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MEMOIRES

Samir Amin

MEMOIRES
L’Éveil du Sud

Publié par :

Nouvelles Editions Numériques Africaines (NENA)


Sacré Cœur 1, Rond point coll. Sacré-Cœur, Lot N-822, Dakar,
Sénégal
BP 25231 Dakar Fann, Dakar, Sénégal
SARL au capital de 1 320 000 FCFA.
RC : SN DKR 2008 B878.
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Date de publication : 2019
ISBN 978-2-37918-150-4
© 2019 Nouvelles Editions Numériques Africaines (NENA).
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Sommaire
PREMIERE PARTIE
PROLOGUE
CHAPITRE I L’ENFANCE
CHAPITRE II ETUDIANT A PARIS
CHAPITRE III LE CAIRE : 1957 - 1960
CHAPITRE IV Intermède parisien : janvier- septembre
1960
CHAPITRE V BAMAKO (1960-1963)
CHAPITRE VI PROFESSEUR D’ECONOMIE
POLITIQUE (1963 - 1970)
CHAPITRE VII LE CADRE POLITIQUE (1960 - 1990)
CHAPITRE VIII DIRECTEUR DE L’I.D.E.P. (1970-1980)
CHAPITRE IX LE FORUM DU TIERS MONDE
DEUXIEME PARTIE
PROLOGUE : LES VAGUES SUCCESSIVES DE
L’EVEIL DU SUD
TROIS DEFIS MAJEURS
CHAPITRE UN LE MONDE ARABE : NATIONALISME,
ISLAM POLITIQUE, LES REVOLUTIONS ARABES
ANNONCEES
LES REVOLUTIONS ARABES ANNONCEES
CHAPITRE DEUX L’AFRIQUE : SOCIALISMES
AFRICAINS, DESASTRES COLONIAUX, LUEURS
D’ESPOIR
CHAPITRE TROIS L’ASIE : CAPITALISME
TRIOMPHANT, IMPASSES, EMERGENCE EN
QUESTION
CHAPITRE QUATRE L’AMERIQUE LATINE : FIN DE
LA DOCTRINE MONROE ?DES AVANCEES
POPULAIRES
CHAPITRE CINQ EUROPE DE L’EST, URSS ET
RUSSIE : SORTIE DU TUNEL ?
CHAPITRE SIX CHINE, VIETNAM, CUBA :
INQUIETUDES ET ESPOIRS#
CHAPITRE SEPT LE FORUM MONDIAL DES
ALTERNATIVES ET LES FORUMS SOCIAUX
ANNEXE UNE
ANNEXE DEUX
CHAPITRE HUIT LE NORD ET LA QUESTION DE
L’IMPERIALISME
ANNEXE UN
ANNEXE DEUX
ANNEXE TROIS APPEL DE BAMAKO (2006)
ANNEXE QUATRE PROGRAMME DU FMA/FTM
POUR 2014/15
CHAPITRE ADDITIONNEL IX POURQUOI LE
SENEGAL ? DAKAR, PARIS, LE CAIRE
Annexe : la création du CODESRIA
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PREMIERE PARTIE
PROLOGUE
CHAPITRE I
L’ENFANCE
Les ancêtres et les parents
Souvenirs d’enfance
La guerre et le lycée
CHAPITRE II
ETUDIANT A PARIS
La IVe République
Le Lycée Henri IV (1947-1949)
Voyages à l’Est (1948-1949)
1945-1957 : la mise en place du nouveau système mondial
Du 22 Rue Saint Sulpice au 7 Rue des Carmes
Le milieu politique colonial en France
Aux origines de Bandoung
Vers le retour en Egypte
CHAPITRE III
LE CAIRE : 1957 - 1960
La Mouassassa Iqtisadia
La vie quotidienne
Le communisme égyptien
La question palestinienne
La question de l’unité arabe
Les rapports houleux entre les communistes et le régime
nassérien
CHAPITRE IV
Intermède parisien : janvier- septembre 1960
CHAPITRE V
BAMAKO (1960-1963)
Le Plan malien
La vie quotidienne
Missions en Guinée et au Ghana
Quelques vacances remarquables
De la dérive à la débâcle
CHAPITRE VI
PROFESSEUR D’ECONOMIE POLITIQUE (1963 - 1970)
Professeur à l’IDEP-Dakar (1963-1967)
L’agrégation d’économie politique (1966)
Professeur à Poitiers, Paris et Dakar (1967-1970)
CHAPITRE VII
LE CADRE POLITIQUE (1960 - 1990)
Déploiement et érosion du projet de Bandung
La revue Révolution
1968 et ses suites
CHAPITRE VIII
DIRECTEUR DE L’I.D.E.P. (1970-1980)
Le rayonnement de l’I.D.E.P. en Afrique
La machine onusienne
CHAPITRE IX
LE FORUM DU TIERS MONDE
La genèse de l’institution
L’expansion des activités
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DEUXIEME PARTIE
PROLOGUE : LES VAGUES SUCCESSIVES DE
L’EVEIL DU SUD
1. Bandoung et la première mondialisation des luttes (1955-
1980)
2. Le capitalisme des monopoles généralisés
La ploutocratie, nouvelle classe dirigeante du capitalisme
sénile
Les affairistes, nouvelle classe dominante dans les
périphéries
Les classes dominées : un prolétariat généralisé mais
segmenté
Les formes nouvelles de la domination politique
Le capitalisme sénile et la fin de la civilisation bourgeoise
3. Emergence et lumpen développement
4. La contribution du maoïsme
TROIS DEFIS MAJEURS
1. La question agraire
2. Démocratie électorale ou démocratisation des sociétés ?
Pas de démocratie authentique sans progrès social
3. Ecologisme et marxisme
CHAPITRE UN
LE MONDE ARABE : NATIONALISME, ISLAM
POLITIQUE, LES REVOLUTIONS ARABES
ANNONCEES
DOCUMENTS INTRODUCTIFS
1. La trajectoire historique du monde arabe contemporain
2. L’avortement de la Nahda
Modernité et Renaissance européenne
La Nahda arabo islamique
Limites et contradictions de la modernité
3. Modernité, démocratie, laïcité et Islam
4. Le déploiement du projet militaire des Etats Unis
5. La question palestinienne
Ces mémoires
Mes interventions au Maghreb et au Mashreq
Le Maghreb
La Tunisie et le Maroc
L’Algérie
La Mauritanie
Le Soudan
Le Mashrek
Les pays du Golfe
Le Yemen
L’Irak, le Liban, la Syrie et la Jordanie
LES REVOLUTIONS ARABES ANNONCEES
Les « révolutions arabes »
L’Egypte : émergence avortée
Egypte : Capitalisme de connivences, Etat compradore et
lumpen développement
Les réponses immédiates
Algérie : la portée des élections du 17 avril 2014
La révolution tunisienne dans l’impasse
La Lybie : pays effacé de la carte des nations
Le drame syrien
La dérive criminelle du Soudan
LeYémen, allié des États-Unis ?
CHAPITRE DEUX
L’AFRIQUE : SOCIALISMES AFRICAINS,
DESASTRES COLONIAUX, LUEURS D’ESPOIR
1. LES EXPERIENCES DU SOCIALISME AFRICAIN
Le Mali après Modibo
Le Sahelistan, un projet au service de quels intérêts ?
Le Ghana après Nkrumah
Le Congo Brazzaville
Le Bénin
Le Burkina Faso
La Tanzanie
Madagascar
L’Ethiopie
Les colonies portugaises
Le Cap Vert et la Guinée-Bissao
L’Angola et le Mozambique
Le Zimbabwe
2. LES MIRACLES SANS LENDEMAINS
La Côte d’Ivoire
Le Kenya
Le Malawi
3. LES SABLES MOUVANTS DES EXPERIENCES NEO
COLONIALES
L’Afrique Centrale
Le Congo-Kinshasa
Le Niger et le Nigeria
L’Ouganda et la Zambie
4. LES DESASTRES NEO COLONIAUX
Sierra Leone et Liberia
Le Rwanda
Rwanda : Vingtième anniversaire du génocide, 1994 –
2014
La Somalie : un pays effacé de la carte des nations
5. L’AFRIQUE DU SUD APRES L’APARTHEID : UNE
NATION EMERGENTE ?
6. LUEURS D’ESPOIR
ANNEXE : L’aide au service du pillage des ressources du
Sud
La pauvreté, la société civile, la bonne gouvernance : la
rhétorique pauvre du discours dominant de l’» aide »
Aide, géo-économie, géopolitique et géostratégie
Les contours d’une aide alternative qui mériterait son
nom
CHAPITRE TROIS
L’ASIE : CAPITALISME TRIOMPHANT, IMPASSES,
EMERGENCE EN QUESTION
La Turquie
L’émergence avortée de la Turquie
La Turquie est-elle ou non « européenne » ?
Divergences avec les pays arabes
Quel rôle au Moyen Orient ?
L’Iran
L’émergence avortée de l’Iran
La première amorce d’une réelle émergence
Les contradictions du pouvoir des Mollahs chiites
L’émergence avortée
L’Afghanistan
Le Pakistan
L’Asie centrale
Le Sinkiang
L’Asie centrale ex soviétique
La Mongolie
L’INDE
L’INDE : une grande puissance ?
Nepal 2008, une avancée révolutionnaire prometteuse
Des défis majeurs pour l’avenir
La réforme agraire
L’avenir des forces armées
Démocratie bourgeoise ou démocratie populaire ?
La question du fédéralisme
La question de l’indépendance économique du pays
Qui l’emportera ?
Le Sri Lanka
L’ASIE DU SUD-EST
Des pays en voie d’émergence ?
La Thailande
La Malaisie
Les Philippines
L’Indonésie
La question de Timor Leste
La Corée
Et la Corée du Nord ?
CHAPITRE QUATRE
L’AMERIQUE LATINE : FIN DE LA DOCTRINE
MONROE ?
DES AVANCEES POPULAIRES
LE BRESIL : UNE NOUVELLE PUISSANCE
EMERGENTE ?
L’Argentine
Le Chili
Le Pérou
La Bolivie
Le Venezuela
Le Mexique
Les Antilles
La Jamaïque
Haïti
La République Dominicaine
Les Antilles françaises
Emergence ou pillage renforcé des ressources naturelles ?
La démocratisation de l’Amérique latine 1980-2000
Nouvelles victoires, nouveaux défis
Des avancées prometteuses en Amérique latine
CHAPITRE CINQ
EUROPE DE L’EST, URSS ET RUSSIE : SORTIE DU
TUNEL ?
L’Europe de l’Est et l’URSS du socialisme réellement
existant
Un nouveau Sud en Europe ?
Des signes de réveil à l’Est ?
La Russie : sortie du tunnel ?
Mes interventions dans les débats russes
La Russie : sortie du tunnel ?
Les formes nouvelles du capitalisme en Russie
1. L’inscription de la Russie nouvelle comme périphérie
subalterne du système capitaliste impérialiste
contemporain
2. Un pouvoir autocratique irresponsable
3. La Russie effacée de l’échiquier international
4. La misère idéologique
Une alternative est-elle possible ?
La crise ukrainienne, le projet euro asiatique et le grand
écart de Poutine
CHAPITRE SIX
CHINE, VIETNAM, CUBA : INQUIETUDES ET
ESPOIRS#
LA CHINE
La Chine, puissance émergente
Une note brève concernant Hong Kong, Macao et Taïwan
LE VIETNAM
CUBA
Cuba : une authentique révolution
CHAPITRE SEPT
LE FORUM MONDIAL DES ALTERNATIVES ET LES
FORUMS SOCIAUX
LE FORUM MONDIAL DES ALTERNATIVES, LE
FORUM DU TIERS MONDE ET LES FORUMS
SOCIAUX
Naissance du FMA (1996-1999)
Le doublet FMA/FTM est donc finalement un « réseau de
réseaux ».
Les Forums Sociaux
Répliques à nos adversaires
La solidarité entre les peuples, les nations et les Etats du
Sud
Alors que faire aujourd’hui ?
Les rapports de coopération entre les réseaux du FMA et
ceux des pays du Nord
Vers un bilan des interventions du FMA/FTM
Quelques commémorations émouvantes
ANNEXE UNE
Le Forum Social Mondial est-il utile pour les luttes
populaires ? Les formules des forums sociaux le sont-elles ?
ANNEXE DEUX
De l’audace, encore de l’audace
Première réponse : la « régulation des marchés »
(financiers et autres).
Seconde réponse : le retour aux modèles de l’après-
guerre.
Troisième réponse : la recherche d’un consensus
« humaniste ».
Quatrième réponse : les illusions passéistes.
Cinquième réponse : la priorité aux « libertés
individuelles ».
Des programmes audacieux pour la gauche radicale
Socialiser la propriété des monopoles
La dé-financiarisation : un monde sans Wall Street
Au plan international : la déconnexion
En conclusion : De l’audace, encore de l’audace, toujours de
l’audace
CHAPITRE HUIT
LE NORD ET LA QUESTION DE L’IMPERIALISME
Les Etats-Unis.
Le Japon
L’Europe
ANNEXE UN
Sélection bibliographique
Livres
Contributions à des ouvrages collectifs
Articles de revues
Sites Internet
ANNEXE DEUX
Manifeste du Forum mondial des alternatives (1997)
ANNEXE TROIS
APPEL DE BAMAKO (2006)
INTRODUCTION
LES PRINCIPES
OBJECTIFS A LONG TERME ET PROPOSITIONS
POUR L’ACTION IMMEDIATE
ANNEXE QUATRE
PROGRAMME DU FMA/FTM POUR 2014/15
CHAPITRE ADDITIONNEL IX
POURQUOI LE SENEGAL ? DAKAR, PARIS, LE
CAIRE
Le pays et la vie quotidienne à Dakar
La politique et les amis
Paris et Le Caire : la vie quotidienne
La vie quotidienne à Paris et au Caire
Retour à davantage d’intimité
La vie quotidienne au Caire
Isabelle, peintre
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Préliminaires
Résumé
Historien, économiste et président du Forum mondial des
alternatives, l’auteur raconte son enfance à Port-Saïd, ses
études en France, son parcours politique en Egypte et dans
d’autres pays d’Afrique. En spécialiste des problématiques du
tiers-monde, il livre ses analyses concernant les problèmes
Nord-Sud et la situation du socialisme et du capitalisme dans
le monde.
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PREMIERE PARTIE
PROLOGUE
J’ai publié mes Mémoires en arabe, en deux volumes (Dar El
Saqi, Beyrouth) en 2006 et 2008. Les éditions Zed (Londres)
ont publié en 2006 également le premier de ces volumes, avec
un titre qui me fait honneur (A life looking forward, Memoirs
of an Independant Marxist; Une vie qui regarde l’avenir,
mémoires d’un marxiste indépendant). Les éditions Le Temps
des Cerises ont publié en 2008 le second de ces volumes, sous
le titre de L’Eveil du Sud, panorama politique et personnel de
l’ère de Bandoung.
J’avais décidé d’écrire des mémoires dès 1990 au lendemain
de l’effondrement de l’URSS et du tournant chinois. Je
constatais que l’histoire véritable du XXe siècle était l’objet
d’un révisionnisme systématique ignominieux et que,
soumises au matraquage du clergé médiatique au service du
nouvel ordre capitaliste et impérialiste, dépolitisées, les
nouvelles générations se retrouveraient privées des moyens
nécessaires pour exercer leur intelligence critique tant à
l’égard de l’héritage historique que de leur présent.
La matière de ces Mémoires avait été écrite pour l’essentiel
entre 1991 et 1995. Quelques fragments concernant les années
de ma jeunesse port saidienne, mes années d’étudiant à Paris
(1947-1957) mon expérience du nassérisme des années 1952-
1960, mon expérience malienne (1960-1963) avaient été
esquissés plus tôt, pour servir à l’écriture d’ouvrages qui ne
sont pas de la nature de mémoires, en particulier L’Egypte
nassérienne (1963); Mali, Guinée, Ghana, trois expériences de
développement (1965); Itinéraire Intellectuel (1993).
Lorsque Dar El Saqi, Zed et Le Temps des Cerises me
proposaient la publication de mes mémoires, je rassemblais
mes écrits plus anciens et ceux des années 1991-1995 pour les
présenter dans une forme adéquate sans chercher à les mettre à
jour en les prolongeant aux années 1995-2005. Je me
contentais alors d’ajouter au texte quelques paragraphes
incidents concernant les années récentes lorsque cela me
paraissait indispensable.
Je me suis rendu compte récemment que j’étais le dernier
survivant de quelques aventures politiques qui ont eu une
certaine importance : Etudiants anticolonialistes (Paris 1947-
1949); Moyen Orient (Paris 1950-1951) et Révolution (Paris
1963). La raison est que j’étais le benjamin des équipes de
militants responsables de ces entreprises et que, à ma
connaissance, aucun des ainés disparus n’a laissé de traces
écrites et publiées de ces expériences. Je me suis senti le
devoir de rendre compte de ces moments ignorés par les
nouvelles générations.
J’ai la chance d’avoir conservé jusqu’à ce jour une bonne
mémoire, qui pallie peut être le fait que je n’avais jamais pris
la précaution de tenir à jour un bon agenda. Néanmoins j’ai
estimé nécessaire de vérifier la véracité des faits majeurs, en
particulier concernant les trois initiatives mentionnées plus
haut. Pour rédiger l’Eveil du Sud, je disposais de l’agenda des
activités que j’avais conduites de 1970 à 1980 en qualité de
directeur de l’IDEP (Dakar) puis de directeur/coordinateur du
Forum du Tiers Monde à partir de 1980.
Je reprends ici pour Les Indes Savantes ces mémoires sans y
modifier quoique ce soit. Car je souhaite que le lecteur
connaisse les analyses des questions concernées et les opinions
que je m’en faisais telles qu’elles étaient à l’époque; éviter une
ré-interprétation à la lumière des évolutions ultérieures.
Néanmoins j’ai fait quelques ajouts pour marquer mon
insistance sur l’importance de certains moments du passé. La
deuxième partie des Mémoires reprend le texte de l’Eveil du
Sud, en évitant les redites avec le texte de la première partie.
Je tiens à remercier le Temps des Cerises, éditeur de l’Eveil du
Sud, de m’avoir autorisé à le faire.
L’Eveil du Sud couvre une vingtaine d’années (1970-1990) et
l’espace immense des trois continents (Asie, Afrique,
Amérique latine). J’en ai présenté la matière en l’organisant
autour de l’axe de ma question centrale : dans quelle mesure et
jusqu’à quel point les luttes des peuples des périphéries du
système mondial (les trois continents) – anti-impérialistes par
la force des choses – ont permis des avancées en direction du
socialisme ? La conclusion négative que l’on pourrait tirer
aujourd’hui de ces expériences – « elles ont échoué, et le
capitalisme mondialisé est parvenu à reintégrer les pays en
question dans le giron de sa gouvernance globale » – ne
s’imposait pas par elle-même à l’époque de leur déploiement.
Les interventions nombreuses auxquelles j’ai participé dans le
cadre de l’IDEP et du FTM, dont le compte rendu constitue la
matière de la deuxième partie de mes Mémoires doivent être
lues à la lumière de la question centrale posée.
Concernant le monde arabe j’exprimais mon inquiétude que le
titre du chapitre résume (« Du nationalisme radical à l’Islam
politique »). Le titre retenu pour les expériences de l’Afrique
subsaharienne (« Néocolonialismes et socialismes africains »)
rendait compte des avancées qualifiées de « socialismes
africains », des « miracles sans lendemain », « des sables
mouvants des expériences néocoloniales » et des « désastres
néocoloniaux ». L’Amérique latine me paraîssait amorcer une
sortie possible « de la doctrine Monroe » de soumission aux
Etats Unis. La lecture que je proposais alors du monde du
« socialisme existant » (URSS, Chine et autres) n’était
qu’esquissée. Les évolutions ultérieures en Europe orientale,
dans les pays de l’ex URSS, en Chine, au Vietnam et à Cuba
ont été l’objet d’analyses et d’interventions dans le débat
ultérieures à la rédaction de l’Eveil du Sud. J’ai repris le fil de
ces interventions récentes dans ces Mémoires et en rappelle la
teneur dans la bibliographie sélective fournie en annexe. Les
commentaires rapides que je proposais concernant « le premier
monde » (les pays de la triade des impérialismes historiques :
Etats Unis, Europe et Japon) doivent également être replacés
dans le cadre de ma question centrale : une rupture avec
l’adhésion des peuples concernés aux projets de l’impérialisme
collectif de la triade est-elle possible ?
Mais encore une fois, cet ouvrage relève de la catégorie
littéraire des mémoires. Les faits et les opinions qui en
constituent la matière ne sont donc tous, et exclusivement,
rapportés que lorsqu’ils étaient en relation directe avec mes
interventions personnelles. Et si nombreuses celles- ci aient-
elles été, il n’empêche que beaucoup de ce qui s’est passé dans
le monde n’y trouve donc pas sa place. Les analyses politiques
plus générales que je proposais dans l’Eveil du Sud pour
donner un sens aux cas d’études considérés s’imposaient à
moi, parce que je ne sépare jamais le personnel du politique
général. Je parvenais à ces analyses à partir de mes
participations aux débats rapportés. Elles ne sont pas l’œuvre
d’un universitaire qui travaille dans une tour d’ivoire, mais
celle d’un militant du socialisme. J’insiste sur ce point. Les
deux chapitres IDEP et FTM publiés dans la première partie
ne rendent compte des débats concernés que dans leurs lignes
générales. J’ai pensé utile de leur apporter un complément qui
couvre les deux dernières décennies (1995-2014). Le monde a
beaucoup changé au cours de ces années et je suis resté,
jusqu’à ce jour, un militant actif.
J’analyse ce moment actuel (1990-2014) comme celui de la
montée fulgurante du capitalisme des monopoles de la triade
impérialiste et de sa volonté affichée d’imposer sa domination
au reste du monde, par le contrôle militaire de la planète
associée au diktat dit néolibéral mondialisé. Néanmoins, cette
montée fulgurante révèle rapidement sa fragilité extrême; les
frémissements d’un second « éveil du Sud » sont déjà dessinés
par la volonté – solide ici, timide là – des « pays émergents »
d’avancer dans la voie de la construction de projets
souverains. La fragilité de l’ordre néo-impérialiste en place se
manifeste tout également par les avancées de pays d’Amérique
du Sud, les explosions populaires, en particulier dans les pays
arabes, les désintégrations sociales et politiques engendrées
par le modèle de lumpen développement produisant
l’effacement pur et simple de certains Etats/nations.
J’ai bien entendu suivi ces développements, encore une fois en
intellectuel militant engagé et non en universitaire renfermé
dans son cabinet. Ce qui m’a amené à intensifier ma
participation aux débats en concernant l’avenir de la Chine, de
la Russie, du Vietnam et de Cuba, à suivre de près les
avancées nouvelles possibles en Amérique du Sud, à peser les
chances difficiles de nouvelles avancées en Inde et en Afrique
du Sud, sans oublier bien sûr mon engagement en Egypte. Ces
activités s’inscrivent dans le cadre des programmes de travail
coordonnés par le Forum Mondial des Alternatives (à partir de
1997) et le Forum du Tiers Monde.
L’automne du capitalisme qui caractérise notre époque n’est
pas synonyme de printemps des peuples. Les insuffisances des
mouvements en lutte contre les pouvoirs en place, l’absence de
stratégies communes d’étape, les faiblesses de leur
organisation laissent l’initiative au capital des monopoles
financiers mondialisés. Le FMA et le FTM poursuivent
précisément l’objectif de contribuer à la formulation de
stratégies qui permettraient de passer de la défensive à
l’offensive et d’ouvrir la voie à des avancées du mouvement
au socialisme. Le lecteur trouvera en annexe Le Manifeste du
FMA (1997), L’Appel de Bamako (2006) et le programme en
cours du FMA/FTM (2014-2015).
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CHAPITRE I
L’ENFANCE
Les ancêtres et les parents
Les ancêtres comptent, non pas du tout par le sang qu’ils ont
transmis, auquel je ne crois pas le moins du monde, mais
seulement par la culture et l’idéologie auxquelles ils ont
appartenu, et dans la seule mesure où culture et idéologie
auraient été transmises par les générations successives qui
nous séparent d’eux. C’est - je crois - le cas dans les deux
familles, de ma mère et de mon père, qui, pour cette raison,
m’ont rappelé de temps à autre que l’éducation qu’ils me
donnaient s’inscrivait dans la ligne de ce qu’ils avaient eux-
mêmes « hérité » et dont ils étaient des défenseurs convaincus.
Non qu’ils aient été traditionalistes - au contraire ils
n’argumentaient jamais sur ce terrain - mais parce qu’ils
étaient des esprits d’avant-garde, comme leurs ancêtres, et
partageaient leurs systèmes de valeurs. Bien entendu cette
éducation est responsable - en partie tout au moins - de la
formation de ma personnalité, et non « les ancêtres » par le
mystère de la transmission dite génétique.
La famille de mon père appartient, en partie, à ce qu’on
appelle l’aristocratie copte. Désignation trompeuse car il ne
s’agit de rien que de lignées familiales récentes (remontant à la
seconde moitié du XIXe siècle) dont les « fondateurs » avaient
assis leur position sociale sur l’avantage d’une bonne
éducation, moderne et scientifique - ce qui était fort rare dans
l’Egypte de l’époque. Certains sont devenus, à partir de là,
riches, et grands propriétaires fonciers (la forme de la richesse
d’alors). Se mariant entre eux, ils portent toujours les mêmes
noms, ce sont les Wahba (famille de ma grand mère paternelle
- ma cousine Aïda Wahba épouse Sadek, me l’a rappelé), les
Wassef, les Ghali et quelques autres. D’autres, dans ces mêmes
familles, sont restés seulement des « intellectuels », sans
grande préoccupation de fortune menant au plan matériel une
vie bourgeoise confortable.
Parmi ceux-là, mon père me rappelait ceux de ses ancêtres
qu’il respectait le plus : les frères Ibrahim et Mikhail Abdel
Sayed. Mikhail est connu, passé dans les livres d’histoire en sa
qualité de journaliste et d’éditeur à l’époque du Khédive
Ismail (dans les années 1860). Mais mon père disait que
Ibrahim était plus fort : « républicain », ce qui était fort rare en
Egypte à l’époque, très certainement. Mon grand père paternel
- Amin - était ingénieur aux chemins de fer. Il aurait dû (ou
pu) devenir « directeur » (c’est à dire à l’époque ministre),
mais ne l’a jamais été parce que les Anglais s’y opposaient.
Pourquoi ? La raison est bien simple et amusante (racontée par
mon père, après la mort de mon grand père en 1937 - je
n’avais que six ans). Je me souviens fort bien de ce grand père
- de sa physionomie et de sa gentillesse à notre égard, ma
soeur et moi. Il ne me parlait qu’en arabe bien qu’il connut
bien le français, qu’il utilisait avec ma mère et mes grands
parents maternels. Il parait qu’il imposait aux Anglais dans les
chemins de fer égyptiens, de ne communiquer avec lui qu’en
arabe exclusivement et prétendait ignorer l’anglais (ce qui était
faux : il connaissait l’anglais aussi bien que le français). Il
obligeait donc les Anglais à traduire en arabe - par écrit -
toutes leurs requêtes. Dans un de ces cas l’armée britannique
lui avait demandé de transporter «environ X tonnes de
matériel »; il leur avait répondu en arabe « je ne sais ce
qu’environ veut dire, dites moi exactement le poids de vos
machines, de manière à ce que l’Etat égyptien vous fasse payer
le prix exact du transport ». Furieux les Anglais. Mais sorti de
la gare du Caire dont il était le directeur, il allait tout droit en
rigolant à un quelconque café du Bosphore, Trianon ou
Louvres, où buvant son zibib (arak égyptien), il faisait sa
partie de trictrac avec les Grecs et Arméniens du coin sans
éprouver la moindre gêne à parler avec eux, en français ou en
anglais !
Je n’ai pas connu ma grand-mère paternelle - une Wahba,
morte jeune dans les années 1920 quand mon père était
étudiant à Strasbourg. Elle avait hérité, je ne sais pas par
quelle filière, un terrain gigantesque à Alexandrie, le long du
Raml (les « sables » à l’Est du vieux port, qui deviendront
avec l’extension urbaine la Corniche de la ville). Ce terrain
avait été donné par le généreux Khédive Ismail à l’un (ou aux
deux) des Abdel Sayed pour je ne sais quel service rendu
(Mikhail avait été parmi les initiateurs de l’édition arabe
moderne, Ibrahim - le «républicain » - écrivait fort bien m’a-t-
on dit). Faisant preuve d’un remarquable manque de sens
commercial (qui paraît être une caractéristique familiale !), ce
terrain fut vendu pour acheter une maison familiale à Choubra,
devenue certainement avec le temps - si elle existe encore - un
innommable taudis. Mes parents ont fait preuve de la même
absence de sens des affaires lorsqu’en 1942, panique aidant, à
l’approche des armées de Rommel, des propriétaires étrangers
(grecs, levantins, israélites, je n’en sais plus rien) leur offraient
pour une bouchée de pain d’énormes terrains agricoles à
l’époque, face à Zamalek, le long du Nil, c’est à dire dans ce
qui est devenu le quartier de Dokki. Nous n’allons pas nous
transformer en gentlemen farmers, ont dit mes parents qui ont
laissé passer l’offre !
Mon père était Wafdiste - A la fois par nationalisme
(antibritannique) par esprit démocratique et antimonarchiste (il
me disait que la monarchie égyptienne, glorieuse de Mohamed
Ali à Ismail, était pourrie depuis que Tewfick avait trahi), et
par attachement aux options laïcisantes du Wafd, le grand parti
nationaliste issu de la révolution de 1919. C’est son
attachement aux valeurs démocratiques et laïques qui explique
son attitude très réservée à l’égard de Nasser. En juillet 1952 le
hasard a fait que mes parents étaient venus en vacances nous
voir, ma soeur et moi, à Paris. Il apprit donc le coup d’état par
l’Ahram (le plus ancien quotidien égyptien – plus de 130 ans
d’existence) vendu Bd St Michel. Il s’en réjouit avec une force
que je n’oublierai jamais. Mais quand, après 1956 (la
nationalisation du Canal de Suez, dont il se réjouissait tout
également fortement) je tentais de lui expliquer « notre » (les
Communistes) ralliement à Nasser, il me disait avec
inquiétude : vous faites fausse route, ces militaires sont bornés,
foncièrement fascistes et musulmans fanatiques, rien de plus.
Il me disait aussi : comment vous (communistes) qui avaient
bien vu ce qu’est ce régime depuis 1952-1954 et avaient tant
souffert de sa brutalité, vous pouvez ne pas voir ses limites
aujourd’hui ? L’une des raisons qui mettait la puce à l’oreille
de mon père était le discours nassérien repris à la tradition du
« Parti nationaliste », version Misr el Fatta (la Jeune Egypte,
parti nationaliste de tendance fascisante) et Ahmed Hussein.
Ce parti avait, durant la seconde guerre mondiale, exprimé ses
sympathies fascistes et pro nazis, par « haine des Anglais ».
Au Lycée dont j’étais alors un élève, les jeunes Egyptiens -
presque tous politisés - se partageaient en « procommunistes »
et « pro parti nationaliste ». J’appartenais au premier de ces
groupes et mon père s’en félicitait, ne manquant jamais de me
dire : ne te laisse pas attirer par Ahmad Hussein et sa bande, ce
sont des imbéciles incapables de comprendre que les Nazis
sont bien pires que les Anglais.
Ma grand-mère maternelle - Zélie Démoulin, née peu après la
Commune de Paris (en 1874) à Château Porcien (Ardennes)
était très fière de sa relation de parenté (dont je n’ai jamais
connu la filière exacte) à Drouet - celui qui arrêta Louis XVI à
Varennes, en Argonne - babouviste de surcroît, bien qu’il fut
par la suite sous-préfet de l’Empire. Zélie était un prénom à la
mode à la fin du XIXe siècle; mais ma grand-mère a été
baptisée de ce nom en hommage à la Communarde Zélie
Camélineau, m’avait-elle dit. Mon grand-père maternel -
Albert Boeringer - était alsacien (de Guebwiller). Après 70, et
quelques années avant sa naissance (en 1875) ses parents
avaient choisi la France et émigré en Champagne (à Suippes).
Bien que baragouinant à peine le français (famille d’artisans,
comme celle de ma grand-mère), ils avaient quitté l’Alsace
parce que, comme me l’a expliqué mon grand-père, « nous
Alsaciens avons fait la Révolution (française) et connaissons
le sens et le prix de la liberté; nous ne voulions pas être traités
comme ces veaux allemands (c’était son expression), dociles
et soumis aux humeurs de leurs aristocrates ». Choix politique
démocratique donc. Mes deux grands parents sont devenus des
instituteurs - comme beaucoup d’enfants d’artisans de
l’époque.
Grand-père, franc maçon et socialiste, avait été, pour cette
raison, jeté en première ligne en 1914 (son affectation au livret
militaire avait été modifiée pour cette raison politique, alors
que compte tenu de son âge il avait été affecté antérieurement
à un corps moins dangereux). Il a été sérieusement blessé dans
les premiers mois de la guerre, et reconnaissance de son
courage et générosité (protégeant ses soldats) faite dans la
citation accompagnée de nombreuses médailles. Il est mort
relativement jeune (en 1940) en grande partie des suites de ses
blessures qui n’ont jamais cessé de suppurer. L’éducation qu’il
m’a donné était remarquablement anticolonialiste, socialiste,
antifasciste. Grand-mère - que mon père appelait Voltaire (à
cause à la fois de sa chevelure blanche désordonnée mais aussi
de ses idées) - a été, dès juin 1940 (elle vivait avec mes
parents en Egypte), « gaulliste » (sa carte de la France Libre
l’établit). A l’époque les Français d’Egypte étaient presque
tous vichystes et longtemps ma grand-mère a été le membre
unique de la France Libre à Port Saïd. A tel point que pour
faire connaître son adhésion elle n’avait trouvé aucune
« autorité française » pour le faire, et dû passer par
l’intermédiaire d’un officier britannique, qui a envoyé sa lettre
à Londres. Plus tard, mais seulement à partir de 1942, les
Français d’Egypte se sont portés en masse au secours de la
victoire et sont tous devenus « gaullistes ». J’ai connu par la
suite quelques-uns des membres des familles de mes grands-
parents maternels. Grand-père et grand-mère étaient l’un et
l’autre les aînés de famille de six enfants dont certains étaient
encore en vie quand je suis venu en France en 1947. Le plus
jeune frère de ma grand-mère, Pol, avait émigré en Russie et
travaillait à la fabrication du Champagne de Crimée. Revenu
juste avant 1914; son épouse était une française qui avait passé
enfance et âge adulte en Russie, parlait russe aussi bien que
français, avait acquis une allure tout à fait russe dans toutes ses
manières. Fort heureuse de me voir communiste et donc « pro-
russe » elle voulait m’aider à améliorer ma connaissance de
cette langue - que j’apprenais vaguement chez elle à Reims
pendant les vacances scolaires. La plus jeune sœur de mon
grand-père, Emilie, sage-femme, dirigeait encore à cette
époque la maternité de Reims. Elle logeait ma sœur, alors
étudiante à Reims.
Mais père et mère avaient également une vision sociale des
problèmes. Je ne dirais pas nécessairement socialiste, mais
enfin, sur le fond, cela revenait à en être synonyme. Dans la
classe privilégiée à laquelle j’appartenais on était tout à fait
insensible à la misère des classes populaires, considérée
comme « naturelle ». Ce n’était pas l’éducation familiale dont
j’ai bénéficié. Au contraire père et mère ne cessaient de me
dire que toute cette misère ambiante qui nous entourait non
seulement n’était ni naturelle, ni acceptable, mais qu’elle
signifiait seulement que la société était mal faite. Ayant retenu
cette leçon très tôt, je me souviens qu’ayant vu, en descendant
de notre voiture dans un quartier populaire de Port Saïd (mes
parents médecins s’y rendaient fréquemment), un enfant
ramasser des ordures pour se nourrir, et ayant posé la question
« pourquoi fait-il cela ? », ma mère m’a répondu (j’avais cinq
ou six ans) à peu près sans doute : « parce que la société est
mal faite et condamne ainsi les pauvres ». Je répliquais : « je
changerai la société ». Bien, me dit-elle, il le faut. Racontant
l’histoire (le souvenir de la scène m’est resté vif, pas
évidemment les paroles !) quarante ans plus tard à mon ami
André Frank qui lui demandait « depuis quand Samir est
communiste ?», ma mère répliquait « comme vous le voyez
depuis l’âge de six ans ».
Ce sens social, qui allait au-delà du Wafdisme, mon père en a
fait la preuve dans sa manière de conduire les affaires de santé
publique dont il était responsable à Port Saïd. Il a en effet
éradiqué le paludisme qui sévissait dans cette ville par des
moyens que je qualifierai sans hésitation de « maoïstes ». Il
avait en effet imaginé d’organiser tous les jeudis (veille du
vendredi et donc férié dans les écoles publiques) un jeu
d’enfants qui consistait à faire le tour des lieux pollués (mares
d’eau, jardins etc.) et de verser un peu de siberto (alcool à
brûler) sur les nids de moustiques. Les enfants étaient encadrés
par des infirmiers et autres bénévoles, sous la direction de
Abdel Ghaffour, le fidèle infirmier de mon père puis de ma
mère durant toute leur vie professionnelle à Port Saïd, et
récompensés par des distributions d’images. Budget total,
presque rien; résultat, magnifique au point que les statistiques
de la santé ayant constaté la disparition du paludisme dans la
ville, le Ministère de la Santé s’est enquéri auprès de mon père
pour comprendre l’origine du miracle. Mon père reçu une
médaille, que j’ai retrouvée longtemps après sa mort jetée au
fond d’un tiroir, avec l’amorce d’une lettre au Ministre (un
collègue) qu’il ne termina pas, jugeant probablement que cela
ne servirait à rien.
C’est ce sens social qui explique également que notre famille
ait sympathisé avec l’URSS dès 1941. Une sympathie forte
partagée par tous, voyant le communisme comme enfin la
solution du problème social. Une sympathie que par la suite,
lorsque le Consulat de l’URSS s’est installé dans notre maison
de Port Saïd (au rez de chaussée, tandis que nous habitions le
premier étage), a fondé une grande amitié avec un certain
nombre de fonctionnaires soviétiques.
Mon grand père avait tenu, dès 1919, à rentrer en Alsace. Mes
parents se sont rencontrés à Strasbourg, étudiants en médecine
dans les années 1920. C’était en même temps la rencontre
heureuse entre la lignée du jacobinisme français et celle de la
démocratie nationale égyptienne, les meilleures traditions des
deux pays, à mon avis. Je leur dois certainement une
appartenance culturelle double. Je ne suis pas « moitié
égyptien » et « moitié français », mais intégralement l’un et
l’autre. Et je vis cette double appartenance sans problème, sans
connaître les affres de la recherche des racines de son identité
« véritable »! J’écrivais spontanément en arabe, par exemple
dans ces mémoires les pages concernant le nassérisme, en
français celles de mes années d’étudiant à Paris.
Venue en Egypte rejoindre mon père en 1927, ma mère s’est
retrouvée en haute Egypte, à Qift (province de Kena-Louqsor)
où mon père exerçait les fonctions d’inspecteur sanitaire et
médecin (de l’Etat) pour tout faire … Le choix du lieu est
intéressant puisque nos ancêtres de ce côté verraient
précisément de Qift. Ma mère n’a pas imaginé un moment ne
pas travailler. Et comme le travail ne manquait pas, elle a suivi
mon père pour soigner tous ceux qui en avaient besoin … et ils
étaient fort nombreux. Des souvenirs racontés dans le détail,
un témoignage d’une valeur inestimable qui aurait mérité
d’être enregistré pour l’histoire. Beaucoup plus tard une amie
qui travaillait pour la télévision du Caire a souhaité le faire.
Hélas l’occasion a été raté, puis ma mère vieillissant n’était
plus en mesure de le faire. A l’époque mon père faisait ses
tournées médicales à cheval et ma mère suivait – sur un âne
appelé Odet (ma mère s’appelle Odette) parce qu’il était aussi
têtu que ma mère disait-on. Ils traversaient le Nil – vers Balass
– sur des radeaux posés sur des outres ou des zirs de poterie,
avec les paysans et les bestiaux. La médecine couvrait tous les
domaines possibles à imaginer: soins des malades et surtout
des enfants (rassemblés dans les villages par les maires dans
de vagues dispensaires), organisation de la lutte contre les
épidémies, surveillance de l’hygiène (de l’eau, des marchés,
des écoles) et leçons données aux responsables locaux pour
l’améliorer, petite chirurgie, autopsie des cadavres de ceux qui
avaient trouvé la mort dans des vendettas caractéristiques de la
Haute Egypte (en général à coups de fusil dans les champs de
cannes à sucre) etc. Ma mère partageait avec mon père tout ce
travail gigantesque. Leurs amis étaient surtout des
archéologues, égyptiens et étrangers (français et anglais
principalement), occupés à fouiller le sol si riche de la
province. Agatha Christie a été, comme on le sait, l’épouse de
l’un de ceux-là (mais mes parents ne l’ont pas connue, je crois
qu’elle était partie de Haute Egypte bien avant leur arrivée).
Mes parents aimaient beaucoup aller se reposer à Assouan, au
vieux Cataractes. A l’époque le tourisme était réservé aux très
fortunés, le Roi des Belges et quelques autres ! Au Caire mes
parents aimaient aussi descendre au vieux Shepheard - place
de l’Opera (incendié en 1952). Les hôtels de l’époque - que
j’ai connus plus tard - avaient ce luxe qu’on ne connaît plus et
mon père qui développait rapidement des habitudes et savait
parler aux gens avait ses entrées et ses réservations dans tous
ces lieux.
Les choix de résidence de mes parents et les options
professionnelles qui leur étaient associées n’étaient
certainement pas communs dans l’Egypte de l’époque. Le
Ministre de la Santé, un collègue et ami de mon père, recevant
mes parents au Caire, ne cachait pas sa surprise : comment ma
mère avait-elle accepté de suivre mon père dans ce trou privé
du minimum de confort, d’une chaleur accablante qu’était Qift
? Madame, les épouses égyptiennes ne l’acceptent jamais.
Elles restent au Caire avec leurs enfants et laissent leurs maris
détachés aller seuls dans ces bleds, dit- il. Impossible pour
moi, répondait ma mère. De surcroît j’aime la Haute Egypte,
j’y apprends beaucoup, j’ai l’occasion d’y exercer mon métier
à plus que plein temps, j’apprécie ce peuple de paysans pleins
de qualités et de force. Je m’y sens pleinement égyptienne,
sans problème. Le reste - le confort, la chaleur - on s’y fait
rapidement. Lorsque plus tard mon père a fait une démarche
auprès du Ministre (le même peut-être, ou un autre, je ne sais,
mais toujours un collègue et ami) pour « être affecté
définitivement » à Port Saïd, de manière à permettre à ma
mère de faire sa carrière comme elle l’entendait (c’est à dire
avoir une belle clientèle riche lui permettant de soigner les
autres - la grande majorité - gratuitement), ce Ministre lui dit :
Farid réfléchis, tu sacrifies trop. Tu as devant toi une belle
carrière possible, mais tu sais que tu ne peux obtenir de
promotions successives et rapides qu’en acceptant de changer
de poste, et de lieu d’affectation. Mon père lui répondit que
c’était tout réfléchi; il ne sacrifierait pas la carrière de sa
femme (une attitude pas tout à fait commune, ni en Egypte, ni
ailleurs); quant à lui il pourrait en faire autant - et même plus -
à Port Saïd qu’en gravissant les échelons de l’administration
(dont il mesurait les limites). La suite devait prouver qu’il a
tenu la promesse qu’il s’était fait à lui même.
Souvenirs d’enfance
J’ai connu une naissance et une première étape de la petite
enfance difficiles à l’extrême. Né avant terme avec un ictère
du foie je ne pouvais rien absorber par la bouche, je le
vomissais immédiatement, fut-ce de l’eau. On me maintenait
donc en vie par d’énormes injections de sérum. Cela a duré un
an. Si ma mère n’avait pas été médecin, associant à sa
vigilance de tous les instants la puissance de l’amour maternel,
je n’aurais certainement pas survécu. Les confrères de mes
parents conseillaient d’ailleurs de me laisser disparaître, car je
risquais fort, selon eux, d’être handicapé. Puis le miracle : cela
se passait dans la campagne du delta, quelque part entre
Zagazig, Abou Kébir et Abou Hamad. J’avais douze mois et
j’étais assis sur les genoux de ma mère, dans notre Ford
décapotable de l’époque. Je ne me souviens évidemment pas
de ce moment, mais je conserve bien l’image de la Ford, que
mes parents ont utilisée jusque beaucoup plus tard, sans doute
1938. Mon père était descendu pour aller visiter
quelqu’endroit dans la région qui relevait de sa compétence en
sa qualité d’inspecteur sanitaire. Une paysanne s’est approché
de la voiture, m’a vu et a engagé la conversation avec ma mère
qui lui a donc expliqué la raison de ma maigreur extrême (la
peau sur les os au sens propre). La paysanne convainquait et
entraînait mes parents chez elle, où elle leur fournit une
mixture d’herbes. Cela ne pourra certainement pas faire de
mal, pensèrent mes parents. Administré, le remède fit son
effet : je commençais quelques jours plus tard à ne plus rendre
l’eau, puis à accepter du lait, des potages. J’étais sauvé.
Depuis les herbes en question ont donné lieu à une préparation
pharmaceutique égyptienne que mon père avait suggéré de
mettre au point. J’ai gardé depuis, semble-t-il, une santé forte.
Mais j’ai été très prudent jusqu’à tard dans mon adolescence.
On m’avait expliqué que pour que mon foie se rétablisse
complètement il me faudrait suivre un régime sévère : pas de
gâteaux, de crème, de chocolat etc…. J’ai compris et décidé de
ne jamais céder à la tentation. Les amis de la famille étaient
souvent étonnés de la force de ma volonté et rapportaient avec
admiration leurs commentaires : invité avec les autres enfants
ici ou là je refusais de manger un gâteau quelconque qu’on
m’offrait !
Mes parents, qui s’étaient installés en Haute Egypte, à Qift,
puis en Basse Egypte, à Abou Kébir où naquit ma sœur Leila
en 1930, venus en vacances à la mer à Port Saïd trouvèrent la
ville à leur goût et décidèrent de s’y installer. Ce qui fut fait
lorsque j’avais à peine dépassé l’âge d’un an. Mes grands
parents maternels, instituteurs l’un et l’autre, décidèrent de s’y
installer à leur tour, dès leur retraite prise, peu de temps après,
auprès de leur fille unique - ma mère. Maman commençait
immédiatement à travailler, ouvrant sa clinique privée. Mon
père était inspecteur sanitaire de la province du Canal. Nous
étions donc, ma soeur aînée d’un an et moi, largement suivis
par nos grands parents. Je garde un souvenir toujours ému de
ces grands parents que j’ai aimé de tout mon être.
Ma grand mère était admirable par ses qualités de coeur et
d’esprit, toujours calme dans les moments les plus difficiles,
toujours intelligente dans ses jugements. Elle avait prouvé ces
qualités pendant la guerre de 1914. Quittant Reims à la
dernière minute avant l’entrée des Allemands, elle avait
conduit avec bravoure et efficacité une colonne de réfugiés
entre les lignes ennemies et celles des Français jusque dans la
bataille de la Marne, ne perdant jamais le « nord » (y compris
au sens propre puisqu’elle décidait des mouvements du groupe
en lisant une carte d’Etat major et en utilisant une boussole).
Ma grand mère est morte en 1973 à quelques mois d’être
centenaire, d’une belle mort instantanée - en faisant ses mots
croisés - Elle n’avait rien perdu de sa lucidité et, âgée de plus
de 90 ans, n’hésitait pas à festoyer. Tu vas où ? me dit-elle une
fois que je rentrais de voyage vers minuit. A la Coupole -
Attends, je m’habille et t’accompagne, tu sais que j’aime les
huîtres surtout avec un bon vin blanc. Une personne
véritablement extraordinaire, qui m’a fait lire et aimer très tôt
les fables de la Fontaine dont elle partageait l’esprit et la
finesse. Car ma grand-mère ne nous faisait pas faire de devoirs
à la maison. Elle estimait que le travail à l’école suffit et que le
reste du temps est fait pour que les enfants s’amusent,
complètent leurs connaissances et améliorent leur formation
par d’autres moyens que ceux de l’école. Ma grand mère
passait donc de longs moments à discuter avec nous, nous
donner le goût de la lecture. Ce que j’acquis très tôt; je suis
resté un dévoreur de livres jusqu’à ce jour. Ma grand mère
était très coquette et avait le goût sur. Elle faisait et refaisait
sans fin robes, manteaux et chapeaux de grande classe. Parfois
à la limite de l’extravagance que sa grande beauté permettait.
Je me souviens d’un chapeau garni d’un hibou peu commun,
qui faisait rire grand père. Lui, dont je dois tenir, n’apportait
aucune attention à l’habillement et, raconte-t- on, n’avait pas
hésité à essuyer un tableau en classe avec le pan de son veston.
Mon père était, comme un bon bourgeois égyptien, toujours
d’une élégance stricte. Ma mère également. La maison était
magnifiquement meublée et les grands salons du bijou que
nous avons habité mettaient en valeur meubles, tapis et beaux
objets que ma grand mère dénichait chez Dialdas, l’antiquaire
Indien de la rue Farouk - la rue commerçante de Port Saïd.
Grand mère était pointilleuse à l’extrême, soignant elle même
meubles, tapis et objets dont elle chassait avec son plumeau la
poussière envahissante d’Egypte. Tu vas finir par les faire
rigoler à force de les chatouiller, disait mon grand père. Ordre
parfait dans la maison, jamais rien de cassé.
Mon grand père a joué un rôle non moins important dans ma
première formation, bien qu’à sa mort je n’avais que neuf ans
à peine passés. Grand père était un être social et politique, qui
passait de longs moments dans les cafés, observant et
bavardant avec les uns et les autres. Son lieu préféré était un
petit café baladi (populaire), tenu par un grec comme c’était
alors souvent le cas à l’époque en Egypte, à l’entrée du marché
de la ville, fréquenté par des gens simples avec lesquels il
entretenait de longues discussions. Des ouvriers du Canal -
égyptiens et grecs - avec lesquels il discutait essentiellement
de politique, ne se lassant jamais de défendre des positions
antifascistes, anticolonialistes et socialistes. Grand père venait
me chercher à la sortie de l’école, à quatre heures. Il me payait
le même sandwich qu’il s’offrait, au bastarma (charcuterie de
filet d’agneau fumé) bien pimenté. Sans doute comme tous les
enfants qui aiment imiter les « grands » je trouvais rapidement
cela délicieux. J’en ai gardé un souvenir qui n’a jamais cessé
de me faire venir l’eau à la bouche quand j’y pense; et j’aime
toujours autant le bastarma. Mon grand père me répétait
chaque jour à cette occasion la même phrase : « tu ne le diras
pas à ta mère, elle pensera que ce n’est pas bon pour toi et tu
n’en auras plus ». J’ai gardé le secret et il m’a fallu attendre
pour oser le raconter, peut être trente ans plus tard, à ma mère
! Les jeudis et dimanches grand père m’emmenait dans une
longue promenade à pied - le long des quais du port, le ferry
boat de Port Fouad, les jardins de cette ville (où le matin nous
cueillions les champignons après les jours de pluie) allant
même parfois fort loin jusqu’aux Salines de Port Saïd, au pont
de Raswa ou à celui du Gamil (les deux ponts qui relient l’île
de Port Said, le premier à la route du Caire, le second à celle
de Damiette). Notre conversation était ininterrompue et grand
père faisait par ce moyen mon éducation : leçons de choses,
explications de tout (comment marchent les bateaux entre
autre), mais aussi leçons de politique. De 1935 à 1937 les
navires chargés d’Italiens partis à la conquête de l’Ethiopie
transitaient par le Canal. Sur les ponts de ces navires les
soldats italiens s’assemblaient pour faire le salut fasciste et
crier leurs slogans. Mon grand père les regardait et leur
répondait par un bras d’honneur et m’invitait à l’imiter ou à
faire d’autres gestes incongrus (comme de leur tourner le dos,
lever une jambe et faire sortir de sa bouche le son d’un pet
aussi fort que possible). C’est comme çà qu’il faut répondre
aux fascistes. Evidemment autoriser un gamin de 5-6 ans à
s’amuser de cette manière était une occasion formidable. Mais
attention me disait-il : il ne faut faire çà qu’aux fascistes que je
te désigne, à l’égard de tout autre personne c’est inacceptable
et je te le défends. Entendu. Je demandais donc ce que c’était
que ce « fascisme » et c’était l’occasion pour mon grand père
de commencer mon éducation politique.
Je ne suis pas de ceux qui croient que les souvenirs d’enfance
doivent nécessairement être heureux. Je pense que ceux des
enfants de la misère ne peuvent pas être joyeux. Mais j’ai eu la
chance d’être parmi ces privilégiés qui ont effectivement le
souvenir d’une enfance fort heureuse.
J’ai donc un souvenir toujours ému des lieux qui ont peuplé
mon enfance : le jardin du Casino, le jardin d’enfants comme
on l’appelait alors – au centre de la ville – la plage de Port
Saïd et ses cabines sur pilotis où l’on dégustait en groupes
d’amis (surtout des amis cairotes de mon père qui y venaient
l’été) les moukhoulouls et les « baclaous » (coquillages), le
mech (fromage fermenté), le fisikh (filets de poisson fermenté)
et d’autres délicieuses préparations dont certaines sont
typiques de Port Saïd, la « plage des enfants » de Port Fouad
où ma sœur et moi passions la journée entière en été dans une
mer souvent fréquentée par les dauphins qui, comme chacun le
sait, ne font jamais de mal malgré leur taille imposante et qui
étaient donc l’occasion de jeux extraordinaires, la plage du
Gamil (près de la « balise » et du « fort Napoléon en ruines –
en réalité une construction plus tardive de l’époque de
Mohamed Ali sur la route de Syrie) où nous allions en famille
pic-niquer le dimanche. Evidemment tous ces lieux ont gardé
dans mes souvenirs d’enfant une taille gigantesque qu’ils n’ont
pas. Les classes et la Cour du Lycée me sont apparues plus
tard bien petites; la forêt des jardins où l’on jouait à cache-
cache constituée par quelques arbustes etc. Deux bâtiments
agréables étaient en fait des monuments historiques d’une
grande beauté. Le Casino lui même, un chef d’œuvre 1900 aux
larges vérandas vitrées, l’Eastern (un hôtel-restaurant-jardin)
une construction à la gloire de l’acier, œuvre d’un élève
d’Eiffel. Mes parents nous y emmenaient souvent – ma sœur et
moi. Ma sœur y dégustait des glaces et moi des granita, nom
italien utilisé en Egypte pour désigner les sorbets de citron,
mangue ou goyave.
Petits nous avions une bonne dont je me souviens bien de la
très belle figure –Fatma – gentille comme une mère que nos
parents nous avaient appris à respecter (ce qui n’était pas la
règle générale dans les rapports enfants de bourgeois-bonnes)
elle gâtait ma sœur de glaces, chocolats et autres délicieuses
pâtisseries égyptiennes (elle faisait la kounafa –patisserie
orientale- à merveille). Pour moi des friandises de régime –
pain semit (au sésame) et sucres candi aux pistaches de Syrie !
Je n’en ai pas oublié le goût. Mais mon père – très pointilleux
sur l’hygiène et anxieux de nature – tentait de dégoûter ma
sœur en expliquant que la couleur (marron) des glaces vendues
dans la rue était produite … avec des excréments humains !
Moi j’avais inventé l’histoire que les chocolats fourrés
(jaunes) étaient faits avec ce que disais être de la « crème de
cafards ». La gourmandise de ma sœur l’emportait quand
même, quand on ne lui rappelait pas sur le champ ces choses
désagréables. J’ai revu Fatma à Port Saïd en 1952. Elle avait
été mariée contre son gré à un vieux. Jeune veuve, dans la
misère, elle passait régulièrement à la maison. L’aînée de ses
enfants, une fille, Turk – 15/16 ans peut être à l’époque – était,
comme avait été sa mère, d’une très grande beauté de visage et
de corps. Illettrée, mais pas froid aux yeux. Comme je lui
demandais ce qu’elle comptait faire elle me répondit sans
fausse honte ni crainte : je deviendrai riche, je sais comment, il
y a plein d’hommes riches au Caire – où j’irais – et que je
saurai utiliser. Je ne sais pas si elle a réussi dans ses
entreprises.
Cette histoire m’en rappelle une autre. Reçu au Palais
présidentiel, à Abidjan, j’y aperçois ce qu’on appelle au
Sénégal une belle drianké, c’est à dire une sorte d’hétaire
traditionnelle, forte, grand boubou brodé, couverte d’or. Je
pouvais savoir d’où elle venait, elle non. Je lui dis : vous êtes
sénégalaise ? Oui. Vous vous plaisez en Côte d’ivoire ?
Beaucoup. Pourquoi ? Parce que j’aime les hommes cons et
riches, et – regardant autour d’elle – ici il y en a beaucoup.
Bravo. Belle introduction à notre conversation amusante de
cette soirée certainement plus agréable que celle que j’aurais
pu avoir avec la plupart des notabilités présentes à la
réception.
Mon père se livrait à la plage à l’exercice le plus amusant du
« bey » égyptien qui jouit de la mer en la regardant
longuement avant de procéder par étapes au passage du
costume de ville, cravate, tarbouche et souliers inclus, à celui
de plage - le même costume où le chapeau de paille remplaçait
le tarbouche (fez ottoman), les sandales, les souliers, la cravate
ôtée, puis à celui de bain - maillot noir entier, peignoir et
chipchips (sandales ouvertes) - avant d’aller goûter l’eau.
Entre chaque phase, assis confortablement à l’ombre du
parasol il buvait un café turc. La cérémonie faisait mourir de
rire ma mère, qui elle adorait la baignade prolongée, avec ma
sœur (un poisson disait-on) et moi (qui n’a vaincu la peur de
l’eau que par un effort de volonté). Puis après le déjeuner
« léger » (une dizaine de plats commandés chez le traiteur
Gianola, koufta et kabab (viandes grillées), pigeons farcis,
après les mezze accompagnés de bière ou de zibib – l’arak
égyptien), il s’en allait rendre visite à ses voisins, qui avaient
procédé de la même manière, pour de longues discussions -
affaires, vie sociale et bien entendu politique.
Il y avait aussi la cérémonie du dimanche au café Le Royal, en
ville, où mon père nous emmenait ma sœur et moi vers midi.
Lui se faisait servir des mezze avec bière ou zibib, ma sœur un
gâteau ou une glace, moi (pas de gâteaux) le droit de picorer
dans les mezze avec une citronnade. C’était aussi l’occasion
pour mon père de se déplacer d’une table à l’autre - ou
inversement d’autres messieurs venaient à leur tour à sa table -
pour discuter d’affaires diverses et de politique. C’était pour
moi, qui suivait la conversation (sans être autorisé à y
participer) l’occasion d’entendre du bon arabe. Après quoi
mon père me « résumait » (en bon arabe) l’essentiel de ce qui
devait m’intéresser.
Mon père m’emmenait aussi en calèche (c’était son moyen de
déplacement préféré) ici où là, soit pour l’accompagner faire
une tournée des « administrations » où il connaissait tout le
monde, soit pour aller chez tel ou tel de ses amis en vacances
ou de passage : des hauts fonctionnaires en général - du
gouverneur du Canal au collègue Ministre ou Secrétaire
d’Etat, des juges - mais aussi des confrères médecins, des
écrivains (mon père était un grand ami de Youssef Idriss), des
politiciens wafdistes (Makram Ebeid entre autre), ou plus
simplement de bons amis (la famille Hamza, Samir Gabra etc).
A la maison tout le monde était gourmand : mes grand parents
et mon père surtout (ma mère moins). Toutes les occasions
étaient donc bonnes pour faire un gueleton. On fêtait tout, les
fêtes égyptiennes, musulmanes et coptes, les fêtes françaises.
Nous avions donc le plaisir de fêter deux fois Noël (le 25
décembre et le 7 janvier), la fin du Ramadan et le kourban
bairam comme on disait à l’époque, en turc, pour désigner le
Aid el Kébir, le 14 juillet etc. Les anniversaires de chacun
également. A chaque fois mon grand père, tant qu’il fut en vie,
préparait lui même d’abondantes charcuteries dont il
commandait soigneusement les composants, ma grand mère
des séries successives de cailles rôties, gigots d’agneau, de
blanquette de veau (qu’elle a aimé particulièrement jusqu’à la
fin de sa vie) de lapins à la moutarde, de feuilles de vigne aux
pieds d’agneaux, pigeons au férik – blé germé-, fatta –
préparation d’agneau, ail, oignons, pain et riz, de toute la
gamme des farcis, et que sais-je encore, tout ce que les
meilleures cuisines égyptienne et française peuvent compter.
Le tout arrosé toujours de vins de qualité - jusqu’à la guerre
importés par caisse, Champagnes et Bourgognes - en quantités
abondantes !
Nous nous déplacions souvent hors de Port Saïd. La Ford
décapotable remplacée par une Chevrolet bleue (vers 1938 je
pense) nous transportait au grand complet soit pour aller
« faire un tour » le long du Canal jusqu’à Ismaïlia et Suez
(pour aller « manger du requin » au Casino de Port Saïd
Tewfick - prétexte comme un autre), soit pour aller au Caire
visiter les soeurs de mon père (Hélène et Mounira) et leur
famille, ou pour une quelconque affaire « administrative », soit
pour rendre visite à des amis de Basse Egypte, à Zagazig et
autour (notamment y rencontrer Youssef Idriss si je ne me
trompe). Souvenirs bons ou moins bons (les enfants
n’apprécient pas toujours la voiture), qui se perdent parfois
dans celui des tempêtes de sables de Khamsin.
La ville de Port Saïd n’était pas quelconque, à l’époque.
Construite avec la percée du Canal de Suez elle présentait face
aux quais Sultan Hussein, un alignement d’immeubles de six
étages avec larges balcons de bois du plus parfais style
colonial de la fin du siècle. Le Casino belle époque
surplombant l’entrée du port offrait à ses visiteurs le spectacle
permanent de la file ininterrompue des navires s’engageant
pour la traversée du Canal. L’Eastern Exchange de la même
époque aurait été classé monument historique s’il n’avait pas
été détruit par les bombardements des Anglais et des Français
en 1956, comme le Casino. Le siège de la Compagnie du
Canal, toujours en place, est un beau bâtiment du style
colonial oriental de l’époque. L’amirauté britannique, située un
peu plus loin, non moins remarquable, a été malheureusement
détruite dans un de ces gestes politiques d’humeur que je peux
comprendre mais regrette toujours. On voulait effacer les
traces de la présence britannique. Comme on a déboulonné la
statue de bronze de Lesseps, à l’entrée de la jetée. Cette jetée à
l’époque longée par le port et la mer, et sur laquelle mon grand
père m’emmenait respirer l’air marin, surtout les jours de
tempête, et observer les détails du débarquement de la pêche.
Le recul régulier de la mer à Port Saïd a fait gagner beaucoup
de terrain, livré à la spéculation foncière ces dernières années.
La jetée longe aujourd’hui la plage. Le phare, naguère sur la
côte, est désormais presque au centre de la ville. Une fontaine
décorée par une statue de la reine Victoria, grosse et laide
comme un pou, située sur les quais Sultan Hussein a été
également détruite. Dommage, ce monument d’une laideur peu
commune, heureusement petit, caché dans un jardin, aurait
constitué un témoignage historique du goût douteux des
Anglais de l’Empire ! L’intérieur de la ville bourgeoise
proposait ses quartiers datés 1890/1920/1930 - toujours
parfaits, construits par des architectes, en général italiens, de
ces moments successifs de l’expansion de la ville. Tout cela a
été détruit, d’abord par l’agression de 1956 et les
bombardements qui l’ont accompagnée, haineux, prenant
plaisir à incendier les quartiers populaires (le Manakh) avant
d’aller mitrailler les malheureux fuyards en bateaux à fond plat
sur le lac Menzaleh. La spéculation foncière de la nouvelle
bourgeoisie compradore a achevé le reste de la destruction de
la ville après 1973. Le mythe illusoire que la nouvelle « ville
franche » inaugurée par Sadate allait devenir un pôle de
richesse a encouragé la démolition de quartiers entiers (dont
les quais Sultan Hussein, rebaptisés de je ne sais jamais quel
nom) pour y construire d’ignobles blocs de béton au goût que
l’on devine être celui des nouveaux riches de notre époque. A
la place du Casino, un supermarché en plastique préfabriqué !
La ville n’était pas seulement belle par son architecture et son
urbanisme; elle était vivante - Halte obligée sur la route des
Indes et de la Chine des gros paquebots de la P and O
britannique, des Messageries maritimes et de la Compagnie
néerlandaise de navigation que les avions n’avaient pas encore
remplacés, elle vivait au rythme permanent des milliers de
« passagers » qui parcouraient tous les jours ses rues
commerçantes regorgeant de beaux objets de l’Inde et de la
Chine. Une flotte de centaines de petites barques partait à
l’assaut des paquebots vendre la pacotille. Les bamboutis
(j’ignore l’origine de cette appellation) qui les manœuvraient
étaient du genre qui n’a pas froid aux yeux et sait tout négocier
en quelque langue que cela soit. Le va et vient des marins de
toutes origines comme des produits qu’ils transportaient avait
produit une culture port saïdienne ouverte, inventive, qui avait
su combiner avec talent dans sa cuisine locale le carry indien
et les coquillages port saïdiens.
Mais il y avait aussi le côté odieux et dramatique de
l’exploitation du travail. Le pire – les « charbonniers » - Les
navires de l’époque fonctionnaient encore largement au
charbon. A Port Saïd ils faisaient leur plein. Il n’y avait aucune
machine, grues ou autres, pour le faire. On posait des planches
étroites reliant en pente raide le quai au pont du navire. Les
hommes d’une chaîne ininterrompue couraient sur la colonne
montante, chargés d’un énorme sac de charbon qu’ils vidaient
sur le navire, pour redescendre en courant encore plus vite
dans le sens inverse aller chercher leur sac sur le quai. Il
s’agissait de paysans sans terres, maigres mais encore forts
pour les quelques années qu’il leur restaient à vivre, dont
d’ignobles marchands vendaient la force de travail aux
Compagnies maritimes. L’origine de bien des fortunes port
saïdiennes, avec sans doute, pour beaucoup, le trafic du
hachich que les pêcheurs collectaient en mer pour leur compte
avec les risques que les pauvres courent toujours dans ces cas -
des bateaux complices. Une mafia internationale de
commissaires de navires, de compradores égyptiens et
étrangers (maltais, italiens, grecs, français) au service du grand
capital de l’époque, représenté par les Compagnies de
navigation. Pour moi l’image de ces pauvres hères en loques,
chantant en travaillant dans ces conditions d’esclavage,
tombant d’épuisement sur le quai (quand ils ne tombaient pas
à l’eau) restera toujours celle de ce qu’est le capitalisme
réellement existant. Une image qui ne sortira jamais de ma
mémoire et qui m’a convaincu très jeune que ce système social
était odieux.
Port Saïd avait une histoire qui en avait fait la ville la plus
avancée de l’Egypte de l’époque. Bien des années plus tard en
lisant les pages extraordinaire écrites par Lucien Bodard dans
Monsieur le Consul retraçant la fondation de Shanghaï j’ai
découvert l’analogie qui réunissait cette histoire et celle de
Port Saïd. Cette ville a été véritablement inventée. Sur les
marécages du lac Menzaleh, à l’entrée de ce qui allait devenir
le Canal, une île artificielle a été fabriquée, simplement en
jetant du sable dans l’eau jusqu’à ce que la terre en émerge.
Sans machines bien sûr; des dizaines, voire centaines de
milliers d’hommes, dans la tradition pharaonique ont ainsi
« déplacé des montagnes » avec leurs mains nues, des pelles et
des sacs de jute. Ces hommes venaient de toutes les provinces
d’Egypte; beaucoup n’étaient que des volontaires désignés par
les Omdahs (maires des villages) et les Moudirs (préfets des
départements), - souvent parmi ceux jugés comme des têtes
brûlées, mais beaucoup également étaient des jeunes qui y
voyaient le moyen de s’évader du carcan de la tradition
familiale et villageoise - des esprits disponibles donc pour aller
de l’avant. La plupart sont morts à la tâche; mais ceux qui ont
survécu ont fondé ce Port Saïd d’avant garde des ouvriers du
port et du Canal, des marins qu’on retrouvait sur les bateaux
de toutes nationalités et dans tous les ports de la Méditerranée
et de l’Océan indien, des trafiquants de hachich. Les moins
scrupuleux ou les plus chanceux sont devenus des
compradores aisés ou même fort riches, des « notabilités »
nouvelles bien différentes de celles de l’Egypte rurale et
aristocratique. La ville fut donc électoralement wafdiste
presque à 100 % pendant longtemps, et abritait des noyaux
syndicalistes et communistes actifs et écoutés. Mais tout cela
appartient désormais à un passé révolu. La guerre de 1956,
celle de 1967 et l’isolement de la ville jusqu’après 1973,
l’émigration massive que ces conditions ont entraîné, puis
avec l’infitah (l’ouverture sans contrôle au capitalisme
mondialisé), le retour d’émigrés allés faire un peu ou
beaucoup d’argent en Arabie Saoudite et dans les autres pays
du golfe pétrolier, les illusions de la ville franche ont
bouleversé toutes les données. Une population de boutiquiers
vivant de la vente « hors taxe » de produits de consommation
importés, allant du textile et de la camelote aux équipements
modernes de la maison, a pris le dessus. Les cohortes
d’Egyptiens venus du Caire et d’ailleurs se ravitailler puis,
d’une manière ou d’un autre passer la douane à bon compte,
les officiers des douanes, de l’armée et de la police corrompus
pour laisser passer des camions entiers sont devenus les
sources principales de la nouvelle prospérité. Le
fondamentalisme réactionnaire et mercantile de l’Islam
politique importé du Golfe allait trouver là évidemment un
terrain plus que favorable.
La guerre et le lycée
Les années 1940 à 1946 sont à la fois celles de la guerre et de
mon adolescence (de 9 à 15 ans) élève du Lycée de la mission
laïque française de Port Saïd.
La guerre était présente partout autour de nous, depuis qu’en
1941 les Allemands étaient arrivés jusqu’en Crête. L’Egypte
elle même semblait sérieusement menacée par les va et vient
de l’armée de Rommel. Nous savions néanmoins que
l’essentiel de la guerre se déroulait ailleurs, sur le front de
l’Est où l’armée soviétique affrontait seule la presque totalité
des forces nazies. On était résolument et sans hésitation, avec
les Soviétiques. Confiants - le nazisme ne pouvait être que
finalement battu, les Soviétiques démontraient la puissance
résolue de leur système - mais néanmoins anxieux. Devenu
dès ce moment pro-communiste sans réserve je placardais
dans ma chambre un portrait de Staline.
Vint l’offensive de Rommel parvenu en 1942 aux portes
d’Alexandrie. La panique s’emparait des uns - des Maltais, des
Juifs - qui s’enfuyaient jusqu’en Afrique du Sud ! D’autres,
dans la petite bourgeoisie égyptienne et dans les milieux
réactionnaires qui entouraient la monarchie, se préparaient à
accueillir leur « libérateur » allemand. Mon père méprisait
ceux là qu’il traitait d’imbéciles (mughafallin) et de salauds
(mugrimin), probritanniques et soumis hier quand il fallait ne
pas l’être, aujourd’hui, alors qu’il fallait comprendre que les
Anglais étaient - pour une fois - du bon côté, devenus soudain
des « patriotes ». Au point que mon père approuvait l’attitude
du Wafd acceptant de revenir au gouvernement après
l’intervention des chars britanniques. Cela n’était pas toujours
facile à expliquer, et l’on sait que beaucoup de ceux qui
deviendront les officiers libres de 1952 s’étaient retrouvés aux
côtés du Roi. On était quand même fort anxieux et un moment
avions pensé - si les Allemands entraient - nous réfugier dans
un village de basse Egypte. On a rendu visite, dans cette
perspective éventuelle, à l’un de ces amis curieux de mon père
que je n’ai jamais connu que sous le nom de Cheikh Ali, un
koulak qui nous reçut avec la bombance d’usage (dinde, oies
etc). Mon père avait une série d’amis bizarres à mes yeux
d’adolescent. L’un d’eux - dénommé Gomaa - avait fini en
prison pour avoir fabriqué de la fausse monnaie. Mon père le
plaignait et disait : le pauvre, la victime, ces quelques jolis
billets de banque bien imités ne vont tout de même pas faire de
mal à l’Egypte. Surtout que le Gomaa en question, généreux
de tempérament, en avait redistribué une bonne partie aux
nécessiteux. Nous n’avons pas eu besoin de nous retirer chez
Cheikh Ali. Quelques semaines plus tard la bataille était
gagnée à El Alamein.
Port Saïd était une ville de garnison, remplie de soldats, des
Britanniques, mais surtout des coloniaux - Sud Africains
(noirs) et Indiens, des Grecs (les plus à gauche de toutes les
petites armées alliées), des Polonais de l’armée réactionnaire
du général Anders, des Français Libres qui s’étaient illustrés à
Bir Hakeim. J’ai été ami beaucoup plus tard avec l’un d’entre
eux, Marcel Faure, - compagnon de la libération - venu au
Mali en 1961 servir le nouveau régime anti- impérialiste du
RDA. La présence militaire dense s’accompagnait, comme
c’est toujours le cas dans les garnisons où les combattants
venaient prendre leur repos, d’un cortège d’incidents bruyants
qui avaient pour théâtres principaux les innombrables bars à
filles dont la ville s’était couverte. On appelait ces filles des
gonella du mot - italien mais adopté par l’égyptien populaire
qui signifie jupe, leur tenue, nouvelle et osée en Egypte. Elles
animaient des cabarets joyeux, comme le Cecil bar où,
beaucoup plus tard, j’ai vu avec Isabelle se produire
l’extraordinaire danseuse qu’était Tahia Carioca. Ce terme de
gonella m’est soudain revenu en mémoire lorsque, bien des
années plus tard, Saad Zahrane, l’un des anciens dirigeants du
PCE, à propos du voile islamique, me dit – observation fine et
juste : l’argent des Anglais pendant la guerre avait apporté la
gonella, celui des Saoudiens apporte aujourd’hui le hijab (le
voile).
A la maison on tenait table ouverte pour les simples soldats de
la France Libre. Ma grand mère, renouant avec ce qu’elle avait
fait de 1914 à 1918, estimait normal d’offrir à ces hommes qui
allaient au casse pipe l’occasion de se régaler pendant leurs
brèves permissions. Nos voisins de l’époque – des Maltais, les
Zarb – avaient transformé leur grande villa en pension de
famille et louaient des chambres à des officiers de la garnison,
mais aussi à des civils que les circonstances de la guerre
avaient fait échouer à Port Saïd, dont un certain nombre
d’enseignants du Lycée. On fréquentait beaucoup tout ce
monde et à mon souvenir, les discussions politiques étaient
souvent vives.
La guerre était présente également par les bombardements
aériens qu’on subissait à un moment – entre 1941 et 1942 –
presque toutes les nuits. Pas de danger lorsque c’était les
Italiens : ils larguaient leurs bombes au large dans la mer puis
s’en retournaient. Les Allemands par contre bombardaient
réellement le port et la ville. Black out, sirènes, tirs de DCA
qui couvrait toute la ville – autour de nous, à la plage, rangée
en ligne continue. Les civils se réfugiaient en général dans les
caves de leurs maisons. Mal conçus, ces abris s’effondraient le
plus souvent sur leurs malheureux occupants quand les
bombes leur tombaient dessus. Ma grand_mère avait donc
convaincu les Zarb de creuser une tranchée couverte dans le
jardin. Comme cela, on mourra sur le coup si la bombe tombe
juste sur nous – probabilité presque nulle, disait-elle – et nous
n’aurons rien même si elle tombe à trois mètres plus loin. Le
Général Voltaire – comme l’appelait mon père – avait raison.
Dans la tranchée se réfugiaient à nos côtés – les Zarb, leurs
pensionnaires et nous – un certain nombre de « veilles
dames », en général des italiennes de conditions modestes qui
habitaient dans le voisinage (je me souviens de la couturière
de maman). Chrétiennes à l’extrême, et modérément
courageuses, ces dames priaient à haute voix sans interruption.
Cela énervait ma grand mère qui, ne perdant jamais le calme,
occupait le temps soit à discuter avec nous les enfants,
racontant des histoires, riant et buvant un coup, (il y avait du
bon vin dans la tranchée) à la santé des « bombes loupées ».
Elle trinquait avec un officier écossais fort sympathique et
avancé dans sa réflexion politique qui, lui, ne se séparait
jamais de sa bouteille de whisky. Ou bien elle lisait, Balzac ou
des romans policiers. Un jour elle dit – avec son calme
moqueur qui définissait sa nature – à ces dames chrétiennes
bruyantes : vous devriez vous réfugier dans la cathédrale à
côté, c’est un lieu saint certainement le mieux protégé qu’il
soit par vos prières ardentes. Grands rires des impies de la
tranchée ! Et peut être pendant un temps bref une accalmie
dans les gémissements – Bravo Voltaire, dit mon père.
La tâche principale de mon père était devenue d’organiser
l’hygiène de la ville pour y éviter les épidémies qui
menaçaient. Il n’y avait pas d’antibiotiques à l’époque et, dans
les armées comme dans les quartiers pauvres, le danger était
réel. Il fit preuve à cet égard d’une remarquable efficacité,
convoquant tous les médecins et établissant sa dictature sur le
corps. C’est ce qui lui permit de faire éviter de justesse une
terrible épidémie de peste pulmonaire, qu’il fut le premier à
déceler, ne faisant pas confiance aux permis d’inhumer donnés
par un confrère à plusieurs membres d’une même famille,
décédés l’un après l’autre en quelques jours. Mon père fit
évacuer de force tout un quartier (près du marché de la ville !),
établir un cordon sanitaire, vérifier les allées et venues autour
de ce cordon. Il n’y eut finalement qu’une centaine de morts,
et l’épidémie était évitée. Ouf. Quelle fut néanmoins notre
terreur lorsque, quelques jours plus tard, mon père se couchait
avec une forte fièvre subite. Ce n’était qu’une paratyphoïde.
Tout cela avait donné une extraordinaire popularité à mon
père, qui explique qu’à sa mort, en 1960, le cortège qui
l’accompagnait ait mobilisé la ville entière, et que le Président
Nasser (ou son cabinet) ait jugé utile d’envoyer ses
condoléances personnelles.
Vers la fin de la guerre, à partir de 1943-1944, le débat
politique s’échauffait. Les camps de l’après guerre se
dessinaient progressivement : d’un côté ceux qui voulaient
rétablir l’ordre impérialiste et colonial d’avant guerre et de
l’autre ceux qui voulaient que la défaite du fascisme permette
de transformer la société, voire d’y faire triompher le
socialisme.
La révolte des marins grecs du croiseur Averof, qui
réclamaient le droit de participer à la libération de leur pays et
que les Anglais voulaient tenir à l’écart parce qu’ils
craignaient qu’ils n’y soutiennent la résistance communiste de
l’EAM que Churchill avait décidé d’écraser, fut le signal du
conflit. Des groupes d’ouvriers et d’employés égyptiens,
syndicalistes et progressistes divers, établirent immédiatement
un réseau de caches destinées à sauver les marins révoltés (et
condamnés sévèrement pour avoir demandé à se battre !), en
fuite. Par contre les autorités de police - des Egyptiens encore
quelques mois auparavant pronazis et soit disant antianglais -
collaboraient sans vergogne avec les autorités britanniques
pour retrouver les rebelles.
Les Français, employés pour leur presque totalité par la
Compagnie du Canal, avaient toujours été de parfaits
réactionnaires, en général camelots du Roi et cléricaux. J’ai
déjà dit que pendant longtemps ma grand mère s’était
retrouvée seule « gaulliste ». Un milieu snob de surcroît, que
nous ne fréquentions pas du tout. Les exceptions valent donc
la peine d’être signalées. Il y avait parmi eux le Dr Rivet (le
frère de l’anthropologue connu). Et surtout les Diuzet. Le père,
un marin breton qui conduisait l’une de ces « pilotines » qui
bravent la tempête pour aller chercher les bateaux en haute
mer et les conduire à bon port, avait évidemment été
immédiatement un copain de mon grand père. Les filles, Alice
et Yvonne, de quelques années plus âgées que ma sœur et moi,
sont restées des amies fidèles avec lesquelles ma sœur et ma
mère étaient toujours restées liées. Excellent médecin ma mère
s’était faite une très bonne clientèle dans le milieu du Canal.
Cela lui permettait de les faire payer cher et de compenser de
la sorte les soins qu’elle prodiguait toujours gratuitement aux
pauvres, si nombreux à Port Saïd.
Les Maltais - les Zarb pour nous - étaient spontanément pro-
anglais, mais guère plus, c’est à dire conservateurs, bigots et
colonialistes. Les Zarb, malgré leurs opinions qui n’étaient pas
les nôtres, étaient de forts gentils voisins et leurs enfants nos
copains de jeux. La mère, Madame Zarb, était une provençale
d’origine - de Hyères, elle nous décrivait Porquerolles de son
enfance en termes dythirembiques, mais que j’ai compris
mérités lorsque je visitais cette île du Levant - venue jeune à
Port Saïd et mariée à ce Maltais fort brave homme du nom de
Zarb. Le fils aîné, Antoine, s’était marié à une grecque,
Catherine. Le père de celle-ci était, disait mon père, « venue
d’une île grecque avec la culotte trouée », mais avait travaillé
dur - vendeur de pains dans la rue, puis ouvrant une petite
boulangerie et l’agrandissant au fur et à mesure de ses
économies. Mais au lieu d’être fier de ce père travailleur et
économe, les enfants cachaient soigneusement l’origine de
leur fortune. Mon père disait en riant : ils font comme ces
médiocres ivrognes d’Anglais, fiers de leurs ascendants
dégénérés jusqu’à la quatrième génération, inaptes dans
quelque domaine que ce soit, n’ayant pas même été capables
de dilapider joyeusement leur héritage monstrueux. Un autre
des fils - Robert - s’était trouvé bloqué en 1940 à Grenoble où
il faisait ses études de médecine. Il a été dans la résistance et a
eu la chance de revenir de Mathausen, s’est installé médecin à
Grenoble. Le plus jeune des fils, Raymond, un peu plus âgé
que moi, devenu cuisinier dans l’un de ces hôtels les plus chics
de Londres, m’y a reçu des années plus tard avec la très grande
générosité qui le caractérisait. Il avait un sens de l’humour
prononcé et se moquait de sa clientèle anglaise chic et snob,
incapable de faire la distinction entre une sole et une limande
ou un hareng disait-il.
Au sortir de la guerre la jeunesse égyptienne s’était
massivement rangée sur des positions radicales anti-
impérialistes et socialistes. Cette évolution était
particulièrement visible dans les écoles et les universités.
L’Université du Caire allait d’ailleurs devenir le centre de
l’immense mouvement populaire de 1946, et c’est autour des
étudiants révolutionnaires que fut constitué le Comité des
étudiants et des ouvriers qui a permis la construction d’une
organisation réunissant l’intelligentsia et les militants du
mouvement ouvrier et populaire. Cette évolution avait mûri
pendant les années de la guerre, qui ont été celles de la
politisation massive de la jeunesse. Les Lycées français ont
été, sur ce plan, l’un des lieux de cette politisation, par
l’excellence de l’enseignement qu’ils prodiguaient et son
caractère progressiste affirmé. Je me souviens de mes
camarades dont certains avaient été à l’école primaire avec
moi - comme Mohamed Sid Ahmad - puis au Lycée du Caire,
et est devenu un intellectuel remarqué du communisme et du
journalisme égyptiens. Le directeur de la Poste à Port Saïd, un
ami de mon père - qui me gâtait en m’offrant des séries de
timbres oblitérés au jour de l’émission (je collectionnais les
timbres) - avait un fils, Hassan, qui était avec moi et quelques
autres parmi les « chefs » de la bande des « jeunes
communistes » du Lycée. On se battait littéralement dans la
cour de la récréation contre les « réactionnaires » qui ne
voulaient pas admettre que seuls le communisme et l’Union
Soviétique nous sortiraient du colonialisme et du féodalisme.
Hassan a été tué dans les combats de rue à Port Saïd en 1956.
La société égyptienne des adultes - du moins celle que nous
fréquentions - était moins marquée par cette évolution
radicale. Mon père - être social par excellence - rendait visite à
un nombre incroyable de familles où il avait des amis. Je
l’accompagnais fréquemment dans ces visites. La famille
Hamza - une ribambelle de frères - comptait parmi ceux-là.
Mon père exerçait sur les aînés une pression constante pour
qu’ils admettent que les filles poursuivent des études. Awatef
lui doit d’avoir été au lycée jusqu’au bac puis d’avoir
poursuivi des études de médecine en France. Plus âgée que
moi de quelques années elle était au Lycée - mixte (chose
rarissime en Egypte à l’époque) - dans les « grandes classes »
lorsque j’étais dans les « petites ». Awatef est devenue et
restée une amie très proche de mes parents, de ma mère après
le décès de mon père et de moi même et d’Isabelle jusqu’à sa
mort récente. Son mari Salah - mort jeune - outre son
extraordinaire générosité - avait un sens de l’humour social
que parfois seuls les grands buveurs (il en était) connaissent.
Les longues soirées passées en sa compagnie ne fatiguaient
jamais ma mère et ma grand-mère. Awatef a ainsi échappé au
sort malheureux de sa soeur Malika, mariée fort jeune à l’un
des fils Soudan. Les Soudan étaient des nouveaux riches style
port saïdien (fortune faite rapidement dans le
« ravitaillement » des navires - shipshandler). Le père était fort
respectueux des traditions, au point qu’il ignorait - la suite de
l’histoire le prouvera - l’odeur même de l’alcool. Les fils,
d’une dizaine ou vingtaine d’années de plus que ma sœur et
moi, n’ignoraient certainement pas celle-ci et passaient leurs
soirées chez Gianola ou dans les cabarets, revenant souvent
dans un état peu présentable. Un jour que l’un d’eux fut
ramené ivre mort, ma mère fut appelée d’urgence par le père
pour le « soigner ». Crainte du père, le fils marmonna :
« j’ai mangé du poisson qui m’a rendu malade ». « Quel
poisson cela peut-il être » demanda le père. « Samac
bolonachi » lui répondit ma mère en riant (Bolonachi était le
nom de marque du cognac fabriqué par un Grec d’Egypte). Le
vieux finit ses jours certainement convaincu qu’il existait un
méchant poisson de ce nom. Malika fut donc mariée à l’un de
ces gaillards. Elle passait ses journées assise en tailleur sur un
canapé. J’allais la voir (j’avais 8 ans ?) et m’asseyais à côté
d’elle, occupant un dixième du canapé, elle le reste. J’étais
totalement absorbé par la comparaison que je faisais dans ma
tête entre la circonférence de mon tronc, inférieure à celle
d’une de ses cuisses. On lui apportait sans arrêt des « techts »
(larges plats d’étain) remplis de pâtisseries égyptiennes, de
dattes, de bananes, qu’elle mangeait en permanence. J’ai
compris plus tard que la malheureuse refusait son mariage
forcé par une boulimie effrayante. La pauvre ne fit pas de
vieux os. Parmi ceux qui sont devenus mes amis par la suite il
y avait le jeune (à l’époque) Wadie Ghattas, que mon père
avait sans doute aidé à être recruté parmi les premiers cadres
égyptiens de l’odieuse Compagnie du Canal. Après la
nationalisation de 1956 Wadie a été dans le staff de ceux qui
ont permis que le Canal fonctionne correctement en dépit des
actes de sabotage auxquels les Français se sont livrés avant
leur départ. Wadie habitait à l’époque la pension Zarb.
Le Lycée de la mission laïque française avait pour directeur un
marseillais -Victor Martin - qui se distinguait de la colonie
française de Port Saïd (les gens du Canal) par son
républicanisme laïc vigoureux. Son jeune frère Fernand -
instituteur dans le même Lycée - rentré en France allait
devenir maire socialiste de Vitrolles (bien avant que cette
banlieue ne soit conquise par les fascistes de Le Pen !). Son
épouse - Mme Martin - avait été l’une de mes institutrices.
Souvenirs de sa sévérité, mais aussi de son sens parfait de la
justice. Je n’étais pas facile à traiter; espiègle, joueur, mauvais
élève souvent (collectionneur de mauvaises notes). J’ai
continué à l’être jusqu’à la classe de seconde du Lycée. J’étais
l’un des organisateurs des grands « chahuts » et avais mis au
point une formule qui rendait impossible le déroulement des
cours qui nous déplaisaient (ou me déplaisaient) - comme la
« littérature ». Nous payions un joueur d’orgue de barbarie
pour installer son instrument sous nos fenêtres (qu’on refusait
de fermer à cause de la chaleur) et jouer inlassablement
pendant une heure entière le même air - dont je me souviens
parfaitement évidemment.
Le laïcisme militant du « père Martin » (on l’appelait ainsi)
avait éloigné du Lycée la grande majorité des jeunes Français
(les enfants du Canal) que les parents bigots préféraient placer
chez les Frères - dont nous nous moquions à juste titre, leur
enseignement étant bête et donnant des résultats au bac
toujours largement inférieurs à ceux du Lycée. La population
du Lycée était de ce fait composée pour moitié environ
d’Egyptiens, de l’aristocratie et des classes intellectuelles mais
aussi en partie de la petite bourgeoisie, et pour l’autre
«d’étrangers » - levantins (israélites pour une bonne part),
enfants de commerçants et de professions libérales. On
s’entendait bien pour sûr; et j’avais des copains dans tous les
milieux comme cela est sans doute heureusement toujours le
cas. Notamment un jeune français, fils d’un marin breton du
canal (une exception au Lycée), Yvon Noël, devenu amiral (il
avait toujours été fou des bateaux et nous visitions ensemble –
de fond en comble - des cargos, des paquebots, des navires de
guerre même - quand son père ou le mien arrachaient
l’autorisation). Mais seuls les Egyptiens étaient politisés. Nos
lectures furent donc précoces. Henri Curiel avait ouvert au
Caire une librairie - place Moustapha Kamel - où l’on trouvait
ce que nous cherchions : les « classiques du marxisme ». Le 18
Brumaire, la Guerre Civile en France, le Manifeste
communiste, l’histoire du parti communiste bolchevik, sont
devenus nos lectures de chevet dès notre adolescence et nous
en faisions usage pour mieux comprendre l’histoire qu’on
nous enseignant. Les plus téméraires (j’en étais) se lançaient
dans la lecture du Capital, même si probablement nous n’en
tirions pas grande chose.
J’ai expliqué dans mon Itinéraire intellectuel que j’étais venu
au communisme d’abord par protestation contre l’ignominie
de l’injustice sociale et que la dimension nationale et anti-
impérialiste de cette adhésion n’est venue compléter ma
révolte que plus tard. Un parcours différent de celui de la
majorité de mes camarades égyptiens de lycée qui
parcouraient le chemin inverse. Mais en fin de compte on se
retrouvait pour établir un signe d’égalité entre la domination
impérialiste et l’injustice sociale.
De toute façon nos lectures n’étaient pas mal vues par certains
de nos professeurs, qui nous encourageaient même. J’ai déjà
dit que le Lycée était une excellente école. L’histoire et la
géographie (des matières qui me plaisaient à l’extrême) étaient
enseignées dans un esprit généralement progressiste.
L’enseignement de l’histoire de l’Egypte, certainement
meilleur que celui prodigué dans les écoles égyptiennes,
conduisait à la conclusion naturelle qu’un pays comme le notre
ne pouvait pas accepter son statut subalterne de semi-colonie.
Il ne pouvait être soumis à ce statut que parce qu’il était « trahi
de l’intérieur ». Nous comprenions : par les féodaux, les
compradores et la monarchie. Celle de la France insistait sur la
Révolution. La question que celle celle-ci posait me paraissait
claire : cette révolution ne clôture pas l’histoire, au contraire
elle l’ouvre, appelle donc à sa poursuite, à son élargissement
(de la France au monde entier, dont l’Egypte) et à son
approfondissement (en allant au delà de ses limites
bourgeoises par la démocratie socialiste que la gauche
jacobine et Babeuf avaient annoncé si tôt).
Cette qualité de l’enseignement des lycées d’Egypte tenait en
grande partie, je crois, à la position de la culture française dans
ce pays, occupé par les Anglais, formellement indépendant
depuis 1922, mais toujours en fait sous le joug étranger. La
France, bien que puissance impérialiste comme la Grande
Bretagne, avait été éliminée en Egypte par son concurrent
anglais, l’enseignement dispensé par les lycées de la mission
culturelle laïque ne se fixait pas l’objectif, comme les écoles
égyptiennes ou celles de langue anglaise, de former les cadres
du système en place, mais au contraire regardait ce système
d’un œil critique bien qu’avec précaution. L’enseignement de
l’arabe par contre laissait beaucoup à désirer. Ce n’est pas
qu’il ait été saboté par la Mission Laïque, mue alors par un
préjugé impérialiste. Les professeurs d’arabe étaient choisis et
imposés par le gouvernement égyptien. C’était toujours des
Azharistes dont les méthodes, reposant sur le par cœur, étaient
inacceptables pour le genre d’élèves que nous étions. J’avais
7ou 8 ans; je posais la question au maître : pourquoi le pluriel
de kalb est kilab et celui de qalb qulub ?(un arabisant
comprendra le sens de la question). Le maitre me rabroue et
me dit : tais-toi, imbécile, tu n’es pas là pour poser des
questions, mais apprendre. Rentré à la maison je raconte
l’évènement. Mon père rit et me dit : l’imbécile c’est ton
maitre, mais oublies et fais à l’école ce qu’il te dit; si tu as des
questions poses les moi, je te répondrai. Il n’empêche que
l’incident m’avait rendu la classe d’arabe insupportable. La
question de l’enseignement est décisive. Livrée depuis Sadate
aux Frères Musulmans l’enseignement misérable qui ne
connaît que le « par cœur » a détruit la capacité d’exercice de
l’intelligence critique. Je n’imagine pas que l’Egypte puisse
sortir des ornières de la nullité sans réforme radicale de
l’enseignement.
La lecture des mémoires d’Edward Saïd fait mesurer la
profondeur du fossé qui séparait les Lycées français des écoles
anglaises. Le Victoria College, décrit par Saïd, était une
horreur par son enseignement ultra réactionnaire, pro-
impérialiste jusqu’au racisme, comme par la sorte de garde-
chiourme constituée par ses enseignants. Saïd en a souffert au
point d’être devenu ce qu’il avoue être : « mal dans sa peau »
« étranger partout » (« out of place » - titre significatif de son
autobiographie). Les collèges anglais avaient pour mission de
déraciner, de fabriquer des serviteurs. Les Lycées ont produit
toute autre chose, dans les meilleurs des cas une double
appartenance culturelle enrichissante. Je ne suis pas étonné
que tant de communistes égyptiens soient sortis des Lycées,
presqu’aucun des collèges anglais.
C’est la qualité de cet enseignement qui m’a fait devenir – à
partir de la 3e ou de la seconde – bon élève, très bon même.
Mes centres d’intérêt étaient néanmoins partagés. J’aimais
autant les maths et la Physique que l’histoire – Mon professeur
– Melle Thalieux – l’avait remarqué et m’encourageait en me
donnant des lectures et exercices plus avancés que ceux que le
programme comportait. Elle discutait avec moi de mes
« devoirs » - bénévoles. Mon professeur de Maths – un
levantin israélite dont j’ai malheureusement oublié le nom –
un petit gros sympathique à l’extrême, en faisait de même. Je
les aimais beaucoup l’un et l’autre et me sentais traité à égalité
par eux. Ils ne me notaient pas. Sauf pour l’administration à la
fin de chaque trimestre : 20 sur 20 ! Les notes brillantes au bac
– j’ai été le premier de la promotion en Egypte – les ont
enthousiasmés et Melle Thalieux a alors écrit à mes parents –
une lettre que j’ai retrouvée beaucoup plus tard recommandant
que je fasse de la Physique théorique étant « un esprit
rigoureux et exigeant ». J’allais donc être admis au Lycée
Henri IV à Paris en 1947 en Maths Elems (dont je suis sorti
également avec des notes parmi les plus brillantes de
l’Académie de Paris – le premier peut être, mais j’ai oublié)
puis en Maths Sups sans question.
Le Lycée et la politique n’occupaient évidemment pas toute
mon existence d’adolescent. Ma sœur était d’un tempérament
très différent du mien. Intelligente et généreuse, bien que
« caractérielle », mais terriblement paresseuse. C’était - à
l’époque - une « petite grosse » (qui devient mince à
l’extrême, voire maigre, plus tard). Elle ne m’accompagnait
pas dans les longues marches que mon grand père faisait avec
moi seul, parce qu’au bout de cent mètres elle se disait
« fatiguée ». Elle avait donc ses copines, la fille des Zarb -
Mizou - Leila Ghandar et Leila Samir. Les « trois Leila »
comme on les appelait formaient un moment un trio de belles
adolescentes inséparables. Elève nonchalante mes parents ont
cru un moment que l’école des bonnes sœurs lui conviendrait
mieux. Elle n’y fit pas long feu. Le « chouchoutage » dont ces
bonnes âmes avaient le secret était insupportable pour ma
sœur, éduquée dans l’esprit d’égalité et de justice. Elle revint
donc au Lycée où, me précédant d’un an, elle terminait
normalement son cycle secondaire. Comme moi elle partit en
France pour ses études supérieures en 1947, qu’elle choisit de
faire en pharmacie. Ma sœur n’était pas politisée comme moi.
Cela nous séparait un peu, n’ayant pas les mêmes amis. Mais
cela ne nous empêchait pas de nous retrouver en bons
adolescents ensemble à la plage où nous passions tout l’été, du
matin au soir. Plus tard ma sœur, bien que peu politisée, a eu
des réactions saines que j’attendais d’elle. Repliée à la Ciotat
après son divorce, elle votait communiste sans problèmes.
« Eux seuls valent quelque chose ». Ma soeur était d’une santé
qui s’est avérée fragile au fil des ans. Forte dans l’enfance, elle
développa ultérieurement un asthme qui a probablement été
pour quelque chose dans sa mort à 55 ans. Elle eût une enfance
très heureuse, à Abou Kébir d’abord, dont elle adorait les
gamousses (nom égyptien de bufflesses) sur lesquelles - mater
dixit - elle montait et qu’elle ne voulait jamais quitter. J’aime
aussi beaucoup les gamousses, mais cette affection est venue
chez moi beaucoup plus tardivement, avec celle des animaux
en général. Car l’un de mes meilleurs copains d’enfance a été
le chien Jocky - un scotch terrier gris. Ma grand-mère et mon
père pouvaient tout lui faire, enlever un os de la gueule sans
problème. Je pouvais, moi, en faire moins mais quand même
jouer avec lui, nous rouler ensemble dans le sable sans
problème. Ecrasé par un camion militaire, ce fut pour moi une
grande détresse.
L’une de nos distractions préférées était certainement d’aller
au cinéma. Il y en avait quelques uns à Port Saïd - Kursaal,
Empire, Eldorado, Rialto - qui nous ont permis de voir les
séries complètes je crois des films de Laurel et Hardy, des
Max Brothers, de Charlot. Les Temps Modernes, l’Or du
Klondyke, le Grand Dictateur sont bien restés dans ma
mémoire. La rigolade dont Benzino Napolini nous donnait
l’occasion me rappelait ce que mon grand père m’avait dit de
ces crétins de fascistes. Plus tard ce fut la série des excellents
policiers d’Agatha Christie. Ou des films américains légers
(les comédies musicales des années 1940) qui faisaient rire à
pleurer ma grand mère, pour la bêtise de ces femmes qui
beuglent disait-elle. Les mêmes beuglements que ma sœur et
moi aimions beaucoup écouter sur ces phonographes qu’on
remontait et qu’on n’oubliait jamais d’amener avec nous à la
plage le dimanche. Cela énervait mon père qui se retirait plus
loin. Sa musique préférée - qu’il écoutait religieusement à la
radio à la maison - était celle d’Oum Kalsoum, jeune à
l’époque, ou des enregistrements des musiciens de Rod El
Farag quartier du Caire sur les bords du Nil où se succédaient
les « casinos » et où il avait passé - disait- il (il y avait
emmené ma mère) - des heures à écouter cette ancienne
musique égyptienne disparue aujourd’hui.
Dans notre maison bourgeoise, en dépit de la guerre, on
continuait à vivre dans l’abondance. Ville de garnison, Port
Saïd ne manquait de rien. Les déjeuners et dîners - ma grand-
mère continuait à déployer ses talents fantastiques de grande
cuisinière - se succédaient. Deux clientèles de ces repas
toujours gargantuesques - les notabilités égyptiennes que mon
père connaissait toujours, les officiers des armées alliées dont
certains étaient certainement politiquement intéressants. Ma
grand-mère était bien aidée par la succession des cuisiniers
que j’ai connus. Dans mon plus jeune âge du temps de mon
grand père, Mansi, un être curieux, grand buveur de cognac (et
fumeur de hachich) qui se promenait avec une canne et un
tarbouche (tenue qui n’est pas celle des gens de maison en
Egypte !), venait toujours « en retard » parce qu’il suivait les
bonnes dont il dessinait avec les mains la courbe des fesses
pour les décrire. Mansi a émigré en 1945, s’est retrouvé à
Naples, marié avec une italienne et a ouvert avec elle, parait-il,
un restaurant. Port Saïdien typique. Puis, Haïle, un Ethiopien,
sans doute paysan mais à l’allure élégante et altière, fier
d’avoir été un soldat du Négus résistant aux Italiens, réfugié en
Egypte, qu’il devait quitter dès 1941 pour rejoindre l’armée
éthiopienne de libération. Ensuite Charaf - cuisinier de talent
qui a fait fortune par la suite en Arabie Séoudite - Frère
Musulman convaincu, multipliant les prières, mais sans
ostentation, ami de mon chien Jocky. Plus tard lorsque vers
1948 la répression s’est abattue sur les Frères Musulmans mon
père et ma mère ont aidé Charaf à se débarrasser de son
arsenal (un vieux fusil de chasse et deux pistolets) en allant les
jeter dans le lac Menzaleh. Ce qui permit à mon père d’aller
ensuite - narquois - dire au commandant de la police politique
(qu’il connaissait évidemment) : vous pouvez faire une
descente chez lui, il n’y a pas d’armes ! Ensuite Awad, un
Nubien que je n’ai connu qu’épisodiquement, étant peu de
temps après parti en France, artiste d’une troupe de musiciens
que les Soviétiques - au temps de Nasser ont aidé à se
constituer.
Mais surtout Abdel Ghaffour, l’infirmier de mon père à
l’origine. Celui qui fut chargé de l’encadrement des
ribambelles d’enfants des écoles partis à la chasse aux
moustiques pour éradiquer la malaria comme je l’ai dit plus
haut. D’où la qualification - gentille - d’inspecteur des
moustiques que ma grand mère lui avait donné et que ses petits
yeux lui faisaient mériter. Ghaffour est resté chez nous,
gardien fidèle de la maison, quasi abandonnée après le départ
de ma mère pour Paris en 1980, suite à son accident (fémur),
et ce jusqu’à la vente de ce bijou en 1992. Cette magnifique
villa a été hélas détruite par l’acheteur qui tenait à rentabiliser
son investissement par la construction sur son terrain d’un
horrible immeuble. La destruction systématique de Port Saïd
continue ! Entre temps, après la mort de mon père en 1960, ma
mère reprenant sa clientèle d’usines - notamment des jeunes
ouvrières de Brook Bond, l’unité d’emballage du thé -
Ghaffour est resté là, pour l’aider. Il était entre autre le
pourvoyeur de cigarettes, allumées une après l’autre pour
dissiper les odeurs que les pauvres filles pouvaient exhaler
dans les examens gynécologiques accompagnées par la
transpiration du sweating system des usines. Trois paquets par
jour. Ce qui n’a pas empêché ma mère de vivre jusqu’à 94 ans
sans problèmes de poumons ou de coeur !
Mon père et ma mère ont été de bons médecins. Ma mère était
à l’Université à Strasbourg dans les années 1920 l’une de ces
étudiantes en médecine qui se comptaient sur les doigts d’une
main. Les mémoires qu’elle aurait pu écrire concernant tant la
médecine en haute Egypte dans les 1930 que celle des usines
des années 1960 auraient fourni un document de première
importance pour l’histoire du peuple égyptien. Mon père avait
acquis la réputation dès ses années d’étudiant d’avoir un
diagnostic intuitif qui ne se trompait jamais. Il a choisi
néanmoins d’être médecin de l’Etat, persuadé que le vrai
problème en Egypte était non pas de soigner des malades mais
de réduire les chances de le devenir. De surcroît pour
permettre à ma mère de rester active et de ne pas avoir à se
déplacer de province en province, il avait décidé de refuser
toute promotion en échange d’une carrière à Port Saïd. Puis,
assez tôt, après la guerre, il prit sa retraite de l’Etat pour faire
de la médecine sociale dans les usines, employant toute son
énergie à contraindre les patrons et l’Etat qui leur a succédé - à
respecter la santé des travailleurs.
Les deux familles Amin et Boeringer ne se faisaient pas
remarquer par leur zèle religieux. Ma soeur et moi n’avons été
baptisés que tardivement - vers 8/9 ans - lorsque mes parents
réalisèrent qu’il valait mieux pour nous - Egyptiens - être
« classés » quelque part dans une des boîtes
« communautaires » dans lesquelles on doit être enfermé par
définition. J’ai depuis le plus grand mépris pour les discours
« identitaires » de ce genre. Mes deux grands pères étaient
francs maçons et libre penseurs façon des Lumières affichées.
Ma grand mère n’a jamais mis les pieds dans une Eglise, à ma
connaissance - elle aimait dire « ni Dieu, ni maître ». Mais elle
avait un Christ en cuivre sur sa table de nuit. C’était un objet
qu’un petit soldat breton de la guerre de 1914-1918 lui avait
remis avant d’expirer. Elle ne s’en est jamais éloigné. Ma mère
ne fréquentait pas davantage les Eglises, mais elle aimait
beaucoup Jésus Christ qu’elle considérait comme le premier
communiste. Mon père ne se souciait pas davantage de la
religion, mais il estimait devoir faire montre, à l’occasion des
grandes fêtes coptes, de tous les signes extérieurs de son
appartenance à sa communauté. Une ou deux fois par an donc
il allait rendre visite à l’Eglise copte de Port Saïd.
L’archiprêtre l’invitait immédiatement à s’asseoir dans un
beau fauteuil du premier rang. Il m’emmenait une fois sur
deux ou trois. Je m’y ennuyais prodigieusement, bien que je
doive dire que le faste du cérémonial et la beauté des chants
m’impressionnaient. L’archiprêtre lui donnait d’office du pain
trempé dans du vin (la communion orthodoxe) sans s’enquérir
de savoir s’il était à jeun (il ne l’était pas bien sûr) qu’il prenait
en marmonnant quelques mots de copte incompréhensibles
pour moi, et pour lui aussi je pense. A cette époque je suis
passé - vers 10/11 ans - par une petite phase de mysticisme qui
n’a guère duré. Ma sœur était elle - plus superstitieuse que
croyante.
Mon grand père et mon père s’aimaient beaucoup. Mais à la
mort de mon père les deux imbéciles qui géraient le cimetière
de Port Saïd - le prêtre catholique et l’orthodoxe - n’ont pas
cru admissible de placer les deux corps côte à côte. Ma mère a
donc négocié une concession à cheval sur les deux terrains
bénis et sacrés pour chacune des deux confessions. Les
cendres de ma grand mère, de ma soeur et de ma mère sont
dans trois urnes occupant la même case du Colombarium du
Père Lachaise.
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CHAPITRE II
ETUDIANT A PARIS
J’ai été étudiant à Paris de 1947 à 1957 donc de 16 ans à 26
ans. Années décisives pour ma formation intellectuelle et
politique évidemment. J’ai tenté, dans mon Itinéraire
intellectuel, de rendre compte de la manière dont j’ai vécu
l’époque, comment je la comprenais et comment je la relis
aujourd’hui, avec le recul du temps. Dans ce même Itinéraire
j’ai voulu, en parallèle, retracer les étapes de l’évolution de ma
réflexion théorique, concernant le capitalisme et le socialisme.
Itinéraire intellectuel couvre les années de ma formation
parisienne comme celles de ma vie professionnelle et politique
ultérieure. Je n’y reviendrai donc pas ici, et me contenterai de
compléter cet Itinéraire par le côté plus personnel de mes
mémoires.
La IVe République
Les années 1947-1957 ont été celles de la IVe République dont
j’ai donc vécu ce que j’appellerais aujourd’hui sa crise
permanente. Le projet d’une République populaire, fondée sur
le tripartisme né de la Résistance (PC, SFIO, MRP), avait été
mis en échec par le rejet du projet de Constitution de 1946,
puis l’adoption en 1947 de celle qui régit la IVe République
jusqu’à sa fin de fait en 1958. Le MRP avait pris très tôt
l’initiative de la rupture du front antifasciste de la Résistance;
la SFIO était restée hésitante encore quelque temps. Il fallait
attendre jusqu’en janvier 1948 pour que la rupture SFIO-PC
fut consommée, les socialistes ralliant alors le camp dirigé par
les Etats Unis, qui prenaient l’initiative de déclencher la guerre
froide. Le Plan Marshall, proposé en Avril 1948 et accepté
immédiatement par le gouvernement français marquait donc la
fin de l’après guerre. La signature du Pacte Atlantique (Juillet
1949) en était le prolongement naturel.
La IVe République n’en sortait pas renforcée. On peut même
se demander comment elle a fait pour survivre dix ans. Un
tiers des Français, électeurs communistes, restaient rivés au
projet de démocratie populaire entrevu en 1945-1946, un autre
tiers, proches du RPF gaulliste, étaient hostiles au
parlementarisme style IIIe République que la IVe avait repris à
son compte. Les gouvernements de la IVe République ne
pouvaient donc être que fragiles, assis sur un centre qui ne
représentait que le troisième tiers de l’électorat, fluctuant entre
« centre gauche » (SFIO- radicaux) et « centre droit » (MRP).
Tétanisés par les deux oppositions communiste et gaulliste, les
gouvernements de la IVe n’avaient ni la force, ni le courage de
rompre avec l’héritage de la IIIe. Dès 1945 le pouvoir
gaulliste, en dépit de la participation des communistes au
gouvernement s’était singularisé par le massacre de Sétif, le
bombardement de Damas et, avec celui de Haïphong le début
de la sale guerre du Viet Nam. La IVe République s’est donc
enlisée dans les répressions et les guerres coloniales sans fin,
après l’écrasement sauvage de l’insurrection de Madagascar
(1947), la première guerre du Viet Nam (jusqu’à Dien Bien
Phu en mai 1954), la guerre d’Algérie (inaugurée par
l’insurrection du 1er Novembre de la même année), parvenant
à peine à faire – en 1956 – les concessions minimales face aux
mouvements du Maroc et de Tunisie avant de s’engouffrer
dans la guerre de Suez, puis, quand même, d’amorcer un
tournant autocritique timide avec la mise en place d’une semi
autonomie accordée aux colonies d’Afrique tropicale en
Février 1957.
Cette même faiblesse intrinsèque conduisait la France à rallier
graduellement le plan américain pour l’Europe, en renonçant à
peser du poids qu’elle aurait pu exercer dans les affaires
européennes et mondiales. Dès Juin 1948 la France rallie le
camp américain de la guerre froide par l’accord tripartite sur
l’Allemagne. Comme il fallait s’y attendre les Etats Unis ne
tarderont pas à préconiser le réarmement allemand (dès 1950),
qui ne surprit que ceux qui avaient voulu ne pas voir la logique
de leur choix. En Octobre 1950 la France tente de s’opposer à
ce réarmement en proposant d’intégrer l’Allemagne
occidentale dans une communauté européenne de défense
(CED). Un projet qui traînera jusqu’à son enterrement définitif
tardif, en Août 1954, tandis que l’Allemagne entrait
officiellement dans l’OTAN en tant que participant à part
entière en Octobre de la même année. La double opposition
communiste et gaulliste à cette politique américaine pour
l’Europe avait eu la peau de la CED, mais elle n’était pas
parvenue à substituer une alternative au plan américain. Tout
simplement parce que les forces sociales et les idéologies que
mobilisaient ces deux oppositions n’avaient rien en commun
qui le permette.
Il est de bon ton aujourd’hui de dire que la IVe République a
inauguré la construction économique européenne, par
l’adoption en décembre 1951 du Plan Schuman de la
Communauté du Charbon et de l’Acier CECA et en mars 1957
du traité de Rome. C’est oublier de voir que cette forme
d’intégration européenne n’était pas vécue à l’époque, ni par
les Européens, ni par les Américains, comme une alternative à
l’atlantisme dominé par Washington, mais comme son
complètement naturel, lui aussi commandé par les exigences
de la guerre froide.
L’affaiblissement progressif de la vigueur de l’opposition
communiste, son érosion électorale – bien qu’encore lente –
conjuguée au caractère timoré propre aux gouvernements du
centre, entraînait fatalement un glissement à droite que la
formation des « indépendants » annonçait avec le retour de
Pinay et des notables d’avant guerre dévalorisés un moment à
la libération. L’ancêtre de la future UDF s’était reconstitué. De
concession en concession, la tradition laïque venait elle même
à être érodée par l’adoption du principe de la subvention aux
écoles libres. Le compromis entre cette droite classique
renaissante et le gaullisme allait donc nécessairement mettre
fin à la IVe République; la crise algérienne de mai-juin 1958
ne servant que de piédestal pour fonder la Ve. Les
communistes isolés, socialistes et radicaux étaient battus
d’avance.
L’image un peu terne par laquelle j’ai décrit ici cette IVe
République ne rend pas compte de ses meilleurs côtés : le
redressement et la modernisation économique qu’elle a
amorcés et que la Ve République n’a eu qu’à poursuivre. Cette
image n’implique pas non plus que je considère que la Ve
République ait représenté un pas en avant. Au contraire, sa
constitution présidentielle constitue pour moi un recul sérieux
du principe démocratique. Certes le bloc de droite qui s’était
constitué autour du général de Gaulle en 1958 a été - fort
heureusement - « trahi » par son chef. Ce bloc s’attendait à ce
que le nouveau régime poursuive la guerre en Algérie et
maintienne la formule coloniale en Afrique tropicale.
Néanmoins le choix « européen » de la Ve substitué clairement
au choix impérial des IIIe et IVe Républiques, - dans la forme
dans laquelle il était conçu et de par son contenu social -
engageait l’Europe sur des rails qui devaient finir par conduire
à l’impasse néo-libérale d’aujourd’hui et restaurer
l’hégémonie américaine dont le gaullisme avait espéré limiter
l’empreinte. Mais la discussion de ces limites et contradictions
de la droite française sort du cadre de ce chapitre de mes
mémoires.
Toujours est-il que l’image terne de la IVe République était
celle que nous nous en faisions déjà à l’époque, lorsque j’étais
étudiant à Paris. J’entends par nous les jeunes communistes
révolutionnaires comme de nombreux anciens résistants. Notre
vision stratégique collait au projet de 1945-1946 d’une
démocratie populaire. Sa défaite n’était pas consommée,
pensait-on. Le glissement à droite pouvait être inversé par la
conjonction des luttes sur trois fronts : le front social, le front
anti-colonial et le front anti-atlantiste guerre froide. Pourtant
sur chacun de ces fronts les luttes allaient progressivement
s’affaiblir.
Les grandes grèves de novembre-décembre 1947 se soldaient
par la scission dans le mouvement syndical et la création de
FO. Aucun mouvement social par la suite n’allait retrouver
l’ampleur de celui de 1947. D’autant que la situation
matérielle des classes populaires allait quand même
s’améliorer. Dès janvier 1949 les cartes de pain
disparaissaient. Et les grandes réformes de 1945- 1946, les
nationalisations, la sécurité sociale commençaient à donner
leurs fruits.
Sur le plan anti-colonial la mobilisation contre la guerre du
Viet Nam n’a jamais faibli. En rendant impossible l’idée
même d’y envoyer le contingent cette mobilisation a aidé le
peuple vietnamien à parvenir plus vite à sa victoire. Les
Vietnamiens le savent, et le disent. Mais tout autre allait être
l’attitude des classes populaires françaises, et de la direction
du Parti Communiste, face à la guerre d’Algérie :
atermoiements pour le moins qu’on puisse dire dont témoigne
le soutien au gouvernement de Guy Mollet en 1956, (dans
l’espoir, qui s’est avéré bien illusoire, de la reconstitution
d’une « gauche unie » face à la dégradation de la IVe
République), lequel pourtant non seulement n’envisageait rien
d’autre que de s’enfermer dans une logique de guerre (en
envoyant le contingent) mais allait aggraver les choses par
l’aventure de Suez (octobre-décembre 1956) et le ralliement
inconditionnel au projet sioniste. Ceux qui devaient résister à
cette dégénérescence pro-colonialiste - des jeunes qualifiés de
« gauchistes » et quelques anciens quand même (comme Jean
Paul Sartre) annonçaient le renouveau de 1968, un type de
mouvement social fort différent par le recrutement de ses
militants et par ses thèmes idéologiques, lui même produit par
les transformations profondes de la société française. Mais
nous sommes ici encore sortis des limites de l’époque
considérée 1947-1957.
La mobilisation contre l’hégémonisme américain et sa guerre
froide allait subir elle aussi la même évolution. Cette
mobilisation avait probablement atteint son paroxysme
pendant la guerre de Corée (1950-1953). La manifestation
grandiose du 28 mai 1952, lors de la visite de Ridgway, brisée
avec une violence policière inouïe, soldée par l’arrestation de
Jacques Duclos, n’a été suivie de rien d’analogue. Il faut dire
que la politique soviétique devait elle même contribuer à cet
affaiblissement. Les moments successifs d’accalmies (de
« détente ») dans la guerre froide, conquis par l’habileté de la
diplomatie soviétique (et cela est à porter à son crédit) ont été
malheureusement accompagnés d’inutiles discours
opportunistes qui ne pouvaient qu’affaiblir la compréhension
de la nature véritable de l’impérialisme américain et de son
projet. Sur un autre plan le stalinisme faisait les ravages qu’on
aurait dû attendre de lui: les révoltes ouvrières de Berlin (dès
1951), de Poznan puis et surtout l’insurrection hongroise de
l’été 1956 étaient condamnées par le discours langue de bois
d’usage, sans que l’amorce d’une critique du stalinisme ne soit
faite. Le XXe Congrès lui même et le fameux « rapport
Khroutchev » n’éclairaient guère les lanternes. Les critiques
encore feutrées produites par les camarades chinois dès 1957
étaient rejetées sans examen. On comprend que, dans ces
conditions, le front anti US- anti guerre froide perdait son
sens. S’amollissant au point de devenir un mouvement
pacifiste au sens le plus faible du terme, il ne permettait plus
de comprendre ni ce qu’était l’ennemi principal
l’hégémonisme américain - ni ce qu’était son adversaire
ambigu - le soviétisme. Et, comme on le sait, l’insurrection
hongroise de 1956 a mis un terme à la mobilisation anti guerre
froide. Comment les choses ont évolué par la suite, de 1957 à
l’effondrement de 1989-1991, sort encore du cadre de cette
introduction à mes années d’étudiant en France.
Le cours de l’histoire, une fois son déroulement accompli,
paraît toujours avoir été inéluctable. Ceux qui s’étaient inscrits
d’emblée dans la perspective de ce parcours paraissent avoir
été réalistes - l’histoire leur a donné raison - les autres des
utopistes. J’appartenais, et j’appartiens toujours à cette
seconde catégorie. Je pense - encore plus fort que lorsque
j’étais jeune - que l’histoire peut emprunter des cours
différents, qu’il y a toujours une variété d’alternatives
également possibles (mais toutes ne le sont pas; il y a de vraies
utopies au sens banal du terme). Lutter pour la meilleure
d’entre elles - d’un point de vue humaniste et socialiste - c’est
à dire pour « l’utopie créatrice » doit être le choix de ceux qui
veulent changer le monde et non pas seulement s’y adapter.
L’histoire reste indéterminée, ai-je écrit; et fort heureusement
comme le prouve l’erreur de presque toutes les prévisions à
long terme. La responsabilité de ceux qui, par timidité, crainte
ou toute autre raison moins avouable, s’inscrivent dans le sens
du mouvement d’apparence dominant, demeure grave : par
leur option ils donnent des chances plus fortes à ce
mouvement qu’ils prétendent combattre. Tel fut, en
l’occurrence, l’option des responsables à Moscou et de la
direction du P.C.F. En France l’option en faveur d’une
démocratie populaire n’était pas ridicule. La révolution
permanente qui caractérise ce pays depuis 1789 permettait de
penser l’amorce d’une transgression allant au delà de la
démocratie bourgeoise, sur le chemin de ce que j’appelle
aujourd’hui la longue transition. Cette option, si elle avait
triomphé, n’aurait pas fait de la France une Pologne
quelconque, soumise aux diktats de Moscou. Au contraire elle
aurait contribué à modifier les rapport de force à l’échelle
européenne et peut être par là même aidé le monde de l’Est du
« socialisme réellement existant » (fort peu socialiste en fait) à
sortir de son impasse par la gauche, au lieu de tomber à droite
comme ce devait être le cas quarante ans plus tard. La France
révolutionnaire se serait placée peut être une fois encore en
tête du mouvement au lieu de se retrouver, comme elle l’est
aujourd’hui, à la traîne dans une Europe néo-libérale et
atlantiste sans avenir. Les « réalistes » diront que cela était
impossible, parce que les faiblesses intrinsèques du
capitalisme français, face à celui des pays anglo-saxons et de
l’Allemagne, ne permettaient pas d’autre choix que celui de
tenter de « rattraper » le retard. L’argument a sa force,
puisqu’il rationalise ce qui s’est passé. Mais il reste
discutable : les grandes révolutions qui façonnent à long terme
l’évolution globale - en l’occurrence pour les temps modernes
celles de la France, de la Russie et de la Chine - n’ont pas été
produites par les avancées les plus marquées du capitalisme. A
cette vision linéaire de l’histoire - fausse puisque démentie sur
le long terme - j’oppose celle d’une progression à travers le
développement inégal.
Le Lycée Henri IV (1947-1949)
Munis, moi du premier bac et ma sœur du second, nous nous
sommes embarqués pour l’Europe en août 1947 avec ma mère
et ma grand-mère. Mon père, qui comme je l’ai dit, connaissait
tout le monde et aimait organiser les choses à sa manière avait
négocié notre voyage avec le capitaine d’un pétrolier. Nous
débarquâmes à Gênes, après une longue attente nocturne en
vue de ce port. Le temps de permettre de débarquer la
marchandise en fraude - cigarettes, bananes et je ne sais trop
quoi - (et en masse !) sur des petits bateaux venus à
l’accostage. Le temps de permettre au commandant de
compter - à la vue de tous - les liasses de billets. Pas besoin de
lui demander des explications sur notre « retard » pour l’entrée
au port. De Gênes nous prîmes le train pour Paris, via
Bardonnechia et Modane. Un voyage long à l’époque, avec
changement de train à la frontière et pénibles paperasseries. Le
voyage était pour moi la découverte d’un monde géographique
et humain totalement nouveau. Dans mon enfance et
adolescence je ne m’étais guère déplacé, en tout cas jamais
sorti d’Egypte et même du petit triangle Port Saïd-Suez-Le
Caire. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai pris le soin de
connaître toute l’Egypte, Haute Egypte, oasis de l’Ouest, Mer
Rouge et Sinaï, et d’apprécier la beauté unique de la haute
Egypte d’une partie de mes ancêtres. Je n’avais donc appris à
aimer que les paysages du Canal de Suez et du lac Menzaleh,
beaux à leur manière, et dont la visite - souvenirs d’enfance
obligent - m’émeut toujours. Les longues courses - avec le
chien Jocky - derrière les oiseaux migrateurs qui peuplent les
innombrables îlots de buissons des marécages du lac, le pont
(toujours cassé) du Gamil ne pourront pas sortir de ma
mémoire. Avec Isabelle nous avons eu la chance, bien des
années plus tard, d’y voir le « rayon vert » dont la poursuite,
dans un roman de Jules Verne, m’avait rendu fébrile. Mais la
beauté du voyage en haute mer, les côtes de Crête longées, le
détroit de Messine illuminé par les feux d’artifice, le
Stromboli en éruption étaient des choses que je n’imaginais
pas. Pas plus que les Alpes - découverte merveilleuse
accompagnée de celle des pêches d’Italie. Regardant par la
fenêtre du train je m’étonnais de traverser un pays vide
d’habitants. J’étais habitué aux routes de Basse Egypte où l’on
ne perd jamais de vue les villages qui se succèdent et où les
champs sont toujours peuplés de centaines de paysans.
J’étais destiné aux Maths et inscrit au Lycée Henri IV en
qualité d’interne. Statut que j’ai connu pour les deux années
scolaires successives 1947-1948 (en Maths Elems dont je
sortais plus qu’honorablement) et 1948-1949 (en Maths Sups
que je franchissais sans problème, admis pour l’année suivante
en Maths Spés).
La vie de Lycée ! Moins monotone et morne qu’on ne le dit
souvent. Pour différentes raisons. D’abord parce que j’étais un
militant actif. Inscrit au PC dont la permanence se situait rue
Linné, sortis du Lycée nous descendions la rue de la Montagne
Sainte Geneviève. Quartiers à l’époque d’une extrême
pauvreté; la rue Mouffetard (la Mouff) bien différente de ce
qu’elle est devenue. Le surveillant général du Lycée, Toulice,
autorisait sans réticence toutes les sorties, diurnes et nocturnes,
auxquelles invitait la vie militante, dont il appréciait
l’importance. A la section du Ve vieux et jeunes, ouvriers,
ménagères et intellectuels se mélangeaient, discutant
sérieusement de tout sans préjugés (ouvriers et scientifiques du
plus haut rang n’hésitaient pas à donner leurs avis et à les voir
discutés), offrant le meilleur cadre possible pour une formation
réelle de valeur. C’est dans ce cadre que j’ai eu, avec les autres
jeunes, l’occasion de connaître René Maublanc, qui nous
donnait le goût de la philosophie sérieuse, Marcel Prenant et
bien d’autres scientifiques de premier plan. Des savants de la
taille de Langevin ou Joliot Curie n’hésitaient pas à venir
écouter des travailleurs, des jeunes, donner leur point de vue.
Nous nous mobilisions évidemment le dimanche pour la vente
de l’Huma au marché Mouffetard, pour toutes les
manifestations, notamment au cours des grandes grèves de
novembre-décembre 1947. Les cours furent alors suspendus au
Lycée, ce qui nous donnait la possibilité, à nous internes
retenus encore quelques semaines avant d’être renvoyés dans
nos familles, de militer « à plein temps ». La vie matérielle
était encore difficile. Cartes de pain (supprimées en janvier
1949 seulement), menus détestables, dortoirs mal chauffés.
Mais cela n’importait guère.
Les élèves du Lycée, externes et internes étaient dans leur
grande majorité de droite. A l’époque l’enseignement
secondaire était encore élitiste et la grande démocratisation de
son recrutement n’était qu’à peine amorcée. Enfants de bons
bourgeois pour la presque totalité, peu politisés, ils ne nous
proposaient rien qui puisse faire d’eux des amis intimes. Je ne
me souviens donc que des exceptions, ceux qui étaient
politisées à gauche : Jacques Cormon, fils d’un colon français
d’Oubangui-Chari, Paul (devenu Saul) Friedlander, réfugié juif
tchèque, qu’on a tenté de convaincre de ne pas émigrer en
Israël, devenu là bas un idéologue du sionisme, Lazare
Rosensztroch, ami fidèle des décennies suivantes (qu’Isabelle
devait retrouver à la Fédération des Locataires), Guy Béard,
mathématicien libanais et grand chanteur par la suite, l’iranien
Vazguen Ovanissian, militant du Toudeh, assassiné en prison
par la police du Shah, le syrien Constantin Kodsy. Notre
groupe - minoritaire - de lycéens communistes n’avait aucune
intention de se soumettre à la tradition du bizutage. Nous
avons donc averti solennellement l’organisateur de Maths Spé
du bizutage des Maths Sup qu’à la moindre tentative de ses
sbires nous irions en groupe lui « casser la gueule » au vrai
sens du terme et l’envoyer pour sûr à l’hôpital. Peu courageux
ce grand chef se garda de toute action à notre encontre et ses
sbires se rabattirent sur la majorité bête et réactionnaire qui
acceptait cette odieuse tradition.
Je n’ai pas le talent d’un littérateur et je ne m’aventurerai pas
dans une tentative (qui serait certainement malheureuse) de
décrire le Paris de l’époque. Paris est une belle ville, elle l’a
toujours été et le reste; une ville où je me suis toujours senti
chez moi, tout à fait à l’aise, comme d’ailleurs au Caire ou à
Dakar. Le Paris de l’après guerre était encore marqué par la
pauvreté héritée du XIXe siècle (les taudis). Les immeubles et
les monuments qui n’avaient pas encore été ravalés comme ils
le sont depuis que Malraux l’a imposé, étaient uniformément
gris-noir sale. Il n’y avait encore que si peu de voitures qu’on
traversait nimporte quelle avenue sans problème, hors des
clous ! Mais la ville restait prenante, malgré tout cela. J’ai vite
appris à en connaître tous les quartiers, coins et recoins.
L’après guerre avait son atmosphère particulière; et on a
beaucoup écrit sur ce sujet, celui des « zazous » et des autres.
Je ne le remarquais pas tellement. Chacun, à Paris, a son
monde.
Comment s’amusait-on ? Le Lycée n’était pas une prison, mais
une sorte d’hôtel fort médiocre doté d’un restaurant encore
plus lamentable. Mais on en sortait quand on voulait, pourvu
qu’on suive les cours. Les pions, qui pouvaient bien être
ailleurs des garde chiourmes chargés de faire respecter à la
lettre un statut militaire des Lycées, qui a probablement été
défini dans une quelconque ordonnance napoléonienne,
n’avaient à HIV rien à voir avec cette catégorie. C’étaient des
étudiants, en général âgés de cinq ans de plus que nous peut-
être, guère plus, qui trouvaient là à la fois les quelques sous
qui leur permettaient de poursuivre leurs études et le calme des
salles d’études ou du dortoir. Ils ne nous gênaient pas. Quand
nous avions jugé avoir terminé notre travail (et j’étais
relativement rapide) nous quittions la salle d’études, jamais
obligés d’y rester bailler, bavarder ou chahuter. On sortait
donc du Lycée; on disait « faire le mur » mais en réalité nous
sortions tout bonnement par la porte. Le soir, le pion de
service, pour dégager sa responsabilité et celle du Lycée,
dressait la liste des absents qu’il remettait simplement au
concierge. Celui-ci nous demandait de ne pas le réveiller la
nuit, laissait la porte ouverte, et nous nous contentions de
mettre sur une table posée à cet effet un bout de papier avec
« Samir Amin, rentré, x heures » (on pouvait avancer l’heure
de retour comme bon nous semblait). Le matin le concierge
cochait les « rentrés » et c’était terminé, affaire close, sans
suite ! Cependant peu d’élèves utilisaient le procédé. La
grande majorité, éduqués dans le respect de la discipline
conventionnelle, ne le pensaient pas possible et peut être
même avaient-ils peur de la ville, de faire usage de la liberté !
La minorité à laquelle j’appartenais - pour la plupart des
militants et souvent des étudiants pas mauvais - n’avaient sans
doute pas « tous les droits », mais certainement celui d’agir
librement. Toulice, le surveillant général, y tenait, et ne cachait
ce qu’il pensait de l’usage sain de la discipline, qui ne consiste
pas à « emmerder » les jeunes, car la liberté est la meilleure
école. Du moment donc que les profs étaient contents de nous,
il n’y avait rien à nous reprocher. Il n’y eu d’ailleurs, à ma
connaissance, aucun accident; il est vrai qu’à l’époque la
drogue était inconnue, chez les jeunes tout au moins.
Je me souviens bien des « descentes » qu ’un petit groupe de
trois, constitué par Jacques Cormon (auquel se joignait
souvent sa sœur), Guy Béart et moi faisions dans quelques
boites du quartier. La Rose Rouge où on allait écouter du jazz
ou Juliette Gréco. Le hasard (encore une fois que le monde est
petit) a fait qu’Isabelle - que je n’avais pas encore rencontrée -
la connaissait bien : elles avaient été ensemble au Lycée de
Bergerac pendant l’occupation. Isabelle se souvient de sa mère
et de sa sœur, retour de Dachau, venus retrouver Juliette à
Bergerac, et Juliette pas là, partie à Paris. Guy Béart était déjà
un bon chanteur et nous entraînait dans des cafés du Ve où il
grattait sa guitare avec talent. Il a continué les maths, est
devenu ingénieur puis a abandonné pour la chanson qui l’a
rendu célèbre. Le rencontrant bien des années plus tard - 20,
30 ? - nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre. On
ne s’était pas oublié. En face de la porte du Lycée s’était
installé un clochard matheux d’origine. Moyennant une
bouteille de rouge du plus ordinaire il nous résolvait n’importe
quel problème en quelques minutes, qu’on n’avait plus qu’à
remettre au propre. Du temps de gagné pour d’autres activités!
Toulice nous répétait : « n’en abusez pas, ce n’est bon ni pour
votre formation, ni pour sa santé » !
Je n’étais malgré tout encore qu’un adolescent, bien que
passablement mûr sur les plans intellectuel et politique. Je
retrouvais donc avec plaisir à toutes les vacances, petites et
grandes, la famille de Reims. Chez tant Mélotte, avec ma
sœur, on mangeait bien (mieux qu’au Lycée, pas difficile !), on
se reposait et lisait. Petites vacances (Noël ou Pâques) passées
avec ma sœur à Londres (qui à l’époque était encore une ville
triste) et en Autriche, où je découvrais les plaisirs du ski.
Pendant les grandes vacances ma mère et ma grand mère
venaient passer deux ou trois mois avec nous. De belles
vacances dans les régions préférées de ma mère, la Bretagne,
les Vosges et l’Alsace, le Massif Central et surtout les Alpes.
Alors qu’elle était étudiante en médecine ma mère avait
attrapé une pleurésie - à l’époque chose très grave - et avait dû
passer une très longue convalescence à Megève. Elle aimait
beaucoup ce lieu, à partir duquel, installés en juillet-août, on
rayonnait (en car) à travers tous les grands cols de France,
Suisse et Italie. A Paris peu de sorties autres que militantes. Le
dimanche parfois, ciné et restaurant. Les petits grecs (La
Grèce, l’Acropole etc) du quartier latin, et le vietnamien Luu
Dinh (derrière la Contrescarpe) auquel je suis resté fidèle -
aujourd’hui probablement l’un des plus anciens clients amis de
la maison.
Je commençais à hésiter en ce qui concerne mon option
« professionnelle ». Les Maths et la Physique me plaisaient
certes, et je n’avais pas de difficulté à suivre les cours. Mais,
convaincu que j’avais un tempérament social et politique, je
me disais que les professions que ces études pouvaient
m’ouvrir seraient absorbantes (j’aime faire bien les choses) au
point de ne me laisser que peu de temps pour le reste.
Pourquoi pas alors faire Sciences Po et de l’économie ? Sans
rien dire à personne je m’inscrivais donc pour la rentrée
d’octobre 1949 à la Faculté de Droit (à l’époque l’économie
s’étudiait après la licence en droit) et à l’année préparatoire de
Sciences Po où je pouvais être admis sans concours compte
tenus de mes mentions au bac. Réactions vives de mes
professeurs, lettres à mes parents, lorsque je décidais de quitter
Henri IV, pour leur expliquer que j’avais la graine d’un
physicien et que j’allais me perdre dans ces niaiseries de
sciences dites sociales de rien du tout. Mais je tins tête et mes
parents l’acceptèrent. Je ne le regrette pas.
Voyages à l’Est (1948-1949)
La FMJD (Fédération Mondiale de la Jeunesse Démocratique)
avait organisé pour l’été 1948 un camp de la jeunesse en
Yougoslavie, affecté à la construction de l’autoroute Zagreb-
Belgrade. La rupture amorcée entre Moscou et Tito fit annuler
le projet et les candidats au voyage (dont j’étais avec Lazare
Rosensztroch) furent transférés à la Tchécoslovaquie. Je fis
donc le voyage, via les zones d’occupation française et
américaine d’Allemagne, jusqu’à la frontière tchèque (Cheb)
où nous étions pris en charge et transportés en train et camion
jusqu’à Visovice, dans la province de Zlin, en Moravie. Nous
travaillions à la construction d’une voie ferrée. Le paysage
était beau, le camp fort sympathique, les amis que je m’y fis -
tchèques et français - le sont restés.
Evidemment on y discutait beaucoup politique, notamment sur
le sujet du titisme. A ce propos, je dois dire que, bien que
d’une manière générale nous adoptions automatiquement les
positions du Kominform, la « trahison titiste » ne paraissait
pas aussi évidente qu’on voulait le faire croire. Pour la plupart
d’entre nous il s’agissait plutôt « d’erreurs » dans la définition
de la ligne politique. Les accusations fantaisistes - alors encore
seulement suggérées - qui faisaient remonter la trahison aux
temps de la résistance yougoslave aux Nazis choquaient. Pour
moi, qui avais le souvenir vif de cette page magnifique de
l’histoire du peuple yougoslave dont on suivait la glorieuse
résistance par les informations détaillées dont nous étions
abreuvées en Egypte, c’était difficile à digérer. Nous n’avions
pas connu le temps des procès staliniens de Moscou de 1937;
cela facilitait notre adhésion sans réticence à la version du
stalinisme que l’histoire du PC (b) popularisait. Le trotskysme
de toute façon nous paraissait - surtout à ceux qui venaient du
tiers monde - une voie sans issue. Attendre la révolution dans
les pays capitalistes avancés n’avait pas de sens pour nous. La
vague des nouveaux procès dans les démocraties populaires
s’amorçait à peine. Il n’empêche que nous allions être
convaincus assez facilement. La terrible paralogique qui
établissait un signe d’égalité entre « erreur » et « trahison »
commençait à pénétrer les esprits. Le marxisme léninisme
dogmatique enseignait qu’il n’y a qu’une seule ligne juste et
que le Parti (ou sa direction plus exactement) doit la découvrir.
L’idée de pluralisme nous devenait progressivement étrangère,
voire étrange. Sans doute n’avions nous pas tord de refuser de
placer sur le même plan toutes les idéologies fondamentales et
de ce fait acceptions la critique - classique - du marxisme (et
pas seulement du marxisme léninisme) à l’égard de l’idéologie
bourgeoise et de son concept tronqué de démocratie. Mais on
étendait le refus du pluralisme au débat interne dans le « camp
du socialisme ». C’était évidemment catastrophique sur tous
les plans : le socialisme n’était plus le produit - difficile à
connaître à l’avance - des luttes populaires se développant
dans toute leur complexité, le produit de la convergence
progressive de rivières dont les sources pouvaient être
diverses. Il devenait un modèle connu d’avance jusque dans le
moindre de ses détails. Et ce modèle était évidemment celui de
l’URSS.
Le refus du pluralisme traduisait une réduction mécaniste et
déterministe du marxisme; que je refuse depuis pas mal de
temps (et que je formule par le concept de sous détermination
et refus de la surdétermination à la Althusser) mais que
j’acceptais évidemment comme tout notre monde à l’époque.
Mais il y a plus grave encore. Ce refus du pluralisme masquait
l’opportunisme de la classe dirigeante soviétique et lui
permettait de donner une apparence de légitimité « théorique »
à toutes ses manoeuvres. Il a fallu attendre encore quelques
années pour comprendre la nature véritable du système
soviétique (que je qualifie de « capitalisme sans capitalistes »).
Cela étant je dois dire que la période stalinienne véritable ne
fut que de courte durée, pour nous. Disons de 1948 à 1956.
Non pas que le XXe Congrès eut éclairé les lanternes. J’ai dit
qu’il ne les avait pas. Mais en partie grâce à la critique maoïste
qui commençait à se dessiner, avec le Grand Bond en Avant de
1957. En partie aussi par les angles de vision spécifiques que
beaucoup d’entre nous - les communistes d’Asie et d’Afrique -
ètions amenés à avoir. Je me suis exprimé sur ces questions
dans mon Itinéraire intellectuel. Il n’est pas utile que j’y
revienne ici. La phase stalinienne s’est quand même exprimée
par tous mes comportements politiques - y compris à l’égard
du titisme (je reviendrai plus loin sur l’affaire Risto Selsevic)
pendant mes années d’étudiant à Paris.
C’est à Visovice que j’ai rencontré Jacques Vergès dans des
circonstances amusantes. On nous servait les repas dans des
gamelles qu’il fallait laver avant chaque service. Lui et moi
avions découvert, indépendamment l’un de l’autre, la méthode
la moins pénible de le faire. On accrochait la gamelle à un
arbre par une ficelle et on la jetait dans le torrent. On s’est
retrouvé, venus chercher nos gamelles lavées naturellement
sans effort et on a ainsi fait connaissance. Nous avons
immédiatement sympathisé. Jacques, comme son frère jumeau
Paul, s’était engagé dans la France Libre, avait participé à la
libération et, à ce titre, bénéficiait d’une auréole qu’il méritait.
Intelligent, courageux et batailleur, il avait toutes les qualités
pour s’imposer. Nous sommes donc devenus - moi même et
Isabelle - de grands amis, intimes, et le sont restés tant qu’il
est lui même demeuré ce qu’il était alors, notamment pendant
la guerre d’Algérie en assurant la défense du F.L.N. Son
évolution ultérieure nous a séparé, lui ayant opté pour le
cynisme et la défense des causes inacceptables que l’on sait.
Le père Vergès, Raymond, député communiste de la Réunion,
habitait un logement modeste rue du Cherche Midi, qu’il
partageait avec Paul et Laurence (l’épouse de Paul),
permanente au P.C. Nous fréquentions toute la famille et leurs
amis, devenus des amis communs, notamment les Renaut -
parents ouvriers et fille Martha institutrice mariée à un
physicien luxembourgeois, Kieffer - toujours à Orsay.
Souvenirs chaleureux des soirées et des dimanches midi, des
longues discussions politiques de toutes natures. Nous étions
donc rapidement devenus des amis intimes du brillant Jacques,
de son amie Colette-Karin. Ballade à Dottiquies en Belgique
chez les parents de Colette, fréquentation assidue rue des
Artistes (Paris 15e) où nous avons vu naître Jacquou, visites
répétées au Requin Chagrin, le restaurant que Karin gérait
place de la contrescarpe etc. Lorsque, retour de leur séjour à
l’UIE à Prague, le couple se sépare, il arrivait à Jacquou ce qui
se produit souvent : dérive d’adolescent. Les parents ayant
perdu toute influence sur leur fils, c’est moi même qui allais le
retrouver sous un pont de Paris où il grattait une guitare en
1965 et l’emmenait à Dakar où Isabelle parvint à la remettre
sur les rails de l’école.
Les trois ou quatre semaines de camp de la jeunesse de
Visovice passés, je n’avais pas l’intention de rentrer
immédiatement à Paris. Avec Lazare nous décidions de passer
quelque temps à Prague une ville dont la beauté est revenue à
mon souvenir lorsque je la revisitais il y a peu de temps. Avec
la complicité d’amies tchèques rencontrées à Visovice on se
« cachait » dans des cités universitaires. Preuve que le système
était moins efficace qu’on ne l’a souvent dit ou cru. A Prague
je poursuivais ma discussion sur le titisme avec Stania
Doubkova, l’amie qui m’avait caché dans la maison
communautaire universitaire sise rue Opletalova (dont j’ai
revu les vestiges en visitant Prague dans les années 1990).
Stania était franchement titiste et ses arguments ne manquaient
pas de force. Le parti communiste yougoslave avait gagné
l’appui du peuple par sa direction héroïque de la résistance aux
fascistes, il avait de ce fait ses points de vue propres qu’il
trouvait naturel d’exprimer, et que le Kominform qualifiait
improprement de « nationalisme ». Les autres partis (de
l’Europe de l’Est) - chétifs à l’origine - avaient été
artificiellement gonflés par l’adhésion massive d’opportunistes
qui n’avaient guère lutté contre le fascisme. On comprend
disait-elle qu’ils se croient obligés d’acquiescer sans mot dire
à tout ce que Moscou propose. Je tentais de la convaincre que
la « stratégie » que Tito proposait était erronée. Mon seul
argument - bien fragile - était que des partis respectables et
indépendants - pas ceux de l’Europe orientale, mais les PC
français et italien - partageaient le point de vue du Kominform.
Dialogue de sourds, mais il ne me serait jamais venu à l’idée
de « dénoncer » Stania. Preuve que le stalinisme se heurtait à
des limites que beaucoup n’ont jamais franchies. Je n’ai plus
revu Stania depuis et ne sais pas ce qu’elle a pu devenir. Mais
découverts - tardivement - il nous a fallu trouver une autre
solution pour poursuivre nos vacances à l’œil. Lazare, fatigué,
rentrait à Paris. Moi - et Jacques Vergés - décidions d’aller
« travailler » dans les Sudètes où la main d’œuvre manquait
depuis l’expulsion des Allemands. Une expulsion bien
méritée. Dans les Sudètes nous avons une fois de plus mesuré
toute l’horreur du nazisme - auquel tous ces bons allemands
avaient adhéré sans hésitation. Aujourd’hui on les présente
comme des victimes ! et leur retour dans ce qui est en voie de
redevenir le Protectorat de Bohême-Moravie n’est peut être
pas impossible ! Mon travail d’une productivité certainement
fort médiocre - consistait à retourner du foin ou trier les
pommes de terre ! Mais les quelques sous ramassés à cette
occasion m’ont permis d’envisager une quatrième étape de
mon périple. Je prenais le train jusqu’aux Carpathes et
décidais de les traverser à pied jusqu’à Zakopane, en Pologne.
Ce qui fut fait. A Zakopane je tombais sur une station qui avait
été célèbre avant la guerre, et servait de refuge à un mélange
étonnant « d’aristocrates » de l’ancien régime venus y
dépenser ce qu’il leur restait de fortune avant que celle-ci ne
fut saisie et de cadres révolutionnaires (pas encore
véritablement bureaucratisés) en courtes vacances. Enorme
consommation de vodka des uns et des autres - qui ne
s’entendaient pas si mal. De Zakopane je partis pour Cracovie,
reçu par une amie polonaise rencontrée à Visovice - Akwilina
Gawlik (je me souviens de son nom) - jeune communiste
sortie d’Auschwitz et par la suite bonne militante critique. A
Cracovie je fus contacté par les organisateurs de la Conférence
de la Paix qui allait se tenir à Wroclaw et à laquelle j’allais
participer - sans grand titre ! Souvenir très flou des grands
discours, des visages de Picasso, Joliot Curie et des ténors
soviétiques.
Rentré à Paris fin septembre-début octobre, je retrouvais ma
mère inquiète qui savait où j’étais allé mais n’avait plus de
nouvelles concernant mon retour. Nous avions un cousin,
Mansour Fahmy, attaché à l’ambassade égyptienne de Paris.
« Riche » - bien que d’origine modeste - par les avantages
dont le corps diplomatique bénéficiait, et fort gentil, il avait
invité ma mère, grand mère et sœur à une belle sortie de Paris
en auto (chose bien difficile à l’époque). Voyant l’inquiétude
sur le visage de ma mère et demandant où j’étais, ma grand
mère, toujours vive et sachant qu’il ne fallait rien dire,
s’empressa de répondre à la place de ma mère : « en vacances
dans les Vosges, camping, pas de nouvelles à attendre de lui ».
On a bien ri par la suite, Mansour a su où j’avais été et, brave
ami, n’a jamais rien répété.
L’été suivant, 1949, je décidais de participer au Festival de la
Jeunesse à Budapest, avec une délégation des étudiants
coloniaux que Jacques Vergès avait constituée. Nous étions
donc un groupe où j’étais le seul égyptien; il y avait un bon
nombre de Syriens, d’Irakiens et d’Iraniens, communistes
organisés, et bien sûr une cohorte de Vietnamiens, quelques
maghrébins, malgaches et autres africains. Les uns sont passés
par l’Autriche et ont éprouvé d’énormes difficultés, les
Américains multipliant contrôles et provocations. J’avais
choisi de m’embarquer sur le navire polonais Batory à
Southampton et de voyager de Gdynia à Budapest par le train
du Festival. Par contre je fis le retour via Vienne où l’on
passait facilement, grâce à la complicité des soviétiques, de
leur zone d’occupation à celle des occidentaux et à partir de là
on prenait le train sans problèmes. A Budapest on s’est
sûrement bien amusé, et on a vu de beaux spectacles en tous
genres. Mais guère plus. Car l’atmosphère politique s’était
considérablement durcie en un an. Plus de discussions libres
comme on en avait eues à Visovice. Des discours et des
applaudissements. Je ne trouvais plus grand intérêt à visiter les
pays de l’Est, même si je restais sur des positions staliniennes
parfaites.
L’été 1951 Isabelle qui allait participer au Festival de Berlin,
ramenait des impressions analogues. Sur le Batory les
conduisant à Gdynia elle avait partagé avec une camarade
française ses doutes sur l’intelligence des slogans, auxquels
répondaient certains par ce qu’Isabelle avait qualifié de
« réflexe de Pavlov ». Le stalinisme n’avait pas la peau aussi
dure qu’on le croit.
Je ne suis plus retourné dans ces pays jusqu’à ce que
l’occasion me soit donnée en 1961 (j’étais alors au Mali) de
visiter toute la Yougoslavie, en compagnie d’Isabelle. Beau
pays sympathique que j’ai revisité souvent au cours de la
décennie 1980, participant à la grande rencontre des
communistes et socialistes de tous genres organisée à Cavtat
dans un merveilleux hôtel - le Croatia. J’ai senti alors la
détérioration progressive qui allait conduire le pays à sa ruine
dramatique. Je n’ai visité l’URSS que deux fois, en 1965
(Moscou et Léningrad) puis en 1990 (Asie centrale). Mais tout
cela, sur lequel je reviendrai, sort du cadre de mes années
d’étudiant à Paris.
1945-1957 : la mise en place du nouveau système mondial
Vue avec le recul du temps, la première décennie de l’après-
guerre est celle de la mise en place du système qui se déploiera
au cours des années 1960 pour entrer en crise au cours des
années 1970 et 1980. J’ai proposé dans mon Itinéraire
intellectuel (pages 23 à 34) une lecture de ce moment de
l’histoire telle que nous l’avions vécue à l’époque, et telle
qu’aujourd’hui elle me paraît avoir été, avec le recul du temps.
Le cadre de référence est important parce qu’il commandait
mes options personnelles; et j’y renvoie donc le lecteur, en ne
retenant ici que les axes principaux de cette lecture, sans
négliger toutefois un rappel plus précis des transformations qui
ont opéré dans les régions directement concernées par les
mouvements auxquels j’étais lié plus directement.
Le succès de la stratégie américaine en Europe et au Japon a
été rapide et total, grâce au ralliement sans condition de toute
la bourgeoisie de ces pays et de tous les partis socio-
démocrates. Cette stratégie d’hégémonie mettait l’accent, dès
le départ, sur la constitution d’un bloc militaire antisoviétique.
Les étapes de la mise en place de l’hégémonie américaine ont
été le Plan Marshall (1947), l’OTAN (1949), le traité de San
Francisco (1951). Face à ce déploiement l’URSS demeurait
jusqu’au milieu des années 1950 dans une position isolée et
défensive, contrainte de rentrer dans la course aux armements
pour mettre fin au monopole des Etats Unis dans ce domaine.
A Yalta l’URSS avait obtenu le droit de se constituer un glacis
protecteur en Europe orientale, mais rien de plus. La mise en
place de régimes alignés dans cette région se heurtait
néanmoins à des difficultés qui n’ont jamais été véritablement
surmontées. C’est seulement après la mort de Staline (1953) et
surtout le XXe Congrès (1956) que l’URSS amorce une
stratégie nouvelle visant à rompre l’isolement dans laquelle
elle avait vécu jusque-là par une alliance avec le tiers monde,
dont la Conférence de Bandung (1955) annonçait l’émergence.
Le système soviétique, parvenu à amorcer son rattrapage sur le
plan militaire (le premier Spoutnik lancé en 1957 signalait
l’évènement), restait néanmoins fragile comme le démontrait
l’insurrection de Budapest en 1956.
Le véritable obstacle au déploiement de la stratégie
hégémoniste américaine provenait du mouvement de libération
nationale d’Asie et d’Afrique, résolu à partir de 1945 à
reconquérir l’indépendance des nations non européennes
soumises au joug colonial. L’impérialisme n’est ici jamais
parvenu - jusqu’à ce jour - à trouver les termes d’un
compromis social et politique permettant de stabiliser
réellement à son profit l’exercice du pouvoir dans les pays de
la périphérie capitaliste. J’interprète cet échec comme la
preuve que ce compromis est en fait objectivement impossible,
que la polarisation générée par l’expansion capitaliste crée ici,
à la périphérie, une situation objective par nature
potentiellement révolutionnaire, toujours explosive et instable.
Dans l’espace des quinze années qui suivent la fin de la guerre
mondiale la structure du système politique mondial se trouvera
transformée d’une manière radicale. Pour la première fois dans
l’histoire le système des Etats souverains sera étendu à la
planète toute entière. Cette transformation a été imposée par
les luttes de libération nationale qui ont mobilisé tous les
peuples d’Asie et d’Afrique. Jamais la moindre concession
allant dans le sens du changement n’a été faite par
l’impérialisme sans lutte pour l’arracher. La formation du
système international qui caractérise notre époque n’est pas le
résultat d’une exigence interne du capitalisme qui l’aurait
souhaité, voire même planifié, mais au contraire le résultat de
luttes s’inscrivant dans une logique en conflit avec celle de
l’expansion capitaliste mondiale, celle-ci s’adaptant - avec
succès certes, du moins dans le court terme - à cette
transformation. Cela étant, la puissance hégémonique du
système de l’après guerre - les Etats Unis - étant capable de
s’adapter plus facilement que les vieilles puissances coloniales
sur le déclin, a pu paraître parfois favoriser l’évolution. Je
ferai remarquer que si cette apparence correspond à la réalité
jusqu’à un certain point en ce qui concerne les concessions
faites aux mouvements de libération nationale les plus faibles,
acceptant de ce fait le compromis néo-colonial, au contraire
les Etats Unis ont pris la direction de la coalition impérialiste
pour combattre les mouvements radicaux, qu’ils aient été
dirigés par des partis communistes (Chine, Viet Nam, Cuba
etc) ou par des nationalistes intransigeants et soutenus par un
mouvement populaire radicalisé (nassérisme, socialismes
arabes et africains).
Dans cette perspective le moment du grand flux de la
libération nationale (1945-1975) qui précède son reflux s’est
soldé par des acquis considérables incontestables pour
l’ensemble de l’Asie et de l’Afrique et, par un effet de
solidarisation des évolutions, pour l’Amérique latine.
Les avancées les plus marquantes ont été produites en Chine,
où le combat pour la libération nationale se confondait avec
celui pour le socialisme. Lisant dès sa parution en 1952 la
Démocratie Nouvelle de Mao Zedong, j’adoptais ce point de
vue fondamental que l’époque n’était plus celle de révolutions
bourgeoises, désormais impossibles du fait de l’inscription de
la bourgeoisie locale dans le projet expansionniste
impérialiste, mais celle de la révolution socialiste. Celle-ci, à
la périphérie du système capitaliste, se développait dans une
stratégie ininterrompue par étapes, la révolution anti-
impérialiste démocratique de libération, dirigée par le
prolétariat et son parti (communiste), en alliance étroite avec
la paysannerie, neutralisant la bourgeoisie nationale et isolant
l’adversaire constitué par le bloc féodal-compradore, créant
ainsi les conditions d’un passage rapide au stade de la
construction socialiste. Reproduite au Viet Nam et en Corée
cette stratégie s’est heurtée aux agressions militaires des
impérialistes. La première guerre du Viet Nam (1945-1954),
comme la seconde (jusqu’en 1975) et la guerre de Corée
(1950-1953) constituaient la preuve de la volonté collective
des impérialistes de s’opposer à ce mouvement. Le critère de
succès du mouvement de libération nationale se mesurait donc
à l’aune de ces avancées maximales. Il était évident, pour nous
que toute libération qui n’irait pas jusque- là n’aurait pas
achevé son parcours. On pensait qu’objectivement les
conditions existaient pour y parvenir partout en Asie et en
Afrique, à commencer par l’Egypte.
Comme tous les jeunes Egyptiens de l’époque j’avais été
enthousiasmé par l’ampleur de la radicalisation du mouvement
populaire, anti-impérialiste et social, qui culminait le 21
février 1946, et par le succès du mouvement communiste qui,
malgré sa jeunesse avait gagné le respect de tous ceux chez qui
en Egypte vibrait une corde patriotique et sociale. Il était la
seule force qui osait s’opposer à la monarchie, exécrée par les
couches politisées des classes populaires et la petite
bourgeoisie radicalisée. Il paraissait donc apte à diriger un
front uni à la manière chinoise ou vietnamienne. La répression
continue - l’Egypte n’avait connu aucun moment
démocratique véritable dans toute son histoire moderne, tant la
crainte du communisme était forte dans les classes
exploiteuses et chez les maîtres impérialistes - n’empêchait
pas « le drapeau rouge » de flotter sur la vallée du Nil, comme
on disait à l’époque, et c’était vrai : une démocratie
bourgeoisie authentique aurait à l’époque permis aux
communistes de gagner sans aucun doute les larges masses et
peut être même des élections. Ni la bourgeoisie, ni les
puissances occidentales ne pouvaient accepter ce risque.
La création d’Israël et la première guerre de Palestine (1948)
ont donné un répit aux forces réactionnaires locales. Mais la
défaite de 1948 portait en elle l’effondrement certain de la
monarchie, pilier politique central de la domination
impérialiste et réactionnaire. Dès 1950 la victoire électorale du
Wafd, contraint de dénoncer le traité inégal de 1936, l’amorce
d’une guérilla dans la zone du Canal occupée, signifiaient bien
que l’espoir d’une révolution anti- féodale anti-compradore
était possible. L’incendie du Caire (février 1952), le renvoi du
gouvernement wafdiste et l’ingouvernabilité du pays qui a
suivi ont finalement conduit au coup d’Etat des Officiers libres
(juillet 1952) qui simultanément donnait l’espoir d’une
avancée sociale possible et coupait l’herbe sous les pieds des
forces progressistes porteuses de l’avenir du pays. Toujours
est-il que, après avoir nourri l’espoir d’un soutien occidental et
fait toutes les concessions qu’il fallait dans ce sens, le
nassérisme était amené à comprendre qu’il n’y avait rien à
attendre des Etats Unis dont l’objectif, depuis la déclaration
tripartite de 1950 (Etats Unis, Grande Bretagne et France),
était de contrôler directement la région tout entière par des
régimes à leur solde, en s’appuyant sur leurs deux
prolongements militaires - Israël et la Turquie - et en imposant
aux Arabes l’adhésion à des pactes militaires prenant le relais
des protectorats britanniques et français déconfits. En refusant
le pacte de Bagdad proposé par Washinton (1954) Nasser
devenait la cible d’une offensive visant à le renverser. C’est
exactement à ce moment que se cristallise le front de
Bandoung (1955) et que, par ce biais, l’URSS brise son
isolement en offrant son soutien aux mouvements de libération
nationale du tiers monde en conflit avec les impérialistes. La
livraison d’armes tchèques à l’Egypte entraînait la décision
d’abattre Nasser (octobre 1956), ce que la France, en réponse
au soutien apporté au FLN algérien, et l’Angleterre, en
réponse à la nationalisation du canal de Suez (juillet 1956), se
proposaient. L’échec de cette dernière aventure coloniale dans
laquelle s’illustraient côte à côte les conservateurs de Londres
et les socialistes de Paris ayant oublié qu’ils ne pouvaient agir
que conformément aux plans américains et sous leurs
instructions ouvre alors un tout nouveau chapitre du
déploiement de la libération nationale en Egypte, opérant dans
des conditions très différentes de celles de la décennie
précédente. La bourgeoisie, en Egypte comme ailleurs,
semblaient reprendre le contrôle et la direction de la libération
nationale, contrairement aux thèses fondamentales dominantes
depuis 1945.
Le Mashrek arabe dans son ensemble s’apprêtait à remettre en
question les équilibres fragiles construits dans l’entre-deux-
guerres. La formation du parti baathiste, qui allait présider aux
destinées de la région à partir de la fin des années 1950, ne
nous échappait pas, pas plus que la compétition idéologique
entre le mouvement communiste et le baathisme, dont nous
doutions de la sincérité des prises de position anti-
impérialistes et dont le style parfois fascisant nous inquiétait.
Depuis les émeutes de Sétif en 1945 et de Tunisie en 1952
nous savions que les jours du pouvoir colonial au Maghreb
étaient comptés. Mais qui dirigerait la libération ? La
monarchie marocaine et la bourgeoisie tunisienne à qui la
France remettait les pouvoirs en 1956 (une conséquence
directe de la guerre d’Algérie, commencée le 1er novembre
1954) seraient-elles capables d’imposer leur ordre néo-
colonial ? Le puissant mouvement populaire et plébéien que
représentait le FLN algérien surmonterait-il l’anticommunisme
de ses dirigeants, un anticommunisme malheureusement
facilement alimenté par les attitudes suivistes des communistes
maghrébins accrochés au PCF dont l’attitude était pour le
moins ambiguë dans cette région ?
En Iran la puissance du parti Toudeh nous gonflait
d’optimisme, en dépit du retrait soviétique, abandonnant en
1945 les républiques autonomes d’Azerbaïdjan et du
Kurdistan. Le chauvinisme que le Shah pouvait capitaliser à
son profit à cette occasion allait être de courte durée. De 1951
à 1953, Mossadegh, en nationalisant le pétrole, amorçait avec
beaucoup d’avance sur les autres les grandes batailles de
l’avenir. L’échec devait garantir la dictature sanglante du Shah
pendant un quart de siècle. En 1954 d’ailleurs, l’Iran entrait
avec la Turquie aux côtés des Etats Unis dans la bataille pour
tenter d’imposer à toute la région sa soumission à la
pactomanie américaine.
Les luttes de libération de l’Asie et de l’Afrique occupaient
effectivement le devant de la scène mondiale depuis 1945.
Nous étions convaincus de ce fait. De surcroît nous estimions
que, parce l’URSS et la Chine, isolées, sur la défensive, ne
pouvaient nous apporter que leur soutien moral, il fallait
compter sur nos propres forces. Mesurant le succès de la
libération nationale à l’aune des victoires de la Chine et du
Viet Nam, nous pensions que les guerres et guérillas de
libération engagées depuis 1945 dans tout le Sud-Est asiatique
avaient le même potentiel. Lorsque, progressivement donc, les
pouvoirs réactionnaires ou nationalistes modérés locaux l’ont
emporté, au début des années 1950, nous estimions que cette
défaite ne pouvait être que provisoire. Bien entendu nous
n’imaginions pas que dans l’époque nouvelle qui s’ouvrait -
celle de Bandoung – la configuration du conflit entre
l’impérialisme et les nations du tiers monde se présenterait
d’une manière différente de celle qui avait dominé jusque là.
C’est pourquoi aussi, nous avions considéré que la partition de
l’Inde en 1947-1948 et la constitution du gouvernement du
Congrès en Inde constituaient des victoires majeures de
l’impérialisme qui ici s’était révélé capable de mettre un terme
brutal au déploiement d’une guerre de libération à la chinoise.
Le rapprochement diplomatique de l’Inde de Nehru et de la
Chine et la signature du traité de 1954 sur le Tibet nous
paraissaient être de bonnes choses, mais ne modifiaient en rien
notre jugement concernant le parti du Congrès. L’année
suivante, à partir de Bandung, les choses ont commencé à
paraître se présenter différemment.
Jusque vers la fin des années 1950, je partageais la vision
« marxiste-léniniste » du soviétisme dominant, concernant les
questions fondamentales relatives à la nature du socialisme et
à sa construction effective en URSS. Je ne me rendais pas
encore compte que la théorie de la polarisation capitaliste dont
j’amorçais la formulation obligeait à repenser la nature du défi
véritable posé par l’expansion du capitalisme réellement
existant dans des termes différents de ceux définis par le
contraste révolution-bourgeoisie ou révolution-socialiste à la
périphérie du système, qui étaient les termes du marxisme-
léninisme et même du marxisme classique.
Cela étant, certains d’entre nous n’étaient pas dupes de
l’image d’Epinal fournie par la propagande soviétique
concernant la perfection de son système. On avait parfois
voyagé dans les pays « socialistes », constaté l’absence de
démocratie, lu suffisamment pour ne pas ignorer la violence de
la répression. Deux autres réalités, pas toujours prises
suffisamment en considération, nous paraissaient plus
importantes que les « imperfections » du soviétisme.
La première est que l’hostilité haineuse des pouvoirs
occidentaux à l’égard de l’Union soviétique (qu’on pense à ce
que fut le Mac Carthysme, ou même, trente ans plus tard, la
vision de « L’Empire du Mal » par Reagan ou Bush) nous
faisait penser que le système de ce pays représentait un danger
réel pour le capitalisme. Non pas qu’il fût agressif. Au
contraire nous voyions bien qu’il était sur la défensive et, à
juste titre, je n’ai jamais cru un instant qu’un politicien
occidental qui ne fût pas un imbécile ait pu croire à l’intention
de Staline d’envahir l’Europe occidentale. Notre position de
solidarité avec l’URSS n’exigeait même pas une conviction
totale concernant la nature du système. Nous étions habitués à
penser - à juste titre - que depuis 1492 les puissances
occidentales ne sont jamais intervenues dans une région
quelconque du tiers monde pour y défendre une cause
défendable, mais que leurs interventions ont toujours été, sans
exception, néfastes pour nos peuples. Nous comprenions donc,
spontanément presque, que le capitalisme impérialiste ne peut
tolérer qu’un pays quelconque refuse de se soumettre aux
impératifs de ses diktats et que c’était cela que l’Occident
reprochait à l’URSS.
La seconde est que nous portions un jugement critique sur la
démocratie bourgeoise, beaucoup plus radical que celui de
nombreux progressistes occidentaux. Nous voyions
quotidiennement comment cette démocratie était
systématiquement refusée pour nos peuples et comment les
diplomaties occidentales ne l’invoquaient que si cela était
tactiquement dans leur intérêt. Rien a changé sur ce plan. Il
reste que l’argument - s’il se comprend au plan psychologique
- n’est pas valable, car par définition le socialisme, ou même
toute avancée populaire dans sa direction, doit être plus
démocratique que toute démocratie bourgeoise. Nous tordions
trop le bâton dans l’autre sens. Pourtant, lorsqu’il s’agissait de
nos pays, nous étions sévères - à juste titre - concernant le
déficit démocratique des régimes nationalistes populistes.
Nous avions ici raison, mais aurions dû voir que l’argument
s’appliquait également à l’URSS.
Concernant la « crise générale du capitalisme », pour
employer les termes de la formulation soviétique de l’époque,
nous étions très optimistes. Nous pensions que les conditions
objectives étaient pour l’essentiel identiques à celles de la
Chine dans tous les pays du tiers monde et que, par
conséquent, la radicalisation de la libération nationale et sa
poursuite jusqu’à la révolution socialiste était à l’ordre du jour.
L’émergence ultérieure d’une nouvelle tentative bourgeoise
nationale à partir de Bandung prouve a posteriori que nous
avions simplifié l’analyse. Cela étant nous ne croyions pas que
la révolution socialiste était à l’ordre du jour ailleurs que dans
la périphérie du système.
Du 22 Rue Saint Sulpice au 7 Rue des Carmes
En Octobre 1949 je m’inscrivais donc simultanément à la Fac
de Droit et à l’année préparatoire de Sciences Po. J’avais bien
l’intention dès le départ de faire un doctorat d’économie, mais
les années de droit par lesquelles il fallait alors passer ne
m’intéressaient que fort modérément; j’avais donc décidé de
mettre l’accent sur Sciences Po, ce qui me donnerait
l’occasion d’étudier les matières que j’aimais le plus. Je
choisissais donc, à l’issue de l’année préparatoire, la section
Relations Internationales.
L’Université française à l’époque était fort différente de celle
que j’ai connue plus tard, en prof, après 1968. Elle n’était pas
seulement « vieillotte » par son formalisme jusqu’au
vestimentaire, l’abus du cours magistral, les programmes
rarement mis à jour. Elle était encore élitiste au sens du XIXe
siècle, la révolution qui devait progressivement généraliser
l’enseignement secondaire - comme le primaire l’avait été à la
fin du siècle dernier - n’ayant démarré qu’après 1946,
produisant donc à partir des années 1960 - alors que j’avais
terminé mes études - non seulement un bond quantitatif
gigantesque dans les effectifs, mais encore un recrutement plus
ouvert, sur une société d’ailleurs profondément transformée.
En Droit on n’assistait pas au cours, du moins moi. Je ne me
souviens pas avoir mis les pieds dans une seule salle de cours
pour toute la durée de la licence. J’attendais avril-mai pour
acheter les polycop et les lire au café à toute allure. Résultat
pas toujours brillant puisque j’ai été obligé de redoubler la
première année, obtenant ma licence en juin 1953. J’avais
entre temps terminé Sciences Po et obtenu son diplôme en juin
1952.
A Sciences Po on se comportait autrement. D’abord certains
cours étaient intéressants, notamment celui de Jean Baby (sur
le marxisme) et quelques autres. Ensuite les TP étaient
obligatoires et de surcroît intelligemment conçus. Michel
Debeauvais à l’époque maître - assistant, résistant communiste
revenu d’un camp de la mort, était l’organisateur des TP que je
suivais. Il est devenu un ami personnel. Sciences Po était en
plein essor. A l’origine école privée élitiste et réactionnaire,
elle avait été nationalisée en 1945. Sa vocation - du moins
celle des deux sections Administration et Finances - était de
préparer au concours de l’Ecole Nationale d’Administration
(l’ENA), elle même une création de la libération. De ce fait
notre génération a côtoyé un nombre incroyable de ceux qui
aujourd’hui «administrent » la France. L’ENA fournit comme
on le sait ministres et chefs de cabinets, préfets et directeurs
généraux, de droite ou de gauche (c’est à dire socialistes, les
communistes ayant fait l’objet d’une mise à l’écart
systématique et ayant maintenu une autre tradition de
production des cadres politiques). Par modestie on n’oserait
pas citer beaucoup de ces noms, parmi lesquels on compte
ceux des hommes d’Etat parvenus au plus haut rang de la
République ! Chirac se souvient peut-être d’avoir protégé
Isabelle qui vendait l’Huma Dimanche place Saint Sulpice. On
les a tous côtoyé, certains en amis, ou en « sympathisants »
comme on disait, d’autres en simples connaissances ou en
adversaires politiques. On a toujours échangé beaucoup de
propos, tenu des discussions parfois sérieuses, souvent
houleuses.
L’influence du parti communiste était telle qu’il y avait à
l’époque deux cellules à Sciences Po qui se réunissaient rue
Dupin, dans un innommable taudis aujourd’hui remplacé par
un bloc moderne. Le local du parti était situé au 6e ou au 7e
étage de l’immeuble. On y accédait par un escalier délabré
(pas d’ascenseur bien sûr). Des chambres et petits
appartements surpeuplés et des toilettes au palier - le plus
souvent bouchées - sortaient toutes les odeurs que vous pouvez
imaginer. Il n’était pas rare non plus qu’on y croisa des rats.
Isabelle a connu plus tard, quand elle militera à la Fédération
des locataires des centaines d’immeubles de ce genre. C’était
le legs du capitalisme normal, « libéral », c’est à dire sauvage
qui avait dominé jusqu’à la guerre. Ce genre de logements
avait progressivement disparu dans les villes de l’Europe
occidentale, grâce aux politiques sociales de régulation du
marché par l’Etat social démocrate que la crainte du
communisme avait fait accepter par la bourgeoisie. Il n’a
jamais disparu des grandes villes américaines, en dépit de la
richesse des Etats Unis, et il a fait sa réapparition en Grande
Bretagne, deviendra peut être une face de la réalité en Europe,
si l’option néo-libérale est poursuivie. C’est la loi normale dite
du marché, c’est à dire de la domination unilatérale du capital.
Les réunions étaient fréquentes : toutes les semaines et
davantage quand c’était nécessaire pour faire face aux
exigences de l’action. Les discussions y étaient argumentées et
sérieuses. Les communistes ne constituaient pas du tout un
troupeau de beni oui-oui comme on tente de les représenter
souvent aujourd’hui. Mais on finissait quand même par
intérioriser la logique du dogmatisme. L’affaire Selsevic
l’illustre parfaitement. Yougoslave né en Egypte, communiste
convaincu, il avait pris position contre Tito, avec le
Kominform. Il fut néanmoins accusé d’être un « agent titiste
infiltré », parce qu’il en fallait ! L’accusateur - le secrétaire de
la Fédération de Paris - descendu à la cellule pour le faire
expulser, n’avait aucune preuve, aucun argument autre que
stupides : il fume des « Balto » - au lieu des gauloises du
peuple ! il a exprimé son désir d’avoir une moto ! il vit avec
une bulgare - quelle honte ! je n’ai pas compris pourquoi.
Néanmoins son meilleur ami, Farag Moussa, qui l’avait connu
adolescent au Caire, a voté son exclusion, comme tout le
monde. Risto l’a payé cher. Expulsé de France (pour cette fois
appartenance au PC !), il choisit d’être réfugié en Allemagne
de l’Est. Il croyait naïvement que la vérité devait toujours
finalement être établie. Arrêté à Berlin Est, envoyé en
Tchécoslovaquie, arrêté là bas également, il languit plusieurs
années en prison avant d’être libéré.
Le Hall de Sciences Po était le lieu où l’on passait beaucoup
de son temps, discutant de tout avec les uns et les autres,
faisant signer des pétitions, appelant à des manifestations. Les
amis qu’Isabelle et moi nous sommes faits à l’époque le sont
généralement restés, même si les circonstances nous ont
géographiquement éloignés. Je pense à Farag Moussa, Vanoli
(devenu directeur général de l’INSEE), Barthélémy (haut
fonctionnaire au Trésor), de grandes amies, Eliane Mossé,
Andrée Lacarrère et Viviane Le Marc, celle-ci par la suite
avocate ayant fini ses jours tragiquement, tombée dans la
déchéance alcoolique, tuée par son amant - également
alcoolique - dans le bidonville de Nanterre.
C’est à Sciences Po qu’Isabelle et moi nous nous sommes
rencontrés en 1950. Attirance mutuelle et forte immédiate;
quelques jours plus tard nous amorcions notre vie commune.
Isabelle aime faire observer qu’elle fut moins stalinienne (ou
pas stalinienne du tout) que les autres, dont moi même. C’est
vrai. Isabelle avait adhéré au Parti communiste sans cacher à la
Secrétaire de cellule qu’elle ne crierait jamais
« Staline/Staline » comme on avait l’obligation de le faire, et
que je faisais sans problème. Isabelle avait un tempérament
anarchiste (ni Dieux - elle suggère le pluriel, il est vrai que
c’est plus fort - ni maîtres) qui, je crois, complète
heureusement le mien, qui ne l’est qu’à moitié. Je tiens peut
être cette moitié de ma grand mère, l’autre des Egyptiens et
des Alsaciens qui ne partagent que fort peu cette tradition de la
Gascogne (pays du père d’Isabelle) et de la Champagne de ma
grand mère.
Déjà au cours de mon année scolaire de Maths Sups je passais
pas mal de temps au 22 Rue Saint Sulpice, l’Hôtel des
Etudiants réunionnais où demeurait Jacques Vergès. Une
association d’étudiants anti impérialistes - baptisée
Association Ho Chi Minh - avait été créée par lui au retour de
Visovice. J’en faisais partie et nous constituions le noyau
communiste qui se proposait d’agir au sein des grandes
associations nationales d’étudiants coloniaux pour les faire
avancer, au delà du nationalisme spontané. Parmi les plus
actives de ces associations, outre les Vietnamiens bien sûr
(dont les dirigeants étaient à l’époque Vo The Quang, rentré à
Hanoï plus tard après avoir été un militant actif dans son pays,
Do Dai Phuoc et d’autres), il y avait les Réunionnais, les
Antillais (Justin, Fardin etc), les Malgaches, les Africains
fondateurs plus tard de la célèbre FEANF (Abdou Moumouni,
Malik Sangaret, comptent parmi mes plus anciens amis de
cette région du monde), les Egyptiens et les Syriens, les Nord
Africains qui se retrouvaient dans leur association du 115
Boulevard Saint Michel.
Dès juin 1949 je m’installai donc rue Saint Sulpice.
L’immeuble - devenu après 1955 un Quatre Etoiles, l’Hôtel du
Sénat - avait été avant la guerre une maison close, fréquentée
par les sénateurs et les prélats catholiques. Une boutique de
bondieuseries située au rez de chaussée permettait, par une
porte dérobée, de monter aux étages sans être remarqué.
« Nationalisé » en 1945 le bâtiment fut donné aux Etudiants de
la Réunion. Jacques Vergès y avait organisé un « coup d’état »,
chassant les réactionnaires riches pour libérer des chambres
octroyées à d’autres coloniaux - Vietnamiens, Africains, dont
moi - au nom du principe de l’internationalisme. Les vivres
coupés - subventions du Conseil Général de la Réunion et des
organismes parisiens de soutien aux étudiants - on ne payait
plus de loyer mais des cotisations pour couvrir les frais
minimaux, électricité, eau et chauffage (médiocre à l’extrême).
Hôtel donc loin d’être «confortable ». Mais qu’importe. En
contrepartie il était devenu un lieu de réunions et le siège du
journal « Etudiants anticolonialistes » (1949-1953). Très haut
en couleur. Descentes fréquentes de la police, pour un oui ou
un non, avec provocations à l’appui. Expulsions de France
sans discussion, si faciles à l’époque (la police n’avait pas de
justifications à fournir), comme celle qui frappât l’égyptien
Farag Moussa, contraint de poursuivre ses études à Genève. La
concierge de l’Hôtel - on ne les appelait pas encore des
gardiens - la mère Simone, une femme d’une obésité peu
commune, recommandée sans doute par le PC, gentille mais
peu efficace toujours de noir vêtue, propreté douteuse, posée
immobile derrière le comptoir crasseux comme un énorme
presse papier, pour contrôler les allées et venues. Son époux,
un peu louche, le père Lulu, passait son temps à boire chez le
Bougnat du coin (remplacé depuis par une boutique chic), lieu
fréquenté par les flics du Ve. Lorsque Isabelle m’a rejoint nous
avons eu droit à une chambre plus grande - la première était
minuscule - avec vue sur les toits de Paris. Un palais pour
nous, qui n’étions pas difficiles à l’époque.
Au journal Etudiants-Anticolonialistes, dont j’étais l’un des
rédacteurs, j’ai appris ce qu’était le métier d’imprimeur. A
l’époque la composition se faisait au plomb, manuellement.
J’étais chargé de suivre celle-ci et de corriger les épreuves;
j’aimais beaucoup ce travail et j’étais parvenu, comme un
véritable ouvrier typographe, à placer les lettres et à lire à
l’envers. Le milieu des ouvriers de l’imprimerie que je
fréquentais avec plaisir est d’ailleurs fort sympathique,
anarchiste et cultivé.
On mangeait - Isabelle et moi comme bien d’autres - dans les
restaurants universitaires, qui n’étaient pas bien fameux.
Quelque fois chez les Grecs du Quartier Latin, ou les Chinois,
Vietnamiens, quand notre fortune le permettait. Dans un de ces
restaurants de la rue du Sommerard le camarade Long (qu’est-
il devenu ?) nous servait des portions triples qu’il nous faisait
payer pour une seule, en se rattrapant sur les clients riches,
disait-il ! Nous allions également souvent dans cette « impasse
de Lyon » derrière la gare du même nom. Impasse sordide,
aujourd’hui disparue, où se succédaient les restaurants chinois
en devanture, bouges- fumeries d’opium dans l’arrière salle.
On y mangeait de délicieuses soupes chinoises bon marché. Je
pris aussi l’habitude à cette époque, habitude que j’ai
conservée depuis, de travailler dans les cafés (mieux chauffés
que le 22). J’avais horreur des salles de lecture universitaires !
Impossible, pour moi, de lire sérieusement dans le calme
mortel de ces salles et par contre facilité de le faire dans le
bruit anonyme du café. Le Relais de l’Odéon était ainsi devenu
une annexe du 22. Farag habitait le 22. Il avait recueilli une
petite chatte de gouttière, qu’il avait baptisée Bouny, et qu’il
nourrissait exclusivement avec des sardines et du chocolat,
dont il était sans doute lui même friand. Lorsqu’il fut expulsé
de France il nous légua la chatte que nous installâmes chez les
parents d’Isabelle, en banlieue, où elle pouvait jouir d’un
jardin. La chatte, sympathique comme tous ces animaux le
sont, a continué toute sa vie à s’agiter avec frénésie dès qu’on
ouvrait une plaque de chocolat. Souvenirs d’enfance pour elle
aussi. La vie agitée que nous menions au 22 nous occupait
suffisamment pour qu’on n’éprouve pas beaucoup le besoin de
sortir de Paris. Des petites vacances bon marché de temps en
temps, plus fatigantes que reposantes, par exemple le camping
trois ou quatre jours à Bonneuil sur Marne - banlieue
parisienne ! - ou, une fois n’est pas coutume, un peu plus loin
quand même, sur la Manche, vers Caen. Au 22 on organisait
d’ailleurs des « bals » fort gais, parfois un peu trop sous le
coup de la boisson, animés par des loteries un peu bidon qui
servaient à renforcer les caisses de la communauté et du
journal. Les 14 Juillet étaient, me semble-t-il, plus populaires
et gais que par la suite lorsque, l’automobile se généralisant,
les Parisiens ont pris la triste habitude de fuir la ville chaque
fois que c’est possible. Je me souviens d’un de ces 14 Juillet
lorsque, dans la petite rue Grégoire de Tours bondée de
piétons, un « nouveau riche » (qu’on appelait à l’époque des
BOF - beurre, oeufs, fromage, la source d’enrichissement au
marché noir) au volant d’une voiture américaine décapotable,
cigare au bec, accompagné d’une blondasse vulgaire - un
tableau du genre authentiquement caricatural - tentait de se
frayer la voie. Farag, qui avançait nonchalant sur le trottoir,
gifla le mec avec suffisamment de force pour que son cigare
tombe, en gardant un calme total comme il en était capable. La
victime, rouge de colère, descendu de sa voiture, voulait
foncer sur Farag mais s’arrêta net quand il mesura devant qui
il était (Farag était très bien bâti). Substituant aux coups de
violentes insultes. Farag restait flegmatique et la foule, qui
n’avait pas vraiment vu la scène, posait la question : de quoi
s’agit-il ? Rien, çà doit être un fou furieux dit Farag, voyez
comme il étale sa richesse, toujours calme. Farag voulait
simplement nous démontrer que lorsqu’on garde son self
control on est toujours gagnant.
