli de ceux-ci sur le chauvinisme comme moyen de s’approprier les entreprises. Ces questions étaient celles que je discutais et rediscutais d’année en année avec les camarades, et souvent amis, que furent les « Serbes » Milos Nikolic, Radmila Nakarada, Mirjana Jevtic, le « Bosniaque » Blagoje Babic, le « Croate » Vjekoslav Mikecin et le « Slovène » Anton Vratusa. Et avec beaucoup d’autres. Je garde le souvenir de points de vue divers, mais d’une ouverture généralement suffisante et de la sincérité des convictions socialistes de beaucoup au point que j’étais relativement optimiste quant à la capacité du système de rester « social » sinon socialiste, face au défi de l’offensive locale et mondiale du capitalisme, et de sauver la fédération. Les faits ont démenti cet optimisme. J’avoue m’être trompé sur les réactions que j’attendais du peuple yougoslave aux défis de la mondialisation libérale. J’avais bien vu avec un œil critique les concessions faites à l’insertion au marché mondial. J’avais exprimé mes craintes – fondées – que ces concessions, accompagnées comme elles l’ont été par une décentralisation accentuée des pouvoirs économiques, n’aggravent les inégalités régionales de développement, entraînant des dérives sérieuses dans la gestion politique multinationale. C’est bien ce qui est arrivé (cf S. Amin, L’Ethnie à l’assaut des Nations, 1996). J’espérais néanmoins que les classes populaires et même une bonne partie du parti communiste – qui dans ce pays a derrière lui une belle histoire – éviteraient le pire et qu’un équilibre – fut-il d’une stabilité relative – serait trouvé « au centre », préservant une reprise ultérieure d’une évolution à gauche. Le pays a basculé à droite et le chauvinisme ethnique – sans être nécessairement aussi fortement ancré dans les classes populaires que les médias veulent le faire croire – est devenu en tout cas le drapeau derrière lequel se sont rangées les fractions éclatées de la classe dirigeante aux abois. Je ne reviens pas ici sur ce que j’ai écrit ailleurs : que les crimes que cette option a entraînés ont été commis par toutes les directions politiques « nationales », par les Croates autant que par les Serbes, par les Musulmans de Bosnie ou par l’UCK au Kosovo autant que par les autres. Ces options criminelles ont de surcroît été encouragées par les Etats Unis et les puissances européennes. La déformation systématique de l’information « internationale » qui attribue au « chauvinisme serbe» la responsabilité d’avoir initié le processus (ce qui est faux) et d’en avoir fait plus que les autres (ce qui est également faux) est simplement le produit de la propagande des Etats Unis et de leurs alliés européens subalternes de l’Otan. Que cette propagande parvienne à s’imposer avec autant de facilité devrait faire réfléchir sur le rôle des médias, dont la servilité devrait inquiéter. Hélas ce n’est pas le cas, en Occident tout au moins. L’opération américaine, à peine déguisée dans l’accoutrement de l’Otan et de l’humanitaire » (Kouchner se prêtant à cette mascarade, comme il l’avait déjà fait ailleurs), a donc, provisoirement, bel et bien atteint ses objectifs. Isabelle et moi avions visité Moscou et Leningrad en été 1964. Côté caricature - images classiques connues de tous - l’Hôtel (Oukraina) : palais gigantesque de l’époque stalinienne, fauteuils d’un poids tel (pour gaspiller la matière première, puisque le Plan fixait l’objet en tonnes…) qu’il était rigoureusement impossible de les déplacer, babas surveillantes installées à l’étage. Longueur infinie du service des repas. Un Italien avait explosé de colère à ce propos et criait : c’est les trois 8, 8 heures pour travailler, 8 pour dormir, 8 pour manger - 2 le matin, 3 à midi, 3 le soir ! Un homme d’affaires français du PCF nous avait livré le secret pour être servi rapidement, à condition de manger tous les jours dans le même restaurant. Le premier jour vous commandez, précisez que vous êtes pressé, puis attendez patiemment. Lorsque, une heure plus tard le garçon arrive avec les plats, vous vous levez brusquement, regardez votre montre. Excusez moi je n’ai plus le temps, je vous avais averti, je dois partir. Le pauvre homme doit refaire en sens inverse toutes les formalités administratives pour faire revenir les plats à la cuisine. Le lendemain vous choisissez la même table, à laquelle est attaché le même garçon. Vous êtes servi en cinq minutes. Au Goum - grand magasin installé dans une superbe galerie 1900, alors dans un état déplorable - une organisation du style des comptoirs coloniaux de « Syriens » dans les villes de brousse d’Afrique : des étagères, une longue table qui vous sépare d’elles, des vendeuses. Vous demandez ce que vous cherchez. Niet, il n’y en a pas. C’est la réponse automatique. Mais non, il y en a, là, derrière vous, sur l’étagère. Horrible client qui oblige la dame à faire l’effort de se retourner. C’est trop haut. Vous insistez. Elle doit appeler un grand gaillard qui monte sur un escabeau. Puis elle vous donne un papier en 4 ou 5 exemplaires (papier carbone entre les feuilles). A la caisse on remplit, vous allez déposer deux copies ici, une autre là, qu’on tamponne, revenez chez la vendeuse pour prendre l’objet. Taxis, une autre affaire. Payés probablement au temps ils se cachaient dans les ruelles. Ayant repéré l’endroit, il faut passer nonchalant (si le taxi repère que vous le cherchez il s’enfuit), puis, arrivé à sa hauteur, ouvrir brusquement la porte et s’installer. Ayant fait ainsi, le taxi ne pouvait pas croire que je n’étais pas un indigène. Sens de l’humour quand même il m’avoua : les étrangers ne connaissent pas le truc. Train de Moscou à Leningrad. Il n’y avait que cinq classes. Nous prenons la meilleure - « extradoux » (on ne dit pas première ou super première). Magnifique wagon lit comme on en faisait aux temps de l’Orient Express. Coussins et coussins, petits rideaux adorables, samovar, et toujours une baba qui va et vient remplir les tasses de thé. Moscou et Leningrad sont des villes que nous avons fort aimées, comme sans doute beaucoup de leurs visiteurs. Elles ne sont pas communes. Loin de là. Inutile donc de nous étendre sur le Kremlin, la Place Rouge, quelques vieux couvents de la région, les quais de la Neva, le cuirassé Aurore, le palais d’été, mais aussi les musées, le Bolchoi etc… Il y a de belles cartes postales de tout cela. Côté politique, la réalité transparaissait, en dépit de la langue de bois des discours. Visite d’un Kolkhoze de la région. Discours du directeur - un bonhomme sympathique qui débite des statistiques, que personne n’écoute car on avait apporté des fraises (belles, comme on n’en voyait pas sur les marchés) sur lesquelles les membres de notre groupe du « tiers monde » se jettent sans retenue. Je fais remarquer à notre directeur que si ses statistiques sont correctes (90 % de la terre collective fournit 50 % de la production en valeur, les 10 % qui représentent les lopins individuels autant) cela serait la preuve que le socialisme ne vaut rien. A moins que ces statistiques cachent une tricherie et qu’en fait une bonne partie de la récolte des terres collectives est redistribuée aux kolkkhoziens et vendue (à des prix bien meilleurs) comme produit des lopins. Il me regarde narquois, sourit et ne dit rien. Des étudiants africains boursiers de l’Université Lumumba - notamment le jeune (à l’époque) malien Founéké Keita - nous racontent des histoires moins drôles. Un jeune de ses amis russes bavarde avec nous. Combien y a -t-il de membres des komsomols parmi les étudiants ? lui demande Isabelle. 97% est sa réponse. Qu’arrive-t-il aux 3%. Eh bien, beaucoup d’ennuis : les profs sont plus difficiles avec eux aux examens, à la sortie on leur donne les mauvaises places etc… Bon, ce sont les 3 % de communistes lui dit Isabelle, la même proportion qu’ailleurs. Au musée de Leningrad un jeune peintre non conventionnel nous attire dans un coin pour nous montrer des tableaux qu’on cache. Cela me rappelle le mot de mon ami peintre brésilien Tiberio. Qu’arrive-t-il à un peintre non figuratif quand il se promène dans Moscou ? Deux personnages tout à fait figuratifs le suivent ! Au Gosplan j’avais été reçu par je ne sais plus qui, qui m’avait raconté ce qu’on racontait à tout le monde : tout marche bien. Mais en faisant les couloirs on croisait des petits fonctionnaires porteurs de piles de dossiers, et des grands fonctionnaires suivis par ceux qui portaient leurs serviettes ou leurs attachés cases. Dans les bureaux des dames apparemment oisives se faisaient les ongles ou les yeux et, dès qu’on entrait, enfermaient leur matériel comme prises en flagrant délit. Nous somme repassés par Moscou en 1991, à l’aller et au retour d’Asie centrale. Nouveau paysage urbain et social, en pleine débandade. La rue Arbat animée à l’extrême, joyeuse. On y vendait de tout, dans le désordre le plus total. Y compris un nouveau modèle de poupées qui s’emboitent : au dehors Gorbachev, puis successivement Brejnev, Tchernenko, Andropov, Kroutchev, Malenkov, Staline, et le dernier - le pépin tout petit : Lénine. Nous montons dans un bus. Le ticket valait quelques kopecks, mais l’inflation aidant il n’existait plus de si petite monnaie, devenue inutile. Je dis au contrôleur : le plus petit billet que j’ai est celui-ci - 2 ou 5 roubles, je ne sais plus. Il me dit : eh ! merde, va. C’est gratuit maintenant pour tout le monde, il n’y a plus de monnaie. A l’hôtel - Akademiskaya - nous devions passer une nuit supplémentaire, retard de départ de l’avion. J’en demande le prix : 100 dollars. C’est un peu cher pour la qualité réelle de l’établissement (équivalent 0 ou 1 étoile à tout casser), mais enfin il est classé de luxe, il faut l’accepter. Idée géniale qui me vient : on peut payer en roubles ? Oui, bien sûr. C’est combien ? 50 roubles. Soit, je vous paye en roubles. Il faut savoir qu’à l’époque le dollar valait 35 roubles. Nous avons donc payé notre chambre un dollar et demi. L’incohérence du système ne paraissait pas bouleverser la dame de la réception. Tant mieux pour nous. Je connaissais un certain nombre de dignitaires du système, particulièrement « d’académiciens », c’est à dire de professeurs et chercheurs membres de l’Académie des Sciences Sociales, dont l’arménien russifié Avakov (Avakian), qui avait séjourné longtemps à l’UNESCO. Lui et son épouse sont de personnes intelligentes et charmantes qui nous ont reçus chez eux à dîner. On a bavardé librement. Avakov nous avait guidés dans le dédale de l’Académie. On sentait la fin du système. La préoccupation sans doute exclusive de nos académiciens était de mettre la main sur quelque chose : une auto, une dacha, un appartement, des meubles. Les discussions ne portaient plus que sur les moyens qui permettaient de le faire, qui voir à se sujet etc… Lorsque je tentais de ramener la discussion à quelques problèmes politiques, j’avais l’impression d’ennuyer profondément mes interlocuteurs qui s’en moquaient totalement. Pourtant quelques uns d’entre eux avaient été des pourfendeurs de déviationnistes anti- soviétiques… Je les connaissais de noms ou de réputation. Ils étaient probablement devenus les pires… Rien de tout cela n’efface la grandeur du peuple russe et les pages magnifiques qu’il a écrites en 1917 et en sauvant l’humanité des nazis, par son courage incomparable. C’est un peuple qui m’est très sympathique, je ne le cache pas. Ses défauts même, le produit de son histoire évidemment comme toujours - ce mélange de patience qu’on pourrait croire de la résignation absolue (ce qui n’est pas le cas), de romantisme, d’anarchisme, d’irrationalité et d’absence de sens pratique, d’exubérance qu’on dit « slave » (ah ! quel plaisir je l’avoue que de casser les verres après les avoir vidés) - ne sont pas banals. Ils ne sont jamais odieux, et rien de comparable par exemple avec l’esprit de soumission qu’une histoire malheureuse a encouragé parfois chez certains peuples ou avec le conformisme et l’hypocrisie de l’idéologie anglo saxonne dominante. L’amalgame « communisme-fascisme » dans ce fourre-tout « totalitaire » n’a donc rigoureusement aucun sens. Certains phénomènes sociaux, apparemment analogues (comme les manifs de masse) étaient en fait largement communs à toutes les sociétés industrielles de l’époque, le produit du capitalisme (et de sa version socialiste) à cette étape de son développement. Les souffrances auxquelles le capitalisme sauvage condamne aujourd’hui les peuples de l’ex URSS sont pour moi simplement révoltantes. L’occasion m’a été donnée en 1997 de visiter. Riga, la capitale de la nouvelle Lettonie indépendante. Je participais à un colloque organisé par un groupe sympathique de scientifiques - des sciences dures (physiques et autres) - ouverts à la curiosité sociale. Nous étions logés sur la côte - à une dizaine de kilomètres de Riga, située elle, sur l’estaire du fleuve, la Dvina - dans une station balnéaire réputée : Jurmala. Ce Deauville dont la création remonte aux temps de l’Empire des Tsars a un charme fou. Dachas de bois sculptés perdues dans la forêt. Pour visiter Riga, je prenais un train de banlieue. C’est là que j’ai découvert qu’il y avait des modèles de wagons soviétiques sans WC ! Plus intéressant : je constatais que tout le monde (98 % ?) parlait russe, tous lisaient des journaux et tous les journaux étaient en russe. Je n’ai pas entendu un mot de letton, pas vu une seule personne lire du letton. Mais les russophones qu’on dit constituer une « minorité » (je gage que cette minorité est de 80 % à Riga) n’ont aucuns droits ! Ceux-ci sont réservés aux Lettons « purs » ! Un spécimen de ceux là, venu nous faire son boniment au colloque, m’est apparu pour ce qu’il était certainement : un crétin fasciste. Fort heureusement, grâce à son peu d’intelligence, il tombait dans tous les pièges de mes questions. Comptez vous donner quelques droits aux Russes ? Jamais. Même ceux dont les ancêtres étaient là depuis le XVIIIe siècle (puisque c’est vers 1720 que les pays battes ont été annexés à l’Empire russe) ? Même eux. Je concluais, pour mes collègues du colloque, en attirant leur attention sur la méthode « deux poids, deux mesures » (double standard - je parlais anglais) mise en oeuvre par les médias occidentaux dominants. Les Russes sont venus dans ces régions baltes à la même époque que les Ecossais protestants en Irlande. Viendrait-il à l’idée de ces médias de considérer que l’Ulster doit devenir la patrie des seuls Irlandais catholiques et que les Protestants n’y ont aucun droit ? On dit que les Russes ne parlent pas le letton. Viendrait-il à l’idée d’exiger que les Britanniques en Ulster apprennent le celte irlandais ? Et pourquoi traiter les Catholiques irlandais - qui voudraient peut-être faire ce que les Lettons font - de « terroristes » et qualifier les Lettons de « démocrates » ? Le nouveau régime ethnocrate (et non démocrate, ne pas confondre les deux concepts !) a érigé un monument à la gloire des SS. Aucun commentaire dans les médias européens ! Je vous laisse imaginer ce qu’il en aurait été si un pays arabe avait pris une initiative analogue ! Riga est une ville qui mérite d’être vue, pour son urbanisme typique des ports de la Hanse. La campagne lettonne dans laquelle j’ai fait un petit tour en car, l’est également. Mais quel pouvoir odieux que celui de ces « amis de l’occident » qui se pavanent ici en pays reconquis ! Retour aux questions russes. J’ai rencontré un bon nombre de membres de la nomenklatura soviétique, je les ai entendus souvent. Sauf Vladimir Kollontai, je n’ai éprouvé le besoin de me lier d’amitié avec aucun d’entre eux. A l’exception du consul de l’URSS à Port Saïd; Chikov. J’ai connu des plumitifs pourfendeurs de ceux qu’ils présentaient comme des déviationnistes, voire même des agents de l’impérialisme, comme Oleg Bogomolov. Mais plus amusant, il m’arrive qu’en entendant le nom de tel ou de tel des nouveaux « grands dignitaires » (qualifiés de démocrates, réformateurs etc…) ou des chefs de mafias, de milliardaires qui se sont appropriés le tiers du pétrole de la Sibérie ou des choses de cette taille, je reconnaisse l’un de ces hauts placés du système que j’avais entendu ici ou là, avec lequel j’avais discuté et dont parfois j’avais reconnu l’intelligence. J’ai rencontré depuis certains des intellectuels de la nouvelle gauche marxiste, se situant à gauche du PC (cela n’est pas difficile !). Vladimir Jordanski, que je connaissais déjà, est de ceux-là. Un homme d’une grande intégrité. Ils doivent être nombreux dans l’ex URSS, mais ils ne font pas parler d’eux et on ne leur donne jamais la parole, ni dans la nouvelle Russie, ni dans les médias internationaux. D’autres - Boris Kagarlitzky ou Alexandre Buzgalin - m’étaient inconnus. J’ai beaucoup discuté avec eux, lu leurs écrits, et compte poursuivre nos échanges de vues. L’avenir de la Russie et des autres républiques de l’ex URSS me parait de ce fait sombre, leurs peuples n’étant pas préparés à affronter les défis du capitalisme mondial dont ils ne saisissent pas même les enjeux véritables. La responsabilité première de ce double désastre - la régression sociale et économique, l’éclatement de l’ex URSS - revient évidemment à la nomenklatura « communiste », devenue progressivement le « quartier général de la bourgeoisie » comme l’écrivait Mao en 1960, une bourgeoisie qui avait hâte de s’emparer de la propriété publique qu’elle gérait déjà depuis longtemps en véritables propriétaires quasi privés. L’éclatement de l’Union a été également le produit de l’option nationaliste chauvine étroite de ces classes dirigeantes aux abois. Les frontières des Républiques (et leur statut) n’avaient pas été conçues pour devenir celles d’Etats indépendants. Le Kazakstan - largement russe en fait - aurait pu être une République autonome de la Fédération russe. Biélorusses et Ukrainiens, en dépit de quelques spécificités locales, ne sont rien d’autres que des éléments constitutifs de la nation russe. On peut multiplier les exemples des problèmes dramatiques que cet éclatement absurde de l’Union lègue aux peuples qui la constituaient. La dépolitisation systématique des peuples soviétiques soumis à son joug, mise en oeuvre systématiquement pour cacher les intentions véritables de la classe dirigeante, est à l’origine de cette faillite du socialisme réellement existant. Les classes dominantes des centres capitalistes d’Occident mettent à profit cette débâcle pour en aggraver la profondeur. Les discours de soutien à la démocratie ne doivent pas nous tromper. Tel n’est pas l’objectif réel poursuivi par les diplomaties des pays de l’OTAN. Le désastre soviétique n’a servi qu’à affermir l’hégémonisme américain et à soumettre les Européens qui se sont situés dans leur sillage. Tout le reste n’est que poudre aux yeux. Les preuves de la réalité de cette option stratégique de l’OTAN ne manquent certainement pas. Je constate en effet que les diplomaties occidentales - à l’unanimité - soutiennent toujours les plus mauvais candidats pour la direction des affaires des pays de l’ex URSS (les plus mauvais pour leurs peuples, les meilleurs pour les intérêts du capital dominant) : Elsine contre Gorbatchev etc.Fut ce au prix de fouler aux pieds les principes démocratiques dont se nourrit leur propagande, comme lorsqu’elles ont soutenu l’assaut militaire du Parlement russe par Elsine. (cf S. Amin, Pour un monde multipolaire, 2005, chapitre Russie). Le principe « deux poids-deux mesures » est mis en oeuvre dans les rapports avec la Russie d’une manière cynique aveuglante. Le principe des nationalités sur lequel était fondé la construction soviétique était certes loin d’être parfait dans sa mise en oeuvre réelle et j’en ai fait ailleurs la critique sur laquelle je ne reviendrai pas ici. Les médias dominants ne signalent que les déficiences du système. Par exemple ils insistent ad nauseam par des reportages à grande diffusion sur la misère des Samoyèdes et des Yakoutes de Sibérie. Ils se gardent bien de dire - honnêtement - que le régime soviétique avait donné à ces peuples du nord une gestion théoriquement autonome de la Sibérie. On aimerait voir les Etats Unis et le Canada restituer la moitié de leur territoire aux Indiens et leur octroyer - fut ce sur le papier - le même degré d’autonomie ! Rassurez-vous, cela ne viendra pas. La paille et la poutre dans l’œil ! On pourrait multiplier à l’infini les exemples du même genre qui caractérisent les campagnes « antisoviétiques » des médias dominants. Après l’éclatement de l’URSS les puissances occidentales se sont mises immédiatement au service des « ethnocraties » anti russes. On sait comment les « révolutions orange et rose » ont été financées par la CIA pour mettre en place en Géorgie une dictature sanglante qui ne le cède en rien à celle de Chevernadze, en Ukraine une mafia nauséabonde. Les médias réservent leurs critiques violentes à la Biélorussie, simplement parce que son gouvernement refuse le libéralisme, maintient les « avantages sociaux » du système soviétique, ce que les classes populaires apprécient, lui apportant ses votes (même si les pourcentages, plus de 90 %, répondent à une vielle tradition !). On se garde de mentionner les rapports des ONG qui précisent qu’on ne torture pas dans les prisons de Minsk, mais dans celles de Tbilisi. Un nouveau Sud en Europe ? L’Europe de l’Est demeurait pour nous FMA un « trou noir » dans nos activités. La raison en est certainement la force des illusions dont se sont nourri les peuples de la région, persuadés que l’adhésion à l’Europe leur permettait de « rattraper » les niveaux de vie des pays opulents du continent, et que, de ce fait, les ajustements structurels qui leur étaient imposés en constituaient le prix acceptable de la « transition ». Or en fait – et c’est ma thèse – ces ajustements poursuivaient un objectif diamétralement opposé : ouvrir l’Europe de l’Est à l’expansion des monopoles de l’Ouest, autrement dit transformer l’Europe de l’Est en une sorte d’Amérique latine pour les centres capitalistes de l’Europe de l’Ouest, et de l’Allemagne en premier lieu. La prise de conscience de cette réalité progresse- t-elle ? Je ne le vois pas beaucoup, en dépit d’efforts déployés à cet effet par quelques militants avec lesquels nous sommes finalement parvenus à établir un contact fructueux, comme Ana Bazac en Roumanie, Kapitany et Agnès Gabor en Hongrie, et quelques autres. On entend dire qu’il n’y a plus de Nord et de Sud. Il y a un Sud (des pauvres) et un Nord (des riches) partout. Il ne s’agit pas là d’un fait nouveau; et au demeurant ce fait est sans portée pour ce qui nous concerne. Le Sud est constitué de formations sociales dominées par le capital dominant des formations du Nord. Les riches du Sud constituent largement des classes compradore; ils sont la minorité des bénéficiaires de la « mondialisation heureuse » et sont de ce fait complices des classes capitalistes qui ne sont pas seulement les classes dominantes dans le Nord, mais le sont à l’échelle mondiale. Qui est responsable du désastre en Europe de l’Est ? Sans doute les partis communistes de la région le sont-ils au premier titre. Sauf en Yougoslavie ces partis, d’obédience soviétique, n’avaient d’ailleurs jamais été bien capables de surmonter leurs faiblesses – voire leur inexistence d’origine. Encore faudrait-il introduire ici des nuances et éviter de confondre la Tchéquie et la Roumanie par exemple. Mais là n’est pas notre propos. On pouvait s’attendre à mieux en Yougoslavie dont le parti était le produit authentique d’une guerre populaire conduite contre les envahisseurs fascistes et leurs complices locaux. En y regardant de plus près on découvre alors la responsabilité de l’Europe, c’est-à-dire des classes dirigeantes de l’Europe capitaliste et impérialiste de l’Ouest, Grande Bretagne, France et Allemagne en premier lieu. Sans l’intervention musclée de ces forces réactionnaires les contradictions entre les peuples des différentes républiques yougoslaves auraient presque certainement trouvé une issue meilleure. Il faut le dire : le projet européen est un projet politique criminel. Il n’a jamais été de « libérer » la région du « totalitarisme » (un concept creux). Il était de réduire l’Europe de l’Est conquise au statut de colonie. Ce qui a été fait. Il faut parler ici de crime politique, commis contre tous les peuples européens, mais en premier lieu contre ceux de l’Est. C’est la même politique que l’Europe poursuit aujourd’hui en Ukraine. Le crime est d’ailleurs désormais étendu à d’autres peuples de l’Union Européenne, ceux de Grèce, de Chypre, du Portugal, bien que ceux-ci n’aient jamais « souffert du communisme » ! Bien entendu les dirigeants réactionnaires de l’Europe (qu’ils soient issus de la droite ou de la gauche électorale) ont trouvé des complices à l’Est, comme ils en trouvent en Grèce et au Portugal. En Europe de l’Est l’Eglise catholique a constitué une force réactionnaire majeure complice de la destruction des sociétés. La béatification du pape polonais, qui fût un complice actif de la CIA, ami des oustachis croates et d’autres, est simplement indécente. A quand la béatification des Papes de l’inquisition et des Borgia ? Mais cette béatification, qui a fait le bonheur de millions de Polonais paraît-il, trouve sa place naturelle dans le plan de renforcement de l’Europe réactionnaire et de la colonisation de l’Est. Des signes de réveil à l’Est ? En Croatie Srecko Horvat a pris une heureuse initiative en organisant à Zagreb un festival du film subversif. Moyen efficace de mobiliser les jeunes et de faire avancer leur conscience politique. J’ai donc répondu à son invitation en 2010 et 2011. J’en ai profité pour rétablir une connexion avec nos camarades de Slovénie, à l’Université de Ljubliana. J’ai également assisté au premier Forum Social des Balkans en 2011. Il y a visiblement en Europe de l’Est une nostalgie renaissante de « l’époque communiste ». Un sondage révèle qu’en Roumanie 80 % du peuple regrette Ceaucescu. Les portraits de Tito font leur réapparition. Néanmoins l’impression que je tire de mes visites et de mes discussions, auxquelles j’ajoute mes voyages quasi touristiques faute de mieux, rapportés plus haut, c’est que nous sommes loin encore d’entrevoir la sortie du tunnel. Nos camarades de l’Europe de l’Ouest en sont-ils conscients? La Russie : sortie du tunnel ? Mes interventions dans les débats russes J’ai eu la chance de pouvoir discuter de toutes les questions soulevées dans les pages qui suivent, à Moscou, à l’invitation de quelques anciens et nouveaux amis russes. Mais mes tentatives de prendre contact avec le nouveau Parti Communiste Russe n’ont pas abouti. J’ai néanmoins entendu avec un grand intérêt les analyses d’Alexandre et de Ludmilla Buzgalin – personnages cultivés, charmants et intelligents, vestiges de la meilleure intelligentsia que la Russie a toujours produit. Je pourrais allonger la liste de mes nouveaux amis russes ( Ruslan Dzarasov et d’autres). La pensée marxiste vivante et créatrice n’a pas disparu en Russie, à côté de l’évidente explosion de nostalgie populaire pour ce que fût l’URSS, drapeaux et portraits de Staline inclus. « Tout ce que la Pravda disait du socialisme n’était pas vrai, mais tout ce qu’elle disait du capitalisme l’était », entend-on dire souvent. Boris Kagarlitzky m’avait invité au contre G20 de Petersburg en 2013. Je commence à être publié en russe, ce qui n’avait jamais été le cas dans le passé soviétique. J’ai même eu la surprise de voir des textes écrits en arabe traduits (par Said Gafourov) ! Mon neveu Eric, directeur du Crédit Agricole français pour la Russie, et son épouse sont établis à Moscou à deux pas de la rue Arbat; ils nous y ont accompagné dans nos promenades. Mais au-delà, existe-t-il des embryons de forces radicales de gauche en voie de constitution ? Les dernières visites à Moscou (en 2012) me sont apparues encourageantes. Les colloques réunissent désormais non plus une poignée d’anciens, mais beaucoup de jeunes qui n’ont pas connu l’époque soviétique et sont néanmoins convaincus que le capitalisme n’a rien à offrir à leur peuple. Ces jeunes avaient adhéré en grand nombre au parti communiste. Ils en ont été rapidement exclus pour « déviations diverses » ! Décidemment rien de changé ! La Russie : sortie du tunnel ? Le lecteur aura certainement remarqué que j’ai placé l’accent sur l’hostilité systématique des puissances occidentales à l’égard de la nouvelle Russie, pourtant capitaliste. Cette hostilité ne s’explique pas par une sorte de paranoia dont les Européens seraient frappés. Plus banalement les stratégies déployées par les classes dirigeantes des Etats Unis, de l’Europe occidentale et centrale et du Japon, poursuivent un seul objectif (garantir la permanence de leur contrôle exclusif de la Planète) et impliquent de ce fait cette hostilité. Les puissances de l’impérialisme historique (encore une fois la « triade ») entendent conserver leurs privilèges à l’échelle mondiale par le déploiement d’une stratégie qui combine d’une part le néo libéralisme mondialisé (qui permet aux monopoles financiarisés de la triade de décider seuls de tout à l’échelle mondiale et de maximiser de la sorte leur rente de monopole) et d’autre part le contrôle militaire de la Planète par les Etats Unis et leurs alliés subalternes de l’Otan et du Japon, seule garantie de la permanence de l’ordre néo libéral mondialisé. Cette stratégie se donne l’objectif de tenir en échec toute tentative d’un pays quelconque d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique latine de se libérer de leur joug. De ce fait tous les peuples, toutes les nations sont des ennemis, au moins potentiels, quand bien même leur classe dirigeante au pouvoir serait-elle alignée. La raison de cette peur est que le système néo libéral n’est pas « stabilisable ». Il ne l’est pas même dans ses centres dominants, comme le montre l’implosion en cours du système de l’Euro et derrière lui de l’Union européenne. A fortiori il ne l’est pas dans les périphéries qu’il condamne à un lumpen développement qui réduit à néant la légitimité du pouvoir en place. La Russie ne fait pas exception à la règle. La crise ukrainienne en témoigne. Les transformations subies par la Russie au cours des vingt cinq dernières années, pour gigantesques qu’elles puissent paraître, ne sont pas de la nature d’une « révolution » (ou d’une « contre révolution ») mais traduisent l’accélération des tendances profondes qui opéraient déjà depuis les années 1930 dans le système soviétique lui-même. Je ne me contente pas, sur ce sujet, de constater que la société soviétique n’était déjà pas (ou plus) « socialiste », comme les promoteurs de la révolution de 1917 l’avaient voulu, mais constituait une forme particulière du capitalisme (que j’ai résumé dans la formule « un capitalisme sans capitalistes ») appelée à devenir un capitalisme « normal » (c’est-à-dire avec capitalistes), ce qui est bien le projet de la nouvelle classe dirigeante (elle-même d’ailleurs issue de la précédente), même si, comme ou le verra, la réalité du système qu’elle a mis en place est loin de répondre au projet en question. La révolution de 1917 a été une grande révolution dans l’histoire de l’humanité, porteuse de riches promesses nécessaires et généreuses et l’objet de ces pages n’est pas d’en retracer l’histoire pour en faire le procés liquidationniste comme il est bon ton de le faire aujourd’hui, encore moins de laisser entendre que les traits saillants mis en relief ici étaient déjà contenus dans la révolution, ou le léninisme, ou même le stalinisme. Le choix de cette caractérisation a la seule ambition d’éclairer la nature de la dérive en cours et des défis qu’elle représente désormais pour la survie des peuples de l’ex Union soviétique. Je définis le système soviétique par cinq caractères fondamentaux : le corporatisme, le pouvoir autocratique, la stabilisation sociale, la déconnexion du système capitaliste mondial et son insertion dans celui-ci comme super puissance. Le concept de « régime totalitaire », vulgarisé par le discours idéologique dominant, s’avère ici comme ailleurs plat et creux, incapable de rendre compte de la réalité de la société soviétique, de ses modes de gestion et des contradictions qui ont commandé son évolution et sa transformation en cours. Un : un régime corporatiste. J’entends par là que la classe ouvrière (censée être devenue « dirigeante ») avait perdu sa conscience politique unificatrice, à la fois par la volonté des politiques mises en œuvre par le pouvoir et par les conditions objectives du gonflement rapide de ses effectifs produit par l’industrialisation accélérée. Les travailleurs de chaque entreprise – ou groupe d’entreprises rassemblées dans un combinat – constituaient avec ses cadres et ses directeurs un « bloc » social/économique, et défendaient ensemble leur place dans le système. Le corporatisme entraînait l’accentuation des dimensions régionalistes dans les négociations/marchandages des blocs concurrents. Ce régionalisme n’avait pas pour fondement principal la diversité « nationale » (comme il l’avait dans la Yougoslavie fédérale titiste). Les rapports entre la Russie – nation prépondérante numériquement et historiquement – et les autres nations n’étaient pas de la nature des rapports « coloniaux ». En témoigne les flux de redistribution des investissements et des avantages sociaux opérant au détriment des « Russes », en faveur des régions périphériques. J’ai, sur ce plan, refusé les billevesées assimilant l’URSS à un système « impérial », la Russie dominant ses « colonies internes », en dépit du sentiment de « prépondérance » de la nation russe. Deux : un pouvoir autocratique. Le choix du terme n’est pas destiné à affaiblir la critique du système. On constatera sans difficulté « l’absence de démocratie » qu’elle soit du modèle représentatif (les élections n’étant ici que des cérémonies sans surprise) ou du modèle participatif, plus avancé par nature, comme l’avaient imaginé les révolutionnaires de 1917, les syndicats et toutes les formes possibles d’organisations sociales ayant été domestiqués, interdisant de ce fait la participation effective à la décision à tous les niveaux. Trois : un ordre social stabilisé. Le conflit majeur opposait les défenseurs du projet socialiste à l’origine de la révolution aux « réalistes » qui, en pratique sinon dans leur rhétorique, donnaient la priorité absolue au « rattrapage » par l’industrialisation – modernisation accélérée. Ce conflit était le produit inévitable de la contradiction objective à laquelle la révolution était confrontée : il lui fallait à la fois « rattraper » (ou tout au moins réduire le retard), puisque la révolution héritait d’un pays « arriéré » (je n’aime pas le terme, je lui préfère celui de « capitalisme périphérique ») et simultanément construire « autre chose » (le socialisme). J’ai insisté sur cette contradiction, que j’ai située au cœur de la problématique du dépassement du capitalisme à l’échelle mondiale (la « longue transition du capitalisme au socialisme mondial »). Les victimes de cette première cause majeure de recours à la violence ont été les militants communistes. Un second ordre de violences ont accompagné l’industrialisation accélérée. Celles-ci sont par certains aspects comparables à celles qui ont accompagné en Occident la construction du capitalisme. Il reste que l’URSS a procédé à cette construction dans un temps recors – quelques décennies -, par comparaison au siècle entier dont disposaient les pays du capitalisme central. Ceux-ci disposaient de surcroît des avantages de leurs positions impérialistes dominantes et de la possibilité de laisser « l’excédent » de leur population émigrer vers les Amériques. Ajoutons qu’il ne faudrait pas oublier les violences exercées par le système capitaliste mondial dominant : les interventions militaires – l’agression nazie en représentant la forme la plus sauvage -, le blocus économique. Le système soviétique, pour contradictoire qu’il fut, est donc parvenu à construire une ordre social qui pouvait se stabiliser, et s’est effectivement stabilisé dans sa période post stalinienne. La paix sociale a été « achetée » par la modération de l’exercice du pouvoir – bien que toujours autocratique -, par l’amélioration des conditions matérielles et par sa tolérance à l’égard des écarts « illégaux ». Sans doute une stabilité de cet ordre n’est-elle pas appelée à être « éternelle ». Mais aucun système ne dispose d’un avantage de cette qualité, en dépit des prétentions de discours idéologiques (qu’il s’agisse de celui du « socialisme » ou du « libéralisme » capitaliste). La stabilité soviétique masquait les contradictions et limites du système que résume sa difficulté à passer de formes extensives de l’accumulation à des formes intensives de celle-ci, comme sa difficulté à sortir de l’autocratie et à permettre la démocratisation de sa gestion politique. Mais cette contradiction aurait pu trouver sa solution dans une « évolution » vers ce que j’ai qualifié de « centre- gauche » : l’ouverture d’espaces marchands (sans remise en cause des formes dominantes de la propriété collective) et la démocratisation. C’était peut être l’intention de Gorbatchev, dont l’échec de la tentative – naïve et incohérente par beaucoup de ses aspects – a fait tomber le régime « à droite » à partir de 1990. Quatre : la déconnexion du système soviétique. Le système productif soviétique était effectivement largement déconnecté du système capitaliste mondial dominant. J’entends par là que les logiques qui commandaient les décisions économiques du pouvoir (investissements et prix) ne procédaient pas des exigences d’une inscription « ouverte » dans la mondialisation. C’est grâce à cette déconnexion que le système était parvenu à avancer aux rythmes accélérés que l’on connaît. Ce système n’était néanmoins pas « intégralement » indépendant du « reste du monde » (capitaliste). Aucun système ne peut l’être et la déconnexion, dans ma définition du concept, n’est pas synonyme « d’autarcie ». Dans son insertion au système mondial, l’URSS occupait une position de « périphérie », principalement exportatrice de matières premières. Cinq : une superpuissance militaire et politique. L’URSS, grâce aux succès – et non aux échecs – de sa construction, était parvenue à se hisser au rang de superpuissance militaire. C’est son armée qui a battu les Nazis, puis, après la guerre, est parvenue dans un temps record à mettre un terme au monopole nucléaire et balistique des Etats-Unis. Ces succès sont à l’origine de sa présence politique sur l’échiquier mondial de l’après guerre. Le pouvoir soviétique bénéficiait de surcroît du prestige de sa victoire sur le nazisme et de celui du « socialisme » dont il prétendait être le témoignage, quelles qu’aient été les illusions concernant la réalité de ce « socialisme » (qualifié parfois de « réellement existant »). Il a su en faire un usage « modéré », dans ce sens que, contrairement aux affirmations de la propagande antisoviétique, il ne se proposait ni « d’exporter la révolution », ni de « conquérir » l’Europe occidentale (le faux motif invoqué par Washington et les bourgeoisies européennes pour faire accepter l’OTAN). Il a néanmoins mis en œuvre sa puissance politique (et militaire) pour contraindre l’impérialisme dominant à reculer dans le tiers monde, ouvrant aux classes dominantes (et aux peuples) d’Asie et d’Afrique une marge d’autonomie qu’elles ont perdu avec la chute de l’URSS. Ce n’est pas un hasard si l’offensive hégémoniste militarisée des Etats-Unis s’est déployée avec la violence qu’on connaît à partir de 1990. La présence soviétique imposait – de 1945 à 1990 – une organisation « multipolaire » du monde. Les formes nouvelles du capitalisme en Russie L’effondrement du système soviétique, renforcé par celui des populismes du tiers monde et l’érosion du compromis social démocrate en Occident, ont permis le triomphe de l’idéologie dite libérale et de vastes ralliements à son discours. En Russie comme ailleurs. J’ai d’ailleurs signalé l’illusion entretenue selon laquelle, comme l’Allemagne et le Japon avaient « perdu la guerre, mais gagné la paix », la Russie allait, grâce au libéralisme, s’engager à la fois dans un développement modernisateur accéléré (enfin) efficace et dans la démocratie. On oubliait – ou feignait d’oublier – que l’objectif de Washington n’est pas de permettre la renaissance d’une Russie forte (pas plus que d’une Chine forte), fût-elle capitaliste, mais de la détruire. Vingt cinq ans de « réformes » se soldent-elles par la mise en place en Russie d’un système capitaliste capable de se « stabiliser » et, à partir de là, d’engager le pays effectivement sur la voie des promesses du libéralisme ? La réalité oblige à répondre négativement à cette question : l’URSS s’est désintégrée et la Russie vit sous la menace de l’être à son tour, aucune des institutions en place (ses entreprises privées, son Etat) ne sont outillées pour opérer les investissements nécessaires pour améliorer l’efficacité du système productif (tout au contraire le désinvestissement est massif), et la destruction systématique de ce que le système soviétique avait réalisé de positif (en particulier l’éducation) n’augure pas d’un « » avenir meilleur ». On comprend mal comment un système qui porte ces caractéristiques pourrait se « stabiliser », sauf à entendre sa stabilisation pour un temps à un niveau de misère et d’impuissance accomplies. 1. L’inscription de la Russie nouvelle comme périphérie subalterne du système capitaliste impérialiste contemporain La Russie « ouverte » n’est pas seulement un « exportateur de biens primaires (pétrole en premier lieu); elle tend à n’être plus que cela. Ses systèmes productifs industriels et agricoles ne bénéficient plus d’aucune attention de la part des autorités, et n’intéressent ni le secteur privé national, ni le capital étranger. Qui est responsable de ces reculs gigantesques ? Bien entendu d’abord la nouvelle classe dirigeante. Très largement issue elle-même de l’ancienne classe dirigeante soviétique, celle-ci s’est sans doute fabuleusement enrichie par les privatisations/pillages dont elle a été bénéficiaire. La concentration de cette nouvelle classe a d’ailleurs pris des dimensions peu communes, en sorte que le terme « d’oligarchie » lui convient parfaitement. Cette classe tire son enrichissement de trois sources : la rente pétrolière (laquelle dépend de la conjoncture mondiale, c’est-à-dire des prix élevés ou bas du brut), la cannibalisation des industries (les firmes industrielles privatisées ne sont pas destinées à constituer la base d’une production plus importante et plus efficace mais seulement à permettre aux oligarques de vivre de leur déclin), les courtages associés à l’ouverture des marchés du pays aux importations. Rentes et courtages définissent toujours une bourgeoisie compradore, non une bourgeoisie « nationale ». L’explosion de richesse de l’oligarchie a entraîné la formation d’une nouvelle « classe moyenne », qualifiée de « nouveaux Russes ». Les emplois que ceux-ci occupent sont parfaitement improductifs, procédant de la dépense des oligarques. Par contre l’ancienne classe moyenne de professionnels et techniciens, généralement beaucoup plus qualifiés et certainement productifs, se retrouvent avec les classes populaires parmi les victimes de ce développement capitaliste compradore. Par ailleurs, les monopoles de l’oligarchie, bénéficiaire exclusive des générosités de l’Etat, étouffent la constitution éventuelle d’une véritable classe d’entrepreneurs inventifs, pourchassés par le pouvoir et les mafias de l’oligarchie, rendant par là même impossible la formation d’un capitalisme « par en bas ». 2. Un pouvoir autocratique irresponsable Les formes capitalistes de la nouvelle Russie excluent tout progrès démocratique. L’autocratie n’est plus ici un « vestige du passé », mais la forme nécessaire d’exercice du pouvoir de l’oligarchie compradore nouvelle. Ce qui distingue la nouvelle autocratie de l’ancienne se situe ailleurs : dans le caractère totalement irresponsable du pouvoir qu’elle exerce. L’autocratie est au service de l’oligarchie, participe aux batailles rangées auxquelles se livrent ses clans, même si elle sait se faire payer pour services rendus. Par ailleurs cette autocratie s’est placée au service du capital étranger oligopolistique mondialisé, dont elle met en œuvre sans la moindre résistance les diktats, formulés par l’OMC, le FMI, et même l’OTAN ! Les conflits qui ont opposé récemment Poutine à certains oligarques n’ont pas amorcé un changement significatif dans l’organisation du système. Les objectifs de Poutine sont restés limités : « rationaliser » le système en séparant plus distinctement la bureaucratie de l’Etat présidentiel autocratique de la classe qu’elle n’a pas renoncé à servir – l’oligarchie. Le « peuple russe » est-il responsable de cette dérive ? Partiellement sans doute, par le désarroi dans lequel il s’est retrouvé au lendemain de l’effondrement brutal des institutions soviétiques. Les nouveaux partis politiques n’avaient aucune base sociale et idéologique qui leur aurait permis de sortir de l’inexistence. Les nouvelles « droites », réduites en fait à des coteries d’individus irresponsables issus de l’ancien système, ont certes manié avec succès la rhétorique démagogique amplifiée par des médias corrompus à leur service. Leurs boniments ne s’en sont pas moins rapidement usés, face à une opinion générale intelligente qui témoigne de la forte politisation du peuple russe. De ce fait des nouvelles droites se sont rapidement retrouvées prisonnières du soutien du pouvoir bureaucratique de la nouvelle autocratie. Il reste que la Parti Communiste, en dépit des espoirs placés en lui par une forte minorité des électeurs, n’a su ni amorcer sa rénovation (et sortir de son héritage de gestion autocratique du pouvoir) ni même résister aux pressions de la nouvelle dictature. 3. La Russie effacée de l’échiquier international La Russie siège désormais sur un strapontin du G7, devenu G8 (ou plutôt 7 ½). Mais elle n’en est pas pour autant un acteur actif dans le façonnement des équilibres mondiaux. Elle conserve en apparence une puissance militaire considérable, la seconde par son équipement nucléaire et balistique. Encore que le délabrement de son organisation militaire laisse craindre qu’elle serait incapable d’en faire un usage efficace, si nécessaire, c’est-à-dire en cas d’agression des Etats- Unis. Les pressions exercées par les Puissances occidentales en Asie centrale, au Caucase, en Ukraine sont parvenues jusqu’ici à maintenir la Russie hors du grand jeu international. La Russie pourrait mettre en échec le projet des Etats-Unis (qui est de la réduire à l’état de périphérie subalterne dans le nouvel ordre mondial dominé par Washington) en jouant un rôle dans la reconstruction d’un « front du Sud anti-impérialiste », et, en premier lieu, dans cette perspective, en se rapprochant de la Chine. Elle ne le fait pas. Au contraire elle agit souvent dans la direction opposée, se nourrissant de l’illusion que son alliance avec les Etats-Unis la protège contre d’éventuelles poussées expansionnistes de Pékin en Asie Centrale et en Sibérie. Ce faisant la Russie renforce la stratégie de Washington qui s’emploie à isoler son « ennemi potentiel principal » (la Chine). Parions que la Russie ne sera pas payée de retour pour ce service qui, au contraire, l’affaiblit elle-même et accélère le processus de sa dégradation au rang de périphérie subalterne. Il reste que tous ces équilibres (ou déséquilibres) dont bénéficient les Etats-Unis demeurent fragiles et l’échec certain de leur intervention en Irak finira un jour ou l’autre par les remettre en question. La diplomatie russe trouvera-t-elle alors sa place dans la redistribution des cartes ? Je reviendrai sur cette question, qui constitue l’une des dimensions majeures de la construction d’une alternative à la mondialisation libérale et américaine. 4. La misère idéologique L’idéologie soviétique n’a jamais renoncé, jusqu’au dernier jour, à se nourrir d’une rhétorique prétendue « socialiste ». Le pouvoir soviétique, même dégradé à l’extrême, savait qu’il tenait sa légitimité de la Révolution de 1917. On peut s’en irriter, ou même le tourner en dérision. La distance qui séparait cette rhétorique de la réalité soviétique n’était d’ailleurs pas plus grande que celle qui sépare le discours « libéral » du capitalisme réellement existant. Et tout comme bon nombre d’individus par ailleurs normaux adhèrent au discours libéral en dépit de la catastrophe sociale qui accompagne son déploiement, il n’y a pas à s’étonner que le discours « socialiste » ait eu ses croyants jusqu’au dernier jour. La nouvelle autocratie oligarchique a besoin par contre de prendre le contre-pied du discours soviétique. Mais elle ne sait pas par quoi le remplacer. Les boniments concernant l’efficacité économique et la démocratie ne sont pas crédibles en Russie. Le discours « patriotique » constitue alors la seule planche de salut de ce pouvoir finalement aux abois. La rhétorique en question sert à évacuer les vrais problèmes (l‘inégalité sociale, l’inefficacité de la nouvelle gestion économique, l’effacement du rôle international du pays), en prétendant « unir le pays tout entier derrière ses dirigeants », laissant entendre que ceux-ci « résistent » au capital mondialisé dominant. Toutes les classes compradores dirigeantes des périphéries contemporaines tentent de donner d’elles-mêmes une image « patriotique », alors qu’elles sont responsables du déclin dont sont victimes leurs nations et n’agissent en fait que comme courroies de transmission de la domination ( étrangère ) du capital international. Une alternative est-elle possible ? Le tableau de la Russie que j’ai brossé pourrait inspirer un grand pessimisme quant à l’avenir du pays. En fait l’échec du nouveau capitalisme russe, l’incapacité dans laquelle il se trouve de construire les conditions de sa stabilisation, devraient inspirer au contraire un optimisme de la raison. La Russie est, comme à la veille de 1917, grosse d’une nouvelle révolution dit-on parfois à Moscou. Ou de transformations radicales capables de redresser la direction de l’évolution. Dans quelles perspectives locales et mondiales ? A quelles conditions ? Les principes de base sur lesquels l’alternative au système actuel en place dans le monde devrait être fondée sont simples, évidents, et au demeurant largement compris quand on les invoque. Sur les plans internes (« nationaux ») : (i) une « économie mixte », d’une part donnant à l’Etat les moyens d’orienter le développement général et d’autre part offrant à la propriété privée et au marché la marge suffisante qui permette la promotion des initiatives; (ii) l’institutionnalisation de la négociation sociale travailleurs/entreprises/Etat; (iii) l’approfondissement de la démocratie représentative par la promotion d’initiatives de démocratie participatoire. Au plan mondial : (i) l’organisation de la négociation de formes de la gestion économique (échanges commerciaux, flux de capitaux, transferts technologiques, gestion monétaire) fondées sur la reconnaissance de la diversité des intérêts et de l’inégalité des partenaires; (ii) la reconnaissance du principe de la souveraineté des peuples, renforcée par le soutien aux progrès de la démocratisation, fondement d’un monde politique multipolaire. La mise en œuvre de l’ensemble de ces principes permettrait d’amorcer une première étape sur la route de la « longue transition au socialisme mondial ». Pour la Russie leur mise en œuvre implique : (i) la renationalisation des grandes entreprises, singulièrement dans les domaines du pétrole et de l’énergie, de productions minières et des banques (donc l’expropriation de l’oligarchie), (ii) l’invention de formes nouvelles de gestion paritaire (travailleurs et dirigeants) des entreprises de l’industrie et du commerce que celles-ci soient formellement propriété publiques (Etats, collectivités, collectifs de travailleurs) ou privées; (iii) le rétablissement et le renforcement des services sociaux publics, de l’éducation (qui fut de qualité en URSS) et de la recherche scientifique et technologique; (iv) l’abolition de la constitution de 1993, et l’élaboration par une grande convention élue d’une constitution authentiquement démocratique; (v) le soutien aux formes d’interventions populaires de démocratie participatoire; (vi) l’ouverture d’une grande négociation entre les républiques de l’ex URSS permettant la construction d’un espace régional économique et politique respectueux de l’autonomie des partenaires et capable de refonder des interdépendances au bénéfice de tous; (vii) le rétablissement de la puissance militaire russe (en attendant un désarmement généralisé, lorsque les Etats-Unis seront disposés à s’y soumettre); (viii) la promotion d’échanges commerciaux, technologiques et financiers négociés amorçant la construction d’une « grande Europe » - de l’Atlantique au Pacifique; (ix) la promotion d’une politique étrangère active et indépendante (de celle des Etats-Unis en particulier) visant au renforcement des institutions garantes de la construction d’un monde multipolaire. Le gouvernement d’Evgueni Primakov avait bel et bien amorcée un redressement allant dans le sens décrit ici, avec semble-t-il une bonne détermination mais aussi beaucoup de prudence dans les premières mesures qu’il prenait (ce qu’on comprendra sans difficulté). Comme Gorbatchev l’avait peut être souhaité sans savoir comment le faire, Primakov envisageait la construction d’un système économique et politique de « centre gauche ». Primakov a été victime d’abord de l’incapacité du PC, alors encore puissant, de comprendre et soutenir l’initiative. Mais il a été également la victime de l’hostilité internationale, en premier lieu des Etats-Unis mais hélas également de l’Europe qui ne s’est pas départie de sa vision d’une « latino américanisation » de l’ex URSS (et de même de l’Europe de l’Est en voie d’intégration dans l’Union Européenne). Le résultat de cet échec a facilité le succès premier de l’offensive des Etats-Unis et renforcé la soumission du régime de Poutine à ses exigences immédiates. Mais Poutine a peut- être maintenant compris que l’objectif des Etats-Unis et de l’Europe alignée est de détruire la Russie et non de l’aider à se rénover. Néanmoins le système sur lequel il fonde son pouvoir ne lui permet pas de résister avec efficacité aux assauts destructeurs de la triade impérialiste. Car pour y faire face il lui faudrait sacrifier son soutien à l’oligarchie qui exploite et opprime le peuple russe. A défaut celui-ci laissera faire. Les alternatives d’avenir pour la Russie et les Etats issus de l’éclatement de l’URSS ne se posent certainement pas dans des termes équivalents. Je n’avais jamais investi une grande confiance dans la « perestroïka » et le « glasnost » de Gorbatchev, et sa capitulation inconditionnelle à Reykjavik face à l’arrogant Reagan m’a fait craindre le pire, qui est arrivé. En 2003 j’avais accepté une invitation curieuse à Rimini en Italie, dans l’espoir de pouvoir entendre Gorbatchev commenter mes propos. J’adressais mes questions concernant l’avenir de la Russie en termes prudents à l’extrême, sans revenir sur le passé. Mais je n’intéressais pas Gorbatchev qui était exclusivement attentif (et approbateur) aux sornettes débitées par les économistes nord américains. J’ai alors compris que Gorbatchev n’avait jamais su ce qu’était le marxisme. Je n’ai pu suivre les péripéties de la Russie capitaliste que de loin, le FMA n’étant jamais parvenu à y trouver des correspondants intéressés. Et puis un jour de l’an 2007 j’ai été invité par une curieuse « Krelm Organizatsion » proche de Poutine et dirigée par Vyacheslav Glazyaev. « Europe Publishers », la maison d’édition de cette organisation, venait de publier dans cette langue le Virus Libéral, le seul de mes ouvrages qui ait été publié en russe (alors que tous mes écrits majeurs ont toujours été publiés rapidement en chinois depuis les années 1970). Le choix me laissait comprendre que cette dimension idéologique fondamentale du défi leur était parue importante. Le débat, appuyé par des moyens impressionnants (télévision et journalistes), m’a vite convaincu que la seule préoccupation de mes interlocuteurs concernait la géopolitique; et que leur vision était celle de la géostratégie bourgeoise conventionnelle, qui dissocie ces problèmes des questions sociales. La conscience de l’hostilité des Etats Unis à toute volonté « d’émergence » de la Russie était visible, mais rien de plus. Par la suite une non moins curieuse invitation à participer à une conférence annuelle, tenue à Rhodes par des géopoliticiens russes intéressés par le Moyen Orient m’a été adressée. Mais l’angle d’attaque des questions – «dialogue des civilisations » – m’est apparu trop artificiel pour permettre de discuter des vrais problèmes de la région. La crise ukrainienne, le projet euro asiatique et le grand écart de Poutine L’Europe a organisé à Kiev en mars 2014 un authentique putsch « euro-nazi ». La rhétorique du clergé médiatique occidental qui se gargarise de promesses de démocratie est purement et simplement mensongère. Les puissances de la triade n’ont promu la démocratie nulle part. Au contraire elles ont toujours soutenu les adversaires les plus acharnés de la démocratie, fascistes inclus, rebaptisés « nationalistes ». Dans l’ex Yougoslavie les Européens ont soutenu les nostalgiques du fascisme croate, ré expédiés de leur exil canadien; au Kossovo ils ont donné le pouvoir aux mafias de la drogue et de la prostitution; dans les pays arabes ils continuent à soutenir l’Islam politique le plus réactionnaire, lui-même financé par les nouvelles républiques démocratiques que seraient devenus l’Arabie Séoudite et le Qatar, à en croire les boniments des médias occidentaux. L’intervention militaire en Iraq et en Lybie a détruit ces pays, sans y promouvoir la moindre promesse de démocratie. En Syrie le soutien militaire des puissances de la triade aux « Islamistes », directement ou par Républiques démocratiques d’Arabie Séoudite et de Qatar interposées, ne promet rien de meilleur. En Ukraine la junte pro nazi parvient mal à établir son pouvoir despotique. L’obstacle auquel elle se heurte n’est pas d’une nature « ethnique » qui opposerait russophones et ukrainophones. Certes les frontières des républiques de l’ex URSS avaient été volontairement dessinées par le pouvoir soviétique en donnant la part belle aux nationalités non russes, dans un esprit de rupture avec le chauvinisme grand russe. L’exemple de la Crimée, qui n’avait jamais été ukrainienne, en témoigne. Le Donetz et Odessa n’avaient non plus jamais été « ethniquement » ukrainiens. Comme celles des républiques yougoslaves, ces frontières n’avaient pas été dessinées pour devenir celles d’Etats sécessionnistes. Poutine n’est probablement pas un héro des causes démocratiques, mais il ne fait ici que soutenir tous ceux qui en Ukraine refusent la colonisation euro allemande que Bruxelles entend imposer, comme elle l’a fait en Europe orientale, en Grèce et à Chypre. Et ce ne sont pas seulement les « russophones » d’Ukraine qui pourraient refuser le projet des Européens, même si les pouvoirs despotiques exercés par la junte de Kiev ne permettent pas l’expression de cette opposition au projet euro allemand. La Russie est à la recherche d’une place dans le système mondial d’aujourd’hui et de demain. Et Poutine paraît avoir fait sien le projet de construction d’une vaste alliance des peuples de l’ex URSS. Ce projet est désormais connu sous le nom d’alliance des peuples « euro asiatiques ». Il ne s’agit pas là d’une invention artificielle récente. Dans un article que j’écrivais en 1998 ( La Russie dans le système mondial : géographie ou histoire ?) je faisais observer que cette idée répondait depuis des siècles à la recherche par la Russie de la définition de sa place dans le monde. Et je ne vois pas pourquoi on refuserait ce droit aux Russes et aux autres peuples de l’ex URSS. Le combat engagé par Moscou contre l’ordre impérialiste, en Ukraine et ailleurs, ne sera victorieux que s’il est soutenu avec fermeté par les peuples concernés. Ce soutien ne sera possible que si la Russie s’affranchit du carcan néo libéral, à l’origine ici comme ailleurs du désastre social. Poutine se livre jusqu’ici à un exercice périlleux de grand écart, associant la poursuite de sa politique intérieure néo libérale désastreuse d’une part, et d’autre part la défense des intérêts légitimes d’une Russie indépendante. Abandonner le néo libéralisme et sortir de la mondialisation financière sont désormais nécessaires et possibles. Des segments de la classe politique qui gouverne à Moscou sont disposées à se rallier à un capitalisme d’Etat, susceptible à son tour d’ouvrir la voie à une éventuelle avancée en direction de la socialisation démocratique de sa gestion. Mais si la fraction compradore des classes dirigeantes russes – bénéficiaires exclusifs du néo libéralisme – venait à l’emporter, alors les « sanctions » dont l’Europe menace la Russie pourraient porter leurs fruits; les compradores sont toujours disposés à capituler pour préserver leur part du produit du pillage de leur pays. La Russie ne pourrait alors pas refuser sa colonisation par l’impérialisme de la triade. 3739630@100617035.com - 7-100617035-23495496 - Toute reproduction interdite CHAPITRE SIX CHINE, VIETNAM, CUBA : INQUIETUDES ET ESPOIRS# LA CHINE Mes options politiques m’avaient amené à suivre de près l’évolution de la Chine depuis 1960. A partir de 1980 nous nous sommes rendus en Chine, Isabelle et moi, assez régulièrement et pour des séjours d’un mois à chaque fois. Nous partageons notre temps entre Pékin où je suis régulièrement invité par les différents instituts de l’Académie et rencontre en général des responsables du Parti et de la direction économique du pays, et la visite systématique de ce pays gigantesque. Nous avons ainsi parcouru des milliers de kilomètres, de Pékin à Tianjin, Shangaï, Nankin, Hangzhou (les provinces riches de la côte du centre est), du Hunan à Gwilin, Canton et Hong Kong, de Pékin à Xian (les provinces pauvres du nord ouest), du Sichuan (Chengdu, Choungqing) à l’extrême ouest du pays, Kachgar. Nous ne connaissons pas encore deux grandes régions - le nord est (l’ancienne Mandchourie), le Yunan et le Tibet. Les peintres chinois ont saisi à la perfection l’essentiel de ce qui constitue les grandes particularités des paysages de leur pays, de ses montagnes en pains de sucre et des brumes dans lesquelles se perdent leurs cimes. Mais rien ne remplace la promenade dans ces paysages insolites, sans pareils à ma connaissance. La Chine est immense et, de par ses climats qui s’étalent du sibérien au quasi équatorial, du Pacifique des moussons tropicales au désert du Taklamakan, plus redoutable encore que le Rub el Khali ou le Ténéré, de par son relief qui descend de l’Everest à la dépression la plus basse de la surface du globe, des plaines de rizières plates au Tibet, au Qinhai et à l’Altaï, elle offre au visiteur une infinité de paysages différents. Le Sichuan (une province de 120 millions d’habitants seulement), nous a offert plusieurs belles promenades. Dans les rizières riches alimentées par un système de barrages qui remontent à la plus haute antiquité, construits en « déplaçant des montagnes » à la pelle et à la pioche pour les « faire tomber dans le fleuve » et barrer son passage. Sur les pentes raides du versant oriental du Tibet, où se perchent de magnifiques monastères bouddhistes. De Choungqing à Wuhan, embarqués pour une croisière de quatre jours sur un beau navire avec certes quelques touristes étrangers mais surtout des vacanciers de la nouvelle bourgeoisie chinoise, nous avons traversé ces extraordinaires gorges du Yang Tse et de ses affluents. Nous étions en compagnie de Fawzy et Gerda Mansour. C’était la dernière année avant que le nouveau grand barrage ne modifie à jamais la topographie de ces lieux. Pour visiter l’une des gorges d’un affluent parmi les plus sauvages il nous a fallu quitter le gros navire et nous embarquer dans des pirogues qui arrivaient à peine à vaincre le courant. Sur les berges de la rivière des paysans chinois, rigolards comme ils le sont toujours, nous observaient avec amusement. Ils avaient installé tout un commerce de produits de « secours » (biscuits, thé, lainages etc…) en prévision d’un naufrage éventuel. Belle occasion pour vendre ! Les « organisateurs » chinois du voyage avaient également un goût du risque prononcé, allant jusqu’à l’irresponsabilité. Comme, en retard, nous n’accostions une rive du Yang Tse que la nuit et qu’il y avait un superbe monastère perché sur la montagne à visiter, ils n’hésitèrent pas à remettre en marche un télésiège et à nous y embarquer, malgré l’orage violent. Puis visite du monastère éclairé par des lampes torches ! Je ne décrirai pas par le détail la quantité des paysages et des villes que nous avons visités. A Pékin, outre la grande muraille, la Cité Interdite, le Palais d’été et bien d’autres monuments, à Xian - ville superbe encore entourée de ses murs d’enceinte antiques - l’extraordinaire cimetière des statues de l’armée impériale bien connu, à Nankin le pont du Yang Tse et quantité d’autres choses, dans les villes comme Hangzhou,Suzhou et la vielle ville de Shao Xi et d’autres les délicieux salons de thé installés sur ces lacs-jardins artificiels dont les Chinois raffolent, à Shanghaï les quartiers imposants du port de cette capitale du capitalisme compradore découpée en concessions étrangères etc… Paysages du loess poussiéreux du Fleuve jaune, sur la route de Yenan, paysages de rizières à perte de vue des plaines du centre est. Montagnes extraordinaires du Guan Xi, autour de Gwilin, sur la rivière Li, puis à travers le Guandoung, le long de la rivière des Perles. Le Huang Shan - la montagne verte - source d’inspiration des peintres et des poètes, redescendue à pied par l’escalier de pierre qui grimpe à 1860 mètres! Fort heureusement il y avait, au bas de la montagne, un masseur de pieds! A Pékin nous avions été logés en 1980 dans le guest house principal des hôtes du Parti, à l’écart de la ville. Sollicitude particulière à notre égard, certes, mais nous avons mieux aimé, par la suite, descendre dans un de ces nombreux hôtels du centre ville, qui sont aujourd’hui devenus fort nombreux. A l’époque maoïste, que nous avons connue, Pékin offrait ce spectacle inoubliable du fleuve des vélos occupant toute la largeur de ses immenses avenues. Le costume dit mao (en fait inauguré par Sun Yat Sen) bleu ou vert (couleur des militaires, adopté par les jeunes qui se déclaraient à gauche dans le parti), la casquette que les jeunes filles portaient fort penchée, ce qui leur donnait un petit air de titi moqueur et mettait en valeur leur grâce, constituait l’uniforme pour toute la population. Je n’ai jamais trouvé cette formule détestable, mais au contraire un bon moyen de commencer à créer quelques unes des conditions nécessaires pour que s’affirme l’égalité des individus. De surcroît la veste bleue est à la fois solide et élégante. La Chine de Mao était parvenue par ce moyen - sans l’avoir véritablement voulu - à créer une mode culturelle d’une portée mondiale aussi forte que celle véhiculée par le jean américain. Nous avons fait le plein de nos vestes Mao - bleues, vertes et grises - et Isabelle et moi continuons à en faire un usage presque quotidien - quand la saison le permet. Certains nous regardent peut être un peu comme des « dinosaures », mais qu’importe. L’uniforme est aujourd’hui abandonné, au profit du costume-cravate tristement anonyme pour les hommes. Mais l’abandon du Mao bleu ou vert permet aux jeunes chinoises, que je trouve belles dans l’ensemble, de mettre en valeur leur coquetterie : robes légères et petits chapeaux de paille souvent décorés par une fleur, ou - pour les circonstances plus solennelles - robes chinoises fourreaux fendues sur le côté… Pékin n’est pas une ville commune. Avant l’accélération de sa modernisation dans les dernières années elle avait gardé son cachet de capitale impériale austère. Longues rues, assez étroites mais bien droites, longées de murs uniformément gris, derrière lesquelles se logent les yamen - demeures aristocratiques organisées en carré autour de la cour fermée sur l’extérieur par une belle porte chinoise. De la rue ce qu’on voit, ce sont les toits de tuiles colorées dont l’exubérance et la grande variété colorée ressortent d’autant qu’ils font contraste avec la sobriété sévère des murs. Nos amis Sol et Patricia Adler logeaient dans un de ces yamens superbes rue Nancaochang (Deng Xiaoping s’y était installé en 1949 à la libération de Pékin), Mao avait donné l’ordre à l’époque d’évacuer toutes ces belles maisons et soit d’y loger des amis étrangers soit d’en faire des écoles et maisons de la culture. Sol est un vieil américain, venu dans une mission d’aide à la Chine pendant la guerre contre le Japon. Comme Bill Hinton, que je connais également, il est resté dans le pays, et a placé toutes ses qualités au service de la Chine maoïste. Et il en avait beaucoup, culture, finesse, connaissance de la politique américaine et des visions stratégiques de sa classe dirigeante. Les autorités chinoises ont toujours traité avec la plus grande confiance fraternelle leurs amis étrangers, même pendant les moments les plus durs de la Révolution culturelle, quand le « soupçon » pesait sur tous. De ce point de vue rien d’analogue avec le comportement des pouvoirs soviétiques, qui a souvent été plus qu’odieux avec les étrangers. Sol est décédé; mais il serait mort beaucoup plus tôt s’il n’avait été en Chine : atteint d’un cancer des poumons il a subi des opérations successives que les meilleurs chirurgiens de Pékin lui ont faites et qui l’ont maintenu en vie pendant plusieurs années. Il y a à Pékin une rue des antiquaires où Isabelle et moi aimons toujours flâner. Les antiquaires chinois, même ceux du secteur public, sont de véritables antiquaires, hommes de goût et de finesse. Mais il y a à Pékin également une sorte de grand bazar (le Khan Khalili chinois, l’équivalent du bazar du Caire) où on trouve de tout, y compris évidemment des objets de grande qualité et beauté. Un jeune étudiant chinois qui avait suivi mes conférences nous avait offert ses services de guide. Garçon charmant qui nous a conduit dans des lieux peu fréquentés par les étrangers, avec lequel nous ne cessions de parler de politique (il parlait l’anglais - assez mal mais suffisamment). Il était critique de gauche mais estimait toujours utile de militer au parti qui reste, selon lui, suffisamment vivant pour que les débats y demeurent animés et sérieux. Nous mangions avec lui dans des gargotes populaires. Rien à leur reprocher : il est rare qu’en Chine on mange mal. La modernisation de Pékin n’est pas une catastrophe. Et c’est déjà çà. Les gratte ciel, qui poussent comme des champignons, forment des ensembles particularisés par leurs options architecturales diverses, aérés - les Chinois gardent le souci de laisser beaucoup de place aux arbres et aux jardins où ils adorent flâner. La vieille ville a subi des destructions certes, mais en contre partie ses quartiers aristocratiques et commerçants de style, qui se dégradaient, ont été bien rénovés. Parfois « un peu trop » ! Avec retard, comme partout dans le tiers monde, les Chinois prennent conscience du patrimoine à sauvegarder. Les restaurations des vielles villes, comme Shao Xi, ou des vieux quartiers de Canton, celles des concessions anglaises et françaises ( magnifiques à Canton ) témoignent de cette prise de conscience. D’une manière générale l’urbanisation nouvelle - la Chine compte désormais 400 millions d’urbains dont 200 millions sont constitués par la première génération d’immigrés des campagnes, doit être reconnue comme une réussite certaine. Par la qualité et la belle originalité de ses plans d’urbanisme et de beaucoup de ses ensembles immobiliers. Face à Hong Kong la Chine a bâti en une quinzaine d’années une ville de la même taille : Shen Zhen, 7 millions d’habitants. Histoire de montrer que la Chine était capable de construire en 15 ans autant que les Anglais en 100 ! Comparaison qui s’impose : Brasilia, ville nouvelle, est une horreur;les villes chinoises nouvelles, comme Shen Zhen, sont belles. Le peuple chinois n’est pas commun non plus. Et il n’est pas difficile d’entrer en communication avec lui, si ce n’est cette terrible affaire de langue ! Les Chinois sont dans l’ensemble curieux de connaître, s’abordent et abordent les étrangers sans problème. Jamais le régime n’a imposé la ségrégation des étrangers à la soviétique. J’aime donc flâner dans les rues de Pékin. Un soir de septembre, dans la moiteur humide de cette saison, je me rendais place Tien An Men. Les Chinois sont des paysans et leurs comportements très « baladi » (le terme de la langue populaire égyptienne pour désigner les gens simples). La place était envahie par les familles venues picniquer : on étend à même le sol une couverture de plastic, on s’allonge sur des coussins ou on s’assoit sur des pliants, et on ouvre la boite de gâteaux secs, le thermos de thé dont on ne se sépare jamais et nulle part, on mange des pastèques. On m’interpellait et m’invitait à partager. J’acceptais et tentais de bavarder… on allait recruter dans la foule, chez des voisins, un jeune qui avait appris un peu d’anglais. Politique évidemment, et fort librement. Le « marché », c’est bien par certains aspects, mais ça fabrique des riches et çà c’est mauvais, etc… La foule chinoise témoigne de la forte mixité de la société. Sans pareille ailleurs dans beaucoup de régions du tiers monde. Chez les jeunes, garçons et filles vont par paires et les couples d’amoureux ne se cachent pas. Mais grattez un peu, dit-on et vous atteindrez le noyau solide du patriarcat. C’est sans doute vrai, mais il n’empêche que les progrès sont visibles, par le caractère déluré des filles qui n’hésitent pas à remettre les garçons à leur place quand il le faut et ne font preuve d’aucune timidité. Rien de comparable au Japon ou en Corée où les mêmes moeurs patriarcales d’origine continuent à gérer tous les comportements quotidiens. Même comportement libre entre collègues de travail. Les Chinois ai-je dit sont des paysans. Ils adorent donc les occasions de festoyer en groupe. Dans les innombrables restaurants des villes chinoises la moitié au moins de l’espace est consacrée à des sortes de box - séparés les uns des autres par quelques rideaux légers. Les groupes s’y mettent à l’aise et bénéficient d’une certaine intimité. Toutes les occasions sont saisies pour organiser des gueletons collectifs ou familiaux de ce genre - fêtes officielles, départ à la retraite d’un collègue, promotion d’un autre etc… La société est toujours mixte - les conjoints et collègues de travail des deux sexes participent. Les Chinois sont paillards, boivent pas mal (dans ces occasions tout au moins), mangent autant que possible, et, selon ce qu’on m’a dit, ont un langage gaulois facile. Il y a d’autres aspects de la vie sociale chinoise qu’on ne peut manquer de remarquer. Le confucianisme n’a pas été éradiqué, en dépit de la révolution culturelle. Le modèle du cadre « parfait » reste celui du confucéen : élégant, sobre, calme, poli. A l’époque de Mao, habillé comme les autres, il ne se distinguait que par sa discrète distinction. Le « vieux » Wang Yué qui m’avait guidé dans notre premier voyage en Chine, en était un modèle parfait. Pu Shan également. Je reconnais que l’idéologie confucéenne, même si elle comporte des dimensions conservatrices fortes évidentes, développe également ce qui me parait constituer des qualités appréciables. A l’époque maoïste les cadres se partageaient visiblement entre deux modèles - les confucéens (ce qui n’implique en rien que tous les confucéens aient été du même bord - il y en avait à droite, au centre et à gauche) et les « prolétariens ». Ces derniers étaient des cadres issus directement de la classe ouvrière ou de la paysannerie pauvre, presque toujours par principe anticonfucéens pour de bonnes raisons (car c’est l’idéologie de la classe dominante de la Chine traditionnelle) et - pour les paysans - fortement marqués par le taoïsme. La révolution culturelle ne reconnaissait comme communistes que ce second type de cadres. Aujourd’hui un troisième modèle a fait son apparition, ouvertement : le bourgeois. J’ajouterai sans trop d’hésitation : de style nouveau riche, compradore et vulgaire. Dans les hôtels de luxe, sur le bateau de notre croisière sur le Yang Tse ils étaient et sont bien visibles. D’où viennent-ils ? Beaucoup d’entre eux sont des Chinois de l’extérieur qui ont toujours été ainsi. Font-ils tâche d’huile dans le milieu des nouveaux « entrepreneurs » chinois ? Probablement. Autre aspect de la vie chinoise : la famille, les vieux et les enfants (« uniques »). La famille a toujours constitué une cellule de base forte en Chine. Elle le reste. Avec le respect des vieux qui dépasse tout ce qu’on connaît ailleurs (sauf dans l’aire de culture chinoise : Viet Nam, Corée et Japon). On ne prend pas sa retraite (quand on est cadre) en Chine. A 80 ans on est encore un directeur « actif » (ou dit tel). Un peu plus tard on vous nomme « président », pour garder un bureau et continuer à recevoir les salutations des jeunes et donner quelques conseils. Les grandes mères sont toujours présentes et se réunissent dans les jardins publics, ou sur les trottoirs devant leurs immeubles; elles gardent les enfants. Des enfants trop gâtés - résultat de la loi qui impose « l’enfant unique » - entourés de leurs deux parents et jusqu’à quatre de leurs grands-parents… Beaucoup de Chinois m’ont dit être inquiets de ce que donnera à l’avenir l’égoïsme que cette politique démographique développe. J’avais été invité en Chine en particulier par deux camarades occupant des postes relativement élevés dans la hiérarchie :les regrettés Wang Yué et Pu Shan. Wang avait été chargé de suivre quelques unes des activités des maoistes du tiers monde et entre autre avait entretenu des relations avec notre revue Révolution dont j’ai déjà parléplus haut. Lui, comme Pu Shan, à l’académie, comptent à mon avis parmi les cadres les plus ouverts, fins et bien informés de ce qui se passe dans le monde, au delà des frontières de la Chine. J’ai toujours éprouvé un grand plaisir à discuter avec eux. L’interprète qui nous avait été affecté était le jeune (à l’époque) Li Baoyuan, qui avait fait des études à Aix, parlait parfaitement le français et de surcroît connaissait bien la France et sa vie culturelle, sociale et politique. Cultivé, Li était le meilleur traducteur possible pour les conférences que je faisais et que je ne voulais pas proposer avec moins de précision et de nuances qu’ailleurs. J’abordais des questions difficiles concernant la théorie marxiste, mes thèses relatives au capitalisme mondial, les sociétés du tiers monde et particulièrement de l’Afrique et du monde arabe. J’ai vérifié, à cette occasion, que mes thèses n’étaient pas inconnues en Chine. Pas mal de mes écrits avaient été traduits, circulaient à l’Académie et au Comité Central du Parti; quelques uns avaient été édités pour les universités et le public. J’ignorais tout cela… Je signale au passage que les soviétiques n’ont pas traduit une ligne de mes écrits, ce qui n’empêchait pas les Bogomolov et autres de me « fustiger » dans leurs revues ! Li est devenu un ami, évidemment. Lui et son épouse Yiping sont d’ailleurs venus par la suite à Dakar où Li occupait le poste de premier secrétaire à l’ambassade. Nous les avons revu tous les deux récemment à Pékin. Je mettais au point en Chine une formule qui a fait plaisir à nos hôtes. J’avais bien compris que cela devait être bien assommant pour les Chinois que de recevoir tous ces étrangers curieux d’en savoir plus sur leur pays, questionnant et requestionnant, sans apporter à leurs hôtes en contrepartie quoi que ce soit. Je me mettais à leur place. Je proposais donc à mes hôtes d’alterner : un jour j’assisterais à une discussion où l’on parlerait de la Chine et de ses problèmes (et je poserais des questions, ferais des commentaires etc…), l’autre jour je ferais moi un exposé sur un sujet concernant l’Afrique, le monde arabe, le système mondial, les problèmes du socialisme et du marxisme, qui serait à son tour l’objet de notre discussion collective. La formule a parfaitement fonctionné et m’a permis d’établir un bon contact avec les Chinois. Je ne compte plus les dizaines de discussions auxquelles j’ai participé dans ce cadre, invité par les différents Instituts de l’Académie et les écoles de cadres à Pékin, à Nankin, à Shanghaï, à Chengdu. Je crois connaître pas mal les couloirs de tous ces bâtiments qui, à Pékin, sont concentrés le long de la grande avenue Jianguomennie Dajie. A Shanghaï nous avions été logés, Isabelle et moi, dans une splendide maison mi-traditionelle, mi-moderne d’un riche commerçant chinois, au cœur de l’ancienne concession française, la partie la plus joliment urbanisée de Shanghaï. Isabelle prétend avoir reconnu les lieux dont elle avait lu une description précise dans je ne sais quel roman. La maison servait de guest house pour les hôtes de marque. Les participants chinois parfois fort nombreux se regroupaient selon leurs affinités politiques, comme dans un Parlement. Gauche, centre et droite comme toujours et partout. Ce qui m’a frappé c’est que dans chacun des groupes il avait des hommes - moins de femmes - de tous âges, s’étalant des jeunes de vingt ans aux octogénaires, ces derniers traités avec grande déférence par les partisans des points de vue qu’ils représentaient. Nous discutions tout à fait librement. Rien de comparable avec l’atmosphère des pays du monde soviétique, où au demeurant il eut été impensable qu’on invite quelqu’un à exposer sur des grands problèmes un point de vue qui se prétendait marxiste sans être nécessairement orthodoxe. Dans le monde soviétique on invitait des professeurs américains réactionnaires et on écoutait leurs sornettes libérales avec déférence, voire admiration ouverte. C’était le seul discours autre que celui de la langue de bois officielle qui pouvait être entendu. En Chine c’était bien différent. Les débats étaient donc animés, chauffés parfois par des déclarations tonitruantes des uns ou des autres. J’exprimais toujours mon point de vue, sans restriction autre que celle que la courtoisie du langage - à laquelle je tiens beaucoup - implique. Cela m’a valu, je crois, d’être considéré comme un ami sincère de la Chine, ce que je suis réellement. J’ai certainement des opinions sur beaucoup de problèmes. Mais je ne crois pas être de ceux qui sont persuadés qu’ils ont pris le médicament qui garantit que leur point de vue soit nécessairement le bon. Je donne mes arguments et écoute ceux des autres. En tout état de cause l’avenir de la Chine dépend, à mon avis, des Chinois et les nombreux donneurs de leçons occidentaux sur les vertus du marché, l’efficacité ou même la démocratie n’insupportent. Les Chinois comme tout le monde connaissent tout cela, ou peuvent le connaître par eux-mêmes. Le choix de la Chine est là-bas comme ailleurs le résultat des luttes de classes et des compromis qui peuvent en résulter. On peut estimer ce choix bon ou mauvais et on a le droit de le dire. Mais on ne peut que souhaiter, à mon avis, que la Chine s’affirme comme une puissance forte, capable de résister aux assauts de l’extérieur. C’est l’une des conditions nécessaires pour que le meilleur - du point de vue de l’avenir socialiste de l’humanité - puisse trouver là-bas aussi sa voie de développement. C’est dans ce sens précis que je suis un « ami de la Chine ». Dans ce sens je refuse catégoriquement d’apporter de l’eau au moulin de tous ceux qui s’alignent finalement sur les objectifs stratégiques de l’hégémonisme américain, qui sont d’affaiblir la Chine, de la démembrer par le soutien au Tibet et au Sinkiang, par l’encouragement des tendances centrifuges chez les compradores, par la mise en avant de mots d’ordre en apparence « démocratiques » parfaitement manipulés pour servir en fait simplement les objectifs anti-socialistes de l’impérialisme. Que les insuffisances de la politique mise en œuvre par l’Etat-parti crée un terrain favorable à l’adversaire impérialiste est une autre affaire et je ne cache mon opinion à propos de ces insuffisances. La solution préconisée par les forces dominantes du capitalisme mondial n’est jamais la meilleure; au contraire c’est toujours la pire. Les débats auxquels j’ai participé dans ces cadres se prolongeaient toujours par des discussions avec les uns ou les autres, notamment mes amis Pu Shan, Wang Yué, Li Baoyuan. Des jeunes également. C’est ainsi que j’ai fait connaissance de ceux qui se déclarent eux-mêmes « néo- maoistes »; fidèles aux principes fondamentaux du maoïsme et simultanément critiques de ses pratiques antidémocratiques. La conception de la démocratie qu’ils défendent s’assigne le double objectif d’être ouverte au pluralisme idéologique et politique et de permettre aux classes populaires de faire avancer le respect de leurs exigences sociales. Une conception défendue par Lin Chun avec des arguments d’une grande force théorique et politique. Fort éloignée évidemment de celle orchestrée par les médias occidentaux, mettant en relief quelques uns des mots d’ordre avancés pendant l’occupation de la place Tien An Men par ceux qui, à travers l’amalgame démocratie-marché, tentent de faire avancer les positions du capitalisme qu’ils représentent. Pour ceux-ci la « démocratie » n’est qu’un moyen, destiné à assurer le passage accéléré à leur domination, quitte à s’en débarrasser par la suite, leur véritable objectif étant le triomphe du « marché » et guère davantage. A d’autres occasions j’ai eu la possibilité de discuter, assez sérieusement je crois, des stratégies économiques promues par l’Etat, notamment avec Ma Jiantang, responsable du Plan au Conseil d’Etat (l’équivalent du Conseil des Ministres). Mes questions portaient sur trois points essentiels : la redistribution sociale du revenu, le renforcement de l’intégration de toutes les provinces de la Chine dans un système productif unique et le financement, dans ce cadre, des provinces pauvres par les bénéficiaires de l’ouverture, la maîtrise des relations extérieures. J’ai commenté ailleurs les réponses qui m’ont été faites et les documents d’appui mis à ma disposition à cet effet. Une dernière observation que je souhaiterais enregistrer dans ces Mémoires, concernant mes intuitions relatives aux milieux dirigeants chinois. La classe dirigeante de la Chine de Deng et de ses successeurs est certainement partagée entre des tendances différentes. Au delà des courants divergents qui opèrent au sein de la direction du Parti, il faut inclure dans cette classe les chefs d’entreprises privées mais aussi semi- publiques qui relèvent de la propriété des provinces, des villes, des groupements de villages comme celle de l’Etat. D’autres intérêts politiques sociaux - l’armée certainement, les syndicats dans certains cas - sont également représentés au sein de la classe dirigeante. L’ensemble de ces milieux d’influence se coagulent parfois (souvent ?) dans des blocs de défense des intérêts de la province, fut ce contre l’Etat central. Compte tenu de la taille gigantesque du pays et des perspectives immédiates de développement inégal ces tendances régionalistes pourraient devenir d’autant plus dangereuses que les forces extérieures (Chinois de l’extérieur, impérialisme US), s’emploient à encourager leurs propensions centrifuges. Mon intuition est que néanmoins le pouvoir central est parvenu jusqu’ici à maintenir l’unité d’une sorte de bloc dominant national par une politique centriste, qui penche vers le centre droit (d’encouragement au capitalisme). Les moyens mis en œuvre sont, semble-t-il, efficaces, entre autre grâce au sentiment national unitaire qui est très fort. En dépit des régionalismes que la taille du pays génère fatalement, la nation chinoise (han) est une réalité (et je m’en félicite). Les seules questions nationales gérées d’une manière discutable (encore que je ne partage pas du tout le point de vue des prétendus ” défenseurs de la démocratie ” passés à l’éloge, quand cela n’est pas au service, des lamas et des mollahs qui, au delà de leur obscurantisme, ont toujours exploité leurs peuples avec la violence la plus barbare, jusqu’à ce que la révolution chinoise vienne les en libérer ) sont celles qui concernent les Tibétains et les Ouigours,; et l’impérialisme s’emploie activement à exploiter ces faiblesses du régime. J’irai un peu plus loin dans l’expression de mes intuitions. J’ai eu l’occasion, évidemment, de discuter des problèmes les plus divers avec des dirigeants de rangs moyens élevés, (guère plus) occupant des fonctions de natures diverses. Mon intuition (trop généralisante ?) est que ceux qui s’occupent de la gestion économique penchent plutôt à droite, mais que ceux qui gèrent le pouvoir politique demeurent lucides sur un point qui, pour moi, est fondamental : ils « n’aiment pas » les Etats Unis et considèrent généralement l’hégémonisme de Washington comme l’ennemi numéro un de la Chine (comme nation et Etat, pas seulement parce qu’elle est « socialiste »). Ils le disent assez facilement et souvent. Je reste frappé par la différence, sur ce plan, entre leur langage et celui que j’ai entendu utiliser (avec conviction semble-t-il) par les dirigeants politiques soviétiques (et a fortiori ceux des ex démocraties populaires). Ces derniers m’ont toujours paru ne pas être du tout conscients des objectifs véritables de Washington et des alliés occidentaux dans son sillage. Le type de discours que Gorbatchev a prononcé à Reykjavik, proclamant - avec une naïveté incroyable - la « fin » de l’hostilité des Etats Unis à l’égard de l’URSS, est impensable en Chine. Le hasard me faisait en discuter peu après à Pékin. Tous les Chinois étaient abasourdis par cette « imbécillité » et, s’échauffant, n’hésitaient pas à conclure : les Etats Unis sont et resteront notre ennemi, l’ennemi principal. Les jugements que je porte sur la Chine actuelle dont je sais qu’elle s’est engagée dans la voie du capitalisme, paraîtront curieux à ceux qui connaissent mon attachement irréductible au socialisme. Ce n’est pas le lieu, dans des mémoires, de reprendre les analyses politiques sur le sujet, que j’ai produites ailleurs. Jusqu’à ce jour le développement capitaliste de la Chine n’est pas analogue à celui qu’on connaît ailleurs dans le tiers monde. Pourquoi? Parce que le peuple chinois a fait l’expérience d’une grande révolution. Par ce fait, il est devenu résolument moderne, sans complexe. Aucune névrose pseudo- culturelle de la “spécificité” comme on la voit s’épanouir ailleurs. C’est pourquoi les Chinois ne se comparent pas aux autres peuples du tiers monde, mais à ceux du premier monde. Qu’ils pensent pouvoir “rattraper” est sans doute une illusion dangereuse dont se nourrissent les nouvelles classes moyennes en plein essor, et qui sert bien l’opportunisme des classes dirigeantes. Mais il y a également l’aspect positif de ce bond en avant dans la modernité : les classes populaires chinoises savent se battre, elles ont confiance en elles- mêmes. Aucune attitude de soumission, comme on en voit quotidiennement des expressions multiples ailleurs. Un record de luttes sociales, souvent violentes, et pas toujours défaites, loin de là. Tout cela contraint la voie capitaliste à s’accommoder autant que possible de l’exigence d’égalité portées par la révolution. Les Chinois ont un sens de l’égalité et de la justice sociale aussi fort que celui des Français par exemple (qui eux aussi ont fait une grande révolution), sans comparaison avec l’acceptation de l’injustice et de l’inégalité dont s’accommodent les Américains (qui n’ont jamais fait de révolution). La Chine est - avec le Viet Nam (qui lui aussi a fait une grande révolution) - le seul pays au monde où tous les ruraux ont conservé, jusqu’à ce jour, un droit d’accès égal à la terre qu’on ne pourra pas facilement remettre en cause. Bien entendu je continue à suivre d’aussi prés que possible l’évolution du pays, grâce entre autre à nos amis du Forum, Wen Tiejun, Lin Chun, Lau Kin Chi, Huang Ping. (cf S. Amin, Pour un monde multipolaire, 2005, chapitre Chine). Le résultat est que la Chine est un pays pauvre (qui parvient à nourrir 22 % de la population de la planète avec seulement 6 % des terres arables ) où l’on ne voit pas beaucoup de pauvres. L’opposé diamétral du Brésil, pays riche où l’on ne voit que des pauvres. Je mesure bien mon propos. J’ai parcouru en automobile des milliers de kilomètres à travers les provinces riches et pauvres de la Chine. Rien de comparable à la misère atroce qu’on rencontre à chaque pas, de l’Inde à l’Egypte, au Mexique, au Brésil ou à l’Afrique du Sud. Des villages riches, qui soutiennent la comparaison avec ceux du Japon, des villages pauvres comme ils l’étaient il y a encore à peine cinquante ans dans certaines régions de l’Europe, pas de millions d’urbains bidonvillisés comme il y en a partout ailleurs. Tout cela est cependant bien menacé, dira-t-on. La logique capitaliste ne finira-t-elle par s’imposer ? Et ceux qui en sont les porteurs en Chine ne m’inspirent aucune sympathie : je les vois comme je vois toutes les bourgeoisies compradores vulgaires de notre époque. La dépolitisation des jeunes (sans doute dans les classes moyennes), que l’opportunisme du pouvoir, toujours autocratique, encourage bien entendu, opère en faveur d’une évolution négative possible. Le peuple chinois la permettra-t-il ? Je ne le crois pas et je constate que ce point de vue - qui paraîtra bien optimiste à certains - est partagé par les nombreux amis que j’ai en Chine, avec lesquels je n’ai jamais cessé de poser ces questions. La Chine, puissance émergente Au cours des vingt dernières années j’ai donné une priorité à de longues visites fréquentes en Chine. Dernière en date : le voyage d’un mois en décembre 2012 de Xian à Chongqing, d’un collectif FMA/FTM/Chine, coordonné par Lau Kin Chi, vice-présidente du FMA, débordante d’activité et de gentillesse à notre égard (Isabelle m’accompagne presque toujours dans ces voyages en Chine), d’une efficacité sans défaut, et par Wen Tiejun, personnage influent qui anime un réseau de « rénovation des campagnes chinoises ». Le voyage nous a permis de discuter avec des responsables d’organisations populaires, indépendantes du PC mais non hostiles, dans cinq provinces du centre du pays. Passionnant. Ce qui suivra éclairera le lecteur sur les analyses du défi chinois que j’ai tirées de ces discussions (il en saura davantage s’il lit mon article Chine 2013 publié en 2013 dans la Pensée). Je suis « connu » en Chine. Beaucoup de mes écrits sont traduits, parfois plus rapidement qu’ils ne le sont en anglais ! (c’est le cas des interviews concernant les « révolutions arabes », les développements politiques en Afrique, en Russie et ailleurs). Je suis donc reçu par des responsables influents dans de nombreuses institutions du pays : Institute of Marxism Leninism and Mao Zedong Thought, Centre for World Politics (Huang Ping), China center for comparative politics and economics (Li Qing), les Universités Tshing Hua et Beijing (Wang Hui, Lu Ai Guo, Dai Jinhua), les revues International Critical Thought, Marxism and Reality, Beijing Cultural Review, sans oublier China Daily et la Télévision. On s’adresse parfois à moi sur des questions difficiles et controversées dans l’establishment chinois. Par exemple la question de la convertibilité du yuan. Des amis m’ont alors soumis deux papiers sur la question, l’un produit par la banque britannique HSBC (libéral à outrance bien entendu), l’autre provenant d’une source proche de la direction de la Banque centrale de Chine. Mes commentaires ont été publiés en Chine. Le lecteur en trouvera la version française et anglaise sur le site de Pambazuka daté du 21 juin 2013). La question probablement centrale de notre époque concerne l’avenir de la Chine. Où conduit la voie choisie par le pouvoir chinois ? A un capitalisme, fut-il national, régulé par un Etat actif, tempéré par une politique agricole qui sauvegarde l’accès de tous les paysans – ou presque – au sol ? Et dans ce cas quel type de régime politique peut en assurer la viabilité ? L’évolution lente, sur le modèle de Taïwan, dans la direction de concessions limitées à la tolérance démocratique sans remise en question du pouvoir d’un Etat-parti dirigeant, ne me parait pas à exclure. Les discussions sur ce thème auxquelles j’ai participé à Beijing et à Taipeh (en 2008) m’ont inspiré cette idée – qui pourrait paraître saugrenue – d’un PC devenant une sorte de Kuo Min Tang. La perspective du socialisme serait-elle alors définitivement éloignée ? Je l’ai entendu dire par certains des participants aux think tanks associés à nos réseaux de débats. Mais d’autres ne le pensent pas et fondent leur argument sur les progrès des luttes sociales engagées par des mouvements qui se qualifient de « néo- maoïstes », capables d’infléchir l’évolution, d’inventer et de faire avancer dans la pratique les formes de démocratisation qu’exige la socialisation progressive de la gestion de ce capitalisme d’Etat qui deviendrait alors une étape qu’on pourrait qualifier de socialisme de marché. La conscience que l’implosion du capitalisme mondialisé et la montée des conflits entre les intérêts nationaux de la Chine émergente et ceux de la triade impérialiste peut contraindre le pouvoir à s’orienter dans cette direction est, à mon avis, visible. La Chine constitue le second pôle dont les évolutions différentes possibles pèseront lourd sur l’avenir du système mondial. L’avantage de la Chine ne tient pas seulement à sa taille continentale, mais surtout au fait qu’elle est à peu près le seul pays du tiers monde (avec la Corée) à être avancée dans la construction d’une économie autocentrée, qui lui donne à la fois une marge d’autonomie et une capacité de négociation appréciables. Cela ne préjuge pas du succès garanti de la poursuite d’un projet qui pourrait finalement s’inscrire dans la perspective de la longue transition au socialisme, lequel exigerait un épanouissement d’une démocratie populaire. Cela n’est pas impossible, même si ce n’est ni le choix du pouvoir – nationaliste mais autocratique – ni celui de la nouvelle bourgeoisie compradore « pro occidentale ». Les questions auxquelles je donnerai dans les pages qui suivent mes réponses d’aujourd’hui (en 2014) ont été l’objet de longues discussions avec mes amis en Chine, au cours de quatre séjours d’un mois chacun, en 2002,2004, 2008 et 2012. Des fragments ont été soumis par écrit à l’un ou l’autre de ces amis. Lu Aiguo avait annoté (en chinois) ses remarques. Longue discussion qui m’a permis de comprendre les raisons de son insistance sur la distinction qu’il faut faire entre « socialisme d’Etat » et « capitalisme d’Etat ». Wen Tiejun est le meilleur connaisseur de la réalité rurale chinoise, dont j’ai appris tout ce que j’ai retenu dans ces mémoires. Il partage également avec moi la même analyse de l’importance de la résistance de la Chine à la mondialisation financière, condition de succès de tout « projet souverain » digne de ce nom. Wang Hui, publié et connu à l’étranger, a beaucoup éclairé ma lanterne pour ce qui est de la vision chinoise de l’histoire dans la longue durée et dans sa vision du monde contemporain et du défi qu’il constitue. Huang Ping m’a fait comprendre mieux que quiconque les nuances dans les conflits au sein de la classe politique dirigeante du Parti et de l’Etat. A distance, j’ai beaucoup appris non seulement de la lecture des ouvrages de Lin Chun, mais tout autant de mes discussions avec elle. Je ne fais pas de pronostic à long terme comme les futurologues occidentaux aiment le faire. La Chine sera-t-elle « fatalement » la première économie mondiale, capitaliste et impérialiste bien entendu, même sans être la première puissance militaire ? Je doute qu’on puisse être l’un sans l’autre. Ou bien le colosse aux pieds d’argile s’effondrera comme l’URSS qui, dans les années 1930, paraissait construire un système supérieur, face aux Etats Unis et à l’Europe frappés par la grande crise ? Je ne réponds pas à cette fausse question. Pour moi l’histoire reste ouverte; le meilleur et le pire sont également possibles. Tout dépend du développement des consciences politiques des partenaires et des adversaires en lutte dans la société, en Chine comme ailleurs. Les débats concernant le présent et l’avenir de la Chine – puissance « émergente » – me laissent toujours peu convaincu. Les uns considèrent que la Chine a définitivement opté pour la « voie capitaliste », s’en félicitent et souhaitent seulement que ce « retour à la normale » soit accompagné par une évolution démocratique sur le mode occidental. D’autres le déplorent au nom des valeurs du « socialisme trahi ». En fait la question (la Chine est-elle capitaliste ou socialiste ?) est mal posée, car la Chine est effectivement engagée sur une voie originale depuis 1950 et peut être même depuis la révolution des Taipings au XIXe siècle. La nature de la révolution conduite en Chine par son parti communiste a été qualifiée par Mao de révolution anti impérialiste/antiféodale s’inscrivant dans une perspective socialiste. Il a toujours caractérisé cette construction de phase première sur la longue route au socialisme. Il me paraît nécessaire de souligner le caractère tout à fait particulier de la réponse donnée par la révolution chinoise à la question agraire. La terre (agricole) partagée n’a pas été privatisée; elle est demeurée la propriété de la nation représentée par les communautés villageoises et seulement donnée en usage aux familles rurales. Cela n’avait pas été le cas en Russie où Lénine, mis devant le fait accompli par l’insurrection des paysans en 1917, a reconnu la propriété privée des bénéficiaires du partage. Cette « spécificité chinoise» – dont les effets sont d’une ampleur majeure – interdit rigoureusement de qualifier la Chine actuelle (encore en 2014) de « capitaliste ». Car la voie capitaliste est fondée sur la transformation de la terre en bien marchand. Le principe (la terre bien commun, le soutien de la petite production sans petite propriété) est à l’origine de ces résultats sans pareils. Il a permis un transfert relativement maîtrisé de la migration rurale/urbaine. Comparez avec la voie capitaliste, au Brésil par exemple. La propriété privée du sol agraire a vidé les campagnes du Brésil – aujourd’hui 11% de la population du pays. Mais 50% au moins des urbains vivent dans des bidonvilles (les favélas), et ne survivent que par la grâce de « l’économie informelle » (crime organisé inclus). Rien de pareil en Chine, dont la population urbaine est dans l’ensemble, correctement employée et logée. La première qualification qui s’impose à l’analyste de la réalité chinoise est : capitalisme d’Etat. Il s’agit de capitalisme au sens que le rapport auquel les travailleurs sont soumis par les pouvoirs qui organisent la production est analogue à celui qui caractérise le capitalisme : travail soumis et aliéné, extraction de sur travail. Des formes brutales à l’extrême d’exploitation des travailleurs – dans les mines de charbon, dans les cadences infernales des ateliers qui emploient de la main d’œuvre féminine – existent en Chine. Néanmoins la mise en place d’un régime de capitalisme d’Etat est incontournable; et le demeurera partout. La socialisation et la réorganisation du système économique à tous ses niveaux, de l’entreprise (l’unité élémentaire) à la nation et au monde exigent la poursuite de longs combats pendant un temps historique qui ne peut être raccourci. Le capitalisme d’Etat chinois a été construit pour la réalisation de trois objectifs : (i) la construction d’un système productif industriel moderne intégré et souverain; (ii) la gestion du rapport de ce système avec la petite production rurale; (iii) le contrôle de l’insertion de la Chine dans le système mondial, lui-même dominé par les monopoles généralisés de la triade impérialiste (Etats Unis, Europe, Japon). La Chine est entrée dans la mondialisation à partir de 1990 par la voie du développement accéléré des exportations manufacturées. Le triomphe du néo-libéralisme favorisait le succès de cette option pendant une quinzaine d’années (de 1990 à 2005). Sa poursuite non seulement est discutable par ses effets politiques et sociaux, mais encore menacée par l’implosion du capitalisme mondialisé néo libéral, amorcée à partir de 2007. Dire, comme on l’entend ad nauseam, que le succès de la Chine doit être attribué à l’abandon du maoïsme, à l’ouverture extérieure et aux entrées de capitaux étrangers, est tout simplement idiot. La construction maoïste a mis en place les fondements sans lesquels l’ouverture ne se serait pas soldée par le succès qu’on connait. La comparaison avec l’Inde, qui n’a pas fait de révolution comparable, le démontre. Dire que le succès de la Chine est principalement (et même « intégralement ») redevable aux initiatives du capital étranger est non moins idiot. Ce n’est pas le capital des multinationales qui a construit le système industriel chinois, réalisé les objectifs de l’urbanisation et de l’infrastructure. Le succès est redevable à 90% au projet chinois souverain. Certes l’ouverture aux capitaux étrangers a rempli des fonctions utiles : accélérer l’importation des technologies modernes. Mais par ses formules de partenariat la Chine a absorbé ces technologies et en maîtrise désormais le développement. Rien d’analogue ailleurs, même en Inde ou au Brésil, a fortiori en Thaïlande, Malaisie, Afrique du Sud et autres. L’insertion de la Chine dans la mondialisation est demeurée, au demeurant, partielle et contrôlée (ou au moins contrôlable si on le veut). La Chine est demeurée en dehors de la mondialisation financière. La gestion du yuan relève toujours de la décision souveraine de la Chine. Beijing peut dire à Washington : « le yuan est notre monnaie, c’est votre problème », comme Washington avait dit en 1971 aux Européens : « le dollar est notre monnaie, c’est votre problème ». De surcroît la Chine conserve une réserve considérable de déploiement de son système de crédit public. La dette publique reste négligeable comparée aux taux d’endettement jugés intolérables aux Etats Unis, en Europe, au Japon comme dans beaucoup de pays du Sud. La Chine peut donc accélérer l’expansion de ses dépenses publiques sans danger grave d’inflation. L’attraction des capitaux étrangers dont la Chine a bénéficié n’est pas à l’origine du succès de son projet. C’est au contraire le succès de ce projet qui a rendu l’investissement en Chine attractif pour les transnationales occidentales. Les pays du Sud qui ont ouvert leurs portes bien plus largement que la Chine et accepté sans condition leur soumission à la mondialisation financière ne sont pas devenus attractifs au même degré. Le capital transnational n’est guère attiré ici que pour piller les ressources naturelles du pays. Ou pour y délocaliser des productions et bénéficier de la main d’œuvre à bon marché. Sans pour autant qu’il n’y ait transfert de technologie, effets d’entraînement et insertion des unités délocalisées dans un système productif national, toujours inexistant. Ou encore pour y opérer une razzia financière et permettre aux banques impérialistes de déposséder les épargnants nationaux, comme ce fut le cas au Mexique, en Argentine et en Asie du Sud-est. Pour ma part j’avance que si la Chine est bien une puissance émergente c’est précisément parce qu’elle n’a pas choisi la voie capitaliste de développement pure et simple; et que, en conséquence, si elle venait à s’y rallier son projet d’émergence lui-même serait mis en danger sérieux d’échec. Mao a compris – mieux encore que Lénine – que la voie capitaliste ne mènerait à rien et que la résurrection de la Chine ne pourrait qu’être l’œuvre des communistes. Les Empereurs Qing de la fin du XIXe siècle, puis Sun Yatsen et le Kuo Min Tang avaient déjà nourri le projet de résurrection chinoise, en réponse au défi de l’Occident. Mais ils n’imaginaient pas d’autre voie que celle du capitalisme et ne disposaient pas de l’équipement intellectuel qui leur aurait permis de comprendre ce qu’est réellement le capitalisme et pourquoi cette voie était fermée pour la Chine, comme pour toutes les périphéries du système capitaliste mondial. Mao, marxiste indépendant d’esprit, l’a compris. J’ai personnellement toujours partagé cette analyse de Mao et je renvois sur ce sujet à ce que j’ai écrit concernant le rôle de la Révolution des Taipings, que je situe à l’origine lointaine du maoïsme. La Chine n’est pas engagée sur une voie particulière depuis 1980 seulement, mais depuis 1950, bien que cette voie soit passée par des phases contrastées par beaucoup d’aspects. La Chine a développé un projet souverain cohérent qui lui est propre et qui n’est certainement pas celui du capitalisme dont la logique exige que la terre agricole soit traitée comme un bien marchand. Ce projet demeure souverain tant que la Chine reste hors de la mondialisation financière contemporaine. Que le projet chinois ne soit pas capitaliste ne signifie pas qu’il « est » socialiste; mais seulement qu’il permet d’avancer sur la longue route du socialisme. Néanmoins il est également toujours menacé de dérive qui l’en éloigne et finisse par l’intégrer dans un retour pur et simple au capitalisme. Le succès de l’émergence de la Chine est intégralement le produit de ce projet souverain. Dans ce sens la Chine est le seul pays authentiquement émergent (avec la Corée et Taïwan). Aucun des nombreux autres pays auxquels la Banque Mondiale a décerné un certificat d’émergence ne l’est réellement. Car aucun de ces pays ne poursuit avec persévérance un projet souverain cohérent. Tous adhérent aux principes fondamentaux du capitalisme pur et simple, y compris pour ce qui est de segments éventuels de leur capitalisme d’Etat. Tous ont accepté de se soumettre à la mondialisation contemporaine dans toutes ses dimensions, y compris financière. La Russie et l’Inde font encore exception – partiellement – sur ce dernier point, mais ni le Brésil, ni l’Afrique du Sud et les autres. Il y a parfois des segments de « politiques industrielles nationales », mais rien de comparable avec le projet chinois systématique de construction d’un système industriel complet, intégré et souverain (notamment au plan de la maîtrise technologique). Pour toutes ces raisons les apparences d’émergence – taux de croissance honorables, capacités d’exporter des produits manufacturés – sont toujours associés ici à des processus de paupérisation qui frappent la majorité de leur population (en particulier les paysans), ce qui n’est pas le cas de la Chine. Certes la croissance de l’inégalité se manifeste partout – y compris en Chine; mais cette observation reste superficielle et trompeuse. Car une chose est inégalité dans la répartition des bénéfices d’un modèle de croissance qui néanmoins n’écarte personne (et même s’accompagne de la réduction des poches de pauvreté – c’est le cas en Chine); autre chose est l’inégalité associée à une croissance qui ne profite qu’à une minorité (de 5 à 30% de la population selon les cas) tandis que le sort des autres demeure désespéré. La Corée et Taïwan sont les deux seuls exemples de succès d’une émergence authentique dans et par le capitalisme. Ces deux pays doivent ce succès à des raisons géostratégiques qui ont conduit les Etats Unis à accepter qu’ils réalisent ce que Washington interdisait aux autres. La comparaison entre le soutien des Etats Unis au capitalisme d’Etat de ces deux pays, combattu avec la violence la plus extrême dans l’Egypte nassérienne ou l’Algérie de Boumediene est, à ce titre, éclairante. Pour comprendre la nature des défis auxquels la Chine est confrontée aujourd’hui il est indispensable de savoir que le conflit entre le projet souverain chinois tel qu’il est et celui de l’impérialisme nord américain et de ses alliés subalternes européens et japonais est appelé à croître en intensité au fur et à mesure de son succès. Les domaines du conflit sont multiples : le contrôle par la Chine des technologies modernes, l’accès aux ressources de la Planète, le renforcement des capacités militaires de la Chine, la poursuite de l’objectif de reconstruction de la politique internationale sur la base de la reconnaissance des droits souverains des peuples à choisir leur système politique et économique. Les guerres préventives engagées au Moyen Orient par les Etats Unis poursuivent cet objectif, et dans ce sens elles constituent le préliminaire à la guerre préventive (nucléaire) contre la Chine, envisagée froidement comme éventuellement nécessaire par l’establishment nord-américain. Tenir au chaud l’hostilité à l’égard de la Chine par le soutien aux esclavagistes du Tibet et du Sinkiang, le renforcement de la présence navale américaine en Mer de Chine, l’encouragement prodigué au Japon engagé dans la reconstruction de sa force militaire, est indissociable de cette stratégie globale hostile à la Chine. Simultanément Washington s’emploie à manœuvrer pour amadouer les ambitions éventuelles de la Chine et des autres pays qualifiés d’émergents par la création du G 20, destiné à donner aux pays concernés l’illusion que leur adhésion à la mondialisation libérale servirait leurs intérêts. Le G2 (Etats Unis/Chine) constitue – dans cet esprit – un piège, qui en faisant de la Chine le complice des aventures impérialistes des Etats Unis, ferait perdre toute sa crédibilité à la politique extérieure pacifique de Beijing. La seule réponse efficace possible à cette stratégie doit marcher sur deux jambes : (i) renforcer les capacités militaires de la Chine et les doter d’une puissance de riposte dissuasive; (ii) poursuivre avec ténacité l’objectif de la reconstruction d’un système politique international polycentrique, respectueux de toutes les souverainetés nationales, et agir dans ce sens pour la réhabilitation de l’ONU marginalisée par l’OTAN. J’insisterai sur l’importance décisive de cet objectif qui implique la reconstruction prioritaire d’un « front du Sud » (Bandung 2 ?) capable de soutenir les initiatives indépendantes des peuples et des Etats du Sud. Il implique à son tour que la Chine prenne conscience qu’elle n’a pas les moyens d’un éventuel absurde alignement sur les pratiques prédatrices de l’impérialisme (le pillage des ressources naturelles de la Planète), faute de puissance militaire analogue à celle des Etats Unis, laquelle constitue en dernier ressort la garantie du succès des projets impérialistes. La Chine par contre a beaucoup à gagner en développant son offre de soutien à l’industrialisation des pays du Sud, que le Club des « donateurs » impérialistes s’emploie à rendre impossible. L’autre volet du défi concerne la question de la démocratisation de la gestion politique et sociale du pays. Mao avait conçu et mis en œuvre un principe général de la gestion politique de la Chine nouvelle qu’il avait résumé dans les termes suivants : rassembler la gauche, neutraliser (j’ajoute : et non éliminer) la droite, gouverner au centre gauche. Il s’agit là, à mon avis, de la meilleure manière de concevoir d’une manière efficace la progression par avancées successives, comprises et soutenues par les grandes majorités. Mao avait donné de cette manière un contenu positif au concept de démocratisation de la société, associé au progrès social sur la longue route au socialisme. Il en avait formulé la méthode de mise en œuvre : « la ligne de masse » (descendre dans les masses, apprendre de leurs luttes, remonter aux sommets du pouvoir). Lin Chun a analysé avec précision la méthode et les résultats qu’elle a permis. La question de la démocratisation associée au progrès social – par contraste avec la « démocratie » dissociée du progrès social (et même fréquemment associée à la régression sociale) – ne concerne pas seulement la Chine, mais tous les peuples de la Planète. En tout cas la formule offerte par la propagande médiatique occidentale – pluripartisme et élections – est tout simplement à rejeter. Et la « démocratie » qu’elle permet tourne à la farce, même en Occident, a fortiori ailleurs. La « ligne de masse » constituait le moyen de produire le consensus sur des objectifs stratégiques successifs, en progression continue. Elle fait contraste avec le « consensus » obtenu dans les pays occidentaux par la manipulation médiatique et la farce électorale, ce consensus n’étant rien d’autre que l’alignement sur les exigences du pouvoir du capital. Mais aujourd’hui par où commencer pour reconstruire l’équivalent d’une nouvelle ligne de masse dans les conditions nouvelles de la société ? La tâche n’est pas facile. Car le pouvoir de direction passé largement aux droites dans le parti communiste assoit la stabilité de sa gestion sur la dépolitisation et sur les illusions naïves qui l’accompagnent. Le succès même des politiques de développement renforce la tendance spontanée à aller dans cette direction. On croit largement en Chine, dans les classes moyennes, que la voie royale au rattrapage du mode de vie des pays opulents est désormais ouverte sans obstacle; on croit que les Etats de la triade (Etats Unis, Europe, Japon) ne s’y opposent pas; on admire même les modes américaines sans critique. Le pouvoir en Chine n’est pas insensible à la question sociale. Non pas seulement par tradition d’un discours fondé sur le marxisme mais tout également parce que le peuple chinois qui a appris à lutter et continue à le faire l’y oblige. Et si, dans les années 1990 cette dimension sociale avait reculé devant les priorités immédiates de l’accélération de la croissance, aujourd’hui la tendance est inversée. Les objectifs de la re- politisation et la création des conditions favorables à l’invention de réponses nouvelles ne peuvent être obtenus par des campagnes de « propagande ». Ils ne peuvent être impulsés qu’à travers la poursuite des luttes sociales, politiques et idéologiques. Cela implique la reconnaissance préalable de la légitimité de ces luttes, une législation fondée sur les droits collectifs – d’organisation, d’expression et de prises d’initiatives. Cela implique que le parti lui-même s’engage dans ces luttes; autrement dit ré-invente la formule maoïste de la ligne de masse. La re-politisation n’a pas de sens si elle n’est pas associée à des procédures qui favorisent la conquête graduelle de responsabilité des travailleurs dans la gestion de leur société à tous les niveaux – l’entreprise, la localité, la nation. Un programme de ce genre n’exclut pas la reconnaissance des droits de la personne individuelle. Au contraire il en suppose l’institutionnalisation. Sa mise en œuvre permettrait de ré-inventer des formules nouvelles de l’usage de l’élection pour le choix des responsables. Une note brève concernant Hong Kong, Macao et Taïwan Hong Kong que nous visitions Isabelle et moi pour la première fois en 1972 était encore sous le joug colonial britannique. Pendant 95 ans la colonie avait été soumise à un régime policier impitoyable, ne reconnaissant aux Chinois ni habeas corpus ni aucuns droits élémentaires. Militants, syndicalistes et surtout « communistes » étaient soumis quotidiennement aux arrestations arbitraires et à la torture, parfois froidement assassinés. Ce n’est que quelques années seulement avant la restitution du territoire à la Chine (en juillet 1997) que les Britanniques ont octroyé à la colonie un statut « démocratique », et accepté des élections. Grosse ficelle dont on voit immédiatement l’intention. Le site de Hong Kong - que nous visitions en touristes - est splendide, comme chacun le sait. L’impression