Parmi mes amis habitants du 22 il y avait Abdou Moumouni,
le physicien nigérien qui a monté à Niamey un laboratoire
d’énergie solaire bien connu par la suite. Abdou avait été
l’objet d’une mesure de répression politique (au Lycée Saint
Louis je crois) et nous l’avions recueilli au 22, comme il se
devait. Bien que spécialiste du soleil il avait toujours été
« dans la lune » comme on dit. Un soir d’hiver froid, assis sur
le bord du trottoir, face au 22, il observait la neige tomber.
Isabelle lui demanda ce qu’il faisait : je regarde la lune. Des
années plus tard, en 1961, à Bamako où il était venu s’établir,
Abdou rencontre Isabelle au cinéma je crois. Il s’imagine alors
que, séparée de moi, elle a dû venir avec quelqu’un d’autre, un
Malien. Que fais-tu là ? Avec qui es-tu? Mais je suis ici avec
Samir. Abdou restait ce qu’il avait toujours été… dans la lune.
Un jour, descendu de chez lui pour aller acheter des cigarettes,
il avait rencontré un ami qui s’apprêtait à aller à Ségou (300
km). Abdou pense tout d’un coup qu’il a posé des appareils
d’observation (de l’énergie solaire sans doute) à Ségou. Il part
avec son ami, sa chemise sur le dos. Deux jours plus tard son
épouse, un peu inquiète, vient nous voir et nous demander si
nous n’avions pas vu Abdou, disparu. On pense à tout, et au
pire. Bakary Djibo, le chef de l’opposition au Niger, réfugié à
Bamako, venait d’être l’objet d’une tentative de meurtre
perpétrée par des sbires envoyés par Niamey. On avertit la
police, qui le retrouve à Ségou où il avoue avoir oublié de
téléphoner, tout occupé qu’il était à faire ses relevés !
La vie militante nous occupait beaucoup. Celle-ci était, pour
moi, partagée entre trois préoccupations d’importance
équivalente.
On militait d’abord au PC, donc plongé dans la vie politique
française. Chose qui m’a toujours paru naturelle. Je ne conçois
pas qu’on vive dans un pays sans s’y intéresser. Je suis un
internationaliste convaincu, sans problème. Etudiants nous
étions actifs dans l’UNEF. On s’y battait contre les fascistes,
dirigés déjà par l’illustre Le Pen. Manifestations de rue
violentes et interventions de la police, toujours pour protéger
les fascistes comme il se doit. Isabelle se souvient que Le Pen
encerclé et mis mal en point (mais pas même battu) avait été
sauvé par une charge de police commandée par le
Commissaire du Ve. Monté dans la voiture de ce dernier, Le
Pen sortait indemne, allait sans doute boire un verre avec le
Commissaire, tandis que les militants communistes étaient eux
embarqués et battus par les flics. Pourtant c’était, comme
d’habitude, l’escouade de fachos qui avait été les agresseurs.
La vie militante française comportait des dimensions
intellectuelles, discutables certes mais tout de même
remarquables. Débats approfondis sur la politique, l’histoire,
critique littéraire et artistique se succédaient à grand rythme.
Pas une semaine sans qu’un de leurs sujets ne nous occupât.
Mais on militait également beaucoup au sein de nos
organisations de « coloniaux ». C’était pour moi, tout aussi
important, davantage même. Le « 22 » offrait le cadre idéal
pour mener ce combat dans un esprit anti-impérialiste et
internationaliste, réunissant des jeunes d’Asie, d’Afrique et
des Antilles. D’abord nous répondions, au coup par coup, aux
événements marquants de la lutte de libération des peuples
auxquels nous appartenions. Le procès des députés Malgaches
(Raseta et Ravohangy) et leur condamnation, les émeutes de
Casa de décembre 1952, la déposition du Sultan Ben Youssef
en août 1953, les vicissitudes de la guerre du Viet Nam (le
trafic des piastres en 1953), plus tard celles de la nouvelle
guerre d’Algérie - la visite de Guy Mollet à Alger en janvier
1956 et sa déculotade, l’arraisonnement de l’avion marocain
qui transportait Ben Bella en septembre 1956, les troubles de
Tunisie et le retour de Bourguiba en juin 1955, les concessions
de 1957 qui ouvraient la perspective d’une autonomie pour les
colonies d’Afrique etc.
La victoire des Vietnamiens à Dien Bien Phu (mai 1954) nous
a réjouit, Isabelle et moi. Enfin cette guerre ignoble allait se
terminer par la victoire de ceux à qui elle devait revenir. C’est
une joie que nous n’avons jamais cachée. Internationalistes à
fond, nous haïssons l’impérialisme, de quelque nationalité fut-
il. Comme il aurait été normal qu’un Allemand se réjouisse de
la défaite d’Hitler. J’ai éprouvé la même joie lorsque les
Américains furent boutés hors de Saïgon en mai 1975 et
trouvé fort amusantes les images télévisées de la fuite des
généraux américains se bousculant les uns les autres pour
grimper dans les hélicoptères, avec sous leurs bras les paquets
d’objets d’art volés au Viet Nam. Comme quoi les armées
impérialistes ne sont jamais glorieuses. Visitant récemment le
Viet Nam nous avons eu l’occasion de discuter de Dien Bien
Phu et de lire ce que Bigeard a écrit à la suite de son retour sur
les lieux. Cela a été l’occasion d’un échange intéressant de
lettres entre Isabelle et Bigeard, qui semble avoir été plus une
victime du système qu’il ne le paraît.
Pour moi en particulier les événements concernant le Moyen
orient et l’Egypte : la guerre de Palestine de 1948, le coup
d’état de la CIA contre Mossadegh en Iran (1953), la
dénonciation du traité de 1936 par l’Egypte et l’amorce d’une
guérilla dans la zone du canal (1951), l’incendie du Caire
(février 1952), le coup d’Etat nassérien de juillet 1952 et ses
suites en 1954, les arrestations de communistes de 1954 à
1956, puis la nationalisation du Canal (juillet 1956) et la
guerre de Suez (octobre-décembre 1956), sur lesquelles je
reviendrai plus loin. Sur un plan plus général la grande
conférence de Bandung (1955) et la rupture sino-soviétique
(amorcée dès 1957) constituent les dates marquantes, les
grands tournants de notre histoire contemporaine.
Nous ne nous contentions certainement pas de suivre les
événements et d’y réagir. Nous estimions que nos
responsabilités - et nos capacités peut être - exigeaient de nous
une réflexion plus systématique, capable de nous associer à
l’élaboration des stratégies de libération et de construction du
socialisme. Une tâche double. D’une part une réflexion
théorique concernant les problèmes fondamentaux de
l’expansion capitaliste. C’était le sujet que j’avais choisi pour
ma thèse de doctorat (« L’accumulation à l’échelle
mondiale ») et qui est resté toute ma vie jusqu’à ce jour ma
préoccupation théorique fondamentale. D’autre part une
réflexion plus directement politique concernant la relation
libération nationale-construction du socialisme, concernant
donc l’essentiel du devenir de nos pays du tiers monde.
Le Comité de liaison des Etudiants anticolonialistes au sein
duquel je militais et dont Jacques Vergès était le secrétaire
général a joué un rôle important au cours des années 1948-
1954 et a même, à mon avis, exercé une influence non
négligeable à plus long terme et à une plus grande échelle, par
sa contribution à la radicalisation de jeunes qui ont par la suite
été des hommes (peu de femmes à l’époque !) politiques actifs
dans leurs pays respectifs. Mener à bien cette tâche exigeait
beaucoup de fermeté stratégique combiné à de l’habilité
tactique. Il fallait rester suffisamment proche des « masses
nationalistes » pour être admis par elles, mais en même temps
les faire avancer au delà de ce nationalisme anti-impérialiste
spontanée pour leur faire acquérir une « conscience de classe
socialiste ». Il fallait dialoguer en permanence avec les
dirigeants des mouvements de libération nationale tels qu’ils
étaient, parfois certes « démasquer » certains d’entre eux,
quand ils se compromettaient avec les impérialistes, français
ou américains, mais parfois aussi les aider eux mêmes à
avancer. Jacques Vergès y déployait alors son grand talent pour
une cause qui valait la peine qu’on y consacre toutes ses
capacités et toute sa volonté.
Les nuances de notre stratégie et de nos tactiques n’étaient pas
toujours comprises par les autorités dirigeantes du PCF, auquel
nous demeurions dévoués par principe. Nous étions
fréquemment qualifiés de « déviants nationalistes petits
bourgeois » ou « d’opportunistes » - de droite ou de gauche
selon les circonstances. On nous opposait des discours
dogmatiques dans la langue de bois qu’on connaît.
Le fond du problème parait simple, avec le recul du temps. La
ligne politique avait été donnée par le fameux rapport de
Jdanov de 1948, qui définissait le monde comme partagé entre
deux camps, celui du socialisme (et de la paix) et celui du
capitalisme (et de la guerre). Une analyse qui ne me paraît pas
avoir fausse, en réponse à la guerre froide que les Etats Unis
déclenchaient. Mais qui était simplificatrice sur de nombreux
plans. En choisissant la guerre et la paix comme axe central de
l’action de masse, elle donnait la priorité à la défense de
l’URSS et des pays de l’Europe de l’Est encerclés et menacés
et par là même inspirait une réduction dangereuse du camp du
socialisme aux Etats socialistes (ou dits tels) et soumettait les
stratégies révolutionnaires ailleurs aux priorités de cette
défense. C’est le reproche que plus tard le maoïsme adressera
à l’URSS. Mais par ailleurs la dualité simple de Jdanov ne
permettait pas de comprendre qu’une autre contradiction
fondamentale traversait « le camp du capitalisme », celle qui
opposait les peuples colonisés d’Asie et d’Afrique aux
métropoles impérialistes et à leur protecteur américain. Or
notre action - celle du Comité des Etudiants anticolonialistes -
se situait précisément sur le tranchant de cette contradiction.
Fallait-il soumettre tout, dans cette lutte de libération de nos
peuples, aux impératifs de la guerre froide? La simplification
de Jdanov faisait tomber dans le piège que les Américains
tendaient; comme les Soviétiques les Américains aussi
décrivaient le monde comme partagé dans deux camps, qu’eux
appelaient le « communisme » (satanisé) et le « monde libre »,
comme si dans celui-ci les peuples dominés étaient libres !
Par ailleurs la doctrine Jdanov pouvait être interprétée d’une
manière qui flattait indirectement le chauvinisme impérialiste
français, de dire que les peuples colonisés par la France ne
devaient pas lutter pour leur libération mais combattre avec le
PCF pour faire passer la France dans le camp du socialisme
(entraînant ainsi ses dépendances). Il est intéressant de
remarquer que beaucoup de ceux qui furent nos pires
adversaires, les plus dogmatiques d’entre les dogmatiques -
comme Annie Besse - sont devenus par la suite des chantres de
l’anti-communisme banal. Ils nous traînaient devant des
« commissions d’enquête », souvent dirigées par de tristes
médiocres - comme Raymond Guyot, secrétaire de la
Fédération de la Seine du PCF. Les choses s’envenimèrent au
point qu’il fallut aller plus haut, devant Maurice Thorez lui
même. Et je dois dire, pour l’histoire, que Thorez trancha en
notre faveur. Quoi qu’on pense, Thorez avait l’étoffe d’un
grand homme politique français. Je crois qu’il avait vu que
beaucoup de ces jeunes joueraient un rôle dans leur pays et
que cela ne serait pas si mal qu’ils soient des amis du PCF, et
derrière lui de la France, ou d’une certaine France tout au
moins.
Que les plus violents dans la rhétorique dogmatique, en fait les
plus serviles plutôt que les plus convaincus soient passés de
l’autre côté de la barrière avec tant de facilité ne devrait pas
étonner. C’est une loi presque générale du comportement
humain. Des années plus tard, en septembre 1991, dans un
colloque organisé à Budapest, le fameux Oleg Bogomolov se
produisait. Il avait été l’un des chefs de la censure idéologique
du PC de l’URSS, officiant à la direction de l’Académie et
n’avait jamais failli dans ses tâches de « pourfendeur » des
déviationnistes (comme moi entre autre, dont il avait dénoncé
la théorie « petite bourgeoise » mettant l’accent sur la
polarisation mondiale propre au capitalisme !) qu’il savait
toujours « fustiger » à coup de citations hors contexte. Mais
voilà que maintenant, à peine deux mois après que le parti ait
perdu sa position dominante en URSS, Oleg Bogomolov se
déclare tout de go carrément « anticommuniste ». J’en riais
aux éclats et, prenant la parole, je dis en substance :
« Gospodin Bogomolov (Gospodin - qui était utilisé avant la
Révolution pour dire Monsieur en russe, terme auquel la
Révolution avait substitué celui de camarade - Tovaritch - est
rétabli en Russie) - s’il est bien celui à qui je pense et non pas,
par hasard, un homonyme - semblerait s’être converti à
l’anticommunisme depuis quelques semaines seulement, mais
rassurez-vous, je le connais depuis trente ans et depuis trente
ans je l’ai toujours considéré comme anticommuniste ! »
J’ai fait de cette réflexion sur l’époque le sujet central de mon
Itinéraire intellectuel. Cette réflexion, très riche il faut le dire
sans fausse modestie, ne se déployait pas seulement sur un
plan théorique; elle impliquait un débat permanent avec les
responsables des mouvements. C’est elle qui m’a amené à
fréquenter, un grand nombre de ceux qui devinrent les
dirigeants de la nouvelle Afrique indépendante, d’intellectuels
brillants d’Asie et d’Afrique, comme elle m’a amené à donner
ma part de contribution aux débats du communisme égyptien
(directement à travers les polémiques qui opposaient Hadeto
au PC et indirectement par la participation à la revue Moyen
Orient de 1949 à 1953). Les amis que je me suis fait dans ce
cadre - en premier lieu Ismaïl Abdallah et Bouli, Raymond
Aghion, Yves Bénot et Maxime Rodinson - sont devenus et
restés parmi les plus proches.
Raymond Aghion disposait alors encore de moyens financiers
non négligeables - héritage familial. Sa grande générosité
politique l’a conduit à liquider graduellement cette fortune, au
bénéfice du soutien des causes progressistes les plus louables.
Mais ses qualités ne se limitaient pas à cette générosité.
Précision et finesse dans tout ce qu’il faisait; qualités qui sont
toujours restées les siennes. Aghion nous recevait à l’époque
dans son duplex luxueux de Neuilly, où se discutait la matière
et le détail de la revue Moyen Orient. La qualité de cette revue
lui doit beaucoup. Edouard Helman (Yves Bénot) qui offrait
ses services gratuitement, comme il l’a fait toute sa vie,
partageait également ces qualités de générosité et de modestie
sans pareilles, et d’autres - de courage politique (il avait été
résistant bien entendu) et d’intelligence. Maxime Rodinson est
l’être le plus délicieux qu’on puisse imaginer. Il l’avait
toujours été et l’est demeuré. Scrupuleux dans une honnêteté
qu’on aimerait bien retrouver chez davantage d’intellectuels,
engagés ou pas.
Ismaïl, outre les qualités de cœur et d’esprit qu’on lui connaît,
comptait également parmi les camarades - peu nombreux à
l’époque - qui pensaient que la contradiction entre
l’impérialisme et les peuples qu’il dominait ouvrait un champ
à une stratégie qui ne se réduisait pas aux termes du dualisme
jdanovien. C’est à lui qu’on doit certainement d’avoir suggéré
- dans la revue Moyen Orient - un soutien au « neutralisme »
naissant cinq ans avant, qu’avec Bandung (1955), il ne
devienne l’axe des luttes principales de cette période de
l’histoire contemporaine que j’ai qualifiée pour cette raison
« la période de Bandung 1955-1975 ». Il développait alors
cette réflexion - avec Fouad Moursi - dans la perspective de la
création d’un Parti Communiste Egyptien séparé de Hadeto.
Nous ne pouvions que nous retrouver. Bouli, qu’Isabelle et
moi avons donc connu dès cette époque, n’a pas seulement
démontré son talent littéraire, elle a par la suite - lorsqu’Ismaïl
était en prison - fait preuve - sans surprise pour nous - de
courage et de ténacité exemplaires.
Sans doute l’histoire ne s’est-elle pas arrêtée avec la fin de ma
vie étudiante ! Le concept de formation qui est le mien est
celui de la formation continue. Le lecteur intéressé pourra
donc lire dans l’Itinéraire mes réflexions concernant ce que
j’ai appelé la période de « déploiement et érosion du projet de
Bandung 1955-1975 » (pages 99 à 128). Cette réflexion
politique m’avait conduit très tôt - relativement - à être fort
critique du soviétisme, dès 1960 sans aucun doute (voir à ce
sujet le chapitre consacré à ce sujet dans l’Itinéraire), c’est à
dire trente ans avant la chute finale. Ce point de vue m’a valu
donc des relations difficiles avec les courants dominants du
communisme pendant trois décennies.
Retour à des notes plus personnelles je dois dire que diplôme
de Sciences Po et licence en droit acquis je songeais
principalement à ma thèse d’économie. Je m’inscrivais donc
en DES d’Eco Po en septembre 1953 et obtint celui-ci en juin
1954. En même temps, pour rentabiliser si je puis dire mes
capacités mathématiques pas tout à fait perdues je m’inscrivais
également en septembre 1953 à l’Institut de Statistiques de
l’Université de Paris, obtint son certificat d’aptitude en juin
1954, son certificat supérieur en 1955 et son diplôme de
statisticien mathématique en juin 1956. A l’ISUP le cours
principal portait sur le calcul des probabilités et les
mathématiques spéciales qui s’y apparentent. Mais à l’époque
l’informatique relevait encore de la recherche et les
ordinateurs n’étaient que des instruments de laboratoire. Les
T.P. portaient alors sur cette mécanographie (l’enregistrement
des informations sur des cartes perforées) qui est l’ancêtre
antédiluvien des ordinateurs. Entre temps j’avais bien avancé
ma thèse, suivie par François Perroux et Maurice Byé. Elle
était presque terminée lorsque la guerre de Suez et les activités
militantes qu’elle impliquait m’obligea à en retarder la
soutenance à juin 1957.
Comme je l’ai déjà dit dans l’Itinéraire ma méthode de travail
impliquait la lecture de tous les classiques fondamentaux. Elle
impliquait aussi une ouverture au delà du champ de
l’économie, fut-elle politique, et l’acquisition de savoirs
concernant l’histoire dans toutes ses dimensions. Cela
rejoignait mes centres d’intérêt de toujours : comprendre la
société, jamais réductible à son économie. Mais cela
impliquait aussi que je ne perde pas de temps dans une lecture
de peu d’intérêt pour ce que je voulais faire, celle des
économistes conventionnels en particulier, dont on impose
aujourd’hui plus que de mon temps l’étude que je qualifierai
presque d’abrutissante.
Je lisais beaucoup; et je n’étais pas le seul à l’époque. Les
bons étudiants lisaient directement tous les classiques - pour
moi Marx bien sûr, mais aussi Ricardo, Smith, Bohm Bawerk,
Walras, Keynes etc. On n’aurait jamais accepté
« d’apprendre » l’économie dans des manuels à la Samuelson,
comme c’est devenu la règle dans les générations suivantes.
Ce type de formation, très sérieuse au fond, nous obligeait à
assimiler en profondeur la critique marxiste de la pensée
bourgeoise, à donner de l’importance à la critique interne des
logiques de la pensée dominante économiciste, à en découvrir
la nature idéologique véritable et son souci de donner une
légitimation au capitalisme à travers la formulation
anhistorique de mécanismes capables d’assurer le règne des
« harmonies universelles ».
Le résultat en fut donc une thèse intéressante. Sans doute pas
excellente aux yeux d’un économiste conventionnel
d’académie. Mais par contre, j’ose le dire sans fausse
modestie, de dix à vingt ans en avance sur ce qui allait devenir
la pensée de gauche dominante par la suite : la polarisation
capitaliste, qu’elle fut qualifiée par la suite de « dépendance »,
« d’économie monde » ou autrement. François Perroux et
Maurice Byé l’avaient vu et m’ont donc récompensé non
seulement en donnant à cette thèse le prix de la Faculté mais
encore en m’écrivant une lettre dans laquelle ils attribuent les
qualités de cette « thèse exceptionnelle, comme on en voit
rarement » à ma « vaste culture ». Un éloge auquel je ne suis
pas insensible.
Au retour d’un séjour en Egypte en octobre 1953 nous
quittions, Isabelle et moi, le 22 Rue Saint Sulpice, qui devait
tôt ou tard être rendu à ses propriétaires. Au demeurant la
gestion des Etudiants Réunionnais était passée aux mains d’un
horrible bonhomme, Chane Kune, dont la figure laide et
grimaçante, le corps obèse et les manières grossières
correspondaient à ceux des compradores de la mafia chinoise
dont il était un prototype parfait. Chane Kune est d’ailleurs
devenu un politicard de la droite à la Réunion. La même année
- 1953 - le PC demandait aux étrangers actifs dans les
organisations de leurs pays, le plus souvent clandestines
(c’était mon cas), de ne pas renouveler leur carte de membre
du parti. Après nous être installés quelque temps chez les
parents d’Isabelle, à Pavillons-sous-bois, nous parvenions à
trouver une chambre au mois à l’Hôtel de Rome, 7 Rue des
Carmes. C’était une aubaine car ce genre de logement était
encore fort difficile à trouver à Paris.
De son côté Isabelle, terminé Sciences Po, était entrée dans la
vie active. Nommée rédactrice au Ministère des Finances, elle
était détachée auprès des Anciens Combattants dans ce vieil
immeuble du XVIIIe siècle, attenant au nouveau Ministère des
Finances sur pilotis, alors non encore construit bien sûr. Ces
écuries royales étaient dans un état misérable, le bâtiment
n’ayant été rénové (il est superbe) que beaucoup plus tard.
Mise à l’index (car communiste !) Isabelle y était affectée à
l’examen des dossiers des anciens combattants pour vérifier si
- grâce à l’amélioration de l’état de leurs anciennes blessures -
l’administration pouvait réduire leurs pensions. Pas de
générosité intempestive de l’Etat ! Au cours de cette période
Isabelle fut condamnée à l’amende - avec son amie Jacqueline
Meppiel, plus tard cinéaste à Cuba - pour avoir distribué des
tracts appelant à manifester contre l’une des interventions
colonialistes française en Tunisie (oui, c’était alors possible,
sous un prétexte ou un autre que les juges ne manquaient pas
de dénicher dans une législation touffue). Punie par la suite
pour fait de grève, elle fut transférée et recluse dans une cave
au bout de la rue de Vaugirard, affectée au pliage des vieilles
enveloppes qu’on retournait, avec des petits vieux en manches
de lustrines, dans un décor balzacien difficile à imaginer quand
on ne l’a vu. !
Par la suite, en 1954 je crois, Lazare Rosenztroch recrutait
Isabelle à la Fédération des Locataires, une organisation de
masse de l’époque, qui défendait les menacés d’expulsion.
C’était une époque où la crise du logement était encore
difficile à l’extrême et où le risque de mourir de froid dans des
taudis de fortune existait encore, comme la campagne
déclenchée par l’abbé Pierre en 1954 devait brutalement le
rappeler. La Fédération de Locataires mobilisait les voisins et
les militants pour empêcher les expulsions. Un métier qui
convenait parfaitement au tempérament courageux d’Isabelle,
qui sait ameuter les foules et tenir tête aux flics. Lorsque
Isabelle travaillait à la Fédération des Locataires nous nous
retrouvions souvent à déjeuner dans un de ces petits
restaurants de quartier - Boulevard Richard Lenoir - qui
soignaient fort bien leur clientèle attitrée d’employés du
quartier. Mais il fallait aussi songer à notre départ un jour
prochain pour l’Egypte. Rentrer dans l’enseignement, en
qualité d’institutrice, la qualifierait pour un métier possible en
Egypte.
Isabelle et moi gardons de beaux souvenirs des petites
vacances que nous nous offrions de temps en temps, avec des
moyens modestes. Une semaine de printemps passée à Saint
Jean Cap Ferrat, sur la recommandation d’Ismail et de Bouli.
Un mois peut être aux Diablerets en Suisse, dans un chalet que
nous avions loué à quatre, Farag et l’un de ses amis égyptiens
(dont j’ai oublié le nom), Isabelle et moi. Isabelle, féministe à
juste titre, n’avait pas l’intention de servir de bonne aux trois
hommes. Nous décidâmes donc que chacun de nous serait de
corvée un jour pour les tâches de la maison. On tira au sort
l’ordre des responsabilités. La veille du tour de l’ami de Farag,
celui-ci se « trouva mal » et partit ! On poursuivait le séjour à
trois, jusqu’à ce que Farag - bel homme - dégotte une jolie
italienne - serveuse dans le café du village - pour se joindre à
nous. On faisait de très longues randonnées à pied, un jour sur
deux, partis le matin, rentrés au coucher du soleil. Vacances en
Corse, le très beau pays de la mère d’Isabelle, parcouru de
long en large. Dans notre petit hôtel de la plage d’Algajola
nous étions nourris exclusivement de langoustes; la patron
trouvait moins fatiguant d’aller retirer en barque les nasses
déposées la veille que de se déplacer jusqu’au village pour
faire le marché. Plus tard j’avais acheté - avec l’aide de Reda
qui était un roi du bricolage et de la mécanique - un vieux
tacot avec lequel nous partîmes sur la côte italienne de
l’Adriatique. Séjour à Cattolica, encore une fois avec Farag.
Puis retour, Isabelle et moi, dans cette incroyable bagnole, via
les Dolomites et les Grisons. Avec arrêt pour une nuit dans un
trou perdu dont l’auberge rappelait « l’Auberge Rouge » :
patron qui n’avait pas vu de clients depuis une éternité,
abandonné par sa femme, vivant avec une bonne d’allure
demeurée, chambres décorées de toutes sortes d’instruments
agricoles anciens, parquet qui crissait sous les pas du patron
qui - nous a-t-il dit le lendemain - dormait mal et marchait de
long en large ! Porte de chambre qui ne fermait pas et
qu’Isabelle avait bouclée en déplaçant une table, torrent sous
la fenêtre, où l’on pouvait évidemment jeter les morceaux de
cadavres dépecés à la hache, etc. Le lendemain matin la
bagnole faillit ne pas pouvoir démarrer, fatiguée encore de la
côte raide qu’elle n’avait pu remonter que péniblement la
veille. Enfin au printemps 1957, la thèse prête, nous allions en
Espagne, qu’on commençait à s’autoriser à visiter. En train
jusqu’à Séville- Grenade. Au retour un incident grave qui
aurait pu tourner plus mal : faisant la queue pour les
réservations de retour, remarquant le trafic, les bakchiches et
les passe droits, nous avons protesté. La Guardia Civil,
toujours présente, nous emmena au poste et accusés d’avoir
« insulté le régime » nous nous en tirâmes en payant une
amende qui absorbait tout ce qui nous restait. Rentrés en
France, Isabelle continuait sur Paris tandis que je la quittais à
Carcassonne sans un sou, pour aller chercher à Aix ma thèse,
polycopiée là bas.
Le milieu politique colonial en France
Durant ma vie d’étudiant, mon action militante m’avait amené
naturellement à connaître et à fréquenter de très larges pans
des milieux politiques africains.
Il y avait d’abord les jeunes - à l’époque - c’est à dire
principalement des étudiants africains, ceux qui devaient créer
en 1950 la célèbre FEANF, dont j’ai connu pratiquement toute
la première génération. Peu d’ouvrages ont été écrits sur ce
milieu qui mériterait d’être analysé en profondeur. On doit à
Amady Dieng la publication récente des archives de la Feanf.
A sa lecture j’ai réalisé que j’avais passé des heures entières à
discuter avec la plupart de ces militants, par exemple ceux du
Sénégal (Babacar Niang, Cheikh Anta Diop, Mamadou Dia -
le médecin et l’homonyme du Premier Ministre-, Baidi Ly,
Ogo Kane Diallo, Maktar M’Bow - le futur directeur général
de l’UNESCO, Assane Seck, Amady Dieng), du Congo
(Joseph Van den Reysen, Henri Lopez), du Cameroun (Osende
Afana, Tchaptchet, Woungly Massaga), du Togo- Dahomey
(Franklin, Tevoedjre, Behanzin), de la Haute Volta (Kaboré),
bien qu’un certain nombre d’entre eux - étudiants en province
- ne venaient qu’épisodiquement à Paris, et que beaucoup de
noms échappent à cette petite liste. Cette première génération
devait fournir, par la force des choses, beaucoup de cadres
majeurs - de gouvernement ou d’opposition plus ou moins
radicale - dans les Etats indépendants après 1960. Je les ai
donc presque tous retrouvés plus tard dans ces fonctions. Je
me suis véritablement lié d’amitié personnelle avec quelques
uns, en particulier l’ivoirien Malik Sangaré, qui fut le plus
jeune participant au Congrès de fondation du RDA à Bamako
en 1946 (il est chirurgien à Abidjan) et Abdou Moumouni, le
physicien nigérien. Ayant terminé mes études en 1957 je n’ai
pas connu la seconde génération, venu en nombre beaucoup
plus important à partir de 1955-1956, à la veille de la loi cadre
qui devait accorder une semi autonomie aux colonies
d’Afrique subsaharienne. L’accélération de la formation de
cadres africains avait pris son envol et de ce fait, le
militantisme devait évoluer, peut être même changer de
nature : la perspective d’être dans le système se substituait à
celle de le combattre. Progressivement allait se dessiner
l’embryon de la future nouvelle classe, celle de jeunes
préoccupés avant tout de mettre à profit leur « rente-
diplôme ».
Non moins intéressants étaient mes rapports avec ceux qu’on
doit appeler les « politiciens » de la nouvelle Afrique -
dirigeants de partis - sections du RDA ou autres -
syndicalistes, élus au Parlement français ou au Conseil de
l’Union Française. Paris était pour beaucoup d’entre eux un
lieu soit de séjours prolongés (les parlementaires) soit de
visites plus ou moins fréquentes. J’étais amené, généralement
en délégation, à les rencontrer, et beaucoup d’entre eux
discutaient longuement avec nous. Parmi ceux-ci certainement
Gabriel d’Arboussier, Senghor, Houphouet, Ouezzin
Coulibaly, Hamani Diori, Apithy, Mamadou Konate, Félix
Tchicaya, Sékou Touré, Bakari Djibo, Doudou Guèye, Gisèle
Rabesahala et d’autres, dont les noms m’échappent. Je n’ai
jamais rencontré Ruben Um Nyobé (est-il jamais venu à Paris
?), bien que les plus jeunes camerounais de l’UPC -
Tchaptchet, Massaga, Osende Afana (exécuté par les sbires
d’Ahidjo) et, plus tard Moumié (assassiné par les services
français) - m’aient plongé dans le bain des débats internes de
ce parti plus radical que les autres, dès le déclenchement de
l’insurrection de 1955.
Quels souvenirs ai-je retenus de ces discussions avec les
dirigeants du mouvement politique en Afrique ? Mon
témoignage vaut ce qu’il vaut. Il sera sincère, mais je ne suis
pas sûr que l’interprétation que j’en donnerai aujourd’hui est
celle que j’en tirais à l’époque. De surcroît si ma mémoire est
dans l’ensemble bonne je ne me souviens bien que de certaines
rencontres tandis que beaucoup d’autres se perdent dans le
flou. Les occasions de rencontre étaient fournies d’abord par
nos protestations contre les mesures répressives prises à
l’encontre des militants étudiants. On allait donc voir en
délégation les parlementaires et les dirigeants. Je dois dire ici
pour l’histoire que ceux-ci nous soutenaient toujours. Il est
vrai que nous n’allions pas voir les « pourris », propulsés par
l’administration coloniale dans des élections falsifiées. Mais
tous les autres, qu’il s’agisse de RDA radicaux ou très
modérés, ou de non RDA comme en particulier Senghor,
condamnaient la répression. Mais leurs interventions n’avaient
pas - à l’époque - le poids suffisant, face à des gouvernements
- auxquels ils appartenaient parfois ou qu’ils soutenaient -
toujours soucieux avant tout de protéger leur administration,
fut-elle ultra. Je me souviens d’un Senghor fulminant disant :
« oui, on me répète qu’il s’agit de communistes - Et après,
qu’y a-t-il de mal à cela. Quand on est jeune, on est
communiste. Normal ». Nous allions également rencontrer ces
dirigeants pour discuter des problèmes brûlants à l’ordre du
jour - généralement des débats à l’Assemblée Nationale ou au
Conseil de l’Union Française. Par exemple les évènements de
Dimbokro et la répression sanglante en Côte d’Ivoire (1950),
l’abolition du travail forcé et son application douteuse, le
procès des parlementaires malgaches - Raseta et Ravoahangy.
Il s’agissait pour nous d’exprimer le point de vue des
« Etudiants anticolonialistes », de soutenir et d’encourager les
déclarations des dirigeants jugées positives et progressistes, de
critiquer celles qui nous paraissaient insuffisantes. Yves Benot
dans Les députés africains au palais Bourbon de 1914 à 1958 a
donné une analyse fine et précise de ces débats et des positions
qui y furent prises par les uns et les autres.
Mais le plus important peut être est, qu’à ces occasions, il nous
arrivait parfois d’aborder les questions stratégiques de fond.
Que voulait-on ? Quels devraient être les objectifs stratégiques
de la lutte anticolonialiste ? L’indépendance - fut elle encore
en apparence éloignée - ou l’assimilation, ou la construction
d’une « Union française véritable », c’est à dire d’un Etat
multinational, plus ou moins fédéré ou confédéré ?
Aujourd’hui on peut croire que la seule option progressiste ne
pouvait être que celle de l’indépendance. Mais à l’époque les
choses se présentaient d’une manière plus complexe, surtout
dans les années 1946-1950.
Pour les mouvements politiques les plus radicaux - l’UPC du
Cameroun, surtout à partir de l’insurrection de 1955 et de la
répression sanglante qui allait se poursuivre jusque longtemps
après l’indépendance de 1960 - l’indépendance était l’objectif
stratégique évident, mais, encore mieux, cet objectif était
associé à la révolution socialiste. C’était le modèle vietnamien,
que les mouvements dans les colonies portugaises allaient à
leur tour tenter de mettre en oeuvre. Mais l’UPC était seule du
genre dans les colonies françaises d’Afrique subsaharienne.
Pour les Malgaches également, dont l’attachement à l’identité
nationale qui est la leur avait toujours été présent durant la
colonisation, l’objectif stratégique était l’indépendance. Si
l’idée d’une Union Française était acceptée, c’était une
concession possible - ne réduisant pas l’autonomie nationale
totale revendiquée - dans le cadre d’une confédération floue.
Un peu comme Ho Chi Minh l’avait proposé à Paris en 1945-
1946. Mais pour les autres pays d’Afrique de l’Ouest et du
centre les choses étaient moins tranchées. D’abord parce qu’on
se battait sur le terrain pour l’assimilation au sens de
l’abrogation des lois spéciales pour les colonies; on
revendiquait l’extension des lois françaises à tous les
territoires d’outre mer. C’était certainement tactiquement
irréprochable. A titre d’exemple amusant et peu connu, - les
livres d’école. Ce sont les instituteurs africains qui ont réclamé
la suppression des livres scolaires « spéciaux », « faits pour les
colonies » - et donc forcément au rabais - et exigé qu’on leur
substitue ceux en usage en France. C’est ainsi que fut mis en
usage le célèbre manuel scolaire d’histoire rappelant aux
enfants noirs « leurs ancêtres les Gaulois »… Mais à supposer
que les luttes l’aient emporté sur ce terrain, qu’en aurait été le
résultat ?
Les partis communistes des Antilles et de la Réunion se sont
battus sur ce terrain et ont fini par l’emporter effectivement.
Le résultat s’impose aujourd’hui : l’assimilation a créé une
dépendance économique et sociale telle qu’il est difficile de
concevoir que le mouvement puisse être inversé et que les
Antilles et la Réunion puissent un jour - pour le meilleur ou
pour le pire - devenir indépendants. Paradoxe apparent : si
aujourd’hui les Antilles et la Réunion sont devenues
indissociables de la France, elles le doivent aux efforts des
communistes, couronnés de succès. La droite, qui s’était
toujours opposée à l’assimilation des droits, défenseur hier de
l’esclavage et plus tard du statut colonial, n’auraient donc pas
évité que le mouvement conduise, ici comme dans les Antilles
anglaises et à Maurice, à la revendication indépendantiste.
Le même degré d’assimilation aurait-il été possible - à
supposer qu’il ait été véritablement voulu et poursuivi - à
l’échelle de l’Afrique ? La réponse invite à dépasser le cadre
de la « question nationale ». Car l’assimilation totale au plan
économique et social n’implique pas nécessairement
l’abolition de la spécificité culturelle et de la diversité
nationale. Les Antillais et les Réunionnais sont, selon les uns,
des nations différentes de la nation française, selon d’autres ils
ne le sont pas. Mais tout le monde s’accordera pour considérer
que les Africains n’étaient pas et ne pouvaient être - ou
devenir - des Français. Si je dis que l’assimilation « à
l’antillaise » n’était pas possible à l’échelle de l’Afrique ce
n’est donc pas pour des raisons nationales-culturelles, mais
pour des raisons économiques. Tout au moins dans le cadre
d’un système qui serait resté fondamentalement capitaliste.
Aurait-elle été possible dans un autre système ? N’oublions
pas que c’était l’objectif stratégique du PCF, au moins en
1946 : construire une « vraie » Union française, comprise
comme populaire et fortement centralisée et homogène au plan
de son organisation économique et sociale, mais diverse à
celui des nations qui la composent. Autrement dit un Etat
socialiste multinational, après tout comme l’URSS l’était. Je
ne sais pas si cela aurait été réellement possible; en tout cas
l’histoire ne l’a pas voulu ainsi. Cela aurait certainement
impliqué des sacrifices économiques pour le peuple français,
appelé à soutenir le rattrapage dans ses ex-colonies. Après tout
c’est ce que les Russes ont fait dans l’URSS : la Russie a
financé l’Asie centrale et la Transcausasie (et c’est pourquoi
l’analogie faite entre l’Empire soviétique et les Empires
coloniaux n’a pas de sens, comme je l’ai écrit). Mais l’histoire
a bien montré aussi la fragilité de cette construction dont les
Russes eux-mêmes, semble-t-il, ont cessé de souhaiter le
maintien.
Lorsque nous ouvrions le débat sur la perspective stratégique
avec les dirigeants africains on était conduit à poser ces
questions, même si leur formulation restait ambiguë et parfois
confuse. Or sur ce plan il me semble que ma mémoire ne me
trompe pas. La plupart des dirigeants africains n’y avaient tout
simplement jamais réfléchi, sauf les Malgaches et les
Camerounais qui avaient opté pour l’indépendance, comme
d’ailleurs les Vietnamiens, les Cambodgiens, les Laotiens et
les Maghrébins. La plupart des dirigeants africains qui se
battaient pour l’assimilation sur le terrain (« les mêmes lois »
etc…) n’avaient pas de vision stratégique. Ils étaient des
tacticiens et rien de plus. Mon souvenir des conversations sur
ce thème qu’on avait tenté d’avoir avec Houphouet (qu’on
allait voir pour soutenir financièrement nos actions et qui le
faisait) est que cela le faisait bailler. Il n’en comprenait pas la
portée, visiblement. Même chose, me semble-t-il, pour
beaucoup d’autres, dont Sékou Touré. Certains par contre y
avaient réfléchi : d’Arboussier et Senghor. Parvenus l’un et
l’autre, bien qu’adversaires sur le terrain politique, à la même
conclusion : l’objectif stratégique devait être un Etat
multinational associant la France et ses anciennes colonies.
Mais le premier pensait que la réalisation de l’objectif passait
par la révolution socialiste en France, le second qu’il était
possible d’y parvenir par une évolution graduelle.
Curieusement donc, et contrairement à bien des opinions
courantes, Senghor était - au moins sur ce plan - plus proche
du Parti Communiste qu’il n’y paraît.
En tout état de cause la question allait être tranchée par
l’histoire en fermant cette option. D’abord bien entendu parce
que la droite française n’avait jamais voulu autre chose que
des colonies. L’Union française était ainsi vidée de tout
contenu autre possible. Le Parti Communiste lui même s’en
rendait compte et progressivement abandonnait le projet de la
République populaire multinationale, tandis que la SFIO,
timorée, ralliait de fait les positions colonialistes
traditionnelles. On comprend alors que les jeunes Africains
aient pris l’initiative de proclamer l’objectif stratégique de
l’indépendance. Le P.A.I. (Parti Africain de l’Indépendance) a
été le produit de cette maturation. Tardive finalement, il faut le
dire, puisque datant de 1957 seulement. Date à laquelle déjà se
dessinait en pointillé la possibilité de l’indépendance que la loi
Cadre ouvrait. Sans doute quelques évènements extérieurs
avaient accéléré la maturation : la révolte des Mau Mau au
Kenya (mais ce pays, anglophone et lointain était fort peu
connu chez les étudiants de Paris), la guerre d’Algérie éclatant
en novembre 1954 (et l’Algérie était, dans le mythe général,
pensée comme « française », qu’elle le veuille ou non… et sa
rébellion avait surpris !), mais surtout la rébellion de l’U.P.C.,
justement dans cette Afrique « française » subsaharienne. Cela
ne réduit en rien la portée historique de l’initiative des
fondateurs du P.A.I., au nombre desquels mon ami Abdou
Moumouni avec lequel je discutais beaucoup de toutes ces
questions. Mais du coup, parce que cette initiative prenait les
devants (la loi cadre ne prévoyait pas formellement
l’indépendance), les politiciens africains la condamnaient.
Erreur de jugement de leur part, puisque l’indépendance vint
quand même, et plus vite que prévu, non seulement pour le
pays qui avait voté non au référendum de 1958 (la Guinée)
mais même pour ceux qui avaient voté oui ! Du coup ces
politiciens pouvaient apparaître, aux yeux de la nouvelle
génération, comme des « hommes du passé ».
Le débat qui a succédé ne pouvait donc que conduire à une
relecture du passé qui contredit ce que j’ai dit plus haut. La
négritude défendue par Senghor devenait le paravent derrière
lequel se cachait sa démission face à la France coloniale. La
phrase « la raison est hellène, l’intuition est nègre » prenait
une dimension décisive dans la condamnation. Contresens,
partiel tout au moins, puisque l’idéologie de la négritude,
construite dans les années 1930 par des Antillais autant - et
davantage même - que par des Noirs d’Afrique, répondait à un
tout autre défi, qui n’avait rien à voir avec les options
politiques en question ici, celui de répondre au racisme, et
guère plus.
Ainsi donc le succès que l’action du noyau des Etudiants
Anticolonialistes a enregistré en milieu africain ne fait pas de
doute. Nous cherchions d’ailleurs également à étendre nos
relations aux mouvements des autres pays africains. Je me
rendis à cet effet à Londres en 1952 pour rencontrer les
étudiants du WASU (West African Students Union) et
d’autres, d’Afrique orientale et australe. Le Gold Coast (le
Ghana actuel) était connu pour être la colonie d’Afrique la
plus avancée, ayant connu un démarrage économique une
cinquantaine d’années en avance sur la Côte d’ivoire qui
reproduira ce modèle dans son « miracle » ultérieur avant de
s’enliser à son tour dans la voie sans issue de la mise en valeur
coloniale. On connaissait la réponse au défi qu’esquissait
Nkrumah dans son appel au panafricanisme, en avance d’un
demi-siècle sur les exigences objectives d’une réponse réelle
au défi par la régionalisation. Nous pensions que cette réponse
était, à terme, la seule valable. Nous ramions donc à contre
courant puisque, avec la balkanisation que la loi cadre allait
institutionnaliser, la tendance au repliement sur les
« territoires-futurs Etats » progressait, surtout dans la nouvelle
génération des étudiants pressés de s’inscrire dans le
mouvement pour en tirer un bénéfice immédiat. Nous portions
également une attention particulière au Soudan, pays de
jonction entre les mondes arabe et noir, dont nous savions,
depuis la chute de la monarchie en Egypte, qu’il s’acheminait
vers l’indépendance (que le pays obtint avant les autres en
Afrique, dès 1956), les Britanniques n’étant plus en mesure
d’en retarder indéfiniment l’échéance. Nous étions
évidemment également convaincus que la lutte armée engagée
par les Mau Mau au Kenya inaugurait une étape nouvelle du
mouvement de libération nationale. Ces trois thèmes ont été
ceux de nos longues discussions de Londres. C’est à cette
occasion que je rencontrais Babu, qui quelques années plus
tard allait conduire la révolution dans son pays - Zanzibar -;
nous sommes immédiatement devenus de véritables amis et ne
nous sommes plus perdus de vue, nous retrouvant plus tard
dans la revue Révolution, puis à Dar Es Salam. La discussion
principale avait porté sur la Démocratie Nouvelle de Mao
Zedong et la validité de cette stratégie pour la libération de
l’Afrique et la construction du socialisme.
L’action des Etudiants Anticolonislistes dans le milieu nord
africain était plus difficile. C’est qu’ici nous nous heurtions à
de grands partis nationalistes fortement anticommunistes -
l’Istiqlal du Maroc, le Destour de Tunisie et même le MNA
algérien de Messali Hadj, en dépit de son recrutement fondé à
l’origine sur le prolétariat émigré en France, fondateur de
l’Etoile nord africaine de l’avant guerre. Or ces partis
dominaient la scène et étaient soutenus par l’écrasante
majorité des étudiants du foyer (le 115 Bd St Michel). Les
communistes n’étaient pas ici seulement minoritaires, ils
étaient isolés. Un isolement renforcé parfois par la politique
malheureuse du P.C.F., comme par son absurde théorie de la
« nation algérienne en voie de formation par l’apport combiné
des Arabes, des Berbères et des Pieds Noirs », formulée par
Thorez en 1936 et toujours en vigueur officiellement. Le
marocain Hadi Messouaq, qui tentait de briser cet isolement,
était l’un des meilleurs participants actifs de nos discussions
sur ces questions. Mais il restait difficile de traduire en actes
les projets de sortie de cet isolement, ne serait-ce que parce
que les dirigeants nationalistes ne venaient que rarement en
France (sauf lorsqu’ils y étaient assignés à résidence). Les
conflits internes latents dans les partis nationalistes qui
préparaient la constitution ultérieure de l’U.S.F.P. au Maroc,
des ben Yousseffistes (puis des ben Salahistes) en Tunisie, de
la révolte contre le CC du MNA et la proclamation du FLN en
même temps que celle de la guerre de libération en Algérie -
nous échappaient. On les observait de l’extérieur. Guère plus.
Le résultat a été que beaucoup de communistes ne sont ralliés
par la suite à ces courants plus radicaux, sans pouvoir y
conquérir des positions d’influence réelle.
Les milieux « indochinois » étaient eux - parfaitement
autonomes. Surtout, évidemment, les Vietnamiens qui ne
pouvaient guère se partager qu’en deux camps tranchés : celui
qui soutenait la guerre de libération au Viet Nam et celui des
corrompus à la solde de Bao Dai. Beaucoup des premiers ont
rejoint la lutte au pays. On ne fréquentait pas les autres, bien
sûr. La position des Cambodgiens était un peu différente. Ni le
Cambodge, ni le Laos n’étaient alors véritablement engagés
dans la guerre de libération, bien qu’ils y fussent associés à la
marge. La méfiance historique des Cambodgiens vis à vis du
grand frère vietnamien était visible pour quiconque savait
observer attentivement. J’ai connu à l’époque Khieu Samphan,
étudiant en économie comme moi. Je n’ai rencontré
brièvement Saloth Sar (le futur Pol Pot) qu’une fois ou deux,
alors qu’il était étudiant (il est rentré rapidement dans son
pays). Des journalistes peu scrupuleux ont par la suite brodé
sur le thème de mes « rapports » avec Samphan, et j’ai été
qualifié de « mentor » de celui-ci. C’est une calomnie stupide :
Samphan a exactement mon âge et je ne vois pas comment
j’aurais pu être son maître à penser !
Les Antillais naviguaient à part, pour les raisons que j’ai
données - la bataille pour l’assimilation mais ils bénéficiaient
du grand prestige mérité de leurs brillants intellectuels,
souvent poètes. Le Haïtien Depestre, les Antillais Césaire et
Damas étaient de ceux qu’on écoutait beaucoup, avec lesquels
d’ailleurs on discutait librement. Des rencontres toujours
rafraîchissantes.
Je reviendrai plus loin dans ces Mémoires sur les milieux
arabes moyen orientaux - Syriens, Irakiens et Egyptiens. Les
Syriens et les Irakiens, assez nombreux à Paris, étaient
fortement organisés par leurs propres partis communistes. Ils
étaient dominants chez les étudiants actifs, tandis que les
baasistes - ou futurs baasistes - ne paraissaient pas encore
préoccupants. Mes premiers contacts avec les Partis
communistes arabes de la région, comme avec le Toudeh
iranien, remontent à cette époque. J’y reviendrai à propos de
l’histoire du communisme arabe et égyptien.
Aux origines de Bandoung
La remise en question de la dimension impérialiste du
capitalisme est à nouveau à l’ordre du jour, pour la seconde
fois dans l’histoire contemporain. La première fois ce fut au
lendemain de la seconde guerre mondiale.
Dès 1947 la puissance impérialiste dominante de l’époque les
Etats Unis, proclamait le partage du monde en deux sphères,
celle du « monde libre » et celle du « totalitarisme
communiste ». La réalité que représentait le tiers monde était
superbement ignorée, celui-ci étant considéré comme ayant le
privilège d’appartenir au « monde libre » puisque « non
communiste »; la « liberté » considérée n’étant autre que celle
du déploiement du capital, au mépris de la réalité de
l’oppression coloniale ou semi coloniale. L’année suivante
Jdanov dans son fameux rapport (en fait Staline), qui a été à
l’origine de la mise en place du Kominform (forme atténuée
de renaissance de la troisième internationale), partageait lui
aussi le monde en deux sphères, la sphère socialiste (l’URSS
et l’Europe de l’Est) et la sphère capitaliste (le reste du
monde). Le rapport ignorait les contradictions qui, au sein de
la sphère capitaliste, opposent les centres impérialistes aux
peuples et nations de périphéries engagées dans des luttes pour
leur libération.
La doctrine Jdanov poursuivait un objectif prioritaire : imposer
la coexistence pacifique et par ce moyen calmer les ardeurs
agressives des Etats Unis et de leurs alliés subalternes
européens et japonais. En contre partie l’Union soviétique
accepterait d’adopter un profil bas, s’abstenant de s’ingérer
dans les affaires coloniales que les puissances impérialistes
concevaient comme leurs affaires intérieures. Les mouvements
de libération, y compris la révolution chinoise, n’ont pas été
soutenus avec enthousiasme à cette époque, et se sont imposé
par eux-mêmes. Mais leur victoire (en particulier évidemment
celle de la Chine) apportait des changements dans les rapports
de force internationaux. Moscou n’en a pris la mesure
qu’après Bandung, ce qui lui permettait, par son soutien aux
pays en conflit avec l’impérialisme de briser son isolement et
de devenir un acteur majeur dans les affaires mondiales. D’une
certaine manière il n’est donc pas faux de dire que la
transformation majeure dans le système mondial a été le
produit de ce premier « éveil du Sud ». Sans lequel s’ailleurs
on ne peut comprendre l’affirmation ultérieure des nouvelles
puissances « émergentes ».
Le rapport Jdanov a été accepté sans réserve par les partis
communistes européens et par ceux de l’Amérique latine de
l’époque. Par contre il s’est presque immédiatement heurté à
des résistances dans les partis communistes d’Asie et du
Moyen orient. Résistances dissimulées dans le langage de
l’époque affirmant toujours « l’unité du camp socialiste »
rangé derrière l’URSS, mais qui allaient ouvertement prendre
corps au fur et à mesure que se développaient les luttes pour la
reconquête de l’indépendance, singulièrement après la victoire
de la révolution chinoise (1949). L’histoire de la formulation
de la théorie alternative qui donnait toute sa place aux
initiatives indépendantes des pays d’Asie et d’Afrique, se
cristallisant par la suite à Bandung (1955) puis dans la
constitution du Mouvement des Non Alignés(à partir de 1960,
mouvement qualifié Asie- Afrique plus Cuba) n’a jamais été
écrite à ma connaissance, et se trouve enfouie dans les
archives de quelques partis communistes (ceux de Chine, Inde,
Indonésie, Egypte, Irak, Iran et peut être quelques autres).
Je puis néanmoins apporter un témoignage personnel
concernant cette histoire, ayant eu l’heureuse chance de
participer dès 1950 à l’un des groupes de réflexion concernés
associant des communistes égyptiens, irakiens et iraniens, et
quelques autres. La revue Moyen Orient, publiée à Paris en
1950/51, était au centre de ces discussions qui, sans le savoir,
préparaient Bandoung. L’information concernant le débat
chinois, inspiré par Zhou En Lai, n’a été portée à notre
connaissance par le camarade Wang Hué (trait d’union avec la
revue Révolution – au comité de rédaction de laquelle je
participais) que bien plus tard, en 1963. En 1951 nous nous
étions permis d’envoyer à Moscou et à Beijing une lettre
exprimant nos craintes que l’oubli du Tiers monde en conflit
avec les puissances coloniales ne réduise la validité de la thèse
de Jdanov. Rédigée évidemment avec une prudence et un
respect extrême. Pas de réponse de Moscou. Beijing par contre
nous faisais savoir oralement (en précisant qu’il ne fallait pas
l’écrire), par la visite de Wang (basé à Berne, seul pays
d’Occident où il y avait une ambassade de la Chine populaire),
que « Zhou Enlai vous dit : pensez par vous-mêmes ». Belle
formule diplomatique qui néanmoins révélait que nos craintes
étaient comprises. Nous avions également des échos du débat
indien et de la cassure qu’il avait provoquée, affirmée plus tard
par la construction du CPM. Nous savions que les débats au
sein du PC indonésien et de celui des Philippines se
développaient selon des lignes parallèles. J’ai vérifié beaucoup
plus tard la véracité des faits, confirmée par quelques
survivants de l’époque, étant moi-même désormais l’un de
ceux-ci.
Cette histoire devra être écrite. Car elle fera comprendre que
Bandung n’est pas sorti directement de la tête des dirigeants
nationalistes (Nehru et Soekarno en particulier, encore moins
Nasser) comme le laissent entendre les écrits contemporains;
mais a été le fruit d’une critique radicale de gauche, conduite à
l’époque au sein de partis communistes. La conclusion
commune de ces groupes de réflexion se résumait en une
phrase : à l’échelle du monde le combat contre l’impérialisme
rassemble des forces sociales et politiques dont les victoires
sont décisives dans l’ouverture des avancées socialistes
possibles dans le monde actuel.
Cette conclusion laissait ouverte la question centrale : qui
« dirigera » ces batailles anti- impérialistes ? Pour simplifier :
la bourgeoisie (dite alors nationale) que les communistes
devraient alors soutenir, ou un front des classes populaires
« dirigé » par les communistes et non les bourgeoisies (anti
nationales en fait) ? La réponse à cette question est demeurée
fluctuante, parfois confuse. En 1945 les partis communistes
concernés s’étaient alignés sur la conclusion que Staline avait
formulée : les bourgeoisies, partout dans le monde (en Europe
alignée sur les Etats Unis comme dans les pays coloniaux et
semi-coloniaux – termes de l’époque), ont « jeté aux ordures le
drapeau national » (termes de Staline), les communistes sont
les seuls donc à pouvoir rassembler un front uni des forces qui
refusent la soumission à l’ordre américain
impérialiste/capitaliste. La conclusion rejoignait celle de Mao,
formulée en 1941, mais connue (de nous) plus tard seulement
lorsque la « Nouvelle Démocratie » a été traduite dans des
langues occidentales en 1952. La thèse soutenait que pour la
majorité des peuples de la planète la longue route vers le
socialisme ne peut être ouverte que par la conduite d’une
« révolution démocratique nationale, populaire, anti féodale et
anti-impérialiste (termes de l’époque) dirigée par les
communistes ». Et, en pointillé, on lisait : d’autres avancées
socialistes ne sont pas à l’ordre du jour ailleurs, c’est-à-dire
dans les centres impérialistes. Elles ne pourront se dessiner ici
comme possibles qu’après que les peuples des périphéries,
aient infligé des défaites conséquentes à l’impérialisme. Le
triomphe de la révolution chinoise confortait cette conclusion.
Les partis communistes de l’Asie du Sud Est inauguraient en
Thaïlande, en Malaisie et aux Philippines en particulier, des
guerres de libération inspirées par le modèle vietnamien. Plus
tard, en 1964, Che Guevara proposera, dans la même ligne de
pensée « un, deux, trois Vietnam ». Les propositions d’avant-
garde d’initiatives des « pays d’Asie et d’Afrique »
indépendantes et anti-impérialistes formulées par les groupes
de réflexion communistes concernées ont été précoces et
précises. On les retrouvera dans le programme de Bandung et
du non alignement dont j’ai fait la présentation ordonnée dans
L’éveil du Sud. Ces propositions étaient centrées sur la
reconquête nécessaire de la maîtrise des processus
d’accumulation (le développement autocentré et déconnecté).
Mais voilà que ces propositions sont adoptées, fut-ce au prix
de dilutions considérables dans certains pays, à partir de 1955-
1960, par l’ensemble des classes dirigeantes au pouvoir dans
les deux continents. Et voilà qu’en même temps les luttes
révolutionnaires conduites par les partis communistes en Asie
du Sud Est sont toutes défaites (sauf au Viet Nam bien sûr).
Alors ? Conclusion qui semblait devoir s’imposer : la
« bourgeoisie nationale » n’a pas encore épuisé sa capacité de
combat anti-impérialiste. Cette conclusion a été elle-même
tirée par l’Union Soviétique qui décidait de soutenir le front
des non alignés, alors que la triade impérialiste leur déclarait la
guerre ouverte. Les communistes des pays concernés se sont
alors partagés entre deux tendances et affronté dans des
conflits pénibles et souvent confus. Les uns tiraient la
conclusion qu’il fallait « soutenir » les pouvoirs en place en
conflit avec l’impérialisme, quand bien même ce soutien
devait-il rester « critique ». Moscou apportait de l’eau à leur
moulin en inventant la thèse de la « voie non capitaliste ». Les
autres conservaient l’essentiel de la thèse maoïste selon
laquelle seul le front des classes populaires indépendantes de
la bourgeoisie pouvait mener à bien le combat contre
l’impérialisme. Le conflit entre le PC chinois et l’Union
Soviétique, visibles dès 1957, affiché à partir de 1960,
confortait bien entendu cette seconde tendance au sein des
communistes asiatiques et africains.
Mais voilà qu’à son tour le potentiel de Bandung s’épuise en
une quinzaine d’années, rappelant s’il le fallait les limites des
programmes anti-impérialistes des « bourgeoisies nationales ».
Les conditions étaient alors créées pour permettre la contre
offensive de l’impérialisme, la re- compradorisation des
économies du Sud, voire, pour les plus fragiles, leur
recolonisation. Mais, comme pour faire mentir ce retour
imposé par les faits à la thèse de l’impotence définitive et
absolue des bourgeoisies nationales – Bandung n’ayant été
dans cette vision qu’une « parenthèse passagère » s’inscrivant
dans la guerre froide – voilà que certains pays du Sud
parviennent dans le cadre de cette nouvelle mondialisation
dominée par l’impérialisme à s’imposer comme « émergents ».
Mais « émergents » dans quel sens : celui de marchés
émergents ouverts à l’expansion du capital des oligopoles de la
triade impérialiste, ou celui de nations émergentes capables
d’imposer une révision sérieuse des termes de la
mondialisation en question, de réduire le pouvoir qu’y
exercent les oligopoles et de recentrer l’accumulation sur leur
propre développement national ? La question du contenu
social des pouvoirs en place dans des pays émergents (et dans
les autres pays de la périphérie), des perspectives que celui-ci
ouvre ou ferme est donc à nouveau à l’ordre du jour du débat
incontournable sur ce que sera – ou pourrait être – le monde
« après la crise ». La crise du capitalisme impérialiste tardif
des oligopoles généralisés, financiarisés et mondialisés est
ouverte. Mais avant même qu’elle n’entre dans la phase
nouvelle inaugurée par l’effondrement financier de 2008, les
peuples avaient amorcé la sortie de leur léthargie consécutive à
l’épuisement de la première vague de leurs luttes pour
l’émancipation des travailleurs et des peuples.
L’Amérique latine, qui avait été absente dans l’ère de Bandung
(en dépit des efforts de Cuba, avec la Tricontinentale) semble
même cette fois avoir pris une longueur d’avance.
Dans des conditions certes nouvelles par beaucoup d’aspects
importants, les mêmes questions que celles qui se posaient
dans les années 1950 sont à nouveau à l’ordre du jour. Le Sud,
comme on dit aujourd’hui (pays émergents et autres) sera-t-il
capable de prendre des initiatives stratégiques indépendantes ?
Les forces populaires seront-elles capables d’imposer les
transformations dans les systèmes du pouvoir qui seules
permettront des avancées conséquentes ? Des ponts pourront-
ils être construits associant les luttes anti-impérialistes et
populaires du Sud à des progrès de la conscience socialiste
dans le Nord ? Je me garderai de proposer ici des réponses
rapides à ces questions difficiles que seul le développement
des luttes tranchera. Sans sous estimer l’importance des débats
dans lesquels les intellectuels radicaux de notre époque ont le
devoir de s’engager et des propositions qu’ils peuvent en
dégager.
Les conclusions auxquelles les groupes de réflexion des
années 1950 étaient parvenus à l’époque, formulaient le défi
dans des termes qui sont fondamentalement restés les mêmes
depuis : les peuples des périphéries doivent s’engager dans des
constructions nationales (soutenues aux plans régionaux et à
celui du Sud pris dans son ensemble) autocentrées et
déconnectées; ils ne pourront avancer dans cette voie qu’en
inscrivant leurs luttes dans une perspective socialiste; il leur
faut pour cela se débarrasser des illusions de la fausse
alternative, celui du « rattrapage » dans le système capitaliste
mondialisé. Bandung a donné corps à l’option indépendante,
dans les limites que l’histoire de son déploiement a révélées.
Fera-t-on mieux dans le moment actuel, lorsque s’ouvre un
« second éveil du Sud » ? Et surtout sera-t-il possible cette fois
ci de construire des convergences entre les luttes au Nord et au
Sud ? Car celles-ci avaient cruellement fait défaut à l’époque
de Bandung. Les peuples des centres impérialistes étaient alors
finalement demeurés alignés derrière leurs classes dirigeantes
impérialistes. Le projet social-démocrate de l’époque était lui-
même difficile à imaginer sans la rente impérialiste dont
bénéficiaient les sociétés opulentes du Nord. Bandung et le
Non Alignement n’ont été vus, dans ces conditions, que
comme un épisode de la guerre froide peut- être même
« manipulés » par Moscou. La dimension réelle de cette
histoire de la première vague d’émancipation des pays d’Asie
et d’Afrique, parvenue à convaincre Moscou de lui apporter
son soutien, échappait. Le défi – la construction d’un
internationalisme, anti-impérialiste des travailleurs et des
peuples – reste entier.
Vers le retour en Egypte
Comme je l’ai dit père, mère et grand mère étaient venus nous
voir en France en 1952. Arrivés début juillet, mon père apprit
le coup d’Etat du 23 juillet en lisant l’Ahram. Nous prîmes
tous ensemble, Isabelle et ma sœur incluses, quelques brèves
vacances à Bormes les Mimosas. A Bormes, l’hôtelier trouvait
sans doute qu’Isabelle me ressemblait plus que ma sœur; et fut
alors surpris de nous voir partager, Isabelle et moi, la même
chambre. Ma grand mère, voyant son trouble, pince sans rire à
sa manière, lui dit : vous ne savez donc pas les Pharaons
épousaient leur sœur ? Aucune question supplémentaire ne
nous fut adressée. Mes parents repartirent dès août.
En septembre 1952 nous nous embarquions, Isabelle et moi,
pour des vacances à Port Saïd. Nous renouvelâmes le voyage
de juillet à octobre 1953. Isabelle avait dû s’embarquer après
moi et son bateau de pèlerins se rendant en terre sainte devait
faire escale à Alexandrie où j’étais allé la chercher. Panne de
navire en mer, changement de programme, le bateau toucha
l’Egypte à Port Saïd. A l’époque on voyageait en bateau et je
n’ai pris l’avion pour la première fois qu’en 1960 pour aller au
Mali. Je voyageais toujours sur des paquebots qui passaient
par Port Saïd, ceux de la Castle Line qui desservaient la côte
orientale d’Afrique, Mombasa et Durban, ou ceux de la P and
O allant en Inde et en Australie. Ou bien nous prenions des
lignes grecques ou italiennes qui desservaient la Méditerranée
et présentaient l’avantage de nombreuses escales, parfois
suffisamment longues (2 jours) pour nous avoir permis, à
Isabelle et moi, d’aller de Beyrouth à Baalbek avec déjeuner
agréable à Zahle puis Tripoli, de visiter Athènes, Chypre (de
Limassol à Nicosia à travers la montagne) et Naples. Beaux
souvenirs de jeunesse. Ces lignes nous conduisaient à
Marseille ou à Gênes.
Athènes du début des années 1950 était d’une tristesse
absolue. La répression sauvage s’abattait sur les communistes
et sur tous les résistants qui s’étaient joints à eux pendant la
guerre puis la « guerre civile » des années 1945-1948 de
reconquête du pays par les monarchistes, les fascistes, les
Britanniques et les Américains. Les gens du peuple nous
regardaient de travers, nous qui avions l’air de touristes
descendus du bateau, et crachaient de côté en marmonant
probablement des insultes. Les hommes du régime dictatorial
par contre - beaucoup parmi les anciens collabos des nazis,
peu nombreux en Grèce - gros et gras, fats et prétentieux,
étalaient leur joie agressive dans des grosses cylindrées
américaines et à la terrasse des cafés. Nous avions voyagé pas
hasard avec Sistovaris, le fourreur du Caire (je ne me souviens
plus comment nous l’avions connu) et sommes descendus au
Pirée accueillis par sa famille. Il nous a expliqué, à voix basse,
que les » touristes » étaient mal vus, et donc de « faire
attention ». Ah la belle démocratie que l’Occident prônait pour
résister à l’horreur du communisme ! Nous avons évidemment
été à l’Acropole. Merveilleux édifice par son élégance et ses
propositions bien sûr. Ce qui m’a frappé plus tard - en le
revisitant après avoir bien connu toute la haute Egypte - c’est
que vu d’en bas la façade rappelle étrangement, en petit, celle
des monuments égyptiens. Une observation que peu
d’historiens ont fait, tellement le préjugé eurocentrique veut
que la Grèce soit l’ancêtre de l’Europe, séparée de l’Orient
auquel elle appartenait en fait. Je me suis exprimé sur ce sujet
de l’ancêtre mythique grec dans mon Itinéraire intellectuel. Je
n’avais plus revu la Grèce jusqu’à ce qu’enfin, avec la victoire
de la démocratie en 1981, Georges Papandréou - traducteur en
grec de mon Accumulation alors qu’il était réfugié au Canada
- devenu chef du Pasok et Premier Ministre, m’y invite.
Le bref voyage à travers le Liban m’avait immédiatement fait
aimer ce pays. Pas seulement pour la place des Canons à
Beyrouth (hélas tout ce Beyrouth historique, détruit par la
guerre civile cédera la place à ce que la spéculation foncière
voudra bien qu’on y construise, facile à imaginer!) ou pour ses
paysages de montagne, la fraîcheur du torrent le long duquel à
Zahlé on goûtait des mezze délicieux, et Baalbek. Pour son
peuple joyeux, ouvert, fin et donnant immédiatement le
sentiment que ces qualités étaient le produit de sa pratique de
la démocratie, exceptionnelle dans la région. L’avantage
certain qui a fait que ce petit pays occupe dans la production
intellectuelle de l’immense monde arabe auquel il appartient
une place relativement si grande. Je ne suis retourné au Liban
que bien plus tard, en pleine guerre civile et après. J’y ai eu la
possibilité de l’aimer encore davantage et d’en apprécier plus
sérieusement les qualités véritables.
A Port Saïd la situation était tendue à l’extrême. Les militaires
britanniques étaient encore présents et ne devaient évacuer la
zone du Canal qu’en 1956, en vertu de l’accord final signé en
1954. Ils étaient, depuis la guerilla de 1951, sur le qui-vive
permanent. Durant l’été 1953 Nasser était venu à Port Saïd
quasi incognito. Ni grande réception populaire spontanée, ni
mascarade officielle, l’une et l’autre auraient été difficiles dans
les circonstances. Reçu donc par une poignée de fidèles il
passa - torse nu (incroyable en Egypte, mais vrai), couronné de
lauriers (!) debout sur un camion militaire entouré de quatre ou
cinq individus hurlant (je ne sais plus quoi). Passant, par
hasard pour nous, devant la maison, avenue de la Plage, nous
le vîmes de notre véranda. Isabelle me demanda : qui est ce bel
homme brun au grand nez, torse nu ? Mais, c’est Nasser (je
n’en croyais pas mes yeux). Qui est-ce ? Le vrai chef des
Officiers Libres. Naguib, le Président, n’est qu’un homme de
paille. D’où vient-il ? Il a navigué entre communisme, Frères
Musulmans et Parti Nationaliste (celui d’Ahmad Hussein).
Pendant les étés 1953 et 1954, à Port Saïd, je me rendais
presque tous les soirs au Nadi Wafdi (Club Wafdiste), qui
n’était pas encore fermé (il le fut quelques mois plus tard), le
dernier lieu où l’on pouvait parler. En faisant attention; plein
d’oreilles ouvertes dans ce lieu. Les hommes politiques et les
militants les plus sympathiques (wafdistes, syndicalistes) s’y
retrouvaient. Très à l’égyptienne ils prenaient garde tout
d’abord d’afficher leur « soutien inconditionnel à la
Révolution bénie (c’était son qualificatif officiel) de juillet ».
Puis ils égrenaient des observations qui étaient de la nature de
réserves annulant entièrement leur ralliement proclamé. La
Révolution bénie nous débarrassera des Anglais (thèse
officielle des négociations en cours); pourvu que ce ne soit pas
par un nouveau traité invitant les Américains à s’y joindre,
nous accablant ainsi par la présence des Britanniques et de
leurs patrons ! Plus tard lorsque le traité fut signé, en 1954, il
ressemblait fort à ce qu’on pouvait craindre et fut dénoncé par
le PCE («évacuation falsifiée ») non sans raison. Si les choses
ont tourné autrement c’est seulement à partir de 1955, lorsque
Nasser, après avoir rencontré Chou En lai, Nehru et Soekarno,
a commencé à mieux comprendre la nature des stratégies
globales de l’impérialisme, ce qui l’a conduit à la
nationalisation du Canal en 1956. J’entendais dire aussi: La
Révolution bénie obtiendra le départ des Anglais du Soudan;
pourvu qu’ils ne s’arrangent pas pour donner le pouvoir à leurs
« laquais mahdistes ». Ce fut le cas, en 1956, mais bien
entendu cela n’efface pas le fait que l’indépendance offrait au
peuple soudanais la possibilité de changer les choses, ce qu’il
fit et continue de tenter de faire. Une note de chauvinisme
égyptien - affirmant l’unité de l’Egypte et du Soudan - à
laquelle nous répondions nous, communistes, par « unité de
lutte de peuples frères contre un ennemi commun ». Pas
souvent compris sur ce plan. Au Club Wafdiste on défendait
par principe la démocratie électorale pluripartiste et exprimait
donc des craintes que le « provisoire » (la dictature des
Officiers Libres) ne s’éternise. Les Frères Musulmans et les
Nationalistes d’Ahmad Hussein et de Fathi Radwan venaient
également au Club. Mais c’était, eux, pour afficher leur
soutien inconditionnel, sans réserves. Avec des clins d’œil en
direction des oreilles à l’écoute. Entre autre des rappels
insistants des déclarations de « foi » des officiers et de leur
sympathie envers les thèmes idéologiques des Frères. Les
Nationalistes rappelaient que les futurs officiers libres avaient
été avec ceux contre le coup d’Etat des Anglais rappelant le
Wafd au pouvoir en 1942. Ils oubliaient de signaler qu’ils
étaient retrouvés tous aux côtés du Roi ! et qu’ils étaient
manipulés par les nazis !
Tout cela était fort instructif et inquiétant. Cette période est
celle au cours de laquelle j’ai eu les plus longues discussions
politiques avec mon père, dont j’ai rappelé les points saillants
des opinions plus avant dans ces Mémoires. Pour lui les choses
étaient claires : les officiers étaient des nationalistes primitifs,
incultes et antidémocratiques. Wadie, qui connaissait bien ces
officiers, avait ses entrées pour je ne sais quelle raison (il était
intime avec l’un d’entre eux et savait ce qui se passait dans
leurs réunions houleuses), et qui discutait beaucoup avec mon
père et moi, confirmait ce jugement. Cependant mon père
n’avait pas d’opinion sur la question de savoir si on « pourrait
les éduquer » (qui et comment ?) ou si les Frères Musulmans
et les partisans d’Ahmad Hussein l’emporteraient
naturellement. Mais il était content qu’ils nous aient
débarrassé de la monarchie et qu’ils aient osé faire une
réforme agraire. A Port Saïd, comme ailleurs, les Officiers
Libres avaient tenté de créer le noyau d’un futur parti politique
qui serait le leur. Un « Comité de libération » fut donc installé.
Mais aucun homme politique ou militant respectable n’accepta
d’y figurer. Le Comité, constitué d’illustres inconnus ou, pire,
de politiciens corrompus de la droite ex promonarchiste, de
Frères Musulmans et de partisans d’Ahmad Hussein, faisait
l’objet des sarcasmes amusés des fidèles du Nadi Wafdi. Cela
ne préjugeait de rien de bon.
Pendant ces courtes vacances en Egypte je reprenais le contact
avec mes camarades du PCE. Pendant l’un de ces séjours en
Egypte j’allais rendre visite à Ismail et Bouli dans leur
appartement du bout de Zamalek. Pendant l’autre j’allais les
voir à Alexandrie, où Ismail était prof. C’est là que j’ai
rencontré pour la première fois Inji et son jeune mari Hamdy.
Inji, à mon avis a été un grand peintre. Nous ne nous sommes
depuis jamais perdus de vue; je l’ai retrouvée dans les
circonstances difficiles de l’année terrible - 1959 - cachée à
Choubra. Amie très proche, avec Isabelle, Fawzy Mansour et
sa femme, nous avons fait par la suite de grandes randonnées
dans les campagnes et les oasis d’Egypte, qu’Inji aimait tant et
peignait avec une grande force originale.
Entre temps, à Paris je faisais ce qu’on me demandait de faire :
la liaison avec le PCF et le PC Italien, en principe « tuteur »
des communistes égyptiens. Le conflit était violent entre les
différentes organisations communistes égyptiennes,
notamment le PCE (Raya el Chaab) et Hadeto. Les quelques
lignes que j’ai écrites sur le sujet dans l’Itinéraire rendent
compte du point de vue que j’ai développé par la suite
concernant ces conflits. Je suis revenu récemment sur cette
période et publié un ouvrage (Unité et diversité dans le
mouvement au socialisme, le cas de l’Egypte) qui fait
connaître les documents en question, dont j’avais
soigneusement conservé les originaux, certains rédigés en
arabe par moi-même. Derrière le heurt des individus et
masquée par le jargon dogmatique de tous se cachait une
divergence implicite profonde concernant les perspectives de
ce que les soviétiques allaient appeler un peu plus tard la
« voie non capitaliste ». Au cours des dernières années un
comité des «anciens » de toutes les organisations qui se
réclamaient du communisme a été constitué au Caire. Nous
tentons d’abord, honnêtement, de collationner tout ce qui peut
l’être de documentation : journaux et tracts clandestins,
enregistrement des souvenirs qui viennent compléter un
nombre grandissant de Mémoires d’un intérêt indiscutable.
Nous avons pensé inutile de faire revivre les polémiques du
passé; ce qui ne devrait pas empêcher, mais au contraire
favoriser une analyse froide, bénéficiant du recul du temps,
des théories et des stratégies explicites et implicites des uns et
des autres.
Le second semestre de 1956 avait été tout entier occupé par la
nationalisation de Suez (juillet 1956) puis de l’agression
tripartite (France-Grande Bretagne-Israel) d’octobre 1956.
Nous étions Isabelle et moi, partis en vacances en Egypte en
juin 1956 et je devais en principe soutenir ma thèse à la
rentrée. C’est donc à Port Saïd, en plein cœur de la zone du
Canal, que nous apprîmes la nationalisation du Canal, en
écoutant à la radio le discours de Nasser dont l’importance
avait été annoncée. Eclats de joie personnelle se joignant à la
liesse populaire, spontanée et immédiate. Mais il fallait rentrer
vite, pour en finir avec la thèse. Nous avons donc pris, en
septembre, ce qui s’est avéré être le dernier paquebot qui allait
franchir le Canal avant l’agression militaire tripartite. Rentré à
Paris, je me mobilisais entièrement avec bon nombre
d’étudiants égyptiens à Paris, dont Reda Bastouly et sa femme
Nadra, devenus des amis fidèles et intimes, pour « faire
pression » sur l’ambassade hésitante (certains pensaient que le
régime tomberait et souhaitaient être bien vus par la
restauration monarchique qu’ils attendaient), et informer
l’opinion française (journaux et organisations).
Inutile de dire également que j’étais véritablement inquiet sur
le plan personnel. Mes parents étaient à Port Saïd, aux
premières loges pour les bombardements de la marine puis le
débarquement des paras. Batailles de rue autour de la maison.
Certains de nos beaux meubles ont été transpercés par les
balles (souvenir sur lequel mon regard tombe de temps en
temps au Caire). Le danger n’était pas imaginaire. Tout cela a
retardé d’un an ou presque la conclusion de ma thèse. Et
lorsque je rentrais en Egypte en août 1957 je trouvais un pays
totalement différent de celui que j’avais connu, non seulement
dans mon enfance, mais encore à peine un an plus tôt. La
défaite de la coalition des agresseurs avait permis à l’Egypte
de faire un bond en avant, de nationaliser le capital étranger
dominant jusqu’alors, tandis que les colonies étrangères
avaient quitté le pays en masse. Le communisme égyptien
faisait face également à une situation fondamentalement
nouvelle par bien des aspects.
La thèse passée en juin 1957 nous décidâmes, Isabelle et moi,
de nous marier, ne serait-ce que parce que c’était la condition
pour qu’Isabelle obtienne un visa pour l’Egypte, les relations
diplomatiques avec Paris étant par ailleurs rompues. Mariage
plus que simple à la mairie du Ve, retardé par les tracasseries
de la police française (oui, à l’époque une française était
soumise à l’autorisation de la préfecture pour son mariage
avec un étranger !). Lazare et Reda furent nos témoins. J’avais
également acheté une vieille Ford noire, que j’allais emmener
en Egypte. La Ford qui devait nous conduire de Pavillons sous
bois à la mairie du Ve, refusa obstinément de démarrer. Ce fut
donc un voisin de mes beaux parents qui nous a conduit dans
sa camionnette. L’adjoint au maire chargé des mariages
commençait à s’impatienter lorsque nous apparûmes ! Le
mariage conclu, tous les deux, accompagnés de Reda et de
Nadra fîmes une belle ballade à travers la France du Sud Ouest
avant de parvenir à Marseille où j’embarquais, Isabelle me
rejoignant quelques mois plus tard.
La page de notre vie d’étudiants était tournée.
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CHAPITRE III
LE CAIRE : 1957 - 1960
Je rentrais donc en Egypte en septembre 1957, et Isabelle m’y
a rejoint deux mois plus tard. Dès octobre j’allais au Caire
pour être interviewé par l’administration qui sera mon
employeur. Interview positif et engagement à partir de janvier
1958. Retour à Port Saïd pour quelques vacances j’y suis
frappé par une étrange maladie qui présentait les mêmes
symptômes que ceux de la goutte : doigts de pieds enflés et
rouges, mal au point de ne pouvoir marcher. Curieux,
comment pourrais-je avoir la goutte si jeune ? Les médecins -
mes parents et des collègues - n’y comprennent rien. Serait-ce
dû aux excès alimentaires de notre ballade à travers le Sud
ouest de la France ? Il est vrai qu’excès il y avait eu. Isabelle
avait retrouvé en Dordogne parents et amis, dont l’une avec
qui elle avait été en classe, établie restauratrice à Lalinde,
grosse à souhait; et chez elle on avait fait bombance. Reda et
Nadra qui étaient de la partie - plus gourmands qu’eux c’est
difficile - poussaient à la consommation des foies gras et des
confits de canard et d’oie. Mais quand même, est-ce suffisant
pour donner la goutte ? Le mystère n’a pas été éclairci à
l’époque, fort heureusement le mal est passé en un mois
environ. Mais six ans plus tard, à Bamako, répétition de la
même affaire, sans abus alimentaires préalables. Le mystère a
alors été éclairci par un médecin yougoslave Abramovic,
voisin et ami à Koulouba, psychiatre reconverti à beaucoup de
choses, d’un tempéramment de curiosité scientifique. Tu
reviens d’Ethiopie ? Oui. Alors il y a une maladie rare et
curieuse transmise par l’eau du Nil, que tu as attrapée dans les
deux pays riverains du fleuve dont on ne boit que l’eau; çà
s’appelle les « shiga ». Traitement efficace, symptômes
disparus en huit jours.
La Mouassassa Iqtisadia
L’année 1957 avait été celle du grand chambardement en
Egypte, suite à l’échec de l’agression tripartite. Les capitaux
britanniques, français et belges, dominants dans les secteurs
industriels et modernes de l’économie, avaient été placés sous
séquestre. Qu’allait-on en faire ? Deux thèses divisaient le
groupe dirigeant des officiers libres : les « égyptianiser » c’est
à dire en transférer la propriété, avec ou sans paiement réel, au
grand capital égyptien privé, qui en fait avait souvent été plus
associé que concurrent du capital étranger (le groupe Misr en
particulier), ou bien les nationaliser pour créer un secteur
public qui permettrait par son importance d’amorcer la
planification d’un développement accéléré ? Finalement,
Nasser penchant pour la seconde solution, celle-ci fut retenue,
avec quelques concessions de forme à la première - en
associant ici et là, marginalement, le privé égyptien au
nouveau secteur d’Etat. Mais comment allait-on concevoir la
gestion de ces entreprises et la planification de leur
développement ? Ismaïl Abdallah fut alors chargé d’une
mission d’information sur le sujet. Il était connu, par les
dirigeants du pays, comme économiste marxiste, et d’autant
plus connu que, communiste, il avait été jeté en prison en 1954
et n’en était sorti qu’en 1956 (les Mémoires de Bouli
fournissent tous les détails à ce sujet). Il était respecté pour son
intelligence et son sens national.
Ismaïl a fait la meilleure proposition qui puisse être, à mon
avis. Le danger était que la direction des entreprises nationales
ne soit distribuée à des clients politiques - officiers en
particulier - n’ayant que peu de comptes à rendre, dépendants
formellement de différents ministères. A l’incompétence dans
la gestion s’ajouterait l’émiettement du contrôle. Ismaïl
proposa donc de créer une institution d’Etat autonome, sur le
modèle de l’IRI italienne, une sorte de holding d’Etat qui
choisirait les administrateurs des sociétés et donnerait les
grandes orientations de gestion et de développement.
L’institution fut créée en 1957, et appelé la Mouassassa
Iqtisadia (l’Institution économique). Son Président ne pouvait
être qu’un officier de l’entourage de Nasser. Fort
heureusement celui qui fut choisi - Hassan Ibrahim, officier de
l’Air - était le moins nocif. Peu porté au travail, mais
davantage aux honneurs, il était heureux de pantoufler - bien
qu’encore jeune ! - sans tenter de se mêler des affaires de
l’institution. La direction effective de celle-ci était confiée à un
directeur général - Sedki Soliman - ingénieur de formation.
Gros travailleur, bien organisé, il avait de bonnes qualités pour
la fonction. Il devait d’ailleurs en donner la preuve plus tard en
qualité de Ministre du Haut Barrage, dont il dirigea les travaux
- pharaoniques - avec exactitude et sans corruption. Mais
Sedki Soliman avait aussi ses limites, c’était un vrai
technocrate, sans culture économique autre que pragmatique,
et surtout sans vision politique - patriote nationaliste populiste
mais rien de plus. Ismaïl, qui avait conçu le projet, fut nommé
directeur, chargé d’orienter les décisions économiques de
l’institution. Communiste, il ne pouvait être placé plus haut.
Mais c’était déjà bien. Doté d’une forte personnalité, capable
d’argumenter, il pouvait - et devait pendant l’année 1958 où il
exerça ses fonctions - influer réellement sur les décisions
principales. Ismaïl cherchait donc une équipe pour l’y aider et
avait évidemment pensé à moi dès le départ. C’est ainsi qu’il
me fit interviewer et recruter par Sedki Soliman.
La Mouassassa n’était pas une bureaucratie gigantesque. Il
fallait éviter ce défaut, bien égyptien. Elle s’installa donc au
dernier étage de la Banque d’Alexandrie - ex Barclays Bank
nationalisée - rue Kasr el Nil, au centre de la ville. Une
distance que j’aurais pu faire à pied de mon domicile de Bab el
Louk; mais je prenais toujours ma grosse et vieille Ford noire.
La petite équipe qui occupait le bureau attenant à celui
d’Ismaïl était composée de cinq personnes dont, outre moi
même, Sobhi el Etrebi (qui a terminé sa carrière en sous
secrétaire d’Etat) et Yousry Ali Moustapha, qui avait fait son
doctorat d’économie en même temps que moi, et est devenu
beaucoup plus tard, dans le gouvernement Sadate - Atef Sedki,
ministre de l’Economie (je l’ai revu dans son bureau
prestigieux de la rue Adli dans les années 1980).
Nous étions collectivement chargés de faire deux choses.
D’une part préparer un « bulletin hebdomadaire » (Nashra)
qui, en proposant des analyses des problèmes des entreprises,
de leur gestion et de leur développement souhaité, en
présentant les décisions et en les discutant, aurait avant tout
une fonction éducatrice pour les cadres égyptiens, souvent
sans expérience dans ces domaines nouveaux pour eux jusque
là. D’autre part évidemment étudier plus en profondeur les
problèmes de l’économie des secteurs intéressés par nos
entreprises. Je m’attachais plus particulièrement à cette
seconde série de tâches tandis que Sobhi assurait l’essentiel de
la rédaction du Bulletin.
A la Mouassassa je m’occupais donc de différents dossiers et,
étant dans le service de la recherche, décidais d’analyser de
près chacun des grands secteurs de l’économie moderne
égyptienne - coton et textiles, industries alimentaires,
matériaux de construction, chimie, mines, sidérurgie et
mécanique, banques et assurances, transports etc… - de
retracer leur histoire, d’analyser leurs problèmes et de voir
quelles pourraient être les perspectives de leur développement.
J’ai laissé sur place cette masse de dossiers qui pourra servir à
ceux des étudiants intéressés par le passé du pays et
l’expérience nassérienne. J’étudiais aussi le dossier du Haut-
Barrage et je peux témoigner ici que bien des problèmes
apparus par la suite, lorsque le barrage a été mis en fonction,
que les terres nouvelles ont été conquises sur les sables (mais
pas drainées suffisamment comme prévu, faute de moyens),
étaient parfaitement connus des excellents techniciens
égyptiens qui avaient travaillé à ce projet gigantesque sans
lequel, il faut le dire, l’Egypte - avec aujourd’hui (en 2014)
plus de 80 millions d’habitants - n’aurait pas pu faire face
comme elle l’a fait, sans problèmes, à la sécheresse qui a
frappé le continent africain dans les années suivantes. Le
discours mis à la mode par les Américains jaloux que le refus
de la Banque Mondiale de financer le projet (la banque avait
reçu favorablement le projet mais croyait pouvoir imposer à
l’Egypte à cette occasion des conditions purement politiques -
pas d’armes tchèques !) n’ait pas porté de fruits (la
construction avec l’aide soviétique a coûté beaucoup moins
cher que ne le prévoyait le plan antérieur de la Banque),
discours malheureux repris à la légère par de nombreux
écologistes de notre époque, ignore que l’eau est en Egypte le
facteur sans lequel la vie est simplement impossible. Mes
fonctions m’amenaient à suivre de près la manière dont le
nouveau secteur public était géré, à suivre les discussions et
les décisions des conseils d’administration des entreprises. J’y
ai beaucoup appris. Je voyais concrètement comment se
constituait la « nouvelle classe », comment les intérêts privés
de beaucoup de ces messieurs (il n’y avait que peu de dames
dans le lot) commandaient trop de décisions, comment les
représentants des travailleurs (une innovation du nassérisme,
excellente dans le principe) étaient marginalisés, dupés… ou
achetés.
Durant toute l’année 1958 Ismaïl assumait la direction de ces
travaux avec beaucoup d’habileté. Il en fallait. Car la
bureaucratie de l’Etat égyptien, toujours pharaonique, était
traversée de toutes sortes de contradictions et de conflits, les
uns, nobles, traduisant des visions politiques différentes, les
autres, plus vulgaires, le heurt d’intérêts d’individus et de
clans. En gros il y avait quatre centres de décision qui se
disputaient plus qu’ils ne se partageaient l’orientation du
développement du pays : la Mouassassa, le Ministère de la
Planification, le Ministère des Finances dont dépendait la
Banque Centrale, la Banque industrielle.
On ne pouvait pas, à la Mouassassa, se contenter de gérer le
secteur public au jour le jour. On était donc contraint de
planifier son développement. Mais n’était-ce pas là la tâche
que le nouveau Ministère du Plan aurait dû assumer ? Or il ne
l’assumait pas. Ses techniciens, souvent individuellement des
personnes de qualité, - comme Nazih Deif, mon interlocuteur,
l’était - avaient été mis (ou s’étaient mis d’eux mêmes) sur les
rails de la « modélisation » de la croissance. Je ne suis pas
hostile par principe à l’usage de modèles bien sûr. Il en faut
pour tester la cohérence des politiques sectorielles et partielles.
Mais le modèle doit venir après, non avant. Après que le
contenu social et politique des objectifs ait été défini. Les
technocrates croient souvent pouvoir fuir la responsabilité
politique par l’illusion que les modèles permettent de faire des
choix dont la rationalité pourrait être supra politique, supra
sociale. Charles Prou, qui travaillait à Paris au SEEF, le brain
trust du Plan français, dirigé par Claude Gruson, venu en
mission au Caire, partageait mon point de vue. Ensemble nous
avions tenté de convaincre Deif, en vain. Le Plan donc ne nous
génait pas, mais il était une référence inutile.
Il restait que le développement du secteur public contrôlé par
la Mouassassa avait besoin de moyens financiers. Or ici nous
nous heurtions à l’obstacle de la dualité des visions des
Finances et de la Banque industrielle. Le Ministère des
Finances, institution aussi ancienne que l’Egypte, avait des
habitudes qu’il était pratiquement impossible de lui faire
changer. Le Trésor avait toujours financé l’irrigation et, depuis
le XIXe siècle, les chemins de fer, puis, depuis la crise des
années 1930 qui avait menacé de faillite trop de grands
propriétaires fonciers, le Crédit Foncier qui avait pris le relais
des banques auprès desquelles ces propriétaires s’étaient
endettés, enfin, depuis la guerre, le Crédit agricole (qui faisait
les avances de campagne aux petits exploitants) et un certain
nombre de caisses - dispersées - qui géraient des fonds de
compensation, chaque fois créées ad hoc, pour limiter les
dégats de l’inflation. Dans tous ces domaines, impossible de
faire sortir le Trésor de ses habitudes, gérées par des services
séparés sans communication entre eux, entraînant pas mal de
gaspillages ou d’absurdités. De plus le Trésor n’avait jamais
pensé financer l’industrie qui, au demeurant ne le lui avait
jamais demandé, se contentant d’asseoir sa rentabilité par la
protection tarifaire et l’octroi des marchés publics, renforçant
la position monopoliste des entreprises.
La Banque centrale, dont les fonctions étaient assumées alors
par la National Bank tout juste nationalisée, était - nature
oblige - conservatrice au maximum. Chargé d’assurer la
stabilité de la monnaie (c’est déjà pas si mal - elle le faisait
bien) mais rien à faire pour aller au delà. J’étudiais donc ce
fatras des finances publiques égyptiennes - passionant travail
qui m’a amené plus tard à savoir lire vite dans les fatras non
moins désordonnés des comptes du Trésor au Mali, au Ghana
(du temps de Rawlings), au Congo (du temps de
Noumazalaye), et à Madagascar (du temps de Ratsiraka). J’y
avais découvert qu’il y avait un compte riche de moyens
inemployés, celui des Wakfs publics (biens de main morte)
nationalisés récemment (les Wakfs privés avaient été abrogés
par le régime républicain). Pourquoi ne pas mobiliser ces
moyens pour l’industrialisation? Echec de nos propositions
(Ismaïl avait défendu le dossier) pour une raison simple :
c’était l’armée qui tapait dans ces caisses ! pas exclusivement
pour acheter des armes, également pour construire des
logements pour les officiers. Il ne restait plus que la banque
industrielle, création du régime, contrôlée en principe par le
nouveau Ministère de l’industrie (indépendant des Finances).
Notre fidèle ami, communiste lui aussi, Hassan Abdel Razek,
était l’économiste en chef de la Banque. Nous discutions
souvent de tel ou tel projet, nous parvenions souvent à la
même conclusion - pas toujours, mais c’est normal - mais nous
n’étions pas capables de faire donner une suite à nos
propositions. Au Ministère de l’industrie, qui détenait la
décision en dernier ressort, des « clans » (shilal en égyptien,
terme bien connu de tous ceux qui savent ce que sont les
habitudes ancestrales de la gestion du pays) - d’officiers et
d’autres, plus ou moins corrompus, peu compétents ou têtus
pour une raison quelconque - faisaient la pluie et le beau
temps. C’était eux qui « planifiaient » la réalité, en vérité dans
le désordre total qui est le contraire du concept même de
planification.
Je raconte un peu dans le détail toute cette histoire, dont j’ai
publié récemment en Egypte les détails dans un interview
accordé à Malak Labib, parce que je constate que les livres qui
parlent de l’époque ne le font pas. Ils substituent à la réalité un
discours abstrait et général sur la planification de l’époque
nassérienne, comme si celle-ci avait été la mise en oeuvre
raisonnée des déclarations publiques et des textes la
concernant. Comme si donc son « échec » tenait à son principe
théorique !
L’année 1958 et plus encore 1959, furent dures. Comme je le
dirai plus loin, la lune de miel entre les communistes et le
régime, à la suite de la nationalisation de Suez en 1956, fut de
courte durée. Les critiques adressées par les communistes à
l’endroit de la vision bureaucratique antidémocratique de
l’unité égypto-syrienne n’étaient pas acceptées. Le 1er janvier
1959 la police arrêtait par milliers les communistes.
J’échappais à cette première liste, mais Ismaïl en était. Nous
n’avions donc plus de directeur, le poste resta vacant au moins
toute l’année 1959. Je n’avais d’ailleurs plus « le coeur à
l’ouvrage » comme on dit, mais je décidais de ne pas chômer.
Je poursuivais donc avec la même intensité mes recherches et
mes études pour ma propre meilleure connaissance de la
réalité économique égyptienne. L’Egypte nassérienne, publié
un peu plus tard (en 1963) sous le pseudonyme de Hassan
Riad (mon nom de clandestinité) doit beaucoup de sa matière à
celle que je réunissais alors. Je portais un jugement sévère à
l’égard du nassérisme, sur lequel je reviendrai.
Parallèlement je mettais le pied dans l’étrier de
l’enseignement. L’Institut des Hautes Etudes de la Ligue
Arabe m’avait sollicité pour faire un cours d’économie
spécialisée. J’ai donc utilisé le matériel qui j’avais réuni pour
donner mon cours sur les « flux financiers ». Publié la même
année par l’Institut de la Ligue, l’ouvrage que j’écrivais à
partir du cours proposait le premier TOF (Tableau des
Opérations Financières) qui ait été dressé en Egypte. La
technique de l’opération était nouvelle, et c’est Charles Prou
qui me l’avait apprise au cours de sa mission. Nous étions bien
en avance sur beaucoup d’autre et la Banque Mondiale à
l’époque ignorait cette dimension de l’analyse macro
économique ! Cependant l’instrument n’était, en Egypte,
d’aucun usage pour le type de « planification » que j’ai décrit
plus haut, bien entendu.
Le cours que je faisais était difficile, nouveau et il n’y avait
pour les étudiants (doctoratifs) aucune lecture de référence
possible en arabe, fort peu en anglais, un peu plus en français,
dans les documents du SEEF de Paris; les étudiants avaient de
toute façon de la difficulté à lire l’anglais et ignoraient le
français. Quoi faire ? Je dictais le cours et fournissais une sorte
de polycop, à partir duquel j’ai écrit le livre. A l’examen je
donnais deux questions, l’une « normale », qui permettrait de
découvrir ceux qui avaient plus ou moins compris le sujet, et
l’autre « question de cours bateau » (pratiquement le titre
d’une section) pour sauver de la débacle ceux qui avaient
travaillé mais ne maîtrisaient pas la matière. Un de mes
étudiants sortait d’El Azhar et, choisissant la question de
cours, me remettait une copie texto, mot pour mot, mais avec
ici et là des blancs (pointillés, parfois accompagnés par « ici il
manque 8 mots ou 2 lignes… »!). Quelle note ? Un pour ne
pas mettre zéro. L’étudiant, venu me voir, m’accusa d’injustice
et prétendit qu’il méritait 16,73 sur 20 (je ne me souviens pas
du chiffre mais il avait cet ordre de précision). Comment êtes-
vous parvenu à tant de précision dans votre estimation ? je n’ai
jamais pu le faire. Très simple : j’ai placé 83,65 % des mots
justes et dans l’ordre. Impossible de lui faire entendre que
c’était là la preuve même qu’il n’avait aucun souci de
comprendre le sujet. Je ne sais pas ce qu’est devenu ce
personnage. Mais je ne serais pas étonné qu’il soit aujourd’hui
un défenseur de cette fameuse « spécificité » et
« authenticité » mis à la mode par l’islamisme. L’Azhar n’a
pas changé depuis; mais on le prend au sérieux (ce qui aurait
fait rire les Egyptiens de la génération de mon père). Des
« docteurs » en toutes choses sont formés dans cet esprit et
produisent des ouvrages incroyablement stupides qu’on prend
au sérieux (ou fait semblant de prendre au sérieux), qu’on
« discute » dans des colloques où d’autres universitaires
viennent écouter silencieusement et commenter avec respect.
Tel est la « spécificité » en question! Elle aurait fait dresser les
cheveux sur la tête d’un rationaliste du XIIe siècle !
La vie quotidienne
Je ne chercherai pas plus à décrire Le Caire que je ne l’ai fait
pour Paris. J’aime également cette ville grandiose et
chaleureuse, la seule ville au monde où l’on trouve la marque
des siècles successifs depuis l’antiquité. Les Egyptiens ne
détruisent jamais, ils attendent que ça tombe tout seul. Cela
arrive avec les immeubles modernes, plus rarement avec ceux
des temps anciens ! Les Egyptiens conservent. Pauvres, ils
entassent - sur leurs toits des vieux vélos ou que sais-je, tout -
on ne sait jamais, ça pourrait servir un jour.
Le Caire n’avait à l’époque que deux millions d’habitants.
L’agglomération en a quinze aujourd’hui. Il y avait encore des
quartiers beaux et propres, des palais somptueux, des avenues
bordées de flamboyants. Le centre ville, construit par les
Khédives du XIXe siècle, était de « goût parisien », le leur et
celui de l’aristocratie égyptienne : immeubles sobres, gris
même style et même hauteur. Pas le goût clinquant de la fausse
Méditerranée avec ses villas hétéroclites, ni celui des buildings
modernes de trente étages distribués au hasard de la
spéculation foncière, entourés de petites maisons délabrées…
Mais, malgré la déchéance urbanistique que la nouvelle classe
a imposée, la ville reste - grâce à son peuple moqueur et
chaleureux - attachante. J’en connais bien aussi les coins et
recoins. Du moins ceux de l’époque. Car la ville s’est
évidemment étendue. Entre la ville propre et ses banlieues
s’étendaient vers le Sud (Méadi) et l’Ouest (la route des
Pyramides qui méritait son nom) des champs verdoyants
peuplés de paisibles gamousses, ou, vers le Nord est
(Héliopolis), le désert. Il n’y a plus là que des quartiers bâtis
ou squatterisés. Mais la ville s’est surtout densifiée : superficie
double ou triple, population multipliée par sept. Les vieux
quartiers petits bourgeois anciens (El Hussein) ou du début du
siècle (Abbassieh, Choubra), ou ouvriers (Boulaq) sont
uniformément taudifiés. Des surfaces gigantesques (à Embaba)
sont occupées par des bidonvilles « modernes » etc… Isabelle
et moi cherchions un appartement au centre ville. Comme
toujours nous sommes des urbains et non des banlieusards. On
le trouva à Bab el Louk, dans l’immeuble Anwar Wagdy, du
nom de son propriétaire, un acteur de cinéma qui fut illustre et
qui comme beaucoup de riches avait investi dans l’immobilier
de rapport, rue Mazloum, face à la Mosquée Tcherkesse. Un
bel immeuble pour l’époque, bien que comme toujours en
Egypte peu entretenu et donc, aujourd’hui, dégradé à
l’extrême. Un appartement moyen, petit pour l’Egypte, grand à
Paris - trois pièces. Nous avions la chance que nos voisins de
palier soient nos amis le psychanalyste Moustapha Safouan,
aujourd’hui parisien, et sa femme Nimet, avec leurs enfants.
Moustapha a l’habitude (à psychanalyser ?) de ne jamais
habiter la ville où il travaille. Il habitait Le Caire et travaillait
donc à Alexandrie; quand il est venu en France il s’est installé
à Strasbourg pour travailler à Paris, puis, ayant déménagé à
Paris, est allé travailler à Strasbourg. Nous passions souvent
des soirées fort agréables les uns chez les autres.
Mon salaire pourrait faire sourire; il s’élevait à 35 livres, ce
qui n’était pas un petit salaire en Egypte pour l’époque. Il est
vrai que le coût de la vie était ajusté à ces montants : 4 livres
de loyer, un déjeuner de fouls (féves) si on voulait dans un
restaurant populaire mais propre au pied de l’immeuble,
« fouls spéciales avec bastarma, huile d’olive et oignons » - de
quoi rassasier - pour une piastre et demi (15 centimes) etc.
Mais ce n’était quand même pas beaucoup. Isabelle
évidemment travaillait elle aussi. Elle était institutrice au
Lycée franco-égyptien de Méadi. Les anciens Lycées français
avaient été nationalisés en 1956 et transformés en Lycées
franco- égyptiens. Isabelle ne bénéficiait donc que d’un contrat
local (salaire égyptien), les relations avec la France - et donc la
Mission laïque - n’ayant pa été rétablies. Elle partait de bon
matin, prenait le bus et revenait l’après midi. Bus surchargé,
étouffant l’été, glacial l’hiver. A Méadi fort heureusement elle
se fit au lycée une très bonne amie, Zeinab Ezzet, institutrice
comme elle, et Isabelle déjeunait chez elle. Nous sommes
devenus des amis véritablement intimes de la famille, de l’aîné
des fils,Tarek, qu’Isabelle a vu grandir, plus tard du fils cadet,
Ziad et de son épouse Hiba. D’autres amis au Lycée - Melle
Politi, André Ghali, la directrice - créaient une atmosphère
sympathique dans l’école. Mais le travail et surtout le
déplacement étaient fort pénibles. Isabelle est courageuse.
Malgré l’anxiété qui accompagne toujours la vie des militants
de la clandestinité, nous étions joyeux et nous rencontrions
souvent, les uns chez les autres, en groupes d’amis qui le sont
tous restés dans ma mémoire lorsque les circonstances nous
ont séparés, ou dans la continuité: Amina Rachid, Mohamed et
Zeinab Ezzet, Mohamed Shawarby et sa femme Jacqueline
Maqar, Ismaïl, Bouli et Inji, nos voisins les Safouan. Reda et
Nadra étaient encore en France. Ma soeur, qui avait épousé un
Allemand qui travaillait au Goethe Institut, vivait au Caire,
dans un appartement d’un immeuble neuf de Zamalek. Mais
elle avait son monde, nous le nôtre, passablement différents.
Quelques ballades, pas suffisamment à notre goût. Toujours
avec la Ford noire. Une fois le long de la côte de la Mer
Rouge, nous sommes allés visiter les puits de pétrole.
L’ingénieur fou qui nous y avait accueillis tenait à nous faire
approcher au plus près des gaz enflammés au point qu’on a
failli y laisser la peau. Isabelle, n’hésitant pas à se jeter hors de
la voiture, lui fit arrêter son cirque. Une autre fois ou deux à
Alexandrie où on allait, l’hiver, voir enfin la pluie - si rare au
Caire (deux fois un jour certaines années). Mais le plus
souvent à Port Saïd retrouver mes parents. On allongeait un
peu le voyage en prenant la route du delta, via Belbeis et Tell
El Kébir. A Port Saïd on retrouvait, outre les parents, les vieux
amis - Awatef et son mari Salah - ou de nouveaux - le consul
soviétique Chikov qui habitait le rez de chaussée de notre
maison. Un homme très sympathique et, quoiqu’on pense de la
société soviétique, probablement sincèrement communiste. Je
ne sais ce qu’il est devenu, s’il est encore en vie. Mais je serais
surpris qu’il ne soit pas resté fidèle à ses convictions. Chikov,
comme beaucoup de Russes sinon tous, buvait facilement. Il
montait chez nous avec bouteilles de vodka et caviar.
Conversations diverses et amusantes, accompagnées de « cul-
secs » des petits verres de vodka avec une fréquence accélérée.
Ma grand-mère, que cela amusait beaucoup, vidait ses verres
dans un pot de fleur près de son fauteuil de la véranda. Les
fleurs en souffraient sans doute. Mais aussi de temps en temps
des discussions plus sérieuses. Je lui disais ce que je pensais
de la situation en Egypte, pas des secrets d’Etat (je n’en
connaissais d’ailleurs point je pense), mais des analyses. Il
écoutait attentivement mais ne répondait guère.
L’année 1959 fut celle des vagues successives d’arrestations.
Le groupe du parti auquel j’appartenais était dirigé par Fawzy
Mansour et mon amitié avec lui remonte à ces moments
difficiles, qui permettent de mesurer la véritable qualité des
individus. Inutile de dire que Fawzy était - et reste - le
prototype de la droiture et du courage. Inji était passée dans la
clandestinité et se cachait à Choubra. Déguisement parfait. On
se réunissait chez elle. Elle a été dénoncée par l’un des
participants à ces réunions, dont - je dois dire que j’ai quelque
flair - la « tête ne me revenait pas ». Il me paraissait avoir le
faciès d’un lâche. Et c’est probablement la raison de sa
trahison. Avec Fawzy nous avions adopté les règles de la
clandestinité. Deux rendez-vous successifs, le second étant dit
« de réserve ». Premier rendez-vous : je (ou il) passe à telle
heure précise (pas question de n’avoir pas de montre exacte) à
tel endroit. Si l’un de nous se sent suivi, ou même peu sûr de
ne pas l’être (il y a des techniques pour cela), il ne va pas au
rendez-vous. Il vient à celui de « réserve ». En novembre pas
de Fawzy à deux rendez vous successifs. Déduction :
probabilité très forte qu’il ait été arrêté. Il l’avait été. La
décision avait été prise juste avant que dans ce cas je
chercherais à m’arranger pour quitter l’Egypte. Je le décidais
donc, en accord avec le parti.
Fort heureusement Charles Prou, qui était venu en mission,
avait discuté avec moi et avait compris à demi-mots les risques
de notre choix, m’envoyait une invitation pour un stage de
formation au SEEF, signée par Claude Gruson, directeur de cet
organisme. Il me fallait un visa de sortie. La chance a voulu
que l’officier de police qui était chargé de ce genre de dossiers
- Taha Rabie - et devait procéder à mon arrestation avait une
fille qui, enfant, avait été sauvée de la mort par ma mère. Taha
a pensé qu’il fallait rembourser. Il a sans doute enfermé l’ordre
d’arrestation dans son bureau, fermé à clé et s’est contenté de
me dire : j’ai à faire dehors toute la journée et reviendrai ce
soir au courrier. J’avais compris. Une demi-heure après la Ford
démarrait, deux heures plus tard j’étais à Port Saïd et une
heure après mon père avait dégoté un capitaine de cargo dont
le navire était en partance pour m’y embarquer. C’était début
janvier 1960. Plus vite que l’avion. Isabelle restait au Caire
jusqu’au terme de son contrat; elle me rejoindra en juillet,
l’année scolaire terminée. Elle a passé une partie de cette
période chez Zeinab, à Méadi. A Port Saïd je voyais au visage
de mon père, terriblement anxieux, combien il avait pu souffrir
durant cette année terrible. Je n’allais plus le revoir, il est mort
subitement en octobre 1960 d’un infarctus.
Le communisme égyptien
Lorsque je partais pour Paris en 1947 j’ignorais encore tout
des organisations communistes égyptiennes et de leur histoire.
J’appris celle-ci en rencontrant quelques uns des membres de
Hadeto expulsés d’Egypte et repliés en France depuis 1947 ou
1948, en particulier Youssef Hazan, sa soeur Mimi, André
Bereci et quelques autres sans doute. J’entendais également
rapidement un autre son de cloche, des points de vue critiques
de Hadeto venant d’Ismaïl, de Moustafa Safouan, de Raymond
Aghion, que je rencontrais à l’occasion de la publication de
Moyen orient dont j’ai parlé plus haut. Progressivement je
penchais en faveur de la critique de Hadeto et lorsque l’idée de
la création d’un nouveau parti, le PCE qui sera connu sous le
nom de son journal, Rayat el Chaab (l’Etendard du Peuple) fut
suggérée, je m’y ralliais. J’adhérais formellement au PCE en
Egypte en 1952 et, comme je l’ai déjà dit, ai rempli quelques
fonctions au service du PCE entre 1952-1957, à Paris. Je
recevais des rapports du PCE faisant l’analyse de la situation,
que je traduisais en français pour les transmettre au PCF et au
PC Italien, via Raymond Aghion généralement. Fouad Moursi,
de passage à Paris (je ne sais plus exactement à quelle date)
me laissa une pile de documents du PCE et de Hadeto et me
chargea de faire un rapport en en comparant le contenu d’un
point de vue critique qui pourrait être le nôtre, celui du PCE.
Ce que je fis, sur un ton fort polémique, qui plut à Fouad. Ce
rapport a donc été d’une certaine manière fait sien par la
direction du PCE. J’ai mis tous ces documents, ceux d’origine
(les journaux et tracts du PCE et de Hadeto) et les rapports du
PCE, à la disposition de notre comité d’anciens du Caire et en
ai envoyé une copie à l’Institut d’Amsterdan qui collationne
tout ce qui intéresse l’histoire des mouvements ouvriers et
socialistes du monde entier. Comme je l’ai écrit plus haut j’ai
pris le soin de publier récemment ces documents en arabe et en
français, avec mes commentaires.
J’ai connu par la suite beaucoup de ces anciens militants du
communisme égyptien; et beaucoup de ceux qui sont encore
en vie se retrouvent au sein du Tagamou (le Parti de la gauche
égyptienne, présidé par Khaled Mohi el Dine et dont le
secrétaire général est Rifaat el Saïd). L’histoire du
communisme égyptien a été depuis l’objet de nombreuses
publications : celles de Rifaat el Saïd (lui même ex Hadeto),
les mémoires publiés par un certain nombre d’anciens (comme
Cherif Hettata, Didar-Fawzy, et d’autres), des interviews et
enregistrements de souvenirs. Mais cette histoire reste à écrire,
à mon avis. Non pas seulement parce que la plupart de ces
témoignages demeurent partisans et biaisés, parfois
outrageusement, par les appartenances d’origine des
protagonistes - ce qui reste humainement tout à fait
compréhensible et même doit être accepté - mais surtout parce
qu’ils ne prennent pas le soin de relire cette histoire avec esprit
critique (et donc aussi autocritique), et avec le bénéfice du
temps écoulé depuis, de faire des analyses systématiques et
froides des visions et des stratégies explicites ou implicites des
uns et des autres, tant concernant la société égyptienne que
celle de l’URSS. Je suis frappé par exemple de voir que
presque rien n’apparaît dans ces témoignages concernant la
société soviétique : l’URSS est le paradis lointain du
socialisme et on ne s’intéresse pas à ses problèmes. Encore
moins concernant la Chine et le maoïsme, pratiquement
ignorés. Je constate que la « lettre en vingt cinq points »
adressée par le PC chinois à celui de l’URSS (1963), que les
débats qui ont accompagné la formulation des stratégies
maoïstes de la « théorie des trois mondes », résumés - très à la
chinoise - par la formule « les Etats veulent l’indépendance,
les nations la libération, les peuples la révolution » invitant à
articuler les questions du pouvoir, de la culture et de la lutte
des classes d’une manière novatrice, que ceux qui ont préparé
la révolution culturelle (« la bourgeoisie n’est pas hors du
Parti, elle est dans lui »), sont demeurés pratiquement
inconnus des communistes égyptiens et arabes, et, quand ils
sont vaguement connus, ne le sont qu’à travers les
déformations - quand ce n’est pas les affabulations ou les
falsifications - de la propagande soviétique.
Je n’ai ici ni l’intention de bâcler l’écriture de cette histoire,
qui, je l’espère sera l’objet d’un travail sérieux plus tard (la
meilleure solution serait qu’un bon collectif s’en charge), ni
celle de poursuivre les polémiques du passé, bien qu’un
certain nombre d’anciens n’imaginent pas d’en sortir. Au
demeurant je préciserai que je tiens pour glorieuse cette
histoire dans son ensemble et que ses protagonistes ont été -
dans leur très grande majorité - les meilleurs des enfants de
l’Egypte, les plus sensibles à ses drames, les plus courageux
dans l’action pour y faire face. Ces qualités n’excluent pas
qu’ils aient pu avoir tort - ceux-ci, ceux-là ou même tous, c’est
à dire le mouvement dans son ensemble. Ou tout au moins
avoir des opinions aujourd’hui qui tiennent compte de ce que
le développement historique a produit.
Je me contenterai donc, dans les lignes qui suivent, d’aborder
les grandes questions auxquelles le mouvement communiste a
été confronté (la question palestinienne, celle de l’unité arabe,
celle de ses rapports au projet nassérien) pour donner l’opinion
que je me fais aujourd’hui des réponses qu’il y apportait et
surtout de leurs limites, voire béances.
La question palestinienne
La question palestinienne avait toujours été pour nous une
préoccupation majeure. L’attitude prise en décembre 1947 par
l’URSS en faveur du partage de la Palestine, et l’adhésion de
tous les partis communistes de l’époque, y compris dans le
monde arabe, en faveur de cette solution ont été l’objet non
seulement de discussions animées et de conflits, mais
également par la suite d’autocritiques des uns ou des autres,
sincères sans doute, mais que je ne trouve pas toujours
justifiées. La IIIe Internationale et les mouvements
communistes égyptiens et arabes ont toujours condamné à
juste titre le sionisme, dont ils voyaient l’expression d’un
projet non seulement nationaliste et raciste mais encore appelé
à créer une colonie de peuplement niant le droit à l’existence
même des « indigènes » palestiniens. Le mouvement
communiste égyptien a le droit aujourd’hui d’être fier d’avoir
soutenu, dès les années 1940, le courant anti-sioniste chez les
Juifs progressistes d’Egypte. Il n’y a donc aucune autocritique
à faire sur ces plans, à mon avis, même si avec habileté, la
propagande sioniste s’applique à confondre antisionisme et
antisémitisme.
La question du partage de la Palestine mérite par contre qu’on
regarde l’affaire de plus près. Mais, sur ce sujet, il est bon de
rappeler (car on s’est appliqué à l’oublier dans les polémiques
sur le sujet) que l’Union soviétique et les forces démocratiques
arabes, palestiniennes et égyptiennes ont d’abord soutenu
l’indépendance d’un Etat palestinien unifié, laïc et ouvert à
tous les habitants du pays, y compris les immigrés juifs de
fraîche date, ce qui était déjà une concession non négligeable.
Le sionisme a toujours refusé cette solution et, soutenu par la
puissance mandataire qui lui a permis de s’armer et de
constituer un « Etat dans l’Etat » tandis qu’elle désarmait le
mouvement palestinien de libération, créé une situation de fait
accompli au profit du projet sioniste expansionniste. On peut
discuter si, dans ces conditions, l’adoption d’un plan de
partage était tactiquement le meilleur (ou le pire) moyen de
« limiter les dégâts ». J’observe que la résolution par laquelle
l’ONU a adopté ce plan avait été soutenue par tous les pays
occidentaux et ceux du monde socialiste de l’époque, mais
rejetée par tous les pays africains et asiatiques alors membres
de l’organisation. Peut-être du côté soviétique quelques
raisons tactiques générales ont- elles pesé dans le sens du
ralliement au plan de partage : l’URSS était alors encore
terriblement isolée et cherchait désespérément à briser le
monopole nucléaire des Etats Unis. Le ralliement des
communistes égyptiens à cette tactique était peut-être
discutable, mais il me paraît que « l’autocritique » ultérieure,
unilatérale, a sous-estimé la complexité de la situation en
1947-1948 et a été de ce fait trop tranchée.
Avec le recul du temps, et les résultats catastrophiques des
stratégies mises en œuvre par les pays arabes, on est en droit
de se demander si l’acceptation du plan de partage de 1947
n’aurait pas constitué la meilleure solution. Je le crois. On me
répond que si les Arabes l’avaient accepté les sionistes n’en
auraient pas tenu compte et se seraient lancé dans la conquête
de territoires au- delà des frontières accordées par le plan.
C’est possible et peut être même probable. Il n’en demeure pas
moins qu’en refusant le partage nous avons facilité la tâche
des sionistes, permettant ainsi que la guerre d’agression
sioniste prenne l’allure d’un conflit entre « deux
nationalismes » placés sur le même plan, voire d’une guerre
« défensive ». J’ai insisté sur cette mise au point. La mode est
aujourd’hui à calomnier les communistes accusés par l’Islam
politique réactionnaire de s’être ralliés aux visées des sionistes
et des impérialistes; et la nouvelle génération ignore la vérité,
bombardée par ces mensonges. En réalité les communistes –
du moins certains, dont les camarades qui ont été à l’origine de
la création du PCE –Raya, auquel j’adhérais dès sa création en
1951 – proposaient la proclamation dès le 15 mai 1948 d’un
Etat palestinien sur les territoires qui leur avaient été octroyés
par le partage, sans pour autant reconnaitre la légitimité du
principe du partage et encore moins ses frontières. La
Palestine aurait été alors admise au sein de l’ONU le même
jour qu’Israel, le 15 mai. Je prétends que ces propositions
étaient incomparablement meilleures que celles de tous les
autres acteurs de l’époque, gouvernements arabes, partis
nationalistes et Frères Musulmans qui portent seuls la
responsabilité du désastre (la Naqaba). Je l’ai rappelé avec la
publication récente des documents du PCE (Raya) et de
Hadeto.
La question de l’unité arabe
Le mouvement communiste égyptien a toujours eu, dans
l’ensemble, des positions intelligentes concernant la question
de l’unité arabe. Il n’a jamais accepté la thèse de la
multiplicité des soi- disant nations arabes et de la
reconnaissance des « Etats » comme étant l’horizon définitif
du projet de libération. Mais il n’a jamais non plus gommé les
spécificités régionales héritées d’une histoire beaucoup plus
ancienne que celle du partage impérialiste du monde arabe et
n’a jamais adhéré aux thèses idéalistes du nationalisme pan-
arabe sur ce sujet. Alors que le mouvement nationaliste
bourgeois égyptien (représenté par le Wafd principalement) et
soudanais (les unionistes) gommait la spécificité soudanaise,
le mouvement communiste égyptien et soudanais définissait sa
stratégie en termes de lutte commune de deux peuples frères
contre des adversaires extérieurs et intérieurs communs. Plus
tard lorsque l’Egypte et la Syrie constituaient ensemble le
République Arabe Unie (1958), puis que la possibilité d’une
nouvelle avancée de l’unité arabe se dessinait à la suite du
renversement de la monarchie en Irak, le mouvement
communiste égyptien n’a pas hésité à critiquer les méthodes
mises en oeuvre par le régime nassérien, anti-démocratique et
méprisant à l’égard des réalités spécifiques des pays
concernés. L’histoire nous a donné raison, puisque ces
méthodes sont largement responsables de l’échec du projet.
Les différences de position qui ont séparé certaines
organisations communistes les unes des autres sur ce terrain
me paraissent aujourd’hui n’avoir été que des différences de
nuances : les uns (Hadeto) modulant leur critique de Nasser,
les autres (le PCE-Raya) soutenant plus clairement les
positions prises par Abdel Karim Kassem, chef irakien à
l’époque. Les deux positions étaient - de mon avis aujourd’hui
- faibles l’une et l’autre, mais elles s’inscrivaient dans une
ligne générale correcte.
Les rapports houleux entre les communistes et le régime
nassérien
La multiplicité des organisations communistes au cours
pratiquement de toute la période de leur déploiement, depuis la
renaissance du communiste égyptien (1942-1945) jusqu’à
l’auto dissolution des deux partis en 1965, nous paraissait à
tous inacceptable. La polémique entre ces organisations,
toujours violente, a certainement accusé les dimensions
personnelles des conflits, au détriment peut être d’un examen
plus sobre des différences réelles d’analyse et de stratégie. Il
reste que je me demande aujourd’hui si la recherche de l’unité
(ou son substitut: la « victoire » d’une organisation s’imposant
de facto) n’était pas le produit des conceptions dominantes à
l’époque du « parti », unique et détenteur nécessairement de la
« ligne juste ». Une meilleure attitude envers la démocratie au
sein du mouvement, soit dans « le » parti s’il est unique de
fait, ou presque, soit dans « les » partis, aurait été plus
favorable à un déploiement plus lucide des débats, sans
exclure leur front commun dans beaucoup de domaines.
Il reste que la multiplicité des organisations cachait une
appréciation différente de la stratégie générale de la révolution
à l’ordre du jour de notre histoire. Les uns pensaient en fait
que la libération nationale devait primer, et je traduirai cette
position en termes qui peuvent paraître extrémistes mais que je
souhaiterais compris dans un esprit qui n’est pas polémique,
en disant que, selon leur analyse, l’Egypte avait besoin d’une
révolution nationale bourgeoise démocratique. Les autres
mettaient l’accent sur la perspective, rapprochée et nécessaire
à leur avis, du passage de cette phase à celle de la construction
socialiste. Je ne crois pas qu’il soit tout à fait possible
d’associer le nom des différentes organisations à ces deux
lignes de pensée, qui les ont traversées toutes, même si
l’idéologie commune du dogmatisme de l’époque ne
permettait pas d’en faire apparaître clairement les contours.
Car les uns et les autres s’appuyaient sur la « méthode des
citations », les positions de l’Union Soviétique, la lecture de la
Démocratie nouvelle de Mao (1952) etc. Les ambiguïtés du
débat, jointes aux problèmes de « personnes », ont fragilisé
l’unification qui n’a duré qu’un temps court (1958), mais dont
nous étions tous très heureux de la réalisation à l’époque.
Le coup d’Etat des Officiers Libres en juillet 1952, puis la
cristallisation du nassérisme et son évolution par étapes à
partir de 1955 et 1961, transformaient la question du choix
perspectif stratégique en une question immédiate
incontournable : soutenir le nouveau régime, le critiquer, s’y
opposer ? Ici encore les retours en arrière, les relectures
critiques de ce que furent les positions des uns et des autres, et
soit leur justification, soit leur dénonciation, dont notre
littérature égyptienne progressiste contemporaine est remplie,
ne me paraissent généralement pas saisir ce qui à mon avis
constitue le fond du problème. Par exemple l’argument avancé
par certains camarades de Hadeto que, ayant été actif dans
l’organisation secrète des Officiers Libres, leur parti était
mieux placé pour apprécier - correctement selon eux - le
caractère progressiste du nassérisme dès sa naissance, ne me
paraît pas situer la question sur son véritable terrain.
Pour ma part je soutiens depuis 1960 que le projet nassérien
était un projet national bourgeois dans son essence même, du
début au terme de son déploiement, et qu’il n’a jamais franchi
les limites de celui-ci. Son style populiste n’est pas en
contradiction avec ce contenu; il constituait la seule forme
possible de déploiement de ce projet national bourgeois,
compte tenu de la faiblesse et du caractère historique
compradore de la bourgeoisie égyptienne dite « libérale »
d’une part, et de la crainte que les classes populaires, dont le
soutien était nécessaire, ne débordent le projet (d’où
l’entêtement anti-démocratique du nassérisme) d’autre part. La
forme « étatique » choisie pour la gestion n’était donc pas du
tout une « transition vers le socialisme », mais la seule forme
efficace de son déploiement. Malheureusement l’alliance
stratégique que l’Union soviétique forgeait avec la libération
nationale dans le tiers monde à partir de Bandung (1955)
d’une part, et l’étatisme du soviétisme lui-même d’autre part,
ont largement contribué à confondre étatisme et socialisme.
Je crois que l’histoire me donne raison a posteriori. Le
nassérisme a cédé la place au sadatisme, comme les
brejnévisme à Eltsine, sans que dans un cas comme dans
l’autre on puisse qualifier de « contre-révolutions » ces
transformations d’allure brutale. J’y ai vu au contraire
l’accélération des tendances internes propres aux deux
systèmes, la classe (bourgeoise) nouvelle constituée au sein et
de par l’étatisme étant par nature appelée à « normaliser » son
statut. Cela étant j’ai également dit et écrit que, dans un cas
comme dans l’autre, cette évolution n’avait rien de fatal. Une
autre évolution - vers la gauche - était possible, mais sa
possibilité dépendait de la maturité des forces socialistes au
sein de ces deux sociétés (et d’autres). A posteriori je suis
donc à l’aise en qualifiant le projet national bourgeois
d’utopie.
A la lumière de cette analyse je relis les positions prises par le
mouvement communiste égyptien d’une manière différente de
celle qui nous est proposée le plus fréquemment. Je crois donc
que la position de soutien, fût-il critique et parfois remis en
cause par l’anticommunisme du pouvoir, prise par Hadeto était
fondamentalement erronée parce qu’elle procédait de l’idée
qu’une « étape nationale bourgeoise » était nécessaire, positive
et s’ouvrirait sur son dépassement socialiste. Ma thèse est que
le capitalisme réellement existant comme système mondial
polarisant donne à tout projet bourgeois un caractère
compradore nécessaire et que le refuser c’est précisément
nourrir l’illusion de l’utopie nationale bourgeoise. J’exprime
aujourd’hui cette thèse avec plus de clarté qu’il y a une
trentaine d’années, mais j’en avais déjà plus que l’intuition à
l’époque.
C’est pourquoi ma relecture des positions du PCE-Raya qui
avaient toutes mes sympathies depuis 1950-1951 est différente
de celles qui lui ont adressé la critique sévère selon laquelle il
s’était fondamentalement trompé sur la nature du projet
nassérien. Ces critiques, qui ont été également les
autocritiques du PCE lui-même à partir de 1956 et sont
répétées aujourd’hui à satiété, me paraissent très unilatérales et
procéder d’un point de vue stratégique dont l’histoire a
démontré l’échec. Je laisse de côté donc les questions
secondaires de langage (régime « fasciste »), de la complicité
impérialiste éventuelle etc. Etait-il erroné de voir dans ce
projet un projet bourgeois condamné à l’échec ?
Très franchement donc je pense que le communisme égyptien
n’avait pas réellement fait sienne l’analyse de la Nouvelle
Démocratie de Mao. Hadeto jamais à aucun stade de son
histoire. Le PCE qui avait amorcé une réflexion allant dans ce
sens avant 1956 y a renoncé brutalement à partir de cette date.
En témoigne le contraste entre les deux rapports successifs du
PCE : celui de 1955 qui est critique à l’extrême du projet
bourgeois du nassérisme (lequel n’est donc pas considéré
comme une étape possible de la Démocratie Nouvelle, qui
implique la rupture avec l’illusion nationale bourgeoise) et
celui de 1957 qui non seulement se rallie à la thèse du
caractère « progressiste » du nationalisme bourgeois (qu’on
pouvait donc valablement décider de soutenir tactiquement de
manière à approfondir ses contradictions avec l’impérialisme)
mais encore, et de surcroît, l’analyse comme une étape (qui
sera qualifiée un peu plus tard de « voie non capitaliste ») de la
progression vers le socialisme. Aujourd’hui cette vision de la
Nouvelle Démocratie doit être critiquée à son tour, comme les
limites du maoïsme qu’elle a inspiré, à la lumière de
l’évolution de la Chine elle même. Mais pas pour lui substituer
pire : l’illusion nationale bourgeoise dont l’évolution
catastrophique de l’URSS et celle du Tiers monde démontrent
l’inanité.
Ainsi donc, la « position de gauche » substituait à l’époque -
les années 1950 - le projet d’une révolution socialiste
ininterrompue par étapes à celui d’une révolution nationale
bourgeoise. Je dis aujourd’hui que cette perspective, antithèse
de l’autre, procédait d’une analyse commune aux deux qui
sous estimait la polarisation immanente à l’expansion
capitaliste. Je dis aujourd’hui que le marxisme s’est
progressivement sclérosé faute d’avoir intégré cette
dimension. Révolution bourgeoise (position des sociaux-
démocrates et du nationalisme radical dans le tiers monde) ou
révolution socialiste (position du léninisme-maoisme) éludent
la vraie question : quelle est la nature de la révolution à l’ordre
du jour alors que la polarisation rend impossible et la
révolution bourgeoise et la révolution socialiste ? Bien que
l’expression de mon analyse dans les termes formulés ici soit
récente, ses racines remontent à l’époque même, aux années
1950.
Je suis de ceux qui ont porté un jugement sévère sur le
nassérisme, comme le lecteur de l’Egypte nassérienne pourrait
s’en convaincre. Avec le recul du temps je suis aujourd’hui
encore davantage radical dans ma critique. Le régime
nassérien ne souffrait pas d’un déficit démocratique, et son
style populiste n’était pas une forme primitive et insuffisante
d’ouverture démocratique; en fait il méprisait totalement l’idée
même de démocratie. Et je prétends que derrière ce mépris se
profilaient des intérêts de classe - ceux de la bourgeoisie. C’est
aussi la raison pour laquelle ce régime est bel et bien
responsable de la suite : de l’infitah et de la montée de l’Islam
politique.
La formule proposée par Mohamad Sid Ahmad - que « Nasser
avait nationalisé la politique » - vaut la peine qu’on y
réfléchisse. C’est plus qu’un bon mot. Nasser a interdit le
débat d’idées et détruit les deux pôles qui avaient occupé le
devant de la scène depuis les années 1920 de ce siècle : le pôle
libéral bourgeois, moderniste, il est vrai modérément
démocratique et guère plus que laïcisant (mais ces limites
tenaient à la faiblesse de la bourgeoisie égyptienne), le pôle
communiste qui associait la modernisation à la libération
nationale et sociale. Il les a détruit systématiquement non pas
seulement par une répression policière plus brutale qu’elle
n’avait jamais été dans l’histoire moderne du pays, mais
encore en fermant tous les lieux de débats d’idées. Ce faisant il
créait un vide culturel dramatique et ouvrait grandes les portes
au retour du traditionalisme islamiste en recul continu depuis
un siècle et demi, depuis Mohamed Ali. Il en favorisait même
la renaissance par des politiques, peut être tacticiennes à
courte vue, mais non moins dangereuses à plus long terme.
Depuis un siècle la pensée traditionnelle de l’Egypte
précapitaliste était en voie de disparition. L’Azhar qui en
constituait le centre faisait figure pâle face aux universités
modernes. On pouvait laisser l’institution poursuivre sa mort
lente. Au contraire Nasser s’est employé à « moderniser »
l’Azhar, qu’il pensait sans doute - comme tous les dictateurs -
pouvoir indéfiniment contrôler et même utiliser. Avec des
arguments opportunistes permettant une interprétation dite
socialiste de l’Islam. Arguments qui peuvent être retournés,
comme on le sait, sans difficulté aucune. L’attitude
progressiste correcte eut été de laisser à la religion son
domaine et de porter le débat ailleurs et en dehors de celle-ci.
Cette attitude aurait d’ailleurs, à mon avis, porté ses fruits à
l’intérieur même du champ religieux, en créant les conditions
pour que les différentes interprétations possibles de celle-ci
(progressistes et réactionnaires) s’affrontent librement sur leur
terrain propre. En quoi consistait donc la « modernisation de
l’Azhar » ? Isabelle me rappelle que lorsque je lui faisais
visiter l’institution, dans les années 1950, elle s’étonnait que le
XIIe siècle puisse encore exister : étudiants allongés sur de la
paille (au sens propre du terme), ânonnant les textes distribués
par leurs maîtres. La modernisation a substitué à cet état de
choses des bâtiments, des dortoirs, des réfectoires, des salles
de cours, des programmes définis, des examens, des diplômes,
le tout imité des institutions de l’enseignement moderne. Mais
l’esprit n’a pas été modernisé. Ainsi la réforme a-t-elle permis
de donner aux traditionalistes une plate- forme et une
légitimité dont ils ne bénéficiaient pas jusque là. Le résultat en
tout cas est aujourd’hui hélas bien visible; outre les dizaines de
milliers d’étudiants du genre de celui auquel j’ai fait référence
plus haut, nous avons aujourd’hui des milliers de « docteurs »
du même modèle intellectuel. Que cela soit bien possible j’en
veux pour preuve cette histoire hélas véridique qui m’a été
raconté par un vieil ami qui l’avait entendue de ses oreilles. A
l’Université (« moderne ») branche El Azhar d’Assiout un prof
« docteur » (en quoi ?) a donné une conférence sur les
« djinns », au cours de laquelle il a expliqué qu’un homme
pouvait avoir des rapports sexuels dans son sommeil avec une
djinna (une fée). Il en avait eu la preuve matérielle un matin en
examinant ses draps ! Narquois, un auditeur lui a demandé si
une femme pouvait avoir des rapports similaires avec un djinn
masculin. Impossible, expliqua-t-il, c’est contraire à la loi
religieuse (la charia), honteux (eib), et d’ailleurs on ne connaît
pas de femmes qui aient été enceintes de djinns ! Il parait que
ce « professeur » est un islamiste « modéré » qui,
« officiellement », aurait condamné le « terrorisme ». Son
enseignement doit pourtant produire des fous de Dieu à la
douzaine. On lit dans des revues américaines sérieuses ou chez
quelques post modernistes français que, la vérité étant
évidemment relative, des opinions de ce genre (la croyance
dans les djinns par exemple) en valaient d’autres (comme la
théorie physique des quanta). Cela arrange bien les choses et
surtout les intérêts des plus forts : aux uns la spécificité des
djinns, aux autres la physique nucléaire, à chacun sa
spécificité!
On peut en dire autant des effets de la réforme judiciaire qui a
transféré l’application des lois concernant le statut des
personnes, qui était et demeure géré par la loi islamique - la
charia - des tribunaux religieux aux tribunaux civils. Alors que
jusque là au moins les lois dans leur ensemble à l’exception du
statut des personnes - relevaient d’un droit laïc, le transfert en
question a gangrené le système judiciaire égyptien, ouvrant
toutes grandes ses portes aux obscurantistes qui, à partir du
statut des personnes, se proposent d’étendre l’application de la
charia à tous les domaines régis par la loi. Ici encore la
réponse progressiste au défi pour amorcer l’évolution
souhaitable eut consisté à élaborer un droit des personnes laïc
et moderne et à laisser aux citoyens l’option ouverte entre
celui-ci, géré par les tribunaux de l’Etat, et les droits religieux
administrés selon la tradition. Il est certain que
progressivement le choix des citoyens se serait porté de plus
en plus vers la formule moderne. En contrepoint la
« modernisation » des tribunaux religieux par leur absorption
dans le corps judiciaire civil contribuait à détruire ce qu’il y
avait de moderne et de laïc dans l’Etat égyptien. Le nassérisme
a accentué et non réduit la confusion entre l’Etat et la religion.
La justice égyptienne est revenue aujourd’hui, grâce à ces
« réformes » à l’obscurantisme de l’époque ottomane !
Au plan de la culture, le nassérisme s’est donc avéré
profondément réactionnaire. Il est vrai que jusqu’à la mort de
Nasser les effets de cette régression étaient apparemment
contenus. Mais le ver était dans le fruit. Et il a suffit que son
successeur Sadate choisisse l’arme de l’Islam pour faire avaler
l’infitah, la compradorisation et la capitulation face à
l’impérialisme et au sionisme pour que, en un rien de temps,
les forces obscurantistes, déjà largement infiltrées dans deux
des institutions fondamentales de la vie sociale - l’éducation et
la justice - en prennent le contrôle presque absolu. Je ne sais
pas combien de temps il faudra pour que, dans la meilleure des
hypothèses, l’Egypte parvienne à sortir de ce bourbier. Tenter
de justifier ces gigantesques pas en arrière au nom de la
« spécificité », qu’on prétend constituer une « force de
résistance culturelle à l’impérialisme occidental », relèverait
de la galéjade amusante si cela n’était pas tragique.
L’obscurantisme ne peut que servir les stratégies de
l’impérialisme, il n’a jamais été et ne sera jamais le moyen de
relever le défi qu’il constitue.
Le ralliement à la thèse de l’étape nationale bourgeoise et à la
théorie soviétique de la « voie non capitaliste » a été général
dans le communisme arabe. Sans doute l’unité des
communistes en Syrie et en Irak, organisés dans des partis qui
reproduisaient jusqu’à la caricature le modèle soviétique (le
culte de la personnalité de Khaled Bagdache par exemple)
pouvait-elle donner l’apparence d’une grande supériorité sur
celui de l’Egypte éclaté en organisations rivales, et parfois
inspirer des attitudes arrogantes. Il est possible qu’en Irak les
communistes aient été plus fortement implantés dans les
masses populaires qu’en Egypte ou même en Syrie. Il reste
que ni les uns ni les autres ne sont parvenus à constituer une
alternative sérieuse à la montée du baasisme, une formule
idéologique proche de celle du nassérisme et du radicalisme
nationaliste populiste bourgeois qui s’est épanoui à travers un
grand nombre de pays du tiers monde à l’époque. La fusion
entre le baasisme civil et les militaires nationalistes, les coups
d’Etat qui ont porté ces derniers au pouvoir, ne pouvaient que
rapprocher ces modèles de la même famille. Et, comme en
Egypte, les communistes de Syrie et d’Irak ont fini par s’y
rallier, pour constituer l’aile gauche du mouvement, fut-elle
« critique », et non l’alternative à celui-ci.
L’érosion puis l’effondrement de l’utopie nationale bourgeoise
devait, de ce fait, entraîner dans sa chute celle de la crédibilité
de l’option historique du mouvement communiste arabe. Peu
de camarades dans ces mouvements avaient imaginé possible
la désagrégation du système soviétique. Peu d’entre eux
avaient pris au sérieux les avertissements de Mao que la voie
empruntée était une « voie capitaliste » qui devait conduire
naturellement - en URSS mais aussi en Chine - à l’affirmation
des appétits bourgeois de la nouvelle classe. Le mouvement
communiste dans son ensemble n’était donc pas préparé à
affronter les défis d’un monde transformé par ce double
effondrement du modèle soviétique et de celui issu de la
libération nationale de l’étape de Bandung. Il ne me parait
guère avoir beaucoup avancé sur ce plan, comme en témoigne,
pour moi, le débat égyptien récent sur la perspective socialiste
et ses rapports au programme du Tagamou. Le mouvement
reste donc imprégné de nostalgie du passé, nostalgie du
modèle soviétique, nostalgie de l’époque nassérienne. Ce n’est
pas sur cette base qu’on pourra progresser au delà de ce que
furent les limites du marxisme historique dans cette région du
monde et ailleurs. Ce n’est pas non plus, cela va de soi pour
moi, en capitulant davantage devant la double évolution, en
direction de la compradorisation de la société réelle,
étroitement associée au transfert du combat sur le terrain
mythologique de la « spécificité culturelle ».
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CHAPITRE IV
Intermède parisien : janvier- septembre 1960
Charles Prou m’avait donc offert un stage au Service des
Etudes Economiques et Financières (S.E.E.F.), rattaché au
Ministère des Finances. Le service était dirigé par Claude
Gruson qui n’a guère besoin d’être présenté à quiconque
s’intéresse à l’histoire économique contemporaine. Gruson a
été l’initiateur d’une pensée économique authentiquement
révolutionnaire, qui avait - un temps - donné à la France un
rôle d’avant garde, perdu évidemment depuis le ralliement aux
stupidités du néolibéralisme. Il avait pensé un système
cohérent de régulation du marché capable de servir le projet
sociétaire de la gestion social démocrate nouvelle du
compromis historique capital-travail. Il en avait pensé
l’outillage macro-économique nécessaire et animé l’institution
(le S.E.E.F.) qui allait en développer les techniques. Cela allait
bien au delà de la gestion keynésienne élémentaire des
finances publiques. Comparée aux deux seuls autres
conceptions de la planification indicative dans le capitalisme
développé - celle développée en Norvège par Frisch et au Pays
Bas par Tinbergen - la conception du S.E.E.F. était largement
supérieure, parce qu’elle savait mieux expliciter le sens des
options politiques et sociales et leur donner une formulation en
termes de politiques économiques précises dans tous les
domaines - gestion des salaires et des prix, du crédit et de la
monnaie, des échanges extérieurs, des incitations à la
modernisation technologique, des marchés financiers. Il ne
s’agissait pas d’une conception technocratique étatiste comme
le prétendent aujourd’hui ceux qui veulent dénigrer l’idée de
planification et de régulation à tout prix. Il s’agissait d’une
expression scientifique efficace d’une vision sociale de la
gestion de l’économie et de son développement, beaucoup plus
élaborée elle même que la vision simple de l’économie sociale
à l’allemande.
Il ne pouvait y avoir de meilleure école. De surcroît Gruson,
comme tous ses collaborateurs, avait véritablement l’esprit
libéral; et le service n’imposait à personne des tâches
particulières.
Cette méthode favorisait les initiatives créatives. On discutait,
imaginait en collectif un travail, constituait librement une
équipe qui mettait en oeuvre son propre programme.
Contrairement au préjugé général des « organisateurs »,
l’absence de discipline hiérarchique autre que formelle
n’incitait pas à la paresse, mais au contraire à un travail
intense accepté parce qu’intéressant intellectuellement pour
tous ceux qui y participaient. Charles Prou, Denizet, Bénard,
Nataf, Henri Durand et d’autres ont été mes maîtres et
collègues durant ces six mois intenses dans ma formation
personnelle.
J’avais choisi de constituer une équipe à deux avec le
mathématicien Nataf. Nous avions imaginé ensemble la
possibilité d’expliquer les prix relatifs des produits des
différents secteurs de l’économie - et donc potentiellement
d’agir sur eux par des politiques efficaces - par les proportions
que l’autofinancement représente par rapport au recours au
financement externe pour chacun des secteurs de l’économie.
L’idée de départ était simple : nous vivons dans un système
capitaliste où la conservation du contrôle de la propriété du
capital compte pour ceux qui en sont les bénéficiaires. Or la
structure de cette propriété, sa dispersion plus ou moins
grande, celle des oligopoles principaux et de leurs rapports aux
marchés financiers, déterminent des proportions
d’autofinancement diverses d’un secteur à l’autre qui
constituent des objectifs des stratégies de décision des
entreprises. Les données de la concurrence - l’offre - et les prix
relatifs en découlent. L’idée se situe donc aux antipodes du
discours irréaliste du néolibéralisme pour qui le « marché »
détermine spontanément les « prix vrais ». A ce discours
irréaliste - le concept de « prix vrais » n’a aucun sens - nous
opposions, Nataf et moi, avant même que le discours néo-
libéral ne se soit imposé, une analyse réaliste du marché dans
l’une de ses dimensions déterminantes.
Il fallait donner à cette idée la forme d’un modèle qui
permettrait d’en exploiter le potentiel. La comptabilité
nationale, les T.O.F. (Tableaux d’Opérations Financières), des
enquêtes de structure dans différents secteurs de l’économie et
d’autres statistiques commandaient la structure du modèle à
imaginer. Mon rôle était d’en proposer une formulation.
Ensuite il fallait lui donner une forme mathématique
exploitable. D’abord par la cohérence du système des
équations à travers lequel s’exprimaient les interdépendances
actives majeures retenues - ni trop (pour que le système ne soit
pas impossible), ni trop peu (pour qu’il ne soit pas
indéterminé). Rôle partagé entre nous deux, discuté point par
point. Enfin il fallait exploiter le système. Il faut savoir qu’à
l’époque l’ordinateur était encore une grosse machine
rudimentaire. Ce rôle c’est le vrai matheux Nataf - qui était
seul à pouvoir remplir.
On s’est follement amusé je dois dire. Et le résultat n’en a pas
été moins intéressant. Le modèle révélait des choses
importantes, expliquait pourquoi et en quoi la structure des
prix relatifs français différait de celle du marché mondial
apparent. Il permettait de proposer des politiques de
modernisation accélérée si l’on voulait rapprocher le système
français de celui du capitalisme mondialisé, comme il
permettait de renforcer l’efficacité de politiques sociales
sectorielles éventuelles par la « déconnexion » contrôlée des
deux systèmes - français et mondial. Le « modèle à prix
variables » est entré dans la panoplie des outils de la macro-
économie non conventionnelle. Inutile de dire que les experts
de la Banque mondiale par exemple n’auraient jamais été
capables d’en faire autant, prisonniers qu’ils sont de leur
préjugé idiot selon lequel le marché est autorégulateur par
nature. Jusqu’à ce jour la Banque mondiale ne sait pas ce que
sont les prix relatifs; ce sont pour elles, des données primaires
sur lesquelles elle ne se pose aucune question.
Je dois donc dire que je dois beaucoup au S.E.E.F., et je peux
dire que j’ai acquis l’essentiel de ma formation professionnelle
en deux lieux : à la Mouassassa au Caire, au S.E.E.F. à Paris.
Après quoi je me sentais capable de voler de mes propres
ailes, c’est à dire de poursuivre ma propre formation -
permanente - en faisant face à de nouveaux problèmes.
Comme ceux que j’allais rencontrer au Mali et ailleurs dans le
tiers monde.
Pendant ces six mois j’habitais chez mes beaux parents, à
Pavillons sous bois. Je me rendais chaque jour par bus et
métro au S.E.E.F., en bas de l’Avenue de l’Opéra, près du
Louvre qui logeait à l’époque les Finances. J’arrivais vers dix
heures du matin, repartais entre quatre et huit heures du soir,
selon l’humeur et le travail. Tout était parfait sauf que je
souffrais de ne pas pouvoir faire de sieste ! J’ai appris plus
tard, à Bamako, lorsqu’Elie Lobel nous y a rejoint que lui
également, recueilli au S.E.E.F. après mon départ, souffrait du
même manque. Il avait donc installé dans son bureau un lit de
camp - pour la sieste. Il paraît que les collègues -très Français -
trouvaient cette habitude curieuse ! Je n’y avais pas pensé et le
regrette.
A Paris je considérais de mon devoir de reprendre contact avec
le PC pour le mettre au courant de la situation en Egypte. Je
revoyais Aghion - dont je ne me souviens plus s’il était déjà
rentré de son exil italien et s’il avait déjà ouvert son « café
boutique » comme je l’appelais, c’est à dire sa galerie de
peinture Boulevard Saint Germain, près du café proche de
Sciences Po que nous avions beaucoup fréquenté dans nos
années d’étudiants, un « café boutique ». En tout cas je revis
Aghion, comme je rencontrais l’équipe de Démocratie
Nouvelle. Noirot, qui la dirigeait, était ouvert aux analyses que
je lui proposais. Mais d’une manière générale je sentais que le
PC en était gêné : Moscou était content de Nasser, il ne fallait
pas trop faire connaître au public français comment il traitait
les communistes. Je revoyais également bien des amis, dont
Jacques Vergès alors en plein dans le bain de l’action du
collectif d’avocats qui défendaient courageusement les
Algériens, au péril de leur vie, menacée par les sbires de
l’O.A.S. En 1960 le conflit sino- soviétique battait son plein.
Je lisais tout ce qui le concernait, notamment la littérature
chinoise qui commençait à circuler largement. Mes sympathies
allaient sans détour à la critique maoïste du soviétisme. Bien
des pages publiées alors étaient prémonitoires et avertissaient
qu’il faudrait s’attendre un jour à la restauration complète du
capitalisme en URSS. Mais le PC avait fait son choix, il
soutenait la ligne de Moscou sans réserves. J’étais contraint de
prendre quelques distances.
En juillet Isabelle rentrait d’Egypte à son tour, par avion. Elle
avait voyagé avec André Ghali, contraint d’émigrer, avec le
bébé que son épouse, la sœur de Melle Politi lui laissait, étant
elle morte dans l’accouchement. Voyage pénible et
véritablement triste. Se posait la question : qu’allons-nous
faire ? Gruson m’avait proposé de rester au S.E.E.F. Mais je
penchais pour une autre solution. Rester à Paris dans ces
conditions c’était choisir de mettre mon énergie et mes
capacités intellectuelles finalement au service de la gestion du
capitalisme. Pourquoi ne pas chercher à les mettre au service
de la libération et du progrès quelque part dans le tiers monde
? Rester à Paris, c’était aussi plus ou moins rejoindre le lot des
« réfugiés politiques ». La fréquentation de ceux-ci me
convainquait que rien n’est plus destructeur que cette position.
Je voyais ces réfugiés vivre dans l’illusion qu’ils étaient
encore dans leur pays de provenance, essayer de continuer d’y
agir par procuration. C’était contraire à mon tempérament.
Sur ce Jean Bénard me fit une autre proposition : celle d’aller
à Bamako. Durant les heures du déjeuner au S.E.E.F. j’avais
eu l’occasion de bavarder longuement avec lui de mon
expérience de « planification » au Caire et de mes analyses
politiques; et Bénard savait ce que je faisais au S.E.E.F.. Lui et
Charles Bettelheim étaient conseillers du nouveau
gouvernement de la République du Soudan (l’ancien Soudan
français), associé au Sénégal dans la République fédérale du
Mali de courte durée (elle devait éclater en août 1960). Mais
ils estimaient l’un et l’autre ne pas pouvoir remplir
correctement leur mission en l’absence d’un relais permanent
à Bamako, qui devrait être un bon économiste solide
politiquement. Aucun Malien à l’époque ne répondait à ce
critère. Je n’en étais pas surpris. Durant mes années d’étudiant
je n’avais pas rencontré d’étudiants maliens, il n’y en avait
tout simplement pas ! La presque totalité des étudiants de
l’AOF-AEF venaient du Sénégal, du Togo-Dahomey, du
Congo. Les autres territoires n’en fournissaient guère, ceux du
Sahel presque pas. Par contre j’avais rencontré des hommes
politiques du futur Mali, le vieux Konaté - décédé et à qui
Modibo, que je ne connaissais pas, avait succédé, mais aussi
Madeira Keita, qui se situait dans l’aile la plus radicale du
RDA. Mon nom suggéré à Madeira reçut immédiatement son
approbation. La chose était décidée. Le 20 septembre 1960
nous nous embarquions, Isabelle et moi, pour Bamako, par
avion. Une date précise qui n’échappe pas à ma mémoire,
simplement parce qu’elle est celle à laquelle le Congrès de
l’Union Soudanaise, réuni au lendemain de l’éclatement de la
fédération du Mali, proclamait le « marxisme-léninisme
religion d’Etat » comme je disais. Ce ne fut pas le plus
mauvais des choix; et la proclamation du christianisme, de
l’Islam ou du néolibéralisme religions d’Etat ont prouvé être
bien pires. En tout cas la coïncidence était bienvenue. On ne
pouvait faire mieux !
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CHAPITRE V
BAMAKO (1960-1963)
Nous arrivions donc à Bamako le 20 septembre 1960. L’avion
avait fait escale à Dakar, au petit matin; et l’aéroport de
l’époque n’avait ni la modernité ni la prestance de ce qu’il est
devenu. Hangar simple; Isabelle se rendant aux toilettes revint
me dire : on est en Egypte, c’est plein de cafards énormes.
L’arrivée à Bamako accusait la ressemblance. Spirale de
descente vers le vieil aéroport, à l’époque le long du fleuve; le
Niger déroulé comme le ruban du Nil, la savane pauvre
presque désertique en vue, les bords du fleuve verts de
cultures. A l’aéroport population masculine habillée du
boubou - la galabiyeh. Le grand Soudan, nommé ainsi par les
Arabes, de l’Atlantique à la Mer Rouge, présente bien une
physionomie homogène de son Ouest à son Est. Lorsque j’ai
connu, plus tard, Khartoum, je me suis davantage convaincu
de cette unité du grand Soudan. Les Français n’avaient donc
pas eu tort d’appeler leur colonie le Soudan français, devenu
République Soudanaise (pour la distinguer de la République
du Soudan, l’ex anglo- égyptien) puis depuis peu République
du Mali, après l’éclatement de la fédération du même nom.
A Bamako nous fûmes logés pendant environ un mois au
Grand Hôtel. Vieil Hôtel colonial encore en bel état, doté de
chambres spacieuses et de vérandas avec vue sur le jardin de
manguiers, de mendiants, de caoutchoucs, coloré par les
bougainvillées aux couleurs multiples. Splendide. Les soirées
de l’hôtel étaient animées, au piano bar, par un personnage
haut en couleur. Louis de Gonzague était le nom de cet homme
d’une obésité sans pareille. Vrai descendant des Bourbons dont
il était la caricature physique, portrait craché de Louis XVI.
Plus tard nous le revîmes à la Coupole à Paris.
L’administration malienne nous logea dans une villa modeste
située sur la colline de Koulouba, qui domine la ville, logée en
bas le long du fleuve, à l’époque sur sa seule rive gauche. La
ville était perdue dans les jardins colorés, et n’avait guère plus
de 200.000 habitants (elle a dépassé le million aujourd’hui et
s’est étendue sur la rive droite du Niger). Une petite route en
lacets grimpait la colline de Koulouba où était concentrée la
ville administrative coloniale, le palais du gouverneur devenu
celui du Président, trois ou quatre grands ministères, dont celui
de l’Economie et du Plan auquel j’étais rattaché. La villa était
partagée en deux, notre aile comportait un grand séjour et une
grande chambre, une salle de bains non moins spacieuse bien
que rustique dans ses équipements (douche faite avec un seau
percé d’une pomme d’arrosoir qu’on descendait à l’aide d’une
poulie pour le remplir), belle véranda. Meubles à la coloniale
africaine, style Louis caisse comme on disait, dont nous avons
rapidement amélioré l’aspect avec des objets et des
couvertures « soudanaises » à bandes colorées. Cuisine à
l’extérieur comme on le faisait (et le fait toujours) beaucoup
dans cette partie de l’Afrique. Lieu agréable. Maison entourée
de jardins, d’arbres, peuplés de singes parfois trop insistants.
En fin de saison sèche, affamés, ils n’hésitaient pas à venir en
groupes faire le siège jusqu’à ce qu’on les nourrisse. Isabelle
garde un mauvais souvenir de ces singes. Descendant la
colline à pied - pour se promener - elle et des vendeuses de
mangues furent attaquées par un méchant singe affamé,
Isabelle mordue au mollet. La cicatrice reste - mais à peine
visible - recousue à la perfection. Traitement pénible contre la
rage évidemment. Des années plus tard, à Nossi Bé, Isabelle
racontait son histoire et celle d’un monsieur mordu par un
serpent le même jour et qui craignait de mourir, laissant une
femme enceinte. Son interlocutrice lui dit : la femme enceinte
c’est moi, l’enfant c’est cette jeune fille, mon mari n’est pas
mort, et il m’avait raconté votre aventure. Coïncidences. Il y
avait aussi dans les parages d’autres bêtes maléfiques : un
python qui visitait le jardin de temps à autre, plus dangereux
les foufouni (serpent minutes) dont il faut évidemment se
méfier, ou les mygales. Cinq de ces araignées énormes de dix
ou vingt centimètres de diamètre pattes écartées - en visite
collective sur la véranda - avaient terriblement fait peur à
Isabelle. Mais n’exagérons pas nos tartarinades. L’endroit était
calme, beau et sûr malgré tout. On m’affecta une voiture,
d’abord une terrible Dauphine. Véhicule instable et tout à fait
inadapté pour les routes d’Afrique, heureusement assez vite
retiré de la circulation. On me la remplaça par une 2CV
robuste, la vraie voiture pour aller sur tous les terrains.
Le Plan malien
Mes connaissances relatives à l’Union Soudanaise étaient
rudimentaires, bien que son aile gauche (Madeira)
m’accueillait comme un frère. Et très sincèrement. Ce que je
jugeais donc devoir être ma première responsabilité était de
combler cette lacune sans quoi je ne pourrais rien faire de bon.
Longues discussions avec Madeira, Djim Sylla - le directeur
de cabinet au Plan - qui devint un ami véritable, Idrissa Diarra,
le secrétaire à l’organisation du parti, et d’autres évidemment.
J’en tirais quelques conclusions probablement banales mais
néanmoins utiles à rappeler ici, parce qu’elles éclaireront la
suite. L’Union Soudanaise s’était imposée comme parti unique
de fait, dès l’époque coloniale, étant parvenue à unir toutes les
forces anti impérialistes et à isoler les candidats à la
collaboration avec l’administration. Le 20 septembre il se
proclamait parti unique de droit, « guidé par le marxisme-
léninisme ». Mais il restait de facto un large front de forces
sociales diverses, traversé de contradictions.
Son aile droite était constituée par les commerçants (les
Dioula) qui avaient toujours été influents dans cette société, de
surcroît liés aux paysans, dont ils collectaient les productions,
dans des relations ambiguës d’exploitation et de services
rendus. Les commerçants avaient été largement les financiers
de l’US. L’aile gauche recrutait dans le milieu des petits
fonctionnaires - il n’y avait pas, à l’époque coloniale, de hauts
fonctionnaires « indigènes » : des instituteurs, des infirmiers,
des agents de l’administration, qui encadraient des syndicats
de ces professions unifiés et relativement puissants. Le PC
français avait beaucoup contribué à la formation politique de
ces cadres.
L’Union Soudanaise était parvenue, par le succès de son
implantation dans tout le pays, à élever le niveau politique du
peuple comme ne l’imaginent guère la plupart des politologues
spécialistes de l’Afrique. J’en donne pour preuve la
comparaison qui devrait frapper entre la teneur des discours
que les leaders de l’Union Soudanaise tenaient dans les
réunions publiques de masse, abordant des problèmes sérieux,
et celle d’un gouverneur des colonies s’adressant à ses
« administrés » au Mali à peine trente ans plus tôt. Celui-ci
prononçait quelques phrases en français « y a bon banania »,
rappelait les vertus de la mère patrie - en premier lieu sa force
militaire ! - exhortait les « indigènes » à bien faire la fête le 14
juillet, avec tams tams, bien boire (du vin !) et faire beaucoup
d’enfants qui seront de bons soldats.
La grande masse du peuple était formée de petits paysans
fortement organisés dans leur société villageoise. Dans ce
cadre des petites chefferies locales - improprement qualifiées
parfois de « féodaux » - conservaient un degré d’influence fort
variable d’une région à l’autre. L’administration coloniale
n’était pas parvenue à mettre de son côté l’ensemble de ces
chefferies, que l’US avait largement récupéré. La paysannerie
n’était pas une masse passive, comme l’imaginent souvent
ceux qui ne la connaissent pas. Elle gardait une autonomie
réelle vis à vis des chefferies, des commerçants et des militants
urbains de l’US. Mais elle n’avait pas de direction propre à
elle, à l’exception de noyaux ici et là d’anciens combattants
(ceux qu’on appelait dans l’armée française les « tirailleurs
sénégalais » étaient, dans leur plus grand nombre, des Maliens
et des Voltaïques).
Les villageois géraient leur autonomie par le moyen du komo.
Souvent mal traduit par le terme péjoratif de sorcellerie, le
komo est en fait une société secrète chargée de faire régner
l’ordre social. Masqué, il opère de nuit pour punir les fauteurs
de trouble (les femmes adultères par exemple), manie le
poison, et bien sûr entre en relation avec les forces
surnaturelles. En fait il opère sous le contrôle étroit du conseil
des anciens. C’est la forme normale de gestion du politique
dans les sociétés qui ignorent encore l’Etat. Ces Conseils
d’anciens fonctionnent exactement comme la choura de
l’Arabie pré et post islamique. Ils n’ont pas le droit d’innover
mais sont là seulement pour faire respecter la tradition (tribale
et dans le cas arabe tribale et islamique). Or la démocratie se
définit précisément par le droit d’innover, par le transfert de la
responsabilité de faire la loi de Dieu aux hommes, par la
proclamation que l’individu et la société font leur histoire et ne
la subissent pas seulement. La choura n’a donc rien de
spécifique, ni de démocratique. Le discours de l’Islam
politique contemporain qui prétend le contraire reproduit
textuellement celui du « socialisme africain » qu’on prétendait
fonder sur cette soit disant démocratie traditionnelle des
villages, et dont j’avais entendu à satiété des versions à peine
différentes d’un pays à l’autre dans l’Afrique de l’époque. Le
komo avait survécu à bien des systèmes de domination des
villages que ce soit par les Etats militaires précoloniaux ou par
l’administration coloniale. A tel point qu’on disait que le
Soudan français était musulman à 90 % (parce que 90 % de sa
population répondait oui à la question : Mahomet était-il le
prophète d’Allah ?) et animiste à 90 % (90 % de la population
croyaient aux pouvoirs surnaturels du komo). L’Union
Soudanaise a déployé des efforts considérables - non sans
succès - pour extirper le komo des consciences et de la réalité,
de manière à asseoir le pouvoir de ses militants puis de son
administration. Le prétexte était l’éradication des préjugés et
des superstitions (mais comme on le sait une superstition en
remplace une autre !); l’objectif réel était le démantèlement de
l’autonomie de la paysannerie. Ce faisant l’Union Soudanaise
a largement contribué à approfondir l’islamisation du pays. On
en paie peut être maintenant le prix par le surgissement de
mouvements fondamentalistes.
L’Union Soudanaise avait ses intellectuels - les cadres
militants urbains de gauche formés à l’école des communistes.
Mais elle ne comptait guère de « diplômés » de
l’enseignement supérieur, dont je ne confonds pas le concept
avec celui d’intellectuels. Pour la bonne raison que la
scolarisation secondaire était encore minimale (je crois qu’il
n’y avait jusqu’à la fin des années 1950 qu’un seul Lycée pour
tout le Soudan français). Les diplômés de la première
génération formée en plus grand nombre ne sont guère rentrés
au pays avant 1962-1965; ils n’avaient pas de passé politique
militant, mais devaient bénéficier de l’avantage de leur
formation pour accéder immédiatement à des niveaux de
responsabilité relativement élevés dans l’administration. Cette
situation favorisait l’opportunisme, la surenchère verbale
nationaliste ou prétendue socialiste, souvent la prétention et
l’arrogance. Ceux-là auront une grande part de responsabilité
dans la dérive ultérieure qui a conduit à la débâcle du régime.
Ils rallièrent d’ailleurs le nouveau régime sans grand problème
de conscience.
Que pouvaient être le développement et la planification dans
ces conditions ? Ce que je vais en dire dans les lignes qui
suivent a été le produit authentique d’échanges de vues
approfondis et continus entre d’une part le petit groupe des
associés étrangers (Faure, Molle, moi-même, et plus tard
lorsqu’il nous eu rejoint Lobel, Bénard au cours de ses
missions) et d’autre part un petit groupe des dirigeants de la
gauche de l’US (Madeira, Idrissa Diarra, Djim Sylla en étaient
les animateurs les plus actifs). Cette gauche malienne n’était
pas sectaire, pas du tout; elle était tout à fait consciente du
poids que les chefferies et les commerçants représentaient dans
la société, des concessions qui étaient inévitables, de l’utilité à
ce stade de mobiliser au bénéfice d’un projet sociétaire
progressiste les compétences organisationnelles de ces couches
qu’on se proposait de « neutraliser » (ne pas leur permettre de
prendre la direction) mais non de traiter en ennemis. Les
conditions existaient réellement pour que les choses avancent,
et la dérive ultérieure n’était pas inscrite dans les cartes de
départ.
Nous prenions au sérieux les déclarations et les objectifs
définis par le Parti par conviction et honnêteté. Ces objectifs
relevaient d’ailleurs du bon sens : réaliser la scolarisation
maximale, la vaccination de masse et l’installation de centres
de santé dans les villages, améliorer le réseau routier et
désenclaver les régions lointaines, doubler la production
agricole par famille paysanne (l’objectif ne précisait ni les
moyens techniques - irrigation, amélioration des semences et
des équipements en sec, traction attelée etc, ni les moyens
sociaux - degré de coopération, prix et organisation de la
collecte etc, ce qui était fort heureux et laissait donc une marge
pour la mise au point par la discussion et l’expérience), non
pas industrialiser à outrance comme les détracteurs de
mauvaise foi de l’expérience l’ont dit mais amorcer
l’industrialisation par l’implantation de quelques industries
légères, évidemment de substitution d’importations (le
discours de la Banque mondiale contre ce type d’industries
auxquelles elle oppose les industries d’exportation est
simplement absurde et vide de sens), et de grande
consommation (ciment, briques, textiles, industries du bois,
industries alimentaires, ateliers de réparation), procéder à la
réforme des finances publiques pour rendre l’impôt plus juste
et plus effectif, réduire la bureaucratisation de la fonction
publique, démocratiser la vie sociale etc. Le parti, à ce stade,
laissait une marge appréciable pour le choix des moyens,
associant éventuellement le privé et le public, les formes de
gestion, comme il ouvrait les portes aux débats nécessaires
concernant la démocratisation (le rôle des organisations de
masse, de femmes, des syndicats, des coopératives rurales et
leur degré d’autonomie).
Ma responsabilité plus particulière était de proposer un
ensemble de programmes chiffrés - en termes
d’investissements et de produits attendus - concernant ces
domaines. Il fallait assurer la cohérence de ces programmes au
double plan des finances publiques et extérieures et préciser
les politiques - de crédit, salaires et prix (subventions et
taxations, contrôles administratifs éventuels) exigées pour la
mise en oeuvre du programme. Il ne s’agissait pas de
concevoir une marche radieuse et accélérée sur l’autoroute du
progrès, mais plutôt de prévoir les écueils sur un chemin
sinueux. C’est ma définition en tout cas de la planification.
Naturellement ce projet de programmes prévoyait une double
consultation permanente : entre notre unité au Plan et les
cellules techniques des ministères compétents, entre nous et le
Comité national de planification, une institution hybride qui
réunissait les principaux ministres et chefs de service d’une
part, le bureau politique du parti et les directions des
organisations de masse d’autre part. Tout cela n’était que
normal et le va et vient s’est déroulé dans un premier temps
sans catastrophes.
Des instruments de mesure de la cohérence et de l’efficacité
devaient être inventés, en réponse au problème comme je
viens de l’exposer. C’était là que mon imagination devait se
déployer. Car il n’existe pas de « manuels » de planification
qui fournissent ces formules. Ceux qui le pensent - hélas
beaucoup « d’experts » - n’ont probablement jamais assumé
véritablement la responsabilité de la mise en oeuvre d’un Plan.
Les instruments sont à inventer pour chaque situation, qui est
toujours particulière. La planification est un travail d’artisan
(peut-être d’artiste), un costume taillé sur mesure, pas un prêt
à porter, pas un travail mécanisé à la chaîne.
Il me fallait donc d’abord inventer un cadre de comptabilité
nationale ad hoc tenant compte des déficiences de
l’information, de la nature des objectifs fondamentaux,
permettant de mettre l’accent sur les effets significatifs des
différentes options possibles. Je l’ai proposé - cela m’a pris
environ un an, en y consacrant peut être la moitié de mon
temps de travail - et je crois que la formule a fait école. On
m’en a félicité au S.E.E.F. et ailleurs. Déficiences des
informations et pas question d’y pallier rapidement par des
enquêtes statistiques pour lesquelles on ne disposait ni de
temps, ni d’argent, ni de cadres compétents en nombre
suffisant. J’y palliais par l’exploitation systématique du
gisement extraordinaire de connaissances que je repérais chez
deux individus. L’un d’eux était le secrétaire de la Chambre de
Commerce (dont j’ai malheureusement oublié le nom !) un
petit patron français qui jouait honnêtement le jeu au service
du nouvel Etat malien. Il connaissait tout du commerce
d’importation; au delà des statistiques - à l’époque très
incertaines puisque l’AOF venait à peine d’éclater et que le
contrôle aux frontières était presque inexistant - la quantité
réelle exacte de chaque catégorie de produits, leurs prix, leurs
marchés (administration, consommation privée etc). L’autre
était Jean Molle, ancien administrateur (commandant de
cercle) qui pouvait dire combien de personnes et de journées
de travail étaient nécessaires pour construire une case,
combien d’années elle durerait, quelles quantités de mil ou de
coton une famille pouvait produire dans chaque région du
pays, combien d’engrais il leur faudrait, quelles étaient leur
consommation vivrière etc. Une mine de renseignements non
catalogués. Lorsque plus tard je me lançais dans le déchiffrage
des archives du Mali je prenais la mesure du sérieux avec
lequel certains administrateurs (les meilleurs bien sûr)
rédigeaient leurs rapports. J’en tirais d’ailleurs une sorte
d’histoire économique du Soudan français 1920-1958.
A partir de ces renseignements, discutés et rediscutés entre
nous trois, confrontés à tout ce que je pouvais réunir d’autres
sources, j’imaginais une série d’indicateurs. Chacun de ceux-là
devait pouvoir « résumer » la situation dans un secteur
correspondant à un objectif de développement possible. Par
exemple : indicateur du coût éducation primaire par 10.000
habitants, indicateur du coût santé minimale pour la même
population, indicateur du coût centaines de kilomètres de route
par superficie de 50.000 km² et densité de population x,
indicateur de la consommation alimentaire par famille rurale et
région, famille urbaine populaire, famille urbaine classe
moyenne (des paniers de produits type), mêmes indicateurs
pour le logement, l’équipement du logement etc, indicateurs
des marges de commercialisation, transport et de fiscalité
correspondant à chacun des précédants.
Au terme de ce travail j’avais dans mon tiroir un outillage ad
hoc d’une efficacité évidente. Les objectifs du plan se
traduisaient immédiatement dans les taux de croissance
particuliers à chacun de ces indicateurs. Des indicateurs
objectifs je pouvais déduire par de simples règles de trois les
valeurs de chacune des grandes catégories de la comptabilité
nationale. En plaçant ces chiffres à leur place attitrée dans un
T.E.E. (Tableau Economique d’Ensemble) je visualisais
immédiatement les difficultés prévisibles, écueils et
incohérences. Cela me permettait de soumettre au Comité
national un « plan révisé » indiquant ce qui, dans les
suggestions de ce comité, posait problème.
La méthode permettait de répondre à une série de questions
clés : niveau des salaires requis et taux de leur progression,
prix relatif d’achat des principales productions agricoles,
indice des prix à la consommation, taux de ponction fiscale
etc. Elle permettait donc d’intérioriser au plan son sens social :
plus ou moins d’inégalités, notamment villes-campagnes,
hiérarchie des salaires, volume des profits privés etc. Elle
permettait également de signaler les types de réformes de la
fiscalité souhaitables, les types de contrôle des importations (et
de leur rationnement éventuel) et la hauteur des exportations
(et donc des plans de développement des productions
prioritaires nécessaires).
Je ne disposais pas d’un ordinateur. Heureusement, parce qu’à
mon avis ce n’était pas seulement inutile, mais même
dangereux pour le travail que j’avais à faire. Mon équipement
se réduisait à la règle à calcul des ingénieurs, que j’ai continué
à utiliser dans toute ma carrière et mon enseignement. Je
soutiens en effet que la grande majorité des calculs
économiques dont on a réellement besoin pour faire face aux
problèmes du type de ceux qu’on peut rencontrer dans la
plupart des cas en Afrique se réduisent à des intérêts composés
et des règles de trois ! Cela n’exclut pas l’ordinateur dans
d’autres situations, comme pour construire le modèle à prix
variables du S.E.E.F. dont j’ai parlé plus avant.
Au demeurant, par la même méthode que je mettais au point
pour le Mali je m’amusais quelques années plus tard à projeter
les résultats attendus des options de la Côte d’ivoire. Comme
cela se passait en 1965 et que, pour faire chiffre rond, j’avais
choisi l’horizon vingt ans (donc 1985) je concluais à la
catastrophe à cette date - dette extérieure etc. La Banque
mondiale, pour me contredire, commanditait dix ans plus tard
une étude qui a coûté des millions en honoraires d’experts,
voyages en première classe, séjours dans les hôtels de luxe etc
pour… conclure qu’en 1985 tout irait bien en Côte d’Ivoire
(qui aurait presque dépassé ce que la Corée a pu faire !).
Stupidité amusante, mais bien coûteuse. Des hauts
fonctionnaires ivoiriens impressionnés par l’exactitude de mes
« pronostics » - crise en 1985, ce qui est arrivé précisément
cette année et plus grave que dans mon estimation - m’ont
invité me regardant un peu comme on le fait en Afrique quand
on consulte les cauris. Je leur ai expliqué que je n’avais pas lu
dans une boule de cristal mais seulement utilisé le bon sens
politique et la règle de trois. Je ne sais pas si j’ai convaincu.
Le type de planification dont je précisais la méthode sur le cas
malien met l’accent sur la cohérence et non sur l’efficacité
diront ses détracteurs. En partie ce n’est pas faux. Mais je dirai
que l’accent mis sur l’efficacité, extrême dans le discours néo-
libéral, est largement illusoire et factice. Ce discours est
d’ailleurs fondé sur une pétition de principe - à savoir que les
marchés sont autorégulateurs - qui n’a rien à voir avec la
réalité (les marchés sont commandés par les exigences du
capital dominant) et exclut d’avance la mise de l’économie au
service du développement social. L’efficacité, dans le cas
malien, consistait à concevoir les moyens d’assurer une
gestion correcte des entreprises et des administrations. C’est
déjà pas mal, beaucoup même et cela n’est pas facile à traduire
dans les faits. Mais le bon sens commande de commencer par
là.
Le Plan malien qui était le produit de cet exercice, plus ou
moins adopté officiellement (je dis plus ou moins parce que
son adoption était entourée de déclarations contradictoires des
uns et des autres, notamment des grands Ministres), était, à
mon avis, bon, au sens de positif, faisable et progressiste. Sa
mise en oeuvre, même si elle a été quelque peu chaotique pour
les raisons que je développerai plus loin, a donné des résultats
qui, dans l’ensemble, ont été un acquis positif pour le Mali et
auraient pu constituer un socle solide pour un progrès
ultérieur. La dérive est ultérieure. Comme je l’ai dit le Plan
avait laissé des marges pour la discussion d’options
importantes à la fois par leur sens social et politique et du
point de vue de l’efficacité économique. C’est par ces
domaines que la dérive a commencé.
J’ai toujours aimé discuter de mon travail avec les collègues.
J’ai toujours pensé que la créativité collective est plus riche
que celle de l’individu isolé. Au Caire j’avais bénéficié de
discussions presque quotidiennes avec Ismaïl, au S.E.E.F. de
même non seulement avec Nataf, mais avec tous les autres
collègues. A Bamako j’en discutais donc avec mes collègues
de l’unité de Plan comme avec Bénard, Prou et quelques
autres, chaque fois que l’occasion m’en était offerte. Je ne
peux plus faire la part de leurs critiques positives et
suggestions, elles ont été totalement intégrées dans mon
« produit final ». Je leur dois beaucoup, c’est certain.
A Bamako, je recevais la visite de nombreux « experts », du
monde soviétique, de la Banque mondiale, de l’ONU. Je dois
dire sans fausse modestie qu’aucun d’eux ne m’a appris
quoique ce soit. Les soviétiques rabâchaient le même discours
général de « principes » : c’est bon quand l’Etat intervient,
mauvais quand ce n’est pas prévu. Mais jamais rien de précis
allant au delà. J’en concluais qu’il s’agissait de bureaucrates
médiocres qui, pour gagner leur vie, devaient s’en tenir à ces
déclarations inodores et sans saveur. Mais les gens de la
Banque mondiale étaient - et sont toujours - exactement du
même acabit, bien que les principes qu’ils avancent sont
simplement diamétralement opposés : c’est bien chaque fois
que le privé s’en charge. Discours totalement idéologique dans
les deux cas. Dont on découvrira facilement l’identité
profonde en comparant les textes : rien de plus semblable à
une brochure de propagande soviétique qu’un rapport de la
Banque mondiale. Dans les deux cas il suffit de lire le titre, le
contenu est alors connu d’avance jusque dans le détail. Tout et
n’importe quoi prouve toujours que la thèse fondamentale de
l’institution est juste, explique tout. Les faits sont ignorés ou
même simplement falsifiés (le terme n’est pas trop fort). Pour
la Banque mondiale par exemple les succès de la Corée étaient
dus aux vertus du marché, ses difficultés aujourd’hui (la crise
financière) à l’étatisme. C’est simple, bien que doublement
faux ! Au contraire l’intervention de l’Etat avait été décisive
dans le succès coréen; et la crise est venue - pas par hasard -
lorsque, ayant adhéré à l’OECD, ce pays a été contraint de se
libéraliser. Mais qu’importent les faits réels. Le néolibéralisme
a toujours raison, comme jadis le prétendu marxisme
soviétique. Même dogmatisme. Probablement même avenir.
Si j’ai appris à Bamako beaucoup de choses utiles, je crois, je
le dois à quelques experts, des Africains modestes mais
connaissant bien leur terrain - des agronomes, des médecins,
des vétérinaires, un homme de génie - René Dumont - et des
experts chinois. Avec ces derniers et Dumont j’ai fait quelques
« tournées » sur le terrain. J’aime beaucoup ces randonnées,
non seulement parce que j’aime les paysages (pourquoi pas ?)
mais encore parce que j’estime qu’on apprend toujours avec
ses yeux. Il faut certes se méfier de ce qui devient, chez
quelques journalistes, de l’arrogance pure et simple, la
prétention d’avoir tout compris en un séjour de quelques jours
dans un pays dont on ignore la culture et l’histoire. Mais si
l’on reste modeste, la perception visuelle ajoute toujours
beaucoup. Elle ne remplace certes pas le travail - pour moi la
lecture sérieuse de l’histoire, de la culture, de la politique, de
l’anthropologie, de l’économie. Mais elle le complète et en
démultiplie parfois rapidement la force. Avec Dumont et les
Chinois j’appréciais le coup d’œil d’agronomes compétents
qui ont du sens politique et social. Récit amusant : un jour que
dans le delta mort du Niger nous prévoyions d’installer 30.000
paysans je posais la question, sur place, aux Chinois. Est-ce
possible ? Regardant l’horizon et le sol avec une sorte de
nostalgie l’un d’eux me répondit : trois millions sans
problèmes, à faible coût. L’Afrique sous peuplé ai-je compris.
Il n’y avait guère d’autres sources pour ma réflexion et mon
travail, à l’époque. Les travaux de planification de la CEPAL
étaient à leurs premiers débuts et d’ailleurs inconnus de moi.
Les sociétés d’études françaises qui devaient trouver leur
champ d’expansion en Afrique dans les années 1960 et1970 en
étaient encore au stade des premiers balbutiements.
La vie quotidienne
Nous constituions à Bamako un petit groupe d’amis très
proches.
Mes amis maliens les plus proches étaient d’abord Djim Sylla
et son épouse Oumou. Djim, remarquablement fin, est devenu
ce que j’appelle sans hésitation un très bon cadre de direction
de l’économie nationale. L’intelligence, le sérieux dans le
travail et le sens politique valent souvent plus que les
diplômes. Les principaux dirigeants du courant de gauche dans
l’Union soudanaise étaient tous des amis proches : au sommet
de la hiérarchie le « vieux » Madeira Keita, Idrissa Diarra,
Ousmane Ba, Mamadou Gologo, l’antillais Henri Corenthin.
Parmi les militants actifs de ce courant avec lesquels nous
entretenions des relations politiques qui nous conduisaient
forcément à l’amitié, je me souviens de Diarra (le directeur de
la Librairie Populaire qui déployait beaucoup d’énergie pour
diffuser une littérature capable de contribuer à la formation des
militants), l’avocat Demba Diallo, le pharmacien Samba
Diallo (qui organisait avec efficacité la diffusion des
médicaments de base à travers le pays), Samba Lamine Traoré
(directeur de l’Office du Niger), Bakary et son épouse Thérèse
Touré (lui ingénieur des Mines), Oumar Macalou, qui devait se
spécialiser dans la gestion des finances publiques, Gassama
speaker à la radio (non dénué d’humour et de fantaisie, un jour
constatant que les dépêches d’agence ne proposaient rien qui
puisse intéresser les Maliens, il se contenta de résumer son
bulletin de la manière suivante : aujourd’hui, pas de nouvelles
- A demain), le directeur d’une nouvelle Banque populaire,
Diakité et certainement d’autres dont les noms m’échappent.
Marcel Faure avait été administrateur colonial, avait rejoint la
France Libre et combattu à Bir Hakeim, en Italie et en France.
Ayant adhéré au PCF et bien que compagnon de la libération il
fut mis à l’écart de toutes les hautes positions auxquelles ce
titre donnait droit; il était permanent à la CGT. Son épouse
Solange faisait de longs séjours à Bamako. Rentré en France
Faure a pris sa retraite près de Marvejols (la ville de la « bête
du Gévaudan ») dans la Lozère. Dans sa campagne isolée, fort
belle, il avait recréé l’atmosphère de la « brousse ». Nous lui
rendîmes visite, Isabelle, ma mère, ma grand mère et moi, cela
devait être vers 1970. Il organisa dans son jardin un splendide
méchoui qui tient lieu de preuve, pour moi, que les bons
moutons d’Europe valent ceux de l’Afrique. Faure, au
physique de baroudeur, était également un chasseur endurci de
gros gibier. Il avait d’ailleurs été encorné par un buffle qui lui
avait laissé la cicatrice d’une grosse blessure à l’épaule, alors
qu’il avait échappé aux balles et éclats de bombes à Bir
Hakeim et à Cassino. La grosse chasse lui manquait et tant
qu’il a pu il a continué à faire des safaris en Afrique. Jean
Molle avait également été administrateur colonial, proche du
RDA qu’il avait toujours soutenu. Son épouse Blanche avait
été institutrice puis directrice d’école. Elie Lobel était de
nationalité israélienne; il avait quitté son pays révolté par le
comportement des sionistes à l’égard des Palestiniens. A Paris
il avait participé aux réseaux de soutien au F.L.N. et s’était
trouvé de ce fait contraint de « partir vite » - Recommandé par
son travail au S.E.E.F. nous l’invitâmes à nous rejoindre.
Rentré plus tard à Paris il animait la revue israélo-
palestinienne Khamsin. Il mourut jeune et le représentant de
l’O.L.P. à Paris, qui était son ami et respectait beaucoup son
action, avait assisté à ses funérailles. Un peu plus tard le
communiste portugais Ruy da Nobrega réfugié en France
après avoir été contraint de fuir l’Afrique du Sud et le
Mozambique, devait nous rejoindre à son tour, accompagné de
sa femme Nicole et de leurs enfants. Ruy était un cadre de
banque, et ses compétences étaient plus qu’utiles pour mettre
en place un système bancaire malien autonome. Pour rejoindre
le Mali il avait voyagé avec un passeport incroyablement
trafiqué. Les Maliens lui en fourniront un véritable. Il devait se
rendre à Hong Kong. Mais au lieu d’établir pour lui une
identité vraisemblable - du style Pereira, vaguement métis par
exemple - les autorités maliennes lui attribuèrent un père du
nom de Mamadou, une mère Khadija, un lieu de naissance et
un patronyme de pur paysan malien ! Flegmatique, le consul
britannique en tamponnant son visa, dit : « j’en vois des faux
passeports, mais comme celui là, il faut le faire ! »
Nous avions beaucoup d’autres bons amis. Des réfugiés
politiques africains, en premier lieu Doudou Guèye et son
épouse Marie Louise. Oumar Dème (ivoirien, directeur de
l’imprimerie nationale) et sa compagne Raymonde Mallebay
Vacqueur, institutrice, les deux très belles soeurs métisses
Jacqueline (qui a épousé un sénégalais Momar Sakho) et
Augustine que nous allions retrouver à Dakar et dont les
familles sont devenues des amis intimes. Jacqueline Ancelot-
Sakho nous a raconté comment, petite fille, elle devait, pour se
rendre à l’école à Kayes, traverser le Niger par un gué qui
comportait des sections si profondes que l’eau lui arrivait aux
épaules et qu’elle transportait livres et cahiers sur la tête. Le
tableau était certainement délicieux. Je l’imagine. Augustine,
toujours très belle malgré ses nombreuses grossesses, en
promenade avec nous dans l’île de Karabane en Casamance,
dormait avec nous dans l’unique case de passage du lieu. Nous
avions été un peu trop curieux dans la journée, tenté trop de
nous approcher des officiants d’une cérémonie traditionnelle.
La nuit le komo (dont j’ai parlé plus haut) vint nous visiter.
Ses agents d’exécution jetaient des petits cailloux sur le toit de
la case et poussaient des cris d’animaux. Augustine était morte
de peur. Nous lui expliquions que le komo n’était pas
dangereux et ne ferait rien de plus. A vous oui, parce que vous
êtes des « toubabs » (des Blancs) qui « sont comptés »
(entendant par là, bien sûr, que les villageois savent que leur
disparition éventuelle est remarquée et crée des problèmes),
mais moi, négresse, ils peuvent me tuer. Un petit groupe de
Français anticolonialistes actifs depuis longtemps en Afrique,
Robert Béart (mort quelques années plus tard), quelques
« broussards », comme Molinari, Pierre Gambas (?) qui
avaient fait mille métiers - gérants d’hôtels - campements,
imprimeurs - souvent un peu trop portés à la boisson. Ils se
retrouvaient souvent au café Le Berry, centre ville, face au
magasin d’Etat principal et près du marché, où nous les
rencontrions de temps à autre, eux et des Maliens un peu
semblables comme justement Gassama ou Moulaye
(administrateur aux Finances). Des Français venus au titre de
la nouvelle assistance technique, comme Bernard Dumont (qui
s’occupait d’améliorer le droit social) et sa femme institutrice
Geneviève, Claudine Solomon (prof de sciences naturelles).
Parmi les gens de l’Est nous fréquentions un groupe de
Hongrois, les plus ouverts des nationaux de cette région du
monde, en particulier Paller (qui représentait la firme
hongroise de cars et camions dont s’équipait le Mali).
Je m’intéressais à la formation de la nouvelle génération, que
je rencontrais dans quelques débats organisés dans l’embryon
de la nouvelle université, comme Founeké Keita (rencontré à
l’Université Lumumba à Moscou en 1965), les frères Gakou
(Lamine devait me rejoindre à l’IDEP puis au FTM), Denis
Traoré, de futurs profs dans cette université (comme Kari
Dembélé et Bernard Cissokho). Une génération qui a donné
beaucoup des dirigeants de la lutte populaire contre la
dictature de Moussa Traoré, lesquels allaient se retrouver à la
direction de l’ADEMA (comme Dicko) ou du CNID (comme
Mountaga Tall). Je les ai connus au premier stade de leur
formation, et retrouvés plus tard.
Il y avait beaucoup de « missionnaires » comme on disait, de
passage à Bamako. Des anthropologues intéressants. Parfois
des figures qui valent la peine d’être mentionnées. Par
exemple un enseignant français du Sud ouest (je ne me
souviens plus de son nom), rad-soc laïc intransigeant, toujours
habillé à la va qui je te pousse mais classique (costume,
cravate quelque soit la température), venu faire je ne sais quoi
exactement. Devant se rendre dans un village, il se frottait les
mains et se léchait les babines à l’avance, pensant que comme,
dans son sud ouest, il y goutterait de bonnes choses. Déçu par
le quotidien réduit à la bouillie de mil, sucrée le matin, salée le
soir, il partit à la chasse au lièvre et avec du beurre de karité et
toutes les herbes dont on avait pu lui indiquer qu’elles étaient
comestibles (il les goûtait avec concentration) préparé un civet
original et succulent flambé au whisky. Les bons cuisiniers
sont inventifs.
Pour la première fois à Bamako je prenais connaissance de la
migration libanaise, que je retrouvais amplifiée à Dakar et
ailleurs en Afrique. Un milieu à propos duquel on avance
souvent un jugement sévère, non sans quelques raisons. Dans
leur ensemble ces Libanais constituent en effet une strate de la
classe compradore, mais une strate subalterne il faut dire, hier
soumise au capital colonial (qui les avait « importés »),
aujourd’hui à la bourgeoisie-bureaucratie dirigeante des Etats
africains, également compradore. Souvent, de ce fait, traités en
boucs émissaires par les politiciens démagogues. Ce jugement
n’exclut pas d’autres observations, en leur faveur : leur
serviabilité et gentillesse naturelles, leur caractère de « bons
vivants » (c’est grâce à eux que survivent cafés et restaurants
sans lesquels la vie quotidienne perdait pour nous beaucoup de
ses charmes, car les Libanais aiment gagner, mais aussi
dépenser), leur courage au travail. Mon coiffeur à Bamako
était descendu de la montagne du Liban, illetré, avait fait un
séjour de trois mois à Beyrouth pour à la fois apprendre son
métier futur et faire connaissance de la « ville », avait été
embarqué en cale sur un cargo à destination d’Abidjan puis sur
un camion de pommes de terre pour parvenir à Bamako. Le
lendemain il ouvrait sa boutique : une pièce, une chaise et un
miroir, les ciseaux. L’homme était transformé : le péquenot
était devenu élégant, il parlait désormais deux langues
nouvelles pour lui, le bambara et le français, savait écrire. Un
an après il renvoyait au Liban le capital minime qui lui avait
été avancé par la collectivité de son village (sans écrit) pour
permettre à un autre pauvre d’en bénéficier. Les Indiens
remplissent des fonctions analogues en Afrique de l’Est et je
suppose que leurs parcours ont été fréquemment identiques.
Chez les uns et les autres avec la seconde ou la troisième
génération apparaissent des différenciations sociales
marquées; quelques uns s’enrichissent fort ou sont dans les
professions libérales, d’autres deviennent de véritables
intellectuels, comme j’en ai connu en Tanzanie, au Kenya, ou
comme le fut mon étudiant Charbel à Dakar.
Le petit groupe de la gauche de l’Union Soudanaise était si
fortement intégré qu’un jour Madeira nous convoqua chez lui.
Ministre de l’intérieur il avait l’habitude de faire téléphoner:
« à 19 heures chez Madeira », sans plus d’explication. Je m’y
rendais, comme les autres, ignorant le motif de la convocation.
Madeira, qui parlait toujours sans desserrer les dents dit : j’ai
convoqué les ivrognes; et comme vous le voyez cela pourrait
coïncider avec une réunion fractionnelle de la gauche. Oui, il
faut boire du whisky : c’est un geste politique qu’il faut donc
réserver aux cérémonies publiques et le faire remarquer. Mais
il n’est pas nécessaire de vider la bouteille. Parmi les invités il
y avait évidemment Gologo, auteur d’une autobiographie au
titre éloquent - le Rescapé de l’Ethylos ! Je faisais remarquer à
Madeira que je ne me considérais pas comme un buveur. Oui,
je sais, ma police est bien faite. Mais comme tu les fréquentes
beaucoup tu pourrais peut être les sermoner !
Isabelle était institutrice, dans l’école principale du centre
ville, place Maginot. Du temps colonial les écoles ne
fonctionnaient que le matin, mais le régime avait établi des
horaires à la façon - française et donc peu adaptés au climat -
qui imposaient des après midi pénibles en fin de saison sèche.
Les petits Africains dormaient, les petits Européens (les
toubabs) pleuraient en répétant: j’ai chaud. Isabelle les
rafraichissait tous qu’ils dorment ou pas en les arrosant -
comme des fleurs - et pressait sur leurs têtes une éponge
plongée dans un seau. Parmi ces délicieux enfants il y avait les
deux filles de Ruy et Nicole, et une petite vietnamienne, Lily
Bayoumy. Bébé trouvé au Viet Nam sous le corps de sa mère
tuée par la guerre, adoptée par un certain Bayoumy qui était ce
qu’on appelle au Sénégal un Maroco-sénégalais. Les ancêtres
Bayoumy, venus d’Egypte étaient descendus par le Maroc
jusqu’au Sénégal participer à l’islamisation du pays. L’épouse
était vietnamienne. Bayoumy était RDA. Rentré au Sénégal un
peu plus tard. Après le décès de ses parents Lily cherchait du
travail. Elle est notre fidèle secrétaire administrative du
Forum. Venue en Egypte en mars 1997 à l’occasion d’une
conférence afro- asiatique, l’officier de police de l’aéroport lui
dit : « nom égyptien, passeport sénégalais, physique asiatique,
comment çà ? ». C’est la mondialisation répondit-elle !
La vie quotidienne à Bamako n’était pas monotone, bien que
nos habitudes s’étaient rapidement fixées. On se retrouvait très
fréquemment à dîner les uns chez les autres d’autant que nous
habitions à quelques pas les uns des autres à Koulouba. Le
dimanche soir on se retrouvait très nombreux dans un jardin-
restaurant agréable sur les bords du fleuve, près du pont qui
reliait Bamako au sud du pays. Le lieu, qui s’appelle
aujourd’hui « les trois caïmans » avait alors un autre nom, que
j’ai oublié. Les dimanches dans la journée nous allions
souvent nous baigner dans le Niger, à Sotuba. Le barrage au fil
de l’eau n’avait pas encore été construit; et au milieu de ces
rapides du Niger il y avait des îles de sable (en saison sèche)
d’une grande propreté et finesse, lavé par les flots courants
clairs. On se rendait sur les lieux en sautant de pierre en pierre
au milieu du gué. On y amenait parasols et pic-nic. Un jour
que Charles Bettelheim était venu en mission on l’y entraîna.
Cet homme sage d’âge mûr fut choisi par les enfants maliens
qui se baignaient là comme « grand père pour jouer ». Ils lui
sautaient dessus, l’aspergeaient. Et lui répondait joyeux
comme je ne l’avais jamais vu.
Le climat du Mali ne m’a jamais fait souffrir, Isabelle non
plus. Nous sommes peut être des bêtes de pays chauds. Pour
moi il n’y a jamais eu de pays dits tempérés, mais seulement
des climats humains (chauds) et inhumains (les autres).
Pourtant Isabelle pense que, comme tous les Egyptiens, je ne
sens ni le chaud ni le froid. On a la peau dure, accoutumée aux
changements brutaux que le climat saharien de l’Egypte
connaît, parfois 20 degrés en quelques heures après le coucher
du soleil. Au Mali donc, je ne remarquais pas la température,
toujours bonne pour moi. Pourtant il arrivait que le
thermomètre passe au dessus de 45 degrés. Un jour qu’Isabelle
souffrante prenait sa température le thermomètre l’effraya.
Reprise le lendemain, même résultat inquiétant. Le docteur
Hautin appelé l’examine. Rien de particulier. On lui explique
l’affaire du thermomètre. Le docteur, ancien médecin des
armées coloniales, qui avait le langage doublement cru des
toubibs et de la coloniale, s’esclaffa : vous rangez votre
thermomètre dans un tiroir où il fait 50 degrés, il est bousillé,
« foutez vous le dans le cul pour le tenir au frais ! ».
Quelques histoires amusantes dont les images sont restées
fixées dans ma mémoire. Peu après mon arrivée à Bamako je
circulais en auto et, à un stop situé à un carrefour vide, sans
aucune construction, je ralentissais seulement mais ne
m’arrêtais pas. Un policier me siffla. Que fait-on au stop ? me
demanda-t-il ? Me croyant malicieux je dis : on ralentit,
regarde bien, et s’il n’y a rien on continue. Non, on s’arrête,
précisa-t-il. D’accord je ne le savais pas, je reconnais, j’ai tort.
Le policier éclata d’un rire énorme et me demanda de répéter
« j’ai tort ». Ce que je fis. Il me laissa partir en me disant, très
joyeux : je voulais entendre cela, je n’avais jamais entendu un
« blanc » (toubab) dire « j’ai tort ».
La décision ayant été prise par le Ministère du Plan de
déménager de Koulouba en ville, les plantons mobilisés pour
porter les dossiers dans un camion le faisaient sans prendre la
moindre précaution. Le zoo était situé au bas de la descente de
la route Koulouba-ville. Le camion étant parvenu à sa hauteur,
un souffle de vent fit s’envoler des papiers. L’éléphant, aux
pieds duquel ils tombèrent, les mangea. Parmi ces papiers il y
avait l’original du Plan (il y en avait heureusement beaucoup
d’exemplaires. Je racontais l’histoire au Ministre en lui disant :
çà y est, fini, l’éléphant a mangé le Plan.
On allait souvent le soir au ciné - Tous en plein air. Parfois
réfugies sous le haut vent lorsqu’il pleuvait, regardant le film à
travers le rideau de pluie. Un jour on jouait « l’année dernière
à Marienbad ». A côté de moi, deux Maliens du peuple et l’un
traduisait les dialogues du français en bambara. Mais c’est
idiot, çà n’a pas de sens, disait le bénéficiaire de la traduction,
dont je partageais l’opinion. Oui, mais c’est ce qu’ils disent,
affirma le traducteur. Autre histoire amusante. Le
gouvernement avait eu l’idée de lancer une « boisson
nationale » : mettre en bouteille du jus de gingembre. Idée pas
bête, et ce jus, produit artisanal, est effectivement délicieux.
Malheureusement la production en fut confiée à une ancienne
savonnerie et, faute de rinçage suffisant des cuves qui avaient
contenu de la soude, ce qui fut produit pour la fête officielle
était une « purge nationale ». Le lendemain matin, Président,
Ministres et autres notabilités étaient tous absents de leurs
bureaux, après une nuit tragique. Madeira seul n’avait pas
voulu goûter le produit, s’en tenant au whisky. J’ai sauvé le
pays d’un coup d’Etat, qui n’aurait pas été difficile cette nuit !
On partait souvent en promenade ici ou là. On appelait
certaines de ces randonnées des « dumonteries » parce qu’elles
étaient organisées par Bernard Dumont. Un jour que nous
étions allés dans le haut Niger, vers la frontière de Guinée,
voir les chercheurs d’or, Dumont avait eu l’idée saugrenue de
prendre de la viande crue pour faire des brochettes. On essaie
de faire un feu, de griller nos brochettes, le tout avec fort peu
d’habileté. Les mineurs maliens font un cercle autour de nous
et nous observent avec curiosité. L’un d’eux s’approche de
moi, tire de sa poche une boite de sardines et un morceau de
pain et me dit : vous connaissez çà, c’est très pratique !
On partait également souvent « à la chasse » au Baoulé, un
affluent du fleuve Sénégal dans l’ouest du Mali, beau paysage
et belle réserve forestière. La chasse était un prétexte aux
promenades au petit matin, à l’observation des biches et des
singes, très nombreux, plus rarement des lions. Le campement
était médiocre, à tel point qu’une fois nous avons pensé plus
confortable d’installer lits et moustiquaires en dehors du
bâtiment. Les lions cette fois ne nous ont pas laissé dormir, ils
rugissaient, pas loin. Pas d’inquiétude dit Faure, on n’a jamais
vu un lion soulever une moustiquaire pour voir ce qu’il y a
dans le garde manger. Une autre fois, le hongrois Paller venu
avec nous, avait dû traîner derrière la caravane et de retour au
camp pas de Paller. On attend, s’inquiète un peu, puis le voilà
arrivant un peu blême. Il avait longé la rivière à reculons,
poursuivi par un iguane. Ces animaux, tout à fait inoffensifs,
sont connus pour leur curiosité, qualifiée de bête.
Les promenades au Baoulé m’ont permis de faire une
découverte sur moi même que je ne soupçonnais pas : que je
suis gaucher ! Chaque fois que j’utilisais le fusil je ratais
immanquablement ma cible par toujours la même déviation
d’environ vingt centimètres vers la droite. Pourtant je ne
tremble pas, vise calmement, et ne suis pas terriblement
maladroit. Que se passe-t-il donc ? Je ne sais plus qui me
suggéra de changer mon fusil d’épaule, et de fermer l’autre
oeil. Paf, dans le mille. J’étais donc gaucher. Il me revenait
alors à l’esprit que j’utilise plutôt la main gauche pour faire
beaucoup de choses courantes. J’ai donc été bien « redressé »
et le souvenir de cette correction imposée m’est revenu : à
l’école primaire, en classe préparatoire, l’institutrice, Melle
Masri, m’imposait de prendre mon crayon avec la main droite.
J’ai obéi, mais peut être mon espièglerie à l’école pendant
longtemps en a été le prix. En tout cas je n’ai pas l’impression
que le dressage m’ait créé de graves problèmes intellectuels ou
caractériels, bien que je reconnaisse que cela soit parfois le cas
(le bégaiement lui est attribué non sans raison dans certains
cas). En sens inverse je ne suis pas persuadé que le laisser faire
à l’américaine soit meilleur. Un môme qui saisit pour la
première fois un crayon de la main gauche n’est pas
nécessairement un gaucher. A voir la proportion des
Américains qui écrivent dans des positions les plus
extravagantes - et les moins faciles - on peut penser qu’un plus
d’apprentissage ne leur aurait pas fait de mal.
Amusements de quelques soirées mémorables, les grandes
réceptions à la Présidence. Entre autre à l’occasion des visites
de Tito et de Nkrumah. La soirée Tito valait le coup d’oeil.
Modibo, Tito, leurs deux épouses, à une table de quatre. Dès le
dîner terminé, musique - Modibo invite la belle yougoslave.
Tito se doit d’en faire autant avec Mme Keita. Musique de
cha-cha-cha africain. Tito, qui sait peut être valser la
danubienne, se trémoussait avec la grâce d’un ours de cirque.
Mais cette visite m’a valu un beau voyage en Yougoslavie sur
laquelle je reviendrai. Lorsque Nkrhumah nous rendit visite, la
police avait cru utile de surveiller les prostituées ghanéennes,
assez nombreuses à Bamako. L’appellation de leur métier -
qu’on retrouve en Côte d’Ivoire - vaut la peine d’être
mentionnée : « faire son cul-boutique ». Quelques unes de ces
dames, furieuses, se considérant citoyennes nkrumahistes à
part entière, échappaient au contrôle, étaient reçues au Grand
Hôtel par la délégation de leur pays, largement abreuvées pour
calmer leur colère. Montée au Palais l’une d’elle reconnaît
l’ambassadeur britannique, un ami qui la connaît bien dit-elle,
et voilà qu’il ne me dit même pas bonjour. Elle l’insulte et
crache sur son smoking, juste avant que le diplomate digne ne
s’apprête à aller serrer la main du Président.
Les difficultés réelles de la balance des paiements jointes aux
faiblesses de la gestion du commerce d’Etat se soldaient par
des ruptures de stocks fréquents. Je connaissais une vendeuse
au magasin d’Etat, centre ville. Une fois donc, je lui
chuchotais dans le creux de l’oreille : « avez- vous des lames
de rasoir ? ». « Non, me dit-elle à voix basse, mais nous avons
des sardines ». Je repartis donc avec quelques boites de
sardines.
Isabelle et moi avons visité de nombreuses régions de ce vaste
pays, soit que j’étais en mission, soit que nous y allions
simplement en vacances. Au pays Dogon, que tous les
touristes connaissent maintenant, le seul campement de
l’époque, à Bandiagara, n’était pas fameux. Arrivés en bande
le soir de Noël nous nous amusions d’avance en disant : il sera
occupé par des Anglais (venus du Ghana). Il l’était. Une belle
anglaise s’était étalée sur le seul grand lit. On peut dormir à
cinq sur ce lit, lui a-t-on expliqué ! Je ne sais plus qui a partagé
le lit, les autres se sont débrouillés avec leurs couvertures, par
terre. Pays inoubliables : Djenne, Mopti et les promenades sur
le Niger, la route du Sahel au nord du fleuve, et les rives des
lacs à Niafunké et Goundam, Gao. On avait failli se perdre
dans le Sahel, pneus crevés un nombre incalculable de fois
dans les épineux, travaux pénibles de remise de chambres
neuves de réserve, gonflage des pneus à la pompe à pieds etc.
En mission à Tombouctou cérémonie mémorable. Mahamane
Haïdara, Président de l’Assemblée, avait organisé un méchoui
en mon honneur. Les participants s’étaient disposés
spontanément en cinq rangées. Au premier rang, face aux trois
ou quatre moutons grillés sur leur broche, Mahamane, le
gouverneur, le préfet, moi et quelques autres. Au second les
chefs de service et les notabilités, au troisième les hommes
« libres » ordinaires, aux deux derniers rangs les hommes de
castes, « esclaves », mendiants, lépreux etc. Les cuisiniers
nous donnaient les meilleurs morceaux qu’on gardait pour
nous, et puis les autres qu’on passait par dessus l’épaule au
second rang sans même tourner la tête. On entendait le bruit
des disputes dans les derniers rangs qui devaient n’hériter
guère que des os. Pendant donc que nous dégustions nos filés
de mouton, Mahamane me dit : tu sais, Samir, on construira
bien le socialisme. Pas de doute, lui répondis-je, et même
l’égalité entre tous les individus. Me regardant un peu de
travers - mais l’homme était sincère et fin - Mahamane
ajoutait : cela prendra beaucoup de temps. Oui, dis-je, mais il
faudra bien commencer un jour. Et lui, dans un grand rire
franc : il le faut, mais dans l’histoire on dira que ce n’était pas
aujourd’hui.
Nous avons également fait quelques autres beaux voyages.
Partis en voiture, avec Isabelle et son amie Raymonde -
enceinte tenant une fillette de deux ans sur les genoux aidée
par son fils de neuf ans - vers le sud : Sikasso puis l’ouest de la
Côte d’Ivoire, Odienné et Man, à travers cette forêt équatoriale
extraordinaire. Surpris par un orage comme il n’y en a que
dans ces régions, tornade et immenses arbres foudroyés,
chutes des troncs en travers de la route. On a pensé qu’on ne
passerait pas. On voulait poursuivre vers l’Est de la Guinée -
Nzérékoré. Mais les difficultés de la frontière nous ont
contraints à revenir par la même route.
Mes responsabilités me faisaient être invité souvent par les
ambassades. Je réduisais ces contacts au minimum, et évitais
soigneusement de parler de plus que de généralités. Mais
certains insistaient. Un premier secrétaire de l’ambassade
soviétique, KGB probablement, vint me voir un jour pour me
demander de lui expliquer ce qu’était le Mali. Après tout,
pourquoi pas, il n’y a pas de raisons qu’il connaisse cette
société et puisse s’y retrouver; j’essayais donc de lui expliquer
l’histoire coloniale, politique, sociale, les problèmes
économiques etc. « Non, pas cela me dit-il, pas du marxisme,
la vérité » ! Je m’esclaffais en lui expliquant que pour moi
l’outil marxiste était le moyen de comprendre la vérité. Pas
pour lui sans doute; je compris que sa vérité - de real politik -
était de savoir si x ou y était corruptible etc.
L’ambassade d’Egypte avait évidemment reçu un dossier me
concernant. L’ambassadeur en était visiblement gêné. Modibo
croyait bien faire en voulant « régler le problème entre moi et
le gouvernement égyptien » et me proposait de l’accompagner
dans un voyage au Caire. Je lui expliquais que mon problème
n’était pas personnel et qu’il était inséparable du problème
général des relations entre Nasser et les communistes et que,
tant que la répression frapperait ces derniers, je ne pouvais
imaginer aller me pavaner au Caire dans une délégation
malienne. Mes camarades ne comprendraient pas mon attitude.
Je dois dire que Modibo m’a donné l’impression d’avoir
compris et même peut être de me donner raison dans son for
intérieur.
Cette histoire m’en rappelle d’autres, un peu ses suites
naturelles. Quelques années plus tard, à Paris, un scandale
avait éclaté parmi le personnel de l’ambassade. L’épouse d’un
de ses fonctionnaires avait tenté de se suicider avec ses
enfants, et avait été placée à l’hôpital pour soins
psychiatriques ou psychologiques, son époux n’ayant pas le
droit de la voir. Celui-ci semblait fort inquiet et Moustapha
Safouan, à qui il faisait quelques ennuis bureaucratiques pour
ses papiers, lui demanda la raison de son trouble, qu’il
expliqua. Qu’à cela ne tienne, j’ai mes entrées. Safouan,
psychanalyste bien connu, décrocha le téléphone et s’enquit de
la situation de la dame auprès du chef de service de l’hôpital.
Puis il ajouta : eh oui, nous sommes mal vus par vous, mais
très bien vus dans le monde des grands hommes, alors classez
nous « gens louches catégorie VIP, ou de luxe, ou classe
exceptionnelle ». Vous avez le choix du titre pour la catégorie.
Ce qui fut fait, je crois, à sa manière. Plus tard encore Naguib
Kadri, ambassadeur de talent à Dakar, plein d’humour, me
communiqua ce dossier que je lus dans son bureau. Je peux
t’aider à corriger les nombreuses erreurs, lui-dis-je. Il rit et me
dit : plus la peine, c’est un dossier classé.
Missions en Guinée et au Ghana
Les trois pays de l’Afrique de l’Ouest qui s’étaient proclamés
socialistes - le Ghana, la Guinée et le Mali - affirmaient dès
1961 leur volonté de constituer une « Union », qui serait
appelée à devenir le noyau d’une fédération panafricaine
s’inscrivant dans la perspective que Nkrumah avait toujours
préconisée. C’était l’époque où les pays du continent africain
se partageaient en deux groupes hostiles, le bloc de
Casablanca (Maroc, Algérie du FLN, Egypte, Ghana, Guinée,
Mali) qui constituait l’aile plus ou moins radicale de la
libération nationale, et le bloc de Monrovia (la presque totalité
des autres pays indépendants africains), qui jugeait que,
l’indépendance politique obtenue, il n’y avait plus « d’ennemi
impérialiste » à combattre. Je me suis exprimé avec quelques
détails sur cette question dans mon chapitre concernant « le
déploiement et l’érosion du projet de Bandung » dans
Itinéraire intellectuel. J’y reviendrai plus loin.
Toujours est-il que l’Union Guinée-Ghana-Mali, qui a été le
thème d’une chanson, n’est guère allée plus loin dans ses
réalisations. Le gouvernement malien me chargeait d’une
petite mission d’information sur les possibilités de coopération
économique entre les trois pays. C’est dans ces conditions que
je me suis rendu une seule fois à Conakry, deux ou trois à
Accra.
Ma mission à Conakry me laissait immédiatement une
impression plus que négative concernant le régime de Sékou
Touré. J’arrivais à Conakry, fin 1962, après le fameux
« complot des enseignants ». J’étais logé à l’Hôtel de France
(je ne sais si son nom a été modifié par la suite), le vieil hôtel
colonial - beau - à l’extrémité de la péninsule sur laquelle le
vieux Conakry avait été construit, le quartier de Boulbinet (qui
en malinké veut lui même dire « le bout du monde »), face aux
îles de Loos. Vue magnifique. Mais l’hôtel amorçait sa
décadence. Plus de cuisine. « On apportait son manger »
comme dans une auberge espagnole. Un Libanais, situé pas
loin, vendait aux pensionnaires des boites de thon, du pain, des
fruits dont on faisait soi-même le repas dans la salle à manger
prestigieuse de l’hôtel !
Je rencontrais quelques fonctionnaires et ministres qui
n’avaient rien à me dire; ils répétaient les généralités vagues
dont Sékou Touré les avaient probablement instruit, et
refusaient d’en dire plus. Finalement, sur mon insistance, ils
me faisaient recevoir par le Président lui même qui, je l’avais
bien compris, était seul à pouvoir non pas seulement décider
mais même dire quelque chose. L’entrevue fut épouvantable.
A peine avais-je terminé de lui présenter fort poliment « mes
respects » qu’il partait dans un monologue qui a duré peut être
une heure, en tout cas toute la durée de l’audience, puisque, au
terme de ce discours il me serrait la main pour me laisser partir
! De quoi a-t-il parlé ? De tout, sauf du sujet, de grandes
généralités incohérentes et désordonnées à tel point qu’à peine
sorti de cette séance grotesque je ne me souvenais plus de rien.
Cette audience unilatérale me confirmait dans l’impression
fâcheuse que Sékou, rencontré à Paris dans mes années
d’étudiant, m’avait faite. Tacticien politique pur, sans aucune
vision stratégique et probablement peu de principes.
Sur plusieurs points tout de même ce jugement sévère doit être
nuancé. Tout d’abord la Guinée ne se résumait pas à Sékou. Le
Parti Démocratique de Guinée PDG, section du RDA, avait eu
une existence réelle et à l’époque de la lutte anticoloniale
Sékou n’y faisait pas la pluie et le beau temps. Ce Parti, qui
comptait parmi les plus avancés et les mieux organisés de l’arc
RDA, s’était radicalisé précisément par le combat qu’il avait
dû conduire contre des chefferies traditionnelles puissantes,
instrumentalisées par l’administration française. Qu’on les
qualifie de « féodalités » (terme sans doute impropre) ou
autrement, qu’on qualifie leur suppression - qui a précédé fort
heureusement le référendum de 1958 - de réforme agraire ou
autrement (je pense que réforme politique conviendrait
mieux), n’est pas la question. C’était vraiment l’adversaire et
sa défaite ouvrait des possibilités réelles. Mais cette défaite
faisait du PDG le parti unique de fait, avec les avantages mais
aussi tous les dangers que cela représente.
Le « non » ouvrait donc des possibilités et soulevait beaucoup
d’enthousiasme à travers l’Afrique. Un nombre
impressionnant de cadres de tous les pays de l’ex AOF -
Dahoméens et Sénégalais en particulier, mais également venus
du Mali ou du Niger (comme Abdou Moumouni) se mettaient
à la disposition de la nouvelle république. L’indépendance
permettait également l’inauguration rapide de nouvelles
relations diplomatiques, avec les pays de l’Est, la Chine, les
autres pays du tiers monde, et d’ouvrir le cercle des forces
politiques et des Etats sur des horizons nouveaux, totalement
inconnus des Guinéens jusque là. Ces possibilités réelles ont
hélas été rapidement annihilées par le développement accéléré
de formes de plus en plus autocratiques du pouvoir, pour des
raisons multiples sans doute, que je ne tenterai pas de résumer
ici en quelques phrases. J’avais connu à Paris Fodeba Keita
qui n’était pas seulement le créateur des premiers ballets
africains - une contribution culturelle non négligeable - mais
également un militant perspicace. Retrouvé à Conakry,
Ministre de l’intérieur, il était l’une des rares personnalités qui
me reçut avec chaleur. Il a fini comme on le sait dans des
conditions épouvantables d’assassinat en prison où l’ordre
était tout simplement donné de le faire mourir de faim à petit
feu. Diallo Telli et beaucoup d’autres dirigeants proches de
Sékou ont subi des sorts identiques, ont été arrêtés et
odieusement assassinés. Sayfoullaye Diallo, que je connaissais
également avait été éliminé. Mais il avait eu la chance d’être
seulement placé en résidence surveillée. Ni Modibo ni
Nkrumah n’en ont fait de même et c’est tout à leur honneur. Il
y avait dans l’aéroport de Conakry un portrait de Sékou en
boubou rouge, fabriqué avec la technique bien connue qui
permet au regard de vous suivre. Le sens de l’opération était
clair : où que vous soyez le chef sanguinaire le voit. Ce que je
reproche à de nombreux intellectuels et politiciens
progressistes qui ont vécu l’époque en Guinée ou suivi de près
son expérience c’est d’avoir maintenu dans l’opinion l’illusion
que la Guinée était un pays d’avant garde qui, malgré tout,
allait de l’avant. Comme ils ont parfois légitimité l’horreur de
la répression (dans des formes d’une cruauté sans pareille qui,
semble-t-il, procuraient à Sékou un plaisir personnel) ou, tout
au moins, ont tenté d’en atténuer la condamnation. Sans doute
l’une des raisons principales de cette attitude était que la
diplomatie guinéenne faisait l’affaire des Soviétiques.
Néanmoins les multinationales de l’aluminium - Fria en la
circonstance - n’ont pas souffert de cette diplomatie et ont
réalisé en Guinée les mêmes bénéfices qu’elles auraient tirés
d’autres pays africains qualifiés de néocolonies. L’expérience
guinéenne ne doit être jugée ni à l’aune des services qu’elle a
rendu à l’Union soviétique ni à celle de ses rapports avec Fria.
Le seul critère pour en apprécier réellement la qualité est celui
de ses réalisations politiques, économiques et sociales au
bénéfice du peuple guinéen. De ce point de vue l’expérience
n’a pas été brillante pour le moins qu’on puisse dire. Certes le
régime qui lui a succédé n’a guère prouvé qu’il était meilleur,
ou même fondamentalement différent. Mais cela ne suffit pas
pour redorer le blason du précédant. En laissant s’installer la
confusion entre le régime de Sékou Touré, odieux par certains
aspects, inefficace par beaucoup d’autres d’une part et les
idéaux nobles du socialisme d’autre part, on ne sert pas la
cause de la libération et du progrès social; on contribue à
l’enliser.
Au départ de Conakry on me chargeait d’un volume
incalculable de papiers de faible intérêt - les discours de Sékou
en toutes occasions. Les «oeuvres complètes » que le grand
chef a voulu comporter plus de volumes que celles de Lénine
(50 volumes peut être) n’étaient pas encore éditées, mais on
disposait déjà de beaucoup de papier du genre. A l’arrivée à
Bamako je les abandonnais au douanier, qui a dû s’en servir
pour emballer des cacahuètes. Sur le chemin du retour l’avion
d’Air Guinée fit une escale non prévue à Kankan. L’équipage
nous abandonna et ne revint que deux heures plus tard. Entre
temps nous attendions à l’ombre des arbres du lieu, la chaleur
dans le hangar couvert de tôles ondulées n’étant pas
supportable. Au retour je reconnus un équipage égyptien. Je
leur demandais ce qui s’était passé. Ils me répondirent
simplement : on est allé manger, il n’y a jamais rien pour
satisfaire ce besoin humain dans nos avions,; si tu t’étais
présenté on t’aurait bien sûr emmené avec nous.
Si donc je ne tirais rien de ma mission à Conakry il n’en fut
pas de même à Accra que je visitais plusieurs fois dans les
années 1963-1965. Mon vieil ami Yves Bénot s’y était installé,
replié de Conakry où il avait été professeur au Lycée laissant
derrière lui le souvenir d’un maître que tous ses élèves avaient
beaucoup aimé et dont tous (j’en ai rencontré un certain
nombre par la suite) confirmaient qu’ils avaient beaucoup
appris grâce à lui. Je n’en doute pas. A Accra, Yves enseignait
le français mais surtout coordonnait un bulletin français
(L’Etincelle) parallèle à celui édité en anglais (The Spark)
destiné à mobiliser les forces anti impérialistes à travers le
continent. Un bon travail d’équipe - je n’en doute pas non plus
- à laquelle collaboraient des Ghanéens brillants, comme Kofi
Batsa - qui hélas a tristement fini comme « homme d’affaires »
au Nigeria et des Africains francophones, comme le
Dahoméen Damz - perdu de vue par la suite.
Accra était de surcroît une ville fort gaie. Les longues soirées
passées à bavarder au Star Hôtel avec tout un monde de
militants ghanéens et d’autres venus des quatre coins du
continent, des mouvements de libération nationale d’Afrique
australe et des colonies portugaises, n’étaient jamais
ennuyeuses. Mes entrées étaient grandement facilitées par ces
camarades, à l’époque influents. Les hauts fonctionnaires des
ministères économiques qui me recevaient, notamment au Plan
J H Mensah et Omaboe, étaient compétents. Le Ghana avait
vingt ou trente ans d’avance sur les colonies françaises et le
Nigeria en matière de formation de cadres. Mais ils étaient
« terribly British », beaucoup plus que les cadres francophones
n’étaient marqués par la métropole (à l’exception d’un certain
nombre de Sénégalais). Contrairement à l’idée reçue le degré
d’assimilation culturelle des anglophones n’est pas moindre
que celui des francophones. Autre différence, concernant les
militants populaires. Dans les colonies françaises ces cadres
s’étaient formés au contact principalement du PC, la seule
école politique qui leur était ouverte. Dans les colonies
britanniques les Eglises constituaient la forme dominante
d’organisation de la société civile. Cela fait une différence
considérable, très visible jusqu’aujourd’hui.
Dans leur grande majorité les cadres ghanéens étaient
conservateurs, non seulement éventuellement par leurs
origines de classe et relations familiales (avec les planteurs les
plus riches en particulier) mais aussi dans leur culture et
idéologie façonnées par l’école anglaise et les Eglises, ce qui
n’est pas moins grave. Ils étaient fiers des réalisations
coloniales dont ils héritaient, la Gold Coast ayant
effectivement été mise en valeur trente ans avant la Côte
d’Ivoire voisine et similaire. Ils n’imaginaient pas que ce
modèle colonial avait déjà épuisé ses possibilités historiques,
ils pensaient qu’on pouvait en poursuivre indéfiniment la
trajectoire. Ce « développement » colonial ayant été par
essence « ouvert », c’est à dire une forme d’insertion dans le
capitalisme mondial, ils étaient prédisposés à entendre les
billevesées de la Banque mondiale préconisant sa poursuite
indéfinie, sur la base des « avantages comparatifs», bien que
cette poursuite n’ait absolument rien à offrir à l’Afrique
moderne.
Sur les questions qui étaient l’objet direct de ma mission ils
n’avaient donc rien à proposer, n’y ayant pas même réfléchi.
Je leur soumettais l’idée très banale que puisque le Ghana et le
Mali envisageaient de créer quelques industries de substitution
d’importations, il serait peut être bon de les distribuer entre les
deux pays de manière à maximer les effets de taille des unités
de production en fonction du marché global. Surprise de
l’interlocuteur. A fortiori lorsque, soulevant la perspective à
long terme je parlais d’intégration ouest africaine, de grande
stratégie de construction d’un espace économique autre que
celui hérité de la colonisation, morcelé en micro régions
d’exploitation tournées vers la côte. La construction de ce
grand espace, continental par l’impératif de sa géographie
(mais après tout les Etats Unis aussi le sont, la Russie
également), exigerait l’interconnexion des voies ferrées de
pénétration, l’aménagement des grands fleuves etc. Car je
m’inscris ici (j’y reviendrai) contre les modes un peu trop
facilement popularisées par les media, selon lesquelles tout
« grand projet » est absurde, non économique, l’ennemi de
l’environnement, en un mot pharaonique (on oublie que c’est
grâce aux réalisations pharaoniques que l’Egypte existe !),
puisque « small is beautiful ». On oublie que le non
développement peut être cause de méga destructions de
l’environnement, par exemple par la déforestation inévitable si
les productivités à l’hectare stagnent et que de surcroît les
ruraux n’ont pas accès à d’autres sources d’énergie que le
charbon de bois. On peut multiplier les exemples.
L’audience que le Président Nkrumah m’a accordée m’a
permis de proposer à nouveau et à ce niveau le plus élevé à la
fois des mesures immédiates (coordination des implantations
industrielles, compagnie aérienne commune, banques et
assurances associées etc ) et la mise en place d’une cellule de
réflexion pour le moyen terme (convergence dans les
domaines concernant la législation économique, la fiscalité,
l’union monétaire éventuelle etc) et le long terme. Je dois dire
ici que Nkrumah n’était pas Sékou Touré. Il avait accepté
l’agenda proposé, donné son point de vue et insistait pour que
je précise le mien. Une discussion décontractée. Bien sûr je
sais bien qu’étranger de passage je pouvais bénéficier d’un
traitement qui n’était peut être pas typique du comportement
du Président avec d’autres, notamment parmi les politiciens
nationaux. Mais il n’y a là rien que de normal.
Lorsque, après qu’il fut renversé par le coup d’Etat de 1966,
Nkrumah trouva refuge à Conakry je plaignais son choix.
Nkrumah méritait mieux que d’être l’hôte obligé de Sékou.
Le Ghana était un pays qui m’avait immédiatement paru
intéressant. Et l’idée commençait à germer en moi de le
comparer avec la Côte d’Ivoire. Une comparaison dont on
pourrait beaucoup apprendre, ne serait-ce que parce que les
deux sociétés présentent des analogies importantes et que la
mise en valeur coloniale de la Côte d’Ivoire, alors en plein
essor, reproduisait ce qui avait déjà été réalisé au Ghana et
dont on voyait les limites. J’ai donné suite à cette idée dans les
années qui suivirent.
L’entrée en matière m’était offerte par la discussion du Plan
ghanéen à laquelle les autorités du pays m’invitaient à
m’associer. Ce que je fis - et dont j’ai fait la matière de
publications. Le Plan, à mon avis, manquait d’audace,
traduction de ce qu’était la pensée conservatrice de ses cadres.
Il était loin d’être un monument de mégalomanie industrialiste
comme les détracteurs systématiques de l’Afrique le disent
sans souci de vérification du bien fondé de leurs affirmations.
On dit et répète aujourd’hui que le revenu par tête du Ghana
en 1960 était supérieur à celui de la Corée. Ce dernier pays
aurait-il pu devenir ce qu’il est sans précisément mettre
l’accent sur l’industrie, articulée sur l’intensification de son
agriculture, la formation de cadres, le tout à une échelle qui
était un multiple de celui envisagé par le Ghana, impliquant
d’ailleurs une intervention de l’Etat permanente et
multidimensionnelle ? Mais le préjugé - raciste en dernière
analyse - que ce que les Asiatiques peuvent faire les Africains
en sont « viscéralement » incapables commande la réflexion
de ces détracteurs, comme le fameux Rapport Berg de la
Banque mondiale en témoigne.
Certes si le Ghana n’a pas fait « comme la Corée » il y a des
causes à cela. Mais elles sont à rechercher dans la société,
l’histoire coloniale et la politique du mouvement de libération,
également dans les conjonctures - y compris géostratégiques -
à travers lesquelles s’exprime l’interaction national/système
mondial, pas ailleurs. Des questions qui se situaient au coeur
de nos discussions à Accra, avec Yves Bénot, Kofi Batsa et
d’autres cadres de la gauche du parti. J’y rencontrais un certain
nombre de jeunes et de moins jeunes que je devais retrouver
plus tard constituer les cadres des organisations populaires qui
avaient préparé les conditions de la victoire de Rawlings. J’en
parlerai donc plus loin dans ces Mémoires.
Comme toujours j’aimais compléter mes discussions sur la
société ghanéenne par une visite complémentaire des lieux :
Kumasi, sa forêt et sa zone cacaoyère, Tamalé et le nord
fournisseur de main d’oeuvre migrante, Sekondi-Takoradi, son
port moderne et ses industries, le site du futur barrage
d’Akosombo (j’ai revu la région plus tard, lorsque le lac a été
constitué). En visite au marché d’Accra je remarque que les
« market women » affichent sur leurs boutiques le nombre des
bourses d’études qu’elles financent. Acte de patriotisme
authentique, auquel elles sont très attachées et en même temps
démonstration de leur réussite. Je pose à l’une d’elle la
question « A qui donnez-vous ces bourses » - et reçois la
réponse attendue « mon fils, celui de ma sœur etc. ».
« A des garçons seulement, et pas aux filles » dis-je. La femme
me regarde avec un mépris à peine caché qui la confortait dans
son opinion générale : « bien sûr, jamais aux filles. Cà n’est
pas la peine. Les filles sont intelligentes et n’ont donc pas
besoin d’aller à l’école. Mais les garçons. Ils sont si bêtes que
s’ils ne décrochent pas un diplôme qui leur ouvre les portes
d’un bureau, ils ne sont bons à rien ».
Quelques vacances remarquables
Nous prenions - Isabelle et moi - chaque année en été
(l’hivernage au Mali) des vacances en Europe.
L’été 1961 nous décidions, pour changer d’air, de faire le tour
de la Scandinavie. Partis de Paris en auto, via Copenhague et
Stockholm nous avons suivi la plus que magnifique côte de
Norvège de Trondheim au Cap Nord puis pénétré à l’intérieur
de la Laponie suédoise et finlandaise. La Suède de l’époque
n’était pas encore le pays qu’elle est devenue par la suite : pas
d’étrangers, difficultés de communiquer (personne ne parlait
l’anglais, aujourd’hui c’est presque tout le monde), honnêteté
incroyable (on pouvait laisser son portefeuille sur un banc
public et venir le rechercher une heure après), mais aussi
ignorance peu commune de ce qu’est le reste du monde,
sentiment d’un ennui généralisé, compensé par une liberté des
rapports sexuels entre les jeunes sans pareille ailleurs en
Europe à l’époque (sur la place publique des villes les jeunes
des deux sexes venaient se rencontrer pour s’inviter à coucher
ensemble - librement et gratuitement s’entend).
L’été suivant la visite de Tito nous valut une belle visite en
Yougoslavie. Lors de son séjour à Bamako Tito avait offert des
bourses pour la formation de jeunes filles maliennes qui
seraient accueillies à Skopje, en Macédoine, pour apprendre à
tisser les tapis. Un lot de jeunes filles y fut donc envoyé.
Quelques mois plus tard SOS, il se passe des choses qui
risquent de créer un sérieux incident diplomatique entre les
deux pays. L’ambassade yougoslave nous offrent donc, à
Isabelle et moi, un voyage dans son pays avec, entre autre, la
mission de régler le problème des tapissières. A Skopje donc
nous fûmes accueillis par elles - Isabelle et moi en
connaissaient quelques unes - comme de véritables libérateurs.
Leur revendication était très simple : elles ne s’habituaient pas
à la cuisine de la cantine et demandaient qu’on leur fournisse
leur ravitaillement qu’elles cuisineraient elles mêmes. Très
simple. Je parvenais sans grande difficulté à convaincre le
directeur de l’établissement d’accepter la revendication qu’il
s’était entêté à refuser jusque là. Nous fûmes presque portés en
triomphe par les Maliennes. Mais entre temps on avait
largement visité le pays : arrivée à Zagreb, en auto jusqu’à
Rjeka, par bateau le long de la merveilleuse côte dalmate
jusqu’à Dubrovnik puis en auto à travers les montagnes du
Montenegro et de Bosnie jusqu’à Belgrade et Skopje. Dans
cette dernière ville nous fûmes logés à l’Hôtel Makedonia qui,
exactement un an plus tard, jour pour jour, devait s’effondrer
dans le tremblement de terre qui a frappé la région. Il n’était
pas difficile de voir la différence d’attitudes qui permettait de
distinguer les Croates des Serbes. Sur le bateau, rempli de
touristes allemands quelque peu arrogants, le personnel croate
se conduisait d’une manière passablement servile.
Changement de décor à partir de Dubrovnik. Nous y fûmes
accueillis par un vieux fort bel homme Serbe qui nous a
acompagné pour tout le reste du voyage. Ancien combattant de
1914-1918 puis partisan pendant la seconde guerre il était
communiste certes, mais surtout pro russe et pro français. Un
homme cultivé et fort sympathique par ailleurs qui rendait les
visites intéressantes. La Yougoslavie sortait à peine de
l’isolement dans lequel le Kominform l’avait enfermée et ses
relations avec l’Ouest étaient encore relativement réduites.
Elle avait amorcé sa grande politique internationale, reçu
Nasser à Brioni et participé activement à l’initiative du non
alignement.
En dépit de l’observation que nous faisions concernant la
distinction Serbes-Croates on n’imaginait pas que l’évolution
ultérieure dramatique du pays fut possible. On connaît le mot
de Nyerere s’adressant à Tito : « deux alphabets, trois
religions, quatre langues, cinq républiques et six nationalités,
comment cela peut marcher ? ». Et la réplique de Tito : « oui,
mais un seul parti communiste ». On oublie aujourd’hui de
rappeler que la politique du titisme avait été remarquable sur
ce plan et que la Yougoslavie était un modèle de coexistence
plurinationale, que toutes ses composantes participaient sur un
pied d’égalité réelle à la vie du pays et que les progrès d’une
nouvelle conscience nationale yougoslave transgressant les
nationalités d’origine s’accéléraient.
Comment alors expliquer le retournement du sens de
l’évolution ? C’est hélas assez simple à comprendre - après
coup. L’ouverture à l’extérieur et au capitalisme dans les
années 1970, jointe à la persistance de structures fédérales,
permettait certes l’accélération de la croissance économique
mais en même temps accusait les inégalités entre les régions.
La Banque mondiale saluait alors le « miracle yougoslave » et
les vertus du marché qui étaient à son origine. Il faudrait faire
le catalogue de ces miracles conduisant à la catastrophe que la
Banque mondiale a popularisée quelques temps, par la suite
enterrés dans un vaste cimetière de l’oubli.
Beaucoup de communistes yougoslaves avec lesquels je
discutais se méfiaient de l’évolution et en voyaient les aspects
négatifs et dangereux, sur le double plan de la cohésion
nationale et sociale. Ils faisaient remarquer que l’autogestion,
en principe la réponse socialiste la meilleure au problème de la
gestion de la contradiction marché/propriété sociale des
entreprises, subissait, du fait de cette ouverture de moins en
moins contrôlable, des dégradations sévères, que l’intérêt que
les travailleurs y portaient s’érodait au bénéfice de la
cristallisation des intérêts des cadres gestionnaires - une
bourgeoisie potentielle et la future bourgeoisie réelle du pays
éclaté. Aucun de ces problèmes n’était ignoré.
La crise du capitalisme mondial dans les années 1980, en
produisant un arrêt brutal de la croissance de la Yougoslavie,
devenue trop vulnérable dans le système des interdépendances
mondialisées inégales, est à l’origine du drame. En réaction à
la crise la classe dirigeante – la nomenklatura communiste -
déjà passablement rongée par les effets du « miracle » en
question, perdait brutalement sa légitimité et sa crédibilité
fondées jusqu’alors précisément sur l’expansion économique
qui élargissait les bases de ses bénéficiaires. Eclatée, cette
classe a alors cru pouvoir rétablir la légitimité de son pouvoir
par à la fois son ralliement au libéralisme - lui permettant ainsi
de s’affirmer comme une bourgeoisie « normale » - et
l’exploitation des thèmes chauvins du nationalisme. Cette
classe porte la responsabilité du drame. La stratégie de Bonn -
en encourageant l’éclatement - à laquelle l’Europe
communautaire s’est ralliée, contribuait à jeter de l’huile sur le
feu.
Mais rien de cette évolution ultérieure ne pouvait être imaginé
en 1962. Par la suite lorsque, au cours des années 1980 de
crise, je visitais fréquemment la Yougoslavie, on pouvait être
réellement inquiets. Et nous l’étions. Mais encore une fois on
imaginait mal - je l’avous - la guerre civile. On espérait sans
doute que des compromis moins destructeurs finiraient par se
frayer la voie.
A Paris pendant les vacances d’été nous étions amenés,
Isabelle et moi, à mieux connaître nos nouveaux amis et leur
famille. Bénard et sa délicieuse et douce épouse Sylvie. Prou,
sa femme Suzanne, qui commençait à être connue par ses
romans (ou est-ce plus tard ?), leur fille Anne Françoise. On
revoyait également souvent Jacques Vergès et quelques uns de
ses coéquipiers de la défense du FLN. Dès que la paix fut
signée et l’Algérie indépendante Jacques devait partir s’établir
à Alger avec son épouse, Djemila Bouhired, qu’il avait sauvée
de l’échafaud et dont nous avions fait la connaissance à Paris.
Un épisode intéressant de l’époque : les « Accra Boys ». Un
groupe de militants des colonies portugaises s’était évadé du
Portugal et était parvenu jusqu’en France. Il fallait les
acheminer vers l’Afrique, sans papiers valables. Comment
faire ? L’idée géniale fut de les déguiser en une troupe de
« musiciens nègres », de les embarquer dans un car avec
instruments et tout le bazar du type d’habillement qui convient
avec un guide européen (lui muni d’un vrai passeport). A la
frontière du Luxembourg, connue pour être l’une des moins
surveillées, nos musiciens mimaient une forte soulographie
collective. Le douanier regarde dans le bus. Le guide dit :
j’espère qu’ils arriveront à temps pour leur spectacle, un peu
dessaoulés. Vite, passez. De là ils s’envolèrent pour Accra. Il y
avait parmi eux certains de mes bons amis des années
ultérieures, Mario de Andrade, Elisa de Andrade et peut être
d’autres. Plan génial. Idée de X; Réalisation technique de L.R.
Les deux endroits que nous fréquentions le plus à Paris à
l’époque étaient la Coupole et le café- boutique d’Aghion. A la
Coupole, fréquemment, ceux de l’équipe de Bamako présents
et d’autres dinions ensemble. La Coupole à l’époque n’était
pas encore dans les musts des guides qui, par cars entiers de
Japonais et de Scandinaves, en fournissent aujourd’hui
l’essentiel de la clientèle. Elle était encore fréquentée par de
vrais artistes, des peintres connus, avec lesquels le bavardage
était toujours facile et amusant. L’autre lieu de rencontre pour
nous était donc la galerie Aghion (ou était-ce plus tard ?).
Toujours est-il que Raymond, fort peu commerçant de
tempérament, s’y serait ennuyé s’il n’y avait reçu en
permanence la visite des amis, dont Isabelle et moi. Les vrais
clients - acheteurs éventuels - l’ennuyaient ! La permanence -
entre les visites répétées dans les cafés du coin - était assurée
par Fiametta. Une amie de longue date d’Yves Bénot, qui
deviendra la nôtre, jamais perdue de vue depuis. Fiametta, au
nom si joli (petite flamme disait Bénot), fine et moqueuse,
s’appliquait à faire de mignons petits dessins qui ont orné
l’Opoponax. Un autre visiteur remarquable de la galerie, avec
lequel Raymond jouait aux échecs - un peintre russe dont j’ai
oublié le nom. Il baragouinait drôlement : « moi, avance
dame ». Je demandais à Aghion : il ne parle pas français ?
Raymond précisait : non, il n’y a que cinquante ans qu’il vit à
Paris !
De la dérive à la débâcle
Il n’est pas utile que je raconte ici dans le détail les
viscicitudes de la mise en oeuvre du Plan malien, sur
lesquelles j’ai écrit à l’époque, à chaud. Cette mise en oeuvre
se heurtait effectivement à de nombreux obstacles dont je
proposerai ici une présentation brève en six points.
Première difficulté : les « technocrates ». Certains ministres,
comme Mamadou Aw aux Travaux Publics, avaient des
compétences techniques certaines, mais pas toujours le sens de
ce qu’est l’économie. Leur tendance naturelle était d’insister
pour que les projets qu’ils avaient dans leurs cartons soient
toujours jugés prioritaires. Or dans certains cas il pouvait
s’agir de projets tout à fait défendables mais qui ne
s’imposaient que dans le très long terme, comme « Kayes port
de mer » par le moyen de la construction du grand barrage de
Manantali, aujourd’hui réalisé sans que pour autant - trente
cinq ans plus tard - les aménagements du fleuve Sénégal ne
permettent encore la navigation jusqu’à Kayes. D’autres
technocrates étaient - comme c’est souvent le cas - malades de
modernisation rapide, sans réfléchir sur les adaptations
nécessaires aux conditions du pays. Lamine Traoré défendait
ainsi à l’Office du Niger une mécanisation lourde immédiate à
l’américaine ou à la soviétique. On pourrait multiplier les
exemples.
Seconde difficulté : l’attraction des opérations coûteuses de
prestige (stade, Palais présidentiel, grand hôtel, suréquipement
d’Air Mali) qui flattent toujours les politiciens.
Troisième difficulté : la priorité absolue donnée au
« politique », sans souci de calcul économique. Le Président
avait certainement cette faiblesse, que certains dignitaires
encourageaient, par flagornerie pure et simple. Je suis de ceux
qui pensent que « la politique doit être aux postes de
commande », mais en entendant par là le politique véritable,
celui qui définit le contenu social du projet de société. Pas la
rhétorique et les gestes théâtraux. Modibo avait l’habitude de
convoquer des responsables qu’il consultait le matin de bonne
heure (à Bamako, on commençait la journée tôt, vers 7 heures
30, pour éviter les grandes chaleurs de midi). Un jour j’y suis
invité et le président me dit : Camarade Samir j’ai pensé qu’il
serait bon de fermer définitivement notre liaison ferroviaire
avec Dakar. Je voyais à son regard que l’idée lui était
probablement comme venue en songe. Avec déférence mais
dans les formes en usage, après réflexion - comment l’en
dissuader ? - je ne trouvais qu’une comparaison probablement
malheureuse : « Camarade président, vous n’y pensez pas, ce
serait faire comme un mari qui se tranche les testicules pour
ennuyer sa femme ». Comment ? Eh bien parce que c’est le
Mali qui fera les frais de l’opération. Le Sénégal perd quelques
profits qu’il tire du transit. Mais nous, nous serons contraints
d’importer par la route. On paiera et le transit à Abidjan et le
transport par route qui nous coûtera cinq fois plus cher. Mais
l’image avait été trop forte sans doute. J’ai su qu’il avait
immédiatement après consulté des jeunes cadres qui, flatteurs
de nature, s’étaient empressés de lui dire probablement : c’est
un geste politique génial. La liaison ferroviaire fut interrompue
et une flotte de trois cents camions constituée pour la
remplacer…
Quatrième difficulté : les commerçants qu’il était difficile
d’intégrer dans l’environnement « socialiste » nouveau. Cette
difficulté était réelle, objective, et beaucoup de cadres maliens
en étaient bien conscients. Il était néanmoins évident - ou cela
aurait dû l’être - que si la gestion nationale venait à se
détériorer, que les déficits publics et de balance extérieure
génèrent des ruptures de stocks répétées et l’inflation, un
espace serait ouvert permettant aux commerçants de s’y
engouffrer, de tirer des super bénéfices du marché noir qu’ils
ne manqueraient pas d’exploiter. Le combat pour la
neutralisation effective des commerçants exigeait la rigueur
dans la gestion publique. Cela n’était pas toujours compris et
pour certains le recours à la répression constituait la réponse à
toutes les difficultés.
Cinquième difficulté : le manque de cadres aux niveaux les
plus subalternes de l’exécution. Encore une difficulté objective
réelle. Un exemple : lorsque la monnaie nationale fut
introduite en juillet 1962 nous avons rédigé au Plan une
circulaire expliquant dans le détail et dans une langue simple
ce que les douaniers devaient faire. Catastrophe, me dit un jour
Djim Sylla, ils n’ont rien compris. A Sikasso un commerçant
malien patriote revenait de Côte d’Ivoire avec des liasses de
CFA, qu’il déclare. Le douanier les saisit, insulte notre patriote
parce qu’il utilise cette « monnaie des impérialistes » et brûle
les billets ! C’était une leçon parmi beaucoup d’autres
analogues. Ce qu’on devait en tirer c’était qu’il fallait préparer
soigneusement l’exécution à tous les niveaux, penser la
formation des agents de l’administration aux échelons les plus
modestes. Beaucoup de cadres supérieurs n’en voyaient pas
l’importance, ou même méprisaient royalement ces tâches.
Sixième difficulté : le retour des étudiants formés à l’extérieur.
La plupart de ceux-ci étaient pressés d’être immédiatement
intégrés aux niveaux les plus élevés possibles. Les effets
nocifs de la « rente-diplôme » allaient se faire sentir sans
tarder. Sans expérience suffisante - c’est normal,
l’apprentissage est incontournable - ils refusaient de le
reconnaître et substituaient le verbe grandiloquent à la
réflexion et au travail. N’ayant pas eu de passé militant - ce
n’était pas leur faute - ils étaient enclins à flatter les
dignitaires. Il y a eu certes des exceptions, mais elles n’étaient
pas nombreuses, et, dans l’ensemble, ce nouveau corps de
cadres a joué un rôle fort négatif, accélérant la dérive.
La conséquence de tout cela fut qu’en quelques mois le Plan
disparaissait pour laisser la place, de fait, à une collection de
projets disparates, mal étudiés, s’ajoutant au jour le jour dans
le désordre le plus complet de décisions prises ici ou là, de
faits accomplis. Je m’employais, avec Bénard à chacune de ses
visites, à tirer les sonnettes d’alarme. Je faisais et refaisais des
projections, particulièrement des finances publiques et
extérieures, pour faire comprendre qu’en l’espace de deux ou
trois ans on ferait face à des problèmes insolubles. Je ne crois
pas même que ces notes d’alarme étaient lues en haut lieu. On
les donnait à commenter à des « jeunes cadres patriotes » qui
devaient dire : stupidité réactionnaire, passons outre.
La dérive entraînait la fuite en avant. Ce que nous avions
prévu arrivait fatalement : le double déficit des finances
publiques et de la balance extérieure s’aggravait. Mais les
autorités croyaient avoir les moyens d’y faire face, depuis
juillet 1962, par la planche à billets pour ce qui est des
finances publiques, par l’endettement extérieur - pour quelque
temps - pour ce qui est du trou en devises. Je n’avais pas été
hostile par principe à la création d’une monnaie nationale et à
la nationalisation du système bancaire. Mais je ne le
préconisais pas pour l’usage qui en a été fait. Au contraire je
suggérais d’en faire les instruments d’une gestion plus
rigoureuse, mieux contrôlée.
La fuite en avant encourageait la dégénérescence du parti. Le
Plan avait invité les responsables à organiser de grands débats
sur quelques questions fondamentales bien identifiées et pour
lesquelles des réponses n’avaient pas encore été apportées : la
coopération rurale, les formes de la modernisation de
l’agriculture, l’organisation de la commercialisation, la gestion
des entreprises etc. Aucun de ces débats ne fut organisé
sérieusement et les militants du parti furent mis à l’écart. A
leur place des commissions ad hoc, dans lesquelles les
« jeunes cadres » faisaient assaut de surenchère, présentaient
des projets de décisions sans étude ni réflexion dans des
rapports rédigés à la hâte, toujours flatteurs pour les dirigeants
pour lesquels « rien n’est impossible ».
L’Union Soudanaise changeait de nature. De parti populaire
réel elle devenait l’organisation collective de la nouvelle
classe. Sa base sociale se rétrécissait en fait, en dépit des
apparences maintenues par la distribution des cartes
(placement quasi obligatoire, et les conférences nationales où
le débat avait cédé la place à la claque organisée. Aussi,
comme d’autres partis du genre, lorsqu’en novembre 1968 le
nouveau dictateur l’interdisait par décret, il disparaissait de lui
même sans bruit. D’autant que le noyau de la nouvelle classe
qui avait pris le contrôle de l’Union Soudanaise passait avec
armes et bagages du côté du vainqueur. L’Union Soudanaise a
néanmoins fait réapparition, parmi les forces de résistance à la
dictature, mais plus tard, et grâce à la ténacité d’une poignée
de ses dirigeants historiques - la gauche de l’ancien parti - dont
Madeira et Gologo bien entendu. Entre temps Modibo avait
été assassiné en prison par un médecin à qui il fut demandé de
lui faire une piqûre. Le médecin s’est suicidé par la suite, saisi
du remords d’avoir obéi par lâcheté. La mort de Modibo
transformait sa figure historique en emblème du renouveau de
la résistance à la dictature, tandis que sa responsabilité dans le
désastre était oubliée. Phénomène fréquent dans l’histoire.
La dérive entraînait, en compensation de la dégénérescence du
parti, une fuite en avant verbale et gesticulaire. A défaut
d’offrir aux jeunes débats et formation, on les embrigadait
dans des « milices » chargées de faire, de nuit, le contrôle des
déplacements en automobile. On leur donnait ainsi le moyen
de satisfaire leur révolte contre les « riches ». Mais l’opération
était, objectivement, grotesque. Les commissaires de police,
réveillés toutes les nuits par des arrestations d’espions ou de
saboteurs imaginaires en avaient assez… Nous fûmes nous-
même, Isabelle et moi, arrêtés de la sorte, ayant oublié nos
papiers. Alors le choix, ou bien vous nous accompagnez
jusqu’à la maison, pour vérifier nos identités, ou bien vous
nous conduisez au poste et réveillez les autorités - Madeira je
disais (j’espérais lui faire comprendre l’absurdité de
l’opération). Hésitants, apeurés, finalement les jeunes nous
laissent partir.
Il semblait impossible d’enrayer la dérive. Le premier Ministre
du Plan, jusqu’en septembre 1962, Seydou Badian Kouyaté,
porte une lourde responsabilité dans cette dérive. Kouyaté était
l’un des rares Maliens - on pouvait les compter, je crois, sur
les doigts d’une main -, à avoir complété des études
universitaires avant l’indépendance. Il était médecin. Cela le
classait immédiatement dans la catégorie des aspirants à de
hautes fonctions, bien qu’il n’ait pas eu de passé politique
militant. Pour ces raisons il courait le risque de se comporter
comme beaucoup des « jeunes diplômés » rentrés un peu plus
tard allaient le faire : compenser son déficit politique par de la
surenchère verbale et la flagornerie. Il succomba à ce risque,
ce qui devait d’ailleurs le rapprocher des jeunes loups parmi
lesquels il se constitua sa clientèle. Le Ministre ne s’intéressait
pas à la planification et n’a jamais paru vouloir en comprendre
le sens. Il se fixait sur des marottes, en général des petits
projets absurdes. Deux d’entre eux parmi d’autres typiques,
peuvent donner lieu à des commentaires amusants. Kouyaté
voulait installer une usine de pâtes alimentaires ce qui ne
pouvait guère être prioritaire au Mali, qui ne produit pas de
blé. Si, il en produit, m’affirma-t-il, à Tombouctou. C’est vrai
lui dis-je, en toutes petites quantités - pour faire un pain à la
manière arabe qui est là bas une sorte de gâteau de luxe. Nous
aurons des excédents de blé bientôt à ne pas savoir quoi faire !
me répondit-il. Perspective bien lointaine, la production de
Tombouctou ne représente pas même un pour cent de la
consommation de blé importé. Un expert italien de la CEE
venu à Bamako pour une affaire de rizeries, convoqué par lui,
me raconta que le Ministre lui ayant fait part de son idée il lui
demanda « quelles pâtes - des spaghetti, coquillettes etc… ce
n’est pas les mêmes machines » (avec un très fort accent
italien sympathique). « Panachées » lui répondit Kouyaté. Une
autre fois le ministre me fit part de sa crainte d’avoir à
résoudre le problème d’un excédent de production d’ananas. Je
lui fis remarquer que ce fruit ne poussait guère au Mali ailleurs
que dans quelques jardins et que la Côte d’Ivoire - au climat
adéquat - nous fournissait toute notre consommation ou
presque, à bon prix. Kouyaté s’entêta et négocia avec des
Yougoslaves la construction d’une usine de jus d’ananas, de
grande capacité. Je tentais de dissuader le ministre et parvint
cette fois à lui faire diviser par cent le volume de la production
commandée. Surpris par la modification de la demande
malienne, l’ingénieur yougoslave, qui avait de l’humour
(quand il vint me voir je lui dis : vous vous êtes trompé de
pays, votre avion devait vous conduire à Conakry je pense, il
en ria aux éclats, ayant compris le sens de ma phrase), proposa
au ministre d’installer dans le jardin du ministère une table
avec une grosse presse à fruit, d’affecter un planton à produire
le jus dont il remplirait les bouteilles que chacun des
fonctionnaires lui apporterait chaque matin. Vous atteindrez la
production requise par votre projet, conclura-t-il.
Mes fonctions m’ont permis d’entendre beaucoup de bonnes
histoires du genre, pas d’ailleurs nécessairement en rapport
avec les marottes de Kouyaté. Les ministères, en Afrique (et
ailleurs je suppose), sont visités par un grand nombre de petits
affairistes (et de gros requins), « baratineurs » vendeurs de
n’importe quoi. Ou d’autres, au style particulier. C’est ainsi
que des Bulgares, chargés de construire une étable à vaches,
rédigèrent un projet d’accord qu’ils me soumirent, dans lequel
ils se proposaient de « faire une vacherie au Mali ».
Impossible de les convaincre qu’en français la phrase avait un
autre sens.
Toute ces petites histoires auraient été sans grande portée si
Kouyaté par ailleurs avait fait ce que Bénard et notre cellule de
Bamako attendaient de lui : présenter et défendre le Plan
auprès des organes de décision finale, rapporter leurs critiques
et suggestions. Il ne le faisait pas du tout, ni dans un sens, ni
dans l’autre. Pourquoi ? On disait à Bamako - je l’ai entendu
mille fois venant de tous les milieux, des plus haut placés aux
plus modestes - que c’était parce que - de la caste des griots -
il se comportait « naturellement » en flatteur professionnel. Un
autre griot - Diabaté, le plus riche marchand d’objets d’art
africain, un homme sympathique et sans complexe dont nous
visitions fréquemment la boutique bien achalandée- m’avait
dit une fois : « il y a deux griots qui ont bien réussi dans ce
pays, Kouyaté le ministre, moi le riche marchand ». Je
n’acceptais pas cette explication, et ne l’accepte pas davantage
aujourd’hui. Les castes dans les sociétés africaines où elles
existent constituent un sujet tabou. Il ne faut pas aborder la
question, on doit se contenter de répéter les clichés à leur
endroit ou faire montre de savoirs « ethnologiques »
encyclopédiques sans jugement. Bien entendu les vertus et les
défauts ne se transmettent pas par le sang ni chez les uns ni
chez les autres, mais par l’éducation, qui peut ou pourrait
transformer ces rapports, voire en effacer l’existence. Ils se
transforment d’ailleurs, pour s’adapter à l’économie et à la
société modernes. Les rapports castes/classes n’ont plus rien à
voir aujourd’hui avec ce qu’ils ont été dans les sociétés
villageoises d’origine. Cependant, pour beaucoup de raisons,
les préjugés de caste continuent à opérer. J’observe que dans
les pays dont les sociétés connaissent les castes on a de la
difficulté à imaginer que le Président ou le chef d’Etat major
n’appartiennent pas à une caste noble, par contre beaucoup des
ministres de l’information ou de la police sont issus de castes
« inférieures ». Est-ce parce que ce qu’on attend d’eux est un
travail de domestiques et d’exécution de basses oeuvres : la
propagande, l’espionnage et la torture ? Le Plan est aussi
confié ici et là à des responsables dont on attend peut être
qu’ils se comportent conformément au schéma; cela illustrerait
l’idée qu’on se fait du Plan : un document de propagande
qu’on n’est pas contraint de prendre au sérieux. C’était, je
crois, le cas au Mali. Kouyaté, à son actif, a payé cher son
dévouement au groupe dirigeant de l’Union Soudanaise. Il
n’est pas de ceux qui ont retourné leur veste le jour de la chute
finale. Il a donc passé de longues années au bagne de Kidal,
dans des conditions épouvantables, en compagnie de Modibo,
Madeira, Ousmane Ba et des autres dirigeants de la gauche de
l’Union Soudanaise dont pourtant il n’était pas véritablement
un ténor, en dépit de sa surenchère gauchiste un certain
moment (lorsque Modibo choisissait cette fuite en avant). Il
fallait rappeler ce fait, qui ne le déshonore pas.
Je reprenais un peu d’espoir en septembre 1962. Un
remaniement ministériel confiait le Plan à Jean Marie Koné; et
j’interprétais le changement comme une prise de conscience
que pour arrêter la dérive il fallait rétablir l’autorité du Plan.
Koné n’appartenait pas à la gauche de l’Union Soudanaise,
mais au contraire au groupe modéré. Je ne trouvais pas ce
choix malheureux dans les circonstances; il fallait tordre un
peu le bâton dans l’autre sens. De surcroît Koné était un leader
historique qui avait de ce fait de l’autorité. L’année passée
sous son règne fut, pour moi, fort agréable. Koné posait des
questions - les vraies - et écoutait attentivement nos analyses,
commentaires, voire propositions. Je suis persuadé qu’il les
répercutait. Mais il est venu trop tard, je crois. Les jeux étaient
faits et la dérive continuait. Aucune des vues qu’il a
probablement défendues n’a reçu la moindre suite.
L’analyse que je faisais des raisons de la dérive en attribuait la
responsabilité essentielle aux dirigeants maliens, et, derrière
eux, aux conditions objectives de la société malienne.
Néanmoins ces conditions ne doivent pas être réduites à
l’héritage de l’histoire, de la colonisation et de la lutte de
libération nationale. La conjoncture internationale concrète des
années 1960 a aussi sa part de responsabilité, qu’il ne faut pas
oublier. J’en ai rappelé plus haut les grandes lignes.
Il y avait un contentieux politique entre le Mali et la France de
l’époque, qui a été réglé par des négociations douces - ou des
décisions unilatérales du Mali, acceptées en apparence par
Paris et par les voisins africains - sans que cela n’implique
l’absence d’arrières pensées, de manoeuvres, de stratégies qui
objectivement créaient des difficultés supplémentaires au
projet malien.
La France disposait d’une base militaire au Mali, sise à Kati à
une vingtaine de kilomètres de Bamako. Le ralliement du Mali
au non alignement impliquait la dénonciation de l’accord
militaire en vertu de laquelle cette base existait. Ce fut fait.
Mais non sans grincements de dents de certains milieux à
Paris. Car la guerre d’Algérie, même si elle tirait à sa fin,
continuait. Or on n’avait peut être pas encore renoncé à Paris
au projet de séparation du Sahara de l’Algérie pour en faire un
Etat pétrolier client. Est-il nécessaire de dire que le Mali et le
Niger, qui se partagent avec l’Algérie cette partie du Sahara,
au demeurant laquelle est peuplée par les mêmes Touaregs,
pouvaient à juste titre, dans ces conditions, ne pas se sentir à
l’aise avec la France ?
La décision du Mali de créer sa monnaie en juillet 1962 ne
pouvait pas être bien vue, ni à Paris, ni à Dakar et Abidjan,
pour des raisons différentes. Paris tenait à l’union monétaire et
à son intégration dans la zone franc. La manifestation « pro
française » des commerçants de Bamako qui refusait de se
plier au contrôle des changes avait été manifestement
manipulée. La France s’y est cramponnée dans des formes
inchangées jusqu’au jour où, en 1994, le FMI (c’est à dire les
Etats Unis) imposaient une dévaluation (dont je ne discute pas
ici du bien fondé éventuel) non préparée, ouvrant une ère
d’incertitude dans les relations entre la France - et l’Union
Européenne telle que le traité de Maastricht en prévoit
l’évolution - et les pays africains associés. Dans ces pays le
modèle alternatif proposé par le Mali - celui de l’indépendance
monétaire d’abord pour reconstruire ensuite un système
africain de paiements, voire une intégration monétaire et
économique - pouvait trouver des échos favorables. Cette
vision, que l’union Guinée-Ghana-Mali proclamait
théoriquement être la sienne, n’était pas seulement celle
d’extrémistes nationalistes. La C.E.A. (la Commission de
l’ONU pour l’Afrique) développait des thèmes voisins, que les
pays anglophones du continent soutenaient, en théorie tout au
moins. Certes la gestion déplorable du franc malien devait
rapidement annihiler ces potentialités d’évolution, et
finalement créer les conditions pour la capitulation qui a eu
lieu en 1967 lorsque le régime de Modibo lui même implorait
le retour à la zone franc. Mais cette histoire n’était qu’amorcée
en 1962 et l’argument que nous défendions au Plan - se servir
de la monnaie non pour faciliter le laisser aller mais pour
imposer la discipline - était connu et aurait pu l’emporter.
Dès 1961 nous discutions à Bamako de la création d’une
université nationale. La coopération française proposait le
modèle classique alors en vigueur partout, en France et dans
l’Afrique francophone, et refusait toute idée de coopération
dans un cadre différent. Les propositions françaises furent
rejetées par Bamako, avec, à mon avis, de très bons arguments.
Le Mali - et le Plan a joué son rôle dans cette affaire -
proposait de créer une série de grandes écoles : une école
d’administration et de gestion économique de l’Etat et des
entreprises (tronc commun puis sections spécialisées : droit et
justice, administration civile, finances publiques et économie,
gestion d’entreprises), une école d’agriculture formant des
cadres moyens (premier cycle) et des agronomes (second
cycle), une école polytechnique (génie civil, construction,
mécanique), une école de médecine (avec un premier cycle
court), une école dite normale supérieure de formation des
enseignants du secondaire. A mon avis cette formule était bien
supérieure et aurait permis, mise en oeuvre correctement, de
sortir des impasses de l’université classique. Elle l’a été plus
ou moins et ses faiblesses - aujourd’hui - ne réduisent pas la
force des arguments en sa faveur. Ces faiblesses tiennent à
d’autres raisons. Au demeurant les autres universités - de style
classique - souffrent des mêmes difficultés et sont loin d’être
meilleures.
La France n’était pas le seul partenaire extérieur dont certaines
attitudes ont pu entraver un déploiement positif du projet
malien. Les pays de l’Est ont aussi leur part de responsabilité,
qui tordait le bâton dans l’autre sens. Mon opinion est que ces
pays, URSS en tête, n’étaient véritablement intéressés que par
la dimension diplomatique des options du Mali et des autres
Etats africains de la même orientation. Certes leur contribution
financière au développement n’a pas été négligeable : projets
financés par eux, soutien au déficit de la balance des
paiements. Mais cette contribution n’a jamais été l’objet de
discussions véritables de leur part, des négociations techniques
pour l’exécution seulement. L’argument donné par les gens de
l’Est était que - contrairement à la CEE et aux Occidentaux en
général, au FMI avec sa conditionnalité - eux respectaient
intégralement l’indépendance des Etats qu’ils soutenaient.
Honnête ou spécieuse, cette légitimation favorisait la dérive,
dans le cas du Mali (mais d’autres pays également).
La dérive préparait la débâcle. Et c’est pourquoi il me
paraissait de plus en plus inutile de prolonger mon séjour à
Bamako, dont je suis parti en octobre 1963. Mais mon cœur
restait suffisamment attaché au Mali (il le reste) pour que
j’envisage d’y faire des missions, dans l’espoir que celles-ci
pourraient aider - jusqu’au bout - à redresser la barre. J’ai donc
fait entre 1963 et 1966 trois missions à Bamako.
L’objet de ces missions était toujours le même : analyser la
pagaille (il n’y a pas d’autres termes pour désigner cette
réalité) des comptes du Trésor et proposer quelques solutions,
à court et moyen termes. Comme je l’ai déjà dit j’avais appris
à la faire au Caire. Au Mali nous faisions face à une situation
classique : un entrelacs incroyable de créances et de dettes
entre le Trésor et les entreprises publiques, entre celles-ci entre
elles, entre les uns et les autres et le privé local, entre tous et
les créanciers et débiteurs extérieurs. La Banque centrale, à
laquelle incombait théoriquement cette tâche, ne le faisait pas.
Je ne sais si c’est parce que son président - Louis Nègre - était
plus administratif qu’économiste ou si c’est pour d’autres
raisons. Toujours est-il qu’on m’appelait pour le faire. J’y
répondais de bon cœur. Les comptes du Trésor et du secteur
public rétablis d’une manière lisible mes recommandations ne
pouvaient être que de bon sens : dans l’immédiat l’annulation
des dettes réciproques et la consolidation des soldes aux
meilleures conditions financières, dans l’horizon des années
suivantes la mise en oeuvre d’un minimum de mesures
destinées à supprimer les déficits non structurels, en attendant
que des orientations nouvelles plus fondamentales permettent
de corriger les déséquilibres structurels.
Au cours de ces missions je me rendais bien compte que la
dérive tournait à la débâcle. D’une année sur l’autre tous les
déficits s’étaient immanquablement aggravés. Au plan
politique la fuite en avant accentuait la réponse aux problèmes
en termes purement répressifs. Je me souviens d’une soirée
pénible mais terriblement informative de la réalité. Invité par
les amis, Louis Nègre, Président de la Banque Centrale, se
plaignait d’un planton qui avait manqué de le saluer et qu’il
avait envoyé « au gnouf » pour cette impolitesse. Isabelle
faisait remarquer immédiatement que derrière ce
comportement il y avait peut être l’indication de ce qu’était
devenu le sentiment du peuple à l’égard des dignitaires du
régime et qu’il leur appartenait à eux - dirigeants - de se poser
la question. Réponse collective - il y avait Macalou - dont j’ai
beaucoup déploré ce malheureux glissement à droite - et
d’autres : Non, la chicotte, la chicotte, ce peuple ne vaut rien,
il faut le dresser par les coups etc. Peu de temps après le coup
d’Etat mettait un terme au régime. Et que vit-on ? La presque
totalité des cadres du régime défunt- à l’exception de la vraie
gauche - retourner leurs vestes en un clin d’oeil et se mettre au
service de Moussa Traoré. Non seulement cela en disait long
sur la sincérité des convictions personnelles, mais, au delà,
cela témoignait d’une réalité objective : le nouveau régime
était l’héritier du précédant, il s’appuyait sur la même base
sociale rétrécie (en dépit de quelques gestes démagogiques que
tous les coups d’Etat sont contraints de faire dans les
premières semaines de leur établissement). Il allait donc
continuer à utiliser la chicotte.
La renaissance - difficile - d’un mouvement populaire était
prévisible. On l’attribue souvent ici et là aux qualités
intrinsèques du peuple malien - combatif, courageux etc. Il a
ces qualités, c’est certain. Mais à mon avis cette renaissance,
qui a conduit un combat glorieux faisant finalement tomber la
dictature par des actions s’amplifiant au fur et à mesure que la
répression se faisait plus sauvage, est largement le produit de
l’histoire de la gauche malienne, de l’ancienne - de l’Union
Soudanaise - et de la nouvelle, celle de la génération des
jeunes dont nous avions vu la naissance et la formation. C’est
peut être, volontairement ou pas, le résultat le meilleur dont le
modibisme avait crée les conditions.
Le marxisme-léninisme n’est sans doute pas par lui-même
responsable de la dérive malienne. Son enseignement, pour
scolaire et quelque peu fondamentaliste qu’il fut, contribuait
au contraire à faire prendre conscience aux jeunes de la
distance qui séparait les principes théoriques de la réalité du
régime. Il a donc contribué à cette renaissance de la gauche
malienne. En résumé donc ce fondamentalisme s’est révélé -
au Mali en tout cas - infiniment moins négatif que ne le sont,
par exemple, les fondamentalismes néolibéraux ou islamiques
qu’on propose aujourd’hui à la jeunesse désemparée.
J’avais accepté, courant 1962, de faire partie d’une équipe que
les Nations Unies voulaient constituer pour créer en Afrique
un « Institut de Planification et de Développement ». J’étais
donc allé à Addis Abeba, que je visitais pour la première fois,
et devais pendant un mois cogiter avec les membres de cette
équipe. J’avoue que je ne fus pas impressionné par ce qui s’y
dessinait. La majorité - bureaucrates africains et « experts »
étrangers - voyaient les choses d’une manière fort simple. On
sait ce qu’il faut faire, tant ce que doit être une « bonne
politique de développement » qu’un « bon enseignement des
techniques de planification et de gestion ». C’est tout écrit
dans les rapports d’experts, c’est un savoir qui est dans la tête
de tous les bons profs. Naïveté incroyable des uns, prétention
stupide d’autres. Mon point de vue était minoritaire, bien qu’il
fut soutenu par quelques personnages clé, au-dessus de
l’équipe, les uns à New York (Philippe de Seynes), les autres à
Addis (quelques grands diplomates africains, des hauts
fonctionnaires éthiopiens qui se révélaient bien au-dessus de la
moyenne du continent, en dépit de tous les préjugés
concernant leur pays « qui n’a pas eu la chance d’être
colonisé »), et de l’Anglais Arthur Ewing qui assurait l’intérim
du Secrétariat de la C.E.A., en attendant l’arrivée de Robert
Gardiner, lequel, je dois le dire aussi, a vite montré qu’il
penchait plutôt de notre côté. L’essai valait donc la peine
qu’on s’y associe, et en octobre 1963 nous quittions, Isabelle
et moi, Bamako pour nous installer à Dakar, siège du nouvel
Institut Africain de Développement et de Planification, IDEP.
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CHAPITRE VI
PROFESSEUR D’ECONOMIE POLITIQUE (1963
- 1970)
Mes études terminées je n’avais pas choisi de m’engager dans
une carrière universitaire. Je donnais la préférence à des
fonctions qui me permettraient de m’inscrire plus directement
dans l’action économique et sociale. Ce qui fut bien le cas de
mes fonctions au Caire et à Bamako. Cela ne signifiait pas que
je ne voyais pas d’intérêt dans l’université; au contraire je
sentais que j’aimerais beaucoup l’enseignement si je devais en
choisir la voie. D’abord parce que l’enseignement donne
l’occasion d’entretenir des rapports organisés et utiles avec les
jeunes, qui sont toujours et partout l’avenir. Ensuite parce que
l’exposé oral, contraint par les exigences de la pédagogie et
soumis à la discussion, est un excellent moyen qui oblige à
préciser sa pensée et à en affiner la rigueur. J’aime donc
l’enseignement, mais à condition que celui-ci ne soit pas
répétitif d’un savoir plus ou moins figé qu’on se contente de
transmettre. L’enseignement n’a de sens pour moi que si,
articulé sur la recherche permanente - et de préférence la
recherche non académique, c’est à dire conduite en relation
étroite avec l’action et non dans l’enfermement des
bibliothèques - il en permet le renouvellement continu. L’offre
de l’IDEP s’inscrivait bien dans ce module.
Professeur à l’IDEP-Dakar (1963-1967)
Nous arrivions donc à Dakar, Isabelle et moi, en octobre 1963.
Nous étions logés provisoirement à l’Hôtel de la Paix jusqu’à
ce que, environ un mois plus tard, on nous affecte un logement
de trois pièces au sixième étage de l’immeuble Bourgi, Avenue
de la République.
L’I.D.E.P. devait me faire découvrir rapidement à la fois les
possibilités que l’O.N.U. offrait - faire du neuf, dans un esprit
multinational - mais aussi les faiblesses extrêmes de ce
système, ballotté entre des forces directrices centrifuges
impossibles à concilier, pour des raisons intrinsèques tenant
précisément à sa nature internationale. La valse des directeurs
de l’I.D.E.P. au cours des années soixante, leur changement
annuel pendant les quatre premières années de l’existence de
l’Institution, à un stade premier où au contraire il aurait fallu le
maximum de continuité, étaient bien l’expression de ces
faiblesses. Bien que le comité préparatoire ait produit un
document définissant les objectifs de l’Institut, son mode
d’opération et de financement, les lignes générales de son
programme d’enseignement (sans que la recherche n’y fût
mentionnée autrement que par pure forme), ce document était
du style des « résolutions » de l’O.N.U., diplomatique et
ambigu. Le directeur et le collectif qui avaient la
responsabilité de le mettre en oeuvre disposaient donc d’une
marge d’autonomie - et de manoeuvre - non négligeable, si on
avait voulu en faire usage.
Je ne sais comment la direction fut d’abord confiée, la
première année, à un couple curieux aux fonctions mal
définies : Christian Vieyra (juriste béninois, on disait alors
dahoméen) et John Mars (professeur d’économie en Grande
Bretagne, d’origine autrichienne). Chacun d’eux criait fort : je
suis le directeur, le premier en français, le second en anglais,
l’un et l’autre rébarbatifs au bilinguisme, ne communiquant
(généralement pour s’insulter) que par interprète (gêné)
interposé. Vieyra était proche des hommes politiques les plus
modérés de l’Afrique francophone, du Dahomey en particulier,
sensibles à l’extrême aux opinions des experts de la
coopération française (ex Ministère des Colonies, très vite
rebaptisé sans quitter les lieux d’ailleurs et sans grand
changement de personnel). Mars était un professeur
d’économie conventionnelle, qui n’avait jamais ni connu le
« tiers monde » ni réfléchi à ses problèmes. Il était de surcroît
d’une naïveté politique illimitée, se dressant sur son balcon (il
habitait l’étage au-dessus du nôtre) pour applaudir
frénétiquement une personnalité quelconque de passage en
voiture, ou une troupe de danseurs folkloriques. Il avait aussi
quelques problèmes de caractère probablement; nous
l’entendions la nuit maugréer seul ou lancer ses souliers à
travers sa chambre.
Le collectif d’enseignants était constitué à l’origine par cinq
professeurs : Mohamed Mahmoud El Imam, économètre
égyptien qui, rentré en Egypte quelques années plus tard fera
carrière dans le système nassérien, y sera ministre (ami
personnel, il reste nassérien dans ses convictions
inébranlables); David Carney, un économiste de Sierra Leone
(Robert Gardiner, le Secrétaire exécutif de la C.E.A. avait été
son professeur à Fourah Bay, le plus ancien grand collège de la
colonisation britannique pour l’Afrique de l’Ouest),
insignifiant; le statistien Bastiani et le sociologue-aménagiste
Jacques Bugnicourt (que j’avais connu à Sciences Po) qui
avaient été détachés par la coopération française; enfin moi
même. Une équipe d’interprêtes - dont une anglaise Jean
Hugues, cultivée et sympathique (elle avait débuté dans sa
carrière comme traductrice dans les rapports entre la France
Libre et Londres pendant la guerre). Plus tard d’autres se sont
joints à l’équipe, l’égyptien Gamal Eleish, qui s’était sur
spécialisé dans les techniques d’utilisation de l’input output
dont il faisait un usage immodéré, sans se poser la question
préalable de savoir quel était le problème à résoudre, ni si la
réponse impliquait une vision politique et sociale articulée;
plus tard le juriste égyptien Naguib Hedayat, détaché par le
Conseil d’Etat égyptien (une institution copiée sur celle de la
France, chargée d’assurer la cohérence des règlements
administratifs), dont l’épouse, Wahiba, au beau visage - une
réplique de Nefertiti - active de tempérament, avait beaucoup
d’entregent (elle établit rapidement des relations avec les
responsables sénégalais et trouva un poste au Plan du
Sénégal); l’anthropologue Claude Meillassoux qui n’est resté
qu’un an; Elie Lobel qui venait de temps à autre, en mission et
quelques autres visiteurs comme Michel Chossudowski.
Le Sénégal avait mis à la disposition de l’I.D.E.P. un bâtiment,
situé derrière l’Assemblée Nationale, qui avait été occupé par
l’embryon de la Faculté des Sciences, évacué lorsque la
construction du campus de Dakar fut achevée. L’I.D.E.P. est
toujours dans ce bâtiment; lorsque je fus nommé directeur,
plus tard, j’ai fait construire dans le jardin de l’Institut un
bâtiment en préfabriqué permettant aux étudiants de disposer
de petits bureaux individuels, qui n’avaient pas été prévus à
l’origine dans la conception très classique de la tradition
universitaire française.
Robert Gardiner s’est débarrassé du tandem Vieyra-Mars et a
nommé l’année suivante le danois Boserup. J’ai du respect
pour cet homme qui, en dépit de sa raideur un peu prussienne
(il était du Slesvig), était ouvert et curieux d’apprendre. Sa
femme, Ester, était d’une grande finesse et l’ouvrage qu’elle
avait écrit sur les rapports entre la dynamique démographique
et le changement des technologies agraires, intelligent et fort
peu conventionnel (il bousculait tous les préjugés concernant
l’évolution du travail dans les sociétés dites primitives) est un
classique. Nous sommes devenus des amis. J’ai retrouvé
Boserup bien des années plus tard, directeur de l’Institut de
Développement à Copenhague. Boserup était venu avec la
mission de trouver, en un an, un directeur africain qui lui
succéderait. Il tint sa promesse; mais son choix fut, à mon
avis, malheureux. Le sénégalo-mauritanien Mamoudou Touré,
n’était préparé en rien pour assumer cette fonction, ce qui ne
devait pas l’empêcher de faire carrière plus tard, au F.M.I.,
dont il fut le serviteur zélé au Zaïre, puis, un temps, comme
ministre des Finances à Dakar. Joseph Stiglitz a écrit
récemment que ce recrutement de faux économistes
remplissait une fonction, celle d’en faire les exécutants d’une
politique décidée ailleurs. Ce nouvel héro de l’esprit critique
n’avait jamais fait cette découverte lorsque lui-même était un
serviteur de la Banque Mondiale ! Touré n’avait pas d’idées
particulières concernant le rôle de l’I.D.E.P., qu’il acceptait de
voir « enseigner des techniques » sans guère plus. De surcroît
il était craintif à l’extrême et voulait donc éviter à tout prix la
conduite de recherches qui auraient pu être critiques et
déplaire, dans tel ou tel gouvernement, à un quelconque
ministre. De mon côté je n’estimais pas possible un
enseignement sans recherches et je poursuivais celles-ci -
utilisant la marge de liberté dont nous disposions si on voulait
s’imposer - par des travaux sur la Côte d’Ivoire et le Mali dont
j’ai parlé plus haut, comme par des travaux sur les trois pays
du Maghreb, sur lesquels je reviendrai. Ce que j’en tirais
effrayait Touré qui aurait voulu mettre ces « rapports » sous
clé et en interdire tout usage ou diffusion. C’est pour ces
raisons que je commençais à songer devoir quitter l’I.D.E.P., si
Touré y conservait son poste. Quand je suis parti donc, en
octobre 1967, ce directeur était toujours là, mais pas pour
longtemps puisqu’il devait être recruté peu de temps après par
le F.M.I. Son successeur fut David Carney, auquel je succédais
moi-même en 1970.
En quittant l’I.D.E.P. j’avais cru utile d’adresser directement
au secrétaire général de l’O.N.U. - à l’époque U Thant - une
lettre dans laquelle j’expliquais les raisons de ma démission,
sans mentionner quoi que ce soit de personnel, ni me
concernant ni concernant les collègues et le directeur.
J’expliquais simplement qu’à mon avis, le rôle de l’I.D.E.P.
devait être autre que celui d’une école d’enseignement de
techniques, mal placée dans la concurrence sur ce terrain avec
les universités d’Afrique et d’ailleurs; que l’Institut par contre
devait tenter de devenir l’un des centres majeurs de réflexion
critique sur les conceptions et les pratiques du développement
en Afrique et articuler son enseignement sur ce type de débats.
C’est cette lettre - retrouvée plus tard par la mission que le
PNUD devait organiser en 1969 (mission qui fut dirigée par le
Vietnamien Vu Van Thai) pour proposer des solutions à la
crise de l’Institut -, qui ne parvenait pas à démarrer qui a fait
penser à moi en haut lieu pour prendre la succession.
Le collectif de l’I.D.E.P. fonctionnait mal. Les réunions étaient
nombreuses mais les directeurs successifs s’employaient à y
interdire toute discussion importante et sérieuse, concernant
les fonctions et le rôle de l’Institut, ses choix d’enseignement
et de recherche etc. On était donc invité à discuter sans fin de
broutilles et on s’y ennuyait tous, ou presque. Mais le
quotidien fonctionnait correctement, grâce à Dulphy, un
administrateur français simple (il adorait le bricolage, se
construisait un bateau, toutes choses qui, pour moi, rendent un
individu sympathique), efficace dans son organisation. Carney
l’a contraint à partir.
L’autorité de tutelle sur l’I.D.E.P. n’avait pas été définie avec
une clarté indiscutable. Etait-ce la C.E.A. (la Commission de
l’O.N.U., située à Addis Abeba, à l’autre extrêmité du
continent)? Ou bien le P.N.U.D. qui finançait l’Institut et le
secrétariat général de l’O.N.U. à New York ? Fort
heureusement tant que ce fut Robert Gardiner qui occupait le
poste de secrétaire exécutif de la C.E.A., les problèmes
trouvaient facilement leur solution. Ferme mais gentleman,
conservateur certes, mais démocrate qui respectait les opinions
des autres, Gardiner ne pouvait que s’entendre avec une
personne comme Philippe de Seynes, brillant, fin, diplomate,
et néanmoins homme de principes, qui était à New York
secrétaire général adjoint. Lorsque plus tard j’assumais la
direction de l’I.D.E.P. il n’y a jamais eu la moindre difficulté
pour nous trois à nous entendre. Ce ne fut plus le cas
lorsqu’Adebayo Adedeji succéda à Gardiner. Mais j’anticipe
ici sur l’avenir.
J’avais donc la charge d’enseigner à l’I.D.E.P. la comptabilité
nationale et les techniques (et expériences) africaines de
planification. Cet enseignement posait quelques problèmes pas
faciles à résoudre. Tout d’abord l’audience constituée par nos
étudiants n’était pas homogène; les niveaux de formation
étaient fort inégaux mais ne dépassaient jamais la licence
moyenne en économie. Il aurait fallu engager une action
vigoureuse pour sélectionner plus sévèrement les candidats.
Cela ne fut pas possible à l’époque, tant les directeurs étaient
préoccupés de « faire du chiffre ». La seconde difficulté était
que l’audience était constituée d’anglophones et de
francophones, ce qui obligeait à recourir à la traduction
simultanée. Bien que nos interprètes fussent de la meilleure
qualité professionnelle, je crois que l’interprétation était ici
plus difficile qu’on ne le pense, surtout quand le cours, vivant
comme il doit l’être, n’est pas « lu ». De surcroit
l’interprétation fait toujours perdre du sens, parce qu’elle
supprime la communication directe qui est plus que la seule
parole (sans quoi la lecture en serait un substitut parfait).
Capable d’enseigner dans les deux langues j’alternais donc les
cours en prenant le soin de répéter quelque peu et, dans la
discussion, j’intervenais dans la langue appropriée. Deux
autres enseignants, Meillassoux et Lobel étaient également
bilingues, bien que je ne sache pas comment ils utilisaient cet
avantage. Les autres ne l’étaient pas du tout.
En comptabilité nationale j’enseignais les deux systèmes, le
français et l’anglo-saxon (adopté également avec de petites
retouches par l’O.N.U.) et je m’employais à montrer qu’on
pouvait « traduire » les comptes d’un système à l’autre. Cela
étant je reste persuadé que le système français est au système
anglo-saxon ce que le système métrique est à celui des
mesures anglaises. Le premier obéit à une logique unique
rigoureuse, mise en oeuvre par un esprit cartésien; le second à
des logiques empiriques hétéroclites. Il est intéressant de noter
que non seulement les pays du Maghreb - de tradition
française - mais encore l’Egypte et ceux du Moyen Orient, ont
opté pour la rigueur cartésienne dans ce domaine.
Maintiendront-ils ce choix ? J’entends parler, parmi d’autres
fadaises, d’une comptabilité « islamique ». Peut être en effet
pourrait-on compléter les comptes des agents opérant ici bas
(les ménages, les entreprises, les administrations, les
intermédiaires financiers) par une colonne retraçant leurs
engagements envers le divin. L’histoire de la société financière
« islamique » Rayan en Egypte pourrait en effet donner lieu à
une extrapolation nécessaire de cette nature. Cette banque,
après avoir escroqué des centaines de milliers de bons
croyants, a organisé sa faillite frauduleuse. Les victimes se
sont alors adressées à l’Etat pour les indemniser. Un
fonctionnaire de la Banque Centrale, non dénué d’humour
égyptien, expliquait que ces braves gens avaient signé des
contrats par lesquels ils s’en remettaient à la justice divine en
cas de pépin ici bas, que le modeste Etat égyptien n’était pas
équipé pour connaître à l’avance ce que pourrait être le
jugement d’Allah, et exhortait donc à la patience puisque,
certainement, l’affaire trouverait un jour pour chacun sa juste
solution.
J’avais également la charge des enseignements concernant la
planification. J’enseignais donc les techniques de l’input
output, dont le maniement est relativement simple et formateur
d’un minimum de rigueur mathématique, toujours nécessaire,
et devant laquelle on se doit de libérer de tout complexe
paralysant les étudiants qui se croient peu doués en la matière;
mais je garde l’opinion que j’ai exprimée que la technique ne
doit pas servir de paravent pour éluder les choix sociaux et
politiques fondamentaux qui précèdent. J’enseignais
également l’analyse de projets. Mais là je mettais en garde : ou
bien cette analyse n’est rien de plus que la rationalisation du
calcul capitaliste de rentabilité, et il faut le connaître pour
comprendre comment le monde réel (qui est capitaliste)
fonctionne; ou bien on prétend extrapoler la logique de ce
calcul pour lui donner une dimension sociale qui lui est
étrangère. Et dans ce cas on propose aux décideurs nationaux
des instruments qu’ils ne peuvent utiliser parce qu’ils sont en
conflit avec le mode de décision que mettent en oeuvre les
agents économiques réels. Ce type de « planification », qui a
évidemment la préférence de la Banque mondiale au point
qu’elle n’en connait pas d’autres, consiste donc en définitive à
jeter de la poudre aux yeux. Le choix traduit en fait un refus de
planifier. Qui est logique. Si le marché est autorégulateur,
pourquoi intervenir ? Le développement d’ailleurs n’a plus de
sens particulier; il n’est que le résultat spontané des « forces
du marché », il devient synonyme d’expansion du capitalisme,
alors que la spécificité du concept de développement est
précisément de s’en distinguer, d’être la traduction d’un projet
sociétaire identifiable en termes d’objectifs sociaux et
politiques.
Il existe d’ailleurs, concernant les techniques de l’input output
et les variantes de l’analyse de projets, de bons manuels de
qualité pédagogique excellente, que la coopération française
entre autre avait produits à l’époque, et que j’utilisais.
J’utilisais aussi, pour les étudiants les plus avancés que je
reprenais dans un petit cours supplémentaire à part, les
ouvrages du C.E.P.E. (Centre d’Etudes et de Programmation
Economique, de Paris, l’école créée par le S.E.E.F.). Mais il
n’existait pas de « manuels » de planification. Tenter de le
faire d’ailleurs est dangereux parce que cela revient à figer
dans des dogmes une pratique et une théorie qui doivent être,
par nature, adaptées aux conditions concrètes diverses des
pays concernés. La coopération française a tenté de le faire. Le
résultat en est, à mon avis, malheureux.
Ici donc je mettais l’accent (deux tiers du temps de
l’enseignement ou plus) sur l’analyse de la cohérence macro-
économique des projections que la planification commande.
J’avais bien constaté que ce qui faisait problème, en Afrique -
de l’Egypte au Mali et au Ghana en passant par le Maghreb -
(et probablement ailleurs) était l’incohérence macro-
économique de la somme des projets dont l’addition
constituait en fait « le plan ». Incohérence qui se traduisait
invariablement par un double déficit des finances publiques et
de la balance extérieure, condamnant à l’échec.
Il fallait donc, à mon avis, avant tout apprendre aux futurs
fonctionnaires du Plan à identifier ces incohérences, à en
comprendre le mécanisme du déploiement, à proposer des
correctifs. Ce que j’avais appris à faire au Caire, à Bamako et
au S.E.E.F. était ici essentiel pour mon enseignement. Je le
proposais sous la forme d’exercices, d’abord faits en classe,
puis donnés à refaire par les étudiants seuls. J’inventais un
T.E.E. (Tableau Economique d’Ensemble) simplifié; je
définissais un « Plan » dans les termes par lesquels ils sont
généralement définis (volumes d’investissements,
financements extérieurs etc.) à partir desquels on faisait
d’abord des projections (disons à cinq ans) des grandeurs
macro-économiques principales, ce qui permettait de faire
connaître les liaisons déterminantes majeures entre ces
grandeurs (propensions à importer, coefficients de capital,
charges récurrentes etc), puis, en plaçant ces grandeurs dans
un T.E.E. projeté, d’identifier les incohérences. Outils : les
tables d’intérêts composés et la règle à calcul.
Voilà donc comment je comprenais mon métier d’enseignant.
Pour le tiers des étudiants qui avaient un minimum de
formation – fût-elle très générale - ou de capacités
intellectuelles et de volonté de travail, les résultats ont été, je
crois, pas mauvais. J’ai retrouvé beaucoup de ces étudiants des
années plus tard, dans leurs pays respectifs, et j’ai constaté que
leur travail y était apprécié.
L’agrégation d’économie politique (1966)
Je ne suis pas très docile. Je n’ai jamais imaginé acceptable,
pour moi, la compromission que « faire une carrière »
implique souvent. Je n’ai certainement pas de mépris pour
ceux que la vie oblige à s’inscrire dans des cadres tracés qu’ils
acceptent ou qu’ils critiquent. Mais mon tempérament peut
être ne me le permet que fort difficilement. J’ai donc été
amené à livrer bataille après bataille pour que l’indépendance
de mes choix soit respectée. J’ai sans doute eu beaucoup de
chance, et gagné les batailles décisives qui m’ont permis de
vivre selon mon gré, sans avoir à souffrir de mon
intransigeance puisque je suis allé jusqu’à la retraite sans
jamais avoir connu ni les affres de la capitulation ni la misère
matérielle.
Je pensais donc que l’I.D.E.P. ne me satisferait pas. Que faire ?
Bénard me dit alors un jour : pourquoi ne te présentes-tu pas à
l’Agreg de Sciences Eco ? Professeur, tu seras libre. Pourquoi
pas ? Il y avait quelques handicaps. Le principal était que mes
concurrents - puisque c’est un concours - se préparaient
« dur » (dès l’enfance disait-on avec ironie de certains fils ou
filles à papa professeur) et pendant des années accumulaient
un savoir encyclopédique dans tous les chapitres de
l’économie conventionnelle. Je ne m’y étais jamais intéressé -
considérant que l’immense majorité de cette littérature est
stupide - et ne comptais pas le faire. Consacrer quelques
semaines de préparation me paraissait déjà un gros sacrifice.
Fort heureusement j’ai découvert la solution miraculeuse.
Raymond Barre - oui, le Barre futur premier Ministre - ayant
passé l’Agreg, avait produit un manuel qu’il avait conçu par
générosité pour aider les candidats. L’œuvre de sa vie. Un
énorme manuel (1 000 pages ?) qui résumait tous les savoirs
encyclopédiques qu’il faut connaître pour ce concours. Un
aide-mémoire pour les candidats sérieux, pour moi
l’encyclopédie elle-même en 50 volumes. A partir de trois
lignes et deux paragraphes, accompagnés de références en bas
de page - il y en avait sur tous les sujets possibles et
imaginables - pouvait-on broder pendant 45 minutes sans que
son ignorance n’éclate? Oui, me suis-je, dit, on le peut. Et si
j’ai pu le faire avec succès c’était grâce à mes autres lectures,
celles qui donnent une capacité critique d’aller au fond des
problèmes, de situer les fausses réponses à leur vraie place. A
défaut, on est aliéné et on ne peut surmonter la difficulté du
concours qu’en se pliant à ses règles : apprendre, fut-ce
l’inutile et le stupide.
Admissible à l’écrit (passé en mai 1966 me semble-t-il) j’allais
donc aux « leçons » qu’on passait en septembre à mon
souvenir. Les règles du jeu sont connues : on tire le sujet 24
heures à l’avance. On prépare la leçon avec l’aide d’un
collectif. J’avais eu recours à un petit groupe d’amis : Eliane
Mossé, Eli Lobel, Suzanne de Brunhof et Monique
Florenzano. On se réunissait chez moi, à Paris, et on partageait
la journée de travail en trois parties : j’exposais (après avoir
consulté « le Barre ») ma proposition de leçon dans ses
grandes lignes, suivie d’une discussion spontanée; puis chacun
partait dans son coin (ou le collectif poursuivait sa discussion
sans ma présence), j’avais pris le soin de demander qu’on me
retrouve, dans les références du Barre, deux ou trois phrases
bien sonnées, de préférence d’apparence au moins objet de
controverses possibles, ou même particulièrement idiotes;
troisième partie : la finale; je faisais le cours de 45 minutes
devant mon collectif, recueillais ses observations et
suggestions; nous dinions ensemble sans plus parler du sujet
sauf si l’un d’entre nous avait soudain une « idée géniale », à
formuler brièvement - puis j’allais dormir normalement (la
plupart des candidats travaillaient jusqu’au matin). Je
présentais ma leçon « à la française » - sans notes autres que
de la taille d’une carte de visite (c’est exigé, mais j’avais
l’habitude depuis longtemps de « savoir causer ») - mais
surtout partagée en trois parties de rigoureusement quinze
minutes chacune (ni quatorze, ni seize). L’un des membres du
jury - Taddei, qui avait la finesse du Corse - m’a dit, lorsqu’il
m’a reçu après que l’Agreg me fut accordée (c’est l’usage)
qu’il s’était demandé si en poussant à tant de perfection la
règle formelle « conseillée », je ne me moquais pas un peu du
genre. Mais vérification faite par eux (je savais qu’ils la
feraient) de la citation curieuse à propos de laquelle j’avais dit
nonchalamment - x page tant (pour leur faciliter la
vérification) - le jury avait compris que je ne trichais pas.
J’ai donc été reçu du premier coup, à un rang acceptable. Je
n’en demandais pas plus. Si je ne l’avais pas été, je ne crois
pas que j’aurais accepté de tenter un second round.
Professeur à Poitiers, Paris et Dakar (1967-1970)
L’Agreg devait me faire nommer, selon l’usage, en décembre
1966, pour débuter, dans une Université de province, en
l’occurrence Poitiers. Ayant été agrégé à titre étranger, je
n’avais pas un droit automatique à un poste. C’était donc une
offre exceptionnelle qu’on me proposait. Cela tombait bien,
Bénard y enseignait et le doyen Gabillard, qui est devenu un
ami, très compréhensif. Je lui demandais donc de regrouper
mes cours de telle manière que je puisse simultanément
enseigner à l’Université de Dakar. Il le fit avec une gentillesse
extrême. J’ai donc assuré en parallèle trois années
universitaires successives (1966-1967, 1967-1968 et 1968-
1969) à Poitiers et à Dakar. Entre temps il y a eu 1968 comme
chacun sait qui fut, entre autre, l’occasion du grand
chambardement universitaire. La nouvelle université de Paris
VIII, logée à Vincennes avant d’émigrer, beaucoup plus tard, à
Saint Denis, était créée et j’obtenais mon transfert de Poitiers à
Vincennes où j’ai assumé, toujours en partage avec Dakar,
l’année universitaire 1969-1970.
Jusqu’en 1968 l’université française avait conservé ses
structures traditionnelles. Certains principes - heureusement
conservés après 1968 - me paraissent toujours les meilleurs
(ou les moins mauvais), par exemple le refus du principe
(américain) de l’insécurité. Aux Etats Unis l’université n’offre
en général que des contrats à durée limitée. Pour être dans la
course au renouvellement les jeunes se livrent à une
surenchère d’écrits qui doivent s’inscrire dans les sillons des
modes dominantes pour avoir quelque chance d’être publiés,
au détriment peut être, chez les plus intelligents, de leur
contribution éventuelle à des travaux critiques plus sérieux. La
mode veut aujourd’hui en France qu’on prenne le modèle
américain - devant lequel s’émerveillent les néolibéraux style
Madelin et compagnie - pour le symbole de l’hypermodernité
efficace puisqu’elle s’inspire des règles du privé ! A tel point
que lorsque Régis Debray s’est risqué à défendre « l’école
française » les postmodernistes - Wieworka en tête - l’ont
évidemment traité de ringard. Certes la méthode française, en
garantissant la sécurité absolue, protège simultanément la
liberté, le droit de prendre son temps pour réfléchir, mais aussi
la médiocrité. Qui n’a connu, comme moi à Poitiers, le
professeur nouvellement agrégé qui écrivait le cours qu’il
allait dicter d’année en année pendant « toute sa carrière » (20
ans ou plus !). Horreur, abomination, et quel ennui pour
l’auteur (à mon avis) autant sinon plus que pour ses
malheureux auditeurs. J’en ai rencontré un - dans le train
Paris-Poitiers - qui me recommandait une encre indélébile
pour que l’écriture… quand vous lirez votre cours dans vingt
ans, n’ait pas disparu… Pas d’exagération. Mais c’était peut-
être un cas maladif extrême. Ceux-là, sur lesquels la caricature
peut déployer ses talents, ne constituent fort heureusement
qu’une composante du monde universitaire (mais sont-ils pires
que les idiots de la mode style US ?). Les autres savent utiliser
la liberté pour travailler mieux et être créatifs, comme
l’expérience du S.E.E.F., entre autre, me l’avait illustré. Quoi
qu’il en soit il est vrai que les plus médiocres avaient besoin
du respect formel des conventions de la tradition : sans la toge
et l’estrade, comment auraient-ils pu faire avaler aux étudiants
la lecture de leurs polycops « d’origine » ? J’ai vu les
spécimen de ce monde universitaire pleurer, au sens propre du
terme, lorsque - estrade supprimée - ils se sont vus contraints
d’avoir à accorder quelques minutes aux étudiants pour…
répondre à leurs questions après le cours.
La tradition permettait également aux professeurs qui le
désiraient de vivre à Paris et de ne fréquenter leur université de
province que deux jours par semaine, durant lesquels ils
bloquaient tous leurs cours. C’était mon cas, celui de Bénard
et d’autres. La chambre de l’hôtel modeste au centre ville -
distance à pied de la Fac - s’appelait donc « la chambre de
passe des professeurs », le lundi soir c’est Amin, le mardi
Bénard etc…. Mais il y avait aussi les piliers sérieux qui
aimaient leur province, heureusement, comme Gabillard à
Poitiers. Le midi de mon « jour », je déjeunais toujours dans le
même restaurant, dont toutes les places étaient rigoureusement
affectées à des clients qui le seraient peut être à vie. Ronds de
serviette etc…. Un spectacle balzacien. Le hasard des horaires
avait fait que je rentrais de Poitiers par le même train qu’une
collègue sympathique, Madame Blondel, que le mari venait
ponctuellement chercher à la gare d’Austerlitz et qui me
raccompagnait chez moi, dans le 13e - pas loin - dans sa
voiture que j’avais donc appelé « les taxis Blondel ». J’avais
découvert que, sous des dehors BCBG, cette dame ne
manquait ni d’humour, ni de sens social critique. Invités,
comme il se doit, par les notabilités de Poitiers qui se doivent
de recevoir - une fois par an - et à tour de rôle, un groupe de
professeurs de leur digne université, nous nous étions trouvé
ensemble (puisque la même soirée à Poitiers) et je n’avais vu
qu’elle avec qui je pouvais poursuivre une conversation. 1968
a révélé que cette dame pouvait rejoindre le camp le plus
radical.
Le hasard, encore une fois, avait fait que mes cours à Poitiers
démarraient en 1968 début mai! J’avais quitté Dakar à la veille
d’un premier mai qui allait rester dans l’histoire du Sénégal,
j’arrive à Poitiers pour évidemment me mettre en grève avant
même d’avoir commencé à travailler. Bénard de même bien
sûr, dans la voiture duquel - les trains ne fonctionnant plus - je
rentrais à Paris, le 12 ou le 13 mai si je ne me trompe. Retour à
Poitiers je ne sais plus à quelle date exactement, un peu au
moment de l’apogée du mouvement. Comités d’étudiants et de
professeurs avaient discuté, fait et refait des propositions de
réformes radicales. Réunion chez le doyen, du nom de Janot,
que tout le monde appelait Jeannot Lapin pour sa témérité
remarquable. On lui explique qu’il lui faut simplement
« démissionner » pour marquer son soutien aux propositions
de collèges de direction élus (je ne sais plus comment on les
avait appelés). Janot ne voulait ni démissionner (et si les
Blancs l’emportent dans cette révolution, ils me reprocheront
d’avoir cédé), ni ne pas démissionner (si les Rouges
l’emportent ils me fusilleront). J’ai rencontré d’autres
individus, paralysés par le même dilemme tragique comme le
futur célèbre Jacques Attali. Pour revenir à Janot en tout cas,
quelle solution lui est venue à l’esprit : s’enfuir. Comment ?
En allant aux toilettes et en s’évadant par le haut à travers une
lucarne qui conduisait au toit. Dans ce vieux bâtiment
moyenâgeux les plafonds sont élevés et, lorsque, inquiets par
sa disparition, nous le cherchâmes dans les toilettes, on
s’étonna qu’il soit parvenu, lui, petit gros pas très sportif, à
parvenir à faire une traction avec ses biceps le portant hors de
la lucarne. La peur fait faire des merveilles, même aux moins
doués. Mais une fois sur le toit, le doyen Janot ne savait plus
où aller. Reconnu d’en bas par les étudiants attroupés qui
attendaient le résultat du conclave, ces derniers s’esclaffent :
Janot là haut. On a appelé les pompiers pour ramener le fuyard
malchanceux. Et le conclave reprend…
Cela étant les programmes de Poitiers - j’y ai quand même
officié - sans être (avant 1968) véritablement révolutionnaires,
n’étaient plus tout à fait ceux de l’université de ma jeunesse.
On avait fait des réformes, par ci par là, donné à l’économie
plus d’autonomie, cessé d’imposer le passage par la licence en
droit etc… J’enseignais donc - quand même - la planification
et les politiques économiques et financières en quatrième
année et en DES (Diplôme d’Etudes Supérieures).
A Dakar 1968 avait également fait ses effets. En fait 1968
avait commencé à Dakar bien avant Paris, et incubait depuis
au moins deux ans, faisant écho - en partie tout au moins - à la
révolution culturelle en Chine. Je reviendrai sur ces questions,
peu connues à l’étranger. Au plan de la réforme universitaire
par contre les avancées dakaroises sont restées timides et le
pouvoir suffisamment fort, en apparence tout au moins, pour
en limiter sérieusement la portée. Le résultat en a été
déplorable; cette sclérose de l’université est largement à
l’origine du déclin ultérieur de son rôle et de la place des
étudiants dans la vie politique du pays, de leur repliement sur
des revendications égoïstes. Je reviendrai sur ces questions.
Toujours est-il que les commissions de réforme piétinaient,
sabotées par un recteur français dont la médiocrité
intellectuelle n’avait d’équivalent que sa prétention infinie.
Pour lui en tout cas il n’y avait aucun problème : l’université
française du XIXe siècle était le modèle de la perfection,
valable en tous lieux et tous temps, pour l’éternité. C’est
simple. La majorité des collègues (mais non amis !) venus de
la métropole comme ils disaient, n’étaient là que pour opiner
du bonnet. Pourtant quelques uns feraient plus tard carrière
dans telle ou telle université de province en se posant en
« spécialistes » de l’Afrique; en se plaçant d’emblée au service
des positions officielles qu’ils n’ont jamais tenté que de
légitimer (dans les rapports CFA/zone franc par exemple)
contre vents et marées, épousant néanmoins les renversements
de positions officielles (lorsque par exemple le FMI eut
imposé la dévaluation). Les collègues (et amis) sénégalais
maugréaient, sans oser, parce qu’ils estimaient que de toute
façon les jeux était faits. Seul Fougeyrollas, qui siégeait dans
la commission des réformes, volait dans les plumes du recteur
à toute occasion, avec la faconde qui caractérise les gens du
sud ouest. Bien entendu nous devenions immédiatement de
bons amis.
Ni les programmes donc, ni les méthodes pédagogiques
n’avaient réellement changé. Je choisissais pour ma part
quelques cours spécialisés de DES (comme la théorie
économique, ce qui me permettait d’y enseigner sa critique
fondamentale), mais surtout j’insistais pour prendre le cours
général d’économie des débutants - première et deuxième
années. Pas difficile, personne n’en voulait. Amphis ultra
peuplés, massacres aux examens. Je choisissais ce cours parce
que je pensais, à juste titre, que c’est par là qu’il faut
commencer. Ces malheureux étudiants arrivaient du
secondaire sans même avoir appris véritablement à lire. Le
souci de comprendre ce qu’on lit ne leur avait pas souvent été
enseigné. Que faire ? Rien, dicter un cours et puis en coller 80
%, comme la plupart des collègues le faisaient avec une joie
perfide chez certains, ou avec mauvaise conscience chez
d’autres ? C’était fatalement coller les enfants des classes les
moins favorisées, systématiquement.
Mon premier principe était donc de leur apprendre à lire, et à
développer, par la lecture, leur capacité de réfléchir et de
critiquer. J’ai mis au point, à cet effet, une méthode
d’enseignement passablement originale, dont je suis - je
l’avoue - assez content. Je partageais l’année en deux
semestres. Au premier semestre chaque cours est un contrôle
de lecture. Je faisais lire en parallèle deux manuels
élémentaires célèbres : le Samuelson, la gloire des universités
américaines et des économistes conventionnels, le Popov
(c’est son nom !) la gloire de l’Académie soviétique. En
parallèle, c’est à dire que j’indiquais, d’un cours à l’autre, les
pages - en nombre limité - qui traitaient dans les deux
ouvrages des mêmes questions, plus ou moins. J’ouvrais le
cours par des questions orales - pas dans l’intention de noter -
en essayant de choisir quelques bons étudiants (le plus souvent
des filles qui, c’est vérifié, sont en moyenne plus fines et plus
sérieuses) et quelques moyens plutôt faibles. Je demandais :
que disent-ils ? Comment vous l’exprimez à votre manière ? Je
faisais - pour corriger - une explication de textes, de mots, de
structure de l’argument. Au second semestre, la capacité de
lecture ayant été plus ou moins acquise, je pouvais recomposer
le cours autour de la question : qu’est-ce que l’économie ?
Pourquoi pose-t- elle les questions qu’elle pose ? Comment les
uns (les économistes conventionnels) et les autres (les
marxistes dogmatiques) y répondent ? En quoi ces réponses
différent ? En quoi elles convergent ? Beaucoup des étudiants
qui sont passés par ces cours, retrouvés plus tard, en gardent,
je crois, un bon souvenir. En tout cas aux examens, qui étaient
corrigés en collectif, les résultats étaient bien meilleurs.
Mon collègue et ami à la Faculté était Abdoulaye Wade.
Premier Sénégalais à être agrégé, je souhaitais qu’il assume les
fonctions officielles de chef du département. Il ne le désirait
pas pour une raison tout à fait respectable : il voulait donner la
priorité à une action politique à l’échelle nationale. Bien que
formellement chef du département je le consultais avant de
soulever la question dans notre collectif ou d’agir auprès du
rectorat. A. Wade se conduisait avec une droiture parfaite.
Nous sommes devenus de bons amis. Nous avons tenté de
renforcer le département en créant un Centre de Recherches où
nous nous proposions de recruter systématiquement les deux
meilleurs (souvent meilleures) de chaque promotion, en leur
offrant les moyens de poursuivre, rémunérés par un travail
allégé d’assistant, consacrant le meilleur de leur temps à
préparer une bonne thèse bien encadrés. Nous pensions que
cette stratégie permettrait de sénégaliser le corps enseignant
dans les meilleures conditions possibles et en même temps de
fonder à Dakar une tradition académique au sens plein du
terme. Malheureusement ce projet n’a pas été poursuivi
systématiquement par nos successeurs, pour des raisons que
j’ignore et progressivement les meilleurs éléments ont été
happés par les offres plus alléchantes soit de l’administration
soit du privé.
Vincennes au contraire se situait aux sommets de l’innovation,
mondiale peut être. En économie Michel Beaud qui avait,
autant que je me souvienne, plus ou moins coordonné les
débats interminables d’une commission où je me retrouvais de
temps à autre, dirigeait le département avec une patience -
qu’il fallait - à toute épreuve. Plus tard le département s’est
étoffé avec, entre autre, l’arrivée de Kostas Vergopoulos qui
est devenu un bon ami. La dominante, à Vincennes, était
évidemment l’analyse théorique fondamentale, arme de la
critique sociale radicale. Je n’éprouve, évidemment, que
sympathie pour cette option. Néanmoins je voyais rapidement
quelque danger à ne proposer que cela : tous les étudiants - et
nous les voulions nombreux par principe anti élitiste - ne sont
pas appelés à devenir des théoriciens et des dirigeants de
mouvements. Presque tous devront aussi gagner leur vie d’une
manière ou d’une autre. Pourquoi alors ne pas partager le
temps de la formation en deux parts: pour moitié une
formation professionnelle efficace (comptable, gestionnaire
etc.), pour l’autre une culture critique. Avec des hauts et des
bas dont je n’ai pas toujours suivi l’évolution par la suite, c’est
la formule qui vaut à Paris VIII son succès jusqu’à ce jour.
Pour ma part en tout cas la liberté de concevoir les
programmes m’a permis d’emblée de définir le mien. Je
l’articulais sur « l’économie politique du capitalisme » c’est à
dire son histoire (très différente dans la conception de la
traditionnelle « histoire économique » qui est d’une pauvreté
théorique navrante), l’accent étant plus ou moins placé selon
les moments sur les racines lointaines ou le temps présent
(l’après deuxième guerre), les situations nationales s’inscrivant
dans cette histoire (celle de la France et/ou du tiers monde en
particulier). Cela constituait la meilleure préparation, à mon
avis, pour conduire au débat sérieux sur la question des
questions : qu’est ce que le capitalisme ? que sont les sens et
portées des tentatives de le dépasser, d’en sortir (qu’il s’agisse
du soviétisme ou du maoïsme) ? Les jeunes d’après 1968
étaient braqués - à juste titre - sur cette question. Il fallait les
amener à en débattre au fond, sans concession, mais aussi dans
le calme, sortir des polémiques pour aborder avec le plus de
sérieux possible l’analyse du pourquoi des choses. J’essayais
de m’y employer au mieux de mes capacités.
Vincennes est devenu l’un des centres majeurs de la pensée
sociale française. L’avantage de cette université est qu’on y
ignorait totalement le stupide cloisonnement des disciplines
qui domine souvent ailleurs. Economistes, sociologues,
politologues, philosophes, psychologues, historiens,
géographes conduisaient ensemble des programmes de
recherche et d’enseignement dont la discussion était toujours
enrichissante pour tous. Un nombre impressionnant de ceux
qui ont acquis une notoriété remarquée - François Chatelet,
Derrida, Deleuze, Foucault et bien d’autres - animaient ces
débats. Avec Nanterre, où se retrouvaient Henri Lefebvre,
Georges Labica, Alain Touraine et la revue l’Homme et la
Société sur laquelle je reviendrai, se constituait le noyau
central à partir duquel la pensée française, stimulée par 1968,
se déployait dans différentes directions conduisant, entre autre,
pour le meilleur et pour le pire, au postmodernisme dont le
succès ultérieur outre atlantique n’était guère imaginé à
l’époque, dans nos débats de Vincennes !
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CHAPITRE VII
LE CADRE POLITIQUE (1960 - 1990)
Un animal politique comme je le suis ne peut pas écrire ses
Mémoires sans rendre explicite la vision qu’il se faisait des
événements et des évolutions politiques de l’époque dans
laquelle il a vécu. J’en ai donc proposé plus avant une lecture,
qui concernait mes années de jeunesse. J’ai signalé le tournant
que 1955 - la conférence de Bandung - avait marqué pour moi
(et pour bien d’autres) puisqu’elle remettait en question la
stratégie qui avait commandé notre inscription dans l’action
révolutionnaire jusque-là. Bandung ouvrait une nouvelle étape,
caractérisée par le déploiement d’un projet sociétaire national-
populiste à travers le tiers monde. J’ai consacré un chapitre de
mon Itinéraire intellectuel à la présentation, avec quelque
détail, de ce que j’appelle « le déploiement et l’érosion du
projet national bourgeois dans le tiers monde (1955-1990) ».
Je crois nécessaire d’en reprendre ici les grandes lignes, sans
davantage.
Les décennies considérées ici, qui sont celles de mon âge mûr,
ont certainement également été marquées par la coupure que
1968 représente, non pas seulement pour la France, comme on
le croit trop souvent, ni non plus seulement pour l’ensemble
des sociétés occidentales - européennes et nord-américaines.
1968 est, à mon avis, une date de l’histoire universelle. Celle-
ci d’ailleurs s’articule sur la naissance de « nouvelles
gauches » comme on l’a observé. Or ces nouvelles gauches,
qui se séparaient du marxisme soviétique, se développaient en
parallèle avec la critique maoïste, en Chine d’abord, et comme
par ricochet ou association, dans le tiers monde et dans les
centres capitalistes. Une page de l’histoire dont il ne me
semble pas facile de dire si aujourd’hui elle est tournée ou
non, tant le triomphe du néo-libéralisme, en apparence sans
rival, me parait illusoire et fragile.
D’autres dates de la période ont revêtu, pour moi, une
importance particulière. La principale en est certainement la
défaite de l’Egypte et du monde arabe dans la guerre de 1967,
qui annonçait la disparition inéluctable du nassérisme. Je situe
dans ce cadre le déploiement de mes activités à l’I.D.E.P. au
cours des années 1970 puis au Forum du Tiers Monde à partir
de 1980.
Déploiement et érosion du projet de Bandung
J’ai mentionné plus haut les circonstances qui m’avaient
permis, très jeune, de participer à une entreprise que je
considère, aux côtés d’autres, comme fondatrices du courant
de la pensée communiste critique qui a permis Bandoung. Il
s’agit de ma participation, en benjamin de l’équipe, à Moyen
Orient (1950/51). Après la disparition de Raymond Aghion, de
Maxime Rodinson, d’Yves Bénot, d’Ismail Abdallah, de
Fouad Moursi, d’Iskandari et d’autres, je suis le dernier
survivant de l’équipe.
Avec la Conférence de Bandung en 1955, l’idée sur laquelle
nous avions vécu pendant la première phase de l’après-guerre
semblait remise en cause. Nous avions pensé que la révolution
socialiste, à travers un processus de révolution ininterrompue
par étapes, était à l’ordre du jour dans toute l’Asie et l’Afrique,
qu’il n’y avait plus de place pour une direction bourgeoise de
la libération nationale, que la bourgeoisie - désormais
compradore partout - ne pouvait qu’être le relais d’une
domination impérialiste rénovée, sous la houlette des Etats
Unis. Or voilà que - en dehors de la Chine, du Viet Nam et de
la Corée du Nord - les régimes issus de l’indépendance en
Asie parviennent à se stabiliser, tandis que les guérillas
s’épuisent. Voilà que l’Inde du Congrès de Nehru, l’Egypte de
Nasser, l’Indonésie de Soekarno, prennent des initiatives
nouvelles tant sur le plan intérieur que sur le plan de leurs
rapports à l’impérialisme d’une part, à l’URSS et à la Chine
d’autre part. Inattendues, ces initiatives semblent montrer que
la bourgeoisie n’a pas épuisé son rôle historique.
Toute la période qui suit - depuis 1955 - va être occupé par le
débat autour de cette question centrale : une issue capitaliste
nationale est-elle possible dans le tiers-monde ? Que peut-elle
réaliser réellement et où sont ses limites ? Doit-elle préparer
son propre dépassement socialiste ? Par ailleurs, le mouvement
de flux et de reflux du projet national bourgeois dans le tiers
monde s’articule sur l’évolution générale du capitalisme en
Occident, sur la politique internationale commandée par la
bipolarité militaire et l’intervention de l’URSS sur la scène
internationale, sur les conflits qui opposent le soviétisme au
maoïsme et l’URSS à la Chine.
Je place l’évolution de la Chine au centre du débat, parce qu’à
partir de 1960 elle nous offre une perspective qui semble sortir
de l’ornière du soviétisme, que le maoïsme accuse d’être
engagé sur une voie qui conduit à la restauration du
capitalisme. Le pouvoir politique en Chine en tire des
conclusions importantes : au plan des stratégies
révolutionnaires dans le tiers monde considéré comme « zone
des tempêtes », au plan de l’analyse de la situation
internationale et des stratégies de l’impérialisme d’une part et
du « social impérialisme » d’autre part. Je dois dire que de
1957 à 1980 j’ai partagé à peu près intégralement les analyses
proposées par le parti communiste chinois, tandis qu’à partir
de 1980 j’ai regardé avec un oeil critique les ouvertures
capitalistes mises en oeuvre.
La guerre de Corée (1950-1953) et la première guerre du Viet
Nam (1945-1954) avaient déjà montré les limites de la
puissance du bloc occidental des impérialistes; la seconde
guerre du Viet Nam (1965-1975) et celle du Cambodge (1970-
1975) montraient bien que la radicalisation de la libération
nationale était possible et même capable de battre les armées
américaines. D’ailleurs en Afrique l’effondrement du
colonialisme portugais (1974) illustrait aussi les dividendes
qu’une longue lutte armée pouvait rapporter. Pourtant la guerre
d’Algérie (1954-1962) s’était soldée finalement par un régime
nationaliste radical - celui de Boumedienne - qui ne nous
paraissait en rien plus prometteur que le nassérisme.
L’histoire ne s’est arrêtée ni à la révolution culturelle chinoise,
ni à la victoire du Viet Nam en 1975. Quoi qu’il en soit le flux
et le reflux des forces socialistes en Chine, en Corée, au Viet
Nam, au Cambodge, nous paraissaient être produits par le
conflit social interne et pas du tout par l’intervention du
facteur externe. Je n’ai pas modifié mon point de vue sur ce
plan : la libération suffisamment avancée réduit le poids du
facteur externe, qui est évidemment toujours défavorable, et
rétablit dans sa plénitude la portée décisive de la lutte des
classes interne. Mais le facteur externe ne disparaît pas pour
autant. Parallèlement au reflux des forces du socialisme en
Asie orientale, la région allait amorcer son prodigieux
développement capitaliste, dont je dois dire qu’il était tout à
fait imprévu pour nous (et sans doute pour tout le monde,
quoiqu’on dise).
Pour l’Egypte, les années d’or du projet de Bandung sont la
période 1955-1967. Pourtant les faiblesses ne manquaient pas :
l’échec de l’union avec la Syrie (1958-1961),
l’anticommunisme persistant, la tolérance à l’égard du
discours islamique traditionaliste, la dérive que la corruption
signalait, se soldaient finalement par la défaite. Lorsque, après
cette défaite, une bonne fraction de la jeunesse égyptienne,
encore à l’époque attachée à la perspective socialiste, partait à
l’assaut de la « nouvelle classe », je me réjouissais. Mais je
dois dire que j’étais inquiet de voir que le régime, loin de se
rallier à la stratégie de radicalisation proposée par cette
jeunesse, optait au contraire en faveur de concessions à ce qui
allait devenir, après la mort de Nasser (1970) et le « coup
d’Etat » par lequel Sadate se séparait de l’aile gauche du
nassérisme (mai 1971), « l’infitah » - l’ouverture et la
compradorisation, un moment encore masquées, jusqu’à la
guerre de 1973, puis avouées et complétées sur le plan
international et régional par le ralliement au camp américain,
la visite à Jérusalem et les accords de Camp David (1977).
L’infitah ne me paraissait donc pas de la nature d’une « contre-
révolution », comme ceux des communistes égyptiens qui
avaient été les moins critiques du nassérisme le voyaient, mais
plutôt l’accélération de l’évolution normale du système
nassérien lui-même. Vingt ans plus tard j’analysais la
restauration ouverte du capitalisme dans l’ex-URSS de la
même manière.
Néanmoins, et quel qu’aient été mes réserves personnelles à
l’égard du nassérisme, celui-ci est bien apparu aux yeux des
peuples arabes comme libérateur et progressiste. Que ne l’ai-je
entendu dire et me le reprocher durant ces vingt années ! Avec
lui les régimes baasistes et celui de l’Algérie me paraissaient
partager des traits communs fondamentaux : une vision
bourgeoise de l’avenir, un antidémocratisme fondamental, une
philosophie pragmatiste médiocre, une surestimation du
soutien soviétique (compris pour l’essentiel, à juste titre,
militaire), un cynisme à bon marché qui leur laissait croire
qu’ils pouvaient « jouer la carte américaine » si les
circonstances l’exigeaient.
Je plaçais plus d’espoir dans les marges pauvres du monde
arabe (Soudan, Yémen du Sud) et dans le combat palestinien.
En 1964 le peuple palestinien se dotait enfin d’une
organisation propre, prenant ses distances à l’égard des
régimes arabes. Sa radicalisation était à l’unisson avec celle de
nombreux mouvements populaires de l’époque, et, de ce fait,
nous en attendions beaucoup. Cependant le dérapage de
certains éléments palestiniens en direction du terrorisme,
comme leur comportement dans les pays hôtes (Jordanie, plus
tard Liban) allaient faciliter la contre-attaque des forces
réactionnaires locales et de l’impérialisme. Les choses en
resteront là jusqu’au moment où, prenant l’initiative de mener
directement la lutte dans les territoires occupés, le peuple
palestinien imposera, par l’insurrection (à partir de 1988), une
perspective nouvelle.
Les années que j’ai passées à Bamako (1960-1963)
correspondent à la première vague de la radicalisation en
Afrique. Le « non » de la Guinée en 1958, l’indépendance
ghanéenne la même année, le choix malien de septembre 1960,
en étaient les manifestations principales, mais elles n’étaient
pas les seules. Au Congo le lumumbisme l’emportait et, de
1960 à 1963 on était en droit d’attendre du Congo
Léopoldville une radicalisation analogue. En 1963 d’ailleurs
l’insurrection populaire à Brazzaville mettait un terme au
régime néocolonial de Fulbert Yulu.
Je ne partageais néanmoins pas l’optimisme - infantile à mon
regard - de ceux qui voyaient dans les « socialismes africains »
une voie nouvelle, presque radieuse. Pour moi l’analogie avec
le nassérisme s’imposait. Mais une bataille n’est jamais perdue
tant qu’elle n’est pas livrée. Il fallait la livrer. Elle a été
perdue, toujours pour les mêmes raisons - la maturité
insuffisante des avant- gardes, les illusions entretenues par
« l’ami » soviétique, les interventions impérialistes, les
appétits de la nouvelle bourgeoisie, fut-elle embryonnaire et
étatique. Il reste que la première vague était suivie, en Afrique,
d’un nouveau sursaut radical. En 1964 Zanzibar faisait sa
révolution et se débarrassait de son Sultan; en 1967 Nyerere
optait, par la charte d’Arusha, pour le socialisme. Mais il
faudra attendre 1983 pour que, avec Thomas Sankara au
Burkina Faso, se cristallise une tentative nouvelle, tirant les
leçons des échecs antérieurs et mettant l’accent sur des
méthodes d’action plus populaires et plus démocratiques. En
1974 les militaires renversaient l’empereur Hailé Selassié,
dans un pays où les forces révolutionnaires paraissaient
puissantes. Divisés en groupes hostiles les uns aux autres, un
peu à la manière que j’avais connue en Egypte, paralysés par
la dictature militaire, eux-mêmes à leur tour embourbés dans
la guerre en Erythrée - celle-ci soutenue dans l’ambiguïté
totale parfois par les puissances impérialistes et leurs clients,
parfois par des régimes nationalistes, soutenue à bras le corps
par l’Union Soviétique et Cuba (notamment en 1978 à
l’occasion de la guerre de l’Ogaden, alors que Syad Barre
avait tourné casaque) - les révolutionnaires éthiopiens, d’un
courage exceptionnel, n’ont pas pu éviter la désagrégation de
leur pays en cours. La chute de Tsiranana (1972) à
Madagascar, la tentative de radicalisation à l’époque du
gouvernement éphémère de Ratsimandrava (1973) puis la
consolidation du système à partir du moment où Ratsiraka a
pris les rênes du pouvoir (1975) sont à porter au crédit de ce
mouvement.
D’autres évolutions, moins brillantes de promesses peut être,
signalaient néanmoins l’incapacité dans laquelle le
néocolonialisme se trouve à surmonter sa crise permanente.
Les coups successifs au Congo, au Bénin (l’arrivée au pouvoir
de Kérékou en 1972), le glissement du régime de la Zambie de
Kaunda vers un étatisme dit socialiste au cours des mêmes
années 1970, témoignent de cette crise permanente du
néocolonialisme. Celle-ci allait se généraliser à partir de la fin
des années 1980, lorsque la revendication démocratique se
déploiera parfois dans une dimension populaire véritable (au
Mali, où elle met un terme à la dictature militaire de Moussa
Traoré en 1992) parfois dans une dimension plus médiocre,
susceptible d’être manipulée par les patrons impérialistes.
La longue guerre de libération dans les colonies portugaises
conduisaient naturellement à la radicalisation du mouvement,
du moins au plan de ses formulations idéologiques, même si
personnellement je gardais quelques réserves au sujet de la
théorie avancée par Amilcar Cabral selon laquelle cette
radicalisation pouvait amener la petite bourgeoisie à se
« suicider en tant que classe ». D’ailleurs l’effondrement brutal
du système portugais en 1974, en accélérant d’une manière
imprévue l’accès à l’indépendance, réduisait fortement les
chances de cette possibilité.
Le noyau dur de la colonisation de l’Afrique est constitué par
l’Afrique du Sud propre, à laquelle les Blancs de Rhodésie
avaient cru pouvoir atteler leur char par la déclaration
unilatérale d’indépendance (1965), soutenus par la mère patrie
britannique, se livrant ici à une comédie d’une hypocrisie
habituelle. La lutte de libération devait néanmoins imposer en
1980 l’indépendance du Zimbabwe. Mais à quel prix ? En
signant les accords de Lancaster, qui ont paralysé tout effort
sérieux d’une réforme sociale, agraire entre autres, le Front
patriotique s’engageait dans une voie qui a conduit
naturellement à la schizophrénie : on maintient un discours de
gauche, sans doute sincère, tandis que dans les faits
l’ajustement structurel imposé aggrave sans cesse la crise
sociale.
Une solution identique se dessine-t-elle pour l’Afrique du Sud
? Dans mon analyse de la spécificité de ce pays je mets
l’accent sur deux caractéristiques trop souvent peu vues, à
mon avis. La première est que le projet du pouvoir blanc de
faire de « leur » pays une puissance industrielle moderne - en
réduisant les travailleurs noirs à un statut de quasi-esclaves -,
un projet amorcé depuis les débuts de la colonisation anglaise
il y a un siècle pour se cristalliser fortement sous le régime
d’apartheid des quarante dernières années, se solde par
l’échec : l’industrie de l’Afrique du Sud n’est pas compétitive
et ne vaut pas plus, de ce point de vue - qui est le critère par
excellence de la mondialisation capitaliste - que celle des
quelques autres pays « industrialisés » d’Afrique et du Moyen
Orient, encore que les supporters occidentaux inconditionnels
de Pretoria s’abstiennent toujours de le dire - par préjugé
raciste sans doute. L’échec est certainement dû à la résistance
de la classe ouvrière noire, de Sharpeville (1960) à Soweto
(1976), puis à l’insurrection civile généralisée qui a amené De
Klerk à partir de 1990 à accepter la négociation. Mais il est dû
également à l’incroyable gaspillage associé au maintien d’une
minorité « blanche », qui consomme comme en Occident sans
en avoir la productivité. La seconde caractéristique de ce pays
est qu’il concentre sur son territoire une sorte de microcosme
du système capitaliste mondial : une minorité de
consommateurs du premier monde, une armée active
importante concentrée dans les mines, l’industrie, l’agriculture
coloniale, peuplant les « townships », une armée de réserve
non moins importante reléguée dans les paysanneries des
bantoustans et les secteurs informels autour des villes. Que
donnera, dans ces conditions, le compromis politique associé à
la fin de l’apartheid ? Les pressions externes font miroiter
« l’avantage » dont la majorité noire hérite avec cette « belle
infrastructure industrielle ». On demande alors seulement à
cette majorité d’aider le pays dans l’esprit de notre époque à
devenir rapidement « compétitif ». Autrement dit, on demande
à la majorité travailleuse de payer davantage pour réaliser ce
que le capital, soutenu mondialement, financièrement,
économiquement, et politiquement (en dépit de la laideur de
ses méthodes) a échoué à faire !
En Asie le projet de Bandung peut se targuer de réalisations
moins fragiles particulièrement en Asie de l’Est. Sans doute
l’opinion dominante donne-t-elle de l’Inde du Congrès une
image trop favorable, mettant l’accent sur sa démocratie
parlementaire, son industrialisation compétitive. La gauche
indienne tempère, à juste titre, ces jugements rapides. La
bourgeoisie industrielle indienne, alliée à la grande propriété
du nord du pays et à la technocratie d’Etat, n’a jamais conçu
son projet, même à l’époque de Nehru (mort en 1964), en
conflit avec le capital transnational. Elle en paie le prix, et sa
maîtrise technologique et financière est plus apparente que
réelle. La démocratie parlementaire, seul moyen raisonnable
de gestion de l’articulation d’alliances sociales hégémoniques
différentes d’une région à l’autre de ce pays-continent, n’évite
pas la marginalisation politique des classes populaires, elle
repose même sur elle. Aussi l’essoufflement du projet, d’allure
nationaliste à son point de départ, est aujourd’hui évident.
La dictature du Shah, rétablie après la chute de Mossadegh en
1953, avait engagé l’Iran dans un projet étatiste modernisateur
qui, bien que conservateur dans sa dimension sociale, n’en
avait pas moins à son actif des réalisations importantes.
L’esprit antidémocratique dans lequel l’expérience s’est
déroulée, aggravé par le choix culturel occidental sans
réserves, était son talon d’Achille. La révolution islamique de
1978-1979, qui a mis un terme à cette expérience d’un
Bandung de droite, n’est cependant pas capable
fondamentalement d’envisager une alternative réelle qui
dépasse la rhétorique religieuse.
Si l’Iran n’est plus une menace pour le capitalisme dominant,
l’Afghanistan aurait-il pu le devenir? La petite révolution qui,
en 1978 mettait fin à l’ancien régime de Daud pour lui
substituer une équipe populiste modernisatrice aurait sans
doute trouvé par elle-même ses limites. L’idéologie para-
communiste dans laquelle s’exprimaient les intellectuels
modernisateurs se serait d’elle- même progressivement
amendée, à mon avis. L’intervention soviétique à partir de
1979, jouant les « partis » de cette intelligentsia l’un contre
l’autre, a fourni l’occasion inespérée pour les Etats Unis à la
fois d’enliser les armées soviétiques dans la région et de tuer
dans l’œuf les projets modernisateurs afghans. En soutenant
les islamistes, qui après leur victoire en 1992 ont plongé le
pays dans une guerre permanente plus effroyable encore que la
précédente - mais prévisible - les puissances occidentales ont
montré ici encore le cynisme avec lequel elles traitent les
peuples de la région et l’hypocrisie de leur discours
démocratique.
L’Amérique latine n’était pas présente à Bandung et n’a jamais
envisagé de rejoindre le groupe des Non Alignés. Il y a à cela
au moins trois raisons : le fait que l’Amérique latine est
constituée d’Etats indépendants depuis le XIXe siècle, sa
culture européenne dominante, l’influence que les Etats Unis y
exercent depuis toujours, acceptée par les classes dirigeantes.
Néanmoins l’Amérique latine s’est engagée dans l’après
seconde guerre dans une évolution tout à fait parallèle à celle
qui, en Asie et en Afrique, se déployait sous la bannière de
Bandung. Et il y a à cela une raison de fond évidente : son
capitalisme périphérique la place dans une situation objective
analogue vis-à-vis du système mondial.
Trois expériences méritent ici d’être classées dans le groupe
des expériences radicales du tiers monde.
La première est celle de Cuba, se libérant par lui-même en
1959. Les Etats Unis n’allaient pas tarder à voir que le
castrisme était un danger réel, et leur tentative précoce de
reconquérir le pays (épisode de la baie des Cochons en 1961)
en témoigne. La menace de Washington devait peser lourd et
accentuer la dépendance de Cuba - boycotté économiquement
par les Etats Unis et leurs alliés européens - à l’égard de
l’URSS. L’épisode des missiles (1962), habilement négocié
par Khroutchev et Castro, a contribué à faire déraper le
castrisme en direction d’une imitation du modèle soviétique,
au détriment de son potentiel d’une évolution plus
démocratique et moins artificielle.
La seconde est, en contrepoint, la tentative démocratique - au
sens parlementaire traditionnel du terme - du régime Allende
au Chili (1970-1973). Paralysée de ce fait, la démocratie
chilienne a succombé sous les coups organisés de Washington.
La compradorisation poursuivie par la dictature sanglante de
Pinochet, avec le soutien des Etats Unis et de l’Europe, est-elle
pour autant un succès aussi grand qu’on le dit maintenant, au-
delà des couloirs de la Banque Mondiale, jusqu’à être devenue
un modèle pour l’inspiration des néo-capitalistes de Varsovie
et de Moscou? Ce n’est certes pas mon avis, non pas
seulement parce que le prix social de « l’ajustement » est ici
exorbitant, mais aussi parce que, dans la logique même du
capitalisme mondialisé, la place du Chili reste et restera celle
d’un producteur subalternisé, rendu par là même incapable
d’aller au- delà du « putting out » au profit du capital
dominant et de ses alliés locaux, et donc d’offrir à ses classes
populaires la perspective d’un avenir acceptable.
La troisième est l’expérience du sandinisme, chassant Somoza
du Nicaragua en 1979. Tirant quelques leçons de l’histoire le
mouvement sandiniste tentera d’éviter les excès de l’étatisme
confondu avec le socialisme, de pratiquer une démocratie plus
réelle, de conserver des rapports extérieurs diversifiés. Cela ne
lui évitera pas l’hostilité des Etats Unis, soutenant la guerre
des Contras, et le ralliement de l’Europe pusillanime aux vues
de Washington. Le retrait des Sandinistes du gouvernement,
après les élections de 1989, constitue, dans ces conditions, une
sortie honorable, capable peut être de préserver les forces
populaires pour d’autres batailles à venir.
La revendication d’un « Nouvel Ordre Economique
International » par les pays du tiers monde (1975) marque la
fin du déploiement du projet Bandung. Les régimes de
Bandung se rendent alors compte qu’un second souffle de
déploiement de leur projet national bourgeois exigeait un
« ajustement » du Nord aux exigences de la poursuite de
l’expansion capitaliste mondialisée dans des conditions
acceptables. La réforme de l’ordre international suggérée
s’inscrivait dans cette ligne de pensée. Mais le projet a été
rejeté par les puissances occidentales, rappelant par là même
que la construction nationale bourgeoise à la périphérie du
système était une utopie. Ce qui a suivi, donc, c’est
l’ajustement unilatéral des périphéries aux exigences du
capital dominant mondialement, autrement dit la
recompradorisation.
Le centrage de l’histoire de la période autour du déploiement
du projet national bourgeois des périphéries peut paraître
outrancier. Je maintiens néanmoins mon point de vue : l’ordre
mondial s’est organisé pendant tout le cycle de l’après-guerre
autour de l’axe principal représenté par les transformations
politiques et sociales gigantesques qui ont modifié de fond en
comble la figure des sociétés des trois continents, et par là
même celle de la société mondiale elle-même, dont les trois
continents représentent la grande majorité de la population. Il
s’est agi là de transformations qualitatives majeures, sans
comparaison par l’ampleur de leur portée à long terme avec les
évolutions plus calmes qui ont opéré dans les sociétés du
capitalisme central. Il reste que par d’autres aspects les
transformations du capitalisme dans ses centres dominants sur
lesquelles je reviendrai, ont joué un rôle important dans
l’évolution du système mondial.
La preuve de la centralité des transformations qui ont concerné
les périphéries du système n’est- elle pas aujourd’hui admise,
implicitement, par la reconnaissance que l’Asie de l’Est serait
en passe de devenir le « centre » du monde nouveau en
fabrication ? Des propos qui sont à mon avis bien exagérés,
mais qui n’en sont pas moins significatifs. Miracle ou pas, le
développement capitaliste de la région, amorcé d’abord en
Corée et à Taïwan, soutenu par des circonstances
géostratégiques exceptionnelles (se traduisant par des
concessions que les Etats Unis n’ont faites nulle part ailleurs et
par des réformes, notamment agraires, auxquelles la
concurrence du monde communiste obligeait), s’est étendu,
dans des cadres spécifiques différents les uns des autres, à
l’Asie du Sud-est et à l’immense Chine. Et si pour l’Asie du
Sud-est le modèle paraît être celui d’un capitalisme
compradore et dépendant, largement dominé par les
transnationales, on ne peut y réduire ceux de la Corée et de la
Chine. S’agit-il alors ici de formes d’un développement
capitaliste national, dont l’histoire prouverait qu’elles sont
possibles, en réponse à la question posée plus avant ? Ces
formes sont-elles susceptibles de gommer progressivement
l’écart centres- périphéries, c’est à dire de construire dans la
région de nouveaux centres capitalistes ? Ou bien en dépit des
succès enregistrés, la polarisation revêtant des formes
nouvelles, ces régions sont appelées à devenir les véritables
périphéries du capitalisme mondialisé de demain, les autres
étant simplement marginalisées ?
Les développements récents dans la région - la crise financière
de l’Asie du sud-est et de la Corée sont, à mon avis, le signal
qu’une guerre de longue durée a commencé. Saisissant
l’occasion de la crise financière de la Corée, après tout
mineure (la France et la Grande Bretagne en ont connu une
dizaine de plus sévères dans l’après-guerre) les Etats Unis
tentent d’imposer à la Corée le démantèlement de ses
oligopoles nationaux et leur « ouverture » à la pénétration du
capital étranger. Les arguments les plus spécieux sont
mobilisés à cet effet. Imagine-t-on le FMI déclarant que la
solution à la crise financière des Etats Unis (son déficit
extérieur per capita est supérieur à celui de la Corée et dure
depuis vingt ans !) impliquerait la vente forcée de Boeing (qui
n’est pas moins un oligopole que ceux de la Corée) par
exemple à son concurrent européen Airbus ? L’enjeu de cette
guerre est donc évident : la Corée pourra-t-elle accéder au
statut de centre capitaliste majeur ou sera-t-elle subalternisée
dans le cadre de la nouvelle polarisation mondiale en
perspective ? Si, pour la grande majorité des pays du nouveau
tiers monde (Asie du Sud-est et Amérique latine) l’issue ne
fait guère de doute (la subalternisation-compradorisation) il
me semble qu’en ce qui concerne la Corée, a fortiori la Chine
et peut être l’Inde, la guerre ne fait que commencer. Une
contre-offensive à l’agression américaine se dessinera peut
être, axée dans un premier temps sur le contrôle des
mouvements spéculatifs de capitaux. L’histoire reste ouverte.
Dans tous les cas ces transformations du tiers monde, son
industrialisation - inégale - ne sont pas le produit de la logique
unilatérale de l’expansion du capital dominant, mais celui des
luttes menées par les sociétés en question contre cette logique,
à des degrés divers. Bandung a donc été multiforme. Selon les
circonstances, les conditions sociales et politiques propres à
chaque pays, le jeu des forces mondiales et régionales, nous
avons eu quatre familles de transformations qui se sont
déployées progressivement au cours du cycle de l’après-
guerre.
Premier groupe : Un développement capitaliste franc,
accompagné d’une idéologie dite « libérale », bien que
souvent fortement marquée par l’intervention de l’Etat,
résolument moderniste, ouverte sur le système mondial (mais
tentant de contrôler cette ouverture), toujours
antidémocratique dans sa pratique. La Corée du Sud, Taiwan,
le Mexique, le Brésil, l’Iran du Shah sont typiques de ce
modèle.
Second groupe : Des expériences populistes, fortement
étatistes, jamais démocratiques, ambiguës sur le plan de
l’insertion de leur projet dans la mondialisation, s’auto
qualifiant généralement de « socialistes », souvent soutenues
par l’URSS. Certaines de ces expériences ont pu aller plus loin
dans l’industrialisation, les autres beaucoup moins, selon
l’héritage historique.
Troisième groupe : Des expériences qui se sont vécues comme
« marxistes », celle de la Chine et de la Corée du Nord, de
Cuba. Ces expériences ont une histoire, elles procèdent au
départ, comme l’expérience soviétique, d’une révolution
radicale inspirée par la doctrine de la IIIe Internationale. Elles
s’orientent maintenant, franchement en ce qui concerne la
Chine, vers un capitalisme qui prétend maîtriser ses rapports
au système mondial dominant.
Quatrième groupe : Des expériences qui ne sont jamais sorties
du cadre néocolonial banal, inscrivant leur croissance (Côte
d’Ivoire, Kenya etc.) ou leur stagnation opiniâtre (pays du
Sahel etc.) dans la soumission passive et totale aux incitations
extérieures.
Quoi qu’il en soit, l’ensemble de ces transformations
gigantesques nous lègue des situations tout à fait différentes de
celles qui dominaient la scène en 1945. Il faut ici prendre pour
clé de l’analyse le critère du capitalisme mondialisé lui-même,
qui est l’existence, ou l’absence, de segments du système
productif local « compétitif » à l’échelle mondiale, ou
potentiellement capables de le devenir sans trop de difficulté.
De ce point de vue nous avons désormais un « tiers » et
« quart » mondes distincts.
Le nouveau tiers-monde est constitué par l’ensemble des pays
qui sont parvenus effectivement à se « moderniser »
suffisamment selon le critère de la compétitivité mondiale. En
gros tous les grands pays d’Amérique latine, ceux de l’Asie
orientale (Chine, les deux Corées, Taïwan) et ceux de l’Europe
de l’Est et de l’ex-URSS. C’est pour moi, la véritable
périphérie de demain. Le nouveau quart monde est constitué
par tous les autres pays, en gros donc l’Afrique et le monde
arabe et islamique. Parmi ceux-ci il y a une variété apparente
de formes assez grande. Certains ont franchi quelques étapes
dans l’industrialisation mais ont échoué à être compétitifs dans
ce domaine (l’Egypte, l’Afrique du Sud par exemple), d’autres
ne sont pas même entrés dans la révolution industrielle (toute
l’Afrique subsaharienne, le Pakistan, le Bangladesh,
l’Indonésie). Il y a parmi ces pays des « riches » -
financièrement - comme les pays pétroliers sans populations et
des « pauvres », à divers degrés (allant de la Côte d’Ivoire à la
Somalie)… Mon critère n’est pas ici celui du revenu par tête,
mais la capacité d’insertion productive dans le système
mondial. Il y a bien sûr des pays qui mélangent, à des degrés
divers, ces caractères. L’Inde en est l’exemple.
Tous les peuples - les classes populaires majoritaires - de ces
tiers et quarts mondes font face au même défi, mais les
conditions de leur combat sont différentes. Le défi est celui du
capitalisme périphérique, qui n’offre rien d’acceptable à aucun
plan, social et politique, pour les majorités populaires.
Cependant les formations sociales périphériques de type tiers-
monde juxtaposent une armée active importante avec une
armée de réserve inabsorbable. Les conditions objectives
existent ici pour la constitution d’une alliance sociale
populaire forte, capable de se cristalliser à travers des luttes se
déployant sur les terrains réels de la gestion du système
productif et de la démocratisation de la politique et de la
société. Les obstacles à cette cristallisation sont certes réels et
de natures diverses. L’obstacle idéologique - l’héritage du
soviétisme ou des limites historiques du maoïsme - n’est pas
l’un des moindres. Les pays de l’Est appartiennent à ce
groupe. Leurs peuples parviendront-ils à se libérer des
illusions du capitalisme, et à éviter de sombrer dans les
nationalismes chauvins ? La Chine appartient également à ce
groupe. Son avant- garde saura-t-elle renouveler le maoïsme et
y intégrer une composante démocratique au sens vrai du terme
- l’organisation autonome des classes populaires pour faire
contrepoids aux concessions faites au capitalisme ? Par contre
les formations sociales de type « quart monde » - « riches » ou
« pauvres », non industrialisées ou fort mal industrialisées (et
de ce fait leur industrie risque d’être démantelée par les
politiques de compradorisation en cours), sont pratiquement
réduites au contraste « peuple » (mal défini, sans ancrage dans
un système productif valable)/ »pouvoirs ». De ce fait, le
dérapage des conflits vers les sphères de l’imaginaire est une
donnée du problème - désastreuse sans doute - mais réelle.
Dans le monde arabe, et musulman, l’alliance de l’argent du
pétrole et du discours-programme passéiste traditionaliste en
dépit de ses prétentions dites « fondamentalistes », est le
meilleur garant du succès du programme impérialiste de
compradorisation régionale. En Afrique subsaharienne la fuite
dans le mythique prend parfois d’autres formes, comme
l’ethnisme par exemple, pouvant aller jusqu’à la désintégration
totale d’un pays.
L’effondrement du projet de Bandung ne nous donne-t-il pas
raison a posteriori ? Avions-nous tort dans les années 1945-
1955 de penser que la bourgeoisie nationale avait épuisé son
rôle historique ? Que le projet d’un développement capitaliste
national à la périphérie était caduc et utopique ? L’accusation
de « gauchisme » proférée à l’égard de ceux qui mettaient
l’accent sur les impasses du projet de Bandung, son caractère
bourgeois, l’opportunisme du pseudo-concept de la « voie non
capitaliste » n’était-elle pas légère ? Relisant ce que j’écrivais
à l’époque, je reste de l’opinion que, dans leur ligne générale,
ces analyses étaient correctes. J’irai même jusqu’à dire
qu’elles ont été parfois particulièrement perspicaces, même si
cette appréciation peut paraître manquer de modestie. Je cite
quelques exemples :
Le jugement presque prémonitoire à l’époque - en 1960 - que
la fin « naturelle » du nassérisme prendrait les formes qu’elle a
prises sous le nom « d’infitah ».
La mise en garde contre une solution possible néo compradore
globale au Moyen-Orient, intégrant Israël dans l’ensemble
régional.
L’analyse que je produisais dès 1965 du « miracle » ivoirien,
en contrepoint des pronostics de la Banque Mondiale,
démentis par les faits.
La position que je défendais en 1975 qu’en Angola la
recherche obstinée d’un gouvernement de coalition des
mouvements de libération était la meilleure solution. Je ne suis
pas convaincu que cette recherche aurait nécessairement
abouti, mais je ne suis pas davantage certain que tout a été mis
en oeuvre dans ce sens. Aujourd’hui, après dix-sept ans de
guerre inutile, cette solution s’imposera peut-être, mais alors
en forme presque de farce !
Les craintes exprimées dès 1972-1974 à l’égard du Zimbabwe
et de l’Afrique du Sud qu’une solution de compromis soit
possible dans la région - qui prendrait les noms de Lancaster
House pour le Zimbabwe en 1980 et de « solution fédérale »
dans l’Afrique du Sud post apartheid.
La revue Révolution
En 1963, Jacques Vergès, retour d’Alger, prenait l’initiative de
faire paraître à Paris une revue mensuelle intitulée Révolution,
avec le soutien –financier entre autre- des Chinois. La version
anglaise, était publiée en Angleterre par notre ami et camarade
Babu (Revolution, incorporating African Revolution). C’est à
cette occasion que j’ai fait la connaissance de Wang Hué, qui
travaillait sous les ordres de Zhou Enlai. La revue développait
une critique de gauche du Non Alignement, et de son
alignement progressif sur la stratégie internationale soviétique,
comme de la dérive des régimes de nationalisme populaire de
l’ère de Bandoung. Après la mort de Vergès je me suis rendu
compte que j’étais encore une fois le dernier survivant d’une
aventure politique qui a eu son importance. J’ai donc pensé
nécessaire de faire connaître ce qui s’était dit à l’époque, après
avoir pris le soin de vérifier que ma mémoire ne me trompait
pas.
Je reviens donc sur ce maoïsme des origines. Treize numéros
de cette revue ont paru de septembre 1963 à décembre 1964.
La revue était animée par M. A. Babu (Zanzibar), Viriato da
Cruz (Angola), Mamadou Gologo (Mali), Samba Ndiaye
(Sénégal), Rabah Bitat (Algérie), Carlos Franqui (Cuba),
Cheddi Jagan (Guyana), Legassik (Afrique du Sud), Hamza
Alavi (Pakistan), N. Kien (Viet Nam), H. Riad (Egypte). Ce
dernier n’est personne d’autre que moi-même. J’avais publié
mon Egypte nassérienne sous ce nom. Côté forme : il
s’agissait d’une belle revue - grâce au soutien financier de la
Chine - bénéficiant de bureaux luxueux situés avenue François
Premier puis (ou avant, je ne me souviens plus) rue Galande.
Vergès a toujours aimé le luxe. L’ami Kien, qui administrait le
journal, y a laissé des plumes, des avances qui ne lui furent
jamais remboursées, et dont il a souffert longtemps. Côté
contenu : la revue a été un succès franc, par la qualité des
analyses qu’elle proposait, à l’avant-garde de la critique de
gauche du soviétisme, faisant contrepoids à sa critique par la
droite qui se déployait à partir de Khroutchev jusqu’à
Gorbachev et la chute finale. Ces analyses n’étaient pas le
simple reflet de ce que les Chinois publiaient. Loin de là, elles
étaient les produits originaux de la réflexion critique interne
des gauches radicales du tiers monde de l’époque. Le simple
rappel des noms cités plus haut et des autres collaborateurs de
la revue en constitue le témoignage éloquent. Ce que peut être
nous ne soupçonnions pas beaucoup, c’était son influence sur
les jeunes lecteurs français, plus profonde qu’il ne pouvait
paraître.
Cette influence générale du maoïsme a éclaté en 1968 dans des
manifestations diverses - et divergentes. Cinq grands
mouvements, qui se voulaient tous à gauche du Parti
Communiste sclérosé, ont occupé le devant de cette scène. Il y
avait bien sûr les trotskystes qui n’avaient jamais cessé
d’exister, mais qui, marginalisés par le Parti Communiste,
n’étaient jusqu’alors qu’un groupscule. 1968 fut leur chance,
qu’ils saisirent assez mal à mon avis. Les uns - trotskysme
traditionnel si je puis dire - étaient (et sont restés) tout à fait
incapables d’aller au-delà du ressassage des polémiques des
années 1920-1930 et de l’analyse de la société soviétique que
le maître avait produite à cette époque : Etat ouvrier à
déviation bureaucratique. D’autres - faisant sécession -
tentaient quand même de répondre à des défis nouveaux. Ils
sont à l’origine du renouveau d’un courant qui continue à
connaître quelque succès, parfois même électoraux.
1968 et ses suites
Je dois avouer que mai 1968 m’a surpris. J’avais le sentiment
que la jeunesse occidentale était dépolitisée et que les succès
du Welfare State avaient anesthésié la classe ouvrière pour un
bon moment. Je me souviens donc que, durant l’été 1967, assis
à la terrasse d’un café du quartier latin, Abdou Moumouni de
passage à Paris et moi nous nous lamentions sur les horizons
bouchés cette jeunesse qui ne s’intéresse qu’à sa chevelure.
Isabelle ne partageait pas du tout ce point de vue. Derrière ce
désintérêt apparent il se cache, disait-elle, un refus profond du
modèle sociétaire de consommation qu’on propose aux jeunes.
Cela éclatera fort, et plus vite qu’on ne le pense. Isabelle avait
un meilleur flair politique. A Poitiers Gabillard tenait le même
langage. Il me racontait que sa fille, lycéenne, consacrait de
longues soirées dans des cafés enfumés à des discussions
politiques passionnées dont le thème central était : comment
construire un mouvement à gauche des communistes,
passablement sclérosés il faut le dire.
On connaissait également l’ampleur du nouveau mouvement
hippy des années 1960 dans les campus américains et de son
opposition à la guerre du Viet Nam. Mais on ne manquait pas
de remarquer la différence entre cette opposition à la guerre
américaine et celle qui avait remué la France pendant la
première guerre du Viet Nam. Celle-ci était fondée sur des
principes, ceux de l’internationalisme et du droit des peuples,
non sur le « refus de la guerre » en soi. D’autant que le
contingent français n’étant pas envoyé au Viet Nam, la guerre
ne concernait que ceux qui voulaient bien la faire - l’armée de
métier. Par contre le contingent américain participait à sa
guerre, et l’opposition était largement motivée par le refus
d’aller se faire tuer plus qu’elle ne l’était par solidarité active
avec la cause vietnamienne. L’idéologie hippie elle-même
traduisait, à notre avis, ces limites du mouvement. Il inspirait
une sorte d’individualisme hédonistique qui d’ailleurs allait
devenir la colonne vertébrale du post modernisme ultérieur.
La critique maoïste du soviétisme a joué, à mon avis, un rôle
plus décisif dans les origines de 1968. Je m’étais associé à
cette critique dès le début, en Egypte. La critique maoïste
trouvait un écho évident dans beaucoup de pays du tiers
monde, au Sénégal en particulier, surtout à partir de 1966
lorsqu’elle s’exprimait à travers la révolution culturelle. Mais
celle-ci commençait également à réveiller les espoirs chez les
jeunes d’Occident et à soulever leur enthousiasme. Le film de
Godard, « la Chinoise », produit avant 1968, illustre
parfaitement ce fait, par la suite souvent oublié - ou passé sous
silence. Un enthousiasme à l’origine du « tiers-mondisme »
ultérieur de la jeunesse occidentale, sur lequel je reviendrai.
Le hasard des calendriers m’a donc permis d’assister - et de
participer - au Mai français jusqu’à son terme apparent (juillet
1968), tandis qu’Isabelle en vivait les péripéties à Dakar dont
je ferai le commentaire plus loin.
Je ne reviens pas sur le récit des évènements - manifestations,
déclarations, prises de position des partis, grève générale, fuite
du général à Baden Baden, Paris couvert de drapeaux rouges,
contre- manifestation des Champs Elysées et sortie des
drapeaux tricolores etc…. Une littérature abondante l’a dit
mieux que je pourrais le faire. Le trentième anniversaire de
1968 est l’occasion, au moment où j’écris ces Mémoires, d’un
florilège de publications sur le mai français. Quelques
ouvrages sérieux - pas assez à mon goût - proposent des
analyses rétrospectives de ce que furent les courants de pensée
et d’action de l’époque, comme de leurs évolutions ultérieures
et des transformations profondes de la société qu’ils ont induit.
Avoir vécu 1968 à Paris m’a beaucoup instruit sur la question
des intellectuels de gauche en France. On sait que ceux-ci ont
occupé le devant de la scène – des années 1930 aux années
1970 comme nulle-part ailleurs sans doute en Occident
développé. Tout au long du XIXe siècle les intellectuels
français étaient les enfants de la Révolution, ceux de gauche
(les républicains jacobins) comme la majorité de ceux de la
droite (les libéraux modérés, parfois ralliés au monarchisme,
comme en Angleterre; à l’exclusion des héritiers de l’Ancien
régime, en général de ternes cléricaux). Ce ralliement général
à l’esprit de 1789 a d’ailleurs constitué un obstacle à la
pénétration du marxisme, comme Marx l’observait. L’affaire
Dreyfus amorce une cassure entre droite et gauche, qui se
radicalisent dans l’entre deux guerres : la gauche prend parti
pour la révolution russe, la droite se fascise. La défaite du
nazisme allait obliger la droite déconsidérée à évacuer la
scène, sans pour autant avoir véritablement disparu. Comme
dans l’Italie de l’après guerre où l’opinion fasciste se cache.
La gauche, pro soviétique (à des degrés divers), monopolise la
scène intellectuelle.
1968 et ses suites constitue peut être le dernier moment
important où cette gauche intellectuelle s’affirme. En 1968 la
droite universitaire, numériquement importante, paraît absente.
Comme sont absents, évidemment, tous les opportunistes que
la gauche triomphante paraissait entraîner dans son sillage.
J’en ai vérifié la triste réalité. Des « comités » de toutes sortes
s’étaient constitués en mai 1968 et accueillaient des centaines
d’universitaires, pour parler de tout. Puis soudain, lorsque la
situation se fut durcie, cette participation se réduisit
considérablement.
« Courageux mais pas téméraires » les pleutres s’enfuient
prendre l’air à la campagne. Je me souviens – avec d’autres –
(et nous en faisions des gorges chaudes) de la disparition par
exemple de Jacques Attali, qui ne réapparut qu’en octobre,
quand tout était fini ! Et combien d’autres !
Le terrain était ainsi préparé pour une évolution ultérieure qui
allait mettre un terme au monopole de la gauche chez les
intellectuels. L’ancienne droite libérale ou franchement
réactionnaire, (la « nouvelle droite », les futurs « lepennistes »
ouverts ou honteux) réapparaît. Le nouveau « libéralisme »
ayant récupéré ce qu’il pouvait de 1968 devient idéologie
dominante et prend la forme chez les intellectuels du post
modernisme soumis aux exigences de l’économie néo- libérale
triomphante, le temps des proclamations creuses et
tonitruantes des « nouveaux philosophes » passé. Retour à la
Belle Epoque ais-je écrit. Les ravages sont effrayants :
l’économie politique éliminée des programmes, les universités
ne fabriquent plus que des copies des diplômés des
misérables » business schools » américaines ou des
« chercheurs » enlisés dans l’hyper formalisme strict de
l’économie « pure » et de la théorie des jeux. Une réaction
semble néanmoins se dessiner, à partir de la fin des années
1990, s’insurgeant contre l’appel à la résignation et à la
soumission à un « destin » commandé par les forces
surnaturelles du marché, fondé sur l’abolition définitive du
pouvoir de l’imaginaire inventif de l’humanité.
Les « maos » comme on a commencé à dire, se partageaient
entre trois organisations. Il y avait les « réguliers » si je puis
dire, sortis de la gauche du Parti Communiste et
singulièrement de sa jeunesse estudiantine, qui publiaient
l’Humanité Rouge ( HR pour les initiés - lire « Acher »). On
les qualifiait de « pro-chinois de la pro-Chine » tellement ils
étaient attachés à la lettre des textes en provenance de Pékin,
qu’ils lisaient comme au Parti Communiste on avait appris à
lire ceux de Moscou. Il y avait ceux chez qui la tradition
française de l’anarchie s’associait à un maoïsme proclamé sans
grand souci d’analyse. « Vive la Révolution », au titre éloquent
par lui-même, était leur journal. Enfin il y avait ceux qu’on a
appelé les Maos-spontex qui faisaient l’éloge de la spontanéité
des masses, supposées révolutionnaires par instinct. Ils ont
donné la Gauche Prolétarienne qui a véritablement occupé le
devant de la scène après 1968, alors que les autres courants
l’évacuaient.
On commence à mieux connaître l’histoire de ce mouvement,
grâce à quelques écrits notamment des frères Jean et Olivier
Rolin, ce dernier ayant été un dirigeant de la G.P. et à quelques
analyses produites à partir de ses documents. Pas beaucoup,
pas suffisamment. Isabelle, qui était bloquée à Paris pour des
séjours prolongés de 1970 à 1972, pour des raisons de santé,
alors que, directeur de l’I.D.E.P., j’étais à Dakar, a connu ces
militants mieux que moi-même. Jean Baby et son épouse
Renée Bourdon, que nous voyions régulièrement, Benny-Lévy,
l’idéologue de l’organisation, que nous connaissions à travers
son frère Adel Rifaat (l’un des deux composants du tandem
Mahmoud Hussein), Jean Rolin, Geismar et beaucoup de
jeunes militants que Renée Bourdon réunissait chez elle,
constituent la source de notre information personnelle, qui a
l’avantage d’avoir été vécue d’une manière vivante.
Le mouvement a donné ce que l’on sait, entre autre les
« établis », c’est à dire ceux qui ont choisi de se faire
prolétaires pour militer directement au sein de la classe dans
les usines. De 1970 à 1973, date de dissolution de la G.P. par
le gouvernement et au-delà le mouvement a bénéficié de
ralliements sonores et bienfaisants, dont celui de Sartre
vendant « la Cause du Peuple » interdite. Puis progressivement
le mouvement s’est étiolé et ses militants se sont dispersés.
Beaucoup d’entre eux sont restés de bons amis personnels, qui
ont pris comme tout le monde un peu d’âge mais sont
demeurés fondamentalement honnêtes et progressistes. Par
contre quelques-uns des ténors de la G. P. ont mal évolué.
Benny Lévy, devenu secrétaire de J. P. Sartre, mêlé à la
sombre affaire du prix Nobel refusé par le philosophe et à
l’héritage des Temps Modernes, accusé d’avoir abusé de la
générosité de Sartre vieillissant, est aujourd’hui un mystique
du judaïsme. Il n’y a là rien de très surprenant. Il est fréquent
que les théoriciens intellectualistes à outrance comme l’était
Benny Lévy, passent d’un extrême à l’autre sans problème.
Non pas par arrivisme, du moins pas nécessairement. Mais
parce qu’ils sont d’un tempérament au fond religieux, et qu’ils
peuvent ainsi se « convertir » passant d’une croyance à une
autre, toujours à la recherche de l’absolu inaccessible. Roger
Garaudy par exemple appartient à cette espèce. Parlant de sa
jeunesse pendant la guerre, tout à fait à son honneur - il était
résistant - il me dit un jour : c’est alors que je me suis converti
au marxisme (il était auparavant chrétien). Je relevais
immédiatement le choix de son terme, qui lui avait échappé.
Par la suite il n’a cessé de se convertir, au bouddhisme, à
l’Islam. Il n’y a pas à s’effrayer de l’existence de ce type
d’êtres humains, ni même de leur adhésion aux mouvements
d’action progressiste. Ce qu’il faut tâcher d’éviter, c’est qu’ils
s’y hissent à des positions dominantes car le mouvement n’a
rien à gagner, mais toujours tout à perdre, des attitudes
sectaires qui sont dans la nature de ces individus.
1968 n’a pas été un mouvement exclusivement français. Un
peu comme la révolution de 1848 c’est un mouvement qui a
embrasé une bonne partie de l’Europe, a sans doute été plus
flamboyant à Paris qu’ailleurs, mais non moins marquant en
d’autres lieux.
C’est en Italie que le mouvement a été le plus durable, si
durable qu’on le qualifie de « 68 rampant », s’étalant sur
toutes les années 1970. L’operaisme, sous des formes diverses,
est parvenu outre Alpes à faire la jonction entre la critique
théorique du soviétisme - prenant là-bas la figure du puissant
PCI, qui allait par la suite s’avérer un colosse aux pieds
d’argile - et le mouvement ouvrier. Des caractères objectifs
propres à la société italienne l’expliquent sans doute.
L’expansion rapide du fordisme dans les villes industrielles du
Nord s’est fondée ici sur l’apport massif d’O.S. (ouvriers
spécialisés) immigrés du Sud, c’est à dire de citoyens de plein
droit (alors qu’en France et en Allemagne l’immigration était
le fait d’étrangers - Arabes, Turcs, Africains). Toujours est-il
que cette jonction a produit un feu d’artifice de mouvements
de masse puissants et de théorisations brillantes. La
proclamation du Manifesto, signée par Rossana Rossanda,
Luciana Castellina, Lucio Magri, Valentino Parlato et d’autres
en était l’un des moments les plus forts. La manière par
laquelle le mouvement s’est progressivement épuisé a été, de
ce fait, très différente de celle qui a caractérisé l’évolution
française. Par l’effet d’une combinaison de la fatigue du
mouvement ouvrier, de la répression manipulée dans la plus
grande tradition florentine (prétextant de faux attentats etc…),
de la complicité de la direction du PCI, le gauchisme italien
devait déraper en partie vers le terrorisme - retrouvant par là la
tradition anarchiste vivante dans ce pays, tandis que les classes
moyennes osaient à nouveau avouer leurs anciennes
sympathies fascistes qu’elles avaient enfouies dans leur
subconscient pendant de longues années dans l’après-guerre.
L’effet combiné parallèle de l’usure de la démocratie
chrétienne et du PCI, la gestion affairiste des socialistes ont à
leur tour contribué à la crise politique profonde que traverse
l’Italie des années 1990.
Dans d’autres pays 1968 n’est pas parvenu à sortir du ghetto.
En Allemagne et au Japon il ne devait produire pas grande
chose d’autre qu’un dérapage rapide en direction du
sectarisme de groupes qualifiés de « terroristes » par les
autorités et la société, en partie sur la base de faits fondés, en
partie par les manipulations du pouvoir. Il existe des pays où il
ne s’est rien passé en 1968 : la Grande Bretagne par exemple.
Les années 1970 - c’est à dire post 1968 - étaient en même
temps celles de l’épuisement du modèle du Welfare State
construit en Occident au lendemain de 1945. On pouvait
repérer, dans cette évolution, deux axes majeurs du
changement en cours à l’époque, qui préparait le retournement
néolibéral des années 1980. Il y avait d’une part l’épuisement
du modèle fordiste associé à la dissociation, désormais
effective, entre l’espace de la reproduction du capital, mondial,
et celui de la gestion politique et sociale des conditions de
cette reproduction, qui reste éclaté entre les Etats nationaux.