que je tirais de cette visite était que, une fois les Britanniques partis, il ne resterait rien de leur présence pendant un siècle. Notre seconde visite en 2002 l’a pleinement confirmé. Quelques grosses constructions de style victorien - des banques - comme on en voit à Shanghai le long des quais du Wampoa (Huang Pu). Mais rien de plus. La ségrégation totale qui régnait dans le territoire, l’isolement de la petite colonie anglaise, leur racisme profond et le mépris dans lequel ils tenaient les Chinois les avaient privés d’avoir une influence culturelle quelconque. Les Chinois donc, qui n’avaient jamais cessé de le demeurer, redeviendraient des Chinois ordinaires comme leurs concitoyens. Pour cette raison, entre autre, je n’ai jamais cru que le retour de Hong Kong à la Chine poserait un problème spécifique quelconque. Contrairement à l’opinion de la majorité sans doute des observateurs, des journalistes prétendus spécialisés dans les affaires de l’Orient et même d’un grand nombre d’intellectuels de gauche. Ici comme ce fut le cas à Shanghai, l’avenir dépendra essentiellement de l’évolution des rapports internes propres à la Chine, entre ses classes populaires et ses classes dirigeantes, sa paysannerie et son prolétariat d’une part, sa bourgeoisie ancienne et nouvelle (de Shanghai, de Hong Kong et d’ailleurs) d’autre part, et du règlement de leurs conflits que cela soit pas le triomphe du « socialisme » (et de sa forme étatiste plus précisément), soit par celle d’une forme de capitalisme, qu’elle soit nationale ou compradore, soit enfin par un compromis historique d’étape. Nous mettions à profit notre voyage de 1972 pour visiter également Macao, revue en 2002. Cette mini colonie présente un aspect totalement différent de Hong Kong. Ici, comme à Goa en Inde, les Portugais se sont réellement mêlés aux autochtones, produisant une culture métisse originale. Par exemple une cuisine sino-portugaise associant dans ses recettes les traditions cantonaises, l’huile d’olive et le vin. Même mélange - heureux lui aussi - dans l’architecture. J’ai découvert tardivement Taïwan (en 2008). Je n’ai pas été surpris de constater qu’en dépit de leurs réserves motivés à l’égard du système chinois, en particulier pour ce qui concerne les libertés, l’attachement à la mère patrie et la solidarité avec elle face à l’étranger (Etats Unis et Japon) sont puissants. Le slogan de Beijing (« une nation, deux systèmes ») trouve un écho réel, non seulement chez les hommes d’affaires bénéficiaires des échanges avec la Chine, mais tout également dans le peuple ordinaire et dans les classes politiques issues du vieux Kuo Min Tang. Les propos de la Ministre des relations avec Beijing, qui m’a reçu, m’en ont convaincu. Note amusante : Lin Shenjing (qui me traduit du français en chinois), que Lau Kin Chi m’a fait connaître et qui avait organisé notre colloque se trouve être une personne qu’Isabelle a immédiatement reconnue. Elle l’avait remarqué dans les manifestations de rue de Paris de 1995, ce que Lin a confirmé. Le monde est décidemment petit ! Lin nous a promené également dans les beaux paysages de cette île à laquelle le nom admiratif de Formose donné par les Portugais convient parfaitement. LE VIETNAM Ma première visite au Viet Nam, faite avec Isabelle, remonte à 1997 seulement. Comme celles de Cuba, les autorités dirigeantes du Viet Nam avaient fait une option « pro- soviétique » sans nuances. Au point que l’effondrement brutal du système en 1991 les a totalement surpris comme beaucoup d’autres. Je ne me suis pas réjoui de cet effondrement, dans les formes qui ont été les siennes, mais il ne m’a certainement pas surpris. Depuis trente ans je disais et écrivais que si le régime ne s’engageait pas dans des réformes de gauche (démocratisation et socialisation réelle de la propriété publique), il était condamné à accélérer son évolution – fut ce en catastrophe (ce qui est arrivé) - vers la restauration pure et simple d’un capitalisme « normal » auquel sa classe dirigeante était totalement ralliée. Après la chute de l’URSS, le système vietnamien, resté passablement enfermé dans sa dogmatique, aux abois, me semblait fortement tenté par les modèles d’ouverture de l’Asie du Sud est capitaliste (la Thaïlande et la Malaysie). La crise qui frappe la région - à peine amorcée quand nous visitions le Viet Nam - va peut être faire réfléchir et donner l’occasion de s’engager dans une autre voie. Le peuple vietnamien est irrésistiblement sympathique. Isabelle et moi avons donc immédiatement aimé à l’extrême le Viet Nam. J’étais invité à une conférence de la francophonie organisée à Hué, en vue de préparer le sommet qui s’est tenu à Hanoi deux mois plus tard. Nous nous sommes rendus d’abord à Hanoi. Notre voyage avait été préparé par les contacts que notre vieil ami intime le regretté Ngo Manh Lan avait établis, et, de ce fait, s’est déroulé dans de superbes conditions. Nous fûmes accueillis par un « guide » qui était un colonel en retraite de l’armée, Pham Xuan Phuong. Pham avait rejoint l’armée de libération à peine sorti de l’adolescence en 1946 et ne l’avait quitté qu’après la libération de Saigon en mai 1975 : trente ans de guerre continue, d’abord la guerre française - Pham était capitaine à Dien Bien Phu et avait conquis l’un des forts dont il fit prisonnier les hauts officiers français - puis la guerre américaine. Inutile de dire qu’une personne comme lui ne pouvait que devenir immédiatement notre ami. Nous discutions longuement de tout, et Isabelle, surtout, le questionnait dans le détail. Côté personnel, sa mère s’était remariée à l’époque coloniale avec un Corse et en avait eu un fils. Le demi-frère de Pham se trouvait avoir fait carrière dans l’armée française - pas dans la guerre du Viet Nam bien sûr - dont il était devenu également colonel. Pham est revenu récemment en Corse visiter la tombe de sa mère. Le Général Bigeard était venu récemment au Viet-Nam et Pham l’avait accompagné à Dien Bien Phu. Avec toute l’inconscience et l’absence de tact qui caractérisent souvent les militaires des armées coloniales, Bigeard insistait pour faire élever sur les lieux un monument aux morts… français. Les autorités du Viet Nam ont dressé une colonne à tous les morts. Isabelle, furieuse, a écrit à Bigeard, pour lui demander comment il aurait reçu une requête des Allemands pour la construction d’un monument à leurs morts sur les plages de Normandie. Elle lui signalait alors les ignominies qu’il avait pu écrire sur leur traitement comme prisonniers : les prisonniers recevaient la même ration que les soldats vietnamiens qui s’en contentaient parce qu’ils savaient pourquoi ils combattaient. Bigeard a fait une réponse dans laquelle perce au fond son histoire triste : celle d’un enfant de troupe auquel aucune éducation politique n’avait été donnée (et il paraissait en prendre conscience). Cela étant les Vietnamiens font la différence entre les Français et les Américains. La guerre française était une guerre coloniale infâme; mais l’armée de métier - l’opposition du peuple français rendait impensable l’envoi du contingent au Viet Nam - se contentait de faire la guerre, avec la brutalité qui en caractérise les comportements (exécutions sommaires, tortures). Les Américains par contre n’ont pas fait la guerre; ils ont appris du bombardement de Guernica par les nazis qu’il vaut mieux soumettre le peuple « ennemi » aux bombardements terroristes que leur supériorité technique permettait. Pham nous expliquait qu’ils étaient lâches : dès qu’encerclés c’était la débandade, ils se tuaient entre eux. Leur état major vengeait leur défaite par un bombardement massif des villages de la région. Cela n’empêche les autorités américaines d’avoir le culot de réclamer au gouvernement vietnamien la restitution des corps de tous leurs soldats… disparus et morts, le plus souvent de faim, de soif, de blessures… car tous les prisonniers ont été correctement traités. Ce qui n’était pas le cas des vietnamiens, toujours exécutés sur le champ par les soldats américains, leurs officiers et les sbires à leur solde. De surcroît les Vietnamiens font la différence entre l’opposition du peuple français à une guerre à laquelle il refusait de participer, opposition fondée sur la conviction politique que cette guerre était juste pour les Vietnamiens, et celle du peuple américain que ne motivait que la crainte de « mourir au Viet Nam ». Sur la longue route que nous avons parcourue en automobile du nord au sud du Viet Nam on ne peut pas ne pas voir, tous les cinq kilomètres peut être, les cimetières de combattants et de civils massacrés. Une densité de morts qu’on ne retrouve qu’en Champagne et autour de Verdun. J’éprouve, de ce fait, une haine totale sans restriction pour la classe dirigeante américaine. C’est l’ennemi principal de tous les peuples, la classe la plus dangereusement criminelle de notre époque. Avec un guide comme Pham on pouvait évidemment se comprendre vite et nous imposer un programme d’une densité exceptionnelle. A Hanoi nous étions logés au centre de la vieille ville, à quelques mètres de la rue de la Soie, dans un petit hôtel mignon et parfaitement confortable. Cette ville impériale a un grand charme. De surcroît les Français y ont laissé de belles constructions coloniales - comme à Saigon d’ailleurs - entretenus avec tout le soin dont les Vietnamiens sont capables, c’est à dire celui de la perfection. Son musée militaire doit certainement être vu, et la reproduction commentée de la bataille de Dien Bien Phu une leçon qu’il faut entendre. A Saigon nous avons également visité, pour les mêmes raisons, le musée militaire et suivi la scène reproduisant la libération de la capitale du Sud. Le hasard faisait que je me trouvais ce jour même de 1975 à New York. Quelle joie que de suivre en direct à la télé la débâcle des armées américaines. Et ce spectacle incroyable - mais tout à fait prévisible - des officiers se bousculant, bousculant femmes et enfants (américains bien sûr) pour être les premiers à sauter dans les hélicoptères, tenant sous le bras les oeuvres d’art volées au pays ! Quelle joie de voir le regard amusé des militaires vietnamiens observant la scène et regardant leur montre pour savoir si le temps qu’ils avaient donné aux fuyards était ou non épuisé ! Ce que je ne soupçonnais pas - et découvrais au musée d’art moderne - c’est qu’il existait une peinture vietnamienne de qualité qui avait su faire une synthèse féconde de la tradition (style chinois) et de la modernité apportée par les Français. Il n’y a rien de pareil en Chine, ni même à Hong Kong. C’est l’un de ces signes - mais ils sont nombreux - de ces rapports complexes du Viet Nam et de la France. Le Viet Nam n’a jamais cessé de lutter contre la domination coloniale, particulièrement absurde dans ce pays, constitué par une nation forte qui n’a jamais souffert du moindre complexe à l’égard des autres. Mais de ce fait, parce que sans complexe (ce qui n’est pas toujours le cas chez les colonisés), et donc sans besoin névrotique d’affirmer sa « spécificité », le peuple vietnamien voit la France - et le reste du monde - comme ils sont, dans toute la variété des facettes de leur réalité. C’est un avantage qui peut être décisif, un plus dans les chances de savoir faire face aux défis du monde moderne. Bien entendu nous avons également fait la visite en bateau de la baie d’Along. Une baie tellement connue par la profusion des belles images qu’on en a reproduit que nous avions le sentiment bizarre d’y avoir déjà été. Ce qui n’enlève rien à la beauté du lieu et à l’émerveillement qu’on éprouve quand on s’y promène. Dans un bon petit restaurant du village côtier, près de l’hôtel où nous étions logés, nous entendions les bavardages du jeune gars qui le tenait - un Vietnamien de Nouvelle Calédonie rentré au pays - qui gardait un souvenir ému des allées et venues de Catherine Deneuve, l’actrice française venue y tourner le film « Indochine ». A partir de Hanoi nous avons également fait un petit tour vers la frontière nord ouest, la province de montagnes de Son La et fait un stop dans le village thaï de Moc Chau, sur la route de la cuvette de Dien Bien Phu. Cela donne une forte envie d’aller plus loin, d’en voir davantage. Mais le temps ne permet pas toujours de tout voir. Hué, où se tenait le colloque de la francophonie, est un haut lieu de l’histoire du Viet Nam, capitale impériale du XIXe siècle. Il faut voir ses extraordinaires cimetières impériaux anciens et ses monuments baroques que les Empereurs ont fait construire à l’époque du protectorat, mélangeant les styles traditionnel et moderne. Il faut voir également ce qu’il reste du vieux palais impérial, détruit par les bombardements haineux et sauvages des Américains, fort heureusement en voie de belle restauration. Il faut manger sa cuisine d’une finesse incomparable - et cela n’est pas peu dire tant la cuisine vietnamienne est fine - et sa vingtaine de sortes de « banh cuon » (raviolis de pâte de riz). Nous avons parcouru la route de Hué à Saigon, dans un taxi loué avec un gentil guide qu’un ami de Ngo Manh Lanh nous avait recommandé. On passe évidemment par le superbe col des Nuages, longe la baie de Da Nang, ravagée par les destructions américaines, comme celle de Cam Ranh plus au sud, qui a été longtemps la base navale et aérienne principale à partir de laquelle les bombardiers américains partaient pour leurs missions peu glorieuses et dont toute la végétation aux alentours a été impitoyablement détruite aux armes chimiques, pour éviter l’infiltration de soldats vietnamiens. Gloire aux défenseurs américains de l’environnement ! On attendrait de Green Peace qu’il ouvre le procès et face comparaître à son tribunal les criminels toujours en place, Mac Namara en tête puisque c’est cet ami des peuples (comme on le présente à la Banque Mondiale dont il fut Président) qui a ordonné les destructions en question. Peu après Da Nang on passe par l’ancien port de Hoi An. Merveilleuse petite ville qui connut son temps de grande prospérité au XVIIIe siècle, lorsque les marchands navigateurs chinois et japonais venaient s’y ravitailler en produits « exotiques » - la nacre entre autre. Plus au sud nous nous arrêtions à la station balnéaire de Nha Trang. Plage superbe - face à des îles non moins superbes à visiter - et fort peu encombrée… nous n’étions guère que les seuls étrangers, et, à distance respectable les uns des autres, quelques parasols sous lesquels des familles vietnamiennes venaient goûter la mer. A partir de Nha Trang nous bifurquions vers l’intérieur pour nous rendre à Dalat. Sur la route les tours Champa constituent de beaux vestiges de la civilisation antérieure à la conquête récente du pays par les Vietnamiens. Dalat rappelle irrésistiblement les villes d’eau « à la française », ce qu’elle était à l’époque coloniale. Station de montagne, elle bénéficie d’un climat sec et frais qui tranche avec la moiteur chaude des plaines côtières qui font le Viet Nam rural. Mais nous sommes habitués aux climats tropicaux… ils ne nous gênent pas. De Dalat à Saigon on longe les énormes plantations de caoutchouc des bénéficiaires principaux de la colonisation de l’époque. Saigon est certainement très différente de Hanoi. Capitale commerçante et économique du temps colonial - et elle l’est restée en partie - la ville a bénéficié d’une urbanisation moderne qui, à mon avis, est tout simplement bien réussie. Nous avons aimé, Isabelle et moi, Saigon autant que Hanoi, mais d’une manière différente. Ses monuments coloniaux - l’Hôtel de Ville, l’Opéra - superbes, sont fort bien entretenus. Ses cafés très parisiens, et bien agréables pour les visiteurs à pied que nous étions. Je ne cache pas la sympathie extrême qu’Isabelle et moi nourrissons à l’égard de Vietnam comme de Cuba, de ces deux peuples et des très belles pages de l’histoire que leurs révolutions ont écrites. J’ai donc tenu à répondre à l’invitation de leurs autorités pour participer à quelques colloques internationaux qu’elles organisaient. Davantage – et signe manifeste de confiance – j’essayais de répondre à leurs attentes dans des débats internes concernant directement les problèmes auxquels ils étaient confronté. Deux visites mémorables à Hanoi en 2007 et 2009, trois à la Havane en 1999, 2003 et 2009. Je n’ai pas hésité à ouvrir le débat sur les questions les plus difficiles (l’avenir du socialisme, les réformes et les exigences de préserver à travers elles l’avenir) dans les discussions organisées à Hanoï par la Fondation pour la Paix et le Développement (dirigée alors par Mme Binh, et dont l’ami Tran Dac Loi a été longtemps le secrétaire actif), la puissante Académie Ho Chi Minh (centre de formation idéologique des cadres politiques du Parti), l’Institute of World Economics and Politics, avec la participation du premier Secrétaire du Comité Central du Parti – Truong Tan Sang – et d’autres cadres du plus haut niveau. Nous avons partagé, Madame Binh, Isabelle et moi une grande sympathie réciproque et immédiate. Je tiens à dire combien les gestes d’amitié personnelle de Madame Binh m’ont touché. La collaboration entre les institutions du Vietnam et nos réseaux du FMA/FTM se poursuit évidemment. Madame Binh avait organisé une rencontre avec un groupe restreint de dirigeants haut placés (bureau politique et Etat- major inclus). Une séance de plus de cinq heures. On attendait de moi la présentation de quelques-unes de mes réflexions concernant le renouveau impérialiste, ses objectifs stratégiques, ses forces et ses faiblesses, ses interventions militaires au Moyen Orient et en Afrique. Ce que je fis en me concentrant sur les questions difficiles. Je n’étais pas là pour « donner des leçons », mais préciser des arguments et des contre arguments. Les commentaires des Vietnamiens ont été fins. Puis, le sujet épuisé, je me suis permis d’aller plus loin et de poser carrément la question du conflit avec la Chine sur la Mer du Sud. J’ai dit en substance ce qui suit : « Si j’étais Président du Vietnam ou de la Chine – et vous voyez que cette probabilité étant nulle, mes propos sont sans incidence – je ferai la chose suivante. Je dirai : nous, ensemble, Vietnamiens et Chinois – contrôlerons cette Mer que nous appellerons la Mer du Sud, sans la qualifier davantage (comme on dit « le Golfe » pour éviter de le qualifier d’arabe ou d’iranien). Nos deux marines de guerre y patrouilleront ensemble. Un haut officier vietnamien sera embarqué sur chaque navire chinois et vice versa. Nous interdirons aux intrus –le Japon et les Etats- Unis - de s’y faire voir. Et puis, pour ce qui est de l’exploitation des ressources de la Mer, nous constituerons une Haute Commission chargée d’en définir les formes et les conditions ». Je n’attendais pas de réponse; et je n’en ai pas eue. Mais je pouvais lire sur les visages : cet homme est un rêveur; il manque de réalisme. Ma conclusion : Oui, les hommes de pouvoir, encore aujourd’hui et partout, se pensent réalistes, mais leur realpolitik ne l’est pas. Le réalisme, c’est être révolutionnaire, agir pour changer les choses et non pas s’ajuster au jour le jour. CUBA Cuba est certainement un cas particulier en Amérique latine. Le pouvoir cubain m’avait personnellement longtemps « boycotté ». Classé « prochinois », mais surtout ayant de surcroît porté des jugements autres que ceux de Moscou - que La Havane adoptait sans retenue notable, convaincue ou forcée - dans différentes questions concernant les stratégies de libération en Afrique à l’occasion de débats mentionnés plus haut. Les choses ont bien évolué depuis. Mes discussions avec Isabelle Monal, Marta Harnecker et d’autres rencontrés à l’étranger m’ont aidé à suivre un peu les débats internes longtemps retardés mais que désormais la situation impose. Ma visite à Cuba en 1999 a été bien organisée par les camarades de l’Association des Economistes cubains (Roberto Verrier) et plus particulièrement par l’ami Dario Machado et son épouse argentine - militante adorable - Isabelle Rauber. Un programme dense, qui à raison de deux ou trois discussions de fond chaque jour, dans les principales institutions de l’Etat et du Parti, ne laissait guère de temps pour se reposer. Quelques visites rapides ici et là quand même, arrachées. Elles nous ont permis de constater que la vieille ville coloniale de La Havane l’a échappée belle : elle était vouée à la destruction par la bourgeoisie compradore et les transnationales du tourisme nord américain, qui ne rêvent que de gratte-ciel. Le socialisme l’a sauvé, même si c’était pour la laisser longtemps se dégrader, faute de moyens. Elle est aujourd’hui en voie de restauration et Isabelle et moi avons pu en apprécier l’extrême richesse. La visite de la vieille ville coloniale de Trinidad, laisse deviner la beauté de l’île. A Santa Clara on peut voir la très belle statue du Che. La visite du mémorial où reposent ses restes et ceux de ses compagnons ne peut pas ne pas émouvoir. Au centre culturel de la ville nous avons rencontré un dessinateur caricaturiste avec qui nous avons beaucoup sympathisé et qui nous rappelait qu’à Cuba l’humour reste une arme politique progressiste véritable. Grand plaisir également à retrouver à La Havane notre vieille amie Jacqueline Meppiel, qui fut condamnée par un tribunal parisien avec Isabelle, pour le même délit – celui de distribution de tracts anti-impérialistes ! Le peuple cubain n’est pas seulement ouvert, accueillant et sympathique. Il est véritablement vaillant et sait qu’il lui faut accepter beaucoup de sacrifices pour résister au rapace yankee. Sans ce patriotisme le régime aurait succombé à l’effondrement soviétique, devenu son protecteur à la fois par la force des choses – la réalité géostratégique – et par les propres erreurs de la direction révolutionnaire – largement gagnée à l’époque aux concepts soviétiques de la construction du socialisme. Amis et ennemis prévoyaient que le régime ne passerait pas le cap des années épouvantables 1992-1995, lorsqu’il a fallu réduire la ration alimentaire en dessous du soutenable. Cuba est parvenu à remonter la pente. Mais maintenant que faire ? Tel était évidemment le thème de toutes nos discussions. Quelles concessions faire au capitalisme mondialisé triomphant ? Comment conjuguer les dangers de dérive sociale interne que ces concessions entraînent nécessairement ? Les avis que j’ai entendu exprimer, ou parfois deviné, se situent dans un éventail passablement ouvert, traduction évidente d’intérêts sociaux réels en conflit et de visions sociétaires et idéologiques de natures diverses. Les dangers sont évidents. Pour s’en sortir Cuba s’est ouvert au tourisme dont les ravages ne sont pas seulement culturels, comme toujours, mais également politiques et sociaux. Dans toutes les Caraïbes les options faites pour « relancer la croissance » par une nouvelle insertion dans le système mondial prenant le relais du sucre essoufflé sont identiques : émigration (et envois des mandats des émigrés aux familles), tourisme, zones franches accueillant des implantations d’industries légères d’exportation dont les super profits – fondés sur la main d’œuvre à bon marché et les exonérations d’impôts – sont captés par les transnationales qui dominent les technologies et les marchés. Or partout dans les Caraïbes ces activités ne sont pas devenues les pôles de développement promis par la Banque mondiale mais des chancres qui n’entraînent pas le reste de l’économie et de la société mais au contraire les rongent. Les devises et les profits produits dans ces secteurs sont en effet soit réexportés soit réinvestis exclusivement dans l’excroissance des chancres en question. La bourgeoisie compradore, seule bénéficiaire local de ce type de mal développement déséquilibré, renforcée politiquement, peut assumer alors ses fonctions de courroie de transmission dans la gestion de ce capitalisme périphérique. Cuba sera-t-il capable d’éviter un sort analogue ? Une fraction de la « nouvelle classe » produite par le socialisme bureaucratique des décennies précédentes aspire ouvertement, par la privatisation et l’économie du dollar, à exercer des fonctions compradore de ce type. Mais d’autres forces font entendre leur voix dans la société cubaine. Les cadres éduqués dans l’esprit du marxisme ne sont pas tous des nostalgiques d’une interprétation simple et dogmatique du socialisme. Certains (ou beaucoup ? je n’en sais rien) comprennent que les classes populaires ne défendront le socialisme que si celui-ci s’exprime par leur contrôle effectif de la décision à tous les niveaux. Grâce à nos amis cubains, qui partagent ce point de vue, nous avons pu constater qu’il y a bien, ici et là, l’amorce d’organisations autonomes des classes populaires. Suffisamment pour faire pencher la balance en leur faveur ? Autorisés à s’épanouir, ou capables de l’imposer ? Difficile à dire. Et que se passera-t-il après Castro ? Bénéficiant d’une aura incontestée et méritée (qui de surcroît ne fait pas l’objet d’un « culte de la personnalité », invisible ici), Castro peut maintenir un équilibre entre des courants adverses qui pourraient, lui disparu, s’affronter dans des combats douteux. Toujours est-il que, au travers de quelques-unes des discussions que j’ai pu avoir, il m’a semblé que les « cadres dirigeants » étaient passablement conscients du danger que le complexe « tourisme - zones franches - appel aux capitaux extérieurs – dollarisation » représentera et du risque de son développement en forme de chancre. Des mesures sont préconisées pour l’éviter, imposant le transfert des devises et des profits gagnés ici au bénéfice du financement du développement d’autres activités destinées à renforcer l’autonomie relative du pays vis à vis du système mondial (par l’autosuffisance alimentaire, peut être énergétique par exemple). Sont-elles mises en oeuvre réellement et avec suffisamment de force ? Difficile à dire. En tout cas les bons signes ne manquent pas, comme la sortie de la dollarisation, bien amorcée. Mes visites m’ont permis également d’entendre sur la question de l’engagement de Cuba en Afrique le point de vue de quelques uns de ceux qui furent parmi les plus hauts responsables de cette option, dont en particulier le très sympathique camarade Risquet. Pas l’ombre du moindre doute ne pèse sur leur conviction internationaliste fondamentale. Je dirais même que, faisant contrepoint à l’attirance que l’Europe exerce sur presque toute la gauche latino-américaine, lui faisant oublier que l’Amérique latine appartient avec l’Asie et l’Afrique au monde du capitalisme périphérique, cette option a toute ma sympathie. Cependant, quelles que soient les opinions des uns et des autres concernant la meilleure stratégie qui permette à Cuba à la fois de sauvegarder ses acquis sociaux gigantesques (en comparaison du reste de toute l’Amérique latine), de s’adapter aux conditions nouvelles du déséquilibre mondial et de garder la porte ouverte sur une évolution favorable pour l’avenir, j’affirme (et je le répète dans toutes les occasions qui me sont offertes) que le strict devoir de tous les démocrates du monde est de soutenir Cuba contre ses agresseurs nord-américains, dont il n’y a rien à attendre, quelle que soit la rhétorique « démocratique » éventuelle dont ils se gorgent. Les partis démocratiques latino- américains et ceux de la gauche européenne socialiste ont sur ce terrain des responsabilités majeures. Eux seuls pourraient faire reculer les agresseurs et donner au peuple cubain le temps et les moyens d’avancer dans la solution de ses problèmes. Ils ne le font pas, hélas. Les partis latino- américains se taisent, croyant pouvoir justifier leur silence par des phrases du style « Cuba n’est plus un modèle ». Certes, mais la question n’est pas là. Les partis sociaux-démocrates et socialistes d’Europe sont ici, comme pour les pays de l’Est, alignés sur les discours de la droite mondiale dirigée par Washington et ses instruments (Banque Mondiale, FMI, OMC). Ni les uns ni les autres n’acceptent de donner la moindre importance au fait que Cuba a résolu les problèmes élémentaires qu’aucun pays d’Amérique latine - même ceux qui sont infiniment plus riches - n’a commencé même à traiter. Ni la moindre importance au fait que la solution « libérale » que Washington veut imposer par tous les moyens se soldera nécessairement par une régression fantastique sur tous les plans, sociaux et démocratiques. A Cuba j’ai eu la possibilité de participer à des discussions internes sur les mêmes sujets difficiles. J’ai même eu le bonheur d’entendre Fidel se prononcer sur ces questions, en comité resteint. J’ai constaté qu’il n’y avait pas de « culte de sa personnalité »; ses collègues n’hésitaient pas à lui taper avec gentillesse sur l’épaule pour lui dire : « ne te répète pas, réponds à nos questions ». Rémy Herrera, secrétaire exécutif du FMA, nous offre dans les deux volumes parus de Cuba Révolutionnaire un recueil d’excellentes études concernant Cuba, produites par les meilleurs intellectuels du pays. Cuba : une authentique révolution La révolution cubaine est la troisième révolution populaire authentique du continent américain, après celle des esclaves de Saint Domingue (Haïti fin du XVIIIe siècle) puis des paysans du Mexique (1910-1920). En contrepoint les révolutions américaines des colonies anglaises et espagnoles n’ont pas été autre chose que des guerres d’indépendance conduites par les classes dirigeantes locales produites elles mêmes par la colonisation mercantiliste européenne. La révolution cubaine, considérablement plus radicale que les précédentes sur le continent, a été qualifiée de socialiste pour cette raison, non sans quelques bonnes raisons. Dans ce sens elle s’inscrit, aux côtés des révolutions russe, chinoise et vietnamienne du XXe siècle, dans cette première vague de luttes pour l’émancipation des travailleurs et des peuples. L’essor de la production de sucre dans Cuba demeuré esclavagiste au XIXe siècle, s’était encore accéléré avec la substitution de la colonisation des Etats Unis à celle de l’Espagne. Cette prolétarisation coloniale plus marquée qu’ailleurs en Amérique latine est à l’origine de la radicalisation, associant naturellement la dimension anti- impérialiste du combat national et les ambitions socialistes des classes populaires et de l’intelligentsia. Jose Marti, l’ancêtre auquel la révolution cubaine fait remonter son idée d’origine se distingue de ce fait des héros de l’indépendance des Amériques par son sens aigu de l’égalité sociale et sa conscience que la question ne se réduit pas à la conquête de l’indépendance et de la « liberté », mais exige une transformation radicale des rapports sociaux. A l’horreur de la colonisation étasunienne Cuba a répondu rapidement par l’organisation de ses classes populaires et leur adhésion au communisme. La radicalité authentique de la révolution cubaine va donc se déployer sur le plan interne par la mise en œuvre effective des réformes révolutionnaires et de constructions politiques à vocation socialiste inspirées par le marxisme, et sur le plan international par l’affirmation de positions anti-impérialistes conséquentes théoriques et pratiques. En contraste avec beaucoup des « révolutions » américaines antérieures et postérieures qui ont souvent fait usage d’une rhétorique violente à l’égard de Washington mais simultanément prenaient soin de peser leurs mots quand il s’agissait de remettre en question les intérêts des classes nationales privilégiées, Cuba a confronté d’abord et directement ses classes locales bourgeoises et compradores. Cuba ne s’est jamais nourrie de l’illusion d’un « capitalisme national indépendant ». Engagé sur la voie de la construction du socialisme, Cuba tient à son actif d’immenses réalisations effectives dont la liste non seulement dans les domaines de l’éducation et de la santé, mais encore dans ceux concernant la vie quotidienne des classes populaires (logement, alimentation) est impressionnante, et tout simplement sans pareille sur tout le continent. Cuba est le seul pays de ce continent qui n’offre pas le spectacle de la misère la plus désolante banale partout ailleurs. Il reste que le peuple cubain et ses militants communistes attendent avec raison davantage que de faire mieux que le reste du continent. Ils ont choisi l’idéal de la construction d’une société nouvelle, sans classes, libérée de toutes les formes d’oppression et d’exploitation. Ils ont mis en œuvre, dans cette perspective, des moyens divers, inspirés par l’expérience des autres ou inventés par eux-mêmes. Des moyens qui certes n’ont pas toujours bénéficié de l’efficacité attendue, mais ont finalement toujours donné lieu à des réflexions critiques utiles pour l’avenir. Cuba s’est certainement largement inspiré du « modèle soviétique », dont l’influence a été d’autant plus réelle que le soutien de l’Union Soviétique, économique (fourniture de pétrole) et politico-militaire était sans alternative pour faire face au blocus et aux interventions militaires permanentes des Etats Unis et de leurs alliés. Mais Cuba a su garder quelques distances à l’égard de ce modèle à la fois dans la gestion économique de son système et dans sa gestion politique. Le Parti unique a été ici le produit de la libération et de la fusion du mouvement castriste et de l’ancien Parti Communiste, de deux partenaires qui en ont compris l’exigence que l’histoire leur imposait. En dépit des limites de la théorie et de la pratique de ce Parti nouveau, le pouvoir n’est jamais tombé ici ni dans le culte de la personnalité ni dans les dérives extrêmes du modèle soviétique. Cette capacité de se re-saisir a été démontrée dans les faits par les réponses de Cuba au défi qui a suivi l’effondrement de l’URSS. On donnait alors le pouvoir cubain pour définitivement perdu. Contre cette attente Cuba s’est montré capable de sortir de l’impasse en cinq ans, entre 1990 et 1995, et est parvenu à remonter la pente. Mais bien entendu Cuba fait face depuis à de nouveaux défis sur lesquels je reviendrai. A l’intérieur même du système cubain des voix critiques du modèle adopté se sont toujours exprimées. Che Guevara est l’une d’entre elles. Chacun à sa manière, le Che, Togliatti, Mao, avait compris que le modèle soviétique avait épuisé sa capacité d’innover et de faire avancer la société dans la voie du socialisme; chacun à sa manière avait compris que la dérive conduisait à la restauration capitaliste, dont l’implosion des années 1985-1991 a révélé la fatalité. Analyser de près les écrits du Che relatifs à cette dérive doit continuer à être l’objet de débats attentifs, auquel j’éviterai ici de substituer des jugements hâtifs à l’emporte pièce. Dès l’origine Cuba a adopté une ligne de pensée et d’action anti-impérialiste et internationaliste conséquente. Cuba a été le seul pouvoir en Amérique latine qui ait pris la mesure de l’importance du front de libération inauguré à Bandoung (1955) et du Mouvement des Non Alignés (NAM) qui en est sorti. Ce mouvement – NAM – a donc été constitué par l’Asie et l’Afrique plus Cuba comme on le disait. Cuba a cherché, à juste titre, à intégrer l’Amérique latine dans ce front du Sud, et à cet effet, pris l’initiative de la création de la Tricontinentale (1966). Cependant, tandis que Bandoung réunissait en Asie et en Afrique les peuples des deux continents et leurs Etats représentés par des gouvernements bénéficiant alors de la légitimité que leur constitution à partir des luttes de libération leur conférait, en Amérique latine la Tricontinentale regroupait les mouvements populaires engagés dans la lutte contre les gouvernements en place, soumis aux Etats Unis. Che Guevara a tenté de donner forme aux luttes armées dans lesquelles s’engageait la Tricontinentale. L’histoire a démontré que les conditions objectives n’étaient pas réunies à l’époque pour permettre à ces luttes de sortir des impasses de leur isolement. Il a donc fallu attendre pour que plus tard, sous la forme de mouvements populaires civils, l’Amérique latine entre à son tour dans la transformation du monde, au moment même où la vague nationale/populaire de Bandoung s’épuisait. Cette nouvelle vague de floraison de mouvements populaires et les victoires qu’elle a permis au Brésil, en Argentine, en Uruguay, au Venezuela, en Bolivie, en Equateur, a sorti Cuba de l’isolement dans lequel les Etats Unis et l’Organisation de l’Unité Américaine (le Ministère des Colonies de Washington) l’avaient enfermé pendant quarante ans. Le succès des opérations d’intervention des médecins et des éducateurs cubains à travers le continent, conjugué à l’écho de l’initiative que la création de l’ALBA par le Venezuela a trouvé ont renversé les rapports de force. Aujourd’hui ce sont les Etats Unis et non Cuba qui sont isolés sur leur continent. Des années plus tôt, Cuba avait démontré son attachement à la cause anti- impérialiste par son soutien militaire à l’Angola en guerre contre les interventions Sud africaines conjuguées avec celles des « amis » du camp impérialiste. La défaite infligée par les Cubains aux armées sud-africaines n’a pas été sans effet, accélérant par là même l’implosion du régime odieux de l’apartheid. Cuba est aujourd’hui confronté à des défis nouveaux. La révolution cubaine s’est située dans le sillage de la première vague de luttes pour l’émancipation des travailleurs et des peuples, celle qui a façonné le XXe siècle. La page de cette première vague est tournée. Mais déjà commencent à se faire sentir les premières vibrations annonciatrices de la formation d’une nouvelle vague de luttes. Et Cuba, qui a survécu lorsque d’autres acteurs de la première vague s’effondraient, pourrait faire le trait d’union entre le passé et l’avenir. En recevant en 2007 à la Havane le sommet des Non Alignés (désormais les Non Alignés sur la mondialisation impérialiste), Cuba a rappelé aux pays du Sud qu’ils peuvent mettre en déroute le système de la dictature de la ploutocratie financiarisée des oligopoles impérialistes et du déploiement de leur projet de contrôle militaire de la planète. Ce système impérialiste dominant est lui-même entré en crise dès l’automne 2008 dont la première manifestation est constituée par l’effondrement de son marché monétaire et financier intégré. Derrière cet effondrement se dessine, en profondeur, la crise systémique de ce capitalisme/impérialisme obsolète. Parallèlement les conditions d’une réponse humaniste, populaire et démocratique se dessinent, avec les premières avancées victorieuses des peuples d’Amérique latine et du Népal. Marx est de retour. L’affirmation de la seconde vague de luttes de libérations des travailleurs et des peuples est désormais à l’ordre du jour. Cet avenir meilleur possible deviendra une réalité qui s’imposera si les forces de progrès, à Cuba comme partout ailleurs dans le monde, tirent les leçons des limites des conceptions théoriques et des pratiques de la première vague. Le socialisme du XXIe siècle doit être démocratique. Non pas au sens bourgeois du terme, qui dissocie la démocratie politique – limitée à l’électoralisme para-pluripartite – du progrès social, mais dans un sens plus riche et plus profond, capable d’associer la démocratisation des sociétés au progrès social. Cuba peut innover dans cette direction. Car Cuba a déjà donné l’exemple d’une vie démocratique qui, en dépit de ses insuffisances, a été incomparablement plus réelle que les fausses démocraties électorales d’ailleurs associées à la régression sociale. Cela étant Cuba doit savoir aller de l’avant, dépasser ses insuffisances, inventer des formes juridiques et institutionnelles adéquates, capable d’associer le respect des droits individuels et le progrès social. Les conceptions de la IIIe Internationale, à l’origine des révolutions du XXe siècle n’avaient pas suffisamment pris en considération les conséquences que la polarisation inhérente à l’expansion capitaliste/impérialiste mondialisée impliquaient pour ce qui concerne la « construction du socialisme ». Il nous faut comprendre que la polarisation produite par l’histoire du capitalisme réellement existant impose une autre vision de la longue transition (séculaire) du capitalisme au socialisme. Cette longue transition doit être, pour les peuples du Sud, constituée de phases successives de déploiement de structures nationales, populaires et démocratiques. Celles- ci sont seules capables d’associer les exigences contradictoires d’un développement efficace des forces productives encore incontournable et celles de la progression, d’étape en étape, de logiques sociales nouvelles, celles du socialisme, en mesure de donner toute leur ampleur au respect de la démocratie dans toutes ses dimensions sociales, et de répondre aux exigences de la vie sur la planète, menacée par l’irrationalité de la logique de l’accumulation capitaliste. Le marxisme créateur doit être capable de produire les conceptualisations théoriques et inspirer les stratégies de la transition nécessaires au déploiement du socialisme du XXIe siècle. Cuba est bien placé pour participer à cette création humaine. 3739630@100617035.com - 7-100617035-23495496 - Toute reproduction interdite CHAPITRE SEPT LE FORUM MONDIAL DES ALTERNATIVES ET LES FORUMS SOCIAUX LE FORUM MONDIAL DES ALTERNATIVES, LE FORUM DU TIERS MONDE ET LES FORUMS SOCIAUX Naissance du FMA (1996-1999) La première moitié de la décennie 1990 consacrait le triomphe du capitalisme. L’Union Soviétique avait disparu, l’Europe de l’Est reconquise, la phase célèbre prononcée par Deng Xiaoping (« peu importe que le chat soit noir ou blanc, s’il attrape les souris ») était interprétée comme synonyme de « pourquoi pas la voie capitaliste », les pays du Sud avaient été soumis l’un après l’autre à « l’ajustement structurel ». A cet endroit il est bon de faire savoir que si certains acceptaient la nouvelle donne sans problème, ayant toujours été les fidèles représentants des compradores locaux et rien de plus, d’autres comprenaient l’ampleur du désastre qui les attendait. Le Président du Sénégal Abdou Diouf est littéralement tombé en larmes lorsque l’annonce du couperet lui a été faite. « Le Sénégal va en être détruit ». N’empêche, ses amis français l’ont contraint à capituler. J’ai déjà dit que ceux des héritiers des régimes nationaux populaires (arabes entre autre) qui étaient encore aux postes de commande ont choisi de capituler pour conserver leurs places. « Fin de l’histoire », « il n’y a pas d’alternative » (TINA), que n’a-t-on entendu à l’époque, repris par tous nos intellectuels couards soucieux de sauvegarder leur carrière ! Les autres – nous – étions tristes, évidemment. Les uns se réfugiaient dans la seule nostalgie du passé. J’en ai rencontré à l’époque quelques-uns en Egypte et en Yougoslavie qui m’ont fait leurs confidences : nous avons été battus définitivement. C’est triste mais il n’y a plus rien de possible. D’autres évidemment – et c’est normal – sombraient dans un « révisionnisme » confus : « le marxisme est dépassé par l’histoire » etc. Peu nombreux étaient ceux (mais je m’honore – sans arrogance – d’en avoir été) qui disaient (je l’ai écrit) : nous sommes seulement dans le creux d’une longue vague comme il y en a toujours eu dans l’histoire. Je rappelais Gramsci : la nuit n’est pas encore terminée, le jour ne s’est pas encore levé, dans la pénombre se dessinent des monstres. L’histoire nous a rapidement donné raison. Le triomphe du capitalisme des monopoles impérialistes était celui d’un colosse aux pieds d’argile. Les horreurs qui ont accompagné son triomphe – la montée au galop de la misère, les guerres d’agression de l’Otan – provoquaient la montée rapide des résistances de toutes natures, spontanées, désordonnées (mais c’est toujours ainsi que les choses commencent). Pour ce qui est de la France, dans les grands défilés de 1995, Isabelle me répétait : c’en est fini de cette horreur, le peuple ne l’acceptera pas. L’idée qu’il nous fallait donner une forme organisée à la réflexion critique, capable de faire avancer une analyse correcte du défi et par là même de contribuer à la définition de stratégies de lutte cohérentes et efficaces, s’imposait. Réunis en 1996 à Louvain la Neuve, au CETRI de l’époque, alors dirigé par François Houtart, un petit groupe d’intellectuels qui avaient été actifs au cours des décennies précédentes, et qui avaient été conscients de la dérive qui s’annonçait (critiques du soviétisme et des régimes nationaux populaires), décidait de créer un « Forum Mondial des Alternatives ». L’idée et le nom ont été suggérés, si je ne me trompe, par F. Houtart et Pablo Gonzalves Casanova. J’y adhérais spontanément. Mais comment traduire l’intention en réalité. De retour au Caire je prenais contact avec « l’Organisation de solidarité des peuples africains et asiatiques ». Il s’agissait d’une institution qui avait été créée à la belle époque de Bandoung et du nassérisme, tombée en décrépitude, mais toujours là – un bâtiment et quelques employés à ne rien faire. Son Président était Mourad Ghaleb, ancien ambassadeur de Nasser à Moscou. En dépit de nos divergences politiques – qui apparaissaient minces avec le recul du temps – nous nourrissions un bon respect mutuel. Mourad, à qui je proposais l’idée, saute sur l’occasion. « Nous pouvons organiser au Caire une sorte de congrès de l’organisation et tu y invites qui tu veux en plus ». C’est ainsi que le FMA a vu le jour au Caire en 1997. L’Assemblée m’a fait l’honneur de me choisir pour Président du FMA. Un groupe de travail – auquel je me suis volontairement abstenu de participer – a rédigé le magnifique Manifeste du FMA que le lecteur trouvera en Annexe. Un premier comité exécutif, très (trop) restreint a été mis en place. F. Houtart était le Secrétaire Exécutif. Il s’est donné à fond dans sa responsabilité. Et c’est grâce à lui, et à personne d’autre, que le FMA n’est pas resté une institution qui n’existe que sur le papier, « mort-née » comme tant d’autres. Il courait à droite et à gauche (et moi aussi) pour collecter quelques aides nécessaires pour organiser un minimum de rencontres et d’activités. A l’époque on trouvait encore quelques « bailleurs de fonds » (nordiques) qui n’avaient pas encore rallié la meute néolibérale. L’expansion de nos activités devait nous convaincre de mieux nous réorganiser. On a fini donc pas mettre en place la formule toujours en cours : neuf vice-présidents (François Houtart, John Foster, Bernard Founou, Issa Shivji, Lau Kin Chi, Amiya Bagchi, Mamdouh Habashi, Paulo Nakatani, Wim Dierckxsens), deux secrétaires exécutifs (Rémy Herrera et PK. Murthy), un responsable du site web (Carlos Tablada). Le Forum Mondial des Alternatives a fait son entrée sur la scène internationale en organisant à Davos même, en janvier 1999, un « anti-Davos ». Non certes dans l’enceinte sacrée qui nous était évidemment interdite, mais à cinquante mètres, de l’autre côté de la rue enneigée de cette belle station d’hiver. Nous étions un petit groupe, associant quelques intellectuels engagés et d’authentiques représentants de grands mouvements populaires des cinq continents, choisis pour leur forte représentativité : les organisations paysannes du Burkina Faso, du Brésil et de l’Inde, les syndicats ouvriers d’Afrique du Sud, de Corée et du Brésil, les Néo Zapatistes du Chiapas, les militants de la « marche mondiale des femmes », les « Sans » de France et le groupe d’ATTAC. Introduits à Davos grâce à la complicité du Monde diplomatique, nous étions là pour dire : le monde réel, c’est nous qui le représentons, pas vous le Club des milliardaires. Les organisateurs de Davos comme les autorités helvétiques, bornées comme on le sait, étaient si furieuses qu’il devenait exclu de pouvoir reproduire deux fois la surprise. De là mûrissait l’idée d’un Forum Social Mondial, à une autre échelle, pour lequel le choix s’est porté sur Porto Alegre grâce aux moyens considérable que le PT brésilien pouvait mobiliser. Un bon livre collectif, publié rapidement en plusieurs langues, offre le compte rendu de cet « anti-Davos à Davos ». Opérant en symbiose étroite, le FMA et le FTM (qui existe toujours, fort heureusement) disposent d’un réseau d’intellectuels engagés relativement dense dans chacun des trois continents (Asie, Afrique et Amérique latine), ce qui n’exclut en aucune manière l’importance d’autres réseaux, soit à vocation tricontinentale (comme Via Campesina, Third World Network, IDEAS à Delhi), soit à vocation régionale (comme le CLACSO ou le Forum de Sao Paulo en Amérique latine, le CODESRIA en Afrique, ARENA et Focus on Global South en Asie du Sud-est, le Forum de Taegu en Asie de l’Est), les réseaux arabes coordonnés par le Centre d’Etudes Arabes du Caire etc. ) ou même nationale (non moins importants dans les grands pays comme l’Inde ou le Brésil). Les intellectuels engagés qui animent ces réseaux entretiennent bien entendu des relations étroites, souvent organisationnelles, avec de nombreux mouvements sociaux qui, dans leurs pays respectifs rassemblent parfois des millions de militants (comme les Syndicats de Corée ou d’Afrique du Sud, le Mouvement des Sans Terre au Brésil, les Néo zapatistes du Mexique etc.). Il en est de même dans beaucoup de pays du « premier monde » par exemple en France (CEDETIM, ATTAC, le M’Pep), en Suisse (CETIM), en Italie (Il Manifesto, Punto Rosso), en Allemagne (Fondation Rosa Luxemburg), en Europe (réseau Transform), au Japon (Ampo), au Canada (Alternatives) et ailleurs. Les moyens de communications électroniques de notre époque ont démultiplié la capacité et la rapidité des échanges de vues à une très grande échelle, et, entre autre, facilité la mise en rapport de mouvements relevant de traditions politiques et idéologiques fort diverses, comme celles du continent européen (dont la vie politique est largement dominée par les grands partis et les syndicats) et celles des Etats Unis (dont la « société civile » est plutôt constituée d’un grand nombre de petites associations locales, éloignées de deux partis de l’establishment identiques ou presque). Le Forum Mondial des Alternatives opère dans un univers complexe. Il est donc un Forum au sens véritable du terme, c’est à dire un lieu de rencontre et de débat et non une « internationale » (communiste, socialiste, chrétienne, islamique ou libérale), encore moins une internationale centralisée comme le fut la IIIe Internationale Communiste. Il rassemble des courants de pensée et d’action qui demeurent totalement indépendants (et c’est une bonne chose à mon avis), mais partagent des points de vue critiques, soit sur l’ensemble des politiques libérales mises en œuvre, soit sur des segments particuliers de la gestion sociale, qu’il s’agisse des relations entre les sexes (c’est le cas de nombreux réseaux de femmes), des problèmes d’environnement, des droits de l’être humain, des problèmes communautaires ou d’autres questions. Ils ont tous leur place dans le Forum Mondial des Alternatives, quelles que soient les sources idéologiques de leur inspiration ou leurs options en matière de formes d’action. Le programme d’action du Forum Mondial des Alternatives qui s’articule autour de projets organisant le débat sur les objectifs, moyens et bilans des actions des mouvements sociaux à travers le monde – qu’il s’agisse de bilans régionaux d’ensemble, de stimulation d’alternatives à l’agri business, de réflexion systématique sur l’articulation des valeurs universelles concernant les droits individuels, sociaux et collectifs – témoigne de cette option d’ouverture de principe. Le collectif de coordinateurs qui m’a désigné comme « Président du Forum Mondial des Alternatives » m’a fait un grand honneur, que seul justifie peut être le fait que mes activités au cours de quarante ans m’ont effectivement donné l’occasion de connaître un grand nombre d’organisations et de leurs personnalités dirigeantes, réparties sur l’ensemble de la planète. Le doublet FMA/FTM est donc finalement un « réseau de réseaux ». Le rôle du Forum Mondial des Alternatives est de permettre qu’en son sein se constitue un centre de réflexions systématiques sur l’alternative. L’adversaire connaît l’importance de cette réflexion systématique sans laquelle aucune stratégie d’action efficace n’est possible. Je fais ici référence à la Société du Mont Pèlerin, fondée en 1947 (où l’on retrouve les noms de Milton Friedman, Lionel Robbins, Ludwig Von Mises, Von Hayek, Karl Popper, les apôtres du libéralisme d’aujourd’hui), à la Trilatérale, fondée en 1973 (où l’on retrouve les noms de David Rockfeller, Zbigniew Brzezinski, Cyrus Vance, Andrew Young, Paul Volcker, les fabricants de la stratégie de l’establishment nord-américain). L’adversaire sait qu’aujourd’hui le problème majeur auquel il est confronté est celui de la gestion du système criminel et impossible qu’il tente d’imposer aux peuples. Dans son jargon cette gestion s’appelle « governability », dont il a fait le thème dominant imposé prioritairement aux programmes des institutions internationales et que malheureusement un grand nombre « d’ONG » reprennent à leur compte, par manque de capacité critique de réflexion dans le meilleur des cas, et beaucoup d’opportunisme en général. On ne sait pas très bien comment s’organise dans le moment actuel l’orchestration de cette réflexion de l’adversaire, encore que Susan George l’ait imaginé – dans son Rapport Lugano – avec humour et sagacité. Les Forums Sociaux La première édition du Forum Social Mondial a donc été organisée par un Comité principalement brésilien, qui a bénéficié de soutiens financiers conséquents, en coopération avec ATAC-France et le Monde Diplomatique (Bernard Cassen). L’histoire du FSM a été écrite par d’autres. Le succès de Porto Alegre I en janvier 2001 n’avait pas fait la une des journaux majeurs des pays occidentaux. La stratégie choisie par l’adversaire était encore de boycotter l’initiative. Néanmoins les Messieurs du Davos des riches s’en été déjà inquiété. Ceux-ci ont donc proposé d’ouvrir un « dialogue » avec nous, à l’occasion de Porto Alegre 2 en 2002. J’ai eu le bonheur d’y participer – 10 minutes de radio. Monsieur me dit mon interlocuteur de Davos, « comment se fait-il qu’un économiste comme vous ne soyez pas avec nous à Davos » ? Très simple : « trois raisons. Un je n’ai pas 20.000 dollars à donner pour accéder au paradis 3 jours. Deux on ne m’y a pas invité, ce qui ne surprend pas, mes opinions étant connues. Trois si on m’y avait invité – par une erreur certaine – j’aurai décliné l’invitation n’étant ni milliardaire, ni intéressé à être admis au Club de leurs serviteurs ». Mais « Monsieur, je ne suis pas milliardaire ». « Je le sais, vous être le directeur des relations publiques d’une firme dont les propriétaires, eux, sont milliardaires ». « Que reprochez-vous donc aux milliardaires ? » « Simple arithmétique, Monsieur : leurs profits ont doublé au cours des années 1990, les revenus de tous ceux qui ne sont pas milliardaires – et ils sont nombreux ! – n’ont évidemment pas augmenté dans cette proportion. Vous voulez donc l’inégalité. Moi l’égalité. Nous sommes donc des adversaires, et je ne vois pas ce sur quoi nous pourrions donc dialoguer ». Cela étant Davos ne manquera pas, à l’avenir de « faire un effort » et trouvera bien, au sein du très large éventail des organisations sociales, des « personnalités de gauche » qui, conscientes ou pas, iront à Canossa. A Porto Alegre II (janvier 2002) un grand pas en avant a été franchi, que « l’appel » adopté dans le grand meeting de conclusion a bien traduit. Les « mouvements sociaux » comme on dit, se politisent – au bon sens du terme. Au-delà de l’organisation de la lutte contre les effets sociaux désastreux du néo-libéralisme, ils prennent la mesure des exigences du système qui implique déjà, et impliquera de plus en plus, le recours à la barbarie « militaire » sous prétexte de « guerre au terrorisme ». Il est vrai que les suites du 11 septembre étaient déjà là pour le démontrer. Le FTM et le FMA ont été fort actifs à Porto Alegre II, animant cinq séminaires majeurs où l’ensemble de la logique politique criminelle du néo- libéralisme mondialisé était l’objet d’analyses et de commentaires d’une centaine d’intellectuels parmi les plus lucides du monde contemporain. Je reviendrai plus loin sur la suite, c’est-à-dire les évolutions (il faut en parler ici au pluriel) qui ont fait tantôt avancer, tantôt reculer (du moins du point de vue qui est le mien) les « mouvements » divers et nombreux, associés à l’idée de forums sociaux. La participation du FMA/FTM aux forums sociaux, mondiaux et autres, n’est pas notre objectif principal. Ce qui est prioritaire pour nous c’est d’abord la conduite des rencontres organisées par nous-mêmes pour nous-mêmes, c’est-à-dire de faire avancer notre propre réflexion concernant la construction théorique et pratique d’alternatives positives réelles, d’avancées populaires et démocratiques. Le lecteur verra dans notre programme en cours (publié en annexe) comment nous définissons les questions que nous nous posons. Il trouvera également dans les chapitres qui ont précédé mes compte rendus de ceux des débats internes d’importance à mon avis auxquels j’ai participé en Chine, Russie, Egypte, Algérie, Afrique du Sud, Inde, Sénégal, Mali, Niger, Tanzanie, Zambie, Inde, Népal, Amérique latine et Caraïbes. Ces débats authentiquement productifs ont fourni la matière principale dans nos réflexions. Néanmoins nous ne négligions pas pour autant les forums sociaux et tenions à y être présents. C’est un moyen non négligeable – parmi d’autres – de diffuser les résultats de nos réflexions propres. En fait le FMA/FTM a été probablement présent dans tous les forums tenus à travers le monde – ou presque – même si cette présence a été plus marquée dans certains cas, peu visible dans d’autres. Et j’ai personnellement participé à beaucoup de ces activités de la société dite civile. Un agenda complet des forums sociaux doit exister, que peut être le Secrétariat du FSM pourrait fournir. Pour ma part je ne rappellerai ici que ceux des Forums auxquels j’ai participé personnellement, le plus souvent avec d’autres personnes actives dans nos réseaux. La lecture de la liste pourrait paraître fastidieuse, mais pour des Mémoires, il me faut le faire. J’ai participé (dans les équipes FMA/FTM) aux Forums Mondiaux de Porto Alegre (2001 et 2002), de Mumbai (2004), de Bamako et Caracas (2006), de Nairobi (2007), de Belem (2009), de Dakar (2011) et de Tunis (2013). J’ai participé à quelques-uns des forums régionaux, souvent préparatoires des Forums Mondiaux, à Hayderabad (2003, Forum Indien et Asiatique), à Lusaka (2004, Forum Africain), à Zagreb (2011, Forum des Balkans), comme à certains forums thématiques : Amazonie à Belem (2003), Via Campesina à Valence, en Espagne (2004). J’ai suivi tous les Forums européens depuis Florence (2002), puis Paris, Londres, Athènes et enfin Malmo. J’ai participé personnellement à quelques Forums égyptiens, arabes et africains, mais malheureusement pas à ceux du réseau qui s’est donné le nom de « Forum Mashrek- Maghreb ». Nous avons toujours conduit dans chacun des Forums Mondiaux mentionnés quatre à dix tables rondes, animés par six à dix de ceux qui parmi nous nous paraissaient les plus compétents dans les domaines considérés. Dans certains cas les conditions de travail misérables ont certainement réduit considérablement – pour nous comme pour tous les autres – la portée de nos messages. Lorsque, comme à Nairobi, le Forum se tenait dans un Stade et que l’on n’arrivait pas à isoler nos voix de celles des voisins … que peut-on dire de l’effet réel des débats conduits dans ces conditions ! Par contre à Dakar en 2011 et à Tunis en 2013 nous avons bénéficié de bien meilleures conditions. Beaucoup de participants et d’observateurs de ces forums ont alors remarqué la belle qualité de nos tables rondes. Le lecteur intéressé pourra trouver sur de nombreux sites l’écho de ces tables rondes. Répliques à nos adversaires Les membres actifs de nos réseaux FMA/FTM et moi-même personnellement avons