Cette dissociation a érodé l’efficacité des politiques nationales
sur lesquelles reposait la construction du Welfare State social-
démocrate. Elle constitue, pour l’Europe, le défi majeur du
XXIe siècle. Il y avait également, d’autre part, la réduction du
déséquilibre entre les Etats Unis et les autres centres du
capitalisme mondial (l’Europe et le Japon), réduction si rapide
qu’elle a pris l’allure du fameux « déclin américain ». La
construction européenne, conçue à l’origine comme un sous-
système d’un capitalisme mondialisé ouvert, sans rivages, est-
elle de ce fait appelée à devenir un centre concurrent des Etats
Unis et du Japon ? J’ai exprimé mes doutes sur ce sujet, en
partant de la constatation que face au Sud (et à l’Est d’hier et
d’aujourd’hui) le bloc occidental n’avait jamais présenté la
moindre fissure, en dépit des espoirs que De Gaulle plaçait
dans le rapprochement euro-soviétique (la sortie des armées
françaises du commandement de l’O.T.A.N., remise en en
question 1986). La stratégie soviétique elle-même, qui visait à
faire éclater le bloc atlantique, soit par la politique du sourire
(Khroutchev, Gorbatchev), soit par celle du bâton (Brezhnev),
a échoué à le faire.
La crise s’est déployée à partir de 1970 (je propose la date de
la suppression de la convertibilité du dollar : 1971) sur cette
toile de fond. Les investissements productifs se sont effondrés
et ne s’en sont jamais remis jusqu’ici. La croissance
gigantesque des dépenses militaires américaines et la
spéculation financière ont rempli le vide créé par cet
effondrement, mais la solidarité des centres est demeurée
intacte, envers et contre tout (malgré les fluctuations
gigantesques du dollar), sans doute parce que
l’interpénétration des capitaux à l’échelle de l’ensemble des
centres rend aujourd’hui caduques les solutions nationales
efficaces jusqu’ici.
Pour qu’une solution à cette crise structurelle du capitalisme
puisse se frayer la voie, il faudrait que soient recomposées en
Occident des forces socialistes nouvelles, qu’elles opèrent,
pour ce qui est de l’Europe, à l’échelle du continent,
substituant à l’Etat national défaillant un Etat supranational
capable de gérer à cette échelle le compromis social nouveau.
Cette perspective avait paru pouvoir se dessiner, au cours des
années 1970, après la grande secousse idéologique de 1968.
En 1968 Willy Brandt est élu chancelier de l’Allemagne
fédérale, en 1970 les travaillistes reviennent au pouvoir en
Grande Bretagne, en 1975 les fascismes d’Espagne et du
Portugal s’effondrent, en 1980 c’est le tour de la Grèce qui se
libère de la dictature militaire en place depuis 1967, en 1981
Mitterrand est élu à son tour. Il reste que tous les espoirs qu’on
a pu nourrir à l’époque sont simplement partis en fumée, la
gauche occidentale ayant raté l’occasion qui lui était offerte de
se renouveler. Lorsque, quelques années plus tard, les
systèmes de l’Europe orientale et de l’ex-URSS se sont
effondrés (1989-1992), rien n’était en place pour qu’une
reconstruction globale de l’Europe, fondée sur des compromis
sociaux progressistes, soit amorcée à cette occasion. Au
contraire les forces de droite dominantes ont vu là l’occasion
de se créer en Europe orientale « leur » Amérique latine.
L’Allemagne réunifiée, placée en position dominante dans
cette perspective nouvelle de polarisation capitaliste, se
détachait elle-même - sans le dire - du projet européen qui lui
avait servi de piédestal et, du coup, plaçait en porte à faux
l’étape nouvelle que ce projet était censé franchir par le traité
de Maastricht (1992).
Le chaos, produit automatiquement par la prédominance des
visions à courte vue des stratégies du capital en l’absence de
contrepoids de gauche, frappe désormais le continent européen
lui- même, comme on peut le voir en Yougoslavie. Il est aussi
l’occasion pour les Etats Unis de reprendre l’offensive,
s’érigeant en gendarme du monde capitaliste (comme la guerre
du Golfe l’a montré en 1991), démontrant par là même que la
gestion mondiale par le marché est une utopie, et que cette
gestion exige des interventions militaires puissantes, dont il est
à craindre qu’elles s’imposent de plus en plus fréquemment,
au fur et à mesure que les effets sociaux désastreux de cette
gestion conduisent à des explosions non maîtrisables.
Ma réflexion personnelle et mes options politiques ne prennent
de sens que replacées dans ce cadre.
En 1970 la nouvelle revue l’Homme et la Société organisait à
Cabris un colloque où la question du post 1968 était posée
d’emblée : Que faire ? Cabris est un lieu merveilleux dans les
collines boisées de Grasse. Une belle propriété bourgeoise,
garnie d’un parc magnifique, avait été léguée aux Lettres
Françaises par la veuve d’un industriel du Nord de la France,
fusillé par les Allemands. Le petit château accueillait donc les
intellectuels de gauche, qui allaient s’y reposer ou y travailler.
Le colloque réunissait principalement des Français, dont
Jonas, Jean Pronteau, Henri Lefebvre, des jeunes (comme
Gauron qui devait devenir le conseiller de Mauroy), et des
Italiens - l’équipe du Manifesto qui sont devenus depuis de
grands amis personnels, notamment Rossana Rossanda -
l’intelligence et la douceur combinées à la perfection - et la
fulgurante Castellina. Il faisait si beau qu’on avait eu l’idée -
merveilleuse - de se réunir sous un grand arbre (à palabres
aurait-on dit en Afrique) plutôt que dans une salle chauffée par
le soleil du midi. Le colloque de Cabris inaugurait pour moi
une période de collaboration étroite avec l’Homme et la
Société, gérée par Jonas et dirigée par Jean Pronteau, et leurs
éditions Anthropos.
Ma préoccupation majeure dans cette entreprise était celle du
devenir de l’URSS. A partir du XXe Congrès du P.C.U.S
(1956), le système hérité de l’époque stalinienne tentait de se
réformer. Il n’y parviendra jamais. J’ai développé sur ce plan
le point de vue que son échec tient à ce que la critique du
système a été faite - de Khroutchev à Gorbatchev - par la
droite, conformément aux aspirations bourgeoises de la classe
dominante et que, de ce fait, l’effondrement final est
davantage de la nature d’une accélération de l’évolution dans
la direction de laquelle le système était engagé qu’une
« contre-révolution ». L’échec de ces tentatives, la première
amorcée au tournant des années 1960-1970, après
l’intervention en Tchécoslovaquie (1968) était déjà consommé
lorsque Gorbatchev entreprend, à partir de 1985, la perestroika
qui a conduit à l’effondrement.
D’un autre côté l’URSS était sortie de son isolement à partir
de 1955, en comprenant que son alliance stratégique avec les
mouvements de libération et les pays du tiers monde en conflit
avec l’impérialisme lui conférait un atout important. Cette
alliance a été positive, quel que soit le jugement qu’on ait eu
sur la nature du système soviétique. Car elle a contraint les
impérialistes à atténuer la violence de leurs interventions. La
guerre du Golfe et les méthodes terroristes de destruction
employées immédiatement après que l’URSS ait disparu de la
scène illustrent la violence naturelle avec laquelle
l’impérialisme agit, quand il n’est pas contraint de se modérer.
Cependant l’intervention soviétique dans le tiers monde
comportait aussi des aspects négatifs graves. Non pas que
l’URSS ait cherché à un quelconque moment à « étendre le
socialisme » et vassaliser ses alliés géographiquement
lointains. Mais l’URSS a toujours tenté de légitimer ses
interventions par un discours idéologique cohérent avec son
propre discours intérieur, dit du « socialisme ». L’alliance avec
des bourgeoisies nationales n’a pas été présentée comme telle,
mais comme un soutien à des « forces progressistes »,
susceptibles «d’évoluer vers le socialisme » etc. Les théories
fumeuses de la « voie non capitaliste » ont été inventées à cet
effet. Repris par la gauche radicale de la libération nationale et
même par les courants marxistes dominants, ces discours ont
accentué la confusion et mal préparé les classes populaires à
réagir convenablement à l’érosion puis l’effondrement du
projet de Bandung.
Il était important, dans ces conditions, d’analyser sérieusement
et aussi scientifiquement que possible la nature et les objectifs
de la politique internationale de l’URSS. S’agissait-il d’une
stratégie fondamentale toujours défensive, dont alors les
initiatives d’apparence offensive poursuivaient seulement
l’objectif d’exercer une pression sur les puissances
occidentales ? J’ai soutenu principalement ce point de vue,
suggérant que l’objectif stratégique de l’URSS était de casser
le bloc atlantique, non pour « finlandiser » l’Europe, mais pour
donner davantage de champ au déploiement de la
contradiction Etats Unis/Europe, voire même créer les
conditions de son rapprochement avec l’Europe, dans une
perspective capitaliste commune (néocapitaliste pour l’URSS).
Mais je n’ai pas non plus exclu des dérapages possibles en
direction du « social- impérialisme », comme en Afghanistan.
Cette préoccupation rejoignait celle de beaucoup d’autres, bien
entendu, notamment des communistes yougoslaves qui
prenaient le relais d’un Cabris élargi à une taille gigantesque
dans les années 1980. Ils invitaient alors, tous les ans, à
Cavtat, près de Dubrovnik, des marxistes de toutes les nations
(de l’Est et de l’Ouest comme du Sud) et de toutes les
tendances possibles et imaginables (soviétiques et chinois,
trotskystes et socialistes un tant soit peu de gauche) à discuter
les questions relatives à l’avenir du marxisme et du socialisme.
Nous nous y rendions, généralement tous les deux Isabelle et
moi (parfois moi seul), aussi souvent que possible. Nous y
rencontrions de vieux amis - Henri Lefevre, Magdoff et
Sweezy, Anouar Abdel Malek, Luciana parfois accompagnée
par sa charmante mère - et nous nous y faisions de nouveaux,
comme le yougoslave Milos Nikolic et la libanaise Fahima
Charaffeddine. Milos, à qui Isabelle trouvait un air de pope,
agitait une cloche pour rappeler en séance les retardataires des
pauses cafés. Milos est aujourd’hui à Belgrade un leader de
l’opposition serbe de gauche, anti chauvine. Fahima est
devenue une grande amie, organisatrice dans le cadre du
Forum du Tiers Monde de l’un de ses groupes les plus actifs
où je retrouve régulièrement Sana Abu Chakra, Adib Noema
et d’autres.
Cavtat est un endroit plus que beau, logé sur un cap découpé
dont nous parcourions la côte à pied, retrouvant d’un voyage à
l’autre les mêmes petits cafés, et leurs chats familiers. Il nous
arrivait que l’avion du retour ne parte pas pour une raison ou
une autre, en particulier parce qu’en fin septembre - début
octobre (les colloques de Cavtat se tenaient toujours à ces
dates) le brouillard était fréquent sur la vallée du Danube à
Belgrade point de départ des vols. Il nous fallait alors aller en
auto de Dubrovnik à Belgrade, à travers la Bosnie devenue
familière - le pont de Mostar, les mosquées turques, les
dédales du bazar de Sarajevo. Isabelle et moi avons fait un de
ces voyages avec l’épouse d’un Président, macédonien.
Comme on le sait la Présidence était en Yougoslavie rotative
entre les cinq républiques. A Belgrade dont les hôtels étaient
complets pour je ne sais quelle raison nous avons quand même
été logés dans le meilleur endroit - l’hôtel Métropole, joyau
des années 1930 - grâce à l’intervention du Ts.K. (Tsentral
Komitet - Comité Central, du Parti bien entendu), alors encore
centre de tous les pouvoirs, grands et petits.
Au colloque de Cavtat les débats tournaient en rond, quel que
fut le sujet. Les thèmes étaient toujours importants et les
exposés forts. Mais il y avait d’évidence deux blocs; tous
étaient critiques du « socialisme réellement existant », mais les
uns proposaient de le dépasser par la droite, les autres par la
gauche. La fracture partageait tous les groupes nationaux ou
presque, les Yougoslaves, les gens de l’Est, ceux de l’Ouest et
ceux du Sud. Et entre les deux groupes, dialogues de sourds.
Dans le monde réel la droite était partout aux postes de
commande. Les stratégies qu’elle a mis en oeuvre ont donné
les résultats qu’on connait : catastrophiques. Ses arguments
contre le « gauchisme » devraient, aujourd’hui, paraître peu
convaincants ! Cavtat était l’occasion de voir la Yougoslavie
politique de plus près. C’était inquiétant. Le cynisme - dont
l’abus d’alcool permettait l’explosion de l’aveu - progressait
visiblement. Nous gardons, Isabelle et moi, le souvenir précis
de soirées édifiantes à ce sujet.
Les Chinois ne se manifestaient pas beaucoup à Cavtat : une
délégation qui écoutait plus qu’elle ne parlait. C’est
probablement que, dans les années 1980, la Chine s’étant
engagée dans la voie que l’on sait, maoïstes ou ex maoïstes et
anti maoïstes ne coexistaient que mal dans leur peau les uns et
les autres. Dans les années 1980 et 1990 nous compensions par
des voyages fréquents en Chine qui nous ont permis d’en
savoir plus long; et je reviendrai sur ces questions.
Retour à Paris nous plongions dans un autre bain. Au cours
des années 1970 la question centrale était celle de la
reconstruction d’une gauche crédible capable de mettre un
terme au gouvernement de la droite en place depuis 1947 !
L’alternative d’une victoire électorale du PC, qui avait
monopolisé les discours traditionnels de la gauche, étant
définitivement éliminée, le PC lui-même en déclin, il s’agissait
de « reconstruire » à la fois un parti socialiste crédible - la
SFIO était autant sclérosée par son glissement historique à
droite que le PC l’était à sa manière par son attachement
dogmatique de plus en plus creux - et une union de la gauche.
Certains travaillaient pour que celle-ci soit ouverte à l’héritage
de 1968, c’est à dire aux « nouvelles gauches », et espéraient
que cette ouverture offrirait des possibilités d’évolution
favorable à plus long terme. Je partageais certainement leur
opinion et je n’en vois toujours pas d’autre qui fut possible et
défendable. Cette position me rapprochait de Pronteau, qui a
été l’un parmi heureusement les nombreux artisans de ce
renouveau. Nous nous sommes alors liés d’une amitié solide,
nous nous voyions beaucoup jusqu’à ce que sa mort mette un
terme triste à nos longues discussions.
Je me souviens d’un évènement qui, durant cette période, m’a
beaucoup instruit sur la personnalité politique de Mitterrand.
Cela se passait pendant la campagne électorale de 1974,
lorsque Mitterrand était le candidat de la gauche contre
Giscard d’Estaing. Dans le grand amphi de la Cité
Universitaire l’arc en ciel de toute la gauche post 1968 était
représenté, dans la salle et au podium où siégeaient une
vingtaine d’orateurs. Le clou de la soirée était Mitterrand, que
le hasard a fait asseoir à côté de moi. Chaque orateur prenait la
parole, se faisait applaudir par les siens et huer par les autres.
Mitterrand écoutait attentivement en notant des mots, puis il
prit la parole - en dernier comme il se doit. Il parvint au tour
de force de se faire applaudir, tantôt par les uns, tantôt par les
autres, sans jamais se faire huer. Moyen du succès : il avait
choisi de dire successivement ce qui plairait aux uns puis aux
autres, et de ne rien dire qui déplairait à quiconque. Beau
discours qui, s’il avait été écrit, eut révélé toute son
incohérence. Mais je retenais qu’il était le produit d’un
authentique grand homme politique, habile comme pas un.
Mitterrand avait fait l’union de la gauche, par le verbe
évidemment et par le seul verbe. On pouvait le lui reprocher -
un théoricien l’aurait certainement fait - mais cette union -
pour fragile qu’elle ait été - devrait être jugée positive, à mon
avis.
Au terme de ce parcours historique, le néolibéralisme
triomphant des années 1980, ouvertement avec Thatcher et
Reagan, sournoisement avec le ralliement de Mitterrand à
partir de 1983, est-il la preuve que 1968 s’est conclu par une
défaite historique ? Je ne crois pas que ce jugement unilatéral
soit correct.
Vu sous un autre angle 1968, comme tous les grands moments
de l’histoire, a mis la société sur des rails irréversibles. Rien de
peut plus être après comme il l’était auparavant. Bien sûr la
marche de l’histoire comme on dit avance parfois à reculons.
Et toutes les grandes révolutions ont été d’une certaine
manière battues puisque après avoir été très loin dans les
moments de leur paroxysme, elles ont cédé et ont été suivies
de contre révolutions. Mais elles ont également été
victorieuses, en ce sens qu’elles ont produit l’irréversible sur
lequel les contre révolutions - passagères - n’ont pu revenir.
Je n’ai jamais cru un moment que 1968 aurait pu accomplir les
tâches qu’on est en droit d’attendre de ce que j’appelle une
« grande révolution » - le bouleversement radical du mode de
production et des rapports sociaux qui lui sont associés. Pas
même lorsque Paris se couvrait de drapeaux rouges et qu’un
jeune ouvrier en grève, qui n’avait pas été politisé jusque-là et
que je prenais en auto-stop, me déclarait tout de go : il faut se
débarrasser définitivement des patrons, sinon on ne pourra pas
inventer du travail intéressant comme on le veut, on restera les
esclaves d’un travail stupide. Boulot, Métro, Dodo n’était donc
pas un slogan inventé par des intellectuels réfugiés dans un
rêve romantique. Il était ressenti au plus profond de leur être
par une grande proportion des travailleurs des usines et des
services. En dépit de tout cela, je n’ai jamais cru, ni en mai-
juin, ni plus tard, que la révolution socialiste comme on dit
était à l’ordre du jour et qu’elle a été trahie, par le PC, la CGT
ou même par les « gauchistes ».
On était loin, très loin, de cette possibilité. La raison m’en
paraît finalement assez simple à comprendre. L’héritage de la
IIIe Internationale était peut être moribond, mais il n’était pas
mort, et continuait à peser lourd sur la société. L’URSS
continuait à exercer un effet ambigu et simultané d’attraction
et de répulsion. Elle avait proposé l’alternative- le socialisme.
Malgré toutes les restrictions que sa qualification de
« réellement existant » impliquait et la conscience, largement
répandue, que l’autocratie du pouvoir et le dogmatisme de la
rhétorique étaient bien réels, elle était ce que 1917 avait
finalement produit. La critique maoïste elle même n’était que
partielle, doublement limitée par l’appartenance du maoïsme à
la tradition inaugurée par le bolchevisme et par l’héritage de
l’histoire de la Chine et les défis auxquels ce pays était
réellement confronté. Il ne s’était pas constitué, ni en Occident
développé, ni dans le tiers monde, une vision alternative
suffisamment cohérente pour être efficace. De là le glissement,
facile à comprendre, en direction du verbe incantatoire (« tout,
tout de suite »), du choix des symboles (prendre le théâtre de
l’Odéon et pas la préfecture de Police !). Impuissance réelle
plutôt que trahison.
Mais si 1968 ne fut pas, ne pouvait être « le grand soir », il
n’en demeure pas moins qu’il fut un grand moment de
l’histoire et, à sa manière, une révolution. Je ne veux pas
galvauder le terme et le servir à toutes les sauces, comme c’est
souvent le cas quand on parle de « révolution technologique »,
« révolution dans les mœurs », « révolution démographique »,
« révolution dans les idées » etc…. Trop de simples modes
passagères se drapent du terme de « révolution ». Mais
derrière les abus se profile un problème réel. « La » révolution
sociale est toujours multiforme et rien n’implique que ses
moments divers - commandant le bouleversement qualitatif
des modes de production et de travail, celui de l’organisation
de la vie politique, celui des mœurs et de la culture - doivent
être simultanés, concomitants et aillent jusqu’à leur terme dans
un temps historique bref. Il faut renoncer à cette vision simple,
voire simpliste, du changement dans l’histoire. J’ai proposé ici
de mettre l’accent sur le concept de « sous-détermination »,
qui laisse ouverte l’évolution dans des directions différentes et
peu connaissables à l’avance que les grands moments
amorcent. Ce n’est pas là une interprétation qui, à mon avis,
serait incompatible avec le matérialisme historique que Marx
n’a guère fait qu’initier, même si le marxisme historique s’en
était éloigné, l’avait écarté du champ de sa réflexion et des
actions qu’il a inspirées.
1968 est une révolution culturelle, et je n’utilise pas ici la
même qualification que celle du maoïsme en Chine par pur
hasard. 1968 a amorcé des transformations dans tous les
domaines concernant les conceptions de la vie sociale, ou en a
accéléré le mouvement puisqu’il y avait eu, comme toujours,
des embryons antérieurs et des avancées inégales mais réelles
depuis fort longtemps. Néanmoins les transformations qu’il a
impulsées sont et resteront ambiguës, parce que la dimension
culturelle n’est que l’une des facettes de la réalité sociale
parmi d’autres.
« Récupérables » est le terme utilisé ici, à juste titre mais aussi
trop paresseusement, la question étant : comment rendre les
avancées « non récupérables ».
En dire davantage est difficile - pour moi en tout cas. 1968 a
inauguré une floraison de réflexions sociales et philosophiques
dont le potentiel n’est pas épuisé. La découverte de la critique
que « l’école de Francfort » avait amorcée dans les années
1930 et poursuivie aux Etats Unis pendant et après la guerre,
en fut le point de départ. Jérôme Lindon, éditeur et ami, avait
publié l’Homme Unidimensionnel de Marcuse, sorti par
hasard en avril 1968. Avec l’humour qui le caractérise il me
disait : j’en aurais vendu mille exemplaires aux membres
d’une secte de philosophes spécialisés; le public même cultivé
ignorait jusqu’à l’existence de cette école qu’ils auraient pris
peut être pour une école de chorégraphie. Mai est survenu.
J’en ai vendu 30.000 exemplaires en huit jours. Figuration
obligatoire de l’ouvrage sur tous les rayons des bibliothèques
bourgeoises, même celles de gens qui ne le liront pas ! Retour
à Marx, proclamait le Manifesto italien. Mais quel Marx ? Les
débats restent ouverts depuis; et il faut s’en féliciter. Un débat
qui ne peut plus être enfermé dans la diatribe Staline-Trotsky,
ou dans le cadre insuffisant de la confrontation soviétisme-
maoïsme.
1968 a également donné un souffle nouveau à la pensée
antiautoritaire sous toutes ses formes, positives ou moins
positives. En avançant dans certaines directions cet anti
autoritarisme devait progressivement se retrouver sur le terrain
de l’individualisme hédonistique, l’un des fondements de
l’idéologie et de la culture bourgeoises, et, par un effet de
dérive facile à comprendre, au nihilisme post moderniste. Que
cette évolution soit en effet une belle « récupération », j’en
suis persuadé, ayant écrit que ce post modernisme accompagne
parfaitement et soutient efficacement la gestion néo-libérale du
monde réel.
Non moins important est l’impact de 1968 sur le mouvement
social, avec des effets allant de l’anodin et de l’insignifiant aux
bouleversements les plus prometteurs. Au chapitre de l’anodin,
la génération des « baba cools » comme on les appelle, les
« soixantehuitards » choisissant de mener leur vie comme ils
en ressentent l’envie, loin du stress des obligations organisées.
Au chapitre du très sérieux et du fondamental le
bouleversement des rapports hommes/femmes dans le sens de
l’égalité. Certes le féminisme n’a pas attendu 1968 pour
exister (il est aussi ancien que les femmes, c’est à dire que
l’humanité), ni 1968 pour marquer des points, quand les
circonstances l’ont permis. Mais 1968 a donné un coup
d’envoi aux mouvements qui, à travers le monde - bien
qu’avec des reculs qui gomment les avancées ici et là - ont fait
conquérir au féminisme ses lettres de créance, au-delà de la
respectabilité des revendications leur légitimité, leur nécessité.
Or il s’agit là d’une dimension essentielle de l’avenir socialiste
du monde, sans laquelle ce projet est impensable. On n’en était
pas convaincu il n’y a pas si longtemps dans les courants
dominants des socialismes historiques. L’articulation de cette
transformation et de la « libération sexuelle », c’est à dire de la
révolution des rapports familiaux et personnels, est une affaire
complexe, beaucoup plus que les pionniers dans ce domaine -
comme Reich, lui aussi popularisé par 1968 - ont pu l’avancer
en leur temps.
Au chapitre de l’action politique 1968 a inauguré ce qu’on a
appelé par la suite le « tiers- mondisme ». Déçus par le
prolétariat européen, moins spontanément révolutionnaire que
prévu, beaucoup des jeunes de 1968 ont reporté leurs attentes
messianiques sur les paysans des Andes, de l’Inde ou
d’Afrique. Il s’agissait d’un transfert certainement généreux
dans sa motivation, mais néanmoins naïf. Les militants du tiers
monde quant à eux n’ont jamais été tiers-mondistes. Beaucoup
pouvaient certes être nationalistes et guère plus, mais d’autres
étaient critiques à l’égard du projet national bourgeois, fut-il
de l’espèce populiste produite par une lutte de libération
puissante et populaire. Le tiers-mondisme est un mouvement
strictement occidental dont les militants n’ont généralement
pas été terriblement critiques à l’égard de l’aile gauche de la
libération nationale, c’est à dire précisément du populisme
dans lequel ils avaient investi leurs espoirs. Cette tendance au
populisme allait d’ailleurs faire glisser par la suite beaucoup
d’entre eux en direction d’une défense des droits
communautaires - ethniques, religieux et autres - sans grandes
nuances. Alignés sur cette dimension du post modernisme, le
tiers-mondisme finissait sa carrière au service de l’humanitaire
et des O.N.G. (Organisations Non Gouvernementales)
facilement manipulés par les stratégies de l’impérialisme et du
néolibéralisme. Cela étant le tiers- mondisme occidental a sans
doute comporté également une dimension positive, en ouvrant
des perspectives qui pouvaient renforcer l’internationalisme et
la prise de conscience que ce qui se passe dans les pays de la
périphérie - qui réunissent les trois quarts de la population du
globe - est important pour l’avenir de l’humanité toute entière,
qu’il s’agisse des effets de l’expansion capitaliste dans les
pays concernés ou des luttes sociales contre les dévastations
occasionnées par celle-ci. Ce faisant le tiers-mondisme a
contribué à corriger la déformation dominante que produit
l’impérialisme, l’idée que seul ce qui se passe dans les sociétés
capitalistes avancées compte pour le façonnement de l’avenir.
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interdite
CHAPITRE VIII
DIRECTEUR DE L’I.D.E.P. (1970-1980)
La mission d’évaluation des Nations Unies dont j’ai parlé plus
avant était parvenue à la conclusion que le rôle que l’I.D.E.P.
devrait remplir en Afrique était principalement celui
d’analyser les expériences et les stratégies du développement
et de la planification, et de greffer son enseignement sur cette
connaissance spécifique. C’était exactement la position que
j’avais défendue dans la commission chargée de la création de
l’institution, et que j’avais rappelée dans ma lettre de
démission. Retrouvant cette lettre dans leur dossier de
« briefing » il était normal que la mission pense à moi pour
prendre la relève. Philippe de Seynes, que je ne connaissais
pas encore, le fit.
J’hésitais, en me demandant si véritablement je pourrais mettre
en oeuvre le changement souhaité, compte tenu de toutes les
faiblesses du système des Nations Unies dont je commençais à
avoir eu l’expérience. Mais j’étais en position de force pour
négocier. Alors pourquoi ne pas tenter ? Je rencontrais donc -
pour interview comme on dit - Philippe de Seynes à New
York. Cette fois, invité officiel de l’O.N.U., l’administration
des Etats Unis se sentait obligée de me donner un visa sans
faire de difficultés, comme elle l’avait fait en 1969 (un épisode
amusant que je raconterai plus loin). Je faisais la connaissance
d’un homme charmant qui avait toutes les qualités par
lesquelles je l’ai décrit. La discussion pouvait être d’emblée
franche et cordiale en même temps. Nous sommes d’ailleurs
devenus des amis à dater de ce jour. Je lui rappelais que j’avais
des opinions auxquelles je ne renoncerai pas, que je
continuerai à les exprimer dans les écrits à venir, et que
probablement cela ne plairait pas à tout le monde. Qu’importe,
me dit-il, quelqu’un qui n’a pas d’opinions ne peut remplir les
fonctions qu’on attend de lui dans un poste comme celui-là.
Regardez la CEPAL (la Commission Economique pour
l’Amérique Latine). Raul Prebisch n’hésite pas à s’entourer
d’intellectuels qui sont tous dans l’opposition vis à vis de leurs
gouvernements, souvent même réfugiés politiques, comme les
Brésiliens, Celso Furtado et Fernando Henrique Cardoso. Le
succès de la CEPAL leur est dû, est à rapporter à la liberté
académique qui y règne.
Je convenais donc d’accepter le poste, en principe. Je précisais
néanmoins que la « rigolade » (c’est le terme que j’ai
employé) ne durerait peut être que trois mois. Je devrais en
effet réunir le Conseil d’Administration de l’I.D.E.P., présidé
par le Secrétaire Exécutif de la C.E.A., leur soumettre mes
propositions. Je ne pensais pas qu’ils les accepteraient et je
n’avais aucune intention de les manipuler pour leur arracher
un ralliement ambigu. Mais, ai-je dit, je ne ferai pas de
chantage et ne leur laisserais pas entendre qu’en cas d’échec
de la réunion je démissionnerais. On verra. Acceptez-vous,
Monsieur de Seynes, de recevoir sans surprise ma lettre de
démission dans trois mois. J’accepte le risque, mais vous
verrez que j’ai raison, il est négligeable. Ils finiront par avoir
ma peau, répliquais-je. Cela prendra beaucoup de temps,
beaucoup plus que vous ne le pensez, concluait de Seynes.
L’histoire lui a donné raison : cela a pris dix ans.
Il fallait également, pour les Nations Unies, que le Sénégal
accepte ma nomination. Le Président Senghor en fut donc
informé. Je ne sais pas si Senghor - qui est réputé pour sa
mémoire des gens se souvenait de ma personne. Probablement
pas; je n’étais qu’un étudiant parmi d’autres qu’il avait reçu à
Paris. Ce que je disais dans mon enseignement à l’université
de Dakar avait pu lui être rapporté, mais par qui ? Et dans
quels termes ? Toujours est-il que Senghor avait clairement
exprimé son soutien. J’étais à ce moment - cela devait être
vers mai-juin 1970 - à Paris, pour les examens à faire passer à
Vincennes. Senghor convoqua donc Isabelle, qui terminait son
année scolaire à Dakar, par l’intermédiaire de notre ami
Doudou Guèye. Senghor s’est contenté de dire à Isabelle qu’il
l’avait convoquée pour qu’elle me convainque d’accepter - les
femmes ont toujours une influence décisive sur les décisions
de leurs maris, lui dit-il, et Samir Amin remplit toutes les
conditions nécessaires pour ce poste. J’ai pu vérifier par la
suite que Senghor savait exactement qui j’étais. C’est un
homme cultivé qui lisait, et les idées argumentées - même
quand elles n’étaient pas les siennes - ne l’effrayaient pas. En
août 1970 je rentrais donc à Dakar et me présentais à
l’administration de l’Institut, déjà informée bien entendu.
Le rayonnement de l’I.D.E.P. en Afrique
A peine installé je téléphonais à Gardiner pour lui faire part de
mon souhait de le rencontrer et le mettre au courant de mes
intentions. Je les connais, me répondit-il, vous les avez déjà
exprimées. Vous en connaissez les principes, mais les
modalités doivent être précisées à leur tour, et j’apprécierais
votre opinion à ce sujet, comme il nous faut entendre le
Conseil d’Administration. Echanges de paroles courtoises,
mais insuffisantes pour me faire comprendre si l’accord que
Gardiner avait donné à New York pour ma nomination était
sincère.
A Dakar je faisais le tour de l’Institut, rencontrais le personnel.
Kwame Amoa avait été recruté après mon départ et songeait
s’en aller. Je me rendais compte immédiatement qu’il avait de
grandes qualités. Derrière une apparence flegmatique à la
britannique, ce jeune Ghanéen était intelligent, fin, réfléchi,
progressiste dans ses réactions immédiates. Je pensais donc
immédiatement introduire une première innovation dans
l’organisation de l’Institut, créer un poste de directeur adjoint
dont il serait le bénéficiaire. Moi égyptien et classé
francophone, lui ouest africain anglophone, cela serait une
bonne chose pour l’équilibre et la représentativité de l’IDEP.
Par ailleurs cela assurerait une permanence, puisque l’un et
l’autre nous serions appelés à nous déplacer fréquemment.
Enfin je reconnaissais en lui des capacités d’organisation qui
sont toujours appréciables. En fait, il avait plus que ces
capacités, il avait le tempérament d’un diplomate de qualité,
qui savait à la perfection comment rédiger des propositions,
négocier, reconnaître l’essentiel et faire les concessions utiles.
Nous sommes devenus des amis très proches et j’ai dit de lui
qu’il aurait pu être le Ministre des Affaires étrangères d’une
grande puissance. Aucun des directeurs avant moi n’avait
imaginé être secondé par un adjoint. En bons autocrates ils ne
voyaient automatiquement dans leurs collègues que des
adversaires à l’affût pour prendre leur place !
Je ne connaissais pas les membres du conseil d’administration
élus par une « Conférence des Planificateurs Africains » qui se
réunissait tous les deux ans au siège de la C.E.A. à Addis
Abeba. Bien que cette conférence fût censée être suivie par les
ministres responsables, elle n’était en fait qu’une réunion
d’administrateurs du développement. Il y avait parmi ceux-ci
de tout, certains étaient des fonctionnaires de qualité, d’autres
insignifiants. Ce n’était pas forcément les meilleurs qui étaient
choisis pour le Conseil de l’I.D.E.P. et la règle de la
représentation de chacune des quatre régions du continent
(Afrique du Nord, de l’Ouest, du Centre, de l’Est et Australe)
comme celle de l’équilibre linguistique compliquaient les
choses. La constitution du conseil pouvait donc faire l’objet de
manipulations. Gardiner y répugnait, par tempérament
probablement. Mais plus tard Adedeji ne devait pas manquer
d’y recourir. Je laissais tout cela se faire et défaire sans aucune
préoccupation, ayant opté pour le principe de ne pas chercher à
me « faire des amis » dans le Conseil. Les Conseils que j’ai
connus étaient d’une composition hétéroclite, à l’image de ce
que sont les administrations en Afrique, et ailleurs. Il y avait
parmi leurs membres des administrateurs ouverts et
compétents, avec qui on pouvait argumenter. Mais il y avait
aussi les éternels « chasseurs de per diem » qui se font élire
pour avoir l’occasion de voyager, donc corruptibles. Il y avait
même eu un Libyen qui ne venait à Dakar que pour y boire en
trois jours ce dont il avait été privé pendant un an à Tripoli.
Ivre de l’arrivée au départ. Mes propositions furent soutenues
par Gardiner sans aucune réserve, mais peut être aussi sans
enthousiasme. Le Conseil les approuva sans problème.
J’introduisais, avec l’accord du Conseil, l’idée d’un « Conseil
académique consultatif ». J’estimais plus qu’utile - nécessaire
- de ne pas « travailler seul » et d’avoir l’opinion de gens
avisés. C’est dans mon tempérament. Or le Conseil
d’administration ne pouvait remplir cette fonction. J’ai donc
soumis à Gardiner une liste de noms qu’il approuva, en me
disant néanmoins : ce sont de trop grandes personnalités, ils ne
viendront jamais. Ils sont tous venus. Il y avait parmi eux
Dudley Seers, qui initiait la nouvelle université modernisée de
Brighton en Grande Bretagne, Celso Furtado qui nous
apportait le savoir accumulé en Amérique latine et à la
CEPAL, le Nigérian Onitiri, l’un des plus anciens
universitaires d’Afrique, Ismaïl Abdallah, Charles Prou,
directeur du C.E.P.E. Je précise -est-ce nécessaire ? - que ces
deux derniers, bien qu’amis, n’ont pas le tempérament d’être
des « complices ». Leurs avis, critiques, suggestions étaient
aussi libres que ceux des autres.
L’option fondamentale était de faire de l’I.D.E.P. un centre de
réflexion africain de première grandeur. D’arracher aux
institutions étrangères de « l’assistance technique » et de la
« coopération », qu’elles fussent européennes, américaines ou
onusiennes, le monopole de penser pour l’Afrique. Donc de
mettre l’accent sur la recherche et de tailler des enseignements
sur mesure qui pourraient véhiculer les débats et démultiplier
leurs effets.
Les formules en furent diverses. Nous maintenions des
enseignements relativement longs (un et deux ans) de manière
à pouvoir en approfondir les effets et à associer les meilleurs
étudiants à des recherches où ils feraient leur apprentissage, de
manière également à permettre d’acquérir l’outillage et la
maîtrise des techniques. L’une des innovations majeures fut
celle d’un programme de séminaires de 4 à 6 semaines
organisés hors de Dakar. J’y voyais beaucoup d’avantages :
toucher un multiple du nombre de nos étudiants puisque
chaque séminaire pouvait réunir 50 à 100 participants, à faible
coût (les séminaires étaient monolingues et la majorité des
participants déjà sur place dans le pays où l’on opérait), établir
des rapports étroits avec les universités locales invitées à
partager les responsabilités du séminaire, et avec les
administrations et les services chargés du développement.
L’I.D.E.P. remplissait fréquemment ici le rôle d’un catalyseur
et amortisseur de chocs entre universitaires et administrateurs
qui se méprisaient mutuellement, entre différentes forces
politiques et courants de pensée qui ne se fréquentaient guère
en dehors de nos invitations.
Plus d’une trentaine de ces cours/séminaires ont été organisés
au cours des années 1970, dans vingt cinq capitales africaines
différentes, donnant par là même un rayonnement continental
à l’Institut. Chacune de ces opérations était un véritable
événement dans le pays concerné, longtemps commenté et
presque toujours vivant dans la mémoire de ceux qui y avaient
participé. Je garde, en ce qui me concerne, un souvenir
suffisamment précis d’une dizaine de ces séminaires (tenus à
Alger, Bamako, Cotonou, Ibadan, Douala, Brazzaville,
Kinshasa, Mogadiscio, Dar es Salam et Tananarive) pour en
parler plus en détail plus loin.
Pour mener à bien ces tâches il fallait bien entendu recruter un
personnel du niveau requis et en nombre minimal suffisant.
Nous y sommes parvenus, plus ou moins, attirant à l’I.D.E.P.
des intellectuels dont certains sont suffisamment connus par
leurs publications pour qu’il soit inutile de les présenter ici.
L’équipe s’étoffait progressivement et comprenait à un
moment ou un autre, Norman Girvan (Jamaïque), Oscar Braun
(Argentine), Hector Silva Michelena (Venezuela), Fawzy
Mansour, Naguib Hedayat et Hassan Khalil (Egypte), Samba
Sow (Sénégal), Jacques Bugnicourt et Duhamel (France),
Bernard Founou (Cameroun), Cadman Atta Mills (Ghana),
Jagdish Saigal (Inde) et Marc Franco (belge, qui a fait une
belle carrière par la suite à la CEE), Anthony Obeng (Ghana),
Joseph Van den Reysen (Congo). Rentré en Egypte Hassan
Khalil, qui ressemble à Nasser comme deux gouttes d’eau
(type égyptien grand, brun, nez fort, rire tonitruant), marié à
une très belle anglaise blonde, s’est tourné vers la littérature et
a écrit des Mémoires intéressantes. Nous parvenions
également à la renforcer par de nombreux « missionnaires »,
soit financés par la coopération française (parmi lesquels
Pierre Philippe Rey, Catherine Coquery Vidrovitch, André
Farhi, Francine Kane), soit invités d’Afrique identifiés au
cours de nos séminaires. Certains de ceux là ont été attachés à
des programmes de recherches spécifiques, lorsque nous en
trouvions le financement, comme les deux guinéens Baldé et
Kouyaté, le malien Lamine Gakou, le soudanais Hamid
Gariballah, les deux sénégalais Abdousalam Kane et Alioune
Sall (rattachés au programme spécial de l’ENDA - dont je
parlerai plus loin), le kenyan Abdalla Bujra et le Malawi
Thandika Mkandawire. Une jeune américaine Barbara
Stuckey, venue avec une bourse de l’université de Los
Angeles, critique sévère de l’enseignement et de la société de
son pays (j’en reparlerai à l’occasion du commentaire de ma
visite en Californie), s’est avérée capable de nous donner un
coup de main. Amoa et moi même, en dépit de nos charges,
n’avions pas renoncé à participer à l’enseignement, fut-ce à
moindre dose; je n’aurais pour ma part jamais accepté l’idée
qu’on peut « diriger » un institut sans partager avec les
collègues la connaissance directe de ses problèmes, c’est à dire
sans le contact vivant avec ses étudiants et sans la participation
active aux équipes de recherche.
Cette équipe était évidemment apte à conduire des
programmes de recherches faisant du sens. Comme je l’avais
appris au S.E.E.F. les meilleurs programmes sont ceux que les
responsables définissent eux mêmes et mettent en oeuvre
librement. Le collectif servait donc de chambre de discussion
des propositions, engagements volontaires des participants et
débats organisés aux différentes étapes du travail. Et si peut
être quelques individus pouvaient trouver dans ce système le
moyen de se dérober, dans l’ensemble la méthode a
probablement produit des résultats meilleurs que ceux que
donne la répartition autoritaire des tâches. En témoigne le
nombre des papiers produits - plus de 400 -, certains de la
taille d’ouvrages, et le démarrage de la publication de ces
résultats, négocié avec l’éditeur Anthropos pour le français et
l’université de Dar es Salam pour l’anglais.
Le rayonnement que l’I.D.E.P. avait conquis occasionnait à
son tour l’appel à l’Institut pour des missions de consultations.
Non seulement de gouvernements, mais également des
institutions régionales africaines et des organisations
collectives du tiers monde (le groupe des 77, les non alignés).
Nous ne pouvions malheureusement répondre qu’à une petite
fraction de ces requêtes, même en ne retenant que les plus
sérieuses. Ni les moyens de financement, ni les moyens
humains ne permettaient d’en faire davantage sans
déséquilibrer l’ensemble des activités de l’I.D.E.P., que nous
voulions aussi intégrées que possible. Néanmoins certaines de
ces missions avaient trop d’importance politique pour que
nous les refusions, puisqu’elles nous permettaient d’espérer
avoir un peu d’impact effectif sur les forces politiques ayant
exprimé des choix de principe progressistes. Je reviendrai sur
ces questions.
L’un des objectifs qui m’étaient toujours paru prioritaire était
de briser l’isolement dans lequel la colonisation avait enfermé
l’Afrique. Nous avons donc organisé dans cet esprit les deux
premières grandes rencontres entre intellectuels d’Afrique et
d’Amérique latine (à Dakar en 1972) puis d’Afrique et d’Asie
(à Tananarive en 1974). C’était pour beaucoup la première fois
que l’occasion leur était donnée de débattre entre eux des
grands problèmes du tiers monde. Jusque-là tout au plus
quelques-uns d’entre eux s’étaient entrevus par hasard dans
des réunions internationales dont l’ordre du jour ne portait pas
toujours sur les questions qui étaient au centre de leurs
préoccupations. Pour beaucoup de latino-américains et
d’asiatiques il s’agissait de leur première visite en Afrique.
J’épargnerai les noms, qui sont pour la plupart bien connus.
L’école « dépendantiste » latino-américaine était représentée
par ses plus grandes figures - Fernando Henrique Cardoso,
Ruy Mario Marini, Teotonio dos Santos, Pablo Gonzalez
Casanova, André Gunder Frank, Anibal Quijano, Gérard
Pierre Charles etc. Cardoso n’avait jamais encore mis les pieds
sur le continent qui n’est pourtant pas sans importance pour le
pays dont il est devenu le président, le Brésil. Personne ne l’y
avait invité. Il était arrivé à Dakar, accompagné par sa femme,
venant du Maroc. Il y avait attrapé une indigestion carabinée
de dattes, un fruit dont il ne connaissait pas la puissance de la
valeur nutritive. Je crois qu’il n’oubliera jamais cette
indigestion. On l’a soigné. Après le colloque nous l’avons
promené avec son épouse à Saint Louis y voir les vestiges de
la vieille colonisation et au Djouch admirer les oiseaux. A
Tananarive les Asiatiques du Sud-Est, singulièrement les
Indonésiens et les Malais, étaient surpris de se retrouver à
moitié chez eux, tandis que les Africains entendaient pour la
première fois une panoplie des meilleurs noms de la science
sociale de ce pays continent qu’est l’Inde.
L’expansion des activités de l’I.D.E.P. exigeait la mobilisation
de moyens financiers supplémentaires, au- delà du budget
réglementaire, financé par les Etats africains et le PNUD.
Nous parvenions à collecter plus de 50 % des sommes pour
lesquelles les Etats africains s’étaient engagés en principe, soit
plus de 600.000 dollars par an. Cela représentait une
proportion de respect des engagements financiers meilleure
que celle des fonds collectés par l’O.N.U. elle- même à
l’échelle mondiale et bien meilleure que celle qui concernait
les versements des Etats africains à toute autre organisme
africain ou international. Mais cela ne devait pas empêcher les
tristes sires que sont Doo Kingue (propulsé par les Américains
à la direction du P.N.U.D.), Bertin Borna (Résident
Représentant de l’O.N.U. à Dakar), et quelques autres comme
l’affreux Paul Kaya d’engager des diatribes démagogiques -
seulement 50 % ! Or après mon départ de l’I.D.E.P., lorsque
précisément ces détracteurs s’y sentirent chez eux pour faire la
pluie et le beau temps, cette proportion est tombée à presque
zéro !
Parallèlement je me mis à rechercher activement des sources
de financement supplémentaires. Philippe de Seynes et
Gardiner, je dois dire, m’ont donné carte blanche pour le faire.
Je suis parvenu à collecter ainsi des moyens qui doublaient
presque le budget de l’I.D.E.P. Sur ce plan la coopération
française a été véritablement décevante et n’a pas changé
depuis. Enfermée dans des règlements étriqués et une vision
passablement chauvine, la coopération ne pouvait pas pousser
la générosité au-delà de la prise en charge d’enseignants et de
chercheurs français dont j’ai donné les noms plus avant. Une
forme d’assistance dont on ne sait qui est celui qui en tire le
plus grand profit, de l’institution bénéficiaire de l’expertise
française ou de la France elle-même qui renforce par là même
son capital de connaissance de l’étranger. Je réussissais mieux
avec l’Italie qui acceptait de financer un programme de
recherche (mis en oeuvre par Baldé et Kouyaté) et surtout avec
la Suède dont la SAREC, récemment créé (en 1975 si je ne me
trompe) s’est avéré par la suite d’une générosité exemplaire à
l’égard de nos projets. Je reviendrai sur l’entretien avec Olof
Palme qui m’a ouvert ces portes.
L’administration de l’I.D.E.P. a soutenu nos efforts avec une
efficacité pour laquelle je lui suis sincèrement reconnaissant.
Les institutions de l’O.N.U. offrent dans le tiers monde des
salaires largement meilleurs que ceux proposés dans
l’administration locale et le privé; elles bénéficient de ce fait
d’un personnel local de haute qualité, qui l’emporte souvent
dans la comparaison avec la compétence relative de son
personnel dirigeant ! De là les attitudes méfiantes de certains
de ces derniers à l’égard du personnel local qualifié. C’était le
cas à l’I.D.E.P. : je découvrais que les meilleurs étaient
« relégués à la cave » comme je leur ai dit. Marcelle Huchard,
une assistante administrative de première classe, qui pouvait
répondre à mon courrier sans même me consulter dans la
plupart des cas, rédiger à partir d’une indication orale de deux
phrases, était vouée à la dactylographie. Sans doute les
« patrons » méfiants craignent ils l’intelligence. Après tout une
collaboratrice de ce niveau comprend ce que vous faites. Et
lorsque Marcelle Huchard a quitté l’I.D.E.P., elle n’a pas eu de
difficulté à trouver, à Genève, un poste qui lui a permis d’aller
plus loin dans sa carrière. Geneviève Colin, qui lui a succédé,
était de la même qualité. Je pourrais en dire autant de bien des
services d’appui à l’I.D.E.P.. L’Algérien Madani, chargé de
l’organisation des voyages, a remarquablement géré son
service et en a réduit sensiblement les coûts sans que je n’ai eu
à le lui demander expressément.
Certes les coûts globaux de cette administration étaient élevés,
en grande partie pour des raisons objectives réduisant les
possibilités de compression à presque néant : barèmes des
salaires onusiens, bilinguisme (entraînant la traduction et
l’interprétation), bibliothèque que je tenais à voir enrichie de
tout ce qu’il fallait - livres et revues. Néanmoins d’autres
sources de dépenses me paraissaient pouvoir être réduites.
L’administration onusienne est lourde et multiplie les postes
administratifs et financiers avec une avalanche hiérarchique.
Le mode de comptabilité est l’un des plus inutilement
compliqué qu’on puisse avoir imaginé. Et cette complication
ne facilite pas l’audit dont la nécessité est toujours absolue,
loin de là. Elle facilite seulement la guérilla bureaucratique si
les circonstances s’y prêtent ! J’invitais donc Gustave
Massiah, dont je connaissais l’immense compétence dans ces
domaines de l’organisation, à étudier la question. Je n’ai pas
mis en oeuvre les recommandations intelligentes qu’il m’a
proposées. Je me suis immédiatement rendu compte que je
prêterais le flanc à une attaque sur un terrain favorable à
l’adversaire. Ce n’était pas le terrain sur lequel j’avais choisi
de contraindre ce dernier à se battre.
Pour les mêmes raisons, j’ai également vite renoncé à mon
souhait de démocratiser la gestion. Au pool de dactylographie,
entièrement féminin, les absences étaient fréquentes, pour
beaucoup justifiables (problèmes de famille, enfants, santé). Je
réunis le pool et leur dit : je n’ai pas besoin d’avoir à signer les
autorisations d’absence, je n’ai d’ailleurs aucun critère objectif
pour savoir le degré de sérieux de la requête. Vous êtes mieux
placées que moi pour exercer librement entre vous la
discipline collective. Je ne demande qu’une chose : que le
travail soit fait. A vous de le répartir. Deux semaines plus tard
ces dames me demandaient collectivement de rétablir la
hiérarchie et la paperasse des autorisations et contrôles.
Je ne concevais pas que l’I.D.E.P. puisse remplir à elle seule
toutes les fonctions attendues d’un centre majeur de réflexion.
Il fallait donc prendre des initiatives et créer d’autres
institutions, plus spécialisées ou à vocation complémentaire.
La direction de l’I.D.E.P. était bien située pour stimuler ces
initiatives. Ce que je fis dans trois directions.
J’avais été invité à la conférence de Stockholm (1973 si je ne
me trompe) qui initiait la prise de conscience des problèmes de
l’environnement à l’échelle mondiale. Je crois que j’ai saisi
immédiatement la pertinence et l’importance du problème. Je
négociais donc - avec les Suédois - le soutien à un premier
programme test pour l’Afrique et, rentré à Dakar, j’en confiais
l’exécution à Jacques Bugnicourt, en 1974. C’est Bugnicourt
qui a eu l’idée d’appeler ce programme E.N.D.A
(Environnement pour le Développement en Afrique). Bien
placé auprès de la coopération française il obtenait d’elle le
financement d’un noyau de personnel d’appui (si je ne me
trompe Mataillet, Guibert, Melle Mottin, Langley et plus tard
Mhlanga) qui a permis le démarrage effectif et l’expansion
rapide du projet. En conformité avec mon tempérament je
donnais à Bugnicourt carte blanche pour négocier les moyens
d’exécution de son programme et il le fit avec le talent qu’on
lui connaît. E.N.D.A. faisait néanmoins partie de l’I.D.E.P.,
juridiquement, jusqu’à ce qu’en 1977 ce programme se
transforme en une institution indépendante. Ce qui avait été
mon objectif dès le départ.
Même topo pour le CODESRIA. L’idée était de créer un
Conseil Africain des Sciences Sociales, un peu inspiré au
départ du modèle du CLACSO latino américain sur lequel je
me renseignais auprès de son secrétaire exécutif de haute
qualité, l’argentin Enrique Oteiza, qui est devenu un ami
personnel. Je saisissais donc les occasions offertes par nos
activités, notamment les séminaires nationaux, pour réunir le
noyau des pères fondateurs de l’institution. Mais il fallait un
secrétariat minimal et il n’y avait pas de moyens financiers
pour en soutenir la mise en place. J’acceptais donc la charge
de Secrétaire exécutif (j’en fus donc le premier) pendant les
cinq années difficiles de lancement de l’opération. Je recrutais
deux intellectuels africains pour nous aider dans cette tâche :
Abdalla Bujra, sociologue kenyan rencontré à l’époque à Dar
es Salam, auquel j’expliquais de quoi il s’agissait, et Thandika
Mkandawire, un jeune et brillant étudiant Malawi rencontré en
Suède. Ils se tirèrent d’affaire à la perfection. Bujra puis
Mkandawire furent les deux Secrétaires exécutifs qui ont mis
le CODESRIA sur les rails et lui ont fait gagner la confiance
des chercheurs africains de qualité. Vingt ans plus tard le
CODESRIA me décernait « le baobab d’or » - qui orne mon
bureau du Forum du Tiers Monde - en reconnaissance au
fondateur de l’institution. Une reconnaissance à laquelle je
suis sensible. En même temps j’aidais Bujra et le président du
Comité de direction du CODESRIA - le professeur ghanéen
Tshumbariba à négocier avec le Sénégal un accord de siège
pour loger l’institution à Dakar. Cela n’allait pas de soi.
D’autres pays étaient candidats. Abdou Diouf, alors Premier
Ministre, devait, à la demande du Président Senghor, nous
recevoir ensemble sur ce sujet et donner une suite favorable à
notre requête.
Je parlerai plus loin dans ces Mémoires avec plus de détails de
la création du Forum du Tiers Monde. J’en prenais l’initiative
avec un groupe de collègues et de personnalités d’Asie,
d’Afrique et d’Amérique latine; nous obtenions que le
Président du Chili, Allende, nous invite en 1973 (à peine trois
mois avant le coup d’Etat de Pinochet) à Santiago pour mettre
au point le projet. Le congrès constitutif du Forum s’est tenu
ensuite à Karachi en 1975, l’un de nos membres ayant obtenu
son financement par la Banque Nationale du Pakistan. Je
reviendrai également avec plus de détails sur l’audience
qu’Olof Palme m’accordait (la même année je crois) et sur le
financement par la SAREC suédoise qui a suivi, permettant le
démarrage effectif ultérieur de cette nouvelle institution
importante du Tiers Monde.
Les années 1970 ont été celles de la grande époque pour
l’I.D.E.P. Sans fausse modestie je peux dire que le nom de
l’institution était connu et respecté surtout le continent. Mais
justement pour cela, je savais que cela ne pourrait durer.
L’administration des Etats Unis était notre adversaire
fondamental, comme elle l’est de toutes les forces de
libération dans le tiers monde. L’I.D.E.P. - si mineure que
puisse être une telle institution sur l’échiquier mondial - devait
être détruite. La stratégie américaine ne néglige jamais de faire
ce qu’elle doit, sur tous les fronts, majeurs et mineurs.
La guerre de position avait commencé dès 1972, par personnes
interposées, bureaucrates africains médiocres (ou corrompus)
eux-mêmes pour cette raison dépendants pour leur carrière
onusienne de la note que la CIA leur donnerait. Ma stratégie
de contre-feu était simple : mettre les Etats africains de notre
côté. Application de la phrase des Chinois « les Etats veulent
l’indépendance, les nations la libération, les peuples la
révolution ». Il s’agissait donc d’une bataille pour le respect du
principe de l’indépendance des Etats africains. Ayant choisi ce
terrain pour y porter la bataille (et c’est pourquoi
j’abandonnais les autres terrains secondaires dont j’ai parlé
plus haut) ma stratégie était simple : tenir les Etats au courant.
Non pas par le renseignement de détail sur les intrigues de
l’adversaire; au contraire mépriser celles-ci et simplement
donner toute la transparence nécessaire à nos activités, sur le
fond, et en informer les plus hautes autorités, jusqu’aux chefs
d’Etat qu’on pouvait savoir sensibles à l’argument
d’indépendance et capables de comprendre la portée positive
de nos activités.
Mais voilà qu’une occasion fût donnée à l’adversaire lui
permettant d’intensifier son offensive. Gardiner quittait le
Secrétariat de la C.E.A. et Adebayo Adedeji qui lui succédait
était un jeune loup autocrate et avide. Adedeji redoublait
immédiatement l’intensité de la guerilla administrative par le
canal du « chef de l’administration » dont la carrière dépendait
de lui, chargé de saboter le travail et de nous noyer de
« mémos ». Je n’acceptais pas le combat sur ce terrain et ne
répondais même pas à ces « mémos ». C’est alors qu’Adedeji
fut contraint de monter au créneau. En 1978 il fit transférer la
tutelle de l’I.D.E.P. de l’O.N.U. à la C.E.A., c’est à dire à lui,
puis s’employa à manipuler la conférence des Planificateurs
Africains et le Conseil d’Administration de l’Institut pour leur
faire adopter deux résolutions catastrophiques pour l’avenir de
l’I.D.E.P. Par la première les séminaires nationaux étaient
supprimés et le seul cours à Dakar maintenu, soit disant pour
le renforcer. Résultat : le volume des activités d’enseignement
de l’Institut, mesuré en stagiaires /mois, qui avait presque
doublé (augmenté de 90 %) entre 1970 et 1977, devait
redescendre à son niveau de départ lors de ma dernière année
de direction, en 1979. Par la suite ce dernier niveau n’a jamais
été dépassé, à ma connaissance. Par la seconde résolution tous
les budgets annexes, financés par des accords spéciaux, étaient
supprimés et la négociation éventuelle d’accords retirée à la
direction de l’I.D.E.P. et transférée à la C.E.A. Bien entendu la
C.E.A. n’a rien négocié par la suite, ou tout au moins rien
obtenu. Evidemment je sauvais les meubles. E.N.D.A.,
CODESRIA et FTM pouvaient être chassés de l’I.D.E.P., ils
avaient les moyens de leur propre autonomie. Moi-même et
Amoa, à la surprise d’Adedeji, nous démissionnions en mai
1980.
Les trois mois de « rigolade » avaient duré dix ans. Adedeji
n’a pas fait une carrière brillante par la suite. Lorsqu’il a été
contraint d’abandonner le secrétariat de la C.E.A., il visait une
agence majeure de l’O.N.U., comme l’O.N.U.D.I. Il n’a rien
obtenu. Il a donc retrouvé son langage de patriote africain. Et
quand je le rencontrais des années plus tard je lui ai posé la
question très directement. Voyons lui dis-je, vous ne vouliez
pas de moi. Soit. Mais pourquoi avez-vous choisi pour me
succéder Essam Montasser (Egyptien comme moi) ?
N’importe qui pouvait voir immédiatement que cet individu
était sot et de surcroît instable caractériellement. Vous êtes
assez intelligent pour l’avoir vu. En le choisissant vous saviez
que vous assassiniez l’I.D.E.P. Pourquoi? Et Adedeji de
m’avouer tristement : j’ai reçu deux coups de téléphone qui
m’obligeaient à le faire; le premier de l’ambassade des Etats
Unis au Caire, c’était un ordre, sans discussion possible; le
second du cabinet du Président Sadate, m’implorant. Les
Américains décident, les Egyptiens et les Nigérians exécutent,
c’est bien cela qu’il faut conclure, lui dis-je. Adedeji resta
silencieux.
Les dix années de direction de l’I.D.E.P. ont été importantes
pour moi autant que pour l’I.D.E.P. elle- même. Cette
cinquième étape de ma vie professionnelle - après la
Mouasassa au Caire, le S.E.E.F. à Paris, le Plan malien, mon
expérience d’enseignant, n’a sans doute pas beaucoup modifié
ma personnalité; elle lui a plutôt donné l’occasion de se
déployer. Je suis certainement de nature active, de caractère
décidé et volontaire, et même têtu. Isabelle, Amoa, mes
collaborateurs l’ont tous remarqué et bien des erreurs de
jugement que j’ai pu commettre sont à attribuer à cette
tendance à l’entêtement. Mes proches m’ont certainement sur
ce plan aidé à éviter des erreurs plus graves. Cela étant je crois
que l’un dans l’autre ma personne a plutôt servi avec une
certaine efficacité la cause que nous voulions défendre à
travers l’I.D.E.P. L’opinion générale en Afrique partage cette
conclusion : le rayonnement de l’I.D.E.P. pendant toutes les
années 1970 ne fait pas l’ombre d’un doute, sa disparition
totale de la scène à partir de 1980 pas davantage, hélas. Fort
heureusement le Forum du Tiers Monde a pris le relais. Nous
l’avions préparé en connaissance de cause.
J’ai conduit les affaires de l’I.D.E.P. comme on fait la guerre.
Il faut définir clairement le but stratégique, qui est toujours
une question politique. Pour nous c’était : créer en Afrique un
centre de réflexion critique indépendant. Il faut choisir à partir
de là le terrain où livrer les batailles et forcer l’adversaire à se
situer sur ce terrain, ne pas le suivre sur ceux qu’il choisit. Il
faut donc savoir qui est l’adversaire principal - en l’occurrence
ce n’était pas le « système onusien », loin de là, - au contraire -
mais la diplomatie hégémoniste des Etats Unis qui s’emploie
précisément à soumettre l’O.N.U. à ses objectifs propres. A
l’intérieur et à l’extérieur du système les Américains avaient et
ont certes des alliés, mais surtout des agents d’exécution, qui
n’étaient pas de ce fait des adversaires nécessairement
fondamentaux, mais plutôt occasionnels. Il nous appartenait,
pour renforcer le mur de barrage à l’offensive de l’ennemi, de
construire des alliances efficaces avec tous ceux que
l’hégémonisme américain lèse dans leurs intérêts. J’aurais été
dans d’autres circonstances, un militaire. J’aime d’ailleurs les
lectures concernant l’art de la guerre ! Jeune j’aimais
beaucoup le jeu d’échecs; mais je n’ai jamais trouvé le temps
suffisant, à perdre à mon avis, pour tenter d’y exceller.
La conduite de la guerre développe peut être des
comportements autoritaires. Mais sur ce plan j’étais protégé
contre les dangers les plus graves de glissement dans cette
direction non pas seulement par mes options idéologiques
théoriques mais également par mon tempérament personnel.
J’aime l’égalité, j’aime être entouré d’amis et de
collaborateurs en qui je place vite toute ma confiance, j’aime
entendre des points de vue différents et les discuter. Tous ceux
qui ont été mes collaborateurs, et encore plus tous ceux qui -
par la nature des choses - étaient et sont placés dans des
positions de salariés dépendants des institutions dont j’ai été
ou suis responsable, témoignent que je n’ai jamais eu recours à
des méthodes de répression, même bénignes. Je ne sais pas le
faire, cela m’écœure; je ne le fais pas. Et advienne que pourra,
même si certaines choses de ce fait ne marchent pas au mieux.
Je constate tout de même - optimisme dans mon appréciation
de la nature humaine ? - que l’un dans l’autre la tolérance
démocratique, presque à la limite de l’anarchie, est payante;
dans l’ensemble les choses marchent mieux, ou tout au moins
pas plus mal.
Pour ces raisons le prototype de l’autocrate institutionnel dont
les figures sont hélas fréquentes, pas seulement en Afrique,
mais tout autant ailleurs, me fait horreur et ne suscite en moi
qu’un mépris absolu. L’attachement maladif aux
manifestations extérieures du pouvoir - bureau prestigieux,
grosse voiture etc… n’a jamais suscité en moi la moindre
envie. J’y vois plutôt une contrainte ennuyeuse, à laquelle j’ai
toujours échappé.
Pendant les dix années 1970 le président Senghor m’accordait
une audience annuelle. Ce n’était pas pour parler de l’I.D.E.P.
L’échange sur ce point était réduit à deux phrases. De lui : çà
va l’I.D.E.P. ? De moi : çà va, Monsieur le Président. Senghor
fixait l’ordre du jour de la conversation, politique le plus
souvent. Que pensez-vous de ce qui se passe au Moyen Orient
(après 1973 ou après 1977) ? Je lui donnais mon analyse. Il ne
cachait pas ses désaccords et défendais ses points de vue.
Parfois une conversation sur la culture, qui était pour lui une
chose importante, décisive. Peut-être trop pour un homme
politique. Mais parfois également des choses amusantes qui
témoignent d’un esprit malicieux. Un jour, me désignant du
doigt le coffre-fort de son bureau, il me demanda : que croyez-
vous que je cache dans ce coffre-fort ? Des secrets d’Etat, dis-
je. Non, de l’argent, des piles de billets. Voilà l’usage que j’en
fais. Pour certains visiteurs j’ouvre nonchalamment le coffre
et, à l’intensité du regard, je mesure la cupidité de l’individu.
Une autre fois il me dit : quand je reçois un ambassadeur
asiatique, il a quelque chose à me dire, agréable ou pas, il le
dit, poliment, mais il le dit. Mais la plupart des ambassadeurs
africains (et les arabes ne valent pas mieux ajouta-t-il) ne se
comportent pas de cette manière. Ils viennent me voir pour me
dire ce qu’ils croient pouvoir me faire plaisir. Alors je reste
impassible; ils sont décontenancés et ne savent plus quoi dire.
J’en riais et lui dis: vous avez certainement raison, mais il y a
une explication à ce phénomène; les premiers sont les
représentants de forces politiques réelles, qui sont ce qu’elles
sont, mais existent, les seconds représentent… rien du tout.
Non me dit-il, çà c’est du marxisme, je sais, vous pensez
comme cela. Pour moi les Africains et les Arabes sont des
fluctuants velléitaires, c’est notre faiblesse culturelle. Une
autre fois, comme mon audience faisait suite à celle de
Nigérians accompagnés par Alioune Diop, Senghor me dit :
savez-vous qui étaient ceux qui vous précédaient ? Oui, c’est
évidemment le Comité chargé de préparer le Festival des Arts
Nègres de Lagos. Bien sûr, et savez-vous ce qu’ils ont fait ? Ils
ont collecté aux Etats Unis 100 milliards pour le Festival et ont
mis tout l’argent dans leurs poches; ils viennent quémander un
soutien supplémentaire. Je leur ai dit : voyons, le Festival peut
coûter 10 milliards (celui de Dakar avait coûté moins, coulage
inclus précisa-t-il), vous auriez pu en prendre 90 et en garder
10 pour le Festival ! Personne n’aurait rien dit !
L’affaire du coffre m’en rappelle une autre. J’avais hérité de
l’administration qui m’avait précédé à l’I.D.E.P. un coffre dans
mon bureau. J’imagine que le type de directeur qui opérait
était du modèle qui considère chacune de ses lettres
« confidentielle ». L’ambassadeur Naguib Kadri venait de
temps en temps « boire un mauvais café chez toi » comme il
disait (effectivement c’était du nescafé). Ayant en mémoire
fraîche l’histoire du coffre de Senghor que je lui racontais,
j’ajoutais : dans ce coffre il n’y a ni secret, ni argent, mais il
me sert à une chose importante qui est de vérifier chaque
matin que ma mémoire fonctionne bien. La combinaison est
une affaire compliquée et je l’ai notée par écrit sur un bout de
papier dans mon tiroir de bureau sans clé; cela facilitera le
travail éventuel d’un espion. Tous les matins j’ouvre le coffre
sans regarder le papier. Pour avoir un motif sérieux de le faire
j’ai placé dans le coffre la boite de nescafé. Il n’y a rien
d’autre.
La direction de l’I.D.E.P. m’a amené également à développer
des capacités d’organisation. Je suis ordonné de nature, à un
degré même presque de maniaquerie. J’aime classer,
logiquement, utilement, et pouvoir vite tout retrouver, à sa
place, et l’y replacer très exactement. Que ce soient les livres
qui couvrent tous les murs de notre appartement de Paris
(j’avoue néanmoins être battu par Maxime Rodinson, dont
l’appartement est peuplé d’étagères jusqu’au milieu des pièces
!), ou les dossiers personnels de travail. Mais la direction
d’une institution impose, si on veut être efficace et rapide dans
son travail, qu’on invente le type d’organisation la plus
appropriée. On ne peut pas le faire pour vous. Les techniques
dites d’organisation ne valent pas grande chose, à mon avis,
bien qu’elles constituent un pan entier des formations -
américaines - à la mode.
Dans les chapitres suivants de ces Mémoires je présente avec
davantage de détail les interventions de l’Idep en Afrique,
comme des initiatives que nous avions prises dans ce cadre
pour sortir notre continent de son isolement en établissant des
relations de collaboration intellectuelle approfondie avec nos
camarades d’Asie et d’Amérique latine.
Mais aussi l’I.D.E.P. m’a permis de faire connaissance de près
avec le système onusien, une dimension non négligeable de la
vie internationale contemporaine.
La machine onusienne
Le monde moderne est constitué de nations interdépendantes.
Dans l’inégalité, et même dans une inégalité qui ne cesse de
s’aggraver depuis deux siècles. Concevoir et mettre en oeuvre
une autre organisation des sociétés et de leur interdépendance
qui supprime cette dimension majeure de la réalité du monde
moderne - que j’appelle la polarisation immanente à
l’expansion du capitalisme mondialisé - constitue l’une des
tâches majeures de la civilisation, si on veut que celle-ci ne
périsse pas corps et âme dans les destructions matérielles et
morales que la polarisation produit inéluctablement.
La victoire remportée sur le fascisme à l’issue de la seconde
guerre mondiale et l’essor des mouvements de libération
nationale en Asie et en Afrique, qui a imposé la liquidation du
vieux colonialisme, sont à l’origine de la création de l’ONU, la
première tentative dans l’histoire de l’humanité d’organiser les
relations internationales à l’échelle de la planète, même s’il a
fallu attendre encore une quinzaine d’années après 1945 pour
que la couverture de la planète devienne à peu près totale. La
création de l’ONU a été, de ce fait, un fait historique positif;
l’ONU est nécessaire, et si elle n’existait pas il faudrait
l’inventer.
Ma vision de l’ONU est donc d’abord essentiellement
politique. En ce sens elle est certainement différente de celle
de la grande majorité de ceux qui ont opéré sous son drapeau
et qui voient l’organisation comme une sorte de « pool
d’expertise » mis par les uns à la disposition des autres. Cette
vision est celle du discours sur le « village mondial » qui est,
pour moi, tout simplement ridicule, parce qu’il ignore la réalité
majeure - la polarisation générée par la logique du système.
La mondialisation n’est pas un phénomène nouveau et je ne
suis sans doute pas le seul à m’y être intéressé bien avant
qu’elle ne soit devenue un thème de la mode dominante. Cette
dimension est présente dès l’origine dans mon analyse du
capitalisme réellement existant (ma thèse de 1957). J’ai
toujours pensé que l’unité d’analyse la plus pertinente était le
système mondial, non les sous- systèmes qui le composent.
Qui s’enferme dans les frontières d’un pays quelconque - Etats
Unis ou Belgique, Chine ou Somalie - se condamne donc à ne
pas comprendre véritablement la dynamique du changement
même à l’échelle de sa seule propre société.
Certes la solution de ce problème majeur n’est pas pour
demain, puisqu’elle implique des transformations de fond en
comble de tous les aspects de la vie sociale dans toutes les
régions du monde, que je ne vois pas comment on pourrait
qualifier autrement que par le terme de « socialisme à l’échelle
mondiale ». Ces transformations impliqueront forcément, à un
certain stade de leur déploiement, le dépassement de l’optique
inter-nationale (des rapports entre nations) et la construction
de rapports véritablement supra-nationaux. Il n’est pas
impossible que cette exigence soit d’abord ressentie dans le
cadre de grandes régions, comme la construction européenne
pourrait l’illustrer. Or l’ONU ne fournit pas, dans l’état actuel
des choses, ce cadre supranational à l’échelle mondiale même
sous une forme embryonnaire. L’organisation reste strictement
internationale. Si elle venait à se bloquer indéfiniment à ce
stade, elle risquerait alors de faire oublier la portée du projet
qui était à son origine : organiser le monde dans une
perspective humaniste. Mais l’ONU ne pourra contribuer à
l’évolution, dans ce sens nécessaire et souhaitable que si ses
composantes - les nations - en préparent elles mêmes les
conditions, par leur propre transformation.
Il y a beaucoup d’obstacles qui entravent ces transformations,
aux échelles locales et à celle du système mondial. Cependant
l’obstacle immédiat principal est l’hégémonisme des Etats
Unis. Un hégémonisme qui n’est plus fondé sur une
supériorité économique et technologique qui, écrasante aux
lendemains de 1945, s’est érodée rapidement. Cette hégémonie
aujourd’hui est fondée avant tout sur le monopole de la
puissance des armes, renforcé par les effets de la
mondialisation néo- libérale et le discours de la « culture »
vulgaire du capitalisme exprimée dans le jargon de l’anglo-
américain.
L’ONU n’est donc pas pour moi le « machin » du général -
une institution méprisable, inutile, qui fausse le
fonctionnement réel des rapports entre les Nations - qui ne
sont conçus alors que comme des rapports de force. Mais elle
n’est pas non plus le noyau de l’organisation du « village
mondial ». Cette vision, populaire dans certains milieux, est, à
mon avis, naïve, encore une fois parce qu’elle saute par dessus
la réalité des mécanismes polarisateurs qui opèrent dans ce soit
disant « village ».
L’adversaire principal est donc l’hégémonisme américain. Et
celui-ci s’emploie avec toute sa vigoureuse puissance à la fois
pour soumettre tous les pays du monde - fut-ce à des degrés
divers et par des moyens appropriés bien entendu - et
simultanément organiser l’ordre international qui lui convient,
qui exige l’instrumentalisation de l’ONU. Le combat pour la
défense de l’organisation internationale et le progrès de sa
mission est donc synonyme de combat contre l’hégémonisme
américain. Si je me suis ici quelque peu étendu sur ces
prémisses générales c’est parce que c’est bien là la leçon que
j’ai tirée de cette très modeste bataille de l’IDEP, se déployant
sur un front qui ne se situe qu’au dernier rang de l’échiquier,
tout en bas, presque insignifiant par la portée de ses enjeux.
Mais l’administration des Etats Unis, dans son combat
permanent et multiforme pour l’hégémonie, ne néglige aucun
détail.
J’ai croisé, sur mes chemins, deux fonctionnaires noirs
américains de rang relativement élevé. L’un et l’autre (chacun
d’eux ignorait probablement l’initiative de l’autre, c’était en
des temps et lieux différents) ont insisté pour bavarder avec
moi. Je me méfiais par principe et étais bien décidé à être à
peu près muet. Je me suis rendu compte que c’étaient eux qui
voulaient parler. Et en fait ils m’ont raconté en essayant de
n’avoir l’air de rien, comment la CIA infiltrait l’ONU et en
contrôlait les activités. J’ai compris que, Noirs, ils étaient pris
de remords, étant au service d’un Etat ouvertement raciste,
dont les responsables ne cachaient ni leur mépris des Africains
ni leur admiration pour l’apartheid, et - sachant ce que l’IDEP
faisait - ces deux hommes éprouvaient quelque sympathie à
l’égard de nos actions.
La CIA dispose donc d’agents d’information placés dans tous
les services des Nations Unies et dans les missions de tous les
pays où elles opèrent. Ces agents d’information sont tenus
d’envoyer des rapports réguliers, à fréquence rapprochée, qui
sont centralisés dans cette énorme mission des Etats Unis
auprès de l’ONU, à New York. Système typiquement
américain qui impose des normes quantitatives lourdes,
comme celle du nombre des pages qu’un universitaire doit
publier annuellement. Pour ma part je crois que trop
d’informations, dont fatalement beaucoup de futilités, nuit à
l’efficacité. Mais enfin, ce n’est pas mon problème. Les
responsables de la mission américaine donnent, à partir de ces
informations, des ordres à leurs « amis » parmi les
fonctionnaires des Nations Unies (non américains). Le
système exige donc la mise en place d’un réseau relativement
dense de ces « amis » que j’appellerais plutôt des agents
d’exécution. On peut imaginer que l’incompétence, voire la
corruption de ces agents éventuels sont des qualités
appréciables pour leur promotion avec le soutien de la CIA. Je
n’ai aucun doute concernant un bon nombre de carriéristes
africains (mais il n’y a aucune raison pour qu’il n’en soit pas
de même avec les autres nationalités) que j’ai rencontrés sur
mon chemin, particulièrement parmi ceux placés à des postes
de commande.
Je ne révèle ici absolument rien qui ne soit connu, archi connu,
de tous les ambassadeurs auprès des Nations Unies, à
l’exception de quelques idiots congénitaux peut être. Alors,
pourquoi le système fonctionne-t-il sans trop de scandales et
de protestations des autres Etats? Nous sommes renvoyés ici à
l’analyse politique : quelles sont les attitudes des Etats vis à
vis de l’hégémonisme américain ?
La plupart des pays capitalistes développés ont accepté le
leadership des Etats Unis et, en conséquence, se félicitent des
actions de la CIA. La Grande Bretagne a fait ce choix
historique en 1945 et aucune force politique majeure dans ce
pays ne le remet en question. Les autres pays du monde de
langue anglaise - Canada (la province extérieure des Etats
Unis par bien des aspects), Australie et Nouvelle Zélande - en
ont fait de même. L’Allemagne et le Japon ont pris des options
de stratégie à long terme qui vont dans le même sens. Ils ont
choisi de se cantonner dans un expansionnisme régional,
l’Allemagne depuis sa réunification en direction de l’Europe
de l’Est et du Sud est, le Japon dans celle de l’Asie du Sud est.
Et, pour le reste, c’est à dire les questions de dimensions
mondiales, de naviguer dans le sillage de Washington. En
contrepartie les Etats Unis tolèrent l’expansionnisme régional
de ces deux puissances. Pour le Japon cette dépendance à
l’égard des Etats Unis est jugée d’autant plus incontournable
que, face à la Chine et même à la Corée, Tokyo est désarmé
sans le soutien américain.
Cette conjoncture a toujours permis aux Etats Unis
d’instrumentaliser les Nations Unies, non sans arrogance (le
retard dans le versement des cotisations américaines). C’est
pire aujourd’hui, d’autant que les diplomaties occidentales ont
repris en chœur les campagnes du dénigrement de l’ONU
orchestrées par Washington, pour le plus grand profit de
l’OTAN !
La France est probablement le seul pays occidental qui rue
dans les brancards de temps en temps. L’attribuer à une
sensibilité « culturelle », dont la francophonie serait
l’expression, n’est pas une explication satisfaisante à mon
avis, même si les média « anti français » tentent de le faire
croire. Cela simplifie leur tâche. Mais cette contradiction est
demeurée, jusqu’à présent, secondaire dans ce sens que la
solidarité de la triade (Etats Unis, Union Européenne, Japon)
face au tiers monde (et hier à l’Est) reste déterminante. D’où
les attitudes seulement velléitaires de la diplomatie française.
Les contraintes de l’Union Européenne ne sont pas non plus
sans compliquer davantage les choses.
On dira qu’à côté des puissances moyennes considérées ici il y
a d’autres pays développés actifs au sein du système des
Nations Unies : les Scandinaves entre autre. En termes de
contributions financières et de postes de responsabilité le poids
de ces pays dans le système onusien est effectivement
important. En exploitent-ils tout le potentiel ? La réponse à
cette question n’est pas simple. J’ai souvent entendu dire que
les responsables de ces pays seraient « naïfs » et que de ce fait,
ils sont enclins à défendre des positions de « wishful
thinking » (voeux pieux) surestimant le rôle de l’ONU, ou bien
encore que, par leur culture protestante, ils sont enclins à
s’aligner naturellement sur les positions hégémoniques de la
grande métropole américaine. Je crois toutes ces explications
non pas seulement - au mieux - fort superficielles, mais encore
largement erronées et trompeuses. Certains de ces pays - la
Suède - ont pris des positions courageuses de soutien aux
luttes dans le tiers monde, parfois en conflit frontal avec les
Etats Unis. La Suède a accueilli les déserteurs américains
pendant la guerre du Viet Nam (aucun autre pays occidental ne
l’a osé), elle a soutenu les luttes de libération dans les colonies
portugaises à un moment où aucun pays de l’alliance
atlantique ne l’a fait. Je crois donc plutôt que ces pays ont fait
une option stratégique de soutien de principe à l’ONU, peut-
être parce que - compte tenu de leur taille modeste - ils
craignent d’être parmi les plus vulnérables dans une
conjoncture de chaos international. Dans ce cas leur option est,
à mon avis, correcte et positive. Cela ne signifie pas qu’ils en
déduisent nécessairement des postures efficaces, ni qu’ils
exploitent au mieux leur présence dans le système onusien.
La diplomatie des pays du tiers monde a été fort active au sein
du système des Nations Unies pendant toute la période de
Bandung et singulièrement entre 1960 et 1975. Qui ne se
souvient des Assemblées générales de ces grands jours de
l’ONU, lorsque, dans le hall du bâtiment de New York, en
septembre-octobre de chaque année, on rencontrait des
hommes d’Etat d’envergure et les plus célèbres des
journalistes. De nos jours le hall n’est plus guère hanté que par
des fonctionnaires subalternes et des journalistes sans
importance. La diplomatie des Non Alignés et du Groupe des
77 imposait la discussion de tous les véritables grands
problèmes de notre époque, ceux concernant l’ordre
économique international - avec entre autre la création de la
CNUCED en 1964 - comme ceux concernant les interventions
politiques des puissances dans les affaires du tiers monde. Les
circonstances m’ont offert la possibilité d’assister à quelques-
unes de ces Assemblées, consulté par certains des Etats les
plus actifs du groupe des Non Alignés et des 77. J’y ai
toujours beaucoup appris de fonctionnaires et d’experts à
l’époque bien au courant des dossiers. Je m’y suis fait
beaucoup d’amis. Le poids que la diplomatie du tiers monde
avait à l’époque tempérait les ambitions de Washington au sein
de l’appareil onusien, en dépit de la soumission de leurs agents
d’exécution - africains et autres - au sein de cet appareil.
Côté amusant de l’époque. Je me trouvais en visite à New
York, accompagné par Isabelle. Tandis que j’étais allé voir
Philippe de Seynes, Isabelle m’attendait dans un des halls.
Nous n’avions pas remarqué qu’il s’agissait de l’antichambre
du Conseil de Sécurité, et ignorions qu’il était en session et
discutait du terrorisme palestinien. Isabelle portait un manteau
ample. Soudain six de ces policiers équipés à l’américaine de
quinze armes à feu au moins et autres appareils de
communication et de frappe de toutes natures, s’avancent et,
caché derrière eux, un flic en civil. Hauts les mains. Nom :
Amin, dit-elle - Arabe ? Mon mari l’est. Ne bougez pas.
Evidemment ils étaient persuadés que sous le manteau Isabelle
cachait la bombe à lancer à Golda Meir peut être. Isabelle,
yeux fardés au kohl, cheveux passés au henné et teint brun
pouvait passer pour la terroriste palestinienne type. Que faites-
vous ici ? J’attends mon mari. Où est-il ? Chez de Seynes. Le
flic civil s’éloigne, appelle et pose la question à la secrétaire
de Philippe en des termes stupides : Mr Amin a-t-il une femme
? Celle-ci, ignorant mon état civil, répond qu’elle n’en sait
rien. Ah Ah ! Vérifiez encore une fois je vous dis précise
Isabelle calme mais les mains hautes - situation oblige - Alors
la secrétaire avertie rentre affolée dans le bureau où de Seynes
et moi bavardions. Vous êtes marié ? Me dit-elle. Question
curieuse, oui, pourquoi ? Et la suite de l’histoire, qui s’est
terminée heureusement puisqu’ils n’ont pas tiré sur Isabelle -
on ne sait jamais avec ces brigades antiterroristes pas toujours
intelligentes !
Autre épisode amusant, d’une toute autre nature. Je me suis
trouvé un jour, assistant à je ne sais plus quelle session d’une
assemblée internationale des Nations Unies, écoutant les
discours successifs des orateurs. Le délégué distingué
(« distinguished delegate » disait le président comme il se
doit) de la Nouvelle Zélande a cru intelligent de parler des
« nouvelles nations » d’Asie et d’Afrique. Dans la panoplie de
Chinois, Indiens, Egyptiens, Iraniens et de quelques autres
parmi lesquels je me trouvais assis, nous nous regardions en
souriant. L’orateur n’a pas compris, j’en suis persuadé. Mais
derrière cette histoire qui relève presque de la galéjade il y a
non seulement l’arrogance occidentale et singulièrement celle
de ses enfants anglo-saxons, mais aussi la stupidité commune
des « vieux » Européens (relativement peut-être mais quand
même !) face aux nouveaux mondes (les Etats Unis et leurs
copies d’Australie et de Nouvelle Zélande). Qui n’a entendu
proclamer que l’Amérique montrait à l’Europe le chemin de
l’avenir ? Qu’elle était le phare éclairant le chemin du progrès.
Qui ose penser le contraire, que ce n’est pas l’Europe qui
évoluera dans la direction de ce qu’est l’Amérique, mais que,
normalement, ce serait plutôt les Américains qui finiront par
s’européaniser, au fur et à mesure que mûrira la nation récente
qu’ils constituent ?
Mais quelle qu’ait été la valeur de la diplomatie du tiers
monde de l’époque, son intervention dans la gestion onusienne
était largement annihilée par l’action des Américains et de
leurs « amis ». Ceux-là, propulsés à des postes de décision -
dont ils n’étaient évidemment que les exécutants, d’autant plus
élevés qu’ils étaient médiocres, voire fragilisés par les dossiers
de la CIA - n’ont jamais eu de rôle autre que celui que leurs
patrons leur assignaient. Inutile de donner des noms, ce que
j’ai dit plus haut en suggère immédiatement quelques-uns.
Beaucoup d’entre eux avaient presque le physique de l’emploi.
Vulgarité bien entendu. Il m’a été donné d’assister à des
explosions de son expression dans quelques invitations ici ou
là, à l’occasion du passage de X ou Y de ce genre de
personnages. Goujaterie, rires gras et veulerie du style (aveux
non imaginés par moi, entendus tels quels) : le cabinet du Roi
ou celui du Président ont décidé… etc… (des décisions elles-
mêmes sans portée autre que celle triviale de favoriser A dans
sa carrière). Que puis-je faire ? disent-ils à tour de rôle (non
pas que penser autrement et faire autre chose leur vint à
l’esprit). J’exécute et essaie d’expliquer à B qu’il est victime
du choix favorisant A (bien que la décision formelle fût du
ressort du brillant « haut fonctionnaire » de l’ONU en question
et non du Roi ou du Président mentionnés !). La prochaine fois
j’essayerai de compenser etc. Autrement dit non pas cynisme
de prince décadent, mais veulerie et étal de veulerie de laquais.
Pas même suffisamment de coffre pour être arrogant, comme
l’est un diplômé britannique d’intelligence moyenne. Plat, tout
à fait plat, trivial. Souvent atroce laideur également de ces
personnages. Pas celle que la nature distribue au hasard. Une
laideur physique commandée par celle de l’âme de l’individu,
pourrait- on dire. Une laideur donc épouvantable. Le pauvre
Lumbroso cherchait en vain à identifier les caractères du
« criminel né ». Ici il s’agit d’un type beaucoup moins noble,
celui de la petite crapule, un mélange de crétinisme et de
lâcheté parfaite. Cheveux gominés d’un marocain ouvrant sa
grande gueule pour redoubler de violence verbale contre
« l’Occident » tandis qu’il s’aplatit devant ses laquais locaux.
Goinfrerie d’un camerounais, fier de sa « king size ».
Affaissement ventripotent flasque d’un congolais, acompagnée
de whisky mal supporté et d’un regard inapte à saisir des idées
dès lors qu’elles dépassent la phrase « combien il paye ».
Inutile de placer des noms derrière ces portraits, tant ils sont
reconnaissables dès la première rencontre.
Le malheur est que, derrière ces personnages - les « amis » des
Américains et de beaucoup de ceux qui dans les autres pays de
l’Occident en acceptent la stratégie - se profilaient - et se
profilent toujours - des cohortes « d’experts » et même parfois
des « intellectuels ». Pas suffisamment forts pour s’imposer
comme « irremplaçables » (bien que le qualificatif soit
douteux, et que, comme le disait de Gaule : « les cimetières
sont remplis de gens irremplaçables »). Pas suffisamment
courageux pour ne pas succomber à la tentation de « faire
carrière ». Ce choix fait, la déchéance progressive devient
fatale. Quelques-uns sombrent même dans l’alcoolisme, sans
doute pour noyer leurs remords.
J’ai voulu ici simplement brosser le tableau du cadre humain
dans lequel la bataille de l’IDEP et bien d’autres ont été
conduites à l’époque.
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CHAPITRE IX
LE FORUM DU TIERS MONDE
La genèse de l’institution
J’ai déjà dit que, directeur de l’IDEP, il m’était apparu utile
d’étendre et de consolider le type de recherches et de débats
que nous inaugurions par le moyen de cet institut, en créant
d’autres institutions appropriées. C’est ainsi ai-je dit que je
suis un peu à l’origine de la création du CODESRIA, de
l’ENDA et du Forum. En ce qui concerne cette dernière
institution nous pensions d’emblée nécessaire d’agir à
l’échelle du tiers monde. C’était aussi, pour l’Afrique, le
moyen de briser l’isolement dans lequel la colonisation l’avait
enfermée.
I1 existait, depuis 1958, une organisation de Solidarité des
Peuples Africains et Asiatiques, que le Mouvement des Non
Alignés avait fondée. Son siège était au Caire, où
l’organisation est d’ailleurs toujours domiciliée. En 1997 elle a
tenté de sortir de sa léthargie en organisant une grande
conférence, avec la collaboration du Forum du Tiers Monde.
J’ai dit léthargie parce que cette organisation n’était en réalité
pas parvenue à affirmer son indépendance vis à vis du groupe
des gouvernements les plus actifs du MNA - ceux de l’Egypte
nassérienne, de l’Inde, de l’Indonésie (jusqu’à la chute de
Soekarno en 1966), et de quelques autres pays. Peut-être
même n’avait-elle pas cherché à le devenir. Bénéficiant de
soutiens financiers de ces gouvernements qui la mettaient trop
à l’aise, elle ne représentait les «peuples» que par
l’intermédiation des partis uniques censés en être l’émanation.
L’organisation avait, de surcroît, fait une option « pro-
soviétique » extrême, qui contribuait à réduire l’étendue de sa
crédibilité. Enfin elle n’incluait pas l’Amérique latine, sauf
Cuba, parce que ce continent était - et est resté - étranger au
MNA.
Cuba de son côté avait créé à la fin des années 1960 la
« Tricontinentale » qui se présentait cette fois comme
l’organisation représentative des « peuples » des trois
continents. Là encore qui trop embrasse mal étreint. Comment
représenter les « peuples » ? Les deux seules formules que l’on
connaisse jusqu’ici sont soit l’élection d’une Assemblée, soit
la formation de partis politiques. Or si dans certaines
circonstances - et dans certaines limites - les Assemblées élues
sont crédibles, il n’existe pas d’Assemblée des Assemblées
opérant à une échelle régionale, a fortiori mondiale. On sait
que le Parlement Européen lui-même n’a pas conquis cette
position, faute d’un gouvernement européen - fut-il confédéral
- qui serait responsable devant lui. Certaines forces politiques
ont parfois créé des « Internationales » qui rassemblent des
« partis frères » par l’idéologie. C’est le cas des Internationales
Socialistes et Communistes. La Tricontinentale était un lieu de
rencontre de ce genre entre les mouvements de libération
nationale et les partis (généralement uniques) issus de ceux-ci.
Guère plus. Or l’histoire devait prouver le caractère hétéroclite
de cet ensemble de « partis » du tiers monde. La
Tricontinentale également a fait les options qui étaient plus ou
moins celles de l’Etat cubain.
Nous pensions donc dans des termes plus modestes: une
association des intellectuels du tiers monde. Mais évidemment
il fallait définir les objectifs et, en fonction de ceux-ci, les
critères de sélection.
Nous n’étions certainement pas les seuls à penser à ce besoin
d’intensifier les échanges de vues au sein des mondes
intellectuels (définis d’une manière ou d’une autre),
transgressant les frontières nationales. Les pouvoirs dans les
puissances occidentales y avaient pensé avant nous. La
Banque Mondiale avait pris l’initiative de la formation d’une
« Society for International Development » - la SID dont le
siège est à Rome. Cette association avait l’ambition de
rassembler des personnalités intéressées au «problème du
développement» (sous-entendu du Sud), nationaux du Sud et
du Nord. L’option strictement réactionnaire des fondateurs,
pour qui le développement est synonyme d’expansion du
capitalisme, n’a jamais permis à la SID de sortir des sentiers
balisés par la Banque Mondiale. Au point de dégénérer jusqu’à
la caricature en un club dominé par les establishments anglo-
saxons, sans culture autre que celle enseignée par l’économie
conventionnelle du libéralisme de marché. Les quelques gestes
faits de temps à autre pour offrir quelques strapontins à des
figurants du tiers monde ne partageant pas intégralement les
vues de Washington n’ont jamais paru bien crédibles. Pouvait-
on créer une autre SID, qui rassemblerait les intellectuels
critiques des concepts conventionnels du développement ?
L’idée du Forum était de le faire. La Trilatérale - le Think tank
des establishments américain, européen et japonais - avait
rempli des fonctions certainement plus importantes que celles
de la SID à l’époque de la guerre froide. Instrument de
mobilisation idéologique contre l’Union soviétique et le
communisme, cette institution fonctionnait en réalité dans une
semi clandestinité. Son temps semble révolu. Le flambeau a
été repris par des groupes néo-libéraux fondamentalistes,
organisés eux aussi pendant longtemps dans une semi
clandestinité dont ils ne sont sortis que lorsque le vent
dominant a tourné en faveur de leurs thèses dans les années
1990. Ils sont à l’origine des réunions annuelles de Davos,
cette sorte de foire des milliardaires qui «vivent la
mondialisation heureuse ».
L’idée de renforcer les échanges au niveau de chaque
continent entre les universitaires et les intellectuels du tiers
monde intéressés par les questions du développement avait
également fait son chemin. Il n’est pas surprenant que cette
idée ait pris naissance en Amérique latine. Il y avait à cela
plusieurs raisons. L’une, fondamentale, est qu’une théorie-
idéologie - dite développementaliste, « desarrolismo » en
espagnol - s’était constituée à partir des réflexions, études et
débats organisés par la CEPAL sous l’impulsion de Raul
Prebisch. Cette théorie avait engendré - à partir du milieu des
années 1960 - une contre théorie, celle qui fut qualifié
« d’école de la dépendance », à laquelle se ralliaient
massivement les intellectuels à la fois critiques du
« capitalisme dépendant » proposé à leurs pays et de la
dogmatique des partis communistes orthodoxes (c’est à dire
inscrits dans le soviétisme officiel) du continent. C’est ainsi
qu’est né le CLACSO d’Amérique latine. La tradition de
migrations - forcées par l’exil politique - des universitaires
latino américains, voyageant d’une université à l’autre -
opération facilitée par l’usage commun de l’espagnol et, pour
les Brésiliens, par leur accès facile à cette langue - facilitait la
réalisation du projet. J’avais pensé qu’une institution de la
même famille pouvait être créée en Afrique, avec entre autre
l’objectif de briser les oppositions stupides entre
« francophones » et « anglophones », Afrique du Nord et
Afrique au sud du Sahara, Afrique de l’Ouest, du Centre,
Afrique australe et orientale etc. L’idée du CODESRIA est née
de ces circonstances. La situation en Asie était différente.
D’abord quelques-uns des pays de ce continent sont si
gigantesques par eux-mêmes - au moins la Chine et l’Inde -
que le problème se pose nécessairement dans des termes
différents. Ensuite parce que la tradition politique et culturelle
était ici plus fortement différenciée qu’ailleurs. Il y avait la
Chine communiste pour laquelle le débat sur les questions de
ce genre se situait dans l’espace du marxisme et de rien
d’autre. L’Inde constituait le centre fort du MNA, nourrissait
son propre projet sociétaire que je qualifie de national
bourgeois teinté de populisme, critiqué exclusivement par les
marxistes des trois courants qui s’affronteront dans les conflits
violents entre l’ancêtre (le Parti Communiste Indien), le Parti
Communiste Marxiste et le Parti Communiste Marxiste-
léniniste. Les pays de l’Asie du Sud Est d’une part, ceux de
l’Asie occidentale d’autre part, se sentaient étrangers à ces
axes lourds chinois et indien. Mais là l’autocratie violente des
Etats a rendu impossible jusqu’à ce jour la création
d’institutions régionales indépendantes, à l’instar du CLACSO
d’Amérique latine et du CODESRIA africain.
L’analyse de cette situation me convainquait qu’il y avait une
lacune grave dans le système que l’idée d’un Forum du Tiers
Monde pourrait combler. Les grandes conférences afro-latino
américaine et afro-asiatique que l’IDEP organisait à l’époque
amorçaient la construction du Forum. Vision « nationaliste du
tiers monde » (je ne dis pas tiers-mondiste) dans un premier
temps. Oui, je l’admets. Il s’agissait d’abord de donner aux
penseurs critiques du tiers monde le moyen de commencer à
corriger le déséquilibre fondamental qui pèse lourdement dans
toutes les instances internationales. Le monde est toujours vu
du Nord. Il fallait lui opposer donc une vision du monde
construite à partir d’une autre perspective. Il s’agissait aussi
d’affirmer le pluralisme de la critique de
« l’eurocentrisme »dominant (un « eurocentrisme » d’ailleurs
aujourd’hui centré plus sur la jeune Amérique du Nord que sur
la vieille Europe). D’y admettre certes les courants marxistes,
mais également d’autres. Et surtout d’éviter de tomber
prisonnier d’une orthodoxie quelconque. Ne pas devenir une
école parmi d’autres mais un lieu de débats critiques.
J’imaginais donc la constitution d’un petit groupe de réflexion
sur ces problèmes, se donnant clairement la mission de
proposer la création d’un Forum du Tiers Monde, d’en définir
les objectifs et le modus operandi. Il fallait que ce groupe fût
suffisamment restreint pour être rapidement opérationnel dans
un premier temps, suffisamment ouvert pour ne pas tomber
dans un des nombreux pièges que l’entreprise rencontrerait sur
sa route. Je consultais beaucoup quelques amis dont je sentais
qu’ils partageraient l’idée et seraient disposés à s’y investir.
Finalement les circonstances autant ou plus même que les
choix raisonnés ont conduit à la constitution de ce premier
groupe informel. Embarras du choix en ce qui concerne
l’Amérique latine: tous les ténors du courant dit
« dependentista » pouvaient trouver leur place dans le groupe.
C’est finalement Celso Furtado - doyen d’âge - Fernando
Henrique Cardoso, Enrique Oteiza (qui apportait son
expérience à la direction du CLACSO), Pablo Gonzales
Casanova qui ont été les plus actifs dans ces échanges de vues
préliminaires. Pour l’Afrique nous avions l’équipe de l’IDEP,
au sein de laquelle on pouvait poursuivre la discussion
quotidiennement et sans frais, qu’on renforçait par les apports
de Claude Aké (Nigeria), de Justinian Rweyemamu
(Tanzanie), d’Ismaïl Abdallah (Egypte) et du groupe des
Algériens concentrés au CREA. Pour l’Asie on avait pris des
contacts avec des Indiens qui avaient manifesté leur intérêt
pour l’entreprise ( Paresh Chattopadhay, Amiya Bagchi,
Ramkrishna Mukerjee), des Thaïlandais actifs non seulement
dans leur pays, mais également en Asie du Sud-est (Kien
Theeravit et Suthy Prasartset), le Sri Lankais Ponna
Wignaraja, un Chinois bien connu de Beijing mais résident
alors au Canada (Paul Lin), et - plus tard - le Philippin George
Aseniero, alors encore jeune.
Nous pensions utile de renforcer cette équipe de démarrage par
la consultation de personnalités du Tiers Monde occupant des
positions importantes dans le système des Nations Unies, mais
évidemment à condition qu’elles aient exprimé et défendu des
positions dignes dans ce système. Choix heureux ou
malheureux, l’histoire ultérieure a tranché. Toujours est-il que,
à mon avis, Enrique Iglesias, qui avait succédé à Raul Prebisch
à la direction de la CEPAL, le Chilien Juan Somavia, le Sri
Lankais Gamani Corea qui dirigeait l’importante CNUCED,
ont été positifs et actifs dans l’entreprise. Le choix du
Pakistanais Mabbub Ul Haq, devenu par la suite ministre dans
son pays puis passé au service de la Banque Mondiale était
certainement une erreur. Toujours est-il que c’est lui qui a
permis la tenue du congrès constitutif du Forum, réuni à
Karachi et financé par la National Bank of Pakistan. Mahbub
ul Haq n’a pas jugé utile de poursuivre une activité visible
quelconque au Forum : sa tentative « d’entrisme » avait
échoué.
En avril 1973, le gouvernement Allende du Chili nous invitait
à nous réunir à Santiago. Je retiens cette date comme l’acte de
naissance du Forum, même si ce n’est qu’à Karachi dix huit
mois plus tard que les documents officiels constitutifs de
l’association ont été adoptés. En effet à Santiago une série de
décisions de principe ont été prises qui ont défini l’évolution
ultérieure du Forum. Des principes que personnellement je
considère avoir été les bons choix.
Premièrement que le Forum n’était pas un club de
«fonctionnaires du développement » opérant soit aux niveaux
nationaux (technocrates du Plan et autres), soit au niveau
international dans les institutions de l’ONU. Pas question sur
ce plan d’imiter la SID - friande de personnalités de pouvoir -
en créant une SID du Sud. Le Forum devait rassembler des
« penseurs » c’est à dire des intellectuels organiques. Le terme
peut sonner un peu ronflant, voire prétentieux. Mais il
s’agissait de dire que tous les universitaires n’y trouveraient
pas automatiquement leur place. Le Forum ne ferait pas
double emploi avec les associations académiques, style
association internationale (ou africaine, ou arabe, ou indienne
etc.) des économistes (universitaires), ou des sociologues, ou
des historiens. Avec tout le respect que l’on doit à ce type
d’associations, nous voulions faire autre chose, qui sorte des
exigences, conventions et limites des mondes académiques.
Deuxièmement que les «penseurs » en question, s’ils le sont,
ne peuvent être définis en termes de disciplines scientifiques
(économistes ou sociologues ou politologues); ils sont toujours
« transdisciplinaires ». Ils peuvent être universitaires,
fonctionnaires, responsables d’organisations politiques et
sociales; mais ces fonctions, souvent d’ailleurs
conjoncturelles, ne définissent pas un « droit » à être membre
du Forum. Si le Forum mérite son nom, c’est à dire s’il devient
lieu de débats (et non de recherches académiques) ses
participants doivent avoir la dimension voulue pour les animer.
Troisièmement que ces « penseurs » sont critiques c’est à dire
des « intellectuels organiques ». Et sur ce point, après de longs
échanges de vues, on convenait de préciser la plateforme qui
définit cette qualification. On avait retenu pour cette
plateforme deux dimensions. L’un de ces axes de la critique
procédait de l’idée que le système mondial n’est pas par lui
même favorable au développement. Autrement dit que le
développement n’est pas synonyme d’inscription dans
l’expansion naturelle du système, mu par sa seule logique
propre. Je traduis cette phrase dans mon langage: le
développement n’est pas synonyme d’expansion capitaliste. Il
implique donc le conflit avec la logique unilatérale qui
commande cette expansion. Mais rien n’était défini au delà de
cette position critique générale: l’appréciation de l’efficacité
des moyens à mettre en oeuvre pour transformer le système
était laissée au jugement de chacun, elle était l’objet des débats
du Forum. L’autre axe de la critique concernait l’objectif
fondamental du développement, qui est de répondre aux
problèmes de l’ensemble de la population et non d’une
minorité. Autrement dit le développement n’a de sens que s’il
est populaire (au bénéfice du peuple). On ne suppose pas que
ce type de développement puisse être le produit naturel et
spontané d’une logique quelconque qui n’en ferait pas son axe
propre, par exemple que le développement puisse être le
produit des effets de retombée (« trickle down ») de la
compétitivité et de la rentabilité. Mais ici aussi rien n’était
imposé au delà de cette position de principe critique:
l’alternative, qui place la finalité populaire du développement
au cœur de la question du choix des critères de l’action, est ou
n’est pas le socialisme, selon telle ou telle définition de ce
système et en conformité avec telle ou telle théorie de
l’évolution sociale. Ces questions sont précisément objets des
débats.
A Santiago un certain nombre de propositions
organisationnelles furent également adoptées. L’une était de
confier à quelques-uns d’entre nous la responsabilité d’animer
des bureaux régionaux. J’avais moi- même celle du bureau
africain, logé à Dakar à l’IDEP dont j’étais le directeur. Javier
Alejo et Juan Somavia étaient chargés d’animer le bureau
d’Amérique latine, logé à l’ILET à Mexico, et Godfrey
Gunatileke était responsable du bureau pour l’Asie, abrité à
Colombo par le Marga Institute. Il nous était demandé
également de dresser une liste des membres potentiels du
Forum pour la région dont on était responsable, qui répondent
évidemment aux critères définis plus haut; de proposer des
projets d’activités du Forum; et enfin d’explorer les moyens de
leur financement. On me chargeait également de coordonner
les activités des trois bureaux, dans la perspective de la tenue
d’un congrès qui pourrait réunir sinon tous les membres de
l’association, tout au moins suffisamment d’entre eux pour
être représentatifs de leur ensemble. En une année environ
cinq cents personnalités furent contactées et retenues. Plus
d’une centaine d’entre elles purent être invitées à Karachi en
1975.
A Santiago une exception et une seule avait été faite au
principe limitant la participation au Forum aux nationaux du
tiers monde. L’ami suisse Marc Nerfin avait été consulté.
D’abord parce qu’il avait démontré par son action sa pleine
solidarité avec les causes du tiers monde. Mais fort
heureusement il n’était pas le seul dans ce cas; les militants
dévoués et compétents des justes causes du tiers monde se
comptent par milliers en Europe, en Amérique du Nord et au
Japon. Nerfin mettait à la disposition du Forum une
infrastructure de communications d’une grande utilité pour le
démarrage. Au demeurant Nerfin a eu la délicatesse de ne pas
se considérer comme membre du Forum, mais seulement
comme l’un de ses amis et soutiens dans les pays du Nord. Il
est un ami qui m’a toujours été très cher; nous lui devons tous
beaucoup.
Peu de temps après notre initiative de Santiago, la nouvelle
nous parvenait d’Alger de l’intention d’un groupe de réflexion
basé au CREA de créer une « Association des économistes du
tiers monde ». Les responsables du Forum naissant et moi-
même personnellement étions heureux de cette initiative qui
pourrait renforcer l’idée commune, celle d’encourager le débat
critique sur le développement. Une première assemblée des
fondateurs de cette association s’est réunie à Alger en 1979, à
l’invitation d’Abdellatif Benachenhou, directeur du CREA.
J’ai participé à cette assemblée intéressante, dont les débats
convergeaient avec ceux que le Forum souhaitait voir
développer. Le congrès constitutif de l’Association s’est tenu
un peu plus tard à la Havane. Ce que je regrette
personnellement - et je n’ai pas manqué de le dire à l’époque
aux responsables de l’association - c’est que celle-ci ait donné
trop de poids dans le choix de ses responsables à des
représentants officieux d’Etats: un ministre cubain choisi pour
la présider par exemple. Le souci de trouver vite des moyens
financiers importants (que l’association pouvait espérer, par
exemple, du gouvernement algérien) a également pesé trop
lourd dans le choix des responsables. A mon avis ces options
portaient ombrage à la crédibilité de l’association plutôt
qu’elles ne la servaient. L’histoire m’a hélas donné raison.
L’association a cessé d’exister le jour où, pour une raison ou
une autre, l’Etat algérien s’en est désintéressé.
Le Congrès de Karachi en décembre 1974 marquait la
naissance officielle du Forum. Sur le fond, c’est à dire la
définition du rôle et des fonctions, les congressistes adoptaient
les principes définis à Santiago. Cela n’est pas surprenant
puisque les membres du Forum provisoire avaient été
identifiés et retenus sur la base de ces principes. Chose
naturelle également: si l’on veut faire quelque chose, on a le
droit d’en définir les moyens et la stratégie. A ceux qui
éventuellement n’en sont pas heureux de faire autre chose. La
démocratie c’est le droit ouvert à tous d’agir de cette manière.
L’intérêt du congrès de Karachi n’était pas de répéter ce qui
avait été fait à Santiago, au plan de la définition des principes,
mais justement de les mettre en oeuvre, ou de commencer à le
faire. La qualité des participants le permettait, l’exigeait
même. Les débats furent donc pour l’essentiel centrés sur les
questions fondamentales: quels sont les défis auxquels les
peuples du tiers monde sont confrontés ? Où sont le général et
le particulier dans ces défis ? Comment les intellectuels
critiques des différentes régions, des différentes sensibilités
culturelles, politiques, des différentes écoles de pensée,
définissent ces défis ? Quels sont les alternatives proposées et
comment sont- elles argumentées ? C’était, pour le Forum, un
très bon début, prometteur.
Simultanément, bien entendu le congrès adoptait des statuts
généraux pour le Forum. Ceux-ci invitaient les bureaux
régionaux à organiser des assemblées régionales du Forum,
lesquelles préciseraient les modalités de mise en oeuvre de
leur action. C’est dans ce cadre que, lorsque je quittais 1’IDEP
qui avait abrité le Forum pour l’Afrique de 1975 à 1980, nous
ne tardions pas à organiser une Assemblée africaine du Forum
qui adoptait ses règlements régionaux, en conformité avec les
statuts de l’organisation. C’était à Dakar en décembre 1980.
Le bureau africain avait été logé à l’IDEP comme je l’ai dit
jusqu’en 1980, puis transféré dans les bâtiments du
CODESRIA en juin de la même année. Il dispose de ses
bureaux propres à Dakar depuis 1983. Des collègues de
l’IDEP m’y ont rejoint : Amoa, qui a pris sa retraite quelques
années plus tard, Lamine Gakou, rentré à Bamako par la suite,
et Bernard Founou. Nous assumons ensemble, Bernard et moi,
la direction conjointe du bureau, sur un pied d’égalité. Je
continue d’autre part à assurer les tâches de la coordination
entre les différentes régions du Forum.
L’expansion des activités
La création du Forum du Tiers Monde a été, je crois, un succès
non négligeable. Le seul fait que l’institution ait survécu - plus
de vingt ans à la date où j’écris - en est le témoignage. Car le
cimetière des institutions mort nées ou n’ayant guère survécu
aux premières années de leur existence compte certainement
des dizaines sinon des centaines d’initiatives de la même
famille qui n’ont pas résisté aux bourrasques des changements
du temps.
Le succès est largement dû d’abord à Olof Palme, je dois le
dire sans hésitation. Au début des années 1970 j’avais fait la
connaissance de Rolf Gustavsson, à l’époque jeune chercheur
en histoire économique et sociale à l’Université de Lund. Rolf,
qui était un maoïste conséquent, m’avait invité en Suède pour
faire des conférences dans les principales universités de son
pays. I1 avait traduit en suédois mon « Accumulation à
l’échelle mondiale ». Venu également à Dakar en qualité de
journaliste il s’était courageusement rendu en Guinée Bissau,
pour faire un reportage sur la guerre de libération. Nous nous
étions liés d’une solide amitié qui a résisté au temps, en dépit
de l’évolution politique de Rolf, devenu le directeur de la
télévision suédoise puis son correspondant auprès de la CEE à
Bruxelles, gagné à des positions fort modérées. En 1975 les
universitaires suédois, dans un moment où le vent de gauche
l’emportait, avaient pris l’initiative de créer une fondation dont
l’objet était de soutenir la recherche critique indépendante
dans le tiers monde. Les statuts de la SAREC - tel est le nom
de l’institution - avaient été conçus dans un esprit
démocratique sans pareil, typiquement suédois. Bien que
financée par des fonds publics, la SAREC n’était pas l’agent
d’exécution de la politique de l’Etat, mais un organisme
réellement indépendant. Car l’Etat suédois ayant précisément
choisi pour ligne politique dans ce domaine le soutien à la
pensée critique dans le tiers monde, en tirait courageusement
les conséquences. Ce qui est rarement le cas.
Rolf m’avait donc introduit auprès des responsables de la
SAREC et, de fil en aiguille, j’eu l’occasion de rencontrer
Olof Palme pour lui soumettre directement le projet du Forum
- en 1976 je crois - en développant à peu près, pour autant que
je m’en souvienne, les arguments que j’ai repris plus haut dans
ces mémoires. L’idée le convainquit sur le champ. Palme était
de ces hommes politiques qui savent écouter et, s’étant fait une
opinion, en tirent réellement les conséquences pour l’action. I1
avait par ailleurs une grande vision des affaires mondiales, fort
critique du capitalisme réellement existant et de
l’hégémonisme américano-atlantiste. Les positions que la
Suède avait prises pendant la guerre du Viet Nam en
témoignaient, et la décision de soutenir les luttes de libération
dans les colonies portugaises et en Afrique du Sud tranchait
avec l’hypocrisie des diplomaties de tous les autres pays
occidentaux, qui préféraient en fait les fascistes portugais et
les oppresseurs de l’apartheid. La Suède conquérait de ce fait
une position sur l’échiquier mondial - aux côtés des forces
démocratiques et progressistes -sans commune mesure avec le
poids de ce pays de taille modeste.
Palme me demandait donc d’emblée, au terme de notre
discussion. De combien avez-vous besoin? Je lui expliquais
que nous ne voulions pas succomber à la tentation de
« démarrer riches »; une tentation souvent fatale par les
facilités qu’elle offre. Qu’il nous faudrait quelque chose
comme dollars par an pendant quelques années, au terme
desquelles nous devrions être capables de prouver la viabilité
du projet et trouver des moyens plus diversifiés pour son
soutien financier. Palme me dit: je double la somme et vous
garantis cinq ou même dix ans, si les électeurs nous suivent
pendant ce temps. Ce qui fut le cas - la social démocratie
suédoise gagnant régulièrement les élections, tenues tous les
trois ans dans ce pays. Et jusqu’à la fin des années 1980 la
SAREC a poursuivi sa mission sans la moindre hésitation. Les
choses ont évolué par la suite le vent de droite - quasi néo-
libéral - finissant par l’emporter, tandis que le rapprochement
puis l’adhésion du pays à l’Union Européenne agissaient pour
diluer les positions courageuses et exceptionnelles prises par
Stockholm dans les décennies précédentes.
Toujours est-il que le soutien généreux de la SAREC entre
1978 et 1992 a bien été de l’ordre de plus de deux millions de
dollars, affectés à titre principal aux programmes africains du
Forum, mais permettant également la poursuite des activités de
coordination générale dont je suis responsable. Cela nous
donnait suffisamment de marge pour avoir le temps de
chercher d’autres soutiens que le Forum est effectivement
parvenu à obtenir, principalement de diverses institutions de la
Norvège, de la Finlande, des Pays Bas, du Canada, de l’Italie,
de l’Union Européenne et de l’Université des Nations Unies.
Par ailleurs le bureau africain du Forum du Tiers Monde
s’associait, dans certains de ses programmes, à différentes
institutions des Nations Unies. Ce fut d’abord l’UNITAR qui
avait géré le fonds SAREC affecté au Forum de 1978 à 1980,
alors que le Forum était logé à l’IDEP, dont j’étais le directeur.
Philippe de Seynes avait pris une retraite active dans cette
institution, dont le directeur à l’époque était un gentleman
Sierra Leonais Davidson Nichol. Cet arrangement qui
permettait que la gestion du budget du Forum soit assuré par
les Nations Unies via l’UNITAR a fonctionné jusqu’en 1987.
Nichol parti, Michel Doo Kingue ayant été nommé à sa place
directeur de l’UNITAR s’est empressé de tenter d’imposer ses
vues de bureaucrate navigant dans le sillage de ses patrons
américains - ce que le Forum ne pouvait évidemment pas
accepter. La gestion de l’arrangement fut alors transférée à
l’UNRISD, dont les directeurs furent successivement
l’Argentin Enrique Oteiza puis le Kenyan Dharam Ghai, deux
intellectuels du tiers monde de valeur et de grande probité
intellectuelle et politique, amis de surcroît et eux-mêmes
membres du Forum. En vertu de cet arrangement certains des
programmes africains du Forum étaient d’un commun accord
intégrés dans les programmes de l’UNITAR puis de
l’UNRISD, sans que ces organismes n’aient à en assumer le
financement. C’était donc tout à leur avantage. En contrepartie
les organismes en question géraient une partie des fonds du
Forum, conformément aux règles des Nations Unies (et
moyennant une rémunération de 14 %, au titre de ces fameux
« overheads »). Bien entendu l’ensemble du budget et de son
exécution, dont je restais responsable, est soumis à un audit
annuel, conformément aux exigences de nos statuts et aux
règles de bonne gestion. L’arrangement avec l’UNRISD a pris
fin lorsque moi-même et Bernard Founou atteignions l’âge de
la retraite et décidions d’un commun accord de poursuivre nos
activités au sein du Forum.
En ma qualité de directeur de l’IDEP j’avais participé, une
année après l’autre, à une réunion annuelle des directeurs des
instituts de recherche et de formation de la famille des Nations
Unies. A l’ordre du jour il y avait immanquablement un point
concernant la création d’une Université des Nations Unies.
Une réunion où, d’une année sur l’autre, les mêmes
propositions contradictoires étaient reprises par ceux qui
souhaitaient intégrer les instituts qu’ils dirigeaient dans la
nouvelle UNU, et ceux qui voulaient faire du neuf, laissant les
instituts en exercice comme ils étaient, hors du projet.
Finalement l’UNU a été créée, domiciliée à Tokyo, comme on
le sait, selon une formule qui a fait de l’institution plutôt une
sorte de fondation appelée à financer les programmes mis en
oeuvre par d’autres qu’une véritable université sui generis. Ni
les recteurs successifs de l’UNU, ni son Conseil ne m’ont
véritablement impressionné. Et l’institution ne fut sauvée de la
médiocrité - un temps - que grâce aux efforts de son vice-
recteur japonais, Kinhide Mushakoji. Intelligent, actif à
l’extrême, esprit fin et ouvert, critique, Mushakoji réalisait 90
% des programmes effectifs de l’UNU avec 10 % de son
budget, le reste étant perdu en purs gaspillages. Mushakoji
avait, entre autre, choisi le Forum comme partenaire principal
pour l’exécution d’un programme de débats de fond
concernant les perspectives des régions du tiers monde dans le
système mondial. Entre 1980 et 1985 ce programme a
constitué l’un des axes importants des activités du Forum,
prolongés partiellement jusqu’en 1988, date à partir de
laquelle Mushakoji fut contraint de quitter l’UNU: il donnait le
mauvais exemple par l’efficacité de son travail ! Mushakoji est
évidemment devenu et resté un ami personnel cher.
Si les contributions des pays scandinaves et nordiques citées
plus haut étaient dans l’ensemble affectées aux programmes du
Forum concernant l’Afrique subsaharienne, celle de l’Italie a
permis l’expansion des activités dans le monde arabe. Le
grand colloque Euro-arabe, tenu à Naples en 1983, dans le
magnifique Castel del’Uovo réunissant une centaine de
participants des pays du Sud de la Méditerranée, demeure la
date marquante du développement de ce programme. Giuseppe
Santoro, qui était alors directeur général de la coopération
italienne à Rome, avait été la personne clé qui avait mis au
point, avec moi, ce programme. Une initiative lucide et
courageuse que malheureusement aucun autre homme
politique des pays européens qu’on aurait pu en principe croire
intéressés à vouloir connaître les points de vue des
intellectuels arabes critiques (le France et l’Espagne en
particulier) n’a cru devoir poursuivre !
Toujours est-il que, dans la seconde moitié des années 1980, le
Forum atteignait ce qu’on peut appeler son rythme de
croisière. Le nombre de ses membres se fixait autour du
millier, dont une bonne moitié réellement fort actifs dans un
programme ou un autre. Le Forum a organisé au cours des
quinze dernières années plus de 150 groupes de travail,
collecté près de 2.500 communications, publiées dans les
ouvrages de sa collection et dans de nombreuses revues. La
publication d’ouvrages concernant l’Afrique et le Moyen
Orient atteignait le chiffre de sept ou huit livres par an, publiés
en français, en anglais ou en arabe. Le 80e ouvrage de la
collection africaine du Forum - qui concerne l’Afrique du Sud
- est paru en 1998. Compte tenu de volume des activités, celui
des finances du Forum est extraordinairement modeste en
comparaison de ce qu’il est pour des activités similaires
d’autres institutions. Cette modestie est recherché pour elle-
même: il s’agit de prouver que la conduite de ces débats, si
importants puisqu’ils portent sur les problèmes majeurs de
notre époque, n’exige pas nécessairement des moyens
financiers gigantesques. Les membres du Forum sont des
intellectuels de qualité intéressés par l’importance et la qualité
des débats auxquels ils participent, non par les rémunérations
qu’ils peuvent en tirer.
Le choix de Dakar comme siège du Forum a certainement été
heureux. J’avais proposé ce choix au Président Senghor
quelques mois avant de quitter l’IDEP. Il m’avait encouragé et
garanti le soutien de son administration. Laquelle n’a jamais
cessé de témoigner à notre égard d’une amitié efficace et
sincère, sans jamais non plus exercer sur le Forum la moindre
pression d’une quelconque nature. Je dois donc ici apporter ce
témoignage, tout à l’honneur du gouvernement du Sénégal et
de tous ses responsables. Je ne connais pas beaucoup de pays,
en Afrique et ailleurs dans le tiers monde, qui respectent autant
la liberté intellectuelle et s’enorgueillissent même de
l’importance des débats qu’elle permet de produire.
Le Forum a souvent été un pionnier par les orientations de ses
travaux. Il a développé une formule originale, qui se sépare de
celle de la tradition conventionnelle des « symposia » dans
lesquels les participants présentent des « papiers » de statuts
divers. Considérant que cette formule coûteuse n’était pas la
manière la plus efficace d’organiser le débat, le Forum en est
venu progressivement à organiser des groupes de travail
restreints, autour d’un coordinateur (consacrant 30 à 50 % de
son temps de travail durant un an) et 4 à 6 participants
(consacrant 10 à 20 % de leur temps). Le « dossier » établi par
le groupe, concernant un thème d’étude déterminé, implique
qu’au-delà des opinions personnelles de ses membres le point
soit fait sur la question étudiée. Les dossiers sont généralement
des documents volumineux (200 pages ou plus), soumis à la
critique de 20 à 30 personnes choisies pour leur compétence,
la diversité de leurs vues et la préoccupation d’en tirer des
conclusions pour l’action.
Les programmes développés par le Forum au cours des quinze
dernières années ont porté pour l’essentiel sur l’analyse
critique des conceptions et pratiques dites du développement.
Le Forum a fait ici l’option méthodologique de considérer
chaque région comme l’une des régions d’un système mondial
intégré. Autrement dit on fait 1’option méthodologique que
l’unité d’analyse principale est toujours, en dernière instance,
le système mondial plutôt que l’une de ses composantes
géographiques, pays ou région. Cela ne signifie pas que les
spécificités concrètes propres à chaque société (pays ou
région) et à chaque moment de l’évolution doivent être
ignorées, mais seulement que ces spécificités ne prennent tout
leur sens véritable que par leur rapport au système global.
Cette option, qui peut paraître s’imposer aujourd’hui, alors que
la rhétorique du « marché mondial contrainte incontournable»
domine le discours, était en fait une attitude de pionnier
souvent mal comprise et rejetée il y a une quinzaine d’années,
lorsque les équipes du Forum ont démarré leurs réflexions.
L’option implique que l’analyse des évolutions propres aux
pays d’une région soit d’emblée située dans celle concernant
l’ensemble du « tiers monde », lui-même partie constituante
du système mondial. Les différenciations au sein du tiers
monde (la « quart mondialisation » des uns, I’émergence des
nouveaux pays industrialisés, la cristallisation de rapports
Nord-Sud régionalisés, etc. ) ont été d’emblée situées dans la
dynamique du système global. Cette option implique
également qu’une attention particulière soit portée sur
l’évolution du système mondial lui-même, sur l’émergence de
caractéristiques qualitativement nouvelles, sur les formes
nouvelles de la polarisation (les monopoles technologiques
associés à la révolution technologique en cours, la
mondialisation du capital financier, l’intensification des
communications et des médias, le contrôle des armements de
destruction massive ect; ), sur les formes nouvelles du
« mouvement social », sur l’évolution des débats idéologiques
(réémergence des dimensions culturelles et religieuses, etc. ).
Autrement dit, il s’agit d’étudier « le monde vu du Sud » plus
que le « Sud dans le monde ». Ici encore le Forum avait adopté
une attitude de pionnier dont l’accélération des changements
qui marquent la fin de l’après seconde guerre mondiale (1945-
1990) est venue confirmer les intuitions.
Si les années soixante avaient été marquées par un grand
espoir de voir s’amorcer un processus irréversible de
développement à travers l’ensemble de ce que l’on appelait le
Tiers Monde, et singulièrement l’Afrique, notre époque est
celle de la désillusion. Le développement est en panne, sa
théorie en crise et son idéologie l’objet de doute. Le Forum
part du constat que la discussion des différentes options
possibles dans le cadre limité des schémas macro-
économiques ne donne plus que des résultats banals, connus
d’avance, et qu’il faut donc s’élever plus haut et intégrer dans
l’analyse toutes les dimensions du problème, économiques,
politiques, sociales et culturelles; et simultanément, les
replacer à la fois dans leur cadre local et dans leur interaction à
l’échelle mondiale. Ce faisant, le Forum contribue à la remise
en question du monopole du Nord sur la réflexion théorique
concernant la mondialisation et ses impacts contrastés sur ses
composantes géographiques.
Dans sa contribution au débat sur les perspectives de
développement à l’échelle à la fois des différentes régions du
Tiers Monde et de l’évolution du système mondial, le Forum
met l’accent sur les moyen et long termes trop négligés par
comparaison aux préoccupations du court terme, sur lesquelles
l’attention des pouvoirs est fixée. Le Forum part de la
constations que les politiques dites d’ajustement structurel à
court terme, imposées par les institutions du système mondial,
conduisent, au mieux, à un équilibre régressif, et souvent
aggravent les problèmes du sous-développement, notamment
dans leur dimension sociale; qu’en définitive ces politiques
canalisent les évolutions à long terme dans une direction
donnée en réduisant à néant la marge des options diverses
possibles.
Pour surmonter la faillite du développement et la crise de sa
théorie, le Forum soumet à la discussion le projet d’un « autre
développement » envisagé dans la perspective politique d’un
monde polycentrique non réduit aux trois ou cinq « grands »,
se substituant au duopole des deux super-puissances militaires,
offrant une marge de développement réelle à l’Afrique, à
l’Asie et à l’Amérique latine, qui tienne compte de leur
développement économique inégal.
Le Forum du Tiers Monde a connu depuis une expansion
continue en dépit de la modestie de ses ressources. Ce résultat
est d’autant plus remarquable que les difficultés propres à la
période sont bien connues. Beaucoup de donateurs ont été
amenés, pour faire face à la crise financière, à réduire
drastiquement leurs contributions, en sacrifiant généralement
en premier lieu tout ce qui ne leur paraissait pas déboucher
directement sur des « actions concrètes ». Ce choix
malheureux a renforcé la priorité donnée aux modes
passagères et aux vues à court terme. Certains ont carrément
renoncé à soutenir tout effort de pensée critique. Néanmoins
cette atmosphère est peut- être en voie d’être dépassée, ne
serait-ce que parce que les politiques dominantes préconisées
ont produit plus de chaos et d’involutions que de nouveaux
départs. Ré ouvrir ces débats fondamentaux est parfois donc
déjà ressenti comme une urgence, tandis que l’accent sur les
actions « immédiatement utiles » (auxquelles beaucoup
d’ONG ont été associées) perd peut-être du terrain.
Les activités du Forum en Afrique et au Moyen Orient sont
passées par des phases successives dont on peut suivre
l’évolution dans les 15 numéros du Bulletin (devenu Lettre
d’Information) publiés de 1983 à juillet 1998. Les programmes
majeurs qui ont marqué ces phases ont été les suivants: (i) les
perspectives régionales (FTM-UNU) couvrant l’ensemble du
Tiers Monde (1981- 1985), axées sur le débat autour de la
dialectique construction nationale/transnationalisation; (ii) le
projet Méditerranéen (financé par l’Italie) qui analysait les
rapports entre le monde arabe et les deux Europes de l’Ouest
et de l’Est dans leurs dimensions diverses, géostratégiques
inclues (1983-1989); (iii) le projet « le Tiers Monde et le
Développement Mondial » (FTM-UNU), développé à partir
des Perspectives Régionales, mettant l’accent sur la critique
des paradigmes du développement (1989-1992); (iv) le
programme triennal (1992-1995) « Alternatives pour un
Développement durable, autonome et démocratique en Afrique
et au Moyen Orient »; (v) le programme triennal en cours
(19961998): le système mondial - une perspective du Sud.
La lecture de la production des réseaux du Forum illustre le
développement d’une critique précoce et sévère des politiques
dites de développement, dans leur conceptualisation théorique,
leurs choix stratégiques, les modalités de leur mise en oeuvre
par les appareils institutionnels. Les pratiques des « décennies
du développement » ont été sévèrement jugées, qu’elles se
soient réclamées du « socialisme » ou du « libéralisme ».
L’analyse a montré l’existence de faiblesses communes
souvent masquées par les discours idéologiques: la forte
dépendance financière extérieure, l’échec agricole, l’absence
de révolution industrielle, le caractère non démocratique des
systèmes de pouvoir, la vision sociale courte dite de la
« modernisation » etc. L’analyse proposait donc une
alternative à l’approche dominante, trop souvent réduite au
management à court terme, comme elle proposait une méthode
pluridisciplinaire holistique faisant contraste avec
l’économisme court dominant.
Le programme mobilisait un grand nombre d’intellectuels. La
diversité des outils d’analyse mis en oeuvre comme des
appartenances théoriques et idéologiques était poursuivie
comme un but en soi. Aucune tentative de fondre ces points de
vue différents dans une « théorie » exclusive n’a été tentée:
elle aurait été forcément éclectique et rejetée par tous.
« Intégrer » les points de vue des personnalités fortes que le
Forum rassemble n’aurait pas de sens. Le Forum n’est pas une
« école de pensée », son but est de contraindre les uns et les
autres à répondre sérieusement aux arguments qui leur sont
opposés, en vue d’enrichir le débat.
Par ailleurs le Forum a toujours été présent dans les forums
internationaux majeurs, comme le cinquantième anniversaire
de Bretton Woods (septembre 1994), ouvrant la discussion sur
le développement mondial; ou le Sommet Social de
Copenhague (mars 1995), ouvrant le débat concernant les
dimensions sociales du développement. Le Forum a présenté à
ce sommet - à la requête du secrétariat de l’ONU - le rapport
indépendant principal sur le sujet.
A l’occasion de la rencontre du Caire de mars 1997 un groupe
d’une trentaine de personnalités provenant des cinq continents,
Nord et Sud, a pris l’initiative de la création d’un Forum
Mondial des Alternatives, dont le Forum du Tiers Monde
s’honore d’être un participant actif. Le Forum du Tiers Monde
partage ici avec d’autres la conviction qu’à notre époque le
besoin d’intensifier le débat à l’échelle mondiale en
connectant les différents réseaux qui, à travers le monde,
poursuivent les mêmes objectifs - la construction d’un système
mondial pluricentrique démocratique -s’impose plus que
jamais.
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DEUXIEME PARTIE
PROLOGUE : LES VAGUES SUCCESSIVES DE
L’EVEIL DU SUD
Cette deuxième partie de mes Mémoires propose un compte
rendu détaillé de mes activités depuis 1970 – dans les cadres
successifs de l’IDEP et du FTM – et le prolonge jusqu’à ce
jour de Juin 2014 – dans le cadre FTM/FMA.
La matière d’une bonne partie de ces Mémoires avait été
publiée dans L’Eveil du Sud et couvert la période jusqu’au
début des années 2000. J’ai vécu de l’intérieur l’époque de
Bandoung d’abord en Egypte (1957-1960), puis au Mali
(1960-1963), dans l’exercice de mes fonctions d’alors. J’en ai
donné un compte rendu dans la première partie. Dans
l’exercice de mes fonctions à l’IDEP et au FTM nous étions
encore dans l’époque de Bandoung, déclinante. Le compte
rendu de mes activités pour ces années en est le témoignage.
La période contemporaine de l’histoire que j’ai vécu se partage
elle-même en trois temps distincts : 1°) la période de l’essor
puis de l’essoufflement de Bandoung – 1955 à 1980; 2°) la
période de restauration de l’ordre impérialiste nouveau qualifié
de « mondialisation libérale » – 1980 à 1995; 3°) avec
l’amorce de l’implosion de ce système du
capitalisme/impérialisme, à partir de 1995, l’amorce parallèle
d’un renouveau des combats pour un « autre monde,
meilleur », en particulier dans le nouveau « grand Sud ».
Le sous-titre donné à mes Mémoires – « l’éveil du Sud –
répond à cette vision de l’histoire globale qui est la mienne.
Le XXe siècle a été le siècle de déploiement d’une première
vague de luttes victorieuses qui se sont donné l’objectif de
sortir du capitalisme, et/ou de l’impérialisme. Les victoires de
la libération de la domination impérialiste portaient en elles
potentiellement celle d’aller au-delà du capitalisme, vers le
socialisme.
Cette première vague a épuisé ses capacités de développement
et permis, à partir des années 1980, la restauration d’un nouvel
ordre capitaliste/impérialiste sauvage, pour nous, peuples du
Sud, quasiment synonyme de colonisation de pillage. Mais
l’ordre nouveau, instable par nature, est déjà remis en question
par la montée d’une seconde vague d’éveil du Sud. Le défi est
sérieux plus que jamais : cette seconde vague va-t-elle, comme
la première, n’occuper le devant de la scène que dans les pays
des périphéries du système mondial ? Ou bien va-t-elle
amorcer la transformation concomitante du Sud et du Nord de
la planète mondialisée, par des avancées au- delà du
capitalisme au Nord comme au Sud ?
Cet ouvrage se situe dans la catégorie des Mémoires, c’est-à-
dire qu’il est un compte rendu personnel de mes interventions.
Mais, comme je l’ai fait pour la première partie et comme je le
fais dans les chapitres de cette deuxième partie, il m’est paru
utile d’offrir, dans ce prologue, quelques présentations de
synthèse, sans lesquelles le lecteur aurait du mal à comprendre
les motivations qui ont inspiré mes interventions.
D’abord quatre documents succincts qui précisent ce qu’a été
mon analyse des trois moments successifs de l’histoire
considérée : 1°) Bandoung et la première mondialisation des
luttes; 2°) le capitalisme des monopoles généralisés; 3°)
l’émergence et le lumpen développement. Je les complète par
un bref exposé de ce je comprends par maoïsme, entendu
comme forme (et peut- être étape) du déploiement du
marxisme historique.
Ensuite trois documents qui résument ma vision des défis
majeurs auxquels l’humanité est confrontée : 1°) la question
agraire (centrale pour les peuples des trois continents – Asie,
Afrique et Amérique latine); 2°) la question de la
démocratisation des sociétés; 3°) la question de la dimension
écologique du défi.
Ces trois documents m’éviteront beaucoup de redites. Car ces
questions sont revenues sans cesse dans tous les débats de la
gauche radicale et les arguments que j’ai développés dans mes
interventions ne pouvaient pas les ignorer. Il en a été de même,
également, pour certaines autres questions, comme celle
concernant « l’aide internationale », qui revient d’une manière
lancinante dans tous les débats, en particulier africains. C’est
pourquoi j’ai pensé également utile de rappeler dans les
chapitres de ces mémoires, ce qu’ont été – et sont – mes
arguments sur ces questions.
1. Bandoung et la première mondialisation des luttes
(1955-1980)
Le texte qui suit complète celui écrit dans la première partie
sous le titre de « déploiement et érosion de Bandung ».
Les gouvernements et les peuples de l’Asie et de l’Afrique
proclamaient à Bandoung en 1955 leur volonté de reconstruire
le système mondial sur la base de la reconnaissance des droits
des nations jusque là dominées. Ce « droit au développement »
constituait le fondement de la mondialisation de l’époque,
mise en œuvre dans un cadre multipolaire négocié, imposé à
l’impérialisme contraint, lui, à s’ajuster à ces exigences
nouvelles. Le succès de Bandoung – et non son échec comme
on le dit de plus en plus sans réfléchir – est à l’origine d’un
bond en avant gigantesque des peuples du Sud, dans les
domaines de l’éducation et de la santé, de la construction de
l’Etat moderne, souvent de la réduction des inégalités sociales,
enfin de l’entrée dans l’ère de l’industrialisation. Sans doute
les limites de ces réalisations - en particulier le déficit
démocratique des régimes du populisme national qui ont
« donné aux peuples » mais ne leur ont jamais permis de
s’organiser par eux mêmes – doit-il être pris en considération
sérieuse dans le bilan de l’époque.
Le système de Bandoung s’articulait aux deux autres systèmes
caractéristiques de l’après guerre mondiale, celui du
soviétisme (et du maoïsme) et celui du Welfare State de la
social-démocratie occidentale. Des systèmes en compétition
certes, en conflit même (encore que ceux-ci aient été
parfaitement contenus dans les limites ne permettant pas leur
dérive au delà de conflits armés localisés), mais certainement
également de ce fait complémentaires les uns des autres. Parler
dans ces conditions de la mondialisation des luttes fait sens et,
s’agissant pour la première fois dans l’histoire du capitalisme
de luttes se déployant dans toutes les régions de la planète et à
l’intérieur de toutes les nations qui la constituent, inaugure une
première dans la direction de cette évolution.
La preuve de l’interdépendance qui caractérisait les luttes et
les compromis historiques assurant la stabilisation de la
gestion des sociétés concernées a été apportée a contrario par
les évolutions qui ont fait suite à l’érosion parallèle des
potentiels de développement des trois systèmes.
L’effondrement du soviétisme a entraîné également celle du
modèle de la social-démocratie, dont les avancées sociales –
tout à fait réelles – s’étaient imposées parce qu’elles
constituaient le seul moyen possible capable de faire face au
« défi communiste ». On devrait se souvenir également à cet
endroit de l’écho de la révolution culturelle chinoise dans
l’Europe de 1968.
Les progrès de l’industrialisation amorcés durant l’ère de
Bandoung ne procèdent pas de la logique du déploiement
impérialiste mais ont été imposés par les victoires des peuples
du Sud. Sans doute ces progrès ont-ils nourri l’illusion d’un
« rattrapage » qui paraissait en cours de réalisation, alors qu’en
fait l’impérialisme, contraint lui de s’ajuster aux exigences du
développement des périphéries, se recomposait autour de
nouvelles formes de domination. Le vieux contraste pays
impérialistes/pays dominés qui était synonyme de contraste
pays industrialisés/pays non industrialisés cédait peu à peu la
place à un contraste nouveau fondé sur la centralisation
d’avantages associés aux « cinq monopoles nouveaux des
centres impérialistes » (le contrôle des technologies nouvelles,
des ressources naturelles, des flux financiers, des
communications et des armements de destruction massive).
Les réalisations de la période comme leurs limites invitent à
revenir sur la question centrale de l’avenir de la bourgeoisie et
du capitalisme dans les périphéries du système. Il s’agit là
d’une question permanente pour autant que le déploiement
mondialisé du capitalisme, par ses effets polarisants produits
par sa nature impérialiste, caractérise l’inégalité fondamentale
des potentiels du développement bourgeois et capitaliste au
centre et à la périphérie du système. En d’autres termes la
bourgeoisie des périphéries était-elle nécessairement
contrainte de se soumettre aux exigences de ce développement
inégal ? Est-elle de ce fait de nature nécessairement
compradore ? La voie capitaliste est-elle, dans ces conditions,
nécessairement une impasse ? Ou bien la marge de manœuvre
que la bourgeoisie peut mettre à profit dans certaines
circonstances (qu’il faudra alors préciser) permet-elle un
développement capitaliste national, autonome, capable
d’avancer dans la direction du rattrapage ? Où sont les limites
de ces possibilités ? Dans quelle mesure l’existence de ces
limites impose-t-elle de qualifier l’option capitaliste d’illusion
?
Des réponses doctrinaires et tranchées ont été apportées à ces
questions, se sont succédées et affirmées dans un sens puis
dans son contraire, pour toujours s’adapter expost à des
évolutions jamais prévues correctement ni par les uns (les
forces dominantes) ni par les autres (les classes populaires).
Au lendemain de la seconde guerre mondiale le communisme
de la Troisième Internationale qualifiait toutes les bourgeoisies
du Sud de compradore et le maoïsme proclamait que la seule
voie de libération possible était celle qu’ouvrait une
« révolution socialiste par étapes », dirigée par le prolétariat et
ses alliés (les classes populaires paysannes en particulier), et
surtout par leur porte parole d’avant garde – le parti
communiste. Bandoung allait prouver que le jugement était
hâtif, que sous la direction de la bourgeoisie un bloc
hégémonique national populiste pouvait faire avancer le
développement en question. La page de Bandoung tournée
avec l’offensive néo-libérale du capital des oligopoles du
centre impérialiste (la triade : Etats Unis, Europe, Japon) à
partir de 1980 les bourgeoisies du Sud ont paru à nouveau
s’inscrire dans une perspective de soumission compradorisée
qui s’exprime dans l’ajustement unilatéral imposé (qui est
l’ajustement des périphéries aux exigences du centre, en
quelque sorte l’inverse de l’ajustement des centres que les
périphéries ont imposé durant l’ère de Bandoung). Mais à
peine ce renversement de tendance s’imposait-il qu’à nouveau
dans les pays dits « émergents » - singulièrement en Chine,
mais également dans d’autres pays comme l’Inde ou le Brésil
– une marge se dessinait offrant ses chances à l’avancée
d’options de développement capitaliste national. Analyser le
potentiel de ces avancées, leurs contradictions et limites
demeure au centre des débats sans l’approfondissement
desquels on ne pourra pas penser la construction des stratégies
efficaces de convergence des luttes aux échelles locales et à
celle du monde.
2. Le capitalisme des monopoles généralisés
Le capitalisme contemporain est un capitalisme de monopoles
généralisés. J’entends par là que les monopoles constituent
désormais non plus des îles (fussent-elles importantes) dans un
océan de firmes qui ne le sont pas – et qui, de ce fait, sont
encore relativement autonomes – mais un système intégré et
que, de ce fait, ces monopoles contrôlent désormais
étroitement l’ensemble de tous les systèmes productifs. Les
petites et moyennes entreprises, et même les grandes
entreprises qui ne relèvent pas elles-mêmes de la propriété
formelle des ensembles oligopolistiques concernés – sont
enfermées dans des réseaux de moyens de contrôle mis en
place en amont et en aval par les monopoles. Leur marge
d’autonomie s’est rétrécie de ce fait comme une peau de
chagrin. Ces unités de production sont devenues des sous-
traitants des monopoles. Ce système des monopoles
généralisés est le produit d’une étape nouvelle de la
centralisation du capital dans les pays de la triade (les Etats
Unis, l’Europe occidentale et centrale, le Japon) qui s’est
déployée au cours des années 1980 et 1990.
Simultanément ces monopoles généralisés dominent
l’économie mondiale. La « mondialisation » est le nom qu’ils
ont eux-mêmes donné à l’ensemble des exigences par
lesquelles ils exercent leur contrôle sur les systèmes productifs
des périphéries du capitalisme mondial (le monde entier au-
delà des partenaires de la triade). Il ne s’agit de rien d’autre
que d’une étape nouvelle de l’impérialisme.
Le capitalisme des monopoles généralisés et mondialisés
constitue un système qui assure à ces monopoles la ponction
d’une rente de monopole prélevée sur la masse de la plus value
(transformée en profits) que le capital extrait de l’exploitation
du travail. Dans la mesure où ces monopoles opèrent dans les
périphéries du système mondialisé cette rente de monopole
devient une rente impérialiste. Le procès d’accumulation du
capital – qui définit le capitalisme dans toutes ses formes
historiques successives – est, de ce fait, commandé par la
maximisation de la rente monopolistique/impérialiste.
Ce déplacement du centre de gravité de l’accumulation du
capital est à l’origine de la poursuite continue de la
concentration des revenus et des fortunes, au bénéfice de la
rente des monopoles, largement accaparée par les oligarchies
(« ploutocraties ») qui gouvernent les groupes
oligopolistiques, au détriment des rémunérations du travail et
même des rémunérations du capital non monopolistique.
Ce déséquilibre en croissance continue est lui-même, à son
tour, à l’origine de la financiarisation du système économique.
J’entends par là qu’une fraction croissante du surplus ne peut
plus être investie dans l’élargissement et l’approfondissement
des systèmes productifs et que le « placement financier » de
cet excédent croissant constitue alors la seule alternative
possible pour la poursuite de l’accumulation commandée par
les monopoles. A son tour cette financiarisation, qui accuse la
croissance de l’inégalité dans la répartition des revenus (et des
fortunes), génère le surplus grandissant dont elle se nourrit.
Les « placements financiers » (ou encore les placements de
spéculation financière) poursuivent leur croissance à des
rythmes vertigineux, sans commune mesure avec ceux de la
« croissance du PIB » (elle-même devenue de ce fait largement
fictive) ou ceux de l’investissement dans l’appareil productif.
La croissance vertigineuse des placements financiers exige –
et alimente – entre autre celle de la dette, dans toutes ses
formes, et en particulier celle de la dette souveraine. Lorsque
les gouvernements en place prétendent poursuivre l’objectif de
« réduction de la dette », ils mentent délibérément. Car la
stratégie des monopoles financiarisés a besoin de la croissance
de la dette (qu’ils recherchent et non combattent) – un moyen
financièrement intéressant d’absorber le surplus de rente des
monopoles. Les politiques d’austérité imposées, « pour réduire
la dette » dit-on, ont, au contraire, pour conséquence
(recherchée) d’en augmenter le volume.
La ploutocratie, nouvelle classe dirigeante du capitalisme
sénile
La logique de l’accumulation est celle de la concentration et
de la centralisation croissantes du contrôle du capital. La
propriété formelle peut être disséminée (comme celle des
« propriétaires » de parts de droits à la retraite dans les fonds
de pension), alors que la gestion de cette propriété est
contrôlée par le capital financier.
Nous sommes parvenus à un niveau de centralisation des
pouvoirs de domination du capital tel que les formes
d’existence et d’organisation de la bourgeoisie telles qu’on les
a connues jusqu’ici sont abolies. La bourgeoisie était
constituée de familles bourgeoises stables. D’une génération à
l’autre les héritiers perpétuaient une certaine spécialisation
dans les activités de leurs entreprises. La bourgeoisie
construisait et se construisait dans la longue durée. Cette
stabilité favorisait la confiance dans les « valeurs
bourgeoises », leur rayonnement dans la société toute entière.
Dans une très large mesure, la bourgeoisie, classe dominante,
était acceptée comme telle. Pour les services qu’elle rendait,
elle paraissait mériter son accès aux privilèges de l’aisance ou
de la richesse. Elle paraissait aussi largement nationale,
sensible aux intérêts de la nation, quels qu’aient été les
ambiguïtés et les limites de ce concept manipulé. La nouvelle
classe dirigeante s’écarte brutalement de cette tradition.
Certains qualifient la transformation en question de
déploiement d’un actionnariat actif rétablissant pleinement les
droits de la propriété (voire d’un actionnariat populaire). Cette
qualification laudative et trompeuse qui légitime le
changement, omet de rappeler que l’aspect majeur de la
transformation concerne le degré de concentration du contrôle
du capital et de centralisation du pouvoir qui lui est attaché. La
nouvelle classe dirigeante ne se compte plus que par dizaines
de milliers et non par millions, comme c’était le cas de
l’ancienne bourgeoisie. De surcroît une bonne proportion de
celle-ci est constituée de nouveaux venus qui se sont imposés
plus par le succès de leurs opérations financières (notamment
en bourse) que par leur contribution aux percées
technologiques propres à notre époque. Leur ascension ultra
rapide fait contraste avec celle de leurs prédécesseurs, qui
s’étalait sur de nombreuses décennies.
La centralisation des pouvoirs, encore plus marquée que la
concentration des capitaux, renforce l’interpénétration des
pouvoirs économiques et politiques. L’idéologie
« traditionnelle » du capitalisme plaçait l’accent sur les vertus
de la propriété en général, en particulier de la petite – en fait
moyenne ou moyenne grande- considérée par sa stabilité
comme porteuse de progrès technologique et social. En
contrepoint la nouvelle idéologie encense les « gagnants » et
méprise les « perdants » sans autre considération. Car le
« gagnant » a ici presque toujours raison, même lorsque les
moyens qu’il a mis en œuvre, s’ils ne tombent pas sous le coup
de la loi pénale, frisent l’illégal et en tout cas ignorent les
valeurs morales communes.
Le capitalisme contemporain est devenu par la force de la
logique de l’accumulation, un « capitalisme de connivence ».
Le terme anglais- « crony capitalism » - ne peut plus être
réservé aux seules formes « sous développées et corrompues »
de l’Asie du Sud-est et de l’Amérique latine que les
«économistes » (c’est à dire les croyants sincères et
convaincus des vertus du libéralisme) fustigeaient hier. Il
s’applique désormais aussi bien au capitalisme des Etats Unis
et de l’Europe contemporains. Dans son comportement
courant cette classe dirigeante se rapproche alors de ce qu’on
connaît de celui des « mafias », quand bien même le terme
paraîtrait insultant et extrême.
Le système politique du capitalisme contemporain est
désormais un système ploutocratique. Celui-ci s’accommode
de la poursuite de la pratique de la démocratie représentative,
devenue « démocratie de basse intensité » : vous êtes libre de
voter pour qui vous voulez, cela n’a aucune importance
puisque c’est le marché et non le Parlement qui décide de tout
! Il s’accommode aussi ailleurs de formes de gestion
autocratique du pouvoir ou de farces électorales.
Ces transformations ont modifié le statut des classes moyennes
et leur mode d’intégration dans le système global. Ces classes
sont désormais largement constituées de salariés et non plus de
petits producteurs marchands comme naguère. Cette
transformation prend l’allure de crise des classes moyennes,
marquée par une différenciation croissante : les privilégiés
(hauts salaires) sont devenus les agents directs de la classe
dominante des oligopoles, tandis que les autres sont
paupérisés.
Les affairistes, nouvelle classe dominante dans les
périphéries
Le contraste centres/périphéries n’est pas nouveau; il a
accompagné l’expansion capitaliste mondialisée dès ses
origines, il y a cinq siècles. De ce fait les classes dirigeantes
locales des pays du capitalisme périphérique, qu’il s’agisse de
pays indépendants ou même de colonies, ont toujours été des
classes dirigeantes subalternisées mais néanmoins alliées par
les bénéfices qu’elles tiraient de leur insertion dans le
capitalisme mondialisé.
La diversité de ces classes, en grande partie issues de celles
qui dominaient leurs sociétés avant leur soumission au
capitalisme/impérialisme, est considérable. La reconquête de
l’indépendance a souvent entraîné la substitution à ces classes
subordonnées anciennes (collaboratrices) de nouvelles classes
dirigeantes – bureaucraties, bourgeoisies d’Etat – plus
légitimes aux yeux de leurs peuples (au départ) du fait de leur
association aux mouvements de libération nationale. Mais ici
encore, dans ces périphéries dominées par l’impérialisme
ancien (les formes antérieures à 1950) ou par l’impérialisme
nouveau (celui de la période de Bandoung jusque vers 1980),
les classes dirigeantes locales bénéficiaient d’une stabilité
relative visible. Les bouleversements entraînés par le
capitalisme des oligopoles du centre impérialiste collectif
nouveau (la triade Etats Unis/Europe/Japon) ont véritablement
déraciné les pouvoirs de toutes ces anciennes classes
dirigeantes des périphéries pour leur substituer ceux d’une
nouvelle classe que je qualifierai « d’affairistes ». L’affairiste
en question est un « homme d’affaires », pas un entrepreneur
créatif. Il tient sa richesse de ses relations avec le pouvoir en
place et les maîtres étrangers du système qu’il s’agisse de
représentants des Etats impérialistes (de la CIA en particulier)
ou des oligopoles. Il opère comme un intermédiaire, fort bien
rémunéré, qui bénéficie d’une véritable rente politique dont il
tire l’essentiel de la richesse qu’il accumule. L’affairiste
n’adhère plus à un système de valeurs morales et nationales
quelconque. A l’image caricature de son alter-ego des centres
dominants il ne connaît plus que la « réussite », l’argent, la
convoitise qui se profile derrière un prétendu éloge de
l’individu. Là encore les comportements maffieux, voire
criminels, ne sont jamais éloignés.
La constitution de la classe nouvelle des affairistes est
indissociable du déploiement des formes de lumpen-
développement qui caractérisent largement le Sud
contemporain. Mais l’axe principal du bloc dominant n’est
constitué par cette classe que dans les situations de « non
émergence » du pays concerné. Dans les pays émergents le
boc dominant est autre.
Les classes dominées : un prolétariat généralisé mais
segmenté
Marx a défini le prolétaire d’une manière rigoureuse (l’être
humain contraint de vendre au capital sa force de travail) et
reconnu que les conditions de cette vente (« formelles » ou
« réelles » pour reprendre les termes mêmes de Marx) ont
toujours été diverses. La segmentation du prolétariat n’est pas
chose nouvelle. On comprend alors que la qualification ait été
plus visible pour certains segments de la classe, comme les
ouvriers de la nouvelle machinofacture du 19 ième siècle ou
mieux encore de l’usine fordisée du 20 ième. La concentration
sur les lieux de travail facilitait la solidarité dans les luttes et la
maturation de la conscience politique, alimentant
l’ouvriérisme de certains marxismes historiques.
L’émiettement de la production produite par les stratégies du
capital mettant en œuvre les possibilités offertes par les
technologies modernes sans pour autant perdre le contrôle de
la production sous-traitée ou délocalisée, affaiblit bien entendu
la solidarité et renforce la diversité dans la perception des
intérêts.
Le prolétariat semble donc disparaître au moment même où il
se généralise. Les formes de la petite production autonome, les
millions de petits paysans, d’artisans, de petits commerçants
disparaissent pour laisser la place à des statuts de sous-
traitance, aux grandes surfaces etc. Le statut formel de salarié
devient celui de 90% des travailleurs, tant pour la production
matérielle qu’immatérielle. J’ai tiré les conséquences de la
diversification des rémunérations, qui loin d’être
homothétiques des coûts de formation des qualifications
requises, les amplifie à l’extrême. Il n’empêche que le
sentiment de solidarité est en voie de renaissance. « Nous, les
99% » disent les mouvements d’occupation. Cette double
réalité – l’exploitation de tous par le capital et la diversité des
formes et de la violence de cette exploitation – interpelle la
gauche qui ne peut ignorer les « contradictions au sein du
peuple » sans renoncer à faire converger les objectifs, ce qui
implique à son tour la diversité des formes d’organisation et
d’action du nouveau prolétariat généralisé. L’idéologie du
« mouvement » ignore ces défis. Passer à l’offensive exige la
reconstruction incontournable de centres capables de penser
l’unité des objectifs stratégiques.
L’image du prolétariat généralisé dans les périphéries
émergentes ou pas est différente sur au moins quatre plans : (i)
par la progression de la « classe ouvrière », visible dans les
pays émergents; (ii) par la persistance d’une paysannerie
nombreuse mais néanmoins de plus en plus intégrée dans le
marché capitaliste et de ce fait soumise à l’exploitation du
capital, fut-elle indirecte; (iii) par la croissance vertigineuse
des activités de « survie » produites par le lumpen
développement; (iv) par les postures réactionnaires de couches
importantes des classes moyennes, lorsque celles-ci sont les
bénéficiaires exclusifs de la croissance.
Le défi pour les gauches radicales est ici « d’unir les paysans
et les ouvriers », pour reprendre la manière de s’exprimer de la
Troisième Internationale, d’unir le peuple des travailleurs
(« informel » inclus), l’intelligentsia critique et les classes
moyennes dans un front anti compradore.
Les formes nouvelles de la domination politique
Les transformations de la base économique du système et des
structures de classes qui les accompagnent ont modifié les
conditions d’exercice du pouvoir. La domination politique
s’exprime désormais à travers une « classe politique » de style
nouveau et un clergé médiatique, l’un et l’autre au service
exclusif du capitalisme abstrait des monopoles généralisés.
L’idéologie de « l’individu-roi » et les illusions du
« mouvement » qui pourraient transformer le monde, voire
« changer la vie » !, sans poser la question de la prise du
pouvoir par les travailleurs et les peuples confortent ce mode
d’exercice du nouveau pouvoir du capital.
Dans les périphéries la forme caricaturale extrême est atteinte
lorsque le lumpen développement confie l’exercice du pouvoir
à un Etat et une classe d’affairistes compradores. Par contre,
dans les pays émergents des blocs sociaux d’une autre nature
exercent un pouvoir réel qui tient sa légitimité du succès
économique des politiques mises en œuvre. Les illusions que
l’émergence « dans le capitalisme mondialisé et par des
moyens capitalistes » permettra le rattrapage, les limites de ce
qui serait possible en fait dans ce cadre, les conflits sociaux et
politiques, ouvrent la porte à des évolutions différentes
possibles allant vers le meilleur (en direction du socialisme) ou
le pire (l’échec et la re-compradorisation).
Le capitalisme sénile et la fin de la civilisation bourgeoise
Les caractères des nouvelles classes dominantes décrits ici ne
sont pas de la nature de phénomènes conjoncturels passagers.
Ils correspondent rigoureusement aux exigences de
fonctionnement du capitalisme contemporain.
La civilisation bourgeoise – comme toute civilisation – ne se
réduit pas à la logique de la reproduction de son système
économique. Elle intégrait un volet idéologique et moral :
l’éloge de l’initiative individuelle certes, mais aussi
l’honnêteté et le respect du droit, voire la solidarité avec le
peuple exprimée au moins au niveau national. Ce système de
valeurs assurait une certaine stabilité à la reproduction sociale
dans son ensemble, empreignait le monde des représentants
politiques à son service. Ce système de valeurs est en voie de
disparition. Pour faire place à un système sans valeurs.
L’inculture et la vulgarité caractérisent une majorité croissante
de ce monde des « dominants ». Une évolution dramatique de
cette nature annonce la fin d’une civilisation. Elle reproduit ce
qu’on a déjà vu se manifester dans l’histoire dans les époques
de décadence. Pour toutes ces raisons, je considère que le
capitalisme contemporain des oligopoles doit être désormais
qualifié de sénile, quelles que soient ses succès immédiats
apparents, car il s’agit de succès qui enfoncent dans la voie
d’une nouvelle barbarie. (Je renvoie ici à mon étude,
Révolution ou décadence ? vielle de près de 30 ans).
Le système du capitalisme des monopoles généralisés,
« mondialisés » (impérialistes) et financiarisés implose sous
nos yeux. Ce système, visiblement incapable de surmonter ses
contradictions internes grandissantes, est condamné à
poursuivre sa course folle. La « crise » du système n’est pas
due à autre chose qu’à son propre « succès ». En effet jusqu’à
ce jour la stratégie déployée par les monopoles a toujours
donné les résultats recherchés: les plans « d’austérité », les
plans dits sociaux (en fait antisociaux) de licenciement,
s’imposent toujours, en dépit des résistances et des luttes.
L’initiative demeure toujours, jusqu’à ce jour, dans les mains
des monopoles (« les marchés ») et de leur serviteurs
politiques (les gouvernements qui soumettent leurs décisions
aux exigences dites du « marché »).
L’analyse des luttes et des conflits amorcés et replacés dans la
perspective de la remise en cause de la domination impérialiste
permet à son tour de situer le phénomène nouveau de
« l’émergence » de certains pays du Sud.
Mais cet automne ne coïncide pas avec « un printemps des
peuples » qui implique que les travailleurs et les peuples en
lutte aient pris la mesure exacte des exigences non pas de
« sortir de la crise du capitalisme », mais de « sortir du
capitalisme en crise » (titre d’un de mes ouvrages récents). Ce
n’est pas le cas, ou pas encore. L’écart qui sépare l’automne du
capitalisme du printemps possible des peuples donne au
moment actuel de l’histoire tout son caractère dangereusement
dramatique. La bataille entre les défenseurs de l’ordre
capitaliste et ceux qui, au- delà de leur résistance, peuvent
engager l’humanité sur la longue route au socialisme, conçu
comme un stade supérieur de la civilisation, est à peine
engagée. Toutes les alternatives sont alors possibles, les
meilleures comme les plus barbares.
L’existence même de l’écart exige explication. Le capitalisme
n’est pas seulement un système fondé sur l’exploitation du
travail par le capital; il est également un système fondé sur la
polarisation de son déploiement à l’échelle mondiale.
Capitalisme et impérialisme constituent les deux faces
indissociables de la même réalité, celle du capitalisme
historique. La remise en cause de ce système s’est déployée
durant tout le 20 ième siècle, jusqu’en 1980, dans une longue
vague de luttes victorieuses des travailleurs et des peuples
dominés. Les révolutions conduites sous les étendards du
marxisme et du communisme, les réformes conquises dans la
perspective d’une évolution socialiste graduelle, les victoires
des mouvements de libération nationale des peuples colonisés
et opprimés, ont toutes et ensemble construit des rapports de
force moins défavorables aux travailleurs et aux peuples qu’ils
ne l’avaient été jusque-là. Mais cette vague s’est essoufflée
sans parvenir à créer les conditions de son dépassement par de
nouvelles avancées. Cet essoufflement a permis alors au
capital des monopoles de reprendre l’offensive et de rétablir
son pouvoir absolu et unilatéral, alors que les contours de la
nouvelle vague de remise en cause du système se dessinent
encore à peine. Dans la grisaille du paysage de la nuit qui n’est
pas achevée alors que le jour n’a pas encore percé, se
dessinent des monstres et des fantômes. Car si le projet du
capitalisme des monopoles généralisés est effectivement
monstrueux, les réponses des forces du refus sont encore
largement fantomatiques.
3. Emergence et lumpen développement
Le terme d’émergence fait l’objet d’utilisations par les uns et
les autres dans des contextes différents à l’extrême et le plus
souvent sans que la précaution d’en préciser le sens ait été
prise. L’émergence ne se mesure ni par un taux de croissance
du PIB (ou des exportations) élevé sur une période longue
(plus d’une décennie), ni par le fait que la société concernée
ait atteint un niveau élevé de son PIB per capita, comme le fait
la Banque Mondiale et les économistes conventionnels.
L’émergence implique bien davantage : une croissance
soutenue de la production industrielle dans le pays concerné et
une montée en puissance dans la capacité de ces industries
d’être compétitives à l’échelle mondiale.
Encore faut-il préciser de quelles industries il s’agit et ce
qu’on entend par compétitivité. Il faut exclure de l’examen les
industries extractives (mines et combustibles) qui peuvent à
elles seules, dans des pays bien dotés par la nature de ce point
de vue, produire une croissance accélérée sans entraîner dans
son sillage l’ensemble des activités productives dans le pays
concerné. L’exemple extrême de ces situations « non-
émergentes » est celui des pays du Golfe, ou du Vénézuéla, du
Gabon et d’autres. Il faut également comprendre la
compétitivité des activités productives dans l’économie
considérée comme celle du système productif pris dans son
ensemble et non d’un certain nombre d’unités de production
envisagées par elles mêmes. Par les biais de la délocalisation
ou de la sous traitance, des multinationales opérant dans les
pays du Sud peuvent être à l’origine de la mise en place
d’unités de production locales (filiales des transnationales ou
autonomes) capables en effet d’exporter sur le marché
mondial, ce qui leur vaut la qualification de compétitives dans
le langage de l’économie conventionnelle. La compétitivité
d’un système productif dépend de facteurs économiques et
sociaux divers, entre autre des niveaux généraux d’éducation
et de formation des travailleurs de tous grades comme de
l’efficacité de l’ensemble des institutions qui gèrent la
politique économique nationale (fiscalité, droit des affaires,
droits du travail, crédit, soutiens publics etc.). A son tour le
système productif en question ne se réduit pas aux seules
industries de transformation productives de biens
manufacturés de production et de consommation (mais
l’absence de celles-ci annule l’existence même d’un système
productif digne de ce nom), mais intègre la production
alimentaire et agricole comme les services exigés pour le
fonctionnement normal du système (transports et crédit en
particulier).
Le concept d’émergence implique donc une approche politique
et holistique de la question. Un pays n’est émergent que dans
la mesure où la logique mise en œuvre par le pouvoir s’assigne
l’objectif de construire et de renforcer une économie
autocentrée (fut-elle ouverte sur l’extérieur) et d’affirmer par
là même sa souveraineté économique nationale. Cet objectif
complexe implique alors que l’affirmation de cette
souveraineté concerne tous les aspects de la vie économique.
En particulier elle implique une politique qui permette de
renforcer sa souveraineté alimentaire, comme également sa
souveraineté dans le contrôle de ses ressources naturelles et
l’accès à celles-ci hors de son territoire. Ces objectifs,
multiples et complémentaires, font contraste avec ceux d’un
pouvoir compradore qui se contente d’ajuster le modèle de
croissance mis en œuvre dans le pays concerné aux exigences
du système mondial dominant (« libéral-mondialisé ») et aux
possibilités que celui-ci offre.
La définition de l’émergence proposée jusqu’ici ne dit rien
concernant la perspective dans laquelle s’inscrit la stratégie
politique de l’Etat et de la société concernés : capitalisme, ou
socialisme ? Néanmoins cette question ne peut être évacuée du
débat, car le choix de cette perspective par les classes
dirigeantes produit des effets majeurs positifs ou négatifs du
point de vue du succès même de l’émergence. Le rapport entre
les politiques d’émergence d’une part et les transformations
sociales qui l’accompagnent d’autre part ne dépend pas
exclusivement de la cohérence interne des premières, mais
également du degré de leur complémentarité (ou de leur
conflictualité) avec les secondes. Les luttes sociales – luttes de
classes et conflits politiques – ne viennent pas « s’ajuster » à
ce que produit la logique du déploiement du projet d’Etat
d’émergence; elles constituent un déterminant de celui-ci. Les
expériences en cours illustrent la diversité et les fluctuations
de ces rapports. L’émergence est souvent accompagnée d’une
aggravation des inégalités. Encore faut-il préciser la nature
exacte de celles-ci : inégalités dont ces bénéficiaires sont une
minorité infime ou une forte minorité (les classes moyennes)
et qui se réalisent dans un cadre qui produit la paupérisation
des majorités de travailleurs ou qui, au contraire,
s’accompagne d’une amélioration des conditions de vie de
ceux-ci, quand bien même le taux de croissance de la
rémunération du travail serait inférieur à celui des revenus des
bénéficiaires du système. Autrement dit les politiques mises en
œuvre peuvent associer ou pas l’émergence et la paupérisation.
L’émergence ne constitue pas un statut définitif et figé qui
qualifie le pays concerné; elle est faite d’étapes successives,
les premières préparant avec succès les suivantes ou au
contraire engageant dans l’impasse.
De la même manière le rapport entre l’économie émergente et
l’économie mondiale est lui-même en transformation
constante et s’inscrit dans des perspectives générales
différentes, soit que celles-ci favorisent le renforcement de la
solidarité sociale dans la nation ou au contraire l’affaiblissent.
L’émergence n’est donc pas synonyme de croissance des
exportations et montée en puissance du pays concerné mesuré
de cette manière. Car cette croissance des exportations
s’articule sur celle du marché interne à préciser (populaire, des
classes moyennes) et la première peut devenir un soutien ou
un obstacle à la seconde. La croissance des exportations peut
donc affaiblir ou renforcer l’autonomie relative de l’économie
émergente concernée dans ses rapports au système mondial.
L’émergence est un projet politique et pas seulement
économique. La mesure de son succès est donc donnée par sa
capacité à réduire les moyens par lesquels les centres
capitalistes dominants en place perpétuent leur domination, en
dépit des succès économiques des pays émergents mesurés
dans les termes de l’économie conventionnelle. J’ai pour ma
part défini ces moyens en termes de contrôle par les
puissances dominantes du développement technologique, de
l’accès aux ressources naturelles, du système financier et
monétaire global, des moyens d’information, de la disposition
d’armes de destruction massive. Et j’ai soutenu la thèse de
l’existence d’un impérialisme collectif de la triade (Etats Unis,
Europe, Japon) qui entend conserver par tous les moyens ses
positions privilégiées dans la domination de la planète et
interdire aux pays émergents de remettre en question cette
domination. J’en ai conclu que les ambitions des pays
émergents entrent en conflit avec les objectifs stratégiques de
la triade impérialiste, et que la mesure de la violence de ce
conflit était donnée par le degré de radicalité des remises en
cause par chacun par des pays émergents des privilèges du
centre énumérés plus haut.
L’économie de l’émergence n’est donc pas dissociable de la
politique internationale des pays concernés. S’alignent-ils sur
la coalition politico-militaire de la triade ? acceptent-ils de ce
fait les stratégies mises en œuvre par l’OTAN ? ou au contraire
tentent-ils de les contrer ?
Aux antipodes de l’évolution favorable que dessinerait un
projet d’émergence authentique de cette qualité la soumission
unilatérale aux exigences du déploiement du capitalisme
mondialisé des monopoles généralisés ne produit que ce que
j’appellerai un « lumpen-développement ». J’emprunte ici
librement le vocable par lequel le regretté André Gunder Frank
avait analysé une évolution analogue, mais dans d’autres
conditions de temps et de lieu. Aujourd’hui le lumpen-
développement est le produit de la désintégration social
accélérée associée au modèle de « développement » (qui de ce
fait ne mérite pas son nom) imposé par les monopoles des
centres impérialistes aux sociétés des périphéries qu’ils
dominent. Il se manifeste par la croissance vertigineuse des
activités de survie (la sphère dite informelle), autrement dit par
la paupérisation inhérente à la logique unilatérale de
l’accumulation du capital.
Parmi les expériences d’émergence certaines paraissent
pleinement mériter la qualification, parce qu’elles ne sont pas
associées à des processus de lumpen-développement; il n’y a
pas de paupérisation qui frappe les classes populaires, mais au
contraire une progression de leurs conditions de vie, modeste
ou plus affirmée. Deux de ces expériences sont visiblement
intégralement capitalistes – celles de la Corée et de Taïwan (je
ne discuterai pas ici des conditions historiques particulières
qui ont permis le succès du déploiement du projet dans ces
deux pays). Deux autres héritent du legs des aspirations de
révolutions conduites au nom du socialisme – la Chine et le
Vietnam. Cuba pourrait intégrer ce groupe s’il parvient à
maîtriser les contradictions qu’il traverse actuellement.
Mais on connaît d’autres cas d’émergence qui sont associés au
déploiement de processus de lumpen-développement d’une
ampleur manifeste. L’Inde en fournit le meilleur exemple. Il y
a bien ici des segments de la réalité qui correspondent à ce
qu’exige et produit l’émergence. Il y a une politique d’Etat qui
favorise le renforcement d’un système productif industriel
conséquent, il y a une expansion des classes moyennes qui lui
est associée, il y a une progression des capacités
technologiques et de l’éducation, il y a une politique
internationale capable d’autonomie sur l’échiquier mondial.
Mais il y a également pour la grande majorité – les deux tiers
de la société – paupérisation accélérée. Nous avons donc
affaire à un système hybride qui associe émergence et lumpen-
développement. On peut même mettre en relief le rapport de
complémentarité entre ces deux faces de la réalité. Je crois,
sans suggérer ici une généralisation abusive, que tous les
autres cas de pays considérés comme émergents appartiennent
à cette famille hybride, qu’il s’agisse du Brésil, de l’Afrique
du Sud ou d’autres.
Mais il y a aussi – et c’est le cas de beaucoup d’autres pays du
Sud – des situations dans lesquelles des éléments d’émergence
ne se dessinent guère tandis que les processus de lumpen-
développement occupent à peu près seuls toute la scène de la
réalité.
4. La contribution du maoïsme
Le marxisme de la IIe Internationale, ouvriériste et
eurocentriste, partageait avec l’idéologie dominante de
l’époque une vision linéaire de l’histoire selon laquelle toutes
les sociétés doivent passer d’abord par une étape de
développement capitaliste (dont la colonisation – de ce fait
« historiquement positive » - jetait les germes) avant de
pouvoir aspirer au socialisme. L’idée que le
« développement » des uns (les centres dominants) et le « sous
développement » des autres (les périphéries dominées) étaient
indissociables comme les deux faces d’une même pièce,
produits immanents l’un et l’autre de l’expansion mondiale du
capitalisme lui était parfaitement étrangère.
Or la polarisation inhérente à la mondialisation capitaliste –
fait majeur par sa portée sociale et politique à l’échelle
mondiale – interpelle la vision qu’on peut se faire du
dépassement du capitalisme. Cette polarisation est à l’origine
du ralliement possible de fractions importantes des classes
ouvrières et surtout des classes moyennes (dont le
développement est lui même favorisé par la position des
centres dans le système mondial) des pays dominants au
social/colonialisme. Simultanément elle transforme les
périphéries en « zone des tempêtes » (selon l’expression
chinoise) en rébellion naturelle permanente contre l’ordre
mondial capitaliste. Certes rébellion n’est pas synonyme de
révolution, mais seulement de possibilité de celle-ci. D’autre
part les motifs de rejet du modèle capitaliste ne manquent pas
non plus au centre du système, comme 1968 entre autre l’a
l’illustré. Sans doute la formulation du défi retenue à un
moment donné par le PCC – « les campagnes encerclent les
villes » - est-elle de ce fait trop extrême pour être utile.
Une stratégie mondiale de transition au delà du capitalisme en
direction du socialisme mondial doit articuler les luttes dans
les centres et les périphéries du système.
Dans un premier temps Lénine prend quelques distances avec
la théorie dominante de la IIème Internationale, et conduit
avec succès la révolution dans le « maillon faible » (la Russie),
mais toujours avec la conviction que celle-ci sera suivie par
une vague de révolutions socialistes en Europe. Espoir déçu;
Lénine amorce alors une vision qui donne plus d’importance à
la transformation des rébellions de l’Orient en révolutions.
Mais il appartenait au PCC et à Mao de systématiser cette
perspective nouvelle.
La maoïsme a contribué d’une manière décisive à prendre la
mesure exacte des enjeux et du défi que représente l’expansion
capitaliste/impérialiste mondialisée. Il nous a permis de placer
au centre de l’analyse de ce défi le contraste
centres/périphéries immanent à l’expansion du capitalisme
« réellement existant », impérialiste et polarisant par nature, et
d’en tirer toutes les leçons qu’il implique pour le combat
socialiste, tant dans les centres dominants que dans les
périphéries dominées. Ces conclusions ont été résumées dans
une belle formule « à la chinoise » : « les Etats veulent
l’indépendance, les nations la libération, les peuples la
révolution ». Les Etats –c’est à dire les classes dirigeantes (de
tous les pays du monde, quand elles sont autre chose que des
laquais, courroies de transmission de forces extérieures) –
s’emploient à élargir l’espace de mouvement qui leur permet
de manœuvrer dans le système mondial (capitaliste) et de
s’élever de la position d’acteurs « passifs » (condamnés à subir
l’ajustement unilatéral aux exigences de l’impérialisme
dominant) à celui d’acteurs « actifs » (qui participent au
façonnement de l’ordre mondial). Les Nations -c’est à dire les
blocs historiques de classes potentiellement progressistes –
veulent la libération, c’est à dire le «développement » et la
« modernisation ». Les peuples – c’est à dire les classes
populaires dominées et exploitées – aspirent au socialisme. La
formule permet de comprendre le monde réel dans toute sa
complexité et, partant, de formuler des stratégies d’action
efficace. Elle se situe dans une perspective de longue – très
longue – transition du capitalisme au socialisme mondial, et,
par là même, rompt avec la conception de la « transition
courte » de la IIIe Internationale.
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TROIS DEFIS MAJEURS
1. La question agraire
La question agraire au coeur des problèmes de développement,
de démocratie et des défis auxquels sont confrontées les
sociétés d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. Les partis
communistes et les mouvements de libération nationale en
étaient parfaitement conscients, à l’époque de Bandoung. La
question concerne les règles régissant l’accès à l’usage du sol
agraire. Ces règles doivent être conçues dans une perspective
qui « intègre et non exclut », c’est-à-dire qui permette à
l’ensemble des agriculteurs d’avoir accès au sol, condition
première de la reproduction d’une « société paysanne ». Ce
droit fondamental ne suffit certes pas. Encore faut-il s’assurer
qu’il soit accompagné par des politiques permettant aux
exploitations paysannes familiales de produire dans des
conditions assurant une croissance affirmée de la production
nationale (garantissant à son tour la souveraineté alimentaire
du pays) et l’amélioration parallèle des revenus réels de
l’ensemble des paysans concernés. Il s’agit de mettre en œuvre
un ensemble de propositions macro économiques et des
formes de leur gestion politique adéquates, et de soumettre les
négociations concernant l’organisation des systèmes
d’échanges internationaux aux exigences des premières.
Les partisans de la voie capitaliste ignorent la question puisque
pour eux, par principe la modernité implique la propriété
privée du sol. On oublie que ce régime foncier dit moderne est
le produit de la constitution du capitalisme historique
(« réellement existant ») à partir de l’Angleterre, mis en place
par la destruction des systèmes « coutumiers » de
réglementation de l’accès au sol, en Europe même. Les statuts
de l’Europe féodale étaient fondés sur la superposition des
droits sur la même terre : ceux du paysan concerné et des
autres membres d’une communauté villageoise (serfs ou
libres), ceux du seigneur féodal, ceux du Roi. L’assaut a pris la
forme des « enclosures » en Angleterre, imitée de manières
diverses dans tous les pays de l’Europe au cours du XIXe
siècle. Marx a dénoncé très tôt cette transformation radicale
qui a exclu la majorité des paysans de l’accès à l’usage du sol,
- pour en faire des prolétaires émigrés en ville (par la force des
choses) ou demeurés sur place en qualité d’ouvriers agricoles
(ou de métayers/fermiers) -, qu’il a rangé dans la famille des
mesures d’accumulation primitive dépossédant les producteurs
de la propriété ou de l’usage des moyens de production. Cette
accumulation par dépossession se poursuit dans les pays du
Sud contemporains.
La rhétorique du discours du capitalisme sur lui-même –
l’idéologie « libérale » a produit un mythe: celui de la
« rationalité absolue et supérieure » de la gestion de
l’économie fondée sur la propriété privée et exclusive des
moyens de production, auquel le sol agraire est assimilé. Ce
discours dominant étend les conclusions qu’il croît être en
mesure de tirer de la construction de la modernité occidentale,
pour les proposer comme les seules « règles » nécessaires au
progrès de tous les autres peuples. Faire du sol partout une
propriété privée au sens actuel du terme, tel que pratiqué dans
les centres du capitalisme, c’est généraliser au monde entier la
politique des « enclosures », c’est-à-dire accélérer la
dépossession des paysans. Ce processus n’est pas nouveau : il
a été amorcé et poursuivi au cours des siècles précédents de
l’expansion mondiale du capitalisme, notamment dans le cadre
des systèmes coloniaux. Aujourd’hui l’OMC – Organisation
Mondiale du Commerce- se propose seulement d’en accélérer
le mouvement, alors que précisément les destructions à venir
que cette option capitaliste implique sont de plus en plus
prévisibles et calculables et que de ce fait la résistance des
paysans et des peuples concernés, par son déploiement,
permettrait de construire une alternative véritable,
authentiquement humaine.
En Afrique les régimes fonciers restent largement fondés sur
d’autres bases que la propriété privée. Cette définition est,
comme on le voit, négative – non fondés sur la propriété
privée - et de ce fait ne peut désigner un ensemble homogène.
Car dans toutes les sociétés humaines l’accès au sol est
réglementé. Mais cette réglementation est gérée soit par des
« communautés coutumières », soit par des « collectivités
modernes », soit par l’Etat. Ou plus exactement et plus
fréquemment par un ensemble d’institutions et de pratiques
qui concernent les individus, les collectivités et l’Etat.
La gestion « coutumière » (exprimée en terme de droit
coutumier ou dit tel) a toujours (ou presque) exclut la propriété
privée (au sens moderne) et toujours garanti l’accès au sol à
toutes les familles (plutôt que les individus) concernées, c’est-
à-dire celles constituant une « communauté villageoise »
distincte et s’identifiant comme telle. Mais elle n’a jamais (ou
presque) garanti un accès « égal » au sol. D’abord elle en a le
plus souvent exclu les « étrangers » (vestiges des peuples
conquis le plus fréquemment), les « esclaves » (de statuts
divers), et partagé inégalement les terres selon les
appartenances de clans, lignages, castes ou statuts (« chefs »,
« hommes libres » etc.). Il n’y a donc pas lieu de faire un éloge
inconsidéré de ces droits coutumiers, comme hélas nombre
d’idéologues des nationalismes anti impérialistes le font. Le
progrès exigera certainement leur remise en question.
La gestion coutumière n’a jamais – ou presque – été celle de
« villages indépendants ». Ceux-ci ont toujours été intégrés
dans des ensembles étatiques, stables ou mouvants, solides ou
précaires selon les circonstances mais fort rarement absents.
Les droits d’usage des communautés et des familles qui les
composaient ont donc toujours été limités par ceux de l’Etat,
percepteur d’un tribut (raison pour laquelle j’ai qualifié la
vaste famille des modes de production pré modernes de
« tributaire »). Ces formes complexes de la gestion
« coutumière », différentes d’un pays et d’une époque aux
autres, n’existent plus que, dans le meilleur des cas, sous des
formes dégradées à l’extrême, ayant subi l’assaut des logiques
dominantes du capitalisme mondialisé depuis au moins deux
siècles (en Asie et en Afrique), parfois cinq (en Amérique
latine).
L’exemple de l’Inde est probablement dans ce domaine l’un
des plus éclairants. Avant la colonisation britannique, l’accès
au sol était géré par les « communautés villageoises », ou plus
exactement par leurs castes – classes dirigeantes, au demeurant
excluant les castes inférieures – les Dalits traités en une espèce
de classe d’esclaves collectifs analogues aux ilotes de Sparte.
Ces communautés étaient à leur tour contrôlées et exploitées
par l’Etat impérial Moghol et ses vassaux (Etats des Rajahs et
autres Rois), percepteurs du tribut. Les Britanniques ont élevé
au statut de « propriétaires » les zamindars antérieurement
chargés de la perception du tribut, se constituant de la sorte en
classe de grands propriétaires fonciers alliés, au mépris de la
tradition. Par contre ils ont maintenu la « tradition » quand
celle-ci faisait leur affaire, par exemple en « respectant »
l’exclusion des dalits de l’accès au sol ! L’Inde indépendante
n’a pas remis en question cet héritage colonial lourd qui est à
l’origine de l’incroyable misère de la majorité de sa
paysannerie et partant de son prolétariat urbain (cf. S. Amin,
Pour un monde multipolaire, chapitre Inde, 2005). La solution
de ces problèmes et la construction d’une économie familiale
paysanne majoritaire viable passe de ce fait par une réforme
agraire au sens strict du terme (voir plus loin le sens de cette
proposition). Les colonisations européennes en Asie du Sud
Est, celle des Etats-Unis aux Philippines, ont produit des
évolutions du même type. Les régimes de « despotisme
éclairé » de l’Orient (Empire Ottoman, Egypte de Mohamed
Ali, Shahs d’Iran) ont également largement substitué la
propriété privée au sens moderne du terme, au bénéfice d’une
nouvelle classe improprement qualifiée de « féodaux » (par les
courants majoritaires du marxisme historique) recrutée parmi
les agents supérieurs de leur système de pouvoir.
De ce fait la propriété privée du sol concerne désormais la
majorité des terres agricoles – particulièrement les meilleures
d’entre elles – dans toute l’Asie, en dehors de la Chine, du
Vietnam et des ex républiques soviétiques d’Asie centrale, et il
ne reste plus que des lambeaux de systèmes para coutumiers
dégénérés, en particulier dans les régions les plus pauvres et
les moins intéressantes pour l’agriculture capitaliste en place.
Cette structure est fortement différenciée, juxtaposant grands
propriétaires (capitalistes de la campagne dans la terminologie
que j’ai proposée), paysans riches, paysans moyens, paysans
pauvres et sans terre. Il n’existe ni « organisation », ni
« mouvement » paysan qui transcendent ces conflits de classes
aigus.
Dans l’Afrique arabe, en Afrique du Sud, au Zimbabwe et au
Kenya, les colonisateurs (sauf en Egypte) avaient octroyé à
leurs colons (ou aux Boers en Afrique du Sud), des propriétés
privées « modernes », en général de type latifundiaire. Cet
héritage a certes été liquidé en Algérie; mais ici la paysannerie
avait pratiquement disparu, prolétarisée (et « clochardisée »)
par l’extension des terres coloniales, tandis qu’au Maroc et en
Tunisie les bourgeoisies locales en ont pris la succession (ce
qui a été également le cas en partie au Kenya). Au Zimbabwe
la révolution en cours a remis en cause l’héritage de la
colonisation au bénéfice en partie de nouveaux propriétaires
moyens d’origine urbaine plus que rurale, en partie de
« communautés de paysans pauvres ». L’Afrique du Sud
demeure encore hors de ce mouvement. Les lambeaux de
systèmes para coutumiers, dégénérés, qui subsistent dans les
régions « pauvres » du Maroc ou en Algérie berbère comme
dans les Bantoustans d’Afrique du Sud, subissent l’assaut des
menaces de l’appropriation privative, alimentée de l’intérieur
et de l’extérieur des sociétés concernées. Dans toutes ces
situations les luttes paysannes (et éventuellement les
organisations qui les animent ou s’y associent) doivent être
qualifiées : s’agit-il de mouvements et de revendications de
« paysans riches », en conflit avec telle ou telle orientation des
politiques d’Etat (et des influences du système mondial
dominant sur celles-ci), ou de paysans pauvres et de sans terre
? Les uns et les autres peuvent-ils entrer dans une « alliance »
contre le système dominant (dit « néo-libéral ») ? A quelles
conditions ? Dans quelle mesure ? Les revendications –
exprimées ou non – des paysans pauvres et sans terre peuvent-
elles être « oubliées » ?
En Afrique intertropicale la persistance apparente des
systèmes « coutumiers » demeure sans doute plus visible. Car
ici le modèle de la colonisation s’était engagé dans une
direction différente et particulière, qu’on a qualifiée
« d’économie de traite ». La gestion de l’accès au sol était
laissée aux autorités dites « coutumières », néanmoins
contrôlées par l’Etat colonial (par le biais de chefs
traditionnels vrais ou faux fabriqués par l’administration).
L’objectif de ce contrôle était de contraindre les paysans à
produire, au-delà de leur autosubsistance, un quota de produits
spécifiques d’exportation (arachides, coton, café, cacao). Le
maintien d’un régime foncier ignorant la propriété privée
faisait alors l’affaire de la colonisation, puisque aucune rente
foncière n’entrait dans la composition du prix des produits
désignés. Cela s’est traduit par un gaspillage de sols, détruits
par l’extension des cultures, parfois définitivement (comme
l’illustre la désertification du Sénégal arachidier). Une fois de
plus le capitalisme démontrait ici que sa « rationalité à court
terme », immanente à sa logique dominante, était bel et bien à
l’origine d’un désastre écologique. La juxtaposition d’une
production alimentaire de subsistance et de productions
d’exportation permettait également de payer le travail des
paysans à des taux proches de zéro. Dans ces conditions parler
de « régime foncier coutumier » c’est forcer considérablement
la note : il s’agit d’un régime nouveau qui ne conserve des
« traditions » que les apparences, souvent dans ce qu’elles
avaient de moins intéressant.
La Chine et le Vietnam fournissent l’exemple, unique, d’un
système de gestion de l’accès au sol qui n’est ni fondé sur la
propriété privée, ni sur la « coutume », mais sur un droit
révolutionnaire nouveau, ignoré partout ailleurs, qui est celui
de tous les paysans (définis comme les habitants d’un village)
à un accès égal à la terre (j’insiste sur le qualificatif égal). Ce
droit est la plus belle conquête des révolutions chinoise et
vietnamienne.
En Chine, et encore davantage au Vietnam colonisé plus en
profondeur, les systèmes fonciers « anciens » (ceux que j’ai
qualifié de « tributaires ») étaient déjà passablement érodés par
le capitalisme dominant. Les anciennes classes dirigeantes du
système de pouvoir impérial s’étaient largement accaparé de
terres agricoles en propriété ou quasi propriété privée, tandis
que le développement capitaliste encourageait la constitution
de classes nouvelles de paysans riches. Mao Zedong est le
premier – et sans doute le seul, suivi par les communistes
chinois et vietnamiens – a avoir défini une stratégie de
révolution agraire fondée sur la mobilisation de la majorité de
paysans pauvres, sans terre et moyens. La victoire de cette
révolution a permis d’emblée d’abolir la propriété privée du
sol – à laquelle a été substituée celle de l’Etat – et d’organiser
les formes nouvelles de l’accès égal de tous les paysans au sol.
Cette organisation est certes passée par plusieurs phases
successives, dont celle inspirée par le modèle soviétique fondé
sur les coopératives de production. Les limites des réalisations
atteintes par celles-ci ont conduit les deux pays à revenir à
l’exploitation paysanne familiale. Ce modèle est-il viable ?
Peut-il produire une amélioration continue de la production
sans dégager un excédant de main d’œuvre rurale ? A quelles
conditions ? Quelles politiques de soutien exige-t-il de l’Etat ?
Quelles formes de sa gestion politique peuvent-elles répondre
au défi ?
Idéalement le modèle implique la double affirmation des droits
de l’Etat (seul propriétaire) et de l’usufruitier (la famille
paysanne). L’Etat garantit le partage égal des terres du village
entre toutes les familles. Il interdit tout usage autre que la
culture familiale, par exemple la location. Il garantit que le
produit des investissements faits par l’usufruitier lui revienne
dans l’immédiat par son droit de propriété sur toute la
production de l’exploitation (commercialisée librement, quand
bien même l’Etat garantirait-il par ses achats un prix minimal),
à plus long terme par l’héritage de l’usufruit au bénéfice
exclusif des enfants demeurés sur l’exploitation (l’émigré,
quand il quitte le village, perd son droit d’accès au sol qui
retombe dans le panier des terres à redistribuer). S’agissant de
terres riches certes, mais aussi d’exploitations petites (voire
naines), le système n’est viable que tant que l’investissement
vertical (une révolution verte bien pensée -pas celle de l’agro
business- sans grande motorisation) s’avère aussi efficace pour
permettre l’augmentation de la production par actif rural que
l’investissement horizontal (l’extension de l’exploitation
soutenue par l’intensification de la motorisation).
Ce modèle « idéal » a-t-il jamais été mis en œuvre ? On s’en
est sans doute rapproché (par exemple à l’époque de Deng
Xiaoping en Chine). Il reste que ce modèle, quand bien même
aurait-il produit un degré fort d’égalité au sein d’un village,
n’a jamais pu éviter les inégalités d’une communauté à l’autre,
fonction de la qualité des sols, des densités de population, de
la proximité des marchés urbains, et aucun système de
redistribution (même à travers les structures des coopératives
et des monopoles du commerce d’Etat de la phase
« soviétiste ») n’a pu être à la hauteur du défi.
Ce qui est certainement plus grave est que le système est lui-
même soumis à des pressions internes et externes qui en
érodent le sens et la portée sociale. L’accès au crédit, à des
conditions satisfaisantes de fourniture des inputs, sont l’objet
de marchandages et d’interventions de toutes natures, légales
ou illégales : l’accès « égal » au sol n’est pas synonyme
d’accès « égal » aux meilleures conditions de production. La
popularisation de l’idéologie du « marché » favorise cette
érosion : le système tolère (voire légitime à nouveau) la
location (le fermage) et l’emploi de salariés. Le discours de la
droite – encouragé par l’extérieur – répète qu’il faudra
nécessairement donner aux paysans en question la
« propriété » des terres, et ouvrir le « marché des terres
agricoles ». Il est plus qu’évident que derrière ce discours se
profilent les paysans riches (voire l’agro business) qui aspirent
à agrandir leurs propriétés …
La gestion de ce système d’accès des paysans au sol est
assurée jusqu’à présent par l’Etat et le parti qui fait un avec
lui. On pourrait évidemment imaginer qu’elle le soit par des
conseils de village réellement élus. C’est sans doute
nécessaire, car il n’y a guère d’autre moyen de mobiliser
l’opinion de la majorité et de réduire les intrigues des
minorités de profiteurs éventuels d’une évolution capitaliste
plus marquée. La « dictature du parti » a prouvé qu’elle était
largement soluble dans le carriérisme, l’opportunisme, voire la
corruption. Les luttes sociales en cours dans les campagnes
chinoises et vietnamiennes sont loin d’être inexistantes. Elles
ne s’expriment pas moins fortement qu’ailleurs dans le monde.
Mais elles demeurent largement « défensives », c’est- à-dire
attachées à la défense de l’héritage de la révolution – le droit
égal de tous à la terre. Cette défense est nécessaire, d’autant
que cet héritage est plus menacé qu’il ne paraît, en dépit des
affirmations répétées des deux gouvernements que « la
propriété d’Etat du sol ne sera jamais abolie au bénéfice de la
propriété privée » ! Mais cette défense exige aujourd’hui la
reconnaissance du droit à le faire à travers l’organisation de
ceux qui sont concernés, c’est-à-dire les paysans.
Le tableau des formes d’organisation de la production agricole
et des statuts fonciers est trop varié à l’échelle de l’ensemble
de l’Asie et de l’Afrique pour qu’une seule formule
de» construction de l’alternative paysanne » puisse être
recommandée à tous.
Il faut entendre par « réforme agraire » la redistribution de la
propriété privée quand celle-ci est jugée trop inégalement
répartie. Il ne s’agit pas de « réforme du statut foncier »,
puisqu’on reste dans un régime foncier géré par le principe de
la propriété. Cette réforme s’impose néanmoins à la fois pour
satisfaire la demande, parfaitement légitime, des paysans
pauvres et sans terre, et pour réduire le pouvoir politique et
social des grands propriétaires. Mais là où elle a été mise en
œuvre, en Asie et en Afrique après la libération des formes
anciennes de la domination impérialiste et coloniale, elle l’a
été par des blocs sociaux hégémoniques non révolutionnaires,
au sens qu’ils n’étaient pas dirigés par les classes dominées et
pauvres majoritaires, sauf en Chine et au Vietnam, où
d’ailleurs pour cette raison il n’y a pas eu de « réforme
agraire » au sens strict du terme, mais, comme je l’ai dit,
suppression de la propriété privée du sol, affirmation de la
propriété de l’Etat et mise en œuvre du principe de l’accès
« égal » à l’usage du sol par tous les paysans. Ailleurs les
réformes véritables ont dépossédé les seuls grands
propriétaires au bénéfice finalement des paysans moyens et
même riches (à plus long terme), en ignorant les intérêts des
pauvres et sans terre. Cela a été le cas de l’Egypte et d’autres
pays arabes. La réforme en cours au Zimbabwe risque de se
situer dans une perspective analogue. Dans d’autres situations
la réforme est toujours à l’ordre du jour du nécessaire : en
Inde, dans l’Asie du Sud Est, en Afrique du Sud, au Kenya.
La réforme agraire, même là où elle demeure une exigence
immédiate incontournable, constitue néanmoins un progrès
ambigu par sa portée à plus long terme. Car elle renforce un
attachement à la « petite propriété » qui devient un obstacle à
la remise en cause du régime foncier fondé sur la propriété
privée. L’histoire de la Russie illustre ce drame. Les évolutions
amorcées après l’abolition du servage (en 1861), accélérées
par la révolution de 1905 puis les politiques de Stolypine,
avaient déjà produit une « demande de propriété » que la
révolution de 1917 a consacré par une réforme agraire
radicale. Et, comme on le sait, les nouveaux petits
propriétaires n’ont pas renoncé avec enthousiasme à leurs
droits au bénéfice des malheureuses coopératives conçues à
l’époque, dans les années 1930. Une « autre voie » de
développement à partir de l’économie familiale paysanne
fondée sur la petite propriété généralisée aurait peut être été
possible. Elle n’a pas été tentée.
Mais quid des régions (autres que la Chine et le Vietnam) où
précisément le régime foncier n’est pas (encore) fondé sur la
propriété privée ? Il s’agit bien sûr de l’Afrique inter-tropicale.
On retrouve ici un vieux débat. Vers la fin du XIXe siècle
Marx, dans sa correspondance avec les Narodniks russes (Vera
Zassoulitch entre autre), ose affirmer que l’absence de
propriété privée peut constituer un atout pour la révolution
socialiste, permettre le saut à un régime de gestion de l’accès
au sol autre que celui que commande la propriété privée. Mais
il ne précise pas quelles formes ce régime nouveau devrait
prendre, le qualificatif de « collectif », pour juste qu’il soit,
demeurant insuffisant. Vingt ans plus tard Lénine estime que
cette possibilité n’existe plus, abolie par la pénétration du
capitalisme et de l’esprit de la propriété privée qui
l’accompagne. Jugement correct ou erroné ? Je ne me
prononcerai pas ici sur cette question qui dépasse mes
connaissances de la Russie. Toujours est-il que Lénine n’était
guère porté à donner une importance décisive à cette question,
ayant accepté le point de vue du Kautsky de la « Question
agraire ». Kautsky généralisait la portée du modèle de
l’Europe capitaliste moderne, et estimait que la paysannerie
était appelée à « disparaître » par le fait de l’expansion
capitaliste elle-même. Autrement dit le capitalisme aurait été
capable de « résoudre la question agraire ». Vraie pour les
pays capitalistes de la Triade (15 % de la population
mondiale), cette proposition est fausse pour le « reste du
monde » (85 % de sa population !). L’histoire démontre non
seulement que le capitalisme n’a pas réglé cette question pour
85 % des peuples, mais encore que dans la perspective de la
poursuite de son expansion il ne pourra pas davantage la régler
(sauf par le génocide ! belle solution !). Il a donc fallu attendre
Mao Zedong, les Partis Communistes de Chine et du Vietnam
pour donner une réponse adéquate au défi.
La question a ressurgi dans les années 1960 avec l’accès de
l’Afrique à l’indépendance. Les mouvements de libération
nationale du continent, les Etats et Etats-partis qui en sont
issus, avaient bien, à des degrés divers, bénéficié du soutien
des majorités paysannes de leurs peuples. Leur propension
naturelle au populisme les portait à imaginer une « voie
spécifique (« africaine ») du socialisme ». Celle-ci pouvait
sans doute être qualifiée de très modérément radicale, dans ses
rapports tant à l’impérialisme dominant qu’aux classes locales
associées à son expansion. Elle n’en posait pas moins la
question de la reconstruction de la société paysanne, dans un
esprit humaniste et universaliste. Dans un esprit qui, souvent,
s’avérait fort critique des « traditions », que les maîtres
étrangers avaient au demeurant tenté de mobiliser à leur profit.
Tous les pays africains – ou presque – ont adopté le même
principe, formulé dans un « droit de propriété éminente de
l’Etat » sur l’ensemble du sol. Je ne suis pas de ceux qui
considèrent que cette proclamation ait été « une erreur », ni
qu’elle ait été motivée par un « étatisme » extrême. L’examen
des modes réels de fonctionnement du système actuel
d’encadrement de la paysannerie et de son intégration dans
l’économie mondiale capitaliste permet de mesurer l’ampleur
du défi. Cet encadrement est assuré par un système complexe
faisant appel à la fois à la « coutume », à la propriété privée
(capitaliste) et aux droits de l’Etat. La « coutume » en question
est dégénérée et ne sert guère que de décor au discours de
dictateurs sanguinaires faisant l’appel qu’on connaît à
« l’authenticité », feuille de vigne qu’ils croient cacher leur
soif de pillage et leur trahison face à l’impérialisme. La
propension à l’expansion de l’appropriation privative ne se
heurte à aucun obstacle sérieux, autre que la résistance
éventuelle des victimes. Dans certaines régions, mieux placées
pour porter des cultures riches (zones irriguées, banlieues
maraîchères), la terre s’achète, se vend et se loue sans titre
foncier formel. La propriété éminente de l’Etat, dont je
défends le principe, devient elle-même le véhicule de
l’appropriation privative. L’Etat peut ainsi « donner » les terres
nécessaires à l’installation d’une zone touristique, d’une
entreprise de l’agro business locale ou étrangère ou même
d’une ferme de l’Etat. Les titres fonciers nécessaires pour
l’accès aux périmètres aménagés font l’objet de distributions
rarement transparentes. Dans tous les cas les familles
paysannes qui occupaient les lieux et sont priées de déguerpir
sont les victimes de ces pratiques qui relèvent de l’abus de
pouvoir. Mais « abolir » la propriété éminente de l’Etat pour la
transférer aux occupants n’est pas faisable en réalité (il
faudrait cadastrer tous les territoires villageois !), et, dans la
mesure où on le tenterait, permettrait aux notabilités rurales et
urbaines de s’emparer des meilleurs morceaux.
La réponse correcte aux défis de la gestion d’un système
foncier non fondé sur la propriété privée (au moins de manière
dominante) passe par la réforme de l’Etat et son implication
active dans la mise en place d’un système de gestion de l’accès
au sol modernisé, efficace (économiquement) et démocratique
(pour éviter, ou tout au moins réduire, les inégalités). La
solution n’est en aucun cas le « retour à la coutume », au
demeurant impossible, et qui ne servirait que de moyen
d’accentuer les inégalités et d’ouvrir la voie au capitalisme
sauvage.
On ne peut pas dire qu’aucun des Etats africains n’ait jamais
tenté d’aller dans la voie recommandée ici. Au Mali, l’Union
soudanaise, au lendemain de l’indépendance en septembre
1961, amorçait ce qu’on a qualifié très incorrectement de
« collectivisation ». En fait les coopératives mises en place
n’étaient pas des coopératives de production, laquelle est
demeurée de la responsabilité exclusive des exploitations
familiales. Elles constituaient une forme de pouvoir collectif
modernisé, se substituant à la prétendue « coutume » sur
laquelle s’était appuyé le pouvoir colonial. Le parti qui
assumait ce nouveau pouvoir moderne avait d’ailleurs une
conscience claire du défi et s’était fixé l’objectif d’abolir les
formes coutumières du pouvoir – jugées « réactionnaires »,
voire « féodales ». Sans doute ce pouvoir paysan nouveau,
formellement démocratique (les responsables étaient élus), ne
l’était-il en réalité que dans la même mesure que l’Etat et le
parti. Il exerçait en tout cas des responsabilités « modernes » :
veiller à ce que l’accès au sol soit effectué « correctement »,
c’est-à-dire sans « discrimination », gérer les crédits, la
répartition des inputs (fournis par le commerce d’Etat) et la
commercialisation des produits (également en partie livrés au
commerce d’Etat). Le népotisme et les exactions n’ont certes
jamais été éradiqués dans la pratique. Mais la seule réponse à
ces abus eut été la démocratisation progressive de l’Etat, non
son « retrait » comme le libéralisme l’a imposé par la suite
(par les moyens d’une dictature militaire d’une extrême
violence), au bénéfice des commerçants (« dioulas »). D’autres
expériences, dans les zones libérées de Guinée Bissau (sous
l’impulsion des théories avancées par Amilcar Cabral), au
Burkina Faso à l’époque de Sankara, ont tout autant abordé
frontalement ces défis et parfois produit des avancées
incontestables qu’on tente aujourd’hui de gommer des esprits.
Au Sénégal la mise en place de collectivités rurales élues
constitue une réponse dont je défendrai sans hésitation le
principe. La démocratie est une pratique dont l’apprentissage
ne connaît pas de fin, pas plus en Europe qu’en Afrique.
Ce que le discours dominant du moment entend par « réforme
du système foncier » va très exactement à l’opposé de ce que
la construction d’une alternative authentique fondée sur celle
d’une économie paysanne prospère exige. Ce discours,
véhiculé par les instruments de la propagande de
l’impérialisme collectif – la Banque mondiale, beaucoup des
agences de coopération, mais aussi nombre d’ONG richement
soutenues financièrement – entend par réforme foncière
l’accélération de la privatisation du sol, et rien d’autre.
L’objectif est évident : créer les conditions qui permettraient à
des îlots « modernes » de l’agro business (étranger ou local) de
s’emparer des terres qui sont nécessaires à leur expansion.
Mais les productions supplémentaires que ces ilots pourraient
fournir (pour l’exportation ou le marché local solvable) ne
pourront jamais répondre au défi des exigences de la
construction d’une société prospère pour tous, qui implique la
progression de l’économie familiale paysanne dans son
ensemble.
En contrepoint donc une réforme foncière conçue dans la
perspective de la construction d’une alternative réelle, efficace
et démocratique, assise sur une production paysanne familiale
prospère, doit définir le rôle de l’Etat (propriétaire éminent
principal) et celui des institutions et des mécanismes de
gestion de l’accès au sol et aux moyens de production. Je
n’exclus pas ici des formules complexes et mixtes, au
demeurant spécifiques à chaque pays. La propriété privée du
sol peut être acceptée – au moins là où elle est établie et
considérée comme légitime. Sa répartition peut – ou doit être
revue là où cela s’impose, par des réformes agraires (pour
l’Afrique subsaharienne, en Afrique du Sud, au Zimbabwe et
au Kenya). Je n’exclus pas même nécessairement et dans tous
les cas l’ouverture d’espaces – contrôlées – à l’implantation
d’agro business. Mais l’essentiel reste ailleurs : dans la
modernisation de la production paysanne familiale et la
démocratisation de la gestion de son intégration dans
l’économie nationale et dans la mondialisation.
Je n’ai pas de « recette toute faite » (« blue-print ») à proposer
dans ces domaines. Je me contenterai donc d’évoquer quelques
uns des grands problèmes que cette réforme soulève. La
question démocratique constitue l’axe indiscutable de la
réponse au défi. Il s’agit d’une question complexe et difficile,
qu’on ne saurait réduire au discours insipide de la bonne
gouvernance et du pluripartisme électoral. La question
comporte un volet culturel indiscutable : la démocratie invite à
abolir les « coutumes » qui lui sont hostiles (les préjugés
concernant les hiérarchies sociales, et surtout le traitement des
femmes). Elle comporte des volets juridiques et
institutionnels : la construction des systèmes de droits
administratifs, commerciaux, personnels cohérents avec les
objectifs du projet de construction sociale, et la mise en place
des institutions (élues de préférencel) adéquates. Mais surtout
et en définitive la progression de la démocratie dépendra de la
puissance sociale de ses défenseurs. L’organisation de
mouvements paysans est, dans ce sens, absolument
irremplaçable. Ce n’est que dans la mesure où les paysanneries
pourront s’exprimer que des avancées en direction de ce qu’on
appelle « la démocratie participatoire » (par opposition à la
réduction du problème aux dimensions de la « démocratie
représentative ») pourront se frayer la voie.
La question des rapports entre les hommes et les femmes
constitue une dimension non moins essentielle du défi
démocratique. Qui dit « exploitation familiale » (paysanne)
fait évidemment référence à la famille, laquelle est caractérisée
jusqu’à ce jour et presque partout par des structures qui
imposent la soumission des femmes et la surexploitation de
leur force de travail. La transformation démocratique ne se
fera pas dans ces conditions sans mouvements organisés des
femmes concernées.
L’attention doit être appelée sur la question des migrations.
Les droits « coutumiers » excluent en général les « étrangers »
(c’est-à-dire tous ceux qui n’appartiennent pas aux clans,
lignages et familles dont la communauté villageoise
considérée est constituée) du droit au sol, ou en conditionnent
l’accès. Or les migrations occasionnées par le développement
colonial et post colonial ont pris parfois des dimensions qui
bousculent les concepts « d’homogénéité » ethnique des
régions concernées par ce développement. Les émigrés,
d’origine extérieure à l’Etat en cause (comme les Burkina Be
en Côte d’Ivoire) ou, bien que formellement citoyens du même
Etat, d’origine « ethnique » étrangère aux régions où ils
s’établissent (comme les Hausa dans l’Etat nigérian du
Plateau), voient leurs droits sur les terres qu’ils ont mis en
culture remis en cause par des mouvements politiques bornés
et chauvins, qui n’en bénéficient pas moins de soutiens
extérieurs. Mettre en déroute idéologique et politique les
« communautarismes » en question et dénoncer sans
concession les discours para culturels qui les sous tendent est
devenu désormais l’une des conditions incontournables
d’avancées démocratiques authentiques.
L’ensemble des analyses et des propositions qui ont fait l’objet
des développements qui précèdent ne concerne que le statut de
la propriété et les règles d’accès au sol. Ces questions
constituent effectivement un axe majeur dans les débats
concernant l’avenir de la production agricole et alimentaire,
des sociétés paysannes et des individus dont elles sont
composées. Mais elles ne couvrent pas toutes les dimensions
du défi. L’accès au sol reste vide de potentiel transformateur
de la société si le paysan qui en bénéficie n’est pas en mesure
d’accéder aux moyens indispensables à la production dans des
conditions convenables (crédit, semences, inputs, accès aux
marchés). Les politiques nationales comme les négociations
internationales qui ont pour objet de définir les cadres dans
lesquels les prix et les revenus sont déterminés constituent la
matière de cet autre volet de la question paysanne.
Je me contenterai ici de rappeler les deux conclusions et
propositions majeures auxquelles je suis parvenu.
On ne peut pas accepter de traiter la production agricole et
alimentaire et le sol comme des « marchandises » ordinaires et
de ce fait convenir de la nécessité de les intégrer au projet de
la libéralisation mondialisée promue par les puissances
dominantes (les Etats-Unis et l’Union Européenne) et le
capital transnationalisé. L’agenda de l’OMC, organisation
héritière du GATT depuis 1995, doit être purement et
simplement refusé. Il faut parvenir à convaincre les opinions
en Asie et en Afrique, à commencer par les organisations
paysannes, mais également au-delà toutes les forces sociales et
politiques qui défendent les intérêts des classes populaires et
ceux de la nation (et singulièrement les exigences de sa
souveraineté alimentaire), tous ceux qui n’ont pas renoncé à
un projet de développement digne de ce nom, que les
négociations engagées dans le cadre de l’agenda de l’OMC ne
peuvent rien produire d’autre que catastrophique pour les
peuples d’Asie et d’Afrique, menacent tout simplement de
ruiner plus de deux milliards et demi de paysans des deux
continents, ne leur offrant d’autre perspective que la migration
dans des bidonvilles, l’enfermement dans des « camps de
concentration » dont la construction est déjà prévue pour les
malheureux candidats à l’émigration. On ne peut pas
davantage accepter les comportements des puissances
impérialistes majeures, au demeurant associées dans leurs
assauts contre les peuples du Sud (les Etats-Unis et l’Europe),
au sein de l’OMC. Il faut savoir que ces puissances qui tentent
d’imposer unilatéralement les propositions du « libéralisme »
aux pays du Sud ne se privent pas de s’en libérer elles mêmes,
par des comportements qu’on ne peut qualifier autrement que
comme des tricheries systématiques.
Les paysans d’Asie et d’Afrique se sont organisés dans l’étape
antérieure des luttes de libération de leurs peuples. Ils ont
trouvé leur place dans de puissants blocs historiques qui ont
permis de remporter la victoire sur l’impérialisme de l’époque.
Des blocs qui ont parfois été révolutionnaires (Chine et
Vietnam) et ont alors trouvé leurs bases rurales principales
dans les classes majoritaires de paysans moyens, pauvres et
sans terre. Ou, lorsque, ailleurs, ils ont été dirigés par les
bourgeoisies nationales ou les couches qui aspiraient à le
devenir, dans les classes de paysans riches et moyens, isolant
ici les grands propriétaires, là les chefferies « coutumières » à
la solde de la colonisation.
La page tournée, le défi du nouvel impérialisme collectif de la
triade (Etats-Unis, Europe, Japon) ne sera relevé que si se
constituent en Asie et en Afrique des blocs historiques qui ne
peuvent être un remake des précédents. Définir, dans les
conditions nouvelles, la nature de ces blocs, leurs stratégies et
leurs objectifs immédiats et à plus long terme, tel est le défi
auquel est confronté le mouvement dit alter mondialiste. Un
défi beaucoup plus sérieux que ne l’imaginent un grand
nombre des mouvements engagés dans les luttes en cours. Des
organisations paysannes nouvelles existent en Asie et en
Afrique, qui animent des luttes en cours visibles. Souvent,
lorsque les systèmes politiques rendent impossible la
constitution d’organisations formelles, les luttes sociales à la
campagne prennent la forme de « mouvements » sans
directions, au moins apparentes. On doit analyser davantage
ces actions et les programmes, quand ils existent. Quelles
forces sociales paysannes représentent-ils, dont ils défendent
les intérêts ? La masse majoritaire des paysans ? Ou les
minorités qui aspirent à trouver leur place dans l’expansion du
capitalisme mondialisé dominant ? Méfions nous des réponses
trop rapides sur ces questions complexes et difficiles. Gardons
nous de « condamner » nombre d’organisations et de
mouvements sous prétexte qu’ils ne mobilisent pas les
majorités paysannes autour de programmes radicaux. Cela
reviendrait à ignorer les exigences de la formulation
d’alliances larges et de stratégies d’étapes. Mais gardons nous
également de souscrire au discours de « l’alter mondialisme
naïf », qui donne souvent le ton dans les forums, et alimente
l’illusion que le monde serait engagé sur la bonne voie par la
seule existence des mouvements sociaux. Un discours il est
vrai qui est davantage celui de nombreuses ONG – de bonne
volonté peut être – que des organisations paysannes et
ouvrières.
2. Démocratie électorale ou démocratisation des sociétés ?
Pas de démocratie authentique sans progrès social
La démocratie est tout à la fois une exigence pour elle-même
et un moyen pour les classes populaires de faire valoir leurs
droits et revendications.
La démocratie – prise dans son sens général de reconnaissance
de la légitimité des visions différentes des rapports entre
l’individu et la société, de la diversité des intérêts, comme de
celle des institutions nécessaires pour promouvoir leur mise en
œuvre – est la condition incontournable de l’émancipation
humaine. On ne peut imaginer cette émancipation sans celle de
l’esprit. La démocratie donne à la créativité dans tous les
domaines ses chances maximales. Mais la démocratie – prise
alors dans son sens plus précis d’ensemble des institutions qui
en définissent les pratiques et l’encadrent – est également un
moyen : celui de faciliter la promotion des intérêts du
« peuple » (des classes populaires) ou au contraire d’en
entraver le déploiement. Dans ce dernier sens on devra donc
distinguer soigneusement les moyens de la démocratie
populaire de ceux de la démocratie réservée aux privilégiés.
Qualifier la démocratie de « populaire » peut paraître relever
du pléonasme puisque démos signifie peuple en grec. Mais le
pléonasme est rendu nécessaire du fait que la démocratie que
l’idéologie dominante nous propose a été conçue et construite
pour servir les privilégiés et non promouvoir le pouvoir des
classes populaires.
Une démocratie authentique est indissociable du progrès
social. Cela signifie qu’elle doit associer les exigences de la
liberté et celles, non moins importantes, de l’égalité. Or ces
deux valeurs ne sont pas spontanément nécessairement
complémentaires mais souvent conflictuelles. La liberté,
associée à la propriété placée sur le même plan, sanctifiée par
le système économique, réduit l’espace de réalisation des
revendications à l’égalité. Car la propriété est forcément celle
d’une minorité, à notre époque celle des grands oligopoles
financiers dominants. Dans ces conditions l’association
liberté/propriété assoit le pouvoir réel d’une ploutocratie,
réduisant la démocratie à la pratique de rites sans portée. En
contrepoint l’égalité (ou tout au moins une certaine dose de
moindre inégalité) peut être – et a été souvent dans l’histoire
contemporaine – garantie par le pouvoir, sans grande tolérance
pour l’exercice des libertés citoyennes.
Combiner liberté et égalité constitue l’essence du défi auquel
les peuples contemporains sont confrontés.
La démocratie institutionnelle que l’idéologie dominante nous
propose constitue un obstacle au progrès démocratique
authentique. Les avancées de la démocratie ont toujours été
produites par les luttes populaires, et ces avancées ont été plus
marquées dans les moments révolutionnaires.
La démocratie telle que nous la connaissons n’a pas été – et
n’est toujours pas – conçue pour favoriser l’expression des
revendications populaires, mais pour leur opposer des
obstacles difficilement franchissables. Les tendances récentes
dominantes dans la pratique institutionnalisée de la démocratie
électorale et représentative poursuivent ouvertement l’objectif
de réduire ce que leurs promoteurs appellent « l’excès de
démocratie » ! L’idéologie dominante associe « démocratie »
et « liberté des marchés » (c’est à dire en fait capitalisme) et
les prétend indissociables : pas de démocratie sans marché,
donc pas de socialisme démocratique concevable. Il ne s’agit
là que d’une formulation idéologique - au sens vulgaire et
négatif du terme – tautologique. Au demeurant l’histoire du
capitalisme réellement existant comme système mondialisé
démontre que même cette démocratie tronquée n’a jamais
constitué que l’exception et non la règle.
Dans les centres du capitalisme eux-mêmes les progrès de la
démocratie représentative ont toujours été le produit des luttes
populaires, retenues aussi longtemps que possible par les
tenants du pouvoir (les propriétaires). Cela est un fait
incontestable qu’il s’agisse d’élargissement du suffrage (le
suffrage universel est récent), du renforcement des pouvoirs
législatifs face aux privilèges des Rois, des aristocraties
associées et du Haut Commandement militaire, d’inclusion
dans les droits de limites à la liberté des propriétaires (droits
du travail, sécurité sociale etc.).
A l’échelle du système du capitalisme mondial l’association
démocratie (tronquée)/capitalisme est encore plus visiblement
sans fondement réel. Dans les périphéries (80 % de
l’humanité) intégrées dans le capitalisme mondial réel, la
démocratie n’a jamais – ou presque – été à l’ordre du jour du
possible, ou même souhaitable pour le fonctionnement de
l’accumulation capitaliste. Dans ces conditions j’irai même
jusqu’à dire que les avancées démocratiques dans les centres,
si elles ont bien été le produit des luttes des classes populaires
concernées, n’en ont pas moins été largement facilitées par les
avantages des sociétés concernées dans le système mondial.
Les mouvements populaires et les peuples en lutte pour le
socialisme et la libération du joug impérialiste ont été à
l’origine de percées démocratiques authentiques amorçant une
théorie et une pratique associant, elles, démocratie et progrès
social. Cette évolution - au-delà du capitalisme, de son
idéologie et de sa pratique restreinte de la démocratie
représentative et procédurale – a été amorcée très tôt, dès la
Révolution française. Elle s’est exprimée d’une manière plus
mûre et plus radicale dans les révolutions ultérieures, dans la
Commune de Paris, la révolution russe, la révolution chinoise
et quelques autres (celles du Mexique, de Cuba, du Vietnam).
Je ne suis pas de ceux qui s’abstiennent de critiquer
sévèrement les dérives autoritaires, voire sanguinaires, qui ont
accompagné les moments révolutionnaires de l’histoire. En
expliquer les raisons ne les justifie pas et n’en réduit pas leur
portée destructrice de l’avenir socialiste qu’elles véhiculaient.
Encore faudrait-il rappeler également les crimes permanents
du capitalisme/impérialisme réellement existant, les massacres
coloniaux, ceux associés aux « guerres préventives » conduites
aujourd’hui par les Etats Unis et leurs alliés. La « démocratie »
dans ces conditions, quand elle n’est pas simplement rayée de
l’ordre du jour, n’est guère qu’une mascarade.
La démocratie est aujourd’hui en recul dans le monde
Dans le cadre en place du capitalisme des monopoles
généralisés et mondialisés la démocratie (même dans ses
formes tronquées) n’est pas en progrès – réel ou même
potentiel – mais au contraire en recul. Dans le capitalisme
contemporain des monopoles la démocratie électorale est
associée – quand elle existe – non au progrès social mais à la
régression sociale. De ce fait elle est menacée de perte de
légitimité et de crédibilité. « Le marché décide de tout, le
Parlement (quand il existe) de rien ». De surcroît la guerre
conduite « contre le terrorisme » sert, comme on le sait, de
prétexte pour réduire les droits démocratiques, pour le plus
grand profit du pouvoir de la ploutocratie financière du
capitalisme sénile. Les peuples risquent alors d’être attirés par
l’illusion des replis « identitaires » (para ethniques et/ou para
religieux), antidémocratiques par essence, qui les enferment
dans l’impasse.
Dans les pays du centre capitaliste/impérialiste les classes
populaires (et même en grande partie les classes moyennes, au
moins potentiellement) aspirent certainement à plus de
démocratie réelle, plus d’égalité, plus de solidarité et de
sécurité sociale (sécurité de l’emploi, des systèmes de retraites
etc.). Il n’est pas dit que l’idéologie de la compétition sauvage
sera indéfiniment acceptée. Mais les peuples du Nord sont-ils
disposés à renoncer aux avantages importants que leur procure
le pillage de la Planète qui implique le maintien des peuples du
Sud dans le sous- développement ? Le souci écologique d’un
développement « durable » devrait appeler à remettre en
question sérieusement ces avantages. Doit-on constater que,
probablement pour cette même raison, la manifestation de ce
souci ne dépasse pas l’expression de vœux pieux. Ici la
soumission à la farce démocratique est intériorisée par un
discours auto qualifié de « post moderniste » qui, tout
simplement, refuse d’en reconnaître l’importance des effets
destructeurs. Qu’importe les élections, l’essentiel se passe
ailleurs, dit-on : dans la « société civile » où les individus
seraient devenus ce que le virus libéral prétend qu’ils sont –
alors qu’ils ne le sont pas ! – les sujets de l’histoire.
Mais la farce démocratique ne fonctionne pas dans les
périphéries du système. Ici, dans la zone des tempêtes, l’ordre
en place ne bénéficie d’aucune légitimité suffisante pour
permettre la stabilisation de la société.
La persistance d’aspirations « passéistes » n’est pas le produit
de « l’arriération » solide des peuples concernés (le discours
habituel sur le sujet) mais une réponse inefficace à un défi réel.
Tous les peuples et les nations des périphéries n’ont pas
seulement été soumis à l’exploitation économique féroce du
capital impérialiste, ils ont été, de ce fait, soumis tout autant à
l’agression culturelle. La dignité de leurs cultures, de leurs
langues, de leurs coutumes, de leur histoire a été niée avec le
plus grand mépris. Il n’est pas surprenant que ces victimes du
colonialisme externe ou interne (les Indiens d’Amérique)
associent naturellement leur libération sociale et politique à la
restauration de leur dignité nationale. Mais à son tour ces
aspirations légitimes invitent à tourner les regards vers le passé
exclusivement, en espérant y trouver la réponse aux questions
d’aujourd’hui et de demain. Le risque est alors réel de voir le
mouvement d’éveil et de libération des peuples concernés
s’enfermer dans des impasses tragiques, dès lors que le
« passéisme » est pris comme axe central du renouveau
recherché. Ce désarroi est à l’origine, entre autre, du
« renouveau religieux ». J’entends par là la résurgence
d’interprétations religieuses et para religieuses conservatrices
et réactionnaires, « communautaristes », ritualistes. Le
« monothéisme » ici convole avec le « moneytheism » sans
problème. J’exclus évidemment de ce jugement les
interprétations religieuses qui mobilisent le sens qu’elles
donnent à la spiritualité pour légitimer leur prise de position
aux côtés de toutes les forces sociales en lutte pour
l’émancipation. Mais les premières sont dominantes, les
secondes minoritaires, souvent marginalisées. D’autres
formulations idéologiques non moins réactionnaires
compensent de la même manière le vide créé par le virus
libéral : les « nationalismes » et les communautarismes
ethniques ou para ethniques en constituent de beaux exemples.
Dans les pays de la périphérie le défi ne peut être relevé que si
pour une longue période de transition (de type séculaire) les
systèmes politiques de démocratie populaire parviennent avec
succès à combiner trois objectifs : le maintien et le
renforcement de l’indépendance nationale dans un système
international multipolaire fondé sur le principe d’une
mondialisation négociée, l’accélération incontournable du
développement des forces productives sans laquelle il est vain
de parler de l’éradication de la pauvreté et de la construction
d’un monde multipolaire équilibré, l’affirmation de la place
grandissante des valeurs du socialisme et en particulier de
l’égalité. Ce défi concerne trois quarts de l’humanité. La
démocratie n’est pas une recette qu’il suffirait d’adopter. Sa
réalisation est un processus sans fin, ce qui me fait lui préférer
le terme de démocratisation. En contrepoint la « recette »
proposée – pluripartisme et élections – tourne à la farce et fait
perdre à la lutte pour la démocratie sa légitimité. Accepter
cette solution comme « moins mauvaise » enferme dans
l’impasse démoralisante. Et les discours concernant la « bonne
gouvernance » et la « réduction de la pauvreté » n’apportent
aucune réponse aux effets destructeurs du libéralisme.
Le combat pour la démocratisation de la société est
indissociable du combat pour changer le pouvoir politique en
place Le combat pour la démocratisation exige mobilisation,
organisation, choix des actions, vision stratégique, sens de la
tactique, politisation des luttes. Sans doute ces formes ne
peuvent pas être décrétées à l’avance, à partir de dogmes
sanctifiés. Mais leur identification reste incontournable. Car il
s’agit bel et bien de faire reculer le système des pouvoirs en
place, et en perspective de lui substituer un autre système de
pouvoirs. Sans doute la formule de « la » révolution qui
substitue d’emblée le pouvoir du peuple à celui du capital,
sanctifiée, doit-elle être abandonnée. Par contre des avancées
révolutionnaires sont possibles, fondées sur celles de pouvoirs
nouveaux, populaires, réels, qui font reculer ceux qui
continueront à défendre les principes de reproduction de
l’inégalité.
Abandonner la question du pouvoir c’est jeter le bébé avec
l’eau du bain. Croire que la société peut être transformée sans
la destruction fut-elle progressive du système du pouvoir en
place relève de la naïveté la plus extrême. Car tant que les
pouvoirs en place restent ce qu’ils sont, loin d’être
« dépossédés » par le changement social, ils sont en mesure de
capter celui-ci de le soumettre, de l’intégrer dans le
renforcement – et non l’affaiblissement – du pouvoir du
capital.
La triste dérive de l’écologisme, devenu champ nouveau
ouvert à l’expansion du capital, en témoigne. Eluder la
question du pouvoir, c’est placer les mouvements dans une
situation qui ne leur permet pas de passer à l’offensive, les
contraindre à rester sur des positions de défensive, de
résistance aux offensives de ceux qui disposent du pouvoir, et
donc de l’initiative.
Le mouvement au socialisme à travers le monde, Nord et Sud,
inventera les formes de la démocratie authentique nouvelle
requise. A chacune de ses étapes, ses avancées doivent donner
lieu à leur institutionnalisation politique et juridique adéquate.
Le lecteur en trouvera des exemples dans l’annexe deux du
chapitre sept (« de l’audace »).
3. Ecologisme et marxisme
La question écologique revient dans presque tous les débats.
On le comprend, tant l’ampleur des désastres écologiques est
désormais visible. Mais ces débats sortent rarement de la
confusion. Seule une petite minorité des mouvements en lutte
comprend que la réponse au défi exige de sortir de la logique
de l’accumulation capitaliste. Les puissances en place ont vite
compris le danger et ont déployé de gros efforts prétendus
scientifiques – en réalité de pure propagande idéologique –
pour démontrer qu’un capitalisme vert était possible. J’y ai fait
référence dans les développements que j’ai consacré à la
question du développement prétendu « durable » (La loi de la
valeur mondialisée, pages 135-144). J’ai également, en
contrepoint, développé l’idée que les travaux de Wackernagel
et de Rees que je commentais illustraient la possibilité d’un
calcul (je dis bien calcul, c’est-à-dire mesure quantifiée) des
valeurs d’usage, à condition de sortir du capitalisme.
L’ouvrage de François Houtart (L’agro énergie, 2008)
décortique la supercherie du « capitalisme vert ». John B.
Foster a approfondi avec maîtrise la thèse de Marx écologiste.
Pour ces raisons il m’est apparu utile au lecteur de mes
Mémoires de connaître ce point de vue qui est le mien, que j’ai
repris inlassablement dans beaucoup de nos débats. Le texte
qui suit est tiré de mon livre la Loi de la valeur mondialisée.
Le point de vue des courants dominants de l’écologisme, en
particulier évidemment celui de l’écologisme
“fondamentaliste”, n’est pas celui du marxisme, bien que les
uns et les autres dénoncent à juste titre les effets destructeurs
du “développement” tel qu’il est.
L’écologisme attribue cet effet destructeur à l’adhésion de la
“modernité” à une philosophie qualifiée de “eurocentrisme” et
“prométhéenne” selon laquelle “l’être humain” ne ferait pas
partie de la “nature” mais prétendrait” soumettre celle-ci à la
satisfaction de ses besoins. Cette thèse entraîne un corollaire
culturaliste fatal. Car elle inspire l’appel à l’adhésion à une
“autre philosophie” qui place l’accent sur l’appartenance de
l’humanité à la nature, sa “mère”. Dans cet esprit l’éloge est
fait, en contrepoint de la philosophie qualifiée “d’occidentale”,
de philosophies prétendues alternatives et meilleures, comme
celle dérivée à partir d’une lecture particulière de
l’hindouisme. Un éloge inconsidéré, qui ignore que la pratique
de la société “hindouiste” n’a pas été (et n’est pas) différente
de celle des sociétés dites occidentales, ni en ce qui concerne
l’usage de la violence (la société hindouiste est tout sauf “non
violente” comme elle se prétend être) ni en ce qui concerne la
soumission de la nature à son exploitation.
Marx développe son analyse sur un tout autre terrain. Il
attribue le caractère destructif de l’accumulation du capital à la
logique de la rationalité du capitalisme, commandée
exclusivement par la recherche du profit immédiat (la
rentabilité à court terme). Il en fait la démonstration et en tire
la conclusion explicite dans le livre 1 du Capital.
Ces deux méthodes de lecture de l’histoire et de la réalité
inspirent des jugements différents sur “ce qu’il faut faire” pour
relever le défi (les effets destructeurs du “développement”).
Les écologistes sont portés à “condamner le progrès” et
rejoignent alors les post modernistes dans ce jugement négatif
à l’égard des découvertes scientifiques et des avancées de la
technologie. La condamnation inspire à son tour une méthode
mise en œuvre pour imaginer ce que l’avenir pourrait être qui
est, pour le moins qu’on puisse dire, peu réaliste. On construit
ainsi des projections conduisant à l’épuisement de telle ou telle
ressource naturelle (les énergies fossiles par exemple), et on
généralise la validité de ces conclusions – fatalement
alarmistes – par l’affirmation, juste dans son principe mais
sans portée concernant ce qu’on peut en déduire, que les
ressources de la Planète ne sont pas infinies. On ignore donc
délibérément les découvertes scientifiques possibles de
l’avenir qui pourraient annihiler telle ou telle conclusion
alarmiste. Bien entendu l’avenir lointain restera inconnu et la
garantie que le “progrès” permettra toujours de trouver la
solution de défis à venir inconnus n’existera jamais. La
science n’est pas un substitut à la croyance en l’éternité
(religieuse ou philosophique). Placer sur ce terrain le débat sur
la nature des défis et les manières d’y faire face ne conduit
nulle part.
En contrepoint, en plaçant le débat sur le terrain défriché par
Marx – l’analyse du capitalisme – on est en mesure d’avancer
dans celle des défis. Oui il y aura encore, dans l’avenir, des
découvertes scientifiques à partir desquels des technologies de
maîtrise des richesses de la nature pourront être dérivées. Mais
ce qu’on peut affirmer, sans crainte d’erreur, est que, tant que
la logique du capitalisme impose à la société la soumission
dans ses options aux exigences exclusives de la rentabilité à
court terme (que la valorisation du capital implique), les
technologies qui seront mises en œuvre pour l’exploitation des
nouvelles avancées scientifiques ne seront choisies que si elles
sont rentables dans le court terme et que de ce fait elles
comportent un risque élevé d’être écologiquement
destructrices, et même de plus en plus telles. C’est donc
seulement lorsque l’humanité aura construit un mode de
gestion de la société fondé sur la prise en considération des
valeurs d’usage et l’aura substitué à sa gestion par la valeur
d’échange associée à la valorisation du capital, que seront
réunies les conditions pour une meilleure gestion des rapports
entre l’humanité et la nature. Je dis bien une gestion meilleure
et non une gestion parfaite et définitive, qui annihile les limites
auxquelles se heurtent toute pensée et action humaines. La
critique précoce de l’eurocentrisme que j’ai proposée (reprise
dans l’édition augmentée, Modernité, Religions, Démocratie,
Critique de l’eurocentrisme, Critique du culturalisme,
Parangon, 2008) se situait dans la poursuite de l’œuvre
amorcée par Marx, en contrepoint du discours culturaliste post
moderniste et prétendu écologiste.
Le choix par les écologistes d’un mauvais terrain pour débattre
de ces questions enferme dans des impasses non seulement
théoriques, mais de surcroît politiques. Car ce choix permet la
manipulation par les forces dominantes du capital de toutes les
propositions politiques qu’on en déduit. On sait comment
l’alarmisme permet aux sociétés de la triade impérialiste de
conserver leur privilège d’accès exclusif aux ressources de la
planète et d’interdire aux peuples des périphéries d’être en
mesure de faire face aux exigences de leur développement –
quel qu’il soit, “bon” ou “mauvais”. On ne répond pas
correctement aux discours “anti-alarmistes” en signalant le fait
– incontestable – qu’ils sont eux-mêmes des fabrications de
“lobbies” (comme par exemple celui de l’automobile). Le
monde du capital fonctionne toujours de cette manière : les
lobbies qui défendent les intérêts particuliers de segments du
capital s’affrontent sans fin. Aux lobbies des partisans de
choix énergétivores s’opposent désormais des lobbies du
capitalisme “vert”. Les écologistes ne pourront sortir de ce
labyrinthe que s’ils comprennent qu’il leur faut devenir …
marxistes.
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interdite
CHAPITRE UN
LE MONDE ARABE : NATIONALISME, ISLAM
POLITIQUE, LES REVOLUTIONS ARABES
ANNONCEES
DOCUMENTS INTRODUCTIFS
Je fais précéder le chapitre de mes Mémoires concernant le
monde arabe de cinq documents introductifs : 1°) la trajectoire
historique du monde arabe contemporain; 2°) l’avortement de
la Nahda; 3°) modernité, démocratie, laïcité et Islam; 4°) le
déploiement du projet militaire des Etats Unis; 5°) la question
palestinienne.
Leur lecture permettra au lecteur de mes Mémoires de situer
exactement mes arguments dans les débats arabes dont je fais
le compte rendu. La scène arabe est occupée par le conflit
permanent entre trois familles de positions politiques qui
ouvrent ou ferment trois perspectives : 1°) les positions du
modernisme bourgeois, compradore certes, mais néanmoins
animé par la volonté de construire des Etats arabes
« modernes », pas nécessairement démocratiques; 2°) celles de
l’Islam politique réactionnaire véhiculé par les monarchies
archaïques du Golfe, les Frères Musulmans et les Salafistes;
3°) enfin celles possibles d’une gauche arabe universaliste,
s’inscrivant dans le mouvement au socialisme.
Il faut donc savoir pourquoi il en est ainsi quelles sont les
raisons profondes de ces cassures, avant d’en examiner les
manifestations dans les débats concernés. Car ces analyses
sous- jacentes reviennent d’une manière lancinante dans tous
les débats arabes.
1. La trajectoire historique du monde arabe contemporain
Le monde arabe a parcouru au cours du dernier demi-siècle
une trajectoire constituée de trois étapes successives marquées.
L’Egypte de Nasser, la Syrie et l’Irak baassistes, l’Algérie de
Boumeddienne ont été de 1955 à 1975 des acteurs majeurs
dans le déploiement du front des Non Alignés et de son
rayonnement en Afrique. La première conférence des
mouvements de libération en Afrique s’est tenue au Caire en
1957; il en sortira l’Organisation de solidarité des peuples
d’Asie et d’Afrique. Le projet de Nouvel ordre économique
international – le chant du cygne des Non Alignés – a été
rédigé à Alger en 1974. Ce ne sont pas là des hasards.
Mais alors que les effets sociaux positifs des « révolutions
arabes » (que j’ai qualifiées de « nationales populistes »)
s’épuisent dans le temps bref de une ou deux décennies, la
rente pétrolière prend la relève à partir de 1973 pour nourrir
l’illusion d’une modernisation facile. Le jeu de mots connu par
tous les Arabes- al fawra mahal al thawra (le jaillissement –
sous- entendu du pétrole- à la place de la révolution) résume
ce transfert des espoirs. Qui est simultanément transfert du
centre de gravité de la décision stratégique du Caire à Riad. Et
qui survient au moment où on commence à voir que la
perspective est celle de l’épuisement de cette ressource non
renouvelable. Dans ce cadre les Etats-Unis amorcent la mise
en œuvre de ce qui deviendra le projet de contrôle militaire de
la planète, moyen pour eux de s’assurer de l’accès exclusif à
leur profit de cette ressource énergétique irremplaçable. A
partir de 1990 l’intervention armée des Etats-Unis, devenue
réalité, a modifié de fond en comble la nature des défis
auxquels les sociétés arabes et autres de la région sont
désormais confrontées.
Enlisés dans « l’infitah » (« l’ouverture » associée à l’illusion
pétrolière) les régimes arabes ont perdu la légitimité dont ils
avaient bénéficié jusqu’alors. Et dans le vide politique
s’engouffre l’Islam politique qui occupe depuis le devant de la
scène. « Le vieux monde se meurt, le nouveau n’est pas encore
né; dans la pénombre se dessinent des monstres » (Gramsci).
Pour une personne de mon âge, qui a vécu ces trois temps,
l’involution que cette succession représente appelait
nécessairement une réflexion approfondie sur les raisons de
cet échec dramatique. L’ayant vécu de l’intérieur, j’ai donc
proposé sur cette question des réflexions écrites que le lecteur
trouvera ailleurs. J’ai attribué l’involution à deux ensembles de
causes : celles qui relèvent des limites et des contradictions de
la « Nahda » arabe ( la « Renaissance » amorcée à partir du
XIX ième siècle), lesquelles sont à l’origine de la permanence
du modèle politique du « régime des mamelouks » ( je renvoie
ici à S. Amin et A. El Kenz, Le monde arabe; 2003, pp 6-8,
61-71); et celles qui relèvent de la géopolitique mondiale du
nouvel impérialisme collectif de la « triade » (Etats Unis,
Europe et Japon) et du leadership des Etats-Unis. (cf S. Amin,
L’hégémonisme des Etats Unis et l’effacement du projet
européen; 2000).
2. L’avortement de la Nahda
Modernité et Renaissance européenne
La modernité est fondée sur le principe que les êtres humains,
individuellement et collectivement font leur histoire et que
pour le faire ils ont le droit d’innover, de ne pas respecter la
tradition. Proclamer ce principe c’était opérer une rupture avec
le principe fondamental qui régissait toutes les sociétés pré-
modernes, y compris bien entendu celle de l’Europe féodale et
chrétienne. Ce principe appelait à renoncer aux formes
dominantes de légitimation du pouvoir – dans la famille, dans
les communautés au sein desquelles sont organisés les modes
de vie et de production, dans l’Etat – fondées jusqu’alors sur
une métaphysique, généralement d’expression religieuse. Elle
implique donc la séparation entre l’Etat et la religion, une
laïcisation radicale, condition de déploiement des formes
modernes de la politique.
La modernité est née avec cette proclamation. Il ne s’agissait
pas d’une re-naissance, mais d’une naissance tout court. La
qualification de Renaissance que les Européens eux- mêmes
ont donné à ce moment de l’histoire est donc trompeuse. Elle
est le produit d’une construction idéologique selon laquelle
l’Antiquité gréco-romaine aurait connu le principe de
modernité, enseveli pendant le « Moyen Age » (entre la
modernité antique et la nouvelle modernité) par
l’obscurantisme religieux. Perception mythique de l’Antiquité
qui fonde à son tour l’eurocentrisme, par lequel l’Europe
prétend hériter de son passé, « retourner à ses sources » (d’où
Re-naissance), alors qu’en fait elle opère une rupture avec sa
propre histoire.
La naissance concomitante de la modernité et du capitalisme
n’est pas le produit du hasard. Les rapports sociaux propres au
nouveau système de production que constitue le capitalisme
impliquaient la liberté d’entreprise, celle de l’accès aux
marchés, la proclamation du droit intangible à la propriété
privée (« sacralisée »). La vie économique, émancipée de la
sorte de la tutelle du pouvoir politique qui caractérisait les
régimes antérieurs à la modernité, s’érige en domaine
autonome de la vie sociale, mu par ses seules propres lois. Le
capitalisme substitue à la détermination traditionnelle de la
richesse par le pouvoir un rapport de causalité inverse faisant
de la richesse la source du pouvoir.
La Nahda arabo islamique
La Renaissance européenne était le produit d’une dynamique
sociale interne, la solution apportée aux contradictions propres
à l’Europe de l’époque par l’invention du capitalisme. Par
contre ce que les Arabes ont appelé, par imitation, leur
Renaissance – la Nahda du XIXe siècle – ne l’était pas. Elle
était la réaction à un choc externe. L’Europe que la modernité
avait rendu puissante et conquérante exerçait sur le monde
arabe un effet ambigu, à la fois d’attraction (admiration) et de
répulsion (par l’arrogance de sa conquête). La Re-naissance
arabe prend son qualificatif au pied de la lettre. Elle pense que
si, comme les Européens l’auraient fait (c’est ce qu’ils disent
eux- mêmes), les Arabes « retournaient » à leurs sources, un
moment avilies, ils retrouveraient leur grandeur. La Nahda ne
sait pas en quoi consiste la modernité qui fait la puissance de
l’Europe.
La Nahda n’opère pas les ruptures nécessaires avec la tradition
qui définissent la modernité. Elle ne saisit pas ce que signifie
la laïcité, condition pour que la politique devienne le domaine
de l’innovation libre, donc de la démocratie au sens moderne.
La Nahda croit pouvoir lui substituer une relecture de la
religion purgée de ses dérives obscurantistes. Et jusqu’à ce
jour les sociétés arabes sont mal équipées pour comprendre
que la laïcité n’est pas une « spécificité » occidentale, mais
une exigence de la modernité. La Nahda ne comprend pas ce
que signifie la démocratie, entendue justement comme le droit
de rompre avec la tradition. Elle reste donc prisonnière des
concepts de l’Etat autocratique; elle appelle de ses vœux un
despote « juste » (al moustabid al adel) – pas même
« éclairé ». Et la nuance est significative. La Nahda ne
comprend pas que la modernité produit également l’aspiration
des femmes à leur libération, exerçant par là même leur droit
d’innover, de rompre avec la tradition. La Nahda réduit la
modernité à l’apparence immédiate de ce qu’elle produit : le
progrès technique. Cette présentation volontairement
simplifiée ne signifie pas que son auteur ignore les
contradictions qui se sont exprimées dans la Nahda, ni que
certains penseurs d’avant-garde aient eu conscience des défis
réels de la modernité, comme Kassem Amin en ce qui
concerne l’importance de la libération des femmes, Ali Abdel
Razek de celle de la laïcité, Abdel Rahmane Kawakibi du défi
démocratique. Mais aucune de ces percées n’a été suivie
d’effets; au contraire la société arabe a réagi en renonçant à
poursuivre dans les voies indiquées. La Nahda n’est donc pas
le moment de la naissance de la modernité en terre arabe, elle
est celui de son avortement.
Dans son livre magnifique, Les Arabes et la Shoah, Gilbert
Achcar décortique les écrits de Rachid Reda, le dernier
maillon de la chaîne de la Nahdah en dérive. Reda écrit dans
les années 1920, inspire les Frères Musulmans dès l’origine.
L’Islam qu’il propose, qualifié de « retour aux sources », est
rigoureusement vide de pensée. Islam conservateur de
convenance et d’affirmation communautaire, ritualiste.
L’adhésion de Reda et des Frères Musulmans au wahabisme,
expression tout également haineuse à l’égard de toute velléité
de pensée critique, qui ne répond guère qu’aux exigences
d’une société archaïque de nomades, annonce l’Islam
politique.
Limites et contradictions de la modernité
La modernité qui s’est déployée sous les contraintes des
limites du capitalisme est, de ce fait, contradictoire, promettant
beaucoup plus qu’elle ne peut produire et générant de ce fait
des espoirs inassouvis. L’humanité contemporaine est donc
confrontée aux contradictions de cette modernité – la seule que
nous connaissions jusqu’ici – qui n’est que la modernité
amorcée par l’étape capitaliste de l’histoire. Le capitalisme et
sa modernité sont destructeurs de l’être humain, réduit au
statut de marchandise porteuse de la force de travail. Par
ailleurs la polarisation à l’échelle mondiale que véhicule
l’accumulation du capital à cette échelle annule pour la
majorité de la population humaine – celle des périphéries du
système – toute perspective de satisfaction des besoins que la
modernité promet. Pour les grandes majorités cette modernité
en question est tout simplement odieuse. Son rejet est donc
violent. Mais rejeter est un acte négatif. Les insuffisances des
projets alternatifs annihilent l’efficacité de la révolte et
finalement l’inscrivent dans la soumission de fait aux
exigences du capitalisme et de la modernité qu’on prétend
refuser. L’illusion principale s’alimente de la nostalgie du
passé pré-moderne. Dans les périphéries la posture passéiste
procède d’une révolte violente et justifiée, dont elle n’est
qu’une forme névrotique et impuissante, parce que tout
simplement elle est fondée sur l’ignorance de la nature du défi
de la modernité.
Le passéisme s’exprime dans des langages divers,
généralement ceux d’une interprétation religieuse intégriste ou
fondamentaliste, masquant en fait une option conservatrice
conventionnelle, ou ceux de l’ethnicité parée de vertus
spécifiques transcendant les autres dimensions de la réalité
sociale – les classes entre autre. Le dénominateur commun à
toutes ces formes est leur attachement à une thèse culturaliste
en vertu de laquelle religions et ethnies seraient caractérisées
par des spécificités transhistoriques qui définiraient des
identités intangibles. Sans fondement scientifique, ces postures
n’en sont pas moins mobilisatrices de masses marginalisées et
désemparées par les destructions de la modernité capitaliste.
Mais elles sont par là même des moyens efficaces de
manipulations qui s’inscrivent dans des stratégies confortant la
soumission de fait à la dictature conjointe des forces
dominantes dans la mondialisation capitaliste et de ses
courroies de transmission locales et subalternes. L’Islam
politique est un bel exemple de ce mode de gestion dans le
capitalisme périphérique. En Amérique latine et en Afrique la
prolifération de « sectes » obscurantistes d’origine para
protestantes soutenues par les appareils nord-américains pour
faire barrage à la théologie de la libération manipule le
désarroi des exclus et leur révolte contre l’Eglise officielle
conservatrice. (extraits de : Samir Amin, Le monde arabe dans
la longue durée)
3. Modernité, démocratie, laïcité et Islam
L’image que la région arabe et islamique donne d’elle-même
aujourd’hui est celle de sociétés dans lesquelles la religion
(l’Islam) occupe le devant de la scène dans tous les domaines
de la vie sociale et politique. Au point qu’il paraît incongru
d’imaginer qu’il puisse en être autrement. La majorité des
« observateurs » étrangers (responsables politiques et médias)
en concluent qu’il faudra bien que la modernité, voire la
démocratie, s’accommodent de cette présence lourde de
l’Islam, interdisant de facto la laïcité.
La modernité constitue une rupture dans l’histoire universelle,
amorcée en Europe à partir du XVIe siècle. La modernité
proclame l’être humain responsable de son histoire,
individuellement et collectivement, et par là même rompt avec
les idéologies dominantes prémodernes. La modernité permet
alors la démocratie, comme elle exige la laïcité, au sens de
séparation du religieux et du politique.
Où se situent de ce point de vue les peuples de la région
« Moyen Orient » concernée ? L’image de foules de barbus
prosternés et de cohortes de femmes voilées, inspire des
conclusions un peu trop rapides concernant l’intensité de
l’adhésion religieuse des individus. On mentionne rarement les
pressions sociales exercées pour obtenir le résultat; les femmes
n’ont pas choisi le voile, on le leur impose avec la dernière
violence; se faire remarquer par son absence à la prière coûte
presque toujours le travail, parfois la vie. Les amis
occidentaux « culturalistes » qui appellent au respect de la
diversité des convictions se renseignent rarement sur les
procédés mis en œuvre par les pouvoirs pour donner l’image
qui leur convient. Il y a certes des « fous de Dieu ». Sont-ils en
proportion plus nombreux que les Catholiques d’Espagne qui
défilent à Pâques ? Ou que les foules innombrables qui aux
Etats Unis écoutent les téléprédicateurs ?
La région en tout cas n’a pas toujours donné cette image d’elle
même. Au delà des différences de pays à pays, on peut
identifier une grande région qui va du Maroc à l’Afghanistan,
intègre tous les peuples arabes (à l’exception de ceux de la
péninsule arabique), les Turcs, les Iraniens, les Afghans et les
peuples d’Asie centrale ex soviétique, dans laquelle les
potentiels de développement de la laïcité sont loin d’être
négligeables. La situation est différente chez d’autres peuples
voisins, les Arabes de la péninsule ou les Pakistanais.
Dans la région concernée les traditions politiques ont été
fortement marquées par les courants radicaux de la modernité :
les Lumières, la révolution française, la révolution russe, le
communisme de la IIIe internationale ont été présents dans
tous les esprits et y ont occupé beaucoup plus de place que le
Parlementarisme de Wetsminster par exemple. Ces courants
dominants ont inspirés les modèles majeurs de la
transformation politique que les classes dirigeantes ont mis en
œuvre, qu’on pourrait qualifier par certains de leurs aspects de
formes de « despotisme éclairé ».
C’était certainement le cas dans l’Egypte de Mohamed Ali ou
du Khédive Ismail. Le kémalisme en Turquie et la
modernisation en Iran ont opéré avec des méthodes qui s’en
rapprochent. Le national-populisme propre aux étapes plus
récentes de l’histoire appartient à la même famille de projets
politiques « modernistes ». Les variantes du modèle ont été
nombreuses (FLN algérien et bourguibisme tunisien,
nassérisme égyptien, baasisme de Syrie et d’Irak), mais la
direction du mouvement analogue. Les expériences
d’apparence extrême – les régimes dits « communistes » en
Afghanistan et au Yémen du Sud – n’étaient en réalité guère
différents. Tous ces régimes ont beaucoup réalisé, et, pour
cette raison, bénéficié d’un soutien populaire très large. C’est
pourquoi, quand bien même n’ont-ils pas été véritablement
démocratiques, ils ouvraient la voie à une évolution possible
dans cette direction. Dans certaines circonstances – comme
celles de l’Egypte de 1920 à 1950 – l’expérience de
démocratie électorale a été tentée, soutenue par le centre anti-
impérialiste modéré (le Wafd), combattue par la puissance
impérialiste dominante (la Grande Bretagne) et ses alliés
locaux (la Monarchie). La laïcité – mise en œuvre dans des
versions modérées à vrai dire – n’était pas « refusée » par les
peuples; c’était au contraire les hommes de religion qui
passaient auprès de l’opinion générale pour des obscurantistes
– ce qu’ils étaient dans leur grande majorité.
Les expériences modernistes – du despotisme éclairé au
national populisme radical - n’ont pas été le produit du hasard.
Elles ont été imposées par des mouvements politiques
puissants, dominants dans les classes moyennes, qui
exprimaient par ce moyen leur volonté de s’imposer dans la
mondialisation moderne comme partenaires à part entière, de
plein droit. Ces projets qu’on peut qualifier de « bourgeois
nationaux » étaient modernistes, laïcisants et potentiellement
porteurs d’évolutions démocratiques. Mais précisément parce
que ces projets entraient en conflit avec les intérêts de
l’impérialisme dominant, celui-ci les a combattus sans relâche
et mobilisé systématiquement à cet effet les forces
obscurantistes en déclin.
On connaît l’histoire des Frères Musulmans, littéralement
créés dans les années 1920 en Egypte par les Britanniques et la
Monarchie pour barrer la route au Wafd démocrate et laïc. On
connaît l’histoire de leur retour en masse de leurs asiles
séoudiens après la mort de Nasser, organisé par la CIA et
Sadate. On connaît l’histoire des Talibans formés par la CIA
au Pakistan pour combattre les « communistes » qui avaient
ouvert les écoles à tous, garçons et filles. On sait même que les
Israéliens ont soutenu Hamas à ses débuts pour affaiblir les
courants laïcs et démocratiques de la résistance palestinienne.
L’Islam politique aurait eu beaucoup de difficultés à franchir
les frontières de l’Arabie saoudite et du Pakistan sans le
soutien résolu permanent et puissant des Etats Unis. Sans
doute la société de l’Arabie Saoudite n’avait-elle jamais
amorcé sa sortie de la tradition lorsque fut découvert l’océan
de pétrole qui gisait sous son sol. L’alliance entre
l’impérialisme et la classe dirigeante « traditionnelle », scellée
immédiatement, faisait l’affaire des deux partenaires et donnait
un souffle nouveau à l’Islam politique réactionnaire wahabite.
De leur côté, les Britanniques étaient parvenus à briser l’unité
indienne en convainquant les leaders musulmans de créer leur
Etat propre, enfermé par son acte de naissance même dans
l’Islam politique. On observera que la « théorie » par laquelle
cette curiosité a été légitimée – attribuée à Mawdudi – avait
été préalablement intégralement rédigée par les orientalistes
anglais au service de Sa Majesté.
On comprend alors que l’initiative prise par les Etats Unis
pour casser le front uni des Etats d’Asie et d’Afrique mis en
place à Bandoung (1955) ait consisté à créer une « Conférence
Islamique » immédiatement promue (dès 1957) par l’Arabie
Saoudite et le Pakistan. L’Islam politique a pénétré dans la
région par ce moyen.
La moindre des conclusions qu’on doive tirer des observations
rappelées ici c’est bien que l’Islam politique n’est pas le
produit spontané de l’affirmation par les peuples concernés de
la force authentique de leur conviction religieuse. L’Islam
politique a été construit par l’action systématique de
l’impérialisme soutenu bien entendu par les forces
réactionnaires obscurantistes et les classes compradore
inféodées. Cela étant la responsabilité des gauches qui n’ont ni
vu ni su comment faire face au défi reste indiscutable.
4. Le déploiement du projet militaire des Etats Unis
Le projet des Etats Unis, soutenu à des degrés divers par leurs
alliés subalternes européens et japonais, est d’établir leur
contrôle militaire sur l’ensemble de la planète (ce que j’appelle
« l’extension de la doctrine Monroe à la planète »). Le
« Moyen Orient » a été choisi, dans cette perspective, comme
région de « première frappe », pour au moins quatre raisons :
(i) elle recèle les ressources pétrolières les plus abondantes de
la Planète et son contrôle direct par les forces armées des Etats
Unis donnerait à Washington une position privilégiée plaçant
leurs alliés – l’Europe et le Japon – et leurs rivaux éventuels
(la Chine) dans une position inconfortable de dépendance pour
leur approvisionnement énergétique; (ii) elle est située au cœur
de l’ancien monde et facilite l’exercice de la menace militaire
permanente contre la Chine, l’Inde et la Russie; (iii) la région
traverse un moment d’affaiblissement et de confusion qui
permet à l’agresseur de s’assurer d’une victoire facile, au
moins dans l’immédiat; (iv) l’impérialisme dispose dans la
région d’un allié inconditionnel doté d’armements nucléaires:
Israel.
Le déploiement de l’agression a placé les pays et nations situés
sur la ligne de front (l’Afghanistan, l’Irak, la Palestine, l’Iran)
dans la situation particulière de pays détruits (les trois
premiers) ou menacé de l’être (l’Iran).
La diplomatie armée des Etats Unis s’était donné l’objectif de
détruire littéralement l’Irak bien avant que le prétexte ne le lui
en ait été donné par deux fois, à l’occasion de l’invasion du
Koweït en 1990, puis après le 11 Septembre exploité à cette
fin par Bush junior avec cynisme et mensonge à la Goebbels à
la clé (« répéter un mensonge mille fois, il devient vérité »).
La raison en est simple et n’a rien à voir avec le discours
appelant à la « libération » du peuple irakien de la dictature
sanglante (réelle) de Saddam Hussein. L’Irak possède dans son
sous sol une bonne part des meilleures ressources pétrolières
de la planète; mais de surcroît l’Irak était parvenu à former des
cadres scientifiques et techniques capables, par leur masse
critique, de soutenir un projet national consistant. Ce
« danger » devait être éliminé par une « guerre préventive »
que les Etats Unis se sont donnés le droit de faire quand et où
ils le décident, sans le moindre respect pour le « droit »
international.
Au delà de ce constat d’évidence banale, plusieurs séries de
questions sérieuses restent à examiner : (i) pourquoi le plan de
Washington a pu donner les apparences d’un succès fulgurant
aussi aisément ? (ii) quelle situation nouvelle il a créé à
laquelle la nation irakienne est confrontée aujourd’hui ? (iii)
quelles réponses les différentes composantes du peuple irakien
donnent à ce défi ? (iv) quelles solutions les forces
démocratiques et progressistes irakiennes, arabes et
internationales peuvent-elles promouvoir ?
La défaite de Saddam Hussein était prévisible. Face à un
ennemi dont l’avantage principal réside dans la capacité
d’exercice du génocide par bombardements aériens impunis
(en attendant l’usage du nucléaire), les peuples n’ont qu’une
seule réponse possible efficace : déployer leur résistance sur
leur sol envahi. Or le régime de Saddam s’était employé à
annihiler tous les moyens de défense à la portée de son peuple,
par la destruction systématique de toute organisation, de tous
les partis politiques (à commencer par le parti communiste)
qui ont fait l’histoire de l’Irak moderne, y compris du Baas lui
même qui avait été l’un des acteurs majeurs de cette histoire.
Ce qui devrait surprendre dans ces conditions ce n’est pas que
le « peuple irakien » ait laissé envahir son pays sans combat,
ni même que certains comportements (comme sa participation
apparente aux élections organisées par l’envahisseur ou
l’explosion de luttes fratricides opposant Kurdes, Arabes
sunnistes et Arabes chiites) semblent constituer des indices
d’une défaite acceptée possible (celle sur laquelle Washington
avait fondé ses calculs), mais au contraire que les résistances
sur le terrain se renforcent chaque jour (en dépit de toutes les
faiblesses graves dont ces résistances font preuve), qu’elles
aient déjà rendu impossible la mise en place d’un régime de
laquais capable d’assurer les apparences « d’ordre », en
quelque sorte qu’elles aient déjà démontré l’échec du projet de
Washington.
Une situation nouvelle est néanmoins créée par l’occupation
militaire étrangère. La nation irakienne est réellement
menacée, ne serait-ce que parce que le projet de Washington,
incapable de maintenir son contrôle sur le pays (et piller ses
ressources pétrolières, ce qui constitue son objectif numéro un)
par l’intermédiaire d’un gouvernement d’apparence
« national », ne peut être poursuivi qu’en cassant le pays.
L’éclatement du pays en trois « Etats » au moins (Kurde,
Arabe sunnite et Arabe chiite) a peut être été dès l’origine
l’objectif de Washington aligné sur Israël (les archives le
révèleront dans l’avenir). Toujours est-il qu’aujourd’hui la
« guerre civile » est la carte que Washington joue pour
légitimer le maintien de son occupation. Car l’occupation
permanente était – et demeure – l’objectif : c’est le seul moyen
pour Washington de garantir son contrôle du pétrole. On ne
peut certainement donner aucun crédit aux « déclarations »
d’intention de Washington, du style « nous quitterons le pays
dès que l’ordre sera revenu ». On se souvient que les
Britanniques n’ont jamais dit de leur occupation de l’Egypte, à
partir de 1882, qu’elle était autre chose que « provisoire » (elle
a duré jusqu’en 1956 !). Entre temps bien entendu, chaque
jour, les Etats Unis détruisent un peu plus par tous les moyens,
y compris les plus criminels, le pays, ses écoles, ses usines, ses
capacités scientifiques.
Les réponses que le peuple irakien donne au défi ne paraissent
pas – dans l’immédiat tout au moins – à la mesure de sa
gravité extrême. C’est le moins qu’on puisse dire. Quelles en
sont les raisons ? Les médias occidentaux dominants répètent à
satiété que l’Irak est un pays « artificiel » et que la domination
oppressive du régime « sunnite » de Saddam sur les Chiites et
les Kurdes est à l’origine de la guerre civile inévitable (que
seule la prolongation de l’occupation étrangère permettra peut
être d’écarter). La « résistance » serait donc limitée à quelques
noyaux islamistes pro Saddam du « triangle » sunnite. On ne
peut que difficilement aligner autant de contre vérités.
Au lendemain de la première guerre mondiale la colonisation
britannique a eu beaucoup de mal à vaincre la résistance du
peuple irakien. En pleine consonance avec leur tradition
impériale les Britanniques ont fabriqué pour soutenir leur
pouvoir une monarchie importée et, une classe de propriétaires
latifundiaires, comme ils ont donné une position privilégiée à
l’Islam sunnite. Mais en dépit de leurs efforts systématiques
les Britanniques ont échoué. Le Parti Communiste et le Parti
baasiste ont constitué les forces politiques organisées
principales qui ont précisément mis en déroute le pouvoir de la
monarchie « sunnite » détestée par tous, peuple sunnite, chiite
et kurde. La concurrence violente entre ces deux forces, qui a
occupé le devant de la scène entre 1958 et 1963, s’est soldée
par la victoire du Baas, saluée à l’époque par les puissances
occidentales comme un soulagement. Pourtant le projet
communiste portait potentiellement en lui une évolution
démocratique possible, celui du Baas pas du tout. Parti
nationaliste pan arabe et unitaire en principe, admirateur du
modèle prussien de construction de l’unité allemande,
recrutant dans la petite bourgeoisie moderniste laïcisante,
hostile aux expressions obscurantistes de la religion, le Baas
au pouvoir a évolué, conformément à ce qui était parfaitement
prévisible, en une dictature dont l’étatisme n’était qu’à moitié
anti-impérialiste, dans ce sens que, selon les conjonctures et
les circonstances, un compromis pouvait être accepté par les
deux partenaires (le pouvoir baasiste en Irak, l’impérialisme
américain dominant dans la région). Ce « deal » a encouragé
les dérives mégalomaniaques du leader, qui a imaginé que
Washington accepterait de faire de lui son principal allié dans
la région. Le soutien de Washington à Bagdad (avec livraison
d’armes chimiques à l’appui) dans la guerre absurde et
criminelle conduite contre l’Iran de 1980 à 1989 semblait
donner crédibilité au calcul. Saddam n’imaginait pas que
Washington trichait, que la modernisation de l’Irak était
inacceptable pour l’impérialisme et que la décision de détruire
le pays était déjà prise. Tombé dans le piège tendu (le feu vert
avait été donné à Saddam pour l’annexion du Koweït – en fait
une province irakienne que les impérialistes britanniques
avaient détaché pour en faire une de leurs colonies pétrolières)
l’Irak a été soumis à dix ans de sanctions destinées à rendre le
pays exsangue, de manière à faciliter la glorieuse conquête du
vide par l’armée des Etats Unis.
On peut accuser de tout les régimes successifs du Baas, y
compris celui de la dernière phase de sa déchéance sous la
« direction » de Saddam, sauf d’avoir attisé le conflit
confessionnel entre Sunnites et Chiites. Qui donc est
responsable des heurts sanglants qui opposent aujourd’hui les
deux communautés ? On apprendra certainement un jour
comment la CIA (et sans doute la Mossad) ont organisé
beaucoup de ces massacres. Mais au-delà il est vrai que le
désert politique créé par le régime de Saddam et l’exemple
qu’il donnait de méthodes opportunistes sans principes a
« encouragé » des candidats au pouvoir de toutes natures à
s’engager dans cette voie, souvent protégés par l’occupant,
parfois peut être naïfs au point de croire qu’ils pourraient « se
servir de lui ». Les candidats en question, qu’il s’agisse de
chefs « religieux » (Chiites ou Sunnites), de prétendus
« notabilités » (para tribales) ou « d’hommes d’affaires » de
corruption notoire exportés par les Etats Unis, n’ont jamais eu
d’ancrage politique réel dans le pays; même ceux des chefs
religieux que les croyants respectaient n’avaient aucune
emprise politique qui eut paru acceptable au peuple irakien.
Sans le vide créé par Saddam on n’aurait jamais entendu
prononcer leurs noms. Face à ce nouveau « monde politique »
fabriqué par l’impérialisme de la mondialisation libérale,
d’autres forces politiques authentiquement populaires et
nationales, éventuellement démocratiques, auront-elles les
moyens de se reconstituer ?
Il fut un temps où le Parti Communiste constituait le pôle de
cristallisation du meilleur de ce que la société irakienne
pouvait produire. Le Parti Communiste était implanté dans
toutes les régions du pays et dominait le monde des
intellectuels souvent d’origine chiite (je dis que le Chiisme
produit surtout des révolutionnaires et des leaders religieux,
rarement des bureaucrates ou des compradores !). Le Parti
Communiste était authentiquement populaire et anti-
impérialiste, peu enclin à la démagogie, potentiellement
démocratique. Est-il désormais appelé à disparaître
définitivement de l’histoire, après le massacre de milliers de
ses meilleurs militants par les dictatures baasistes,
l’effondrement de l’Union soviétique (à laquelle il n’était pas
préparé), et le comportement de ceux de ses intellectuels qui
ont cru acceptable de revenir d’exil dans les fourgons de
l’armée des Etats Unis ? Ce n’est hélas pas impossible, mais
pas davantage « inéluctable ». Loin de là.
La question « kurde » est une question réelle, en Irak comme
en Iran et en Turquie. Mais sur ce sujet également on doit
rappeler que les puissances occidentales ont toujours pratiqué
avec le plus grand cynisme la règle du « deux poids, deux
mesures ». La répression des revendications kurdes n’a jamais
atteint en Irak et en Iran le degré de violence policière et
militaire, politique et morale permanente qui est celle
pratiquée par Ankara. Ni l’Iran, ni l’Irak n’ont jamais été
jusqu’à nier l’existence même des Kurdes. On a néanmoins
pardonné tout à la Turquie, membre de l’OTAN – une
organisation de nations démocratiques nous rapellent les
médias, dont l’éminent démocrate qu’était Salazar fut l’un des
membres fondateurs comme les non moins inconditionnels de
la démocratie que sont les colonels grecs et les généraux turcs
!
Les fronts populaires irakiens constitués autour du Parti
Communiste et du Baas dans les meilleurs moments de son
histoire mouvementée, chaque fois qu’ils ont exercé des
responsabilités de pouvoir, ont toujours trouvé un terrain
d’entente avec les partis kurdes principaux, qui ont d’ailleurs
toujours été leurs alliés.
La dérive « antichiite » et « antikurde » du régime de Saddam
est certes réelle : bombardements de la région de Bassorah par
l’armée de Saddam après sa défaite au Koweit en 1990, usage
de gaz contre les Kurdes. Cette dérive venait en « réponse »
aux manœuvres de la diplomatie armée de Washington qui
avait mobilisé des apprentis sorciers pressés de saisir
l’occasion. Elle n’en demeure pas moins une dérive criminelle,
de surcroît stupide, le succès des appels de Washington ayant
été fort limité. Mais peut-on attendre autre chose des dictateurs
façon Saddam ?
La puissance dont témoigne la résistance à l’occupation
étrangère, « inattendue » dans ces conditions, semblerait
« relever du miracle ». Ce n’est pas le cas, car la réalité
élémentaire est simplement que le peuple irakien dans son
ensemble (arabe et kurde, sunnite et chiite) déteste les
occupants et connaît ses crimes quotidiens (assassinats,
bombardements, massacres, tortures). On devrait alors
imaginer un Front Uni de Résistance Nationale (appelez-le
comme vous voudrez) se proclamant tel, affichant des noms, la
liste des organisations et partis qui le constituent, leur
programme commun. Ce n’est pas le cas jusqu’à ce jour, en
particulier pour toutes les raisons procédant des destructions
du tissu social et politique produites par la dictature de
Saddam et celle des occupants. Mais quel qu’en soient les
raisons, cette faiblesse constitue néanmoins un handicap
sérieux, qui facilite les manœuvres de division, encourage les
opportunistes jusqu’à en faire des collaborateurs, jette la
confusion sur les objectifs de la libération.
Qui parviendra à surmonter ces handicaps ? Les communistes
devraient être bien placés pour le faire. Déjà les militants –
présents sur le terrain – se démarquent de ceux des « leaders »
(ceux que les médias dominants sont les seuls à connaître !)
qui, ne sachant plus sur quel pied danser, tentent de donner un
semblant de légitimité à leur « ralliement » au gouvernement
de la collaboration en prétendant compléter par là même
l’action de la résistance armée !! Mais beaucoup d’autres
forces politiques, dans les circonstances, pourraient prendre
des initiatives décisives en direction de la constitution de ce
front.
Il reste qu’en dépit de ses « faiblesses » la résistance du peuple
irakien a déjà mis en déroute (politique sinon encore militaire)
le projet de Washington. C’est précisément ce qui inquiète les
Atlantistes de l’Union Européenne, ses alliés fidèles. Les
associés subalternes des Etats Unis craignent aujourd’hui la
défaite des Etats Unis, parce que celle-ci renforcerait la
capacité des peuples du Sud de contraindre le capital
transnational mondialisé de la triade impérialiste à respecter
les intérêts des nations et des peuples d’Asie, d’Afrique et
d’Amérique latine.
La résistance irakienne a fait des propositions qui
permettraient de sortir de l’impasse et d’aider les Etats Unis à
se retirer du guêpier. Elle propose en effet : (i) la constitution
d’une autorité administrative de transition mise en place avec
le soutien du Conseil de Sécurité; (ii) l’arrêt immédiat des
actions de résistance et des interventions militaires et
policières des armées d’occupation; (iii) le départ de toutes les
autorités militaires et civiles étrangères dans un délai de six
mois. Les détails de ces propositions ont été publiés dans la
revue arabe prestigieuse Al Mustaqbal Al Arabi, publiée à
Beyrouth (numéro de janvier 2006). Le silence absolu que les
médias européens opposent à la diffusion du message est, de
ce point de vue, le témoignage de la solidarité des partenaires
impérialistes. Les forces démocratiques et progressistes
européennes ont le devoir de se désolidariser de cette politique
de la triade impérialiste et de soutenir les propositions de la
résistance irakienne. Laisser le peuple irakien affronter seul
son adversaire n’est pas une option acceptable : elle conforte
l’idée dangereuse qu’il n’y a rien à attendre de l’Occident et de
ses peuples, elle encourage par là même des dérives
inacceptables – voire criminelles – dans les pratiques de
certains mouvements de résistance.
Plus vite les troupes d’occupation étrangères auront quitté le
pays, plus fort aura été le soutien des forces démocratiques
dans le monde et en Europe au peuple irakien, plus grandes
seront les possibilités d’un avenir meilleur pour ce peuple
martyr. Plus longtemps l’occupation durera, plus sombres
seront les lendemains qui succèderont à son terme inévitable.
5. La question palestinienne
Le peuple palestinien est, depuis la déclaration Balfour
pendant la première guerre mondiale, la victime d’un projet de
colonisation par un peuple étranger, qui lui réserve le sort des
« Peaux Rouges », qu’on l’avoue ou qu’on feigne de l’ignorer.
Ce projet a toujours été soutenu inconditionnellement par la
puissance impérialiste dominante dans la région (hier la
Grande Bretagne, aujourd’hui les Etats Unis), parce que l’Etat
étranger à la région constitué de la sorte ne peut être que
l’allié, à son tour inconditionnel, des interventions qu’exige la
soumission du Moyen Orient arabe à la domination du
capitalisme impérialiste.
Il s’agit là, pour tous les peuples d’Afrique et d’Asie, d’une
évidence banale. De ce fait, sur les deux continents,
l’affirmation et la défense des droits du Peuple Palestinien
unissent spontanément. Par contre en Europe la « question
palestinienne » provoque la division, produite par les
confusions entretenues par l’idéologie sioniste, qui trouvent
souvent des échos favorables.
Aujourd’hui plus que jamais, en conjonction avec le
déploiement du projet américain du « grand Moyen Orient »,
les droits du peuple palestinien ont été abolis. Pourtant l’OLP
avait accepté les plans d’Oslo et de Madrid et la feuille de
route rédigés par Washington. C’est Israël qui a ouvertement
renié sa signature, et mis en œuvre un plan d’expansion encore
plus ambitieux ! L’OLP a été fragilisée de ce fait : l’opinion
peut lui reprocher à juste titre d’avoir cru naïvement à la
sincérité de ses adversaires. Le soutien apporté par les
autorités d’occupation à son adversaire islamiste (Hamas) –
dans un premier temps tout au moins – la progression de
pratiques corrompues de l’administration palestinienne (sur
lesquelles les « bailleurs de fonds » - Banque Mondiale,
Europe, ONG – se taisent, s’ils ne sont pas parties prenantes)
devaient conduire – c’était prévisible (et probablement
souhaité) – à la victoire électorale du Hamas, prétexte
supplémentaire immédiatement invoqué pour justifier
l’alignement inconditionnel sur les politiques d’Israël « quelles
qu’elles soient » !
Le projet colonial sioniste a toujours constitué une menace,
au-delà de la Palestine, pour les peuples arabes voisins. Ses
ambitions d’annexion du Sinaï égyptien, son annexion
effective du Golan syrien, sont là pour en témoigner. Dans le
projet du « grand Moyen Orient » une place particulière est
donnée à Israël, au monopole régional de son équipement
militaire nucléaire et à son rôle de « partenaire obligé » (sous
le prétexte fallacieux qu’Israël disposerait de « compétences
technologiques » dont aucun peuple arabe n’est capable !
Racisme oblige !).
Il n’est pas dans notre intention de proposer ici des analyses
concernant les interactions complexes entre les luttes de
résistance à l’expansion coloniale sioniste et les conflits et
options politiques au Liban et en Syrie. Les régimes du Baas
en Syrie ont résisté à leur manière aux exigences des
puissances impérialistes et d’Israël. Que cette résistance ait
également servi à légitimer des ambitions plus discutables (le
contrôle du Liban) n’est certainement pas discutable. La Syrie
a par ailleurs choisi soigneusement ses « alliés » parmi les
« moins dangereux » au Liban. On sait que la résistance aux
incursions israéliennes au Sud Liban (détournement des eaux
inclus) avait été construite par le Parti Communiste libanais.
Les pouvoirs syrien, libanais et iranien ont coopéré étroitement
pour détruire cette « base dangereuse » et lui substituer celle
du Hezbollah. L’assassinat de Rafic el Harriri a évidemment
donné l’occasion aux puissances impérialistes (les Etats Unis
en tête, la France derrière) d’une intervention dont l’objectif
est double : faire accepter par Damas un alignement définitif
au sein du groupe des Etats arabes vassalisés (Egypte, Arabie
Saoudite) – ou, à défaut, liquider les vestiges du pouvoir
baasiste dégénéré -, démanteler ce qui reste de capacité de
résistance aux incursions israéliennes (en exigeant le
« désarmement » de Hezbollah). La rhétorique concernant la
« démocratie » peut être invoqué, dans ce cadre, si utile.
Ce rappel, banal pour le lecteur arabe, complète ce que j’ai
écrit dans la première partie, concernant les positions
respectives prises en mai 1948 et par la suite par les Etats
arabes, les forces politiques principales du moment (les partis
nationalistes et les partis islamistes), les communistes. Au
lecteur d’en tenir compte.
Ces mémoires
J’ai vécu Bandung en Egyptien, étudiant à Paris puis
fonctionnaire au Caire.
Mes réflexions ne m’ont jamais amené à « sous-estimer » les
responsabilités des régimes en place, en particulier du
nassérisme. Bien au contraire j’ai attribué à leurs insuffisances
une responsabilité décisive dans la dérive. Sans fausse
modestie je dirai que le livre que j’ai écrit en 1960, publié sous
le nom d’emprunt de Hassan Riad (L’Egypte nassérienne,
Minuit 1963) était prémonitoire; j’avais imaginé que le régime
s’éteindrait par un retour au bercail du capitalisme
périphérique, auquel l’« infitah » a donné sa forme concrète
dix ans plus tard.
Mon retour sur la scène par ma participation aux Forums
sociaux égyptiens à partir de 2002 m’a amené à formuler des
positions critiques tant à l’égard de la fausse alternative de
l’Islam politique qu’à l’égard de l’alternative non moins fausse
de la « démocratie ».Des positions qui ne sont pas toujours
partagées bien entendu. Aujourd’hui les « conflits politiques »
opposent en Egypte et dans la région trois ensembles de
forces : celles qui se revendiquent du passé nationaliste (mais
ne sont plus en réalité que les héritiers dégénérés et corrompus
des bureaucraties de l’époque nationale-populiste), celles qui
se revendiquent de l’Islam politique, celles qui tentent
d’émerger autour d’une revendication « démocratique »
compatible avec la gestion économique libérale. Le pouvoir
d’aucune de ces forces n’est acceptable pour une gauche
attentive aux intérêts des classes populaires et à ceux de la
Nation. En fait à travers ces trois « tendances » s’expriment les
intérêts des classes compradore affiliées au système
impérialiste en place. En fait la diplomatie des Etats Unis tient
ces trois fers au chaud, s’employant à jouer de leurs conflits
pour son bénéfice exclusif. Tenter de « s’insérer » dans ces
conflits par des alliances avec ceux-ci ou ceux-là (préfèrer les
régimes en place pour éviter le pire – l’Islam politique; ou au
contraire chercher à s’allier à celui- ci pour se débarrasser des
régimes) est voué à l’échec. La gauche doit s’affirmer en
engageant les luttes sur les terrains où celles-ci trouvent leur
place naturelle : la défense des intérêts économiques et sociaux
des classes populaires, de la démocratie et de l’affirmation de
la souveraineté nationale, conçues comme indissociables.
La région du « Grand Moyen Orient » est aujourd’hui centrale
dans le conflit qui oppose le leader impérialiste et les peuples
du monde entier. Mettre en déroute le projet de l’establishment
de Washington constitue la condition pour donner à des
avancées en quelque région du monde que ce soit la possibilité
de s’imposer. A défaut toutes ces avancées demeureront
vulnérables à l’extrême. Cela ne signifie pas que l’importance
des luttes conduites dans d’autres régions du monde – en
Europe, en Amérique latine, ailleurs – puisse être sous-
estimée. Cela signifie seulement qu’elles doivent s’inscrire
dans une perspective globale qui contribue à mettre en déroute
Washington dans la région qu’il a choisi pour sa première
frappe criminelle.
L’insistance que je place dans la poursuite des débats au sein
de la gauche arabe, en particulier de son aile marxiste, va de
soi, de ce fait.
En Egypte, dès les années 1950, j’étais partisan de l’unité
arabe - comme tous mes camarades communistes d’ailleurs.
Sans être un « nationaliste » (au sens arabe de qawmi), sans
accepter leur sottise (« l’arabité coule dans le sang des
Arabes… »), sans partager l’opinion superficielle mais
courante que la division du monde arabe en Etats distincts est
le produit principal sinon exclusif du « complot des
impérialistes » etc… Mais simplement parce que nous
pensions que la libération et le progrès social imposent à notre
époque la construction de grands ensembles et que l’unité de
la langue et de la culture offre aux Arabes une chance
historique qu’il leur appartient de saisir (cf. S. Amin et K.
Mroué, Communistes dans le monde arabe; 2006)
Encore une fois je renvoie le lecteur à la première partie de ces
Mémoires pour ce qui est de mes interventions dans la vie
politique de l’Egypte à l’époque de Nasser. Par contre je ferai
ci, plus loin, le compte rendu de mes interventions dans
l’Egypte post nassérienne, jusqu’à la révolution en cours,
amorcée en 2011.
Mes interventions au Maghreb et au Mashreq
Le Maghreb
Je commençais mes découvertes du monde arabe au-delà de
l’Egypte par les pays du Maghreb, que fort peu de Mashrékins
connaissaient à l’époque. Dans le cadre de mon enseignement
à l’I.D.E.P. je m’étais assigné l’objectif d’étudier de près les
trois expériences de l’Algérie, du Maroc et de la Tunisie
encore aux premiers stades de leur déploiement au milieu des
années 1960.
La Tunisie et le Maroc
C’était je crois en 1963 que l’occasion m’en fut offerte.
L’administration du Plan en Tunisie voulait établir un nouveau
cadre pour ses comptes nationaux et en confiait la
responsabilité à deux « experts », moi-même (recommandé par
le SEEF) et un statisticien syrien Nazhat Chalaq. Nous avons
rempli notre mission, correctement je crois, en des séjours de
15 jours qui pour moi se sont étalés sur plusieurs mois.
Hussein Zghall et d’autres collègues au Plan nous ont aidés
avec une grande efficacité, amitié et hospitalité toute arabe.
Chalaq est un statisticien de grand talent, qui sait découvrir les
contradictions et absurdités dans les chiffres proposés par
ceux-ci ou ceux-là. Doté d’un bon humour il me disait un
jour : « ils trichent tous, mais pas dans les mêmes proportions;
il faudrait que le Président décide par décret de la proportion
de tricherie obligatoire pour tous les services ». Nous avons
poussé l’amusement jusqu’à inclure cette proposition dans
notre rapport final ! Cela fut très bien reçu, et rassure sur le
sens de l’humour des administrateurs tunisiens.
Les séjours à Tunis m’ont évidemment permis de rencontrer
beaucoup d’intellectuels, de professeurs, de dirigeants
politiques de la gauche tunisienne. Des équipes actives du
Forum ont été animés par ces intellectuels dont la réputation
est établie. Les étudiants me demandaient également que je
leur fasse de temps à autre une conférence, ce que je ne refuse
jamais. Mais je n’ai pas connu les « grands dirigeants » du
système destourien, ni ceux d’un camp (les Bourguibistes) ni
ceux des autres (les Ben Salahistes et les ben Youssefistes). Je
n’ai rencontré Ben Salah que beaucoup plus tard, après sa
sortie de prison. Je n’avais eu connaissance descontradictions
au sein du système que par l’intermédiaire de leur
interprétation par l’opposition de gauche.
J’ai évidemment visité la Tunisie par la suite à de nombreuses
occasions et j’ai suivi sa dérive - l’échec de son insertion
internationale par la stratégie de délocalisation dans des zones
franches - et la montée de l’Islam fondamentaliste. La société
tunisienne reste, malgré tout, l’une des moins arriérées des
mondes arabe et musulman sur un plan important : celui du
statut des femmes. A long terme je crois que cet avantage est
décisif. Force est de reconnaître que cette avancée doit être
portée au crédit de Bourguiba, quoi qu’on pense de ses visions
politiques - fort limitées - de ses illusions concernant
l’Occident et singulièrement les Etats Unis, de son penchant à
l’autocratie et peut être de sa vanité insupportable. Cela ne
suffit certainement pas pour pardonner au régime odieux de
Ben Ali ses crapuleries quotidiennes.
Je commençais à avoir la petite réputation d’un bon bricoleur
capable de fabriquer un cadre de comptabilité nationale adapté
aux besoins d’une planification. Cette réputation est sans doute
à l’origine de l’invitation vers 1964 que le ministre marocain
de l’Economie (ou du Plan ?) Slaoui me fit à peu près à la
même époque. J’avais connu Slaoui jeune - étudiant
communiste à Paris. Il avait mis beaucoup d’eau dans son vin
mais restait à sa manière fidèle aux souvenirs de sa jeunesse.
Les camarades marocains que j’ai fréquentés depuis cette
première occasion, suivie de visites répétées, sont des amis
que je respecte. Mais, quel que soit mon respect pour l’action
de ces militants, leur Parti (le PPS - Parti du Progrès et du
Socialisme) ne me paraît pas être parvenu à sortir des limites
du cercle étroit d’une élite sans ancrage populaire solide.
Les militants de la gauche de l’USFP - dans la grande époque
de ce parti - bénéficiaient certainement d’une écoute populaire
beaucoup plus large. Mais tous ceux que j’ai rencontrés m’ont
laissé le sentiment qu’ils ne sortiraient que difficilement des
limites du populisme style nassérien - boumedienniste -
baasiste. Ce qui s’est révélé être le fait, tandis que peu à peu ils
glissaient fatalement vers la droite, entrant dans le grand jeu de
la monarchie soucieuse d’élargir la légitimité du système en
intégrant – au-delà des classes traditionnelles qui constituent
sa base historique : commerçants Fassi et Soussi, aristocraties
foncières et tribales, puis de la bourgeoisie compradore
nouvelle - les couches moyennes de la technocratie, de la
bureaucratie et des petites bourgeoisies urbaines et rurales. De
là la colère et la révolte de la nouvelle génération des années
1970 - le mouvement du 22 Mars et ce qui devait en sortir
d’organisations diverses. Leur « gauchisme » était
certainement à la mesure de leur courage exceptionnel.
L’affaire du Sahara espagnol allait encore brouiller davantage
les cartes. PPS et USFP ont rallié, comme on le sait, le bloc de
la « marche verte ». J’ai sur cette affaire du Sahara un point de
vue personnel que beaucoup ne partagent pas. Invité par des
Mauritaniens de gauche à expliquer ma vision du problème,
ceux-ci, qui avaient leurs canaux d’accès au pouvoir, m’ont
conseillé d’aller dire ces choses « plus haut ». Je fus donc
invité par le Président. Ma thèse était simple. Nous sommes
tous, ai-je dit, pour l’unité arabe. Alors pourquoi fabriquer un
Etat arabe (la République Sahraouie) supplémentaire ? Pour
permettre à une petite classe dirigeante locale d’accaparer
seule les devises de l’exportation des phosphates ? Et s’il faut
que cette région entre dans un pays arabe déjà existant, le
mieux placé n’est-il pas la Mauritanie ? Les tribus du Sahara
occidental sont celles-là mêmes qu’on retrouve en Mauritanie.
Ne faut-il pas tenter de convaincre le Polissario et le
gouvernement mauritanien de faire une déclaration commune
allant dans ce sens ? Et en même temps, si l’on veut, une
proposition de confédération à trois - Maroc, Algérie et
Mauritanie - et l’ouverture de négociations sérieuses pour lui
donner un contenu. Je suis sûr que les peuples des trois pays y
seraient plus que favorables, enthousiastes. Le Président
mauritanien m’est paru sensible à ce discours, bien que venu
trop tard puisque les accords de Madrid avaient été signés,
partageant le Sahara entre le Maroc et la Mauritanie. Quelque
temps plus tard le Président périssait dans un accident d’avion.
A d’autres je disais donc : pourquoi les partis, organisations et
personnalités de gauche des trois pays n’adoptent-ils pas cette
position commune? Ils seraient entendus et gagneraient l’appui
de leurs peuples. Ils ne l’ont fait ni les uns ni les autres.
Pourquoi ?
Le pouvoir en Algérie nourrissait alors des ambitions
« expansionnistes » extravagantes. Il traitait son allié
mauritanien récent comme une semi-colonie. J’ai entendu de
mes oreilles des responsables algériens qualifier le Président
mauritanien de « wali de Nouakchott ». Je leur ai volé dans les
plumes. Comment ? C’est comme çà vous croyez qu’on fera
l’unité arabe ? De surcroît le modèle algérien dont vous êtes si
fier commence à s’essouffler. La question du Sahara est-elle le
problème majeur pour le peuple algérien aujourd’hui ? N’est-
ce pas le rôle prioritaire de la gauche algérienne (car le comble
était que les propos mentionnés ici étaient le fait de
personnalités de la gauche algérienne) de mettre à plat ce
modèle et de se mobiliser pour sortir des impasses dans
lesquelles il s’est enfermé ?
Je n’ai jamais fait de déclarations publiques ou écrit quoi que
ce soit sur toute cette affaire parce que je pensais que cela
jetterait de l’huile sur le feu tant que les forces de gauche dans
les trois pays n’auraient pas assumé la responsabilité qui leur
revient. Mais cet exemple illustre à mon avis deux réalités. La
première est que la gauche algérienne avait choisi de s’aligner
sans réserve sur le boumediennisme dont elle ne représentait
plus qu’une aile. Elle devait le payer cher par la suite, lorsque
la légitimité du régime allait s’éroder puis s’effondrer, au
bénéfice immédiat des Islamistes, le PC algérien apparaissant
aux yeux des classes populaires comme sans projet particulier
différent de celui du FLN. La seconde est que la division des
Arabes n’est ni seulement ni même principalement le résultat
de manipulations de forces extérieures. Elle est le produit de
ce que sont les classes dirigeantes en place et des forces qui en
contestent les pouvoirs, de leurs ambitions égoïstes et de leurs
visions étriquées. J’ai visité le Maroc comme l’Algérie à de
multiples occasions par la suite. Je dois dire que je n’ai
malheureusement pas vu que des progrès sensibles aient été
réalisés depuis dans aucun de ces domaines. Aucune
autocritique.
Autre histoire d’une autre nature. J’ai été invité à Rabat vers
1974 pour « aider » le Secrétaire Général de la Ligue Arabe et
celui de l’OUA à négocier quelques affaires difficiles qui
empoisonnaient les relations arabo-africaines. C’était de la
part de l’OUA qui avait pensé à moi une marque de confiance,
la reconnaissance que je n’étais pas chauvin et que je plaçais le
front commun des pays du tiers monde face à l’impérialisme
au-dessus de leurs conflits internes. J’acceptais donc.
J’écoutais l’un et l’autre des deux secrétaires faire leur exposé
sur l’Erythrée, le Soudan, le Tchad, le Sahara nigérien.
J’exprimais mes analyses personnelles de ces questions dans le
langage le plus neutre possible, en plaçant l’accent sur les
intérêts communs des peuples concernés et les principes des
solutions qui pouvaient renforcer leur front commun. En un
mot : respect formel des frontières, démocratisation de tous les
pays concernés, respect intégral des droits des minorités, refus
de l’appel à l’extérieur pour régler ces problèmes. Je fais
observer que la question de la démocratisation n’était venue à
l’esprit ni de l’un ni de l’autre des deux Secrétaires généraux.
J’insistais pour dire qu’à mon humble avis aucun de ces
conflits ne trouverait de solution sans démocratie. Je ne suis
pas sûr d’avoir convaincu, ni même d’avoir eu une influence
fut-elle légère sur leurs comportements ultérieurs.
L’Algérie
J’ai visité l’Algérie à plusieurs reprises dans les années 1960, à
l’invitation soit du Plan (notamment par le Ministre Abdallah
Khoja et son adjoint Remili, plus tard par le Ministre Hidouci),
soit des universités (par le recteur Ahmad Mahiou). Toujours
même topo : on me demandait un avis sur le Plan. Et je dois
dire que je n’y découvrais rien qui sortit de l’ornière du
populisme nationaliste. Cela n’était pas toujours facile à faire
comprendre. Les cadres algériens - beaucoup d’amis parmi
eux - étaient très fiers, à juste titre, de la lutte glorieuse que le
FLN avait menée. Mais cette fierté atténuait leur sens critique,
surtout lorsque - c’était le cas de beaucoup - ils n’avaient
guère participé à cette lutte que de loin.
Trois problèmes majeurs m’inquiétaient. Premier problème :
l’attraction du modèle soviétiste d’une industrialisation mal
étudiée - n’ayant que peu de rapports avec le développement
agricole, priorité première - finançable grâce aux revenus
pétroliers, conçue par des technocrates purs insensibles aux
dimensions politiques et sociales des options, mal légitimée
entre autre par la théorie « des industries industrialisantes »
(une rationalisation du modèle soviétique que le document de
Mao intitulé « les dix rapports fondamentaux » avait, à mon
avis, détruit de fond en comble). Second problème : l’érosion
rapide des velléités démocratiques et le discours grandissant
contre « l’utopie de l’autogestion » etc… La Charte de 1965
paraissait à tous - gauche de l’ancien PC incluse - parfaite.
Pour moi elle ne reproduisait - souvent à la lettre - que celle du
Nassérisme de 1961. Mais le dire trop paraissait relever de
« l’arrogance égyptienne ». Troisième problème : la fragilité
de la nation algérienne. Pour moi, c’était l’évidence.
Comparée au Maroc et à la Tunisie qui étaient des Etats avant
la colonisation, la nation algérienne a été produite par la guerre
de libération. Aucune honte à cela. Mais sa légitimité était de
ce fait fragile et liée à celle du pouvoir du FLN dont je voyais
les limites populistes. La suite des évènements avec la guerre
déclenchée par les Islamistes m’a hélas donné raison : avec
l’effondrement du FLN c’est la solidarité nationale
élémentaire qui est remise en question. Mais là aussi, dire cela
trop fort pouvait ressembler à un rappel du discours
colonialiste français selon lequel la nation algérienne n’existait
pas. La question linguistique, souvent mise en avant, ne révèle
que le sommet de l’iceberg. Sur ce plan le choix du pouvoir
d’Alger a été catastrophique : le français pour les élites,
ouvertes sur la modernité et la technique, l’arabe pour le
peuple, un enseignement livré aux maîtres des anciennes
écoles coraniques (que les Français n’avaient jamais combattu,
contrairement à la légende selon laquelle ils auraient voulu
« extirper l’Islam »! Les Français avaient maintenu la charia
pour les autochtones; le FLN avait tenté d’en atténuer la
portée; les Islamistes en réclamant son respect intégral veulent
tout simplement qu’on revienne à la pratique de l’époque
coloniale !) et à un encadrement d’Azharistes non moins
arriérés. La suite est connue. Il m’est arrivé d’en mesurer la
profondeur du désastre lorsque, invité à faire une conférence à
l’Université, je constatais que les « arabophones » ne savaient
rien exprimer qui fasse un sens quelconque : des mots à la
suite les uns des autres sans aucune préoccupation du sens
qu’ils véhiculaient.
En 1972 l’IDEP organisait à Alger l’un de ses grands
séminaires. Les autorités, Etat et Université, nous ont
accueillis avec de grands moyens en nous prêtant le bâtiment
de l’Assemblée Nationale, dont j’ai dit que pour une fois il
servait d’enceinte à des débats véritables !
A la suite de ce séminaire le président Boumedienne me reçut.
Assez longuement - deux heures je crois. Il voulait parler
surtout de politique internationale et arabe, critiquant le plan
Rogers pour le Moyen Orient, esquissant sa vision d’un
« nouvel ordre économique international » (que la
proclamation par les Non Alignés devait concrétiser en 1974).
J’étais convaincu sur ces plans et tentais d’orienter la
discussion vers les problèmes internes de l’Algérie - mes trois
motifs d’inquiétude. Visiblement cela gênait le Président et
malgré ma diplomatie - je n’accusais personne, ne citais aucun
nom, prenais la précaution de parler d’abord des « aspects
positifs » et des « difficultés objectives » avant d’aborder les
points sensibles - je n’ai rien retenu de ce qu’il m’a dit qui ne
fut déjà connu par les discours publics. J’en sortais convaincu
que le pouvoir algérien ne préparerait pas sa sortie des
impasses prévisibles et finirait par tomber à droite.
J’ai suivi avec beaucoup de peine la dégradation du système
algérien, après la mort de Boumedienne qui avait maintenu les
apparences d’une construction solide, en fait vermoulue
jusqu’aux os. Chadli et son ouverture opportuniste insensée au
débordement compradore et vulgaire préparait le pire : la
riposte illusoire de la victoire électorale du FIS et la dérive
criminelle des années 1990. Combat douteux entre deux
partenaires qui ne s’affrontent que pour le pouvoir compradore
et être seuls à en bénéficier : le vieux FLN sans légitimité et
ses généraux d’une part, le FIS d’autre part. Ce dernier ayant
été capable dans un premier temps de capitaliser à son profit la
colère des classes populaires et mobilisé des sbires recrutés
chez les jeunes « hittistes » (nom donné en Algérie aux jeunes
chômeurs sans perspectives). Favorisés par la dépolitisation –
le crime banal des régimes populistes -, encadrés par les
« Afghans » (les criminels formés au Pakistan et en
Afghanistan dans les camps de la CIA financés par l’Arabie
Séoudite), les « islamistes » ont fait les ravages qu’on connaît.
Les romans policiers de Yasmina Khadra sont, de ce point de
vue, la meilleure analyse du drame de l’Algérie. Les islamistes
sont- ils aujourd’hui épuisés par la résistance de l’appareil – ex
FLN – et les manœuvres successives de Zéroual (après la
liquidation de la tentative de Boudiaf, assassiné par on ne sait
encore exactement qui avec la complicité dont on ne sait pas
encore quels services locaux et étrangers) et aujourd’hui de
Bouteflika ? Sans doute mettre un terme à la tuerie est-il
devenu la priorité première. Mais pour faire quoi après cela ?
Ici encore la responsabilité de la gauche algérienne historique
et de ses intellectuels est grande. Un terrain objectif existait et
existe toujours pour constituer une « troisième force » qui
rejette à la fois la gestion mafieuse de l’ex FLN et celle –
identique – des Islamistes. Mais cette troisième force n’est
jamais parvenue à se constituer. Les querelles de leadership
ont sans doute leur responsabilité dans cet échec misérable. Je
crois néanmoins que se profile derrière celle-ci des faiblesses
plus fondamentales, entre autre l’absence d’une perspective
qui sache inscrire les exigences d’une démocratisation de la
société dans celles d’un renouveau socialiste. Ici encore le
désarroi idéologique de milieux qui ne furent guère que des
nationalistes populistes, impressionnés par le modèle
soviétique, et leur ralliement absurde aux recettes « libérales »
sont à l’origine de cette impuissance.
Je n’ai rencontré le président Ben Bella et son épouse qu’après
sa sortie de prison. « Rajeuni » par sa participation active au
mouvement de renouveau des luttes mondiales pour un « autre
monde » libéré du capitalisme impérialiste mondialisé.
Algérie, Tunisie, Maroc, trois pays bien distincts sur tous les
plans. Belal avait résumé la différence avec un grand talent.
Nous étions à Bizerte, un groupe de Maghrébins et moi,
invités par le gouverneur. Long exposé inutile et fatigant de
celui-ci sur les qualités exceptionnelles du Président. Belal me
dit : tu sais quelle est la différence entre les trois pays. En
Tunisie le chef parle - beaucoup et fort - et les sous chefs
l’entourent, opinent du bonnet sans arrêt. Au Maroc le chef est
assis dans un bon fauteuil, reste silencieux et les sous chefs
expriment ce qu’il faut dire. En Algérie chef et sous chefs
parlent tous ensemble. Résumé parfait. Et néanmoins les trois
systèmes d’une certaine manière convergeaient. C’était du
moins la conclusion du livre que je tirais de ces expériences
maghrébines : les déterminations par la logique du capitalisme
dominant finissant par reléguer les spécificités aux détails du
folklore. (cf S. Amin, Le Maghreb moderne; 1970).
La Mauritanie
J’aime particulièrement le Sahara, ses immensités plus variées
que ceux qui ne le connaissent pas n’imaginent guère, la
sècheresse de son climat, l’élégance, la fierté et l’hospitalité de
ses peuples. J’ai la chance qu’Isabelle partage ces goûts. Nous
n’avons donc jamais perdu l’occasion d’en parcourir les
espaces, en Mauritanie, en Algérie et au Niger, en Egypte.
Nos premières promenades à travers le grand désert nous ont
conduit de Saint Louis du Sénégal jusqu’à Atar et Chinguetti -
au nord de la Mauritanie. Nous y avons fait connaissance de ce
« peuple chimérique » comme le qualifie l’un de ses enfants
parmi les plus fins, sociologue et ami, Abdel Wedoud Ould
Cheikh. Invité à plusieurs reprises par les enseignants et les
étudiants de ce pays, j’ai pu en apprécier l’intelligence vive
comme la générosité de l’hospitalité. Je garde précieusement
les beaux coffres et boubous qui m’ont été offerts à ces
occasions.
J’ai vérifié par moi-même l’exactitude de ce que Caillé avait
écrit de ces tribus étonnantes. Arrivés à Boutilimit au coucher
du coucher du soleil, l’un des marabouts du lieu nous accueillit
sous sa grande tente, ordonnait d’aller chercher un mouton qui
ferait notre repas. Evidemment cela signifiait que le méchoui
ne serait prêt qu’à deux heures du matin ! Mais impossible de
refuser le geste d’hospitalité. En attendant donc, allongés sur
des tapis, nous tentions de dormir un peu. Une femme maure,
qui veillait à notre confort, me réveillait en me pinçant le gros
orteil pour me poser cette étonnante question - en bel arabe
Hassania - « toi qui connais le monde, dis- moi comment il est
? » Je ne sais plus ce que j’ai pu bafouiller pour tenter de
satisfaire sa curiosité - sans succès. Car dans les tribus maures
la monogamie est rigoureuse (le Coran est interprété comme
n’autorisant pas la polygamie tant la condition d’affection
égale est impossible) et ce sont les femmes qui sont lettrées -
transmettent le savoir et la poésie -, tandis que les hommes
illettrés, (sauf les marabouts), ne sont là que pour manier le
sabre.
A Mederdra nous faisions un arrêt pour boire du thé au
campement de l’administration. L’homme qui le prépara
n’avait pas l’air d’un serviteur. Digne, élégant. Isabelle lui
posa carrément la question. Non, dit-il, je ne suis pas le
serviteur de ce campement. C’était un officier de l’armée qui
avait participé à une petite tentative de coup d’état, à Néma
(dans l’est de la Mauritanie) en 1961. Nous avions entendu
l’écho de cet évènement au Mali : quelques officiers, jugeant
le régime néocolonial, avaient tenté de s’emparer du fort de
Néma pour déclencher une révolte générale dans le pays.
Moyens et conceptions artisanaux qui les condamnaient à
l’échec. Cet officier, condamné à mort, peine commuée après
plusieurs années de cachot à l’exil dans ce campement perdu
dans les sables. Nous lui avons offert de l’aider à s’enfuir. On
vous emmène dans notre jeep, nous passons le Fleuve Sénégal
en pirogue dans un village, et voilà, vous êtes libre. Il fut tenté
mais réflexion faite dit : « non, je reste dans mon pays ». En
partant nous prenions soin de rouler très lentement, échangeant
avec lui des gestes d’au revoir répétés… si par hasard il était
tenté… jusqu’à ce que lui-même referme la porte du
campement.
La Mauritanie n’est cependant pas le paradis du désert. C’est
aussi - comme le Soudan - le trait d’union - et la frontière de
confrontation - entre les peuples arabes et les négro-africains.
La société maure est esclavagiste. Il faut le dire et refuser de
l’accepter. La moitié de la population des tribus est constituée
de Harratins, descendants d’esclaves razziés au sud.
Brutalisés, condamnés à tous les travaux les plus durs,
méprisés et insultés, leur sort ne répond à aucun des discours
lénifiants sur « l’esclavage domestique » par lesquels les
responsables de l’Etat moderne et des intellectuels à leur
service tentent d’en légitimer les prétendus « vestiges ».
La vie dans la région frontière n’est pas aussi idyllique que le
paysage calme du Fleuve et de ses villages Toucouleur et
Sonninké inspire. Car le fleuve est ici comme souvent non pas
la frontière entre les peuples mais une voie de communications
et une région peuplée sur ses deux rives par des peuples non
arabes, bien que fortement islamisés depuis presque dix siècles
(à la différence du Soudan). Les Toucouleurs, qui ont créé dès
le XVIIe siècle leur « république islamique » (pratiquant eux-
mêmes l’esclavage à l’intérieur de leur société mais refusant
de se livrer à la traite avec l’extérieur), avaient des siècles plus
tôt fourni la glorieuse dynastie marocaine des Almoravides.
Les classes dirigeantes de l’ancien pays des Maures et celles
du pays du Fleuve se faisaient fréquemment la guerre certes,
mais ils se respectaient mutuellement à leur manière. Les
nouvelles classes dirigeantes « arabo-berbères » dit-on (en fait
presque totalement arabophones) de la Mauritanie moderne
sont tout simplement racistes. Chacun a pu en vérifier mille
fois la triste réalité. A Boutilimit le commandant de cercle était
Toucouleur (l’administration mauritanienne fait quelques
gestes de concession de cette sorte, pour usage externe). Vous
n’allez pas rendre visite à ce Nègre ! nous disent les Maures.
Oui, nous y allons de ce pas. Et c’est chez lui que nous
dormirons, comme il se doit. Il y a des principes avec lesquels
nous ne transigeons pas. Les Maures nous accompagnèrent
jusqu’au bas de la colline de sable sur le sommet de laquelle le
centre administratif avait été construit; mais ils refusèrent
d’aller plus haut. Nous prîmes nos valises et les portèrent
nous-même. Le commandant nous recevant nous dit désabusé :
comment puis-je exercer mes fonctions dans ce pays ?
La coexistence des deux peuples est sérieusement remise en
question depuis les graves évènements de 1988 qui ont conduit
aux massacres ethniques en Mauritanie et au Sénégal et à la
fuite de dizaines de milliers de paysans de la rive nord du
fleuve. Qui était derrière ces massacres? Comme presque
toujours ils n’ont pas été « spontanés » et les différents peuples
contraints à la coexistence ne se haïssent généralement pas au
point de s’entretuer, même lorsqu’ils véhiculent de sérieux
préjugés qui maintiennent des barrières fortes dans leurs
relations quotidiennes. Les boutiques des artisans et
commerçants maures qu’on trouvait partout au Sénégal ont été
pillées, leurs propriétaires souvent massacrés, non pas par la
« foule », mais par des groupes bien organisés, transportés en
camions d’ailleurs que des lieux des sévices. Beaucoup de
Sénégalais que je connais ont protégé ces malheureuses
victimes. En Mauritanie les Sénégalais et les Noirs du Fleuve
ont été massacrés eux aussi par des groupes bien constitués.
Qui était derrière ces organisations ? Si ce ne sont les pouvoirs
en place, du moins ce sont des segments des classes
dirigeantes, aspirant par là même à déstabiliser ces pouvoirs; à
les contraindre à en partager les avantages ou peut-être même
s’y substituer. « Le poisson pourrit toujours par la tête » dit un
proverbe africain. Les conflits fratricides sont rarement le
produit spontané de l’explosion populaire. Ils sont presque
toujours organisés par les classes dirigeantes ou des segments
de celles-ci. Que ceux-ci exploitent des réalités objectives,
plus ou moins mal gérées par les pouvoirs en place ne doit
jamais faire oublier les stratégies de ceux qui sont les
responsables directs de ces conflits. C’est vrai dans ce cas
comme ailleurs en Afrique, en Asie ou en Europe bien
entendu. En tout cas la fuite des paysans du fleuve sert bien les
intérêts d’une nouvelle classe de « bénéficiaires » des
aménagements irrigués dont ils se sont emparés et qu’ils
voulaient vidés de leurs populations pour y « développer un
agro-business » soutenu pour les bailleurs de fonds étrangers
et la Banque mondiale. Ces bénéficiaires sont, bien sûr, issus
des bureaucraties maure (tous Arabes) et sénégalaise (pas
nécessairement originaires de la région). Par certains aspects
ils s’entendent comme larrons en foire. (sur ce sujet, le
meilleur livre est en arabe : Saleh Biktach, Al niza al senegali
al moritani;le Caire 1992).
Un drame de la même nature, mais d’une autre ampleur,
ensanglante le Soudan depuis trente ans.
Le Soudan
Je n’ai pas visité le Soudan, hélas, mais ai été seulement trois
ou quatre fois à Khartoum à partir de 1973. Chaque fois que,
dans un de ces courts intermèdes entre deux dictatures, la
situation le permettait, à l’invitation toujours de la gauche
soudanaise, du PC et du Front populaire, très actifs à
l’Université, mais aussi dans les organisations syndicales et
populaires. Mais toujours victimes de la démocratie électorale
que préconisaient les soulèvements populaires qu’ils avaient
dirigés. Le contrôle des campagnes majoritaires par
l’encadrement traditionnel des Ansar Mahdistes ramenait
inéluctablement les mêmes au gouvernement et la même
gabegie conduisait au coup d’état, militaire ou islamiste, ou à
une combinaison des deux. Mais que faire ? Comment
démanteler ces pouvoirs traditionnels et respecter en même
temps les normes de la démocratie, fut-elle révolutionnaire ?
C’était toujours le thème inépuisable de mes très longues
sessions - les Soudanais peuvent passer la nuit entière à
discuter - avec un grand nombre des militants de ce pays, dont
j’avoue qu’il exerce sur moi un attrait irrésistible par son
mélange parfaitement réussi des cultures arabe (singulièrement
égyptienne) et africaine.
La question de la guerre civile était également toujours au
centre de nos discussions. Et, lorsque les circonstances - c’est
à dire dans les moments où un pouvoir démocratique était
installé à Khartoum - permettaient l’ouverture d’une
négociation avec les rebelles du Sud (qui se déroulait souvent
à Addis Abeba), je n’hésitais pas à répondre à la confiance que
les deux parties plaçaient en moi pour - non pas y participer (à
quel titre ?) - mais en suivre l’évolution. Les gens du Sud ont
évidemment non seulement le droit pour eux, mais ils ont
raison de se révolter. Les démocrates du Nord partagent leurs
vues. De ce fait les deux parties, quand elles se rencontraient,
sympathisaient réellement et l’accord était sincère. S’il n’a
jamais pu être mis en oeuvre, c’est tout simplement parce que
les militaires et les islamistes ont chaque fois renversé par la
violence le gouvernement des démocrates et repris leur guerre.
Les islamistes portent l’entière responsabilité du désastre.
Un désastre d’abord pour le Soudan lui-même qui, grâce à
eux, n’existe plus. Car leur guerre épuise l’économie du pays,
en dépit du soutien financier gigantesque qu’ils reçoivent de
l’Arabie séoudite pour la poursuivre. En conséquence ce n’est
plus seulement le Sud qui est entré en dissidence, c’est tout le
pays du Dar Four à l’Ouest à Kassala à l’Est. Mais qu’importe
pour ces fanatiques abrutis, si en compensation ils peuvent
interdire la bière à Khartoum, couper les mains des petits
voleurs (mais pas des grands), imposer le voile aux petites
filles etc… Leur chef Tourabi, que les médias de l’Occident se
plaisent à présenter comme un « intellectuel », appartient
plutôt à l’espèce des criminels du pouvoir. L’amusant est que
son nom en arabe – si l’on substitue un a court à la
prononciation du a long - signifie « le fossoyeur ». C’est ainsi
qu’on l’appelle au Soudan.
La destruction du Soudan arrange bien des pouvoirs dominants
dans le « système mondial » - et régional. Pour les Etats Unis
le Soudan est « trop vaste ». Pour Washington d’ailleurs tous
les pays du monde sont trop grands, sauf les Etats Unis. La
guerre comme on sait a arrêté les travaux du canal de Jongkei
dont l’avenir de l’Egypte et du nord du Soudan dépendent
pourtant. Je sais bien que certains mouvements écologistes
condamnent par principe tous les « grands travaux ». J’ai dit
plus haut ce que je pensais de ces simplifications à propos du
Haut barrage d’Assouan.
Le Mashrek
Les pays du Golfe
Je connais également assez bien les pays du Mashrek arabe. Je
n’ai pas grand’chose à dire du « Golfe » que j’ai visité en 1971
et 1974. Koweit et les Emirats ne sont ni des nations, ni même
des pays. Je les vois plutôt comme des supermarchés. A
Koweit je n’ai rencontré que des Egyptiens, des Palestiniens,
des Syriens et des Libanais. Les autochtones paient mais ne
travaillent pas. A Dubaï arrivé un jour avant la réunion à
laquelle je devais assister l’idée sangrenue de me balader en
ville m’est venue. Entré dans un magasin d’appareils de
téléphone je vois sur cent mètres carrés et cinq rangées
d’étagères trois mille modèles peut être (chiffre donné par le
patron indien fier de son antre)… Je n’avais ni besoin, ni envie
d’acheter. Plus tard on m’a dit: mais non, on n’entre pas dans
un magasin de là-bas comme çà, on y va avec une liste précise
de tout ce qu’on veut acheter, modèle x, type y, couleur etc…
on le trouve évidemment. Les villes du Golfe sont bien
entendu des lieux où l’on meurt d’ennui.
Malgré la stupidité complète de ces protectorats américains du
Golfe, il y a quand même des bédouins capables de regarder
d’un oeil critique. Quel avenir ? Les rares intellectuels
originaires de la région méritent qu’on admire leur courage.
On dit que les choses changent et les éloges sur le “succès” de
Dubai font la une des médias. En regardant de plus prés je
n’en ai pas été convaincu. Une activité commerciale fébrile, le
choix de la ville comme siège de transnationales (libérées de
ce fait de tout contrôle), du tourisme de riches (pour moi le
lieu est trop ennuyeux pour valoir la peine!), des tours et des
villas de luxe, certes. Mais rien qui n’indique une capacité
inventive. Dubai reste un relais (opulent) de la mondialisation
façonnée par d’autres.
Bahrein est certainement plus intéressant. Ce bazar arabo-
persan a une histoire ancienne, et si les vestiges de la
révolution qarmate - un communisme millénariste musulman -
ont disparu, celle-ci a peut être laissé dans les esprits des
traces qui expliquent l’animation politique active qui
caractérise ce pays, exceptionnelle dans la région.
Je n’ai jamais eu la curiosité de visiter l’Arabe séoudite, pour
moi le comble de l’horreur. Je sais seulement que ce pays, qui
donne des leçons de morale au monde entier, importe la moitié
(oui la moitié - 50 %) de la production mondiale de
pornographie. Le sociologue français Jean Louis Boutillier,
ami plein d’humour, m’a raconté le genre de soirées qu’on
passe là-bas, en troupes d’hommes (et séparément de femmes)
assis devant cinq télé porno fonctionnant ensemble…je passe
sur le reste.
Le sud de la péninsule est autre. On y retrouve enfin de
véritables sociétés.
Sur la route de Karachi, en 1975, nous faisons une escale de
trois jours à Muscat. Entrée difficile mais amusante dans le
pays. La guerre du Dhofar battait son plein et la police
anglaise du Sultanat avait sans doute établi de longues listes
d’Arabes indésirables. Le policier s’empare de mon passeport,
appelle son chef et me dit d’attendre. En attendant donc que
leur décision fut prise - après sans doute coups de téléphone à
l’Intérieur - j’expliquais à Isabelle que, s’ils voulaient nous
refouler, ils avaient un bon prétexte : Isabelle n’avait pas de
visa sur son passeport français (moi, en tant qu’Egyptien, je
n’en avais pas besoin, en principe). Je lui expliquais donc
qu’elle devait taire son féminisme, rester assise, tête couverte
d’un foulard sorti pour la circonstance, regardant ses doigts de
pieds, ne pas sortir un son de sa bouche et s’abstenir de
répondre à quiconque viendrait lui parler. Le flic sort de sa
boite et me dit : allez, c’est bon. Je réfléchis : je sors le
passeport d’Isabelle ? Puis une idée géniale me vient à l’esprit.
Je remplis ma carte d’entrée et, dans la partie intitulée
« Observations », j’écris en arabe et dans cet ordre - chantatan
wa zawja (deux valises et une femme !). Je fais « psit » à
Isabelle, la convoque du doigt; elle se lève, porte les deux
valises et sans lever la tête me suit à petits pas et passe derrière
moi, moi la tête haute. Sortis de l’aéroport, instalés dans le
taxi, nous éclatons de rire. On les a eus !
Le Yemen
Je ne connais pas l’ancien Yemen du Sud, bien que j’ais
rencontré beaucoup des hommes politiques de cette gauche
exceptionnelle dans laquelle nous avions investi beaucoup
d’espoir et dont j’ai parlé dans mon Itinéraire intellectuel. Je
connais assez bien par contre le Yemen du Nord visité en 1988
et 1994. Invité à deux reprises, après la fin de la guerre et de
l’intervention égyptienne, par le recteur de l’université - Abdel
Aziz Al Maqaleh. Tout le monde connait l’architecture
superbe des villes yéménites, ses paysages de montagne
(analogues à ceux de l’Ethiopie d’en face), et même la
coutume de mâcher du qat. J’ai donc été invité chaque jour à
participer à ces après-midi intéressants et intelligents. La
réunion rassemble parfois des hommes seuls, ou
exclusivement des femmes, ou un groupe mixte (et on m’a
affirmé que cela n’était ni exceptionnel, ni moderne). Un des
invités présente - assez longuement - un sujet, qu’on discute
ensuite librement en mâchant du qat pendant trois ou quatre
heures. J’étais donc invité à proposer des ouvertures sur de
grands sujets : qu’est-ce que le socialisme ?; l’impérialisme
aujourd’hui; la nation arabe et ses problèmes. Je dois dire que
les discussions, bien animées, révélaient des niveaux de
connaissance et de réflexion inattendus. Fahima Charaffeddine
qui avait été invitée en même temps que moi et quelques
autres intellectuels arabes de gauche, le syrien Issam El Zaim
qui travaillait à l’époque à Sanaa, ont confirmé mes
conclusions : ce pays pauvre n’est pas aussi « arriéré » qu’on
le croit souvent. Comme l’Ethiopie d’ailleurs. Evidemment je
ne pouvais mâcher - ni moi, ni les autres non yéménites - avec
l’assiduité des autochtones qui finissent par consommer une
botte aussi volumineuse que celle qu’on servirait ailleurs à un
cheval. La consommation régulière du qat finit d’ailleurs par
déformer les mâchoires et la bouche, transformer les joues en
véritables ballons. Nous nous contentions donc de goûter le
qat.
L’hospitalité des Yéménites m’a permis de visiter le pays dans
son ensemble. J’ai même insisté pour aller voir les ruines de
l’ancien port de Moka, qui avait connu des jours de gloire dans
l’histoire. Quelle idée ? me disent à la fois Fahima que j’avais
entrainée dans cette aventure et notre guide yéménite - un
professeur. Descente de la montagne superbe au climat
délicieux vers les basses terres humides et chaudes, pour
finalement découvrir qu’il n’y avait plus rien des vestiges de
Moka - un petit carré entouré de quelques fils de fer où des
archéologues travaillaient sur un sol ingrat dont ils n’avaient
rien extrait. Promenade que Fahima, libanaise élégante, n’avait
pas appréciée - mais - je suis têtu - que je ne regrette pas,
puisque j’ai vu le site de Moka quand même !
Ma visite du Yemen m’a fait comprendre l’importance de ce
pays dans l’histoire arabe. Deux questions que je m’étais
toujours posées et auxquelles je ne trouvais pas de réponses.
Pourquoi les Séoudiens craignent-ils tant les Yéménites ? Les
premiers sont riches, les seconds pauvres. Pourquoi tant
d’Arabes, du Maroc à l’Irak en passant par l’Egypte,
prétendent que leurs ancêtres venaient du Yemen ? La réponse
- que quelques historiens ont suggérée mais pas avec la force
qui convient, à mon avis - est simple. Dans toute la péninsule
le Yemen est la seule région organisée comme une société
forte véritable. Son climat salubre lui vaut une croissance
démographique meilleure et tous les cinq siècles, dans les
temps anciens, les Yéménites étaient contraints de sortir en
masse, d’émigrer en conquérants. Ils ont ainsi constitué
l’Ethiopie, qui partage son sémitisme avec les langues
anciennes du sud arabique. Ils ont fourni le plus gros des
armées arabes de l’Islam. Les Séoudiens les craignent. Ils
craignent leur résolution, leur courage, leur capacité
d’organisation.
Retour à Sanaa, il m’a été donné, évidemment, de discuter
longuement des perspectives politiques du pays. Les cadres
Yéménites étaient fort critiques de l’intervention égyptienne,
avec de bons arguments. Non seulement ce que tout le monde
sait, hélas, de l’arrogance d’officiers petit-bourgeois,
méprisant à l’égard de ce peuple « illettré » et occupés à faire
de l’argent par tous les moyens pour meubler leur appartement
du Caire. Mais encore, au-delà, l’incohérence des stratégies
nassériennes ne sachant sur quel pied danser dans les relations
avec les Saoudiens était le produit d’un mélange d’intentions
progressistes authentiques, de visées expansionnistes inutiles
et absurdes, et de médiocrité dans l’exécution. Les Yéménites
- du moins ceux que j’ai rencontrés - n’en tiraient certainement
pas des conclusions « anti-égyptiennes », au contraire ils
restaient admirateurs de l’Egypte et de Nasser, unitaires
arabes. Mais ils pensaient qu’ils n’auraient pas fait plus mal
seuls. Je crois qu’ils avaient raison. Sachant que ce qu’ils
pouvaient faire n’aurait pu être qu’une amorce de
modernisation, et guère plus. Mais étaient-ils conscients de ces
limites ? Difficile à dire. L’imitation du modèle populiste
kadhafien par la Conférence du Peuple, m’inquiétait. Des
mots, beaucoup de mots, vite qualifiés de « socialistes ». Les
progressistes parmi ces responsables et militants du Nord - il y
en avait - comptaient beaucoup sur ce que l’unité avec le Sud
leur apporterait en renfort. La suite des évènements a prouvé
que les faiblesses des forces politiques progressistes du Sud
annulaient largement ces espoirs.
L’Irak, le Liban, la Syrie et la Jordanie
Je n’ai été qu’une fois en Irak, à Bagdad dont je ne suis pas
sorti, pour participer à une réunion pan arabe. Cela se situait
aux débuts de la dictature de Saddam en 1980. Nous parlions
librement des problèmes à l’ordre du jour de la réunion, avec
seulement les réserves de vocabulaire d’usage. Au fond de la
salle quatre participants irakiens, aux moustaches bien
fournies (je n’ai jamais vu d’Irakiens sans moustaches - ou
presque -, les exceptions seraient à signaler) transpiraient et
peinaient, prenant des notes intégrales de tout ce qui se disait.
Des personnages « tout à fait figuratifs » comme l’aurait dit
mon ami le peintre brésilien Tiberio. Je demande la parole : je
vois que nos frères participants irakiens sont extrêmement
sérieux et soucieux de tirer le profit maximal de nos
discussions. Pourquoi ne pas faciliter leur tâche en installant
un appareil d’enregistrement dont nous leur offririons les
bandes ? Ils auront ainsi la possibilité de bien réfléchir,
calmement, à tout ce que nous aurons exactement dit. Grands
rires. La proposition fut adoptée.
Au-delà de cette bonne blague, l’atmosphère était terrible et
chaque jour les journaux faisaient état d’arrestations, de
condamnations etc…. Il s’agissait de terroriser le pays.
J’inventais une « nokta » un peu sinistre : tous les matins la
radio annonce la pendaison de 25 personnes : cinq
communistes, cinq baasistes déviationnistes, cinq bourgeois
libéraux, cinq islamistes et cinq sans opinion quelconque, afin
que personne ne se sente en sécurité ! Mon cousin Mansour
Fahmy, qui avait été consul à Bagdad, doté d’un bon humour
égyptien et qui savait imiter l’accent local à la perfection,
m’avait raconté (il l’avait inventé bien sûr) comment se
déroule un « festival de la culture » baasiste. Une longue table
de quinze moustachus identiques. Le premier se lève et lit son
adresse culturelle. Très brève, une phrase : en mai nous en
avons tué 50.000. Le second se lève à son tour : en juillet nous
en avons tué 100.000 etc… Le dernier : en août nous les avons
tous tué. Point final donc, on ne peut pas faire mieux. Festival
terminé.
Cela étant l’Irak regorge d’intellectuels de la plus grande
valeur et de dizaines de milliers de militants d’un courage peu
commun. Ceux que j’ai pu voir n’osaient parler, à voix basse,
que hors de chez eux, en plein air loin de tout bâtiment. Ce que
j’ai entendu d’eux témoignait tout simplement de l’horreur
absolue du système politique du baasisme irakien. Sera-t-on
donc surpris d’apprendre que la plupart de ces intellectuels
admirables ont fini par choisir l’exil ? Hélas, trois fois hélas,
par la suite un bon nombre de ces intellectuels ont cru possible
de faire le choix d’un retour au pays dans les wagons de
l’envahisseur. La suite tragique de l’histoire est connue.
Le Liban est sans doute un petit pays, mais il est attachant et
riche par la quantité et la variété de ses productions
intellectuelles. Le produit certain à la fois de sa diversité
confessionnelle, qui impose à tous un sens du relatif, et de sa
vie démocratique - si limitée soit-elle - sans pareille dans
aucun des autres pays arabes.
J’ai visité le Liban à plusieurs reprises pendant la guerre civile
qui l’a ensanglanté durant une dizaine d’années à partir de
1975, à l’invitation du bloc des forces démocratiques et
nationales. Tout le monde sait aujourd’hui comment cette
guerre n’a pas été le produit spontané d’une hostilité
« viscérale » des communautés, mais celui du jeu complexe
d’une part des milices qui se sont attribuées le monopole du
discours et de l’action au nom de ces communautés qu’elles
prétendaient défendre alors qu’en fait elles les plaçaient sous
leur coupe et d’autre part des forces extérieures (sionistes,
puissances occidentales - Etats Unis en tête, et derrière eux
leurs vassaux Séoudiens, - Syrie, Iran islamiste, Palestiniens
de l’OLP) qui ont joué telle ou telle carte (et parfois changé de
partenaires avec cynisme). Le moment le plus cruel de cette
période a certainement été celui de l’invasion israélienne
(1982) accompagné par le massacre organisé par Israël et ses
acolytes des Palestiniens de Sabra et Chatila, comme par celui
des Maronites de la Montagne. L’objectif était alors clairement
de faire éclater le Liban, d’y tailler un micro Etat maronite
client d’Israël et des Occidentaux, d’ouvrir à l’expansionnisme
israélien la conquête du Sud du pays. Ce plan a été mis en
échec d’abord, il faut le dire, par le peuple libanais lui-même.
Donnant une première grande leçon au monde arabe et aux
Palestiniens, les civils Libanais n’ont pas fui devant les armées
israéliennes et les ont combattues par la résistance dans les
territoires occupés (résistance qualifiée de « terroriste » hélas,
par les média dominants dominés par les vues israéliennes).
L’intifada ultérieure de la Palestine a tiré les leçons de cette
première expérience de résistance populaire. La diplomatie
syrienne a joué également avec une intelligence aiguë, qu’on
soit favorable au régime de Damas ou qu’on ne le soit pas, un
rôle décisif dans la mise en échec de ces plans. Au cours de
visites fréquentes que j’ai fait dans le Sud du pays, j’ai pu
constater de visu l’incroyable arrogance des armées
israéliennes d’occupation. Leurs provocations sont
quotidiennes, comme les survols de Beyrouth et les lancers de
bombes au hasard ici ou là. Mais l’opinion occidentale n’en est
jamais informée. Les médias n’ont pas le droit d’adresser la
moindre critique à l’Etat sioniste.
Beyrouth et le Liban pendant la guerre ne pouvaient que
convaincre de ces qualités exceptionnelles du peuple libanais
et singulièrement de ses segments politiques démocratiques et
plus ou moins socialistes - autrement dit de sa gauche. Voilà
une ville - Beyrouth - coupée en deux, soumise aux
bombardements des milices des deux camps et à ceux de
l’aviation israélienne, et qui néanmoins vivait, et vivait
intensément. Ni eau ni électricité distribués par les services
publics, mais de l’eau et de l’électricité partout, fournis par
l’auto-organisation des quartiers, l’installation de petits
générateurs, la mobilisation de camions citernes etc… A
Beyrouth la vie politique et intellectuelle continuait comme si
de rien n’était. J’ai donc fait des conférences, tenu des
réunions de travail dans des lieux d’où l’on entendait la
canonnade. Lorsque le bruit de celle-ci s’amplifiait, mais
seulement alors, on décidait d’aller plus loin… poursuivre la
discussion. Des militants venus de l’autre côté de la ligne de
front n’hésitaient pas à venir assister à ces discussions. Dans la
Montagne - ce paysage superbe qui domine Beyrouth - le Parti
socialiste de Jumblat organisait également avec ma
participation et celle d’autres des rencontres et des débats les
uns directement liés aux problèmes libanais ou arabes, d’autres
d’une nature plus générale - sur l’évolution du capitalisme
mondial, la crise des systèmes nationaux et socialistes, la
théorie marxiste etc…. Je garde un beau souvenir de ces lieux
splendides et des Palais ottomans de Deir El Amar. A
Beyrouth et ailleurs on ne pouvait qu’être admiratif de cette
passion de vivre des Libanais, reconstruisant immédiatement
leurs immeubles endommagés, sans attendre. Une
comparaison s’imposait à moi : la publication d’un manuscrit
donné à un éditeur de Beyrouth paraissait dans le délai promis,
au Caire ce n’était pas le cas ! Et mieux imprimé à Beyrouth,
sans fautes et sans coquilles ! La paix revenue, la possibilité
m’a été donnée de visiter plus calmement toutes les régions de
ce petit pays, les Cèdres et la Bekaa, Tripoli et Saïda. Et
toujours d’y tenir des conférences fortes animées.
Bien entendu le régime politique et social sur la base duquel la
paix a été rétablie au Liban est loin de répondre aux attentes
des forces démocratiques et progressistes qui constituent le
seul fondement solide de cette paix. La spéculation foncière
triomphante qui tire profit de la reconstruction de la capitale
fera disparaître à jamais son magnifique centre historique -
cette Place des Canons et les bâtiments ottomans qui
l’avoisinaient et dont je garde moi- même comme tous ceux
qui les ont connus un beau souvenir. Mais la ville, si banale
que puisse devenir son urbanisme dit moderne, reste prenante.
La vie de café - que j’ai toujours aimée - y est certainement
l’une des manifestations les plus plaisantes de la sociabilité
libanaise.
La grande Syrie, du Golfe de Aqaba et de Petra à Alep, en
passant par le cirque romain de l’ancienne Philippopolis, ville
de Philippe d’Arabe, Empereur romain, sans aucun doute le
mieux conservé des édifices du genre, Palmyre, les quartiers
historiques de Damas, Homs, Hama, Alep et Lattaqieh, la
montagne alaouite et les forteresses de Salah et Dine et des
Croisés, surveillant les routes de la soie, est un beau pays, par
la richesse et la variété de ses vestiges comme par celle de ses
paysages.
Une richesse qui rappelle l’apport décisif des civilisations
anciennes et byzantine à la construction des grands siècles
arabes. Ce n’est pas seulement que la Grande mosquée des
Omeyyades ne soit simplement que l’ancienne cathédrale
byzantine (comme Sainte Sophie à Istanbul). Des ruines de
cathédrales énormes, abandonnées dans une nature aujourd’hui
désertique, témoignent que la région était beaucoup plus
densément peuplée d’agriculteurs (remplacés aujourd’hui par
des éleveurs de moutons) jusqu’au Xe siècle qu’elle ne le fut
par la suite. Celles de Palmyre témoignent de l’importance des
fonctions commerciales de la région sur la route de la soie
depuis la plus haute antiquité. De ce fait on sent bien dans
l’artisanat de la Syrie les influences venues de l’Est, de l’Iran
et de l’Inde.
Invité à la semaine culturelle de Damas j’ai été frappé, mais
non surpris, par le discours démocratique et laïc sans
concessions d’un grand nombre d’intellectuels de haute
qualité. Qui plus est, des discours publics, prononcés devant
des auditoires de milliers de jeunes - étudiants et travailleurs -
et de moins jeunes - militants de tendances diverses. Des
discours impensables ailleurs dans le monde arabe, qui vous
vaudraient d’avoir la tête tranchée par les Islamistes et d’être
condamnés par les tribunaux de l’Etat pour « offense à la
religion ». De très bons signes pour l’avenir.
En contrepoint le spectacle lamentable que nous a offert à
plusieurs reprises le fils presque demeuré de Khaled
Bagdache, qui apparemment a hérité la charge de Secrétaire
général du Parti (ou en partage la responsabilité avec sa mère,
la veuve), ne doit, heureusement, qu’amuser. Plus personne en
Syrie n’est aujourd’hui disposé à le prendre au sérieux.
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LES REVOLUTIONS ARABES ANNONCEES
Je dois beaucoup aux amis qui m’ont accompagné dans les
interventions dont je fais ici le compte rendu.
En Egypte, Président du Centre de Recherches Arabes et
Africaines, j’ai été amené à conduire des débats organisés avec
une large palette des forces sociales et politiques engagées
dans les luttes en cours. Je ne mentionnerai ici que les noms de
Helmy Shaarawi, Premier Vice- Président du Centre, Shahida
el Baz, Mostafa Gamal, Mamdouh Habashi. La contribution
d’Ahmad el Naggar est mentionnée dans la section : « Egypte,
réponses immédiates ». Je ne peux pas non plus ne pas
mentionner les noms de quelques hommes et femmes
politiques avec lesquels j’ai entretenu des conversations qui
trouvent leur écho dans ces mémoires : Hamdin Sabahi, Samir
Morqos, Mona Anis, Amal Ramsis, Saad el Tawil (mon
traducteur fréquent), Magda Refaa. Je suis membre du Parti
Socialiste Egyptien, d’autres de mes camarades sont membres
de l’autre parti de la gauche socialiste radicale et je ne les
considère pas comme des adversaires ou concurrents mais
comme des camarades égaux en droits avec les autres. Je me
suis expliqué sur cette question de l’unité et de la diversité
dans le mouvement au socialisme et n’y reviens pas ici. Je dois
également remercier madame Fatma El Boudi, directrice des
éditions Dar el Ain au Caire, qui, sans hésiter, a publié au
cours des trois dernières années quatre ouvrages que je
produisais à chaud dans la bataille de la « révolution » en
cours.
La décennie des années 2000/2010 nous paraissait à tous une
nuit sans fin. Un soir à quelques- uns nous avions imaginé un
sketch d’humour noir à l’égyptienne, une émission de Télé de
l’an 2500. La speakerine rendait compte des dernières
nouvelles de la République Islamique de Grande Bretagne, des
Etats Unis Socialistes d’Amérique du Nord avant d’en venir à
l’Egypte. Elle mentionnait alors l’inauguration par le Président
Moubarak VI de la 800 ième tranche de construction de ponts
sur le Nil. Nous avions tort. La même année Amal Ramsis
produisait son documentaire qui s’achevait par la phrase : la
révolution est pour demain. C’est elle qui avait raison. J’ajoute
que je sentais le changement venir. Longues soirées de
discussion au « centre » (le Markaz, dont je suis le Président);
mais alors que dans les années 1990, l’assistance se réduisait
aux « anciens », à partir des années 2000 nous avons vu
beaucoup de jeunes (de 25 à 35 ans) – pour lesquels l’époque
nassérienne appartenait à l’antiquité pharaonique – assoiffés
de vouloir connaître et comprendre venir nous y interpeller.
J’ai reconnu quelques-uns d’entre eux dans les directions des
mouvements de jeunes qui ont « fait la révolution », comme ils
disent. Révolution ou pas, là n’est pas la question.
L’inscription sur les murs du Caire (« la révolution n’a pas
changé le système, mais elle a changé le peuple ») résume à la
perfection la transformation du pays, porteuse de progrès
possible à terme.
En Algérie nous –je veux dire les réseaux du FTM – avons
bénéficié d’un soutien politique et financier exemplaire, sans
lequel je ne sais pas comment nous aurions pu conduire les
tables rondes que nous avons organisées au FSM de Dakar
(2011), de Tunis (2013) et préparer Tunis 2015. Des tables
rondes que beaucoup d’observateurs ont considéré comme de
grand intérêt. Mes remerciements s’adressent ici au Ministre
des Affaires étrangères de l’Algérie, à monsieur Abderahmane
Benguerrah, ambassadeur à Dakar, à madame Khalida Toumi,
Ministre de la Culture. La liste de nos collaborateurs à Alger
serait longue à rappeler ici; cette liste s’ouvre par nos
correspondants majeurs, Samia Zennadi et Karim Chikh (les
Editions Apic) auxquels je fais part ici de mon amitié
personnelle chaleureuse.
Les « révolutions arabes »
Le monde arabe est entré, à partir de 2011, dans une zone de
turbulence, un peu trop vite qualifiée de « printemps arabe ».
Je renvoie donc ici le lecteur à mon ouvrage sur ces
« révolutions » (Le monde arabe dans la longue durée, le
printemps arabe ?, 2012). L’objectif stratégique des puissances
impérialistes est ici de détruire l’existence même de l’Etat
dans les pays de la région, par ce que celui-ci pourrait
menacer, avec la radicalisation possible des mouvements
populaires, l’ordre mondial et régional en place. Le soutien
apporté par ces puissances (les Etats Unis et dans leur sillage
l’Europe) à l’Islam politique réactionnaire constitue le moyen
d’obtenir ce résultat. La destruction programmée de l’Etat
irakien mise en œuvre à partir de 2003, la décomposition de la
Lybie « post Khadafi » en constituent des exemples tragiques.
Au Soudan les dictatures sanglantes de Nimeri devenu fou de
Dieu et de son successeur Bachir, la systématisation du crime
« au nom de la religion » (!) par Tourabi ont produit ce qu’on
devait prévoir et craindre : l’éclatement du pays,
l’indépendance du Sud, le séparatisme du Darfour et de l’Est.
L’Egypte : émergence avortée
L’Égypte a été le premier pays de la périphérie du capitalisme
mondialisé qui a tenté « d’émerger ». Bien avant le Japon et la
Chine, dès le début du XIXe siècle Mohammed Ali avait
conçu et mis en œuvre un projet de rénovation de l’Égypte et
de ses voisins immédiats du Mashreq arabe. Cette expérience
forte a occupé les deux tiers du XIXe siècle et ne s’est
essoufflée que tardivement dans la seconde moitié du règne du
Khédive Ismail, au cours des années 1870. L’analyse de son
échec ne peut ignorer la violence de l’agression extérieure de
la puissance majeure du capitalisme industriel central de
l’époque – la Grande Bretagne. Par deux fois, en 1840, puis
dans les années 1870 par la prise du contrôle des finances de
l’Égypte khédivale, enfin par l’occupation militaire (en 1882),
l’Angleterre a poursuivi avec acharnement son objectif : la
mise en échec de l’émergence d’une Égypte moderne. Sans
doute le projet égyptien connaissait-il des limites, celles qui
définissaient l’époque, puisqu’il s’agissait évidemment d’un
projet d’émergence dans et par le capitalisme, à la différence
du projet de la seconde tentative égyptienne (1919-1967). Sans
doute, les contradictions sociales propres à ce projet comme
les conceptions politiques, idéologiques et culturelles sur la
base desquelles il se déployait ont-elles leur part de
responsabilité dans cet échec. Il reste que sans l’agression de
l’impérialisme ces contradictions auraient probablement pu
être surmontées, comme l’exemple japonais le suggère.
L’Égypte émergente battue a été alors soumise pour près de
quarante ans (1880-1920) au statut de périphérie dominée,
dont les structures ont été refaçonnées pour servir le modèle de
l’accumulation capitaliste / impérialiste de l’époque. La
régression imposée a frappé, au-delà du système productif du
pays, ses structures politiques et sociales, comme elle s’est
employée à renforcer systématiquement des conceptions
idéologiques et culturelles passéistes et réactionnaires utiles
pour le maintien du pays dans son statut subordonné.
L’Égypte, c’est à dire son peuple, ses élites, la nation qu’elle
représente, n’a jamais accepté ce statut. Ce refus obstiné est à
l’origine donc d’une seconde vague de mouvements
ascendants qui s’est déployée au cours du demi-siècle suivant
(1919-1967). Je lis en effet cette période comme un moment
continu de luttes et d’avancées importantes. L’objectif était
triple : démocratie, indépendance nationale, progrès social.
Ces trois objectifs – quelles qu’en aient été les formulations
limitées et parfois confuses – sont indissociables les uns des
autres. Dans cette lecture, le chapitre ouvert par la
cristallisation nassériste (1955-1967) n’est rien d’autre que le
dernier chapitre de ce moment long du flux d’avancée des
luttes, inauguré par la révolution de 1919-1920.
Le premier moment de ce demi-siècle de montée des luttes
d’émancipation en Égypte avait mis l’accent – avec la
constitution du Wafd en 1919 – sur la modernisation politique
par l’adoption d’une forme bourgeoise de démocratie
constitutionnelle et sur la reconquête de l’indépendance. La
forme démocratique imaginée permettait une avancée
laïcisante – sinon laïque au sens radical du terme – dont le
drapeau (associant le croissant et la croix) – qui a fait sa
réapparition dans les manifestations de 2011) - constitue le
symbole. Des élections « normales » permettaient alors non
seulement à des Coptes d’être élus par des majorités
musulmanes, mais encore davantage à ces mêmes Coptes
d’exercer de très hautes fonctions dans l’Etat, sans que cela ne
pose le moindre problème. Tout l’effort de la puissance
britannique, avec le soutien actif du bloc réactionnaire
constitué par la monarchie, les grands propriétaires et les
paysans riches, s’est employé à faire reculer les avancées
démocratiques de l’Égypte wafdiste. La dictature de Sedki
Pacha, dans les années 1930 (abolition de la constitution
démocratique de 1923) s’est heurtée au mouvement étudiant,
fer de lance à l’époque des luttes démocratiques anti-
impérialistes. Ce n’est pas un hasard si, pour en réduire le
danger, l’ambassade britannique et le Palais royal ont alors
soutenu activement la création des Frères musulmans (1927)
qui s’inspiraient de la pensée « islamiste » dans sa version
« salafiste » (passéiste) wahabite formulée par Rachid Reda,
c’est à dire la version la plus réactionnaire (antidémocratique
et anti progrès social) du nouvel « Islam politique ». La
seconde guerre mondiale a, par la force des choses, constitué
une sorte de parenthèse. Mais le flux de montée des luttes a
repris dès le 21 février 1946, avec la constitution du bloc
étudiant-ouvrier, renforcé dans sa radicalisation par l’entrée en
scène des communistes et du mouvement ouvrier. Là encore,
les forces de la réaction égyptienne soutenues par Londres ont
réagi avec violence et mobilisé à cet effet les Frères
musulmans qui ont soutenu une seconde dictature de Sedki
Pacha, sans parvenir à faire taire le mouvement. Le Wafd
revenu au gouvernement, sa dénonciation du Traité de 1936,
l’amorce de la guérilla dans la zone du Canal encore occupée,
n’ont été mis en déroute que par l’incendie du Caire (1951),
une opération dans laquelle les Frères musulmans ont trempé.
Le premier coup d’État des Officiers libres (1952), mais
surtout le second inaugurant la prise de contrôle de Nasser
(1954) sont alors venus pour « couronner » cette période de
flux continu des luttes selon les uns, ou pour y mettre un
terme, selon les autres. Le nassérisme a substitué à cette
lecture que je propose de l’éveil égyptien un discours
idéologique abolissant toute l’histoire des années 1919-1952
pour faire remonter la « révolution égyptienne » à juillet 1952.
A l’époque, beaucoup parmi les communistes avaient dénoncé
ce discours et analysé les coups d’Etat de 1952 et 1954 comme
destinés à mettre un terme à la radicalisation du mouvement
démocratique. Ils n’avaient pas tort, car le nassérisme ne s’est
cristallisé comme projet anti-impérialiste qu’après Bandoung
(avril 1955). Le nassérisme a alors réalisé ce qu’il pouvait
donner : une posture internationale résolument anti-
impérialiste (associée aux mouvements panarabe et
panafricain), des réformes sociales progressistes (mais non
« socialistes »). Le tout, par en haut, non seulement « sans
démocratie » (en interdisant aux classes populaires le droit de
s’organiser par elles-mêmes et pour elles-mêmes), mais en
« abolissant » toute forme de vie politique. Le vide créé
appelait l’Islam politique à le remplir. Le projet a alors épuisé
son potentiel d’avancées en un temps bref – dix années de
1955 à 1965. L’essoufflement offrait à l’impérialisme, dirigé
désormais par les États-Unis, l’occasion de briser le
mouvement, en mobilisant à cet effet leur instrument militaire
régional : Israël. La défaite de 1967 marque alors la fin de ce
demi-siècle de flux. Le reflux est amorcé par Nasser lui-même,
choisissant la voie des concessions à droite – (« l’infitah » –
l’ouverture, entendre « à la mondialisation capitaliste ») plutôt
que la radicalisation pour laquelle se battaient, entre autres, les
étudiants (dont le mouvement occupe le devant de la scène en
1970, peu avant puis après la mort de Nasser). Sadate puis
Moubarak accentuent la portée de la dérive à droite et
intègrent les Frères musulmans dans leur nouveau système
autocratique.
L’Égypte de Nasser avait mis en place un système économique
et social critiquable mais cohérent. Nasser avait fait le pari de
l’industrialisation pour sortir de la spécialisation internationale
coloniale qui cantonnait le pays à l’exportation de coton. Ce
système a assuré une répartition des revenus favorable aux
classes moyennes en expansion, sans appauvrissement des
classes populaires. Sadate et Moubarak ont œuvré au
démantèlement du système productif égyptien, auquel ils ont
substitué un système totalement incohérent, exclusivement
fondé sur la recherche de la rentabilité d’entreprises qui ne
sont pour la plupart que des sous-traitants du capital des
monopoles impérialistes. Cette politique s’est accompagnée
d’une incroyable montée des inégalités et du chômage qui
frappe une majorité de jeunes. Cette situation était explosive;
elle a explosé.
Pendant la période de Bandoung et du Non Alignement
(1955/1970-75), certains pays arabes se situaient aux avant-
gardes des luttes pour la libération nationale et le progrès
social. Ces régimes (Nasser, le FLN, le Baas) n’étaient pas
démocratiques au sens occidental du terme (il s’agissait de
régimes de parti unique), ni au sens que je donne au terme qui
implique le pouvoir exercé par les classes populaires par elles-
mêmes. Mais ils n’en étaient pas moins parfaitement légitimes
par les réalisations importantes à leur actif : un bond
gigantesque de l’éducation qui permettait une ascension
sociale vers le haut (les enfants de classes populaires entrant
dans les classes moyennes en expansion), de la santé, des
réformes agraires, des garanties d’emploi au moins pour tous
les diplômés de tous les niveaux. Associées à des politiques
d’indépendance anti impérialiste, ces réalisations faisaient la
force des régimes, en dépit de l’hostilité permanente des
puissances impérialistes et des agressions militaires perpétrées
par l’intermédiaire d’Israel.
Mais, après avoir réalisé ce dont ils étaient capables en deux
décennies par les moyens qui leur étaient propres (des
réformes mises en œuvre par en haut, sans jamais autoriser les
classes populaires à s’organiser par elles même), ces régimes
se sont essoufflés. L’heure de la contre-offensive de
l’impérialisme avait sonné. Pour conserver leur pouvoir, les
classes dirigeantes ont alors accepté de se soumettre aux
exigences nouvelles dites du « néo libéralisme » -ouverture
extérieure incontrôlée, privatisations etc. De ce fait en
quelques années tout ce qui avait été acquis a été perdu. En
réponse à l’érosion rapide de leur légitimité les régimes ont
répondu en glissant vers des pratiques de répression policières
aggravées, avec le soutien de Washington. La période de
reflux (1967-2011) couvre à son tour presqu’un demi-siècle.
L’Égypte, soumise aux exigences du libéralisme mondialisé et
aux stratégies des Etats-Unis, a cessé d’exister comme acteur
actif régional et international. Dans la région, les alliés
majeurs des Etats-Unis – l’Arabie saoudite, Israël et la Turquie
– occupent le devant de la scène. Israël peut alors s’engager
dans la voie de l’expansion de sa colonisation de la Palestine
occupée, avec la complicité tacite de l’Égypte et des pays du
Golfe.
La dépolitisation a été décisive dans la montée en scène de
l’Islam politique. Cette dépolitisation n’est certainement pas
spécifique à l’Egypte nassérienne puis post nassérienne. Elle a
été la pratique dominante dans toutes les expériences
nationales populaires du premier éveil du Sud et même dans
celles des socialismes historiques après que la première phase
de bouillonnement révolutionnaire ait été dépassée. Elle est
responsable du désastre ultérieur. La question de la politisation
démocratique constitue donc, dans le monde arabe comme
ailleurs, l’axe central du défi. Notre époque n’est pas celle
d’avancées démocratiques, mais au contraire de reculs dans ce
domaine. La centralisation extrême du capital des monopoles
généralisés permet et exige la soumission inconditionnelle et
totale du pouvoir politique à ses ordres. A l’affirmation sur la
scène de citoyens capables de formuler des projets de société
alternatifs, et non seulement d’envisager, par des élections
sans portée, « l’alternance » (sans changement !) l’idéologie
dite post moderniste substitue l’individu dépolitisé spectateur
passif de la scène politique, consommateur modelé par le
système qui se pense (à tort) individu libre.
L’apparente « stabilité du régime » que Washington vantait
reposait sur une machine policière monstrueuse qui se livrait à
des abus criminels quotidiens. Les puissances impérialistes
prétendaient que ce régime « protégeait » l’Égypte de
l’alternative islamiste. Or, il ne s’agit là que d’un mensonge
grossier. En fait, le régime avait parfaitement intégré l’Islam
politique réactionnaire dans son système de pouvoir, en lui
concédant la gestion de l’éducation, de la justice et des médias
majeurs (la télévision en particulier). Le seul discours autorisé
était celui des mosquées confiées aux Salafistes, leur
permettant de surcroît de faire semblant de constituer
« l’opposition ». La duplicité cynique du discours de
l’establishment des États-Unis (et sur ce plan Obama n’est pas
différent de Bush) sert parfaitement ses objectifs. Le soutien
de fait à l’Islam politique annihile les capacités de la société à
faire face aux défis du monde moderne (il est à l’origine du
déclin catastrophique de l’éducation et de la recherche), tandis
que la dénonciation occasionnelle des « abus » dont il est
responsable (assassinats de Coptes, par exemple) sert à
légitimer les interventions militaires de Washington engagé
dans la soit disant « guerre contre le terrorisme ». Le régime
pouvait paraître « tolérable » tant que fonctionnait la soupape
de sécurité que représentait l’émigration en masse des pauvres
et des classes moyennes vers les pays pétroliers. L’épuisement
de ce système (la substitution d’immigrés asiatiques à ceux en
provenance des pays arabes) a entraîné la renaissance des
résistances. Les grèves ouvrières de 2007 – les plus fortes du
continent africain depuis 50 ans – la résistance obstinée des
petits paysans menacés d’expropriation par le capitalisme
agraire, la formation de cercles de protestation démocratique
dans les classes moyennes (les mouvements Kefaya et du 6
avril) annonçaient l’inévitable explosion - attendue en Égypte,
même si elle a surpris les « observateurs étrangers ». Nous
sommes donc entrés dans une phase nouvelle de flux des luttes
d’émancipation dont il nous faut alors analyser les directions
et les chances de développement.
L’Egypte est entrée, à partir de 2011, dans une phase nouvelle
de son histoire. L’analyse que j’ai proposée des composantes
du mouvement démocratique, populaire et national en action et
des stratégies de l’adversaire réactionnaire local et de ses alliés
extérieurs permet d’imaginer les voies diverses possibles
ouvertes ou fermées à la transformation de la société. En
conclusion je constate qu’à l’heure actuelle rien ne permet de
dire que l’Egypte soit engagée sur la voie de l’émergence.
Mais la lutte continuera et permettra peut être de sortir de cette
impasse et de ré-inventer une voie d’émergence appropriée.
Egypte : Capitalisme de connivences, Etat compradore et
lumpen développement
Le projet nassérien de construction d’un Etat national
développementaliste avait produit un modèle de capitalisme
d’Etat que Sadate s’est engagé à démanteler. Les actifs
possédés par l’Etat ont donc été « vendus ». A qui ? A des
hommes d’affaires de connivence, proches du pouvoir :
officiers supérieurs, hauts fonctionnaires, commerçants riches
rentrés de leur exil dans les pays du golfe munis de belles
fortunes (de surcroît soutiens politiques et financiers des
Frères Musulmans). Mais également à des « Arabes » du Golfe
et à des sociétés étrangères américaines et européennes. A quel
prix ? A des prix dérisoires, sans commune mesure avec la
valeur réelle des actifs en question. C’est de cette manière que
s’est construite la nouvelle classe « possédante » égyptienne et
étrangère qui mérite pleinement la qualification de capitaliste
de connivence (rasmalia al mahassib, terme égyptien pour la
désigner, compris par tous). La propriété octroyée à
« l’armée » a transformé le caractère des responsabilités
qu’elle exerçait déjà sur certains segments du système
productif (« les usines de l’armée ») qu’elle gérait en tant que
institution de l’Etat. Ces pouvoirs de gestion sont devenus
ceux de propriétaires privés. De surcroît dans la course aux
privatisations les officiers les plus puissants ont également
« acquis » la propriété de nombreux autres actifs d’Etat :
chaines commerciales, terrains urbains et périurbains et
ensembles immobiliers en particulier. Les fortunes en question
ont été constituées par l’acquisition d’actifs déjà existants,
sans adjonction autre que négligeable aux capacités
productives. Les « entrées de capitaux étrangers » (arabes et
autres), au demeurant modestes, s’inscrivent dans ce cadre.
L’opération s’est donc soldée par la mise en place de groupes
monopolistiques privés qui dominent désormais l’économie
égyptienne.
Les positions monopolistiques de ce nouveau capitalisme de
connivences ont été systématiquement renforcés par l’accès
presqu’exclusif de ces nouveaux milliardaires au crédit
bancaire, (notamment pour « l’achat » des actifs en question)
au détriment de l’octroi de crédits aux petits et moyens
producteurs. Ces positions monopolistiques ont été également
renforcées par des subventions colossales de l’Etat, octroyées
par exemple pour la consommation de pétrole, de gaz naturel
et d’électricité par les usines rachetées à l’Etat (cimenterie,
métallurgie du fer et de l’aluminium, textiles et autres). Or la
« liberté des marchés » a permis à ces entreprises de relever
leurs prix pour les ajuster à ceux d’importations concurrentes
éventuelles. La logique de la subvention publique qui
compensait des prix inférieurs pratiqués par le secteur d’Etat
est rompue au bénéfice de super profits de monopoles privés.
Les salaires réels pour la grande majorité des travailleurs non
qualifiés et des qualifications moyennes se sont détériorés par
l’effet des lois du marché du travail libre et la répression
féroce de l’action collective et syndicale. Ils sont désormais
situés à des taux très inférieurs à ce qu’ils sont dans d’autres
pays du Sud dont le PIB per capita est comparable. Super
profits de monopoles privés et paupérisation vont de pair et se
traduisent par l’aggravation continue de l’inégalité dans la
répartition du revenu. L’inégalité a été renforcée
systématiquement par un système fiscal qui a refusé le
principe même de l’impôt progressif. Cette fiscalité légère
pour les riches et les sociétés, vantée par la Banque mondiale
pour ses prétendues vertus de soutien à l’investissement, s’est
soldée tout simplement par la croissance des superprofits. Ces
politiques ont également rendu impossible la réduction du
déficit public et de celui de la balance extérieure commerciale.
Elles ont entraîné la détérioration continue de la valeur de la
livre égyptienne, et imposé un endettement interne et extrême
grandissant. Celui-ci a donné l’occasion au FMI d’imposer
toujours davantage le respect des principes du libéralisme.
Les réponses immédiates
Les lignes qui suivent ont été rédigées par moi en octobre
2012 et diffusées largement, entre autre dans le quotidien très
lu Shorouk.
Un travail considérables et de qualité a été conduit depuis plus
d’un an par les militants responsables de la formulation d’un
programme commun répondant aux exigences immédiates. Le
texte qui suit doit beaucoup au travail d’Ahmad el Naggar à
qui j’ai eu le plaisir de décerner en 2011 le « prix Samir
Amin ». Il s’agit d’un prix établi par le Centre des Etudes
arabes et africaines, portant mon nom, destiné à encourager la
pensée critique radicale. Ahmad avait fait la moitié ou plus du
travail d’enquête auprès des différents courants et
organisations qui constituent la colonne vertébrale de la
protestation populaire en Egypte. J’en retiens les points
saillants :
Les opérations de cession des actifs publics doivent être l’objet
de remises en question systématiques. Des études précises –
équivalentes à de bons audits – sont d’ailleurs disponibles pour
beaucoup de ces opérations et des prix correspondant à la
valeur de ces actifs précisés. Etant donné que les « acheteurs »
de ces actifs n’ont pas payé ces prix, la propriété des actifs
acquis doit être transférée par la loi après audit ordonné par la
justice à des sociétés anonymes dont l’Etat sera actionnaire à
hauteur de la différence entre la valeur réelle des actifs et celle
payée par les acheteurs. Le principe est applicable pour tous,
que ces acheteurs soient égyptiens, arabes ou étrangers.
La loi doit fixer le salaire minimum (nous étions en 2012) à
hauteur de 1 200 LE par mois (soit 155 Euro au taux de
change en vigueur, l’équivalent en pouvoir d’achat de 400
Euros). Ce taux est inférieur à ce qu’il est dans de nombreux
pays dont le PIB per capita est comparable à celui de l’Egypte.
Ce salaire minimum doit être associé à une échelle mobile et
les syndicats responsables du contrôle de sa mise en œuvre. Il
s’appliquera à toutes les activités des secteurs public et privé.
Etant donné que, bénéficiaires de la liberté des prix, les
secteurs privés qui dominent l’économie égyptienne ont déjà
choisi de situer leurs prix au plus proche de ceux des
importations concurrentes, la mesure peut être mise en œuvre
et n’aura pour effet que de réduire les marges de rentes des
monopoles. Ce réajustement ne menace pas l’équilibre des
comptes publics, compte tenu des économies et de la nouvelle
législation fiscale proposée. Les propositions faites par les
mouvements concernés seront renforcées par l’adoption du
salaire maximal : 15 fois le salaire minimum.
Les droits des travailleurs – conditions de l’emploi et de la
perte d’emploi, conditions de travail, assurances
maladies/chômage/retraites – doivent faire l’objet d’une
grande consultation tripartite (syndicats, employeurs, Etat).
Les syndicats indépendants constitués à travers les luttes des
dernières dix années doivent être reconnus légalement, comme
le droit de grève (toujours « illégal » dans la législation en
cours). Une « indemnité de survie » doit être établie pour les
chômeurs, dont le montant, les conditions d’accès et le
financement doivent être l’objet d’une négociation entre les
syndicats et l’Etat.
Les subventions colossales octroyées par le budget aux
monopoles privés doivent être supprimées. Ici encore les
études précises conduites dans ces domaines démontrent que
l’abolition de ces avantages ne remet pas en cause la
rentabilité des activités concernées, mais réduisent seulement
leurs rentes de monopoles.
Une nouvelle législation fiscale doit être mise en place, fondée
sur l’impôt progressif des individus et le relèvement à 25% du
taux de taxation des bénéfices des entreprises occupant plus de
20 travailleurs. Les exonérations d’impôts octroyées avec une
largesse extrême aux monopoles arabes et étrangers doivent
être supprimées. La taxation des petites et moyennes
entreprises, actuellement souvent plus lourde (!) doit être
révisée la baisse. Le taux proposé pour les tranches
supérieures des revenus des personnes – 35% – demeure
d’ailleurs léger dans les comparaisons internationales.
Un calcul précis a été conduit qui démontre que l’ensemble
des mesures proposées dans les paragraphes 4 et 5 permet non
seulement de supprimer le déficit actuel (il s’agissait de 2009-
2010) mais encore de dégager un excédent. Celui-ci sera
affecté à l’augmentation des dépenses publiques pour
l’éducation, la santé, la subvention aux logements populaires.
La reconstitution d’un secteur social public dans ces domaines
n’impose pas de mesures discriminatoires contre les activités
privées de même nature.
Le crédit doit être replacé sous le contrôle de la Banque
centrale. Les facilités extravagantes octroyées aux monopoles
doivent être supprimées au bénéfice de l’expansion des crédits
aux entreprises de petites dimensions actives ou qui pourraient
être créées dans cette perspective. Des études précises ont été
conduites dans les domaines concernées et toutes ces activités
artisanales, industrielles, de transport et de service. La
démonstration a été faite que les candidats à prendre des
initiatives allant dans le sens de la création d’activités et
d’emplois existent (en particulier parmi les diplômés
chômeurs).
Concernant la question agraire la revendication actuelle du
mouvement est simplement l’adoption de lois rendant plus
difficile l’éviction des fermiers incapables de payer les loyers
exigés d’eux et l’expropriation des petits propriétaires
endettés. En particulier on préconise le retour à une législation
fixant les loyers de fermage maximaux (ils ont été libérés par
les lois successives de vision de la réforme agraire). Des
organisations progressistes d’agronomes ont produit des
projets concrets et argumentés destinés à assurer l’essor de la
petite paysannerie. Amélioration des méthodes d’irrigation
(goutte à goutte etc.), choix de cultures riches et intensives
(légumes et fruits), libération en amont par le contrôle par
l’Etat des fournisseurs d’intrants et de crédits, libération en
aval par la création de coopératives de commercialisation des
produits associées à des coopératives de consommateurs. Mais
il reste à établir une communication renforcée entre ces
organisations d’agronomes et les petits paysans concernés. La
légalisation des organisations de fait des paysans, leur
fédération aux niveaux provinciaux et national devrait faciliter
l’évolution dans ce sens.
Le programme d’actions immédiates repris ici amorcerait
certainement une reprise d’une croissance économique saine et
viable. L’argument avancé par ses détracteurs libéraux – qu’il
ruinerait tout espoir d’entrées nouvelles de capitaux d’origine
extérieure – ne tient pas la route. L’expérience de l’Egypte et
des autres pays, notamment africains, qui ont accepté de se
soumettre intégralement aux prescriptions du libéralisme et ont
renoncé à élaborer par eux-mêmes un projet de développement
autonome « n’attirent » pas les capitaux extérieurs en dépit de
leur ouverture incontrôlée (précisément à cause de celle-ci).
Les capitaux extérieurs se contentent alors d’y conduire des
opérations de razzia sur les ressources des pays concernés,
soutenues par l’Etat compradore et le capitalisme de
connivences. En contrepoint les pays émergents qui mettent en
œuvre activement des projets nationaux de développement
offrent des possibilités réelles aux investissements étrangers
qui acceptent alors de s’inscrire dans ces projets nationaux,
comme ils acceptent les contraintes qui leur sont imposées par
l’Etat national et l’ajustement de leurs profits à des taux
raisonnables.
Le gouvernement du gouvernement de Morsi, composé
exclusivement de Frères Musulmans a d’emblée proclamé son
adhésion inconditionnelle à tous les principes du libéralisme,
pris des mesures pour en accélérer la mise en œuvre, et
déployé à cette fin tous les moyens de répression hérités du
régime déchu. La conscience populaire qu’il n’y avait pas de
changement a finalement produit le gigantesque mouvement
du 30 Juin 2013 à l’origine de la chute des Frères Musulmans.
Le programme des revendications immédiates dont j’ai retracé
ici les lignes dominantes ne concerne que le volet économique
et social du défi. Bien entendu le mouvement discute tout
également de son versant politique : le projet de constitution,
les droits démocratiques et sociaux, l’affirmation nécessaire de
« l’Etat des citoyens » (dawla al muwatana) faisant contraste
avec le projet de théocratie d’Etat (dawla al gamaa al islamiya)
des Frères Musulmans.
Algérie : la portée des élections du 17 avril 2014
Les deux expériences de l’Algérie et de l’Egypte partagent
beaucoup de caractères communs. La classe politique
dirigeante dans les deux pays, qui s’était construite dans les
cadres du boumediénisme et du nassérisme, était
fondamentalement semblable. Leurs projets étaient identiques
et méritent de ce fait d’être qualifiés de la même manière : il
s’agissait de projets authentiquement nationaux et populaires
(et non « populistes démagogiques ») bien que fort peu
démocratiques. Il n’est pas important qu’ils se soient l’un et
l’autre auto-qualifié de « socialistes » – ce qu’ils n’étaient pas
et ne pouvaient pas être. Dans les deux expériences les
réalisations ont été importantes, au point qu’elles ont
véritablement transformé de fond en comble le visage de la
société pour le meilleur, et non le pire. Mais aussi, dans les
deux pays ces réalisations ont atteint rapidement les limites de
ce qu’elles pouvaient donner et, s’enlisant dans leurs
contradictions internes – identiques – se sont interdites de
préparer la radicalisation et la démocratisation qu’imposait
leur poursuite. Mais, au-delà de ces analogies, les différences
méritent d’être signalées.