été invités, ou nous sommes invités, pour porter la contradiction aux propos de nos adversaires, les ténors de la « mondialisation heureuse ». Faire une liste exhaustive de ces interventions exigerait un travail d’archives que je n’ai pas fait. Je me contenterai donc de signaler quelques-unes de ces interventions. Le rappel de celles de beaucoup d’autres acteurs majeurs du FMA – en particulier F. Houtart ferait certainement mieux connaître le FMA au lecteur. Un compte rendu plus exhaustif des activités du FMA que ne l’est ce que je rapporte dans ces mémoires serait fort utile. Je signalerai donc, dans l’ordre du calendrier, celles de ces interventions dont je me souviens. L’ONU avait organisé en 1995 à Copenhague l’une des grandes conférences de son cycle, pompeusement qualifié de préparation du renouveau de la civilisation pour les années 2000, ou quelque chose comme cela. Le thème était celui de la « réduction de la pauvreté » ! Cette conférence, comme les autres du cycle, était « intergouvernementale », c’est-à-dire que les délégués ayant droit de vote étaient choisis par les Etats membres. Mais la « société civile » y était invitée en observateurs ayant parfois le droit à la parole, mais sans plus. Notre chance fut que les Etats africains nous ont choisis – le FTM – pour rédiger et présenter un rapport central sur la pauvreté en Afrique. Je sautais sur cette occasion magnifique de répliquer à nos « partenaires » en fait adversaires -, la Banque Mondiale, les Communautés européennes, l’US-AID etc. Notre rapport a été rédigé à partir de contributions d’une vingtaine de nos membres actifs en Afrique. Chacun d’entre eux a fourni un bon rapport qui, au lieu de s’en tenir à dresser « l’inventaire » des pauvres et de la pauvreté, centrait l’analyse sur la critique des politiques mises en œuvre, lesquelles avaient immanquablement engendré l’aggravation de la pauvreté dans les pays concernés. Le rapport de synthèse rassemblait ces contributions dans un document d’environ 200 pages. Ce rapport a fait du bruit. Un certain nombre de délégués africains officiels y ont fait une référence officielle élogieuse. Nos adversaires, furieux, m’ont simplement insulté, et tenté de m’interdire de franchir certaines barrières (au sens matériel du terme) séparant dans la Conférence des officiels des autres ! A Barcelone en 2001 la Banque Mondiale avait envisagé de commémorer son cinquantième anniversaire. La Banque s’était proposé de conduire un « dialogue » sur sa politique avec une panoplie d’ONG qu’elle avait elle-même choisie. Nous nous sommes invités pour y porter la contradiction. Et la Banque a annulé son projet au dernier moment, craignant les trouble-fêtes, nous et quelques autres. Une rencontre s’est néanmoins tenue, organisée par la « société civile » espagnole, en l’absence de la Banque. J’y ai présenté personnellement « l’acte d’accusation ». Le procès des politiques néolibérales à l’origine de la pauvreté que la Banque prétendait vouloir combattre. Un ensemble de documents ont été réunis à cet effet sous le titre cinglant « Cinquante ans, çà suffit ». La dernière de ces grandes conférences des Nations Unies s’est tenue à Durban en 2001 sur le thème très général de la « lutte contre les discriminations ». L’establishment dominant et la bureaucratie des Nations Unies à son service s’employaient à contrôler l’expression de la « société civile » invitée à participer à la conférence par le moyen du financement et de la manipulation de certaines ONG suffisamment apolitiques pour souscrire à leurs propositions qui annulaient en fait la portée des protestations et des revendications des peuples. La protestation contre le « racisme et toutes les autres formes de discrimination » avait donc été pensée d’une manière telle qu’elle aurait dû en devenir une expression anodine : tous les participants, gouvernements et ONG étaient invités à se battre la coulpe, regrettant la persistance de ces « vestiges » de discriminations dont sont victimes « les peuples indigènes », les « races non caucasiennes » (pour employer le langage officiel des Etats Unis), les femmes, les « minorités sexuelles ». Des recommandations très générales avaient été préparées, conçues dans l’esprit du juridisme nord-américain fondé sur le principe qu’il suffit de prendre des mesures législatives pour résoudre les problèmes. Les causes essentielles des discriminations majeures, produites directement par les inégalités sociales et internationales générées par la logique du capitalisme libéral mondialisé, étaient évacuées du projet initial. Cette stratégie a été mise en échec par la participation massive d’organisations africaines et asiatiques décidées à poser les vraies questions. La question du racisme et des discriminations n’est pas synonyme de celle de la somme des comportements condamnables de ces êtres humains victimes de préjugés « dépassés », et qui sont hélas encore nombreux et répartis à travers toutes les sociétés de la planète. Le racisme contemporain et la discrimination sont générés, produits et reproduits par la logique et l’expansion du capitalisme réellement existant, particulièrement dans sa forme dite libérale. Les formes de la « mondialisation » imposées par le capital dominant ne peuvent produire que « l’apartheid à l’échelle mondiale ». Sur deux thèmes – la question des « réparations » dues aux victimes de l’esclavage et celle de la colonisation israélienne – les deux camps adversaires déclarés l’un de l’autre se sont immédiatement constitués : les Africains et les Asiatiques en majorité dans l’un, dans l’autre hélas la presque totalité des Européens, rangés derrière Israël (toute critique d’Israël relève de l’antisémitisme !). Ayant subodoré ce danger par les débats animés du comité préparatoire, les gouvernements du G7 avaient donc déjà décidé de boycotter la conférence et décrété par avance son « échec ». Les Africains et les Asiatiques ont tenu bon. Dans la logique de la stratégie qu’ils avaient adoptée, ils ont imposé la discussion de deux questions dont les diplomaties occidentales ne voulaient pas entendre. Le premier conflit a porté sur la question dite des « réparations » dues au titre des ravages de la traite négrière. J’ai mis des guillemets parce que, sur ce thème, un véritable travail de sape avait été conduit par les diplomates américains et européens, réduisant avec condescendance et une note de mépris évident, la question à celle du « montant » des réparations réclamées par les peuples anciennement colonisés, et considérés comme des « mendiants professionnels ». Les Africains ne l’entendaient pas ainsi. Il ne s’agit pas « d’argent », mais de la reconnaissance du fait que le colonialisme, l’impérialisme et l’esclavage qui leur a été associé, sont largement responsables du « sous- développement » du continent et du racisme. Ce sont ces propos qui ont provoqué l’ire des représentants des puissances occidentales. Le second conflit portait sur la colonisation de peuplement mise en œuvre dans l’Etat d’Israël. Africains et Asiatiques ont été sur ce point précis et clairs : la poursuite de la colonisation israélienne en territoires occupés, l’éviction des Palestiniens au profit des colons (relevant d’une véritable purification ethnique), le plan de « bantoustanisation » de la Palestine, stratégie directement inspirée des méthodes de l’apartheid défunt de l’Afrique du Sud, ne constituent que le dernier chapitre de cette longue histoire d’un impérialisme forcément « raciste ». Il est caractéristique qu’en Afrique et en Asie la question palestinienne unisse, ailleurs elle divise. Le FMA/FTM est toujours, invité à participer aux « contre G7 ou G8 ou G 20 ». Nous y sommes presque toujours présents et moi personnellement deux fois (à Lyon, à Saint Petersburg). Je regrette avoir manqué le contre G7 de Gênes, où la police de Berlusconi s’est illustrée comme on le sait par l’assassinat d’un jeune. De Lyon je ne garde qu’un souvenir très flou. La conférence avait été préparée par une panoplie d’ONG françaises et européennes « gentilles » pour lesquelles il fallait éviter que les critiques adressées aux politiques des grandes puissances impérialistes ne tournent au procès de « l’Europe ». Il leur fallait écarter les responsabilités de l’Europe en tant que Communauté, qui, selon eux, n’était pas impérialiste par nature. Alors rien ne s’est dit à la conférence qui valait la peine d’être retenu. Un petit nombre de participants du tiers monde, dont moi-même, nous amusions de ce vide. Mais les Français avaient bien organisé les choses, culinairement parlant. A petits prix on pouvait goûter à ces très bons plats caractéristiques de la cuisine lyonnaise. Un marocain, un chinois et moi nous régalions ensemble. A Saint Petersburg en 2013 (j’ai fait référence plus haut à l’évènement dans le chapitre consacré à la Russie). Boris Kagarlitzy était parvenu à se faire financer l’invitation d’étrangers – dont moi qui viendraient renforcer la délégation russe. Il s’agissait d’un G 20 et le thème retenu concernait la « réforme » du système financier international. Mais nous savions tous que les développements en Syrie (l’accusation d’usage d’armes chimiques) allaient occuper les esprits. Obama et Poutine n’ont d’ailleurs pas discuté d’autre chose entre eux. Les Chinois, les Brésiliens et quelques autres également. Les organisateurs de ce Contre G 20 avaient invité pour nos débats pour ce qui était de la question financière tout au moins (nous avons quand même, comme le G 20, mis la Syrie à l’ordre du jour de nos discussions) – un adjoint du Ministre des Finances du Brésil. Pedro Paez l’a interpellé avec le talent qu’on lui connaît et exposé sa contre-proposition concernant la réforme du système monétaire et financier international. Très bien, mais notre Brésilien s’est abstenu de commenter. J’avais pour ma part choisi une autre méthode pour engager notre discussion. Je me suis contenté de dire : vous savez bien, vous Brésiliens et les autres représentants des pays émergents, que nous n’obtiendrons jamais une bonne réforme du système, dont le G 7 ne veut pas. On va donc nous faire lanterner, de G 20 en G 20, de Commission Stiglitz 1 en commission Stiglitz 2, avec des propositions anodines qui ne changeront rien. Alors pourquoi entrer dans ce jeu ? Ne devrions-nous pas déplacer le débat, le situer hors du G 20 et l’organiser entre nous, BRICS, pour faire avancer non une réforme internationale impossible mais la construction d’un espace à nous, aussi distant et autonome que possible des influences des puissances occidentales. L’adjoint au Ministre m’a chaleureusement approuvé. Dans certaines circonstances j’ai, pour ma part personnelle, décliné l’invitation à participer à des entreprises auxquelles on m’avait invité à me joindre. J’ai refusé de participer à la « Commission Stiglitz » constituée en 2010 par le Secrétaire Général de l’ONU. Je savais qu’il s’agissait d’une manœuvre destinée à jeter de la poudre aux yeux et tromper l’opinion, en laissant croire possibles des réformes du système de la mondialisation. Stiglitz, qui n’est jamais sorti des ornières du néolibéralisme, devenu le spécialiste des réformes en trompe l’œil, a été choisi à cette fin. L’histoire m’a donné raison. Le « rapport Stiglitz », vide à souhait, n’a finalement fort heureusement été retenu par personne. En contrepoint, une commission de la CNUCED proposait l’amorce d’une réforme authentique. Son rapport a été évidemment rejeté par les puissances occidentales. La solidarité entre les peuples, les nations et les Etats du Sud Pour toutes les régions du tiers monde capitaliste la construction d’une économie autocentrée est le préalable à tout progrès ultérieur. Passage incontournable par cette étape : la construction autocentrée exige qu’on soumette les relations extérieures aux exigences prioritaires du développement interne et non comme le répète ad nauseam le discours économique conventionnel, l’inverse, c’est à dire qu’on « s’ajuste » aux contraintes extérieures dominantes. Et sur ce thème de la déconnexion je n’ai pas changé d’avis. Un demi- siècle d’histoire m’a au contraire renforcé davantage dans cette conviction fondamentale. Il reste – mais ce n’est là qu’une évidence plate – que les formes concrètes de la déconnexion ne sont pas définies une fois pour toutes. Aujourd’hui cette construction – toujours incontournable au niveau national – se heurterait à des obstacles sérieux si elle n’était pas renforcée par des formes de solidarité régionale capable d’en démultiplier les effets positifs. Mais il ne s’agit pas ici des formes de régionalisation comme en discutent les économistes conventionnels – marchés communs etc –, incapables d’imaginer autre chose que la logique de l’accumulation capitaliste. Il s’agit de régionalisations dont les dimensions politiques sont déterminantes, et peuvent de ce fait remettre en question les monopoles scientifiques, financiers et militaires par lesquels le premier monde impose son projet d’expansion capitaliste mondiale. Des régions comme celles que constituent le monde arabe, l’Amérique latine, l’Afrique, le sud-est asiatique, des pays continents comme l’Inde et le Brésil peuvent capitaliser, dans cette perspective, certains avantages que l’histoire leur a légués (la communauté linguistique ou culturelle par exemple), mais aussi et surtout le fait que l’adversaire réel est commun. Les classes dirigeantes des pays du Sud ont toujours eu des positions ambigües sur cette question majeure. La tendance compradore, lorsqu’elle domine, ne favorise pas la solidarité Sud-Sud. Les bénéficiaires locaux de l’insertion dans la mondialisation impérialiste cherchent à renforcer leurs positions (c’est-à-dire pour eux s’enrichir davantage) au détriment des Etats du Sud plus faibles, et acceptent de ce fait de rentrer dans le jeu des stratégies de l’impérialisme qui tablent sur la concurrence inégale entre pays du Sud. Par contre les défenseurs de la tendance nationale dans ces classes dirigeantes sont à même de comprendre les avantages de leur solidarité face au Nord impérialiste. Ce fut le cas à l’époque de Bandoung. C’est pourquoi, à l’époque, moi-même et le FTM avions poursuivi notre collaboration avec les institutions de Bandoung : le Mouvement des Non Alignés (NAM), l’Organisation de l’Unité Africaine de l’époque (OUA, transformée plus tard en « Union Africaine » – une Union de façade seulement), l’Organisation de Solidarité des Peuples Africains et Asiatiques (dont le siège est au Caire), plus récemment l’Organisation des peuples d’Asie et du Pacifique (qui a démontré sa puissance réelle à l’occasion des différentes réunions officielles de l’APEC). Sans illusion, nous étions conscients des limites et contradictions du MNA. Nous savions que l’OUA exprimait la solidarité des peuples africains par son soutien aux mouvements de libération des colonies portugaises, de l’Afrique du Sud et de la Rhodésie d’alors (le futur Zimbabwe), mais rien de plus. Nous savions qu’au plan de la coopération économique les secrétariats de Bandoung et les Etats non alignés de l’époque n’imaginaient guère la promotion de l’intégration régionale (c’est-à-dire continentale) et sous régionale autrement que par le moyen de « marchés communs ». Nous faisions la critique de cette voie capitaliste qui, contrairement à son objectif proclamé, renforçait les inégalités entre partenaires du Sud et de ce fait affaiblissait les perspectives d’affirmation nécessaire de leur solidarité. Mais nous comprenions que Bandoung pouvait évoluer dans le bon sens; il y avait des forces qui opéraient dans ce sens. Et que Bandoung, en dépit de ses limites, renforçait les pouvoirs des Etats du Sud face au Nord. Le Gabon de Léon Mba puis de Oumar Bongo par exemple n’aurait jamais été capable, sans l’OPEC, de récupérer une fraction de la rente pétrolière. La question de savoir ce qu’a été l’utilisation de cette rente par le gouvernement du Gabon est autre (on sait qu’une partie de cette rente a servi à acheter … des politiciens français !). A l’époque le système des Nations Unies était lui-même sensible aux pressions que Bandoung exerçaient en son sein. Ce fut le cas en particulier de la CNUCED, créée par Raul Prebisch et dirigé par la suite par une série de directeurs que j’ai bien connu personnellement : Kenneth Dadzie, Gamani Corea, Rubens Ricupero. C’était le cas de l’UNU, à l’époque où Kinhide Mushakoji y occupait le poste de vice-président; de l’UNESCO lorsque Maktar Mbow engageait la bataille pour un « nouvel ordre international de la communication », en avance sur son temps. L’ONU de l’époque a offert ses services à d’heureuses initiatives qui ont fait avancer le droit international et les droits des peuples (à l’autodétermination, au développement, aux droits sociaux et collectifs). J’ai personnellement participé à quelques-unes de ces initiatives progressistes, en particulier celles promues par mon ami italien Lelio Basso, avec le soutien de l’Algérie du FLN- Boumediene. J’ai fait référence à certains de ces moments de l’histoire de Bandoung et à mes modestes interventions dans ces débats. La situation a été retournée à partir de 1990 par l’offensive néo-impérialiste qui se proposait d’annihiler le rôle des Nations Unies et y est parvenu. Hélas le Secrétaire Général Koffi Annan (que j’avais connu différent lorsqu’il opérait au service de Nkrumah !) s’est associé à cette manœuvre. Son « Rapport général pour le millénaire » (2000) était sorti tout droit des bureaux du State Department. Désormais l’ONU ne représente plus la « Communauté internationale ». A ses instances se sont substituée celles d’une nouvelle « communauté internationale » auto-proclamée, constituée par le G 7 (les puissances impérialistes majeures) et les deux nouvelles Républiques démocratiques (l’Arabie Séoudite et le Qatar !) Le clergé médiatique, qui nous assomme chaque jour « d’informations » portant à notre connaissance les vues de la « communauté internationale », ne connaît que celle-ci. La Chine, la Russie, l’Egypte, la Tanzanie, l’Inde, le Venezuela et tous les autres pays du monde n’existent pas pour cette « communauté internationale ». Alors que faire aujourd’hui ? Le FMA/FTM s’associe aujourd’hui au combat pour restaurer les droits de la seule communauté internationale possible, l’ONU. Dans mon intervention récente au congrès de l’Association Internationale des Juristes Démocrates (IEJD- Bruxelles 2014) j’ai fait quelques commentaires à cet endroit. A l’autre extrémité de la Planète, à Hanoï, la Fondation Vietnamienne pour la Paix et le Développement, prenait l’initiative en 2009 de mettre en place un réseau chargé de formuler des propositions de coopération Sud-Sud renforcée. Mme Binh et son collaborateur de talent Tran Dac Loi m’ont invité à participer à cette initiative. Moi-même et beaucoup d’autres collègues du FMA/FTM y ont répondu avec enthousiasme bien entendu. Je parle dans ces pages de solidarité entre les peuples, les nations et les Etats du Sud. Je sais fort bien que les Etats sont ce qu’ils sont et ne sont pas toujours les représentants authentiques de leurs peuples. Mais je ne suis pas de ceux qui pensent qu’on peut « changer le monde » sans toucher aux Etats en place. La solidarité entre les peuples, et la lutte des peuples chez eux, doit et peut se donner l’objectif de faire évoluer les Etats dans des directions susceptibles de soutenir leurs avancées populaires. Les rapports de coopération entre les réseaux du FMA et ceux des pays du Nord J’aborde maintenant des questions délicates et difficiles. Le FTM est, comme son nom l’indique, un réseau du Sud, qui fut d’abord strictement asiatique et africain, comme l’était le Mouvement des Non Alignés (Asie, Afrique plus Cuba disait- on), puis s’est élargi pour intégrer l’Amérique latine et les Caraïbes par la conduite d’activités communes aussi fréquentes et systématiques que possible associant les réseaux africains et asiatiques d’une part, et d’autre part ceux des pays de l’Amérique latine qui depuis longtemps avaient développé d’étroites coopérations entre eux. Néanmoins, le FTM n’entendait pas « oublier » le Nord. Nous pensions plus qu’utile – nécessaire – de faire entendre nos voix à New York, Paris, Londres ou Tokyo. Dresser la liste des rencontres entre le FTM Sud (ou moi-même personnellement) d’une part, des personnes et des organisations du Nord d’autre part, exigerait que je me plonge dans un travail d’archiviste pénible (d’autant que, comme je l’ai dit, je n’ai pas tenu d’agenda régulier facilitant la tâche). Lorsque le FMA fut créé, nous entendions bien qu’il en soit différemment, puisqu’il s’agit d’un Forum mondial, qui intègre donc le Nord dans ses réseaux de collaborateurs. La tâche était et est difficile, et nous le savions. Sans la moindre intention d’être « méchant », je dirai que l’expérience de l’histoire dans les rapports Nord-Sud ne facilitait pas la tâche. Les rapports entre les Etats de la planète sont inégaux par définition, ils concernent les impérialistes dominants d’une part et les périphéries dominées de l’autre. Certes en dehors de ces rapports il y en avait d’autres, qui rapprochaient des personnes, des organisations, voire des partis politiques du Nord et du Sud. Pour faire vite je rappellerai que l’Internationale Communiste comme les Eglises constituaient de tels lieux de rencontre. Plus tard avec l’indépendance reconquise par les nations d’Asie et d’Afrique, les conditions ont été créées permettant l’émergence d’Internationales – socialistes ou libérales – et facilitant des convergences organisées entre organisations du Sud (de Bandoung) et certaines forces politiques du Nord (Europe et Japon, à moindre titre Etats Unis), qui se présentaient en amis des nations du Sud. Mais les organisations et partis du Sud de l’époque – de tendances nationales-populaires – donnaient la préférence à leurs relations avec l’Est de l’époque – les Soviétiques et les Chinois. On le comprend. L’establishment impérialiste dominant avait de son côté, construit des institutions non gouvernementales (en apparence tout au moins) à vocation prétendue mondiale. La Society for International Development (SID – siège à Rome) en constitue un bel exemple. En fait ces « réseaux » avaient été constitués – impulsés par la Banque Mondiale – comme courroies de transmission Nord-Sud. Les pouvoirs de décision étaient réservés à des personnalités du Nord, ou à celles du Sud qui leur étaient dévouées; les autres « représentants » du Sud n’occupaient que des strapontins. J’ai, pour cette raison, refusé d’adhérer à la SID, comme on me l’avait proposé. Bien entendu nous n’avions pas l’intention de reproduire un rapport inégal Nord-Sud dans la construction du FMA. Nous avons même, pour éviter ce danger, tordu le bâton dans l’autre sens comme dit, c’est-à-dire donné à la représentation du Sud une place qui correspond davantage à la réalité (le Sud constitue la « minorité » qui rassemble 80% de la population de la Planète !). Il y a donc huit Vice-Présidents du FMA venant du Sud et deux du Nord, il y a un secrétaire exécutif du Sud et un du Nord. Immédiatement après sa création le FMA entré en rapport avec un bon nombre d’organisations et de personnalités européennes que nous savions être des amis sincères des peuples du Sud. Comme par exemple les groupes de la gauche européenne (et les Verts qui leur sont associés) au Parlement Européen et dans leurs pays respectifs; le CEDETIM (France) le CETIM (Suisse), IEPALA (Espagne), Punto Rosso et le Manifesto (Italie), la Fondation Rosa Luxemburg (Allemagne), le Parti communiste et Siriza (Grèce), le réseau européen Transform-Europe. Nous nous sommes retrouvés souvent, côte à côte, dans des Forums Sociaux Mondiaux et dans les Forums Européens. Le produit de nos rencontres demeure néanmoins maigre et il n’y a pas lieu de s’en faciliter. Les responsabilités sont partagées; et je ne dis pas cela par courtoisie diplomatique. Je reste sévère à l’égard de la nouvelle gauche européenne; mais je ne le suis pas moins à l’égard de nos gauches du Sud. Je suis personnellement internationaliste, avec d’autres bien sûr dans nos réseaux FMA/FTM. Je suis de ceux qui pensent qu’un monde meilleur ne pourra être construit qu’ensemble, lorsque et si les gauches radicales du Nord et du Sud savent définir ensemble des objectifs stratégiques communs, et parviennent par les luttes qu’elles conduisent à produire des avancées dans cette direction, c’est-à-dire remportent des victoires (pas nécessairement la « Victoire Finale » !) chez eux. Dans mon analyse de l’histoire du XXe siècle je suis parvenu à une conclusion que j’estime triste : les transformations progressistes majeures à l’échelle mondiale ont été amorcées à partir des luttes des peuples des périphéries du système mondial, par la voie des révolutions socialistes (Russie, Chine, Vietnam et Cuba) et des mouvements de libération nationaux populaires (de l’ère de Bandoung). Ce sont même ces avancées qui ont permis celles des travailleurs des centres : il n’y aurait pas eu de social-démocratie authentique (dont je ne dénigre pas les réalisations, au contraire) sans la « menace communiste ». Néanmoins les forces politiques au Nord authentiquement anti-impérialistes – je veux dire les P.C. de la IIIe Internationale – ne sont pas parvenus à sortir de leur isolement relatif dans leur société. Le drame du XXe siècle se situe là à mon avis : l’isolement de l’URSS, de la Chine, des pays du Sud de Bandoung. Ces pays ont terriblement souffert de l’hostilité systématique des Etats du Nord à leur encontre, et de l’incapacité des gauches radicales du Nord d’empêcher cette hostilité d’opérer avec toute sa puissance. Cette situation est largement à l’origine des limites de ce qui a pu être réalisé au XXe siècle dans le grand Est et le grand Sud, et même à l’origine des dérives, de l’essoufflement puis de l’effondrement de cette première vague de constructions « au- delà du capitalisme et de l’impérialisme ». Voir se reproduire ce même échec d’une solidarité efficace dans le déploiement des luttes des peuples du Nord et du Sud aujourd’hui, au XXIe siècle, risquerait d’être encore plus dramatique. Voilà pourquoi je suis internationaliste; ne pas l’être contribuerait à renforcer les risques d’échec dramatique des uns et des autres. Si je suis sévère dans mon jugement à l’égard de nos camarades européens, c’est pour cette raison : le constat que leur conscience de l’importance de l’action anti-impérialiste demeure largement en deçà des exigences. Quelques explications de cet état des lieux, qui n’en justifient pas la raison d’être : (i) la dérive des pays du Sud (et de l’Est) qui n’encourage pas la solidarité avec leurs peuples; (ii) la dérive de la gauche (issue du communisme historique) en Europe, s’alignant sur une vision « humaniste – social-démocrate » du monde; (iii) la focalisation des Européens sur les problèmes de la construction/ réforme/ reconstruction de l’Union européenne. J’ai ma propre analyse du drame européen que j’ai exprimé dans L’implosion du capitalisme européen (voir le chapitre concernant l’implosion du projet européen). Je n’y reviens pas et n’exige pas, évidemment, qu’on la partage. Je n’ai pas cette outrecuidance stupide. C’est aux Européens que revient la responsabilité majeure dans la définition de leurs objectifs stratégiques de lutte : « réformer » (et comment y parvenir) ou « déconstruire » (sans retomber dans les ornières du nationalisme) l’Union Européenne. Mais quelle que soit la réponse (ou les réponses) que les progressistes européens donnent à ce défi, qui est le leur, cela ne devrait en rien réduire leur opposition active et déterminée aux aventures que leurs Etats impérialistes, alignés sur les Etats Unis, entreprennent dans le Sud et l’Est. Les Européens doivent savoir que pour nous, l’OTAN est l’ennemi. Ses interventions, quel qu’en soit le prétexte invoqué, humanitaire ou autre, ne poursuivent qu’un seul objectif réel - perpétuer la domination du capital des monopoles financiers occidentaux dans nos pays. L’alternative, pour moi, est une Europe non impérialiste dans ses rapports avec le reste du monde. Donc une Europe se situant elle-même hors de la « triade », sortant de sa soumission aux injonctions de Bruxelles, de la Banque centrale européenne et de l’Otan. Je me suis étendu ici sur les rapports difficiles et les résultats insuffisants des relations FMA/FTM-Europe. Je crois que pour ce qui concerne les rapports entre l’Asie (Chine incluse) et le Japon nos camarades d’Asie (Lau Kin Chi et les autres) sont mieux placés que moi pour en faire un compte rendu correct. Il en est de même pour ce qui concerne les rapports entre l’Amérique latine et les Caraïbes d’une part, les Etats Unis et le Canada de l’autre : nos collègues d’Amérique latine sont mieux placés que moi pour en parler. Si le lecteur européen trouve mes jugements trop sévères; je lui dirai qu’ils ne paraissent pas injustes, et que je ne suis pas moins sévère dans mon appréciation des luttes dans le grand Sud. La lecture de ces mémoires devrait l’en convaincre. Vers un bilan des interventions du FMA/FTM La conjonction de facteurs la plus favorable à la sortie de l’impasse actuelle est celle qui associe une diffusion large d’une demande de démocratie et d’une demande de gestion sociale au bénéfice des classes populaires. Or les géométries de ces deux dimensions sont différentes d’un lieu à un autre, d’un moment à l’autre; elles sont variables dans l’espace et le temps. L’art de la politique au sens noble du terme n’est pas de s’y inscrire – passivement ou même activement – comme le conçoivent les politiciens avides de pouvoir et de rien d’autre, mais d’agir pour les transformer. Non pas agir dans le cadre des rapports de force en place, mais agir pour changer ces rapports de force. L’avenir demeure, comme toujours, incertain. Il n’est pas programmé à l’avance par un déterminisme linéaire quelconque (comme celui de la rationalité du marché). L’histoire n’a pas été écrite avant d’avoir été vécue. Le pire et le meilleur sont également possibles. Des percées dans la bonne direction se feront probablement – ici ou là – sans qu’il soit possible de le prévoir avec plus qu’un degré de probabilité moyen. Ces percées, si elles ont lieu dans suffisamment de lieux et dans un temps tassé, feront boule de neige et peuvent bouleverser la conjoncture mondiale. Il faut y travailler. L’ensemble de ces développements récents, postérieurs à l’écriture de ces Mémoires, illustre ce que j’appelle « l’automne du capitalisme ». Mais celui-ci ne coïncide pas (ou pas encore) avec un authentique « printemps des peuples ». La distance dans le temps qui sépare l’un de l’autre définit la nature de la tragédie de notre époque. Toutes les sociétés de notre planète, sans exception, sont engagées dans une impasse sans issue autre que l’autodestruction de la civilisation humaine. Le lecteur de ces Mémoires sera sans doute parvenu lui-même à cette conclusion, s’il accepte les analyses que j’ai proposées tant pour les différentes régions du tiers monde et les pays ex socialistes que pour le « premier monde ». Une conclusion générale qui pourrait paraître pessimiste à l’extrême, ce qu’elle n’est pas dans mon esprit. J’entends par cette affirmation brutale que le système capitaliste mondial est parvenu au terme de son parcours historique et qu’il ne peut plus rien produire de positif, si les circonstances permettaient sa survie. La civilisation humaine est donc parvenue à un croisement dangereux : elle ne pourra éviter son auto destruction qu’en s’engageant dans une voie nouvelle, « alternative » comme on dit, mais qui, pour moi, est synonyme d’engagement dans la longue transition au socialisme mondial. L’opinion néo- libérale en apparence triomphante n’est pas viable, mais son effondrement – certain – n’est pas davantage la garantie que ce qui suivra engagera automatiquement sur la bonne voie. L’effondrement du capitalisme libéral pourrait ne produire qu’un chaos indescriptible dont les suites sont de ce fait imprévisibles. Mais cela n’est pas la seule sortie possible de l’impasse dans laquelle le capitalisme vieillissant enferme l’humanité. Des forces réelles existent un peu partout qui peuvent amorcer des transformations positives. Ces forces se manifestent aujourd’hui par les nombreuses luttes qu’elles mènent, dont l’ampleur a déjà ébranlé le triomphalisme néo- libéral. Le capitalisme a construit un système mondial et ne peut donc être véritablement dépassé qu’à cette échelle. Si les luttes menées aux différents niveaux nationaux constituent certainement la base de départ incontournable sans laquelle aucun progrès ne peut être réalisé au niveau mondial, ces dernières ne suffisent pas, dans ce sens que la marge des transformations qu’elles peuvent permettre demeurera forcément limitée par les contraintes de la mondialisation. Il faut donc absolument que ces luttes convergent de manière à assurer simultanément le dépassement des logiques de l’accumulation capitaliste dans ses bases (nationales) et à ses niveaux régionaux et mondial. Le Forum Mondial des Alternatives a une responsabilité intellectuelle majeure. Notre moment est celui d’une « trahison des clercs », au sens que l’écrasante majorité des « compétences » (universitaires entre autre) ne cherchent plus d’alternative au système actuel. Non sans cynisme, ils ferment leurs yeux sur les dimensions destructives de ce système. Les uns s’y inscrivent pour y faire fortune, dans la tradition de l’opportunisme pur et simple. Les autres s’emploient à stériliser leurs propres « critiques » en les réduisant au minimum compatible avec les exigences principales du pouvoir. Cette trahison ne me surprend pas. Il en est ainsi dans tous les grands moments de « fin d’époque », lorsque la société en place décline mais que la nouvelle ne s’est pas encore cristallisée à partir de ruptures qualitatives. L’argument le plus fort qu’on avance souvent pour justifier une intuition pessimiste concernant un avenir meilleur se fonde sur l’absence de sujets visibles capables d’assumer la transformation historique nécessaire pour mettre un terme aux dimensions destructives gigantesques du capitalisme vieillissant. Dire que les « prolétaires » - ou même les salariés des classes populaires d’une manière plus large – constituent ce sujet fait sourire. L’optimiste, que je suis peut-être, répondra que les sujets actifs n’apparaissent que dans des moments relativement brefs de l’histoire, lorsqu’une conjoncture favorable (toujours difficile à prévoir) permet la convergence des logiques de différentes instances de la vie sociale (économiques, politiques, géostratégiques etc.). Alors la cristallisation de sujets qui n’étaient que potentiels et deviennent actifs décisifs se fait sans qu’on l’ait prévu, imaginé même. Qui a prévu à l’avance que les grandes religions (le Christianisme, l’Islam, le Bouddhisme) allaient devenir les sujets décisifs de l’histoire il y a 2000 ans ? Qui a prévu que la bourgeoisie naissante des villes italiennes et néerlandaises allait devenir le sujet décisif de l’histoire moderne, une classe pour soi qui a une conscience aigüe de ce qu’elle veut et peut, que son adversaire – le « prolétariat » - n’a eu qu’ici et là dans de brefs moments de ses luttes ? Qui a prévu que certains « peuples » de la périphérie – les peuples chinois et vietnamien – allaient prendre la relève et devenir les sujets les plus actifs des transformations de l’après deuxième guerre mondiale ? Il n’est donc pas dit que des mouvements sociaux actuels ne se constitueront pas ici et là en sujets actifs qu’on imagine peu. Il faut réfléchir constamment aux conjonctions concrètes qui le permettraient et aux stratégies qui en faciliteraient la réunion des éléments. Ces questions ne trouvent leurs réponses qu’à partir d’évolutions s’accélérant ici et là à la base, qui reste celle définie par l’Etat (ou Etat-nation) dans le cadre duquel se décident les choix politiques et sociaux. Mais comme je l’ai déjà dit je crois que le stade de mondialisation atteint impose une certaine diffusion au moins régionale des percées possibles parmi les plus importantes. L’Europe, la Chine, l’Inde, les mondes du sud-est asiatique, arabe, africain, latino- américain, constituent les grandes régions du monde moderne pour lesquelles il me semble possible d’imaginer la cristallisation d’alternatives. Je ne proposerai pas ici un bilan des activités du FMA/FTM construit en réponse aux défis tels que je les ai définis dans les lignes précédentes. Je crois que ce bilan serait fort utile; et un groupe de travail de FMA serait capable de le faire. Je me contenterai donc de signaler deux étapes franchies à travers lesquelles nos progrès et nos faiblesses pourraient être recensés : (i) l’Assemblée du FMA tenu à Bamako en 2006 qui a produit l’Appel de Bamako (publié en Annexe); (ii) le Congrès tenu à Caracas en 2008, dont les rapports de commissions sont disponibles sur de nombreux sites internet. Nous avions avancé malgré tout, mais nous constations que le Forum Social Mondial, lui, stagnait. La ligne de la grande majorité des ONG qui donnent le ton aux FSM ne sort pas du cadre de ce que le système des pouvoirs en place peut tolérer. La critique du FSM, formulée dans une lettre collective rédigée en 2005 (document disponible sur de nombreux sites), n’a pas été écoutée et le FSM nous paraît de ce fait avoir épuisé ses capacités de mobilisations à la hauteur des exigences. Le texte donné en conclusion de ce chapitre restitue la teneur de nos critiques. Quelques commémorations émouvantes J’ai passé le cap des 80 ans. Des camarades et amis qui me sont très chers y ont pensé et m’ont offert des cérémonies de commémoration émouvantes. En septembre 2011, à l’occasion de mes 80 ans, mes camarades au Caire avaient organisé un colloque en mon honneur auquel ont participé une vingtaine d’amis chers venus des cinq continents. Au-delà de la qualité des débats, ce colloque, qui se déroulait sur un bateau de croisière entre Assouan et Louqsor, m’a procuré beaucoup de joie et d’émotion. La gauche égyptienne m’a fait également le grand honneur d’instituer un « prix Samir Amin » décerné à des chercheurs/militants apportant leur contribution à l’élaboration d’objectifs communs des luttes. C’est donc avec beaucoup d’émotion que j’ai eu le plaisir de décerner ce premier prix, en Octobre 2012, à Ahmad Al Naggar, qui a produit un travail de synthèse remarquable sur les revendications des différents segments du mouvement populaire égyptien. J’ai fait référence à ce travail plus loin dans ces Mémoires. A Dakar, à l’occasion du FSM de Février 2011, au cours duquel la belle participation des réseaux du FMA/FTM a été remarquée, le CODESRIA m’avait également fait l’honneur d’organiser une séance consacrée à mon œuvre écrite et aux initiatives que j’ai prises au cours des décennies précédentes pour la mise en place d’institutions panafricaines s’inscrivant dans la perspective de la libération des peuples et des nations du continent. Le Secrétaire Exécutif – Ebrima Sall – et l’ami Moussa Dembélé ont publié à cette occasion un ouvrage dédié à cette œuvre (Samir Amin, Intellectuel organique au service de la libération des peuples africains), qui m’a beaucoup ému. L’année précédente Issa Shivji organisait à Dar Es Salam, dans le cadre de la Fondation Julius Nyerere dont il animait les activités, un évènement de même nature, accompagné évidemment de conférences. J’ai voulu à cette occasion proposer devant une belle assistance de milliers de jeunes participants un tour d’horizon des défis auxquels les peuples du continent sont confrontés dans la perspective du déploiement d’une seconde vague de luttes pour la libération et le progrès, reprenant le flambeau de l’époque de Bandoung pour en faire avancer la définition des objectifs et des moyens. Les jeunes de Dar avaient confectionné des étendards avec mon portrait et celui de Julius Nyerere. Et comme on était en campagne électorale, je précisais que je n’étais pas candidat à la Présidence ! A Bamako en 2010, à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’indépendance du Mali, quelques « anciens » qui avaient survécu, mais aussi beaucoup de jeunes qui ne veulent pas oublier les leçons de leur histoire, réunis par l’Union malienne RDA (à l’origine Union Soudanaise) et par Aminata D. Traoré, m’ont fait l’honneur de me demander de présenter ce que furent le Plan malien et les réalisations des années 1960- 1965. En 2009 à Berlin le Comité du « Prix Ibn Rushd » constitué de penseurs, de littérateurs et d’artistes arabes connus et respectés m’a fait l’honneur de me décerner son Prix. Cette reconnaissance de mes modestes contributions à la cause de la libération et du progrès des peuples arabes m’a profondément ému. 3739630@100617035.com - 7-100617035-23495496 - Toute reproduction interdite ANNEXE UNE Le Forum Social Mondial est-il utile pour les luttes populaires ? Les formules des forums sociaux le sont-elles ? Le texte qui suit a été rédigé par l’auteur de ces mémoires en 2008, en consultation étroite avec François Houtart Le succès indiscutable des forums sociaux mondiaux (et des forums nationaux et régionaux), depuis leur première édition (Porto Alegre 2001) à leur septième (Nairobi, 2007) démontre que la formule répondait à un besoin objectif effectif, ressenti par beaucoup de militants et de mouvements engagés dans leurs combats contre le néo-libéralisme et les agressions (jusqu’à militaires) de l’impérialisme. Dans ces combats mouvements et militants ont beaucoup rénové leurs formes d’organisation et d’intervention active dans la société. Oui, la culture politique dominante de la gauche avait été marquée aux XIXe et XXe siècles par des pratiques fondées sur l’organisation verticale hiérarchisée des partis, des syndicats, des associations. Dans les circonstances de l’époque les mouvements qu’ils ont animés – transformations sociales radicales et réformistes, révolutions, libérations nationales – ont transformé le monde, dans un sens généralement favorable aux classes populaires. Néanmoins les limites et contradictions propres à ces formes d’action sont apparues avec vigueur à partir des années 1980- 1990. Le déficit démocratique de ces formes, allant jusqu’à l’auto- proclamation « d’avant gardes » armées de la connaissance « scientifique » et de la stratégie « efficace », sont à l’origine des déceptions ultérieures : réformes et révolutions ont porté au pouvoir des régimes dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils ont fréquemment mal tenu leurs promesses, souvent dégénéré, parfois dans des directions criminelles. Ces échecs ont rendu possible la reprise de l’offensive du capital dominant et de l’impérialisme à partir des années 1980-1990. Le moment d’euphorie du capital et de l’impérialisme - passés à l’offensive sous le drapeau du néo-libéralisme et de la mondialisation - a été de courte durée (1990-95). Très vite les classes populaires sont entrées dans le combat de résistance à cette offensive. Oui, d’une manière générale, cette première vague de luttes s’est située sur les terrains de la résistance et de la riposte à l’offensive dans toute sa multidimentionalité : résistances au néo- libéralisme économique, au démantèlement des acquis sociaux, à la répression policière, aux agressions militaires de l’impérialisme US et de ses alliés. La chaîne de ces terrains de résistance est continue et, selon les circonstances de lieu, les luttes se sont déployées sur le terrain principal du défi immédiat auquel les peuples sont confrontés. Dans ce sens la revendication d’une régulation du marché ici, de la promotion des droits des femmes, de la défense de l’environnement, de la défense des services publics, de celle de la démocratie comme les résistances armées aux agressions des Etats Unis et de leurs alliés au Moyen Orient (Iraq, Palestine, Liban) sont indissociables les unes des autres. Dans ces luttes de résistance les peuples ont innové. Beaucoup des anciennes forces politiques de la gauche organisée sont restées à l’écart de ces premières luttes, timides face à l’agression, parfois ralliées aux options libérales et impérialistes. Le mouvement a été amorcé par de « nouvelles forces », parfois d’une manière quasi « spontanée ». Dans leur déploiement ces forces ont promu le principe fondamental de la pratique démocratique : refusant la hiérarchie verticale, promouvant des formes horizontales de coopération dans l’action. Cette avancée de la conscience démocratique doit être considéré comme un progrès « civilisationnel ». Dans la mesure où elle trouve son reflet dans les forums sociaux, ceux- ci doivent être donc considérés comme parfaitement « utiles » au développement des luttes en cours. Les luttes de résistance ont enregistré des victoires incontestables. Elles ont amorcé (mais seulement amorcé) l’échec de l’offensive du capital et de l’impérialisme. Cet échec est patent dans toutes les dimensions de cette offensive. Le projet étatsunien de contrôle militaire de la planète, indispensable pour garantir le « succès » de la mondialisation en place, les guerres « préventives » conduites pour en assurer l’effectivité (invasion de l’Afghanistan et de l’Iraq, occupation de la Palestine, agression contre le Liban) sont déjà visiblement mises en échec politique. Le projet économique et social dit néo-libéral, conçu pour donner une assise forte et stable à l’accumulation du capital – assurer le taux de profit maximal à tout prix – est, de l’avis même des instances qui en sont les auteurs (Banque Mondiale, FMI, OMC, Union Européenne), incapable d’imposer ses conditions. Il est en « panne » : le cycle de Doha de l’OMC est dans l’impasse, le FMI en déconfiture financière etc. La menace d’une crise économique et financière brutale est à l’ordre du jour. Néanmoins il n’y a pas lieu de s’auto-féliciter de ces succès. Ils resteront insuffisants pour transformer les rapports de force sociaux et politiques en faveur des classes populaires, et, de ce fait, demeurent vulnérables tant que le mouvement ne sera pas passé de la résistance défensive à l’offensive. Seule celle-ci peut ouvrir la voie à la construction de l’alternative positive – « un autre monde possible », et meilleur bien entendu. Le défi auquel les peuples en lutte sont confrontés est tout entier situé dans la réponse qu’ils donneront à la question posée ici : dans les termes exprimés avec force par François Houtart; passer de la conscience collective des défis à la construction d’agents sociaux actifs de la transformation. Ce défi concerne évidemment, bien au delà des Forums, les peuples eux mêmes. Dans quelle mesure la conscience collective trouve-t-elle son expression dans les Forums ? Celle-ci est certainement présente à des degrés de maturité inégaux, comme toujours dans l’histoire, selon les moments, les lieux et les mouvements concernés. Mais au delà, les Forums contribuent-ils à la progression nécessaire de la conscience à la construction d’agents de la transformation ? On tentera de répondre à la question plus loin. La progression est et sera difficile. Car elle implique (i) la radicalisation des luttes et (ii) leur convergence dans la diversité (pour utiliser la formule du Forum Mondial des Alternatives) dans des plans d’action communs, lesquels impliquent une vision stratégique politique, la définition d’objectifs immédiats et plus lointains (la « perspective » qui définit l’alternative). La radicalisation des luttes n’est pas celle de la rhétorique de leurs discours, mais l’articulation de celles-ci au projet alternatif qu’elles se proposent de substituer aux systèmes de pouvoir social en place : construire des hégémonies sociales (alliances et compromis de classes) s’imposant comme alternatives aux hégémonies sociales au pouvoir (celles des alliances dominées par le capital, l’impérialisme et les classes locales compradores à son service). Au delà d’une vague « coordination » des luttes (ou même simplement d’échanges de vues) qui ne permet pas de transcender leur émiettement (et leur faiblesse de ce fait), la convergence ne peut être que le produit d’une « politisation » (au bon sens du terme) des mouvements fragmentés. Cette exigence est combattue par le discours de la « société civile apolitique », une idéologie directement importée des Etats Unis, qui continue à exercer ses ravages. La convergence dans la diversité et la radicalisation des luttes trouveront leurs expressions dans la construction incontournable « d’étapes » (dont certains ne veulent pas même entendre le terme évoqué, tant il leur paraît synonyme de compromission et d’opportunisme) permettant (i) des avancées de la démocratisation (conçue comme un processus sans fin et non comme une recette définitive, fournie par le modèle de la démocratie politique représentative occidentale) associées (et non dissociées) du progrès social, et (ii) l’affirmation de la souveraineté des Etats, des nations et des peuples, imposant des formes de mondialisation négociée et non imposée unilatéralement par le capital et l’impérialisme. Ces définitions du contenu de la contruction alternative ne sont certainement pas acceptées par tous. Certains estiment que la démocratie (pluripartisme et élections), fut-elle dissociée de la « question sociale » (soumise aux exigences du marché), vaut « mieux que rien ». Il reste que les peuples d’Asie et d’Afrique ne paraissent pas dans l’ensemble disposés à se battre pour cette forme de démocratie dissociée du progrès social (et même en fait associée dans le moment actuel à la régression sociale). Ils préfèrent souvent se rallier à des mouvements para religieux/ethniques fort peu démocratiques. On peut s’en lamenter; il vaudrait mieux se poser la question du pourquoi. La « démocratie » ne peut être ni exportée (par l’Europe) ni imposée (par les USA). Elle ne peut être que le produit de la conquête des peuples du Sud à travers leurs luttes pour le progrès social, comme cela fut (et est) le cas en Europe. La mention même de la nation, de l’indépendance nationale et de la souveraineté déclenche chez certains une crise d’urticaire aiguë. Le « souverainisme » est presque qualifié de « tare du passé ». La nation est à jeter aux ordures, la mondialisation l’aurait d’ailleurs déjà rendue obsolète. Populaire dans les classes moyennes européennes (pour des raisons évidentes liées aux problèmes de la construction de l’UE) cette thèse ne trouve aucun écho dans le Sud (ni aux Etats Unis et au Japon d’ailleurs !). La transformation par étapes n’exclut pas l’affirmation de la perspective à long terme. Pour les uns, comme l’auteur de ces lignes, celle-ci est celle du « socialisme du XXIe siècle »; d’autres refusent le « socialisme » désormais pour eux pollué définitivement par sa pratique au siècle passé. Mais, quand bien même le principe de la convergence serait-il admis, que sa mise en œuvre restera difficile. Car il s’agit de concilier (i) les avancées de la pratique démocratique acquise dans et par les luttes (renoncer nécessairement à la nostalgie des mouvements « commandés » par les « avant gardes ») (ii) les exigences d’unité dans l’action, modestes ou ambitieuses selon les conjonctures locales (nationales). Le principe de la convergence nécessaire n’est pas accepté par « tous ». Certains courants dits « autonomistes », inspirés plus ou moins de formulations « post modernistes » le refusent. Les mouvements qu’ils inspirent doivent être respectés comme tels; ils font partie du front des luttes. Certains vont jusqu’à prétendre que le mouvement, fut-il dispersé, construit par lui- même l’alternative, allant jusqu’à prétendre que le « sujet individuel » est déjà en voie de devenir l’agent de la transformation (la vision théorique de Negri). On peut bien entendu aussi ne pas adhérer à cette thèse théorique. C’est le cas probablement de beaucoup des mouvements populaires puissants engagés dans de grandes luttes. On peut aussi penser (espérer ?) que des organisations héritées du passé – partis politiques, syndicats etc.- sont capables de se transformer dans le sens de la pratique démocratique exigée. Les penseurs des courants autonomistes affirment pouvoir changer le monde sans prendre le pouvoir. L ‘histoire dira si cela est possible ou illusoire. Dans tous les cas, qu’il s’agisse de « grandes organisations » ou de « petites » le conflit oppose la « logique de lutte » (qui fait prévaloir les exigences de celle-ci) aux « logiques d’organisation » (qui font prévaloir les intérêts mis en jeu par les « directions » en place ou en attente de s’en saisir, la participation au pouvoir dominant en place, et de ce fait, favorisent « l’opportunisme »). La convergence ne peut pas être construite aux niveaux mondial et régionaux si elle n’est pas mise en place d’abord aux niveaux nationaux car, qu’on le veuille ou pas, ceux-ci définissent et encadrent les défis concrets et c’est à ces niveaux que se fera ou que ne se fera pas le basculement des rapports de force sociaux et politiques au bénéfice des classes populaires. Les niveaux régionaux et mondial peuvent refléter les avancées nationales, sans doute les faciliter (ou tout au moins ne pas s’ériger en handicap), mais guère plus. Des avancées dans des directions ouvrant la voie à la construction de l’alternative ont lieu en ce moment même, en Amérique latine, faisant contraste avec leur absence, ou presque, ailleurs, en Europe, Asie et Afrique. Ces avancées, au Brésil, en Argentine, Venezuela, Bolivie, Equateur et leur succès visible à venir possible ailleurs – Mexique, Pérou, Nicaragua – sont précisément le produit de la radicalisation de mouvements ayant atteint le niveau de masse critique efficace et de leur convergence politique. Il s’agit « d’avancées révolutionnaires » dans le sens qu’elles ont amorcé le basculement des rapports sociaux et politiques au bénéfice des classes populaires. Leur succès est dû à leur réponse pratique réelle associant démocratie de la gestion des mouvements et cristallisation politique de leurs projets, surmontant l’émiettement, dominant ailleurs. Que les pouvoirs d’Etat que ces avancées ont produits « posent problème », qu’ils risquent de s’enliser sous la pression des contraintes extérieures et de celles des classes locales privilégiées, qui le nierait ? Faut-il pour autant mépriser les possibilités que ces changements (du pouvoir !) ouvrent aux mouvements populaires ? Ces pouvoirs permettent d’autres avancées, fondées sur l’association (et non la dissociation) de l’affirmation de l’indépendance nationale (vis à vis des USA), de la démocratisation et du progrès social. Ailleurs l’image de la réalité, en dépit des luttes, est moins avantageuse. En Europe la priorité accordée à la « construction de l’Union Européenne » favorise le glissement au social libéralisme, les illusions entretenues par la rhétorique de la « troisième voie » et du « capitalisme à visage humain ». Le « mouvement » parviendra-t-il par lui-même à surmonter ces handicaps ? Personnellement j’en doute fort et pense que des changements décisifs d’orientation du pouvoir politique constituent un préalable, en particulier la rupture avec l’atlantisme (l’OTAN est l’ennemi des peuples européens). D’autres ne le pensent pas. En Europe orientale, en passe de devenir dans ses relations réelles avec l’Allemagne et l’Europe occidentale l’analogue de ce que fut (et est encore) l’Amérique latine dans ses rapports avec les USA, les illusions sont encore plus grandes. En Asie et en Afrique on assiste dans le moment actuel à des dérives que nous qualifions de « culturalistes » qui alimentent l’illusion de projets prétendus « civilisationnels » fondés sur des rassemblements para religieux ou ethniques. Le discours sur la « diversité culturelle » vient souvent ici au secours de cette enfermement dans des impasses. Ce discours est, au demeurant, parfaitement toléré (voire encouragé) par le pouvoir du capital et de l’impérialisme. En « savoir » davantage à cet endroit – comment cette association s’est imposée -, en « savoir » davantage sur les raisons de la stagnation relative du mouvement ailleurs, sur leur déclin ou défaite dans certains cas, s’impose. Cela devrait constituer l’axe essentiel de nombreux débats, dans les Forums et ailleurs. Les Forums Mondiaux, lieux de rencontre, sont peu équipés pour offrir un cadre adéquat à l’approfondissement de ces débats. Les Forums nationaux (voire régionaux) le sont, ou peuvent l’être davantage. Les propositions rédigées dans « l’Appel de Bamako » (janvier 2006) répondaient, par leur intention même, à appeler à donner plus d’importance à l’approfondissement des débats de cette nature. Il ne s’agit que de « propositions » - et non de « décisions » imposées (qui en aurait l’audace n’aurait aucun pouvoir effectif de leur donner suite !). Celles-ci ont été naturellement refusées par principe par les courants autonomistes extrêmes comme par la montagne d’ONGs « apolitiques ». Mais elles font leur chemin ailleurs. La Charte du FSM n’interdit en aucune manière des initiatives du type de celle de Bamako, dont au demeurant l’Appel a été endossé par des Assemblées de Mouvements. Cette initiative a pourtant irrité le « Secrétariat » du FSM. Pourquoi ? Peut-être parce que celui-ci ne partage pas sur le fond les propositions contenues dans cet Appel. Faut-il en conclure que le Secrétariat a pris en fait position avec les ONG « apolitiques » (et peut être les courants autonomistes extrêmes) pour la fermeture du Forum aux autres courants d’action ? Que le document en question – rédigé par 200 participants en un jour et une nuit – fasse état d’insuffisances, voire de contradictions, qui le nierait ? Faut-il par ailleurs accuser ses rédacteurs « d’arrogance d’intellectuels », d’attitudes « avant gardistes » dépassées, voire de motivations politiques dangereuses ? Il faudrait démontrer que les courants autonomistes extrêmes ne produisent rien qui ne soit le produit spontané, éloquent et cohérent, de l’expression directe des masses; que les « intellectuels » qui formulent les thèses de ces courants n’existent pas ! Il faudrait démontrer que les ONG « apolitiques » ne tiennent pas des discours qui, en fait, ont un sens politique évident, en reprenant à leur compte les rhétoriques des institutions du pouvoir (réduction de la pauvreté, bonne gouvernance, culturalisme exacerbé etc.). Les Forums Mondiaux ont une histoire, et une préhistoire. Ils ne sont pas apparus brutalement sans préparation. François Houtart, Bernard Cassen et d’autres ont rappelé les étapes essentielles de cette histoire, depuis l’anti Davos à Davos (1999) et d’autres initiatives. Proposer une « évaluation » de leur déploiement sur les sept dernières années n’est pas l’objet de ce papier. Même si l’on pense que leur succès est certain et leur impact réel (ce qui est notre cas); il n’en reste pas moins que l’accent doit être mis non sur l’auto félicitation mais sur les faiblesses. Les instances « responsables » de la gestion réelle des Forums sont diverses (Secrétariat, Conseil International, « directions » des principaux mouvements et des ONG représentés). Elles sont des lieux de pouvoirs, par définition et comme toujours (et il serait naïf de l’ignorer). Leur préoccupation souvent dominante est de s’auto évaluer au regard de critères internes de performance, de nature souvent fort banale (quantité de participants, nombre – peut être qualité – des débats, questions matérielles d’organisation directe). Le véritable critère d’évaluation est « externe » aux Forums : contribuent-ils à faciliter la progression (plutôt que la stagnation, voire le recul) des luttes ? Il serait souhaitable que cette dimension du défi trouve un écho plus grand dans les assemblées et réunions organisées par ces instances. Portant la critique un peu plus loin nous oserons dire que les Forums mondiaux souffrent d’un « déséquilibre » (grandissant ?) dans la présence de leurs participants. Opérations couteuses à l’extrême en argent et en investissement de travail intellectuel, les Forums attirent plus des ONG (parfois évidemment dévoués au soutien des luttes) dotées de personnel et de moyens de financement – celles du Nord, mais aussi, en termes brutaux, celles de leurs « clientèles » du Sud que les grands mouvements en lutte. Des centaines de millions de paysans engagés dans des luttes féroces, des peuples entiers faisant face aux mitraillettes et aux bombes de l’occupant impérialiste, font parfois entendre leur voix ici ou là dans un « atelier ». Mais beaucoup d’autres organisations – parfois insignifiantes par la portée de leur action – disposent de « dix ateliers » pour faire leur « propagande ». Disons le franchement : certaines de ces organisations sont partie du système (et constituent des « soupapes de sécurité ») plutôt qu’elles ne sont partie de l’alternative. La question de « l’ouverture des Forums » (dont le principe ne doit pas être remis en question) fait problème. Sa gestion doit être l’objet d’une plus grande attention. Ces « défauts » des Forums mondiaux se retrouvent dans les Forums nationaux. Mais ici la proximité immédiate des forces en conflit avec l’ordre existant favorise, au moins potentiellement, le dépassement des faiblesses évoquées ici. Les bilans – positifs ou moins – dépendent des conditions concrètes de lieux et de la nature des handicaps (concurrences politiques nationales) comme des facteurs favorables (radicalisation des luttes). La reconstruction d’un « front des pays et des peuples du Sud » constitue l’une des conditions fondamentales pour l’émergence d’un « autre monde », non fondé sur la domination impérialiste. Sans sous-estimer en quoi que ce soit l’importance des transformations de toutes natures qui ont trouvé leur origine dans les sociétés du Nord dans le passé et le présent, celles-ci sont demeurées jusqu’aujourd’hui attelées au char de l’impérialisme. On ne devrait donc pas s’étonner que les grandes transformations à l’échelle mondiale ont trouvé leur origine dans la révolte des peuples des périphéries, de la Révolution russe (le « maillon faible » de l’époque) à celle de la Chine et au front des Non Alignés (Bandoung) qui ont contraint, un moment, l’impérialisme à, lui, « s’ajuster » à des exigences en conflit avec les logiques de son expansion. Cette page, celle de Bandoung et de la Tricontinentale (1955-1980), d’une mondialisation qui fut multipolaire est tournée. Les conditions de la mondialisation en place interdisant un « remake » de Bandoung. Les classes dirigeantes des pays du Sud, à l’heure actuelle, tentent de s’inscrire dans cette mondialisation, qu’elles espèrent parfois pouvoir infléchir en leur faveur, mais qu’elles ne combattent pas. Celles- ci se partagent en deux groupes de « pays » : ceux qui ont un projet « national » (dont la nature – capitaliste pour l’essentiel mais nuancé par les concessions ou leur absence en faveur des classes populaires, mais néanmoins en conflit ouvert ou feutré avec les stratégies de l’impérialisme – est à discuter au cas par cas), comme la Chine ou les pays émergents d’Asie et d’Amérique latine; ceux qui n’ont pas de projet et acceptent de « s’ajuster » unilatéralement aux exigences du déploiement impérialiste (il s’agit alors de classes dirigeantes compradore). Des alliances à géométrie variable sont en voie de constitution entre les Etats (les gouvernements), dont on a vu l’émergence au sein de l’OMC. On ne doit pas traiter par le mépris les possibilités que ces rapprochements peuvent ouvrir aux mouvements des classes populaires (sans tomber dans l’illusion). Un front des « peuples du Sud », allant bien au delà des rapprochements entre classes dirigeantes, est-il possible ? Handicapée par les dérives « culturalistes » signalisées plus haut et les confrontations qu’elles entraînent entre peuples du Sud (sur des bases pseudo religieuses ou pseudo ethniques) la construction de ce front reste difficile. Elle sera moins problématique si et dans la mesure où les Etats « ayant un projet » pourraient – sous la pression de leurs peuples – évoluer dans un sens plus résolument anti impérialiste. Cela implique que leurs projets sortent des ornières de l’illusion que des pouvoirs résolument et exclusivement « capitaliste nationaux » sont en mesure d’infléchir en leur faveur la mondialisation impérialiste et de permettre à leurs pays de devenir des agents actifs dans la mondialisation impérialiste, participant au façonnement du système mondial (et non s’ajustant unilatéralement à celui-ci). Ces illusions sont encore grandes et renforcées par les rhétoriques nationales comme par celles qui flattent les « pays émergents » (en voie de « rattrapage ») développées par les institutions au service de l’impérialisme. Mais dans la mesure où les faits démentiront ces illusions, de nouveaux blocs nationaux populaires et anti impérialistes pourront se frayer la voie et faciliter l’internationalisme des peuples. Il faut espérer que les forces progressistes du Nord le comprendront et le soutiendront. En conclusion on dira que « l’avenir des Forums » dépend moins de ce qui se passera « en leur sein » que de ce qui se développera ailleurs, dans les luttes des peuples et dans l’évolution de la géostratégie des Etats. Cette conclusion n’invite à aucun pessimisme concernant les Forums, mais elle invite à la modestie dans l’évaluation de leurs réalisations. En parallèle donc (et non en conflit) avec la poursuite des actions militantes des Forums, d’autres formes d’intervention sont nécessaires, permettant l’approfondissement des débats en vue d’actions communes (au delà de la « journée » de protestation mondiale contre la dette, ou les guerres préventives, ou pour l’affirmation des droits des femmes, de l’accès à l’eau etc.). Le Forum Mondial des Alternatives depuis sa création en 1997 est engagé dans cette voie. Réseau de nombreux « think tanks » directement articulés sur des forces sociales et politiques en lutte contre le système, il tente d’animer des groupes de travail (et non seulement d’échanges de vue) facilitant peut être l’émergence de fronts d’actions communes. A titre d’information : groupes de syndicalistes (« reconstruire le front uni du travail »), de mouvements paysans (« imposer l’accès au sol au bénéfice de tous les paysans »), de forces politiques non alignés sur les politiques mondiales du capital et de l’impérialisme (travaillant sur les questions de droit international ou de réforme du système des Nations Unies comme de celle des systèmes de la gestion économique de la mondialisation etc.). Beaucoup d’autres « réseaux » nationaux, régionaux et mondiaux, déploient des efforts méritoires allant dans des directions comparables. On n’en fera pas la longue liste, mais rappellera seulement – à titre d’exemples – ce qu’ATTAC représente en France, ou les travaux de « Focus ou Global South », ARENA et tant d’autres. Il serait hautement souhaitable, dans la perspective du renforcement de l’efficacité des Forums, qu’une plus grande présence de ces programmes trouve son reflet dans les Forums. 