La société algérienne avait subi avec la colonisation des
assauts destructifs majeurs. L’Etat et le pouvoir de l’ancienne
aristocratie précoloniale algérienne avaient été éradiqués. La
nouvelle société algérienne, issue de la reconquête de
l’indépendance, n’avait plus rien en commun avec celle des
époques précoloniales. Elle était devenue une société
plébéienne, marquée par une très forte aspiration à l’égalité. Et
la guerre de libération en Algérie avait produit, naturellement,
une radicalisation sociale et idéologique. Cette aspiration à
l’égalité ne se retrouve – avec la même force – nulle part
ailleurs dans le monde arabe, ni au Maghreb (pensez à la force
de la tradition archaïque de respect de la monarchie au Maroc
!) ni au Mashrek. En contrepoint l’Egypte moderne a été
construite dès le départ (à partir de Mohamed Ali) par son
aristocratie, devenue progressivement une « bourgeoisie
aristocratique » (ou une « aristocratie capitaliste »), quand bien
même cette nouvelle classe dirigeante avait-elle fini par
accepter sa soumission à la domination impérialiste,
britannique puis étatsunienne. Le coup d’Etat ambigüe de
1952 vient donc en réponse à l’impasse du mouvement. De ces
différences en découle une autre, d’une importance évidente,
concernant l’avenir de l’Islam politique. L’Islam politique
algérien (le FIS), qui avait dévoilé sa figure hideuse, a été
véritablement mis en déroute par l’Armée et l’Etat, soutenus
par la nation. Cela certes ne signifie pas que cette question soit
définitivement dépassée.
Chadli Benjedid, le successeur de Boumedienne, s’était
engagé dans la voie néolibérale extrême, à la manière de
« l’infitah » de Sadate et Moubarak : privatisations
généralisées à toute l’économie nationale, participation des
hauts officiers au pillage des biens de l’Etat, démantèlement
du contrôle national du secteur pétrolier, ouverture incontrôlée
aux multinationales, corruption. Mais après la défaite de la
tentative du FIS d’imposer son projet de théocratie
réactionnaire, simultanément soumis aux exigences du
néolibéralisme, le Président Bouteflika avait amorcé une
politique économique corrective, allant jusqu’à la re-
nationalisation de certaines grandes entreprises. Bouteflika a
également mis en déroute le projet occidental de création d’un
« Sahelistan », qui aurait été constitué au détriment de
l’Algérie, du Mali et du Niger. Cet « Etat », para-islamique, à
l’image des Etats du Golfe, aurait confisqué la rente extraite de
l’exploitation du pétrole, de l’uranium et d’autres minerais au
bénéfice exclusif de ses « Emirs ». Le projet convenait
parfaitement aux objectifs de la stratégie de domination des
Etats Unis. Simultanément le régime a fait des concessions
aux revendications démocratiques et sociales comme aux
revendications des Amazighs sans pareilles ailleurs dans le
monde arabe. Mais il ne s’agit encore que de corrections
timides, et le peuple algérien, même lorsqu’il fait confiance
aux promesses de Bouteflika, attend probablement davantage.
Pour ces raisons, et malgré le handicap de l’âge et de la santé,
Bouteflika a été soutenu par la majorité dans les élections
d’avril 2014. Ceux-ci ont par ailleurs rejeté catégoriquement la
tentative de l’Islam politique de faire son retour sur la scène en
se présentant sous les habits neufs de la « réconciliation
nationale ». Mais les électeurs n’ont pas fait ce choix dans
l’enthousiasme, comme en témoigne la participation – 51%
seulement contre 67% à l’élection présidentielle précédente.
Le modèle algérien avait donc donné des signes évidents d’une
plus forte consistance que celui de l’Egypte, ce qui explique
qu’il ait mieux résisté à sa dégradation ultérieure. De ce fait la
classe dirigeante algérienne demeure composite et divisée,
partagée entre les aspirations nationales encore présentes chez
les uns et le ralliement soumis à la compradorisation chez les
autres (parfois même ces deux composantes conflictuelles se
combinent chez les mêmes personnes !). La ré-élection de
Bouteflika fait gagner du temps et permet d’éviter le chaos que
produiraient les conflits au sein de la classe dirigeante. En
Egypte par contre, cette classe dominante est devenue
intégralement, avec Sadate et Moubarak, une bourgeoisie
compradore, ne nourrissant plus aucune aspiration nationale.
Des réformes économiques, politiques et sociales maîtrisées de
l’intérieur semblent avoir encore leurs chances en Algérie. La
question de la politisation démocratique constitue, dans tous
les cas, ici, en Algérie et en Egypte, comme ailleurs dans le
monde, l’axe central du défi. De leur côté les puissances
occidentales craignent une évolution démocratique, nationale
et populaire de l’Algérie. Aussi n’ont-elles pas renoncé à leur
projet de destruction de l’Etat et de la société par un pouvoir
prétendu « islamiste » quelconque. Le soutien qu’elles
apportent à son candidat battu à l’élection présidentielle du 17
avril, en constitue le témoignage. Elles n’ont pas renoncé à
leur projet de démantèlement de l’Algérie, en soutenant une
éventuelle sécession du Sahara algérien et de la Kabylie. Leur
rhétorique de « promotion de la démocratie et de respect des
différences culturelles » est destinée à faire oublier les
objectifs réels de leur stratégie.
L’histoire récente de l’Algérie et de l’Egypte illustre
l’impuissance des sociétés concernées jusqu’à ce jour à faire
face au défi. L’Algérie et l’Egypte sont les deux pays du
monde arabe qui sont des candidats possibles à
« l’émergence ». La responsabilité majeure des classes
dirigeantes et des systèmes de pouvoirs en place dans l’échec
des deux pays à le devenir est certaine. Mais celle des sociétés,
de leurs intellectuels, des militants des mouvements en lutte
doit tout également être prise en sérieuse considération. Les
uns et les autres parviendront-ils à relever le défi, ensemble et
à travers leur conflit ?
La révolution tunisienne dans l’impasse
La Tunisie a amorcé les révolutions arabes à partir de
décembre 2010. J’ai entendu quelques-uns de ses acteurs,
venus en coup de vent apporter leurs témoignages au FSM de
Dakar (février 2011), auquel le FMA, le FTM et moi-même
participions. Lors de l’organisation du FSM de Tunis en 2013
j’ai eu la possibilité d’en entendre davantage et de discuter
avec des représentants du large éventail des forces politiques
et sociales tunisiennes (à l’exception d’Ennahda) : le Front
Populaire (dont le Président m’a reçu dans son bureau de
l’Assemblée), Mounir Kachoukh, le Parti des Patriotes (dont le
leader Choukri Belaid venait d’être assassiné par des sbires
d’Ennahda), Abdeljalil Bedoui, l’UGTT etc. Notre sœur et
amie Hassania avait superbement organisé beaucoup de ces
rencontres.
L’impression que je tire de ces rencontres n’est guère
enthousiasmante. Tous ou presque sont exclusivement
préoccupés par les questions relatives à l’organisation des
pouvoirs et le renforcement de la démocratie politique, comme
des questions relatives à la laïcité et aux droits des femmes.
Sur ces questions l’opinion tunisienne me paraît être en avance
sur celle des Egyptiens. On ne saurait s’en étonner : Bourguiba
avait ouvert des brèches, en dépit de ses comportements
d’autocrate. Par contre personne ou presque en Tunisie ne
paraît comprendre que l’insertion du pays dans la
mondialisation capitaliste libérale est à l’origine de la
catastrophe. Tous partagent les mêmes illusions fatales
concernant l’Europe, dont ils attendent le soutien ! Sur ce plan
la Tunisie est à la traîne, en comparaison de l’Egypte et de
l’Algérie.
Au cours du FSM de Tunis Ennahda, comme tous les autres
mouvements, avait été invité à venir pour faire connaître son
programme, répondre aux questions qu’on lui poserait.
Ennahda s’en est abstenu, et a confié au fameux Tariq
Ramadan et à ses supporters (hélas du Monde Diplomatique)
la tâche de faire sa propagande ! Ennahda, comme les Frères
Musulmans en Egypte, ne poursuit qu’un seul objectif :
exercer le pouvoir, tout le pouvoir. Le certificat de conversion
à la démocratie que les Européens lui ont décerné est destiné à
faire oublier cette réalité. Car les Européens savent que le
moyen le plus efficace de garantir la permanence de leur
pillage des pays au Sud de la Méditerranée est d’en confier la
gestion à leurs amis islamistes.
Les conditions sont donc loin d’être réunies permettant
d’imaginer un pays arabe quelconque de sortir de l’ornière,
dans l’horizon visible tout au moins.
L’Assemblée Constituante sortie des élections d’octobre 2011
en Tunisie est dominée par un bloc de droite qui associera le
parti islamiste Ennahda et les nombreux cadres réactionnaires,
hier encore associés au régime de Ben Ali, toujours en place et
infiltrés dans les « nouveaux partis » sous le nom de
«bourguibistes » ! Les uns et les autres partagent le même
ralliement inconditionnel à « l’économie de marché » telle
qu’elle est, c’est-à-dire un système de capitalisme dépendant et
subalterne. La France et les Etats Unis, n’en demandent pas
plus : « tout changer afin que rien ne change ».
Deux changements sont néanmoins à l’ordre du jour. Positif :
une démocratie politique mais non sociale (c’est-à-dire une
« démocratie de faible intensité ») qui tolérera la diversité des
opinions, respectera davantage les « droits de l’homme » et
mettra un terme aux horreurs policières du régime précédent.
Négatif : un recul probable des droits des femmes. Autrement
dit un retour à un « bourguibisme » pluripartiste coloré
d’islamisme. Le plan des puissances occidentales, fondé sur le
pouvoir du bloc réactionnaire compradore, mettra un terme à
cette transition qu’on voulait « courte » (ce que le mouvement
a accepté sans en mesurer les conséquences), ne laissant pas le
temps aux luttes sociales pour s’organiser, et permettra la mise
en place de sa « légitimité » exclusive, à travers des élections
« correctes ». Le mouvement tunisien s’était largement
désintéressé de la « politique économique » du régime déchu,
concentrant ses critiques sur la « corruption » du Président et
de sa famille. Beaucoup des contestataires, même « à gauche »
ne remettaient pas en cause les orientations fondamentales du
mode de développement mis en œuvre Bourguiba et Ben Ali.
L’issue était donc prévisible.
Le président de la transition, Marzouki, avait bien été un
combattant des droits de l’homme et à ce titre une victime de
la répression. Mais il ne semble pas faire de lien entre la
misère de son peuple et l’option libérale de la politique
économique de l’Etat qu’il ne remet pas en question.
Curieusement il a pris l’initiative d’organiser à Tunis en
février 2012 une « conférence » internationale sur la Syrie qui
apportait de l’eau au moulin des interventionnistes
occidentaux !
Il reste que les mêmes causes produisent parfois les mêmes
effets. Que penseront et feront les classes populaires en
Tunisie quand elles verront se poursuivre inexorablement la
dégradation de leurs conditions sociales, avec son cortège de
chômage et de précarisation, sans compter probablement avec
les dégradations supplémentaires intensifiées par la crise
générale de la mondialisation capitaliste ? Il est trop tôt pour le
dire; mais on ne peut pas s’obstiner à ignorer que seule la
cristallisation rapide d’une gauche radicale allant bien au-delà
de la revendication d’élections correctes peut permettre une
reprise des luttes pour un changement digne de ce nom. Il
appartient à cette gauche radicale de savoir formuler une
stratégie de démocratisation de la société qui irait bien plus
loin que la simple tenue d’élections correctes, d’associer cette
démocratisation au progrès social, ce qui implique l’abandon
du modèle de développement en place, et de renforcer ses
initiatives par une posture internationale indépendante et
franchement anti impérialiste. Ce ne sont pas les monopoles
impérialistes et leurs serviteurs internationaux (la Banque
Mondiale, le FMI, l’OMC, l’Union Européenne) qui aideront
les pays du Sud à sortir des ornières.
Aucune de ces questions fondamentales ne paraissent
préoccuper les acteurs politiques majeurs. Tout se passe
comme si l’objectif final de la « révolution » avait été
d’obtenir rapidement des élections. Comme si la source
exclusive de légitimité du pouvoir résidait dans les urnes. Mais
il y a pourtant une autre légitimité, supérieure - celle de la
poursuite des luttes pour le progrès social et la démocratisation
authentique des sociétés ! Ces deux légitimités sont appelées à
des confrontations sérieuses à venir.
La Lybie : pays effacé de la carte des nations
La Libye n’a jamais véritablement existé comme nation. C’est
une région géographique qui sépare le Maghreb et le Mashreq.
La frontière entre ces deux ensembles arabes passe
précisément par le milieu de la Libye. La Cyrénaïque est
historiquement grecque et hellénistique, puis est devenue
mashréqine. La Tripolitaine, elle, a été latine et est devenue
maghrébine. De ce fait, il y a toujours eu une base pour des
régionalismes dans le pays. J’ai conservé l’atlas – britannique
- utilisé à l’école par mon père en 1913. La région de Koufra
jusqu’au Tibesti relevait de la souveraineté du Khédive
d’Egypte. En 1911 l’Italie s’empare de la Lybie ottomane, en
pratique de la seule bande côtière. En 1915, pour récompenser
le ralliement de Rome à l’Entente, les Britanniques cèdent à
l’Italie le Sahara de Cyrénaïque.
Khadafi n’a jamais été qu’un polichinelle dont le vide de la
pensée trouve son reflet dans son fameux « Livre vert ».
Opérant dans une société encore archaïque, Khadafi pouvait se
permettre de tenir des discours successifs - sans grande portée
réelle - « nationalistes et socialistes » puis se rallier le
lendemain au « libéralisme ». Il l’a fait « pour faire plaisir aux
Occidentaux » ! comme si le choix du libéralisme n’aurait pas
d’effets dans la société.
J’avais été invité à plusieurs reprises par Khadafi, avec
insistance, à visiter son pays. En ma double qualité de
Président du Centre d’Etudes arabes et africaines du Caire et
de directeur du FTM, j’avais posé une condition : le versement
préalable de 200 000 dollars à ces deux organisations. Sans
conditions concernant l’utilisation de ces fonds. Je pourrai
ensuite visiter le pays et y faire des conférences sur des sujets
généraux, sans aborder la discussion des problèmes lybiens.
Pas de suite bien entendu.
Je me souviens également que lorsque, à la suite de
l’intervention militaire de l’Otan, le « scandale » de la
donation faite par la Lybie à la London School of Economics a
éclaté (la LSE avait délivré en contrepartie un diplôme de
complaisance à un fils de Khadafi, ce que toutes les
Universités des Etats Unis font avec leurs généreux
donateurs), interviewé à Londres sur le sujet, j’ai déclaré :
« quelle honte ! C’est au moins aussi scandaleux que
d’accepter un don de la Fondation Ford ». Evidemment
l’interview n’a pas été publiée.
Le ralliement de Khadafi au libéralisme économique a
simplement aggravé les difficultés sociales pour la majorité.
La redistribution très large de la rente pétrolière a laissé la
place à sa confiscation par la clientèle du régime et la famille
de Khadafi. Les conditions étaient alors créées qui ont donné
l’explosion qu’on connaît, immédiatement mise à profit par
l’Islam politique du pays et les régionalismes.
C’est dans ce cadre qu’un « Conseil national de transition »
s’était constitué à Benghazi. Le président de ce Conseil n’était
autre que Moustapha Mohammed Abdeljalil, le président de la
Cour d’Appel de Libye qui confirma la condamnation à mort
des cinq infirmières bulgares. Il fut récompensé et nommé
ministre de la Justice en 2007, poste qu’il conserva jusqu’en
février 2011. Le Premier Ministre bulgare, Boikov, a refusé
pour cette raison de reconnaître le CNT. Les États- Unis et les
pays européens n’ont pas donné suite à l’argument. Il y avait
peut-être quelques « démocrates » plus ou moins confus qui
siégeaient dans ce Conseil, mais il y avait surtout des
islamistes, et les pires d’entre eux, et des régionalistes. Dès
l’origine « le mouvement » a pris en Lybie la forme d’une
révolte armée prenant la relève immédiate des manifestations
civiles. Cette révolte armée a par ailleurs appelé
immédiatement l’Otan à son secours. La France et la Grande
Bretagne ont immédiatement répondu à cet appel, soutenus par
la suite par les Etats Unis.
L’objectif de l’intervention militaire des puissances
impérialistes n’était certainement ni la « protection des
civils », ni la « démocratie », mais le contrôle du pétrole et des
ressources en eaux souterraines, et l’acquisition d’une base
militaire majeure dans le pays. Certes, les compagnies
occidentales contrôlaient déjà le pétrole libyen, depuis le
ralliement de Khadafi au « libéralisme ». Mais avec Khadafi
on n’est jamais sûr de rien. Et s’il retournait sa veste et
introduisait demain dans son jeu les Chinois ou les Indiens ?
Plus important que le pétrole : les ressources en eaux
souterraines de la Lybie. Il était question de les exploiter au
bénéfice des pays du Sahel africain. Cette page est désormais
tournée. Des multinationales françaises bien connues
ambitionnent de se réserver l’accès à ces ressources et
voudraientnt en faire l’exploitation « la plus rentable
financièrement », probablement pour la production d’agro
carburants.
Khadafi avait dès 1969 exigé l’évacuation des bases
britanniques et états-uniennes mises en place au lendemain de
la seconde guerre mondiale. Aujourd’hui, les États-Unis ont
besoin de transférer l’Africom (le commandement militaire
des États-Unis pour l’Afrique, une pièce importante du
dispositif du contrôle militaire de la planète, toujours localisé à
Stuttgart !) en Afrique. Or l’Union Africaine refuse de
l’accepter et jusqu’à ce jour aucun État africain n’a osé le
faire. Un laquais mis en place à Tripoli (ou à Benghazi)
souscrirait évidemment à toutes les exigences de Washington
et de ses alliés subalternes de l’OTAN. La base constituera une
menace permanente d’interventions dirigées contre l’Egypte et
l’Algérie.
Le « nouveau régime » a démontré son incapacité de gérer le
pays ? Un processus de désintégration de la Lybie sur le
modèle de la Somalie s’est alors engagé. La Lybie n’existe
plus.
Le drame syrien
Le régime du Baas syrien tenait sa légitimité de sa mise en
œuvre de son projet national populaire non démocratique.
Lorsque je visitais Damas, Alep et d’autres villes syriennes à
l’époque je ne pouvais que constater cette légitimité, en dépit
des pratiques autocratiques du pouvoir. Je constatais
également que sa politique laïcisante avait permis des
avancées dans les droits des femmes et la liberté des
comportements sociaux des jeunes, qui méritaient d’être
soutenues.
Puis, lorsque le système s’est essoufflé, permettant à
l’offensive du néo libéralisme mondialisé d’avancer ses
« recettes », la même classe politique dirigeante baasiste aux
abois s’est ralliée à l’infitah (l’ouverture non contrôlée au
capital mondialisé), comme celle des autres pays arabes, de
manière à conserver la maîtrise des postes de commande
politiques. Le désastre social qui en a résulté a entrainé les
mêmes conséquences qu’ailleurs : la montée des protestations
démocratiques et sociales, parfaitement légitimes, la réponse
du régime par la répression aggravée. Il est presqu’amusant de
noter que l’un chef de la « rébellion » -Khaddam- est celui qui
a été le principal artisan de la « libéralisation économique ».
La légitimité de la révolte du peuple syrien n’est donc pas
contestable.
Les Etats Unis ont tiré la leçon de leur surprise en Tunisie et
en Egypte. Ils ont donc décidé de prendre les devants, de
devancer le mouvement en introduisant des groupes armés qui
prennent l’initiative d’agresser les autorités, s’auto proclament
« armée de libération » et appellent immédiatement l’Otan à
leur secours. Avec des complicités locales et le soutien des
pays du Golfe on a permis l’introduction de groupes armés
infiltrés à partir de la Jordanie (aux ordres de Tel Aviv), de
Tripoli (base de l’Islam « radical » au Liban) et de la Turquie
(la Colombie du Moyen Orient). Puissance importante de
l’Otan, la Turquie participe à la conspiration : les camps dits
de « réfugiés » au Hatay sont en réalité des camps
d’entraînement de mercenaires recrutés dans les milieux
terroristes (Talibans et autres), financés par l’Arabie saoudite
et le Qatar. Je renvoie ici au livre de Bahar Kimyongur (
Syriana, la conquête continue, Couleur Livre, Charleroi,
2011).
Il faudrait être bien naïf pour être surpris par les silences des
chancelleries occidentales : silence sur le recrutement de
« terroristes », silence concernant les discours de ces
« libérateurs » (« nous passerons au hachoir les Alaouites, les
Druses et les Chrétiens ! »), silence concernant les régimes de
Ryadh et de Doha, promus au rang des « défenseurs de la
démocratie », silence sur le massacre des manifestants au
Bahrein, perpétré par l’armée saoudite, silence sur
l’introduction d’Al Qaida au Yemen destinée à faire face à un
renouveau éventuel de la gauche sud yéménite ! Le
« terrorisme » a bon dos : impardonnable quand il s’attaque
aux Etats Unis, bienvenu quand il les sert. Cette stratégie du
chaos programmé est d’ailleurs formulée avec le plus grand
cynisme par les autorités de Washington.
La victoire éventuelle des Islamistes – par l’intervention
militaire étrangère ou sans elle – produirait l’éclatement du
pays, le massacre d’Alaouites, de Druses et de Chrétiens. Mais
qu’importe. L’objectif de Washington et de ses alliés n’est pas
de libérer la Syrie de son dictateur, mais de détruire le pays,
comme il n’était pas de libérer l’Iraq de Saddam Hussein, et la
Lybie de Khadafi, mais de détruire ces pays.
Le veto de la Russie et de la Chine a fort heureusement rendu
plus difficile des « bombardements humanitaires » - façon
Lybie. Le régime est par ailleurs parvenu à éteindre, semble-t-
il, les foyers d’intervention majeurs alimentés par l’extérieur.
Il reste que l’entrée en scène des groupes à la solde de
puissances étrangères a mis le mouvement démocratique et
social en porte à faux. Le « mouvement » - diffus et sans
organisation propre – a refusé de rallier le camp des
« comités » dits de libération, manifestement manipulés par les
puissances impérialistes, sans pour autant soutenir le régime
dans sa répression. Répondre au terrorisme des agents de
l’impérialisme par la terreur d’Etat n’est pas la réponse
efficace au défi. La solution passe par des réformes
substantielles au bénéfice des forces populaires et
démocratiques qui existent et refusent de se laisser enrôler par
les Frères Musulmans. Si le régime s’avère incapable de le
comprendre, rien n’arrêtera la marche du drame de se
poursuivre jusqu’à son terme.
J’ai entendu un bon nombre de représentants du mouvement
populaire syrien, divisé à l’extrême. Je dois citer ici au moins
Ayssar Midani, Salameh Kailé, Joseph Yacoub, Aziz el
Azmeh, Zakaria Khoder, Ahmad Barkaoui, Michel Kilo. Leurs
analyses et opinions ne sont pas nécessairement les miennes.
La dérive criminelle du Soudan
En visite à Khartoum en 2010, au moment où l’on se préparait
à la sécession du Sud, j’ai entendu des analyses et des
commentaires (en particulier de mon ami très cher Haydar
Ibrahim Ali et de Adlan Hardallu) qui m’ont laissé
comprendre que la conscience du désastre que le régime
prétendu islamique de Tourabi avait représenté avait bien
progressé et, au-delà, que les forces démocratiques et
progressistes du pays se préparaient à une contre-offensive..
C’était trop tard. Par voie de referendum le peuple du Sud
allait choisir l’indépendance avec une majorité réelle
écrasante. Mais les puissances impérialistes, probablement par
Mossad interposé, avaient pris la précaution d’assassiner John
Garang, le seul leader capable non seulement d’unir les
peuples du Sud, mais encore de travailler avec les démocrates
du Nord pour changer la donne dans les relations entre les
deux Etats. La dérive était fatale. Le Sud – une sorte de
nouvelle République centrafricaine – livré aux conflits entre
de médiocres potentats locaux pour le contrôle du pays, a
sombré dans la guerre civile. Seul moyen pour les politiciens
en question de se constituer des clientèles à leur solde.
LeYémen, allié des États-Unis ?
Les États-Unis soutiennent le régime d’Ali Abdallah Saleh. La
raison est leur crainte du peuple yéménite, surtout dans le sud
du pays. Ce dernier avait eu un régime progressiste marxiste,
légitime, bénéficiant d’un soutien populaire puissant, et dont
les forces aujourd’hui sont présentes et actives dans le
mouvement de protestation sociale. Washington et ses alliés
craignent donc un éclatement du pays et le rétablissement du
régime progressiste dans le Sud-Yémen. Par conséquent, en
laissant al-Qaida, qui est un instrument largement manipulé
par les États-Unis, occuper des villes du Sud, le régime
yéménite, avec l’aval américain, veut faire peur aux couches
progressistes afin de leur faire accepter le maintien de Saleh au
pouvoir. Les rapports d’amitié qui me lient à bon nombre de
dirigeants de l’ex Yemen du Sud me permettent de
comprendre la nature des enjeux dans ce pays.
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CHAPITRE DEUX
L’AFRIQUE : SOCIALISMES AFRICAINS,
DESASTRES COLONIAUX, LUEURS D’ESPOIR
L’Afrique indépendante est partagée de 1960 à 1963 en deux
camps: celui de Casablanca (Egypte, Maroc, Guinée, Ghana et
Mali) qui considère que les indépendances ”octroyées” n’ont
pas réglé la question de la libération, et celui de Monrovia (les
autres pays) qui acceptent leur sort, qualifié par les premiers
de “néo colonialiste”. Elle se retrouve réunie dans l’OUA, crée
en 1963 à l’initiative de Hailé Sélassié. Toute l’Afrique
indépendante adhère alors au Mouvement des Non Alignés,
produit de Bandoung, dont l’esprit a trouvé un écho suffisant
pour engager non seulement ses peuples mais encore les
classes dirigeantes et les gouvernements.
Ayant été personnellement associé à la vie intellectuelle et
politique du continent dès cette époque et même avant, je crois
que le panorama que je vais proposer au lecteur dans les pages
qui suivent pourrait aider à mieux comprendre les vicissitudes
des tentatives du continent de sortir des ornières de la
colonisation.
Mais l’Afrique nouvelle est fragile, précisément par l’héritage
misérable que cette colonisation lui lègue. La plupart des
sociétés africaines sont menacées de désintégration et quelques
unes sont désormais avancées dans ce processus terrible. Le
discours dominant sur le sujet en attribue la responsabilité à la
« maturité insuffisante » de ces sociétés, sous entendu trop vite
décolonisées. Du coup on passe sous silence la véritable cause
du drame : le marché. Car le marché par lui même opère
toujours comme une force centrifuge, désintégratice. Et c’est
seulement lorsqu’il est régulé par l’Etat qu’il cesse de l’être.
Dans des économies aussi fragiles que celles que l’Afrique a
héritées de la colonisation cet effet désintégrateur a des effets
dévastateurs encore plus marqué qu’ailleurs. Car ici nous
n’avons pas de système productif digne de ce nom; et le
marché ne le crée pas; il ne l’a jamais créé nulle part; c’est à
l’Etat - instrument de la société et des compromis sociaux qui
la caractérise à chaque étape de son évolution, fut-elle
capitaliste - que revient la responsabilité de créer un système
productif cohérent avec le projet sociétaire. En l’absence de
celui-ci ce que font les forces du marché c’est tout simplement
exploiter les segments épars d’un système qui, n’existant pas,
ne peut pas leur opposer de résistance. La compradorisation
est la forme sociale, politique et idéologique à travers laquelle
s’exprime cette situation de « non Etat ». Il n’y a pas « trop
d’Etat » en Afrique; il y a seulement une mauvaise
administration compradore qui n’est pas même un Etat
véritable. En termes idéologiques cette situation se traduit par
le triomphe de l’intérêt individuel, ou celui de clans et
clientèles, l’absence de sens de la solidarité (de classe et
nationale), la réduction du combat politique à des pratiques
opportunistes vulgaires, laquelle à son tour dépolitise les
peuples et retarde la formation de citoyens responsables,
condition incontournable de la démocratisation.
Le néocolonialisme ne se déploie donc que sur un fond de
crise permanente. Il est lui même en crise permanente. C’est la
raison pour laquelle il a été sans cesse remis en question, ici et
là, par des mouvements qui, même s’ils n’ont pas acquis la
cohérence et la force nécessaires pour constituer une
alternative efficace et viable - comme cela a été le cas
jusqu’ici - n’en sont pas moins annonciateurs des exigences
d’un avenir meilleur. C’est pourquoi les vagues de ce que
j’appelle des ripostes nationales populistes plutôt que des
projets socialistes se succèdent en Afrique sans désemparer. La
première de ces vagues - le Ghana de Nkrumah, le Mali de
Modibo, la Guinée, le Congo - s’était à peine épuisée que se
renouvelle la tentative, en Afrique de l’Ouest au Bénin, puis
au Burkina Faso alors qu’une renaissance s’amorce peut être
au Ghana et au Mali, en Afrique de l’Est en Tanzanie, en
Ethiopie, à Madagascar puis en Afrique australe. J’ai suivi de
près toutes ces tentatives de construire une alternative au
néocolonialisme en crise.
Faillite de l’Afrique? Non. Il faut dire : faillite du capitalisme,
incapable d’offrir à l’Afrique quoi que ce soit d’acceptable.
Aujourd’hui que la page de Bandoung est tournée, l’impasse
est plus dramatique que jamais. L’attaque frontale contre la
paysannerie que promeut le programme de libéralisation de
l’OMC accélère la transformation du continent en un monde
de campagnes désolées et de bidonvilles. La pression
migratoire qui en résulte (les nouveaux “boat peoples”) en est
la conséquence inéluctable, tandis que les Européens
s’entêtent à ne pas vouloir y reconnaître leur responsabilité
écrasante.
Je proposerai dans ce qui suit un tableau successif des
expériences du socialisme africain et, en contraste, celui des
miracles sans lendemains, des sables mouvants et des désastres
néo coloniaux.
1. LES EXPERIENCES DU SOCIALISME AFRICAIN
J’ai vécu ma seconde expérience de Bandung au Mali (et
complété cette expérience par mes visites au Ghana de
Nkrumah et à la Guinée de Sékou Touré), et en ai fait le
compte rendu dans la première partie de ces Mémoires. Je ne
reviendrai donc pas sur cette étape de l’histoire. Les pages qui
suivent ne concernent donc que le Mali après Modibo et le
Ghana après Nkrumah.
Le Mali après Modibo
L’I.D.E.P. avait organisé l’un de ses séminaires à Bamako, en
1972. Un évènement important puisque nous discutions à la
fois de l’expérience du régime de Modibo et des politiques
mises en oeuvre après sa chute en 1968, sans faire de
concessions ni dans la critique du passé ni dans celle du
régime de Moussa Traoré. Le séminaire se déroulait dans ce
fameux Motel de l’époque, proche de l’ancien aéroport sur les
bords du Niger. Une installation sommaire. A la demande de
nos partenaires nous fîmes - de bon gré - des conférences
supplémentaires tous les soirs, suivies par la plupart des cadres
anciens ou nouveaux.
Je revoyais régulièrement, après qu’ils fussent sortis de prison,
d’anciens responsables, Mamadou Gologo, Madeira Keita, qui
venait de temps à autre se faire soigner à Dakar et me faisait
signe à chacune de ces occasions. Bien qu’il fût du genre qui
n’avait rien oublié et peu appris j’ai toujours poursuivi avec
plus que du plaisir la conversation avec cet homme d’une
droiture et d’un courage remarquables, doté de surcroit d’une
grande chaleur humaine, n’oubliant jamais ses vieux amis. Sa
mort m’a beaucoup peiné. Il est l’oncle de Ibrahima Keita,
l’un des dirigeants de la révolte des jeunes contre la dictature -
devenu Premier Ministre du Gouvernement de Konaré.
Ibrahima en présence de Madeira, me dit un jour : mon oncle
me demande pourquoi je ne suis pas à l’Union Soudanaise,
mais partisan de l’ADEMA - le nouveau mouvement
démocratique; je crois qu’il pense que les gènes de l’US sont
indestructibles ! Au delà des anciens je faisais connaissance de
la nouvelle génération des militants de l’ADEMA, du CNID,
du mouvement populaire et féministe (Aminata Traoré) et de
nombreux jeunes qui se mobilisaient à cette époque. Une
génération plus prometteuse sans doute que celle des « jeunes
cadres » de la première vague du début des années 1960, dont
j’ai fait une critique dans l’ensemble sévère. Amadou Toumani
Touré, qui fût le militaire démocrate, fin et ouvert qui a assuré
une transition remarquable et qui m’a reçu après la chute de
Moussa Traoré, m’a convaincu que l’éducation « marxiste »
donnée à l’armée à l’époque de Modibo, en dépit de toutes ses
simplifications dogmatiques outrageuses, avait quand même
eu du bon, puisqu’elle a produit un corps de militaires qui ne
s’est pas comporté avec la sauvagerie coutumière dans
beaucoup des armées du tiers monde. J’ai revu ATT au Caire,
à l’occasion du sommet euro-africain de 2000, dans les
coulisses duquel nous nous retrouvions. ATT a développé sur
les questions de sécurité un point de vue cohérent, conscient à
la fois des ravages de la dépolitisation produite par le désastre
social néo-libéral et des dangers de leur exploitation par les
impérialistes. La géostratégie et la géopolitique constituent des
dimensions de la réalité qu’on a toujours tort d’oublier. C’est
aussi mon point de vue.
La victoire emportée par le peuple malien, qui est parvenu par
son seul courage – sans appuis extérieurs, au contraire (les
puissances occidentales se sont rangées en fait derrière le
dictateur, en dépit de leurs prétentions « démocratiques ») –
avait donc, naturellement, soulevé l’enthousiasme des classes
populaires, et même de la majorité des classes moyennes et
des intellectuels. On s’attendait entre autre, à ce que le
nouveau président (Alpha Konaré) soit à l’écoute du
mouvement démocratique profond qui a mobilisé le peuple
malien et inaugure un style nouveau de direction et de gestion
du pays. Ces espoirs ont été déçus. Au-delà de la
responsabilité possible des individus je rapporte l’échec au
poids écrasant que le système mondial a exercé sur les choix
de Bamako, lui imposant la soumission inconditionnelle au
diktat néo- libéral. Une fois de plus l’association démocratie –
options néo-libérales, ne produisant que la catastrophe sociale,
s’avère en définitive anti-démocratique dans son essence.
L’exemple de la crise qui a secoué l’Argentine en 2002 en est
l’exemple le plus probant par son éclat. La catastrophe sociale
est visible à l’œil nu Bamako que je visitais lors du Forum
Social Africain (janvier 2002) est devenue une métropole
misérable, son centre dévasté par « l’informel » qui est le seul
moyen de survie que le capitalisme offre désormais aux
peuples.
Il y a néanmoins des lueurs à l’horizon, annonciatrices de la
montée de luttes nouvelles, porteuses d’avenir. La naissance
d’un mouvement paysan indépendant du pouvoir et des
« partis » opportunistes constitue un changement qu’on aurait
eu du mal à imaginer il y a seulement encore dix ans. Le
« contrôle » des paysanneries par les mouvements de
libération nationaux et à leur suite les administrations de l’Etat
constituait une caractéristique générale en Afrique, et
paraissait inébranlable. Dans l’ensemble des pays
francophones de l’Afrique de l’Ouest – et singulièrement au
Burkina Faso (qui a été à l’origine de ce changement –
héritage de Sankara) et au Sénégal, comme au Mali – la
paysannerie amorce son émancipation de ces tutelles. Au Mali
une première grève des paysans – refusant de cultiver le coton
– a imposé la négociation au gouvernement et au capital
étranger (ici français) qui contrôle la « filière coton » et
impose ses conditions et prix de misère.
L’organisation d’une session du Forum Mondial 2006 à
Bamako a confirmé mes espoirs. Le soutien enthousiaste de
toutes les forces populaires qui émergent à nouveau au Mali a
garanti le succès de l’entreprise. Un grand merci ici à tous les
militants du Comité Malien et à Aminata Traoré. L’Appel de
Bamako, qui en a été le résultat, ouvre de nouveaux horizons
au déploiement du mouvement mondial de remise en cause de
l’ordre libéral impérialiste. L ‘Afrique a retrouvé sa place dans
la mondialisation des luttes.
Le Sahelistan, un projet au service de quels intérêts ?
Mes visites répétées à Bamako à partir de 2005 m’ont permis
de suivre de visu la dégradation continue des conditions
sociales du peuple malien, soumis par les puissances
occidentales, Europe et France en particulier, à un régime
d’austérité plus sévère que celui qu’elles avaient imposé à la
dictature de Moussa Traoré. Les coupes dans un budget déjà
misérable se soldaient par l’abandon du Nord de la
République. Dans ces conditions la conquête de la démocratie
perdait son sens, ouvrant la voie à la montée de l’Islam
politique, financé par les pays du Golfe. Des intellectuels
respectables, que j’avais connu combattants de la démocratie
et du progrès passaient au wahabisme. Je discutais de tout cela
avec mes amis maliens, nombreux, la merveilleuse Aminata
Traoré, toujours disponible pour faciliter mes séjours, Issaka
Bagayogo, Mamadou Goita, Assétou Samaké, sans oublier les
responsables de partis politiques qui m’avaient fait l’honneur
de m’inviter à leur grande fête commémorative pour rapporter
sur ce que fût le Plan malien de 1960-65. Je prolongeais ces
discussions avec mes amis du Niger, Abdou Ibro en
particulier. Mon inquiétude était grande en sorte que lorsqu’en
2013 l’armée malienne fût chassée du Nord du pays par El
Qaida dans le Maghreb Islamique, je n’en ai pas été surpris.
J’ai alors immédiatement rédigé le texte qui suit. Bien
accueilli par quelques-uns; rejeté avec violence (et insultes à
l’occasion) non seulement par ceux qui avaient rejoint la
dissidence islamique (pas surprenant), mais également par
d’autres qui en restaient au principe simple que l’intervention
française servait les intérêts coloniaux de Paris. Ce que je
n’ignorais pas, sans pour autant faire l’impasse sur le projet de
Sahelistan, et faire comme si ce projet ne remettait en cause
que les intérêts coloniaux français, bref ignorer que son succès
aurait tout simplement été synonyme de destruction du Mali,
sur le modèle de la Somalie.
Je reprends donc ici ce texte.
De Gaulle avait caressé le projet d’un « Grand Sahara
français ». Mais la ténacité du FLN algérien et la radicalisation
du Mali de l’Union Soudanaise de Modibo Keita ont fait
échouer le projet, définitivement à partir de 1962-1963.
Aujourd’hui le projet de Sahélistan n’est pas celui de la France
– même si Sarkozy s’y était rallié. Il est celui de la nébuleuse
constituée par l’Islam politique et bénéficie du regard
éventuellement favorable des Etats Unis et dans leur sillage de
leurs lieutenants dans l’Union Européenne.
Le Sahélistan « islamique » permettrait la création d’un grand
Etat couvrant une bonne partie du Sahara malien, mauritanien,
nigérien et algérien doté de ressources minérales importantes :
uranium, pétrole et gaz. Ces ressources ne seraient pas
ouvertes principalement à la France, mais en premier lieu aux
puissances dominantes de la triade. Ce « royaume », à l’image
de ce qu’est l’Arabie Saoudite et les Emirats du Golfe, pourrait
aisément « acheter » le soutien de sa population clairsemée, et
ses émirs transformer en fortunes personnelles fabuleuses la
fraction de la rente qui leur serait laissée. Le Golfe reste, pour
les puissances de la triade, le modèle du meilleur
allié/serviteur utile, en dépit du caractère farouchement
archaïque et esclavagiste de sa gestion sociale – je dirai grâce
à ce caractère. Les pouvoirs en place dans le Sahélistan
s’abstiendraient de poursuivre des actions de terrorisme sur
leur territoire, sans pour autant s’interdire de les soutenir
éventuellement ailleurs. La France, qui était parvenue à
sauvegarder du projet du « Grand Sahara » le contrôle du
Niger et de son uranium, n’occuperait plus qu’une place
secondaire dans le Sahélistan. Le pouvoir algérien a démontré
sa parfaite lucidité : il sait que l’objectif du Sahélistan vise
également la Sud algérien et pas seulement le nord du Mali.
Je suis donc de ceux qui souhaitent et espèrent que la guerre
du Sahara sera gagnée, ces Islamistes éradiqués dans la région
(Mali et Algérie en particulier), le Mali restauré dans ses
frontières. Cette victoire est la condition nécessaire
incontournable, mais est loin d’être la condition suffisante,
pour une reconstruction ultérieure de l’Etat et de la société du
Mali. Cette guerre sera longue et son issue reste incertaine. La
reconstruction de l’armée malienne relève du tout à fait
faisable. Le Mali de Modibo était parvenu à construire une
force armée compétente et dévouée à la nation, suffisante pour
dissuader les agresseurs comme le sont les Islamistes d’AQMI
aujourd’hui. Cette force armée a été systématiquement détruite
par la dictature de Moussa Traoré et n’a pas été reconstruite
par ses successeurs. Mais le peuple malien ayant pleine
conscience que son pays a le devoir d’être armé, la
reconstruction de son armée bénéficie d’un terrain favorable.
L’obstacle est financier : recruter des milliers de soldats et les
équiper n’est pas à la portée des moyens actuels du pays, et ni
les Etats africains, ni l’ONU ne consentiront à pallier cette
misère. Il n’y a pas grand’chose à attendre des pays de la
CDEAO. Les gardes prétoriennes de la plupart de ces pays
n’ont d’armée que le nom. Certes le Nigeria dispose de forces
nombreuses et équipées, malheureusement peu disciplinées
pour le moins qu’on puisse dire; et beaucoup de ses officiers
supérieurs ne poursuivent pas d’autre objectif que le pillage
des régions où elles interviennent. Le Sénégal dispose
également d’une force militaire compétente et de surcroît
disciplinée, mais petite, à l’échelle du pays. Plus loin en
Afrique, l’Angola et l’Afrique du Sud pourraient apporter des
appuis efficaces; mais leur éloignement géographique, et peut
être d’autres considérations, font courir le risque qu’ils n’en
voient pas l’intérêt.
La reconstruction du Mali ne peut être que l’œuvre des
Maliens. Encore serait-il souhaitable qu’on les y aide plutôt
que d’ériger des barrières qui rendent impossible cette
reconstruction. Les ambitions « coloniales » françaises – faire
du Mali un Etat client à l’image de quelques autres dans la
région – ne sont pas absentes chez certains des responsables de
la politique malienne de Paris. La Françafrique a toujours ses
portes paroles. Mais elles ne constituent pas un danger réel,
encore moins majeur. Un Mali reconstruit saura aussi affirmer
– ou réaffirmer – rapidement son indépendance. Par contre un
Mali saccagé par l’Islam politique réactionnaire serait
incapable avant longtemps de conquérir une place honorable
sur l’échiquier régional et mondial. Comme la Somalie il
risquerait d’être effacé de la liste des Etats souverains dignes
de ce nom.
Le Mali avait, à l’époque de Modibo, fait des avancées en
direction du progrès économique et social comme de son
affirmation indépendante et de l’unité de ses composantes
ethniques. L’Union Soudanaise était parvenue à unifier dans
une même nation les Bambara du Sud, les pêcheurs bozo, les
paysans songhaï et les bella de la vallée du Niger de Mopti à
Ansongo (on oublie aujourd’hui que la majorité des habitants
du Nord Mali n’est pas constituée par les Touaregs), et même
fait accepter aux Touaregs l’affranchissement de leurs serfs
bella. Il reste que faute de moyens – et de volonté après la
chute de Modibo – les gouvernements de Bamako ont par la
suite sacrifié les projets de développement du Nord. Certaines
revendications des Touaregs sont de ce fait parfaitement
légitimes. Alger qui préconise de distinguer dans la rébellion
les Touaregs (désormais marginalisés), avec lesquels il faut
discuter, des Djihadistes venus d’ailleurs souvent parfaitement
racistes à l’égard des « Noirs » - fait preuve de lucidité à cet
endroit. Les limites des réalisations du Mali de Modibo, mais
aussi l’hostilité des puissances occidentales (et de la France en
particulier), sont à l’origine de la dérive du projet et finalement
du succès de l’odieux coup d’état de Moussa Traoré (soutenu
jusqu’au bout par Paris) dont la dictature porte la
responsabilité de la décomposition de la société malienne, de
sa paupérisation et de son impuissance. Le puissant
mouvement de révolte du peuple malien parvenu, au prix de
dizaines de milliers de victimes, à renverser la dictature, avait
nourri de grands espoirs de renaissance du pays. Ces espoirs
ont été déçus. Pourquoi ?
Le peuple malien bénéficie depuis la chute de Moussa Traoré
de libertés démocratiques sans pareilles. Néanmoins cela ne
semble avoir servi à rien : des centaines de partis fantômes
sans programme, des parlementaires élus impotents, la
corruption généralisée. Des analystes dont l’esprit n’est
toujours pas libéré des préjugés racistes s’empressent de
conclure que ce peuple (comme les Africains en général) n’est
pas mûr pour la démocratie ! On feint d’ignorer que la victoire
des luttes du peuple malien a coïncidé avec l’offensive
« néolibérale » qui a imposé à ce pays fragilisé à l’extrême un
modèle de lumpen-développement préconisé par la Banque
mondiale et soutenu par l’Europe et la France, générateur de
régression sociale et économique et de paupérisation sans
limites. Ce sont ces politiques qui portent la responsabilité
majeure de l’échec de la démocratie, décrédibilisée. Cette
involution a créé ici comme ailleurs un terrain favorable à la
montée de l’influence de l’Islam politique réactionnaire
(financé par le Golfe) non seulement dans le Nord capturé par
la suite par l’AQMI mais également à Bamako.
La décrépitude de l’Etat malien qui en a résulté est à l’origine
de la crise qui a conduit à la destitution du Président Amani
Toumani Touré, au coup d’état irréfléchi de Sanogho puis à la
mise sous tutelle du Mali par la « nomination » d’un Président
« provisoire » – dit de transition – par la CDEAO, dont la
présidence est exercée par le Président ivoirien A. Ouattara qui
n’a jamais été qu’un fonctionnaire du FMI et du Ministère
français de la coopération. C’est ce Président, dont la
légitimité est aux yeux des Maliens proche de zéro, qui a fait
appel à l’intervention française. Mais surtout la reconstruction
du Mali passe désormais par le rejet pur et simple des
« solutions » libérales qui sont à l’origine de tous ses
problèmes. Or sur ce point fondamental les concepts de Paris
demeurent ceux qui ont cours à Washington, Londres et
Berlin. Les concepts « d’aide au développement » de Paris ne
sortent pas des litanies libérales dominantes.
Le Ghana après Nkrumah
Après la chute de Nkrumah je n’avais fait que passer à
plusieurs reprises par Accra. Mais mon collègue Kwame
Amoa, directeur adjoint de l’IDEP, se rendait fréquemment
dans son pays. Il fréquentait avec assiduité les deux
mouvements populaires qui, au cours des années 70, allaient
créer les conditions favorables pour l’intervention de l’armée,
sous la direction de Rawlings. Je dis bien intervention et non
coup d’état. Car le mouvement de l’armée se conjugait ici avec
ceux des avants gardes populaires. Ce qui n’allait pas, certes,
sans créer des problèmes dans les relations entre ces deux bras
du mouvement de rejet du compradorisme affairiste des
régimes civils et militaires qui s’étaient succédé de 1966 à
1980.
Nous avons donc été invités, Amoa et moi même, à rencontrer
la nouvelle équipe de Rawlings en 1981. Notre mission
principale était de tirer au clair les comptes du Trésor, laissés
par la gabegie des régimes précédents dans un état de
confusion totale. Le FMI et la Banque Mondiale exploitaient
la situation, comme c’est toujours le cas, pour le plus grand
profit des multinationales - les seules institutions auprès
desquelles ils se sentent responsables. FMI et Banque
Mondiale présentaient donc au régime populaire une
« ardoise » dont ils n’avaient jamais exigé le règlement par
leurs serviteurs corrompus renversés. Dettes extérieures
extravagantes etc. J’avais développé comme je l’ai dit, une
certaine compétence dans ce domaine et avoue toujours
trouver du plaisir à débrouiller les fils dans ce genre de
situations. Nous étions à même, Amoa et moi, avec bien sûr
l’aide de nombreux camarades sur place, notamment P.V.
Obeng, une sorte de premier ministre du gouvernement
provisoire, et Kwesi Botchwey, nommé par la suite Ministre
des Finances, de laisser un gros rapport qui a eu son utilité je
crois. Il permettait de réduire considérablement les prétentions
du FMI, de la Banque Mondiale et des multinationales,
d’établir leurs responsabilités propres : ces institutions avaient
activement soutenu de nombreux projets pourris qui étaient à
l’origine du désastre. Leurs fonctionnaires auraient du savoir
également que ces projets étaient la source des malversations
qui avaient fait la fortune gigantesque de leurs amis au
pouvoir. Et s’ils ne l’avaient pas vu - comme ils feignent de
vouloir le faire croire en montrant un visage naïf de
pourfendeurs de la corruption - ils auraient du être révoqués
pour incompétence notoire. Bien entendu notre travail n’était
pas destiné à nous faire des amis à Washington !
Mais nous nous étions par ailleurs donné des objectifs plus
directement politiques. Pouvions-nous contribuer à un échange
de vues plus calme entre les différentes composantes du
mouvement ? Les organisations populaires, les « Comités de
défense de la Révolution » et autres, mis en place et animés
par des cadres dont beaucoup sortaient du maoisme local,
n’étaient certes pas sans racines ni échos dans les classes
populaires. Mais elles n’avaient pas toujours une vision
stratégique cohérente, et les revendications posées comme
prioritaires ici et là étaient parfois conflictuelles, ou
« gauchistes ». Il n’y a pas à s’effrayer de cela. On ne voit pas
comment un véritable mouvement populaire commencerait
autrement. Néanmoins je suis de ceux qui continuent à penser
que la coordination et l’organisation s’imposent, si l’on veut
que le mouvement ne s’essouffle pas, préparant ainsi les
conditions d’une contre offensive réactionnaire. Encore faut-il
que cette organisation progresse dans la démocratie et fasse
avancer la pratique de celle-ci. Ce qui n’est jamais facile.
Encore moins lorsqu’il faut composer avec une aile du
mouvement qui occupe des positions décisives dans le
pouvoir, ici Rawlings, son groupe (en particulier P.V. Obeng,
chef de l’administration civile et Kodzo Tsikata, un militaire
remarquable, un peu chef des services secrets et du contrôle
politique de l’armée, Emmanuel Hansen, l’idéologue du
groupe) et son armée. De longues discussions à six (Rawlings,
Obeng, Hansen, Tsikata, Amoa et moi) m’ont convaincu que
le groupe de Rawlings appartenait à cette génération nouvelle,
beaucoup plus sensible que les directions précédentes de la
libération nationale aux exigences minimales de la démocratie,
plus à l’écoute des revendications exprimées par les classes
populaires. Mais également, comme c’est souvent le cas en
terre anglophone, limités par le pragmatisme. La question
centrale était celle de la stratégie à adopter vis à vis de la
bourgeoisie ghanéenne - de son aile compradore-
bureaucratique corrompue (ennemi), mais aussi de son aile
économique active (les planteurs aisés, les commerçants).
Neutraliser ceux-ci ? Les intégrer dans le système ? Comment
imaginer des formes démocratiques - pluripartisme,
mouvements populaires, modes d’élection et organisation des
pouvoirs - qui fassent avancer les choses, renforcent le poids
réel des voix populaires tout en évitant le chaos économique ?
Le Ghana ne manque pas de cadres, de ce point de vue. A
l’Université de Legon, le groupe qui anime depuis les débats
du Forum - m’a sollicité pour des conférences-débats que je ne
refuse jamais, a rempli des fonctions actives dans les
discussions internes du mouvement. Les opinions étaient
diverses, et ont peut être progressivement évolué au fur et à
mesure que le régime se stabilisait au centre droit dans une
conjoncture mondiale et régionale difficile qui devrait inciter à
la prudence dans les jugements. Cela n’exclut pour l’avenir ni
une reprise à gauche plus cohérente, ni non plus un retour à la
recompradorisation au service du capitalisme dominant.
Le Congo Brazzaville
A la suite de la chute du pitre Fulbert Yulu à Brazzaville en
1963, les camarades (ils s’appelaient ainsi) des mouvements
populaires qui avaient été à l’origine du changement
m’invitaient (en 1968-69) à discuter de leurs stratégies
économiques. Je faisais donc connaissance du groupe de ces
jeunes radicaux, les frères Antoine et Joseph Van den Reysen
(nous sommes depuis liés par une solide amitié personnelle),
Ambroise Noumazalaye, Pascal Lissouba, Da Costa, Pierre
Nzé, Aba Ganzion, Henri Lopez qui est devenu par la suite
directeur général adjoint de l’UNESCO, Charles Ganao (un
diplomate de première grandeur, défenseur des intérêts
collectifs de l’Afrique dans de nombreuses arènes
internationales), Ange Diawara, le chef des milices de jeunes,
organisateur d’un maquis, assassiné dans d’atroces
circonstances par la suite. Les analyses de Pierre Philippe Rey,
à l’époque affecté par l’ORSTOM à Brazzaville, me furent
également fort utiles.
Ce premier séjour me permettait d’entrer dans le vif de la vie
politique compliquée de ce pays, impossible à réduire soit au
cliché du « tribalisme », cher à beaucoup d’anthropologues et
de politologues, soit aux « analyses de classe » que
proposaient les différentes tendances en conflit au sein du
mouvement : syndicalistes, militants populaires de la jeunesse
révolutionnaire, cadres intellectuels et bureaucrates
d’appareils. J’ai suivi pendant de nombreuses années
l’évolution chaotique du mouvement congolais et de
l’économie du pays (voir S. Amin et C. Coquery, Du Congo
français à l’UDEAC;1978).
L’IDEP a donc organisé à Brazzaville en 1974 un bon
séminaire, à un moment important - caractérisé par
l’intensification des débats. Au plan économique quoi faire
exactement ? La tentation était forte de céder aux facilités
qu’offrait l’exploitation du pétrole pour se contenter de
financer par les redevances l’inflation de la fonction publique,
mais aussi le développement de l’éducation (dans un pays déjà
relativement bien scolarisé en 1960) et l’amélioration des
services sociaux. Comment greffer sur cette situation un
programme sérieux d’intensification de la production agricole
et un programme d’industrialisation spécifique qui tienne
compte de l’espace économique limité à l’extrême de ce pays
démographiquement petit mais vaste géographiquement ?
L’audience collective que le Président nous a consacrée ne
révèlait rien, sauf l’impression fâcheuse d’un appétit de
pouvoir illimité.
J’ai continué par la suite à me rendre de temps à autre dans ce
pays sympathique, en dépit de son évolution politique
dramatique. Lissouba, alors Premier Ministre, souhaitait que je
lui fasse des propositions permettant un minimum de
redressement de la gestion du secteur public. Question
pertinente. Il me fallait donc aller voir sur place, de Fort
Rousset et Makoua au Nord jusqu’à Pointe Noire en passant
par le Niari, une série d’entreprises mal en point. On
m’affectait un camion tout terrain, un chauffeur et un
accompagnateur. Cela m’a permis de voir la grande forêt
primaire équatoriale, ses arbres gigantesques et ses sous bois
impénétrables. Belle, très belle mais terrifiante. Le long de la
route, arrêts pour se nourrir, les Pygmées, qui sortaient d’on ne
sait où, se présentaient immédiatement et nous offraient la
seule marchandise qu’ils avaient : des singes.
L’accompagnateur, bon cuistot rigolard, les préparait grillés et
sautés à la poêle, puis flambés au whisky - flambés à la
parisienne, disait-il. Mais aussi tableau incroyable de
l’exploitation des Pygmées par les planteurs bantous : les
Pygmées venaient travailler - dur - quelques jours pour la
collecte du café et étaient payés… en vin rouge de dernière
qualité, boisson à volonté, absorbée à partir d’une citerne par
pompage avec un tuyau en caoutchouc. Temps de boisson :
une ou deux heures, après quoi, ivres morts, les Pygmées
dormaient à même le sol, pour disparaître le lendemain pour
un an - jusqu’à la prochaine récolte - dans leur grande forêt.
Je réalisais, par la visite du pays, combien était difficile un
démarrage quelconque de l’agriculture dans ce pays sous
peuplé. Des agriculteurs isolés dans des poches de la forêt, ne
pouvant au mieux livrer au commerce que quelques sacs de
produits qu’il faudrait transporter sur des centaines de
kilomètres par des routes impossibles. Regrouper les
agriculteurs ? Mais ceux-ci ne veulent pas l’entendre. Je
réalisais également que les « industries » ne pourraient guère
être conçues et gérées sans tenir compte de toutes sortes de
données propres au pays.
Je me suis trouvé à Brazzaville, en route pour Luanda, deux
jours après l’élection présidentielle dont Lissouba était sorti
victorieux. Lissouba, qui m’a reçu, m’avait fait bonne
impression. Il parlait démocratisation, dépassement des
clivages ethniques, réconciliation avec les militants du Parti
Congolais du Travail qui venait de perdre le pouvoir. Je
n’avais pas été étonné par cette défaite. Progressivement, rente
pétrolière aidant, la bureaucratie d’Etat - dans laquelle s’était
intégrée la majorité des intellectuels - avait absorbé le
« Parti », dit marxiste léniniste, supprimé l’autonomie des
organisations populaires, massacré les jeunes révoltés.
L’armée était devenue une composante essentielle de cette
forme banale d’étatisme autoritaire. Abandon de tout effort de
développement des productions agricoles et industrielles et
simple redistribution sociale de la rente pétrolière, suffisante
pour calmer les revendications populaires. Le vent de
démocratisation soufflant à partir de 1990, ambitieux de toutes
sortes ont agité le drapeau du multipartisme pour partir à
l’assaut de la forteresse décrépite du pouvoir. Une
démocratisation farce qui faisait bien l’affaire du capital
transnational dominant par le moyen du néolibéralisme
mondialisé. Elle permettrait de mettre un point final aux
chances - si minces fussent-elles - d’un renouveau de la
gauche -, liquiderait les vestiges de l’étatisme et ses velléités
d’indépendance, sans menacer les intérêts transnationaux.
Démocratie qui se conjuguerait parfaitement avec la
compradorisation du système local. L’élection de Lissouba
dans ces conditions laissait flotter l’incertitude de l’avenir.
Avait-il été élu pour mettre en place cette démocratie farce
compradore ? Ou bien contre celle-ci, dont les candidats réels -
l’horrible Paul Kaya, ancien laquais de Fulbert Yulu,
l’inquiétant Thyster Tchicaya, ex PCT particulièrement violent
dans les réponses répressives qu’il proposait pour régler tous
les problèmes, converti au libéralisme… - avaient été battus à
plate couture par des électeurs qui s’étaient finalement
partagés entre Lissouba et le PCT ? J’espérais personnellement
beaucoup que la seconde hypothèse soit la bonne. J’en
discutais avec quelques uns des anciens responsables du PCT
et recueillais des avis variables. La suite de l’histoire a
démontré que Lissouba n’envisageait rien d’autre que
d’affermir son pouvoir personnel, de jouer pour cela la pire
des cartes, celle du chauvinisme ethnique - préparant ainsi les
conditions les plus favorables à des affrontements violents sur
ce terrain. Acceptant le néolibéralisme sans discussion ni
réserves, mais croyant pouvoir asseoir son monopole comme
interlocuteur de l’Occident par des avances opportunistes aux
uns et aux autres. Sassou Nguesso est parvenu sans difficulté,
mais au prix de victimes civiles qui se comptent par milliers, à
ressouder derrière lui l’armée et sans doute l’opinion lasse de
la mégalomanie de Lissouba.
Le Bénin
Les deux décennies 1970 et 1980 ont été marquées au Bénin
par une tentative de « faire quelque chose ». La décennie des
années 1960 avait été en effet, de l’avis unanime des analystes
béninois, qu’ils aient été favorables au régime du Président
Kérékou ou critiques de celui-ci, une véritable farce. Un « non
Etat », en fait une mauvaise administration coloniale qui avait
comme survécu à la proclamation de l’indépendance. Une
administration gérée, pour leur profit personnel et celui de leur
petite clientèle micro régionale, par des politiciens au sens le
plus vulgaire du terme, dont les noms sont Apithy, Zinsou et
Maga. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que le projet
populiste de l’armée et de son chef Kérékou ait eu un écho
immédiat réel dans le peuple de ce pays, même si - avec
quelque clairvoyance et peut être un peu de sectarisme - les
marxistes du PC du Dahomey en avaient vu rapidement les
contradictions et les limites.
L’IDEP a organisé à Cotonou, aux débuts de l’expérience, en
1975, un grand séminaire dont les objectifs, définis en
commun avec les institutions de la gestion économique de
l’Etat (que notre ami Justin Gnidéhou coordonnait) et les
universitaires, étaient réellement ambitieux : contribuer à la
définition du projet sociétaire, à l’identification des difficultés
auxquelles il serait confronté, à l’élaboration d’une stratégie
d’étapes pour en faire avancer la progression. Je crois que ce
séminaire est demeuré, dans le souvenir de tous ses
participants, une date dans l’histoire du pays. Non pas que des
réponses finales aient été données aux questions posées plus
haut. Loin de là. Mais un débat sérieux, contradictoire et riche
les a toutes abordées frontalement. Le Président Kérékou est
venu lui même clôturer le séminaire, non par un discours
formel, mais par une participation directe au débat de
conclusion. Il acceptait donc de répondre lui même à des
questions qui lui seraient posées, sans les avoir connues à
l’avance. On dira ce qu’on voudra mais je ne connais pas
beaucoup de Présidents - en Afrique et ailleurs - qui auraient
accepté un défi de ce genre. Et, bien que l’atmosphère fut
quelque peu tendue - ce qui prouve que le débat était réel et
sérieux - je crois que cette confrontation n’a pas été négative et
inutile, même si ce qui en est sorti dans les faits n’a pas eu
autant d’effets positifs qu’on l’aurait souhaité.
Personnellement je ne reproche pas au projet de n’avoir pas
été « véritablement socialiste » (encore faudrait-il s’entendre
sur le sens de cette qualification). Un projet national populaire
me paraissait le mieux qu’on puisse faire dans les conditions
de ce petit pays vulnérable. A condition d’entendre par là plus
que du populisme, parce que, face aux agressions prévisibles
de l’adversaire, il n’y a pas, à mon avis, de remparts possibles
autre que l’organisation autonome et démocratique des classes
populaires. Le système est resté populiste, et a même glissé
progressivement vers des formes autoritaires. Mais non
terroristes. Les medias occidentaux, encore une fois, ont
défiguré l’image qu’ils donnaient du pays à cette époque. Le
gouvernement du Bénin de l’époque n’a pas accumulé les
actes de répression criminelle comme son voisin le Togo qui,
sous la dictature d’Eyadema, les pratiquait couramment. Et
pourtant on présentait Kérékou comme un monstre assoiffé de
sang - puisque se déclarant marxiste léniniste - tandis qu’on
passait sous silence les crimes répétés d’Eyadéma, le
« libéral », c’est à dire celui qui laisse les compradores et les
transnationales faire ce qu’ils veulent.
Le bilan des décennies Kérékou est sans doute suffisamment
contrasté pour qu’on puisse mettre en relief, si on le veut, soit
ses aspects positifs (le recul du régionalisme, la croissance
économique positive, la moindre inégalité sociale) soit ses
aspects négatifs (l’inefficacité de la gestion, les déficits
publics, le désordre administratif, voire la corruption). Dans ce
bilan on doit également tenir compte de ce qui s’est passé dans
le pays après que la page du régime populiste fut tournée. Une
opération de « démocratisation » bien manipulée devait
conduire à un « pluripartisme » de pacotille et à des
« élections ». Beaucoup d’intellectuels béninois sont entrés
dans le jeu, même parmi les meilleurs. On peut les excuser par
les absurdes exactions auxquelles le régime populiste les avait
soumis et peut être par leur foi naïve dans la démocratie
électorale. Le résultat en fut l’épisode « Soglo ». Gouverné par
un Président fonctionnaire bombardé par la Banque Mondiale
et dépourvu de sens politique, livré au diktat de l’ajustement
structurel présenté comme « correctif des erreurs du passé »
(ce que l’ajustement structurel n’est pas, ni au Bénin ni
ailleurs, étant seulement un projet de soumission unilatérale
aux exigences de la gestion de la crise du capitalisme
mondial), soumis aux billevesées de l’idéologie néo-libérale,
le Bénin n’a enregistré depuis qu’une détérioration des
conditions de ses masses populaires. Et Kérékou vieilli a été
réélu ! Mais évidemment dans des conditions qui ne
permettent guère de voir la sortie du tunnel. Les défenseurs de
principe de ce libéralisme idiot s’empressent de dire que la
faillite est due à la vulnérabilité de ce petit pays à la
conjoncture extérieure. Mais n’est-ce pas cette même
vulnérabilité qui est également largement responsable des
échecs du projet populiste ?
J’ai visité à plusieurs reprises ce petit pays attachant. Dont
l’histoire est néanmoins tragique puisqu’il fut l’un des lieux
les plus « florissants » de la traite négrière. Et que celle-ci a
produit contradictoirement des systèmes politiques locaux qui
se sont inscrits dans sa logique et d’autres qui lui ont résisté;
on ne visite pas sans émotion le fort de Ouidah sur lequel -
jusque je ne sais plus quand exactement - continuait à flotter le
drapeau portugais ! Au palais d’Abomey j’ai pu mesurer
l’efficacité réelle des méthodes probablement d’hypnose que
les « sorciers » du lieu pratiquent. Le Bénin est un pays riche à
la fois d’intellectuels modernistes fins et de féticheurs craints
dans toute la région.
Le Burkina Faso
Dans un premier temps de l’histoire de la Haute Volta
indépendante le RDA modéré - c’est à dire s’inscrivant dans le
sillage de la Côte d’Ivoire dont elle n’était que l’annexe
économique - l’avait emporté. « Colonie de colonie » la Haute
Volta a fourni par l’émigration l’essentiel des travailleurs qui
ont construit l’économie coloniale de la Côte d’Ivoire, tandis
que les villages d’origine de ces batisseurs de prospérité ne
survivaient que des miettes du festin. En général l’émigration
appauvrit les régions de départ qui supportent le coût de la
formation des travailleurs, de leur naissance à leur départ, et
souvent celui de la retraite des vieux quand ils retournent au
pays; enrichit les classes dirigeantes des pays d’accueil
bénéficiaires du travail des immigrés, généralement à bon
marché. Le contraire de ce que la théorie néolibérale prétend,
que les medias répercutent, façonnant ainsi presque toujours
un préjugé hostile aux immigrants. La Côte d’Ivoire avait tout
intérêt à ce que ce pays soit, dans ces conditions,
« indépendant », c’est à dire à être débarassée des charges de
son entretien (la majeure partie de la Haute Volta avait fait
partie de la colonie de Côte d’Ivoire jusqu’en 1947). Si l’on
considère ensemble les deux pays, ce qui correspond
strictement à la réalité de leur association économique inégale,
les chiffres du « miracle » ivoirien doivent être divisés par
deux.
Cette situation a toujours été connue des Burkinabé, peuple et
intellectuels. Elle les révoltait spontanément. Au cours d’une
conférence à l’université de Ouagadougou, discutant de ce
problème, j’étais invité à répondre à une question malicieuse
d’un étudiant. Je dis carrément : prenez vos bicyclettes (les
Burkinabé sont les seuls sur tout le continent à faire un usage
intensif de cet instrument et Ouagadougou ressemble de ce fait
à Beijing !) et descendez jusqu’à Abidjan y proclamer l’unité
des deux pays. Deux problèmes seront résolus du même coup :
le problème économique de la Haute Volta, le problème
politique de la Côte d’Ivoire ! Je fus applaudi comme jamais.
Cette révolte est peut être l’une des raisons pour lesquelles
l’intelligentsia burkinabé était, et reste, dominée par la gauche.
Tout le monde, ou presque, appartient ici ou a appartenu à l’un
des courants du communisme, du PAI d’origine ou des
mouvements maoistes (le Parti Communiste Révolutionnaire
de Haute Volta PCRHV et d’autres organisations). Il n’est pas
étonnant donc que cette influence se soit étendue jusque dans
l’armée, et qu’un groupe d’officiers ait même oser prendre le
nom de ROC (Rassemblement des Officiers Communistes).
La mascarade de l’administration néocoloniale du RDA de
Yaméogo ne pouvait donc durer. Mais la radicalisation de la
réponse n’était pas gagnée d’avance. L’agitation urbaine,
animée par des syndicats puissants, refusant d’être
domestiqués par le pouvoir du Parti unique (car cette formule
n’est pas le monopole du « socialisme », le Parti unique de
Côte d’Ivoire, applaudi par les puissances occidentales, avait
domestiqué les syndicats), mais néanmoins forcément
enfermés dans les limites de leurs clientèles de la petite
bourgeoisie (enseignants, fonctionnaires) faute de base
industrielle et ouvrière, n’avait dans un premier temps
qu’ouvert les portes à un régime militaire mou et velléitaire,
celui de Lamizana. Jusqu’au jour où le ROC, dirigé par
Thomas Sankara, prenait la relève.
Se posaient immédiatement les problèmes classiques de ces
situations : que faire ? Dépassera-t- on le populisme et
encouragera-t-on les masses paysannes et urbaines pauvres à
sorganiser librement, ou tentera-t-on de les « encadrer » au
point d’en annihiler la vigueur potentielle ? Quelles relations
le pouvoir établira-t-il avec les organisations révolutionnaires
marxistes ? Cherchera-t-il à les absorber dans un nouveau parti
unique ou acceptera-t-on une formule plus démocratique de
front réel tolérant les différences de vues et ouvrant le débat ?
Tel fut l’objet de discussions répétées avec Thomas Sankara
qui m’invitait en 1986 à donner mon point de vue. Sankara, je
dois l’avouer, est une personnalité qui m’est apparue
immédiatement très sympathique. Réellement simple, direct
(même dans son regard franc), ouvert, écoutant ce qu’on dit et
y répondant sans abus de la position de chef. De surcroit
réellement féministe, insistant sur l’importance du
bouleversement des moeurs en faveur de l’égalité des sexes -
ce qui est fort rare chez les « grands hommes », et cultivé -
ayant lu les « classiques » du marxisme avec autant d’attention
qu’un bon intellectuel civil. Je me sentais personnellement
donc tout à fait à l’aise avec lui et, s’il n’avait pas été un chef
d’Etat, serait devenu un ami sans problème. Son assassinat
m’a donc bouleversé.
Concernant le volet « stratégie de développement économique
et social » du problème Sankara avait, à mon avis, vu juste - au
moins théoriquement. Dans une première étape il fallait penser
« petits projets », c’est à dire actions d’amélioration rapide des
conditions de production des collectivités rurales, aussi peu
coûteuses que possible, et bénéfices de cette amélioration
revenant intégralement aux collectivités concernées. Choix
non pas motivé par la philosophie douteuse de « small is
beautiful », mais à la fois par réalisme (qu’est-ce qui est
possible immédiatement) et sens politique (c’est à travers ce
genre d’opérations qu’une organisation et démocratisation de
la vie rurale peuvent être amorcées). De surcroit Sankara avait
décidé - inspiré peut être par le modèle chinois - d’envoyer les
fonctionnaires et les techniciens faire des stages à la base, dans
les villages. Espérant « qu’ils apprendraient des masses »
(connaitraient leurs vrais problèmes) et « apprendraient aux
masses » (en mettant à leur service leurs savoirs d’agronomes,
de vétérinaires, de médecins, d’enseignants, de comptables). Je
n’avais certainement rien à redire, ou à ajouter, à un plan de ce
genre. J’ai donc dit à Sankara que je souhaitais seulement voir
- au moins un peu - comment çà marche sur le terrain. J’ai
l’impression qu’il attendait cette question. Mais, encore
mieux, sa réponse : tu ne pourras pas tout voir (il était passé
rapidement au tutoiement de camarades), il te faudrait rester
un an pour cela, mais alors fais toi même ton choix, va voir tes
amis (tout le monde savait que je fréquentais toute la gauche
burkinabé) et choisis en fonction de ce qu’ils te diront
(beaucoup d’entre eux doutent et proposeront des exemples
d’échec). Ce que je fis. Je n’ai pas l’audace de dire que
j’aurais pu faire un rapport sérieux à partir de mes
observations qui n’ont été que rapides et impressionnistes. Je
dirais seulement que mes impressions ont été plutôt
favorables. Peut être par ignorance des vrais difficultés et
réalités qui m’a fait accepter trop vite ce que les deux ou trois
personnes de chacun des lieux visités étaient en position de
dire et d’analyser. Mais le seul fait qu’un tiers peut être des
fonctionnaires et techniciens rencontrés sur le terrain étaient
heureux du sort qui leur était réservé (la vie matérielle est plus
dure qu’à Ouagadougou, mais qu’est-ce qu’on apprend ! et
puis on se sent tellement utile !) me paraissait un succès. Peut
être deux tiers de ces « déportés » - silencieux n’étaient pas de
cet avis. Mais je considère que la proportion d’un tiers était
beaucoup plus que je ne l’avais imaginé (je pensais : 10 % au
maximum). Cela me rappelait la phrase d’Amilcar Cabral : le
suicide de la petite bourgeoisie en tant que classe. En tout cas
les résultats matériels de l’opération - augmentation réelle de
la production, de l’autoconsommation et des ventes -
témoignent d’un succès au moins partiel, qui aurait pu être
amélioré avec le temps.
Sur le second volet - les rapports avec les organisations
révolutionnaires - les choses étaient plus difficiles. Sankara
savait que je verrais « mes amis ». Il le souhaitait même et je
crois espérait que je jouerais le rôle d’une sorte
d’intermédiaire officieux. Je tenais à rester à ma place : celle
d’un étranger trop ignorant de beaucoup des réalités sous
jacentes pour s’ériger en donneur de leçons arrogant. J’ai
certainement rencontré tout le monde, ou à peu près, et
beaucoup écouté leurs analyses - au demeurant diverses et
souvent même divergentes. Basile et Joséphine Guissou,
Talata Kafando, Arba Diallo, Phillippe Ouedraogo, Taladie
Thiombiano et tant d’autres (sans compter les hommes
politiques modérés comme Ki Zerbo, Charles Kaboré, et les
économistes, comme Pierre Damiba et d’autres). Le pouvoir
avait mis en place ses propres organisations - Comités de
défense de la révolution et autres. Leurs comportements, le
degré de leur organisation et de leur contrôle éventuel, leurs
rapports avec les militants des organisations révolutionnaires,
rien de cela n’était suffisemment clair pour qu’on en déduise
(tout au moins moi) des conclusions concernant la stratégie
politique, tant du pouvoir que des organisations
révolutionnaires. Les directions de celles-ci, que je rencontrais
normalement séparément les unes des autres, avaient des
points de vue que je me contentais d’écouter. Ma seule
intervention fut de dire à tous - à eux et à Sankara - : gardez
vos différences et respectez vous mutuellement, si c’est
possible, mais essayez aussi de travailler ensemble, sur des
points de convergence. Après tout, il y en a. Ce que je pense
réellement.
L’expérience du Burkina Faso s’est enlisée et a mal tourné.
Sankara a été assassiné par des proches comme on le sait. Et le
pays n’a pas amorcé depuis une sortie des sentiers battus du
néocolonialisme banal. Mais l’avenir reste ouvert, et une
reprise à gauche n’est pas inimaginable si les conditions
internes et externes en permettent le développement. Le
Burkina Faso est, comme le Mali et le Ghana, en état d’attente.
La Tanzanie
Accra avait été, de 1958 à 1966, une sorte de capitale de
l’Afrique. L’importance que Nkrumah attachait à la
perspective de l’unité africaine - « Africa must unite » -, la
concentration de la représentation des mouvements de
libération des pays encore en lutte pour leur indépendance et
des courants radicaux quand ils étaient pourchassés chez eux,
donnaient à Accra une importance qu’elle a perdue avec la
chute de Nkrumah. Mais le relai allait être immédiatement
repris par Dar es Salaam. Deux évènements majeurs
inauguraient la décennie glorieuse de la Tanzanie.
Le premier fut la révolution à Zanzibar en 1964. Zanzibar, ou
les Antilles arabes, ai-je écrit. Plantations esclavagistes,
produisant ici le clou de girofle pour tous les peuples de
l’Océan indien; planteurs arabes venus du Sud de la péninsule,
quelque temps capitale où le Sultanat d’Oman s’était transféré;
esclaves noirs razziés en Afrique orientale. La visite de
Bagamoyo, petit port tanzanien qui lui fait face, l’embarcadère
pour l’esclavage, inspire immédiatement (du moins à moi) une
tristesse profonde. Ce sont des lieux dont la visite devrait être
obligatoire, comme celle des camps nazis, pour ne jamais
oublier l’infamie dont l’humanité est capable et qui menace
toujours. La révolution avait été faite par le parti dirigé par
l’un de mes plus anciens amis, Babu, dont j’ai dit comment je
l’avais rencontré à Londres en 1953, retrouvé dans la revue
Révolution en 1963 (Memoirs, p 184). Babu est mort et sa
compagne anglo-indienne Amrit Wilson m’a invité à retracer
les étapes de sa vie à la cérémonie de souvenir de sa mémoire
un an après. Babu avait promis des Mémoires. Il n’a laissé que
quelques notes. Mais je connaissais suffisamment bien son
évolution intellectuelle et politique, parallèle à la mienne, pour
remplir honorablement je crois ma mission. La révolution de
Zanzibar a été brève mais terrible. Sultan et propriétaires
restés quasi esclavagistes - en dépit de leur statut légal libre les
paysans continuaient à être traités en fait en esclaves - ont été
tous massacrés, avec méchanceté. C’était inévitable : trois
siècles d’oppression dans les formes les plus odieuses qu’on
puisse imaginer ne peuvent être effacés que dans une
explosion de haine victorieuse.
Mais la société de Zanzibar est restée une société créole, avec
tous ses préjugés de couleurs hiérarchisées. Pressé de vouloir
effacer cette stupidité du legs du passé, le maire de Zanzibar
(c’est lui qui m’a raconté l’histoire surprenante qui va suivre)
constatant que les Blancs ne se mariaient qu’entre eux comme
les métis, les Noirs et que même les quarterons ne sortaient
pas de leur groupe, il décida de les obliger à se mélanger :
tiens, toi là (un Blanc dans la queue), tu épouses celle-ci (une
Noire) etc…. Et sur le papier le métissage fut enregistré ! Je
m’abstiendrai de tout commentaire.
Histoire amusante concernant l’île. Elle avait un mini-
gouvernement dont l’un des « ministres » me dit : nous avons
recours à l’aide extérieure en choisissant les partenaires selon
leurs compétences, aux Russes l’industrie lourde (à Zanzibar
!), aux Allemands de l’Est la police, aux Egyptiens la
propagande. Recette pour la faillite garantie lui ai-je répondu.
Je ne crois pas qu’il ait compris.
Le second évènement fut la déclaration d’Arusha en 1967, par
laquelle le parti du mouvement de libération nationale de l’ex
Tanganyka (TANU) et son leader Julius Nyerere proclamaient
leur volonté de sortir des sentiers du néocolonialisme et de
s’engager dans une voie socialiste. Ce qui en a résulté en fait,
ici également, n’a pas dépassé le populisme. Et cela en dépit
de l’existence de nombreux cadres tout à fait concients du
problème.
Dar était devenue, ai-je dis, la capitale de l’Afrique. Sur ce
plan l’option de Nyerere était tout à fait remarquable et a fait
de lui un personnage positif de l’histoire africaine. Dar
accueillait tous les mouvements de libération de l’Afrique
australe, MPLA (Angola) et Frelimo (Mozambique), Freedom
Fighters du Zimbabwe (alors la Rhodésie) et de l’Afrique du
Sud. La Tanzanie était devenue la base arrière, de repos et
d’entrainement des guérillas. Nyerere est à l’origine de
l’initiative de la constitution du groupe des pays du front
(Front Line States), antiapartheid et actif sur le plan
international quand les Occidentaux se taisaient (Nelson
Mandela l’a rappelé à Bill Clinton). La Tanzanie accueillait
aussi les morceaux épars du lumumbisme et les encourageait à
reprendre la lutte de libération au Zaïre mis en coupe réglé par
l’horrible Mobutu; comme elle accueillait les fractions plus ou
moins radicales mais au moins honnêtes des mouvements de
libération nationale de l’Ouganda, du Kenya et du Malawi.
Je me rendais donc fréquemment à Dar à cette époque entre
1972 et 1975. L’IDEP y a organisé un séminaire double d’une
importance non négligeable à mon avis. Pour moitié ce
séminaire portait sur les stratégies économiques et politiques
de la Tanzanie. Débat ouvert dans lequel les points de vue du
gouvernement étaient présentés directement par les Ministres
Amir Jamal et Chagula, leurs meilleurs fonctionnaires et
technocrates de l’économie. Quelques uns des organisateurs
politiques de l’Etat et du Parti parmi les plus en vue (comme
Ngombale Mwiru et d’autres) apportaient leurs contributions,
concernant plus précisément le projet sociétaire (l’Ujamaa) et
ses implications. Des universitaires de première qualité
comme Justinian Rweyemamu, Othman Haroub, Issa Shivji,
CSL Chachage, Simon et Marjorie Mbilinyi et beaucoup
d’autres présentaient des aspects particuliers du problème. Les
étudiants constituaient la grande masse des participants, mais
beaucoup de militants de la ville - syndicalistes entre autre
avaient également décidé de participer à ces débats et d’y
apporter leur expérience.
Le débat révélait un clivage réel. D’un côté ceux qui ne
voyaient pas au delà du populisme, toujours disposés à
accepter sans trop de discussion les propositions de l’Etat,
même les plus discutables comme le regroupement des
populations rurales dans des villages collectifs dont les
résultats se sont revelés désastreux et qui ont fait perdre au
TANU la popularité qu’il avait acquise dans la lutte de
libération nationale, avec une conséquence dramatique à
terme : la dépolitisation qui rendait de nouvelles avancées
démocratiques impossibles. On les trouvait dans tous les
groupes, intellectuels, militants et agents de l’Etat ou du Parti.
De l’autre côté ceux qui voyaient parfaitement les limites de
ce système. Leurs propositions alternatives n’étaient pas
nécessairement « gauchistes » - accusation facile que leur
adressaient les « satisfaits du régime ». L’accent mis sur la
démocratie ouvrière (des syndicats autonomes, la participation
ouvrière à la gestion du secteur public) et paysanne (pas de
regroupements forcés, élections locales authentiques) n’était
pas - à mon avis - « dangereux », mais au contraire la réponse
correcte aux défis. On trouvait ces camarades également dans
tous les groupes, mais incontestablement Babu était parmi eux
l’homme politique le plus expérimenté et le plus construit dans
ses analyses et propositions.
Nyerere a opté pour la première vision de l’Ujamaa. Il n’y a
pas de doutes à ce sujet. Peut-on l’expliquer par sa personne ?
Peut être, en tout cas en partie. Nyerere était un pasteur et
n’avait jamais beaucoup lu au delà des textes religieux et
moraux. Les amis Tanzaniens - Babu particulièrement - qui le
fréquentaient de près m’ont tous dit qu’il n’avait jamais lu du
marxisme plus qu’une brochure anglaise. Ses discours - sur le
ton de la prêche - avaient été efficaces pour mobiliser le
peuple en faveur de l’indépendance et même du socialisme
défini simplement en termes moraux - la justice, l’égalité, le
respect des individus etc… Les aspects positifs de ses
convictions - horreur du « tribalisme », horreur de la
démagogie prétendue nationaliste dirigée contre la minorité
d’origine indienne (qui n’a jamais souffert en Tanzanie de
l’exclusion dont elle a été victime au Kenya et en Ouganda) -
sont à son honneur. Mais les limites aussi de sa perception
morale des relations sociales. Babu m’a dit de lui : il ne
comprend pas la différence qu’il y a entre le mot populaire et
le mot populiste. Babu a payé très cher son désaccord profond
avec la ligne de l’Ujmaa de Nyerere. Babu avait été arrêté en
1972, quelques jours après l’assassinat du vice Président de
Tanzanie, Président de Zanzibar, Karume. Accusé sans preuve
de participation dans la participation à ce « complot », il a été
jeté en prison et n’en est sorti qu’en 1978. Dans les mémoires
trop brèves qu’il a laissées, Babu explique comment il avait
retrouvé en prison de nombreux militants des mouvements de
libération établis à Dar, dont les dirigeants voulaient se
débarrasser pour une raison ou une autre (généralement parce
que la ligne de gauche de ces militants les gênait, ou pour des
raisons plus banales de conflits de pouvoir). Les autorités
tanzaniennes exécutaient sans discussion les décisions des
directions de ces mouvements – MPLA, Frelimo, ANC,
Swapo, lumumbistes et autres. De ce fait, et quelles que soient
ses qualités personnelles, Nyerere porte largement la
responsabilité de la dérive qui s’est clôturée par une
recompradorisation conduite en partie par le Parti lui même -
dégénéré - et en partie par des manoeuvriers de droite…
soutenus par l’Occident démocratique comme il se doit. Mais
en Tanzanie comme au Burkina et dans quelques autres pays
les forces de gauche sont toujours présentes sur le terrain. Le
pays est en attente. Quelques observateurs étrangers, naguère
admirateurs du « miracle kényan » et que la dérive et l’échec
du socialisme en Tanzanie amusaient, découvrent aujourd’hui
que les potentialités de ce pays restent grandes et qu’en contre
point l’ampleur du désastre au Kenya est sans commune
mesure.
La seconde partie du séminaire portait sur des problèmes plus
généraux - la construction du socialisme en Afrique - et sur
ceux de la libération de l’Afrique australe. Cette partie du
séminaire bénéficiait de la participation des mouvements ayant
pignon sur rue à Dar et des intellectuels - nombreux - réfugiés
en Tanzanie. Kenyans et Ougandais : parmi eux Mahmood
Mamdani, Ahmad Mohieddine, Yash Tandon, Dan Nabudere,
Museveni (le futur Président de l’Ouganda), Abdallah Bujra
(que je recrutais pour me donner un coup de main à Dakar
dans la création du CODESRIA). Du Zimbabwe : Ibbo
Mandaza, Nathan Shamuyarira, Tekere, que nous retrouverons
plus loin. Je reviendrai sur les positions prises par les
camarades des colonies portugaises présents à l’époque. De
nombreux antillais anglophones avaient opté pour Dar, comme
on trouve ailleurs en Afrique francophone beaucoup
d’Antillais de langue française. Walter Rodney, par la suite
dirigeant populaire en Guyana, a été comme on le sait
assassiné par un gang au service de la réaction dans son pays.
C’était un esprit brillant et un caractère courageux.
La discussion était tendue. La raison en était évidemment le
poids que le point de vue officiel des Soviétiques avait sur
toutes ces questions. Sur ce plan Nyerere et son régime
conservaient leurs réserves. On sait qu’ils étaient classés
« prochinois » (donc « antisoviétiques ») par les chancelleries
étrangères. Un peu à la légère, même si la Chine populaire
avait ses entrées. Elle finançait le seul grand projet qui a
modifié la géopolitique de la région en faveur de la libération:
le chemin de fer Tanzam qui désenclavait la Zambie et la
libérait de l’emprise sud africaine. Le point de vue officiel
soviétique était défendu systématiquement, avec acharnement,
par Ruth First, la compagne de Joe Slovo, le Secrétaire général
du PC d’Afrique du Sud. Sur tous les plans : qu’est-ce que le
socialisme ? C’est l’URSS, qui est parfaite, les défauts sont
des erreurs humaines secondaires et corrigibles. Qu’est-ce que
la libération ? C’est la « voie non capitaliste » c’est à dire ce
populisme dont les modalités - du nassérisme égyptien au
nkrumaïsme et à l’Ujamaa ont pourtant démontré les
contradictions et limites. Toute autre opinion, disait-elle avec
une belle assurance, n’est au mieux que déviation, et plutôt
infiltration de la propagande impérialiste. Simple. Et,
quelqu’ait été le talent de cette militante de qualité (et elle en
avait à revendre), sa personnalité forte et même sympathique
par beaucoup de côtés, son courage, le discours non seulement
ne pouvait pas me convaincre personnellement mais irritait la
moitié des participants.
Organisateur du débat, responsable de cette rencontre que je
souhaitais entre « les deux écoles » j’essayais de tenir la
balance correcte sur le plan formel - liberté d’expression des
deux parties etc…. Sans m’abstenir de donner mon point de
vue - dans des termes neutres, jamais polémiques, encore
moins insultants. J’ai immédiatement écrit, à la suite de ce
séminaire, un article sur « l’avenir de l’Afrique australe » (The
future of Southern Africa, Journal of Southern African Affairs,
n° 3, 1977). Je n’y fais pas référence - volontairement - aux
positions du PC d’Afrique du Sud d’alors (ce n’était pas le
moment de polémiquer contre une des composantes de la lutte
sur le terrain contre l’apartheid). Mais je me contentais de dire
qu’une solution impérialiste aux contradictions de la région
n’était pas impossible. Les accords ultérieurs de Lancaster
pour le Zimbabwe et les résultats de la chute de l’apartheid en
Afrique du Sud n’ont pas infirmé mon analyse. A tel point que
lorsque je rencontrais Slovo dans Johannesburg libéré (Ruth
avait été assassinée dans son exil de Maputo par un colis piégé
envoyé par la police sud africaine), celui-ci m’est tombé dans
les bras et m’a dit : « nos querelles appartiennent au passé ».
L’Union soviétique n’existe plus, lui dis-je, et je n’en suis pas
heureux. J’espérais toujours que le régime tomberait à gauche.
Il est tombé à droite comme je le craignais.
Côté pays, la Tanzanie est fort belle. Avec Isabelle nous avons
visité la région du magnifique Kilimanjaro et le parc superbe
de Ngoro Ngoro, logé dans un critère de volcan éteint. L’une
des plus belles réserves de la nature de la planète. J’ai eu
l’occasion également de parcourir pas mal de kilomètres en
compagnie de Babu. Babu était une force de la nature, riant en
permanence fort et de tout, car doté d’un sens de l’humour et
de la critique sociale aigu, sans préjugé, mais néanmoins
sérieux dans ses analyses, courageux et persévérant dans son
militantisme. J’ai pu vérifier que partout où l’on passait il
connaissait les gens et les problèmes. Un vrai leader populaire.
Madagascar
Je n’ai pas été surpris par la chute du régime néo-colonial de
Tsiranana à Madagascar. C’était plutôt son existence même qui
était une aberration, laquelle ne s’explique que par les
massacres coloniaux de 1947 qui avaient décapité un
mouvement national précoce et puissant. Mais, à la différence
de ce qui s’est passé ailleurs dans des situations analogues, le
sentiment national, demeuré vif a permis une reprise rapide du
mouvement. Tsiranana n’était pas accepté; il était le symbole
de la défaite et de la capitulation. Les médias français ont
expliqué son absence de popularité par le fait qu’il était
« sakalave » c’est à dire issu d’une population côtière
méprisée par l’aristocratie hova des plateaux, qui domine le
pays. Cette explication ne vaut pas grand chose. Ratsiraka, qui
est devenu le président « socialiste » de Madagascar et a été
réélu, à la suite de la faillite de la première mascarade néo-
libérale, est lui même un côtier. Madagascar est une nation,
bien organisée autour de sa langue unificatrice et de sa royauté
historique qui, avec les moyens de l’époque et donc les limites
de son pouvoir réel, gouvernait tout l’île. Une nation créée par
le métissage d’immigrants venus de l’Indonésie (les historiens
hésitent sur leur origine : Sumatra peut être) et d’Africains
bantous, les premiers ayant fait escale sur les côtes de
l’Afrique orientale, probablement continué à en importer des
esclaves ou à en recevoir des migrants. Sans doute, comme
presque toujours, le métissage laisse-t-il la place à des types
physiques et des couleurs de peaux qui s’étalent de l’Asiatique
dit jaune à l’Africain dit noir. Encore que les caractères
physiques n’aient pas du tout ici la valeur qu’ils ont dans les
sociétés créoles. Plus important est l’appartenance régionale
(originaire des Plateaux ou des côtes) et surtout le statut social
(noblesse hova, paysan libre ou dépendant de statut inférieur).
Dans ce sens la nation malgache peut être effectivement vue -
de l’extérieur - comme faiblement intégrée. Mais c’est le cas
de toutes les nations pré-modernes et même de beaucoup des
nations dites modernes. La colonisation française a exaspéré
ces différences, pour diviser comme c’est toujours le cas. Mais
elle n’est jamais parvenue à effacer le sentiment national
unitaire vif de tous les Malgaches. Et c’est cet échec qui
explique à la fois la précocité du mouvement indépendantiste -
dont les dirigeants n’imaginaient dès le départ que la
perspective de l’indépendance, fut-elle associé à la France,
alors que beaucoup d’autres en Afrique continentale, à
l’époque, ne l’imaginaient pas, comme je l’ai dit (plus haut p
51) - et la chute de Tsiranana.
Les régimes successifs qui ont gouverné l’île depuis ont été
confrontés à une question majeure, non tranchée jusqu’ici.
S’agit-il seulement de réaliser l’objectif national : gouverner
Madagascar comme un pays organisé indépendant comme elle
l’avait été dans toute son histoire pré-coloniale? Ou bien les
transformations sociales, politiques et idéologiques apportées
par l’insertion au monde moderne sont telles que le contenu
social du pouvoir malgache doit leur être adapté ? Autrement
dit c’est la lutte des classes qui définit ce contenu. Comme les
autres, la société malgache a été profondément transformée par
la colonisation; les rapports entre les anciennes classes
dirigeantes - dites féodales, que le terme soit correct ou pas - et
leurs paysans sont devenus, à des degrés divers, des rapports
de propriétaires à tenanciers ou ouvriers agricoles, dont les
productions sont en grande partie marchandes. Une classe de
paysans libres riches et moyens s’est constituée. Il y a
désormais des salariés urbanisés en grand nombre, et une
petite bourgeoisie d’employés, de fonctionnaires et d’autres
catégories. Il y a des « pauvres » urbanisés, produits par
l’exode rural. Il y a une bourgeoisie compradore de
commerçants et d’intermédiaires. Il y a aussi une « élite »
nationale, éduquée, qui se voit comme l’héritière naturelle de
la classe gouvernante nationale.
J’avais été invité par le gouvernement peu après la chute de
Tsiranana, en 1974 et 1975, toujours pour la même mission qui
m’avait fait connaître des technocrates : faire le point de la
situation des finances publiques, laissées dans le plus grand
chaos par la gabegie néo-coloniale du régime renversé. J’ai
rempli cette mission. C’était en même temps évidemment
l’occasion pour moi de faire connaissance de cette société
afro-asiatique unique, attachante par la synthèse réussie
qu’elle a produit de caractères venant de la tradition des
riziculteurs d’Asie (précision des gestes, artisanat fin, goût
artistique, travail intense etc….), et des paysans d’Afrique
(goût de la liberté, sens de l’égalité etc….). De faire également
connaissance des traditions d’Etat de ce pays, fier de l’histoire
de sa monarchie. Une monarchie souvent féminine, les Reines
de Madagascar éclipsant parfois les Rois ou les Princes
consorts et exerçant le pouvoir de décision réel. Un caractère
qui se retrouve dans toute la société, où la place des femmes
est moins subalternisée qu’en beaucoup d’autres pays.
Personne ne s’étonne ici que la direction de l’AKFM, le parti
radical héritier de l’insurrection de 1947, soit confiée à une
femme, énergique et intelligente (de surcroît fort belle) -
Gisèle Rabesahala. La tradition veut également qu’il y ait
toujours, semble-t-il, ce qu’on appelle dans l’intelligentsia du
pays la « Reine de Madagascar ». Les Présidents successifs ont
tous eu des égéries qui n’étaient pas des maîtresses sans poids
politique même si, dans beaucoup de cas - en Afrique et
ailleurs - ces femmes savent parfaitement utiliser leurs
charmes pour exercer une certaine influence (notamment dans
les nominations à des postes importants). Non; les égéries
malgaches sont avant tout des conseillères politiques. Ce sont
donc des femmes fortement politisées, cultivées et
généralement intelligentes. Or il se faisait que les égéries
malgaches successives avaient toutes été de mes étudiantes,
remarquées par leur intelligence et leur volonté de travail !
Le milieu intellectuel et universitaire malgache est politisé et
actif. Il a produit quelques uns des leaders de mouvements et
partis populaires puissants, comme Manandafy Rakotonirana.
Celui-ci se situait à l’extrême gauche, mobilisant les déshérités
urbains (le lumpen pour certains, les masses réelles pour
d’autres) avec efficacité. Il a fait carrière et a évolué vers la
droite, après la défaite électorale de Ratsiraka, est entré dans
ce jeu qui acceptait le néo-libéralisme sans beaucoup de
réserves. Mais l’université n’a pas le monopole de la
production des leaders populaires. Monja Jaona, le vieux
leader du puissant mouvement paysan du sud de l’île, est un
pasteur protestant.
La place et le rôle qu’occupent les religions chrétiennes dans
la société malgache sont passablement particuliers. Au XIXe
siècle la monarchie malgache s’était officiellement convertie
au protestantisme, proposé par des pasteurs Anglais. Cette
adhésion a été par la suite une manière pour la classe
dirigeante hova de se démarquer du pouvoir colonial français,
dominé dans l’armée et chez les colons par l’influence
catholique, en dépit du caractère laïc de l’Etat. Les missions
catholiques ont dû se rabattre sur les classes populaires, peu
christianisées jusque là. Mais catholiques ou protestants, les
Malgaches ont fait une synthèse du christianisme et de leurs
croyances religieuses antérieures. La tradition du
« retournement des morts » qu’on déterre d’année en année
pendant longtemps, pour ramener à la maison, prendre un
repas en leur compagnie puis ramener à leurs tombes, est l’une
des manifestations des plus connues de cette synthèse.
Il était normal que je pense à Madagascar pour organiser la
conférence afro-asiatique de l’IDEP (voir plus haut page 145).
Les universitaires, les militants et les fonctionnaires des
ministères que je connaissais avec lesquels j’organisais cet
évènement (Willy Léonard, François Rajaona - par la suite
recteur - mon étudiante Céline Rabevazaha, Léon
Rasolomanana et d’autres) ont été des collaborateurs et des
organisateurs efficaces dans cette entreprise; je leur dois
beaucoup. La conférence a été un grand succès, je crois.
D’abord parce qu’elle faisait découvrir chacun des continents
aux intellectuels de l’autre, connaître des courants de pensée
que les uns et les autres ignoraient largement. Ensuite parce
qu’elles faisait découvrir aux deux ensembles des partenaires
que l’Afro-Asie existait, Madagascar en était le symbole de la
réalité. Cette réalité frappait et renforçait la solidarité des Non
Alignés - qui sont asiatiques et africains. La chose m’a été
répétée plusieurs fois à diverses occasions par les Secrétariats
du MNA (Mouvement des Non Alignés) qui considèrent que
cette conférence a eu sur cette générations d’intellectuels des
deux continents plus d’influence qu’on ne pourrait l’imaginer.
Je suis, sans fausse vanité, assez fier de cette réalisation.
Je m’intéressais évidemment également au projet politique et
social malgache, sujet permanent de mes discussions avec des
responsables de tous bords. Les uns - l’exrême gauche -
avaient soutenu la tentative de Ratsimandrava de radicaliser
les luttes de classes en s’appuyant sur les paysans pauvres
autour d’un programme de réforme agraire radicale. L’épisode
du gouvernement de Ratsimandrava a été très bref comme on
le sait et son leader assassiné pour des raisons qui n’ont jamais
été bien clarifiées mais qui sont évidentes : les classes
possédantes, puissantes dans tous les appareils de l’Etat, ne
pouvaient accepter qu’on mette le doigt dans cet engrenage.
Ce qui a suivi était prévisible. A la stratégie radicale fut
substitué un vague projet de coopératives, ressuscitant une
tradition plus ou moins réelle ou prétendue - celle des
fokolonana (les communautés villageoises). Le discours bien
connu du socialisme qui plongerait ses racines dans la tradition
nationale; en fait une manière de diluer l’acuité des problèmes.
Avec, évidemment, des nuances. La position de ceux qui ne
voulaient guère que rien faire, et se contenter de discours
idéologiques. Celle de ceux qui pensaient pouvoir s’emparer
des contradictions du projet pour faire avancer les luttes
paysannes. Parallèlement les régimes malgaches, surtout à
partir de leur stabilisation par Ratsiraka, faisaient avancer la
construction nationale, par la malgachisation de
l’enseignement, les nationalisations, la sortie de la zone franc,
l’ouverture à la coopération avec les pays de l’Est et la Chine,
l’adoption d’une ligne diplomatique non alignée consistante
etc…. Dans ce cadre également, des positions diverses se
confrontaient sur le terrain des luttes urbaines. Beaucoup
étaient satisfaits du système tel quel : il offrait un terrain
d’expansion à la petite bourgeoisie éduquée, des postes et des
promotions, voire plus tard - des occasions d’enrichissement
moins légales. D’autres s’impatientaient et voyaient que
l’évolution naturelle de ce système ne pouvait pas faire
réellement sortir le pays des ornières néo-coloniales. Ils
avaient, à mon avis, raison. Mais quelles forces sociales
mobiliser, et comment, pour inverser le cours des choses ? La
petite bourgeoisie radicale - les jeunes, les étudiants -
renforcée par les syndicats ? Ou les masses pauvres de la ville
? D’où les conflits violents qui ont parfois ensanglanté la
capitale.
J’ai eu l’occasion d’entendre tous ces points de vue largement
argumentés par leurs défenseurs. J’ai eu l’occasion d’en
discuter plus directement avec les principaux dirigeants du
régime, « reine » de Madagascar et Président Ratsiraka inclus.
Les médias français ont souvent présenté Ratsiraka comme un
mégalomane dangereux. Ce n’est pas du tout l’image que je
me suis fait de lui. Au contraire un homme politique
raisonnable. Cultivé - il connaît bien le marxisme (mais c’est
là pour les médias peut être un vice). Modéré au sens que, sur
les expériences historiques de l’URSS et de la Chine je ne l’ai
entendu faire que des commentaires retenus et réfléchis, ni
soumission idéologique stupide ni dénigrement systématique.
Ni pro-français à la façon des laquais coloniaux, ni anti-
français névrotique. Un homme qui connaît la France, aime sa
culture, sa gauche, mais n’aime pas du tout ses colons et son
impérialisme. La commémoration des massacres de 1947 ne
donnait pas lieu à des violences verbales nationalistes mais à
des discours internationalistes, rappelant la solidarité exprimée
par le PCF. Sur le plan interne Ratsiraka était pour l’adoption
d’une ligne médiane. Ce qui me paraissait la seule ligne
possible, laissant l’avenir ouvert. Mais force est de constater
que cette ligne ne s’est pas imposée, du moins avec
suffisamment de force pour empêcher la dérive. Son pouvoir,
qui était loin d’être absolu, mais devait compter à la fois avec
les forces sociales de droite aux postes de commande et avec
les oppositions de gauche actives, n’est pas parvenu à mettre
en oeuvre les politiques médianes préconisées. Le secteur
public est devenu le champ d’action des ambitions des uns et
des autres, des clans bourgeois ou d’intérêts sectoriels ou
régionaux. Tout cela, sur le fond d’une économie faible et
vulnérable, ne pouvait conduire qu’à l’aggravation des
déficits. Les moyens de fortune employés pour faire face à la
détérioration de l’économie - endettement extérieur, retards
dans l’entretien des infrastructures etc…. - ne faisaient
qu’aggraver les choses à terme. Le jour est donc venu où, la
crise mondiale s’aiguisant, le capitalisme dominant passait à
l’offensive, partout dans le monde comme on sait.
Programmes d’ajustement structurel, coïncidant avec
l’effondrement de l’URSS. L’arme politique mobilisée pour
servir la stratégie impérialiste a été la « démocratie ».
Entendue évidemment comme un pluripartisme de pacotille
qui permettait aux fractions de la bourgeoisie - cette même
bourgeoisie qui avait affermi ses positions dans le cadre du
projet populiste - de jouer les unes contre les autres, offrant
aux intérêts étrangers un champ d’intervention élargi.
Ratsiraka a été battu. Le régime dit démocratique qui a suivi
n’a rien corrigé des « erreurs » du passé; les déficits se sont
aggravés; et Ratsiraka est revenu, réélu. Mais vieilli et dans
des conditions internes et extérieures qui ne ne sont plus celles
des années 1970. Encore un pays en attente.
Attente longue. La récente élection présidentielle douteuse a
porté au devant de la scène « l’alternance », sous la conduite
du maire d’Antananarivo, Marc Rasolomanana. Un de ces
« hommes d’affaires » de style « US », pro-libéral et sans
culture autre que celle que « la gestion du marché » (des
yaourts en l’occurrence) lui a peut être enseignée, de surcroît
lui aussi, comme Gbagbo, convaincu par une de ces sectes
américaines qui ravagent l’Afrique. Sa victoire s’est soldé par
une nouvelle catastrophe comme l’association démocratie/néo-
libéralisme la produit nécessairement. Mais d’un autre côté
l’entêtement de Ratsiraka avait freiné considérablement une
recomposition indépendante à gauche, qui dispose pourtant
d’atouts historiques importants dans le pays.
Un aspect de la question qui a mon avis est d’une importance
centrale pour l’avenir de la région de tout l’Océan indien et qui
concerne donc, au delà de Madagascar, les Comores et les
Seychelles, est celle de sa géopolitique. C’est un aspect que
généralement les économistes ignorent. A tort. Les dirigeants
politiques de la région, moins naïfs (le « marché » n’est pas
tout!), m’ont toujours mentionné la dimension géostratégique
du problème de l’Océan Indien, que ce soit à Madagascar, en
Tanzanie ou au Sri Lanka et en Inde. La question était à l’ordre
du jour du sommet des Non Alignés de Colombo. La base
américaine nucléaire et marine gigantesque de Diego Garcia,
qui menace tout le Moyen orient, l’Asie du Sud et l’Afrique de
l’Est, a été offerte à Washington comme on le sait par les
Britanniques qui ont simplement abusé ici de leurs droits,
puisque l’île relève juridiquement de la souveraineté de
Maurice.
L’Ethiopie
Je suis allé à Addis Abeba pour la première fois en 1962, pour
participer à l’équipe qui devait mettre en place l’IDEP.
L’Ethiopie est un pays qui m’a immédiatement paru nécessaire
de bien connaître. Comme le Yémen d’en face, mais à une
plus grande échelle, le pays est pauvre mais constitue
néanmoins une société cohérente pleine de potentialités.
Troisième pays en Afrique par le chiffre de sa population
(aujourd’hui 80 millions d’habitants) l’Ethiopie est un Etat
depuis deux mille ans; elle a eu la chance de ne pas être
entièrement colonisée au XIXe siècle, bien qu’elle ait perdu à
cette époque sa province maritime (devenu l’Erythrée). Les
Ethiopiens sont certainement fiers de l’ancienneté de leur Etat,
que la légende fait remonter à la reine de Saba (cette légende
n’est autre que l’expression de l’origine yéménite de son
peuple). On connaît l’histoire du journaliste étranger qui posait
la question à l’Empereur Hailé Selassié au début des années
1960 - à une époque où la plupart des chefs des Etats africains
proclamaient le caractère « sans classes » de leur société, dans
la soit disant tradition africaine. Et chez vous, y a-t-il des
classes ? Bien sûr, répondit le Négus, nous sommes civilisés !
Au cours de mes voyages dans le pays l’occasion nous a été
donnée de faire connaissance des Falacha. Juifs Ethiopiens,
paysans pauvres comme les autres, produisant les mêmes
jolies poteries que les Coptes (qu’on ne distingue que par les
étoiles de David qu’ils utilisent en motif décoratif), les Falacha
n’avaient jamais fait l’objet d’une discrimination particulière.
Leur judaïsme, le christianisme copte de la majorité ou l’Islam
de certaines communautés étaient et sont toujours vécus par
les uns et les autres de ce peuple paysan comme des variantes
aux frontières floues et peu décisives de la même « religion
vraie ». Les fanatismes - qui existent maintenant - sont les
produits de la modernisation et de la petite bourgeoisie
urbaine. Il a fallu toute la rouerie des agents du sionisme -
rabbins polonais arriérés qui y voyaient une population fruste
qu’ils pourraient embriguer dans leurs cohortes
fondamentalistes, militaires de tradition allemande et hommes
d’affaires américanisés qui y voyaient de futurs soldats ou de
la main d’œuvre à bon marché - pour arracher ces malheureux
à leur patrie et en faire, en Israël, la dernière communauté dans
la hiérarchie sociale de ce pays.
Qu’on le qualifie de féodal ou autrement, le système
d’exploitation des paysans éthiopiens était particulièrement
violent. J’ai vu les cohortes de paysans enchaînés par leurs
propriétaires, menés je ne sais où pour être punis, sans doute
de n’avoir pas payé les fermages exorbitants exigés d’eux. Au
crédit du régime du DERG : la réforme agraire qui a allégé ces
ponctions. Mais cette réforme - dont les effets en termes
d’amélioration de l’autoconsommation et même de la
commercialisation - résistera-t-elle au vent dominant du
libéralisme ? La tradition veut aussi que tout le monde dans ce
pays soit armé. Les propriétaires fonciers et les bourgeois avec
des revolvers placés en bandoulière sous la veste (comme je
l’ai vu quand au restaurant, à la campagne, ils retirent leur
veste), les paysans de vieux fusils. D’une manière générale la
société éthiopienne est violente. Les conflits politiques, même
strictement idéologiques, s’y règlent facilement par
l’exécution.
L’indépendance que l’Ethiopie a maintenu jusqu’en 1935 a
donné à la société et même à ses classes dirigeantes
successives un comportement qu’on n’aime pas dans les
capitales occidentales, où on a pris l’habitude de traiter les
peuples africains comme des candidats normaux à la
soumission coloniale. Réalistes, comme toutes les classes
dirigeantes, celles de l’Ethiopie impériale et de l’Ethiopie
« socialiste » (de 1975 à 1991) n’ont pas été insensibles au
compromis, à l’alliance avec les forces extérieures dominantes
ou importantes, voire même à la soumission s’il le fallait. Elles
ont toujours voulu néanmoins être des alliés et non des agents,
qu’il s’agisse de l’Empereur Haïlé Sélassié dans ses relations
au protecteur américain, ou de Mengistu dans ses rapports
avec Moscou.
L’Ethiopie est une société « multi-ethnique » comme l’ont été
tous les Etats dépassant l’horizon d’un village, à toutes les
époques précapitalistes et dans toutes les régions du monde.
Le concept même d’ethnie est ici aussi flou qu’ailleurs.
Néanmoins, puisqu’il en est question, il faut savoir que
l’Ethiopie moderne compte 28 % d’Amhara, 28 % d’Oromo,
10 % de Tigray, le reste étant partagé entre un grand nombre
d’ethnie et de groupe s linguistiques passablement éparpillés.
Elle compte aussi 61 % de Chrétiens-Coptes et 33 % de
Musulmans.
L’Erythrée n’a, dans ce panorama ethnique, aucune
personnalité qui lui soit propre. Elle est peuplée
majoritairement de Tigray - qu’on retrouve de l’autre côté de
la frontière coloniale dans la province du Tigray - eux mêmes
en majorité Coptes. Comme toutes les frontières de la
colonisation, celles de l’Erythrée n’ont aucun fondement
historique. Le nom même d’Eryhtrée est une invention
européenne inconnue dans les langues des peuples qui
l’habitent. La « personnalité » érythréenne - si elle existe - ne
serait donc rien de plus que le produit de cette colonisation. Il
ne s’agit bien entendu pas d’une identité culturelle nouvelle -
l’Erythrée coloniale était restée diverse sur ce plan comme
toutes les colonies - mais seulement l’expression de
l’aspiration de la nouvelle petite-bourgeoisie, produite par le
capitalisme colonial, à prendre la relève de l’administration
étrangère pour en assumer les mêmes fonctions fondamentales
- celles de permettre l’intégration du pays au capitalisme
mondial. La légende veut donc que de ce fait, l’Erythrée était
« en avance » sur le reste de l’Ethiopie. Elle ne l’était guère en
fait, au-delà de quelques apparences superficielles. L’essor de
l’Eryhtrée par la suite, à partir de 1960, doit beaucoup
précisément à son intégration à l’Ethiopie qui lui a ouvert un
marché important. Mais la province érythréenne par elle-
même reste une province pauvre, dont l’agriculture est frappée
par la sécheresse sahélienne.
La question ethnique en Ethiopie n’est certainement pas une
invention artificielle des chancelleries étrangères. Mais elle
n’a pas la dimension déterminante que, dans la phase actuelle,
on lui attribue dans les médias qui orchestrent l’opinion
mondiale. Le régime impérial puis son successeur du DERG
assuraient-ils la domination des Amhara et l’oppression des
autres groupes ethniques ? Les termes utilisés ici sont abusifs
et projettent sur la société éthiopienne des pratiques qu’il faut
analyser dans leur contexte historique véritable. Comme
presque toujours dans les Etats précapitalistes un tant soit peu
importants, la classe dirigeante transgresse ses origines
ethniques pour affirmer son pouvoir impérial sur des
communautés paysannes diverses (« ethniquement »), toutes
également soumises à son exploitation, également sauvage. La
monarchie éthiopienne n’échappe pas à la règle. La classe
dominante intégrait, sans aucune gêne, des hommes d’origines
diverses. L’Etat modernisé monarchiste puis républicain a
poursuivi cette politique : la fonction publique, l’armée, la
police, les centres de décision aux plus hauts niveaux n’ont
jamais pratiqué la moindre discrimination « en faveur » des
Amhara. Et si les paysans Oromo ou Tigray, les éleveurs
Somali ou Afar étaient odieusement exploités, les paysans
Amhara ne l’étaient pas moins.
La langue amharique ou amharinya restait néanmoins celle de
l’Etat et de l’école. Peut-on parler à cet égard d’oppression
culturelle ? Il faut situer ce jugement dans son contexte
historique correct. Qu’on le veuille ou non, l’amharinya s’est
imposé aussi par son avance culturelle, au point que si
l’Ethiopie devait éclater en Etats ethniques, ceux-ci seront
probablement incapables d’utiliser leurs « langues nationales »
et conserveront l’usage de l’amharinya comme langue
d’administration et de communication, ou… seraient
contraints (comme les autres Etats africains) d’adopter à sa
place… l’anglais ? ou l’italien ? Il reste que le développement
de la scolarisation et l’urbanisation ont créé un problème
nouveau. Dans la société paysanne illettrée du passé, la
question linguistique n’a pas de poids important : les paysans
parlent la leur, l’administration peut en utiliser une autre, elle
n’intervient guère dans la vie quotidienne rurale. La société
modernisée est différente; l’école et la ville imposent un usage
de la langue écrite considérablement plus dense. La petite
bourgeoisie nouvelle éduquée ressent alors le fait linguistique
dans toutes ses dimensions et surtout prend la mesure de la
nouvelle situation qui acquiert alors parfois l’allure d’une
véritable discrimination « culturelle ».
Cela étant, dans certaine circonstances, la classe dirigeante,
entrainant le bloc hégémonique qu’elle constitue autour d’elle
(qui inclut ici les petites bourgeoisies urbaines nouvelles), ne
joue pas la carte de l’ethnicité, mais au contraire celle de
l’unité « nationale » (de l’Etat); dans d’autres circonstances,
elle change d’attitude et se mobilise autour du thème de la
différence ethnique. Pourquoi ? là est la question véritable.
Pour quelles raisons donc, des forces politiques et sociales en
Eryhtrée, puis dans d’autres régions de l’Ethiopie (notamment
dans la province du Tigray) ont-elles choisi la carte du
séparatisme ? La guerre en Erythrée remonte aux années 1960,
celles de la modernisation accélérée de l’Ethiopie. En fait, il
ne s’agissait alors que d’un problème régional (non ethnique)
limité au départ, sinon artificiel, produit par les ambitions,
démesurées, d’une fraction des classes moyennes érythréennes
refusant de s’intégrant au bloc hégémonique national. Les
encouragements et le soutien des Puissances (Etats Unis et
URSS) toujours cyniques dans leurs calculs variables à court
terme ainsi que des Etats voisins (ici arabes) dont les visions
sont commandées par l’opportunisme à courte vue ou le
fanatisme religieux (Nasser fait ici exception), ont également
joué un rôle non négligeable dans cette histoire. Mais bien
entendu, la responsabilité de l’aggravation continue de la
situation repose principalement sur le pouvoir central
éthiopien. Celui-ci n’a répondu au régionalisme érythréen que
par la répression militaire. Là encore, le cas éthiopien ne fait
pas eception à la règle, mais la confirme. Tous les régimes
autocratiques se sont révélés presque par nature incapables de
répondre au moindre défi autrement que par la violence
brutale. La pratique du compromis - propre à la démocratie -
leur est étrangère.
Le renversement de la monarchie éthiopienne en 1975 aurait
pu inaugurer un changement salutaire. On a d’ailleurs été à un
doigt de celui-ci. Malheureusement les faiblesses propres au
mouvement (déclenché non par un « couip d’Etat » mais une
mutinerie militaire), et les encouragements donnés au pouvoir
du DERG par l’URSS - la promesse de l’aider à obtenir une
« victoire militaire » en Erythrée - ont fait perdre l’occasion.
La suite devenait donc tragique : épuisement de l’armée,
aggravé par les purges successives (liquidations inutiles
d’officiers, une sorte de vengeance répétée des soldats
mutins); éclatement de la classe dirigeante et de la petite
bourgeoisie d’abord en factions diverses (y compris
révolutionnaires, au moins dans les intentions), puis en clans
ethniques. C’est alors qu’on voit naître la « guérilla Tigray »
qui n’est pas le produit de l’ethnicisme tigréen, mais un sous-
produit de cette dégradation continue de la situation. De la
même manière, les « Fronts de libération » Oromo et autres
qui se constituent alors, loin d’avoir un quelconque ancrage
réel dans leurs « peuples » respectifs, sont alors encore de
simples reclassements au sein de la petite bourgeoisie. Cette
dégradation se déploie à un moment où la crise de
l’accumulation a déjà mis un terme à l’essor modernisant
antérieur : les années 1970 et 1980 sont celles des sécheresses
successives, de la famine etc…
J’ai suivi d’aussi près que possible le développement du drame
éthiopien, particulièrement à partir de 1974. Les conceptions
du socialisme du DERG n’ont jamais dépassé les horizons
d’un nationalisme étatiste autocratique à tonalité populiste.
Très proche du nassérisme par beaucoup d’aspects. Mais
l’intelligentsia éthiopienne est différente. Elle est nombreuse,
active, bien éduquée (Addis Abeba avait l’une des meilleures
universités du continent), cultivée et critique. Tous les
observateurs ont remarqué la dominance du marxisme chez les
étudiants éthiopiens, d’Addis et à l’étranger. Les communistes
éthiopiens ont toujours été d’un courage incroyable, actifs
dans des conjonctures où le seul soupçon de militantisme
valait condamnation à mort certaine. Mais aussi toujours
divisés en organisations adverses un peu comme en Egypte. Et
ici aussi les critères du clivage n’étaient pas faciles à
identifier; l’opposition ligne soviétique/ligne maoïste par
exemple était diffuse et se retrouvait au moins, me semble-t-il,
au sein des deux principales organisations : Meison et EPRP.
La question - coopérer avec le DERG ou le combattre ? - était
bien sûr sous jacente aux débats internes. D’autant que le
DERG se proclamait lui même avec Haïlé Mariam « marxiste
léniniste » et que Moscou le traitait comme tel J’ai longuement
entendu les arguments des uns et des autres et j’ai beaucoup de
respect pour la plupart des nombreux militants que j’ai
rencontrés, que leurs points de vue me soient apparus
raisonnables ou pas. Je ne suis pas leur juge. D’ailleurs je me
suis toujours abstenu de prendre une position publique
quelconque « en faveur » de telle ou telle ligne, bien que j’ai
été invité fréquemment à parler en public en Ethiopie, invité
par l’université ou par des instances de l’Etat.
L’entrée à Addis Abeba en Mai 1991 des guerilleros Tigray et
à Asmara de celles du FPLE (EPLF) ne couronne pas une
véritable victoire militaire qu’elles auraient remportée, mais
l’effondrement de l’armée du DERG, abandonnée par l’Union
Soviétique moribonde. D’emblée la solution est dictée par
Washington : l’Eryhtrée sera adminsitrée par le FPLE en
qualité de parti unique (par exception à la règle selon laquelle
les puissances occidentales soutiendraient par principe le
multipartisme !); le reste de l’Ethiopie partagé a priori en 14
régions pseudo- ethniques et des « élections » seront
organisées sur cette base. Autrement dit, la
« démocratisation » est ici prisonnière dès le départ de
l’ethnicisme et sa fonction est de donner une légitimité à
l’éclatement du pays sur cette base. Pourtant une bonne partie
du pays n’en veut pas, non seulement les « Amhara par
chauvisme traditionnel », comme on le proclame dans les
médias. Les paysans Tigray, Oromo et autres n’ont pas été
consultés pour savoir si véritablement leur volonté est de créer
leur « Etat » ethnique ou s’ils considèrent que leurs problèmes
véritables sont autres. Les urbains, quand ils manifestent leur
inquiétude et expriment leur volonté de maintenir l’unité du
pays, sont réprimés sauvagement, comme le démontre le
massacre des étudiants en Janvier 1993. En Erythrée, une
véritable discussion démocratique ouverte - dont on craint
qu’elle ne remette en question l’indépendance décidée a priori
- est interdite.
Le danger de la dérive criminelle est aggravé par toutes les
mesures prises par les pouvoirs en place, et qui sont dictées
par Washington. La démobilisation de l’ex-armée éthiopienne
a jeté dans les campagnes des dizaines de milliers de soldats
sans ressources, que les clans qui se disputent le pouvoir
remobilisent à leur service. On crée ainsi volontairement une
situation à la somalienne; sans doute les occidentaux s’en
laveront-ils les mains demain. Le gouvernement veut imposer
la constitution de « partis ethniques » et entrave celle des
partis qui refusent de s’inscrire dans cette perspective. Or un
coup d’œil sur les 14 régions pseudo-ethniques dessinées sur
la carte (celle de la gestion de l’Afrique orientale par
Mussolini d’ailleurs) montre que nous allons directement vers
une guerre civile permanente, des transferts de population
gigantesques etc… On organise donc, comme en Yougoslavie
et en Irak, en imposant l’éclatement pseudo- ethnique du pays,
sa décomposition.
En Erythrée les difficultés seront immenses et le nouvel Etat
compradore ne survivra que s ’il parvient à « vendre » son
existence à des intérêts extérieurs. La classe dirigeante
comptait-elle ainsi monnayer son ralliement opportuniste aux
uns (argent arabe ?) ou aux autres (base américaine, base
israélienne ?) selon les circonstances ou les possibilités ? Il
reste qu’on doit se poser la question de savoir pourquoi et
comment des groupes « révolutionnaires » (les Erythréens et
les Tigray avaient adopté le langage « marxiste-léniniste » à
l’origine) peuvent dériver de la sorte ? L’histoire montre que
de telles dérives sont possibles et fréquentes lorsque « l’avant
garde » en question commet une erreur d’appréciation
historique sur la nature des forces sociales qu’elle prétend
mobiliser et sur les objectifs que ces forces peuvent se donner.
Privées de la base sociale cohérente avec leur discours, ces
avant-gardes peuvent dégénérer vers un aventurisme pur et
simple. C’est le cas en Ethiopie.
Le scénario catastrophe envisagé ici sera-t-il mis en échec par
un sursaut de patriotisme et de raison des classes dirigeantes,
des intellectuels et des responsables des forces politiques
actives en Erythrée et en Ethiopie ? Quelques indices allaient
heureusement dans ce sens. Le gouvernement d’Asmara s’était
vite rendu compte des difficultés gigantesques auxquelles il
était confronté : l’Erythrée ne constitue pas un pays viable, les
soutiens financiers extérieurs espérés ne sont qu’illusions, le
Soudan (et derrière lui de l’Arabie Séoudite) poursuivent
inlassablement leurs actions déstabilisatrices. Asmara semblait
donc avoir compris qu’il lui fallait se rapprocher d’Addis
Abeba, sauvegarder l’unité économique des deux pays, opter
pour une sorte de confédération. En Ethiopie les forces
politiques les plus diverses refusent d’entrer dans le jeu des
« élections ethniques », largement boycottées. Mais le régime
fragile qui gouverne à Addis n’a pas les moyens de désobéir
aux injonctions de Washington, qui poursuit son objectif :
détruire le pouvoir d’Etat, démanteler le pays. La formule -
qu’on prétend justifier au nom de la démocratie! - est la recette
la plus sûre conduisant tout droit à l’effondrement économique
et à la guerre civile. Mais c’est aussi sans doute la manière la
plus efficace par laquelle Washington « gère la crise » du
capitalisme mondial et perpétue son hégémonie. On doit
replacer dans ce cadre les hauts et les bas dans les relations
Ethiopie-Erythrée. Il reste, qu’à mon avis, la responsabilité
majeure de la détérioration de ces rapports (allant jusqu’à la
reprise de la guerre en 1999) incombe à Asmara, aux abois. La
récente intervention éthiopienne en Somalie ne dit non plus
rien qui vaille.
L’intrusion active des Etats Unis dans toute l’histoire
contemporaine de l’Ethiopie, bien étudiée par le co-auteur de
mon ouvrage sur la question ethnique (Joseph Vansy; in S.
Amin, L’ethnie à l’assaut des nations, l’Harmattan, 1994) ne
doit pas étonner. L’importance géostratégique des pays de la
Corne de l’Afrique est déterminante dans la stratégie politique
des Etats Unis. Venu en visite dans la région Fidel Castro avait
déclaré : la solution au problème est la constitution d’une
confédération à cinq ou six : Ethiopie, Erythrée, Somalie,
Djibouti et Yemen (Sud et Nord). Tous se proclament
socialistes, quelques uns même marxistes-léninistes. La
confédération équilibrait les rapports entre Musulmans et
Chrétiens, Arabes et autres, ce qui encourageait la tolérance et
la démocratie. Elle contrôlerait une région géostratégique clé
dans le monde et pourrait en exclure les intrus impérialistes.
Cela valait la peine d’être dit, même si, d’évidence, les
conditions élémentaires pour amorcer une évolution dans ce
sens n’existent pas, pour le plus grand bénéfice des
impérialistes.
Les colonies portugaises
Lorsque, en 1960, la France, la Grande Bretagne et la Belgique
acceptaient le principe de la décolonisation politique, le
Portugal par contre s’y refusait. Il ne restait donc plus aux
mouvements de libération nationale que de s’engager dans des
guerres de libération. La guerre inspire toujours à la fois des
possibilités réelles de radicalisation de la politique, mais aussi
des illusions romantiques. Une bonne partie de ceux qui ont
soutenu la lutte de ces mouvements, en Afrique et hors
d’Afrique (notamment parmi les tiers mondistes occidentaux)
ont nourri de telles illusions. Je ne leur en fait certainement
pas le reproche; leur internationalisme affirmé et leur
sensibilité au respect du droit des peuples constituent des
motifs suffisants pour qu’on leur soit reconnaissant; leurs
actions courageuses sont tout à leur honneur.
J’ai évidemment connu beaucoup des dirigeants et des
militants de ces mouvements, qui, je crois, souhaitaient
discuter avec moi de toutes sortes de questions, concernant
l’avenir de leur pays, de l’Afrique, du système mondial, du
socialisme. J’ai toujours accepté la responsabilité que ces
discussions peuvent entrainer. Je donnais librement mon point
de vue, tout en sachant bien que l’histoire n’est pas faite par
les intellectuels et les idées - ni les miennes, ni celles des
autres - mais résulte de la confrontation de forces objectives.
Les idées n’en sont, au mieux, que l’expression des visions et
des stratégies.
Le Cap Vert et la Guinée-Bissao
Amilcar Cabral était probablement l’un des meilleurs penseurs
de notre époque, non pas seulement dans son petit pays, mais à
l’échelle de toute l’Afrique et au delà. Il était aussi un
véritable militant c’est à dire une personne qui veut
comprendre le monde pour le transformer. J’ai eu l’occasion
de discuter avec lui de deux questions majeures.
La première concernait sa thèse du « suicide de la petite
bourgeoisie en tant que classe ». Sans doute les conditions
créées par la guerre favorisent-elle souvent l’épanouissement
des qualités humaines, dont même les « petits bourgeois » ne
sont pas dépourvus « par nature ». Le courage, la solidarité, le
contact permanent avec les masses paysannes réelles, peuvent
contribuer à gommer les préjugés et les ignorances de départ.
Mais je restais peu convaincu que, une fois l’indépendance
acquise, les réalités sociales - c’est à dire les avantages que
procurent les positions d’encadrement, fatalement réservées à
une minorité quand bien même aurait-elle admis en son sein
des cadres venus de la base - cesseraient d’opérer dans le sens
de la reproduction des inégalités. Le combat pour le socialisme
est, pour moi, une guerre de très longue durée. D’autant qu’on
pouvait voir, au sein même des partis de la libération
nationale, au delà de leur rôle historique progressiste
incontestable, fonctionner déjà ces hiérarchies et toutes les
manœuvres qui les accompagnent. Le modèle des PC du
soviétisme favorisait ces comportements. Autour du chef, ou
des chefs locaux, combien de militants - même courageux -
pouvaient se comporter en « fidèles » plus ou moins
inconditionnels ? Parfois en flagorneurs. Ce que je n’ai pas dit
à Cabral c’est que certains de ceux que j’ai connus comme
étant parmi les meilleurs militants, les plus sincèrement avec
le peuple, les plus courageux au plan militaire, étaient envoyés
en première ligne - à la mort certaine parfois - par d’autres, des
« chefs » bien planqués dans leurs directions à l’extérieur. J’y
voyais déjà que « la petite bourgeoisie n’était pas prête à se
suicider ».
La seconde question concernait le problème national Guinée
Bissao-Cap Vert. Je ne croyais pas que les peuples de ces deux
colonies constituaient « une seule nation ». La Guinée Bissao
est un morceau de l’Afrique de l’Ouest semblable aux autres,
un Etat africain potentiel pluriethnique. Le Cap Vert est tout à
fait différent. C’est dans les îles du Cap Vert, inhabitées lors de
leur découverte par les Portugais, que ces derniers ont mis au
point la formule qui allait construire l’Amérique : la colonie
esclavagiste de plantations, pièce du système mercantiliste
euro- atlantique. Cette formule fut définie par les fondateurs -
véritablement géniaux - de la conquista portugaise (et plus tard
espagnole, britannique et française) des Amériques; elle fut
définie dans toutes ses dimensions : traite négrière, colonat,
créolisation de la colonie, formes administratives. Le Cap Vert
c’est l’ancêtre des Antilles et du Brésil.
J’ai visité le Cap Vert beaucoup plus tard, en 1987 et 1991,
après même que le PAICV ait perdu le pouvoir. Avec Isabelle
nous nous sommes promenés dans ces îles attachantes et toutes
différentes les unes des autres : Santiago la plus créole
africaine, San Vincente rocailleuse et désertique avec son port
mignon de Mindelo, en face San Antao, Fuego avec son
incroyable volcan et à la cime de celui-ci son village curieux
de « Français » (les descendants des naufragés d’un navire
royaliste qui s’était enfuit de Vendée pendant la révolution,
cultivant une vigne misérable dont ils buvaient la piquette,
dégénérés par alcoolisme et endogamie au sein de cette petite
population !).
Que le PAICV ait perdu les élections au profit précisément de
cette petite bourgeoisie - et bourgeoisie - créoles qui n’avaient
pas participé aux luttes de libération, interpelle l’interprétation
de ce qu’est réellement cette société. C’est certainement triste,
car, quelles qu’aient été les limites et les erreurs du
gouvernement du PAICV, le Cap Vert lui doit d’exister; et c’est
le PAICV qui a donné à son peuple affamé de va nu pieds la
terre et l’école. Alors pourquoi la défaite ? Sous estimation du
rôle de l’Eglise, certes. Mais aussi l’arrogance dans les petits
comportements quotidiens d’anciens militants courageux
devenus responsables de l’administration. C’est l’explication
qui m’a été donnée par Pedro Pirés lui même, secrétaire
général du PAICV. Pourtant le gouvernement du PAICV
pouvait compter sur des cadres remarquables, en nombre
relatif beaucoup plus important que dans beaucoup d’autres
pays africains. J’en dirais autant des « opposants de gauche »
au PAICV, qui, ayant adopté à l’époque une ligne maoïste,
avaient été fort mal vus par le pouvoir du PAICV, au point
d’avoir été contraints pour beaucoup de s’exiler au Portugal,
avant de rentrer au pays. Ces querelles devraient être classées
aujourd’hui. L’important maintenant est de reconstituer une
force de la gauche populaire, unifiée autour d’un programme
minimal, mais conservant sa diversité, dans le respect mutuel
des partenaires. Je n’hésite pas à dire que certains des éléments
qui ont contribué à la victoire de la droite, par dépit et forcés
par le sectarisme triomphaliste du PAICV pourraient retrouver
une place dans cette alternative démocratique et populaire.
Mais - retour à la question nationale - je dois dire que Cabral
n’avait pas apprécié mon point de vue. Pourtant l’homme
intelligent et cultivé qu’il était ne pouvait pas douter de sa
justesse - une évidence banale. Pourtant il aurait dû savoir que
je n’en ferais jamais état publiquement. Et effectivement,
jusqu’à la victoire et même après, jusqu’à ce que l’union Capt
Vert-Guinée ait éclaté, je me suis tu. Mais les flagorneurs qui
entouraient la direction du PAIGC, au courant de ma
discussion avec Cabral sur le sujet, s’en sont servi pour me
faire passer pour ce que je ne suis pas : un saboteur de l’union
! On reconnaissait mon point de vue à Bissao, visité en 1986.
L’Angola et le Mozambique
Les problèmes de l’Angola n’étaient pas moins difficiles, bien
que d’une toute autre nature. J’ai bien connu dans leur exil les
dirigeants historiques du MPLA - Mario de Andrade et
Augustino Neto -, mais je n’ai rencontré le véritable fondateur
du parti - Pinto de Andrade - que beaucoup plus tard, à
Luanda. J’ai également bien connu les représentants de la
gauche du MPLA – Viriato da Cruz et Lucio Lara.
Neto se comportait en « Roi ». Le genre qui parle fort peu,
parce que chacune de ses paroles est forcément juste et
importante. Il me paraissait impossible de discuter avec lui. Il
ne le souhaiatait d’ailleurs pas. Mario de Andrade m’a dit qu’il
ne discutait en fait avec personne. Un petit Staline comme
hélas les PC de l’époque en produisaient facilement. Mario de
Andrade était une toute autre personnalité qui n’a exercé des
fonctions à la tête du MPLA que pour un temps bref, « vidé »
par le bloc des sectaires qui monopolisaient la direction,
envoyé « faire la guerre ». Ce qu’il fit. La guerre, je l’ai
surtout faite aux moustiques, m’a-t-il dit avec son humour
léger. Ce qui ne réduit pas son courage, mais témoigne plutôt
de sa modestie. Trop modeste pour être un « grand chef ».
Avec Mario je pouvais donc discuter du drame angolais qui se
préparait. Car en fait, pour des raisons diverses qui ne
réduisent en rien les mérites historiques du MPLA, celui-ci
n’avait pas le monopole de la représentation - vraie ou
prétendue - des forces politiques du pays. Quoiqu’on ait pensé
d’eux le FLNA de Roberto Holden au Nord, chez ces Bakongo
de l’Angola, l’UNITA chez les Ovimbundu du Sud, existaient.
Le MPLA était bien implanté dans la capitale et
particulièrement dans les classes mieux éduquées - souvent
métisses - ce que les démagogues du nationalisme anti-
blancs/anti-métisses ne manquaient pas d’exploiter. Il était
aussi un parti convaincu que seule la perspective socialiste
répondait aux attentes du peuple, et comptait dans ses rangs un
bon nombre de militants qui avaient été formés dans le parti
communiste portugais. Le FLNA et l’UNITA n’étaient que des
organisations tribalistes sans programme quelconque,
constituées autour d’un chef absolu et démagogue. Non
seulement donc, bien entendu, anticommunistes, mais
également prêts à toutes les compromissions avec Washington,
Mobutu et même la PIDE (la petite politique portugaise) qui
savait les utiliser le cas échéant contre le MPLA. Plus tard,
lorsque les élections donnèrent aux Angolais le choix entre le
MPLA et l’UNITA (le FLNA avait disparu dans la tourmente)
les électeurs dirent avoir préféré les « voleurs » (le MPLA)
aux « assassins » (l’UNITA). Et c’était vrai, le MPLA au
pouvoir à Luanda depuis quinze ans avait bien évolué et la
corruption s’y était généralisé; mais les sbires de l’UNITA se
comportaient en véritables assassins dans les zones qu’ils
contrôlaient. N’empêche que les médias occidentaux
vomissaient les leaders du MPLA - peu démocrates (ce qui
n’était pas faux) - mais encensaient Savimbi, le chef des
assassins (est-il un démocrate, lui ?). Mais FLNA et UNITA
existaient, et l’UNITA existe toujours.
Une réunion houleuse avait remué l’OUA quand au lendemain
de 1974, il fallait reconnaître un gouvernement angolais
représentatif du mouvement de libération nationale. Je ne
participais pas à cette réunion, je n’y aurais eu aucun titre
valable. Mais j’avais été invité, à part, comme un « sage » que
l’OUA « consultait ». Je n’avais pas l’âge d’un sage, encore
moins le physique. Mais c’était là une sorte de reconnaissance
que mes écrits avaient quelque résonance. Je précisais que je
n’aurais rien à dire concernant la représentativité réelle de telle
ou telle organisation, son implantation sur le terrain. Qu’il
appartenait aux enquêteurs politiques africains dûment
mandatés de répondre à ces questions; et que je ne jouerai pas
au journaliste irresponsable comme il y en a hélas trop.
D’accord. Alors mon rôle ? Flou. Ecouter. J’ai donc entendu.
Et n’ai rien dit. Mais j’ai constaté d’abord l’intrusion
tonitruante des Soviétiques, massivement présents dans les
couloirs. Eux directement et quelques Etats africains alliés
affirmaient que seul le MPLA existait sur le terrain, et qu’il
avait le droit de constituer seul le gouvernement légal du pays.
A mon avis cette affirmation gênait plutôt qu’elle n’aidait. Car
elle était fausse, et chacun le savait. Les Etats Unis, plus
subtils le faisaient remarquer par l’intermédiaire de leurs Etats
amis. La Chine s’est alors mêlée de l’affaire à son tour. A
l’époque elle ne laissait jamais Soviétiques et Américains
occuper seuls la scène. Les suggestions chinoises - très
officieuses - étaient au départ raisonnables, à mon avis :
constituer un gouvernement de coalition avec les trois
organisations, pour éviter la guerre civile. J’ai entendu de mes
oreilles un ambassadeur de Chine dire simplement : si le
MPLA est si fort réellement, il absorbera les autres et les
digérera, s’il ne l’est pas, un gouvernement de coalition
s’impose avec encore plus de raisons. Cela étant
l’antisoviétisme a fait déraper l’attitude de la Chine, peu après.
Comme un gouvernement MPLA s’installait à Luanda, mais
qu’il ne contrôlait qu’une partie du pays, qu’il acceptait la
perspective de la guerre pour chasser l’UNITA, et qu’il
recevait une aide militaire soviétique à cette fin (le soutien de
Cuba n’a pris le relai que plus tard), la Chine décidait de
continuer à soutenir l’UNITA (comme elle l’avait fait avant
1974 soit disant pour ne pas laisser le MPLA prosoviétique
occuper seul le terrain), se retrouvant aux côtés des Etats Unis
et de l’Afrique du Sud qui ne ménageaient pas leur soutien
financier et militaire à l’assassin Savimbi. Discutant plus tard
de toute cette histoire avec Mario de Andrade celui-ci m’a
bien dit : la solution du gouvernement de coalition eut été la
meilleure. Mais il n’est pas sur qu’elle eut été possible.
Washington tenait à la saboter. Ce que je crois vrai. Toujours
est- il que s’il avait été possible, le compromis aurait évité 17
ans de guerre inutile. Puisque, au terme de cette tragédie,
l’URSS n’existant plus, Cuba s’étant retiré (après avoir battu à
plate couture les Sud-Africains, ce qui fut magnifique),
l’apartheid lui aussi ayant disparu, le MPLA ne faisant plus
peur à Washington (bien que les Etats Unis ne pardonnent
jamais et restent toujours haineux à l’égard de tous ceux qui
leur ont résisté), les héritiers de Savimbi étant aussi toujours
là, il fallait bien accepter la négociation et même un
gouvernement de coalition. Triste fin.
Les choses paraissaient plus simples au Mozambique. Le
Frelimo menait seul la guerre de libération. Les difficultés
devaient apparaître plus tard, après la libération. La base de
Dar es Salaam était évidemment le lieu de rencontres
fréquentes, particulièrement avec Marcelino dos Santos, futur
vice Président, avec Aquino da Bragança qui a péri dans
l’accident d’avion où le Président Samora Machel a trouvé la
mort et avec Sergio Vieira l’idéologue du parti. Je ne me
souviens pas beaucoup de ces discussions qui ont été, je crois,
assez banales.
La dérive est venue après la libération. Le Frelimo n’était
implanté que dans le Nord du pays, il n’était pas suffisamment
préparé pour maîtriser la situation à Maputo, absorber l’afflux
des petits bourgeois qui n’avaient guère participé à la guerre
mais fournissaient la masse des cadres rapidement promus
pour prendre la relève des Portugais partis en masse. Réponse
au défi par une « dérive de gauche » -collectivisation
impopulaire etc… A quoi s’est ajoutée rapidement la guerre
nouvelle imposée par le Renamo, soutenu par l’Afrique du
Sud. Et bien que les « partisans » de ce parti qui a eu l’heur de
plaire aux « démocrates » de l’Occident ne soient que de
vulgaires assassins sans le moindre programme, leur seule
existence n’a été rendue possible que par les erreurs du
Frelimo. La capitulation qui a suivi les accords de Nkomati
(1987) avec l’Afrique du Sud et l’ouverture de négociations
avec le Renamo comme l’adoption du multipartisme ont eu les
effets catastrophiques qu’on devait attendre : l’effondrement.
L’idéologie triomphante des « ONG - représentants la société
civile» a fait ici des ravages qui ont été dénoncés avec force
par le suédois Abramson. Car il est évident que ces ONG ont
été dans l’ensemble un instrument supplémentaire mis en
oeuvre, manipulé et constitué par les forces réactionnaires
externes (les promoteurs du « nouvel ordre néo-libéral » sans
Etat !), le soutien de la bourgeoisie corrompue à l’intérieur et
nullement l’expression autonome des classes populaires. Mais
je ne connais encore tout cela que par mes lectures, par les
discussions que le Forum a commencé à organiser autour
d’une petite équipe animée par l’économiste Eugenio Macamo
comme avec nos amis le recteur Carlos Machili, Maria do Ceu
Carmoreis.
Le Zimbabwe
Après 1960 et 1975, 1980 est la troisième grande date de la
libération de l’Afrique. L’effondrement du régime de la
minorité blanche qui avait proclamé « l’indépendance » de la
Rhodésie en 1965 annonçait l’effritement de tout le système de
l’Afrique australe des « réserves ». Mais le mouvement de
libération du Zimbabwe avait été contraint d’accepter un
compromis, comme dix ans plus tard l’Afrique du Sud. Les
accords de Lancaster House rendaient impossible une réforme
agraire radicale. Les paysans que les colons blancs des
Highlands avaient refoulés sur des terres ingrates y resteraient.
Ces accords inauguraient donc la mise en place de ce que mon
ami Ibo Mandaza appelle un « régime schizophérique » : un
gouvernement constitué à partir d’un parti dont le programme
et l’idéologie se situaient à gauche, auxquels beaucoup de
cadres et de militants tenaient réellement et qui ne manque
jamais dans le discours d’en rappeler la perspective; une
politique qui ne met pas en oeuvre ce programme. Le temps
passe donc, les classes populaires perdent leur foi dans le
système qu’elles jugent avec cynisme, tandis qu’une nouvelle
bourgeoisie africaine se renforce. Un minimum de réforme
agraire, réduisant un peu la pression paysanne d’une part, mais
surtout la reprise d’une partie des terres de la colonisation par
de nouveaux propriétaires fonciers africains. Comme cela
avait été le cas au Kenya. A cela s’ajoutent les difficultés de la
reconversion des industries manufacturières qui, développées
par le régime minoritaire de Ian Smith, avaient bénéficié de la
protection que le boycott international leur avait imposée.
Sommée de devenir « compétitives » et de ne plus bénéficier
des avantages et subventions que l’Etat leur avaient octroyés,
elles sont aujourd’hui sérieusement menacées par l’ajustement
structurel. Simultanément bien entendu les conditions faites à
la classe ouvrière se dégradent et le chômage grandit.
Au cours de mes déplacements dans le pays en 1986 je
vérifiais comment concrètement le système des réserves sur
lequel j’avais écrit avait été organisé, très systématiquement.
Sur les terres de la colonisation, faible densité de population
mais néanmoins belles routes asphaltées, téléphone, électricité
et eau courante. Dès qu’on entre dans les réserves surpeuplées,
plus rien, ni routes, ni services élémentaires. Ainsi les réserves
- les Bantustans - sont-elles condamnées à fournir de la main
d’œuvre à bon marché pour les terres de la colonisation, les
mines et les industries. Système ignoble, qui n’a pas été
inventé par les Boers (bien qu’on le leur attribue), mais par les
Britanniques, ici Cecil Rhodes. Situation qu’on retrouve dans
la colonisation de l’Algérie et en Israel-Palestine.
Le compromis de Lancaster House auquel le mouvement de
libération nationale du Zimbabwe avait consenti en 1980
constituait dès le départ un handicap supplémentaire à une
radicalisation éventuelle du régime, que d’ailleurs la
conjoncture générale – qui n’était plus dans les années 1980 ce
qu’elle avait été dans les années 1960 et 1970 – ne favorisait
guère. Le discours populiste du régime allait donc perdre
rapidement sa crédibilité tandis que son raidissement ne
pouvait que renforcer une opposition au départ presque
inexistante dans l’opinion africaine dominante. Cependant,
loin de se constituer en alternative cohérente de gauche cette
opposition défend à la fois la démocratie multipartiste et le
néolibéralisme et, comme en Zambie, une victoire de cette
droite pro-américaine non seulement évidemment
n’apporterait aucune réponse aux problèmes sociaux des
classes populaires mais tout au contraire en aggraverait la
tragédie.
La contre attaque de Mugabe a choisi, comme on le sait, de
livrer la bataille sur le terrain de la réforme agraire. Un peu
tard et avec des moyens discutables. Cela ne doit pas faire pas
faire oublier l’hypocrisie du gouvernement britannique qui n’a
jamais respecté son engagement de couvrir le coût de la
réforme agraire nécessaire, en prenant à son compte le
« dédommagement » des fermiers blancs, au demeurant
bénéficiaires de centaines de milliers d’hectares qui leur
avaient été donnés gratuitement par le pouvoir colonial de
Londres, au prix évidemment de l’expulsion des « indigènes »
qui en vivaient. La contre attaque a adopté, comme on le sait,
des formes plutôt brutales, qui facilitent la mobilisation de
l’opinion « sensible » des occidentaux, en direction de laquelle
on s’emploie à répéter, par la même occasion, que la « réforme
agraire » sera forcément une catastrophe économique, qui
privera le pays de ses agriculteurs « efficaces ».
Un argument dont évidemment les paysans africains victimes
de l’histoire n’ont que faire. Un argument qui de surcroît ne
tient pas la route : la rentabilité financière des latifundia blancs
a pour contrepartie nécessaire l’exclusion de millions de
ruraux africains condamnés à la famine et, de surcroît, la
surexploitation du capital foncier (un argument auquel les
Verts occidentaux sont sensibles ailleurs mais, curieusement,
pas ici !). La meilleure analyse de la question a été produite
par Sam Moyo, dans le cadre d’un groupe de travail du Forum
(S. Amin et alii, Les luttes paysannes et ouvrières face aux
défis du 21 ème siècle; Les Indes Savantes, 2005).
Quoiqui’il en soit, ici comme ailleurs, les puissances
occidentales soutiennent « l’alternance » qui leur convient,
celle qu’assureraient de prétendus « démocrates » acceptant
non seulement le diktat néo-libéral, mais encore la remise aux
calendes de la réforme agraire. Le malheur est qu’une bonne
partie de la gauche – syndicats et intellectuels – s’est ralliée à
ce type d’opposition à Mugabe. Avenir incertain, pour le
moins qu’on puisse dire. D’autant que l’explosion au
Zimbabwe risque de se communiquer à l’Afrique du Sud, où
se pose le même problème, dans des termes et des conditions
historiques similaires. Dans les années 1930, le Parti
communiste sud africain avait eu l’intelligence courageuse de
faire de la révolution paysanne anticoloniale, anticapitaliste,
l’un de ses axes programmatiques fondamentaux avec la
révolution de la classe ouvrière contre les monopoles miniers
de l’impérialisme. En y renonçant (dans les années 1960) il a
laissé cette question ouverte, une question que le capitalisme
ne pourra jamais résoudre.
2. LES MIRACLES SANS LENDEMAINS
La Côte d’Ivoire
Je m’étais également fixé l’objectif, lorsque j’étais à l’I.D.E.P.,
d’étudier personnellement de plus près quelques expériences
néocoloniales dont la Banque Mondiale et d’autres vantaient
les succès, en premier lieu celle de la Côte d’ivoire, que j’ai
visitée à plusieurs reprises entre 1963 et 1973.
Durant les années 1963 et 1964 je me rendais donc à plusieurs
reprises en Côte d’Ivoire. Reçu au Plan par le Ministre de
l’époque, Mohamed Diawara, je collectais l’information qui ne
pouvait que faire découvrir immédiatement à quiconque est
doté d’un minimum de sens de la réalité - pas même de sens
critique aigu - que la « croissance miraculeuse » n’était rien
d’autre qu’un remake de ce que le Ghana avait connu trente
ans plus tôt, sans originalité aucune. Mais les médiocres
économètres de la coopération française, de la Banque
Mondiale, de la C.E.E. et du PNUD réunis s’extasiaient en
choeur et, se livrant à l’exercice facile de la projection
mécanique simple, n’hésitaient pas à promettre aux dirigeants
du pays un avenir radieux. Projetez 6 % - ou 10 % même - de
croissance annuelle pendant 20 ans (ou 30 !) et vous concluez
forcément que la Côte d’ivoire était appelée à « rattraper »
l’Europe. Je discutais avec les responsables ivoiriens et tentais
d’attirer leur attention sur la poudre qu’on leur jetait aux yeux.
Regarder plutôt du côté du Ghana, vous verrez mieux les vrais
problèmes auxquels vous vous heurterez dans quinze ou vingt
ans, tentais-je de leur expliquer. Un peu en vain, le succès
grisait à peu près tout le monde. Quelques intellectuels
critiques - Memel Foté, Moustapha Diabaté, Ali Traoré et
Charles Waly Diarrassouba (à l’époque), étaient à peu près les
seuls à pouvoir entendre autre chose qu’un hymne à la gloire
du capitalisme colonial ! Plus tard, lorsque le discours sur le
« miracle ivoirien » fut définitivement enterré, une opposition
démocratique nouvelle s’ouvrait à la réflexion sur les
véritables problèmes de leur société. On pouvait donc espérer
de Laurent Gbagbo et Dramane Sangaré au Front Populaire,
Francis Wodié au Parti Ivoirien du Travail, qui étaient de ceux
là, qu’ils mettent leur pays sur de bons rails.
La bêtise commune aux nouveaux riches du tiers monde éclate
ici dans un véritable feu d’artifice de démonstrations
quotidiennes tristement amusantes. Je rencontrais un jour une
amie, Melle Garnier, qui avait été professeur d’économie à
l’Université de Brazzaville. Que fais-tu aujourd’hui ? me dit-
elle. Rien. Alors je t’emmène à l’Hôtel Ivoire où se déroule
une cérémonie amusante, j’ai une invitation pour deux. Le
Club des Riches - c’était son nom véritable - fêtait
l’anniversaire (combien d’années, je ne m’en souviens plus) de
sa création. De chacune des Mercédes noires d’une longue file
sortait un chauffeur Burkinabé maigre en short kaki qui
ouvrait la porte arrière de l’engin. Un gros homme en costume
trois pièces sombre, feutre et parapluie - l’uniforme - en
sortait. Toujours les mêmes figures, « un nègre bien ciré » dit
d’eux mon ami sénégalais Samba Ndiaye. Figures un peu
grasses, oeil peu intelligent. Rassemblés dans un salon
superclimatisé de l’hôtel - de manière à ne pas leur faire
regretter le trois pièces de drap les Riches en question écoutent
le discours de bienvenue prononcé par une très haute
personnalité de la République, Auguste Denise. Discours
simple et répétitif, disant presque littéralement : « vous êtes
riches, çà veut dire que çà va bien, que la Côte d’Ivoire
s’enrichit » !
Puis, le discours terminé, une armée de serveurs entrent avec
des bouteilles de champagne - des centaines sans doute - les
ouvrent bruyamment et mal en sorte que la moitié du breuvage
se perd en jets de mousse que vous attrapez plein la figure. On
boit et reboit sans conversation - ces Messieurs n’ont
probablement rien à dire - mais avec beaucoup de rires sonores
et stupides. Puis on s’en va. La fête des Riches est terminée.
Ce type de classe dirigeante peut plaire aux racistes d’Europe
et des Etats Unis, faire baver d’envie les Rastignacs de la
petite bourgeoisie locale. Le peuple qui la subit la regarde
comme étrangère, ce qu’elle est. L’intelligence ironique du
peuple de Cote d’Ivoire se déploie à chaque occasion, comme
l’illustrent les romans de Kuruma, mieux que les enquêtes
dites sociologiques.
Abidjan est également le siège de nombreuses institutions
africaines, ce qui me donnait par là quelques occasions
supplémentaires de m’y rendre. La B.A.D. - Banque Africaine
de Développement - y avait organisé une conférence sur les
questions monétaires africaines, à laquelle on m’avait invité.
C’est à cette occasion que le Président Houphouet nous avait
reçus dans son Palais et que je bavardais avec la « drianké »
dont j’ai rapporté le jugement sur les hommes « cons et
riches » (plus haut page 11). Avant d’atteindre le jardin on
passait par un grand hall dont un mur était décoré, si l’on peut
dire, par une plaque d’or sur laquelle un projecteur était
braqué. On regrettait d’avoir oublié ses lunettes noires, tant
l’éclat de la chose éblouissait la vue. J’ai visité également plus
tard l’absurde projet de Yamoussoukro - village natal
d’Houphouet - promu future capitale, ses avenues larges
comme des pistes d’atterissage d’aéroport ne conduisant nulle
part, sa Basilique de marbre d’Italie - de la taille de Saint
Pierre de Rome etc… C’était un dimanche et, pour fournir au
service des auditeurs autres que la dizaine de touristes qui de
toute façon n’en suivraient pas l’intégralité du déroulement,
des cars avaient collecté une cinquantaine d’enfants des
villages voisins. Une bande de curés - polonais et italiens à
l’accent - nous ont fait visiter le monument, accompagnant
leurs commentaires de réflexions racistes (ils n’imaginent pas
qu’un « Blanc » d’apparence puisse ne pas partager leurs idées
- j’ai « bénéficié » de ce traitement au Zaïre, à la Minière de
Bakwanga dont je raconterai plus loin l’histoire - j’écoute
toujours ces propos en silence, pour voir jusqu’où ils vont,
quitte ensuite à dire en trois mots ce que j’en pense) etc. Je
concluais donc notre visite par une phrase brève, à l’adresse du
curé-guide : « Merci, en quelques instants vous parviendriez à
rendre votre interlocuteur antichrétien et à le convaincre que la
race blanche produit les spécimen les plus imbéciles de
l’espèce humaine ».
Ce sont là des visages du capitalisme réellement existant dont
on ne parle pas souvent. Ce sont même ces visages qui plaisent
particulièrement à certains - un grand nombre des
« techniciens » qui rodent en Afrique. L’un d’eux, un
américain employé par la Banque Mondiale, ne soupçonnant
pas non plus qu’un « Blanc » puisse ne pas être naturellement
raciste, me disait qu’il n’y avait que deux pays « vivables » en
Afrique : l’Afrique du Sud (c’était au temps de l’apartheid)
et… la Côte d’Ivoire. Il est vrai qu’un ministre ivoirien qui
avait eu l’audace d’aller en Afrique du Sud à l’époque, et était
allé à match de football, avait accepté d’être « mis en cage »
puisqu’à l’époque un grillage séparait les spectateurs blancs
des noirs !
La question des relations économiques entre les pays de la
CEAO (les pays francophones d’Afrique de l’Ouest) m’a valu
d’accompagner le Président Senghor à un sommet d’Abidjan
qui devait se prononcer sur la méthode de calcul des
reversements des douanes des pays côtiers au bénéfice de
celles des pays de l’intérieur. Senghor m’avait confié - dans
l’avion - la lecture du dossier. Un exercice économétrique
inutile pour légitimer une décision politique simple. Je donnais
donc mon point de vue en disant que le « résultat » pseudo
scientifique - modeste - pouvait être divisé par trois ou
multiplié par six sans problème. Argument qui fut repris par le
Président Senghor, au grand étonnement des technocrates
contraints d’acqiesser. C’est à l’occasion de cette visite qu’on
me dit que le Président Houphouet avait dit que ce que j’avais
écrit dans mon livre sur la Côte d’Ivoire était juste, mais qu’il
ne fallait pas l’écrire mais seulement le lui rapporter
oralement… Lui sussurer dans l’oreille. Ce n’est pas la
méthode que je préconise pour faire avancer la réflexion
critique dans un pays quelconque, ai-je simplement répondu.
Les choses semblaient néanmoins commencer à changer en
Côte d’Ivoire. La page du « miracle » tournée, j’ai eu la
possibilité de le vérifier, invité par le GIDIS (une association
indépendante de chercheurs en sciences sociales de la Côte
d’Ivoire présidée par Memel Foté) en 1994 puis par le groupe
du PNUD chargé des études futuristes en Afrique le NLTPS,
dirigé à l’époque par José Brito, auquel a succédé Alioune
Sall. A cette occasion des responsables de l’économie du pays
m’ont consulté « comme un devin » ai-je dit en racontant cette
histoire (plus haut page 86).
Le miracle ivoirien, comme presque toujours les miracles de
ce type, devait produire une véritable catastrophe politique,
son épuisement prévisible venu. La dépolitisation
systématiquement entretenue par les illusions du temps de la
prospérité ne préparait ni les classes populaires, ni les cadres –
ceux de l’opposition inclus – à affronter les difficultés
nouvelles. La Côte d’Ivoire ne s’est pas seulement enfermée
dans l’impasse, elle s’est engagée sur la pente glissante d’un
dérapage régressif qui s’exprime dans le discours
démagogique dit de « l’ivoirité » et mobilise
systématiquement l’hostilité aux « immigrés » (du Burkina
Faso et du Mali) sans lesquels le miracle lui même n’aurait
jamais pu prendre forme. Mais si Houphouet – parfaitement
conscient du rôle décisif de l’apport de ces « étrangers » -
avait opté de ce fait pour une politique d’assimilation juridique
intelligente, son successeur – Konan Bédié – connu pour être
remarquablement stupide, a choisi au contraire de flatter
« l’ivoirité » des enfants « authentiques » du pays. Le coup
d’état militaire qui l’a chassé en 1999 aurait pu faire espérer
qu’un terme soit mis à ce dérapage odieux. Malheureusement
le candidat dictateur – le général Guei, et derrière lui Laurent
Gbagbo et les partis d’opposition ont opté pour la surenchère
dans ce domaine.
La Côte d’Ivoire a sombré depuis dans des conflits sans fin
dont il n’y a rien à attendre d’autre que l’auto destruction de la
société. La dérive du Front Populaire Ivoirien ne m’a pas
terriblement surpris, en dépit des espoirs placés trop
rapidement par beaucoup dans la personne de son leader. J’ai
appris un peu plus tard que Gbagbo appartenait à l’une de ces
sectes protestantes dont les Etats Unis soutiennent
l’installation en Afrique. Stratégie planifiée qui ne vise à rien
de moins que d’annihiler tout espoir de sortie des impasses de
la quart mondialisation du continent. Toujours est-il que les
dés sont jetés et je ne vois pas comment un jour ce pays pourra
être reconstruit. La Côte d’Ivoire a plongé comme je le
craignais. Cela n’a pu surprendre que les économistes
conventionnels - comme les professeurs français “spécialistes
de l’Afrique” qui opèrent à Clermont Ferrant - qui
proclamaient, en réponse à mes critiques du modèle ivoirien,
que ce pays était sur le point de devenir une seconde Corée !
Incapables de comprendre ce que signifie la transformation
sociale, ils ne pouvaient pas voir la stupidité de cet argument
fourni par les patrons de la Banque Mondiale !
Le Kenya
Le développement économique du Kenya a été l’objet
d’éloges aussi peu réfléchis que ceux adressés à la Côte
d’Ivoire. Miracle, miracle, simplement parce que les
exportations agricoles primaires enregistraient des taux de
croissance élevés pendant quelques années. Du coup silence
total sur les dictatures de Kenyatta, puis de Moi. Eloge de la
stabilité, valeur à l’époque jugée supérieure. Concernant le
Kenya, au départ déjà doté d’un peu plus d’établissements
industriels que la Côte d’Ivoire, le discours devenait
dythirambique; voilà un pays où se constitue enfin, disait-on
une bourgeoisie nationale entreprenante, au nom de quoi tout
le reste paraissait acceptable, des inégalités sociales
crapuleuses entre autre. Des équipes d’économistes de la
gauche repentie, britanniques de la New Left Review et
Scandinaves ex tiers mondistes naïfs ralliés au libéralisme
(comme Goran Hyden) y voyaient la preuve de l’erreur de la
thèse de la polarisation mondiale capitaliste etc… Résultats
bien maigres accomplis par cette bourgeoisie nationale
entreprenante, qui diffère si peu de la bourgeoisie compradore
qu’il faut une loupe pour en distinguer l’originalité positive.
En fait aujourd’hui le tourisme tant de plages que de safaris
dans les réserves naturelles tend à devenir la ressource
principale du pays. Magnifique !
Nairobi est une capitale qui abrite un nombre important
d’institutions africaines et internationales, comme l’UNEP
(l’organisation de l’ONU pour l’environnement), l’Académie
Africaine des Sciences (qu’animait le professeur Thomas
Odhiambo); elle dispose d’une bonne université (Dharam
Ghai, directeur de l’UNRISD par la suite, Peter Anyang,
Michael Chege, Apolo Njonjo et d’autres ont souvent été
actifs dans les réseaux du Forum). Le mouvement des femmes
est ici particulièrement actif dans le milieu universitaire
(animé entre autres par Patricia Mac Fadden). Le milieu
intellectuel kenyan est néanmoins, à l’image du pays, partagé
en trois grands groupes culturels, celui des Kenyans d’origine
indienne, progressivement poussés vers la porte de sortie de
l’émigration, celui des Africains appartenant aux grandes
ethnies de l’intérieur (Kikuyu et Luo) et celui des Swahili
musulmans de la côte, souvent attirés par le discours
culturaliste « marquant la différence » qui les sépare des
majorités paysannes et ouvrières. Ali Mazrui - idéologue du
culturalisme - est de ce fait plus populaire aux Etats Unis, où il
existe un public friand de spécificité culturelle, que dans son
propre pays. Car les autres, comme notre collègue et ami
Abdallah Bujra, qui a été Secrétaire exécutif du CODESRIA,
n’ont jamais versé dans ce type de rhétorique. Le Forum a
organisé en 1993 un de ses groupes de travail au Kenya, près
de Mombassa.
La tenue du Forum social mondial à Nairobi en 2007 devait
nous faire connaître l’autre face de la réalité: les mouvements
populaires de résistance, mobilisés par Wahu Kaara, une
femme d’une grande éloquence populaire. Mais ces
mouvements restent dans l’ensemble englués dans le
pragmatisme anglo saxon, mal préparés pour comprendre la
nature des défis.
Le Malawi
J’ai eu l’occasion de visiter le Malawi en 1997, alors que la
page de la dictature de Banda était tournée et qu’une équipe
locale du Forum du Tiers Monde – animée par Chinyama
Chipeta et Mjedo Mkandawire, conduisait un travail
important, faisait le bilan du « miracle » raté (un de plus) et
avançait des propositions alternatives. Le « miracle » était
fondé sur une recette simple : mettre toutes les ressources du
pays au service exclusif de l’expansion du secteur agro
exportateur de tabac, au profit des gros exploitants – colons et
nationaux – et des oligopoles transnationaux de la cigarette, ce
qui évidemment provoquait l’enthousiasme délirant de la
Banque mondiale. Que ce « succès » impliquait la dégradation
de la production vivrière, l’appauvrissement des majorités
paysannes, l’exercice de la dictature violente d’un « parti
unique » (mais fort heureusement anti socialiste !) ne gênait en
aucune manière ceux là même qui plus tard allaient inaugurer
les nouveaux discours sur « la pauvreté » et la « démocratie
pluripartite ».
Le gouvernement issu des élections, dans ces conditions, ne
tente rien d’autre que de poursuivre la politique économique
de la dictature, quand bien même celle-ci était-elle déjà
visiblement à bout de souffle. Comme en Zambie l’option
démocratique n’est acceptable – pour le capital transnational
dominant et les chancelleries occidentales – que si elle ne
propose rien de nouveau et accepte de se soumettre
intégralement aux objectifs de la mondialisation libérale. La
déception des électeurs s’exprime alors par des blagues
désabusées : « on regrette le parti unique, car on savait à qui
s’adresser, combien donner et on était assuré du résultat, tandis
qu’avec le multipartisme on ne sait plus à qui parler, on paie
davantage et on n’est même pas sûr du résultat » !
Mais si les sociétés du Kenya et du Malawi sont parvenues à
offrir un front de résistance minimal aux assauts du libéralisme
compradore, il n’en est pas de même d’autres sociétés
africaines, plus fragiles et plus vulnérables, qui ont sombré
corps et âmes dans une spirale conduisant à la désintégration
totale de leur tissu social. C’est le cas évident pour la Sierra
Léone, le Libéria, le Rwanda et le Burundi, la Somalie.
3. LES SABLES MOUVANTS DES EXPERIENCES NEO
COLONIALES
L’Afrique Centrale
L’Afrique centrale est caractérisée par la violence de sa vie
politique. L’explication la plus courante - par le tribalisme, ou
même à la limite par la « sauvagerie » de ses peuples, c’est à
dire par le racisme banal mal déguisé - ne tient pas la route.
Elle passe sous silence les destructions incroyables dont la
colonisation est responsable dans la région. Catherine
Coquery, en mettant l’accent sur les formes particulières de
l’intervention coloniale – par « compagnies concessionnaires»
interposées - faisait mettre le doigt sur l’essentiel : l’incroyable
désarticulation de ces sociétés faibles et vulnérables par le
pillage colonial, qui a été lui, ici, particulièrement primitif. En
plein XXe siècle des pratiques rappelant celles qui au XVIe
siècle ont décimé les sociétés indiennes d’Amérique. André
Gide - retour du Congo - a décrit, avec tout son talent,
l’horreur de cette colonisation. Déssosées, les sociétés de la
région peuvent alors être mises en coupe réglée par un
criminel de bas étage (comme Mobutu) ou un pitre (comme
l’Empereur Bokassa ou Fulbert Yulu), sans que les media
dominants ne rappellent l’essentiel : que ces criminels et ces
pitres sont les meilleurs « amis » de l’Occident, souvent mis
en place et maintenus par ses interventions financières ou
même militaires. Mais la région, du même coup, est celle
d’explosions potentiellement radicales parmi les plus violentes
de notre monde moderne. Ce n’est pas un hasard si le
Cameroun a donné l’UPC, le Congo-Brazzaville des espoirs
socialistes, la république démocratique du Congo (baptisée
Zaïre par Mobutu) une série ininterrompue de rebellions
paysannes. Mais ce n’est pas un hasard non plus si toutes ces
potentialités ont pu être étouffées. Pitres pauvres, pitres riches
(financièrement). Dictateurs dans tous les cas, parfois à la
limite extrême du crime. A la violence sauvage des classes
dirigeantes j’oppose sans hésitation l’intelligence des formes
multiples de résistance que les peuples dans leur majorité (en
ignorant les petites cliques d’agents d’exécution recrutées par
les pouvoirs aux abois) déploient pour en limiter les dégâts.
J’étais directeur de l’IDEP lorsque me parvint à Dakar une
invitation curieuse du Président du Gabon - sans indication de
motif autre que « consultation spéciale ». Je réfléchis;
j’accepte. Voyage en première, tapis rouge à l’arrivée, conduit
dans une villa, mais toujours aucune indication sur le sujet de
la consultation. L’ami Ntogolo à qui je téléphone l’ignore lui
même bien que, responsable au Plan, je pouvais le soupçonner
(à tort) d’être à l’origine de la mission. Vous serez reçu demain
matin à dix heures par le Président et connaîtrez l’objet de la
mission à temps. Entendu. Le lendemain à neuf heures on
vient me chercher, m’installer au Palais dans un bureau
attenant à celui du Président et on me dit : « questions
monétaires ». Je réfléchis dix minutes puis on vient m’installer
dans le bureau présidentiel, sur un canapé bas, face à un
bureau élevé sur une estrade. « Le Président », hurle un
huissier. Je me lève. Le Président apparaît. Je commence :
Monsieur le Président, s’agissant de questions monétaires… et
amorce un cours simplifié sur le système de la zone franc. Le
Président m’arrête et me dit: Ce n’est pas cela qui m’intéresse.
Puis- je avoir mon portrait sur les billets de banque ? Monsieur
le Président, sur les billets de banque on peut imprimer ce
qu’on veut, cela ne modifie rien à aucun problème monétaire.
C’est bien ce que je pensais et vous remercie de me le
confirmer, mais les Français m’ont dit le contraire. Monsieur
le Président ils vous ont trompé. Trois mois plus tard le Gabon
émettait ses billets CFA décorés par le portrait de son
Président.
J’ai été, avec Isabelle, en République Centrafricaine en 1972.
Jean Bedel Bokassa n’y était encore que Président à vie. La
mascarade ultérieure de son couronnement impérial a donné
lieu à un débordement facile de commentaires ridiculisant le
peuple de ce pays. Sans dire que l’Empereur avait renversé un
régime à peu près normal - celui de Dacko - qui avait
seulement eu l’idée saugrenue de faire appel à l’aide de la
Chine populaire, et que le soudard de la coloniale était l’ami
de Paris. Sans dire non plus lequel des deux était le plus
méprisable, du soudard en question, ou du Président français,
acceptant ses diamants ou jouant au Tartarin chassant le lion
(on amène dans ces chasses glorieuses des lions drogués à
trois mètres de leur bourreau). Le peuple centrafricain lui est
un peuple de paysans fins, qui fabriquent des poteries pleine
d’humour, et - à juste raison - ne font pas de distinctions
majeures entre un Président autocrate ou un empereur du
même acabit. Nous avons connu un centrafricain malade,
hospitalisé par le coup que le ridicule de son Empereur
infligeait à son peuple. Combien de Français ont été malades
des pitreries de leur Président à Bangui ?
Le Cameroun subit, depuis l’écrasement de la rébellion de
l’UPC par l’armée coloniale française, une dictature sauvage
ininterrompue depuis quarante ans. Qui n’a jamais beaucoup
gêné les démocrates officiels de l’Occident. Guère plus que
celle de Suharto. A Ahidjo a donc succédé presque pire avec
Biya, présenté néanmoins comme le héro de la nouvelle
« démocratie » (une véritable farce donc). L’IDEP a
néanmoins organisé un bon séminaire à Douala, en 1974, en
collaboration avec l’I.P.D. (Institut Panafricain de
Développement), habilement dirigé à l’époque par Cosme
Dikoumé. Une Institution chrétienne qui formait des cadres
moyens pour le développement rural. Le meilleur milieu
possible dans ce pays, le pouvoir s’étant employé avec succès
à empêcher l’Université de franchir le seuil de la plus grande
médiocrité. Les produits de cet enseignement sont évidemment
plus faciles à domestiquer, acheter, coopter, corrompre, ou
simplement terroriser.
Dans une autre occasion je parcourrais en voiture le pays de
Yaoundé à la frontière du Tchad. Fort Lamy de l’époque était
atroce. L’intervention française, avant celle des Lybiens au
Nord, battait son plein. Ville occupée par des soudards de la
Légion, ivres et gueulards. Les Tchadiens rasaient les murs en
silence.
Le Congo-Kinshasa
La décolonisation ratée par les Belges, la République
démocratique du Congo a été de 1960 à 1963 le champ de
déploiement d’un duel tragique. Le mouvement de libération
nationale ne s’était constitué ici que tardivement et s’était donc
radicalisé dans des conditions difficiles, autour de Patrice
Lumumba. Les cadres manquaient cruellement. Il n’y avait au
Congo en 1960 que 9 congolais qui avaient fait des études
supérieures, dont 6 en théologie. Il y avait à Brazzaville
cinquante fois plus de cadres supérieurs pour un pays douze
fois moins peuplé ! Le mouvement de libération nationale
unitaire hâtivement constitué se heurtait donc à des forces
régionalistes et ethnicistes centrifuges et à des projets néo-
coloniaux manipulés par Bruxelles. Les Baluba étaient appelés
par leur leader Albert Kalongi - qui se fit proclamer Empereur
- à créer leur Etat au Kasaï, autour des mines de diamant,
Tshombe faisait sécession au Katanga, non pas sur une base
ethnique quelconque impossible dans cette province peuplée
par des migrants de tout le pays mais pour placer son Etat
fantoche sous la coupe directe des compagnies minières du
« Copper Belt ». Bruxelles soutenait ces mouvements mais en
même temps comptait bien parvenir à imposer ses hommes à
la tête du courant unitaire et se débarrasser de Lumumba.
Mobutu, qui avait commencé sa carrière comme indicateur de
police, était choisi à cette fin. Le chaos était le produit de ces
confrontations. Parallèlement, et indépendamment des
mouvements ethnicistes, les paysans se rebellaient dans
plusieurs provinces du pays. Comme toujours les rebellions
paysannes apparaissent comme régionalistes parce qu’elles se
répandent au sein d’une population fixée à leur région. Mais
par leur idéologie et leurs revendications ces rebellions
n’avaient rien d’ethniques; elles étaient paysannes par le
contenu de leurs objectifs. Telle fut en particulier celle du
Kwilu, dirigée par Mulele, comme aussi celles de l’Est du
pays.
Nous suivions attentivement ces évènements graves. J’ai visité
la République Démocratique du Congo à de nombreuses
reprises à cette époque. La nouvelle université, encore appelée
Lovanium succursale de Louvain - était un lieu bouillonnant
d’activité. Peu après la reddition du Kassaï je décidais d’aller
voir sur place en 1967. Fort peu de personnes parmi les cadres
de l’Etat avaient osé se rendre à Mbuji Mayi, la capitale
nouvelle fondée par les Baluba aux pieds de la colline de
Bakwanga. Découverte incroyable. La ville avait été construite
à la va que je te pousse, sans aucun plan urbain, bien qu’elle
avait déjà 300.000 habitants. Chaque immigrant avait consulté
un devin qui lui avait dit : le diamant est là en dessous. Il
construisait sa case sur le lieu, et commençait à creuser un
puits de mine dans sa cour.
L’hôtel: des chambres autour d’une grande cour carré, un « bar
dancing » assez gigantesque. Dans celui-ci un beau fauteuil,
un autre défoncé, et des chaises. Je tente de choisir le bon
fauteuil. Non me dit la patronne il est réservé pour le
gouverneur qui vient plus tard. Pour vous, hôte de marque, le
défoncé. Tard le soir - vers dix ou onze heures - arrivent les
marchands de diamants, à la queue leu leu, grands et forts, en
grands boubous, le dernier - un petit maigre - portant une
énorme serviette de cuir neuf. Ils s’assoient tous sur un même
banc. On leur apporte des limonades, à tous les autres – les
Congolais- de la bière, au gouverneur « le grand plateau »
(trois bouteilles de whisky, six de bière etc…), à moi « le petit
plateau » (une bouteille de whisky, deux bières). Les
Congolais sont des mineurs qui viennent vendre leur diamant.
La mesure est une bouteille de coca cola (il s’agit de diamant
industriel brut). Les marchands examinent la marchandise puis
décident du prix qu’on paie en coupures sorties de la serviette
de cuir. Le vendeur passe chez le gouverneur et lui verse son
pourcentage (3 %). Peu à peu la séance s’anime. Beaucoup de
vendeurs, enrichis, font monter les prix de la bière qu’une
armée de femmes et jeunes filles, qui ont envahi les lieux,
viennent solliciter. L’inflation heure par heure, musique, danse
joyeuse. Les marchands sont repartis dès les opérations
d’achat terminées. Je bavarde donc avec le gouverneur et avec
quelques mineurs heureux. Le gouverneur m’explique que la
redevance de 3 % ne lui revient pas (du moins intégralement).
Il lui faut payer des fonctionnaires que Léopoldville oublie, et
peut être (je le devine) reverser quelque chose à la capitale.
Mon calcul me permet de parvenir au résultat que même s’il
ne garde qu’un tiers ou un quart de la redevance sa fortune est
garantie en un an. Quant aux mineurs ils sont « chanceux »
comme on disait là bas, ou pas. La mine artisanale est
effroyable. Beaucoup y perdent la vie. Je calcule que si le
produit de la vente est distribué au hasard, l’inflation nocturne
redistribue largement le revenu. Le matin, ivres, la plupart des
chanceux repartent aussi pauvres qu’à leur arrivée - ils ont
réglé des dettes, « prêté » à des voisins, parents et autres, payé
des sommes importantes aux « entraineuses ». En somme toute
la ville a bénéficié des ventes de la soirée.
J’ai également visité la Minière de Bakwanga. Toute autre
chose. Un véritable camp de concentration. Fils de fer
barbelés, surveillance par hélicoptères pilotés par des
mercenaires armés qui tirent à vue sur quiconque tenterait de
pénétrer. Un coron belge, parfaitement rond, avec en son
centre l’Eglise et la salle communale. Les travailleurs de la
mine étaient recrutés garçons adolescents dans les villages,
quasiment achetés à leurs parents (prix : une bicyclette en
général), vaguement instruits et formés au travail par des
curés. Ils sont là pour leur vie entière. Des jeunes filles
provenant de leurs villages d’origine sont importées à leur tour
pour leur être offertes en épouses. Celles-ci estiment mener
une vie heureuse : eau courante et le moulin de la compagnie
leur livre le manioc moulu; libérées des deux corvées
majeures. Distractions ? Après la messe du dimanche, des
films éducatifs style « le miracle de Sainte machin ». Et les
beuveries de bière. A l’âge de la retraite les vieux sont
renvoyés dans leur village d’origine, avec un petit cadeau -
quelques sous (très peu), une bicyclette. A distance du coron
l’ensemble des villas des cadres belges. Reçu par le directeur
j’entends donc le discours raciste d’usage. Pas de
commentaires de ma part, je voulais tout visiter jusqu’au bout.
A Kinshasa, en 1972, les soirées, toujours invités par les
collègues et amis du campus, on discutait de tous ces
problèmes. En premier lieu des rébellions paysannes sur le
sujet desquelles Benoit Verhaegen et Lemonnier étaient
intarissables. J’ai appris beaucoup de choses dans ces
discussions. J’ai complété mon information plus tard, en
rencontrant Mulele à Brazzaville. Mulele a été honteusement
livré à Mobutu et exécuté. Les dessous de l’affaire restent
obscurs. Mulele m’avait fait l’impression d’un véritable leader
populaire, posé, connaissant très bien les revendications de son
peuple paysan, leurs points forts et leurs faiblesses. Peut être
était-il optimiste en pensant que le noyau de sa rébellion
pourrait devenir le « Yenan » du Congo, son armée de
maquisards la future armée populaire de libération. J’ai
rencontré plus tard, à Dar es Salaam dans ses grands jours
quelques uns des « politiciens lumumbistes », réfugiés en
Tanzanie après la chute de leur gouvernement de Kisangani -
Soumialot et d’autres. Mon impression était plutôt négative.
Ils menaient joyeuse vie, financés par qui ? Ils étaient de
véritables politiciens urbains, bien au fait de la « grande
politique », des manoeuvres et propositions des puissances et
des Etats africains amis (sur lesquels ils comptaient trop
facilement), mais peu intéressés, me semblait-il, par les
problèmes de leur peuple. Quelques uns parmi eux pourtant
exprimaient le désir de « faire quelque chose », c’est à dire
d’ouvrir un front et d’établir des maquis dans l’Est du pays.
Kabila était de ceux là. Le Che a porté sur lui et ses amis un
jugement négatif comme on le sait maintenant. Le mien l’était
moins : je mesurais la distance qu’il peut y avoir entre le
souhait d’établir un maquis et la difficulté à le faire d’une
manière efficace. Ce n’était pas tout à fait de leur faute si les
visions stratégiques restaient floues.
Le pouvoir de Mobutu s’enfonçait progressivement à la fois
dans l’autocratie corrompue et dans le néant institutionnel.
L’homme ne se contentait pas de piller son pays, amassant une
fortune personnelle égale à la dette extérieure du Zaïre. La
Banque Mondiale et le FMI n’ont pas suggéré que s’il offrait
en cadeau cette fortune qu’il n’avait pas reçu en héritage de
ses parents le problème de la dette serait réglé. Mobutu avait
choisi la stratégie de la terre brulée. Détruire tout, toutes les
institutions, à commencer par les universités. Au point que
quelques années plus tard il était devenu inutile de s’y rendre :
personne à voir. Tous les intellectuels valables avaient été
contraints de choisir l’exil. Les autres étaient devenus des
portes serviettes du Président, largement récompensés
financièrement. Mais Mobutu avait également détruit toute
forme d’administration du pays. Les zones rurales
abandonnées à l’autoconsommation, sans plus ni écoles, ni
hôpitaux; libérées de l’impôt peut être - mais pas des exactions
de l’armée - mais aussi des services les plus élémentaires.
L’Est du pays - Kivu et lac Tanganyka - vivait de son
commerce « illégal » avec l’Afrique orientale. Sans être en
rebellion active, la région échappait à Kinshasa. Le régime de
Mobutu vivait, lui, des redevances ponctionnées sur les
enclaves minières, complétées par les soutiens financiers de
l’Occident, peu regardant à son égard. Cela suffisait pour
entretenir une garde prétorienne et alimenter un monde de
politiciens corrompus, tous établis à Kinshasa, n’ayant aucune
base dans le pays réel. Les futurs « démocrates ».
L’effondrement était prévisible. Le régime était pourri
jusqu’aux os. Il a suffi d’une chiquenaude pour qu’il
disparaisse de la scène. L’occasion s’est présentée en rapport
avec le drame rwandais. Après le génocide organisé par le
pouvoir néocolonial dit hutu - soutenu jusqu’au bout par les
Puissances occidentales - France et Belgique en particulier -
l’armée des assassins étant contrainte de s’enfuir devant celle
de la libération (peu importe ici que celle-ci ait été en fait
minoritaire - largement composée de Tutsi réfugiés en
Ouganda - et soutenue par les capitales de l’Est africain)
passait la frontière pour s’établir au Kivu. Le plan d’un retour
offensif de cette armée, soutenue de l’extérieur à partir de la
base française de Bangui, constituait une menace réelle.
Goma, la petite ville zaïroise du Kivu, était la clé stratégique
du système. Pourquoi ne pas la prendre - ou la libérer - et du
coup isoler l’armée hutu du génocide de la frontière du
Rwanda ? Les dirigeants de l’Afrique de l’Est - Ouganda et
Tanzanie - ont pensé cela possible. L’histoire leur a donné
raison. Kabila ne disposait-il pas de la base d’un petit maquis
dans la région ? Avec une petite armée ne pourrait-il pas
s’emparer de Goma ? Le coup réussit avec une facilité
étonnante qui pourtant ne devrait pas surprendre. Avec
quelques hommes armés il entrait dans Goma. Au premier
coup de fusil l’armée de Mobutu décampait non sans avoir au
préalable pillé la population qu’elle était chargée de défendre.
Pas étonnant que Kabila y ait été reçu en libérateur, bien que
personne ne savait qui il était et ce qu’il voulait. Puisque c’est
si facile, pourquoi ne pas continuer la marche jusqu’à
Kinshasa ?
La libération, réalisée dans ces conditions, comporte des
limites et pose problème. Elle n’a pas été le fait d’un combat
de masses révoltées. Elle a été accueillie favorablement, parce
que personne dans le peuple congolais n’aurait défendu
l’ignoble régime de Mobutu, regretté seulement par ses
supporters occidentaux. Mais à Kinshasa les manoeuvres
politiques peuvent reprendre leur cours : les politiciens
corrompus qui dominent la ville (mais pas le pays), reconvertis
en vitesse du mobutisme à la « démocratie », offrent aux
puissances étrangères un terrain idéal pour couper court à toute
velléité de changement sérieux. Kabila lui même et son petit
état major d’amis longtemps exilés peuvent être tentés par
l’appel inexorable de l’autocratie, que seule l’organisation
rapide de forces populaires autonomes pourrait éviter. Ou
croire pouvoir jouer les Puissances les unes contre les autres;
et puisque Mobutu était l’enfant chéri de Paris, jouer la carte
américaine.
Installée à Kinshasa Kabila était interpelé par des problèmes
que ni lui même et son équipe ni le peuple congolais dans son
ensemble n’étaient prêt à affronter : hostilité systématique de
la classe politique kinoise, qui avait été bénéficiaire des
largesses de Mobutu mais joue désormais la « carte
démocratique » ( !), avec l’appui des puissances occidentales
désireuses de faire oublier leur soutien au dictateur déchu;
apathie du peuple congolais dépolitisé par trente cinq ans de
dictature sanglante; intervention des armées alliées de Kabila à
l’origine (Rwandais Tutsi et Ougandais) qui poursuivent leurs
objectifs propres (détruire les réserves militaires Hutu), par des
moyens au demeurant discutables. La double intervention des
pouvoirs de Kampala et Kigali d’une part (auxquels s’est
ralliée l’Afrique du Sud) et de ceux qui ont choisi de soutenir
Kabila (l’Angola et le Zimbabwe) pose problème.
Kabila a choisi d’être le chef du Congo dans sa totalité et d’en
préserver l’unité, non celui d’un groupe ethnique-régional de
l’Est congolais auquel il appartient par hasard. Un choix qu’on
ne peut qu’approuver. En effet le Congo aurait pu éclater et il
ne manque pas d’esprits malveillants dans les cercles
diplomatiques occidentaux qui le souhaitent et croient pouvoir
légitimer leur comportement en reprenant à leur compte les
discours sur « l’ethnicisme primordial en Afrique » dont se
gargarisent quelques anthropologues attardés et que répètent
sans examen les médias dominants. En fait le peuple congolais
a donné une belle leçon sur ce plan, refusant d’entrer dans le
jeu et sauvegardant l’unité du pays et son avenir.
Le bloc Kampala – Kigali choisissait par contre la carte de
l’éclatement du Congo, moyen – dans leur esprit – de garantir
leur « sécurité ». L’UNITA du triste Savimbi se rangeait à
leurs côtés, pour des raisons faciles à saisir; comme Lissouba
aux abois à Brazzaville. Que l’Afrique du Sud se soit jointe à
eux laisse pantois. Dans une étude sur les alternatives relatives
à la régionalisation en Afrique australe Hein Marais,
coordinateur du Forum pour la région, conclut que Pretorira
considère que ses voisins africains constituent sa zone
d’expansion privilégiée, reproduisant le modèle de
développement régional inégal traditionnel. Le titre même de
cette étude (« Reinforcing the mould » - « renforcer le
moule ») résume les conclusions de cette analyse. Le
ralliement à ce camp d’opposants à la dictature de Mobutu
aussi sérieux que notre ami Wamba Dia Wamba, leur
débarquement aérien à Matadi, laissent tout également pantois.
On comprend que l’Angola du MPLA et le Zimbabwe soient
venus au secours de Kabila, c’est à dire aient opté pour le
maintien de l’unité congolaise.
Cela étant la situation reste dangereuse, tant les effets
dévastateurs du régime de Mobutu ont été dramatiques. Des
phénomènes graves signalent le désarroi du peuple : le refuge
dans des sectes dites de « salut » qui prolifèrent plus que
jamais sous la conduite de télé-prédicateurs de tonalité
américaine en est le témoignage évident. Ces sectes qui
prêchent la soumission dans l’attente de l’apocalypse font bien
entendu le jeu des forces réactionnaires. Elles se situent aux
antipodes de ce que sont ailleurs les théologies de la libération.
D’un autre côté un glissement autocratique du nouveau
pouvoir est loin d’être à exclure.
La tragédie est le produit de la dictature sanglante de Mobutu.
Celle-ci est parvenue à détruire - pour un temps - le potentiel
d’un peuple tout entier. Situation analogue ailleurs, chaque
fois que le mouvement populaire a été écrasé dans un bain de
sang. La destruction de l’UPC au Cameroun, celle des Mau
Mau au Kenya ont garanti pendant trois décennies ou plus la
stabilité dans une étonnante médiocrité. La dictature de
Suharto, édifié sur les cadavres de 500.000 victimes, est un
succès du même genre. Ce n’est que lorsque l’échec
économique et social de ces régimes néocoloniaux mis en
place avec le soutien actif de l’Occident met un terme à leur
stabilité apparente que les diplomaties des Puissances
redécouvrent les vertus de la démocratie dont ils n’avaient
probablement pas remarqué l’absence pendant trente ans ! La
démocratie dans ces conditions ne leur parait pas bien
dangereuse. Elle peut être le moyen de continuer à faire la
même chose, de gérer la crise et de faire obstacle à
l’organisation des classes populaires. La longue série des
échecs et des blocages que j’ai évoqués dans les pages qui
précèdent pourrait inspirer le plus grand pessimisme. Soit que
les potentialités de peuples entiers aient été systématiquement
détruites (Cameroun, Zaïre, Kenya), soit que les projets de
libération et de progrès social se soient enlisés dans un
populisme dont ils n’ont pas préparé le dépassement (Mali de
Modibo, Guinée, Ghana de Nkrumah, Congo Brazzaville du
PCT), soit enfin que les chances de reprise du mouvement se
heurtent à une conjoncture mondiale hostile à l’extrême
(Ghana de Rawlings, Mali de Konaré). Cela n’a pas empêché
que les vagues du mouvement populaire se soient succédé sur
tout le continent, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest tout le
long des quarante dernières années.
S’il en est ainsi c’est parce que la solution néocoloniale est elle
aussi en crise, et même en crise permanente. Ce n’est pas
seulement la libération nationale et le socialisme qui ont
essuyé une série d’échecs indéniables. L’alternative capitaliste,
et singulièrement sa forme compradore, est, elle, une fausse
alternative, inacceptable et inacceptée, rejetée par les peuples.
Lorsque les circonstances permettent la poursuite de son projet
la crise et l’effondrement sont encore souvent bien plus graves,
conduisant parfois à la dissolution totale de la société et de
l’Etat.
Le Niger et le Nigeria
Le Niger est le produit d’un découpage colonial passablement
absurde. De surcroit il n’est jamais parvenu à sortir des
sentiers épuisés de l’extraversion coloniale pauvre. S’il n’est
pas entré en décomposition - une menace permanente dont il
serait dangereux d’oublier la réalité - c’est grâce à la sagesse
de son peuple et aussi de beaucoup de ses dirigeants. Mais il a
été à un doigt d’en être la victime, il y a quelques années,
lorsque soufflait le vent dit de « démocratie ». Le
pluripartisme se soldait alors rapidement par la formation de
petits groupes de prétendants au pouvoir, tous réduits à des
clans de politiciens petits bourgeois urbains, cherchant à se
créer une clientèle sur une base ethnique et régionale en
passant notamment des alliances avec des notabilités rurales
douteuses. Le coup d’état des militaires qui a mis un terme à
ce jeu - fort heureusement sans répression interdisant la
poursuite des débats - m’est apparu (comme à de nombreux
amis politiques nigériens) une opération en définitive salutaire.
Car la démocratisation nécessaire - condition incontournable
d’un progrès hors des sentiers battus - ne se résume pas dans le
choix entre l’autocratie du parti unique et le pluripartisme de
pacotille.
J’ai découvert le Niger pour la première fois au cours des
années 1960. L’ONU était responsable d’une étude de la
viabilité d’une grande route transsaharienne. Un groupe de
trois « experts » avait été constitué pour cette tâche
comprenant Alain Savary, moi même et un ingénieur des
routes autrichien dont j’ai oublié le nom (il avait été chasseur
de tigres au Bengale). On avait mis à notre disposition un petit
avion - 4 places - avec lequel nous avons parcouru toute la
lisière Sud du Sahara, de Dakar à Fort Lamy en passant par
Saint Louis, Kaedi, Kayes, Bamako, Mopti, Gao, Niamey et
Zinder. Ballade splendide - on volait entre 500 et 1000 mètres,
paysages vus mieux même que par la route. A Niamey nous
fûmes reçus par Boubou Hama, avec toute la délicatesse
propre aux grands du Sahel : pas de discours fatigants à
l’arrivée à l’aéroport, conduits directement dans une villa pour
nous permettre de nous laver, de nous reposer, de déguster (du
caviar !) et de boire (du champagne !) avant le méchoui de
réception à la tombée de la nuit. Echanges de vues avec cet
homme cultivé qui souhaitait le rétablissement des rapports
historiques entre les peuples qui bordent le Sahara au Nord et
au Sud, des rapports détruits par la colonisation, laquelle avait
réorienté les échanges du Sahel en direction exclusive de la
côte du Golfe de Guinée.
Notre rapport était assez simple à rédiger, et en fait n’aurait
pas nécessité le type de promenade que nous avions effectuée.
Mais l’argent international doit être gaspillé pour le prestige.
Et je ne regrette pas cette magnifique ballade. Nous disions
donc simplement que trois bonnes liaisons routières Nord Sud
à travers le Sahara se justifiaient, même si les concepts de
développement extraverti dominants en rendaient l’usage
immédiat fort limité. Mais ces concepts n’étaient ni les nôtres,
ni ceux des pays concernés - officiellement tout au moins. Un
jour viendrait où la mise en oeuvre réelle d’une intégration
africaine, fut-elle à géométrie variable, corrigerait les
distorsions de l’héritage colonial. Alors la route
transsaharienne remplirait des fonctions analogues à celles des
chemins de fer transcontinentaux d’Amérique du Nord et de
Russie. Bon sens historique sans plus.
Dans une autre occasion Isabelle et moi avons eu le plaisir
d’une tournée à travers tout le pays, guidés par Michel Keita,
qui nous a conduit jusqu’au coeur de l’Aïr. L’Aïr, dans le
désert du Niger, est l’une des régions de la planète non
seulement parmi les plus superbes - à mon goût - mais encore
unique. Au fur et à mesure que le Sahara se desséchait, une
faune et une flore des ères anciennes, disparus ailleurs, s’y
concentraient. On y voit donc, à côté de chutes d’eau
inattendues dans cette partie du monde, une végétation sans
pareille ailleurs.
J’avais eu à Paris Vincennes, à la fin des années 1970, un
groupe d’étudiants africains d’une qualité splendide : Oumar
Blondin Diop, Michel Keita, Abdussalam Kane, Alioune Sall.
Intelligents, curieux, cultivés, politisés; ils ont hélas eu, pour
trois d’entre eux, des destins tragiques. Blondin a été tué par
ses gardiens en prison à Gorée, Kane s’est tué dans un
accident d’auto au Mali, Keita est mort brûlé dans sa voiture
qui transportait une bouteille de gaz qui a explosé. Je me
souviens avoir eu à faire passer un oral à Michel Keita, à
Vincennes. Je connaissais si bien ses capacités que l’examen
me paraissait être une formalité inutile. Je lui dis donc
d’emblée sans l’interroger : combien je te donne, 18 ou 20;
allez vite; j’aime mieux consacrer davantage de temps à ceux
des étudiants qui ont besoin qu’on vérifie plus sérieusement
s’ils en savent plus qu’il ne paraît, ceux que la timidité
paralyse par exemple. Modeste, Michel me dit : oh ! 18 c’est
merveilleux.
Sur la route de l’Aïr, à la tombée du jour, nous pensons qu’il
faut commencer à réfléchir au campement nocturne. Rien à
l’horizon. Sauf, voilà, trois chameliers en vue. Cap sur eux. On
descend de la voiture, longues salutations d’usage - il faisait
un froid de canard, de Sahara montagneux. Michel s’essaie
dans toutes les langues, nombreuses, qu’il connaît : Haoussa,
Targui, moi en arabe. Malicieux, les Touaregs restent
silencieux et nous laissent nous enferrer. Puis, dans un superbe
français, l’un d’eux dit : « Nous ne connaissons pas les lieux,
nous sommes ici en week end ». Ils nous ont quand même aidé
à trouver un vague gourbi où, entassés et partageant nos
couvertures, nous avons passé la nuit pas véritablement au
chaud. Ils nous ont également offert de superbes crêpes à la
mode Touareg. Un délice, surtout quand on est affamé. Au
départ le matin nous avons croisé sur la piste une belle jeune
femme endormie à côté de sa chamelle et de son chamelon. Un
tableau superbe. Parvenus au terme du périple, dans le chef
lieu administratif, reçu avec grande hospitalité, on nous offrit
ce que l’on donne à manger aux affamés : une pâte épaisse
faite de dattes, amendes, fromage sec bien pilés ensemble.
Délicieux mais un bloc dans l’estomac qui vous nourrit pour
trois jours. Il suffit de boire dessus du thé toutes les deux
heures pour que celui-ci dissolve lentement la réserve
alimentaire qui apporte à votre sang tout ce qu’il faut pour
survivre… Mais n’étant pas de l’espèce des bédouins qui ne
mangent que de temps en temps, comme leurs chameaux, nous
en avons trouvé la digestion pénible. Sur la route également il
y a, au pied de l’Aïr, la mine d’uranium du Commissariat
Français à l’Energie Atomique. Visite de ces lieux terribles où
les mineurs sont rapidement contaminés par les radiations.
Mais aussi visite d’un jardin absurde, une serre climatisée pour
permettre au jardinier français de ne pas trop souffrir de la
chaleur. On y cultive des tomates, au prix de revient le plus
cher du monde, destinées à la consommation des cadres du
lieu. Les Touaregs bien sûr, cultivent des tomates au soleil, et
leurs femmes les vendent sur le marché !
J’ai également été invité en 1969 par le Président Hamani
Diori, qui imaginait souhaitable une réforme du système
monétaire de la zone CFA-franc français. Diori savait que
j’étais l’une des rares personnes qui partageait ce point de vue
et connaissait pas trop mal les problèmes économiques des
pays de la région. Mes opinions sur le sujet sont connues et
j’en ai fait d’abord un exposé des principes essentiels. D’abord
que la gestion monétaire ne constitue jamais l’aspect premier
des problèmes, elle vient en aval, non en amont, des choix
sociétaires fondamentaux et des stratégies économiques qui
leur correspondent. Ensuite que si les pays concernés voulaient
rompre avec le modèle colonial extraverti et s’engager dans la
voie d’un développement autocentré tant aux échelles des
Etats qu’à celle de la région (en mettant en œuvre une
intégration réelle à cette échelle), le système de la zone franc
tel qu’il existait ne conviendrait pas. J’avais bien sûr
l’intention d’aider à la réforme, non de proposer « tout ou
rien ». Je développais donc un projet qui me paraissait
acceptable dans le sens qu’il ouvrirait des marges de
mouvement pour ceux des pays qui amorceraient un
développement social plus marqué comme pour l’amorce
d’une intégration régionale, sans gêner les autres. Dans ce sens
également que dans la métropole française et au sein de la
communauté européenne on pourrait trouver des alliés
soutenant le projet, inacceptable seulement pour les ultras
nostalgiques de la colonisation. Le projet envisageait donc des
monnaies nationales pour chacun des pays du groupe, des taux
de changes fixes mais révisables entre ces monnaies et le franc
comme entre elles. Je pensais en effet que le CFA était
surévalué, mais dans des proportions déjà différentes d’un
pays à l’autre et appelées à l’être de plus en plus, puisque les
politiques nationales de développement et leurs résultats
différaient eux mêmes. J’insistais pour que l’on comprenne
qu’une dévaluation n’est pas une honte en soi, mais qu’il faut
la maîtriser et non pas se placer en situation de se la voir
imposée, par le « marché », par le Trésor français ou par le
FMI. Le système conserverait une dimension régionale forte,
que je proposais de renforcer graduellement par l’union
douanière et l’adoption de systèmes fiscaux aussi proches les
uns des autres que possible, par la gestion commune
éventuelle d’une fraction des réserves de devises, par la liberté
des transferts. Il resterait également ouvert, conserverait un
lien privilégié avec la zone franc - le Trésor français garantirait
la liberté des transferts et la fixité des changes, mais ses
garanties seraient négociées et conditionnelles. Je proposais
d’ouvrir le système dans deux directions : par l’adhésion
éventuelle complète ou limitée - d’une part de pays hors zone
CFA (Nigeria et Ghana), et d’autre part des Trésors d’autres
pays européens et/ou par l’adoption d’une clause de la
convention de Yaoundé (celle de Lomé n’était alors qu’en
cours de préparation) établissant une institution monétaire
euro-africaine chargée de négocier ces garanties collectives. Je
crois que si je devais faire aujourd’hui des propositions
concernant l’avenir des relations monétaires entre le CFA, les
autres monnaies africaines et l’Euro, je ne m’éloignerais pas
beaucoup de ce projet vieux de quarante ans !
Hamani Diori était personnellement convaincu par mon
analyse. Mais il lui restait à convaincre la Côte d’Ivoire et le
Sénégal, dont les réponses furent négatives sans réserves.
Comme celle de la France de l’époque d’ailleurs. Le projet est
donc tombé à l’eau, et l’évolution lente mais sure vers la
catastrophe s’est poursuivie. Aujourd’hui personne n’est
préparé, ni en France, ni dans l’Union Européenne, ni dans les
pays de l’UMEOA et de l’UMEAC, ni dans les autres pays
africains, à affronter l’avenir inconnu de l’Euro, de ses
rapports au dollar, de sa solidité interne. Et personne ne sait
comment la nouvelle convention de Cotonou règlera ces
problèmes, ou plus exactement - puisqu’elle les a évacuées de
la négociation - comment les « choses » évolueront.
L’éclatement désordonné des zones monétaires africaines
actuelles est dès lors à l’ordre du jour du probable, à
l’occasion de la prochaine dévaluation, qui a de bonnes
chances d’être aussi peu maîtrisée que la précédente !
Le Nigeria me fait toujours penser à une sorte de monstre
marin, ou d’animal de la préhistoire ou encore d’une usine à la
Dubout. Important non seulement par sa population,
équivalente à celle de quinze autres pays africains, mais
surtout par sa densité respectable. Celle-ci n’est pas le produit
du hasard mais le legs de l’histoire des Etats anciens qui ont
formé son territoire et qui revèle de grandes potentialités,
jusqu’ici totalement gaspillées. Une énorme machine
antédiluvienne à rendement presque nul, un conglomérat
d’intérêts non pas nécessairement conflictuels (qui auraient
fait disparaître la Fédération) mais indépendants les uns des
autres et qui, de ce fait, réduisent le pouvoir central à leur
dénominateur commun presque nul. C’est donc à sa manière le
modèle de l’espace d’un marché sans Etat, l’idéal pour le
laissez faire du capitalisme libéral, ici donc du
compradorisme. Les interventions de cet Etat ne sont pas
absentes en apparence. Mais elles sont toujours contournables
parce que l’Etat est privatisé; il est lui même le lieu de la
confrontation et du marchandage entre ces intérêts, de leur
« compétition ». Un système qui contraint la politique à ne
s’alimenter que de démagogies, assaisonnées de violences
mafieuses.
Un pays toujours passionnant à visiter, mais laissant toujours
(tout au moins à moi) le sentiment amer du gaspillage et de
l’impossible. Lagos, dominée par les rackets de toutes natures
depuis les douaniers de l’aéroport, les taxis et les hôteliers,
Ibadan, où l’IDEP a organisé en 1973 un séminaire sur son
campus très british, isolé et ignorant de ce qui se passe en
ville, de l’autre côté de ses murs d’enceinte, Kano qui, comme
Djenné, Tombouctou ou Zinder mais à une échelle dix fois
plus importante, rappelle à l’ignorant qu’il y avait des villes
avant la colonisation, ne passent pas inaperçues.
Pourtant ni les forces populaires organisées (les syndicats
ouvriers entre autre), ni le monde des intellectuels critiques et
productifs ne sont absents ou inactifs. C’est le poids de ces
contre-forces populaires et idéologiques qui a préservé la
Fédération de l’éclatement, même pendant l’horrible guerre du
Biafra. Plus que celui des revenus pétroliers qui, au contraire,
alimenteraient plus aisément le régionalisme de ceux qui
pourraient espérer les accaparer, avec la bénédiction des
capitaux transnationaux.
L’Ouganda et la Zambie
L’avancée tanzanienne malgré ses limites a joué un rôle
positif, encourageant le changement en Ouganda et en Zambie.
L’Ouganda est un pays extrêmement compliqué. Les
Britanniques ont manipulé avec succès un conflit curieux en
cette région entre les Catholiques et les Protestants, entre le
Royaume du Buganda et les peuples nilotiques sans Etat. Ils
ont fabriqué un système de lois, de formes administratives et
une constitution telles que rien ne puisse marcher après leur
départ. D’où les mascarades successives du premier régime
Obote, du célèbre Idi Amin puis le retour d’Obote dans les
fourgons de l’armée tanzanienne. Il reste que les camarades
ougandais réfugiés à Dar, et au premier chef celui qui s’est
imposé comme leur leader - Museveni - ont pensé et mis en
oeuvre l’amorce d’une réponse progressiste au « défi
ougandais ». Ils ont organisé une guérilla, traversant le lac
Victoria au péril de leurs vies, et finalement libéré le pays. La
formule politique de gestion du pays était originale et pouvait
ouvrir des possibilités intéressantes. Cette formule était : ni
parti unique (qui serait fatalement créé par en haut et
bureaucratisé dès la naissance), ni pluripartisme (qui serait
nécessairement accaparé et manipulé par les clans petits
bourgeois de la politique ougandaise traditionnelle). A la
place, non pas le vide mais l’encouragement aux fractions du
peuple à s’organiser, élire des représentants etc.. Je n’ai pas
visité l’Ouganda depuis sauf à l’occasion de l’assemblée du
Codesria en 2002. Mais tout le monde sait que ce “projet” n’a
jamais été mis en oeuvre. Parmi mes amis ougandais,
Mahmood Mamdani et Dan Nabudere sont fort critiques de la
réalité, avec de trés bons arguments.
La Zambie a glissé elle aussi, sous la houlette d’un autre
pasteur protestant - Kenneth Kaunda - au « socialisme
africain », dans une version populiste évidemment, mais
semble-t-il peu contestée à gauche, en dépit de la puissance
apparente des syndicats des mineurs de cuivre. Nos amis
intellectuels critiques - Derrick Chitala et Gilbert Mudenda -
se trouvaient de ce fait passablement isolés.
En coopération avec l’association des Sciences politiques de
l’Afrique australe - la branche la plus active de l’AAPS
(African Association of Political Science) nous avons tout de
même organisé un colloque à Lusaka, dans l’espoir que celui-
ci contribuerait à ouvrir quelques débats. Nous étions -
Isabelle, Amoa, moi et quelques autres - arrivés à Lusaka un
vendredi et le colloque s’ouvrait le lundi. Logés au campus,
loin de la ville comme il se doit, nous avions requis le minibus
pour nous faire visiter Lusaka pendant le week end. Il n’y a
rien à voir nous dit le chauffeur. On ira quand même. Nous
avons pu vérifier que le chauffeur avait bien raison. Les deux
pâtisseries du centre ville (il n’y a pas de cafés bien entendu)
étaient fermées samedi et dimanche. Et aucun autre lieu
public, en dehors des Eglises, qui fonctionnaient bien mais ne
nous intéressaient pas beaucoup. Quant aux quartiers
populaires ils ont été dessinés par les Anglais de manière à
tuer toute vie sociale possible. Des ensembles d’une
monotonie parfaite, chacun d’eux conçu pour une catégorie
sociale bien précise et une seule « ethnie » autorisée à s’y
installer, totalement vides de tout moyen de vie sociale - pas
même de bars - rien, sauf l’Eglise. Le modèle parfait de l’idéal
dit « communautariste ». A chaque communauté sa différence
et son site ! Pas de mélange, ni de classes ni de peuples.
Chacun chez soi. L’horreur donc, qui devrait faire réfléchir
tous les défenseurs du communautarisme à la mode.
Evidemment la seule distraction est alors de boire de la bière
assis sur le bord du trottoir, devant sa porte, de bavarder… ou
de se quereller avec son voisin. Ce modèle d’» urbanisme » est
général dans la région d’Afrique australe. J’en ai retrouvé des
spécimens à Windhoek et au Cap.
La tenue d’une session du Forum Social Africain à Lusaka en
2004 a confirmé mes appréhensions. Il n’y avait pas
d’organisations populaires zambiennes authentiques pour y
participer, mais seulenemnt des ONG douteuses, souvent
soutenues par “la diaspora noire des Etats Unis” – et derrière
elle la CIA! Les ravages produits par le déploiement des
“nouvelles Eglises”, tout également exportées par des Afro
Américains, complètent le triste tableau.
4. LES DESASTRES NEO COLONIAUX
La liste des pays qui sont actuellement les victimes du désastre
colonial que la nouvelle mondialisation au service des
monopoles financiarisés de la triade entraîne nécessairement
occuperait beaucoup de place; car elle concerne les quatre
cinquièmes ou davantage des pays de la planète. J’ai donc
opéré une sélection sévère, réduite à trois exemples, ceux du
Sahel ouest africain (auquel j’ai fait référence plus haut), de la
Somalie et de la corne de l’Afrique, du Rwanda et de la région
Grands lacs-Congo. J’avais en effet participé à quelques
débats d’importance concernant les problèmes de ces régions.
L’Afrique est par excellence la région vouée par le système
dominant à n’être qu’une réserve de ressources naturelles pour
la triade impérialiste (pétrole, minerais, terres agricoles, eau).
Si « l’Afrique » est importante, les peuples africains par contre
constituent plus un obstacle qu’autre chose. Depuis le traité de
Berlin (1885) la stratégie coloniale puis post coloniale
s’emploie à ruiner toutes les tentatives d’industrialisation du
continent, condition incontournable d’un développement
quelconque digne de ce nom. Les systèmes néocoloniaux –
objet des réflexions développées dans ces Mémoires – sont
parvenus à maintenir l’Afrique dans cet état préindustriel fatal.
Et le système de « l’aide » a été conçu à cette fin par le DAC
(le groupe des « donateurs » occidentaux géré par l’OCDE). Je
renvoie le lecteur à la critique décisive que Yash Tandon a
produit concernant la fonction de l’aide dans la stratégie
impérialiste. L’impérialisme n’a rien à offrir aux peuples
africains autre qu’un lumpen-développement à l’origine de
leur paupérisation continue. Et la désagrégation des systèmes
de l’Etat est à son tour favorisée par ce processus. En réponse
aux explosions de colère des peuples l’impérialisme s’emploie
à mettre en place un système de contrôle militaire du
continent. Les objectifs de l’Africa command (le volet africain
du commandement militaire américain) acquièrent de ce fait
une place centrale dans le système mondial contemporain.
La sécession du Nord du Mali dessine cette triste perspective,
que la destruction de la Lybie a rendu possible. Elle constitue
le meilleur prétexte pour permettre l’installation militaire
permanente de l’OTAN dans la région, et garantir ainsi le
contrôle de l’uranium du Niger maintenu dans l’impuissance
par l’aide paupérisante. La guerre civile en Côte d’Ivoire a
constitué le résultat prévisible de ce que j’avais craint (ref.
dans ces Mémoires à mes réflexions sur ce pays). Néanmoins
le succès apparent de la mise en place à Abidjan d’un
gouvernement de fonctionnaires aux ordres de Washington et
de Paris est loin d’être en mesure d’assurer la stabilité. La
décomposition de la Somalie est chose faite. Celle-ci menace
toujours l’Ethiopie, entrée avec la mort en 2012 de son
dictateur pro US (Zenawi) dans une ère de turbulence
probable.
Le génocide rwandais compte certainement parmi les horreurs
les plus impardonnables des temps modernes. Mais la mise en
place du nouveau régime, dominé par les Tutsi quoiqu’on dise
et soutenu par l’Ouganda et les Etats Unis, est loin d’avoir
réglé la question centrale de la coexistence nécessaire des
peuples de la région. D’autant que les régimes de Kigali et de
Kampala nourrissent des ambitions expansionnistes au regard
des provinces orientales du Congo et que le régime de Kabila à
Kinshasa est mal placé pour y résister. La question
démocratique est ici au cœur du défi, et aucun des régimes
dans la région n’est en mesure d’en assurer le progrès. Les
mouvements de révolte des victimes parviendront-ils à
développer une stratégie alternative commune associant la
démocratisation de la société au progrès social ? Seront-ils à la
hauteur du défi que constitue l’exigence d’une large entente
des Etats de la région, seule capable de leur permettre
ensemble de faire face au pillage de leurs importantes
ressources naturelles par les puissances impérialistes, de sortir
du lumpen développement et d’assoir la coexistence des
ethnies sur leurs intérêts communs ?
Sierra Leone et Liberia
L’Institut Africain International, basé à Londres, avait organisé
à Freetown en 1969 une conférence sur le sujet de la
bourgeoisie africaine, à laquelle j’avais été invité. Plus tard
l’échange de vues entre cette institution et l’IDEP a été
poursuivi à Dakar, sur le thème des migrations internes en
Afrique de l’Ouest. L’occasion m’avait donc été donnée de
voir d’un peu plus près ce qu’était cette colonie britannique
curieuse, dont la capitale - Freetown - avait été le centre
d’accueil d’esclaves libérés. Un pays qui à aucun moment de
son histoire n’a trouvé la force de remettre en cause le mode
d’insertion colonial dans la mondialisation. Je n’en garde donc
qu’un souvenir quasi touristique, tant les discussions avec les
intellectuels anglicisés de Fourah Bay, la plus vieille université
de la côte du Golfe de Guinée, étaient dépourvues d’intérêt.
La Sierra Leone est entrée dans un interminable processus de
décomposition; mais personne dans les médias dominants ne
propose d’y voir l’effet de la crise permanente du
néocolonialisme puisque, ici, le socialisme ne peut être rendu
responsable de la catastrophe.
Le Libéria est un autre modèle du même genre. Dans leur
quasi colonie, les Etats Unis ne sont pas parvenus, faute d’être
capables d’aller un peu au delà de la pratique du libéralisme
économique sans contrainte aucune, à mettre en place un
minimum d’institutions publiques qui fonctionnent. Tout est
privé, et du coup rien ne marche. Résultat, comme on le sait, la
décomposition permanente de la société, aujourd’hui livrée à
des gangs de mafieux qui ne valent pas mieux les uns que les
autres et, poursuivant le seul objectif d’accaparer le pouvoir,
s’entretuent et massacrent. Vive le capitalisme libéral ! J’avais
fait une brève visite à Monrovia en 1971, à l’occasion de je ne
sais plus quelle réunion ministérielle ouest africaine où j’étais
invité. Une réunion terne. L’amusement fut la réception du
Président, entouré de gardes du corps, gros, style flics nord
américains bardés d’armes qui portaient leur main sur leur
revolver chaque fois que quelqu’un s’approchait du Président.
Lequel demeurait silencieux. Mais on pouvait voir une petite
bouteille de whisky déformer la poche de derrière de son
pantalon ! Très US !
Comme la Sierra Leone, le Liberia est entré en décomposition.
L’establishment américain a démontré ici qu’il avait été
incapable de produire les concepts et les méthodes d’une
gestion ordinaire efficace d’une petite colonie. Le discours sur
la « bonne gouvernance » - au demeurant un discours plat et
naïf – que les Etats Unis proposent aujourd’hui au monde
entier, avec toute l’arrogance qu’on leur connaît, devrait donc
tout simplement faire sourire.
Le Rwanda
Le Rwanda donne l’exemple tragique de la gestion criminelle
du néocolonialisme compradore. J’avais toujours éprouvé une
répulsion instinctive pour l’option nazi de la petite bourgeoisie
compradore dite hutu, mobilisant le thème raciste antitutsi
pour légitimer son pouvoir, monopoliser la parole au nom des
« masses hutu » et en réalité les placer en coupe réglée. Que
cela dut conduire au génocide - planifié d’ailleurs - était plus
qu’évident. Mais apparemment rien de cela ne génait les
diplomaties occidentales, satisfaites par le libéralisme
économique de ce pouvoir crapuleux. J’avais discuté de la
situation au Rwanda à l’occasion de visites à Kampala et à Dar
es Salaam où, il est vrai, je ne rencontrais que des intellectuels
parmi les réfugiés tutsi, lesquels ne constituent qu’une
minorité (ce qui n’est pas un motif acceptable pour les
massacrer). Nous parvenions à la conclusion que la solution du
problème imposait de diluer l’opposition hutu-tutsi par
l’incorporation des deux pays (Rwanda et Burundi) dans un
ensemble plus vaste comme la Tanzanie (retour aux frontières
du Tanganyka allemand) ou l’Ouganda ou dans une fédération
des quatre. Car dans ce cadre, hutu et tutsi (qu’ils constituent
ou pas deux ethnies, là n’est plus le problème) se
retrouveraient deux parmi dix autres peuples (appelez les
ethnies ou tribus si vous voulez) et la confrontation perdrait de
son acuité. D’ailleurs les hutu et les tutsi des pays voisins (il y
en a) ne s’entretuent pas, pour cette raison. Après le génocide
cette solution est plus que jamais la seule humaine imaginable.
Mais ni les cliques compradores dirigeantes locales dont les
intérêts dépendent forcément de leur accès au pouvoir - ni les
diplomaties occidentales qui espèrent toujours gagner quelque
chose en manipulant les parties en conflit - n’acceptent l’idée
de la disparition de ces deux Etats. On voit mal comment un
concept quelconque de développement autre que la poursuite
indéfinie du modèle néocolonial pourrait se frayer une voie
dans ces pays tant que ce préalable n’aura pas trouvé de
réponse.
Rwanda : Vingtième anniversaire du génocide, 1994 – 2014
Mes visites de Kigali dans le passé ne m’avaient jamais
convaincu des bienfaits du régime issu de ce qu’il prétendait
avoir été « la révolution paysanne hutu ». Et le génocide de
1994 ne m’a pas surpris (l’Eveil du Sud, pages 187-88). Mais
vingt ans plus tard l’odieuse dictature militaire des Tutsi de
Kagame ne me paraît guère meilleure, comme je l’explique
dans le texte qui suit, que j’ai immédiatement transmis aux
démocrates et progressistes de Dar es Salam.
Vingt ans après, la lumière n’est toujours pas entièrement faite
sur l’attentat contre l’avion de l’ancien président du Rwanda,
Juvénal Habyarimana. Cet événement a été immédiatement
suivi par le génocide des Tutsis par les milices hutus.
Deux hypothèses restent à ce jour possibles : 1) l’avion a été
abattu par des extrémistes hutus, prétexte à la fois pour lancer
le nettoyage ethnique planifié et se débarrasser du président
rwandais qui, après les accords d’Arusha (qui avaient donné
vie à un gouvernement de transition), devait, logiquement s’y
opposer; 2) l’avion a été abattu par des membres du Front
populaire du Rwanda de Paul Kagamé, désireux d’éliminer
Habyarimana, un des acteurs clefs de la montée du racisme
anti-Tutsi, et de la guerre contre le FPR - et qui aurait de
surcroit pu bénéficier de la réconciliation promue à Arusha et
espérer voir son parti ou ses alliés Hutus se maintenir au
pouvoir après des élections multipartites. Quitte à prendre le
risque de déclencher des représailles contre les civils tutsis,
dont le FPR aurait sous-estimé l’ampleur, mais justifiant une
éventuelle rupture des accords de paix et l’offensive contre le
pouvoir de Kigali depuis le territoire ougandais.
Cette tragédie n’est pas une guerre ethnique, comme on le dit
habituellement. Hutus et Tutsis appartiennent à la même
nation, parlent la même langue, ont la même religion. Hutu est
le nom donné à la majorité (85 %) des paysans soumis à
l’aristocratie Tutsi, que les colonisateurs allemands puis belges
ont cru bon devoir consolider en tant que groupe dominant.
Déchargés des travaux agricoles, ils étaient propriétaires du
bétail et consacraient leur temps à administrer le pays. Un
système similaire aux castes hindoues, sans être aussi
extrême : les mariages mixtes étaient autorisés. Le mouvement
de libération nationale a été, pour cette raison, quelque peu
désorienté. Comme partout ailleurs, les classes privilégiées
locales (ici les Tutsis) ont épousé les revendications
d’indépendance dans l’espoir de préserver leur position
dominante, tandis que de nombreux dirigeants hutus
conjuguaient leur exigence d’indépendance avec des
revendications sociales ayant pour objectif la suppression des
privilèges des Tutsis. Au Burundi, un compromis a été
(momentanément) trouvé entre les deux points de vue, mais
pas au Rwanda, où, peu avant l’indépendance, les Hutus
s’emparèrent du pouvoir avec l’appui de dernière minute de la
puissance coloniale qui espérait ainsi favoriser la stabilité
future du pays, désormais entre les mains de la majorité de ses
citoyens. Suivirent des pogroms anti-tutsi et l’exil, par vagues
successives, de milliers de tutsis dans les pays voisins,
notamment en Ouganda, d’où, trente ans plus tard, fut formée
une « armée” pour la libération du Rwanda, avec le soutien de
leur pays d’accueil et des États-Unis.
La France, la Belgique et États-Unis étaient présents dans la
région et partagent donc la responsabilité de cette tragédie. En
particulier la France et la Belgique, qui soutenaient le régime
hutu de Kigali et ne pouvaient certainement pas ignorer que
les extrémistes planifiaient un génocide, dont des nombreux
signes étaient déjà réels. Les accords d’Arusha, signés en aout
1993, prévoyait certes le partage du pouvoir dans toutes les
institutions publiques, y compris l’intégration de l’armée du
FPR à presque égalité avec l’armée rwandaise de
Habyarimana, mais il aurait cependant abouti en un processus
électoral inclusif d’où le FPR n’aurait pu sortir vainqueur. Or,
sous différents prétextes, Kagame n’accepte toujours pas de
procédés démocratiques et gère son pouvoir d’une main de fer.
Les puissances occidentales ne convoitent pas les modestes
richesses du Rwanda, mais bien celles immenses de la RDC
qui recèle nombre de minerais rares. Efficace et aguerrie,
l’armée rwandaise, qui a longtemps exercé un contrôle direct
ou indirect sur l’Est de la RDC, peut de ce fait être un atout
pour ceux ayant des visées sur ces riches régions. Il y a eu des
tensions entre les Etats-Unis, la France et la Belgique jusqu’à
ce que les Européens paraissent accepter un commandement
américains de la région. Mais cette sujétion pourrait être
remise en question. Les pays africains sont eux-mêmes divisés
au sujet du rôle du Rwanda. Soutenu surtout par l’Ouganda, le
principal allié de Washington dans la région, le Rwanda est en
train de perdre l’appui de pays comme l’Afrique du Sud, à
présent aligné avec le Zimbabwe ou l’Angola, qui penchent
ouvertement du coté de Kinshasa.
Le cas du Rwanda est quoi qu’il en soit dramatique. Il n’y a
aucun signe montrant que l’ensemble de la région puisse un
jour sortir des guerres et du chaos, ce qui autorise l’ingérence
impérialiste permanente et le pillage des ressources,
notamment congolaises. La seule solution admissible serait de
diluer l’héritage de violence du Rwanda à travers la
construction d’une sorte de vaste « confédération » de la
région des Grands lacs, intégrant le Rwanda, le Burundi, la
Tanzanie, l’Ouganda et la République démocratique du Congo
(il y a des minorités Hutus / Tutsis dans tous ces pays), avec
un projet souverain commun aussi éloigné que possible des
puissances occidentales. Une tâche immense pour les forces
populaires et démocratiques dans la région. Nous sommes
revenus à la case départ; nous reprenons aujourd’hui ce que
nous pensions déjà être la seule solution raisonnable pour la
région il y a trente ans, dans nos débats de Dar es Salam !
La dérive rwandaise ne concerne pas seulement ce pays. Elle
s’inscrit dans « les sables mouvants du néo colonialisme » par
lesquels je qualifiais le mode de gestion politique du Congo et
de la région. La reconquête du Congo par Kabila trouve sa
place dans ce cadre. Aucun des régimes de la région n’a
imaginé en expulser les monopoles miniers financiers
impérialistes avides de pillage; ils ont seulement cru pouvoir
les utiliser les uns contre les autres pour mettre dans leurs
poches personnelles (pas même celles de leur Etat) les dessous
de table d’accompagnement de leurs retournements successifs.
Sujets de nombreuses discussions que j’ai eues avec entre
autre George Ntalaja Nzongola et Kankwenda Mbaya.
François Houtart qui suit de près l’évolution des mouvements
populaires au Congo peut en dire davantage.
La récente explosion de guerre dite civile (en fait des combats
entre milices à la dévotion des uns ou des autres) en
République centrafricaine n’est rien d’autre qu’une
manifestation supplémentaire de l’impasse dans laquelle le
pillage impérialiste a enfermé les pays de la région.
La Somalie : un pays effacé de la carte des nations
La Somalie constitue un autre exemple dramatique d’une
société fragile que la compradorisation a émietté au point d’y
faire disparaître le minimum de solidarité nationale sans
laquelle aucun progrès n’est concevable.
Pourtant la Somalie disposait au départ de deux atouts non
négligeables. Le premier est que sa population, bien que
partagée en tribus et clans, constitue un ensemble ethno-
linguistique fort. Cette réalité ethnohistorique n’est pas arabe,
bien que musulmane. Elle est somali. L’option en faveur de
l’alphabétisation dans cette langue était de nature à renforcer
la vigueur du sentiment national, et pour cette raison je crois
qu’elle était positive. La catastrophe a commencé lorsque la
classe dirigeante compradore a fait adhérer la Somalie à la
Ligue Arabe, et s’est proclamée elle même « arabe ». Le motif
en était strictement opportuniste : bénéficier de l’afflux de
capitaux séoudiens ! Mais les effets ont été désastreux: la
proclamation de l’arabité de la nation a semé la confusion, le
désarroi, détruit le sens de la communauté somali et par là
même redonné un poids excessif aux appartenances tribales et
de clans. La fausse arabité ne pouvait pas fonctionner comme
une force unifiante comme opérait l’option somali; au
contraire elle a immédiatement fonctionné comme une force
centrifuge. Le second atout était l’option dite socialiste, fragile
certes, mais peut être néanmoins et en dépit de toutes ses
limites, porteuse d’un renforcement éventuel du sens de la
communauté nationale en lui donnant une dimension de
solidarité sociale. Cette option n’allait pas pouvoir résister au
choix artificiel de l’arabité et aux pressions de l’Arabie
séoudite qui lui furent associées.
Le séminaire que l’IDEP a organisé à Mogadiscio a été l’un
des lieux du débat sérieux concernant ce double défi, national
et social. Il a été de ce fait une date remarquée dans l’histoire
intellectuelle et politique du pays. Ce sont d’ailleurs les
meilleurs penseurs politiques somaliens - Mohamed Aden,
Ibrahim Meygaag Samatar, Weira -, idéologues et
organisateurs de la modernisation de cette nation tout à fait
remarquables qui nous ont véritablement instruit sur ces
problèmes de fond dont on ne parle jamais. Ces militants,
parce qu’ils associaient leur option nationale à une vision
sociale progressiste, ont payé leurs convictions par de longues
années de prison. Jusqu’au jour où Syad Barre, ayant à faire
face à l’Ethiopie - à l’époque (avant 1974) gouvernée par le
négus et soutenue par les Etats Unis - crut possible de trouver
un allié dans l’URSS en se proclamant lui même soudainement
« socialiste ». La fragilité de tout ce fatras d’opportunisme - le
socialisme verbal, l’arabité artificielle, le soutien militaire
soviétique, celui financier de l’Arabie saoudite - est à l’origine
du désastre. D’ailleurs le jour même où l’Ethiopie se déclarait
socialiste, Syad Barre répudiait officiellement cette
qualification et passait dans le camp des Etats Unis.
Dans ces conditions l’émiettement économique, produit
naturellement comme toujours par l’économie néo-coloniale,
se trouvait renforcé par l’effondrement de la tentative de
construction nationale assise sur un minimum de solidarité
sociale. La guerre des clans s’ouvrait. Syad Barre, toujours en
parfait opportuniste, choisissait de s’y inscrire à fond en
donnant à son clan le monopole du pouvoir. Et la
décomposition continue…J’avais été invité à Mogadiscio une
seconde fois, à l’occasion du sommet de l’OUA. Un sommet
dont je ne me souviens plus tant il fut terne. Les questions
essentielles, pour la discussion desquelles j’avais été invité
avec d’autres intellectuels africains, furent toutes évacuées de
l’ordre du jour. La suite est connue. Epuisée par les querelles
des seigneurs de la guerre, la Somalie est devenue un terrain
favorable pour une relève par l’Islam politique, enfonçant
davantage le pays dans l’impasse.
J’avais déjà qualifié la dérive du gouvernement de Syad Barre
de « désastre colonial » et écrit : « la Somalie est devenue un
terrain favorable pour une relève par l’Islam politique,
enfonçant davantage le pays dans l’impasse ». Le texte qui suit
en dit simplement davantage sue ce processus d’effacement de
l’Etat et de la nation somaliennes ?
La première République, de 1960 à 1969, était une démocratie
électorale pluripartiste, néanmoins néocoloniale; elle décevait
tous ceux qui attendaient mieux de l’indépendance. Le coup
d’Etat de Syad Barre (1969) a été de ce fait bien reçu par le
pays.
Le régime était en fait « national populaire » et ses réalisations
de 1969 à 1982 ont fondé sa légitimité. Le régime a jeté les
bases d’une rénovation de la nation somali par un
développement de l’éducation dans la langue nationale. C’était
par là même reconnaître la réalité fondamentale de l’identité
nationale : les Somali ne sont pas des « Arabes »; ils
constituent une nation africaine avec sa langue et sa culture
propres, par ailleurs musulmane. Le développement
économique – si modeste ait-il été –, celui des services
administratifs et sociaux fournissait une base à la constitution
de classes moyennes, donnant au régime de ce fait une bonne
légitimité. Certes ce régime n’était pas « démocratique » au vu
du critère occidental, puisque fondé sur le Parti unique, mais
surtout non intégralement « ouvert » au capitalisme comme
l’étaient d’autres régimes africains de parti unique (Côte
d’Ivoire, Malawi) non qualifiés, eux, de « non
démocratiques » ! Mais le régime n’était pas non plus
« démocratique » dans un sens plus élevé. Il était confronté à
une réalité historique : l’importance des clans dans la
définition des identités multiples de la nation somali. Comme
beaucoup d’autres régimes confrontés à la multiplicité
« ethnique » le régime se contentait de nier le fait et de traiter
les résistances « claniques » par la répression. Il en allait de
même concernant l’Islam, auquel le régime – sans être « laïc »
au sens vrai du terme, en dépit d’avancées dans cette direction
sur les questions du code de la famille, moins défavorable aux
femmes – refusait le droit d’être politique. Ce « despotisme
éclairé », s’il avait été soutenu par l’extérieur – au lieu d’être
combattu par lui – aurait sans doute créé des conditions moins
défavorables pour une évolution possible en direction de la
démocratisation de la société et de la politique.
A l’époque l’Ethiopie de Mengistu, le Yémen du Sud, les
résistants érythréens, partageaient un dénominateur commun –
anti impérialiste et populaire – qui aurait pu constituer un atout
pour les rapprocher. Ce que Fidel Castro avait alors proposé :
construire une grande « confédération » (Ethiopie, Erythrée,
Somalie, Yémen) équilibrée en termes nationaux et religieux.
Des avancées dans cette direction auraient renforcé la position
de cette région dans sa confrontation avec les ambitions des
puissances impérialistes et donné plus d’ampleur à sa base de
développement. Cela n’a pas été la voie choisie par les
partenaires de la région. En réponse à l’épuisement rapide de
leurs possibilités les régimes ont préféré choisir la carte du
« nationalisme » étroit pour redorer leur blason, s’engageant
dans la guerre de l’Ogaden de 1981. C’est alors que Syad
Barre a brutalement « retourné sa veste », abandonné le
« socialisme » (et le soutien soviétique) troqué contre celui de
l’Arabie Saoudite et des Etats Unis. Le second temps du
régime de Barre (1982- 1992) ne peut donc être confondu avec
son premier temps. Le régime glissait vers « l’ouverture »
(notamment aux capitaux séoudiens) tant appréciée par les
puissances impérialistes. En même temps ces puissances
cessaient de lui reprocher ses méthodes de répression violente,
qui pourtant s’aggravaient, incitant à la révolte les clans exclus
du pouvoir. La pénétration de l’Islam politique, soutenue par le
nouvel allié Séoudi allait alors pouvoir s’épanouir, avec,
encore une fois, la bénédiction de Washington.
Ce qui a suivi était inéluctable : l’effondrement de l’Etat, les
guerres claniques et les seigneurs de guerre, l’implantation de
mouvements se réclamant de l’Islam politique, la dégradation
des conditions de vie élémentaires, la destruction des classes
moyennes, et en fin de compte la piraterie. Les Etats Unis ont
tenté une intervention directe. Mais celle-ci a seulement
démontré leur incapacité militaire et politique à mener à bien
cette « opération de police ». Douze GIs tués et ce fut la
débandade ! Washington a alors eu recours à l’Ethiopie, passée
dans son camp après la chute de Mengistu. Mais bien que
l’entrée des armées éthiopiennes en Somalie ne se heurtait à
aucun obstacle sérieux, les nouveaux occupants, qui
s’avéraient incapables de mettre en place un gouvernement
stable, ont été contraints à leur tour de se retirer. Les résultats
de toutes ces tentatives de « stabiliser » la Somalie ont donc
été nuls. Sans doute la piraterie dans l’Océan Indien fait-elle
désormais problème. Encore doit-on rappeler ici que cette
piraterie vient en réponse à une autre qui l’a précédé : le
pillage des ressources halieutiques et leur destruction par la
pollution de l’Océan désormais sans restriction faute d’Etat
somalien pour faire respecter les lois internationales. Les
populations somaliennes de pêcheurs, qui en sont les victimes,
n’avaient alors guère d’autre alternative que de celle de se
livrer à leur tour à la piraterie. Certes, dans les conditions du
chaos qui règne dans le pays, de nouveaux Seigneurs de la
guerre se sont trouvés en mesure de racketer cette piraterie.
Le chaos sans solution se dessinant à l’horizon visible se
prolonge en Somalie. Alors ? La « communauté
internationale » pourrait-elle imposer une autre solution ? J’en
doute fort. D’abord parce que cette « communauté
internationale » autoproclamée n’est rien d’autre que
Washington, soutenu par ses alliés subalternes européens et
japonais. La seule solution possible au chaos somalien ne peut
être apportée que par la communauté africaine, en particulier
celle qui pourrait être constituée par les pays de la région. Les
propositions qui avaient été faites en leur temps par Fidel
Castro paraissent de ce fait d’une actualité évidente. Mais ici
encore les conditions ne sont plus ce qu’elles étaient à
l’époque où ces propositions furent avancées. Dans l’état
actuel des choses Addis Abeba n’est pas intéressé par la
reconstruction d’un Etat somalien viable. Or l’Ethiopie est, et
restera, le centre de gravité de la région. C’est le seul Etat
digne de ce nom par sa masse et la tradition de sa culture
politique. La preuve en a été donnée par l’échec du projet
d’éclatement du pays sur des bases « ethniques », comme
Washington l’avait envisagé et qui a été mis en échec par le
peuple éthiopien. Une renaissance éthiopienne reste, de ce fait,
possible. Bien que la formulation puisse paraître paradoxale, la
reconstruction d’un Etat somalien viable dépend largement de
la renaissance d’une Ethiopie unie, forte, indépendante,
capable d’aller de l’avant dans une ligne de développement
populaire, une Ethiopie capable de ce fait de prendre des
initiatives et d’entraîner dans cette voie les autres pays de la
région.
5. L’AFRIQUE DU SUD APRES L’APARTHEID : UNE
NATION EMERGENTE ?
L’Afrique du Sud est une sorte de microscosme du système
capitaliste mondial, réunissant sur un même territoire des
caractères propres à chacun des quatre « mondes » du système
global. Elle comporte une population - blanche - qui, de par
son mode et son niveau de vie, appartient au « premier »
monde. Un humoriste aurait remarqué que le comportement
vigoureusement « étatiste » de la minorité blanche pouvait se
comparer avec celui du « second » monde, aujourd’hui
écroulé, celui que l’on appelait socialiste. Quant aux
populations des cités réservées aux Noirs et aux métis, elles
appartiennent au Tiers-Monde moderne industrialisé, tandis
que les paysans qualifiés de « tribaux » et enfermés dans les
Bantoustans, ne diffèrent pas notablement des communautés
paysannes de ce que l’on appelle maintenant le « quart-
monde » africain.
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, les Boers ont
pris en charge la responsabilité de la gestion de ce système en
s’emparant du pouvoir d’Etat; ils lui ont donné un nom :
l’apartheid, et en plus, une justification idéologique pour
couvrir les pratiques déjà en vigueur du racisme codifié en
lois. La période suivante, le demi-siècle aujourd’hui achevé a
été caractérisée par un processus d’industrialisation des
périphéries du système global. En Afrique du Sud, la classe
dirigeante a développé dans ce contexte son projet de réaliser
une ascension au sein du système mondial au moyen d’une
industrialisation protégée et soutenue par l’Etat. L’apartheid
était, à cet égard, parfaitement rationnel. Que la main-d’œuvre
soit à très bon marché ne crée pas nécessairement un problème
pour assurer des débouchés à la production : la demande peut
être créée en accroissant les revenus distribués à la minorité
non productive ou peu productive et en accroissant les
exportations destinées à payer les importations exigées pour
l’efficacité globale de l’industrie. La théorique libérale qui
présentait l’apartheid comme s’il était en conflit avec le
capitalisme - comme si capitalisme équivalait à liberté et
égalité ! - était totalement à côté de la question.
En fait les résultats économiques du projet « historique » sud
africain ne sont pas très brillants : l’industrie sud africaine a
échoué totalement dans sa quête de la « compétitivité ». Ses
exportations industrielles (non minières) sont négligeables,
dirigées vers les marchés captifs de l’Afrique australe. Et
pourtant le régime sud-africain, en dépit de son ignominie, a
bénéficié d’un soutien exceptionnel, tant financier
qu’économique, politique et militaire, de la part des Etats
Unis, de la Grande Bretagne, de toute l’Europe occidentale.
On n’en voit d’autre explication que le préjugé raciste, ce qui
peut jeter quelque lumière sur le fait que l’échec de
l’industrialisation sud-africaine n’est pas reconnue par des
institutions internationales du type de la Banque Mondiale
alors que des échecs de ce genre de la part de pays qui l’ont
tenté alors qu’ils se heurtaient à l’hostilité des puissances
occidentales - c’est par exemple, le cas de l’Egypte ou de
l’Algérie - sont commentés jusqu’à la nausée par les médias
dominants. En fin de compte, du point de vue du système
global, l’Afrique du Sud continue d’être un exportateur de
productions primaires. Dans le même temps, les Bantoustans
restent une des zones les plus misérables du « quart-monde »,
incapables de garantir même une survie minimale à leurs
habitants. Cet échec a été essentiellement dû à la résistance
croissante, de la classe ouvrière noire, sur ses lieux de travail
et dans les « cités », et à la capacité politique de ses
organisations (ANC, parti communiste, syndicats de la
COSATU, et autres) qui ont agi avec efficacité et qui ont su
faire obstacle à toutes les tentatives de « légitimer » les
Bantoustans, y compris auprès des habitants de ces territoires.
La page de l’apartheid tournée, pour l’avenir deux lignes
s’opposent et s’opposeront longtemps. Le capital dominant,
étranger et local, et ses nouveaux alliés (la bourgeoisie noire
d’accompagnement en formation) prétendent qu’avec la
démocratie politique non raciale tous les problèmes sont
réglés. Ce qu’on demande maintenant à la classe ouvrière
noire, c’est « d’accélérer » la marche vers la « compétitivité ».
Ce que le capitalisme, avec le soutien actif de tout l’Occident,
n’a pas pu réussir, la classe ouvrière devrait le faire aussi vite
que possible et bien sûr en supporter le coût principal !
En opposition à un tel projet les forces progressives continuent
le combat pour une démocratie véritable qui puisse être le
moyen de réaliser les changements sociaux - même si de tels
changements seront difficiles et prendront du temps, peut être
30 à 50 ans. Les conditions pour de tels changements sont les
suivantes : 1°) Une interprétation suffisamment unitaire de la
constitution permettant la réallocation des revenus et des
investissements au niveau de la République; 2°) un effort du
développement considérable dans les zones rurales arriérées,
qui devrait aller de pair avec la perspective à long terme d’une
redistribution interne de la population. Cela est absolument
indispensable pour créer un front populaire uni rassemblant
ouvriers et paysans et mettant en échec toute tentative de les
opposer les uns aux autres. 3°) Une réforme agraire dans les
zones rurales occupées par les fermiers blancs, au bénéfice du
prolétariat rural africain, et le soutien à une expansion des
petites exploitations agricoles noires. Car le « succès » de
l’agriculture blanche d’Afrique du Sud que les médias exaltent
tant, est en réalité fondé sur l’exploitation d’une main
d’oeuvre pratiquement réduite à une condition d’esclavage, et
par l’énorme désastre écologique lié à un gaspillage intense de
la terre. 4°) Une redistribution des revenus salariés au bénéfice
des ouvriers de la majorité noire qui sont les travailleurs
productifs - en même temps qu’une amélioration de leurs
conditions d’existence, notamment dans le domaine de
l’éducation dont l’état est déplorable; l’éradication du sida qui
s’impose comme priorité première de tout programme de santé
publique; en compensation, la réduction des frais de l’entretien
d’un grand nombre d’individus improductifs de la minorité
blanche. 5°) Une restructuration graduelle du secteur industriel
du pays. Non pas dans la perspective de l’exportation
compétitive. La priorité est toute autre; elle est de restructurer
le système productif en vue de lui permettre de répondre aux
changements sociaux liés à la redistribution des revenus;
autrement dit, fournir davantage de biens de consommation
populaire, être en mesure de satisfaire les besoins
correspondant à un meilleur système productif dans les zones
rurales, une meilleure capacité de satisfaire les besoins de
logements à l’usage des masses. Mais aussi, moins de
production gaspillée pour satisfaire les besoins de
consommation de la minorité, par exemple, la production
insensée d’autos privées et autres produits de luxe. Sans
exclure l’amorce de changements nécessaires pour améliorer
la capacité exportatrice du pays, il faut accepter que l’objectif
de compétitivité ne peut être raisonnablement atteint qu’à plus
long terme. Dans l’intervalle, l’économie politique d’une
démocratisation véritable implique ce que j’appelle
« déconnexion », que cela plaise ou non. Tels sont à mon sens
les enjeux d’une démocratisation véritable. L’alternative
proposée repose sur deux piliers essentiels : 1. Plus
« d’ouverture » et 2. Une solution politique quasi fédérale.
C’étaient exactement les deux ingrédients de l’économie
politique de la Yougoslavie, que la Banque Mondiale saluait
avec enthousiasme. Nous voyons aujourd’hui à quoi ils ont
conduit…
J’ai été plusieurs fois déjà en Afrique du Sud, depuis qu’il m’a
été possible de m’y rendre, c’est à dire à partir de 1991. Invité
par les partenaires africains du CODESA (la Conférence pour
la Démocratie en Afrique du Sud, qui négociait avec le régime
de transition de de Klerk la nouvelle constitution) - l’ANC, le
Parti Communiste et COSATU (les syndicats) - j’ai donc eu
l’occasion de discuter des problèmes évoqués plus haut avec
de nombreux camarades de ces organisations comme avec des
militants de nombreuses associations populaires. Invité
également par les universités de Johanesburg, du Cap et de
Durban, notamment à l’occasion du Congrès de Sociologie
tenu à Umtata, et par des intellectuels engagés dans les luttes
politiques, j’ai poursuivi évidemment ces discussions dans ces
milieux divers. Actif au sein du Forum du Tiers Monde, Hein
Marais est l’auteur d’un ouvrage de qualité portant sur tous ces
débats (H. Marais, Limits to Change; 1998). Aucun de ceux-ci
n’est clos. En Afrique du Sud, la lutte continue.
L’organisation de la conférence des Nations Unies contre le
racisme, tenue à Durban en septembre 2001, avait été
l’occasion d’une manifestation de solidarité spontanée des
peuples africains et asiatiques, notamment autour de la
Palestine, qui avait fait grincer les dents des puissances
occidentales et de leurs serviteurs. A cette occasion l’adresse
que j’avais prononcée à la conférence dite de la société civile –
et que j’avais intitulée « Mondialisation ou apartheid à
l’échelle mondiale ? » - a fait, je crois, son effet, comme en
témoigne le texte des projets de résolutions finales mais
surtout l’honneur que m’a fait le Parlement sud africain de
venir la présenter à l’une de ses sessions à Capetown. Cela
tombait exactement le 11 Septembre.
L’Afrique du Sud, libéré de l’odieux apartheid, est désormais
confrontée à son véritable défi formidable : comment aller au-
delà de la démocratie pluriraciale de façade pour transformer
en profondeur la société? Les options du gouvernement de
l’ANC ont jusqu’ici éludé la question et ont choisi de ne « rien
changer », voire de renforcer le rôle sous impérialiste de
l’Afrique du Sud, toujours dominée par les monopoles miniers
anglo-américains. Le magnifique ouvrage de notre collègue
Hein Marais (Reinforcing the mould), auquel j’ai fait référence
plus haut, analyse l’impasse que représente cette option. La
page est-elle en voie d’être tournée ? Le massacre, en 2012,
des mineurs en grève, opéré sur les ordres de pouvoirs mettant
en œuvre ces mêmes lois odieuses de l’apartheid qui le
permettaient, va-t-il mettre un terme aux confusions des
classes populaires, qui ont vécu pendant les vingt dernières
années dans l’illusion que l’abolition de l’apartheid ouvrait au
règlement des questions d’avenir une voie royale sans grand
obstacle ?
La soumission des gouvernements de l’ANC à toutes les
exigences de la dictature des monopoles impérialistes – hélas
non remise en cause par les élections de mai 2014 – a été
saluée d’une manière indécente à l’occasion des funérailles de
Mandela. On a vu alors se pavaner à Johannesburg pour saluer
la démocratie sud-africaine, toute la panoplie des chefs d’Etat
des puissances occidentales qui avaient soutenu l’apartheid,
instruit sa police, parfois prodigué leurs conseils en matière de
torture, n’avaient pas bougé le petit doigt pour défendre
Mandela en prison, tandis que les pays qui avaient réellement
soutenu les luttes du peuple sud- africain étaient absents.
Il n’y a pas de projet souverain en Afrique du Sud, dont le
système économique demeure sous le contrôle de l’Anglo-
American. Quelles sont alors les conditions pour qu’un projet
souverain émerge dans ce pays ? Quels nouveaux rapports
avec l’Afrique impliquerait cette émergence?
J’ai porté une attention particulière à ces questions, que j’ai
discutées à plusieurs reprises durant mes visites de l’Afrique
du Sud. J’ai participé à quelques débats importants organisés
par des groupes de travail organisés autour de Patrick Bond,
Dot Keet, Ben Turok, Hein Marais, Langa Zita, Oupa
Lehulere, Ari Sitas et d’autres dans les Universités de Joburg,
Capetown et Durban, comme dans des rencontres de la société
civile, des syndicats, de l’ANC et du CPSA.
L’Afrique du Sud est, comme chacun sait, un très beau pays.
La péninsule du Cap compte sans doute parmi les merveilles
de la nature sur cette planète. Dommage que la ville du Cap ait
été « urbanisée » si l’on peut dire, selon les principes odieux
du « communautarisme », sur les modèles de Lusaka et
Windhoek. L’horreur urbaine dans un cadre naturel sans pareil
! Il faut le faire. Un groupe de jeunes - eux mélangés - me
faisaient prendre connaissance de l’histoire tourmentée de
cette vieille colonie, peuplée de Boers et de Huguenots
français, de Hottentots et de leurs métis, des descendants des
esclaves (et des travailleurs « libres ») importés de Malaisie,
plus tard d’Anglais et d’Africains de civilisation Bantou. Un
tata m’a permis de faire connaissance avec l’horreur des
Bantoustans, désossés, sans villages construits. Une campagne
aride semée de maisons-bidonvilles disséminées, peuplées de
vieux, de femmes et d’enfants en haillons, la population
masculine adulte étant presque intégralement émigrée dans les
cités industrielles et les mines.
6. LUEURS D’ESPOIR
La violence barbare du colonialisme de pillage et l’implosion
du néo libéralisme mondialisé n’ont pas seulement provoqué
des explosions de colère sans stratégie, s’enfermant dans
l’impasse de régressions, elles ont également ouvert la voie à
de réelles avancées dans la direction de la construction de
stratégies alternatives positives qui constituent des lueurs
d’espoir pour l’avenir.
Tout le monde a présent à l’esprit les avancées populaires
initiées dans certains pays d’Amérique du Sud (Venezuela,
Bolivie, Ecuador) depuis déjà une vingtaine d’années, comme
des perspectives ouvertes au Népal depuis 2008. Par ailleurs
l’essoufflement de l’ordre néo libéral mondialisé a ouvert aux
pays qui demeurent attachés à la perspective socialiste
(Vietnam et Cuba) des marges de mouvement qui devraient
leur permettre de s’engager dans des réformes adéquates et
positives et d’éviter la capitulation.
Ayant participé personnellement à des débats importants dans
les pays concernés, j’en ferai le compte rendu dans ces
mémoires.
Mais au-delà de ces expériences des luttes relativement plus
avancées, des lueurs d’espoir se dessinent, même timidement,
ailleurs. Je propose ici un compte rendu de ma contribution au
débat ouvert en Zambie sur une stratégie alternative qui
pourrait ouvrir la voie à l’amorce d’une authentique
renaissance africaine.
J’avais visité la Zambie à l’époque de Kaunda finissant.
L’essoufflement de son modèle d’inspiration
nationale/populaire, mis en œuvre avec timidité, avait ouvert
la voie à une restauration coloniale brutale. Le meilleur des
mines de cuivre (la richesse du pays) a été vendu pour une
bouchée de pain aux monopoles miniers, tandis que la
permission donnée à quiconque de se livrer à l’exploitation du
minerai ouvrait les portes à un gigantesque gaspillage et au
désastre écologique. Le chemin de fer Tanzam – construit par
la Chine – a été « privatisé » et confié à une firme israelienne.
Celle-ci, chargée de la rénovation, ne l’a pas fait, mais a tout
simplement volé les rails (il n’y a pas d’autre terme pour
qualifier cette action) et en a vendu la ferraille, pour ensuite
disparaître sans laisser d’adresse. A la question que je posais :
« pourquoi vous ne poursuivez pas l’Etat d’Israel, à la
nationalité duquel cette compagnie appartient ? », il m’a été
répondu : « impossible, nos amis européens nous traiteraient
d’anti sémites ! ».
En 2012 un Front Patriotique, associant toutes les forces
lassées de la corruption du régime en place, avait gagné les
élections. Le Vice Président Wynter Kabinda m’invitait en
2013, par le canal du Policy Monitoring and Research Centre,
une institution publique dirigée par Michelle Morel. Rendu à
Lusaka j’ai discuté avec les responsables et leur conseiller, le
professeur Donald Chanda, des axes principaux d’une
nouvelle stratégie de développement. Nous avons convenu de
placer l’accent sur la gestion des mines, l’industrialisation, la
coopération avec la Chine et l’intégration sous-régionale. Pour
faire bref je dirai que nous avons envisagé les différentes
formes possibles d’une coopération équilibrée : accès de la
Chine au cuivre (sociétés mixtes, accords commerciaux à long
terme, accords d’Etats, permettant de se libérer des
manipulations du « marché » par les monopoles miniers)
contre construction d’infrastructures et d’industries (ce que les
puissances occidentales refusent obstinément). Nous avons
également discuté de l’ouverture souhaitable de négociations
avec les voisins (Tanzanie, Angola et Zimbabwe, et plus tard
Congo si ce pays parvient à sortir du marasme) qui
donneraient un sens à une industrialisation collective. Je ne
sais pas si mes collègues zambiens ont tiré quelque profit de
mes interventions; mais je sais que, moi, j’ai beaucoup appris
de ces collègues qui maitrisaient leurs dossiers avec une belle
compétence.
Peut-on en dire plus ? On sait que le gouvernement de
l’Afrique du Sud avait proclamé il y a quelques années, avec
grand bruit, la « Renaissance de l’Afrique ». Que la
renaissance de ce continent soit souhaitable et possible, certes.
Mais qu’elle soit déjà engagée, non. Invité à participer à une
« commission » chargée « d’inspirer » cette renaissance, j’ai
décliné l’offre. Je savais que la commission, composée de
personnes désignées par des gouvernements qui acceptent sans
sourciller l’ordre néo libéral mondialisé, au prétexte « qu’il
n’y a pas d’alternative en dehors de ce cadre », ne pourrait pas
faire avancer des idées d’alternative positive réelle. Je ne me
suis pas trompé. Très rapidement le projet s’est transformé en
projet de « partenariat euro africain » pour le développement !
Il n’y a pas de partenariat possible entre les victimes du pillage
colonial et ceux qui entendent le poursuivre.
Il s’agissait donc d’une manœuvre destinée à jeter de la poudre
aux yeux des naïfs et de renforcer leurs illusions néo libérales
réformistes. Analogue aux objectifs de la commission Stiglitz
à laquelle j’ai fait référence au chapitre un de ces mémoires.
Les centres de propagande du capitalisme des monopoles
impérialistes – la Banque Mondiale, la Commission
européenne – sont en effet inquiets et constatent le rejet
grandissant par les peuples de l’ordre qu’ils imposent. Il leur
faut alors proposer des réformes qui n’en sont pas, laisser
entendre qu’un « capitalisme à visage humain » est possible, et
qu’ils le veulent.
ANNEXE : L’aide au service du pillage des ressources du
Sud
Dans les pays ravagés par le colonialisme de pillage, la
question de « l’aide extérieure » est sans cesse revenue de
manière lancinante dans nos débats. La vulnérabilité extrême
des économies concernées a produit cet effet inévitable sans
doute. « On ne peut pas s’en sortir sans aide ». Et les illusions
concernant la « générosité » de la communauté internationale
et de l’Europe en particulier, les voeux pieux à cet endroit,
n’alimentent pas seulement le discours des hauts
fonctionnaires responsables de la décision. Ces illusions sont
partagées par beaucoup d’organisations et de mouvements
populaires, voire de partis politique de gauche. Il nous fallait –
il me fallait à moi personnellement – revenir sans cesse dans
nos débats sur cette question, faire l’analyse des fonctions que
l’aide occidentale telle qu’elle est (et elle ne peut être autre)
remplit. Je suis ici redevable à Yash Tandon de l’avoir fait
d’une manière convaincante, par son analyse lucide de cette
triste réalité. L’introduction du texte sur l’aide dans cette
annexe trouve ici sa justification. Mais il fallait également
faire avancer des idées de propositions alternatives en plaçant
l’accent sur ce que pourrait être une coopération solidaire des
pays du Sud.
Je prétends que « l’aide » est un instrument de la stratégie de
domination de l’impérialisme, conçu pour affaiblir les pays les
plus vulnérables de la périphérie du capitalisme mondialisé. A
cette forme d’» aide », aujourd’hui popularisée au nom
d’idéaux humanitaires insipides et dévoyés j’oppose avec
force des propositions d’une « autre aide », fondée sur les
principes de la solidarité internationaliste et anti impérialiste
des peuples.
En effet, si, comme on le prétend, il y a dans l’aide deux
« partenaires » – en principe égaux – le pays donateur et le
pays bénéficiaire, l’architecture du système aurait du être
négociée entre ces deux ensembles d’Etats. Il n’en est rien. Le
débat sur l’aide a été enfermé dans un corset serré, dont
l’architecture a été définie dans la Paris Declaration on Aid
Effectiveness (2005), rédigée au sein de l’OCDE, imposée aux
pays bénéficiaires de l’aide par l’Accra Action Agenda (2008).
Dès le départ, la procédure choisie est donc illégitime. La
conditionnalité générale, définie par l’alignement sur les
principes de la mondialisation libérale, est omniprésente :
favoriser la libéralisation, l’ouverture des marchés, devenir
« attractif » pour les investissements privés étrangers. De
surcroît les moyens du contrôle politique de la Triade (Etats-
Unis, Europe et Japon) ont été renforcés par l’adjonction d’une
conditionnalité politique : le respect des droits humains, la
démocratie électorale et pluripartiste, la bonne gouvernance,
assaisonnés par le discours insipide sur la « pauvreté ». La
Déclaration de Paris constitue donc un recul en comparaison
des pratiques « des décennies du développement » (1960-
1970) lorsque le principe du choix libre par les pays du Sud de
leur système et de leurs politiques économiques et sociales
était admis.
La pauvreté, la société civile, la bonne gouvernance : la
rhétorique pauvre du discours dominant de l’» aide »
Le terme même de « pauvreté » relève du langage de la
charité, antérieur à la constitution du langage développé par la
pensée sociale moderne.
Telle qu’elle nous est proposée, la « société civile » en
question est associée à une idéologie du double consensus : (i)
qu’il n’y a pas d’alternative à « l’économie de marché »
(expression elle- même vulgaire pour servir de substitut à
l’analyse du « capitalisme réellement existant »); (ii) qu’il n’y
a pas d’alternative à la démocratie représentative fondée sur le
multipartisme électoral pour servir de substitut à la conception
d’une démocratisation de la société, étant elle-même un
processus sans fin. Le concept authentique de société civile
doit restituer toute leur place aux organisations de lutte : des
travailleurs (syndicats), des paysans, des femmes, des
citoyens. Il intègre et n’exclut donc pas les partis politiques du
mouvement, réformateurs ou « révolutionnaires ». A leur place
le discours de l’« aide » donne la prééminence aux « ONG ».
Cette option est indissociable d’un autre pan de l’idéologie
dominante, qui voit dans « l’Etat » l’adversaire par nature de
la liberté. Dans les conditions de notre monde réel cette
idéologie revient à légitimer « la jungle des affaires », comme
la crise financière en cours l’illustre.
La « gouvernance » a été inventée comme substitut au
« pouvoir ». L’opposition entre ses deux qualificatifs – bonne
ou mauvaise gouvernance – rappelle le manichéisme et le
moralisme, substitué à l’analyse de la réalité. Encore une fois
cette mode nous vient de la société d’outre Atlantique, où le
sermon domine le discours politique. L’idéologie visible sous
jacente s’emploie tout simplement à évacuer la question
véritable : quels intérêts sociaux le pouvoir en place, quel qu’il
soit, représente et défend ? Etant entendu que la recette
électorale pluripartiste a prouvé ses limites de ce point de vue
et que, dans les faits, les diplomaties de la triade impérialiste
pratiquent le « deux poids, deux mesures » sans scrupule,
singulièrement en ce qui concerne les « droits de l’homme ».
Aide, géo-économie, géopolitique et géostratégie
Les politiques d’aide, le choix des bénéficiaires, des formes
d’intervention sont indissociables des objectifs géopolitiques.
Les différentes régions de la Planète ne remplissent pas des
fonctions identiques dans le système libéral mondialisé.
L’Afrique n’est pas « moins intégrée » au système de la
mondialisation que les autres régions du Sud,, mais elle l’est
différemment.
La géo-économie de la région repose sur deux ensembles de
productions déterminantes dans le façonnement de ses
structures et la définition de sa place dans le système global :
(i) des productions agricoles d’exportation « tropicales » :
café, cacao, coton, arachides, fruits, huile de palme, etc.; (ii)
les hydrocarbures et les productions minières : cuivre, or,
métaux rares, diamant, etc. Les premiers sont les moyens de
« survie », au-delà de la production vivrière destinée à
l’autoconsommation des paysans, qui financent la greffe de
l’Etat sur l’économie locale et, à partir des dépenses publiques,
la reproduction des classes moyennes. Ces productions
intéressent plus les classes dirigeantes locales que les
économies dominantes. Par contre, ce qui intéresse au plus
haut point ces dernières, ce sont les produits des ressources
naturelles du continent. Aujourd’hui les hydrocarbures et les
minerais rares. Demain les réserves pour le développement des
agro-carburants, le soleil, l’eau.
La course aux territoires ruraux destinés à être convertis à
l’expansion des agro-carburants est engagée en Amérique
latine. L’Afrique offre, sur ce plan, de gigantesques
possibilités. Madagascar a amorcé le mouvement et déjà
concédé des superficies importantes de l’Ouest du pays. La
mise en œuvre du Code rural congolais (2008), inspiré par la
coopération belge et la FAO, permettra sans doute à l’agro-
business de s’emparer à grande échelle de sols agraires pour
les « mettre en valeur », comme le Code minier avait permis
naguère le pillage des ressources minérales de la colonie. Les
paysans, inutiles, en feront les frais; la misère aggravée qui les
attend intéressera peut être l’aide humanitaire de demain et des
programmes d’» aide » pour la réduction de la pauvreté !
La nouvelle phase de l’histoire qui s’ouvre est caractérisée par
l’aiguisement des conflits pour l’accès aux ressources
naturelles de la planète. La Triade entend se réserver l’accès
exclusif à cette Afrique « utile » (celle des réserves de
ressources naturelles), et en interdire l’accès aux « pays
émergents », dont les besoins sur ce plan sont déjà
considérables et le seront de plus en plus. La garantie de cet
accès exclusif passe par le contrôle politique et la réduction
des Etats africains au statut d’» Etats clients ». L’aide
extérieure remplit ici des fonctions importantes dans le
maintien des Etats fragiles dans ce statut.
Il n’est donc pas abusif de considérer que l’objectif de l’aide
est de « corrompre » les classes dirigeantes. Au-delà des
ponctions financières (bien connues hélas, et pour lesquelles
on fait semblant de croire que les donateurs n’y sont pour rien
!), l’aide devenue « indispensable » (puisqu’elle devient une
source importance de financement des budgets) remplit cette
fonction politique. Il est alors important que cette aide ne soit
pas réservée exclusivement et intégralement aux hommes aux
postes de commande, au « gouvernement ». Il faut aussi
qu’elle intéresse également les « oppositions » capables de
leur succéder. Le rôle de la société dite civile et de certaines
ONG trouve sa place ici.
L’aide en question, pour être politiquement efficace, doit
également contribuer à maintenir l’insertion des paysans dans
ce système global, cette insertion alimentant l’autre source des
revenus de l’Etat. L’aide doit donc également s’intéresser au
progrès de la «modernisation » des cultures d’exportation.
Le cas du Niger illustre à la perfection l’articulation ressources
minérales stratégiques (l’uranium) / aide « indispensable » /
maintien du pays dans le statut d’Etat client. Ce pays reçoit
une « aide » d’une ampleur exceptionnelle (50 % de son
budget) et demeure néanmoins en queue de la liste des pays les
plus pauvres. Faillite de l’aide ? Ou plutôt faillite du modèle
de développement imposé par cette « aide » ? Le cas du Niger
a été étudié par nous-mêmes – je veux dire une équipe du
Forum du Tiers monde à laquelle j’ai apporté ma contribution
– en coopération avec nos amis Abdou Ibro, Moussa
Tchangari et l’équipe de l’IRD de Niamey.
Dans un excellent article, « Bataille pour l’Uranium au
Niger », publié par le Monde Diplomatique en juin 2008,
Anna Bednik a établi avec force cette liaison. Le Niger est,
pour les puissances occidentales, avant tout un « pays de
l’uranium ». Les diplomaties de la triade le savent et la
situation géographique du Niger leur fait craindre le pire. C’est
pourquoi l’arme de la « rébellion touareg » est mobilisée ici,
avec cynisme. Le conflit autour des concessions, jadis
monopole exclusif de la France, révèle la réalité de la menace
(par l’entrée en lice de la Chine).
Les contours d’une aide alternative qui mériterait son nom
L’élaboration d’une vision globale de l’aide ne peut être
déléguée à l’OECD, à la Banque Mondiale, ou à l’Union
Européenne. Cette responsabilité revient à l’ONU et à elle
seule. Que cette organisation soit, par nature, limitée par le
monopole des Etats, censés représenter les peuples, soit. Mais
il en est tout autant des organisations au service de la Triade.
Que l’on se propose de renforcer une présence plus « directe »
des peuples aux côtés des Etats, soit. Discuter des formes
possibles de celle-ci mérite attention. Mais cette présence doit
être conçue pour renforcer l’ONU. On ne peut lui substituer
des formules de participation d’ONG (triées sur le volet) à des
conférences conçues et gérées par le Nord (et manipulées
forcément par les diplomaties du Nord). C’est pourquoi il faut
soutenir l’initiative prise par l’ECOSOC en 2005 pour la
création du Forum pour la coopération en matière de
développement (FCD). Cette initiative amorce, sur cette
question, la construction de partenariats authentiques dans la
perspective de celle d’un monde polycentrique. L’initiative est,
comme on pouvait l’imaginer, fort mal reçue par les
diplomaties de la Triade. Mais il faut aller plus loin et oser
franchir une « ligne rouge ». Non pas « réformer » la Banque
mondiale, l’OMC, le FMI. Non pas se limiter à dénoncer les
conséquences dramatiques de leurs politiques. Mais proposer
des institutions alternatives, en définir positivement les tâches
et en dessiner les contours institutionnels.
L’option pour une aide alternative est indissociable de la
formulation d’un développement alternatif. Les grands
principes qui donnent un sens au développement sont au moins
les suivants.
Le développement exige la construction de systèmes
productifs diversifiés, c’est-à-dire en premier lieu engagés sur
la route de l’industrialisation. On ne peut que constater le refus
tenace de reconnaître la nécessité de cette perspective pour
l’Afrique subtropicale. Comment comprendre autrement les
propos concernant la « dérive industrielle démentielle » tenus
sur le sujet qui devraient faire rire – quel est le pays africain
actuel concerné qui est « sur- industrialisé » ? –, hélas repris
parfois par des amis « altermondialistes ». Ne voit-on pas que
ce sont précisément les pays qui se sont engagés sur cette voie
« démentielle » qui sont aujourd’hui les pays dits émergents
(la Chine, la Corée et quelques autres) ?
A son tour la diversification et l’industrialisation exigeront la
construction de formes de coopérations régionales adéquates.
Les formes de celles-ci doivent être réinventées pour être
cohérentes avec les objectifs du développement dessinés ici.
Les « marchés » communs » régionaux, qui dominent les
institutions en place (quand elles existent et fonctionnent) ne le
sont pas, ayant été conçus eux-mêmes comme des blocs
constitutifs de la mondialisation libérale. La coopération Sud-
Sud doit prendre la relève. D’ailleurs pour de bonnes raisons,
les pays donateurs du Sud ont refusé de participer au « club
des donateurs » de la Triade impérialiste.
Les problèmes du monde rural et du développement de
l’agriculture ne peuvent pas ne pas être placés au centre de la
définition d’une stratégie pour un autre développement. La
Déclaration de Paris ne sort pas du cadre de la vision héritée
de la colonisation, c’est-à-dire celle d’une agriculture
d’exportation de produits tropicaux, lesquels bénéficieraient
selon la théorie conventionnelle d’» avantages comparatifs ».
En contrepoint, il faut donner la priorité au vivrier dans la
perspective de la souveraineté alimentaire et non de la sécurité
alimentaire qui est à l’origine de la « crise alimentaire » en
cours. Cette priorité implique la mise en oeuvre de politiques
fondées sur le maintien d’une population rurale importante (en
réduction lente, et non accélérée). L’accès aussi égal que
possible au sol et aux moyens de l’exploiter correctement,
commande cette conception de l’agriculture paysanne. Cela
implique ici des réformes agraires, là le renforcement de la
coopération, partout des politiques macro-économiques
adéquates (crédit, fourniture des intrants, commercialisation
des productions). Ces mesures sont différentes de celles que le
capitalisme historique a mis en œuvre en Europe et en
Amérique du Nord, fondées sur l’appropriation du sol, sa
réduction au statut de marchandise, la différenciation sociale
accélérée au sein de la paysannerie et l’expulsion rapide du
surplus de ruraux « inutiles ». L’option préconisée par le
système dominant, fondée sur la rentabilité financière et le
productivisme à court terme (augmenter rapidement la
production, au prix de l’accélération de l’expulsion des
paysans en surplus) répond certes bien aux intérêts des
transnationales de l’agro- business et d’une classe nouvelle de
paysans riches associés, mais pas à ceux des classes populaires
et de la Nation. L’alternative implique une remise en cause
radicale de la libéralisation mondialisée de la production et du
commerce international des produits agricoles et alimentaires,
comme l’a démontré avec force Jacques Berthelot
(www.solidarite.asso.fr). Elle passe par des politiques
nationales de construction/reconstruction de Fonds nationaux
de stabilisation et de soutien aux productions concernées
complétées par la mise en place de Fonds internationaux
communs pour les produits de base, permettant une
réorganisation alternative efficace des marchés internationaux
des produits agricoles.
Le développement alternatif esquissé impose une maîtrise
véritable des rapports économiques avec l’extérieur, entre
autre l’abandon du système des « changes libres », prétendus
« régulés par le marché », au bénéfice de systèmes nationaux
et régionaux de changes contrôlés. Il se fonde sur le principe
de la priorité donnée aux marchés internes (nationaux et
régionaux), et, dans ce cadre en premier lieu aux marchés
répondant à l’expansion de la demande des classes populaires,
non au marché mondial.
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CHAPITRE TROIS
L’ASIE : CAPITALISME TRIOMPHANT,
IMPASSES, EMERGENCE EN QUESTION
Ce chapitre concerne tous les pays le continent asiatique, à
l’exception de la Chine, du Vietnam et du Japon.
J’appartiens à cette région du monde qui parait aujourd’hui la
plus défavorisée. L’Afrique et le monde arabe dans leur
ensemble comptent en effet la majorité des pays dits du
« quart-monde », ceux qui ne sont pas parvenus à entrer dans
l’ère de l’industrialisation et à s’affirmer à ce titre sur les
marchés mondiaux. En contre point l’Asie de l’Est, du Sud et
du sud-est et les grands pays d’Amérique latine paraîssent
engagés sur la route d’un capitalisme triomphant au point
qu’on dit que leurs succès démentent la théorie de la
polarisation immanente au capitalisme mondial. Je ne le vois
pas ainsi; ces pays ne connaissent, au mieux, qu’une
« émergence » en demi-teinte; les éléments d’émergence –
quand ils existent - sont ici associés à des caractéristiques de
lumpen développement et à la poursuite du pillage de leurs
ressources naturelles. C’est le cas des pays du Sud-est
asiatique.
Mes options fondamentales m’avaient toujours porté à voir les
deux continents - l’Asie et l’Afrique - comme constituant un
seul ensemble : celui des sociétés non européennes par leur
histoire qui, colonisées, ont le même ennemi - l’impérialisme
des centres capitalistes. J’ai donc suivi les vicissitudes des
développements économiques et politiques des pays d’Asie
avec autant de passion que celles de mon continent africain.
La Turquie
La Turquie est, au Moyen Orient, non pas seulement l’un de
nos voisins géographiques immédiats mais encore l’héritière
de l’Empire ottoman auquel le monde arabe a appartenu. Mais
l’option européenne de la classe dirigeante de ce pays depuis
Ataturk réduisait fortement - pour nous - les raisons de nous y
rendre. Qui voir, tant que les intellectuels et les dirigeants de
toutes les forces politiques et sociales de ce pays prétendaient
n’avoir rien à voir avec le « tiers monde » méprisé, s’excluant
de l’aire couverte par notre Forum ? C’est donc en purs
touristes qu’Isabelle et moi visitions par la première fois
Istanbul en 1973, escale de quelques jours sur notre route de
l’Inde à Paris.
Ce qui me frappait c’était la découverte du traumatisme
violent que la coupure brutale avec son passé avait imposé au
peuple turc, entre autre par la romanisation hâtive de son
écriture. En visite au musée Top Kapi à Istanbul je voyais les
adolescents conduits par leurs maîtres d’école regarder les
photographies du début du siècle - de leurs grands parents -
comme s’il s’était agi de celles d’un peuple inconnu. Et
comme je leur lisais les légendes écrites en ottoman - avec les
lettres arabes - ils me regardaient comme si j’étais un être sorti
d’une autre planète.
L’Empire ottoman était ce qu’il était; ni meilleur ni pire que
bien d’autres sociétés du monde prémoderne. Ce qui est
certain c’est que sa qualification d’empire « turc » est une
réduction trompeuse. La Turquie par contre est bel et bien
turque - bien qu’elle compte peut être un tiers de Kurdes parmi
ses habitants. La constitution de cette nation nouvelle des
paysans d’Anatolie a certainement comporté des aspects
positifs incontestables et ouvert la voie à un développement
capitaliste qui, fut-il périphérique, a fourni avec trente ans
d’avance son modèle au Moyen orient arabe nassérien et
baasiste. Mais ce développement a également accentué
certains des caractères de violence attribués à tort à la
« nature » - à « l’atavisme » du peuple turc. En fait dans la
répartition des tâches et des responsabilités au sein de
l’Empire ottoman les paysans d’Anatolie fournissaient
l’essentiel de l’armée - ce qui explique la qualification
« turque » de l’Empire. Soumission et brutalité sont largement
le produit de cette « spécialisation ». Mais dans l’Empire
celles-ci étaient en partie au moins compensées par le
raffinement cosmopolite des classes dirigeantes - de surcroît
multiethniques par leurs origines - et la diversité culturelle et
religieuse des peuples qui le composaient, imposant un sens du
relatif. La disparition de ces caractères avec celle de l’Empire
n’a pas été compensée par la cristallisation d’une nouvelle
bourgeoisie. Celle- ci, faible et périphérique au sens que je
donne à ce terme, n’a pas été à même de produire une culture
démocratique. Elle n’a donc jamais transgressé les horizons du
nationalisme, qui, comme chacun le sait, se satisfait facilement
d’autocratisme et de brutalité.
Le « miracle » turc (célébré en son temps par la Banque
Mondiale) et l’illusion du rattrapage et de l’européanisation
s’étant essoufflés les choses ont commencé à évoluer, pour le
meilleur (par l’ouverture d’une réflexion approfondie sur les
limites du capitalisme et du nationalisme et la critique de
l’autocratie qui leur est associée) mais aussi pour le pire (par
l’ouverture d’un champ à la résurrection de l’utopie passéiste
islamiste). L’existence d’une intelligentsia turque, bien
avancée comparativement à ce qu’elle est dans beaucoup
d’autres pays de la région (et c’est là l’un des produits positifs
du kémalisme) - critique du capitalisme sans nostalgie
passéiste (elle est passablement laïque) est, pour moi, l’une des
forces principales qui rendent possible une sortie progressiste
de l’impasse actuelle. L’autre est la présence d’une tradition
communiste d’un courage exceptionnel qui n’a jamais été
éradiquée par les dictatures successives. Certes parfois un peu
inquiétante par son dogmatisme « stalinien », accentué peut
être par sa relation forte avec la paysannerie kurde en rébellion
- que le PKK symbolise. Quelques échanges de vues avec ses
dirigeants qui m’avaient invité à Ankara et à Istanbul m’ont
laissé le souvenir d’un froid dans le dos. Mais j’ai pu apprécier
également la finesse des analyses, la réalité des convictions
socialistes et démocratiques des intellectuels ( Friket Baskaya
a passé par la suite deux ans en prison pour délit d’écriture !)
qui m’avaient invité en 1991 à animer des débats dans les deux
capitales, et pris l’initiative de créer chez eux une antenne du
Forum pour l’Asie occidentale non arabe et l’Asie centrale.
Leur hospitalité, leur gentillesse, la finesse de leurs
comportements (et la succulente véritable cuisine turque), la
visite en leur compagnie de cette étonnante région de
Cappadoce (en plein hiver, je ne le regrette pas, la Cappadoce
glaciale est sauvage et certainement très différente du visage
qu’elle offre aux touristes d’été) restent pour Isabelle et moi
des souvenirs marquants. Notre amie Yildiz Sertel, longtemps
réfugiée politique communiste en URSS puis à Paris (elle
enseignait à Vincennes), nous avait déjà un peu fait connaître
de l’intérieur les nuances de la politique turque. Le tribunal
international constitué pour examiner les crimes associés à
l’invasion de l’Irak, animé par Ayse Berktay, a tenu en 2004 sa
session de clôture à Istanbul. L’écho que la presse turque a
donné à l’évènement, passé sous silence en Europe, est pour
moi un bon signe des sentiments anti impérialistes, toujours
puissants en Turquie.
L’émergence avortée de la Turquie
J’ai de bons amis proches en Turquie, en particulier Fikret
Baskaya. Beaucoup de mes ouvrages ont été traduits en turc; et
je suis fréquemment interviewé par la presse de gauche, en
particulier les magazines Toplum ve Utopya, Aydinlik,
Redaksyon. Je leur ai soumis le texte qui suit et ai tenu compte
de leurs observations quand cela me paraissait nécessaire. Je
garde néanmoins seul la responsabilité des idées que j’y ai
développées.
La Turquie est-elle ou non « européenne » ?
Les débats sur cette question sont généralement polémiques à
l’extrême et de ce fait sans fondement scientifique solide.
L’important est de savoir que la classe dirigeante de ce pays
s’est considérée comme telle depuis bien longtemps, en
remontant jusqu’à l’époque ottomane et même à 1453 lorsque
Mehmet El Fateh (le conquérant de Constantinople) aurait
hésité, dit-on, et pensé se proclamer « Empereur (orthodoxe)
de Byzance/Constantinople », puis y aurait renoncé,
comprenant que ses soldats, qui avaient combattu sous la
bannière de l’Islam (en qualité de ghazi, de « conquérants »),
ne l’auraient pas admis. Toujours est-il que dès le XIXe siècle,
la Turquie ottomane s’engage dans une réforme de son
organisation d’Etat connue sous le nom de Tanzimat
(« réorganisation », « perestroïka » pourrait-on dire) dont le
dessein est affiché sans ambages : faire de la Turquie un pays
« européen ». Que la société ottomane/turque ait permis
d’avancer réellement dans cette direction ou que les progrès
soient demeurés insignifiants constitue une bonne question sur
laquelle les travaux d’historiens ne manquent pas. Vers la fin
du XIXe siècle un bon nombre d’intellectuels et d’hommes
politiques d’action ottomans (turcs ou autres) ont fait ce bilan
et – l’ayant trouvé insignifiant – se sont organisés, sous le nom
de Jeunes Turcs, pour en accélérer le rythme, fut-ce en se
débarrassant d’un Sultan jugé incapable, sans toutefois
imaginer ni le renversement du khalifat/sultanat ni l’abandon
de son caractère impérial/ottoman (le contrôle du Mashrek
arabe). Faisant néanmoins écho à l’idéologie nationaliste des
peuples européens modernes ils décidaient de se qualifier
ouvertement de Turcs (et non plus d’Ottomans). La guerre de
1914- 1918 a créé les conditions pour que s’affirme sans
ambiguïté le projet des Jeunes Turcs dont Moustapha Kemal
(Atatürk) prenait la direction. Les provinces arabes perdues, le
khalifat/sultanat aboli, la guerre contre l’intervention des pays
de l’Entente gagnée, la nouvelle République turque pouvait
s’imaginer engagée sur la voie de son européanisation
triomphante.
Il s’agissait indiscutablement d’un projet d’émergence. Encore
faut-il préciser que celle-ci était conçue comme on le pouvait à
l’époque : par le moyen d’une transformation capitaliste de la
société. Il suffisait, croyait-on, de le vouloir pour le pouvoir.
L’idée que la logique du capitalisme mondialisé, par sa
production d’une polarisation centres/périphéries des
partenaires intégrés dans le système global, ne le permettait
pas, était encore tout à fait étrangère à la pensée de l’époque.
Néanmoins la concomitance du projet Atatürk et de la
révolution russe aurait pu faire penser que la voie capitaliste
faisait problème. Mais Atatürk et ses amis ne le pensaient pas,
et les communistes turcs de l’époque n’avaient pas non plus
des idées bien claires sur la question.
La réalité sociale allait donc s’imposer et façonner le
déploiement réel de la nouvelle tentative d’émergence. Pour le
comprendre il faut savoir, sans trop simplifier les réalités en
question, qu’une « bourgeoisie » capitaliste au sens vrai du
terme n’avait, au mieux, qu’une existence embryonnaire dans
la Turquie de 1924. Mais il y avait une classe importante
d’intellectuels, d’hommes d’Etat (pas de femmes à l’époque)
et de militaires galonnés capables d’assumer seuls les
responsabilités de la direction du pays. Cette classe se recrutait
dans l’Ouest du pays – Istanbul, Edirne, Smyrne - et était
qualifiée (se qualifiait elle-même) de « Roumenia » dont la
racine Roum (Rome, c’est-à-dire Byzance) indique bien
l’aspiration culturelle. L’Est – l’Anatolie – était exclusivement
paysanne. Les Turcs de l’époque se reconnaissaient –
Rouméliens, donc « civilisés » (et « européens »), ou
Anatoliens, donc pauvres hères à peine civilisés. Bien entendu
les Rouméliens étaient laïques ou même pour beaucoup
athées; par contre les paysans d’Anatolie ne s’imaginaient pas
autres que Musulmans pratiquants.
La classe dirigeante roumélienne /ataturkiste était nationaliste
au sens intolérant et chauvin du terme. Elle n’a jamais voulu
reconnaître la réalité du génocide des Arméniens, ni même du
traitement ignoble auquel elle a soumis les rares enfants
arméniens épargnés, islamisés de force et discriminés, pas plus
que la réalité kurde ou celle des Arabes du Hatay. Tous les
gouvernements d’Ankara, y compris celui des Islamistes
d’aujourd’hui, partagent ce chauvinisme. Alors que les
idéologues de l’Islam politique « arabe » privilégient l’identité
islamique au point de prétendre reléguer aux oubliettes toute
autre identité, arabe ou amaziqh par exemple (« Nous ne
sommes ni Algériens, ni Arabes, ni Berbères, nous ne sommes
que Musulmans » proclament ces idéologues), l’Islam
politique turc s’affirme comme tel : un Turc – et il n’y a pas de
« Kurde » – est musulman, mais également turc…
Le seul modèle de développement et de modernisation
pensable et possible dans ces conditions était au plan
économique celui d’un capitalisme d’Etat et au plan politique
celui d’un despotisme éclairé.
Au demeurant les masses populaires, paysannes et urbaines,
n’en exigeaient pas la mise en pratique. Et tant que le
déploiement du modèle leur apportait des bénéfices réels, plus
en termes de montée dans la hiérarchie sociale par l’éducation
des enfants que dans ceux d’améliorations sensibles des
niveaux de vie, le despotisme éclairé bénéficiait d’une
légitimité incontestable, aux yeux des peuples concernés. Et
encore davantage lorsqu’il était associé à des postures anti-
impérialistes affichées.
Divergences avec les pays arabes
C’est précisément à partir de là que la tentative turque
d’émergence va se séparer de celles des pays arabes. Les
pouvoirs nationaux dans ces derniers seront, comme on le
verra à partir de l’exemple de l’Egypte nassérienne,
systématiquement combattus par les puissances impérialistes.
Le régime turc ne l’a jamais été. C’était là à la fois sa force et
sa faiblesse. Dès 1945 la Turquie – alors encore kémaliste –
opte pour l’alliance occidentale contre la menace soviétique
(formulée malencontreusement par les revendications de
Staline en 1945 concernant Kars et Ardahan et le statut des
détroits du Bosphore). La Turquie sera un membre fondateur
de l’OTAN, à une époque où l’on n’exigeait pas de ses
membres une quelconque déclaration de démocratie.
L’essoufflement du capitalisme d’Etat kémaliste va alors
permettre à l’allié (et non l’ennemi) étatsunien de réintégrer la
Turquie dans le capitalisme mondialisé de l’après-guerre.
Washington « conseille » Ankara et obtient des « élections »
qui en 1950 vont porter Menderes au pouvoir. Or la victoire
électorale de ce dernier va transformer les rapports des forces
entre l’élite kémaliste roumélienne et la paysannerie
anatolienne. Menderes s’appuie principalement sur une classe
nouvelle de paysans riches anatoliens, produite par ce
développement même de l’agriculture, quand bien même
celui-ci serait-il demeuré modeste jusqu’alors. La fin du
privilège de l’élite roumélienne/kémaliste se dessinait et va
aller en s’amplifiant. Le nouveau modèle, suggéré et soutenu
par les Etats Unis, la Banque Mondiale et tutti quanti, place en
effet l’accent sur le développement d’une agriculture
capitaliste. Mais la classe des paysans riches qui en est la
bénéficiaire demeure « musulmane » et s’affirme comme telle
face à l’Etat kémaliste. La compradorisation du mode de
développement de la Turquie s’affirme graduellement et
pleinement : agriculture capitaliste, ouverture à la sous
traitance industrielle, privatisation des segments du
capitalisme d’Etat d’origine, soupape de l’émigration massive
pour les paysans pauvres d’Anatolie, etc. La nouvelle classe
d’affairistes, associés et bénéficiaires du développement
compradorisé, se recrute désormais principalement parmi les
enfants de la paysannerie riche d’Anatolie.
Au plan politique, les derniers défenseurs du kémalisme –
l’Armée – vogueront de défaite en défaite (en dépit de la
restauration de leur dictature à deux reprises) jusqu’au jour,
distant seulement de quelques années, où l’Islam politique turc
anatolien s’imposera comme la force désormais dominante
dans la société.
Cette évolution, que je définis comme celle d’une re-
compradorisation qui met un terme au projet d’émergence
kémaliste, s’accompagne par l’affirmation ferme de la
continuité sur le point essentiel que constitue l’appartenance à
l’OTAN, c’est-à-dire le soutien des stratégies de la triade
impérialiste. C’est dans ce sens que j’ai répondu au Président
Correa qui me posait la question : « la Turquie c’est la
Colombie du Moyen Orient ». Message immédiatement
compris.
Bien entendu, l’allié turc des États Unis reste un candidat à
l’adhésion à l’Union Européenne, car il n’y a aucune
contradiction mais au contraire une bonne complémentarité
entre les appartenances à cette Union et à l’OTAN. Ce projet
d’« européanisation », qui nourrit l’illusion que la Turquie
nouvelle est toujours l’héritière du kémalisme, constitue une
question réelle, bien que mineure. Que les différentes forces
politiques dans l’Union européenne souhaitent pour les unes,
rejettent pour les autres, la candidature turque, que la
justification de leurs postures mobilise à cette fin des
arguments polémiques (un pays « musulman » dans l’Europe
« chrétienne » ? jamais !) constituent également des questions
réelles, mais tout de même secondes. Mais la
compradorisation (antinomie de l’émergence) de la Turquie
contemporaine finit quand même par user l’enthousiasme des
adhérents à « l’européanité ». Alors la Turquie va-t-elle se re-
découvrir « moyen orientale », ou même « touranienne » ? Et
quelle serait la portée éventuelle de ce changement de cap ?
Quel rôle au Moyen Orient ?
La Turquie est active au Moyen Orient. Elle intervient ici
comme l’allié des États Unis et non comme une puissance
émergente autonome. Cela n’est pas nouveau. En son temps la
Turquie avait été au centre du « pacte de Bagdad » refusé par
Nasser puis par la révolution irakienne de 1958. La Turquie est
– et reste – l’allié militaire d’Israël. Elle intervient aujourd’hui
en Syrie pour le compte de Washington. L’alternative
touranienne au rejet européen s’était dessinée une première
fois en 1918 et Enver Pacha en avait tenté l’aventure. La
construction soviétique avait mis un terme à ces ambitions un
peu folles; son effondrement paraît la faire renaître de ses
cendres. Mais la Turquie ici encore ne pourrait guère remplir
de fonctions allant au-delà du soutien de l’allié subalterne au
déploiement des stratégies de son maître étatsunien.
La population kurde de Turquie était entré dans une rébellion
armée, en réponse il est vrai à une négation absolue de tous ses
droits collectifs, sans comparaison par sa continuité et sa
violence avec les pratiques discriminatoires mises en œuvre en
Iraq et en Iran dans certaines circonstances par certains de
leurs gouvernements (pas tous). Mais voici que, à partir de
2010, la direction du mouvement a décidé de mettre un terme
à la lutte armée, au bénéfice d’un combat pour l’affirmation
d’une seule nation, englobant Turcs et Kurdes. J’ignore les
motivations de ce retournement et me garderai de tout
commentaire, que je jugerai irresponsable.
Les postures politiques prises par les pouvoirs en place dans
les pays du Sud ne sont pas neutres dans leurs effets sur les
orientations du développement économique. L’inscription dans
le sillage des options de la géostratégie de l’impérialisme est
associé naturellement à la soumission aux exigences de la
compradorisation économique, l’antinomie même de
l’émergence. L’Islam politique turc est, comme celui des pays
arabes ou du Pakistan, réactionnaire dans ses postures sociales;
il se pose ouvertement en adversaire déclaré des luttes
ouvrières et paysannes. C’est à ce titre qu’il est admis par les
chancelleries occidentales, toujours prêtes à lui décerner un
certificat de démocratie.
Les pays émergents doivent forcément entrer en conflit avec
l’impérialisme dominant, même si ce conflit demeure feutré et
si son intensité est variable d’un pays et d’un moment à
l’autre. Mais inversement, suffira-t-il d’être traité en
adversaire par les puissances impérialistes pour devenir un
candidat possible à l’émergence ?
L’Iran
Comme l’Empire ottoman et la Chine, l’Empire perse avait
échappé à la colonisation brutale, même s’il fut « semi-
colonisé » par les traités inégaux que les impérialistes lui ont
imposés. Aussi ne doit-on pas être surpris de voir que ses
classes dirigeantes aient tenté elles aussi de maîtriser une
modernisation commandée par le haut, également dès les
années 1920. Comme en Chine et dans l’Empire ottoman les
réformes, motivées par une réaction nationaliste, se sont
conjuguées avec des mouvements populaires et paysans
auxquels des partis communistes précoces tentaient de donner
une portée révolutionnaire, renforcés par la proximité de
l’Union soviétique. Mais en Iran la modernisation, opérée par
un simple changement de dynastie, ne rompait pas avec
l’histoire comme ce fut le cas en Turquie. J’en vérifiais la
conscience aigu lorsque, posant la question de la romanisation
éventuelle de l’écriture du persan - avec le même argument
que celui qui avait été avancé par Ataturk, à savoir que la
langue persane n’étant pas l’arabe, le choix des lettre arabes
est lui même aussi artificiel que celui des lettres latines - je
m’entendais répondre par tous les intellectuels iraniens - de
droite ou de gauche - : jamais, on ne rompt pas avec son
histoire, voyez le désastre culturel que cela a produit en
Turquie.
Passées la menace « soviétique » de l’immédiat après guerre
puis la crise populiste des années 1950, après la chute de
Mossadegh organisée par la CIA, la dictature sanglante du
Shah s’engouffrait dans une modernisation accélérée,
prototype de celle dans laquelle la Corée du Sud s’engageait à
peu près à la même époque. Avec un succès non moins
remarquable, en dépit de ses aspects politiques et sociaux
odieux. J’avais évidemment eu beaucoup d’amis parmi les
militants de Toudeh : Iskandari, collaborateur de la revue
Moyen Orient, Ekbatani, responsable de l’Union
Internationale des Etudiants (UIE) dont le siège était à Prague,
Vazguen Ovanissian, étudiant en même temps que moi au
Lycée Henri IV, assassiné en prison par la Savak. Il m’était
devenu difficile d’aller en Iran au temps le plus dur de la
dictature du Shah et de la CIA; mais l’occasion s’est présentée
en 1975. Parvenu à démanteler toute forme de résistance
organisée, le régime s’assouplissait (parler de démocratisation
comme le proclamaient les médias dominants à l’époque était
une véritable farce), et beaucoup d’intellectuels adoptaient des
attitudes « modérées », espérant pousser graduellement le
régime dans la voie d’un minimum de démocratisation, sans
remettre en cause ses options stratégiques d’un développement
capitaliste qu’ils croyaient pouvoir finalement permettre le
« rattrapage » et asseoir par la même l’autonomie nationale du
pays dans le système mondial. Ceux-là m’invitaient à Téhéran
et j’acceptais, ayant en tête la création d’une cellule du Forum
dans ce pays important.
On sentait déjà s’amorcer la réaction populaire islamiste et je
puis me vanter d’avoir prévu sa victoire à laquelle ni la CIA ni
le KGB ne croyaient, l’un et l’autre obnubilés par la puissance
apparente du pouvoir. La classe dirigeante aristocratique et
bourgeoise n’était certes pas démocratique, sauf peut être dans
quelques unes de ses franges intellectuelles. Elle n’était pas
non plus laïque, mais seulement laïcisante, comme l’étaient les
classes dirigeantes de l’ensemble du Moyen orient arabe
prépopuliste, dans ce sens que ces classes avaient compris que
le concept théocratique du pouvoir était devenu un obstacle
culturel à la modernisation, seul moyen de faire face au défi
imposé par l’Occident impérialiste. Au demeurant même le
kémalisme n’a jamais été laïc au sens radical du terme.
L’Islam est ici associé au nationalisme - à la définition même
de la nation (on ne peut être turc sans être socialement
musulman, même si on est agnostique, voire athée). Cette
nation est par ailleurs définie en termes ethniques - phénomène
courant dans les sociétés modernes qui n’ont pas fait une
révolution démocratique bourgeoisie (on retrouve le même
concept de la nation en Allemagne, pour les mêmes raisons).
En Turquie l’ancêtre touranien est de ce fait célébré
officiellement avec insistance, comme l’était chez les Iraniens
la civilisation impériale préislamique. En Iran cette célébration
avait pris les dimensions caricaturales que l’on sait,
symbolisées par la mascarade hollywoodienne du 2500 ème
anniversaire de la dynastie achéménide, organisée à
Persépolis. Ce n’était pas seulement le gaspillage que cette
manifestation avait occasionné qui avait choqué le peuple
iranien, c’était aussi le mépris de sa conviction que l’Islam
interdisait le culte de ces ancêtres polythéistes. Passant par la
région de Persepolis et de Parsagade pour y visiter des ruines
de la Perse ancienne, nous avons vu sur la tombe de Cyrus,
perdue dans la rocaille aride, une inscription vengeresse qui en
disait long sur ce que le peuple pensait probablement de la
mascarade de Persopolis : « Toi aussi, Empereur, tu n’es que
poussière ».
Au cours de ce voyage nous avons eu d’autres occasions de
mesurer l’hostilité à laquelle la modernisation en question se
heurtait. Dans la ville d’Ispahan dont nous parcourions les
quartiers historiques à pied, fatigués par la chaleur, le bruit
(des autos et des entreprises de démolition et de construction)
et la poussière, nous décidions d’entrer dans le jardin d’une
belle mosquée pour prendre un peu de repos sur un banc à
l’ombre d’orangers et d’autres arbres odoriférants. Un mollah
s’approcha de nous et j’entamais avec lui une discussion (il
parlait assez bien l’arabe). Que faites-vous là ? dit-il
gentiment. Rien de particulier, on se repose du bruit infernal
de la ville et on jouit du calme et de la beauté de ce lieu. Vous
avez raison, nous dit-il. Ici c’est l’Iran. Dehors c’est le
capitalisme (ce fut le terme qu’il employa). Dans la région de
Chiraz nous avions décidé de visiter quelques villages des
alentours et négocié avec un taxi la promenade de la journée.
Nous avons pu mesurer l’absurdité de certains aspects de la
modernisation mercantile imposée au pays. Dans un de ces
villages il y avait un moulin à eau magnifique, construit à
l’époque bouyide. Le moulin, amorti depuis des siècles mais
toujours en état de marche, permettait aux villageois de venir y
moudre leur grain gratuitement. Les autorités l’avaient fermé
et construit un peu plus loin un moulin actionné au pétrole,
obligeant les paysans à payer ses services ! Sur la route nous
croisons un mollah qui faisait un signe d’auto-stop. Nous
l’embarquons. Le mollah, habillé de sa grande robe noire
impeccable tenait une grosse serviette de cuir. Nous
bavardons. Savez-vous ce que je transporte ? nous dit-il. Non.
C’est de l’argent. Il ouvre et c’était en effet plein de liasses de
billets. Le gouvernement prend l’argent des pauvres pour le
donner aux riches. Nous faisons le contraire, nous le collectons
chez les riches pour le distribuer aux pauvres. Avec tant
d’argent, lui dis-je, vous pourriez vous payer un taxi, pourquoi
allez-vous à pied ? Cet argent n’est pas le mien, c’est celui du
peuple et je n’ai pas le droit d’y toucher.
Ces quelques petites histoires m’ont fait vite comprendre
comment l’Eglise chiite était effectivement parvenue à
cristalliser autour d’elle l’opposition populaire aux
destructions sociales et culturelles de la modernisation
capitaliste telle que conçue et mise en oeuvre par le pouvoir.
Mais cette association étroite du populisme et de l’affirmation
religieuse n’aurait pas été possible sans la destruction
systématique de l’alternative de gauche que Toudeh avait
représenté, en dépit de toutes ses insuffisances.
L’anticommunisme ici, comme en Egypte nassérienne, en
Syrie et en Irak baasistes, en Algérie boumedienniste, ouvrait
les portes à l’Islam passéiste fondamentaliste. Au point que,
comme on le sait, la frange la plus décidée de la jeunesse
révoltée optait pour l’intégration dans le grand courant
islamiste. Moudjahidin et Fidaiyin Khalq ont constitué le fer
de lance sans lequel il est probable que le régime du Shah
n’aurait pas pu être renversé. Ils en ont été fort mal
récompensés : massacrés au sens propre du terme au
lendemain de la victoire de Khomeini par les bandes de
Pasdaran, recrutés en hâte dans le lumpen et organisés par le
pouvoir islamique pour remplir cette fonction. Lorsque, des
années plus tard, j’en discutais avec d’anciens militants de ces
mouvements, ils convenaient qu’ils n’avaient pas vu le danger
et compris trop tard que l’Eglise chiite ne véhiculait aucun
projet sociétaire digne de ce nom, mais seulement une
nostalgie passéiste absolue.
Ce qui a suivi depuis est donc une catastrophe sans nom.
L’Iran, qui aurait pu devenir une autre « Corée », s’en éloigne
chaque jour davavtage. Bien entendu l’option de la Corée n’est
pour moi ni la « seule possible », ni même acceptable, comme
je le dirai plus loin. Mais elle laisse l’avenir ouvert en
préparant des conditions qui permettent d’affronter les défis
sur des bases et dans des perspectives nouvelles. L’option
passéiste détruit sans plus. Le régime islamiste iranien s’est
révélé finalement plus réactionnaire que celui du Shah,
revenant même sur la semi réforme agraire dite « blanche » !
Mais il a gardé longtemps - et garde peut être encore un peu,
sous la forme de ce qui devient une légende - le bénéfice de
l’ambiguïté de ses origines : l’option pro occidentale ouverte
du régime du Shah a permis ici au populisme nationaliste anti
impérialiste d’être véhiculé par le courant religieux
fondamentaliste, alors que dans les pays arabes le populisme
avait triomphé autrement - à travers les coups d’état de
militaires petit bourgeois. En dépit de cette différence, les
résultats n’ont finalement pas été très différents, le populisme
ouvrant la voie à la relève islamiste.
La « révolution » dite « islamiste » de l’Iran est peut-être
entrée dans la phase finale de sa décomposition. Les élections
de 1999 opposaient les « durs », patrons du pouvoir
théocratique, et les « réformistes ». La constitution imposant
que le débat électoral reste enfermé par la soumission de tous
les candidats au « principe » islamiste, derrière le vote en
faveur des « réformistes » - qui ont obtenu une majorité
écrasante – se profile un large éventail d’opinions qui ne se
situent pas toutes dans le cadre imposé. Dénominateur
commun à tous les protestataires et mécontents : les résultats
déplorables du système, en rien différent de tous ceux qui
ailleurs ont accepté des principes de gestion économique
libérale identiques (l’aggravation de l’inégalité, la
paupérisation, etc.). Mais derrière ce dénominateur commun se
profilent des visions et des intérêts conflictuels – ceux d’une
fraction de la bourgeoisie compradore, las de l’incompétence
des mollahs et de leurs outrances, ceux des classes populaires
déçues, dépolitisées par les dictatures, successives du Shah et
des religieux, mais néanmoins devenus insensibles à la
rhétorique dominante.
Quel avenir peut se dessiner à partir de telles confusions ? Le
pire et le meilleur ne sont pas impossibles. Le pire serait que la
bourgeoisie compradore assure la continuité dans la relève,
d’une manière ou d’une autre, et que les mollahs acceptent la
formule d’une dictature franche à la manière Pakistan – Arabie
Séoudite. L’establishment des Etats Unis favorise cette option
bien entendu. Le meilleur serait que les classes populaires,
sans nécessairement parvenir à cristalliser un projet alternatif
s’inscrivant dans la longue transition à la démocratie
socialiste, imposent une démocratisation qui ne pourrait être
que nécessairement laïque (ou au moins laïcisante) et sociale.
Il n’entre pas dans mon intention de développer ici les
analyses que la « révolution islamique » apellent (cf S. Amin,
Modernité, religion, démocratie). Etait-elle, comme elle s’est
proclamée et comme on la voit souvent tant dans le camp de
l’Islam politique que chez les « observateurs étrangers »,
l’annonce et le point de départ d’une évolution qui à terme doit
s’emparer de toute la région, voire de l’ensemble du « monde
musulman », rebaptisé pour la circonstance « d’umma »
(« nation », ce qu’il n’a jamais été) ? Ou était-elle un
événement singulier, en particulier parce que propre à la
combinaison des interprétations de l’Islam chiite et de
l’expression du nationalisme iranien ?
Du point de vue de ce qui nous intéresse ici je ferai seulement
deux observations. La première est que le régime de l’Islam
politique en Iran n’est pas par nature incompatible avec
l’intégration du pays dans le système capitaliste mondialisé tel
qu’il est (les principes sur lesquels repose le régime trouvent
leur place dans une vision de la gestion « libérale » de
l’économie). La seconde est que la Nation iranienne en tant
que telle est une « nation forte » c’est à dire dont les
composantes majeures sinon toutes – classes populaires et
classes dirigeantes – n’acceptent pas l’intégration de leur pays
en position dominée dans le système mondialisé. Il y a bien
entendu contradiction entre ces deux dimensions de la réalité
iranienne, et la seconde rend compte de celles des orientations
de la politique extérieure de Téhéran qui témoignent d’une
volonté de résister aux diktats étrangers.
Toujours est-il que c’est le nationalisme iranien – puissant et, à
mon avis, historiquement tout à fait positif – qui explique le
succès de la « modernisation » des capacités scientifiques,
industrielles, technologiques et militaires, entreprise par les
régimes successifs du Shah et du Khoménisme. L’Iran est l’un
des rares Etats du Sud (avec la Chine, l’Inde, la Corée, le
Brésil et peut être quelques autres mais pas beaucoup !) à avoir
un projet « bourgeois national ». Que la réalisation de ce projet
soit, à long terme, possible ou qu’il ne le soit pas (et c’est mon
avis) n’est pas l’objet de notre discussion ici. Aujourd’hui ce
projet existe; il est en place.
C’est précisément parce que l’Iran constitue une masse
critique capable de tenter de s’imposer comme partenaire
respecté que les Etats Unis ont décidé de détruire le pays par
une nouvelle « guerre préventive ». Le « conflit » se situe
comme on le sait sur le terrain des capacités nucléaires que
l’Iran développe. Pourquoi ce pays – comme tous les autres –
n’en aurait-il pas le droit, jusques et y compris de devenir une
puissance militaire nucléaire ? De quel droit les puissances
impérialistes, et leur jouet israélien, peuvent-ils se targuer pour
s’octroyer le monopole des armes de destruction massive ?
Peut-on faire crédit au discours selon lequel les nations
« démocratiques » n’en feront jamais usage comme pourraient
le faire les « Etats voyous » ? Quand on sait que les nations
« démocratiques » en question sont responsables des plus
grands génocides des temps modernes, y compris celui des
Juifs, et que les Etats Unis ont déjà employé l’arme atomique
et refusent aujourd’hui l’interdiction absolue et générale de
son usage ?
Toutes les sociétés du Moyen Orient - arabe, turque et
iranienne - ont régressé du fait de cette histoire tragique.
Illusions passéistes qui retardent la prise de conscience des
exigences d’une démocratisation de la société. Recul du
nationalisme au sens sain du terme (solidarité des peuples dans
les frontières que l’histoire leur a léguées) au bénéfice d’une
identité pan islamique floue et impuissante. Ce recul s’exprime
par l’oubli systématique de l’identité historique pleine des
peuples en question : l’histoire officielle enseignée en Egypte
par exemple a désormais gommé de ses textes l’antiquité et la
période copte, comme si l’Egypte n’avait pas existé avant le
VIIe siècle. Abandon des luttes sur le terrain des défis réels
(politiques, économiques et sociaux) au bénéficie de l’évasion
sur celui dit de l’identité « culturelle » réduite à la soumission
au rituel religieux tandis que la soumission compradorisée au
capitalisme mondial est acceptée sans discussion.
Je suis parfois publié en persan, par des traducteurs qui
travaillent en prison ! Le texte qui suit a été soumis à des amis
iraniens en exil forcé (en particulier « Foad »).
L’émergence avortée de l’Iran
L’Iran est une vieille et grande nation, fière de son histoire, qui
réagit fort tôt à la menace européenne (anglaise et russe). Dès
1905/1907 elle fait une révolution contre le régime de la
dynastie décadente des Qadjars jugée incapable de résister aux
étrangers. La révolution constitutionnelle iranienne fut la
première de son genre au Moyen Orient. Elle ouvrait le début
de l’ère de modernité en Iran. De surcroît des intellectuels qui
avaient été formés dans le Caucase russe au sein du POSDR
(qui produira le bolchévisme) ont joué un rôle important dans
cette révolution et donné à l’avant-garde iranienne une
conscience plus précise qu’ailleurs des enjeux et de la relation
qui associe la domination impérialiste au pouvoir local de
classes exploiteuses anciennes (« féodales »).
La première amorce d’une réelle émergence
Le pouvoir nouveau des Pahlevi qui se met en place à partir de
1921 (bien que Reza ne deviendra Shah d’Iran qu’en 1926) a
revêtu de ce fait un caractère particulier : réactionnaire au plan
de ses postures sociales, mais néanmoins refusant de devenir
le laquais des forces dominantes à l’échelle internationale.
Reza Shah abolit en 1928 le régime inégal des
« capitulations » que les puissances européennes avaient
imposé. Il crée un véritable pouvoir d’Etat centralisé qui met
un terme au régime traditionnel de gestion du pays par les
tribus (Molouk al tavaef). Il promulgue un code civil, crée une
armée nationale, une gendarmerie et une police, établit le
service militaire obligatoire, met en place un service postal
d’Etat, ouvre des routes et des voies ferrées, inaugure le
premier véritable réseau d’écoles publiques pour garçons et
filles, indépendantes du clergé. L’Etat prend également
l’initiative de créer les premières industries : textiles,
conserveries, sucreries. Néanmoins l’Iran demeure
respectueux des intérêts supérieurs de la Grande Bretagne
(dans le domaine pétrolier en particulier) et le pouvoir se
déclare anti-communiste (la loi de 1931 interdit la diffusion
des idées « communistes »). Les sympathies pro nazi de Reza
Shah obligent les Alliés (Britanniques et Soviétiques) à le
déposer et le remplacer par son fils Mohammed Reza.
L’émergence d’un parti anti-impérialiste et socialiste puissant
(le Toudeh), la position nationaliste prise en 1951 par le
premier ministre Mossadeqh qui ose nationaliser le pétrole,
n’ont pas pu être effacés par le coup d’état soutenu par la CIA
qui a permis à Mohamad Reza Shah de renverser la vapeur et
de rejoindre le camp occidental. Pour faire face au défi des
forces démocratiques, nationalistes et progressistes, Mohamad
Reza Shah s’engage alors dans une « révolution blanche » à
partir de 1962, associée à une posture internationale
« neutraliste ». Certes la réforme agraire n’en est pas
réellement une; elle ne réduit pas beaucoup le pouvoir et la
richesse des latifundiaires, bien qu’elle les encourage à la
modernisation, mais elle facilite l’émergence d’une nouvelle
paysannerie riche. A cela s’ajoutent la modernisation des
mœurs (notamment en faveur des femmes) et l’effort déployé
dans le domaine de l’éducation. Les postures neutralistes – le
rapprochement avec l’URSS (en 1965) et la Chine (en 1970),
la récupération de la maîtrise du pétrole (en 1973) sont, dans
ces conditions, acceptées par les puissances occidentales, qui
n’ont guère d’alternative meilleure possible. Le régime,
policier à l’extrême (les crimes de sa police politique, la Savak
en ont fait la réputation méritée), est la seule garantie du
maintien de l’ordre social réactionnaire. Simultanément le
parti Toudeh abandonne ses positions radicales d’origine et va
jusqu’à soutenir les réformes du Shah, comme plus tard il ira
jusqu’à rallier le régime khomeyniste, amorçant ainsi sa perte
de crédibilité dans les classes populaires et l’intelligentsia
révolutionnaire. Finalement le projet de Mohamad Reza Shah
était bel et bien un projet d’émergence, bien que conçu dans le
cadre du capitalisme (en partie d’un capitalisme d’Etat). Ses
limites et ses contradictions sont le produit de cette option de
principe.
Ce système conserve donc un caractère compradore marqué
que le bénéfice de la rente pétrolière renforcera. La rente
favorise les importations faciles qui font une concurrence
destructive aux industries locales (textiles, cimenteries).
L’agriculture elle-même souffre des importations massives
d’excédents de blé américain, un système qui réduit à la
misère des centaines de milliers de paysans des régions arides
producteurs ancestraux de blé. Mohammad Reza craignait
d’ailleurs l’émergence d’une véritable bourgeoisie nationale et
préféra s’appuyer sur la bourgeoisie commerçante
traditionaliste conservatrice. La destruction du Toudeh par la
violence policière, comme le glissement opportuniste de ce
parti, allaient créer un grand vide politique et ouvrir la voie à
une nouvelle force de contestation apparente du régime,
s’organisant autour des Mollahs chiites et de leur leader
l’Ayatollah Khomeyni.
Les contradictions du pouvoir des Mollahs chiites
Le régime islamiste qui en est issu, en place depuis 1979, est
demeuré, de ce fait, miné par ses contradictions internes. Il
était sur le fond, en termes de conceptions de la société à
« reconstruire », fondamentalement réactionnaire, non pas
seulement dans ses postures culturelles (le voile des femmes
etc.), mais encore dans son rapport à la vie économique et
sociale. Deux classes sociales réactionnaires lui fournissaient
l’essentiel de ses appuis : les « bazaris », c’est-à-dire la
bourgeoisie commerçante/compradore d’allure traditionnelle,
et la nouvelle paysannerie riche. Le régime héritait d’un
capitalisme en partie d’Etat, comme je l’ai dit, géré par des
« technocrates » ralliés à la dictature du Shah. Ce que le
régime en a fait a consisté simplement à substituer à cette
gestion « civile » une gestion confiée aux religieux. Des
Mollahs partout en position de gestionnaires, s’enrichissant
bien entendu, sans souci de donner une cohérence d’ensemble
au projet de modernisation du Shah – devenue modernisation
contrôlée par les hommes de religion – lui-même malade de
ses limites et contradictions. Mais simultanément, parce que le
régime du Shah avait été « pro-occidental » (en dépit de ses
postures neutralistes) le nouveau régime pouvait se parer des
oripeaux d’un anti-impérialisme confondu avec l’anti-
occidentalisme.
La confusion est donc extrême. Elle explique que tant
d’analystes occidentaux croient possible de qualifier le
système de « moderniste » (« l’Islam moderniste » disent-ils).
Ils se fondent pour le prouver sur des évolutions réelles, mais
qui n’ont pas la signification qu’ils leur donnent. Oui l’âge du
mariage des femmes s’est élevé, oui il y a un nombre
grandissant de femmes qui travaillent et occupent même des
postes de responsabilité. Mais ces évolutions, on les retrouve
partout dans le monde au Sud (sauf dans les pays du Golfe !)
comme au Nord (car le monde « change » toujours bien
entendu). Et la modernité – sans parler de l’émancipation –
exige bien davantage.
La réaction de Washington – qui avait tenté de soutenir le
Shah jusqu’au bout – a motivé à son tour une posture iranienne
attendue, nationaliste bien entendu. C’est alors que
Washington a cru possible la mobilisation de son allié de
l’époque – l’Iraq de Saddam Hussein – pour s’engager dès
1980 dans une guerre criminelle et absurde de 10 ans. La
constitution, sous la houlette de Washington, d’un camp
« arabe » (le Golfe soutenant l’Iraq) a inauguré une hostilité
Iran (chiite de surcroît) / Golfe (sunnite pour l’essentiel et avec
toutes ses monarchies) qu’on a prétendu atavique. Elle ne l’est
guère en fait et ne traverse nullement toute l’histoire de la
région comme le serait une réalité immanente, invariable et
constante. Mais elle peut, bêtise généralisée aidant, paraître
telle car les Islams politiques réactionnaires et arriérés des uns
et des autres s’y emploient.
L’émergence avortée
Dans ce cadre l’Iran (islamiste, chiite, khomeyniste) devenait
l’adversaire des puissances occidentales, bien qu’il ne l’ait pas
voulu. Car l’Iran khomeyniste ne concevait pas la gestion de
son économie autrement que par les règles simples du marché
et du capitalisme tel qu’il est, c’est-à-dire d’un capitalisme
dépendant. Un modus vivendi aurait été facile à définir entre
ce système local et le capitalisme mondialisé dominant. Les
mollahs – en particulier les prétendus « réformateurs » parmi
eux – l’ont recherché. Mais le Golfe s’est employé à faire
échouer leurs tentatives, en excitant Washington.
L’option nucléaire de Téhéran ne pouvait donc qu’envenimer
l’atmosphère. Il ne s’agissait pourtant pas là d’une initiative
nouvelle du régime khomeyniste. C’était le Shah Mohamad
Reza qui avait engagé son pays dans cette voie; et à l’époque,
Washington n’y voyait rien à redire. Le régime khomeyniste
n’a fait que poursuivre dans cette voie. Et on ne saurait le lui
reprocher, même dans l’hypothèse où derrière le nucléaire
civil se profile le risque de nucléaire militaire. Il n’y a
véritablement aucune raison d’accepter le point de vue de
Washington et de ses alliés subalternes de l’OTAN concernant
la « prolifération ». Car celle-ci n’est déclarée dangereuse que
lorsqu’un adversaire potentiel des puissances impérialistes
pourrait en bénéficier. Le silence concernant l’équipement
nucléaire monstrueux d’Israël traduit la méthode de jugement
des puissances occidentales : deux poids/deux mesures. Et si la
dénucléarisation devait être mise en route (ce qui serait plus
que souhaitable) cela ne pourrait se faire que si elle est
amorcée par celle du pays qui menace le plus la terre entière :
les États Unis. On agite donc la menace de l’agression contre
l’Iran et on mobilise à cette fin les aboyeurs de Tel Aviv.
La situation est d’autant plus complexe que l’occupation de
l’Iraq par les États Unis et l’enlisement dans la guerre
d’Afghanistan n’ont pas donné les résultats que Washington en
attendait. Certes l’Iraq a été détruite, non pas seulement son
État (éclaté de facto en quatre régimes : Sunnite, chiite, kurde
N°1 et kurde N° 2 !), mais sa société dont, entre autre, tous les
cadres scientifiques, qui ont été assassinés sur ordre des
occupants. Mais la destruction de l’Iraq a en même temps
donné une carte à Téhéran, qui peut y mobiliser ses amis
(« chiites ») s’il le faut. Pour contourner le problème,
Washington a alors décidé d’affaiblir l’Iran en détruisant ses
alliés régionaux, la Syrie en premier lieu ! Tout cela confirme
que le conflit politique entre l’Iran et les États Unis est bien
réel. Mais ce fait ne change rien à la question posée : l’Iran
est-il sur la voie de l’émergence ? Ma réponse est purement et
simplement négative : rien dans l’évolution du système
économique de l’Iran ne permet de voir le pays sortir du
« lumpen-développement » dans lequel l’Islam politique
khomeyniste l’a enfermé. Il ne suffit pas d’être considéré par
les puissances impérialistes comme un de leurs adversaires
pour devenir de ce fait – et miraculeusement – un pays
émergent.
L’Afghanistan
Sur la route de l’Inde en Europe, en 1973, nous fîmes une
halte en Afghanistan. La période était celle de la récente
république, réformatrice modérée, farouchement attachée à
l’indépendance du pays. Méfiante à l’égard des puissances
occidentales, les Britanniques ayant tenté au XIXe siècle
d’étendre leur Empire des Indes jusqu’à la frontière russe
comme on le sait et étant parvenus à couper l’accès de Kaboul
à la mer en s’installent au Belouchistan. Moins méfiant à
l’égard du régime soviétique qui avait donné les preuves de
son respect scrupuleux de l’indépendance du pays, le régime
afghan réformiste avait donc opté pour un neutralisme actif
réel, avec un penchant en faveur de Moscou, justifié puisque
les Soviétiques soutenaient le neutralisme du groupe de
Bandoung, alors que les puissances occidentales s’employaient
à en déstabiliser les régimes. Pour ces dernières le modèle
« ami » était le régime du Pakistan - fut-il odieusement
répressif.
Or ce Pakistan était de surcroît un adversaire de l’Afghanistan,
les Britanniques étant parvenus à intégrer dans l’Empire des
Indes des populations pathan (pachtou) auxquelles
appartenaient les familles régnantes de Kaboul. Mais du coup,
l’amitié qui liait le régime républicain et Moscou marginalisait
l’aile radicale de l’intelligentsia, attirée par les progrès réalisés
en Asie centrale soviétique (d’autant que le nord de
l’Afghanistan est peuplé d’Ouzbeks et de Tadjiks) et devenue
de ce fait « communiste ». Le « parti » se partageait de ce fait
entre deux tendances - Khalq et Parcham - les uns plutôt pro
soviétiques en dépit du soutien officiel de Moscou à la
République, les autres plus méfiants et plus affirmatifs dans
leur autonomie.
J’ai connu des militants de ce parti et l’idée que je m’en suis
fait est qu’il s’agissait de brillants intellectuels, courageux et
cultivés et pas du tout « coupés » de leur peuple par une
occidentalisation dévastatrice. Je pensais qu’ils avaient un
avenir certain, bien qu’ils n’étaient pas encore parvenus à
construire les alliances populaires larges sans lesquelles ils
étaient condamnés à rester - comme les autres fractions de la
classe dirigeante républicaine - des réformateurs par en haut.
Face aux républicains modérés, qui n’osaient pas affronter les
« féodaux » et faire une réforme agraire, les radicaux n’avaient
pas tort de penser celle-ci incontournable pour asseoir une
modernisation réelle de la société. Les circonstances leur ont
permis de s’emparer du pouvoir - par une sorte de coup
d’état/révolution de palais au sein de la classe dirigeante
moderniste - sans l’appui de Moscou à l’époque (il faut le
rappeler), mais avant d’être parvenus à construire leur alliance
avec la paysannerie. Laissés à eux mêmes les
« révolutionnaires » afghans n’auraient probablement pas trop
mal évolué. Ils auraient sans doute été brutaux dans la mise en
oeuvre des réformes, mais celles-ci sont bel et bien
nécessaires. Leur reprochera-t-on d’avoir ouvert des écoles,
d’y avoir admis les filles, et même osé offrir des postes de
responsabilité à des femmes ? Les puissances occidentales en
tout cas se sont immédiatement déclarées hostiles au nouveau
régime de Kaboul, invoquant son caractère « non
démocratique » (en passant sous silence celui -
incomparablement plus odieusement antidémocratique - de
leur allié pakistanais !), lui reprochant sa « brutalité » (envers
qui ? les pères de famille refusant d’envoyer leurs filles à
l’école ?) tandis que la brutalité des islamistes (par exemple à
l’égard des femmes) est attribuée à la « tradition culturelle »,
acceptable puisqu’elle définit une « identité » etc. L’islamisme
militant, qui n’existait pas jusqu’alors en Afghanistan, a été
soutenu à coup de millions de dollars, de camps
d’entraînement financés par la CIA, les cliques militaires
pakistanaises, les seigneurs de la guerre trafiquants de drogue.
Washington, Londres, Paris, Bonn et toutes les capitales de la
démocratie ont mobilisé à cet effet les défenseurs du « droit à
la différence » et des « droits des peuples »…, jusqu’à des
féministes même (!) tandis que leurs services recrutaient des
instructeurs idéologiques à l’Azhar, et des jeunes révoltés
perdus dans les banlieues du Caire et d’Alger dont ils allaient
faire les tueurs du FIS et d’ailleurs, appelés les « Afghans »
pas par hasard. Beau combat démocratique de l’Occident ! Le
cas afghan est l’un de ceux qui réduisent à néant la crédibilité
de ce discours manipulé.
L’intervention soviétique était au départ tout à fait inutile. Elle
se soldait même par des difficultés supplémentaires pour les
pouvoirs afghans qui, à mon avis, étaient des réformateurs
radicaux plutôt que des « communistes ». Mais enfin, cela
servait de prétexte pour donner un semblant de légitimité au
soutien apporté par les puissances occidentales aux pires
ennemis de la libération du peuple afghan. Du côté soviétique
les raisons de cette intervention restent mal élucidées. Du côté
afghan on ne peut qu’être sévère à l’égard de ceux qui, parmi
les réformateurs radicaux (et ils étaient loin d’être la majorité
de ceux-ci) ont cru intelligent de faire appel à Moscou.
L’histoire les a condamnés.
Toujours est-il que les Soviétiques partis, le pouvoir de ces
réformateurs a été soumis aux coups de butoir d’une offensive
militaire générale non moins soutenue par l’extérieur, sans
laquelle les Islamistes auraient été incapables de s’emparer de
Kaboul. Ce que le pouvoir islamiste a donc donné était
visible : une guerre sans fin entre seigneurs de la guerre. Mais
l’opinion occidentale n’était plus sollicitée et les médias
n’invoquaient plus la défense de la démocratie en Afghanistan.
L’objectif avait été atteint et les chances que le peuple de ce
pays sorte de la nuit annihilées. On pouvait souffler à
Washington. L’Afghanistan avait scellé l’alliance stratégique
entre les Etats Unis et les islamistes, destinée à asseoir
l’hégémonie néolibérale mondialisée et à enfoncer davantage
les peuples musulmans dans la déchéance et la
marginalisation.
Les Islamistes – en l’occurrence sous la forme des odieux
Talibans – ont été (et demeurent) parmi les alliés préférentiels
de l’establishment nord américain. Jusqu’au jour où, pour des
raisons qui restent à élucider, leur hote Ben Laden se serait
révolté contre Washington. Il reste à savoir s’il a bien organisé
le 11 Septembre (c’est douteux à mon avis) et si l’opération
n’a pas impliqué quelques complicités dans les services de la
CIA et la Mossad (ce qui me paraît d’une haute probabilité).
Ce qui a suivi est trop connu pour être rappelé ici : le massacre
du peuple afghan par les bombardements terroristes
américains, l’utilisation du 11 septembre pour légitimer, par
une opération d’amalgame, la mise en place d’un nouveau
maccarthysme aux Etats Unis, l’utilisation par le criminel
Sharon du thème « antiterroriste » pour justifier le massacre
des Palestiniens. Simultanément on orchestrait les campagnes
médiatiques faisant « découvrir » aux opinions occidentales …
les horreurs du régime des Talibans (notamment à l’égard des
femmes). On salue comme une nouveauté la réouverture des
écoles aux filles, ce que le régime « communiste » avait fait en
son temps et qu’on avait alors dénoncé parce que … « non
respectueux des traditions » … !!! On fait l’éloge du « Front
du Nord », hier encore seigneurs de la guerre. On tente de
réhabiliter l’idée du retour à la monarchie, dont les Afghans
s’étaient débarassé par eux-mêmes … Mais évidemment rien
n’est jamais terminé en Afghanistan. Je ne doute pas que ce
peuple redoublera dans l’intensité de sa lutte de libération
contre les nouveaux occupants – les Américains et leurs alliés
subalternes.
L’Afghanistan a connu le meilleur moment de son histoire
moderne à l’époque de la République dite « communiste ». Un
régime de despotisme éclairé moderniste, ouvrant largement
l’éducation aux enfants des deux sexes, adversaire de
l’obscurantisme et de ce fait bénéficiant de soutiens décisifs à
l’intérieur de la société. La « réforme agraire » qu’il avait
entreprise était pour l’essentiel un ensemble de mesures
destinées à réduire les pouvoirs tyranniques des chefs de
tribus. Le soutien – au moins tacite – des majorités paysannes
garantissait le succès probable de cette évolution bien
amorcée. La propagande véhiculée tant par les médias
occidentaux que ceux de l’Islam politique a présenté cette
expérience comme celle d’un « totalitarisme communiste et
athée » rejeté par le peuple afghan. En réalité le régime,
comme celui d’Ataturk en son temps, était loin d’être
« impopulaire ».
Les Etats Unis en particulier et leurs alliés de la triade en
général ont toujours été les adversaires tenaces des
modernisateurs afghans, communistes ou pas. Ce sont eux qui
ont mobilisé les forces obscurantistes de l’Islam politique à la
pakistanaise (les Talibans) et les seigneurs de la guerre (les
chefs de tribus neutralisés avec succès par le régime dit
« communiste »), les ont entraîné et armé. Même après le
retrait soviétique la résistance dont le gouvernement de
Najibullah démontrait la capacité l’eut probablement emporté
sans l’offensive militaire pakistanaise venue soutenir les
Talibans puis, accélérant le chaos, celle des forces
reconstituées des seigneurs de la guerre.
L’Afghanistan a été dévasté par l’intervention des Etats Unis
et de leurs alliés et agents, islamistes en particulier.
L’Afghanistan ne peut pas se reconstruire sous la houlette de
leur pouvoir, à peine déguisé par celui d’un pitre sans racines
dans le pays, parachuté par la transnationale texane dont il
était l’employé. La prétendue « démocratie » au nom de
laquelle Washington, l’OTAN et l’ONU appelée à la rescousse
prétendent justifier la poursuite de leur « présence » (en fait
occupation), mensonge dès l’origine, est devenue une farce
grossière.
Il n’y a qu’une solution au « problème » afghan : que toutes
les forces étrangères quittent le pays et que toutes les
puissances soient contraintes de s’abstenir de financer et
d’armer leurs « alliés ». Aux bonnes consciences qui
expriment leur crainte que le peuple afghan tolèrera alors la
dictature des Talibans (ou des chefs de guerre) je répondrai
que la présence étrangère a été jusqu’ici et reste le meilleur
soutien à cette dictature ! Et que le peuple afghan s’était
engagé dans une autre direction – porteuse potentiellement du
meilleur possible – à l’époque où « l’Occident » était contraint
de s’occuper moins de ses affaires. Au despotisme éclairé des
« communistes » l’Occident civilisé a toujours préféré le
despotisme obscurantiste, infiniment moins dangereux pour
ses intérêts !
Le Pakistan
La tenue du congrès constitutif du Forum du Tiers Monde en
décembre 1974 à Karachi m’a donné l’occasion de mieux faire
connaissance de ce pays, au delà de ce que j’en avais appris
par des lectures et des discussions avec des intellectuels exilés.
Le Pakistan est une création criminelle de l’impérialisme
britannique, dont la stratégie politique s’était employée à
tenter de faire éclater l’unité indienne. Quoiqu’on pense Parti
du Congrès - et je suis fort critique à son égard - on doit
reconnaître qu’il est parvenu à mettre en échec cette stratégie
et à créer une Union indienne multinationale gérée par une
démocratie électorale laïque. Succès sur toute la ligne sauf
avec les Musulmans indiens. L’alliance fondamentale de
l’impérialisme et de la conception islamiste théocratique est
donc à l’origine de la séparation des deux Pakistans
(occidental et oriental, devenu le Bengla Desh). Ce qui en a
résulté est cet Etat absurde, ultra-réactionnaire, toujours géré
par des dictatures islamo-militaires, néanmoins amies fidèles
de Washington, qui a pris la relève des Britanniques. Encore
une raison de mettre en doute la sincérité des discours des
pouvoirs occidentaux concernant la « démocratie ».
Les Pakistanais ne sont rien d’autres que des Indiens de
religion musulmane, qui partagent avec les autres Indiens - la
majorité hindoue - histoire, territoire, langues et civilisations.
Cependant la majorité des intellectuels de ce pays ont
intériorisé le discours de l’Islam théocratique, au point d’en
oublier l’origine et de le croire être le produit authentique de la
« spécificité » inaltérable de la civilisation musulmane. Car
cette théorie dont se nourrit tout le fondamentalisme islamique
contemporain avait été élaborée - jusque dans le détail - par les
« experts » de l’Intelligence Service britannique dont s’est
largement inspiré Maulana Mawdudi, l’une des figures de
proue du fondamentalisme contemporain ! On retrouve chez
cet idéologue de fragments entiers repris mot à mot de
rapports britanniques suggérant les thèmes de propagande à
développer systématiquement pour briser le mouvement
national unitaire indien : l’idée que l’Islam n’est pas
susceptible d’interprétations modernes, fondées sur la
séparation de la politique et de la religion, celle qu’il est
étranger à l’idée d’évolution et d’adaptation, celle qu’il ne
permet pas la coexistence dans un même Etat de Musulmans
minoritaires et d’autres etc…
Mais le projet de rassemblement de tous les « Musulmans »
dans un même Etat, sans respect aucun pour toute autre
dimension de l’identité - linguistique et historique - n’a pas
résisté à l’épreuve du temps. Le Bengla Desh s’est donc séparé
du Pakistan occidental et a fini par se reconnaître pour ce qu’il
est : le Bengale musulman. Les classes dirigeantes du Pakistan
moderne en avaient d’ailleurs traité le peuple comme leurs
ancêtres politiques conquérants de l’Inde du Nord l’avaient
fait dans le passé : en peuple conquis et dominé, qu’il ait
conservé sa religion d’origine ou qu’il ait embrassé l’islam.
Au Pakistan ces mêmes classes dirigeantes se sont d’ailleurs
donné une « spécificité » supplémentaire d’origine douteuse.
J’en ai fait plus d’une fois la vérification et leur disant, d’une
manière un peu provocatrice, que les Pakistanais ne sont rien
d’autre que des Indiens musulmans et que d’ailleurs les
Musulmans sont aussi nombreux dans l’Union indienne qu’au
Pakistan. La réponse que j’obtenais était toujours la même,
édifiante : non, nous ne sommes pas des Indiens, nous
appartenons à l’Asie centrale ! Je leur faisais remarquer que
cette origine était bien celle des conquérants turco-mongols de
toute l’Inde du nord, - et pas seulement du nord ouest - mais
que ceux-ci n’avaient jamais été plus qu’une infime minorité,
dominant un peuple resté indien. La preuve en est que la
langue officielle du Pakistan (Urdu) n’est autre que le hindi
écrit avec les lettres arabes du persan et qu’aucun peuple du
Pakistan ne parle une langue turque quelconque propre à
l’Asie centrale. Mais le Pakistan a besoin de ce mythe
d’origine absurde pour s’affirmer « autre », comme il a besoin
de la théorie théocratique islamique pour refuser l’idée d’un
Etat pan indien.
L’impasse dans laquelle les classes dirigeantes pakistanaises
ont enfermé leur peuple est tragique. La compradorisation de
pacotille, associée au refus obstiné de la démocratisation (sous
prétexte que cette idée est « étrangère »), en sont l’expression.
La dictature islamo-militaire est donc ici la règle. Les
tentatives d’en sortir - mises en oeuvre par Ali Bhutto au
milieu des années 1970, sa fille plus tard - ont toujours tourné
court. Mme Benazir Bhutto, qu’on présente dans les médias
occidentaux comme une héroïne de la démocratie et presque
de la laïcité, n’en avait pas moins opté pour un soutien résolu
aux Talibans d’Afghanistan, qui sans elle n’aurait
probablement jamais pu conquérir Kaboul. Elle en fut fort mal
récompensée. Elle n’avait pas compris que les Islamistes ne
veulent pas beaucoup, mais tout le pouvoir, et pour eux seuls.
Je n’ai pas la prétention de dire comment le peuple de ce pays
vit aujourd’hui ses problèmes. (Feroz Ahmad et Eqbal Ahmad
ont produits sur ces questions d’excellentes analyses). Le
Pakistan est tout autant multinational que l’Inde. Il est
constitué de quatre nationalités bien distinctes - les Penjabis,
les Pathans (pachtous), les Sindis et les Baloutchis sans
compter les peuples tibétains du Pamir. A ces quatre peuples
s’ajoutent les « Mohajri » c’est à dire les Musulmans indiens
immigrés - par leur volonté ou sous la contrainte - depuis le
partage de 1947. Réfugiés en masse à Karachi leur nombre a
réduit celui des Sindis à ne plus représenter qu’une minorité
dans leur propre province. Ces derniers ne l’acceptent pas et la
guerre civile permanente, larvée ou ouverte entre ces deux
communautés n’a jamais cessé d’exercer ses ravages
meurtriers depuis cinquante ans. Les Baloutchis s’étaient
également révoltés contre la domination de fait des Penjabis et
des Pathans. Peuple de nomades peu nombreux ils ont été
exterminés, et ce n’est pas le moindre des paradoxes que ce
véritable génocide ait été perpétré par le gouvernement de Ali
Bhutto, soucieux de donner des gages aux ultras de la clique
militaro-islamique. Cela ne lui a pas porté bonheur puisqu’il a
été plus tard, en 1979, destitué et pendu par cette même clique.
Le vide créé au Balouchistan a été comblé plus tard par un
afflux d’immigrants (pathans) en provenance de l’Afghanistan,
qui dominent aujourd’hui la province, en quasi sécession. Les
Bengalis de l’ex Pakistan oriental ont fait carrément sécession
comme on le sait.
L’Inde s’est reconnue et constituée comme un Etat
multinational. Le Pakistan le refuse, parce que son absurde
idéologie islamiste théocratique ne veut pas connaître d’autre
identité que « musulmane » et, entre autre, nie le fait national.
Le résultat est lamentable et constitue ici comme ailleurs dans
les systèmes politiques qui se réclament de l’islamisme une
garantie presque certaine de guerre civile permanente et de
décomposition sociale. C’est le cas par exemple au Soudan, ou
en Algérie où les islamistes prétendent qu’il n’y a ni
arabophones, ni berbérophones mais seulement des
« musulmans » !.
L’alternative à la partition criminelle de l’Inde britannique eut
été la constitution d’un grand Etat fédéral plurinational. Ce
qu’est l’Inde, en dépit des limites propres à son système
politique et social. Dans la plupart des Etats indiens si les
Hindous sont majoritaires, les Musulmans y constituent une
minorité non négligeable (12 % à l’échelle de l’ensemble
indien). La province du Nord ouest, le Sind et le Balouchistan
auraient pu constituer trois Etats indiens à très forte majorité
musulmane. Le grand Pendjab, comme le grand Bengale et le
Cachemire trois autres Etats mi musulmans, mi hindouistes ou
siks. A ces propositions raisonnables, qui furent faites en leur
temps, les dirigeants musulmans qui s’octroyaient le monopole
de parler pour le peuple (soutenus par les impérialistes) ont
préféré la partition. Tous les non Musulmans ont été
impitoyablement chassés du Pakistan (selon la théorie de
l’Etat théocratique). L’Inde n’a pas riposté par un choix
analogue, bien qu’évidemment les sévices infligés aux
musulmans par les groupes hindouistes fanatiques aient sa part
de responsabilité dans l’exode qui a suivi la partition.
Certes l’islamisme ne s’accompagne pas toujours, en fait, par
la négation de la nation. Lorsque le régime qui s’en réclame
recouvre une nation ancienne et forte, comme c’est le cas en
Iran (ou en Turquie), l’islamisme peut coexister avec un
nationalisme exacerbé, ici « anti-arabe ». D’autant que, dans le
cas iranien, il y a coïncidence entre la nationalité iranienne et
la forme chiite de l’islam, organisée en une Eglise quasi
nationale. Mais ces coïncidences ne sont jamais avouées parce
qu’elles entrent en conflit avec le dogme théocratique. Celui-ci
est invoqué à son tour pour nier les droits des minorités de
l’Azerbaïdjan turcophone et du Kurdistan.
L’islamisme militant entraîne un autre traumatisme, non moins
désastreux par ses effets : la négation de l’histoire
préislamique des peuples concernés. De l’Egypte et de l’Iran,
dont on tente de convaincre les peuples que leur histoire
n’existait pas avant le VIIe siècle en confondant tout le passé
gommé dans une même grisaille dite de la « jahilia » (l’ère de
l’ignorance), au Pakistan qui se proclame « non indien » les
ravages de ces traumatises ont été analysés avec beaucoup de
force par nombre de sociologues et politologues critiques,
nationaux des pays concernés. Ce passé anté islamique n’est
pas seulement du passé qui, si glorieux fut-il, aurait totalement
« disparu ». La civilisation ancienne des pays en question s’est
transmise à l’Islam réellement existant et même l’a très
largement façonné. Sans ce passé il n’y aurait pas eu de
civilisation islamique. L’extirper, c’est appauvrir les sociétés
en question. Or c’est bien ce que proposent les
fondamentalistes. Ne condamnent-ils pas la philosophie arabo
islamique de siècles brillants du califat abbaside parce qu’elle
n’avait pas rompu avec l’hellénisme ? Or si cette philosophie a
été aussi riche qu’elle a été, c’est précisément parce qu’elle
n’avait pas ignoré les siècles de la prétendue « Jahiliya » !
Un fatras idéologique de cette nature ne peut pas ne pas
s’accompagner par des formes d’exploitation elles mêmes
archaïques et sauvages, qu’on s’interdit de questionner
puisqu’elles existaient dans le passé islamique et donc qu’elles
ne sont pas « interdites ». Le Pakistan offre, sur ce terrain,
l’exemple le plus criant de régions entières (comme le
Bahawalpur) où le servage et un traitement particulièrement
sauvage des serfs sont toujours en place. Sans doute des
formes d’exploitation non moins violentes existent-elles
ailleurs, en Inde par exemple. Mais celles-ci peuvent être
remises en question par le mouvement social auquel on ne
peut opposer une dogmatique théocratique qui en nie le droit.
La dogmatique théocratique, avec tout ce qu’elle implique de
négation des identités nationales ou de tentatives de gommage
de l’histoire, n’est pas le monopole de l’histoire des
Musulmans. L’Eglise de la Chrétienté médiévale ne se
comportait pas différemment. Mais force est de reconnaître
que dans le monde contemporain seule la dogmatique
théocratique islamique opère sur le terrain comme une
puissance politique capable de s’ériger en pouvoir absolu réel.
Comment donc expliquer le phénomène ? Pour ma part je
l’associe étroitement à la montée des nouvelles « classes
moyennes » produites par l’expansion capitaliste périphérique.
Vouées à n’être guère que des couches sociales compradores
subalternisées dans le système mondial, acceptant ce sort en
contrepartie des avantages matériels qu’il leur procure, ces
classes incultes et traumatisées sont victimes d’une
schizophrénie incurable. Elles veulent bénéficier des avantages
matériels du monde moderne - sous leur forme la plus vulgaire
de la consommation - mais en refusent la liberté d’esprit.
L’illusion passéiste religieuse n’est pas le seul moyen par
lequel elles parviennent à concilier ainsi la soumission
compradorisée au capitalisme dominant et la sauvegarde d’une
« identité » prétendue. Le chauvinisme ethnique peut remplir
ailleurs les mêmes fonctions. Toutes les formes du populisme
ont préparé le terrain à ce dérapage dans une impasse sans
issue, même lorsque ce populisme compte à son actif, comme
dans les pays arabes, des réformes réelles qui étaient
indispensables et ont atténué la violence de l’exploitation. Ici
il faut parler de régression islamiste qui est venue en réponse à
la crise d’un populisme antérieur (comme en Turquie
d’ailleurs). Cette régression a été fortement encouragée par
l’essor de la rente pétrolière. L’Arabie séoudite archaïque
pauvre des temps anciens ne pouvait être d’aucun attrait pour
les nouvelles classes bourgeoises arabes. A-t-on oublié que
l’Egypte subventionnait traditionnellement la Mecque et
Médine, incapables par leurs ressources propres de recevoir les
pèlerins ? La combinaison de la fortune soudaine du Golfe due
exclusivement au pétrole, et de la permanence de l’archaïsme
qu’aucune force sociale locale ne menaçait, pour la plus
grande satisfaction des impérialistes, a alimenté ce mythe
incroyable : celui que cette fortune serait précisément le
produit de l’archaïsme.
L’islamisme théocratique - comme les autres formes de la
schizophrénie des classes compradores de la périphérie
moderne - suggère la reconstruction des Etats sur des bases
« homogènes » qu’on prétend garantir par l’unité religieuse ou
ethnique - fut-ce par le moyen de « nettoyages racistes » ou
par l’extermination des minorités religieuses - et l’éclatement
du monde en systèmes politiques odieusement anti
démocratiques fabriqués sur ces bases, néanmoins tous
intégrés au marché capitaliste mondial. Ce projet est
exactement l’antithèse de l’internationalisme des peuples,
seule réponse humaniste au cosmopolitisme du capital. Il est le
projet de l’impérialisme - fut-il présenté sous sa forme
sournoise de « respect des communautés » (dont l’idéologie
raciste anglo saxonne est particulièrement friande). Il est le
fondement de l’alliance stratégique entre les hégémonistes de
Washington et les passéistes religieux ou ethniques de la
périphérie. Il est le projet des classes compradores du tiers
monde. Les peuples eux n’ont rien à voir dans cette affaire; ils
en sont les victimes, malheureusement manipulables jusqu’ici
pour diverses raisons.
L’Asie centrale
J’avais toujours été fortement attiré par l’Asie centrale. Non
seulement pour ses paysages grandioses, je l’avoue - mais
également pour en connaître un peu plus de ses peuples,
parvenus à conquérir la Chine, l’Inde, l’Europe et le Moyen
orient et à marquer si fortement la civilisation islamique.
Traités fréquemment de « barbares » dans les historiographies
officielles et dans les consciences populaires, ces peuples
méritent certainement d’être appréciés avec plus de nuances.
La lecture des grands historiens russes - les seuls qui à mon
avis aient étudié avec finesse et attention la région - m’avait
convaincu que comprendre leur rôle dans le façonnement du
monde constituait une question importante pour faire avancer
le matérialisme historique.
L’occasion m’a été offerte par le programme des « routes de la
soie » de l’UNESCO. Dirigé par le sénégalais Doudou Diène -
remarquable par sa finesse, ses qualités d’organisateur et de
diplomate - ce programme m’a permis de visiter le Sinkiang
(été 1990), l’Asie centrale encore soviétique à l’époque (été
1991) et la Mongolie (été 1992), accompagné par Isabelle dans
les deux dernières parties du programme, qui, pour chacune
d’elle, durait un mois. Il ne s’agissait pas de randonnées
touristiques, mais bel et bien de voyages d’études sérieux. Les
excellents historiens qui participaient à ces programmes - plus
précisément les Russes (et les autres soviétiques de l’époque)
et les Chinois animaient des débats du plus grand intérêt.
L’analyse que j’ai proposée du fonctionnement du système
ancien de la mondialisation - celui que le capitalisme a
démantelé pour lui substituer le système moderne dominé par
l’Europe atlantique - doit beaucoup à ces discussions (cf S.
Amin, Les défis de la mondialisation; 1996). Trop
d’occidentaux par contre tombaient facilement dans
l’exotisme. Les journalistes et les équipes de la télévision se
comportaient comme cela est trop souvent également le cas,
avec pas mal d’arrogance en dépit de leur ignorance - peut être
une manière de la masquer. Quelques spécialistes
remarquables, soit de l’art bouddhique (comme le
conservateur du musée Guimet à Paris), soit du chant mongol
(un chant extraordinaire - et beau -, unique en son genre, qu’on
sort des poumons et de la gorge par je ne sais quelle technique,
si particulier que les Mongols ne croyaient pas leurs oreilles en
entendant un Français le reproduire à la perfection). Des
espions également : un Israélien chargé de prendre contact
avec les communautés juives de l’Asie centrale soviétique, des
Américains et des Japonais sans culture historique, mais par
contre spécialistes des stratégies des communications ou des
richesses minières. Je regrettais que les orientaux (Arabes,
Turcs et Iraniens) qui auraient dû compter parmi les plus
intéressés par la région aient été absents. L’équipe de
l’UNESCO qui entourait Doudou Diène était d’une
compétence et d’une gentillesse parfaites, rendant par leur
présence le voyage décontracté et joyeux, faisant oublier les
fatigues de ces routes difficiles.
Mais, au delà de la réflexion sur le passé historique de la
région et de la contemplation de ses paysages, le voyage
permettait de découvrir quelques aspects intéressants de ses
problèmes modernes. La comparaison entre l’organisation
parfaite du voyage en Chine, le désordre de celui organisé en
Union soviétique et l’absence totale de toute forme
d’organisation en Mongolie tient presque de la caricature,
néanmoins bel et bien significative.
Le Sinkiang
J’étais arrivé à Beijing en retard. J’ai donc rejoint la caravane,
qui était déjà aux portes du Sinkiang, à Dunhuang au sortir du
corridor qui relie la Chine propre - la province du Gansu - à la
Mongolie et au Sinkiang. J’étais allé jusqu’à Lanzhou en avion
puis de là, grâce à l’aimable intervention de mes amis chinois
de l’Académie, j’ai voyagé en automobile jusqu’au point de
rencontre avec la caravane. Un déplacement fort instructif
pour moi. La visite de la capitale de cette province intérieure
qui compte parmi les plus pauvres de la Chine donne la
mesure des progrès incontestables réalisés grâce à la
redistribution effective des moyens d’une accumulation
largement financée par les provinces côtières plus riches. Un
aspect de la stratégie d’intégration interprovinciale souvent
ignoré à la fois par les défenseurs et les critiques de la « voie
capitaliste » empruntée par le régime. Cette impression était
renforcée par la traversée des villages, au rythme lent de la
circulation automobile en Chine. Mon accompagnateur -
interprète (de l’Académie) était un jeune fort sympathique et
nous bavardions de tout - de politique évidemment, très
librement, comme c’est le cas en Chine. On s’arrêtait à
l’improviste ici ou là dans un gros village pour aller boire du
thé ou manger quelque chose, dans un quelconque « café-
restaurant-bazar » (je ne sais comment qualifier exactement ce
type de « magasin » qu’on trouve partout en Chine),
généralement géré par la commune. Toujours personnel
avenant, clients paysans rigolards et curieux (m’abordant pour
me demander d’où je venais, qui j’étais, si j’aimais la cuisine
du lieu, comment je trouvais le village etc……), endroit
relativement propre (sauf les toilettes bien entendu).
L’impression - par la qualité des bâtiments et des logements -
d’une Europe pauvre du XIXe siècle, mais pas de tableaux
désolants comme on en voit partout dans le tiers monde
capitaliste, même dans des pays considérablement plus riches.
La caravane de l’UNESCO était partie de Xian, qui fut l’une
des capitales de la Chine ancienne, point de départ et d’arrivée
du grand commerce lointain de l’époque. J’avais eu l’occasion
dans un voyage antérieur avec Isabelle de visiter Xian,
d’admirer ses vestiges - murailles et vieux temples - et
l’incroyable cimetière des statues géantes de l’armée
impériale, un trésor de l’art et de l’histoire de la Chine. Le
corridor qui constitue le « doigt occidental » du Gansu offre un
paysage inoubliable. On longe sur sa gauche en allant vers
l’Ouest les hautes cimes du Quinhai, culminant à plus de 5 000
mètres tandis qu’à sa droite la Grande Muraille - dont on
s’approche ou s’éloigne sans arrêt - sépare la Chine rurale et
paysanne du désert de Gobi des pasteurs mongols. A Dunhuan
merveille des premières caves bouddhiques. Là je rejoignais
notre groupe.
A chacune de nos étapes nous étions conviés à participer à une
séance de trois ou quatre heures de débats que les historiens
Chinois introduisaient par des exposés qui concernaient
différents aspects de l’histoire de la région et de ses fonctions
dans les rapports entre la Chine propre, l’Inde, les Moyen-
orients byzantin et islamique (la formation des peuples et des
Etats ouigours, les évolutions religieuses - bouddhisme,
christianisme nestorien, islamisation, les structures de la
société, les modes de production agricole - irrigation - et le
commerce, les transferts de technologies, les styles artistiques
etc….). Du bon matérialisme historique dans l’ensemble. Ce
qui m’a frappé - et peut être d’autres également - c’était
l’importance des vestiges des villes énormes disparues.
A Tourfan on descend dans une oasis située au point le plus
bas de la planète - 168 mètres en dessous du niveau de la mer.
Merveilleuse petite ville qui offre cette particularité que je n’ai
retrouvée nulle part ailleurs : certaines de ses rues, y compris
parmis les plus larges ouvertes à la circulation automobile,
sont entièrement couvertes par un treillage de vignes. On se
déplace donc à pied, en bicyclette ou en fiacre à l’ombre et on
peut même cueillir au passage ici et là, au dessus de sa tête,
quelques grains de raisin rafraîchissant.
Kachgar, étape ultime du voyage, est la capitale historique des
Turcs Ouigours, en contact étroit avec le Turkestan occidental
des Ouzbeks et des Tadjiks et, à travers eux avec la Perse et
l’Inde.
Kachgar commande vers l’Est les deux routes qui conduisent à
la Chine propre, contournant par le nord et par le sud le
terrible désert de Takla Makan, infranchissable. Elle
commande l’accès aux grands cols qui mènent à l’Ouest et
permettent de contourner le Pamir par les routes de
l’Afghanistan conduisant à la passe de Peshawar. Toute cette
région de très hautes montagnes et vallées riantes délicieuses
était fermée à notre expédition. Visiter l’Afghanistan est
devenu bien entendu tout à fait impossible. Le coeur de l’Etat
Kushan, plate-forme où se rencontraient les trois routes de
l’Iran, de l’Inde et de la Chine, nous était donc interdit. Fort
heureusement nous avions, Isabelle et moi, parcouru le pays en
1973. Kachgar est une belle ville pleine d’histoire et de
charme. On y visite également ces lieux curieux - les anciens
« consulats » de Russie et de Grande Bretagne - avant 1914
centres actifs de l’espionnage et de l’intrigue des deux
puissances qui s’observaient mutuellement et se disputaient le
contrôle de la région.
Tout au long du voyage je bavardais de tout - du passé, du
marxisme, de la politique internationale et chinoise - avec les
collègues chinois. Mais, comme il se doit presque toujours en
Chine, à 12 heures tapantes et quel que soit l’intérêt de la
discussion, il fallait s’arrêter. Il est midi, il faut aller manger.
Les Chinois cessent alors toute activité, quelle qu’elle soit;
gourmands à l’extrême rien pour eux ne pourrait justifier le
retard, car il y a le risque terrible que les plats refroidissent par
exemple. Et pendant le repas, interdiction de parler d’autre
chose que de cuisine. On goûte, commente, critique. On ne
reprend la discussion qu’une fois le repas bien terminé. Au
milieu de la dernière phrase prononcée avant le repas, je disais
avec amusement.
A Kachgar j’avais une terrible envie de grimper sur le Pamir.
Les cimes à plus de 7 000 mètres nous entouraient. Je
négociais longuement une promenade en auto par la route qui
conduit au Pakistan. Résistance presque insurmontable des
Chinois. Avec tous les prétextes possibles et imaginables. Il ne
s’agissait pas de craintes politiques - la route est ouverte au
commerce et au tourisme - mais simplement l’expression de
cette peur incroyable que les Chinois - paysans des plaines à
riz - ont des hautes montagnes : il y a des éboulements, il fait
trop froid, la route est trop dangereuse etc… Mais je suis têtu
et suis parvenu à obtenir ce que je voulais : un véhicule et un
chauffeur. Un Chinois m’accompagnait, il a fait tout le voyage
- trois ou quatre heures de montée vertigineuse, autant pour
redescendre - assis à côté de moi, les yeux fermés, transis de
peur ! Les soldats chinois à l’arrêt terminal, un peu avant le col
qui conduit au Pakistan, ont bien ri - et moi aussi - pour le
réveiller, lui dire « c’est fini » et lui donner du thé qu’il a bu
avec des mains tremblantes, sans oser regarder ces incroyables
cimes de beauté. Je crois qu’il ne me pardonnera jamais de
l’avoir convaincu de m’accompagner !
Le Sinkiang est une province autonome, peuplée à l’origine
exclusivement de Ouigours musulmans, turcophones, côtoyant
aujourd’hui des immigrés chinois dominants dans les vastes
régions ouvertes à l’agriculture par des travaux d’irrigation
importants. Cette coexistence n’est pas sans problèmes et je ne
suis pas de ceux qui en nient la réalité. L’administration est
certainement souvent arrogante dans ses comportements, mais
elle l’est autant en Chine propre. Bien qu’elle soit assurée au
Sinkiang par autant de Ouigours que de Hans, elle est
certainement ressentie comme « chinoise » par la majorité des
autochtones. Les progrès réalisés grâce au régime - éducation,
santé - bien qu’ils aient permis à ce peuple de sortir d’une
incroyable misère et de formes d’une exploitation odieuse
(dite « féodale »), ne compensent pas toujours le nationalisme
froissé. La plupart des visiteurs occidentaux qui faisaient
partie de notre caravane protestaient sans cesse, insultaient
carrément les Chinois qu’ils traitaient d’impérialistes etc…
Arrogance insupportable, d’autant que certains d’entre eux
étaient visiblement des agents des services de puissances
réellement impérialistes. Je retrouverai ce comportement des
défenseurs des « droits des peuples » en Asie centrale
soviétique et en Mongolie.
Le responsable qui dirigeait notre caravane était lui même
Ouïgour. Il avait étudié l’arabe à Damas et le parlait
parfaitement - avec un accent bien syrien prononcé (j’ai
rencontré à Nankin une Chinoise qui, elle, avait étudié l’arabe
au Caire et parlait « baladi » à la perfection; elle avait même
pris des allures et une tête d’Egyptienne !). Comme il ne
connaissait aucune langue occidentale (il ne connaissait que le
chinois, le ouïgour, le russe et l’arabe !) cela rendait furieux
bon nombre des occidentaux de la caravane. Vous ne parlez
donc pas de langues étrangères ? Mais oui, pour nous, l’arabe
et le russe le sont. Je discutais avec lui et d’autres Chinois du
problème du Sinkiang sans la moindre gêne. Je leur disais ce
que je pensais réellement; je ne défendais pas la politique
chinoise « sans réserves » mais exprimais au contraire mes
craintes que le régime soit incapable de résoudre correctement
le problème national au Sinkiang et au Tibet. Je reste
néanmoins totalement hostile aux discours occidentaux
soutenant les « indépendantistes » de ces deux pays. Le
pouvoir populaire chinois a libéré les Tibétains et les Mongols
de l’esclavage (au sens propre du mot) dont se nourrissait la
classe dirigeante des moines bouddhistes (Dalai Lama en tête).
Comme hier les « démocrates » de l’Occident ont soutenu les
islamistes en Afghanistan, ils se font aujourd’hui les
instruments de la stratégie hégémoniste américaine qui
s’emploie à tenter de démanteler la Chine. Les intérêts des
peuples n’ont rien à voir dans cette affaire. Les hégémonistes
américains l’ont prouvé, par leur soutien systématique aux
pires régimes - les plus criminels que l’on connaisse. Leur
discours concernant la « démocratie » et les « droits des
peuples » n’a aucune crédibilité. L’indépendance éventuelle du
Tibet et du Sinkiang se solderait inévitablement par une
fantastique régression sociale et la main mise stratégique
(militaire peut être même) des Etats Unis sur ces pays. C’est
l’objectif même de la stratégie de Washington et de ses alliés
européens et japonais.
L’Asie centrale ex soviétique
Notre visite en Asie centrale soviétique s’est déroulée dans des
conditions fort différentes. Nous étions en juillet 1991, un
mois donc avant la tentative de coup d’état contre Gorbatchev,
son échec, l’effondrement du régime et l’éclatement de
l’URSS. La caravane de l’UNESCO était partie de Merv,
dernière halte des nomades turkmènes, porte de la route de la
soie s’ouvrant sur le Khorassan persan avec ses villes
historiques de Meshed et de Nishapour. Partis en retard de
Paris, Isabelle et moi rejoignons la caravane à Khiva par
avion, via Moscou.
Avec la caravane de nos autocars, par des routes acceptables,
nous avons visité les villes historiques - Khiva, Boukkara et
Samarcande. Villes certainement intéressantes - et belles à leur
manière. Nos collègues historiens russes et autres soviétiques
de l’époque, fort sympathiques, étaient les meilleurs guides
qu’on puisse avoir et les discussions qu’ils animaient sur les
lieux visités et surtout après, le soir, à l’hôtel, étaient de la
meilleure qualité. Ayant lu ceux des meilleurs ouvrages russes
et soviétiques sur la région et son histoire traduits en français
ou en anglais j’avais toujours des questions à poser pour
lesquelles j’ai le sentiment d’avoir reçu les meilleures
réponses possibles. La rénovation des monuments est
impressionnante, trop même d’une certaine manière puisque
certains d’entre eux - notamment les gigantesques
constructions de Tamerlan à Samarcande - ont été
pratiquement refaites. Bien que ces rénovations aient
scrupuleusement respecté les originaux, l’impression qu’elles
donnent est celle du « trop neuf ». Je n’ai vu l’analogue qu’à
Luxembourg dont la vieille ville - superbe - a été si bien
rénovée, si proprement repeinte, qu’on a l’impression qu’il
s’agit d’une « imitation » de vieille ville de construction
récente, ce qui n’est pas le cas. Mais, si impressionnants que
soient ces monuments, ils restent - à mon goût - d’un modèle
un peu trop de « caravansérail » ayant emprunté leurs styles ici
et là. Pas la finesse des monuments persans de Qom, Ispahan
et Chiraz. Le rapport est bien celui que la culture des nomades
turcs entretient avec la source persane de son inspiration : la
même chose, en moins délicat.
De Samarcande nous bifurquions vers le sud, en direction de
l’Amou Daria rejoint à Termez - la porte de l’Afghanistan,
c’est à dire de l’antique Bactriane d’Alexandre le Grand, plus
tard de l’Etat Kushan, plaque tournante des relations Perse-
Inde-Chine. Paysage de la route des « Portes de fer »
parcourue par Alexandre d’autant plus impressionnant qu’un
orage violent nous accompagnait sur toute cette partie du
trajet. Les longues discussions qui suivirent m’ont beaucoup
aidé à réaliser l’importance que cette région a pu avoir dans le
passé précapitaliste, et m’ont fait comprendre pourquoi la
Transoxiane - le Khorezm de la civilisation islamique - qu’on
pense toujours être à tort une périphérie à moitié barbare du
califat de Bagdad, a produit tant de penseurs - philosophes et
scientifiques - de la plus haute qualité.
Remontés vers le nord, nous parvenions à Douchambé, la
capitale tadjik serrée aux pieds du Pamir - ville moderne de
style soviétique sans grand intérêt - pour redescendre vers ce
jardin qu’est le Ferghana à partir de Kokand.
En dépit des efforts de Doudou Diène et de toute l’équipe
efficace et sympathique de l’UNESCO l’organisation du
voyage fut chaotique. On partait chaque jour avec un gros
retard - deux heures ou plus. Il manquait toujours quelque
chose : l’eau pure pour le ravitaillement, ou l’essence, un
chauffeur, deux guides ou trois papiers. Style soviétique. Du
coup évidemment nous arrivions toujours et partout en retard -
mais qu’importe. On nous attendait, on ne nous attendait plus.
Car le « plan » - toujours détaillé à l’extrême et distribué au
départ - était sans cesse « révisé ». Cela me rappelait le bon
mot de mon ami syrien Chalaq qui me rappelait un proverbe
« arabe » : toute action se fait selon un plan, mais le plan
s’improvise! Au dîner, toujours la même « surprise » - le
même « pilaw » (riz au gras avec du mouton) - qu’on nous
présentait pompeusement comme la délicieuse spécialité du
lieu (la même spécialité partout donc !) - qui pouvait être
chaud, froid ou réchauffé. Quand on a faim c’est mangeable. Il
ne vient pas à l’idée de Chinois de se déplacer sans cuisinier
(professionnel ou amateur avancé). Les Russes par contre ne
pensent guère à ces choses. Beaucoup d’autres encore moins
qu’eux d’ailleurs.
Cela étant l’Asie centrale soviétique n’était pas l’enfer comme
les médias dominants contemporains voudraient nous en
convaincre. Avec une mauvaise foi remarquable on oublie de
rappeler qu’en 1917 l’Asie centrale russe était une région plus
misérable et pouilleuse que le Bengla Desh. Aujourd’hui elle
présente le visage d’une Europe pauvre. Mais on suggère :
comparez avec l’Allemagne pour mesurer le désastre socialiste
! Pendant plus d’un demi siècle les régions plus avancées de
l’ex URSS - la Russie et l’Ukraine en particulier - ont financé
ce rattrapage qui, si relatif qu’il fut, est à mettre au crédit du
système. Les puissances occidentales ont fait exactement le
contraire : elles n’ont jamais cessé de piller les périphéries qui
dépendent d’elles. Le désert du Kara Korum au sud de l’Amou
Daria et celui du Kizil Koum entre ce fleuve et le Syr Daria
comptaient parmi les régions les plus arides de la planète. Des
travaux d’irrigation gigantesques ont fait de leurs vallées une
nouvelle Egypte. Et les plantations d’épineux et de cactus,
semés par avion le long des aires agricoles pour les protéger
des vents desséchants ont transformé en steppe une bonne
partie de ces déserts que nous avons traversés. Un
colonialisme européen quelconque aurait-il eu à son actif 10 %
de ces réalisations en Afrique qu’on ne cesserait de nous en
rebattre les oreilles. On place donc l’accent systématiquement
sur les destructions environnementales associées à ce type de
« développement » : trop d’eau absorbée par l’irrigation,
accélérant l’assèchement de la mer d’Aral, trop de chimie
utilisée pour l’agriculture, pêche dévastatrice dans les mers
intérieures etc… Tout cela est exact. Comme il est exact que le
système soviétique ignorait superbement toute considération
du genre. Il partageait d’ailleurs ce mépris de la nature - dans
laquelle il ne voyait qu’une ressource à exploiter - avec le
capitalisme, dont les destructions, au Japon ou dans le nord est
des Etats Unis n’ont pas été moindres. Version du
développement de ce que j’appelle un « capitalisme sans
capitalistes », le soviétisme ne pêchait pas par « trop de
socialisme » mais au contraire par son ignorance des principes
du socialisme. Opérant de surcroît dans les conditions d’un
pays pauvre au départ il a - de ce fait - laissé des images
frappantes de laideur : chacune de ses grandes villes est
entourée d’un cimetière de détritus de toutes natures, de vieux
matériels jetés là pêle-mêle etc…
Pouvait-on faire autrement et mieux ? Je le crois et je pense
qu’il ne faut jamais cesser de vouloir faire mieux. Cela étant, il
reste que sans les travaux d’irrigation de la région celle-ci
n’aurait pu soutenir la population qui compose aujourd’hui ses
nations. C’est bien le reproche que les réactionnaires russes
adressent désormais au régime soviétique, celui d’avoir trop
« dépensé » pour l’Asie centrale. Au plan politique et social
l’Asie centrale ne valait certainement pas mieux que le reste
de l’Union soviétique. L’autocratie qui y régnait - loin d’être le
produit du socialisme en était la négation. Mais encore une
fois on ne doit pas confondre une critique de gauche du
système et la critique de droite que les médias dominants nous
en proposent.