3739630@100617035.com - 7-100617035-23495496 - Toute reproduction interdite ANNEXE DEUX Le texte qui suit reprend sous forme abrégée des propositions développées dans « L’Implosion du capitalisme contemporain ». Le lecteur pourrait également lire ici le « programme du FMA/FTM pour 2014/15 » publié en annexe. De l’audace, encore de l’audace La conjoncture historique produite par l’implosion du capitalisme contemporain impose à la gauche radicale, au Nord comme au Sud, d’avoir de l’audace dans la formulation de son alternative politique au système en place. Ce système, visiblement incapable de surmonter ses contradictions internes grandissantes, est condamné à poursuivre sa course folle. Mais jusqu’à ce jour la stratégie déployée par les monopoles a toujours donné les résultats recherchés: les plans « d’austérité » s’imposent toujours, en dépit des résistances. L’initiative demeure toujours, jusqu’à ce jour, dans les mains des monopoles (« les marchés ») et de leur serviteurs politiques (les gouvernements qui soumettent leurs décisions aux exigences dites du « marché »). Face à la guerre déclarée par le capital des monopoles, les travailleurs et les peuples doivent développer des stratégies qui leur permettent de passer à l’offensive. Cette conjoncture de guerre sociale s’accompagne nécessairement par la prolifération des conflits politiques internationaux et des interventions militaires des puissances impérialistes de la triade. La stratégie de « contrôle militaire de la Planète » par les forces armées des Etats Unis et de leurs alliés subalternes de l’Otan constitue en dernier ressort le seul moyen par lequel les monopoles impérialistes de la triade peuvent espérer poursuivre leur domination sur les peuples, les nations et les Etats du Sud. Face à ce défi, quelles sont les réponses alternatives proposées ? Première réponse : la « régulation des marchés » (financiers et autres). Il s’agit là d’initiatives que les monopoles et les pouvoirs à leur service prétendent envisager. En fait il ne s’agit là que d’une rhétorique creuse, destinée à tromper les opinions publiques. Ces initiatives ne peuvent pas arrêter la course folle à la rentabilité financière qui est le produit de la logique de l’accumulation commandée par les monopoles. Elles ne constituent donc qu’une fausse alternative et la Commission Stiglitz avait été conçue pour la promouvoir. Seconde réponse : le retour aux modèles de l’après-guerre. Ces réponses alimentent une triple nostalgie : (i) la refondation d’une « sociale démocratie » véritable en Occident; (ii) la résurrection de « socialismes » fondés sur les principes qui ont gouverné ceux du XXe siècle; (iii) le retour aux formules du nationalisme populaire dans les périphéries du Sud. Ces nostalgies imaginent pouvoir « faire reculer » le capitalisme des monopoles, en l’obligeant à régresser sur les positions qui étaient les siennes en 1945. Elles ignorent que l’histoire ne permet jamais de tels retours en arrière. Il faut s’attaquer au capitalisme tel qu’il est aujourd’hui, et non à ce qu’on aurait souhaité qu’il soit, en imaginant le blocage de son évolution. Il reste que ces nostalgies continuent à hanter des segments importants des gauches à travers le monde. Troisième réponse : la recherche d’un consensus « humaniste ». Je définis les vœux pieux de cette manière précise : l’illusion qu’un consensus qui associe les porteurs d’intérêts fondamentalement conflictuels serait possible. L’écologie naïve, entre autre, partage cette illusion. Quatrième réponse : les illusions passéistes. Ces illusions invoquent la « spécificité » et le « droit à la différence » sans se soucier d’en comprendre la portée et le sens. Le passé aurait déjà répondu aux questions d’avenir. Ces « culturalismes » peuvent revêtir des formes para religieuses ou ethniques. Les théocraties et les ethnocraties constituent alors des substituts commodes aux luttes sociales démocratiques qu’elles évacuent de leur agenda. Cinquième réponse : la priorité aux « libertés individuelles ». L’éventail des réponses fondées sur cette priorité, considérée comme la « valeur suprême » et même exclusive, intègre dans ses rangs les inconditionnels de la « démocratie électorale représentative », assimilée à la démocratie tout court. La formule dissocie la démocratisation des sociétés du progrès social, et tolère même de facto son association avec la régression sociale, au prix de risquer de décrédibiliser la démocratie, réduite au statut de farce tragique. Mais il existe des formes de cette posture encore plus dangereuses. Je fais référence ici à certains courants « post modernistes » (à Toni Negri en particulier) qui imaginent que l’individu est déjà devenu le sujet de l’histoire, comme si le communisme, qui permettra à l’individu réellement émancipé des aliénations marchandes de devenir effectivement le sujet de l’histoire, était déjà là ! La guerre déclarée par le capitalisme des monopoles généralisés de l’impérialisme contemporain n’a rien à craindre des fausses alternatives. Alors, que faire ? Le moment nous offre l’occasion historique d’aller bien plus loin; il impose comme seule réponse efficace une radicalisation audacieuse dans la formulation d’alternatives capables de faire passer les travailleurs et les peuples à l’offensive, de mettre en déroute la stratégie de guerre de l’adversaire. Des programmes audacieux pour la gauche radicale J’organiserai les propositions générales qui suivent dans trois rubriques : (i) socialiser la propriété de monopoles; (ii) dé- financiariser la gestion de l’économie; (iii) dé-mondialiser les rapports internationaux. Socialiser la propriété des monopoles L’efficacité de la réponse alternative nécessaire exige la remise en cause du principe même de la propriété privée du capital des monopoles. Les monopoles sont des ensembles institutionnels qui doivent être gérés selon les principes de la démocratie, en conflit frontal avec ceux qui sacralisent la propriété privée. Bien que l’expression de « biens communs », importé du monde anglo-saxon, soit par elle-même toujours ambigüe parce que déconnectée du débat sur le sens des conflits sociaux (le langage anglo-saxon veut ignorer délibérément la réalité des classes sociales), on pourrait à la rigueur l’invoquer ici en qualifiant les monopoles précisément de « biens communs ». L’abolition de la propriété privée des monopoles passe par leur nationalisation. Cette première mesure juridique est incontournable. Mais l’audace consiste ici à proposer des plans de socialisation de la gestion des monopoles nationalisés et à promouvoir des luttes sociales démocratiques qui engagent sur cette longue route. Je donnerai ici un exemple concret de ce que pourraient être ces plans de socialisation. Les agriculteurs « capitalistes » (ceux des pays capitalistes développés) comme les agriculteurs « paysans » (en majorité au Sud) sont tous prisonniers en amont des monopoles qui leur fournissent les intrants et le crédit, en aval de ceux dont ils dépendent pour la transformation, le transport et la commercialisation de leurs produits. De ce fait ils ne disposent d’aucune autonomie réelle dans la prise de leurs « décisions ». De surcroit les gains de productivité qu’ils réalisent sont pompés par les monopoles qui les réduisent au statut de « sous-traitants » de fait. Quelle alternative ? Il faudrait pour cela substituer aux monopoles concernés des institutions publiques dont une loi- cadre fixerait le mode de constitution des directoires. Ceux-ci seraient constitués par des représentants : (i) des paysans (les intéressés principaux); (ii) des unités d’amont (usines de fabrication des intrants, banques) et d’aval (industries agro-alimentaires, chaînes de distribution); des consommateurs; (iv) des pouvoirs locaux (intéressés par l’environnement naturel et social – écoles, hôpitaux, urbanisme et logements, transports); (v) de l’Etat (les citoyens). Les représentants des composantes énumérés ici seraient eux-mêmes choisis selon des procédures cohérentes avec leur mode propre de gestion socialisée, puisque par exemple les unités de production d’intrants seraient elles- mêmes gérées par des directoires composites associant les travailleurs directement employés par les unités concernées, ceux qui sont employés par des unités de sous-traitance etc. On devrait concevoir ces constructions par des formules qui associent les cadres de gestion à chacun de ces niveaux, comme les centres de recherche scientifique et technologique indépendants et appropriés. Il s’agit donc de formules institutionnelles beaucoup plus complexes que ne le sont celles de « l’autogestion » ou de la « coopérative » telles que nous les connaissons. Il s’agit de formules à inventer qui permettraient l’exercice d’une démocratie authentique dans la gestion de l’économie moderne, fondée sur la négociation ouverte entre les parties prenantes. La procédure proposée abolit le pouvoir par lequel les monopoles exploitent les travailleurs et les sous-traitants, par le moyen du système de prix qu’ils imposent. Elle lui substitue un pouvoir social solidaire, un système de prix authentiquement justes, fondé sur un taux de profit égal pour tous. Le système permet donc « un autre développement » plus efficace et plus rationnel parce qu’il répond aux choix collectifs de la société, entraînant l’ensemble du système productif dans le progrès, écartant les destructions propres au capitalisme des monopoles. Le système ouvre ce modèle de capitalisme d’Etat à une évolution commandée par la perspective socialiste; il pourrait donc être considéré comme la forme de « marché socialiste » nécessaire à cette étape. Il ne s’agit là que d’un exemple particulier relatif à un secteur de la vie économique, en l’occurrence la production agricole. Dans les propositions que j’ai faites je demeure respectueux de l’obligation dans laquelle nous nous trouvons de partir du présent, et en particulier des formes de la « grande production ». Les modalités de réorganisation sociale proposées poursuivent un seul objectif : abolir le contrôle du capital (aujourd’hui des monopoles généralisés) sur ces productions et amorcer la substitution de formes de gestion fondées sur la démocratie et la négociation associant les partenaires dans la division du travail poussée des temps modernes. La nationalisation/socialisation des monopoles répond à une exigence fondamentale, qui constitue l’axe du défi auquel les travailleurs et les peuples sont confrontés dans le capitalisme contemporain des monopoles généralisés. Elle seule permet de mettre un terme à l’accumulation par dépossession qui commande la logique de la gestion de l’économie par les monopoles. Cette formule n’a pas l’ambition de définir ce que pourrait être la constitution organique du communisme à venir. Elle répond simplement au défi immédiat : amorcer la sortie du capitalisme par la construction d’une première étape de la longue transition socialiste. Ce socialisme est encore à peine sorti des « entrailles du capitalisme », comme Marx le dit; et la formule en porte les traces. Néanmoins, fondée sur l’abolition de la propriété des monopoles capitalistes, elle constitue ce que j’appelle une avancée révolutionnaire qui, par les débats démocratiques qu’elle ouvre, prépare le terrain pour d’autres avancées ultérieures sur la longue route au communisme La dé-financiarisation : un monde sans Wall Street Bien entendu la nationalisation/socialisation des monopoles implique celle des banques, au moins des majeures d’entre elles. Mais la socialisation de leur intervention (les « politiques de crédit ») comporte des spécificités qui imposent une conception adéquate dans la constitution de leurs directoires. La nationalisation au sens classique du terme impliquait seulement la substitution de l’Etat aux conseils d’administration formés par les actionnaires privés. Cela permettrait déjà, en principe, la mise en œuvre par les banques des politiques de crédit formulés par l’Etat; et cela n’est déjà pas rien. Mais cela ne suffit certainement pas dès lors qu’on a pris conscience que la socialisation implique la participation directe dans la gestion bancaire des partenaires sociaux concernés. Bien entendu ici également « l’autogestion » – la gestion des banques par leur personnel – n’est pas la formule qui répond aux questions posées. Les personnels concernés doivent certes être associés aux décisions concernant leurs conditions de travail, mais guère plus, car ils n’ont rien à dire concernant les politiques de crédit à mettre en œuvre. Si les directoires bancaires doivent associer les intérêts – conflictuels – de ceux qui fournissent les crédits (les banques) et de ceux qui les reçoivent (les « entreprises ») la formule est à penser concrètement en relation avec ce que sont ces dernières et ce qu’elles demandent. Une recomposition du système bancaire, trop centralisé surtout depuis que les régulations financières traditionnelles des deux siècles passés ont été abandonnées au cours des quatre dernières décennies, s’impose. Il y a là un argument fort pour justifier la reconstruction de spécialisations bancaires, selon les destinataires de leurs crédits et selon la fonction économique de ceux-ci (fourniture de liquidités à court terme, contribution au financement des investissements à moyen et long termes). On pourrait alors par exemple concevoir une « banque de l’agriculture » (ou un ensemble coordonné de banques de l’agriculture) dont la clientèle serait constituée non pas seulement par les agriculteurs et les paysans mais également par les unités d’intervention en amont et en aval de l’agriculture décrites plus haut. Son directoire associerait alors d’une part les « banquiers » (le personnel dirigeant de la banque, eux-mêmes choisis par le directoire) et d’autre part les clients (les agriculteurs ou les paysans, les unités d’amont et d’aval). On devrait imaginer d’autres ensembles bancaires articulés sur les secteurs industriels, dont les directoires associeraient les clientèles industrielles, les centres de recherche et de technologies, des services compétents dans le domaine du contrôle des effets écologiques des modes de production mis en œuvre, garantissant de ce fait le risque minimal (sachant bien qu’aucune action humaine ne comporte de risque zéro), objet lui-même de débats démocratiques transparents. La dé-financiarisation de la gestion économique implique également deux séries de mesures législatives. Les premières concernent la suppression pure et simple des fonds de spéculation (hedge funds), dont un Etat souverain peut toujours interdire les opérations sur le territoire national. Les secondes concernent les Fonds de Pension, devenus d’ailleurs des opérateurs majeurs dans la financiarisation du système économique. Ces fonds ont été conçus – d’abord aux Etats Unis bien entendu – pour transférer aux salariés les risques qui normalement sont encourus par le capital et constituent la raison même invoquée pour légitimer sa rémunération ! Il s’agit donc d’une opération scandaleuse, en contradiction manifeste avec le discours idéologique de défense du capitalisme ! Mais cette « invention » convient parfaitement au déploiement des stratégies de l’accumulation dominée par les monopoles. Leur abolition s’impose, au bénéfice de systèmes de retraites par répartition, qui, par leur nature même, permettent et imposent le débat démocratique pour la détermination des montants et durées de cotisation et des rapports entre les montants des pensions et les rémunérations salariales. Ces systèmes ont la vocation normale, dans une démocratie respectueuse des droits sociaux, à être généralisés à tous les travailleurs. La dé-financiarisation n’implique certainement pas l’abolition de la politique macroéconomique et en particulier celle de la gestion macro du crédit. Tout au contraire elle en rétablit l’efficacité en la libérant de sa soumission aux stratégies de maximisation de la rente des monopoles. La restauration des pouvoirs des banques centrales nationales, non plus « indépendantes » mais dépendantes à la fois de l’Etat et des marchés régulés par la négociation démocratique des partenaires sociaux, donne à la formulation de la politique macro de crédit toute son efficacité au service d’une gestion socialisée de l’économie. Au plan international : la déconnexion Je reprendrai ici le terme de déconnexion que j’ai proposé il y a déjà un demi siècle, auquel la langue contemporaine semble substituer le synonyme de « dé-globalisation/dé- mondialisation ». Je rappelle que je n’ai jamais entendu par déconnexion un repli autarcique, mais une inversion stratégique dans la vision des rapports internes/externes, en réponse aux exigences incontournables d’un développement autocentré. La déconnexion favorise la reconstruction d’une mondialisation fondée sur la négociation, et non la soumission aux intérêts exclusifs des monopoles impérialistes. Elle favorise la réduction des inégalités internationales. La déconnexion s’impose du fait que les mesures préconisées dans les deux sections qui précèdent ne pourront véritablement jamais être mises en œuvre à l’échelon mondial, ni même à celui d’ensembles régionaux (comme l’Europe). Elles ne peuvent être amorcées que dans le cadre des Etats/nations les plus avancés par l’ampleur et la radicalité des luttes sociales et politiques, s’assignant l’objectif de s’engager dans la voie de la socialisation de la gestion de leur économie. L’impérialisme, dans les formes qui ont été les siennes jusqu’au lendemain de la seconde guerre mondiale, avait construit le contraste centres impérialistes industrialisés/périphéries dominées interdites d’industries. Les victoires des mouvements de libération nationale ont amorcé l’industrialisation des périphéries, à travers les mises en œuvre de politiques de déconnexion exigées par leur option en faveur d’un développement autocentré. Associées à des réformes sociales plus ou moins radicales, ces déconnexions ont créé les conditions de « l’émergence » ultérieure de ceux de ces pays qui étaient allé le plus loin dans cette voie, la Chine en tête du peloton bien entendu. Cependant l’impérialisme de la triade, contraint de reculer et de «s’ajuster » aux conditions de cette époque révolue, s’est reconstruit sur des bases nouvelles, fondées sur des « avantages » dont il entend garder le privilège de l’exclusivité et que j’ai classés dans cinq rubriques : le contrôle des technologies de pointe, de l’accès aux ressources naturelles de la planète, du système monétaire et financier intégré à l’échelle mondiale, des systèmes de communication et d’information, des armements de destruction massive. La forme principale de la déconnexion aujourd’hui se définit alors précisément par la remise en cause de ces cinq privilèges de l’impérialisme contemporain. Les pays émergents sont engagés sur cette voie, avec plus ou moins de détermination évidemment. Certes leur succès antérieur lui- même leur a permis, au cours des deux dernières décennies, d’accélérer leur développement, industriel en particulier, dans le système mondialisé « libéral » et par des moyens « capitalistes »; et ce succès a alimenté des illusions concernant la possibilité de poursuite dans cette voie, autrement dit de se construire comme de nouveaux « partenaires capitalistes égaux ». La tentative de « coopter » les plus prestigieux de ces pays par la création du G 20 a encouragé ces illusions. Mais avec l’implosion en cours du système impérialiste (qualifié de « mondialisation ») ces illusions sont appelées à se dissiper. Le conflit entre les puissances impérialistes de la triade et les pays émergents est déjà visible, et est appelé à s’aggraver. Si elles veulent aller de l’avant les sociétés des pays émergents seront contraintes de se tourner davantage vers des modes de développement autocentrés tant aux plans nationaux que par le renforcement des coopérations Sud-Sud. L’audace consiste ici à s’engager avec fermeté et cohérence dans cette voie, en associant les mesures de déconnexion qu’elle implique à des avancées sociales progressistes. L’objectif de cette radicalisation est triple et associe la démocratisation de la société, le progrès social et des postures anti-impérialistes conséquentes. Un engagement dans cette voie est possible, non pas seulement dans les sociétés des pays émergents, mais également dans les « laissés pour compte » du grand Sud. Ces pays avaient été véritablement recolonisés à travers les programmes d’ajustement structurel des années 1980. Leurs peuples sont désormais en révolte ouverte, qu’ils aient déjà marqué des points (en Amérique du Sud) ou pas encore (dans le monde arabe). L’audace consiste ici pour les gauches radicales dans les sociétés en question de prendre la mesure du défi et de soutenir la poursuite et la radicalisation nécessaire des luttes en cours. La déconnexion des pays du Sud prépare la déconstruction du système impérialiste en place. La chose est particulièrement visible dans les domaines concernés par la gestion du système monétaire et financier mondialisé, comme il l’est par l’hégémonie du dollar. Mais attention : il est illusoire de penser pouvoir substituer à ce système un « autre système monétaire et financier mondial » mieux équilibré et plus favorable au développement des périphéries. Comme toujours la recherche d’un « consensus » international permettant cette reconstruction par en haut relève des vœux pieux et de l’attente du miracle. Ce qui est à l’ordre du jour c’est la déconstruction du système en place – son implosion – et la reconstruction de systèmes alternatifs nationaux (pour les pays continents) ou régionaux, comme certains projets de l’Amérique du Sud en amorcent la construction. L’audace consiste ici à aller de l’avant avec la plus grande résolution possible, sans trop s’inquiéter des ripostes de l’impérialisme aux abois. Cette même problématique de la déconnexion/déconstruction concerne l’Europe, mise en place comme sous ensemble de la mondialisation dominée par les monopoles. Le projet européen a été pensé dès l’origine et construit systématiquement pour déposséder les peuples concernés des moyens d’exercer leur pouvoir démocratique. L’Union Européenne a été placée dans un régime de protectorat exercé par les monopoles. Avec l’implosion de la zone euro cette soumission qui abolit la démocratie réduite au statut de farce prend des allures extrêmes : comment les « marchés » (c’est-à-dire les monopoles) réagissent-ils ? Voilà la seule question désormais posée. Comment les peuples pourraient réagir ne fait plus l’objet de la moindre considération. Il est alors évident qu’il n’y a pas ici non plus d’alternative à l’audace : « désobéir » aux règles imposées par la « Constitution européenne », comme par la fausse banque centrale de l’euro. Autrement dit déconstruire les institutions de l’Europe et de la zone euro. Telle est la condition incontournable pour la reconstruction ultérieure d’une « autre Europe » (des peuples et des nations). En conclusion : De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace Ce que j’ai entendu par audace c’est donc : Pour les gauches radicales dans les sociétés de la triade impérialiste l’engagement dans la construction d’un bloc social alternatif anti-monopoles. Pour les gauches radicales dans les sociétés des périphéries l’engament dans la construction d’un bloc social alternatif anti-compradore. Nous sommes dans une période cruciale de l’histoire. La seule légitimité du capitalisme est d’avoir créé les conditions de son dépassement socialiste, entendu comme une étape supérieure de la civilisation. Le capitalisme est désormais un système obsolète, dont la poursuite du déploiement ne produit plus que la barbarie; et il n’y a plus d’autre capitalisme possible. L’issue de ce conflit de civilisation est incertain, comme toujours. Ou bien les gauches radicales parviendront, par l’audace de leurs initiatives, à arracher des avancées révolutionnaires, ou bien la contre révolution l’emportera. Il n’y a pas de compromis durable entre ces deux réponses au défi. Toutes les stratégies des gauches non radicales ne sont en fait que des non-stratégies, c’est-à-dire des ajustements au jour le jour aux vicissitudes du système en implosion. Et si les pouvoirs en place veulent, comme le Guépard, « tout changer afin que rien ne change », les candidats de la gauche non radicale croient possible de « changer la vie sans toucher aux pouvoirs des monopoles » ! Les gauches non radicales n’arrêteront pas le triomphe de la barbarie capitaliste. Elles ont déjà perdu la bataille, faute de vouloir la livrer. De l’audace : il faut pour faire coïncider l’automne du capitalisme, annoncé par l’implosion de son système, avec un authentique printemps des peuples, devenu possible. 3739630@100617035.com - 7-100617035-23495496 - Toute reproduction interdite CHAPITRE HUIT LE NORD ET LA QUESTION DE L’IMPERIALISME Le conflit Nord/ Sud (centres/périphéries) est une donnée première dans toute l’histoire du déploiement capitaliste. Le capitalisme historique (il n’y en a pas d’autres sauf dans l’imaginaire irréel de la doctrine libérale) se confond avec l’histoire de la conquête du monde par les Européens et leurs descendants qui ont fait les Etats Unis (plus le Canada et l’Australie). Une conquête victorieuse pendant quatre siècles – de 1492 à 1914- devant laquelle les résistances des peuples victimes avaient toujours échoué. Un succès donc qui permettait de fonder sa légitimité par la supériorité du système européen, synonyme de modernité, de progrès, de bonheur pour employer les termes de la doctrine anglaise de “l’utilitarisme”, fondement de l’eurocentrisme. Une conquête qui a persuadé les peuples des centres impérialistes (tous Européens d’origine, auxquels se sont agrégés les Japonais qui ont choisi d’imiter leurs prédécesseurs, mais dont été exclus les Latino-Américains) de leur droit “préférentiel” aux richesses de la planète. Une sorte de racisme profond qui ne revêt plus les formes primitives de la croyance dans l’inégalité des « races ». Cette page de l’histoire est en voie d’être tournée, remise en question par l’éveil du Sud. Un éveil qui s’est manifesté tout au long du XX ième siècle par les révolutions conduites au nom du socialisme dans la semi périphérie russe puis dans les périphéries de Chine, Vietnam, Cuba, comme par les libérations nationales d’Asie et d’Afrique et les avancées de l’Amérique latine. J’ai proposé, pratiquement à travers tous mes écrits, des analyses concrètes de ces remises en cause comme des développements plus théoriques et généraux de leur articulation aux transformations du système capitaliste/ impérialiste. Le petit ouvrage de Claudia Roffinelli (Samir Amin, La théorie du système capitaliste, critique et alternative; Ed Parangon, 2013) propose une synthèse excellente de mes thèses. Dans ces Mémoires, j’y ai ajouté une note plus personnelle. La lutte des peuples du Sud pour leur libération – désormais victorieuse dans sa tendance générale- s’articule à la remise en question du capitalisme. Cette conjonction est inévitable. Les conflits capitalisme/socialisme et Nord/Sud sont indissociables. Il n’y a pas de socialisme concevable hors de l’universalisme, qui implique l’égalité des peuples. Dans les pays du Sud les majorités sont victimes du système, dans ceux du Nord ils en sont les bénéficiaires. Les uns et les autres le savent parfaitement bien que souvent soit ils s’y résignent (dans le Sud) soit s’en félicitent (dans le Nord). Ce n’est donc pas un hasard si la transformation radicale du système n’est pas à l’ordre du jour dans le Nord, tandis que le Sud constitue toujours “la zone des tempêtes”, des révoltes répétées, potentiellement révolutionnaires. De ce fait les initiatives des peuples du Sud ont été décisives dans la transformation du monde comme toute l’histoire du XX ième siècle le démontre. Constater ce fait permet de situer dans leur cadre les luttes de classes dans le Nord : celui de luttes économiques revendicatives qui en général ne remettent en question ni la propriété du capital ni l’ordre mondial impérialiste. Cela est particulièrement visible aux Etats-Unis, ce que j’explique par les effets des vagues successives d’immigration, qui ont fait avorter la politisation des luttes sociales pour lui substituer l’affirmation de communautarismes dans le cadre d’une culture politique du consensus. La situation est plus complexe en Europe du fait de sa culture politique du conflit opposant droite et gauche, depuis les Lumières et la révolution française, puis ensuite avec la formation d’un mouvement ouvrier socialiste et la révolution russe (cf S. Amin, Le virus libéral, 2003). Néanmoins l’américanisation des sociétés européennes, en cours depuis 1950, atténue graduellement ce contraste. De ce fait également les modifications de la compétitivité comparée des économies du capitalisme central, associées aux développements inégaux des luttes sociales, ne méritent pas d’être placées au centre des transformations du système mondial, ni au cœur des différentes variantes possibles des rapports entre les Etats-Unis et l’Europe, comme le pensent beaucoup des partisans du projet européen. De leur côté les révoltes du Sud, quand elles se radicalisent, se heurtent aux défis du sous- développement. Leurs “socialismes” sont de ce fait toujours porteurs de contradictions entre les intentions de départ et les réalités du possible. La conjonction, possible mais difficile, entre les luttes des peuples du Sud et celles de ceux du Nord constitue le seul moyen de dépasser les limites des uns et des autres. Cette conjonction définit ma lecture du marxisme. Une lecture qui part de Marx, refuse de s’arrêter à lui, ou Lénine ou Mao. Un marxisme conçu comme méthode d’analyse et d’action et non comme l’ensemble des propositions tirées de l’usage de celle-ci, et donc un marxisme qui ne craint pas de rejeter certaines conclusions, fussent-elles de Marx, un marxisme sans rivages, toujours inachevé. C’est pourquoi le suis un internationaliste. J’ai toujours pensé que le capitalisme étant un système mondial et non la simple juxtaposition de systèmes capitalistes nationaux, les luttes politiques et sociales, pour être efficaces, devaient être conduites simultanément dans l’aire nationale (qui reste décisive parce que les conflits, les alliances et les compromis sociaux et politiques se nouent dans cette aire) et au plan mondial. Ce point de vue – banal à mon avis – me paraît avoir été celui de Marx et des marxismes historiques (« Prolétaires de tous les pays unissez-vous »), ou dans la version maoïste enrichie (« Prolétaires de tous les pays, peuples opprimés, unissez-vous »). Les débats et les combats auxquels j’ai participé – le lecteur s’en sera rendu compte – se situaient simultanément dans ces différents plans. Cela impliquait évidemment non pas un « tiers mondisme » mais un « mondialisme » (ou internationalisme), nuance forte sur laquelle je me suis exprimé souvent. De là ma défense de l’idée d’une Cinquième Internationale nécessaire (cf S. Amin, Pour la Cinquième Internationale, 2007). La nature des organisations dans lesquelles se situent les débats auxquels j’ai participé – qu’il s’agisse de l’IDEP, du FTM ou du Forum Mondial des Alternatives – impliquait que nous cherchions à construire des ponts efficaces pour l’action internationale. Dans le moment actuel la page de la libération du Sud paraît néanmoins tournée. Les classes dirigeantes du Sud semblent accepter de se soumettre aux exigences de la mondialisation, les unes avec l’espoir d’en tirer profit, les autres contraintes. L “occidentalisation” du monde est en marche. La doctrine libérale triomphe et croit trouver la preuve de la justesse de sa vision: l’homogénéisation du monde, le “rattrapage” serait possible dans le capitalisme, sa réalisation dépend de l’intelligence des classes dirigeantes concernées. Je crois avoir fourni de bons arguments qui démontrent qu’il n’en est rien, que la polarisation commande l’avenir du système comme son passé. La libération des peuples du Sud reste donc indissociable de la construction d’une perspective socialiste, de la progression du capitalisme au socialisme mondial. Illusion, répète t- on, que l’effondrement définitif des modèles soviétiques et maoistes illustre. A ceux qui pensent donc le socialisme impossible, je dis : le capitalisme n’est pas sorti d’un seul coup du triangle Londres-Amsterdam-Paris au XVII ième siècle; trois siècles plus tôt il s’était cristallisé dans les villes italiennes dans une première forme qui a sombré mais sans laquelle sa forme “définitive” plus tardive aurait été impensable. Il en sera probablement de même du socialisme. Mais ce probable ne deviendra réalité que si l’articulation libération du Sud/invention des étapes de la longue transition au socialisme mondial s’organise avec l’efficacité nécessaire pour “changer le monde”. Cela implique que s’affirme “la vocation afro asiatique” du marxisme, comme je l’ai écrit. Certes le Sud ne paraît pas engagé sur cette voie. Au contraire ce sont les illusions passéistes qui ont le vent en poupe chez beaucoup de ses peuples. L’Amérique latine, mais surtout la Chine, qui font exception, feront elles sortir des ornières? Je le crois possible. Un nouveau “front du Sud” (“Bandoung 2”) peut associer dans des formules diverses à géométrie variable Etats et peuples du Sud. Un Bandoung mieux armé que le premier, les pays du Sud ayant désormais beaucoup plus de possibilités fructueuses de coopération. A en croire le discours répétitif des médias occidentaux, l’idée d’un renouveau du Non Alignement serait chimérique. Dans ce discours tout ce qui s’était passé dans le monde entre 1945 et 1990 ne s’expliquerait que par « la guerre froide », et par rien d’autre. L’URSS disparue et la page de la guerre froide tournée, aucune posture « analogue » à celles qu’on a connues à l’époque n’a de sens. Mesure-t-on l’ineptie de ce propos ? et le préjugé incroyablement méprisant voire raciste – qui constitue son fondement ? L’histoire vraie de Bandoung et du Non Alignement qui en est issu a démontré que les peuples d’Asie et d’Afrique ont bel et pris à l’époque une initiative, par eux-mêmes et pour eux-mêmes. Le lecteur trouvera dans ce que j’ai écrit sur la question la démonstration que le Non Alignement était déjà un « non alignement sur la mondialisation », sur le modèle de mondialisation que les puissances impérialistes voulaient imposer aux pays qui venaient de reconquérir leur indépendance, en substituant au colonialisme défunt un néo colonialisme. Le Non Alignement procédait du refus de se plier aux exigences de cette mondialisation impérialiste renouvelée. Cette initiative a gagné la bataille et fait reculer, pour un temps, l’impérialisme. Elle a donc été par elle-même un facteur positif de transformation du monde, et pour le meilleur en dépit de toutes ses limites. L’Union soviétique a alors compris le bénéfice qu’elle pouvait tirer de son soutien au Non Alignés. Car l’Union soviétique elle aussi était en conflit avec le système de la mondialisation dominant, et souffrait de l’isolement dans lequel les puissances atlantistes l’enfermaient. Moscou a donc compris qu’en se rapprochant des Non Alignés il brisait cet isolement. Par contre les puissances impérialistes ont combattu le Non-Alignement, parce qu’il était « non alignement sur la mondialisation ». Aujourd’hui les pays du Sud sont à nouveau confrontés à un projet impérialiste de mondialisation dont ils seraient les victimes. Leur volonté qui se dessine de ne pas se plier à ses exigences remet à l’ordre du jour une « renaissance » du non alignement sur la mondialisation. Appelons cela un « Bandoung 2 » si on veut. Bien sûr le monde a changé depuis (cette constatation relève de la banalité extrême). Et de ce fait la nouvelle mondialisation impérialiste n’est pas la copie conforme de celle à laquelle Bandoung s’était confronté. Le discours qui réduit le Non Alignement à un avatar de la guerre froide procède d’un préjugé tenace en Occident : les peuples d’Asie et d’Afrique n’étaient pas capables d’initiative par eux- mêmes, et ils ne le sont pas davantage aujourd’hui, ni demain ! Ils sont condamnés à être indéfiniment manipulés par les puissances majeures (en priorité les Occidentaux bien entendu). Ce mépris cache mal un racisme profond. Comme si les Algériens par exemple avaient pris les armes pour faire plaisir à Moscou, peut-être à Washington, qu’ils avaient été manipulés à cette fin par quelques leaders qui auraient choisi de jouer la carte d’une puissance ou d’une autre. Non, leur décision procédait simplement de leur volonté de se libérer du colonialisme, la forme de la mondialisation de l’époque. Et lorsqu’ils ont mis en œuvre leur décision propre, les camps se sont dessinés entre ceux qui les soutenaient et ceux qui les combattaient. Voilà la réalité de l’histoire. Il est impossible de dessiner la trajectoire que dessineront ces avancées inégales produites par les luttes au Sud et au Nord. Mon sentiment est que le Sud traverse actuellement un moment de crise, mais que celle-ci est une crise de croissance, au sens que la poursuite des objectifs de libération de ses peuples est irréversible. Il faudra bien que ceux du Nord en prennent la mesure, mieux qu’ils soutiennent cette perspective et l’associent à la construction du socialisme. Un moment de solidarité de cette nature a bien existé à l’époque de Bandoung. A l’époque les jeunes Européens affichaient leur “tiers mondisme”, sans doute naïf, mais combien plus sympathique que leur repliement « européen » actuel ! Sans revenir sur les analyses du capitalisme mondial réellement existant que j’ai développés ailleurs et qui ne sont pas l’objet de ces mémoires, je rappellerai simplement leurs conclusions : qu’à mon avis l’humanité ne pourra s’engager sérieusement dans la construction d’une alternative socialiste au capitalisme que si les choses changent aussi en Occident développé. Cela ne signifie en aucune manière que les pays de la périphérie doivent attendre ce changement et, jusqu’à ce qu’il se produise, se contenter de “s’ajuster ” aux possibilités qu’offre la mondialisation capitaliste. Au contraire c’est plus probablement dans la mesure où les choses commenceront à changer dans les périphéries que les sociétés de l’Occident, contraintes de s’y faire, pourraient être amenées à leur tour à évoluer dans le sens requis par le progrès de l’humanité toute entière. A défaut le pire, c’est à dire la barbarie et le suicide de la civilisation humaine, reste le plus probable. Je situe bien entendu les changements souhaitables et possibles dans les centres et dans les périphéries du système global dans le cadre de ce que j’ai appelé « la longue transition ». Je renverrai ici le lecteur à mon article récent « Unité et diversité dans le mouvement au socialisme ». Mes analyses me conduisaient également à situer en Chine, et peut être en Europe, les probabilités les plus grandes d’évolutions favorables possibles. Je reconnais néanmoins que la part d’intuition dans ce type d’analyses « futuristes » ne peut jamais être éliminée. Chacun de nous connaît ou croît connaître les sociétés de l’Occident développé, les forces d’inertie produites par l’avantage de leurs positions centrales dans le système mondial, la stabilité relative que cette inertie donne à ces sociétés, mais aussi l’ouverture d’esprit qui les caractérise, leur imagination créatrice, autrement dit leurs capacités de répondre aux défis par des avancées souvent difficiles à prévoir, mais non moins étonnantes. Chacun de nous connaît l’immensité des savoirs – bons et moins bons – accumulés dans les universités et centres de recherche du « premier monde ». Mes Mémoires concernent essentiellement le Sud. Néanmoins ma posture politique universaliste et internationaliste exige que, fut ce en guise d’épilogue, j’explicite ma vision du Nord. Cette posture et l’exercice de mes fonctions exigeaient que ces contacts et échanges de vues fussent d’une bonne densité. Sans doute mes options m’amenaient-elles à fréquenter davantage ceux des milieux scientifiques, intellectuels et politiques du premier monde dont les préoccupations rejoignaient les nôtres, c’est à dire les réflexions critiques concernant la mondialisation et le développement. En même temps il me fallait consacrer quelque temps à la recherche des moyens financiers susceptibles de soutenir nos actions. Mon expérience des « bailleurs de fonds » (occidentaux ou internationaux) comme on dit dans le langage un peu vulgaire de la « profession » est certainement mitigée. Certaines institutions sont clairement au service de l’impérialisme (l’USAID, les grandes fondations nord américaines, mais aussi la plupart des services de coopération des grandes puissances occidentales). Il était inutile et aurait même été inacceptable politiquement de nous adresser à elles. D’autres, à certains moments, pouvaient être des interlocuteurs capables d’accepter l’expression de points de vue qui ne rejoignent pas les courants dominants à travers lesquels s’expriment les exigences unilatérales de l’expansion capitaliste. Soit que la combinaison politique qui assure à un moment la direction de ces institutions l’ait permis, soit même, dans certains cas, qu’elles bénéficient d’un statut authentiquement démocratique et manifestent une ouverture d’esprit particulière. Tel a été le cas, pour ce qui nous concerne, de certaines institutions de coopération des Pays Bas, de la Norvège, de la Suède (jusqu’au moment où ce pays à viré à droite dans ses conceptions concernant la politique internationale), de l’Italie (avant la montée de la nouvelle droite qui a le vent en poupe dans ce pays), du Luxembourg, de certaines institutions d’inspiration chrétienne, de quelques rares fondations carrément de gauche (comme la Fondation Rosa Luxembourg du PDS allemand), de certaines institutions des Nations Unies (l’UNU et la CNUCED en particulier, dans certaines conjonctures). Le système des Nations Unies, quant à lui, est désormais très largement vassalisé par ses maîtres américains (c’est le cas du PNUD en particulier, sans parler évidemment de la Banque Mondiale). Je ne crois pas utile d’en dire davantage, cela serait fastidieux et sans grand intérêt. Quelles sont les conditions permettant d’envisager que les pays du Nord s’écartent de la voie dans laquelle ils sont engagés depuis cinq siècles : celle de la guerre permanente contre les peuples du Sud et des guerres non moins permanentes entre eux pour le partage du butin ? Ma thèse est que le système impérialiste est passé à un stade nouveau de son développement, caractérisé par la substitution d’un impérialisme collectif de la triade à la pluralité des impérialismes en conflit permanent dans l’histoire antérieure du capitalisme. Produite par la centralisation grandissante du capital, cette transformation place aux postes de commande une ploutocratie financière foncièrement anti démocratique (cf S. Amin, L’implosion du capitalisme contemporain). Devenu sénile, le capitalisme doit être dépassé par l’invention du socialisme du XXI ième siècle. Mais le capitalisme ne mourra pas de sa belle mort; au contraire la ploutocratie en place n’a d’autre choix que celui de tenter de détruire le Sud, devenu capable de se développer par lui-même. Les peuples du Nord s’associeront ils dans cette entreprise criminelle à leurs classes dirigeantes ? Mon analyse pour y répondre ne place pas l’accent, comme d’autres le font, sur les contradictions qui opposeraient les oligopoles des centres (en particulier les Etats-Unis et l’Europe) mais sur les singularités des cultures politiques des différents peuples concernés, qui permettent d’imaginer des ruptures du front des ploutocraties de la triade. Car à mon avis ces singularités expliquent autant les parcours du passé et les perspectives d’avenir que les conditions économiques et sociales générales. La pensée bourgeoise, dominée par l’économisme, l’ignore. Marx y portait une attention particulière. Mais pas le marxisme simplifié comme en témoignent les discours de nombreux segments de l’extrême gauche européenne qui se contentent de stigmatiser le “capital exploiteur” sans souci de développer des stratégies politiques de lutte, lesquelles impliquent nécessairement qu’on n’ignore rien du poids des cultures politiques concrètes des peuples concernés. Le lecteur de ce qui suivra jugera peut être mes “jugements” un peu trop sévères. Ils le sont. Mes développements antérieurs concernant le Sud ne l’étaient pas moins. Au demeurant les cultures politiques ne sont pas des invariants trans historiques. Elles évoluent, parfois pour le pire, mais tout autant pour le meilleur. J’estime que la construction de la “convergence dans la diversité” dans la perspective socialiste l’exige. Les Etats-Unis. J’ai explicité les raisons pour lesquelles je ne vois pas comment le vent du changement pourrait trouver son lieu de départ dans la métropole “la plus avancée” du capitalisme (cf S. Amin, Le virus libéral; 2003). Précisément parce que cette “perfection” du modèle capitaliste signifie que le peuple dans son ensemble est ici profondément aliéné dans la culture politique du “marché roi” et l’illusion que l’“individu” est également roi. La puissance de l’idéologie vulgaire du capitalisme, acceptée ici par tous, autorise alors la crapulerie particulière de la classe dirigeante. Dans l’idéologie des Lumières les valeurs de liberté et d’égalité sont associées comme si elles étaient naturellement convergentes, alors qu’elles sont conflictuelles et que la construction de leur complémentarité éventuelle exige de penser un système social « au-delà du capitalisme ». Aux Etats Unis plus qu’ailleurs la valeur « liberté » s’est imposée d’une manière unilatérale, légitimant l’inégalité. Que la liberté dans ces conditions soit dénuée de potentiel créatif, devenant soumission consensuelle manipulable, que « l’individu » sacralisé dans le discours ne soit plus en réalité qu’un pantin désossé incapable de participer à la construction de son avenir, ne sont pas l’objet de questionnement des victimes du système. Par ailleurs la politisation des luttes de classe a été ici handicapée par les communautarismes produits par la succession des vagues migratoires. J’ai proposé des développements sur ces questions qui ont été également l’objet de mes discussions majeures avec beaucoup d’amis aux Etats-Unis. Toujours est-il que cet état des choses permet à la classe dominante des Etats Unis de gérer la société dans son intérêt exclusif, par des moyens redoutables associant cynisme dans les faits et hypocrisie extrême dans les discours. Comme Noam Chomsky je crois que les Etats Unis sont le véritable et principal « Etat- voyou » (rogue State) sur la scène du monde contemporain pour employer la terminologie de Clinton; et je m’attends toujours au pire de la part des Présidents des Etats Unis (y compris le génocide de ses adversaires, comme l’a démontré le très courageux Daniel Ellsberg ). Ceux qui connaissent bien cette classe – et de l’intérieur (comme Sweezy )- confirment mes craintes. L’élection - douteuse - de G.W. Bush était un quasi coup d’état et les Etats Unis sont désormais gouvernés par une véritable junte de criminels de guerre qui, entre autre, a donné à sa police des pouvoirs semblables à ceux qu’on ne trouve que dans les Etats policiers de l’histoire moderne. A court terme rien n’indique que le peuple américain soit capable de prendre conscience de la tragédie que porte en lui le projet démesuré et criminel de cette junte (” le contrôle militaire de la planète “), lequel entraîne le monde dans la guerre permanente et annihile le sens de la démocratie, devenue dérisoire. Personnellement, fort peu attiré donc par les “lumières” américaines, j’ai toujours décliné, pour cette raison, les offres alléchantes de positions dans certaines des universités majeures du pays (Harvard, Yale, UCLA, Denver). Mais en général l’expression de ce point de vue vous vaut immédiatement le qualificatif « d’anti américain primaire etc. », anathème facile qui illustre en fait la lâche capitulation des intellectuels médiatiques. De l’Atlantique au Pacifique les Etats-Unis offre le paysage d’un désert urbain qui serait absolu si on en excluait la géniale invention de Manhattan des années 1920. Los Angeles, que Barbara Stuckey nous a fait parcourir en autoroutes pour nous dire avec humour au terme du périple : « vous avez tout visité », m’a inspiré un article : United States of Plastika. La finale : Las Vegas avec sa reconstitution en carton-pâte d’une Rome comme l’imaginent les Italo-américains de la troisième génération, avec la statue géante d’un métis de Bacchus et de Néron, tournant sur lui- même et parlant américain. Le Disneyland de Los Angeles où l’on peut admirer le tour du monde organisé par la Bank of America, annonçant fièrement que « partout où opère la Bank of America, les peuples sont heureux » ! Et ce film documentaire – vu par plus de cent millions de spectateurs « vous êtes venus ici pour vous enrichir, vous serez riches … ». On ne pourra pas me faire croire que, projetée en Europe, une telle bande dessinée obtiendrait autre chose que les sifflets des spectateurs. On peut multiplier les exemples d’un répertoire caricatural unique au monde. Toutes ces tristes réalités ne sont rien d’autre à mon avis que les ravages d’un capitalisme qui est ici, hélas, plus « pur » qu’il ne l’est ailleurs. Mais derrière cette façade de plastique kitch il y a quand même un peuple en dépit de sa niaiserie politique. Au-delà d’amis personnels que je tiens dans ma plus haute estime (comme Sweezy, Magdoff, Braverman à la Monthly Review ou Wallerstein, Arrighi, AG Frank) mon sentiment – et celui d’Isabelle – est que ce peuple est gentil (au sens positif du terme, c’est à dire pas méchant). Dans l’incroyable West où nous randonnions, nous arrêtant dans ces Bagdad Café où tout est déglinglé comme dans un pays du tiers monde, on ne rencontrait pas des patrons style petits bourgeois aigris comme ils l’auraient été en Europe dans des situations similaires, mais plutôt des « j’m’en foutistes » calmes, pas mal de désaxés aussi ! Et puis après tout le peuple américain est l’un des trois seuls (avec les Français et les Suédois) qui aient réagi par un glissement à gauche en réponse à la crise des années 1930. Ce qui s’est passé à Seattle en janvier 2000, l’accueil fait à José Bové, viennent rappeler les possibilités de ce peuple. Mon intuition est néanmoins que l’initiative du changement ne viendra pas de là-bas, même s’il n’est pas impossible que le wagon américain vienne par la suite s’accrocher à d’autres qui amorceraient le mouvement. J’avais, comme d’autres, placé quelques espoirs dans les Noirs américains. Invité à leur caucus à l’époque héroïque des Blacks Panthers, qui s’est tenu finalement en 1972 à Montréal parce qu’il était devenu impossible de se réunir sous ce drapeau sur le territoire des Etats Unis, j’ai mesuré l’ampleur du désastre intellectuel, culturel et politique dont ils étaient les victimes et dont ils ne parvenaient pas à concevoir les moyens de sortir. Donc beaucoup de gestes, sympathiques et parfois amusants (comme de placarder à la colle forte des portraits de Mao dans les couloirs de l’hôtel prestigieux Elisabeth II !). Mais aucune analyse. Des attitudes purement émotives intériorisant le racisme, accepté et retourné. Notre ami nigérien Abdou Moumouni s’étant assis aux pieds d’Isabelle, dans une salle comble, quelques-uns des organisateurs du caucus se montraient révoltés, persuadés que la posture ne pouvait être interprétée autrement que signe de soumission ! Isabelle avait d’ailleurs dû « passer un examen » pour entrer dans la salle. « Oseriez-vous tirer sur un policier blanc qui nous attaquerait ? » Le « oui, bien sûr » naturel d’Isabelle désarçonnait : impensable pour eux aux Etats Unis. Témoignage hélas correct de la profondeur immense du racisme de cette société. J’ai toujours pensé que les ravages du colonialisme interne étaient sans commune mesure avec ceux du colonialisme externe. L’esclavage, pratiqué dans la société des Etats Unis, a donc produit des effets terribles en comparaison de ceux associés à l’esclavage pratiqué par les Européenss dans de lointaines colonies. Le Canada peut-il être autre chose que la province extérieure des Etats-Unis, comme l’Australie ? L’économiste de tempérament est incapable d’imaginer un Canada autre que celui-ci, en dépit des traditions politiques du Canada anglais et du rejet culturel du Québec. Mais les esprits les plus lucides du pays (comme Beaudet, Dostaler et d’autres) non seulement l’imaginent mais s’emploient à faire avancer la conscience de cette exigence. La route sera longue et difficile. Quel que sympathique que soit – pour Isabelle et moi-même – le peuple québecois, juste et important son combat culturel, il n’empêche que les forces politiques majeures du pays – polarisées sur la dimension linguistique de leur résistance – ne conçoivent pas une déconnexion de leur économie par rapport à celle du grand voisin. Lequel, évidemment, dans ces conditions, se moque pas mal d’une autonomie ou même d’une indépendance du Québec. Les Etats Unis pourront continuer à piller au bénéfice de leur gaspillage les immenses ressources naturelles du Canada – l’eau entre autre. Le Japon Voilà un pays qui est placé dans une posture exactement inverse : économie capitaliste dominante et simultanément ascendance culturelle non européenne. Laquelle de ces deux dimensions l’emportera : la solidarité avec les partenaires de la « triade » (les Etats Unis et l’Europe) contre le reste du monde ou la volonté d’indépendance, soutenue par « l’asiatisme » ? Les réflexions – voire les élucubrations – sur ce thème constituent à elles seules une bibliothèque entière. L’analyse non seulement économique mais également de la géopolitique du monde contemporain me conduit à conclure que le Japon restera dans le sillage de Washington. Comme l’Allemagne a accepté de l’être jusqu’à ce jour, pour des raisons identiques. La globalisation à la mode est construite – comme on ne le dit presque jamais – sur une asymétrie entre les partenaires principaux de l’économie mondiale. Les Etats Unis enregistrent un déficit structurel croissant de leur balance extérieure, la Chine et les autres concurrents capitalistes majeurs (en particulier l’Allemagne et le Japon) disposent de surplus importants. Cette asymétrie fonde une solidarité des partenaires dans le malheur. Car sa disparition entraînerait tout le capitalisme dans un chaos indescriptible dont l’humanité ne pourrait sortir qu’en amorçant l’invention d’un autre système. Aussi cette solidarité paraît-elle être bien solide : non seulement les classes dirigeantes du Japon et de l’Allemagne en ont une conscience claire, mais encore leurs peuples semblent en accepter le prix. Pourquoi et jusqu’à quand ? Une réponse trop facile invoque à ce propos les traditions autocratiques, l’esprit de soumission, l’acceptation du principe de l’inégalité etc. Ce sont là des réalités historiques, mais comme toutes celles-ci, n’ont pas de vocation à être éternelles. Une réponse un peu meilleure à mon avis donne plus d’importance aux options stratégiques de Washington au lendemain de la seconde guerre mondiale. Les Etats Unis avaient alors choisi non pas de « détruire » ces deux adversaires – les seuls à avoir menacé l’inexorable essor du candidat à l’hégémonie mondiale que les Etats Unis représentaient – mais au contraire de les aider à se reconstruire et devenir deux alliés fidèles. La raison évidente est qu’il y avait à l’époque une menace « communiste » réelle, que représentaient l’URSS et la Chine. Ce que, soit dit en passant, les dirigeants de la nouvelle Russie n’ont pas compris. J’ai entendu dire par quelques uns de ceux là que, ayant opté pour le capitalisme, la Russie se trouvait désormais dans une situation analogue à celle du Japon et de l’Allemagne : elle a perdu la guerre mais peut gagner la paix et la bataille économique. C’était oublier que n’ayant plus de concurrents dangereux, l’establishment américain a opté ici pour la destruction totale de son adversaire battu. Avec d’autant plus de cynisme que l’Europe lui emboîte le pas, sans vouloir comprendre qu’elle contribue ainsi à rendre beaucoup plus difficile la remise en cause de l’hégémonisme américain. Revenant au Japon, y trouve-t-on quelques indices d’une réaction populaire (je ne dis pas populiste au sens démagogique du mot) et nationale (je ne dis pas nationaliste au sens chauvin du terme) ? Derrière la façade de conformisme aveuglant au point d’inspirer des caricatures faciles, à peine ébréchée en apparence par la « fin du miracle » et l’essoufflement du parti unique dirigeant, comment pense le peuple japonais ? La société japonaise est difficile à connaître. L’obstacle est en partie linguistique : les Japonais traduisent à peu près tout ce qui s’écrit ailleurs (mes livres en cette langue sont vendus en plus grande quantité qu’en français !) mais personne ou presque ne traduit du japonais ! Pour en percer le mystère il faut donc connaître des Japonais et les connaître bien. J’ai eu la chance de me trouver un peu dans cette situation grâce entre autre à Kinhide Mushakoji, Masao Kitazawa, Muto Ichiyo, Yoko Kitazawa et les militants du groupe Ampo, d’entendre les analyses de vieux (et de jeunes) communistes, orthodoxes et maoïstes (inconnus à l’étranger). La croûte de glace formelle brisée on découvre évidemment un peuple comme un autre. En fait un peuple vulnérable, jamais « sûr de lui ». L’abus répétitif du terme « né » (qui veut dire « n’est-ce pas ? ») dont est égrené le langage de tous en témoigne sans doute. Invité au théâtre – où l’on jouait un mélo épouvantable mais facile à suivre de ce fait – j’ai observé nos bureaucrates occupant des postes de responsabilité élevée, en uniforme – cravate sortir leurs mouchoirs – draps de lit tant leurs larmes étaient abondantes. Autre exemple de la susceptibilité japonaise extrême. Comme un jour que j’achetais des billets d’autobus pour une randonnée à l’intérieur du pays – dans les belles montagnes du Fuji Yama – et que je calculais mentalement plus juste que le vendeur muni d’une calculette inutile. Je le lui fis remarquer. J’ai cru qu’il allait soit me tuer sur le champ, soit se faire harakiri. Gros effort pour le rassurer que je ne pensais pas qu’il était un imbécile. Les bains super chauds – que j’aime beaucoup pratiquer – sont aussi peut être à mettre au compte de cette angoisse permanente d’êtres humains inquiets de culture sinon de nature. Quelques autres cérémonies amusantes. Dans une réunion du conseil de l’Université des Nations Unies un nord américain trônait avec toute l’arrogance des idiots. Mon voisin – un universitaire japonais de très haute envergure – se mit à rugir comme un lion. Je m’attendais à ce qu’il sorte un sabre de samouraï et tranche le cou de l’imbécile. Je le lui suggérais à voix basse pour exprimer ma solidarité : cela le fit rire aux éclats au point que toute l’assistance en fut surprise ! J’avoue non seulement apprécier, mais aimer même l’exactitude japonaise (je dois partager la même névrose). Comme on m’avait fixé un rendez-vous à 15 h et trois minutes et que je me rendais évidemment au lieu dit très exactement à cette heure d’une précision qu’il est inutile de commenter, je réalisais que mon hôte avait voulu, par extrême politesse, me mettre à l’aise. Le train qui desservait la station arrivait à 15 h et il fallait 2 minutes pour aller de la gare au lieu du rendez- vous. S’il m’avait invité pour 15 h j’aurais du courir pour être à l’heure, pour 15 h 15 par exemple j’aurais du tourner en rond 12 minutes ! J’ai donc eu l’occasion de visiter assez systématiquement les plus grandes universités du pays (à Tokyo, Yokohama, Nagoya, Kyoto, Osaka) et d’y participer à des discussions que je ne crois pas avoir été banales ou limitées aux questions « techniques » (économie savante, économie politique etc.) comme les Japonais les imposent généralement à leurs hôtes étrangers (dans l’intention non cachée de tirer profit des autres sans rien donner). Ce que je crois en avoir compris c’est que les certitudes complaisantes que le masque du conformisme suggère sont moins solides qu’on ne le pense souvent. Entre autre « un certain complexe d’infériorité » envers la Chine m’a semblé revenir avec fréquence : nous avons loupé notre modernisation, ayant singé les Occidentaux, les Chinois feront mieux (la seconde partie est peut être discutable, mais c’est là une autre question). Le chinois reste la langue de référence culturelle, un mauvais anglais n’étant utilisé que pour les relations commerciales. L’un de mes livres me paraissant de visu imprimé plutôt en chinois qu’en japonais mon traducteur me dit avec fierté : c’est un livre important, je l’ai donc écrit comme l’Empereur écrit son discours annuel à la Diète, en japonais certes mais exclusivement avec des caractères chinois ! Une autre fois, invité à discuter avec le directeur d’un grand journal (tirage énorme de plusieurs millions par jour), surpris que son anglais était totalement insuffisant, lui demandant « vous ne connaissez pas de langue étrangère ? », j’encaissais la réplique à ma question stupide : « oui, comme tout le monde, le chinois et le coréen » ! Néanmoins le rapprochement avec la Chine que cette ligne de pensée pourrait inspirer reste fort difficile. D’abord parce que le capital qui domine le Japon reste ce qu’il est; comme tout capital dominant impérialiste. Ensuite parce que les Chinois et les Coréens le savent, au delà même de leur méfiance – justifiée – à l’égard de la puissance ennemie d’hier. L’Europe L’amorce d’un changement aurait-elle plus de chances en Europe qu’aux Etats Unis ou au Japon ? Je le pense – intuitivement – sans sous estimer néanmoins les difficultés tenant à la diversité « des Européens », et voudrais tenter de m’en expliquer ici. La première raison de cet optimisme relatif tient au fait que les nations de l’Europe ont une histoire riche et variée, dont témoigne l’incroyable accumulation de ses vestiges médiévaux imposants. Mon interprétation de cette histoire n’est certainement pas celle de l’eurocentrisme dominant, dont j’ai rejeté (et je pense réfuté) les mythes, développant en contrepoint la thèse que les mêmes contradictions propres à la société médiévale qui ont été dépassées par l’invention de la modernité opéraient ailleurs. Néanmoins je rejette avec autant de détermination les élucubrations « anti européennes » de certains intellectuels du tiers monde qui veulent se convaincre sans doute que leurs sociétés étaient plus riches, plus avancées, et même meilleures que celles de l’Europe médiévale « arriérée ». C’est oublier que le mythe du Moyen Age arriéré est lui même le produit du regard ultérieur de la modernité européenne. En fait si l’histoire prémoderne de l’Europe n’est pas meilleure que celle d’autres régions du monde – les parcours historiques sont même plus semblables que beaucoup le pensent, à mon avis – elle n’est certainement pas davantage « pire » ou « inférieure ». Et en tout état de cause ayant franchi la première le seuil de la modernité l’Europe a acquis depuis des avantages qu’il me paraît absurde de nier. L’Europe est bien entendu diverse, en dépit d’une certaine homogénéisation en cours et du discours “européen”. Beaucoup d’Européens observateurs des spécificités des autres sans les réduire au dénominateur commun du qualificatif creux d’oriental s’emploient néanmoins à rapporter les différences observées à des « modèles » européens pris pour référence – eurocentrisme oblige. On dit alors par exemple que le Japon est la Prusse de l’Asie. J’ai eu le bonheur de discuter de ces problèmes concernant le général et le particulier dans l’histoire avec des intellectuels d’Asie (de Chine et du Japon pour être plus précis) dont les réflexions m’ont fortement intéressé, entre autre parce qu’ils inversaient spontanément les termes de la comparaison et voyaient par exemple dans l’Allemagne un modèle japonais, dans la France et la Russie des « Chine de l’Europe »… Cette inversion, qui n’était pas toujours subconsciente mais bel et bien réfléchie, oblige à penser en termes universels tant les généralités que les particularités. C’est la méthode que je m’efforce de mettre en œuvre. Dans cette Europe diverse quels sont les éléments positifs et négatifs du point de vue du potentiel de changement ? L’Angleterre et la France sont les initiateurs de la modernité, les deux sociétés qui l’ont construite systématiquement. Cette affirmation un peu brutale ne signifie pas que cette modernité n’ait pas eu des racines antérieures, en particulier – pour l’Europe - dans les villes italiennes puis aux Pays Bas. Les contributions de l’Angleterre et de la France dans la construction de la forme définitive de la modernité capitaliste loin d’être similaires se sont déployées selon des axes différents même si on peut les lire comme ayant été peut être finalement complémentaires. L’Angleterre a traversé une période fort tumultueuse de son histoire à l’époque de la naissance des rapports capitalistes (mercantilistes) nouveaux; elle s’est transformée de la « Merry England » médiévale dans la triste Angleterre puritaine, a exécuté son Roi et proclamé la République au XVIIe siècle. Puis tout s’est calmé; elle a franchi l’étape de l’invention de la démocratie moderne, bien que censitaire, au XVIIIe, siècle puis au XIXe siècle celle de l’accumulation ouverte par la révolution industrielle sans conflits majeurs. Non sans luttes de classes certes, qui culminent avec le chartisme au milieu du siècle dernier, mais sans que ces luttes ne se politisent au point de remettre en cause le système dans son ensemble. Et ce caractère paraît bien se prolonger jusqu’à nos jours. La France par contre franchit les mêmes étapes à travers une série ininterrompue de conflits politiques violents. C’est la révolution française qui invente les dimensions politiques et culturelles de la modernité contradictoire du capitalisme, c’est en France que des luttes des classes populaires, pourtant beaucoup moins clairement cristallisées que dans l’Angleterre des seuls véritables prolétaires de l’époque, se politisent dès 1793, puis 1848, en 1871, et encore plus tard en 1936 autour d’objectifs socialistes au sens fort du terme. Il n’y a pas eu de 1968 en Angleterre. Il y a certes beaucoup d’explications qui ont été données à ces parcours différents. Marx y fut très sensible et ce n’est pas un hasard s’il a porté l’essentiel de son attention à l’analyse de ces deux sociétés, pour proposer une critique de l’économie capitaliste à partir de l’expérience de l’Angleterre et une critique de la politique moderne à partir de celle de la France. Le passé britannique explique peut-être le présent : la patience avec laquelle le peuple britannique supporte la dégradation de sa société. Depuis les trains (qui parcourent le trajet Londres- Edinbourg en 5 heures et demi, autant qu’au temps de Marx qui s’en émerveillait !), les appartements mal chauffés, la mal bouffe triomphante, la pauvreté visible, la détérioration de l’éducation. Il est vrai que l’enseignement avait toujours été en Angleterre plus inégal qu’en France ou en Allemagne et longtemps réservé à la seule aristocratie, qui a donné un ton snob qui persiste dans ses grandes universités (Oxford et Cambridge). L’Angleterre industrielle était en retard par rapport à la France et à l’Allemagne dans les domaines de l’éducation primaire et même de l’alphabétisation ordinaire. Certes l’Angleterre contemporaine se situe dans certains domaines à la pointe de la recherche. Mais à côté de cela que de conventionalisme creux, notamment dans les sciences sociales. Tout cela m’a convaincu qu’à l’origine de la dégradation se situe non pas tant le « déclin de l’Empire » et celui de l’industrie (celui ci est plus une conséquence que la cause du mal) que le peu d’attachement des Britanniques aux valeurs d’égalité. Le Labour Party dans l’après guerre immédiat avait tenté de remonter la pente. Cette page paraît être tournée. Peut être cette passivité s’explique-t-elle par le report sur les Etats Unis de la fierté nationale britannique. Les Etats Unis ne sont pas pour les Britanniques un pays étranger comme les autres; ils restent leur enfant prodigue et quelque peu monstrueux; et on sait que depuis 1945 l’Angleterre a fait l’option de se situer inconditionnellement dans le sillage de Washington. L’extraordinaire domination mondiale de l’anglais aide à vivre ce déclin sans peut être même en ressentir l’ampleur. Les Anglais revivent leur gloire passée par procuration à travers les Etats Unis. La Grande Bretagne reste une puissance clé pour l’avenir de l’Europe.Et si une bonne partie de sa « nouvelle gauche » a glissé à droite sans état d’âme – mais ici encore le phénomène est très général dans toute l’Europe – une pléiade d’intellectuels britanniques qui ne sont pas des « dinosaures » pour quiconque voit que le chaos néo libéral n’a pas d’avenir contribuent activement au renouveau d’une pensée critique. C’est évidemment le cas d’Eric Hobsbawn, et de quelques autres. De surcroît Londres est à mon avis l’une des trois seules métropoles mondiales, avec Paris et New York. La ville par elle-même est à mon goût d’une laideur banale, produite par les destructions et l’absence de goût de son capitalisme victorien précoce. Mais elle est une capitale cosmopolite authentique. Toutes les autres capitales du premier monde, Berlin, Rome, Madrid, Tokyo sont provinciales en comparaison des trois seules cités mondiales. Il en est de même des mégapolis du tiers monde, qu’il s’agisse de Beijing, de Mexico ou de Sao Paulo, du Caire ou de Bombay. Le nombre des étrangers ne constitue pas le critère de mon classement; il y a beaucoup de travailleurs immigrés dans tout le premier monde. Le cosmopolitisme des trois capitales du monde plonge ses racines dans l’histoire, et pas seulement coloniale et impériale. On ne peut pas comprendre Paris sans connaître le rôle que cette ville a rempli dans la peinture moderne universelle par exemple. On ne peut pas dire connaître le monde londonien d’aujourd’hui et ignorer la contribution des étrangers, ne pas avoir pris la température des problèmes auprès de ces innombrables Africains et Asiatiques qui vont et viennent à Londres comme d’autres à Paris. La question de la coexistence avec les nouvelles masses de travailleurs immigrés constitue un tout autre problème. La tendance générale est à leur ghettoisation. Encore faut-il ici faire des nuances. En Angleterre, en Allemagne comme aux Etats Unis avec les Noirs et les « hispaniques », la séparation est plus fortement marquée qu’elle ne l’est en France. Il suffit pour s’en convaincre de regarder les sorties d’écoles (mélangées en France, presque jamais ailleurs) ou le nombre relatif des couples mixtes. Les effets de la doctrine assimilationiste de la tradition française – hélas attaquée aujourd’hui au nom de cet absurde droit réactionnaire à la soit disant « différence » - tranchent avec ceux des traditions « communautaristes », ou même « ethnicistes ». Les sondages d’opinion sont ici particulièrement trompeurs; démentis par les faits réels. L’histoire n’est néanmoins pas plus parvenue à son terme en Grande Bretagne qu’ailleurs. Mais mon sentiment est que ce pays ne pourra rejoindre le train du changement que si et lorsqu’il coupera le cordon ombilical qui l’attache aux Etats Unis. Je n’en vois pas, pour le moment, le moindre signe. J’ai posé cette question difficile à Hobsbawn, qui m’est apparu partager mes craintes. L’Allemagne le pourrait-elle ? Le parallèle que j’ai fait plus haut entre ce pays et le Japon, tous deux brillants seconds des Etats Unis et constitutifs de la véritable triade – le G3 – (Etats Unis, Allemagne, Japon plutôt que Amérique du nord, Europe, Japon) ne le suggérait pas. Ni l’Allemagne, ni l’Italie, ni la Russie ne seraient parvenus à la modernité capitaliste sans les brèches ouvertes par l’Angleterre et la France. Je ne veux pas dire par là que les peuples de ces pays auraient été pour quelque raison mystérieuse incapables de cette invention, réservée au seul génie anglo-français. Je veux dire que les potentialités d’une invention analogue n’étaient ici qu’analogues à celles disons des autres régions du monde – Chine, Inde ou Japon par exemple. Mais une fois entré dans la modernité capitaliste chaque peuple en façonne les modalités à sa manière, que sa position dans celle-ci soit celle d’un centre nouveau (cas des pays européens mentionnés et du Japon) ou celle d’une périphérie dominée. Je lis l’histoire de l’Allemagne – et des autres – à la lumière de cette option de méthode fondamentale. Je m’explique de cette manière que le nationalisme allemand, mis en œuvre par les ambitions prussiennes, ait compensé la médiocrité de la bourgeoisie, que Marx déplorait. Le résultat n’a pas été seulement une forme autocratique de gestion de ce nouveau capitalisme, qui au demeurant et en dépit de la tonalité ethniciste sur laquelle il fondait son recours au nationalisme (faisant contraste avec les idéologies universalistes anglaise et surtout française puis russe) n’est pas parvenu à rassembler tous les Allemands (d’où l’éternel problème de l’Anschluss autrichien non résolu jusqu’ici). Il a été aussi un facteur favorable à la dérive criminelle et démentielle du nazisme. Mais il a été également, après le désastre, un motif puissant de la construction de ce que certains ont qualifié de « capitalisme rhénan », soutenu par les Etats Unis pour les raisons que j’ai évoquées plus haut. Une forme capitaliste qui a délibérément opté pour une démocratisation copiée du modèle anglo-franco- américain. Mais qui reste sans racines historiques locales profondes, compte tenu de la vie brève de la République de Weimar (le seul moment démocratique de l’histoire allemande) et des ambigüités pour le moins qu’on puisse dire du socialisme de la RDA. Beaucoup d’amis allemands ont confirmé mon sentiment sur le sujet, en particulier mon ami très cher de l’ex RDA, Joachim Wilke, mais aussi dans une certaine mesure le regretté Otto Kreye et de ses co- équipiers de Starnberg, Elmar Altvater, Wolfgang et Frieda Haug et d’autres. Mon explication est historique, elle n’est pas « atavique » et l’histoire ne connaît pas de fin. Or l’Allemagne est aujourd’hui confrontée à des problèmes graves. Car le « capitalisme rhénan » n’est pas le « bon capitalisme » par contraste avec le modèle libéral extrémiste anglo-saxon ou l’étatisme de la France « jacobine ». Chacun est différent, mais tous sont malades de la même maladie, celle du capitalisme parvenu à un stade tardif caractérisé par la prédominance de ses aspects destructifs. Face à ce défi que peut-on imaginer des réactions allemandes possibles ? A court terme la position de l’Allemagne – dans la mondialisation sous hégémonie américaine, comme celle du Japon – paraît confortable. Et la reprise d’une expansion vers l’Est, par une sorte de latino américanisation de la Tchèquie, de la Pologne, de la Hongrie, des pays baltes, de la Slovénie, de la Croatie – l’os et la viande jetés à l’Allemagne par les Etats Unis, peut nourrir l’illusion que le choix de Berlin est durable. Cette option se satisfait sans problème d’une démocratie de basse intensité et de médiocrité économique et sociale, confortés par les choix du système européen de Maastrich et de l’euro. Mais il ne faut pas exclure, dans le cas d’un entêtement des classes politiques de la droite classique chrétienne et libérale et de la gauche social démocrate à poursuivre dans cette voie sans issue, l’émergence de populismes de droite, fascisants sans être pour autant des remake du nazisme de l’entre deux guerres, dont Haider en Autriche n’est hélas que le prototype. Le trio Berlusconi-Fini- Bossi en Italie ne vaut pas mieux. Les succès électoraux du Front national en France témoignent de la réalité du danger général en Europe. En France la tradition bonapartiste triomphe à nouveau avec Sarkozy qui interprète dans ce sens la très réactionnaire constitution de la cinquième république (cf S. Amin, Le virus libéral, 2003). A plus long terme, dans cette perspective, les difficultés de l’Allemagne devraient s’aggraver et non s’atténuer. La fragilité allemande se résume en deux mots : une démographie déclinante (dans un quart de siècle l’Allemagne ne pèsera pas plus que la France et la Grande-Bretagne), une capacité inventive fort limitée. Le système éducationnel allemand produit de bons agents d’exécution, peu de capacités créatives comme me le faisait remarquer Joachim Wilke qui constatait que son petit pays malade (la RDA) était meilleur sur ce plan que la prospère République fédérale. Les atouts économiques actuels de l’Allemagne reposent sur des productions industrielles classiques (mécanique, chimie) qui incorporent de plus en plus, pour se moderniser, du software inventé ailleurs. Et l’Allemagne, qui déclare vouloir ouvrir ses portes aux informaticiens et mathématiciens indiens, le reconnaît. Alors ? Que se passera-t-il ? Les générations passent et le passé négatif s’estompe. Rien n’interdit de penser une réaction positive du peuple allemand prenant conscience qu’il lui faut amorcer un changement hors des sentiers battus. Je crois que si la France et la Russie reprennent plus d’initiative un autre avenir pour l’Europe devient possible. Ce choix pourrait tout autant entraîner une reprise de mouvements positifs amorcés dans les Europe méditerranéenne et nordique, mais vite avortés. L’Europe du Sud s’était un moment propulsée au centre de la réflexion (et de l’action) critique, à partir du « long 1968 » des années 1970. Je suivais d’aussi près que possible ces développements, visitais avec assiduité l’Italie de l’époque, soutenu par les réseaux du Manifesto à partir de 1970- 1972 (Luciana Castellina, Rossana Rossanda, Lucio Magri, Valentino Parlato), de la gauche critique, de la Fondation Lelio Basso – j’avais bien connu Lelio à l’époque de ses interventions actives en faveur des mouvements de libération- de Punto Rosso (Giorgio Riolo, Luigi Vinci) et tant d’autres. La puissance du mouvement était suffisante pour influencer d’une certaine manière l’Etat de « centre gauche » de l’époque, en dépit du renfermement du PCI sur lui même qui ne promettait rien de bon. C’est ainsi que le Forum du Tiers Monde est parvenu à obtenir un soutien (y compris financier) de l’Etat italien – grâce au dynamique Guiseppe Santoro, éliminé par la suite dans une opération plus que douteuse de cette « justice » qu’on dit « indépendante » et qui en Italie, comme en France, déploie probablement une stratégie systématique de destruction de l’indépendance politique de la gauche. Le magnifique colloque organisé à Naples dans le Castel del Uovo en 1983 dont j’ai parlé plus haut (page 165) a été l’un des produits de cette sympathie exprimée par l’Italie officielle pour une autre politique envers le Sud que celle qui dominait dans les autres pays du Nord. Tiers mondisme peut être, comme celui du Portugal, de la Grèce et de la Suède. Néanmoins exceptions en Europe. Côtés personnels et parfois amusants de ma fréquentation de l’Italie. Invité à signer le protocole de soutien financier au Forum du Tiers Monde, mes hôtes romains – Andreotti lui même accompagné d’autres personnalités – me reçoivent dans un hôtel d’une incroyable splendeur sur la côte près de Naples : superbe monastère ancien aménagé, salles de bains plongeant sur la mer qu’on pouvait admirer allongé dans une baignoire-piscine etc. Au dîner la table voisine était occupée par deux hommes, Borsalino conservés pendant le dîner, souliers blancs, discutant à voix basse, accompagnés de deux femmes blondes d’une belle vulgarité. La mafia, ici version caricature, est toujours présente. En Sicile, j’ai traversé avec mon ami Nicola Cipolla et le maire de Palerme le village célèbre de Corleone, par une après midi chaude, rues désertes, mais avec la certitude que notre passage était enregistré par les yeux qui derrière les volets clos ne cessent d’observer ! Mais la Sicile n’est pas seulement le pays de la mafia. Elle est aussi celui de ceux qui lui ont résisté et, en 1944, ont été massacrés avec la complicité ouverte des autorités américaines, et pour lesquels un monument original a été érigé : de magnifiques blocs de pierre sur les lieux où chacune de la centaine des victimes est tombée. Une idée d’une grande beauté. Parcourrue de Palerme à Catane, avec arrêt prolongé dans cette curieuse « plaine des Albanais », en visite avec Giorgio Riolo qui en est originaire par sa famille où l’on parle encore l’albanais. La Sicile est aussi la seule province de l’Italie qui donne le sentiment d’être ailleurs que dans ce pays : la conjonction des trois cultures, latine, byzantine et arabe n’a de pareille nulle part ailleurs dans l’ensemble méditerranéen. Une rencontre qui a produit un moment de richesse culturelle exceptionnelle. Mon souvenir le plus ému d’Italie est le « diplôme » que m’ont décerné en 1975 les mineurs de Sardaigne. Leur association culturelle avait choisi de récompenser mon « Développement inégal ». Qu’une association de ce genre – qui ailleurs consacre généralement un poète régional ou un archéologue amateur du coin – fasse un choix comme celui-ci témoigne du sérieux de la politisation de l’époque. Cette belle page de l’histoire de l’Italie est sans doute tournée. On ne peut alors que se poser les questions relatives aux faiblesses de la société qui l’ont permis. Un sens civique national peu développé pour le moins qu’on puisse dire et que notre amie Carla de Benedetti explique par le fait que les maîtres des Etats italiens ayant été le plus souvent des étrangers les peuples concernés ne voyaient en eux que des adversaires à tromper autant que possible. La nation italienne – qui existe – n’a pas encore suffisamment surmonté ce handicap et, peut être que, fragilisée de ce fait, elle a laissé encore la porte ouverte à cette incroyable involution que représente la « Ligue Lombarde ». Cette catastrophe s’articule sur l’émergence d’un populisme qui se nourrit de la remontée à la surface du fond fasciste. En Italie comme en France la libération aux temps de la seconde guerre avait été également une quasi guerre civile. De ce fait les fascistes furent contraints de se cacher dans les décennies qui ont suivi 1945 mais ils n’avaient jamais véritablement disparu. Néanmoins une telle involution est difficilement imaginable sans faire appel aux deux raisons suivantes. D’abord l’évolution de l’économie du pays qui, en dépit de son « miracle » qui avait assuré aux Italiens jusqu’à la crise en cours un niveau de vie meilleur que celui des Britanniques, demeure fragile. Une fragilité sur laquelle les discours parfois dithyrambiques sur la « troisième Italie » et son « capital social » exceptionnel restent trop silencieux. Mais ensuite par ce que l’intégration européenne telle que conçue (depuis Maastricht surtout) a flatté la dérive et ses illusions. L’option européenne sans réserves qui a conquis tout l’espace politique italien est à mon avis le responsable principal de la voie sans issue dans laquelle le pays s’est engagé. Le même ralliement frénétique et sans réflexion au projet européen tel qu’il est a fortement contribué à faire avorter le potentiel de radicalité éventuelle des mouvements populaires qui ont mis un terme aux fascismes en Espagne, au Portugal et en Grèce. Ce potentiel était, il est vrai, limité en Espagne où le franquisme est simplement mort de la belle mort de son chef tandis que la transition avait été bien préparée par cette même bourgeoisie qui avait constitué l’épine dorsale du fascisme espagnol. Les trois composantes socialiste, communiste et anarchiste du mouvement ouvrier et populaire avaient été déracinées par une dictature demeurée sanglante jusque tard dans les années 1970 (on fusillait encore à cette époque), une dictature soutenue par les Etats Unis en échange de son anti communisme et de la concession de bases aux forces américaines. En 1980 l’Europe posait comme condition à l’adhésion de l’Espagne à l’Europe de la Communauté son entrée dans l’OTAN, c’est à dire la formalisation définitive de sa soumission à l’hégémonisme de Washington ! Le mouvement ouvrier n’en a pas moins tenté de jouer un rôle dans la transition, par le canal de ses « commissions ouvrières » constituées dans la clandestinité au cours des années 1970, que je rencontrais dès que cela fut possible. La Izquierda Unida et ses héritiers sont des amis toujours actifs. Il était malheureusement évident que faute d’avoir pu rallier le soutien des autres segments des classes populaires et intellectuelles cette aile radicale du mouvement ne pouvait pas arracher à la bourgeoisie réactionnaire la maîtrise de la transition. On comprend alors le désarroi, puis la dérive peut être même, d’anciens communistes comme Jorge Semprun (qui m’invitait à Madrid alors qu’il était ministre de la culture) ou Fernando Claudin (une ancienne connaissance de l’époque de son exil en France). Par contre, le potentiel radical des forces qui ont véritablement abattu le fascisme au Portugal et en Grèce n’était en aucune manière négligeable. La révolte des forces armées qui a mis un terme au salazarisme en avril 1974 a été suivi d’une gigantesque explosion populaire dont l’épine dorsale était constituée par les communistes tant du PC officiel que du maoisme. L’atmosphère de Lisbonne, visitée dès l’été 1974, en témoignait. Reçus par la famille amie depuis Bamako des Da Nobrega, nous visitions Isabelle et moi cette magnifique ville de Lisbonne. Ce fut pour moi l’occasion de discuter avec beaucoup des dirigeants populaires de l’époque, en particulier avec Otelo Carvalho, et de mesurer l’effet que la lecture de mes ouvrages avait pu avoir sur la formation de leur pensée stratégique. Carvalho animait la tendance mondialiste- internationaliste du groupe dirigeant portugais et se méfiait – à juste titre – de « l’Europe » telle qu’elle est. La défaite de cette tendance au sein même du groupe dirigeant et l’arrestation de Carvalho me valurent quelque temps plus tard une curieuse réception à Lisbonne. La police de l’aéroport hésitait à me laisser entrer. Je leur suggérais de téléphoner à la Présidence, ce qui fut fait. Admis, le surlendemain le président Eanes me recevait et m’expliquait (ou tentait de le faire) que les choix « européen » et « internationaliste » n’étaient pas contradictoires. Pas très convaincant. Le retournement faisait le jeu de la droite et allait substituer à la dominance de Lisbonne et du Sud où la gauche est plus forte celle des paysans catholiques traditionnels du nord qui fournissent l’essentiel des émigrants portugais en Europe. Le leadership de la gauche passait de ce fait à des socialistes fort peu téméraires pour le moins qu’on puisse dire. Depuis, le pays politique s’est endormi à nouveau d’un sommeil profond et ce qui reste des mouvements révolutionnaires vit dans la nostalgie des années 1974-1975. Ce n’est pas un hasard si la maison d’édition qui m’a publié en portugais (animée par les camarades actifs de Abril em Maio, Bruno da Ponte, Rodrigues Martines et Ana Barradas) a choisi de s’appeler « O Dinosauro ». En Grèce également le choix en faveur de l’Europe telle qu’elle est ne s’imposait pas d’évidence au lendemain de la chute des colonels. Le peuple grec n’avait pas oublié que ce régime fasciste avait précisément été soutenu par les Etats Unis et l’Europe – même si la France accueillait, au titre de réfugiés politiques, un bon nombre d’intellectuels. Je faisais leur connaissance à l’Université de Vincennes et mes liens d’amitié avec Kostas Vergopoulos remontent à cette époque. Parmi eux le regretté Nicos Poulantzas. Je devais les retrouver ainsi que d’autres dans des positions dirigeantes à Athènes. Andreas Papandréou, fondateur du Pasok qui allait gagner les élections de 1980 avait été lui même – pendant son exil canadien – le traducteur en grec de mon « Accumulation à l’échelle mondiale ». Les options internationales qu’il faisait à l’époque n’étaient donc pas sans fondement réfléchi. Et même si les communistes des deux partis (de l’intérieur et de l’extérieur) exprimaient des réserves à l’égard de la personne de Papandréou – dirigeant de style « patriarcal » - et de l’hétéroclisme du Pasok, ils partageaient tous ensemble l’héritage de l’EAM. Pendant la seconde guerre mondiale le PC était parvenu ici, comme en Yougoslavie, à constituer autour de lui le front unique antifasciste. De ce fait la Grèce et la Yougoslavie sont les deux seuls pays qui n’ont pas seulement « résisté » comme d’autres aux envahisseurs allemands, mais n’ont jamais cessé de conduire une véritable guerre qui a joué un rôle décisif dans l’effondrement instantané des armées italiennes en 1943 et fixé sur leurs territoires d’importantes armées allemandes. Or la résistance grecque, devenue révolution en 1945, a été battue par l’intervention des Etats Unis et de la Grande Bretagne. La droite grecque mise en place par ce moyen, avec l’approbation de l’Europe occidentale, non seulement n’avait aucun titre de résistance à exhiber, mais est de surcroît responsable de l’intégration de leur pays dans l’OTAN (aux côtés de la Turquie !) dans le cadre duquel s’inscrit le projet européen tel qu’il est. Que les classes populaires grecques et leurs leaderships politiques aient été méfiants à l’égard des avances faites par la CEE à partir de 1980 n’est donc ni difficile à comprendre, ni sans fondement. La grande crise dans laquelle le capitalisme mondialisé est désormais entré, et la stratégie mise en œuvre par les monopoles financiers dominants (transférer le poids de la crise sur les partenaires fragiles du système, entre autre la Grèce en l’occurrence) doit faire réfléchir sur l’erreur stratégique de ceux qui ont pensé, en Grèce et ailleurs, que l’adhésion au projet européen leur offrait une chance historique inespérée. Les difficultés économiques éprouvées par la Grèce du Pasok – passablement isolée – combinées aux pressions européennes ont fini par éroder les espoirs placés dans l’option internationaliste, « neutraliste », à tonalités « tiers mondistes ». Peu à peu donc la Grèce évoluait en direction de son intégration dans la nouvelle Europe, une intégration qui à son tour a renforcé la bourgeoisie de ce pays, de type compradore « cosmopolitique » (au sens négatif du terme) dont les armateurs (parfois véreux) sont les modèles types, et face à laquelle le Pasok est devenu un parti socialiste impuissant, comme ailleurs en Europe. Il reste néanmoins quelques arrêtes dans la gorge du peuple grec : la position dominante de la Turquie dans le système régional de l’OTAN (qui lui a pardonné sans grand émoi son agression contre Chypre), l’agression de l’OTAN contre la Yougoslavie. Les médias dominants présentent les protestations du peuple que comme le produit d’une « solidarité orthodoxe ». Cela les dispensé d’analyser la réalité, c’est à dire la contradiction ressentie par ce peuple grec entre le discours démocratique de l’Europe et son alignement américain archi réactionnaire. J’ai assisté à un basculement de même type dans la petite île de Malte. Pays curieux et sympathique, de langue arabe et de religion catholique revenue avec la Reconquista et l’ordre de Malte. Le souvenir du passé est suffisamment vivant pour que les Maltais désignent le carème chrétien de l’avant Pâques de « ramadan ». Les quelques mots anglais de la langue courante ont été totalement arabisés, les pluriels « cassés » : on dit « cash » (paiement comptant) et au pluriel « cawash » ! (le lecteur arabe comprendra !). Un parti de gauche populaire (le Parti du Travail – « Labour Party ») plus radical que les membres de la famille socialiste, teinté de communisme, majoritaire, nourrissait l’espoir d’un rapprochement réel avec le monde arabe. Le mépris dans lequel les Anglais tenaient ce peuple « demi-arabe » favorisait peut être ce sentiment. Mais les Etats arabes – tout à fait insensibles – n’ont jamais répondu aux attentes des Maltais, dont le seul souvenir est pour eux celui de ces colons de seconde zone venus dans les fourgons de l’armée britannique. Invité en 1991 par son leader Mifsud Bonnici à discuter de ces problèmes par la direction politique du parti et du gouvernement, je sentais le vent tourner. Malte pourrait-elle résister aux sirènes européennes ? Quelques mois plus tard la nouvelle majorité de droite catholique optait pour l’Europe. Chypre a finalement succombé de la même manière, après que l’époque du patriarche Makarios, ami de l’Union Soviétique et de Nasser, fût révolue. Le peuple de Chypre doit le regretter aujourd’hui. Pour des raisons sans doute différentes les pays nordiques ont maintenu jusqu’à tardivement des attitudes de méfiance à l’égard du projet européen tel qu’il est. La Suède était hors OTAN, par son choix propre, la Finlande par obligation, tandis que la Norvège et le Danemark optaient pour l’OTAN. C’est la Suède qui, sous la conduite d’Olof Palme, tentait de faire avancer le plus loin possible une option mondialiste – internationaliste – neutraliste. Je ne reviendrai pas ici sur ce que j’ai dit ailleurs (Memoirs, p 232-33) concernant mon contact précoce avec ce pays, ma participation à la Conférence sur l’environnement (1972), mes rapports avec Olof Palme et la SAREC (à partir de 1975), les séries de conférence que je donnais dans les universités du pays. La Suède présentait alors une figure très particulière en Europe que je résumais dans une phrase brève : « Une Union soviétique civilisée ». Je voulais dire par là que son option « étatiste-socialiste » comme son sens de l’internationalisme tranchaient sur les tendances dominantes ailleurs dans les forces social- démocrates d’Europe. Les amis nombreux que je me suis fait en Suède ont été rencontrés à cette époque turbulente. L’ami Rolf Gustavson qui m’avait introduit dans tous ces milieux est passé au libéralisme. Le FTM doit beaucoup à l’ami Gerhard Hulcrantz qui a toujours passionnément défendu notre dossier auprès de la Sarec. Le retournement a donc été brutal à partir de l’option européenne du pays et le glissement à droite de sa social démocratie, non moins rapide. Le discours à la mode est connu : le temps du Welfare State est passé, il nous faut être comme les autres Européens etc. Rien d’original dans toutes ces billevesées. Ce retournement oblige néanmoins à réfléchir sur les points faibles de l’expérience exceptionnelle de la Suède : le rôle peut être trop personnel de Palme, les illusions de la jeunesse qui, longtemps enfermée dans ce pays relativement très isolé, découvrait tardivement le monde avec une bonne dose de naïveté après 1968, mais aussi le passé terne pendant la seconde guerre mondiale, longtemps caché. La Norvège, la Finlande, les Pays Bas, ont mieux résisté semble-t-il, pour des raisons diverses. Les institutions de ces trois pays avaient donc, dans le passé, apporté leur soutien généreux au Forum. La société norvégienne constituée de petits paysans et pêcheurs, sans la présence d’une classe aristocratique analogue à celle de la Suède et du Danemark, est particulièrement sensible, de ce fait, au thème de l’égalité. Ce qui explique sans doute la puissance relative de son parti de gauche (communiste) AKP et l’option radicale de sa social démocratie qui jusqu’à ce jour résiste à sa manière aux syrènes européennes et néo libérales. Les Verts sont apparus dans ce pays avant les autres, et le norvégien Johan Galtung a été un pionnier de l’idéologie écologique. Je me dois de mentionner ici le nom de Tertit Aasland qui a défendu avec lucidité le dossier du Forum auprès de la NORAD, dans l’idée de renforcer la tendance mondialiste universaliste active dans l’opinion publique. En contrepoint l’appartenance du pays à l’OTAN et l’aisance financière que lui procure le pétrole de la Mer du Nord (une aisance toujours un peu corruptive à la longue) freinent certainement ces tendances positives. L’indépendance que la Finlande a obtenu sans combat pendant la révolution russe (Lénine l’avait acceptée sans la moindre réticence) était moins le produit d’une volonté unanime qu’on ne le dit souvent. Le grand duché bénéficiait déjà dans l’Empire russe d’une très large autonomie jugée satisfaisante par l’opinion d’alors; et ses classes dirigeantes servaient le Tsar avec autant de sincérité que celles des pays baltes (la statue du Tsar à Helsinki n’a jamais été déboulonnée). Les classes populaires elles, n’ont pas été insensibles au programme de la révolution russe.. C’est pourquoi l’indépendance ne réglait pas les problèmes du pays, qui ne le furent qu’au terme d’une guerre civile interne, finalement gagnée de justesse par la réaction (avec l’appui de l’Allemagne impériale puis des Alliés), qui devait plus tard glisser vers le fascisme dont elle fut l’alliée pendant la seconde guerre mondiale. Cependant, compte tenu de ce qu’allait devenir l’Union Soviétique, l’indépendance de la Finlande a certainement été finalement positive. Ce qu’on appelle la « finlandisation » que la propagande de l’OTAN présentait comme un statut inacceptable n’était en fait qu’un neutralisme (certes imposé à l’origine par le traité de paix) qui aurait pu constituer l’une des bases d’une reconstruction européenne meillleure que celle du projet atlantiste. La présence jusqu’aujourd’hui d’une gauche finnoise regroupée sous la bannière d’une « alliance de gauche » (Left Wing Alliance) avec les dirigeants de laquelle j’ai eu l’occasion de discuter de tous ces problèmes est, à mon avis, l’expression de ce potentiel qui n’a pas disparu. Les pressions européennes, qui l’ont emporté sur le terrain monétaire (par la participation de la Finlande à l’euro), parviendront-elles à ronger cet héritage historique intéressant ? Peut-on attendre quelque chose du Danemark, dont l’économie dépend trop largement de celle de l’Allemagne? Cette dépendance est vécue un peu névrotiquement, comme en ont témoigné les votes successifs ambigus et confus sur la question de l’Euro; mais il ne me semble pas qu’elle puisse être remise en question par une social démocratie ici tout à fait classique. Les amis Jacques et Hélène Hersch, comme ceux de « l’alliance rouge-verte », sont, me semblent-ils, passablement isolés. On ne peut ignorer que les Pays Bas ont été à l’origine de la révolution bourgeoise au XVIIe siècle, avant l’Angleterre et la France. Mais la taille modeste des Provinces Unies devait empêcher ce pays de réaliser ce que ses élèves concurrents allaient faire. Néanmoins l’héritage de cette histoire n’est pas perdu, loin de là. Les Pays Bas ne sont pas seulement une démocratie qui, bien que bourgeoise, se situe à l’avant garde de la tolérance et de la liberté. Ils sont aussi un pays cosmopolite (au sens positif du terme) et Amsterdam est – en petit – ce que Londres et Paris sont, des capitales mondes, non pas tant par la prolifération – devenue banale – des restaurants « exotiques » et des immigrés, que par son atmosphère et quelques unes de ses institutions, qu’il s’agisse de l’ISS (Institute for Social Studies), du TNI (Transnational Institute), de l’Amsterdam School for Social Research. Je n’ai donc pas été surpris de trouver dans ce pays des soutiens efficaces aux activités du Forum (le Forum doit beaucoup à l’ami Hans Slot). Néanmoins au plan de son système économique, financier et monétaire, les Pays Bas évoluent désormais dans le giron du mark/euro. A un moment, durant les décennies 1970-1980, j’avais pensé que la constitution en Europe d’un axe nord-sud « neutraliste » Suède-Finlande-Autriche-Yougoslavie-Grèce était pensable et aurait pu avoir des effets positifs tant sur les pays du noyau européen occidental que sur ceux de l’Est. Il aurait contribué à faire réfléchir les premiers sur leur alignement atlantiste et peut être aurait trouvé un écho favorable en France. Hélas de Gaulle n’était plus là et les gaullistes avaient bel et bien oublié les réserves du général à l’encontre de l’OTAN. Un tel axe aurait aussi peut être contribué à donner plus de chances à un glissement des pays de l’Est européen vers des positions de centre gauche, évitant leur chute à droite ultérieure. Ce projet aurait amorcé la construction d’une authentique “autre Europe”, véritablement sociale et donc ouverte sur l’invention d’un socialisme du XXI ème siècle, respectueuse des nations qui la composent, indépendante des Etats Unis, facilitant une réforme digne de ce nom dans les pays soviétisés. Cette construction était possible, en parallèle avec l’Europe de Bruxelles, alors réduite à une Communauté économique d’une portée encore limitée. J’étais parvenu à porter ces idées à la connaissance de la direction de la gauche unie finlandaise, de la direction de la social-démocratie suédoise, de Chancelier Kreisky à Vienne, du gouvernement yougoslave et du Pasok. J’ai même eu l’impression que l’idée ne leur déplaisait pas. Mais il n’y a pas eu de suite. Les gauches européennes n’ont pas pris la mesure de l’enjeu et ont soutenu le déploiement du projet de Bruxelles. Un projet réactionnaire dés le départ, conçu par Monnet (dont les opinions farouchement anti démocratiques sont connues comme on peut le lire dans le livre de JP Chevènement, La faute de M. Monnet, 2006). Un projet fabriqué avec le Plan Marshall par Washington pour réhabiliter les droites ( sous le couvert de la “démocratie chrétienne”, voire fascistes) que la seconde guerre mondiale avait condamné au silence, pour anihiler toute portée à la pratique de la politique démocratique. Les partis communistes l’avaient compris. Mais à l’époque l’alternative d’une Europe “soviétique” n’était déjà plus crédible. Leur ralliement inconditionnel ultérieur ne valait pas mieux, quand bien même ait il été déguisé en “euro communisme”. Aujourd’hui non seulement l’Union européenne a enfermé les peuples du continent dans l’impasse, bétonnée par le double choix “libéral” et atlantiste ( l’Otan), mais encore est devenue l’instrument de “l’américanisation” de l’Europe, substituant la culture du “consensus” des Etats Unis à la culture politique du conflit de la tradition européenne (cf S. Amin, Le virus libéral, 2003). Le ralliement « définitif » (pour autant que cette qualification ait un sens) de l’Europe à l’atlantisme n’est pas impensable. La conscience des avantages que procure l’exploitation de la planète au bénéfice de l’impérialisme collectif de la triade hante bien des esprits. Pour ceux là le « conflit » avec les Etats Unis tourne autour du partage du butin, guère plus. Ce que j’appelle « l’altermondialisme des bobos » (pour utiliser un terme du jargon parisien qui désigne bien les segments des classes moyennes des pays opulents en question) exprime, avec ou sans lucidité, cette tendance. Et si jamais le projet devait être poursuivi envers et contre tout, alors les instances de l’Europe seraient devenues l’obstacle principal au progrès de ses peuples. Car, et c’est ma thèse depuis longtemps, plus la société est imprégnée des “valeurs” du capitalisme (le marché roi, l’individu façonné par celui ci se pensant également roi), plus difficile est leur dépassement. La reconstruction européenne passe donc par la déconstruction du projet en place. Cette remise en cause du projet européen- atlantique tel qu’il est et la cristallisation d’une alternative de construction d’une Europe à la fois sociale et non impérialiste à l’égard du reste du monde sont- ils encore aujourd’hui pensables ? Je le crois, et crois même que leur amorce à partir d’un pôle quelconque ne tarderait pas à trouver des échos favorables dans toute l’Europe. Une gauche authentique en tout cas ne devrait pas pouvoir penser autrement. Si elle ose le faire je suis de ceux qui pensent que les peuples européens démontreraient alors qu’ils peuvent encore jouer un rôle important dans le façonnement du monde de demain. A défaut la probabilité la plus forte est l’effondrement du projet européen dans le chaos. Ce qui ne déplairait pas non plus à Washington. Dans tous les cas, avec sa « constitution » ou dans le chaos, l’Europe s’emploie à annihiler sa place dans le monde. L’Europe sera socialiste, si ses gauches osent le vouloir, ou ne sera pas. Ce texte avait été écrit au début des années 2000 (le lecteur le vérifiera dans l’Eveil su Sud); et je n’y ai introduit ici que des mises à jour mineures qui n’ont pas modifié l’argument central. Je n’imaginais pas que la suite des évènements allait conforter aussi rapidement mes craintes. Je renvoie ici au chapitre que j’ai consacré à la crise de l’euro et derrière elle celle du système européen dans L’implosion du capitalisme contemporain. Mais comment les peuples européens réagissent-ils au défi ? Force est de constater que les opinions générales ne veulent pas imaginer qu’il leur faut déconstruire le système européen; elles préfèrent faire la politique de l’autruche et se convaincre que cette Europe est réformable. 3739630@100617035.com - 7-100617035-23495496 - Toute reproduction interdite ANNEXE UN Sélection bibliographique L’essoufflement puis l’effondrement des trois modèles de gestion de l’économie politique de l’après seconde guerre mondiale (la social-démocratie occidentale, le socialisme soviétique et chinois, les constructions nationales populaires des pays du tiers monde) ont ouvert à partir de 1990 la voie à une restauration de la domination mondialisée de ce que j’ai appelé le capitalisme des monopoles généralisés. La sélection bibliographique qui suit informe le lecteur sur les dates et les lieux de mes interventions au cours des années récentes. Référence majeure L’implosion du capitalisme contemporain; automne du capitalisme, printemps des peuples ? (2012). L’implosion du capitalisme des monopoles financiarisés, que j’attribue à la perte de maîtrise du conflit entre les exigences de la financiarisation et celles de la poursuite de la croissance. L’implosion du système européen, conçu comme un sous système de la mondialisation des monopoles généralisés. Le duo qui associe émergence et lumpen-développement dans les périphéries du Sud contemporain. Les références qui suivent rappellent les ouvrages et articles postérieurs à 2004 (français et anglais seulement) arrêtés à avril 2014, qui concernent directement les questions abordées dans la mise à jour de mes Mémoires. (J’ai conservé la numérisation de la bibliographie complète de mes écrits, disponible sur internet, j’ai mentionné les documents publiés sur quelques sites internet qui me sont familiers). Livres 101 05 01 Pour un monde multipolaire; Syllepse, Paris 2005. 101 06 01 Pour la cinquième internationale; Le temps des cerises, Paris 2006 101 08 01 Du capitalisme à la civilisation; Syllepse 2008. 101 08 02 L’éveil du Sud, Panorama politique et personnel de l’ère de Bandoung; Le temps des cerises, 2008. 101 08 03 Modernité, Religions, Démocratie, Critique de l’eurocentrisme, Critique du culturalisme; Parangon, 2008. 101 09 01 Sur la crise, sortir de la crise du capitalisme ou sortir du capitalisme en crise; Le Temps des Cerises, Paris 2009 101 11 01 Samir Amin, intellectuel organique au service de l’émancipation du Sud; Entretiens et textes choisis par Demba Moussa Dembélé, Codesria, Dakar 101 11 02 Délégitimer le capitalisme; Contradictions 2011, Bruxelles 101 11 03 Le monde arabe dans la longue durée, le printemps arabe ?; le Temps des Cerises 101 12 01 L’implosion du capitalisme contemporain, Automne du capitalisme, printemps des peuples? Delga 2012 101 13 01 L’histoire globale, Une perspective afro-asiatique; Les Indes Savantes, Paris 2013. 101 13 02 La loi de la valeur mondialisée; edition augmentée; Delga et Temps des Cerises, 2013 14 01 Egypte, nassérisme et communisme, unite et diversité des socialismes; Les Indes Savantes, 2014 06 01 Beyond US hegemony, assessing the prospects for a multipolar world; Zed London, 2006 102 08 01 The world we wish to see : revolutionnary objectives for the 21 st Century; MR Press, NY, 2008 102 10 01 From Capitalism to civilisation, reconstructing the socialist perspective; Tulika Pub., Delhi 2010 102 10 02 Global history, A view from the South; Pambazuka, Oxford 2010 102 10 03 Ending the crisis of capitalism or ending capitalism?; Pambazuka, Oxford 2010 102 10 04 Eurocentrism (new edition, enlarged); Monthly R Press, NY and Pambazuka, Oxford 2010 102 10 05 The law of Worldwide Value; MR Press, NY 2010 102 11 01 Maldevelopment, Anatomy of a Global Failure; new edition,Fahamu 102 12 01 The People’s Spring, The future of the Arab Revolution; Fahamu, Oxford 2012 102 13 01 Samir Amin, Pioneer of the Rise of the South; Springer Briefs on Pioneers in Science, vol 16; NY and London 2013 102 13 02 Three Essays on Marx’s Value Theory; MRPress, NY 2013 102 14 01 Theory is History; Springer Briefs on Pioneers, vol 17 102 14 02 Capitalism in the age of globalization; second edition, with a foreword of John Bellamy Foster; Zed, London 2014 102 14 03 The Implosion of Capitalism; Pluto, London Contributions à des ouvrages collectifs 201 05 01 Quel avenir pour les Nations Unies ?; in, ONU, droits pour tous ou loi du plus fort ?, ed Julie Duchatel et Florian Rochat, CETIM, Genève 201 05 02 S. 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Anyidoho (ed), Reclaiming the Human Sciences and Humanities through African perspectives Vol I, pp 338-367, Sub Saharan Publish., Accra 202 12 04 Preface, Underdevelopment and dependency in Black Africa; in, Boubacar Barry, The Kingdom of Waalo, Senegal before the conquest; Diasporic Africa P., USA 202 13 01 Class suicide, the petit bourgeoisie and the challenge of Development; in, F Manji (ed), Claim no easy victory, the legacy of Amilcar Cabral, Codesria/Daraja Press 2013. 202 13 02 What maoism has contributed; in, Santosh Paul, The Maoist Movement in India; Routledge 2013, pp 17-22 202 13 03 Wither the UN ?; in, Giovanni Finizio (ed), Democracy at the UN, UN reform in the age of globalization; vol 1, Peter Lang 2013 202 13 04 Globalization, financializa tion and the emergence of global South; Kari Polanyi-Levitt, From the great transformation to the great Financialization; Zed, London 2013 Articles de revues 301 05 01 Europe, Asie, quel rapprochement face à l’hégémonisme des Etats-Unis ? La Pensée, n° 341, jan mars 2005, pp 83-96. 301 05 02 Géopolitique de l’impérialisme contemporain; International Review of Sociology, vol 15, n° 1, march 2005, pp 5-34. 301 05 03 50 ans après Bandoung, vers un renouveau de la solidarité des peuples du Sud; interview de S. Amin par R. Herrera; Recherches internationales n° 73-3, 2004 301 05 05 Vers une théologie islamique de la libération ? L’œuvre de Mahmoud Mohamed Taha; La Pensée, n° 342, avril-juin 2005, pp 155-158. 301 05 06 Empire et Multitude; la Pensée, n° 343,juil-sep 2005, pp 81-90 301 05 07 La Russie d’aujourd’hui;in, Rassembler les résistances (ed Nadine Rosa Rosso) Contradictions n°111-112, 2005, pp109 –122, Bruxelles. 301 06 04 Le Forum mondial des alternatives; La Pensée, n°345, jan-mars 2006, pp63-72 301 06 05 Samir Amin et François Houtart, Conscience collective sans acteurs collectifs ? trois défis pour les forums sociaux;Le Monde Diplomatique, mai 2006, p 31 301 07 01 Quel altermondialisme?; Le Monde Diplomatique, janvier 2007, p 28, Paris; également dans, Manières de Voir, n° 91, janv-fév 2007. 301 07 08 Une révolution inachevée (le Burkina Faso); Afrique Asie, oct 2007, pp38-40. 301 07 10 L’Islam politique contemporain: une théocratie sans projet social; La Pensée, N°351, Juil sept 2007, pp 115-134 301 10 02 Pour des initiatives indépendantes des pays du Sud : retour sur l’histoire; Utopie critique, n° 50, fev 2010, Paris, pp 47-51 301 11 02 Y a t il une solution aux problèmes de la Somalie ? in, Recherches Internationales; N°89, janv mars 2011, pp 233- 236 301 11 03 Capitalisme transnational ou impérialisme collectif ?; Recherches Internationales, N°89, janv/mars 2011, pp 63- 76. 301 11 08 La désintégration de la Libye est possible; Afrique Asie, dec 2011, p 31. 301 11 09 L’internationale de l’obscurantisme; Contradictions, dec 2011, Pp 5-15. 301 12 01 Les peuples n’ont plus peur; entretien avec Hocine Belalloufi, La Nation, Alger Février 2012 301 12 02 Le drame syrien; Le drapeau rouge, Paris, n° 35, mai-juin 2012, p 9. 301 12 03 L’autocratie financière et son clergé médiatique; Media Development, N° 2/2012, Toronto, pp 9/12 301 12 04 L’Europe et la crise; Afrique Asie, juin 2012, pp 70/72 301 12 05 L’implosion du capitalisme mondialisé; Critique économique, n° 28/29, 2012 Rabat. 301 12 06 Les révolutions arabes un an après; Le Patriote, mars 2012, p 17, Nice 301 12 07 Le printemps arabe, l’Egypte; Journal des Anthropologues; n° 128/129, 2012 301 12 08 Le printemps arabe dans la tempête; Le Patriote, septembre 2012, p 7, Nice 301 12 09 La montée en puissance des pays émergents face aux défis de la mondialisation contemporaine; Etudes marxistes, n° 99, 2012, Bruxelles, pp 59-80 301 12 10 Fanon en Afrique et en Asie; Réseau International Franz Fanon; Documents Espaces Marx; Paris, sept 2012, pp 73-78 301 12 11 Egypte, changement, demandez le programme; Afrique Asie, dec 2012, pp 16-21 301 13 02 France-Mali : enjeux et limites; Afrique Asie, fev 2013, pp17-23 301 13 03 Les révolutions arabes deux ans plus tard; Recherches Internationales; n° 94, janv-mars 2013,pp 51-66 301 13 07 Chine 2013; La Pensée, n°375, juil sept 2013, pp 23-40 301 13 11 Les Etats effacés; Recherches Internationales; n°97, oct/dec 2013 301 14 01 Le droit bafoué, la démocratie menacée; La Pensée, n°376, 2014 14 02 Rwanda, l’héritage de la violence; Afrique Asie, mai 2014, pp 54-55 05 01 China, Market socialism and US hegemony;Review, vol XXVIII n°3, 2005, Binghamton, pp 259-279 302 05 03 Mid life crisis ? The Non Aligned Movement at 50; interview with Samir Amin by Rémy Herrera, Political Affairs, aug 2005, New York, pp 40-43. 302 05 04 Empire and Multitude; Monthly Review, vol 57, n° 6, Nov 2005, pp1-12, New York. 302 06 01 The Millenium Development Goals, A critique from the South; Monthly Review, vol 57 n° 10,march 2006,pp 1-15, New York 302 06 02 Beyond liberal globalization : a better or worse world ?; Monthly Review, New York, dec 2006, 302 07 01 Political Islam in the service of imperialism; Monthly Review,,dec 2007, 302 07 02 Samir Amin interviewed by Amady Aly Dieng; Development and Change, vol 38, n° 6-2007, pp 1149-1159. 302 08 01 Market Economy or Oligopoly Finance Capital ?; Montly Review april 2008, Pp 51-61. 302 08 02 Homage to Archie Mafeje; Codesria bulletin n° ¾, 2008, Dakar Pp 12-14 302 09 01 Nepal, a promising revolutionary advance; Monthly Review, feb 2009 302 09 04 Capitalism and the Ecological Footprint; Monthly Review, vol 61, n° 6, October 2009, pp 19-22 302 09 05 Seize the Crisis; Monthly Review, New York, vol 61,n° 7 Dec 2009, pp 1-16 302 09 06 The battlefields chosen by contemporary imperialism, conditions for an effective Response from the South; Kasarinlan, the Philippine Journal of TW Studies, Manila, n°2, 2009 302 10 03 A misguided critique of aid; Africa Review of Books, Codesria, Dakar, Vol 6, N° 2 sept 2 302 11 01 The trajectory of historical capitalism and Marxism’s tricontinental Vocation; Monthly Review, year 2011, February 2011, pp 1-18 302 11 02 Is there a solution to the problems of Somalia ? Africa Review of Books, Codesria, Dakar vol 7 n° 1, march 2011, p 10 302 11 04 An Arab Springtime ?; Monthly Review, vol 63, n°5, October 2011, 302 11 05 The democratic fraud and its alternative; Monthly Review, vol 63, n°5, October 2011, pp 29-45 302 12 01 The centre will not hold, the rise and decline of liberalism; Monthly Review Vol 63, n°8, jan 2012,pp 45-57. 302 12 02 The movement in Egypt; Boundary 2, vol 39, n° 1, 2012, pp167-206 302 12 03 Surplus in monopoly capital and imperialist rent; Monthly Review, vol 64, N°3, july 2012, pp 78-85. 302 12 04 Implosion of the European system; Monthly Review, vol 64, n°4, sept 2012 302 12 05 Contemporary imperialism and the Agrarian issue; Agrarian South; Sage, Inaugural issue, 2012. 302 13 01 China 2013. Monthly Review, N.Y., vol 64, n° 10, march 2013, Pp14-33 302 13 02 Forerunners of contemporary world : The Paris Commune (1871) and the Taiping Revolution (1851—64); International Critical Thought; CASS, Beijing, vol 3, n° 2, 2013 302 13 03 What “radical” means in the 21 st century : Audacity, more Audacity; Review of Radical Political Economy; vol 45,n°3, 2013, Pp 4004-409 302 14 01 Imperialist rent and the challenges for radical left; Globalizations, magazine Taylor And Francis, edited by Andreas Bieler, special issue, Free trade and transnational Labour, vol II issue 1, 2014, pp 11-2 Sites Internet 401 12 01 Les révolutions arabes, un an plus tard; site Pambazuka, 30/1/2012 401 12 02 Le surplus dans le capitalisme des monopoles et la rente impérialiste; site Pambazuka, 6/2/2012 401 12 03 L’aristocratie financière et son clergé médiatique; site Pambazuka; site M’Pep; Site World Association for Christian Communication; centreforcommunication rights.org; Toronto, Canada 401 12 04 Le monde arabe dans la longue durée; Site Mémoire des luttes, 11/2/2012 401 12 05 L’émergence avortée : Turquie, Iran,Egypte; Site Pambazuka, 16/6/2012 401 12 06 Egypte, juillet 2012, site Mémoire des luttes, 11/7/2012 401 13 01 Les impérialistes n’ont jamais renoncé à casser l’Algérie; site Algérie Patriotique, 28/2/2013 401 13 02 Mali : pour et contre l’intervention française; site Pambazuka 5/2/2013 401 13 03 L’Islam politique est-il soluble dans la démocratie; site Pambazuka 20/2/2013 401 13 04 Commentaires, Mali 2013. Site Pambazuka, 20/2/2013 401 13 05 Le commerce équitable, Site Pambazuka, 14/3/2013 401 13 06 Le yuan chinois, Site Pambazuka, 21/6/2013 401 13 07 Chute de Morsi : une importante victoire du peuple égyptien; site Pambazuka, 10/7/2013 401 13 08 Le régne des Frères Musulmans n’a duré qu’un an; site Pambazuka 5/9/2013 401 13 09 Le Sud, quelles alternatives ?; site Pambazuka 2/11/2013 402 12 01 The Arab revolutions : a year later; Site Pambazuka, 14/3/2012 402 12 02 Financial autocracy and its media clergy; Site Pambazuka, 29/3/2012 402 12 03 The South challenges globalization; Site Pambazuka, 5/4/2012 402 12 04 The first round of presidential elections in Egypt; Site Pambazuka, 31/5/2012 402 12 05 Failed emergence : Turkey, Iran, Egypt, Site Pambazuka, 21/6/2012 402 13 01 Rescuing Mali from Islamist militants; site Pambazuka 14/2/2013 402 13 02 An important victory of the Egyptian people; site Pambazuka 10/7/2013. 402 13 03 Samir Amin reflects on Egypt; site Pambazuka, 5/9/2013 402 13 04 The South : what are the alternatives ?; site Pambazuka 21/11/2013 402 13 05 The Chinese Yuan; site Pambazuka 13/8/2013 402 14 01 Russia and the Ukraine Crisis: The Eurasian Project in Conflict with the Triad Imperialist Policies; MRzine, NY Monthly Review, march 2014 402 14 03 Rwanda, proxy wars for imperialist interests; site Pambazuka 24/4/2014 3739630@100617035.com - 7-100617035-23495496 - Toute reproduction interdite ANNEXE DEUX Manifeste du Forum mondial des alternatives (1997) Il est temps de renverser le cours de l’histoire Il est temps de renverser le cours de l’histoire. Le sort de l’humanité est en jeu. Les progrès scientifiques et les avancées techniques, fleurons du savoir, servent les intérêts d’une minorité au lieu de contribuer au bien-être de tous. Leur usage écrase, marginalise, exclut d’innombrables êtres humains à travers le monde et détériore l’environnement. L’accès aux ressources naturelles, particulièrement du Sud, reste sous le contrôle des centres et fait l’objet de pressions politiques et de menaces de guerre. Il est temps de renverser le cours de l’histoire. Il est temps de mettre l’économie au service des peuples. Aujourd’hui, l’économie ne fournit les biens et les services que pour une minorité. Dans sa forme contemporaine, elle rejette la majorité de l’humanité dans des stratégies de survie, allant jusqu’à refuser le droit à la vie à des centaines de millions de personnes. Fruit du capitalisme néo-libéral, sa logique construit et accentue les inégalités. À force de croire dans la vertu auto-régulatrice du marché, elle renforce le pouvoir économique des riches et augmente le nombre de pauvres. Il est temps de mettre l’économie au service des peuples. Il est temps d’abattre le mur entre le Nord et le Sud. Les monopoles du savoir, de la recherche scientifique, de la production de pointe, du crédit, de l’information, garantis par des instances internationales, créent une polarisation chaque jour grandissante dans le monde et à l’intérieur de chaque pays. Enfermés dans des logiques de développement culturellement destructrices, physiquement insoutenables et économiquement dépendantes, de nombreux peuples ne peuvent ni définir eux-mêmes les étapes de leur évolution, ni construire les bases de leur propre croissance, ni assurer l’éducation de leurs jeunes générations. Il est temps d’abattre le mur entre le Nord et le Sud. Il est temps d’affronter la crise de civilisation. Les objectifs limités de l’individualisme, l’univers fermé de la consommation, l’invasion du productivisme et pour d’autres, la recherche obsédante de la simple survie quotidienne, occultent les grands objectifs de l’humanité, ceux du droit à la vie, de la libération de l’oppression et de l’exploitation, de l’égalité des chances, de la justice sociale, de la paix, de la spiritualité, de la fraternité. Les progrès de la biotechnologie font resurgir les débats sur la nature et les finalités de l’existence humaine. Il est temps d’affronter la crise de civilisation. Il est temps de refuser le pouvoir de l’argent. La concentration du pouvoir économique entre les mains des entreprises transnationales porte atteinte à la souveraineté des États. Elle est une menace pour la démocratie, dans chaque nation et à l’échelle de l’univers. La prédominance du capital financier ne met pas seulement en danger l’équilibre monétaire mondial. Elle contribue à transformer de nombreux États en véritables mafias. Elle encourage les sources occultes de l’accumulation capitaliste: narco-trafic, commerce des armes, réseaux de prostitution. Il est temps de refuser le pouvoir de l’argent. Il est temps de transformer le cynisme en humour. Les cours de bourses s’emballent quand les travailleurs sont licenciés. La compétitivité se construit sur l’élimination de consommateurs. La courbe d’excellence des indices macro-économiques correspond à l’accroissement du nombre de pauvres. Les encouragements des instances économiques internationales vont à ceux qui, en adaptant leur économie, creusent en même temps le fossé entre les classes et voient se multiplier les conflits sociaux. L’aide humanitaire internationale s’engouffre chez ceux que l’on a réduit au désespoir. Il est temps de transformer le cynisme en humour. Il est temps de reconstruire et de démocratiser l’État. Le démantèlement de l’État, le rétrécissement de ses fonctions, les privatisations à outrance débouchent sur la démoralisation du service public, l’affaiblissement des secteurs éducatifs et de santé et finalement sa mise sous tutelle par les intérêts économiques privés. La mondialisation néo-libérale tend à éloigner l’État des populations, à encourager la corruption. Elle en fait un instrument répressif au service de ses objectifs. Il est temps de reconstruire et de démocratiser l’État. Il est temps de refaire des citoyens. Des millions de personnes n’ont pas le droit de vote parce qu’elles sont des immigrants et des millions d’autres ne votent pas, par dépit, découragement, crise des partis, sentiment d’inutilité ou exclusion de la vie politique. De multiples influences et interventions détournent souvent le sens des élections. Mais la démocratie est plus que des élections. Elle est participation à tous les niveaux de la vie économique, politique et culturelle. Il est temps de refaire des citoyens. Il est temps de recentrer les valeurs collectives. La modernité véhiculée par le capitalisme et idéologisée par le néo- libéralisme a détruit ou bouleversé les cultures existantes. Elle fait éclater les solidarités, ébranle les convictions et promeut à leur place l’exaltation de l’individu performant mesuré à l’aune de son succès économique. Au lieu d’être un facteur d’émancipation pour l’ensemble des peuples, elle débouche sur une crise de l’éducation, sur des violences sociales et sur des explosions de mouvements identitaires stériles, nationalistes, ethniques ou religieux. Il est temps de recentrer les valeurs collectives. Il est temps de mondialiser les luttes sociales. L’internationalisation de l’économie pourrait signifier un pas en avant considérable pour les échanges matériels, sociaux et culturels entre les humains. Aujourd’hui, dans sa forme néo- libérale, elle est un cauchemar qui hante les victimes du chômage, les jeunes qui s’interrogent sur leur avenir, les peuples écartés du système de production, les nations soumises aux ajustements structurels, à la dérégulation du travail, à l’érosion des systèmes de sécurité sociale et à l’élimination des réseaux de protection des plus faibles. Il est temps de mondialiser les luttes sociales. Il est temps de réveiller l’espoir des peuples. Partout dans le monde s’organise la résistance, se mènent des luttes sociales et se prennent des initiatives alternatives. Partout, des femmes, des hommes, des enfants, des chômeurs, des exclus, des opprimés, des ouvriers, des paysans sans terre, des communautés victimes du racisme, des pauvres urbains, des peuples indigènes, des étudiants, des intellectuels, des migrants, de petits commerçants, des hors castes, des classes moyennes en déclin, de simples citoyens, se lèvent pour affirmer leur dignité, exiger leurs droits humains, faire respecter le patrimoine naturel et pratiquer la solidarité. Certains ont donné leur vie pour ces causes et d’autres vivent l’héroïsme au quotidien. Certains reconstruisent un savoir lié aux situations concrètes, d’autres expérimentent les formules d’une économie renouvelée, certains jettent les bases d’une autre politique, d’autres sont les créateurs d’une nouvelle culture. Il est temps de réveiller l’espoir des peuples. Le temps des convergences est arrivé. Convergence des luttes, convergence des savoirs, convergence des résistances, convergence des initiatives, convergence des esprits, convergence des coeurs, vers un monde de justice et d’égalité, d’invention et de progrès matériel, d’optimisme et d’épanouissement spirituel. Ce monde, nous pouvons le construire en trouvant des alternatives viables au néo- libéralisme et à la mondialisation unilatérale, alternatives basées sur les intérêts des peuples et le respect des différences nationales, culturelles et religieuses. Le temps des convergences est arrivé. Le temps d’une pensée créatrice et universelle s’ouvre devant nous. L’analyse des conséquences économiques, sociales, écologiques, politiques et culturelles de l’organisation économique actuelle permettra de la délégitimer. La recherche de l’équilibre entre l’initiative personnelle et la poursuite des objectifs collectifs ouvrira des pistes à des formules nouvelles. L’étude de l’expansion des secteurs non marchands, celle de techniques de production qui respectent le bien-être de ceux qui les utilisent, celle de la nature et de l’organisation du travail, sont autant de facteurs qui contribueront à créer une société plus humaine. Le temps d’une pensée créatrice et universelle s’ouvre devant nous. Le temps de l’action est déjà entamé. La démocratie n’est plus seulement un but pour l’organisation des sociétés. Elle apparaît aussi comme la clé du fonctionnement des mouvements sociaux, des partis politiques, des entreprises, des institutions, des nations et des organes internationaux. Elle est progressivement expérimentée comme une contribution essentielle au respect des intérêts populaires et à la sauvegarde de la sécurité nationale et internationale. L’ouverture d’espaces à toutes les cultures, parce qu’elles forment le patrimoine de l’humanité, permet de dépasser progressivement les replis identitaires réducteurs. L’existence d’États démocratiques, compétents et transparents est considérée comme la base du rétablissement de leur pouvoir régulateur. Des regroupements économiques et politiques régionaux fondés sur la complémentarité interne sont perçus comme de meilleures réponses aux besoins réels des populations, comme une solide alternative à la mondialisation néo-libérale et comme base de l’organisation de la sécurité collective. Renforcer et démocratiser les institutions internationales, régionales et mondiales s’avère un objectif réalisable, condition du progrès du droit international et de l’indispensable régulation des relations économiques, sociales et politiques au niveau mondial, surtout dans des domaines tels que le capital financier, la fiscalité, les migrations, le désarmement. Le temps de l’action est déjà entamé. Voilà pourquoi les signataires de ce manifeste appuient la création du Forum mondial des Alternatives. Il s’avère aujourd’hui indispensable de créer un réseau de personnes engagées, d’organisations populaires, de mouvements sociaux, de centres d’études. Le moment est venu de constituer un forum des forums existants à travers le monde. Réfléchir et travailler ensemble, appuyer les luttes sociales porteuses d’avenir, encourager les alternatives viables à la mondialisation néo-libérale, diffuser les résultats des travaux et des expériences, sont devenus des impératifs. Nous croyons qu’il est possible de construire une démocratie universelle, respectueuse de l’identité et de la dignité de tous les êtres humains. Nous invitons tous ceux qui le peuvent à signer ce manifeste, à adhérer au Forum et à y faire participer les mouvements et institutions partageant ces idéaux. Il est temps de renverser le cours de l’histoire. 3739630@100617035.com - 7-100617035-23495496 - Toute reproduction interdite ANNEXE TROIS APPEL DE BAMAKO (2006) INTRODUCTION L’expérience de plus de cinq années de convergences mondiales des résistances au néolibéralisme a permis de créer une nouvelle conscience collective. Les Forums sociaux mondiaux, thématiques, continentaux et nationaux et l’Assemblée des mouvements sociaux en furent les principaux artisans. Réunis à Bamako le 18 janvier 2006, veille de l’ouverture du Forum social mondial polycentrique, les participants à cette Journée consacrée au 50e anniversaire de Bandung ont exprimé leur préoccupation de définir d’autres objectifs du développement, de créer un équilibre des sociétés abolissant l’exploitation de classe, de genre, de race et de caste et de tracer la voie d’un nouveau rapport de forces entre le Sud et le Nord. L’appel de Bamako se veut une contribution à l’émergence d’un nouveau sujet populaire historique et à consolidation des acquis de ces rencontres : le principe du droit à la vie pour tous; les grandes orientations d’un vivre ensemble dans la paix, la justice et la diversité; les manières de réaliser ces objectifs au plan local et à l’échelle de l’humanité. Pour qu’un sujet historique naisse —populaire, pluriel et multipolaire— il faut définir et promouvoir des alternatives capables de mobiliser des forces sociales et politiques. La transformation radicale du système capitaliste en est l’objectif. Sa destruction de la planète et de millions d’êtres humains, la culture individualiste de consommation qui l’accompagne et le nourrit et son imposition par des forces impérialistes, ne sont plus acceptables, car il y va de la vie même de l’humanité. De telles alternatives doivent s’appuyer sur la longue tradition des résistances populaires et prendre aussi en compte les petits pas indispensables à la vie quotidienne des victimes. L’Appel de Bamako, construit autour de grands thèmes discutés en commissions, affirme la volonté de : - construire l’internationalisme des peuples du Sud et du Nord face aux ravages engendrés par la dictature des marchés financiers et par le déploiement mondialisé incontrôlé des transnationales; - construire la solidarité des peuples d’Asie, d’Afrique, d’Europe et des Amériques) face aux défis du développement au XXIe siècle; - construire un consensus politique, économique et culturel alternatif à la mondialisation néo- libérale et militarisée et à l’hégémonisme des Etats-Unis et de leurs alliés. LES PRINCIPES Construire un monde fondé sur la solidarité des êtres humains et des peuples Notre époque est dominée par l’imposition de la concurrence entre les travailleurs, les nations et les peuples. Pourtant le principe de la solidarité a rempli dans l’histoire des fonctions autrement plus constructives pour l’organisation efficace des productions matérielles et intellectuelles. Nous voulons donner à ce principe la place qui lui revient et relativiser celle de la concurrence. Construire un monde fondé sur l’affirmation pleine et entière des citoyens et l’égalité des sexes Le citoyen doit devenir le responsable en dernier ressort de la gestion de tous les aspects de la vie sociale, politique, économique, culturelle. C’est la condition d’une démocratisation authentique. A défaut, l’être humain est réduit aux statuts juxtaposés de porteur d’une force de travail, de spectateur impuissant face aux décisions des pouvoirs, de consommateur encouragé aux pires gaspillages. L’affirmation, en droit et en fait, de l’égalité absolue des sexes est une part intégrante de la démocratie authentique. L’une des conditions de cette dernière est l’éradication de toutes les formes avouées ou sournoises du patriarcat. Construire une civilisation universelle offrant à la diversité dans tous les domaines son plein potentiel de déploiement créateur Pour le néo-libéralisme, l’affirmation de l’individu —non pas du citoyen– permettrait l’épanouissement des meilleures qualités humaines. L’isolement insupportable que la compétence impose à cet individu dans le système capitaliste produit son antidote illusoire : l’enfermement dans les ghettos de prétendues identités communautaires, le plus souvent de type para-ethnique et/ou para-religieux. Nous voulons construire une civilisation universelle qui regarde l’avenir sans nostalgie passéiste. Dans cette construction, la diversité politique citoyenne, et celle des différences culturelles et politiques des nations et des peuples, devient le moyen de donner aux individus des capacités renforcées de déploiement créateur. Construire la socialisation par la démocratie Les politiques néolibérales veulent imposer un seul mode de socialisation par le marché, dont pourtant les effets destructeurs pour la majorité des êtres humains n’ont plus à être démontrés. Le monde que nous voulons conçoit la socialisation comme le produit principal d’une démocratisation sans rivages. Dans ce cadre, où le marché a sa place, mais pas toute la place, l’économie et la finance doivent être mises au service d’un projet de société et non pas être soumis unilatéralement aux exigences d’un déploiement incontrôlé des initiatives du capital dominant qui favorise les intérêts particuliers d’une infime minorité. La démocratie radicale que nous voulons promouvoir restitue tous ses droits à l’imaginaire inventif de l’innovation politique. Elle fonde la vie sociale sur la diversité inlassablement produite et reproduite, et non sur le consensus manipulé qui efface les débats de fond et enferme les dissidents dans des ghettos. Construire un monde fondé sur la reconnaissance du statut non marchand de la nature et des ressources de la Planète, des terres agricoles Le modèle capitaliste néo-libéral assigne l’objectif de soumettre tous les aspects de la vie sociale, presque sans exception, au statut de marchandise. La privatisation et la marchandisation à outrance entraînent des effets dévastateurs sans précédents : la destruction de la biodiversité, la menace écologique, le gaspillage des ressources renouvelables ou non (pétrole et eau en particulier), l’anéantissement des sociétés paysannes menacées d’expulsions massives de leurs terres. Tous ces domaines doivent être gérés comme autant de biens communs de l’humanité. Dans ces domaines, la décision ne relève pas du marché pour l’essentiel, mais des pouvoirs politiques des nations et des peuples. Construire un monde fondé sur la reconnaissance du statut non marchand des produits culturels et des connaissances scientifiques, de l’éducation et de la santé Les politiques néolibérales conduisent à la marchandisation des produits culturels et à la privatisation des grands services sociaux, notamment de l’éducation et de la santé. Cette option entraîne la production en masse de produits para-culturels de basse qualité, la soumission de la recherche aux priorités exclusives de la rentabilité à court terme, la dégradation — voire l’exclusion— de l’éducation et de la santé pour les classes populaires. Le renouvellement et l’élargissement des services publics doivent être guidés par l’objectif de renforcer la satisfaction des besoins et les droits essentiels à l’éducation, la santé et l’alimentation. Promouvoir des politiques qui associent étroitement la démocratisation sans limite, le progrès social et l’affirmation de l’autonomie des nations et des peuples Les politiques néo-libérales nient les exigences spécifiques du progrès social —qu’on prétend produit spontanément par l’expansion des marchés— comme de l’autonomie des nations et des peuples, nécessaire à la correction des inégalités. Dans ces conditions, la démocratie est vidée de tout contenu effectif, vulnérabilisée et fragilisée à l’extrême. Affirmer l’objectif d’une démocratie authentique exige de donner au progrès social sa place déterminante dans la gestion de tous les aspects de la vie sociale, politique, économique et culturelle. La diversité des nations et des peuples, produite par l’histoire, dans ses aspects positifs comme dans les inégalités qui l’accompagnent, exige l’affirmation de leur autonomie. Il n’existe pas de recette unique dans les domaines politique ou économique qui permettrait de faire l’impasse sur cette autonomie. L’objectif de l’égalité à construire passe par la diversité des moyens à mettre en œuvre. Affirmer la solidarité des peuples du Nord et du Sud dans la construction d’un internationalisme sur une base anti- impérialiste La solidarité de tous les peuples —du Nord et du Sud— dans la construction de la civilisation universelle ne peut être fondée ni sur l’assistance ni sur l’affirmation qu’étant tous embarqués sur la planète, il serait possible de négliger les conflits d’intérêts opposant les différentes classes et nations constituant le monde réel. Cette solidarité passe par le dépassement des lois et valeurs du capitalisme et de l’impérialisme qui lui est inhérent. Les organisations régionales de la mondialisation alternative doivent s’inscrire dans la perspective du renforcement de l’autonomie et de la solidarité des nations et des peuples sur les cinq continents. Cette perspective contraste avec celle des modèles dominants actuels de régionalisation, conçus comme autant de blocs constitutifs de la mondialisation néo-libérale. Cinquante ans après Bandung, l’Appel de Bamako exprime aussi l’exigence d’un Bandung des peuples du Sud, victimes du déploiement de la mondialisation capitaliste réellement existante, de la reconstruction d’un front du Sud capable de mettre en échec l’impérialisme des puissances économiques dominantes et l’hégémonisme militaire des Etats-Unis. Ce front anti- impérialiste n’oppose pas les peuples du Sud à ceux du Nord. Au contraire, il constitue le socle de la construction d’un internationalisme global les associant tous dans la construction d’une civilisation commune dans sa diversité. OBJECTIFS A LONG TERME ET PROPOSITIONS POUR L’ACTION IMMEDIATE Pour passer de la conscience collective à la construction d’acteurs collectifs, populaires, pluriels et multipolaires, il a toujours été nécessaire d’identifier des thèmes précis pour formuler des stratégies et propositions concrètes. Ces thèmes de l’Appel de Bamako, présentés plus en détail ci- dessous, se recoupent, sans toutefois se recouvrir totalement, les interconnexions entre eux étant multiples. Ils couvrent les dix domaines suivants, en fonction d’objectifs à long terme et de propositions d’action immédiate : l’organisation politique de la mondialisation; l’organisation économique du système mondial; l’avenir des sociétés paysannes; la construction du front uni des travailleurs; les régionalisations au service des peuples; la gestion démocratique des sociétés; l’égalité des sexes; la gestion des ressources de la planète; la gestion démocratique des médias et de la diversité culturelle; la démocratisation des organisations internationales. L’appel de Bamako est une invitation à toutes les organisations de lutte représentatives des vastes majorités que constituent les classes travailleuses et les exclus du système capitaliste néo- libéral, ainsi qu’à toutes les personnes et forces politiques qui adhèrent à ces principes, d’œuvrer ensemble pour parvenir à la mise en œuvre effective de ces objectifs. 3739630@100617035.com - 7-100617035-23495496 - Toute reproduction interdite ANNEXE QUATRE PROGRAMME DU FMA/FTM POUR 2014/15 A partir du colloque d’Alger (septembre 2013) Ce colloque a donné lieu à de riches débats qui ont pivoté autour d’un axe central : la question du « projet souverain », entendu comme la nécessité pour les peuples et les Etats du monde contemporain de réorganiser leurs choix de politiques (économiques, sociales, culturelles, de gestion des pouvoirs etc) d’une manière qui leur permette de prendre des distances à l’égard de la mondialisation imposée unilatéralement par les monopoles des centres impérialistes de la triade historique et toujours dominante, de s’élever au rang d’acteurs actifs dans le façonnement du monde, d’amorcer des formes de développement nouvelles, justes et durables. Le colloque a permis de faire un tour d’horizon des facettes multiples de ce défi d’ensemble que constitue la construction d’un « projet souverain » : la définition des moyens de politiques économiques mettant un terme aux processus de dépossession et de paupérisation propres aux logiques du capitalisme, garantissant en contre point un partage des bénéfices du développement favorable aux classes populaires; la définition des moyens de l’exercice du pouvoir politique ouvrant la voie à la démocratisation réelle et progressive des sociétés; la définition des moyens garantissant le respect de la souveraineté des peuples et des Etats, ouvrant la voie à une mondialisation polycentrique négociée et non imposée unilatéralement par les plus puissants à leur seul profit. Les débats ont permis de constater que les « projets souverains » des pays du Sud dits « émergents », au-delà de la diversité de leurs formulations, de la réalité de leur mise en œuvre et de l’efficacité de leurs résultats, sont tous très en deçà des exigences d’un développement social qui sorte des sentiers tracés par la logique fondamentale du capitalisme, elle-même fondée sur des formes de développement des forces productives qui sont destructrices des êtres humains et de la nature. L’ordre de présentation des 5 thèmes proposés dans ce qui suit n’implique aucune priorité. THEME UN : Qu’entend-on par « projets souverains » ? La notion même de «projet souverain» doit être soumise à discussion. Etant donné le niveau de pénétration des investissements transnationaux dans tous les domaines et dans tous les pays, on ne peut éviter la question : à quel type de souveraineté on fait référence ? Le conflit mondial pour l’accès aux ressources naturelles est l’un des plus déterminants de la dynamique du capitalisme contemporain. Il s’agit d’une question particulière dont l’examen ne doit pas être noyé dans d’autres considérations générales. La dépendance des Etats Unis pour de nombreuses de ces ressources et la demande croissante de la Chine constituent un défi pour l’Amérique du Sud, l’Afrique et le Moyen Orient, particulièrement bien dotés en ressources et façonnés par l’histoire de leur pillage. Peut-on développer des politiques nationales et régionales dans ces domaines qui amorcent une gestion planétaire rationnelle et équitable, dont tous les peuples seraient bénéficiaires ? Peut-on développer des rapports nouveaux entre la Chine et les pays du Sud concernés s’inscrivant dans cette perspective ? Associant l’accès de la Chine à ces ressources au soutien à l’industrialisation des pays concernés (ce que les prétendus « donateurs » de l’OCDE refusent) ? Le cadre de déploiement d’un projet souverain efficace ne se réduit pas aux champs de l’action internationale. Une politique nationale indépendante demeure fragile et vulnérable si elle ne bénéficie pas d’un soutien national et populaire réel, lequel exige qu’elle soit assise sur des politiques économiques et sociales permettant aux classes populaires d’être les bénéficiaires du « développement ». La stabilité sociale, condition du succès du projet souverain face aux politiques de dé-stabilisation des impérialistes, est à ce prix. On devra donc examiner la nature des rapports entre les différents projets souverains en place ou possibles et les bases sociales du système de pouvoir : projet national, démocratique et populaire, ou projet (illusoire ?) de capitalisme national ? On tentera de dresser, dans ce cadre, le « bilan » des « projets souverains » mis en œuvre par les pays « émergents », entre autre on examinera : Les caractères du projet de la Chine : leurs avenirs divers possibles. Capitalisme d’Etat fondé sur l’illusion d’un rôle dirigeant de la bourgeoisie nationale, ou capitalisme d’Etat à dimension sociale, évoluant vers un « socialisme d’Etat », lui- même étape sur la longue route au socialisme? Y a-t-il un projet souverain en œuvre en Inde et au Brésil ? Contradictions et limites. Peut-on dire qu’il n’y a pas de projet souverain en Afrique du Sud ? Quelles sont les conditions pour qu’un projet souverain émerge dans ce pays ? Rapports avec l’Afrique ? Les pays non continentaux peuvent-ils développer des projets souverains ? limites ? Quelles formes de rapprochements régionaux pourraient en faciliter les avancées ? THEME DEUX : sortir de la mondialisation financière. Attention : il s’agit de la seule facette financière de la mondialisation, non de la mondialisation dans toutes ses dimensions, notamment commerciales. On part de l’hypothèse qu’il s’agit là du maillon faible du système néo libéral mondialisé en place. On examinera donc : - la question du dollar monnaie universelle, son avenir compte tenu de l’endettement extérieur croissant des USA - les questions relatives aux perspectives de « convertibilité totale » du yuan, du rouble et de la roupie (ref papier de Samir Amin sur le débat concernant le yuan) - la question de la « sortie de la convertibilité » de certaines monnaies de pays émergents (Brésil, Afrique du Sud) - les mesures que pourraient prendre dans le domaine de la gestion de leur monnaie nationale les pays fragiles (Afrique en particulier) THEME TROIS : Mettre en échec la géopolitique et la géostratégie mises en œuvre par les Etats Unis et leurs alliés de la triade. Notre point de départ est le suivant : la poursuite de la domination mondiale des monopoles capitalistes des puissances impérialistes historiques (Etats Unis, Europe, Japon) est menacée par les conflits grandissants entre 1) les objectifs de la triade (maintenir sa domination) et 2) les aspirations des pays émergents et les révoltes des peuples victimes du « néo libéralisme ». Dans ces conditions les Etats Unis et leurs alliés subalternes (associés dans « l’impérialisme collectif de la triade ») ont choisi la fuite en avant par le recours à la violence et aux interventions militaires : - déploiement et renforcement des bases militaires US (Africom et autres) b- interventions militaires au Moyen Orient (Iraq, Syrie, demain Iran ?) - encerclement militaire de la Chine, provocations du Japon, questions des conflits Chine/Inde et Chine/Asie du Sud Est Mais il semble que, tandis que la violence des interventions des puissances impérialistes reste inscrite à l’ordre du jour dans les faits, celles-ci répondent de plus en plus difficilement aux exigences d’une stratégie cohérente, condition de son succès éventuel. Les Etats Unis sont-ils aux abois ? Le déclin de cette puissance est-il passager ou décisif ? Les réponses de Washington, décidées au jour le jour semble-t-il, n’en demeurent pas moins dangereusement criminelles. Quelles stratégies politiques (voire militaires) pourraient faire reculer le projet de contrôle militaire de la planète par les USA ? THEME QUATRE : le projet de civilisation, vers une seconde vague d’émergence des Etats, des nations et des peuples des périphéries. La préparation de l’avenir, même lointain, commence aujourd’hui. Il est bon de savoir ce qu’on veut. Quel modèle de société ? Fondée sur quels principes : la compétition destructrice entre les individus ou l’affirmation des avantages de la solidarité ?; la liberté qui donne légitimité à l’inégalité ou la liberté associée à l’égalité ?; l’exploitation des ressources de la planète sans souci pour l’avenir ou la prise de la mesure exacte des exigences de la reproduction des conditions de vie de la planète ? L’avenir doit être conçu comme la réalisation d’une étape supérieure de la civilisation humaine universelle, non comme un modèle simplement plus « juste », voire plus « efficace », de la civilisation que nous connaissons (la civilisation « moderne » du capitalisme). Premier écueil pour l’organisation du débat : le risque de rester sur le terrain des vœux pieux, un remake des socialismes utopiques du 19 ième siècle. Pour l’éviter il faudrait s’assurer de la participation de personnes de grande compétence sur les sujets suivants : - quelles sont aujourd’hui nos connaissances scientifiques en matière d’anthropologie et de sociologie qui remettent en question les « utopies » formulées dans le passé? - quelles sont nos connaissances scientifiques nouvelles concernant les conditions de reproduction de la vie sur la planète ? - peut-on intégrer ces connaissances dans une pensée marxiste ouverte ? Second écueil : éviter d’aborder en même temps que ces problèmes ceux concernant les voies et moyens pour avancer dans cette direction. Dans ce cadre général on donnera toute sa place aux projets d’émergence des Etats et des peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine. La première vague de des émergences, qui s’était déployée avec succès entre 1950 et 1980, s’est essouflée. La page tournée a permis aux puissances impérialistes de reprendre l’initiative et d’imposer le « diktat » (et non le prétendu « consensus ») de Washington. A son tour ce projet de mondialisation sauvage est en voie d’imploser, offrant aux peuples des périphéries la possibilité de s’engager dans une seconde vague de libération et de progrès. Quels peuvent être les objectifs de cette seconde vague ? Différentes visions politiques et culturelles (réactionnaires, illusoires, progressistes) s’affrontent ici, dont il faudra étudier les chances. Nous nous inscrivons dans la perspective d’alternatives radicales ouvrant la voie au dépassement du capitalisme. THEME CINQ : Organisation des luttes : unité et diversité des forces progressistes actives On revient ici sur la question permanente et majeure concernant les partis politiques, les syndicats, les mouvements et les luttes, les leaderships, les avant-gardes etc. Ces questions permanentes de l’histoire des temps modernes ont toujours inspiré des réponses théoriques et pratiques diverses, voire conflictuelles. Dans certains moments l’ambition d’unifier toutes les forces progressistes en action a occupé le devant de la scène, dans d’autres moments – comme le nôtre- la diversité a paralysé l’efficacité des luttes et laissé à l’adversaire l’avantage de l’initiative. Le moment actuel est caractérisé, selon moi (Samir Amin) par le déploiement de processus de « prolétarisation généralisée, segmentée et diversifiée à l’extrême », différents concrètement d’un pays à l’autre. Je renvoie ici à mes développements concernant ces transformations et les stratégies audacieuses nécessaires pour faire face au défi. 3739630@100617035.com - 7-100617035-23495496 - Toute reproduction interdite CHAPITRE ADDITIONNEL IX POURQUOI LE SENEGAL ? DAKAR, PARIS, LE CAIRE Isabelle et moi partageons la même vie depuis 1950, c’est-à- dire aujourd’hui (2016) deux tiers de siècle. Notre vie s’est déroulée principalement dans le triangle Le Caire - Paris – Dakar, dans des conditions privilégiées, disposant de notre logement personnel centre-ville dans les trois capitales. Ce qui ne nous a pas empêché de voyager beaucoup et, à l’exception de l’Australie et du Pacifique, de connaître le monde entier, visité, encore une fois dans des conditions privilégiées, c’est- à-dire rarement en touristes, le plus souvent en qualité de militants associés à ceux qui nous invitaient – les meilleurs guides. Une bonne part de notre vie au cours de ces deux tiers de siècle s’est déroulée à Dakar, où notre première installation remonte à 1963. Nous sommes donc devenus des Sénégalais. L’internationalisme n’est pas, pour nous deux, une simple conviction politique; il commande nos comportements culturels spontanés. C’est-à-dire que nous ne concevons pas la vie dans un pays sans que celle-ci ne fasse de nous des citoyens de celui-ci. Nous sommes donc Egyptiens, Français et Sénégalais, sans voir dans cette addition une contradiction quelconque. J’ai dit de moi-même dans mes Mémoires que je n’étais pas « moitié Egyptien, moitié Français », mais intégralement un Egyptien et un Français. Isabelle a toujours été prise en Egypte pour égyptienne, et elle en tire fierté. Anecdote amusante : un jour, dans le désert, un policier arrête notre voiture et, regardant les passagers, s’adresse (en arabe d’Egypte) à Isabelle : « Qui sont ces étrangers qui voyagent avec toi ? ». Mahmoud Mansour, qui conduisait, dit au policier : « Ha’Sol » (en jargon militaire égyptien, à peu près, M’sieur l’Caporal) – ces étrangers s’appellent Mahmoud, Fawzy et Samir ! Passez… Au Sénégal le Ministre de l’Intérieur, Jean Colin, dans les années 1970 tumultueuses, convoque Isabelle. « Pourquoi, française, vous mêlez vous de politique au Sénégal ? ». Isabelle lui répond : « Et vous, n’êtes- vous pas Français; vous êtes pourtant actif ici, au point d’y être le ministre de l’intérieur !; nous deux ne concevons sans doute pas vivre au Sénégal sans nous considérer comme citoyens de ce pays ». Colin révèle alors la face sympathique de sa personne : il avait compris et approuvé; serre chaleureusement la main d’Isabelle et lui dit au revoir. Depuis Senghor tous les Présidents du Sénégal, au premier Janvier, transmettent leurs vœux « à tous nos compatriotes et hôtes étrangers qui vivent parmi nous ». Cela n’est pas commun dans le monde d’aujourd’hui. Quelles sont donc les raisons qui font du Sénégal un pays aussi attachant (pour nous tout au moins) ? Lorsque j’écrivais dans les années 1970 L’Afrique de l’Ouest bloquée mon analyse m’amenait à la conclusion que le Sénégal avait été « mis en valeur » bien avant les autres colonies françaises d’Afrique, un demi-siècle avant la Côte d’Ivoire; comme cela avait été le cas pour la Gold Coast (devenue Ghana). Ce modèle de mise en valeur n’est pas porteur d’un avenir radieux, mais au contraire conduit à l’impasse, au « blocage ». Le Sénégal comme le Ghana étaient déjà parvenus à ce stade d’essoufflement en 1960; j’écrivais que la Côte d’Ivoire y parviendrait vers 1985, le temps de son « miracle » épuisé (ce que l’histoire a confirmé). Le « miracle » précoce (du Sénégal et du Ghana) entraînait des conséquences, les unes fâcheuses, les autres potentiellement positives. Côté fâcheux : une économie stagnante, qui devait le rester tant qu’on ne sortait pas des ornières du modèle colonial, devenu néocolonial, mais que je préférais qualifier pour cette raison de paléo-colonial. Le Sénégal a besoin de penser et construire son avenir sur d’autres bases, sur celles d’un projet souverain national, populaire et démocratique. Il lui faudrait, dans cette perspective, apprendre à marcher sur ses deux jambes : s’industrialiser, rénover son agriculture paysanne. L’abandon de la prétendue « vocation arachidière » (coloniale), qui a ravagé et désertifié les deux tiers du pays, s’impose. Une agriculture irriguée intensive est possible et nécessaire dans les vallées du Sénégal et de la Casamance; ailleurs une agriculture vivrière intensive associée à l’élevage sédentaire permet l’indépendance alimentaire du pays. Une organisation du monde rural fondée sur le principe de la rénovation d’une agriculture paysanne familiale devrait ralentir l’exode rural tout en assurant l’amélioration continue des conditions de vie dans une perspective aussi peu inégalitaire que possible. Un modèle aux antipodes de celui du « Club des amis du Sahel » que j’ai critiqué. Le Sénégal doit simultanément entrer dans l’ère de l’industrialisation en priorité au service de sa rénovation rurale et de la consommation de ses classes urbaines populaires. La vocation maritime du Sénégal constitue un atout majeur, en friche jusqu’à ce jour. Vocation de la pêche modernisée artisanale et industrielle d’une part; mais aussi vocation à devenir une puissance maritime et à l’armement d’une flotte marchande importante. Côté sympathique de l’entrée précoce du Sénégal dans la modernité : un peuple politisé, des aspirations démocratiques sérieuses, des ethnicismes atténuées, un Etat qui doit en tenir compte. Directeur de l’Idep (1970-1980) je prenais la mesure de ces avantages, en Afrique et ailleurs dans le Grand Sud. Ce que je dirai plus loin concernant la bataille livrée pour l’établissement du Codesria à Dakar (cf Annexe) a pleinement confirmé mon jugement. Le succès de l’Idep tel que je concevais l’institution dans les années 1970 comme celui du Forum du Tiers Monde dont le siège est également à Dakar, au sujet desquels je me suis exprimé dans mes Mémoires, sont impensables hors de l’ambiance démocratique offerte par le peuple et le gouvernement du Sénégal. Je disais donc que cette réalité positive s’est imposée aux gouvernements successifs du Sénégal et a fixé les limites à leurs dérives possibles que l’enfermement dans l’impasse du modèle colonial appelle ici comme ailleurs en Afrique. On pourra dire ce qu’on veut du Président L.S. Senghor; lui reprocher sa francophilie, sa philosophie de la négritude (et les Sénégalais politisés des générations successives de 1955 à ce jour n’ont pas manqué de le faire). En contrepoint Senghor tolérait les divergences d’opinions, quitte, dans un premier temps, à réprimer férocement celles de ses adversaires jugés dangereux. Mamadou Dia, le Premier Ministre de l’indépendance en a payé cher le prix : des années de prison à Kédougou. J’ai rencontré Dia après sa sortie de prison et nous avons beaucoup sympathisé. L’assassinat d’Oumar Blondin témoigne des limites du respect de la démocratie par le Senghor de l’époque. Néanmoins il considérait comme nécessaire pour le long terme l’émergence de capacités de la pensée libre et critique. Ce que j’ai dit de son comportement à l’égard des institutions dans lesquelles j’ai été actif (Idep, Codesria, FTM), le soutien qu’il m’a apporté dans ces batailles, confirme mon jugement, autant que nos « bavardages » relativement fréquents. Les gouvernements des Présidents successifs du Sénégal après Senghor – Abdou Diouf, Abdoulaye Wade et Macky Sall – n’ont jamais remis en question cette « exception sénégalaise » (positive). Il reste que le Sénégal n’a toujours pas amorcé sa sortie des rails de ce que j’ai appelé « l’économie politique de la colonisation ». Le nationaliste Mamadou Dia aurait souhaité faire un peu comme Modibo Keita : prendre des distances à l’égard de la France et de la mondialisation néo coloniale. Et si la Fédération du Mali avait survécu sur cette base, elle aurait entraîné d’autres pays de la région et peut-être serait parvenue à la faire sortir des rails du modèle colonial. Dans un entretien avec Senghor j’exprimais cette opinion. « Vous allez trop vite; c’était impossible » fut la réponse de Senghor. A mon avis il manquait d’audace, tout simplement; et le Sénégal paie encore le prix de cette timidité. Senghor et Abdou Diouf se sont employés à atténuer les conséquences sociales déplorables du modèle par ce que j’ai qualifié de « social-démocratie de pays pauvre ». Plus tard lorsque les puissances occidentales ont imposé à l’Afrique et au Sénégal les « plans d’ajustement » odieux et criminels, Abdou Diouf est tombé en larmes; mais il a fini par céder. Dommage. Abdoulaye Wade a dérivé en direction de l’illusion néolibérale, à mon avis plus par opportunisme que par conviction. Macky Sall pourrait amorcer une meilleure évolution. Ces considérations pourraient inspirer de l’optimisme : aspiration démocratique visible dans toutes les classes de la population (sauf sans doute dans les milieux « compradore » des nouveaux riches), ethnicisme amorti (la question casamançaise n’est pas de nature ethnique, elle procède d’une logique de révolte contre les inégalités régionales de « développement »). Mais il faut être plus prudent : si la détérioration continue du sort des majorités pourrait inspirer des prises de conscience plus lucides des enjeux réels, elle favorise tout autant – notamment chez les jeunes urbains désorientés – la tentation de l’Islam politique réactionnaire, déjà installé et puissant dans la région. Le pays et la vie quotidienne à Dakar Isabelle et moi n’imaginons pas de vivre dans un pays sans en connaître tous les paysages, les coins et recoins. De ce point de vue nous connaissons bien l’Egypte, la France et le Sénégal. Il y a au Sénégal des petits coins d’une belle beauté, même sans le grandiose de l’Himalaya ou du Sahara. Saint Louis et la Langue de Barbarie, la vallée du Sénégal, sauvage et encore protégée de la destruction de la canalisation moderne, la merveille que constitue le parc du Djoudch où des centaines de milliers d’oiseaux, pélicans et autres, viennent hiverner (Fernando Henrique Cardoso et son épouse Ruth en ont gardé un beau souvenir); les basses terres envahies par les bolons du Sine et du Saloum, la presqu’île sauvage de Sangomar (désormais une île en voie de disparition), l’estuaire de la Casamance, ses forêts et ses plages, la haute Gambie et le parc du Niokolo Koba (hélas à l’abandon), le Lac Rose, la côte nord de Kayar à Mboro (avec son lac disparu depuis), le Sénégal oriental de Matam à Bakel et les collines du pays Bassari, ont été nos destinations répétées année après année. Les forêts de baobabs et encore plus extraordinaires celles des baobabs nains de Kédougou, sont uniques au monde. L’extraordinaire 2 Chevaux à bon marché passait partout aussi bien que les couteuses 4 X 4 d’aujourd’hui. Je me garderais de tenter de donner une description de ces paysages que ne saurais exprimer qu’avec une grande platitude. Il y avait, à l’époque, de petites auberges délicieuses un peu partout dans ces coins proches ou reculés. Tenues par des Libanais ou des couples de métis, quelques chambres, une bonne cuisine simple avec les produits du lieu, des hamacs, quoi de mieux ? La clientèle était constituée en grande majorité par les étrangers encore nombreux. Ceux-ci partis, la nouvelle bourgeoisie sénégalaise peu intéressée à connaître son pays (les visites sont réduites aux obligations cérémonielles dans les villages d’origine), ces auberges ont hélas disparu. Dans nos promenades, fréquentes lorsque nous étions plus jeunes, nous voyagions souvent en groupe, avec des amis de Dakar (Alain Bouc et Monique, Fougeyrollas, Marianne d’Erneville, Samba Ndiaye), ma fille Anna, des amis en vacances. A Dakar nous avons habité successivement un appartement, 22 Avenue de la République, 64 Rue Carnot (Immeuble Diop), puis enfin le 7e Etage de l’immeuble classé « Maginot ». A la grande époque de notre jeunesse nous organisons de fréquents festins avec beaucoup d’amis, commandions un mouton « méchoui » entier etc… Mais nous aimions passer des week ends ou de petites vacances dans un lieu préféré, pas trop loin. Nos habitudes se sont portées dans un premier temps sur le côte nord – Mboro – avec son océan toujours furieux, puis sur la douce Somone, les plages de Nianing, enfin à Saly sur la Petite Côte, plus « méditerranéenne » qu’atlantique et bien équipée pour le tourisme. J’adore la mer et les bains de mer. C’est l’un des sujets – mineurs – de désaccord avec Isabelle qui peine à aller plus loin que la cheville dans une eau toujours trop froide pour elle (même quand elle à 23° !). La ville de Dakar a beaucoup changé. En mieux ? En pire ? L’ancien Dakar – faisait contraste avec beaucoup des autres villes coloniales – non seulement elle ignorait (heureusement) l’apartheid dans l’affectation des quartiers (toujours dominant dans les pays anglophones), mais même la discrimination sociale – les riches ici, les pauvres relégués ailleurs. Le vieux privilège des familles Lébou propriétaires du sol, l’implantation de la Medina dans ce qui est devenu le centre- ville, avaient imposé un caractère interclassiste aux quartiers du centre-ville : un bel immeuble (pour riches ou classes moyennes), des voisins du peuple logés dans une vieille maison basse coloniale. La rénovation urbaine et le boom de la construction financée par les nouveaux riches (en bon nombre désormais) ont fait pousser des villas et de grands immeubles confortables, beaux ou moins beaux, qui ont grignoté les zones d’habitat populaire. L’accélération de la croissance de la population urbaine a fini par manger tous les terrains vides ou agricoles qui séparaient Dakar ville de ses banlieues – Almadies, Grand Dakar, Pikine – et désormais de la pointe du Cap Manuel à Rufisque ce n’est plus qu’une suite ininterrompue de quartiers urbanisés. Gorée, patrimoine de l’humanité, a failli sombrer dans le désastre de la modernisation (Ali Khan voulait détruire ses habitations pour construire un « Club Med » pour riches !), et n’a été sauvé que par l’intervention de Senghor et de son ami Mokhtar Mbow alors directeur général de l’Unesco. La Petite corniche reste intacte parce qu’elle n’offre aucun lieu susceptible de déranger son style, mais la Grande corniche ne mérite plus son nom : la mer disparaît derrière les constructions récentes, comme c’est aussi le cas aux Almadies. Nous gardons le souvenir de cette partie de la côte d’une grande beauté sauvage où nous partagions Isabelle et moi, avec Mbaye Mbarick (un rôtisseur de la ville) – seuls – la plage et le déjeuner – lui faisant griller des côtelettes d’agneau, nous fournissant les fruits. Il n’y avait dans ces lieux qu’un restaurant modeste mais bon (de fruits de mer) tenu par un « petit blanc ». Les constructions et les restaurants qui ont fini par occuper toute la côte ont perdu la vue sur la mer masquée par des barraques de vendeurs aux touristes. L’ancien Club Med, qui jouxtait les lieux, agréable, est tombé en décadence. Et l’arrière-plan est désormais occupé par l’immense bastion de l’ambassade des Etats Unis, les bureaux et logements de la CIA etc., le tout à proximité de l’aéroport, évidemment. L’urbanisation récente de Dakar, celle des années Wade, a donc été, pour moi, un désastre. Dakar était une belle ville; on y voyait la mer. On ne la voit plus et de ce fait elle a perdu son attrait pour ses habitants et ses visiteurs. Il ne reste que de toutes petites enclaves : le mini quartier du Port que j’appelle « Port Fouad », parce que ses quatre ou cinq belles villas coloniales me rappellent celles de la Compagnie du Canal de Suez; le mini quartier fermé surplombant la baie de Hann, hélas polluée. Dakar a beaucoup perdu du lustre de capitale culturelle que Senghor était parvenu à lui donner. Le Festival des Arts Nègres n’était pas seulement l’occasion de voir de beaux spectacles. Les débats sur ce que les cultures africaines ont apporté, et continuent à apporter, à la civilisation universelle n’étaient pas de la nature des discours creux qu’on entend souvent sur les thèmes de ce genre. Les meilleurs romanciers, critiques de leurs sociétés (dont j’ai toujours dit qu’ils vous font connaître celles-ci bien mieux que les études de sociologie académique), se chargeaient de leur donner la tonalité politique qu’il faut. Le Festival a donné ses chances à la nouvelle troupe théâtrale sénégalaise. L’un de ses plus grands comédiens – Douda Seck, devenu un ami proche (Douda a été assassiné au Gabon) – régalait son auditoire par sa maîtrise du jeu dans la Tragédie du Roi Christophe, Mac Beth, Lat Dior entre autre. Le Festival fut l’occasion pour nous de faire connaissance, puis nous lier d’amitié, avec le peintre brésilien Tiberio et le peintre sud-africain Sekoto. Le Festival a été suivi de la biennale des Arts, une belle occasion pour voir de près ces productions de peintres et de sculpteurs de qualité dont le Sénégal peut tirer fierté. Mais cette belle tradition se perd : l’art-marchandise s’est ici comme ailleurs emparé des commandes. Saint Louis a échappé au sort de l’urbanisation destructrice de Dakar. La géographie de l’île ne le permettait pas. L’Hôtel de la Poste – escale de la ligne Paris-Santiago des années 1930 – demeure intact, comme la chambre de Saint Exupéry. Le bureau du FTM avait longtemps été logé immeuble Sorano, au dixième étage. L’immeuble abritait le théâtre du même nom qui donnait alors de magnifiques spectacles (théâtre, concerts, danses) où se produisaient les meilleurs artistes sénégalais, incitant les créateurs sénégalais à faire toujours mieux. Senghor tenait beaucoup à cet épanouissement culturel; ses successeurs moins, et le théâtre est tombé dans l’oubli. La Chine a récemment construit deux magnifiques grands bâtiments, l’un abritant une grande salle de spectacles - mais la nature et la qualité de ceux-ci, à venir, restent inconnus -, l’autre le futur musée des civilisations africaines. Dakar en avait besoin : dans le véritable bazar de l’ancien Musée de l’Ifan se côtoient quelques belles pièces et beaucoup de bric-à- brac. Il y avait également dans l’immeuble un petit café où je prenais souvent mon petit déjeuner, fréquenté par les griots et les griottes (l’immeuble d’en face abritait la Radio et la nouvelle Télé). Je me délectais du langage cru de ces personnages, autorisé à être tel par la tradition (ils et elles sont un peu comme les « fous du Roi » de l’ancienne Europe). L’un d’eux était, disait-il, « amoureux fou » d’Isabelle et le lui faisait comprendre par des gestes tout à fait « figuratifs » comme disait Tiberio, qui fréquentait également le lieu. Plus jeunes Isabelle et moi aimions sortir le soir : bars enfumés avec pistes de danse (le Zanzibar au Port) nous connaissaient bien. Les orchestres en Afrique, même les plus modestes, sont toujours de qualité, en comparaison avec l’Europe. La boîte de Soumbedioune (le petit port de pêche) – plus chic – a vu se produire à leurs débuts tous ceux qui sont devenus les noms les plus populaires de la chanson, comme Youssou Ndour. Nous allions souvent danser dans ces lieux. Nous aimions (et aimons toujours) le « gigoté » (terme que j’avais retenu du français de Brazzaville) aux rythmes africains. Les amis qui nous accompagnaient, Momar Sakho, Jacqueline et Augustine, riaient de l’alternance de ce « gigoté » préféré et du « traîne- savates », comme disait Momar, offert aux amoureux. Rue Carnot, à deux pas de notre domicile, il y avait « l’Abreuvoir » où les vendredis, à l’heure de la grande prière à laquelle n’assistait pas la clientèle du lieu, se retrouvaient les personnalités de la franc- maçonnerie sénégalaise – nombreux parmi les politiciens – et leurs collègues français que Fougeyrollas qualifiait, à juste titre, de « social-colonialistes ». Le sénateur des Français de l’étranger, Biarnès (auteur du livre « La fin des cacahuètes » qui rappelait les grands jours du Sénégal) m’y invitait et je me délectais de voir de visu comment se tramaient quelques petites combines politicardes qui pouvaient rapporter. Dans les premières années 1970 j’accordais une certaine importance à fréquenter le Bar Bleu où l’on rencontrait des fonctionnaires de rang élevé. Senghor m’avait apporté un soutien lucide, déterminé et franc dans mes projets concernant l’Idep et le Codesria. Mais je craignais, non sans bonnes raisons, que certains hauts fonctionnaires, sensibles aux arguments de nos adversaires, sabotent mes efforts. Il fallait neutraliser leur hostilité éventuelle. Je m’y employais en discutant avec eux. Je ne les prenais pas à rebrousse-poil; je partais de ce que savais être leurs arguments, ceux de nos adversaires, en décortiquais le sens pour faire comprendre que leur mise en œuvre priverait les peuples africains de l’exigence incontournable qu’ils fassent par eux-mêmes leur expérience historique. Au Bar Bleu je voyais souvent mon collègue et ami Abdoullaye Wade, qui faisait également de la politique; mais toute autre; son objectif était de se faire admettre comme un Président possible. Plus tard, dans les années « Mao », Samba Ndiaye m’entraînait dans les bouges de Colobane (« le maquis ») où l’on côtoyait pas mal de petits brigands et de prostituées. Mais les étudiants « Maos » y avaient élu domicile pour y tenir des séances de discussions passionnées auxquelles je participais avec enthousiasme. Je me contentais d’une seule bière – la Girafe, appelée Abdou Diouf par ce que sa bouteille était fine et longue – tandis que Samba en descendait une bonne douzaine. Lorsque j’écrivais Le Monde des Affaires Sénégalais la recherche m’invitait à faire des visites répétées dans les principales villes du Sénégal, Saint Louis, Thiès, Diourbel, Kaolack, Ziguinchor, mais aussi dans des bourgs qui ont perdu l’importance qu’ils avaient eu au XIXe siècle : Tivaouane, Louga, les escales du Fleuve Sénégal. J’y ai rencontré des centaines de personnes, classées « vieilles familles du Sénégal », dont le lecteur de cet ouvrage découvrira les noms et l’histoire. Cela m’a considérablement aidé à connaître le Sénégal, son histoire vraie; et je me suis fait beaucoup d’amis. Cela m’a permis aussi de connaître un autre Dakar que celui des habitants de la vieille Medina et des quartiers nouveaux de l’époque de Senghor (les SICAP) : le quartier du port. J’allais à cinq heures du matin prendre mon petit déjeuner à l’arrivée des pêcheurs- Sénégalais et Bretons. Grande fraternité de la mer, échanges entre égaux de recettes de protection contre les divinités méchantes de l’Océan. Petit déjeuner « sénégalais » (c’est-à-dire café au lait et tartines beurrées !) ou « français » (c’est-à-dire saucisson et vin blanc !). J’ai toujours été un « homme de café ». J’avais pris l’habitude depuis mes années d’étudiant de m’y installer pour lire ou écrire. Habitude qui ne m’a jamais quitté. Fort heureusement Paris, Le Caire et Dakar sont des villes de cafés. J’en ai fréquenté de curieux – comme le Café de l’Atlantique, au Port où se côtoyaient probablement trafiquants de marchandises volées au port, et peut-être de drogue. A Dakar centre, avenue Lamine Gueye : la « Coupole » – imitation de celle de Paris, le Laetitia, l’Esterel (dans le jardin de notre immeuble) – désastre de désolation aujourd’hui – relayé fort heureusement par le Café (Restaurant et boîte de jeux) de Rome. Durant de nombreuses années je filais, après le déjeuner, au « Ponton », boire un café et me jeter à la mer. La politique et les amis J’ai déjà dit que le peuple sénégalais dans l’ensemble et donc un bon nombre de ses intellectuels, sont davantage et mieux politisés qu’ils ne le sont dans beaucoup d’autres pays. Il devenait évident, de ce fait, que nous allions nous faire beaucoup d’amis, proches ou moins, mais toujours sincères. L’histoire du Sénégal politique que j’ai connue commence à Paris avec la création de la Feanf. Amady Aly Dieng, qui en fut l’un des pères fondateurs et son historien unique, devenu un ami proche depuis cette époque, disparu récemment, m’amène à rappeler ces origines lointaines. J’ai donc connu le PAI première version du début des années 1960, en particulier son leader – Majmoud Diop – rencontré à Bamako en 1961- 1962 puis retrouvé à Dakar, son lieutenant - Momar Sakho, sa charmante épouse la métis malienne Jacqueline et sa sœur Augustine – également côtoyés à Bamako puis fréquentés en amis proches à Dakar. Ce premier PAI (Parti Africain de l’indépendance) était mal préparé pour comprendre le potentiel porté par le 68 sénégalais et ses suites. Histoire courante dans les partis communistes de l’époque. La relève allait être faite par des organisations diverses, les unes se réclamant du maoïsme, les autres d’obédiences idéologiques difficiles à cerner. Nos amitiés les plus proches ont été tissées dans ce moment des luttes politiques, entre 1963 et 1975. J’avais eu à Paris-Vincennes quelques étudiants africains brillants, devenus des amis proches et que ma mère, qui les aimait beaucoup, recevait à la maison pour les gâter de bons plats. Tous casse-cou. Abdousalam Kane est mort dans un accident d’auto à Bamako, Michel Keita, le Nigérien, est mort brûlé dans sa voiture, transportant une mauvaise bouteille de gaz qui a explosé. Seul Alioune Sall, que j’engageais à l’Idep, a fait depuis son chemin, brillant évidemment. Ils fréquentaient tous Oumar Blondin Diop, que je rencontrais avec sa copine du film « La Chinoise » dont j’ai parlé dans mes Mémoires. J’ai retrouvé Oumar à Dakar et ai suivi sa fin tragique, assassiné dans la prison de Gorée. Tous les enfants de la famille Blondin, comme le père et la mère, nous sont très chers. Les jeunes et moins jeunes « Mao » ont compté parmi nos amis les plus proches. Liste longue. Samba Ndiaye avait déjà été avec moi au Comité de rédaction de la Revue Révolution (1963) à laquelle j’ai fait référence dans mes Mémoires. Le cours de philo qu’il donnait au lycée de Kaolack (j’ai assisté à l’une de ses séances) était une merveille. Mais dès cinq heures du soir Samba plongeait dans la boisson; et j’ai été malade pour avoir ingurgité un pour cent de ce qu’il a bu devant moi ce soir-là. Samba est mort jeune, alcoolique. Nos tentatives de le soumettre à des cures désintoxication ont échoué; Samba organisait le trafic des boissons dans l’hôpital ! Les écrits qu’il avait promis de me confier et qui auraient été d’importance se sont envolés dans l’alcool. Abdoul Wahab Diène était journaliste au Cafard Libéré. Il a été très probablement assassiné – mort sur le coup, comme quelque temps plus tôt un collègue du même journal, après avoir bu un « café ». Sa dénonciation documentée de la corruption lui valait beaucoup d’ennemis haut placés. La famille n’a pas voulu de l’autopsie, comme c’est souvent le cas au Sénégal. Le Cafard Libéré a donc disparu. Marianne d’Erneville était haute en couleur, une dizaine d’époux et autant de fils et filles. Je pourrai écrire des pages relatant les aventures audacieuses de Marianne, pleine d’humour. Marianne est décédée en 2016 à l’âge de 94 ans. L’ouvrier typographe Dramé, par la suite émigré à Paris, nous a confié son fils Moctar que nous avons aidé de notre mieux dans toutes ses tentatives répétées mais infructueuses de se lancer dans le commerce, au Sénégal et Côte d’Ivoire. Et beaucoup d’autres : Magne Faly Diouf qui nous a offert l’épée avec laquelle son aïeul, chef Sérère, avait combattu les Français; Guiguite Sadji, la fille pleine de talent, mais alcoolique, de l’écrivain et compagne de Douda Seck; Doudou Wade, révoqué par la Banque Centrale pour ce que j’ai appelé « refus de corruption »; Doude Sine, retrouvé au Cesti (l’école de journalisme que Fougeyrollas et un bon canadien avaient contribué à créer et où je me produisais de temps à autre), m’a toujours ravi par son humour fin : « parisianisme suranné avec retombées tropicales » avait-il dit un jour, spontanément, d’un auteur politique burkinabé (la Haute Volta à l’époque). A l’Université de Dakar, entre 1968 et 1970, j’ai également eu quelques étudiants excellents, devenus des amis : le jeune libanais Charbel Zarour, engagé avec les Sénégalais dans les bons combats politiques, et bien d’autres. Je me suis lié d’amitié avec mon collègue Abdoulaye Wade (le futur Président). Abdoulaye passait toute sa journée à « faire de la politique », laquelle consistait à recevoir des individus de tous rangs et qualités, du peuple et de la société aisée, auxquels ils rendaient des services également de toutes natures (recommandations ici ou là). Comme je lui disais qu’il « perdait son temps », il me répondit : c’est toi qui fait de la politique qui ne te servira à rien, moi je serai Président. Il se constituait une clientèle première, dans cette perspective. J’ai frayé Cheikh Anta Diop, pour lequel j’éprouvais beaucoup de sympathie (réciproque je crois), en dépit de nos discussions rendues difficiles par sa volonté de se distinguer par un antimarxisme maladif. Nous partagions beaucoup avec Fougeyrollas, alors directeur de l’Ifan, et sa verve féconde périgourdine remplissait ses auditeurs de joie. De surcroît dans les batailles verbales au Conseil Economique et Social (où Senghor m’avait fait nommer pour y représenter le monde universitaire – de 1967 à 1971), comme dans ceux concernant la réforme de l’Université (de 1968 à 1970), cette verve autant intelligente que brillante était la meilleure arme en notre possession, face au mur du refus de discuter sérieusement de la majorité des membres de ces institutions. Bien entendu j’ai également fréquenté avec quelque assiduité un bon nombre des professeurs de l’Université, dont certains sont devenus de véritables amis. La liste en serait longue : Boubacar Barry, Makhtar Diouf, Boubacar Ly, Bakary Traoré, Mamadou Dansokho, Pathé Diagne et d’autres. Les dirigeants des partis majeurs de l’opposition de gauche – Abdoulaye Bathily et Landing Savané – ont occupé une bonne place dans les débats qu’ils organisaient et auxquels je tenais toujours à participer. Puni par le gouvernement pour ses prises de position, Bathily avait été mobilisé et envoyé à la frontière dangereuse de la Guinée Bissao. Isabelle lui envoyait régulièrement des colis. Tous ces partis – grands et petits – sont partis en fumée, les uns (les Maos) dans les années 1970- 1980, And Dieuf (le parti de Savané qui inspirait de grands espoirs) plus tard par l’option de sa soumission aveugle au régime du Président Wade. Seul le PIT (Parti de l’indépendance et du Travail) a survécu, certainement grâce à l’intelligence active de son leader historique, Amath Dansokho et de Magatte Thiam. La liste des personnalités politiques que j’ai bien connues est longue : Moustapha Niasse qui, alors Ministre des Affaires étrangères a signé l’accord de siège dont le FTM bénéficie, Mokhtar Mbow, Ibrahima Fall, Habib Thiam, les dirigeants de l’organisation paysanne ROPPA, Habib Sy et d’autres. J’ai été invité à plusieurs reprises par l’Université des Mutants à Gorée, dont Senghor voulait faire une grande chose; mais qui n’a pas eu de suite. J’ai bien entendu été toujours ou presque en rapports fréquents avec les responsables du Codesria et de l’Enda, entre autre lorsque la véhémente Burkina bé, Joséphine Ouedraogo, a tenté de lui redonner une nouvelle vie. J’ai déjà dit que mon jugement sur Senghor est beaucoup plus nuancé que celui des jeunes de la gauche radicale sénégalaise. L’histoire lui saura gré d’avoir consolidé dans la société de son pays le respect de la liberté de pensée, et par ce moyen évité que la catastrophe sociale devienne le terreau d’explosions ethnicistes ou du terrorisme de l’Islam politique réactionnaire. Houphouet n’y est pas parvenu et le désastre social prévisible par lequel s’est clos le chapitre du « miracle » de cette mise en valeur coloniale tardive a immédiatement produit l’éclatement du pays et une dérive qu’il sera difficile à surmonter. Il y avait donc dans l’entourage de Senghor des acteurs politiques qui se dépensaient pour faire avancer les choses, dans le bon sens. Doudou Guèye (et son épouse Marie Louise), revenu d’exil à Bamako où nous avions fait sa connaissance, était de ceux-ci. Marie Louise a longtemps organisé après la mort de Doudou, un déjeuner hebdomadaire où se retrouvaient un bon nombre d’anciens, et auquel Isabelle et moi participions régulièrement. Nous avons lié beaucoup d’autres amitiés à Dakar. Avec Alain Bouc, directeur du bureau de l’Isea dans les années 1960, et son épouse Monique. Avec les collègues de l’Idep bien sûr, en particulier Amoa (décédé jeune après son retour au Ghana), Founou (toujours l’ami le plus proche, co-coordinateur du bureau du FTM à Dakar jusqu’à ce jour) et sa petite famille, Fawzy et Gerda, Hector Silva Michelena et Adicea, Norman Girvan, Joseph Van den Reysen, Cadman Atta Mills (passé à la Banque Mondiale, ça paye mieux !), la jeune américaine Barbara Stuckey. Je ne reviendrai pas ici sur les développements plus fournis concernant le Forum du Tiers Monde (Cf. Mémoires). Un bref rappel seulement. Le FTM est certainement un lieu de rencontres fréquentes des anciens et d’ouverture à des amis chers venus plus tard, Chérif Salif Sy, le pilier sénégalais du Forum, Dembélé dit Dembus et d’autres. Notre secrétaire, Lily ne nous apporte pas seulement un soutien administratif efficace; elle est un membre de notre petite famille comme je l’ai déjà expliqué dans mes Mémoires; Robert Coly n’est pas seulement notre chauffeur, il a ses entrées dans toutes les administrations et facilite les démarches comme peu sauraient le faire; Ibra Djitté complète le tableau de ces collaborateurs et amis. Sans cette grande famille d’amis très proches, nous serions probablement demeurés, Isabelle et moi, des étrangers travaillant à Dakar. Grâce à eux nous sommes des Sénégalais. Paris et Le Caire : la vie quotidienne Mes Mémoires sont celles d’un animal politique, comme je le disais dans leur présentation. L’accent y est donc placé sur les combats politiques qui en constituent la trame, même si ceux- ci sont rapportés à partir de ma participation individuelle, comme le veut le genre « Mémoires ». Et, bien que des références à ma vie personnelle n’y soient pas absentes, je souhaiterais apporter ici quelques compléments. La nature m’a doté d’une bonne mémoire de mes lectures, des faits et des personnes rencontrées, qui ne s’est pas encore estompée (j’ai eu 85 ans en 2016). La faiblesse extrême de ma constitution physique à ma naissance, qui aurait pu être fatale comme je l’ai dit dans mes Mémoires, m’a obligé à renforcer ma volonté. Je me suis, par ma seule volonté, soumis à un régime alimentaire très strict jusqu’à l’adolescence, j’ai vaincu mes craintes de la mer (et suis parvenu à devenir un bon nageur). Cette volonté a certainement fortifié mon choix d’une vie de militant combatif. Dans mes récits je ne règle aucun compte personnel. Je ne suis guère intéressé que par les personnes qui se sont trouvées associées dans nos combats communs. Et j’en ai aimé beaucoup, en amis proches. A l’égard des adversaires, je reste d’une grande froideur, et m’efforce de rester objectif dans mon jugement. Je pourrai adresser à certains des lettres que j’aurai conclues par la formule « Veuillez agréer, Monsieur ou Madame, l’expression de mon profond mépris ». La formule inaugurée par mon ami Yves Bénot, m’avait beaucoup plu. La vie quotidienne à Paris et au Caire J’ai déjà fourni dans mes Mémoires ce qui me paraît constituer l’essentiel concernant le Paris de mes années d’étudiant. Par la suite, à partir de 1960, les va et vient entre Bamako puis Dakar, et Paris et Le Caire méritent peut être que j’en dise ici quelque chose. Ma mère et ma grand’mère avaient été contraintes de quitter la maison de Port Saïd après la guerre de 1956, puis celle de 1973. Elles se sont installées dans notre appartement 3 Rue Xaintrailles, acheté en 1963. Ma sœur, après son divorce, les y a rejoint. C’est alors que, pour les mettre à l’aise, j’ai acheté l’appartement du 5e étage (le nôtre est au 6e). Un peu plus tard nous achetions le deux-pièces contigu à l’appartement occupé par ma mère. « L’hôtel Amin » comme l’ont appelé les usagers permettait de recevoir nos amis sans empiéter sur nos intimités. Leila, ma sœur, était une femme courageuse. Elle faisait le va et vient quotidien entre Paris et Sarcelles où elle exerçait son métier de pharmacienne, empruntant ma petite voiture. Elle avait vécu avec son époux allemand – Gérard – et son fils adolescent – Eric – à Nancy (où ma mère et ma grand’mère l’ont rejointe), Gérard y exerçant sa fonction de directeur du Goethe Institute. Mais cela n’allait pas, le couple se défaisait et le divorce a suivi. Retour à Paris, Rue Xaintrailles. Par la suite Leila s’est installée à La Ciotat, où ma mère l’a rejoint (ma grand’mère était morte, en 1975). Et où ma sœur est décédée (en 1985). Entretemps ma mère était retournée s’installer dans la maison de Port Saïd qu’elle n’a quitté définitivement qu’après son accident (os du fémur) en 1981. A l’époque je ne connaissais pas encore bien Eric, adolescent puis jeune marié à Doris. Nous aimions beaucoup son père, en dépit de ses déboires avec ma sœur. Par la suite Eric a repris le contact avec nous; et lui et sa petite famille (Doris et son fils Patrick, jeune homme désormais) sont devenus des êtres très chers pour nous; un très bon neveu. Nous le voyons régulièrement à ses passages par Paris, ou à Moscou, qu’il aime et où il occupe le poste important de directeur du Crédit Agricole (français) pour la Russie. Je profitais des vacances passées en France pour partir avec Isabelle, ma mère et ma grand’mère, en longues randonnées. Visites systématiques de tous les coins de France, le Sud- Ouest et les Cévennes que mère et grand’mère ne connaissaient pas, vacances d’hiver à Megève que ma mère aimait (et nous aussi) ou en Bretagne, à Perros Guirrec, lieu du souvenir de son enfance, en Alsace et ailleurs. Dans notre vie parisienne quotidienne, Isabelle et moi, nous fréquentions quelques lieux privilégiés où nous rencontrions nos meilleurs amis. La Coupole était l’un d’eux. Une Coupole qui n’était pas encore ce qu’elle est devenue et que fréquentaient alors encore beaucoup d’artistes, dont quelques véritables amis. On y dinait fréquemment. Et ma grand’mère, à l’âge de 95 ans peut être (ou plus) me priait de l’y emmener, même à minuit (« je m’habille et je viens »), y manger des huitres ! J’ai également consacré le mois de préparation à l’agrégation à La Coupole ! Je m’y rendais tous les jours pendant le mois qui précédait le concours, après mon déjeuner léger à la maison, y passais l’après-midi à lire le « Barre », attentivement, crayon en mains, pour y noter les idées importantes, ou les sottises dites avec élégance. Le soir Isabelle et des amis m’y retrouvaient pour le dîner. L’autre lieu de nos visites répétées et agréables était la « boutique-café » comme je l’appelais – la Galerie que Raymond Aghion tenait Boulevard Saint Germain. Raymond était un être exceptionnel, pour sa générosité et sa lucidité politique engagée; mais il était fort mauvais commerçant. Toutes les affaires successives dans lesquelles il s’est investi ont davantage mangé graduellement son héritage (considérable) que rapporté des bénéfices ! Un client entre dans la Galerie, il se gardait de « faire l’article ». Regardez. Il passait donc son temps à discuter – avec nous ou d’autres visiteurs – de politique, bien entendu. Nous y avons croisé Albert Cossery, qui ne lisait pas les journaux disait-il (« parce que je ne lis pas l’hébreu » ) pour marquer l’antisionisme que nous partagions avec Aghion. Yves Bénot, ami très proche, rendait des visites fréquentes à la Galerie. La charmante Fiametta gardait la boutique – sans s’adresser aux clients éventuels – en dessinant de petits croquis amusants qu’elle appelait « l’opoponax ». Autre anecdote amusante : un peintre russe (dont j’ai oublié le nom) fréquentait la Galerie pour jouer aux échecs (et gagner) avec Raymond. « Moi, avance dame ». Comment dis-je « il ne parle pas le français ». Non, répond Raymond : « il y a seulement cinquante ans qu’il est à Paris » ! A Paris nous avions, Isabelle et moi, des engagements politiques qui nous mobilisaient fréquemment. J’ai déjà dit dans mes Mémoires comment j’avais rencontré Isabelle étudiante et ce qu’elle a fait par la suite (La Fédération des Locataires) avant le retour en Egypte. A Dakar, après Bamako, elle a continué à exercer sa profession d’institutrice, à l’école Kléber, puis après que la Mission française d’aide et de coopération ait mis un terme à son contrat (pour des raisons politiques évidentes), en qualité de directrice de l’école privée Blanchot. Peu après 1968, Isabelle s’était rendue en France. En voyage à Londres elle a dû être hospitalisée pour une obstruction intestinale mal soignée dans cette capitale, rapatriée en urgence en France où elle a été sauvée du pire. Contrainte de rester un an de plus à Paris, alors que j’étais à Dakar, en ma qualité de directeur de l’Idep, elle a côtoyé et bien connu les « Maos » français avant et mieux que moi. L’appartement de Jean Baby et Renée Bourdon était leur repaire, celui en particulier de la Gauche Prolétarienne. Bien des histoires amusantes, avec le recul du temps. Comme celle du camarade guinéen, malade, recueilli chez nous avant d’être transféré chez Suzanne Prou, et la visite inopportune de Geismar. Charles et Suzanne Prou, leur fille Françoise, ont été, jusqu’à leur décès, des amis intimes. Bien entendu, lors de mes passages à Paris je renouvelais ces contacts. Nos interventions politiques à Paris, celles d’Isabelle et de moi-même, étaient diverses. En premier lieu les rencontres fréquentes avec Jacques Vergès, dans les années 1960 (de Bamako) alors qu’il défendait le FLN Algérien. Jacques était alors un ami intime, et son épouse Karine (Colette) également. Avec Ngo Manh Lanh, la revue Révolution sur laquelle je me suis exprimé dans mes Mémoires était notre quartier général. Nous avons par la suite pris des distances lorsque Jacques, sorti de sa « clandestinité » après le départ d’Alger (une fausse clandestinité bien entendu), s’engageait dans une voie nouvelle que nous jugions (et jugeons) sans principe. J’avais choisi également de m’engager, aux côtés de Jean Pronteau et de Jonas, dans les activités que la revue L’homme et la Société et les éditions Anthropos conduisaient, notamment en rapport avec leur participation à la conférence annuelle de Cavtat (référence faite dans les Mémoires). Pronteau avait choisi d’entrer au Parti Socialiste, bien avant l’élection de Mitterand, pour tenter d’y faire avancer une gauche radicale et cohérente. Pronteau, Bénot, Isabelle et moi, entre autres, discutions ferme et fréquemment de cette possibilité, de ses chances (que nous jugions faibles mais non inexistantes à l’époque) et des obstacles à sa progression. Bénot a toujours été, depuis les années 1950, un intime. Isabelle et moi aimons la peinture. Inji Eflatoun, la sœur de Bouli, épouse d’Ismail, camarades et amis chers depuis nos années d’étudiants à Paris, est peintre. Ils sont tous morts, Inji la première (bien que la plus jeune), puis Ismail et Bouli. Isabelle et moi-même rencontrions fréquemment Inji chez sa mère, où elle habitait et peignait, rue Hassan Sabri, à Zamalek. Nous aimons beaucoup sa peinture et sommes devenus de bons amis. Inji avait été filmée, peu avant sa mort. A la fin du documentaire, elle part sur un âne, dans la campagne égyptienne, et son image s’estompe lentement, comme allait l’être sa vie. Mona Zaalouk, égyptienne elle aussi, et peintre que j’aime, habitait Paris, dans le quartier de l’Horloge, où je me rendais de temps à autre, pour dîner avec elle et quelques amis. La Galerie Aghion nous a fait connaître personnellement Mata, dont malheureusement les tableaux étaient trop onéreux pour notre bourse. Anna Stein, rencontrée avec son époux, collègue algérien à l’Université de Vincennes-Saint Denis, nous a vendu l’un de ses beaux tableaux. Rebeyrolle et sa compagne Papou – fille d’une émigrée arménienne pauvre - nous avaient été présentés par Pronteau. Nous avons sympathisé immédiatement et sommes devenus de grands amis, que nous visitions régulièrement dans son atelier de Paris (près de l’Avenue du Maine) puis en Bourgogne. Sa très grande peinture est éblouissante. Nous avons « travaillé » ensemble, pour la confection d’une série de ses merveilleuses lithographies. L’ouvrier-artiste, le peintre, moi-même, discutions des couleurs à choisir, faire et refaire. J’ai écrit, en vitesse, dans un café près de la Galerie Maeght, mes commentaires sur ces lithos, édité avec grand luxe par la Galerie Maeght; et je garde précieusement les exemplaires qui m’ont été offerts pour « prix » de mes commentaires, appréciés par Rebeyrolle. Nous avons rendu visite à son petit musée de Haute Vienne, à Eymoutiers, où il avait commencé sa vie dans la résistance aux nazis. Beaucoup d’émotion face à sa tombe et à celle de son chien fidèle. Tiberio était venu (avec Sekoto) au Festival des Arts Nègres à Dakar. Il devait y passer un mois. Il est resté à Dakar huit ans ! Nous le voyions très souvent et lui avons acheté trois peinture désormais à Paris et deux sculptures, restées à Dakar (nous avons donné celle qui est trop lourde à Adrien Diop qui avait repris notre appartement du 64 Rue Carnot, l’autre est dans notre appartement de Dakar). Acheté également deux tableaux à Sekoto. Tiberio allait quotidiennement déjeuner chez « Nanette », un restaurant tenue par une Cap verdienne. Il signait des bons dont il pensait avoir réglé la valeur par les peintures de décoration des murs du restaurant. Soudain Nanette lui adresse par huissier la facture. Sur mes conseils Tiberio lui renvoie par le même huissier sa note de peinture, d’une plus forte valeur ! Le Tribunal, après avoir entendu quelques témoins (dont moi), considère que les deux factures se compensent. Bien gagné. Tiberio était plein d’humour. Il avait proposé une affiche aux Chemins de fer sénégalais où se produisaient les animaux d’un parc (lions, antilopes, girafes et autres), en rang le long de la route, observant les touristes dans leurs tenus ridicules et disant : « tiens, cette espèce-là, on ne l’avait pas encore rencontrée ». La fille de Tiberio, qui vit à Paris, est devenue par la suite notre amie. L’écriture m’amenait par la force des choses à rencontrer des éditeurs parisiens. Dès mon retour d’Egypte, en 1960, Jacques Vergès me mettait en relation avec Jérome Lindon (Les Editions de Minuit, Rue Bernard Palissy). Grande discussion et sympathie réciproque rapide. Devenu véritablement amis, j’appréciais l’humour lyonnais froid de Lindon, style Louis Jouvet. Il y avait dans le bureau, plaqué au mur, une affichette qui disait « A retourner en cas d’incendie ». Je la retourne, « Non, imbécile, en cas d’incendie seulement ». J’éclate de rire. Lindon me dit : bon test; il y a ceux qui la regardent et n’osent pas la retourner en ma présence; il y a ceux qui l’ayant retournée, pendant que je me suis absenté aux toilettes, sont furieux d’avoir été insultés ! Les Editions de Minuit ont publié – toujours rapidement – beaucoup de mes livres, dont le plus « classique » (Le développement inégal) qui m’a valu d’être mentionné comme le père-fondateur d’une théorie nouvelle de l’économie politique de la mondialisation capitaliste. Ma complicité politique avec Pronteau m’a amené à publier dans la collection Anthropos (reprise par Economica avant de disparaître) quelques ouvrages, dont l’édition de ma thèse de doctorat écrite en 1955- 1956, sous son titre vrai, L’accumulation à l’échelle mondiale, reprise dans une forme plus lisible dans Le développement inégal. Anthropos s’engageait à publier une collection Idep, à laquelle je tenais pour faire connaître en France les jeunes (et moins jeunes) auteurs africains critiques. La même proposition, que j’ai faite à l’Harmattan, acceptée, m’a aussi conduit à proposer à cet éditeur, quelques-uns de mes ouvrages. Plus tard les combats courageux contre la pensée unique, désormais dominante, conduits par les éditeurs du Temps des Cerise (et mon amitié pour Francis Combe, sa compagne Patricia et sa fille Juliette), de Delga, des Indes Savantes (et mon amitié pour Frédéric Mantienne), m’ont convaincu de participer à leur luttes en leur proposant quelques livres. Les Indes Savantes ont publié mes Mémoires en 2015. Le lecteur pourrait s’étonner que les grandes maisons françaises d’éditions (Gallimard, Le Seuil, Flamarion) – sauf à de rares exceptions Les Presses Universitaires (disparus !) et La Découverte - soient restées sourdes à mes offres. Cela illustre, hélas, le caractère timoré de l’édition française, sa préférence pour les best sellers médiocres, peut être son chauvinisme, partagé par beaucoup d’universitaires français (dont certains m’ont simplement plagié !), enfin ce que nos amis d’outre- Manche ont qualifié à juste titre de « pensée tiède ». J’ai pourtant été toujours publié « rapidement », ce que je voulais, comme probablement tous les auteurs. Mais surtout j’ai été immédiatement traduit, en anglais (en Grande Bretagne, aux Etats Unis, en Inde), en espagnol (par El Viejo Tepo et Iepala en Espagne, d’autres en Amérique latine) et en portugais, en italien, en allemand, en chinois (avec une rapidité vertigineuse et de très fort tirages), en russe enfin, récemment, après avoir été boycotté en Union Soviétique. J’ai été souvent traduit en arabe; mais j’ai moi-même écrit directement dans cette langue des ouvrages importants, le plus souvent un peu différents des versions françaises dont je m’inspirais, de manière à répondre aux attentes d’un public différent. A Londres le talentueux Robert Molteno, fondateur de Zed, avait adopté une ligne radicale, et est devenu un ami. Ses successeurs ont graduellement cédé aux pressions de la mode. Un peu comme François Gèze, dont la Découverte a rompu avec la ligne radicale de Maspéro. A New York par contre Monthly Review Press, fondé par Baran, Sweezy et Magdof, qui furent mes amis les plus chers aux Etats Unis, n’a jamais cédé. On le doit à la personne forte et intelligence qui leur a succédé, John Bellamy Foster. Monthly Review Press, qui a publié pratiquement tous mes livres en anglais, porte très haut le flambeau de cette maison prestigieuse, connue dans le monde entier. Au Caire Madbouli, qui se situait à l’avant-garde de la publication courageuse, était un ami, plein d’humour, de surcroît talentueux, bien que n’ayant pas été très loin dans ses études. Ses héritiers ont cédé aux pressions islamistes. Dar Sina, dirigée par une militante guerrière (que j’appelais madame Kalachnikof), a disparu avec sa patronne. Dar el Thaqafa al Gadida, mais surtout Dar el Ain, comptent aujourd’hui parmi les maisons d’édition les plus respectées. A Beyrouth, qui reste une autre capitale de la culture arabe, les maisons prestigieuses, Dar el Farabi (et sa revue Al Tarik), Dar el Adab, Dar el Saqi ont publié beaucoup de mes ouvrages. Je mentionnerai également les Editions Apic, à Alger, dont les patrons, Samia et Karim, sont des amis chers. Mes livres ont généralement été simplement ignorés par les économistes conventionnels. Par contre leur lecture a été bien reçue dans les milieux politisés des pays du Sud, en Chine, et fait l’objet de critiques par un certain nombre de marxistes occidentaux. Ceux qui ont reconnu que les développements théoriques que je proposais apportaient du nouveau – qu’ils fassent leur ou pas – m’ont valu l’inscription au dictionnaire Larousse, une présentation correcte dans le Biographical Dictionnary of Dissenting Economists (ed Professor Malcolm Sawyer; Edward Elgar, UK, 1990), une autre par Gilles Dostaler (Alternatives économiques, 2012), un livre-résumé excellent de Gabriella Roffinelli (Argentine, 2006), des reprises dans quelques bonnes thèses (comme celle de Fouad Nohra), ou par un lecteur japonais attentif dont j’ai repris les conclusions, des éloges de John Saul, d’Issa Shivji, de Norman Girvan, de Z. Zigedy, des comptes rendus précis et positifs de John Bellamy Foster, de Helmy Shaarawi (et l’édition en arabe d’un ouvrage débat à cet effet). Dans sa lecture de mes écrits anciens Aidan Foster Carter réfute bon nombre des critiques sérieux de mes contributions théoriques, en rappelant que celles-ci sont le produit de recherches empiriques préalables, ignorées par ces critiques. Ces critiques se partagent entre (i) les défenseurs du libéralisme conventionnel (comme Sheila Smith ou Goran Hyden, passé du jour au lendemain du soutien inconditionnel à Nyerere au service de la Banque Mondiale !) qui ont donné en « contre preuve » de mes thèses l’exemple du succès … du Kenya ! (ii) les porte- paroles de l’Académie Soviétique (Oleg Bogomolov) qui rejettent sans discussion ma critique « déviationniste » de la « voie non capitaliste » (iii) des académiques anglo-saxons d’obédience trotskyste qui considèrent que la seule révolution socialiste possible sera celle du prolétariat des pays avancés, même s’il n’y a pas de signes que celle-ci soit à l’ordre du jour du probable dans l’horizon visible. Le seul fait que je transfère la question aux perspectives qu’ouvrent potentiellement les luttes des peuples des périphéries constitue pour eux une déviation de la dogmatique marxiste telle qu’ils la comprennent. Ma lecture de Marx est différente; elle n’est pas celle d’un « marxologue », plus ou moins dogmatique, mais celle d’un militant marxiste et communiste et doit être discutée comme telle. Je renvoie ici à deux écrits récents qui font le point sur cette question : (i)Popular movements toward Socialism, Monthly Review 2014; (ii) Lire Le Capital, lire les capitalismes historiques (conférence donnée à la Sorbonne en février 2016). J’ai toujours estimé utiles les critiques, et ne les ai récusées d’un revers de manche que lorsqu’il s’agissait d’aboiements d’auteurs en mal de reconnaissance. Les critiques sérieuses m’ont amené à corriger des erreurs, ou à préciser mes concepts, comme celui de déconnexion par exemple. Retour à davantage d’intimité Isabelle et moi aimons beaucoup les animaux, chats en particulier. Nous en avons presque toujours eu, à Paris étudiants, à Dakar. Et la petite chienne de Mounira – Coco chanel – nous rend désormais des visites délicieuses. Isabelle, beaucoup plus que moi « sent » les animaux qui lui rendent son affection. Une guenon chimpanzé de Mbour, enfermée dans une cage, caressée par Isabelle, lui a offert en retour, en « cadeau » … un bouchon de coca cola. Dans la forêt amazonienne une autre petite guenon, considérée comme « folle et renfermée » par ses gardiens, a consenti à elle, et elle seule, à tendre la main. Mais le plus suffocant a été le tigre de Chine qu’Isabelle a osé caresser. Le propriétaire disait que c’était possible parce qu’Isabelle est née l’année chinoise du tigre ! La photo que j’ai prise n’est pas celle d’un tigre empaillé ! Avec l’âge nous sommes devenus, dans nos séjours à Paris, plus casaniers. Moins de sorties lointaines, préférence pour les restaurants proches (en particulier le Gloria en bas de chez nous), amitié affectueuse et solide avec Mounira. Nos fréquentations répétées se sont rétrécies, réduites à quelques- uns des plus proches amis. Isabelle et moi aimons le cinéma; et Paris est sur ce plan l’une des villes les mieux équipées. A Dakar les cinémas ont disparu, remplacés par les DVD qu’on regarde sur sa télé. Mais nous ne fréquentons plus guère les salles de cinéma à Paris ou ailleurs, pour la simple raison que depuis quelques années le triomphe de l’esprit mercantile a assassiné la production culturelle de qualité. Les grandes écoles des cinémas français, italien, américain, soviétique, indien n’ont pas d’héritiers. Les producteurs marchands ne font guère qu’imiter les inventeurs de jeux stupides qui ont envahi les tablettes à la portée gratuite de tous. Les bons films, comme les bons livres, se font rares et pâtissent de manque de moyens. La crise du capitalisme vieillissant est aussi celle de la culture et de la civilisation modernes. J’ai toujours été un mangeur de livres, scientifiques, politiques, romans (qui vous apprennent plus sur la réalité des sociétés que les études sociologiques) et poésie. Ayant horreur de la lecture en salle de bibliothèque, j’achète mes lectures (et en reçois quantité !). Les murs de nos appartements sont tapissés de rayons remplis à craquer (je crois posséder environ 20 000 livres et exemplaires de revues). J’ai de la difficulté à lire sur l’ordinateur ou sur une liseuse; tenir en mains un livre papier est irremplaçable. Mon respect pour les livres ne me permet pas d’imaginer en remplir des cartons, jetés à la cave. Je souhaiterais donc les donner à des bibliothèques. Hélas, les preneurs se font rares; les bibliothèques préfèrent désormais la transcription numérique. Ce progrès technologique entraîne, à mon avis, une conséquence néfaste majeure : il décourage la lecture attentive pour laquelle le livre papier est incontournable. De surcroît le numérique ne donne aucune garantie de durabilité. Les peintures rupestres ont tenu 30 000 ans, les bas-reliefs égyptiens 5000, les manuscrits 1000; alors que la durée de vie des DVD est de 50 ans ! On veut nous rassurer en faisant observer que les Banques de données (Data Centers) garantissent la reproduction continue de toutes les informations, reprises à chaque étape du progrès technologique. Le renouvellement permanent des technologies imposé par la poursuite insensée de la rentabilité financière menace néanmoins les usagers du système : les disquettes en usage il y a 20 ans sont désormais illisibles ! Le numérique ne constituera un progrès rationnel que si son mode de gestion est revu de fond en comble et conçu dans un cadre de socialisation qui garantisse la conservation des informations dans la longue durée. La « mode », à l’américaine, méprise l’histoire pour ne s’intéresser qu’à l’immédiat. J’éprouve toujours beaucoup de difficulté à parler de ma fille Anna, née en 1976. Son suicide encore jeune, en 2004, est la douleur irréparable de ma vie. Enfant nous la baladions, Isabelle et moi, au Parc Monsouris. Elle me corrigeait : « on ne dit pas mon souris, mais ma souris » ! Plus tard on discutait de tout, souvent, à Paris, comme à Dakar (au Niokolo Koba, à Saly), en Egypte (au Caire, en Haute Egypte sur le Nil) que je voulais qu’elle connaisse. La vie quotidienne au Caire J’en ai donné un compte rendu dans mes Mémoires pour ce qui concerne les années dures de la clandestinité nassérienne (1957-1960). De retour à partir de 1982, nous avons tout d’abord, pendant des années, continué à habiter Port Saïd, dans la maison familiale avec ma mère. Mais il me fallait alors, avec Isabelle, faire le voyage fréquent au Caire (où nous logions à l’hôtel) pour y poursuivre mes activités politiques et sociales nouvelles, centrées autour du Markaz (le Centre Arabe et Africain de Recherches) dont le Président était Fawzy Mansour (j’ai pris la succession) et le directeur, à qui l’on doit tout pour ce qui est de l’existence même de ce centre, Helmy Shaarawi devenu, avec son épouse Tawhida, des amis intimes. Puis nous avons fini, ma mère et moi, par vendre la maison de Port Saïd et, avec une bonne partie de son prix, acheter l’appartement que nous occupons toujours, sur la corniche du petit Nil, à Zamalek. Le fils de Mohamad et Zeinab Ezzet, Ziad, nous a beaucoup aidé pour trouver l’acheteur et organiser le déménagement. Ziad était un grand artiste, hélas insouciant et buveur, mort jeune. Sa veuve, Heba, que nous respectons beaucoup, a consacré toute sa vie à l’éducation de leurs enfants. Le frère aîné de Ziad, Tarek, installé en France, est un peu notre fils adoptif. Brillant ingénieur en électronique, il est mon « coach » pour ce qui concerne l’installation et la manipulation de mes machines et de nos sites FTM. Avec l’âge nous sommes également devenus plus casaniers lors de nos séjours au Caire. Quand même quelques grandes ballades, au Sinaï (avec ma mère), dans le désert (avec Fawzy, Gerda, Inji), en Haute Egypte, sur le Nil de Louqsor à Assouan et Abou Simbel (quel beau voyage !), avec ma fille Anna, puis à l’occasion de l’hommage affectueux pour mes 80 ans offert par nos intimes du Caire. Shahida el Baz, Helmy et Tawhida, Fawzy et Gerda, Mamdouh et Gabriella, Amina Rachid et Sayed el Bahrawi, Reda (décédé) – mon fidèle compagnon de luttes étudiant à Paris – et sa veuve Nadra, sont nos plus proches amis. Je poursuis évidemment mes activités politiques et rencontre à cet effet beaucoup de militants, en particulier de jeunes. J’écris désormais dans l’Ahram, le plus vieux journal au monde (quotidien depuis 1873) et journal le plus prestigieux du monde arabe. Le bâtiment pharaonique de l’Ahram me connaît bien, comme d’autres bâtiments du même style, celui du Syndicat des Journalistes ! Je reste un habitué des cafés. Nous avons retrouvé, Isabelle et moi, le Café Rich (Café La Plume en arabe) situé en plein centre du Caire, que nous fréquentions dans les années 1950. Le vieux garçon, de notre âge, y vient de temps à autre (la retraite l’ennuie) et nous a reconnus (beaucoup d’émotion). Un café important parce qu’on est sûr d’y rencontrer des intellectuels critiques… depuis 1920 ! Pendant les mois de la « révolution » de 2011 on y voyait beaucoup les journalistes, les meilleurs, Télé et autres. Mais, paresse aidant, nous fréquentons plus souvent les cafés de Zamalek, au bout de notre corniche. Des clients différents : la jeunesse dorée et américanisée. Isabelle, peintre Isabelle avait été brillante en littérature au lycée, à tel point que son examinateur au bac (qui lui avait donné la note rarissime de 20 sur 20) l’invitait à s’engager dans l’écriture (de romans). « J’ai autre chose à faire » lui répond Isabelle. Quoi ? « Changer le monde ». Vaste programme. Elle aimait aussi l’art et la peinture et avait pensé aux Beaux-Arts; mais ses méthodes scolaires l’ont rapidement découragée. Par la suite Isabelle, qui n’aurait jamais accepté (pas plus que moi) la condition de « femme au foyer », a été contrainte de consacrer l’essentiel de son temps à son travail et à son action militante. L’âge aidant nous sommes devenus tous les deux un peu plus sédentaires. Notre ami peintre Inji avait dit à Isabelle (qui distinguait dans un paysage 6 ou 7 nuances de vert) qu’elle avait « l’œil d’un peintre » » et qu’elle devait mettre au travail cette qualité. Nous aimons tous les deux la peinture. Ce n’est pas un hasard si, parmi ceux qui furent des amis proches, nous comptons trois peintres : Rebeyrolle, Inji et Tiberio. Ce n’est pas un hasard si nous avons été des amis proches de Raymond Aghion, propriétaire d’une galerie à Paris, et si tous les murs de nos appartements sont couverts de tableaux, quand ce n’est pas de livres. Isabelle s’est révélée, sur le tard, bon peintre. Avant cela, durant nos séjours à Paris, à Dakar et au Caire, elle avait démontré son talent de caricaturiste. Frappant juste, amusante, politique, parfois dangereuse par le sujet choisi. Sa retraite prise, Isabelle s’est mise à la peinture. Par paresse peut-être elle a refusé l’huile, pour se satisfaire de crayons (de qualité professionnelle). Les dizaines de ses tableaux révèlent à mon avis, et à celui de quelques-uns de ceux qui les ont vus, beaucoup de talent; et j’ose dire pour ma part davantage. Mais Isabelle refuse d’exposer. 3739630@100617035.com - 7-100617035-23495496 - Toute reproduction interdite Annexe : la création du CODESRIA Le lecteur trouvera dans mes Mémoires un compte rendu fourni de la bataille que j’ai conduite pour faire de l’Idep ce que cette institution a été pendant dix ans, de 1970 à 1980; récupérée depuis par le libéralisme dominant et de ce fait ayant perdu ses fonctions de centre de réflexion critique. Il trouvera également dans ces Mémoires (pages 203 et suiv.) des développements concernant la création du Forum du Tiers Monde et son installation à Dakar. Par contre le rappel de la bataille pour le Codesria est bref. Je le complète dans ce qui suit par la reprise de mes notes de l’époque. Deux visions du rôle et de la fonction du Codesria se sont dessinées dès le départ, entre lesquelles il fallait faire un choix décisif : (i) Codesria conçu comme une sorte de maison commune où se retrouveraient les Instituts Universitaires de recherches en sciences sociales, qui choisissaient ses dirigeants, décideraient de ses orientations et programmes. Ces Instituts pouvant être représentées soit par leurs directeurs en fonction, soit autrement; ou (ii) Codesria conçu comme l’un des moteurs nécessaires pour promouvoir une réflexion africaine indépendante et audacieuse sur les défis du monde contemporain. Appel fait alors aux penseurs africains capables d’y contribuer, indépendamment du fait de leur appartenance – académique (il ne s’agissait pas d’éliminer les Universitaires, mais de les associer à d’autres) ou pas; car la pensée créatrice n’est pas le monopole exclusif des universitaires. Fanon ou Cabral ont beaucoup apporté, hors des Universités, par leur réflexion à partir des combats de libération des peuples africains. Aujourd’hui des intellectuels militants actifs dans la société civile ont leur mot à dire. Nous avons choisi délibérément la seconde alternative et en avons ouvertement donné les raisons. Ce choix a commandé les négociations conduites pour créer l’organisation, nous a guidés dans le choix de ses premiers dirigeants. Il est à l’origine du succès du Codesria. La Fondation Rockfeller avait pris l’initiative en Octobre 1964 d’inviter à Bellaggio (Italie) dix directeurs en fonction dans certains des Instituts de Recherche majeurs de l’époque. Les invitations s’adressaient à « l’Afrique subsaharienne » seule; les cinq pays arabes d’Afrique du Nord étaient hors-jeu. Sur les dix directeurs invités huit étaient Britanniques et Français, un Soudanais et un Nigerian (Onitiri). Je n’avais pas été invité, n’ayant à l’époque (j’étais seulement professeur à l’Idep) pas de titre m’y donnant droit. J’ai été néanmoins « mis immédiatement au parfum » par un ami italien de l’Ocde (associée à la Fondation Rockfeller). Je comprenais quels étaient les motifs de l’initiative : les puissances occidentales craignaient qu’avec l’indépendance nouvelle la relève des directeurs des Instituts en question par des Africains serait faite un jour ou l’autre; elles craignaient de perdre leurs influences privilégiées dans l’orientation des activités des Instituts, qu’elles souhaitaient voir demeurer conforme aux vues de la coopération étrangère et internationale. J’ai immédiatement compris qu’il fallait nous engager dans cette bataille, mettre en déroute ces plans et ouvrir la voie à la création d’une institution africaine capable de contribuer au développement d’une réflexion africaine autonome et critique. Le sigle de l’Institution imaginée par Rockfeller et l’Ocde était plus ou moins Codesria, en lisant « Conference of Directors of Institutes… ». Onitiri a alors pris l’initiative d’organiser, en Afrique, deux conférences successives de ces directeurs (toujours ceux de la seule Afrique subsaharienne) : (i) la première (sans doute avant Août 1970, date à laquelle je prenais fonction de directeur de l’Idep) à Ibadan. Je n’y ai pas été invité, encore une fois n’ayant pas de titre à cet égard. (ii) la seconde en 1971 à Nairobi, au siège de l’Institut kényan dirigé alors par Dharam Ghai. J’y ai été invité en ma qualité de directeur de l’Idep. L’atmosphère était amicale; mais le choix crucial concernant l’objectif n’était pas clair. La majorité des participants anglophones, penchaient pour la première solution. Je crois me souvenir que seuls Dharam Ghai et moi défendions franchement la seconde, craignant que, même « africanisées », les directions des Instituts demeurent dans le sillage de la pensée dominante de la « coopération internationale » derrière leurs gouvernements. Cette conférence du « Standing Committee » chargé de faire avancer la construction du Codesria (si on gardait le sigle) m’a désigné comme « Vice-Président » et a choisi l’Idep (Dakar) comme siège (provisoire) du « Depository Centre » (c’était son nom) responsable de la coordination des efforts. J’étais convaincu qu’il fallait accélérer les procédures pour aller de l’avant. J’ai donc fait ce que certains ont qualifié, non sans raison, de « coup d’état »; j’ai conservé le sigle mais en utilisant d’autres mots : « Council for the Development of Social Sciences » au lieu de « Conference of Directors of… » !. Par ailleurs j’étais convaincu qu’il fallait intégrer l’Afrique du Nord dans le projet, dans l’esprit panafricain de l’OUA; et sortir des ornières coloniales de l’isolement de « l’Afrique noire ». J’étais convaincu que le siège définitif du Codesria devait être établi à Dakar. Non à l’Idep, même si celui-ci pouvait l’abriter dans la phase de sa mise en place, aussi brève que possible. Ce choix n’allait pas de soi. Les grandes Universités anglophones d’Afrique avançaient l’argument solide de leur capacité de fournir d’emblée un bon nombre de professeurs capables d’encadrer les programmes du Codesria. Mais j’y voyais deux dangers : (i) que l’Afrique francophone n’occupe dans l’organisation que quelques strapontins; (ii) que la majorité des professeurs fournis par les Universités anglophones en question soient des « fac-similés » de leurs maîtres étrangers, conventionnels, soucieux de ne déplaire ni à leurs gouvernements, ni aux bailleurs de fonds. Je sollicitais une audience de Senghor et lui ai fait part de toutes mes craintes. Senghor en a immédiatement saisi la portée et m’a simplement dit : vous avez raison, allez de l’avant, vous avez mon soutien. Je craignais, en contrepartie, que certains voient dans le Codesria à venir un nouveau fromage réservé aux « francophones ». C’est pourquoi je pensais nécessaire d’associer dès ce stade des anglophones convaincus par nos choix fondamentaux de manière à garantir le caractère réellement panafricain équilibré de la nouvelle institution. Fort heureusement la coopération française, bien disposée à apporter son soutien à une institution « francophone », ne l’était pas du tout si celle-ci devait être panafricaine et donner toute leur place aux pays anglophones, arabes et lusophones. Onitiri a décidé alors que prendre son année sabbatique à l’Idep en 1972. Onitiri n’avait pas renoncé à l’idée d’une installation définitive à Ibadan au sein du Niser. C’était son droit légitime, la décision de Nairobi de 1971 n’ayant pas tranché la question du choix du siège définitif. Mais s’il en avait été décidé ainsi cela aurait été une catastrophe. Quel qu’aient été par la suite le Président et le Secrétaire exécutif de la nouvelle organisation celle-ci aurait été sous la coupe de son hôte et des fondations des Etats Unis qu’Onitiri était fier d’accueillir ! Dharam Ghai, par contre n’insistait pas pour que le Codesria soit placé à Nairobi et m’en a donné franchement les raisons : le gouvernement du Kenya ne concevrait jamais l’indépendance de la pensée critique; et lui-même, Dharam n’était pas sûr de conserver son poste de directeur. Onitiri n’a fait que des passages brefs à Dakar durant son année sabbatique. Dans les deux conférences qu’il a données à l’Idep il a montré que ses visions des questions du développement étaient celles dominantes dans les milieux internationaux, Banque Mondiale, Fondations US etc. L’un de ses étudiants nigérians – Abangwu – avait été invité à le seconder par un séjour permanent à l’Idep. Abangwu n’a pas servi à grand’chose. De surcroît il s’est révélé être malhonnête, parti (après Onitiri) sans laisser d’adresse (retour au Nigeria certain) mais … après avoir puisé dans la caisse du petit fonds affecté aux opérations du Codesria à naître. J’ai insisté pour qu’on le poursuive au Nigeria, sans succès. Avec qui constituer la petite équipe de réflexion collective pour la conduite des affaires ? Car dans mon esprit (et je l’ai fait savoir à Senghor) je ne tenais pas du tout à « accaparer » le Codesria. Je voulais que l’institution prenne toute son indépendance dans un délai rapide et dispose de son propre « accord de siège » avec le Sénégal, de ses bureaux à Dakar hors de l’Idep, et d’un Secrétaire Exécutif autre que moi- même. Je savais que certains adversaires ne manqueraient pas de dire qu’en consacrant trop de mon temps à la construction du Codesria je négligeais mes fonctions de directeur de l’Idep. J’ai pris les devants en le faisant savoir à Gardiner, alors Secrétaire Exécutif de la Cea qui m’a apporté son soutien sans hésitation. J’étais secondé à l’Idep par Amoa (Ghanéen) pour lequel j’avais suggéré de créer un poste de « sous- directeur » avec le consentement de Gardiner qui s’est chargé d’en convaincre le Conseil d’Administration de l’Idep. Amoa a été extrêmement efficace. Mais cela ne suffisait pas. C’est alors que je profitais d’une visite en Tanzanie pour inviter Abdalla Bujra (Kenyan en poste alors à l’Université de Dar Es Salam) à nous rejoindre à l’Idep pour conduire l’équipe Codesria. A. Bujra a rempli ses fonctions avec intelligence et dévouement. Je profitais également d’une visite à Stockholm pour faire avancer les choses. J’y découvrais le jeune Thandika Mkandawire (du Malawi), alors étudiant doctoral brillant, respecté en Suède, et l’invitais à rejoindre l’équipe de Dakar. La suite de l’histoire a démontré que ce choix allait fournir au Codesria un dirigeant de qualité de première grandeur, un esprit indépendant et audacieux. J’en profitais pour mettre la Sarec de notre côté. Cela n’était pas évident. La Sarec, solidement implantée en Afrique de l’Est, pouvait, avec légitimité, estimer que le siège de Dar Es Salam faciliterait les choses et son soutien financier. J’expliquais à Sarec les raisons de mes préférences pour Dakar : donner au Codesria une dimension panafricaine réelle dès le départ, privilégier la pensée critique en matière de développement et donc avoir la garantie de son indépendance à l’égard de tout gouvernement, quel qu’il soit. J’ai convaincu. La Sarec s’est immédiatement substituée aux partants (la Fondation Rockfeller, l’Ocde, la Coopération française et les autres) pour 1°) doter l’Idep d’un fonds d’urgence affecté au Codesria naissant (ce qui réduisait à néant l’argument des adversaires que j’utilisais à cette fin les fonds de l’Idep); 2°) promettre un soutien substantiel à long terme au Codesria (Sarec a respecté scrupuleusement son engagement). Il nous fallait également obtenir la signature du gouvernement du Sénégal pour l’accord de siège. La responsabilité de sa « négociation » était confiée à Bujra, flanqué du Pr Twum- Barima, directeur de l’Institute for Statistics and Social Research à l’Université de Legon (Ghana). Mais je tenais dans mes cartons un modèle d’accord; celui que Bugnicourt et moi- même avions négocié et obtenu pour Enda. Un « accord fabuleux » par la générosité du Sénégal a-t-on dit. Redrafté en projet d’accord pour le Codesria, Abdou Diouf, alors Premier Ministre, l’a accepté sans réticence. Je dois dire ici que le gouvernement du Sénégal acceptait l’idée d’une institution panafricaine authentiquement indépendante et que depuis, aucun gouvernement sénégalais de ceux qui se sont succédés jusqu’à ce jour n’a exercé sur Codesria la moindre pression. Ce n’est pas courant, ni en Afrique, ni ailleurs. Le choix de Dakar était décidément le bon. La vocation du Codesria tel que nous l’imaginions était de contribuer à sortir l’Afrique de l’isolement colonial par la construction de relations étroites et directes avec l’Amérique latine, les Caraibes et l’Asie. J’en avais amorcé la mise en route par l’organisation de la première grande conférence Afrique-Amérique latine-Caraibes à l’Idep en 1972, suivie de la première conférence Afrique-Asie, organisée en 1974 à Antanarivo. A Dakar, pour la première fois, les Africains entendaient les voix des ténors de la théorie naissante « de la dépendance » : Fernando Henrique Cardoso, Pablo Gonzales Casanova, Ruy Marini, André Gunder Frank et d’autres. A Madagascar ils rencontraient pour la première fois de grandes figures de l’Inde et de l’Asie du Sud Est : Amiya Bagchi, Ashok Mitra et d’autres. Mes rencontres antérieures avec ces collègues penseurs critiques innovateurs d’Amérique latine et d’Asie me donnaient un petit avantage. Invité étranger à titre personnel à la conférence de Mexico de 1972 j’ai vu naître le Clacso et me suis lié d’amitié avec Enrique Oteiza son futur Secrétaire Général. La vocation définie pour cette nouvelle institution était bien celle que nous imaginions pour Codesria : penser par nous-mêmes pour contribuer à l’engagement de nos pays et continents en toute indépendance hors des sentiers battus de la mondialisation construite par l’expansion impérialiste du capitalisme. J’ajouterai à ces Mémoires ma réflexion aujourd’hui sur ce passé. Ce rappel bref aidera, j’espère, les nouvelles générations, à comprendre que la construction du Codesria a exigé que soit livrée et gagnée une grande bataille, contre des ennemis qu’il n’est pas nécessaire de nommer. Nous n’aurions pas gagné cette bataille sans les soutiens de ceux qu’il faut nommer ici en premier lieu : Senghor, Gardiner, Dharam Ghai, la Sarec. Les contributions intelligentes et dévouées de l’équipe de l’Idep (Amoa, Founou) doivent également être rappelées. Nous devons encore davantage à nos collègues invités à constituer le premier groupe chargé de la tâche de créer le Codesria, en premier lieu Bujra et Mkandawire. Sans eux le Codesria n’aurait probablement pas vu le jour. Mais au- delà du travail magnifique de cette toute petite équipe nous sommes parvenus à construire un premier réseau de penseurs africains de la plus haute qualité avec lesquels les débats ont été permanents, comme Claude Aké, Issa Shivji, Helmy Sharawi, Shahida el Baz et d’autres. Les membres du Conseil académique de l’IDEP – créé à mon initiative avec le soutien de Gardiner – en particulier Celso Furtado (Brésil), Ismail Abdalla (Egypte), le britannique Dudley Seers et le français Charles Prou, mais aussi les autres membres du Conseil, ont suivi de près les premiers pas du Codesria. D’autres penseurs africains, plus jeunes, ont à leur tour rapidement apporté des contributions importantes, comme Mahmood Mamdani, Sam Moyo et d’autres. L’association précoce de féministe africaines (Fatou Sow et d’autres), qu’il faut rappeler, était à l’époque encore un évènement exceptionnel en Afrique (et ailleurs !). Codesria a vu le jour officiellement le 1er Février 1973 et m’a alors confié la responsabilité de premier Secrétaire Exécutif. Relayé rapidement par Bujra puis Mkandawire, le succès de Codesria leur est dû. Bujra et Mkandawire ont mis Codesria sur les bons rails qui ont permis aux successeurs (Zen Tadesse, Sam Moyo, Teresa Cruze Silva) d’aller de l’avant. Codesria est aujourd’hui confronté à une conjoncture nouvelle, difficile. L’Afrique est la victime majeure du triomphe momentané de la nouvelle mondialisation impérialiste qualifiée de néolibérale. Ses Universités ont été dévastées et largement soumises aux exigences des bailleurs de fonds. Appauvris et sans perspective lucide des défis réels auxquels l’Afrique est confrontée, beaucoup d’Universitaires du continent voient dans le Codesria une source de financement de leurs propres « projets de recherches », qu’ils soient pertinents et importants ou moins. Si Codesria devait devenir « le vase de réception de ces demandes » il perdrait sa fonction réelle, qui est de promouvoir par ses initiatives propres le débat sur ce que sont les défis majeurs de notre temps. Dans cet esprit il est nécessaire de comprendre que la discussion concernant la révision éventuelle des statuts et la définition du membership vient en aval de celle qui concerne la vocation de Codesria, non en amont. Les propos concernant l’obligation d’excellence par exemple (qui donc suggérerait de ne recruter que des médiocres !) sont sans pertinence : l’excellence aux yeux de certains peut cacher en fait une grande médiocrité (une parfaite non pertinence) du point de vue des exigences de la réponse aux défis réels. Pour contrer Codesria la Banque Mondiale a pris l’initiative d’installer à Nairobi « un centre d’excellence » qui enseigne l’économie néo libérale. Ses productions sont sans intérêt, de pâles copies des discours dominants; leur écho sur le continent est insignifiant !
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Renouvellement Et Reprogrammation Des Subventions Du Fonds Mondial: Quelles Sont Les Expériences Des Organisations de La Société Civile Et Des Programmes Axés Sur Des Populations Clés?