La politique des nationalités mise en œuvre dans la région
n’est pas non plus au-dessus de tout soupçon. L’arrogance
grande russe était une réalité. Mais les frontières des
Républiques ont été dessinées non pas pour créer des
problèmes, comme on se plaît à vouloir nous le faire entendre,
mais pour les résoudre. Ces frontières - purement
administratives, comme celles de la Yougoslavie - n’étaient
pas destinées à devenir celles d’Etats indépendants; elles
pouvaient donc être dessinées pour résoudre des problèmes
d’une autre nature. Départager les territoires peuplés
d’ouzbeks turcophones et de tadjiks persophones et mettre
ainsi un terme à l’hostilité des uns et des autres (car toute la
Transoxiane fut perse, elle a été turquisée par la conquête
nomade qui n’avait pas pris fin encore à la veille de la
révolution russe). L’alternative à ces frontières compliquées
(ou aux enclaves comme en Arménie et en Azerbaidjan) eut
été le transfert de populations (manière atténuée de dire le
nettoyage ethnique). Leur tracé compliqué ne gênait pas les
transports, les communications et l’intégration économique.
Ou bien créer un immense Etat - comme le Kazakstan - pour
donner leur dignité aux malheureux nomades de la steppe,
quand bien même une bonne partie de son territoire ait déjà été
russifiée depuis longtemps. C’est l’éclatement de cette région
en cinq Etats qui pose problème, et en posera de plus tragiques
à l’avenir.
Il n’entre pas dans mon intention de discuter ici des problèmes
nouveaux auxquelles les peuples de la région sont désormais
confrontés, du fait de l’intervention des Etats-Unis et du
déploiement de son projet de contrôle de son pétrole. Je dirais
seulement qu’à mon avis la meilleure et probablement seule
solution acceptable – mais elle est loin d’être la seule possible
ou même la plus probable dans d’horizon visible- passe par la
reconstruction d’une CEI authentique et d’un rapprochement
avec la Russie.
La promenade à travers la région était, sur tous ces plans, fort
instructive - du moins pour moi. Les tensions - visibles
(comme les contrôles absurdes aux pseudo-frontières de
l’époque) - étaient atténuées grâce à l’immense diplomatie de
Doudou Diène; mais aussi aux efforts de beaucoup de nos
partenaires soviétiques. Un homme politique Ouzbek -
membre du Parti à l’époque, comme il se devait (il doit être
aujourd’hui dans le parti du gouvernement - toujours le même)
- habile et, ma foi, sympathique. Calculateur sans doute, mais
décontracté, qui nous appelait à rejoindre nos véhicules en
criant en russe « po koniam » (à cheval). Un chauffeur de car
qui lisait pendant nos longues promenades à pied « les Rois
Maudits » (traduits en russe bien sûr). Combien de
camionneurs en Occident ont-ils la même curiosité ?
La Mongolie
L’été suivant - 1992 - nous participions, Isabelle et moi, à la
troisième étape du programme des Routes de la soie. D’Oulan
Bator, où nous nous sommes rendus par avion via Beijing,
nous avons parcouru toute la moitié occidentale de la
Mongolie, jusqu’à Kobdo. Aller et retour par des trajets
différents - 4 000 kilomètres en tout - sans routes, ni
asphaltées bien entendu, ni même de terre ! Aucune route de la
soie n’est jamais passée par la Mongolie. Mais, pour des
raisons diplomatiques, l’UNESCO avait cédé à la
revendication de ce pays de figurer au programme. Le voyage
n’en avait pas moins d’intérêt, bien qu’il fût différent, celui de
faire connaître ce pays peu commun.
Des trois équipées, celle-ci fut de loin la plus mal organisée -
je dirais même qu’elle n’était pas organisée du tout. La faute
n’en revient certainement pas à l’UNESCO, mais
intégralement aux autorités locales. Le gouvernement dit
communiste venait de céder la place à une coalition
« libérale », victorieuse dans ce premier round d’élections
multipartites. Elle cédera plus tard la place à un retour des ex
« communistes ».
A Oulan Bator les hôtels avaient été envahis par des
trafiquants de toutes natures, venus tirer le profit le plus rapide
de la « libéralisation » économique. Les réservations faites
pour notre caravane n’avaient pas été respectées. On nous
logea dans une sorte de station de villégiature pour jeunes
située à une dizaine de kilomètres de la ville. Un bel endroit,
bien que d’un confort limité (toilettes et douches collectives,
eau plutôt froide que chaude). Et surtout les pertes de temps
pour ceux d’entre nous qui souhaitaient voir davantage la
capitale. Nous le fîmes quand même bien entendu. Ville de
style soviétique sans grand intérêt architectural. Mais notre
retour coïncidait avec une grande fête pseudo nationale, dédiée
à la réhabilitation de Gengis Khan qui n’était pas en odeur de
sainteté dans le régime soviétique. Conquérant féodal, il
représentait ce que la révolution avait voulu combattre. Le
nouveau régime tentait de substituer une légitimité fondée sur
le nationalisme à celle du précédant, dont les valeurs
« socialistes » avaient épuisé leur potentiel mobilisateur. La
« fête de Gengis Khan » était un grand spectacle de cavaliers
mongols, superbes sur leurs petits chevaux, bien costumés
comme à l’époque du grand Khan. Très beau spectacle
certainement, bien que vide de toute proposition politique ou
sociale.
Nous devions découvrir que le pays était tant démuni de
moyens d’accueil qu’il nous faudrait camper. Une tente
canadienne fut distribuée pour chacun de nous et une seule
couverture. On devait découvrir plus tard qu’il y avait un stock
de couvertures mais que les responsables mongols avaient
l’intention sans doute de les voler. Après moultes rouspétances
(les nuits en Mongolie, même l’été, peuvent être très froides)
et presque révoltés nous primes d’assaut le camion où elles
étaient cachées. Tout fut à l’avenant. La « cantine » était une
véritable pièce antique, qui aurait fait bonne figure dans un
musée de l’art militaire : il s’agissait d’une cuisinière roulante
en fonte, dotée d’une haute cheminée, alimentée au bois et
pesant je ne sais combien de tonnes. Elle avait dû appartenir à
une armée impériale du XIXe siècle - russe ou chinoise ! La
cantine ne nous précédait pas, elle partait avec nous tirée par
un camion. Cela signifiait qu’elle ne nous rejoignait au lieu
choisi pour le campement qu’avec deux, trois ou cinq heures
de retard. On allait donc attendre une bonne partie de la nuit
avant de pouvoir manger quelque chose, ou même y renoncer
pour ne faire notre repas du soir qu’à l’occasion du petit
déjeuner du lendemain.
Repas est d’ailleurs un terme impropre pour désigner la chose.
Il n’y avait pas de cuisinier, mais un homme (ou une femme)
de peine chargé de mettre à feu le four, de faire bouillir dans le
chaudron un vieux mouton mal dépecé, garni de quelques
vieux choux. La « soupe » infâme qu’on en tirait était versée
dans un bol qu’on avait distribué au départ - le seul instrument
qui allait nous servir à tout : manger, se laver la bouche et les
dents, se raser, éventuellement utiliser pour d’autres besoins
nocturnes. A nous de le laver dans le ruisseau pas loin duquel
nous campions. Une dame suisse qui était de l’aventure -
qu’était-elle venue faire dans cette galère - a fini par craquer
et, pleurant, s’exclama : je ne donne pas ça à manger à mon
chien. Nous le mangions quand même, puisqu’il n’y avait rien
d’autre. Isabelle et moi appartenons à cette race d’humains qui
savent s’adapter à tout… ou presque. Plus résistants d’ailleurs
que beaucoup. Les « jeunes » - journalistes prétentieux - nous
regardaient de haut au départ. Ces vieux ne tiendront pas
pensaient-ils. C’est eux qui ont été les premiers à se plaindre
des souffrances que leur métier leur imposait. Une pauvre
journaliste indienne, végétarienne, s’est stoïquement nourrie
de biscuits pendant un mois. C’était une femme charmante
pleine d’humour et, elle aussi, de capacité d’adaptation. En
Chine j’avais mangé un plat délicieux, une potée de mouton
garnie de quantité de légumes, d’épices et d’ingrédients,
accompagnée de vermicelles chinois. Le plat s’appelle « la
marmite mongole ». Au retour à Beijing je disais à un ami
chinois que je n’avais jamais mangé de « marmite mongole »
en Mongolie. C’est un plat de la Chine du nord me dit-il. Alors
pourquoi l’avez vous appelé ainsi ? Les Mongols n’ont jamais
rien inventé en matière culinaire, il fallait bien leur attribuer
quelque chose dit-il. En tout cas le « repas » mongol en
question était servi - dès que prêt - à toute heure et servait
donc de petit déjeuner, déjeuner ou dîner. Beaucoup d’entre
nous avaient pris la précaution de prendre des boîtes de
nescafé et du thé, quelques biscuits, qui amélioraient un peu
l’ordinaire.
Nous roulions dans trois espèces de véhicules : des jeeps
américaines, des jeeps soviétiques (les GAZ), des autobus
ordinaires (de ville). Ce fut l’occasion de découvrir les
extraordinaires qualités du matériel soviétique. Ces bus
ordinaires passaient partout, grimpaient des côtes caillouteuses
à 45 °, traversaient les rivières - l’eau montait jusqu’à nos
pieds assis dans la voiture ! Il fallait sans cesse dépanner les
jeeps US sophistiquées, les remorquer… Mais évidemment
dans les cars sièges en bois et dossiers raides.
Les Mongols qui nous accompagnaient n’étaient pas des gens
particulièrement intéressants. Passablement ignares. La moitié
d’entre eux se saoulaient à la vodka dès le matin, poussaient
cris et gémissements, se battaient parfois avec une violence
extrême. Le « chef » n’était lui-même pas d’une sobriété
exemplaire. Vers le soir donc quand il fallait chercher un lieu
de campement nos « guides » mongols étaient d’une utilité très
relative. Tout cela aurait tourné au drame sans l’extraordinaire
compétence de Doudou Diène. L’installation des tentes
absorbait d’autant plus de temps que nous n’étions pas tous, au
départ, des experts du genre. Je n’en étais pas un en tout cas.
Or le climat de ce pays est toujours extraordinairement violent,
et brusque dans ses changements. Un jour donc nous campions
à proximité d’un grand lac d’une merveilleuse beauté. Beau
temps, puis, soudain, un vent se lève. D’une puissance inouïe.
Le lac se transforme en océan en tempête. Nous essayons de
maintenir nos tentes debout, dressés devant leurs portes,
saisissant avec la fermeté maximale les piquets qui les sous-
tendent. Celle d’Isabelle, solidement ancrée, tient. La mienne
non. Le vent passé, la nuit venue, tout est à refaire.
Côté scientifique, rien de comparable avec la qualité de
l’information recueillie en Chine et en URSS. Le collectif
mongol ne comptait pas d’historiens comparables aux Chinois
aux Soviétiques. Un seul d’entre eux - un vieux
« communiste », en tenue vestimentaire stricte, s’abstenait de
boire, avait quelque chose à dire. Je bavardais donc avec lui en
sabir anglo-russe, appelant à la rescousse les rares (et mauvais)
interprètes. C’était un administrateur plutôt qu’un homme de
science, mais il connaissait bien son pays, ses problèmes et
son histoire. Du côté des étrangers le groupe était franchement
médiocre. A sa direction une Allemande de l’Ouest -
spécialiste quand même de l’histoire mongole - mais
suffisamment réactionnaire pour se trémousser d’hystérie aux
pires récits des « conquêtes » et massacres de Gengis Khan.
Un peu plus âgée elle aurait vibrée de la même façon à celui
des victoires des panzers hitlériens. Pas de doute. Une
Américaine stupide et ignare qui, sans doute n’aurait pas su
placer la Mongolie sur la carte de l’Asie avant ce voyage. Que
faisait-elle ? L’UNESCO n’avait pas rejeté sa candidature
parce que, si les Etats Unis boycottent l’organisation, celle-ci
par contre fait assaut de complaisance à leur égard. Piètre
attitude. L’Américaine monopolisait une jeep US plus
confortable. Un couple d’anglais muets, d’un égoïsme
insupportable. Une musicologue français par contre fort
compétent - c’est lui qui imitait à la perfection ces chants
mongols inimitables - et bien sympathique. Une journaliste
indienne charmante. Et l’équipe du secrétariat de Doudou
Diène, - Isabelle Moreno et les autres - remarquable par la
gentillesse et l’efficacité. Ces amis ont rendu ce voyage, qui
aurait pu être fort pénible, plaisant et joyeux.
Côté société moderne l’impression qu’on pouvait se faire était
que les progrès réalisés par le régime issu de la révolution des
années 1920 n’étaient pas inexistants, mais sont demeurés
forts modestes, une fois le peuple libéré de l’esclavage dans
lequel l’église bouddhiste le tenait. Sans doute le régime
n’avait-il rien de démocratique. Mais l’administration, si
arrogante ait-elle été, rendait quelques services, disparus
brutalement avec la « libéralisation » capitaliste. Plus d’écoles,
plus de dispensaires, plus même de services commerciaux. Le
privé n’a pas pris le relais du commerce d’Etat aboli, comme
n’importe qui doté d’un peu de bon sens aurait pu le prévoir.
Du coup les éleveurs ne trouvaient plus ce minimum de
produits qui leur sont indispensables - un peu de thé, des
allumettes, du pétrole pour leurs lampes. En contre partie ils
ne commercialisaient plus les excédants de leurs troupeaux.
Comble pour ce pays qui compte chevaux, bovins et ovins en
nombres qui sont des multiples de celui des habitants : pas de
viande sur les marchés d’Oulan Bator ! Qui s’étonnera que les
Mongols aient rappelé les ex communistes à la direction de
leur pays ? La misère de cette disparition des échanges était un
peu atténuée par l’irruption de commerçants ambulants chinois
- style XVIIIe siècle (mais c’est mieux que rien !). Grâce à
l’un d’eux - qui avait repéré notre caravane de loin et avait
couru pour nous rejoindre - nous renouvelions un peu notre
stock de thé et de biscuits et j’achetais une magnifique
doudoune super chaude qui a fortement amélioré mon confort
par les nuits froides.
En dépit de tout ce que je viens d’écrire, nous ne regrettons
pas, Isabelle et moi, ce très beau voyage. La récompense valait
la fatigue. Des paysages d’une beauté incomparable et pour
moi difficile à décrire, en tout cas sans pareils par beaucoup
d’aspects - coloris des montagnes de l’Altaï et du ciel etc…
Les troupeaux de chevaux sauvages. Ceux de chameaux
d’Asie (à deux bosses). Impossible de voir cela sans faire ces
milliers de kilomètres hors de toutes routes. Mais aussi le seul
moyen de connaître un peu le peuple mongol. On sait que les
Mongols sont des cavaliers. Mais il faut les voir évoluer dans
leur nature pour comprendre l’unité que constituent l’homme
et sa monture, leur adresse partagée. Une course d’enfants (à
partir de 5-6 ans) - garçons et fillettes, parcourant 50
kilomètres dressés sur leurs petits chevaux, sans selles, les
tresses volantes; plein galop. Difficile à imaginer quand on ne
l’a pas vu. Dans les campements nous goûtions à ce fromage
dur comme de la pierre, mais qui paraissait fort bon après le
quotidien au vieux mouton. Le lait de jument fermenté que
certains ont apprécié - pas moi. Doudou Diène, en sa qualité
de chef, était invité à manger de la queue de mouton - de la
graisse pure, sans viande. Cette gourmandise de riches (chez
les Mongols) est, comme on peut l’imaginer, plutôt
répugnante, en dépit de ses fonctions nutritives utilitaires par
grand froid. Doudou se soumettait à ce traitement de faveur
avec une incomparable maîtrise de soi. Et finalement comme
partout des êtres humains qui, derrière leur visage endurci par
les conditions de leur vie, n’en sont pas moins sensibles. Un
jeune mongol courant dans la nature et revenant chargé de
baies sauvages qu’il offre à Isabelle. Un autre voulant lui faire
cadeau d’un louveteau avec lequel il jouait. Isabelle a failli
craquer, mais il n’était pas question de faire traverser les
frontières à cet animal dit sauvage.
Beaucoup de nature, mais peu de monuments. Quelques
monastères bouddhiques abandonnés que le nouveau régime se
propose de restaurer et de réanimer. La plupart de nos
coéquipiers occidentaux s’extasiaient devant les Bouddha
entassés dans ces monastères et s’indignaient qu’ils aient été
fermés par la « terreur communiste ». Je n’étais pas le seul à
être irrité - avec Isabelle - par ces attitudes. De nombreux
Mongols - vieux et jeunes - ne l’étaient pas moins et
rappelaient que les moines qui vivaient bien sans travailler
tenaient leur peuple en esclavage et le soumettaient à une
exploitation sauvage, que leur pouvoir avait été renversé par
une révolution populaire et que si les monastères étaient
fermés c’était parce qu’il n’y avait plus de candidats à la vie
monastique depuis que l’obligation avait été faite aux moines
de travailler pour se nourrir.
Les ruines de la capitale de Gengis Khan - Karakoroum - fort
modestes par leur taille, sans comparaison avec les cités
mortes du Sinkiang ou avec les vestiges dans les villes de
l’Ouzbekistan, témoignent du rôle modeste de la Mongolie
dans l’histoire. De grandes conquêtes certes, mais sans
lendemain. Marco Polo d’ailleurs, qui a visité Karakoroum
dans ses jours de gloire, précise que la cité ne comptait que
trois dizaines de milliers d’habitants. Confirmation également
que les routes de la soie ne passaient pas par là. Retour à
Oulan Bator nous avons quand même eu la possibilité, au
cours d’une brève rencontre avec des intellectuels critiques du
centre d’histoire (qui avaient été écartés du voyage) de
compléter un peu - et plus sérieusement - notre information sur
le pays.
L’INDE
Les pays dits « émergents » autres que la Chine ne sont pas
nombreux, si l’on exclut de la liste les certificats de
complaisance délivrés par la Banque Mondiale, mais ils sont
importants. Par leur taille continentale l’Inde et le Brésil
pèsent lourd dans l’évolution des équilibres internationaux.
L’Afrique du Sud, débarrassée de l’apartheid politique, exerce
déjà une influence marquée en Afrique australe. La Thailande
et la Malaisie et d’autres seraient engagées, dit-on, dans des
voies qu’on ne saurait réduire à la seule mise en œuvre de
recettes néo libérales.
L’Inde, comme la Chine, est un pays continent qu’il est interdit
d’ignorer si on s’intéresse à l’avenir du système mondial. Fort
heureusement l’intelligentsia indienne - dominée par la gauche
au sens large du terme - a souvent produit des analyses de la
meilleure qualité, de surcroît accessibles par leur publication
en anglais. Un bon nombre de ces intellectuels sont par ailleurs
des connaissances ou même des amis personnels, parfois actifs
dans nos réseaux du Forum, avec lesquels j’éprouve toujours
beaucoup de plaisir à discuter. Mais j’ai toujours cru
nécessaire de compléter les connaissances qu’on peut acquérir
de cette manière par des « visites des lieux ». Je donne donc
beaucoup d’importance aux impressions que j’ai tirées de mes
multiples voyages en Inde au cours des années 1970, 1980 et
1990, qui m’ont conduit dans quelques unes de ses grandes
villes (Delhi, Varanasi, Patna, Bombay, Bangalore, Madras,
Hyderabad, Calcutta - leurs monuments et palais, mais aussi
leurs bidonvilles - et m’ont permis de « voir » les campagnes
de la vallée du Gange et du Dekkan. Même si ces visites ont
toujours été relativement brèves et ne mériteraient
certainement pas d’être qualifiées de séjours d’études, le fait
d’avoir souvent été accompagné par des intellectuels de valeur
- les meilleurs guides possibles - constitue un avantage dont
beaucoup d’autres visiteurs de l’Inde n’ont pas eu la chance de
bénéficier.
La société indienne actuelle est pour moi totalement
inacceptable. Je ne suis certainement pas de ceux - nombreux
chez les Occidentaux - qui sont admiratifs de l’hindouisme, et
de son discours sur la « non violence ». Je partage l’opinion
des intellectuels indiens critiques qui mettent l’accent sur le
désastre social associé à la domination du concept et des
pratiques de la division de la société en castes. Il n’est pas
dans mon intention de proposer ici une analyse quelconque de
cette dimension fondamentale de l’histoire, de la culture et de
l’organisation sociale de l’Inde, de ses rapports aux classes
sociales anciennes et modernes, et aux formes d’exploitation,
de son imbrication avec le développement colonial moderne et
le capitalisme périphérique contemporain, de ses fonctions
dans le système des pouvoirs et dans la vie politique. Une
littérature abondante et sérieuse existe sur tous ces sujets. Je
dirai seulement que cette réalité cruelle abolit tous les discours
sur la « non violence ». La société indienne est en fait
particulièrement violente.
La colonisation britannique a une lourde part de responsabilité
dans la persistance du système des castes, sans pareil dans le
monde moderne. Avec le cynisme qui le caractérise
l’impérialisme britannique s’est employé à renforcer
systématiquement les pouvoirs des classes dominantes et
exploiteuses « traditionnelles » (rajahs, zamindars et autres) et
les intégrer dans le système général dominé par le capital, sans
l’alliance desquelles il eut été impossible aux Anglais de
gouverner et d’exploiter pour leur bénéfice cet immense pays.
Avec l’hypocrisie qu’on leur connaît également les
Britanniques ont prétendu légitimer ces alliances crapuleuses
par l’éloge de la « spécificité » locale, et singulièrement celui
du système des castes, et le « respect des traditions », les pires
bien entendu.
Le résultat est que l’Inde offre des tableaux de misères
humaines à une échelle qu’on voit rarement ailleurs, sauf au
Pakistan et, bien entendu au Bengla Desh. Les discours qui
louent la « démocratie » indienne par contraste avec son
absence en Chine passent totalement sous silence ce fait
majeur. Aucune statistique n’est nécessaire pour savoir que,
grâce à sa révolution, la Chine n’offre aucun spectacle
comparable. Il suffit de voyager par la route à travers les deux
pays - ce que j’ai fait souvent - pour en être convaincu si l’on
est de bonne foi. Cette atroce misère est d’ailleurs telle que,
lors de son premier séjour en Inde en 1973, Isabelle n’a pas pu
résister au spectacle qu’elle offrait. Nous étions en été, à
Delhi, descendus dans cet hôtel d’Etat magnifique (dont j’ai
oublié le nom), une véritable forteresse. Isolé du pays réel.
Sortant pour simplement voir la ville nous tombons sur un
enfant littéralement en train de mourir de faim qui se saisit de
mon pied en nous implorant. Que faire sinon fuir, impuissants,
honteux et en larmes. Le lendemain nous prenions l’avion
pour Kaboul.
Ces réalités limitent singulièrement le sens et la portée des
réalisations de la bourgeoisie nationaliste indienne qui a fondé
et animé le parti du Congrès, de sa démocratie électorale. Ici
encore, en contraste avec l’enthousiasme que beaucoup de
nationalistes anti-impérialistes du tiers monde - y compris de
gauche - manifestent à l’endroit de la classe dirigeante
indienne, - l’un des phares les plus solides du non alignement
actif du monde afro asiatique (et en dépit des aspects positifs
de cette posture) - les intellectuels indiens critiques n’ont
jamais été les victimes d’un tel aveuglement. En plaçant
l’accent au contraire sur les conflits de classes de l’Inde
contemporaine, sur les ambiguïtés du nationalisme bourgeois
dans ses rapports avec le capital international dominant, ces
intellectuels ont souvent été plus perspicaces que beaucoup
des « admirateurs » de l’Inde, occidentaux et nationalistes du
tiers monde, prévoyant longtemps à l’avance les conséquences
fatales de l’érosion du Congrès : la montée du
fondamentalisme hindouiste et des régionalismes, la
généralisation de la corruption et la constitution de pouvoirs
mafieux, la capitulation pro occidentale des classes moyennes
etc… Ayant eu l’occasion de visiter fréquemment l’Inde au
cours des trois dernières décennies j’ai pu voir cette évolution
se déployer presque « physiquement » dans le changement de
style des générations successives des classes dirigeantes. Les
parents s’habillaient à la manière traditionnelle ou en style
occidental sobre, et mangeaient indien, ils cultivaient la
politesse et cachaient leurs fortunes. Les enfants étalent avec
arrogance leur richesse et imitent les « middle classes »
américaines dans leur style d’habillement, de discours et de
vie.
Cela étant si la comparaison Inde-Chine est largement
favorable à la Chine - et de ce fait on ne peut qu’en conclure
qu’en Inde « la révolution reste à faire » - la comparaison
Inde-Pakistan est au contraire tout à fait en faveur de l’Inde.
L’Inde du Congrès avait fait l’option de principe d’un Etat
plurinational laïc. Et quelque soient les limites de la mise en
oeuvre de ce principe dans le contexte social indien, il n’en
demeure pas moins porteur de possibilités d’évolutions
favorables, faisant contraste avec l’impasse que le dogme de
l’Etat théocratique constitue pour le Pakistan. Le
fondamentalisme hindou lui même n’est pas - ou pas encore -
comparable avec celui que les classes dirigeantes
« islamistes » imposent au Pakistan - et ailleurs. Il est même
en grande partie une réaction à celui de l’adversaire. J’ai déjà
dit : il n’y a pas d’hindous au Pakistan (ils ont tous été
expulsés), il y a beaucoup de Musulmans en Inde (la majorité
de ceux qui vivaient dans ce qu’est devenue l’Inde y sont
restés). L’Etat indien se proclame laïc. Il n’interdit donc pas la
construction de mosquées. Or, et j’ai pu le constater par moi
même, dans des régions où la minorité musulmane est
inférieure à 5 % de la population, celle-ci n’hésite jamais à
construire des mosquées aussi grandes que possible à
proximité de tous les temples hindous du lieu, et à y installer
des hauts parleurs puissants. Imagine-t-on que la minorité
chrétienne d’Egypte en fasse autant ? Saisi par les
protestations des partis hindouistes, le gouvernement indien
n’a jamais eu qu’une seule réponse : l’Etat est laïc, les
communautés religieuses ont le droit de construire autant
d’édifices religieux qu’elles le désirent et là où elles le veulent.
La laïcité indienne est néanmoins aujourd’hui menacée par
l’accès au pouvoir de la droite hindouiste. L’Inde s’était
construite sur le principe de ” bharatva” (du nom du pays,
Bharat), un concept de nationalité citoyenne affirmant la
communauté des nations-ensembles linguistiques du sous
continent. La droite entend lui substituer le principe de ”
hindutva” qui fait référence à la communauté des religions
hindoues, excluant par là même les Musulmans et les
Bouddhistes. La gauche et une bonne partie du Congrés
combattent avec détermination ce “fascisme religieux”,
parvenant à imposer une enquête sur les massacres de
Musulmans au Mahratta, qui a révélé sans fard les complicités
de l’administration. On comparera avec tristesse cette audace
avec la pusillanimité des ” démentis” que les autorités
égyptiennes ont toujours produit lors d’incidents analogues
dont ont été victimes des Coptes.
Ce que j’ai tenté de résumer dans les quelques paragraphes qui
précèdent n’est pas seulement le produit de mes impressions
de voyage et de mes lectures. Il est également celui des
longues discussions avec de nombreux intellectuels indiens,
mettant à profit les invitations que m’adressent fréquemment
les universités du pays - l’université Jawaharlal Nehru à Delhi
en particulier - mais également ses organisations populaires,
des syndicats, le parti communiste (M) et le PCML
(notamment au cours de la dernière campagne électorale en
février 1998), comme des journaux et revues (EPW à Bombay,
Frontier à Calcutta) ou des maisons d’édition (Rainbow
Publishers par exemple). La liste de mes interlocuteurs et
souvent amis indiens est longue. (voir S. Amin, Pour un
monde multipolaire, 2005, chapitre Inde)
Hyderabad a reçu en janvier 2003 le Forum Social Asiatique et
Mumbai a été l’hôte du Forum Social Mondial en 2004. Les
Forums de Hayderabad et de Mumbai m’ont impressionné par
la puissance des organisations populaires qui y ont participé
(syndicats, organisations paysannes, associations de dalits - les
“intouchables”, autre chose que les ONG !), comme par
l’ampleur des débats et le sérieux des participants. L’Inde sera
certainement au cœur de la reconstruction d’un front des
peuples d’Asie et d’Afrique.
L’Inde est également, comme chacun le sait, un continent riche
en vestiges de l’histoire, en paysages naturels variés, parfois
fabuleux. Isabelle et moi avons donc saisi l’occasion pour voir
tout ce que les touristes doivent voir à Delhi et dans sa région,
notamment, le Taj Mahal à Agra bien entendu, mais aussi les
premiers contreforts de l’Himalaya dans le Himachal Pradesh
sur la route de la fabuleuse Srinagar, capitale du Cachemire
indien. La vallée du Gange que nous avons parcourue en train,
prenant le soin de faire quelques uns des arrêts qui s’imposent
- Allahabad, Varanasi, Patna -, ressemble beaucoup aux
campagnes du Delta en Egypte. Même richesse du sol, même
types de cultures, même densité affolante, même pauvreté
rurale et crasse des villages bien que considérablement plus
terrible en Inde - à l’actif incontestable, du régime nassérien,
par la réforme agraire, la disparition des spectacles du passé -
hordes de mendiants, d’enfants aux yeux malades du
trachome, d’hommes et de femmes en guenilles, d’estropiés et
de lépreux que je retrouvais en Inde tels que je les avais gardés
dans mes souvenirs d’enfance.
De Hyderabad à Bangalore j’ai traversé le Dekkan en
automobile. Paysage totalement différent de celui du nord,
rappelant ici la savane soudanienne d’Afrique occidentale.
Villages qui donnent aussi l’impression d’être un peu moins
misérables. Vestiges architecturaux du passé fort différents.
Dans le Nord dominent les vestiges Mongols et les styles
importés par la classe dirigeante du pouvoir musulman -
mosquées et forts. Dans le Sud ce sont les temples hindous qui
foisonnent. Je ne suis pas très sensible à leur style - dépourvu
du sens de l’architecture à mon goût, trop souvent surchargé
de sculptures de qualité médiocre. Mais je dois dire que
quelques uns de ces grands temples - celui de Lapakshi à
quelques 60 kilomètres au nord de Bangalore, celui de
Mysore, quelques uns à Madras - m’ont plu, par le mélange de
la pierre (ici avec de belles sculptures) et de la nature tropicale
envahissante.
Hyderabad est une ville intéressante, notamment par les ruines
de sa vieille ville morte. Bangalore, comme Madras d’ailleurs,
offre le spectacle agréable d’un urbanisme un peu organisé,
chose rare sur le contient indien. Il parait que Pondicherry à
petite échelle et Goa à une plus grande, ont été construites
selon des plans véritables (mais je n’ai pas eu le plaisir de voir
ces villes). Les Britanniques n’ont rien fait de semblable. Ils
ont toujours laissé à l’abandon les agglomérations
« indigènes », traitées avec le plus grand mépris, leur petite
colonie se réfugiant dans des « suburbs » riches par la qualité
de leurs demeures mais toujours horribles par manque de goût
et arrogance raciste. Bangalore - du moins le centre ville - est
nette et propre. Egalement exception en Inde. Et je dois
admettre que, pour beaucoup de raisons diverses -
tempérament des gens, moindre misère peut être et crasse
moins dominante - j’aime mieux l’Inde du Sud que celle du
Nord. Bombay doit être vue. Capitale économique du pays - le
Shanghai de l’Inde - Bombay est la seule grande ville indienne
qui vous plonge immédiatement dans une atmosphère urbaine,
non dans celle d’un village démesuré. Les goûts de sa classe
compradore dominante, pas plus que ceux de ses
administrateurs anglais, ne sont pas bien fameux et leur
métissage a donné ces horreurs que j’appelle « style Bushir
and Company » dont on trouve des produits essaimés dans la
région du Golfe, de la mer d’Oman et de la côte Est de
l’Afrique. La corniche - agréable - fait passer le détail. Il y a à
Bombay une vie culturelle plus active qu’ailleurs - Delhi
compris. Grâce à mes amis indiens j’ai eu la chance d’aller
boire une bière ou manger un morceau dans plusieurs de ces
« cafés » peu connus des étrangers où se retrouvent artistes,
poètes, cinéastes, journalistes et politiciens originaux et non
conventionnels, évidemment sympathiques et intéressants. A
Delhi la vie sociale et culturelle est plus « guindée ». A la fois
effet de capitale, et peut être différence de tempérament. Le
Guest House International centralise à son bénéfice beaucoup
trop de manifestations et colloques (dont ceux auxquels je
participais comme les réunions des groupes de travail du
Forum). J’appréciais néanmoins le confort que cette institution
offre, sans commune mesure avec les guest houses délabrés
des Universités !
L’INDE : une grande puissance ?
Je donne une importance particulière à la présence de nos
réseaux du FMA et du FTM en Inde, pour des raisons
évidentes. Cette présence est facilitée par la qualité et le
nombre de nos amis indiens qui participent activement à nos
rencontres, comme nous participons fréquemment (et moi
personnellement) aux rencontres qu’ils organisent en Inde, à
Delhi, Kolkatta et ailleurs. Je tiendrai compte ici des six
grandes rencontres qui nous ont associé entre 2000 et 2013.
Comme je mentionnerai quelques-uns de leurs participants :
Amiya Bagchi (vice Président du FMA), Jayati Ghosh (qui
anime à l’Université J. Nehru de Delhi le réseau IDES, l’une
de mes meilleures sources d’information pour l’analyse
économique critique), Ahmad Ayjaz, Sunandra Sen, Seema
Mustafa, Prabhat et Utsa Patnaik, le regretté Vinod Raina et
bien d’autres. Sans oublier notre secrétaire du FMA PK
Murthy, le directeur d’Action Aid Sandeep Chachra, les
maisons d’éditions indiennes qui nous diffusent, les partis du
communisme indien (CP-M et branches diverses de l’ex CP-
ML). J’ai présenté le texte qui suit au cours de ces rencontres
et tenu compte autant que faire se peut des observations qu’il a
suscité.
Ayant déjà franchi le cap du milliard d’habitants, accusant des
taux de croissance économique meilleurs que les moyennes
mondiales, l’Inde est vite classée parmi les puissances
montantes du XXIe siècle. J’exprime ici des doutes sur ce
pronostic.
La raison de ces doutes procède de l’importance décisive que
j’attribue au fait que l’Inde indépendante ne s’est pas attaqué
au défi majeur auquel elle est confrontée, celui de transformer
radicalement les structures qu’elle a héritées de son
façonnement par le capitalisme colonial. La colonisation
britannique avait pour l’essentiel transformé l’Inde ancienne
en un pays agraire capitaliste dépendant. Les Britanniques ont,
à cette fin, systématiquement construit des formes affirmées de
la propriété privée du sol agricole excluant la majorité de la
paysannerie de l’accès à celle-ci. Ces formes ont permis la
constitution de grandes propriétés dominantes dans le Nord du
pays, moins défavorables aux propriétés moyennes d’une
paysannerie relativement aisée dans le Sud. La majorité des
paysans se sont retrouvés transformés en une paysannerie
pauvre, pratiquement sans terre. Le prix payé pour l’option en
faveur de cette « voie capitaliste » du développement de
l’agriculture est l’incroyable misère qui frappe la grande
majorité du peuple indien. Les communistes indiens ont
préconisé, à l’origine, la remise en cause de cet héritage et
avaient inscrit à leur programme la réforme agraire dans sa
forme la plus radicale (« la terre à ceux qui la travaillent »,
c’est-à-dire pratiquement à tous les paysans). Les bourgeois du
Congrès ne l’ont jamais fait. En Inde cet héritage colonial est
renforcé dans ses effets de blocage du progrès par la
persistance (aggravée dans certains de leurs aspects) de
l’idéologie des castes. Les « castes inférieures » (aujourd’hui
connues sous le nom de Dalit) et assimilées (« populations
tribales ») rassemblent un quart de la population indienne
(autour de 250 millions d’individus). Privées de tous droits, en
particulier de l’accès au sol, ils constituent une masse de
« quasi esclaves » propriété collective des « autres ». Leur
statut inférieur, un peu analogue à celui des Hilotes à Sparte,
permet aux autres de puiser dans cette masse de travailleurs
disponibles ceux qui leur conviennent pour une tâche et un
temps, contre simplement une pitance minimale. La
persistance de cette condition renforce les idées et les
comportements réactionnaires des « autres » et favorise
l’exercice du pouvoir par et au bénéfice de la minorité des
privilégiés, contribuant à atténuer, voire neutraliser les
protestations éventuelles de ceux des exploités – la majorité –
qui se situent entre les exploiteurs minoritaires et les opprimés
de statut dalit.
Bien entendu la colonisation britannique s’était gardée de
remettre en cause l’organisation en question, se masquant
derrière la prétention hypocrite de « respecter les traditions »
(que les Anglais n’ont pas respecté lorsque cela leur paraissait
nécessaire, comme ils l’ont fait en privatisant la propriété du
sol !). Les pouvoirs de l’Inde indépendante ont poursuivi cette
tradition. La droite hindouiste, bien entendu, n’a rien à dire sur
le sujet ! et les Etats-Unis aujourd’hui – par ONGs de
« défense des droits de l’homme » interposées – tentent de
manipuler de la même manière la protestation des dalits et de
la contenir dans des espaces inoffensifs pour la gestion
d’ensemble du capitalisme. Cette situation est peut-être en
voie d’être dépassée par la radicalisation des luttes à
l’occasion des insurrections paysannes maoïstes « naxalites »
en particulier. Ces insurrections ont certes été vaincues, au
sens qu’elles ne sont pas parvenues à établir et à stabiliser un
pouvoir populaire dans des régions libérées. Elles n’en ont pas
moins amorcé un saut dans la remise en question des
structures de la propriété héritées du colonialisme et de
l’organisation des castes, et, en cela, n’auront peut- être été
que le prélude à des mobilisations révolutionnaires à venir.
L’irruption des dalits sur la scène politique, fait social majeur
des deux dernières décennies, est sans doute, en partie au
moins, le produit du naxalisme.
Les gouvernements du Congrès de l’Inde indépendante ont
mis en œuvre un projet national qui souffrait des ambiguïtés
du mouvement de libération lui-même. Ce projet s’affirmait
anti- impérialiste et ils l’étaient dans le sens que la
modernisation et le développement exigeaient préalablement
la libération nationale. Mais il s’arrêtait là et croyait pouvoir
imposer au système dominant globalement – le capitalisme
mondialisé – les ajustements indispensables pour permettre
aux nations d’Asie et d’Afrique de s’affirmer comme des
partenaires égaux et par ce moyen de surmonter
progressivement les handicaps de leur « retard ». Les
Communistes ont souvent exprimé une conscience claire de
cette contradiction et des limites qu’elle imposait aux
réalisations du système. Mais, pour des raisons diverses, entre
autre sous l’influence des Soviétiques (la « voie non
capitaliste »), la majorité des communistes en Asie et en
Afrique avaient fini par devenir des forces de soutien (plus ou
moins « critique ») des projets nationaux populistes en
question. La cassure qui a opposé le maoïsme aux soviétiques
a parfois atténué l’ampleur de ce ralliement, en Asie
notamment. Sur ce plan les Communistes indiens ont dans
l’ensemble (tant le PC-M que le PC-ML maoïste) gardé leurs
distances à l’égard du projet national populiste du Congrès.
En dépit de leurs limites, les succès du projet national
populiste de l’Inde de Nehru et d’Indira Gandhi n’ont pas été
négligeables, tant au plan économique que politique. La
colonisation avait procédé dès le départ à une
désindustrialisation systématique de l’Inde – alors avancée –
au bénéfice de la Grande Bretagne en voie d’industrialisation.
L’Inde indépendante a donc donné la priorité première à son
industrialisation. Celle-ci, conçue avec un bon degré de
systématisation au moins dans la période des premiers Plans
du temps de Nehru, a associé le grand capital industriel indien
privé aux entreprises du secteur public, promues pour combler
les insuffisances du système productif hérité de la
colonisation, accélérer la croissance et renforcer les industries
de base. Le projet dans son ensemble était de nature
capitaliste, dans ce sens que les rapports de production et les
technologies choisies ne remettaient pas en question les
logiques fondamentales du capitalisme. Mais on dira que, dans
ce sens les expériences du socialisme réellement existant (celle
de la Chine comprise) ne s’en démarquaient pas davantage, en
dépit de l’exclusivité – ici – de la propriété publique. Le projet
indien était tout de même moins radical dans ce sens que le
degré de déconnexion de son système productif à l’égard du
système mondial dominant était moins systématique qu’il ne
l’était en URSS ou en Chine, dont les salaires et les prix –
planifiés en principe – étaient réellement détachés de toute
comparaison avec ceux du système capitaliste mondial. Cette
caractéristique du projet indien – qu’on retrouve dans les
autres expériences nationales populistes non communistes
(dans le monde arabe par exemple) – était étroitement liée à la
non remise en question des structures sociales héritées de la
colonisation.
Ces différences entre le modèle national indien et celui de la
Chine communiste rendent compte des écarts visibles dans les
résultats qu’ils ont permis. Les taux de croissance des
productions industrielles et agricoles de l’Inde n’ont pas été, à
l’époque, « mauvais » : ils étaient très supérieurs à ce qu’ils
avaient été à l’époque coloniale, ils se situaient au-dessus de la
moyenne mondiale du capitalisme de l’après-guerre, à
l’époque pourtant en phase de forte expansion. Mais ils sont
demeurés en gros situés à des niveaux très inférieurs à ceux de
la Chine. De surcroît alors que la croissance chinoise
s’accompagnait d’une amélioration évidente des niveaux de
vie de la masse des classes populaires, cela n’était pas le cas
de celle de l’Inde, dont la croissance bénéficiait exclusivement
aux classes moyennes nouvelles – minoritaires quand bien
même leur expansion s’accélérait au point de passer en une
trentaine d’années de 5 à 15 % de la population globale du
pays – tandis que la misère des classes populaires dominantes
demeurait inchangée, voire s’aggravait marginalement.
Le discours libéral ignore toutes ces réalités fondamentales.
C’est pourquoi je ne souscris pas aux conclusions
« optimistes » que beaucoup de « futurologistes » en tirent :
l’Inde serait en voie de poursuivre une croissance accélérée
qui la hissera au statut de grande puissance moderne, à l’instar
de la Chine. La Chine conserve jusqu’ici l’avantage de
l’héritage de sa révolution radicale, l’Inde le handicap de celui
de la colonisation non remise en question.
De leur côté les succès politiques de l’Inde indépendante ne
sont nullement négligeables. L’Inde est, contrairement à la
Chine, un pays multinational et la colonisation britannique
n’était parvenue à imposer son pouvoir qu’en jouant
précisément sur la diversité des peuples (et des Etats) indiens.
A l’actif du mouvement de libération nationale : son succès
dans ce domaine sans pareil ailleurs dans le monde colonial.
Ce mouvement est parvenu réellement à unir la dizaine des
grandes nations dont le pays est composé en une seule
« Nation ». Peu importe que la qualification de cette Nation
(« Bharat », d’où le concept de Bharatva, qu’on peut traduire
par « indianité ») paraisse « discutable » d’un point de vue
« scientifique » (ou para scientifique). L’Inde est bel et bien
désormais une Nation, dont la réalité vécue s’impose à toutes
ses composantes. Et jusqu’à ce jour le sentiment de cette
appartenance commune l’emporte sur l’affirmation des
spécificités locales (entre autre linguistiques). Le mouvement
de libération nationale n’a enregistré sur ce plan qu’un seul
échec, dans sa volonté d’associer les Musulmans à la création
de la nouvelle Nation indienne. Ici les Britanniques sont
parvenus à mettre en échec le projet national indien et à
imposer la création des Etats artificiels du Pakistan et du
Bengla Desh. Il reste que les Musulmans qui sont restés en
Inde (15 % environ de la population totale), même si parfois
ils paraissent « poser problème » (un problème que les
culturalistes hindouistes exploitent, quand ils ne le suscitent
pas), sont réellement et correctement intégrés dans tous les
aspects de la vie sociale et politique du pays. La laïcité de
l’Etat indien, que même la vague culturaliste hindouiste n’est
pas parvenue à remettre en question, est à l’origine de ce
succès. La comparaison entre le comportement des pouvoirs et
de la société indienne majoritaire à l’égard de leur « minorité »
musulmane, et celle des pouvoirs et des sociétés à dominance
musulmane, (à l’égard de leurs minorités chrétiennes par
exemple), démontre ici l’importance positive de la laïcité, une
avancée démocratique qu’on ne retrouve pas dans d’autres
régions du monde (dans le monde arabe et musulman en
particulier). Sans doute pourrait-on nuancer ce jugement
globalement positif. La répression des revendications des
Sikhs (qui a valu la vie à Indira Gandhi), le bourbier kashmiri
témoignent des limites des capacités du régime à gérer
correctement les « questions nationales » (quand bien même
on les qualifierait autrement). Mais il reste qu’avec toutes les
grandes nations du Nord « indo aryen » et du Sud
« dravidien » les pouvoirs de Delhi ont su trouver les formules
d’une gestion correcte des problèmes, et par là même donner à
l’unité fédérale (en fait beaucoup plus centralisée que les
termes de la Constitution ne le laissent entendre) une réalité
solide. L’expérience de l’Inde contemporaine démontre la
supériorité incontestable de l’option démocratique et la vanité
des arguments en faveur d’une gestion autocratique prétendue
plus efficace. Et cela en dépit des limites évidentes et du
contenu de classe de la démocratie bourgeoise en général et de
sa pratique réelle dans l’expérience de l’Inde. Cette option, à
l’actif du mouvement de libération nationale (le Congrès et les
Communistes), était probablement le seul moyen efficace
permettant la gestion d’intérêts sociaux et régionaux divers –
fussent-ils limités à ceux des classes privilégiées – et
d’entraîner l’adhésion populaire au projet de la minorité
constitutive du bloc hégémonique.
Sur le plan international l’Inde indépendante s’était employée
à donner consistance au « front du Sud » de l’époque, le
Mouvement des Non Alignés issu de la conférence afro-
asiatique de Bandoung (1955) sans même que son conflit
frontalier avec la Chine ne remette en question cette stratégie
ouvertement anti-impérialiste.
L’érosion du projet national populiste devait nécessairement se
produire en Inde comme ailleurs, pour les mêmes raisons qui
tiennent aux limites et contradictions propres à ce projet. Cette
érosion et la délégitimation du pouvoir qui l’accompagnait ont
donné l’occasion à une offensive des forces obscurantistes,
soutenues par la classe compradore dominante et une fraction
large des classes moyennes (dès lors que leur expansion se
ralentissait, voire cédait la place à des difficultés
grandissantes), encouragées par le discours (et les manœuvres)
de l’impérialisme des Etats-Unis. En Inde ces illusion
obscurantistes ont un nom : Hindutva. Ce terme désigne
l’affirmation de la priorité de l’adhésion à la religion hindou
dans la définition de « l’identité authentique » des peuples du
pays. Il s’oppose au concept de « Bharatva » qui faisait
référence à la Nation. Bien entendu l’affirmation
« hindouiste » en question ne remet pas en question l’héritage
colonial dans les domaines de la propriété du sol en particulier
et du respect des hiérarchies de caste en particulier. En ce sens,
comme n’ont cessé de l’écrire les Communistes indiens, les
illusions obscurantistes servent parfaitement les intérêts du
pouvoir des compradores et de l’impérialisme. Les
« spécificités » dont elles abreuvent leurs discours para
« nationaux », voire para anti-impérialistes, sont parfaitement
creuses. Elles alimentent un regain de la pratique des
« communautarismes » (ici anti musulmans) que le pouvoir
colonial avait utilisé en son temps pour faire face à la montée
des aspirations de la libération nationale unitaire, moderniste,
démocratique et laïque. Rien sur ce plan ne distingue la
régression en question de celle qui frappe d’autres sociétés de
la périphérie victimes de la même érosion du projet national
populiste, en particulier les sociétés arabes et musulmanes. Le
parallèle avec l’Islam politique s’impose ici.
La construction d’une alternative sociale progressiste
s’inscrivant dans une alter mondialisation authentique
demeure difficile et la marche dans sa direction longue. Pour
ce qui est de l’Inde cette construction impliquera
nécessairement que, fut-ce progressivement, des réponses
adéquates soient données à quatre ensembles de défis.
Premier défi : donner au problème paysan indien une solution
radicale, fondée sur la reconnaissance du droit de tous les
paysans du pays à l’accès au sol, dans les conditions les moins
inégalitaires qui puissent être, ce qui implique à son tour
l’abolition du système des castes et de l’idéologie qui le
légitime. Autrement dit que l’Inde accomplisse une révolution
aussi radicale que fut celle de la Chine ! Ou tout au moins
qu’elle s’engage dans des évolutions fortes qui constituent des
avancées dans cette direction. Les luttes paysannes en cours ne
sont certes pasnégligeables, leur fréquence, leur extension
géographique et les violences qui les accompagnent sont
visibles. Mais elles demeurent confuses et poursuivent des
objectifs divers et parfois contradictoires. Les luttes les mieux
organisées, celles qui remportent parfois ici ou là des victoires
ou tout au moins contraignent les pouvoirs à reculer, sont
celles de la paysannerie moyenne, dont les revendications
s’inscrivent dans les logiques propres au capitalisme et au
marché, s’agissant de revendications concernant la gestion des
prix et les conditions d’accès aux intrants et au crédit. De ce
fait ces luttes sont souvent dirigées par les paysans riches, eux
également victimes, dans la phase actuelle, des exigences
qu’imposent le capitalisme mondial, la classe compradore et
l’Etat à son service. Les luttes des pauvres et sans terre – dalits
inclus – restent encore dans l’ensemble des explosions privées
de visions stratégiques à plus long terme.
Second défi : construire l’unité du front du travail, rassembler
dans ce front les segments des classes travailleuses
relativement stabilisées et celles qui ne le sont pas. Il s’agit là
d’un défi commun à tous les pays du monde contemporain et
plus singulièrement à tous ceux de la périphérie du système,
caractérisés par les effets destructeurs gigantesques de la
nouvelle paupérisation (chômage massif, précarité,
excroissance de l’informel misérable). Il faut reconnaître que
les organisations des classes travailleuses que le mouvement
de libération nationale – communistes inclus – était parvenu à
« mobiliser » avec une efficacité certaine, et qui de ce fait ont
constitué la base sociale des forces politiques de la « gauche »
ancienne, sont aujourd’hui confrontées à un défi d’une
ampleur sans précédant. Les compromis sociaux du passé,
entre capital – Etat et fractions de classes travailleuses
(syndiquées notamment) sont remis en question par l’offensive
de l’impérialisme et des compradores alors que les structures
sociales nouvelles ont fait perdre leur efficacité aux formes
anciennes d’organisation et d’action. Syndicalistes,
communistes, militants des mouvements populaires ont le
devoir d’ouvrir le débat sur ces questions et d’inventer des
formes nouvelles permettant des avancées de la démocratie
participative et capables de définir ensemble les étapes d’une
stratégie commune s’inscrivant dans la longue durée.
Troisième défi : maintenir l’unité du sous-continent,
renouveler les formes de l’association des différents peuples
qui composent la nation indienne sur des bases démocratiques
renforcées. Déjouer les stratégies de l’impérialisme qui,
comme toujours, poursuit, au-delà de ses options tactiques,
l’objectif de démembrer les « grands Etats », capables de
mieux résister que les micro Etats aux assauts de
l’impérialisme.
Quatrième défi : articuler les options de politique
internationale autour de l’axe majeur que représente la
reconstruction d’un « front des peuples du Sud » (et en
premier lieu de la solidarité des peuples d’Asie et d’Afrique),
dans des conditions qui, bien entendu, ne sont plus celles qui
présidaient à la formation du Mouvement des Non Alignés de
« l’époque de Bandoung » (1955- 1979). Donner la priorité
première dans la phase en cours à l’objectif de mettre en
déroute le projet étatsunien de contrôle militaire de la planète.
Déjouer les manœuvres politiques de Washington visant à
empêcher un rapprochement sérieux entre l’Inde, la Chine et la
Russie.
Les forces politiques et sociales qui font obstacle à
l’engagement de l’Inde dans les directions mentionnées ci-
dessus sont importantes. Elles constituent un « bloc
hégémonique » qui rassemble un cinquième de la population –
derrière la grande bourgeoisie industrielle, commerçante et
financière et les grands propriétaires fonciers, la grande masse
des paysans riches et des classes moyennes, la haute
bureaucratie et la technocratie. Ces 200 millions d’Indiens ont
été les bénéficiaires exclusifs du projet national tel qu’il s’est
déployé jusqu’ici. Sans doute dans le moment actuel de
libéralisme extrême triomphant ce bloc se fissure, sous l’effet
entre autre du coup d’arrêt donné à la mobilité sociale
ascendante des classes moyennes inférieures, menacées de
précarisation, voire d’appauvrissement sinon de paupérisation.
Cette conjoncture offre à la gauche la possibilité de développer
des tactiques – si elle sait le faire – susceptibles d’affaiblir la
cohérence de ces forces réactionnaires en général, et plus
précisément de leur direction compradorisée courroie de
transmission de la domination de l’impérialisme mondialisé.
Mais elle offre également ses chances à la droite hindouiste –
en cas de défaillance de la gauche.
On entend souvent dire en Inde que cette « nation de 200
millions d’individus » - qui constitue à elle seule un grand
marché comparable à celui de plusieurs grands pays européens
! – représentait l’avenir du pays, tandis que la majorité des 800
millions d’Indiens misérables constituerait un boulet qu’elle
traîne ! Cette opinion réactionnaire, outre son caractère odieux
(faut-il donc exterminer les pauvres !), est parfaitement
stupide. La « minorité privilégiée» ne l’est que parce qu’elle a
accès à l’exploitation des ressources du pays et à la sur
exploitation de ses travailleurs majoritaires. La minorité que
constitue ce bloc se trouve donc dans une situation qui exclut
la reproduction en Inde de ce que fut le compromis historique
capital/travail fondateur de l’option social démocrate de
l’Occident développé. Et le discours qui assimile le « fordisme
périphérique » à celui caractéristique des centres développés
procède d’une erreur d’appréciation magistrale de la portée de
chacune de ces deux formules : le fordisme occidental
associait la majorité des classes travailleuses aux bénéfices de
l’expansion capitaliste, celui des périphéries opère au seul
profit des « classes moyennes ». L’Inde n’est pas le seul
exemple du genre : le Brésil, la Chine aujourd’hui sont dans
des situations analogues. La gestion de la cohérence de ce bloc
hégémonique par la démocratie politique telle qu’elle est
pratiquée en Inde n’atténue pas son contenu de classe
réactionnaire. Elle en constitue au contraire le moyen efficace
de l’affirmation. Or ce bloc hégémonique est bel et bien
« intégré » aux logiques de la mondialisation capitaliste
dominante. Et jusqu’à ce jour aucune des forces politiques
diverses à travers lesquelles il s’exprime ne les remet en
question. On comprendra alors les raisons pour lesquelles le
« projet national indien » demeure fragile et vulnérable,
incapable à terme de réaliser les objectifs qu’il s’assignerait :
faire de l’Inde une « grande puissance moderne capitaliste ».
Cette vulnérabilité se traduit par les comportements
opportunistes fréquents de la classe politique indienne,
argumentés le plus souvent en termes de « real-politik » à
court terme. Cet opportunisme n’est pas seulement destructeur
à long terme des conditions de la construction à la fois d’une
alternative nationale progressiste et d’une alter mondialisation
qui la soutienne, il aveugle ses défenseurs au point de leur
faire perdre de vue la vulnérabilité de l’unité indienne et les
manœuvres éventuelles de l’impérialisme qui visent à la
détruire. Il n’y a pas d’illusions à se faire sur ce terrain. Même
si aujourd’hui la diplomatie de Washington choisit – pour un
moment et pour des motifs tactiques – de « soutenir l’Inde et
son unité», son projet à plus long terme est de démembrer la
capacité de ce grand pays de devenir une grande puissance. Or
la soumission aux exigences de l’inscription dans l’expansion
capitaliste globale renforce les tendances centrifuges. Car cette
soumission accuse les inégalités « régionales » de
développement. N’entend-on pas déjà les « privilégiés » de
Bangalore (favorisés par l’expansion des technologies
nouvelles) dire qu’un Karnataka indépendant tirerait de plus
grands profits de la mondialisation en cours que l’Etat indien
du Karnataka ?
A l’heure actuelle il y a des éléments de politique souveraine
en Inde, notamment de politiques industrielles des monopoles
industriels privés nationaux, soutenus par l’Etat. Mais rien de
plus; les politiques économiques générales demeurent celles
du libéralisme, accélérant dramatiquement la paupérisation de
la majorité des paysans.
Nepal 2008, une avancée révolutionnaire prometteuse
Saisissant l’occasion d’un voyage en Inde nous avons passé
quelques vacances, Isabelle et moi, à Katmandou, capitale du
Népal. Haut lieu du tourisme dans l’Himalaya, dont il faut
avouer qu’il offre le plus grandiose spectacle de montagne
qu’on puisse imaginer. La ville a son charme, en dépit de sa
crasse. A l’époque elle était aussi le lieu où finissaient
d’agonir les déchets de la drogue. Jeunes, garçons et filles,
hippies venus d’Europe, d’Amérique et d’Australie, offraient
le spectacle lamentable de leurs maigreurs cadavériques et de
leurs teints blafards, gisant dans des bouges crasseux,
attendant la fin de leur parcours.
J’avais toujours suivi avec la plus grande attention le combat
mené par les maoistes du Népal comme celui des Naxalistes
en Inde. Leur stratégie me paraissait la seule capable de
répondre au défi central que constitue la question paysanne,
indissociable de celle des castes. Au-delà des avancées et des
reculs, des erreurs sans doute – que je ne me considère pas
capable de juger par moi-même, étranger à ces luttes; et le
contraire m’aurait paru relever de l’arrogance pure et simple –
je ne voyais pas d’option fondamentale possible autre que la
leur : associer la révolution paysanne à l’abolition des castes.
La victoire remportée au Népal m’est donc apparue comme
l’amorce de grandes avancées révolutionnaires possibles, dans
ce pays comme pour le continent indien. Je répondais donc
immédiatement à l’invitation que m’adressait le bureau
politique du CPML en 2008. A Katmandu j’ai été reçu par le
premier ministre Prachandra, par Gajurel, membre du bureau
politique (qui a participé par la suite à certaines des rencontres
organisées par le FMA/FTM). J’ai pu également faire un tour
d’horizon des grandes questions auxquelles leur parti et leur
pays sont confrontés, avec les Syndicats, les organisations
paysannes (réunies par le service Rural Reconstruction), le
Forum des Medias démocratiques, le journal Red Star.
Et je dois dire que les discussions approfondies – et longues –
auxquelles j’ai pu participer, avec tantôt des dirigeants et
tantôt des militants de base, m’ont appris beaucoup plus que ce
que je pouvais en attendre. Mais lorsqu’en Inde – à
Hayderabad, à Delhi, à Kolkata- je tentais d’en reprendre le fil,
je me suis le plus souvent heurté à un mur de refus absolu de
la part de beaucoup, même parmi des dirigeants du CPM
indien.
Ce qui suit est donc de la nature d’un « rapport de mission »
que je soumettais aux responsables du Parti.
Une armée de libération qui soutient une révolte généralisée de
la paysannerie, parvient aux portes de la capitale dont le
peuple se soulève à son tour, chasse le gouvernement royal en
place, accueille en libérateur le Parti Communiste (maoïste),
dont l’efficacité de la stratégie révolutionnaire n’est plus à
démontrer. Il s’agit là de l’avancée révolutionnaire victorieuse
la plus radicale de notre époque, et, à ce titre, la plus
prometteuse. On imagine – pour la comparaison – les FARC
de Colombie parvenus à mobiliser l’ensemble de la
paysannerie du pays (impossible à imaginer), articulant leur
victoire à un soulèvement populaire urbain chassant Uribe de
Bogota (tout également impossible à imaginer), permettant
ainsi, aux FARC de diriger le nouveau gouvernement
révolutionnaire !
Cette victoire au Népal a créé les conditions d’un premier
succès, celui d’une révolution nationale, populaire et
démocratique, qualifiée de révolution antiféodale/anti-
impérialiste par le PC (maoïste) lui-même. En effet la révolte
urbaine généralisée, associant classes populaires et classes
moyennes, a contraint tous les partis politiques de la place à se
proclamer à leur tour « révolutionnaires/républicains ». Ce à
quoi ils n’avaient jamais pensé quelques semaines encore
avant la victoire des Maos, ayant fait l’option du « combat
pacifique », de la voie « réformiste » et investi leurs espoirs
dans des « élections ». L’autre parti communiste – l’Union des
Communistes marxistes léninistes – avait lui-même rejoint le
camp des réformistes et dénoncé « l’aventurisme » des Maos.
Le Parti communiste (maoïste) a choisi délibérément de passer
un accord de compromis avec les partis en question (le
Congrès du Népal, l’UCML et d’autres), estimant qu’ils
avaient regagné par leur ralliement à la révolution un
minimum de légitimité qui ne pouvait être contestée dans la
foulée.
Un compromis – qualifié « d’accord de paix » par les instances
de l’ONU qui l’ont préconisé – qui a transféré à une
Assemblée Constituante le soin de rédiger la nouvelle
constitution républicaine démocratique et populaire. Ces
élections, pluri partistes, ont donné aux Maos la première
place dans la constitution de la coalition victorieuse (confiant
ainsi la responsabilité de la primature à leur dirigeant
« Prachanda »). A l’Assemblée siègent pour la première fois
dans l’histoire du pays et de toute la région du sous continent
indien d’authentiques élus du peuple, paysans pauvres,
travailleurs de l’informel urbain, femmes du peuple.
Des défis majeurs pour l’avenir
L’accord de compromis ne règle pas les problèmes à venir, au
contraire il en révèle toute l’ampleur. Les défis auxquels les
forces populaires révolutionnaires sont désormais confrontées
sont gigantesques.
La réforme agraire
Le soulèvement paysan a été le produit de l’analyse correcte
de la question agraire faite par les Maos et des conclusions
stratégiques, également correctes, qu’ils en ont tiré : la grande
majorité de la paysannerie, constituée de sans terre (souvent
Dalits dans certaines régions du pays), de fermiers/métayers
sur-exploités, de minifundiaires pauvres, pouvait être
organisée dans un front uni et passer à la lutte armée, à
l’occupation des terres (y compris en donnant aux Dalits
l’accès à celle-ci, refusé par le système des castes en Inde), à
la réduction des rentes foncières payées aux propriétaires etc.
Le soulèvement s’est, pour ces raisons, progressivement
généralisé à travers le pays, et son armée, organisée par les
maos, a infligé des défaites à l’armée de l’Etat. Mais il est vrai
qu’au moment où la révolte dans la capitale ouvrait ses portes
au Parti Communiste (maoïste), l’armée populaire n’était pas
(ou pas encore) parvenu à désintégrer celle de l’Etat, fortement
soutenue et équipée par le gouvernement de Delhi et les
puissances impérialistes. Dans le moment actuel de
« compromis » deux lignes sont avancées par forces politiques
associées et représentées dans l’Assemblée : (i) la ligne
défendue par les Maos, celle d’une réforme agraire
révolutionnaire radicale, garantissant l’accès au sol (et aux
moyens nécessaires pour en vivre) à toute la paysannerie
pauvre (la grande majorité), sans néanmoins toucher aux
propriétés des paysans riches; (ii) la ligne, imprécise, défendue
par d’autres partis d’une réforme « modérée », exigeant de
surcroit, avant que la loi n’en détermine les contours, le retour
de l’ordre ancien dans les régions libérées par la révolte
paysanne.
L’avenir des forces armées
Les deux forces armées coexistent dans le moment actuel. Une
coexistence qui ne saurait évidemment être perpétuée
indéfiniment. Le Parti Communiste (mao) suggère leur fusion.
Ses adversaires craignent (ils le reconnaissent publiquement)
que celle-ci conduirait les soldats de l’Armée de l’Etat à être
« gangrenés » par l’idéologie mao ! mais ils ne proposent rien,
et n’osent pas exiger la dissolution de l’Armée populaire.
Démocratie bourgeoise ou démocratie populaire ?
La question est majeure et anime tous les débats à l’Assemblée
Constituante, dans les partis politiques, dans les organisations
populaires de paysans, de femmes, d’étudiants, dans les
syndicats et les associations diverses dans lesquelles se
retrouvent principalement les couches politisées des classes
moyennes. Il y a dans la société des défenseurs de la formule
conventionnelle de la démocratie, réduite au pluripartisme, aux
élections, à la séparation formelle des pouvoirs (entre autre à
l’indépendance du judiciaire), à la proclamation des droits
humains et politiques fondamentaux. Telle est d’ailleurs la
formule générale dans laquelle l’idéologie dominante à
l’échelle mondiale, relayée par les médias majeurs (entre autre
eux des pays occidentaux) tente d’enfermer le débat. Les maos
font observer que les droits fondamentaux sur lesquels repose
la « démocratie » proposée placent le respect de la propriété
privée au sommet de la hiérarchie des droits dits humains. En
contrepoint les Maos défendent la priorité des droits sociaux
sans la mise en œuvre effective desquels aucun progrès social
n’est possible : droit à la vie, à l’alimentation, au logement, au
travail, à l’éducation, à la santé. La propriété privée n’est pas
« sacrée », son respect trouve sa limite dans les exigences de la
mise en œuvre des droits sociaux. Autrement dit les uns
défendent le concept de démocratie dissociée des questions du
progrès social (le concept bourgeois et dominant dit de
« démocratie »), les autres celui de la démocratie associée au
progrès social.
Le débat – au Népal – n’est pas confus, mais il est souvent
polémique. Les défenseurs de la « démocratie à l’occidentale »
comptent dans leurs rangs d’authentiques réactionnaires, qui,
hier encore, ne protestaient guère contre l’autocratie royale, ou
se contentaient de protestations mineures, souhaitant être
associés davantage à celle-ci. Mais ils comptent dans leurs
rangs également des démocrates sans doute sincères mais peu
sensibles aux misères réelles dont souffrent les classes
populaires. Les ONG de « défense des droits démocratiques »,
mobilisées en masse dans ce cadre, largement soutenues par
l’extérieur, plaident la cause « modérée » comme elles le
peuvent. Les unes se contentent de dire que la démocratie
conventionnelle et limitée vaut mieux que rien, comme si
davantage était impossible. Les autres dressent un procès
d’intention aux Maos, « communistes invétérés »,
« staliniens », « totalitaires », imitateurs du modèle
d’autocratie chinoise etc.
Les Maos ne se défendent pas mal, face à ces attaques
pernicieuses. Ils rappellent qu’ils ne récusent pas la propriété
privée paysanne, artisanale et même capitaliste, nationale ou
étrangère. Sans pour autant s’interdire la nationalisation si
l’intérêt national l’exige (interdisant aux banques étrangères
d’imposer l’intégration du pays au marché financier globalisé).
Ils ne remettent en question que la propriété foncière
« féodale », dont les bénéficiaires avaient été les clients des
rois successifs, autorisés à déposséder les communautés
paysannes. Ils ne récusent pas d’avantages les droits
personnels et l’indépendance de la justice chargée d’en
garantir le respect. Ils ajoutent à ce programme, sans le
réduire, en invitant l’Assemblée Constituante à formuler non
seulement les grands principes des droits sociaux, mais encore
les formes institutionnelles nécessaires à leur mise en œuvre.
La démocratie populaire qu’ils définissent de cette manière
reste, bien entendu, à inventer progressivement, par le moyen
de l’intervention à la fois des classes populaires s’organisant
par elles mêmes et de l’Etat.
Evidemment il n’existe pas de « garantie » protégeant l’avenir
de risques de dérapage. Soit dans le sens d’une autocratie du
pouvoir de l’Etat. Soit dans celui non moins réel, d’un
alignement opportuniste sur ce qui paraît être le « possible »
dans l’immédiat, acceptant par là même le ralliement des
Maos à la ligne « modérée » de leurs concurrents. Mais de
quel droit condamner à l’avance l’expérience, quand on sait
que les questions soulevées ici sont l’objet de débats sérieux
au sein du parti ? Et que la pluralité des opinions y est admise
? Les Maos du Népal ont développé une vision innovatrice de
la question du socialisme. Ils s’abstiennent de réduire la
« construction du socialisme » à la réalisation même de
l’ensemble de leur programme actuel maximal (réforme
agraire radicale, Armée du peuple, démocratie populaire). Ils
qualifient ce programme de « national populaire
démocratique », ouvrant la voie (mais pas plus) à la longue
transition (séculaire) au socialisme. Ils n’utilisent pas
l’expression de « socialisme du XXIe siècle ».
La question du fédéralisme
La géographie physique et humaine des vallées de l’Himalaya
s’exprime par l’extrême diversité des communautés paysannes
du Népal. Il ne s’agit pas de deux, trois ou quatre « ethnies »,
mais d’une centaine dit-on de communautés, parentes certes
par la langue (népali ou tibétain) et la religion (hindouiste ou
bouddhiste), mais néanmoins fières de leur particularité. Les
peuples de ces communautés aspirent à récupérer l’usage de
leurs terres, expropriées par les clientèles des généraux
conquérants au service des rois, à la reconnaissance de leur
dignité et à l’égalité de traitement. Mais ils ne nourrissent
aucune aspiration à la sécession. La formule de la République
Fédérale, prônée par les maoïstes, peut certainement répondre
aux demandes des peuples népalais. Elle n’en comporte pas
moins le danger d’être mobilisée par les adversaires du
pouvoir central, le cas échéant.
La question de l’indépendance économique du pays
Le Népal est classé par les Nations Unies dans la catégorie des
« pays moins développés ». L’administration « moderne » de
l’Etat et des services sociaux, les travaux d’infrastructure
dépendent de ce fait de l’aide extérieure. Le gouvernement en
place est conscient semble-t-il de la nécessité de se libérer de
cette dépendance extrême. Mais il sait que celle-ci ne peut être
que graduelle. La souveraineté alimentaire ne constitue pas au
Népal le problème majeur, bien que l’autosuffisance dans ce
domaine soit associée à des rations alimentaires souvent
déplorables. L’organisation de réseaux de commercialisation
plus efficaces et moins coûteux pour les producteurs paysans
et les consommateurs urbains fait par contre problème, car elle
met en jeu les intérêts des intermédiaires. Celle de la petite
production mi artisanale, mi industrielle capable de réduire la
dépendance des importations exigera des efforts difficiles et du
temps pour donner des résultats convenables. Le discours
maoïste sur un modèle de développement « inclusif »
(« inclusive » en anglais), c’est-à-dire bénéficiant directement
et à chacune des étapes de son déploiement aux classes
populaires, par opposition au modèle « indien » de croissance
associée à un modèle social « excluant » (« exclusive ») c’est-
à-dire ne bénéficiant qu’à 20% de la population, et
condamnant les autres – 80% - à la stagnation quand cela n’est
pas la paupérisation, témoigne d’une option de principe qu’on
ne peut que soutenir. Sa traduction en programmes de mise en
œuvre effectifs reste à être formulée.
Qui l’emportera ?
Le Népal révolutionnaire se heurte à l’hostilité féroce de son
voisin majeur, l’Inde, dont la classe dirigeante craint les effets
de contagion. La révolte endémique des Naxalites indiens
pourrait, en s’inspirant des leçons des victoires remportées au
Népal, remettre sérieusement en cause la stabilité des modes
d’exploitation et d’oppression en vigueur dans le sous
continent indien.
Cette hostilité ne doit pas être sous estimée. Elle constitue
l’une des raisons du rapprochement militaire entre l’Inde et les
Etats Unis. Elle mobilise des moyens matériels politiques
considérables. Elle finance entre autre la constitution d’une
« alternative » hindouiste politique, sur le modèle du BJP
indien, l’analogue de l’Islam politique du Pakistan et ailleurs
ou du Bouddhisme politique du Dalai Lama et d’autres. Le
soutien des Etats Unis et autres puissances occidentales – la
Grande Bretagne en particulier – s’articule sur ces projets
réactionnaires. La cristallisation d’un hindouiste politique
népalais puissant aurait ses chances si les réalisations – même
modestes – du nouveau Népal venaient à piétiner trop
longtemps. L’intervention extérieure pourrait alors également
mobiliser les réactionnaires népalais et susciter même des
mouvements « sécessionnistes ». L’utilisation de l’aide
extérieure, toujours conditionnelle même si on ne l’avoue pas,
et les discours démagogiques concernant les “droits de
l’homme » et la démocratie, que les réseaux d’ONG
alimentent, trouvent leur place dans cette stratégie de
l’ennemi.
Le compromis en vigueur retarde la mise en œuvre du
programme de réformes radicales qui sont à l’origine de la
popularité des maos. Il encourage certaines tendances - dans
les rangs de la direction politique elle-même – à vouloir s’en
tenir à ce que ce compromis permet, préparant ainsi le terrain à
la contre offensive de la réaction. Mais il n’y a pas lieu de
désespérer. Les Maos répètent publiquement que les classes
populaires ont le droit de rester mobilisées et de poursuivre
leur combat pour la réalisation de leur programme, quels que
soient les résultats des délibérations de l’Assemblée
Constituante. Les Maos ne sont pas tombés dans le piège de
l’électoralisme. Ils distinguent soigneusement ce qu’ils
appellent leur base sociale (« social constituency »), constituée
de la majorité (les paysans pauvres, les travailleurs urbains des
classes populaires, les étudiants et les jeunes, les femmes, les
segments patriotes et démocratiques des classes moyennes) de
leur base électorale (« electoral constituency ») qui, comme
toutes les bases électorales reste volatile. Construire cette base
sociale populaire dans un bloc social organisé dominant,
alternatif au bloc féodal – compradore du pouvoir renversé,
constitue l’objectif du combat de longue haleine du Parti
Communiste (maoïste).
Je n’en dirai pas davantage. Bien entendu je suis autant que
possible les évolutions de la situation, j’enregistre ce qui peut
apparaître comme des reculs, mais je garde confiance dans
l’avenir des luttes de ce beau pays de l’Himalaya. Je passe sur
les deux magnifiques randonnées qu’Isabelle et moi avons fait,
aux pieds (c’est-à-dire à 3500 mètres !) de l’Anapurna et de
l’Everest.
Le Sri Lanka
L’occasion m’a été donnée de faire la connaissance du Sri
Lanka en 1976. J’étais invité au Sommet des Non Alignés qui
se tenait dans sa capitale Colombo. Le Forum a toujours prêté
beaucoup d’attention aux évolutions du « non alignement », et
le Secrétariat du Mouvement nous a fréquemment
« consulté », pour ce que ce terme peut vouloir dire. Mais,
comme on le sait, le NAM (Non Aligned Movement) n’est
jamais parvenu à se constituer un secrétariat permanent
véritable. Peut-être ne l’a-t-il pas voulu, pour éviter de donner
l’occasion à ses contradictions internes d’apparaître au grand
jour. Et peut être a-t-il fait, de ce point de vue, un choix
raisonnable. Mais en contrepartie ses conférences
ministérielles et ses Sommets n’ont jamais été suffisamment
préparés.
Quelques bons secrétariats nationaux ont plus ou moins
compensé cette faiblesse. C’était le cas du secrétariat indien
qui, à plusieurs occasions, m’a invité à venir discuter de
quelques uns des grands problèmes du moment. Dernier en
date, en février 1998, une séance de travail sur la crise
financière de l’Asie du Sud est, à laquelle participaient
quelques uns des plus grands noms de la réflexion économique
et politique en Inde. A cette occasion j’ai proposé quelques
éléments de réflexion destinés à réanimer le Mouvement en
conservant son nom mais en le complétant pour en adapter le
sens à la situation nouvelle : Non Alignment on Globalisation
(Non alignement sur la mondialisation). J’avais eu d’autres
occasions de discuter de ces problèmes avec des responsables
chinois - un groupe composite de l’Académie, du parti et du
Gouvernement -, en réponse à la question qu’ils m’avaient
posée : y-a-t-il un dénominateur commun minimal qui
permettrait de reconstituer un front des pays du Sud (Etats et
« peuples ») contre l’hégémonisme américain ? En Afrique, le
Zimbabwe ayant eu la responsabilité de préparer l’un de ces
Sommets, Nathan Shamuyarira, alors Ministre des Affaires
étrangères, m’avait invité à discuter avec lui de la « crise » du
Mouvement et des exigences de son adaptation aux
changements mondiaux.
Le Sommet de Colombo de 1976 se situait au lendemain de la
proposition d’un « Nouvel Ordre Economique International »
présentée par le Mouvement et les 77 aux instances de l’ONU,
CNUCED en particulier. Nous avions donc constitué au sein
du Forum naissant - et de l’IDEP à l’époque - un groupe de
discussion auquel j’avais soumis un « working paper ». Le
Secrétariat du NAM m’avait demandé de venir exposer le
contenu de ce document à Colombo à un groupe d’experts et
de ministres chargés à leur tour d’en informer le Sommet.
Indira Gandhi, qui était venue à l’improviste entendre les
conclusions du groupe - à la fin d’une longue séance de huit
heures de discussions peut être - m’avait fait l’impression,
comme à tout le monde je crois, d’une femme politique de la
plus grande intelligence. Trois ou quatre questions brèves mais
cruciales, formulées sur le champ et deux ou trois
commentaires aussi brefs mais remarquables faisant ressortir
les faiblesses ou les contradictions des discours sur le sujet. Ce
Sommet a été pour moi d’un intérêt extrême par tout ce que
j’ai pu apprendre en discutant avec les uns ou les autres. Mais
ses résultats ne pouvaient être autres que l’adoption du projet
de « Nouvel Ordre International » dont j’estimais nulles les
chances d’être accepté par les puissances occidentales. Il
s’agissait d’un vœux pieux, traduisant le souhait des classes
dirigeantes de voir les centres capitalistes s’ajuster aux
exigences de la poursuite du modèle populiste des périphéries,
dont le dynamisme commençait à s’essouffler. L’histoire m’a
hélas vite donné raison sur ce point. J’opposais à cette option
stratégique celle d’un programme qui mettrait l’accent sur des
réformes internes élargissant l’espace d’intervention des
classes populaires, susceptible par là même de renforcer
l’autonomie du tiers monde et sa capacité de négocier avec le
Nord en position plus forte. J’exprimais cette proposition dans
les termes les plus acceptables possibles pour l’audience.
Je saisissais l’occasion de mon invitation pour prolonger mon
séjour au Sri Lanka et faire connaissance, après le Sommet,
des intellectuels critiques de ce pays. Beaucoup d’entre eux
étaient alignés sur la stratégie populiste de la gauche du pays -
« ouverture et croissance accélérée (avec une figure humaine
comme on dira plus tard) associée à des programmes sociaux
(éducation et santé en particulier) vigoureux ». Mais déjà
certains voyaient les contradictions et limites de cette stratégie,
le risque d’enlisement et avec lui d’explosion. L’histoire leur a
donné raison : quelques années plus tard le « miracle Sri
lankais » (encore un miracle de la Banque Mondiale qui a
conduit au désastre) prenait fin et les classes dirigeantes aux
abois choisissaient de dévoyer la protestation populaire en
organisant le conflit ethnique dont le pays n’est jamais sorti
depuis.
L’ASIE DU SUD-EST
Des pays en voie d’émergence ?
Les fonctions attribuées à certains pays d’Asie ne sont pas
différentes de celles des colonies d’Afrique soumises au
pillage de leurs ressources. L’Indonésie de Suharto et
d’aujourd’hui demeure une colonie de pillage de la forêt en
particulier. Et le discours de la Banque Mondiale traduisant les
taux de croissance respectables associés à ce pillage en indices
d’« émergence » relève de la plaisanterie de mauvais goût. Je
ne crois pas que le sort réservé à des pays que je ne connais
pas autrement que par mes lectures (Myanmar, Laos,
Cambodge) soit autre.
Les gigantesques explosions de colère populaire qui ont chassé
Suharto en Indonésie, Marcos aux Philippines, comme Moussa
Traoré au Mali n’ont pas changé la donne. Les classes
populaires n’étaient pas préparées à faire face avec efficacité
au défi que constitue la sortie de leur pays du statut de colonie
de pillage. Mais la responsabilité majeure des opinions dans
les pays nantis d’Occident ne saurait être gommée. Les
dictatures ont été soutenues jusqu’au dernier jour par les
puissances impérialistes et la répression criminelle à laquelle
elles se livraient n’était pas l’objet de protestions visibles en
Europe et aux Etats Unis. Après que ces dictatures aient été
renversées par leurs peuples et eux seuls, les puissances
occidentales ont persisté par leurs interventions économiques,
financières et politiques dans leur projet visant à maintenir ces
pays dans leur statut misérable, par Banque Mondiale, FMI et
Union Européenne interposées. Cette politique criminelle n’est
pas davantage l’objet de protestations visibles des opinions,
qui se laisse berner par la rhétorique creuse de la
« démocrate » dont la page aurait été ouverte. Quelques
écologistes signalent ici ou là les effets négatifs à l’échelle
planétaire de la destruction des ressources naturelles en
question. Mais guère plus.
La Thailande
En Thaïlande j’étais attendu en 1973 par une bonne équipe
(Khien Theeravit, Suthy Prasartset et autres). La Thaïlande
n’est certainement pas exclusivement un paradis du tourisme
sexuel pour Européens, Américains et Japonais, ni seulement
non plus un pays de plages magnifiques ( où nous avons passé
quelques jours agréables je reconnais). C’est aussi celui d’un
peuple ouvert, actif et combatif dont je pouvais commencer à
mieux comprendre la culture « indochinoise » - un amalgame
d’éléments de civilisations venues de l’ouest et du nord - grâce
à mes amis locaux. Un amalgame réussi sur certains plans à
mon avis, plus douteux sur d’autres à mon goût personnel, et à
celui d’Isabelle. Les palais et ensembles de pagodes nous sont
apparus trop tarabiscotés, un peu style « caravansérail ! ». A
Bangkok on admire les canaux, mais tous les visiteurs ne
voient pas toujours la misère du peuple qui y circule et souvent
les habite.
Car en dépit du succès économique du système - jusqu’à la
crise financière qui le frappe depuis 1997 - les inégalités
sociales n’ont cessé de s’aggraver. Et on le voit. Aucune
statistique n’est nécessaire pour vous en convaincre dès lors
que vous avez visité le pays à plusieurs reprises au cours des
vingt cinq dernières années - ce qui est mon cas. Le plus beau
succès de ce « miracle » est constitué par les encombrements
de la circulation automobile. La ville - charmante à sa manière
au départ - a été massacrée par la percée de gigantesques
autoroutes urbaines, de la laideur qu’on peut imaginer,
aggravée par l’agressivité d’une publicité de mauvais goût
style US. Mais ces voies de communications encerclent des
îlots populaires abandonnés à leur misère - sans rues, ni
trottoirs dignes de ce nom. Les bourgeois et les classes
moyennes « consumistes » - la base sociale du régime - n’en
ont que faire. Ils ne circulent jamais à pied, toujours sur les
autoroutes (en dépit de leur encombrement) pour se rendre
d’un îlot forteresse - celui de leurs logements, villas-palais des
plus riches ou ensembles d’immeubles de standings adaptés
aux revenus des classes moyennes, protégés par des murs et
des gardiens armés - à un autre îlot forteresse - le centre ville
des affaires. Cela prend toujours des heures entières… à tel
point que les usagers ont inventé un système de toilettes
ambulantes qu’on transporte dans le véhicule !
La Thaïlande - en dépit de l’horreur de sa classe bourgeoise
compradore dominante - dispose d’atouts importants à mon
avis. C’est une nation véritable, qui de surcroît a eu la chance
de n’avoir pas été traumatisée par la colonisation. Donc ici pas
de discours névrotiques concernant l’affirmation de
« l’identité ». Il y a la classe dirigeante qui ne cache pas son
adhésion aux richesses que le capitalisme lui offre sans bien
entendu faire la moindre place aux valeurs démocratiques. Il y
a les classes populaires qui savent parfaitement qu’elles n’ont
rien à attendre du système et, dans la mesure de leurs moyens,
le combattent. L’intelligentsia qui se range aux côtés du peuple
est présente, l’a toujours été dans les temps modernes. Elle a
fourni les cadres antifascistes de l’armée, ceux du parti
communiste, des guérillas maoistes. Elle fournit maintenant
ceux d’un mouvement démocratique puissant, qui associe la
critique des options capitalistes de la classe dirigeante et du
système dominant mondialement et régionalement à des
propositions sociales progressistes et à leur gestion
démocratique.
C’est probablement cette présence active d’une intelligentsia
moderne et critique qui explique la place importante que le
mouvement étudiant continue à occuper dans la vie du pays,
faisant contraste avec la situation dans beaucoup de pays du
tiers monde, caractérisée par une forte dégénérescence
politique et culturelle du monde universitaire et étudiant. La
« crise financière », survenu en 1997, n’a donc pas été une
surprise pour les analystes du groupe de travail du Forum. Sept
ans plus tôt, dans une étude publiée par notre Forum, l’analyse
des contradictions du « miracle » conduisait à un pronostic de
crise qui, jusque dans le détail, a été confirmé par la suite. Je
suis certainement fier de ces collègues, dont les plus célèbres
concurrents - experts de la Banque Mondiale et autres -
n’auraient jamais été capables de comprendre la finesse de
l’intelligence.
Je suis comme tout le monde la bataille que se livrent en
Thailande les « chemises jaunes », qui mobilisent les classes
moyennes comprador ouvertement anti démocratiques et les
« chemises rouges » qui défendent les intérêts des classes
populaires, quand bien même la direction politique de leur
mouvement pourrait-elle être l’objet de critiques. Mais aucune
surprise : les médias occidentaux prennent parti contre la
démocratie, même électorale, lorsque les résultats qu’elle
donne ne conviennent pas aux monopoles impérialistes.
La Malaisie
La Malaisie que j’ai visité à plusieurs reprises à partir de 1973
a expérimenté au cours du dernier quart de siècle un
développement capitaliste de même nature que celui de la
Thaïlande, avec non moins de « succès » (selon les critères de
l’opinion conventionnelle dominante, ceux de la Banque
Mondiale) ou de faiblesses, brillamment mises en relief par ses
intellectuels critiques ( entre autres Jomo Sundaram et Hussein
Ali).
Mais il était évident - pour moi tout au moins - que la Malaisie
ne bénéficie pas des avantages de la Thaïlande. Ici point de
nation au sens fort du terme, mais seulement un pays partagé
entre différentes « communautés ». Celle constituée par les
Chinois monopolise en fait l’esprit d’entreprise (capitaliste) et
fournit la majorité des travailleurs réellement qualifiés, celle
des Malais le pouvoir politique. Cela fonctionne assez bien
pour autant que les intérêts de la classe dirigeante politique et
ceux de l’entreprise capitaliste convergent. Ce qui a été le cas
jusqu’ici, l’intervention active de l’Etat s’étant assignée
l’objectif de soutenir l’accumulation privée. Il n’empêche que
les Chinois de Singapour, qui constituent dans cette ville
l’écrasante majorité de la population, ont jugé plus efficace de
se séparer de l’ancienne Malaisie pour constituer leur propre
pouvoir et faire de cet Etat-cité une métropole industrielle et
financière de la région.
Si la crise devait durer et s’approfondir, si le capital
international dominant parvenait à imposer ses vues, c’est à
dire à forcer un « retrait de l’Etat » au nom des principes du
néolibéralisme mondialisé - ce qui ferait l’affaire des
multinationales et de la bourgeoisie chinoise compradore, mais
non celle de la classe dirigeante politique malaise - l’unité du
bloc local dominant pourrait être sérieusement menacée. Ces
tensions internes pourraient devenir d’autant plus dangereuses
que les luttes sociales seraient appelées à se radicaliser.
Comment les paysans malais, les classes « féodales » qui les
encadrent souvent, les prolétaires des villes (souvent Chinois
et Indiens) et des plantations, les couches moyennes
constituées au sein de toutes les communautés, réagiront- elles
à ces défis nouveaux ? Difficile de le dire, mais l’expérience
de l’histoire nous enseigne que le recours au
« communautarisme », voire au fondamentalisme islamique
pour les Malais, peut constituer le moyen par lequel certaines
forces politiques pourraient espérer fonder le renouvellement
d’une légitimité perdue.
L’analyse de la crise en cours - qui n’est pas à mon avis, une
crise « conjoncturelle » appelée à être surmontée au bénéfice
d’une reprise du modèle qui a commandé la croissance des
vingt cinq dernières années, mais le signal que celui-ci a
épuisé son potentiel - doit retenir l’attention de toutes les
forces progressistes et démocratiques de la Malaisie; et elles
existent, fort heureusement, en dépit de la répression qui a
accompagné le « miracle » encensé par la Banque Mondiale.
Les illusions de celui-ci dissipées, on pourra voir fleurir à
nouveau ces forces. Dans l’immédiat après guerre l’axe
principal autour duquel elles s’étaient cristallisées combinait
les tâches de la lutte pour l’indépendance nationale et celles de
la révolution socialiste, selon le modèle du communisme de
l’époque. La défaite de ce projet - commune à toute l’Asie du
Sud Est, Viet Nam, Cambodge et Laos exceptés - n’a pas fait
disparaître à jamais ce qu’il avait semé dans les peuples de la
région : l’aspiration double à la liberté et à la justice sociale.
Bien entendu un « remake » du passé n’est pas la réponse au
défi nouveau, opérant dans des conditions locales et mondiales
qui n’ont pas grand’chose à voir avec celles qui caractérisaient
l’après guerre. Fort heureusement personne n’y pense et il n’y
a pas de nostalgie de ce passé (comme il en existe peut être
encore aux Philippines). Difficile de dire alors comment
pourrait se recristalliser un programme de démocratisation et
de progrès social efficace pour la période à venir.
Néanmoins la Malaisie, comme la Thailande, sont présentées
aujourd’hui, rapidement, comme des pays émergents.
J’exprimais des réserves à cet endroit. Le modèle de
délocalisation industrielle dont ces pays bénéficient, dit-on,
n’est pas synonyme de construction d’un système productif
industriel autonome et intégré. Et le qualificatif « d’ersatz
capitalism » auquel je faisais référence demeure jusqu’à ce
jour correct.
Dans les rencontres récentes organisées par le FMA/FTM j’ai
eu la possibilité de discuter de ces questions avec de nouveaux
acteurs malaisiens, Francis Loh, Tian Chua, Choo Chon Kai,
militants des nouveaux partis politiques (le Parti Sosialis et le
People’s Justice Party), aux côtés de mes anciennes
connaissances (Jomo Sundaram et Hussein Ali). Ces échanges
de vues m’ont beaucoup appris sur le réveil de luttes
prometteuses dans ce pays.
Les Philippines
Des contre-temps successifs avaient toujours retardé mes
voyages aux Philippines jusqu’en 1997. J’ai enfin pu répondre
à une invitation qui m’était adressée par les théologiens de la
libération. George Aseniero, à l’époque coordinateur des
activités du Forum pour l’Asie du Sud est et de l’Est, est lui
même philippin, et j’avais eu l’occasion de discuter des
problèmes de ce pays avec lui, bien entendu, mais aussi avec
Renato Constantino - figure de proue du renouveau
progressiste de l’après guerre - avec son beau fils qui a été
actif dans la chute de Marcos, Randolf David, comme avec
Francisco Nemenzo et d’autres, rencontrés dans nos groupes
de travail.
L’histoire des Philippines est tragique. Avec humour, les
Philippins la résument en une phrase : « 400 ans dans un
couvent espagnol, 40 ans dans une comédie musicale de
Hollywood, 4 ans dans un camp de concentration japonais ».
J’ajouterai : « balancés dans la mondialisation capitaliste au
terme de cette glorieuse préparation ». La dictature sanglante
et corrompue à l’extrême de Marcos, mise en place et soutenue
par Washington - qui n’avait alors jamais pensé aux violations
des droits de l’homme et à l’absence de toute forme
élémentaire de démocratie qu’elle représentait - a fini quand
même pas être abattue. Pour l’essentiel par une rébellion
urbaine, organisée par le « nouveau mouvement social », une
combinaison d’organisations populaires de défense de la
démocratie, de groupes écologistes, féministes, religieux
(appartenant au courant de la théologie de la libération). Que
la bourgeoisie compradore locale dominante et derrière elle la
diplomatie des Etats Unis soient parvenues à contenir ce
mouvement par le moyen de son ralliement autour de la
personnalité douteuse de madame Aquino, sinon de le
manipuler, ne fait pas l’ombre d’un doute.
C’est pourquoi une autre fraction de la gauche historique du
pays, celle qui avait pris l’initiative de conduire la guérilla
rurale sous la direction d’un parti communiste, plus ou moins
classique, évoluant vers le maoïsme à partir des années 1960,
est demeurée sévèrement critique à l’égard de cette « nouvelle
gauche », passablement hétéroclite, sans doctrine affirmée,
qu’elle accuse même d’être fondée pour l’essentiel sur les
classes moyennes, de n’avoir pas de stratégie et partant d’être
manipulée par les classes dirigeantes locales et Washington.
Cette guérilla, installée dans les montagnes de l’île de Luzon,
n’a jamais pu en être chassée; elle continue. A se survivre à
elle même sans perspective de pouvoir libérer le pays - ses
villes et ses campagnes des plaines riches - disent les
défenseurs de la nouvelle stratégie urbaine.
J’ai entendu les deux points de vue, défendus par des militants
pour lesquels je garde la plus haute estime. Les arguments des
uns et des autres sont solides, comme finalement les critiques
qu’ils s’adressent mutuellement. Je ne suis pas d’un
tempérament de « donneurs de leçons » - comme hélas il y en
a trop. Je me suis donc toujours gardé de « trancher » en
faveur des uns ou des autres, et respecte toujours leurs
opinions et leurs qualités de courage. Je me suis donc toujours
contenté de dire ce que je pense réellement, et que je souhaite :
ne serait-il pas possible de surmonter les insuffisances des uns
et des autres - à supposer que les points cruciaux des critiques
mutuelles qu’ils s’adressent soient corrects, ce que je crois, par
un rapprochement, plutôt que de poursuivre une polémique qui
flatte l’entêtement mutuel ?
Manille est une catastrophe comme Bangkok : percées
d’autoroutes urbaines, encerclant des bidonvilles
épouvantables, quartiers bourgeois organisés en forteresses,
circulation démentielle etc… Ce qui reste de la vieille ville
coloniale espagnole - minuscule à l’échelle de l’agglomération
de Manille-Métro - est fort beau et donne la nostalgie… du
couvent espagnol.
La révolte des « Moros » - les Musulmans de Mindanao - n’a
pour moi pas beaucoup de sens. Les Moros ne sont victimes
d’aucune discrimination. L’idée que parce que Musulmans ils
doivent disposer d’un Etat indépendant qui leur soit propre ne
peut convaincre que ceux qui acceptent le discours
idéologique de l’islamisme et des « communautarismes ». Il
s’agit donc d’un mouvement manipulable, et probablement
manipulé (par Washington). La petite guerre qu’il conduit
n’oppose finalement guère que des bandits criminels du côté
Moro et l’armée brutale d’un système qui, par nature, est
incapable de répondre correctement à un défi de ce genre. Ce
qui fait bien l’affaire de ceux qui veulent tirer les marrons du
feu. Encore une fois Washington.
L’Indonésie
L’Indonésie était pour moi un pays pratiquement interdit
depuis 1966. J’avais connu des responsables du parti
communiste aux débuts des années 1960 comme il m’était
arrivé d’entendre des fonctionnaires du régime de Soekarno
dans les rencontres du mouvement des non alignés. Les
rapports qu’entretenaient ces deux forces dominantes issues de
la guerre de libération me rappelaient ce qui se passait en
Egypte à la même époque. Pour les communistes l’option
était : s’aligner sur le populisme du régime ou tenter
sérieusement de le dépasser ? Et dans ce dernier cas par quels
moyens ? Soekarno me rappelait beaucoup Nasser :
anticommunistes fondamentaux, ces deux chefs d’Etat
cherchaient à contre balancer l’influence de la gauche
populaire par des moyens fort semblables - dépolitiser par
l’interdiction du débat, corrompre et flatter les penchants de la
petite bourgeoisie sur laquelle leur pouvoir était fondé,
encourager les courants réactionnaires notamment de
l’islamisme. Sauf que le parti communiste indonésien était
considérablement plus puissant que l’égyptien et de ce fait
s’était imposé comme un partenaire à part entière, reconnu
légalement quand bien même il était l’objet d’une répression
sournoise. D’une certaine manière la Syrie et l’Irak se situaient
entre le modèle égyptien et celui de l’Indonésie. Dans tous les
cas le jeu que ces directions populistes anticommunistes
croyait subtil s’est retourné contre elles : elles ont fini par être
abattues par les forces de droite, soutenues par les
interventions impérialistes. En Indonésie, précisément parce
que le parti communiste était puissant, le renversement du
populisme de Soekarno a exigé un bain de sang sans pareil
dans l’histoire contemporaine. Suharto n’a pas agi seul dans
cette affaire; les islamistes y ont contribué mais surtout la CIA
qui a planifié scientifiquement le massacre de 500.000
personnes au moins - hommes, femmes, enfants et vieillards.
Aujourd’hui qu’il est question de mettre en place un « tribunal
international » pour ce genre de crimes le premier accusé
devrait être le gouvernement de Washington. Mais bien
entendu il n’en est pas question, comme on n’imagine pas le
Président des Etats Unis présentant ses excuses au peuple
indonésien, ce qui pourtant serait la moindre des choses. Parmi
les criminels de notre époque ce « tribunal international » ne
jugera jamais que ceux qui n’ont pas donné pleine satisfaction
aux maîtres impérialistes.
Je tentais néanmoins, en 1973, de prendre contact avec
quelques survivants qui n’avaient pas rallié la dictature
combinée de Suharto et de Washington après la chute de
Soekarno en 1966. Ce fut très difficile tant l’horreur du
massacre proche et la terreur - entre autre par la pratique
systématique de la torture au moindre « soupçon » (sur la base
de listes fournies par les Américains) - paralysaient les
individus dispersés. C’est dans ces conditions que je fis la
connaissance de personnes dont aujourd’hui il m’est possible
de révéler les noms, après la chute de Suharto. Le principal
d’entre eux était Adi Sasono, à l’époque combattant de la
démocratie et de la justice sociale, critique de la stratégie de
développement capitaliste dépendant prônée par Washington
via la Banque Mondiale. Mais progressivement Adi Sasono
s’est rapproché du régime, et singulièrement de Habibie, qui a
pris un moment la succession de Suharto. Il n’est pas sans
importance que Habibie se soit proclamé le protecteur des
islamistes. C’était la condition que Washington posait pour le
soutenir et par ce moyen tenter de stopper l’élan populaire qui
a mis un terme à la dictature de Suharto. Car la crise
économique et financière n’est pas la cause de la débâcle de la
dictature comme on le prétend dans les médias dominants. Au
contraire celle-ci constitue toujours le meilleur moyen de la
gérer dans l’intérêt du capital international et de la bourgeoisie
compradore locale. C’est le refus par les classes populaires de
payer le prix de cette gestion, et la mobilisation puissante de
ce refus par l’intervention massive des jeunes et des étudiants,
qui ont mis un terme au pouvoir de Suharto. Peu préparé pour
faire face au défi du mouvement démocratique et social de
masse, le dictateur - comme c’est souvent le cas - a réagi
« mal » (pour les Américains) : il a tenté un ultime
« retournement » nationaliste démagogique. C’est alors qu’il
fut abandonné par ceux qui découvraient soudainement qu’il
avait bafoué les principes de la démocratie, et que la
personnalité douteuse de Habibie fut poussée au devant de la
scène. Il reste que rien n’est encore réglé dans ce pays en
ébullition, en dépit de la stabilisation apparente que l’élection
de la fille de Soekarno peut sembler avoir apporté. Aucune
forme de gestion de la crise ne se dégage jusqu’ici, qui puisse
être satisfaisante soit pour les maîtres impérialistes, soit pour
le mouvement populaire et social qui ne désarme pas.
Le visa pour l’Indonésie nous avait été accordé, en 1973, à
Isabelle et moi, pour un séjour de tourisme. Nous avons donc
débarqué à Denpassar et avons passé quelques jours de
vacances sur les plages splendides de Bali. A l’époque Bali
n’était pas encore prise d’assaut par les hordes japonaises,
australiennes et autres. Quelques hippies. La visite de cette île
dont la population est demeurée hindouiste offre aussi l’intérêt
d’aider à comprendre l’histoire véritable du peuple indonésien,
celle de ses racines préislamistes que les fondamentalistes
veulent ici comme ailleurs gommer. Produisant un
traumatisme dont j’ai parlé plus haut. L’alliance de la
diplomatie américaine et des fondamentalistes prépare donc
d’autres horreurs et massacres à venir. On le sait certainement
à Washington, mais on le souhaite. C’est le moyen le plus
efficace pour éviter que l’Indonésie ne devienne un pays
solide, donc potentiellement autonome, capable de refuser
l’hégémonisme américain. Encore une fois le discours officiel
des diplomaties occidentales sur la démocratie, manipulé par
les médias, n’a pas la moindre crédibilité.
La question de Timor Leste
Je reviens sur la question de Timor Leste que je n’avais abordé
que d’une manière incidente dans l’Eveil du Sud. J’ai eu
l’occasion de discuter de la question avec des responsables des
mouvements de libération de ce pays; et je me réfère ici à
l’ouvrage publié en 2014 par les Indes Savantes sur le sujet
(Benjamin Araujo et alii, Timor Leste contemporain).
L’oppression à laquelle le régime odieux de Suharto avait
soumis ce peuple rappelle les pratiques du régime de
Khartoum, non moins odieux, à l’encontre des peuples du
Soudan Sud. Et on se souviendra que les puissances
impérialistes – Australie en tête – ont soutenu l’annexion faite
dans ces conditions. Elles craignaient la radicalisation du
mouvement de Timor Leste, inspiré par ceux des colonies
portugaises d’Afrique, que l’option de lutte armée favorisait.
Mais force est de constater que lorsque les puissances
occidentales et l’Australie ont changé leur fusil d’épaule et
rallié la cause de l’indépendance, elles l’ont fait parce qu’elles
ne craignaient plus cette radicalisation. Leur intervention, par
ONU interposée, y a mis un terme et permis la mise en place
d’un pouvoir conciliant à leur égard, comme dans les
anciennes colonies portugaises d’Afrique. Ce pouvoir garantit
désormais le maintien de Timor Leste dans son statut colonial
destructeur.
L’incapacité qui caractérise les régimes populistes et les
dictatures de droite dans le tiers monde à résoudre
correctement ce type de problèmes est presque « congénitale »
et a sa part de responsabilité décisive dans la révolte des
victimes de leur dictature. Mais la séparation est-elle une
solution ? ou bien créera-t-elle presque forcément des pays
trop vulnérables pour pouvoir résister à la mondialisation
dominée par les impérialistes tandis que des grands pays
(comme l’Indonésie) sont capables de s’imposer autrement, à
condition bien entendu d’évoluer dans une direction
authentiquement populaire et démocratique ? Le soutien
apporté aux revendications indépendantistes par les opinions
publiques des pays impérialistes, largement conditionnées par
les manipulations des pouvoirs qui les dominent, est, pour
moi, motif d’inquiétude réelle.
Car l’Australie, dans le sillage de Washington, nourrit des
ambitions de puissance impérialiste régionale; elle intervient
(gouvernement et opinion) dans ce sens, ce qui est de nature à
me convaincre davantage encore de la réalité du danger. Ces
interventions manquent d’ailleurs de la pudeur la plus
élémentaire. Quel crédit peut-on donner aux campagnes du
gouvernement et de la presse d’Australie contre le
« colonialisme français » en Nouvelle Calédonie ? Si
l’Australie ne connaît pas de problème « indigène » n’est-ce
pas simplement parce qu’elle a procédé à l’extermination
systématique des autochtones et refusé aux rares survivants
tous droits de citoyenneté jusqu’à une époque récente (1967 je
crois) ? Le génocide des Tasmaniens est connu pour avoir été
le plus « parfait » de l’histoire : il n’a laissé aucun survivant,
pas même un seul nourrisson (les Australiens racistes n’ont
pas envisagé de les adopter…), créant même un problème pour
les linguistes puisqu’on ne sait rien de cette langue disparue
avec son peuple. L’Australie donneur de leçons !
La Corée
Le développement économique de la Corée du Sud est
différent de celui des pays du Sud est asiatique. Pourtant
l’amalgame est fréquent. La Banque Mondiale ignore bien
entendu le concept de capitalisme périphérique et, de ce fait,
n’en distingue pas les modèles d’expansion de ceux qui
caractérisent les sociétés du capitalisme central. Sa vision du
monde est terne et sans nuances : les formes les plus diverses
de l’expansion capitaliste sont toutes mises dans le même sac
et classées par référence à un seul critère - le taux de
croissance du PIB. A ce titre la Corée, la Thaïlande, la
Malaisie sont toutes présentées dans le langage des « success
stories » (des « miracles ») attribuées sans nuances aux vertus
du « marché » sans aucun effort pour comprendre comment le
« marché » en question est régulé par des politiques d’Etat
différentes d’un pays à l’autre, d’une période à l’autre… Mais
beaucoup de militants de gauche - en Asie et ailleurs - font le
même amalgame, fut-ce avec d’autres arguments. Par
antipathie pour les options pro capitalistes et pro américaines
du régime de Séoul ils réduisent le modèle coréen à une
variante du développement capitaliste dépendant, donc
analogue pour l’essentiel à celui des pays du Sud est asiatique.
Beaucoup de militants de gauche du monde occidental traitent
le développement capitaliste de la Chine de la même manière
et font l’amalgame entre celui-ci et les autres modèles de
l’Asie de l’Est et du Sud est, voire d’autres pays du tiers
monde. Je crois, pour ma part, ce genre d’amalgame sans
intérêt; il ne s’agit que d’un procédé polémique qui évacue les
questions centrales concernant la nature du bloc hégémonique,
de ses rapports aux classes dominées et partant de ses
stratégies vis à vis de l’impérialisme.
Les blocs hégémoniques en Asie du Sud est sont de nature
compradore et ouvrent leurs pays à la pénétration dominante
des transnationales. Les politiques d’Etat mises en oeuvre
remplissent néanmoins des fonctions importantes dans le
système. D’abord celle de maintenir, par une répression
sévère, le bon marché de la force de travail tout en assurant
aux couches moyennes le bénéfice de l’expansion
économique, invitant celles-ci aux joies du « consumismo » et
à soutenir l’option d’un régime politique antidémocratique.
Ensuite celle de contraindre le capital international dominant,
bénéficiaire principal du modèle, à associer la bourgeoisie
compradore locale à son pillage et à soutenir son enrichement
prodigieux, que ce soit par la corruption pure et simple ou par
la création d’entreprises réservées et protégées. Ce type de
croissance - quand bien même aurait-elle été forte pendant
deux décennies - n’a pas fait sortir l’Indonésie du modèle
quasi colonial traditionnel, fondé principalement sur
l’exploitation destructive des ressources naturelles (et des
forêts en particulier). En Thaïlande et en Malaisie par contre la
croissance a été davantage fondée sur l’expansion des
industries manufacturières avec la participation du capital
local privé (chinois en Malaisie). La vulnérabilité et la fragilité
de ces modèles - que les résultats aient été fort médiocres (cas
des Philippines) ou apparemment brillants (Thaïlande et
Malaisie) - sont évidentes. Les groupes de travail du Forum en
ont fait une démonstration que la crise a confirmée. Dépendant
largement du financement et de la technologie extérieurs,
n’ayant développé aucune capacité de maîtrise dans ces
domaines pour y prendre éventuellement la relève, le modèle
mérite sa qualification de « capitalisme d’ersatz ».
Le bloc hégémonique en Corée est d’une toute autre nature; il
est étatiste dans sa dimension principale, au sens qu’ici la
classe dominante et l’Etat sont pratiquement fusionnés. La
stratégie de cet Etat est donc nationaliste et, s’il fait appel aux
transnationales et à leurs technologies, il en soumet l’action
aux impératifs d’une planification qui trace les étapes d’une
ascension dans la hiérarchie des productions, le
développement de capacités d’absorption des technologies
(par l’accent mis sur la formation et les règles imposées aux
transnationales dans ces domaines), la construction d’un
système de monopoles (les chaebols) qu’on pourrait qualifier
indifféremment de privés ou de publics, moyen de conserver la
maîtrise de la propriété du capital etc… La Corée est le cas
unique d’un pays du tiers monde « non socialiste » (par ses
options d’alliances internationales) qui tente de sortir de l’aire
du capitalisme périphérique pour s’ériger en nouveau centre
véritable. Les Etats Unis ont accepté ici cette option - pendant
un certain temps - et même l’ont soutenu (en ouvrant
unilatéralement leur marché aux exportations coréennes par
exemple) pour des raisons géostratégiques particulières.
Washington a toléré ici ce qu’il combattait ailleurs. La guerre
de Corée (1950-1953) avait également contraint la classe
dirigeante locale à faire des concessions à son peuple, peu
imaginables ailleurs, notamment une réforme agraire destinée
à donner satisfaction aux paysans attirés jusque là par le
modèle concurrent de la Corée du Nord. Ce sont ces
conditions qui ont permis à la classe ouvrière de mener avec
succès des luttes qui se sont soldées d’abord par l’amélioration
des salaires puis ont conduit à l’assaut du système du pouvoir
politique antidémocratique.
Je n’ai donc pas été très étonné lorsque me parvint en 1984
une invitation d’intellectuels et d’universitaires coréens. Je me
suis immédiatement rendu compte sur place que j’avais été lu
attentivement, en japonais (mes ouvrages principaux sont
toujours traduits dans cette langue et connaissant des tirages
plus importants qu’en français ou en anglais !), ou même en
coréen (traductions à usage universitaire, plus tard reprises par
des éditeurs commerciaux) ou en chinois (circulation curieuse
de traductions faites à l’Académie des Sciences de Beijing). Je
me rendais compte donc également qu’en dépit de la
répression très dure la gauche (et même le marxisme) était
fortement présente dans le monde intellectuel, de surcroît non
pas isolée mais au contraire qu’elle entretenait des relations
organisées avec les mondes ouvrier et paysan, médiatisées par
les étudiants d’origine sociale populaire. Nos discussions ont
donc été d’un intérêt extrême, abordant tous les aspects du
problème. J’ai rencontré en Corée des militants qui, tout en se
proclamant marxistes et maoistes en général, avaient su éviter
beaucoup des simplifications répandues ailleurs. Sans
l’existence de tout ce bouillonnement intellectuel on
comprendrait mal l’ampleur du mouvement social et politique
qui secoue le pays depuis quelques années. Devenu
évidemment ami de ces camarades j’ai pu visiter en leur
compagnie ce très beau pays, allant par chemin de fer et route
de Séoul à ses côtes méridionales et à son port de Pusan (dont
j’ai visité entre autre les chantiers navals impressionnants) en
passant par les villes intérieures et Taegu.
Le succès de la Corée représente pour l’impérialisme un
danger véritable. Ce pays peut devenir une puissance
concurrente d’autant que sa réunification est probable et
qu’elle se fera dans des conditions qui n’ont rien d’analogues à
celles qui ont permis l’annexion de l’Allemagne de l’Est par
Bonn. Ce pays peut glisser à gauche, dans une formule qu’il
est difficile de préciser à l’avance mais pour laquelle
combattent des forces sociales et politiques qui sont loin d’être
négligeables et n’ont cessé de se renforcer dans les dernières
années.
Rien d’étonnant alors - pour moi - que la crise financière de
1997 ait été l’occasion pour la diplomatie de Washington et de
ses alliés japonais et européens de tenter de démanteler le
potentiel coréen. La crise financière que connaît la Corée est
une crise mineure, au sens que la France et la Grande Bretagne
par exemple en ont connu une dizaine au cours des décennies
de l’après guerre sans que jamais il ne soit venu à l’idée des
autorités de Washington de proposer ce qu’elles tentent
d’imposer à la Corée aujourd’hui. Mineure au sens que le
déficit extérieur coréen, mesuré en termes relatifs, par
référence au PIB par exemple, et en termes de durabilité
(depuis combien d’années) est inférieur à celui des Etats Unis
! Or que voit-on ? Le FMI attribuer tout simplement la crise à
l’existence de monopoles en Corée (comme si les grandes
firmes américaines, japonaises et européennes ne l’étaient pas
tout autant !) et proposer leur démantèlement et la cession des
morceaux les plus juteux aux monopoles américains ! On
s’attendrait donc à ce que, par analogie le FMI propose - pour
résoudre la crise américaine - de céder Boeing par exemple
(qui est un monopole que je sache) à son concurrent européen
Airbus (qui est lui aussi un monopole). Tout Français qu’il est
Mr Camdessus aurait été révoqué par ordre de Clinton dans
l’heure qui aurait suivi une proposition aussi saugrenue ! Doit-
on alors s’étonner si la presse coréenne n’hésite pas à parler de
la nouvelle guerre de Corée, dont l’agresseur désigné est
Washington. Cette guerre est, à mon avis, appelée à durer. Elle
connaîtra sans doute des hauts et des bas. Mais il n’est pas
certain que les Etats Unis et leurs alliés en sortent vainqueurs.
La crise a fait reculer la Corée dans son projet d’émergence.
Le libéralisme imposé par les Etats Unis et le Japon a
encouragé les chaebols à se libérer de la tutelle de l’Etat
national. D’instruments de cet Etat, ceux-ci en sont devenus
les maîtres. Les chaebols se sont transformés en oligarchie
financière, analogue à celle d’ailleurs. Et, comme ailleurs,
l’interpénétration des intérêts privés de cette oligarchie avec
celles qui domine aux Etats Unis et au Japon a fait reculer les
perspectives d’émergence de la Corée.
Et la Corée du Nord ?
Il n’y a certes pas matière à s’enthousiasmer pour le modèle
politique de Pyong Nyang. Mais le principe du Président à vie,
et même de la transmission dynastique, est-il différent de ce
qu’il est dans d’autres pays qui ne font pas l’objet de critiques
méchantes du clergé médiatique occidental ? Nous n’avons
jamais entendu ce clergé dresser le procès de Bya au
Cameroun par exemple.
La Corée du Nord était jusqu’après la guerre de 1950/53
engagée sur une voie de développement plus prometteuse que
celle du Sud. La réforme agraire et l’industrialisation en
constituaient les fondements et permettaient un PIB per capita
et un taux de croissance meilleurs qu’au Sud. C’est pour cette
raison que par la suite (avec le Président Park) les Etats Unis
et le Japon ont été contraints de tolérer l’engagement du
nouvel Etat national dans la voie qui a permis « le miracle
coréen », alors qu’ils combattaient les mêmes options ailleurs
dans le Sud.
La Corée du Nord depuis, par contre, et particulièrement après
l’effondrement de l’URSS, a sévèrement régressé. Elle n’a pas
su, comme Cuba, relever le défi. Mais elle garde dans certains
domaines quelques longueurs d’avance (le nucléaire et la
balistique). Ces réalisations auraient été impossibles sans un
excellent système d’éducation et des industries de soutien. Les
médias occidentaux ne le disent jamais.
La question de l’unité coréenne est aujourd’hui centrale.
Demain, si elle se fait, cela ne sera pas sur le modèle allemand,
par l’annexion pure et simple du Nord et sa soumission au
système en place actuellement dans le Sud. Cette unité sera
mieux équilibrée et donnera alors à la Corée la possibilité de
devenir une authentique nation émergente. Les Etats Unis et le
Japon le savent et le craignent. Ils combattent pour cette raison
les aspirations à l’unité de ces deux composantes d’une seule
nation historique et mobilisent à cet effet la tension militaire et
les sanctions.
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CHAPITRE QUATRE
L’AMERIQUE LATINE : FIN DE LA DOCTRINE
MONROE ?
DES AVANCEES POPULAIRES
Je ne traiterai pas de Cuba dans ce chapitre, mais plus loin
dans ces Mémoires.
L’Amérique latine et les Caraïbes ont connu une histoire fort
différente de celles des pays d’Asie et d’Afrique. Toutes les
sociétés modernes du continent américain ont été fabriquées
par une forme particulière de colonisation qui a rempli des
fonctions décisives dans le système mercantiliste de l’Europe
atlantique, à cette époque le centre en construction du
capitalisme mondial. Cette histoire n’a pas grand-chose de
commun avec celle des sociétés africaines et asiatiques
soumises à l’expansion ultérieure du capitalisme industriel
triomphant. En Afrique et en Asie les sociétés ont conservé
leurs identités nationales et culturelles antérieures, leurs
langues et très largement leurs religions (non chrétiennes).
Leurs systèmes - qualifiés de tributaires ou de communautaires
dans mon analyse - ont été soumis et déformés pour servir le
capitalisme industriel en expansion; ces sociétés ont donc
conservé longtemps de ce fait des particularités fortes
qualifiées de « féodales » dans le discours simplifié des
mouvements de libération nationale modernes. La formation
de l’Amérique moderne avait détruit beaucoup plus
radicalement les sociétés indigènes, quand elle ne les a pas
simplement exterminées par le génocide systématique comme
l’ont pratiqué les Anglais en Amérique du Nord. Toute
l’Amérique a été christianisée (au moins formellement) et a
adopté l’usage de langues européennes (même si cette réalité
doit être nuancée pour ce qui concerne les Caraïbes créoles et
les régions de peuplement indien dense des Andes et du
Mexique).
La participation des Anglais, des Français et des Hollandais à
la conquête de l’Amérique et à la mise en place du système
mercantiliste est facile à comprendre. Ces trois pays
constituaient l’avant garde du capitalisme naissant. Les
guerres permanentes du XVII et XVIIIe siècles entre ces trois
puissances mercantilistes s’étant soldées par la victoire
retentissante des Britanniques il n’est pas étonnant que les
Français et les Hollandais aient été pratiquement expulsés du
continent au profit de la colonisation anglaise. Mais comment
expliquer l’expansion de l’Espagne et du Portugal en
Amérique, alors qu’à la fin du XVe siècle ces deux pays
étaient loin de mériter la qualification de sociétés capitalistes
mercantilistes ? Je crois que la Reconquista est à l’origine de
cette conquête prodigieuse de l’Amérique. La date de 1492 a
coïncidé à la fois avec l’expulsion des Musulmans
d’Andalousie et le voyage de Christophe Colomb. Or la
Reconquista avait provoqué dans toute la péninsule ibérique la
constitution d’immenses armées féodales de seigneurs de la
guerre. Les Musulmans chassés ces armées auraient
probablement poursuivi leurs conquêtes en Afrique du nord.
La découverte de l’Amérique leur offrait un domaine alternatif
d’expansion qui s’est avéré de surcroît immensément plus
riche. Mais ces armées n’avaient pas été constituées sur la base
de rapports capitalistes mercantilistes analogues à ceux qui
s’étaient cristallisés dans l’Europe atlantique du nord-ouest.
Elles véhiculèrent donc en Amérique ibérique un esprit
différent, encore largement marqué par le féodalisme
européen. Ce sont ces formes qui ont posé problème pour la
qualification ultérieure des sociétés d’Amérique latine.
Le coeur du système mercantiliste était constitué par les
colonies esclavagistes de plantations (de la canne à sucre et du
coton principalement). Une invention portugaise mise au point
dans les îles du Cap Vert comme je l’ai dit plus haut,
généralisée à grande échelle dans les Antilles, les colonies
anglaises du Sud de l’Amérique du Nord et le Nordeste
brésilien. L’importation d’esclaves d’Afrique a conditionné la
fabrication de cette périphérie mercantiliste principale.
Dans les régions de peuplement indien dense - Mexique et
Andes - les Espagnols ont soumis les autochtones à un statut
servile articulé sur l’exploitation des mines plutôt que des
plantations, et généralisé une forme inspirée par la tradition
féodale ibérique - l’encomienda - se transformant
progressivement en propriété latifundiaire intégrée à des
degrés divers dans le capitalisme mondial en expansion. Un
système de grande propriété analogue a été mis en place là où
n’existait pas de population autochtone, tout au moins
importante, dans le cône Sud, au Brésil, en Uruguay et en
Argentine, leur peuplement étant assuré par des migrants
ibériques, italiens, allemands et autres. Dans les régions
indiennes il a « intégré » à sa manière - brutale à l’extrême -
les indigènes christianisés à divers degrés. Mais cette
intégration n’a fait un bond qualificatif réel qu’au Mexique,
grâce à sa révolution paysanne des années 1910-1920. Une
nation véritable, hispano-indienne, a été le produit de la
réforme agraire et du populisme construit par le PRI (Parti de
la Révolution Institutionalisée) sur le socle de cette révolution
populaire authentique.
Le développement du capitalisme en Europe du Nord-ouest a
également produit, notamment en Angleterre, un excédent de
population prolétarisée qui a fourni les bataillons du
peuplement de l’Amérique. La formation de la Nouvelle
Angleterre leur est due. Cette colonie de peuplement de petits
propriétaires construisant une économie marchande
autocentrée, présentait si peu d’intérêt pour le système
mercantiliste dominant qu’on la croyait sans avenir. Les belles
colonies, celles que les « experts » de l’époque qualifiaient de
« miracles » (pour des raisons tout à fait analogues à celles que
les experts de la Banque Mondiale invoquent aujourd’hui),
sont devenues… Haïti et le Nordeste brésilien, tandis que la
Nouvelle Angleterre autocentrée et misérable a produit… les
Etats Unis.
Les « révolutions » de la fin du XVIIIe siècle et des débuts du
XIXe ne méritent guère leur qualification bien qu’elles soient
centrales dans l’idéologie américaine moderne. Il ne s’agissait
que de révoltes des classes dirigeantes locales contre
l’administration des métropoles, qui n’ont inscrit à leur ordre
du jour aucune transformation sociale. Ce n’est donc pas un
hasard si les chefs de la guerre d’indépendance nord-
américains - Washington et les autres - étaient tous des
propriétaires d’esclaves et le sont restés dans les Etats Unis
qu’ils ont créés. Il en fut de même avec les Créoles
d’Amérique latine. La seule véritable révolution sociale de
l’époque fut le fait des esclaves révoltés de Saint Domingue.
Sans doute, au cours des guerres d’indépendance de
l’Amérique latine, des leaders progressistes qui envisageaient
plus qu’un simple transfert des pouvoirs des métropoles aux
classes dirigeantes locales, se sont-ils exprimés. Bolivar est de
ceux- là et la glorification de son nom par la Révolution
bolivarienne du Venezuela vient à point. Il reste que les
guerres d’indépendance ont été ce qu’elles ont été et se sont
soldées en fait par un simple transfert de pouvoirs au bénéfice
des classes possédantes locales sans que les peuples du
continent aient vu leur sort amélioré en quoi que ce soit.
Le XIXe siècle devait se solder, dans ces conditions, par
l’émergence d’un centre nouveau (et un seul pour le continent)
- les Etats Unis -, à partir de la Nouvelle Angleterre, et
l’intégration du reste de l’Amérique dans le capitalisme
industriel en qualité de périphéries fournissant des matières
premières agricoles et minières. Peu à peu la grande propriété
latifundiaire perd alors ses caractères paraféodaux d’origine
pour devenir une forme de la propriété capitaliste du sol. La
société devient une société du capitalisme périphérique. Dans
ce sens le XIXe siècle rapproche graduellement les structures
de l’Amérique latine de celles de l’Asie et de l’Afrique, elles
aussi transformées en formes du capitalisme périphérique.
C’est dans ce cadre nouveau - qui n’a plus grand-chose à voir
avec celui des siècles du mercantilisme - que s’amorce un
cycle de révolutions populaires, les premières sur le continent
(Saint Domingue excepté), dont la révolution mexicaine des
années 1910-1920 et celle de Cuba, triomphant en 1959.
Certes les peuples d’Amérique latine n’ont jamais manqué de
courage. Les années 1920 et 1930 sont remplies par l’histoire
de leurs révoltes - souvent glorieuses - contre les latifundiaires
et les laquais de l’impérialisme. Au Nicaragua Sandino, au
Salvador Farabundo Marti dirigent le soulèvement de leurs
peuples, inspirés peut être par l’exemple de la glorieuse
révolution mexicaine. A Cuba en 1933 la révolution, inspirée
par San Martin, renverse la dictature pro- yankee de Machado.
Au Pérou l’APRA tente de donner une force nouvelle aux
masses paysannes indiennes. Dans les années 20 Luis Carlos
Prestes conduit la colonne des paysans sans terre en révolte à
travers cette longue marche brésilienne qui lui a valu le nom
de « chevalier de l’espérance ». Mais force est de constater
qu’aucune de ces révoltes n’a abouti. Les dictatures
reconstruites sur leurs décombres - celle de Somoza au
Nicaragua ou celle de Batista à Cuba - vont traverser
paisiblement les décennies suivantes, jusqu’à la victoire de
Castro à Cuba en 1959 et des Sandinistes au Nicaragua vingt
ans plus tard.
Je ne crois pas utile dans ces Mémoires de donner une
explication forcément rapide de ces échecs. Chaque cas a son
histoire propre qui a d’ailleurs fait plus tard l’objet d’analyses
et de débats sérieux qui - chaque fois que j’ai eu le bonheur
d’y être associé, dans les années 1970 et 1980 - ont toujours
été pour moi très enrichissants. La responsabilité des
« communistes » locaux des années 1920 et 1930 (il n’y en
avait que fort peu, en dehors du Cône Sud) et du Komintern
qui avait la prétention de diriger leurs stratégies ne m’est pas
paru être la cause principale de l’échec. Le Komintern
d’ailleurs ne comprenait pas grand chose aux sociétés
d’Amérique latine au delà du Cône Sud, là où les immigrants
espagnols et italiens avaient transporté avec eux les traditions
ouvrières, anarchistes et socialistes de l’Europe latine. Des
partis communistes d’apparence conséquente ont pu se
constituer ici, en Uruguay, en Argentine et au Chili, que les
responsables du Komintern pouvaient comprendre, et dans
lesquels ils ont investi tous leurs espoirs, mais qu’ils ont
également d’abord fourvoyé dans des aventures sans
lendemain (la révolution socialiste étant pensée être à l’ordre
du jour partout…) puis contraint à s’aligner sur la diplomatie
de l’URSS stalinienne, sans qu’il ne soit tenu compte de la
différence qui séparait les sociétés du capitalisme périphérique
de celles des centres européens. Mais le Komintern a commis
les mêmes bévues en Asie et en Afrique, sans pour autant que
les peuples de ces continents ne se soumettent finalement aux
stratégies qu’il préconisait. Les partis communistes de Chine
et du Viet Nam ont su imposer de fait leur indépendance; et les
mouvements de libération nationale, qu’ils aient été dirigés par
ces partis ou non (comme en Inde, en Indonésie, au Moyen
Orient) ont poursuivi leur route, en conformité avec le contenu
social de leurs forces dirigeantes.
Je ne m’explique donc pas la singularité de l’histoire de
l’Amérique latine autrement que par celle de ses classes
dirigeantes, intégralement compradores dès l’origine,
entièrement éblouies par l’attrait que l’Europe (relayée par les
Etats Unis) exerçait sur elles. Les révoltes populaires écrasées
dans ces conditions ont laissé la place à des régimes qui, de la
frontière Sud du Mexique à celle qui sépare le Cône Sud du
monde andin indien, n’ont été que de vulgaires dictatures
établies sur un fond de stagnation relative. Par contre dans le
Cône Sud le mouvement social, demeuré vivant en dépit des
désillusions révolutionnaires, a ouvert la voie aux diverses
formes du populisme latino-américain, qu’elles aient été plus
précoces comme au Brésil et en Argentine ou plus tardives, se
généralisant après la seconde guerre mondiale. Toujours est-il
que les deux premières décennies de cet après guerre se sont
avérées « calmes », l’Amérique latine se rangeant sans
problème dans le camp de Washington et les partis
communistes se taisant, alors qu’elles furent celles du grand
tournant de l’histoire moderne en Asie et en Afrique.
Je ne connaissais cette histoire que par des lectures et, en fait,
comme beaucoup d’Asiatiques et d’Africains, ne mesurais pas
réellement les spécificités de l’Amérique latine, comme je l’ai
rappelé dans mon Itinéraire intellectuel. Mes lectures
m’avaient conduit dans un premier temps à faire connaissance
avec le « desarrollismo » proposé comme cadre idéologique à
la stratégie de développement des années 1950 et 1960, puis à
partir de la seconde moitié des années 1960 avec les premières
critiques adressées à cette théorie par la nouvelle gauche latino
américaine.
La stratégie du « desarrollismo » ne m’avait jamais convaincu
qu’à moitié - à peine. Certes elle préconisait un
développement qu’on pouvait qualifier d’autocentré d’une
certaine manière, par une industrialisation locale (dite de
substitution d’importation) protégée de la concurrence
dévastatrice des oligopoles impérialistes. Mais elle supposait
que la bourgeoisie locale pouvait en être le maître d’oeuvre,
c’est à dire qu’elle supposait celle-ci « nationale » au sens que
nous donnions à ce terme - c’est à dire anti impérialiste. La
théorie proposée distinguait les latifundiaires, bénéficiaires
considérés comme exclusifs de l’intégration dans le marché
mondial et partant adversaires de l’industrialisation, et la
bourgeoisie nationale que l’intelligentsia pouvait représenter à
travers la modernisation de l’Etat. Il fallait accepter le « prix »
de cette modernisation et du financement de l’accumulation
primitive qu’elle véhiculait. Entre autre l’absence de
démocratie, qui viendrait « après » comme le produit naturel
de la constitution d’une nouvelle classe moyenne.
Ce que la théorie ignorait donc c’était que les classes
moyennes en question seraient les bénéficiaires exclusifs du
nouveau développement et, que pour soumettre les classes
populaires à l’exploitation nécessaire à cette fin, elles
n’opteraient pas du tout pour une transformation démocratique
de la vie politique. La substitution d’importations par ailleurs
ne faisait que substituer des importations d’équipements et de
technologies aux importations antérieures de biens de
consommation. Elle était donc une forme d’intégration dans le
système mondial - et non de déconnexion - qui était tout à fait
acceptable pour les oligopoles impérialistes. Autrement dit
cette évolution substituait à l’ancienne classe courroie de
transmission de la domination impérialiste (les latifundiaires)
une nouvelle classe compradore de même nature (les « classes
moyennes » et leur Etat). Modernisation devenait synonyme
de modernisation de l’exploitation (substitution du travail
salarié payé à des taux minima dans des usines ayant une
productivité moderne relativement élevée prenant le relais du
travail des « péons »), modernisation de la pauvreté (les
bidonvilles de banlieues prenant la place des villages de
misère), modernisation de la dictature (la police
« scientifique », les tortures et les escadrons de la mort prenant
la place des bandes au service des caudillos).
La gauche du marxisme du tiers monde - à laquelle
j’appartenais - ne pouvait pas ne pas rejeter cette théorie. Elle
y voyait une légitimation idéologique du projet de
l’impérialisme et de la bourgeoisie locale, compradore par
nature, fut-ce dans des formes nouvelles correspondant à
l’évolution du capitalisme. Depuis que nous avions lu la
« Démocratie Nouvelle » de Mao - au début des années 1950 -
nous étions persuadés que la bourgeoisie des périphéries ne
peut être nationale, qu’elle ne peut imaginer d’autre
développement que celui qui s’inscrit dans les exigences de la
mondialisation. Pour rompre avec cette voie sans issue - se
soldant par l’approfondissement de la polarisation (du
contraste centres/périphéries, synonyme du contraste
impérialisme/peuples dominés) - la déconnexion qui
s’imposait ne pouvait être faite que sous la direction des
classes populaires. Nous disions de la classe ouvrière et de la
paysannerie pauvre, ouvrant par là même la transgression de la
révolution bourgeoise anti-impérialiste, anti-féodale, et sa
transformation en étape première de la révolution socialiste.
Le débat autour de ces questions remontait en Asie et en
Afrique à la fin des années 1950, épousant rapidement les
contours du conflit sino soviétique. Du côté soviétique on
privilégiait les exigences de la guerre froide : il fallait se
soumettre aux concessions que la coexistence (seul moyen
d’éviter la guerre nucléaire prétendait-on à Moscou) imposait.
Le socialisme triompherait parce que les pays socialistes
enregistraient des taux de croissance supérieurs à ceux du
monde capitaliste, le rattraperait donc et même l’enterrerait
comme l’avait proclamé Khroutchev. Mao avançait une autre
théorie du capitalisme mondial, axé sur la permanence de
l’impérialisme. Les adversaires principaux du capitalisme
étaient donc ceux qui menaçaient l’impérialisme, c’est à dire
ceux qui, ayant fait leur lecture de la Démocratie Nouvelle
proposée plus haut, associaient libération nationale et
révolution socialiste. A partir de 1957-1960, avec le maoisme,
de ce point de vue la question était tranchée.
Dans ce débat, qui se déployait principalement sur les scènes
des théâtres afro-asiatiques, l’Amérique latine paraissait
absente. Le « desarrollismo » pouvait satisfaire ceux que nous
qualifions de « révisionnistes », et ce n’était pas un hasard si
les partis communistes d’Amérique latine, qui s’étaient rangés
du côté de Moscou contre Pékin, le soutenaient. Je
m’expliquais cette situation par les particularités de l’histoire
de l’Amérique latine brièvement rappelées plus haut. Les
classes dirigeantes de ce continent avaient toujours appartenu
au système capitaliste mondial, elles en étaient le produit.
Elles avaient donc toujours tourné leurs regards vers le modèle
que les puissances dominantes y représentaient : l’Angleterre
au XIXe siècle, les Etats Unis depuis 1945. L’idéologie
qu’elles véhiculaient et qui s’imposait comme idéologie
dominante dans leurs sociétés ne remettait pas en question le
modèle du capitalisme, et leur appartenance culturelle à la
tradition européenne facilitait certainement leur adhésion. Le
capitalisme n’apparaissait pas ici comme étant de surcroît
porteur d’une agression culturelle. Au contraire c’est en s’y
soumettant qu’on « rattraperait » et qu’on deviendrait ce qu’on
voulait être : comme les Européens, comme les Nord
Américains. Les partis communistes, la gauche intellectuelle
de l’Amérique latine rejoignaient les partisans du
« desarrollismo » sur un point fondamental : l’ennemi du
progrès (conçu comme un « rattrapage ») était le bloc
hégémonique latifundiaire (qualifié de féodal, au regard de son
ancêtre présumé, le féodalisme ibérique), non la bourgeoisie.
Or voici que les choses commencent à bouger en Amérique
latine. Le triomphe de la révolution cubaine, entrée dans La
Havane le 1er janvier 1959, constitue un défi certain pour les
stratégies du « desarrollismo » comme pour les ralliements
électoralistes des partis communistes. Vicissitudes du
castrisme, rupture du Che dès 1963 suivi par ses voyages en
Afrique en 1964 et finalement mort dans le maquis de Bolivie
en 1967. Puis 1968 éclate et constitue un autre défi, au niveau
mondial, pour tous les intellectuels de gauche. Sur le plan de
l’analyse théorique les écrits précoces d’André Gunder Frank
marquent également l’amorce d’une rupture, en avançant la
thèse selon laquelle les sociétés de l’Amérique latine sont
capitalistes et non féodales, ont même toujours été capitalistes
depuis les siècles du mercantilisme (lui même qualifié de
première phase du capitalisme) et n’ont jamais été féodales.
Vers la fin des années 1960 - notamment après 1968 se
cristallise une théorie nouvelle qu’on qualifiera plus tard
« d’école de la dépendance ». C’est d’ailleurs elle même qui
inventera cette qualification, à mon avis plutôt malheureuse.
En tout cas j’étais triplement intéressé par ces évolutions : par
celle de Cuba, par l’apparition d’une gauche qui se proclamait
à gauche des partis communistes dans plusieurs pays du
continent - ralliant quelque fois le maoisme (mais cela sera
l’exception en Amérique latine), par le développement de
thèses nouvelles concernant le capitalisme périphérique.
J’avais donc déjà lu pas mal les premiers écrits de ce moment
nouveau, et les noms des fondateurs de la nouvelle école
latino-américaine ne m’étaient plus inconnus lorsque je
décidais d’établir un contact sérieux avec eux et donc d’aller
voir sur place. Ce premier voyage, avec Isabelle, entrepris
l’été de 1971 devait nous conduire au Brésil, en Argentine, au
Chili, au Pérou et en Bolivie. L’année suivante j’assistais à
Mexico à l’Assemblée générale du CLACSO - cette
organisation latino-américaine dont nous nous sommes
inspirés pour créer le CODESRIA. Puis nous organisions à
l’IDEP en 1972 la première grande rencontre entre les
intellectuels critiques d’Afrique et d’Amérique latine (plus
haut page 145). Nous avons également visité, Isabelle et moi,
le Venezuela, reçus par Hector et Adicea Michelena, de retour
dans leur pays après leur séjour à l’IDEP à Dakar. J’ai eu
plusieurs occasions par la suite de me rendre au Chili - la
dernière fois peu avant la chute de Allende en 1973, pour notre
première réunion constitutive du Forum du Tiers Monde (plus
haut page 160) - et au Mexique, entre autre, à l’invitation du
Président Eccheverria. Mais les hasards malencontreux du
calendrier serré de mes déplacements m’ont obligé à remettre
sans cesse les visites que j’aurai voulu faire dans les Caraïbes,
et n’ai eu l’occasion de faire connaissance avec la Jamaïque
qu’en 1989, où je retrouvais mon ami Norman Girvan, que
j’avais également fait venir à l’IDEP à Dakar.
L’Amérique latine que je visitais dans les années 1970
traversait l’une des périodes les plus noires de sa tradition de
dictatures violentes, bien que son système commençait à être
ébranlé. Nations constituées par la colonisation et non
antérieures à celle-ci, comme l’écrit Emir Sader, en
conséquence classes dirigeantes qui ne se sont jamais conçues
en dehors du système capitaliste mondialisé dont elles sont le
produit, appareils d’Etat (et notamment armées) qui ne se sont
jamais conçus eux mêmes qu’au service exclusif de la
répression du peuple, tels sont les caractères qui expliquent la
soumission étonnante de ces classes dirigeantes aux diktats de
Washington. En retour les militaires de Washington n’ont
jamais considéré l’Amérique latine comme une « zone
dangereuse » pour leur projet hégémoniste mondial. Tout cela
explique sans doute l’étonnante facilité avec laquelle
l’Organisation des Etats Américains est créée en 1948 à
l’initiative de Washington, une organisation qualifiée par les
esprits critiques isolés à l’époque de « ministère des colonies
des Etats Unis ». Les classes dirigeantes d’Amérique latine se
rangent dans la guerre froide aux côtés de Washington sans la
moindre hésitation et refuseront toujours de se rallier au camp
des « non alignés » qui demeurera strictement afro-asiatique (à
l’exception de Cuba). De 1945 à 1960 alors que les peuples
d’Asie et d’Afrique - et même leurs bourgeoisies en partie tout
au moins - sont engagés dans des luttes sans fin contre
l’impérialisme, le silence règne en Amérique latine. Lorsque la
CIA renverse en 1954 la tentative du Président Arbenz au
Guatemala de faire une réforme agraire, les Etats latino-
américains ne bronchent pas. La victoire de la révolution
cubaine en 1959 annonce pourtant que le système commence
peut être à s’épuiser.
Washington et les classes dirigeantes latino américaines
s’associent néanmoins immédiatement pour isoler Cuba. Le
Président Kennedy prend en 1961 l’initiative de la fameuse
« Alliance pour le Progrès ». Qui ne mérite certainement pas
son nom, car il s’agit d’une alliance pour le maintien du statut
quo, c’est à dire contre le progrès. Le « démocrate » Kennedy
se fait alors le protecteur des pires dictatures, l’initiateur de
leur « modernisation » et les « intellectuels » - sbires à sa solde
comme l’illustre Huntington, sociologue de la CIA - tentent de
« légitimer » ce choix en déclarant simplement que la
démocratie est l’ennemi du « progrès » (défini bien entendu
comme l’expansion du capitalisme). Le non moins illustre
Robert Mac Namara est alors ministre responsable de
l’intensification de la guerre du Viet Nam et des
bombardements terroristes massifs des populations civiles
(inspiré sans doute par la stratégie que les nazis avaient mis au
point pendant la guerre d’Espagne). Washington est alors au
centre des pires agressions contre les peuples du tiers monde :
la CIA organise en 1966 le massacre en Indonésie, ne recule ni
devant l’assassinat, ni devant les coups d’Etat contre des
régimes démocratiques régulièrement élus, comme celui de
l’Unité Populaire au Chili. Ses vrais amis en Amérique latine
sont les généraux brésiliens et argentins, style Castillo Branco
et Videla, responsables entre autre des « disparus » par
milliers, dont les polices étaient formées à la torture
« scientifique » par des instructeurs nord américains. Aucune
excuse publique n’est jamais venue de la part des
gouvernements « démocratiques » de Washington pour
regretter ses actes de terrorisme et ces massacres. Elle ne
viendra jamais, soyons en sûrs.
La gauche latino-américaine amorçait néanmoins une riposte à
l’arrogance criminelle de Washington et de ses complices
locaux. Se séparant des partis communistes timorés, elle
préconisait la lutte armée. Des guérillas rurales adoptèrent une
version simplifiée du maoisme (« encercler les villes à partir
des campagnes ») sans trop se soucier des conditions dans le
cadre desquelles Mao avait développé cette thèse concernant
la dimension militaire de la révolution. D’autres optèrent pour
la guérilla urbaine, sans non plus que la frontière entre celle-ci
et le « terrorisme » ne soit toujours clairement définie. En
Amérique centrale la rébellion du Guatemala n’avait jamais
cessé d’exister. Au Venezuela, avec Douglas Bravo et les
Fuerzas Armadas de Liberacion Nacional, en Colombie avec
Camillo Torres et l’Ejercito de Liberacion Nacional, au Brésil
avec Marighella et le Polop (Politica operaia), en Urugay avec
les Tupamaros, en Argentine avec les Monteneros, au Chili
autour du MIR (Movimento de Izquierda Revolucionaria) et
ailleurs ces modèles de riposte occupèrent le devant de la
scène pendant une bonne partie des années 1960 et 1970.
J’avais évidemment suivi avec attention ces développements
et, à travers la revue maoïste Révolution, assisté parfois à leurs
premières élaborations. J’ai rencontré en Amérique latine,
dans les années 1970, quelques uns des responsables de ces
organisations.
Je dois dire sans fausse modestie que, tout en gardant
beaucoup de respect pour le courage de ces camarades, et
malgré l’amitié qui m’a rapidement lié à certains d’entre eux,
je n’ai pas été fortement impressionné par leurs analyses. Leur
marxisme m’a souvent paru superficiel, parfois réduit presque
caricaturalement à l’affirmation que le « peuple » est
spontanément révolutionnaire et n’attend que le courage d’une
minorité de proclamer la révolution et d’agir en conséquence
pour les suivre. La tentative de « théoriser » cette stratégie,
entreprise par Regis Debray sous le titre de « Révolution dans
la révolution » m’avait paru d’emblée infantile. Certes la
critique que ces camarades adressaient aux partis communistes
me paraissait juste : ceux-ci avaient réduit le concept de la
lutte de masse à celui de la lutte électorale (quand elle existait,
et/ou réclamaient des élections). Cet alignement progressif sur
des positions presque strictement réduites à la revendication
démocratique tranchait avec les actions de classe courageuses
entreprises par certains de ces mêmes partis dans les années
1930. Il correspondait certainement à un échec de celles-ci,
mais aussi à l’opportunisme de la diplomatie soviétique de
l’après guerre. Or la revendication démocratique, si elle n’est
pas accompagnée par un programme de transformation sociale
et des actions allant dans ce sens, reste toujours - à mon avis -
peu convaincante. Les peuples de la périphérie capitaliste
d’une manière générale n’y croient pas beaucoup. Non
seulement parce que la tradition de la bourgeoisie
démocratique est ici absente, mais encore parce que
l’expérience a instruit ces peuples sur la fragilité et le vide des
pouvoirs réformistes issus de la victoire électorale éventuelle.
Mais cette critique ne peut être dépassée par la seule
substitution du mot d’ordre de révolution armée à celui de la
lutte électorale. Encore faut- il associer la lutte armée
éventuelle à une lutte de masse conséquente - une longue
préparation sans laquelle l’insurrection armée ou la guérilla
restent sans prise sur les classes populaires. Je n’étais pas
convaincu que les camarades critiques du « révisionnisme »
combinaient dans les faits leurs appels à la guérilla à ces luttes
de masse incontournables.
Mais il faudrait beaucoup nuancer ces jugements qui pourront
paraître à l’emporte pièce. Les « révisionnistes » (terme par
lequel les maoïstes désignaient les défenseurs de la ligne
officielle des partis communistes alignés sur Moscou) ont
évidemment toujours fait l’amalgame et, par exemple, attribué
au Che la paternité de ce « gauchisme ». Che Guevarra est une
personnalité beaucoup plus complexe. On le sait maintenant
un peu moins mal qu’à l’époque, certains de ses écrits
(toujours brefs, sous forme de notes personnelles) ayant
finalement été publiés ces dernières années. Le jugement du
Che sur la société soviétique s’est avérée être juste; bien en
avance sur son temps, dès le milieu des années 1960 Che avait
vu que la révolution d’octobre avait épuisé son potentiel et
même que l’URSS avait perdu la bataille de la révolution
technologique en cours dans le monde capitaliste. Che avait vu
que la théorie selon laquelle l’Amérique latine était plus
féodale que capitaliste - ce qui exigeait le passage préalable
par un développement capitaliste « national » et légitimait la
mise en avant de la revendication de démocratie bourgeoise -
ne servait que d’alibi pour un alignement de fait sur les
stratégies de la bourgeoisie compradore dominante. Che n’a
jamais ignoré que l’insurrection armée n’est que la phase
finale d’un processus que les luttes de masse doivent amorcer.
Mais sans doute était-il un peu pressé et de ce fait surestimait-
il la nature des avancées que les luttes de masse avaient pu
produire. Et comme l’Asie et l’Afrique étaient engagées
depuis 1945 dans d’immenses mouvements anti-impérialistes,
Che s’est rangé aux côtés de ceux qui, dans ces mouvements,
s’assignaient l’objectif d’en radicaliser le contenu social. Cela
lui permettait également de proposer une stratégie destinée à
briser l’isolement de Cuba.
La collusion de l’impérialisme américain, de ses alliés
européens et des classes dirigeantes de toute l’Amérique latine
avait isolé Cuba dès le début des années 1960. Pour survivre
Cuba était contraint de se tourner vers l’URSS, seul pays
capable de briser le blocus (et entre autre de lui fournir le
pétrole sans lequel l’économie locale ne pouvait fonctionner)
et de lui assurer une protection contre l’agression militaire US,
programmée, puis remise après l’échec de la baie des cochons
et l’épisode des missiles soviétiques. La diplomatie cubaine a
bien compris l’importance de l’enjeu et Cuba a osé affronter la
doctrine Monroe, scrupuleusement respectée par toutes les
classes dirigeantes de l’Amérique latine jusqu’à ce jour. Elle a
donc pris des initiatives dont j’ai suivi très attentivement le
déploiement (plus haut page 158), en parallèle avec la création
de l’OSPAA (Organisation de Solidarité des Peuples
Asiatiques et Africains), ses congrès du Caire (1958), d’Accra
(la même année) et de Conakry (en 1960, date de la naissance
officielle de l’organisation). Mais l’OSPAA a été traversée dès
le départ par une contradiction qui l’a totalement paralysé.
D’une part les pouvoirs d’Etat issus de la libération nationale
bourgeoise radicalisée (et de ce fait populiste) optent pour une
alliance diplomatique avec Moscou, qui doit leur permettre de
refuser les diktats que les puissances occidentales tentent de
leur imposer au nom des exigences prétendues de la guerre
froide qu’elles ont déclenchée. Delhi, Djakarta, le Caire,
Damas, comme Moscou y trouvent leur compte. Mais d’autre
part, par contre, les mouvements qui n’ont pas encore
triomphé (comme en Algérie, dans les colonies portugaises, en
Afrique du Sud) sympathisent naturellement avec les thèses de
Pékin qui insistent sur le fait que l’impérialisme est l’ennemi
principal. A Winneba (au Ghana) en 1965 - conférence que
j’ai suivi de très près (je visitais le Ghana à l’époque) - la
« diatribe » sino-soviétique cache un conflit feutré entre les
représentants des Etats et ceux des mouvements. C’est le
moment où justement le Che s’était rendu en Afrique, dans
l’espoir que certains des mouvements en question (le
lumumbisme en particulier) pouvaient, en se radicalisant,
offrir de meilleures perspectives à la poursuite de la libération
du joug impérialiste. J’ai mentionné plus haut dans ces
mémoires ce que furent mes réactions aux propositions que
Che Guevarra a faites à l’époque et à ses commentaires qui
n’ont été connus que beaucoup plus tard.
Toujours est-il que c’est dans cet atmosphère que Cuba prend
l’initiative, à la Havane en 1966, de proposer une
« Tricontinentale », c’est à dire d’y faire entrer l’Amérique
latine aux côtés de l’Asie et de l’Afrique. Atermoiements et
arrières pensées des uns et des autres, notamment des
gouvernements non alignés et de la diplomatie soviétique,
conduisent à la création d’une organisation séparée pour
l’Amérique latine - l’OLAS (Organisation latino américaine de
solidarité) mise en place à La Havane en 1967 - parallèle à
l’OSPAA. Mais à la différence de l’OSPAA soutenue par la
majorité des Etats indépendants d’Asie et d’Afrique, l’OLAS
ne peut regrouper que des mouvements en conflit avec les
gouvernements de l’Amérique latine qui eux, restent tous dans
le camp de Washington. Ces mouvements sont contraints
d’entrer en conflit avec les partis communistes traditionnels et
s’engagent dans des formes de luttes violentes rappelées plus
haut. Or La Havane a besoin de rester en bons termes avec
Moscou, dont Cuba dépend pour sa survie.
J’ai proposé cette longue introduction parce que ce dont j’ai
discuté avec nos camarades d’Amérique latine à l’époque et
par la suite (jusqu’à ce jour) lorsque se sont accélérées les
transformations du système mondial, mettant un terme à
l’après guerre, ne prend son sens que replacé dans ce cadre.
LE BRESIL : UNE NOUVELLE PUISSANCE
EMERGENTE ?
Au Brésil le premier ami à me recevoir en 1971 fut Fernando
Henrique Cardoso qui dirigeait alors à Sao Paulo le CEBRAP
et faisait face, avec courage et détermination, à l’une des plus
sauvages dictatures qu’on ait connues à notre époque. A
l’époque nous étions d’accord sur l’essentiel et j’étais - et
demeure - fort admiratif du petit ouvrage qu’il avait écrit en
collaboration avec le chilien Enzo Faletto. Nous convenions
donc sans difficulté qu’une grande rencontre afro- latino-
américaine était nécessaire, celle que j’organisais un an plus
tard à Dakar où Fernando Henrique et son épouse Ruth nous
rendaient notre visite. Cardoso était l’un des initiateurs de la
critique du « desarrollismo », l’un des fondateurs de la
« dependancia ». Rompant avec la tradition du marxisme
dominant, il analysait avec lucidité le caractère compradore de
la bourgeoisie du capitalisme périphérique, qu’elle fut
latifundiaire dans une première étape de sa formation (et non
pas « féodale » comme la dépeignait le marxisme scolastique
eurocentrique) ou maintenant engagée dans une
industrialisation tout autant dépendante. Cardoso aurait dit
qu’il fallait « oublier tous ses écrits de jeunesse ». Si c’est vrai,
cela est bien dommage car ces écrits comptent et continueront
à compter parmi les pages les plus fortes produites par
l’Amérique latine moderne.
Je rencontrais ailleurs d’autres Brésiliens, en exil en Europe ou
au Chili, du temps de Allende, ou encore au Mexique :
Theotonio dos Santos, le regretté Ruy Mauro Marini, le jeune
(à l’époque) Emir Sader, devenu l’un des cerveaux les plus
féconds du renouveau des années 1990, Maria Conceiçao
Tavares, les « ancêtres » - Darcy Riberiro et Celso Furtado, le
premier Brésilien que j’ai connu avec Jorge Amado, à Paris
alors que j’étais encore étudiant.
Ballade à travers ce pays continent, encore une fois pour voir
avec les yeux, même si c’est rapidement : le Nordeste - Bahia,
ses alentours et le sertào - l’incomparable Rio de Janeiro, la
terrible Sao Paulo, la triste nouvelle capitale de Brasilia.
J’aurais beaucoup à dire si je savais écrire sur ces sujets.
Reçus par des amis nous avons eu le privilège de voir avec des
yeux qui ne subissent pas tout à fait les réductions que le
tourisme ordinaire finit pas imposer, que ce soit à l’occasion
de la visite d’Eglises et de bâtiments historiques du vieux
Bahia ou dans un candoblé, dans les cafés animés de Rio, ses
quartiers chics et ses favellas, son étonnante forêt tropicale en
pleine cité. Je disais de Sao Paulo qu’elle nous fit l’impression
d’être terrible. Comme toutes les grandes villes du continent, y
compris bien entendu des Etats Unis, Sao Paulo est le produit
de ce capitalisme sauvage qu’on ne trouve qu’en Amérique.
Histoire oblige. Forteresses dans lesquelles se réfugiaient les
bourgeois archi-riches, quartiers ouvriers (noirs) dégradés et
aussi dangereux que ceux de Chicago, de New York ou de Los
Angeles, favellas insupportables de misère et de honte. Tous
les vices des Etats Unis - racisme hérité de l’esclavage en
premier lieu - et de surcroît la pauvreté matérielle du « tiers
monde » industrialisé. Brasilia n’offrait - à l’époque - que le
visage d’une architecture propre et d’un urbanisme si bien
ordonné que la ville paraissait sans vie. Il faut laisser passer
plusieurs générations pour voir une vie urbaine se créer; c’est
évident. La magnifique exposition « Brésil – 500 ans », visitée
à Sao Paulo en 2000, fait toucher du doigt le problème
brésilien : toute la richesse de sa culture artistique est le
produit du Nordeste noir et métis.
Le Brésil est certainement un pays attachant. Cela ne signifie
pas qu’on soit disposé à accepter les aspects horribles de sa
société. Le racisme, que beaucoup de ses intellectuels ne
veulent pas voir parce que cela gêne leur défense de la nation
brésilienne. L’assassinat systématique d’enfants - abandonnés
par centaines de milliers et qui se développent seuls comme
des animaux sauvages - par des bandes de tueurs (qui ne sont
même pas des assassins mais plus proches des chasseurs)
payés par les commerçants et autres petits bourgeois tout
simplement parce que leurs menus larcins les gênent. Il
n’existe pas un seul pays d’Asie ou d’Afrique où l’on puisse
imaginer une telle sauvagerie permanente. C’est bien là, pour
moi, la preuve que le « capitalisme pur» c’est à dire le
triomphe unilatéral de la « loi du marché » est synonyme de
barbarie pure. Une barbarie que ne peut tempérer que soit la
survivance de rapports sociaux antérieurs et étrangers au
capitalisme pur (la famille en Asie et en Afrique), soit les
conquêtes des luttes populaires et démocratiques (celles de la
classe ouvrière en Europe). Tout le continent de l’Alaska à la
Terre de feu est marqué par cette sauvagerie que seule
explique l’histoire de sa constitution dans le cadre du
mercantilisme - rappelée plus haut.
Nous avons discuté - Isabelle et moi - de ces questions avec
beaucoup d’amis brésiliens et d’autres latino-américains. Nous
avons soumis notre hypothèse au jugement de Celso Furtado :
que la sauvagerie est davantage dans le comportement des
« nouveaux immigrés », venus en Amérique pour faire fortune
à tout prix, que dans celui des « vieux Brésiliens ». Celso a
confirmé la justesse de notre intuition. La question de la
sauvagerie dans la société est très certainement l’une des
questions des plus complexes et le phénomène revêt tant
d’aspects divers qu’aucune causalité unilatérale ne peut en
rendre compte. L’une des dimensions de la dévastation
produite par l’esclavage - souvent à peine mentionnée - est la
destruction de l’idée de la famille. Traitez les êtres humains
comme des bêtes; ils finissent par se comporter comme tels.
Doit-on alors s’étonner que dans des segments entiers des
sociétés qui furent construites sur la base de l’esclavage, un
siècle après son abolition, les femmes et les enfants
abandonnés par leurs conjoints et pères, les enfants parfois
même abandonnés par leurs mères (ce qui est quand même
moins fréquent) soient si nombreux ?
La sauvagerie sous ses formes diverses n’est certainement pas
le privilège de l’Amérique. Après tout la coupe du monde de
la barbarie a été remportée par les nazis, dans une société
européenne classée généralement parmi celles du monde
« civilisé ». Je ne suis pas non plus un défenseur du monde
précapitaliste réservant le qualificatif de sauvage aux seuls
effets de la loi du profit capitaliste. Mille formes de barbarie -
dans le traitement des « autres » (les peuples et ethnies
étrangers au groupe) et/ou fréquemment des femmes - sont
aussi vieilles que l’humanité. Mais il arrive fréquemment, à
notre époque, que des manifestations de barbarie de ces
formes, loin d’être des vestiges du passé, soient réanimées par
les impasses dans lesquelles la modernisation du capitalisme
périphérique enferme ses victimes. Les violences du
fondamentalisme religieux et les génocides ethniques en sont
des exemples. Dans les sociétés du capitalisme central la
sauvagerie est sans doute aujourd’hui moins visible. Et
persiste, ne serait-ce que dans l’exacerbation du machisme ou
dans le traitement des animaux. Dimension donc
transhistorique peut être de la « carnalitas », le vocable préféré
du regrétté Yves Bénot.
Il reste, à mon avis, que la construction du capitalisme dans les
Amériques a décuplé les causes de sauvagerie et que les
motivations qui ont animé beaucoup d’immigrants, dont on
vante parfois l’esprit « pionner », favorisaient son
déploiement. Le Brésil m’est apparu comme un cas assez
typique sur ce plan. Les nouveaux immigrants à partir de la fin
du XIXe siècle, venus surtout d’Allemagne, de Pologne,
d’Europe centrale et orientale, accessoirement du Liban,
n’avaient pas choisi le Brésil et auraient pu tout aussi bien
atterrir aux Etats Unis. Avec le même esprit : ayant abandonné
l’espoir d’un combat collectif dans leurs sociétés (ce qui n’est
pas un reproche que je leur adresse, c’est le produit des
circonstances dont ils n’étaient pas les maîtres), ils
s’accrochent aux espoirs de succès dans un combat individuel
au sein de la jungle qui s’ouvre à eux.
Brasilia, revisité en 2002, m’est apparue l’horreur parfaite. Ce
n’est pas tant que les immeubles collectifs à la Corbusier
imaginés à l’époque comme une innovation libératrice
présentent aujourd’hui la pâle figure de HLM de banlieue,
conçus sans imagination, ni que l’architecture de Niemeyer ne
me paraisse avoir mérité les louanges qu’on lui a adressées.
L’horreur est le produit de l’hyper fonctionnalité qui a été
retenue comme principe d’organisation de base : le quartier
des hotels, celui des banques, la rue des restaurants (!!!) ou
même celle des pharmacies (!!!), etc … On avait tout
simplement oublié que chacun des quartiers d’une vraie ville
doit constituer par lui- même une cellule où l’on peut vivre,
trouver une pharmacie, une épicerie, un café, un restaurant de
proximité. La visite du mausolée de Janos Kubitshek éclaire
brutalement sur les raisons de cet échec urbain. Le populisme
qui a dominé le monde des années 1930 aux années 1950
éclate ici dans des images d’une extrême banalité répétitive :
photographies du « grand chef » s’adressant à ses foules
admiratives, promesses de modernisation accélérée, de
richesse et de puissance, culte infantile de ce chef (vitrines
remplies de ses décorations et objets usuels) etc… On retrouve
tout cela au mausolée d’Ataturk par exemple. Le populisme
conçoit tout d’en haut et tue toutes les initiatives spontanées
qui, dans l’histoire ont entre autre fait les villes – les vraies.
Manaus répond à ce qu’on attend d’elle : le souvenir de la
folle époque du caoutchouc-roi, au début du siècle dernier. De
très beaux vestiges, fort heureusement en voie de restauration.
Mais l’Amazonie m’a revélé que la présence indienne au
Brésil était beaucoup plus forte que je ne l’avais imaginée.
Présence physique presque dominante, présence de traits
culturels « asiatiques » inattendus. Le petit hotel campement
de la forêt nous paraissait tenu … comme par des Vietnaniems,
tant par l’attention que par la perfection de son organisation.
Isabelle a remarqué que les plumes dont le Carnaval fait un
usage débordant de couleurs et de volumes sont probablement
l’apport des Indiens, puisqu’en Afrique on n’en connaît pas
l’équivalent. Le Carnaval est, pour moi, plus une mascarade
qu’autre chose, en dépit de la démonstration de l’imagination
débordante et extraordinaire du peuple brésilien qu’il fait.
Monotonie de la samba, mais surtout hypercommercialisation.
Instrumentalisé par le système pour faire oublier la réalité de
la misère. Comme les courses de taureaux et les autres jeux du
cirque. Porto Alegre est devenu une capitale, ayant déjà abrité
le Forum Social Mondial par quatre fois entre 2001 et 2005.
Le Forum de l’Amazonie, organisé à Belem par son
sympathique maire - Edmilson Rodrigués - auquel Isabelle et
moi avons participé en 2003, fut également l’occasion de
visiter Sao Luis, le Saint Louis du Brésil, fondé en même
temps que celui du Sénégal par Richelieu, de dernier pour
envoyer les ” nègres” et le premier pour les recevoir !
Architectures semblables, sobres et belles.
Au cours des dernières années j’ai eu l’occasion de voir d’un
peu plus près grâce, entre autre, à des camarades et amis –
Emir Sader, Giorgio Romano Schutte- ce que devenaient les
forces populaires organisées dans ce grand pays comme elles
ne le sont que rarement dans le moment actuel : PT, MST,
CUT. Le Brésil est pour moi l’un des maillons faibles du
système mondial. C’est la raison pour laquelle on a le devoir
d’être exigeant à l’égard de ses avant gardes : le potentiel de
ce qu’elles peuvent réaliser est grand. Le feront-elles ? Là est
la question. Le danger principal est, à mon avis, celui que
produit l’illusion « européenne », bien présente dans une
bonne partie des directions militantes, encouragée par les
« amis » européens du PT, un peu trop nombreux. J’entends
par là l’illusion que le Brésil pourrait « imiter » les « gauches
européennes », d’hier et d’aujourd’hui comme peut être de
demain, oubliant un peu trop que le Brésil appartient à la
périphérie du système, pas à ses centres. Que cette illusion
nourrisse des tentations « électoralistes » qui imposent comme
toujours leur dose d’opportunisme, il y en a déjà plus que des
preuves. De l’expérience allendiste au Chili à la crise
permanente de l’Argentine, cette illusion, qui trouve ses
racines dans l’histoire culturelle du continent comme je l’ai
exprimé plus haut, a déjà fait beaucoup de ravages et causé
bien des avortements de mouvements qui auraient pu ouvrir un
autre cours.
Lula rencontré en 2001 m’avait fait l’impression d’un homme
politique de première grandeur, intelligent, modeste, sachant
écouter et répondre avec des arguments qui ne sont pas ceux
des stéréotypes. Mais lui et les autres résisteront-ils à la
tentation ? Le PT pourra-t-il éviter, dans ce cas, la cassure
entre ses dirigeants et les militants de base ? Il y a déjà des
indices allant dans ce sens. Ou bien le parti parviendra à
surmonter l’hétérogénéité des intérêts sociaux qu’il doit
rassembler, inventer des méthodes nouvelles permettant des
avancées démocratiques, sociales et anti-impérialistes ? Tout
cela est également possible. Le défi auquel le Brésil est
confronté est triple : progrès social, démocratie et
indépendance nationale. Les avancées dans ces trois directions
doivent être simultanées, pour se soutenir mutuellement. Le
populisme avait un projet national et social, mais guère
démocratique; la dictature - nationaliste - méprisait le progrès
social et avait horreur de la démocratie; Cardoso a sacrifié le
social et l’indépendance à la démocratie. Il appartenait à Lula,
élu et réelu avec une bonne majorité, puis à la Présidente qui
lui a succédé, de faire avancer le pays dans les trois directions
simultanées. Je suis de ceux qui pensent que des avancées
modestes, mais parallèlles, valent mieux, pour le long terme,
que des bonds dans une direction sacrifiant les autres. Le
Brésil actuel ne semble malheureusement pas engagé dans
cette voie.
Quelques phrases ici concernant le Brésil, présenté trop
rapidement comme un bel exemple d’émergence. J’ai donné
une priorité dans mon agenda de travail me permettant de
suivre de près les évolutions de ce grand pays. Mes visites
répétées, entre autre lors de la tenue à Porto Alegre des FSM
du début de la décennie 2000, m’ont offert l’occasion de
discuter de ces questions avec nos collègues brésiliens, Paulo
Nakatani (Vice-président du FMA et animateur de groupes de
travail critique du capitalisme contemporain parmi les
meilleurs qui soient), Jao Pedro Stedile (MST), Renaldo Jose
(PC do B), Plino Sampaio (concerné par la réforme agraire) et
d’autres.
Il y a certainement des éléments de politique souveraine au
Brésil, conduite par le grand capital privé brésilien industriel
et financier et la grande propriété agricole capitaliste. Mais ici,
comme en Inde, les politiques économiques générales
demeurent libérales, n’apportant aucune solution aux
problèmes de la pauvreté dans un pays désormais urbanisé à
90 %, sinon que celle-ci est atténuée par des moyens
d’assistance redistributive. Au Brésil comme en Inde les
hésitations du pouvoir à aller plus loin favorisent l’ambiguïté
des comportements du grand capital, tenté par la recherche de
compromis avec le capital international. Les richesses
naturelles fabuleuses du Brésil, et leur mise en valeur dans des
conditions déplorables (la destruction de l’Amazonie)
renforcent encore la poursuite de l’insertion du pays dans le
système de la mondialisation en place. J’ajoute que le Brésil
est pleinement soumis aux aléas de la mondialisation
financière, depuis les réformes de sa gestion financière
introduites par le Président FH Cardoso, non remises en cause
par la suite. Paulo Nakatani, qui est l’un des meilleurs
spécialistes de ces questions (j’oserai dire à l’échelle
mondiale), non seulement a fait le procès des effets désastreux
de la mondialisation financière, mais encore a avancé des
idées qui permettraient d’en sortir. La situation était différente
en Inde, qui avait longtemps conservé le contrôle de son
système financier, mais est en voie de recul sur ce plan.
L’Argentine
Nous avons visité l’Argentine, Isabelle et moi, deux fois
jusqu’ici, en 1973 et 2003, reconnaissant à peine la seconde
fois la société, tant elle nous a semblé avoir changé. L’histoire
de l’Argentine est sans pareille. Située en 1900 dans le peloton
de tête du revenu per capita, les Argentins – en dépit de la plus
scandaleuse inégalité qui caractérisait le partage de cette
richesse – croyaient avoir définitivement construit dans ce
paradis américain une Europe nouvelle dont la prospérité
tranchait avec la pauvreté des régions dont les migrants
provenaient.
Notre première visite, qui coïncidait avec le retour de Peron en
1973, nous a permis de toucher du doigt ce que je n’hésiterai
pas à qualifier de culture politique de la névrose produite par
le déclin inexorable qui avait frappé le pays. Cette
qualification ne revêt, chez moi, aucun caractère insultant.
L’histoire est remplie de dérives analogues dont les
fondementalismes para-religieux ou para-ethniques sont les
témoignages dramatiques. L’Argentine constitue pour moi
l’exemple d’un pays de la périphérie du capitalisme mondial
qui refuse d’en prendre conscience, sous prétexte qu’il se sent
« européen ». Loin que cette dimension européenne nous eût
gênés, Isabelle et moi ne sommes pas des amateurs d’exotisme
et l’européanité de Buenos Aires – à laquelle nous nous
attendions – ne nous a pas déçus.
L’opinion générale a beaucoup de difficulté à comprendre que
des sociétés périphériques peuvent néanmoins, dans des
conjonctures exceptionnelles, être riches. Le caractère
périphérique se définit par le fait que la société en question
n’est pas un acteur actif dans le façonnement du système
mondial, auquel il « s’ajuste » seulement, à travers un
processus « d’ajustement structurel permanent » (pour
reprendre l’expression que j’emploie depuis plus de cinquante
ans !). Les pétroliers riches du Golfe en constituent un bel
exemple. Et je n’imagine qu’avec un frisson dans le dos ce que
pourrait être demain leur réaction à leur retour à la pauvreté
(bien pire sans doute que celle des Argentins). Je dirai que
dans la mondialisation (permanente) il y a les mondialisateurs
(les centres) et les mondialisés (les périphéries). On comprend
que l’effondrement de la richesse - si elle est associée à
l’européanité – soit vécu non seulement comme insupportable,
mais comme inexplicable.
Reçu par l’important romancier Jorge Sabato en 1973 nous
fûmes littéralement estomaqués par ses gestes et ses propos.
Supermachisme soucieux de le marquer par le comportement
(imposé ?) des femmes, silencieuses, respectueuses, portant
plats et cendriers au « maître » etc… Propos édifiants : nous
Argentins nous sommes de purs Européens, ici pas de Nègres,
pas d’Indiens. Et alors ? Quel motif de fierté ! Mais Jorge
Sabato n’est peut être qu’une exception, d’un type qu’on
rencontre ailleurs tout aussi bien. La politique devait
malheureusement conforter le jugement de névrose.
Néanmoins, l’Argentine avait réagi à la dégradation de son
rang dans le monde par un mouvement social de masse et des
luttes ouvrières d’une portée tout à fait positive qui ont produit
l’une des premières grandes expériences du populisme
moderne, dès les années 1940, avec Peron. On peut -
aujourd’hui - sourire devant les images de l’époque,
l’adulation du chef. L’Argentine n’en avait pas le monopole.
Et l’assimilation rapide au fascisme n’est pas correcte : le
populisme péroniste était anti-impérialiste, progressiste à sa
manière; les excès de langage et de gestes du général et
d’Evita ne gomment pas les mesures positives prises en faveur
des travailleurs. On peut trouver amusant - ou macabre - les
promenades ultérieures du chef vieilli qui ne se séparait pas du
cercueil blindé d’Evita - « los restos de Evita ». Mais il y a
plus sérieux qui pose problème : à l’époque le populisme
péroniste n’était toujours pas dépassé. J’étais donc toujours
inquiet - et parfois véritablement agacé - que tous les militants
et hommes politiques que je rencontrais se déclaraient tous
« péronistes ». Péronistes de gauche, d’extrême gauche, du
centre, de droite, d’extrême droite, mais tous et toujours
« péronistes ». Je ne crois pas qu’un tel phénomène - que je
n’ai vu nulle part ailleurs - puisse être expliqué par la seule
raison politique ou celle de la lutte des classes.
J’ai connu en Argentine beaucoup d’intellectuels brillants et de
personnalités charmantes. Enrique Oteiza, véritable initiateur
du CLACSO qui a donné à l’école de la « dependencia » sa
renommée mondiale, est un ami d’une extrême délicatesse,
jointe à un esprit militant sans bavure. Moise Ikonikoff, que
j’ai vu et revu à Paris et à Buenos Aires, toujours aussi
généreux, même s’il a choisi de faire une carrière politique de
pitre. Oscar Braun que j’invitais à se joindre à l’équipe de
l’IDEP, dévoué dans son enseignement comme le sont les
meilleurs. Atilio Boron qui a succédé à Oteiza et a fait revivre
le CLACSO des grands jours, une organisation qui avait
succombé un moment aux charmes du libéralisme triomphant.
Mais est-ce un hasard si tous ces amis éprouvent quelque
répugnance devant le phénomène péroniste ? Est-ce un hasard
si, de ce fait, certains sont restés attachés à un vieux parti
communiste même lorsque celui-ci s’avérait incapable de
définir une stratégie efficace quelconque permettant d’aller au
delà du populisme dont il voyait toutes les limites ?
La page du péronisme est peut être quand même en voie d’être
tournée. Après l’odieuse dictature de Videla - l’homme de
Washington qui a baigné dans le sang des milliers de
« disparus » que sa police (formée par les experts des Etats
Unis) assassinait quotidiennement, puis la farce de Menem -
l’autre homme de Washington à l’ère du néolibéralisme - les
conditions semblaient être réunies pour un renouveau des
luttes politiques et sociales, libérées du spectre de Peron.
Videla, comme Saddam Hussein, avait fini par perdre les
pédales, croyant que la reconquête des Malouines fonderait la
légitimité nationale de son pouvoir. Car les Malouines sont
Argentines, tout comme le Koweit est irakien. L’un et l’autre
des dictateurs sont alors devenus, sans l’avoir voulu, des
ennemis à abattre.
La nouvelle démocratie, en ralliant le camp du néo-
libéralisme, soumise au diktat du capital financier des Etats
Unis, ne pouvait que conduire au désastre. La dollarisation,
saluée par la Banque mondiale comme la voie du salut, s’est
soldée par une faillite retentissante fin 2001. Les classes
moyennes ont été alors brutalement paupérisées à l’extrême,
perdant toutes leurs économies volées par les banques
(américaines bien sûr – pillage pur et simple). Mais elles n’ont
pas réagi comme on aurait pu le craindre c’est à dire par une
dérive fasciste, répudiant la démocratie, décrédibisée dans
l’opinion. Tout au contrraire, et à leur honneur, elles ont animé
le gigantesque mouvement de masse des « piqueteros ».
Notre seconde visite de l’Argentine se situait au lendemain de
ce mouvement. La classe ouvrière elle-même, fragmentée
comme ailleurs par les politiques néo-libérales, s’ouvre à un
renouvellement de ses modes d’articulation. Le nouveau
syndicat – la CTA – auprès de laquelle notre amie cubano-
argentine Isabel Rauber m’introduisait- travaille à inventer des
formes nouvelles d’organisation capables d’associer les
travailleurs organisés, les chômeurs et les précaires, et à faire
avancer et enrichir dans cet esprit la pratique démocratique.
Des expériences d’avant garde (à l’échelle mondiale) en cours.
Dans ces conditions il y a des raisons sérieuses pour être
optimiste. La construction d’un front uni des travailleurs et la
définition des termes d’un compromis social acceptable pour
les classes moyennes sont possibles. Leur réalisation donnerait
à l’Argentine la place d’une avant garde dans la libération de
l’Amérique latine et dans la progression au-delà de la
« démocratie (bourgeoise) de faible intensité ».
Je dois dire que, dans cette atmosphère, j’ai beaucoup appris
au cours du cycle des conférences et des débats que le CTA
organisait pour moi en août 2003, nous baladant de quartier en
quartier de Buenos Aires, à Rosario (visite obligée des bordels
1900), à Neuguen. Je passe sur les promenades délicieuses
dans le quartier du Tigre (le delta splendide du Parana), en
Patagonie sauvage et dans les Andes où se dresse, à ses
antipodes presqu’exactement, un autre Fuji Yama. Je passe
également sur Cardel et le tango, une synthèse italo-castillanne
magistrale.
Le Chili
Je visitais le Chili pour la première fois peu de temps après la
victoire électorale de l’Unité Populaire et du Président Allende
en 1971. Les responsables socialistes et communistes - en
particulier Clodomiro Altamira, Gonzalo Martner, Pedro
Vuskovic - m’ouvraient les portes des bureaux ministériels où
ils étaient installés et m’expliquaient leur programme. Il ne
s’agissait pas d’une révolution socialiste qui abolirait
radicalement la propriété privée, mais seulement d’un
programme de réformes radicales : nationalisation des mines
de cuivre avec juste indemnisation de leurs propriétaires (les
oligopoles nord américains), réforme agraire réduisant le
latifundisme et donnant satisfaction aux revendications
minimales des paysans pauvres et sans terre (eux même
d’ailleurs bien organisés), lois et réformes en faveur des
travailleurs salariés (également fortement organisés). Il
s’agissait donc d’un programme qui devait substituer une
gestion capitaliste civilisée par les avancées de la classe
ouvrière à la forme sauvage du capitalisme dominante en
Amérique; autrement dire faire ce que les meilleurs sociaux
démocrates avaient fait en Europe dans l’après guerre. Il
s’agissait aussi d’affermir les instruments d’une gestion
nationale en réduisant les moyens d’action du capital étranger
dominant.
On pouvait à partir de là discuter des perspectives à plus long
terme. Pour les modérés - des chrétiens démocrates comme
Osvaldo Sunkel et peut être certains socialistes comme Juan
Somavia - ces réformes constituaient peut être une fin en soi,
laissant l’histoire décider des évolutions ultérieures dont elles
permettraient l’amorce. Pour d’autres, dominants dans les
appareils socialistes et communistes, elles ouvriraient la route
à une construction progressive du socialisme. La nouvelle
gauche était puissante dans le pays et avait joué un rôle
important dans la mobilisation et l’organisation des classes
populaires. Les chrétiens du MAPU, que je connaissais par
l’intermédiaire d’un de leurs idéologues importants qui a été
l’un des maîtres de la nouvelle théologie de la libération
(Franz Hinkelmaert), constituaient une aile fort active de cette
nouvelle gauche. Le MIR, dont j’avais fait connaissance des
cadres dirigeants que me présentaient André Gunder Frank,
son épouse Marta Fuentes, Marta Harnecker (Chilienne qui par
la suite a choisi de vivre et de militer à Cuba), de nombreux
réfugiés latino-américains (brésiliens en particulier) qui se
situaient dans la ligne de cette nouvelle gauche, constituait
l’organisation dominante à gauche de l’Unité Populaire.
Invité partout, dans les Universités bouillonnantes dans ce
moment historique et dans les très longues soirées (nocturnes
jusqu’au petit matin) de discussions organisées par les uns et
les autres chez eux, à la latino-américaine, j’écoutais et je
faisais part librement de mes opinions personnelles. Mais
comme je l’ai déjà dit, je ne suis pas du tempérament des
« donneurs de leçons », surtout à des militants qui menaient
tous des combats véritables sur le terrain.
Au fond la seule chose qui m’inquiétait - beaucoup même -
était la naïveté des dirigeants au pouvoir concernant la réaction
probable (certaine pour moi) de Washington à leur
programme. C’était cette naïveté qui me gênait et non les
limites des réformes qu’ils mettaient en oeuvre. Car celles-ci
constituaient une étape première incontournable. On verrait
après si la dynamique du mouvement social permettrait d’aller
plus loin. Mais même au cas où celle-ci ne l’aurait pas permis
- du moins immédiatement, dans la foulée de la victoire de
l’Unité Populaire - on pourrait le regretter mais il faudrait s’y
faire. L’histoire avance comme elle le peut. Ce que je craignais
donc c’était que les Etats Unis ne tolèrent pas même le
programme des réformes de l’UP. Car pour moi il est évident
que toucher aux surprofits des oligopoles nord américains
c’est blesser la partie la plus sacrée - la seule sacrée - du corps
américain. Lues comme une déclaration de guerre à
Washington, ces réformes devaient être immédiatement
l’occasion d’une intervention musclée des Américains. Ni les
discours sur la « démocratie » - sans la moindre crédibilité
pour moi quand ils sont orchestrés par les médias au service de
Washington, ni le moindre respect pour la souveraineté des
peuples et des nations n’arrêteraient la mise en oeuvre d’une
agression américaine. Avec cynisme la diplomatie des Etats
Unis n’hésite jamais à assassiner un Président qu’il soit élu
démocratiquement ou non, à faire massacrer des dizaines de
milliers (voire des centaines de milliers comme en Indonésie)
d’êtres humains ordinaires par une dictature mise en place par
ses soins pour restaurer les sur profits de ses « corporations »
menacées. Bien entendu les Etats Unis cherchent - et trouvent
- des alliés locaux (et il y en a toujours particulièrement en
Amérique latine dont les classes riches et les armées leur sont
fidèlement dévouées), comme ils exploitent les erreurs
éventuelles de leurs adversaires (et même les pouvoirs
démocratiques peuvent en commettre !). Je ne cessais de
répéter ce scénario à tous mes interlocuteurs chiliens et restais
ébahi que la grande majorité d’entre eux n’y croyaient pas. A.
G. Frank - pessimiste par nature mais lucide et sans illusions
sur ce que sont les dirigeants des Etats Unis - et quelques
camarades du MIR étaient les seuls à partager mes craintes.
La suite de l’histoire devait hélas nous donner raison. Lorsque
je visitais à nouveau Santiago en 1973 à quelques mois du
coup d’Etat de Pinochet la situation s’était considérablement
détériorée, moins par le fait des fautes commises par le
gouvernement de l’UP que par le déploiement des stratégies de
l’alliance Washington - forces réactionnaires locales. La grève
des transporteurs routiers, des manifestations de groupes
d’action fascistes faisant beaucoup de tintamarre, non
réprimées, saluées par les médias américains comme celles de
« démocrates » (!!) tout cela sentait le roussi. Les responsables
restaient néanmoins flegmatiques et, me semblait-il, peut être
même inconscients.
Occupé à plein temps par toutes ces discussions je n’ai pas eu
la possibilité de voir un peu de ce pays. Sauf une courte
promenade à Valparaiso. Les camarades du lieu m’invitèrent à
goutter ces excellents coquillages (les locos) dans un casino en
bois construit sur la mer, du style de ceux que nous
connaissons en Egypte. Journée bien agréable. La visite des
Andes fabuleuses, où j’étais attendu par le syndicat des
mineurs de cuivre, et des fjords de la côte où m’avaient invité
les étudiants des universités de province, avait été remise à
« plus tard ». Un plus tard qui n’est jamais venu bien sûr, avec
le coup d’Etat de Pinochet. Ce que je regrette personnellement
le plus, de ce point de vue un peu touristique, c’est de n’avoir
pas eu la chance de voir la Terre de Feu. Mais qui sait, à
l’avenir…
Le Chili est un pays dont le peuple nous a beaucoup charmé
Isabelle et moi. Au delà même des nombreux de nos
camarades et souvent amis, les rencontres ici ou là avec des
étudiants ou d’autres ont toujours été fort sympathiques. Pour
ce qui est des tremblements de terre, quotidiens, on s’y habitue
vite semble-t-il. Je me souviens néanmoins avoir été témoin
d’une secousse beaucoup plus violente. Nous étions en réunion
dans le bâtiment de la CEPAL. Enrique Iglesias présidait. Un
grondement sourd, comme venant de l’au-delà arrêta net tous
les discours. Iglesias, calme, dit après une demi-minute de
silence glacial : restez calmes, à vos places, ce bâtiment a été
construit pour résister aux plus forts tremblements. Je puis
donc dire que le Forum du Tiers Monde, né ce jour là à
Santiago en 1973, a fait trembler la terre, ou que la terre l’a
fait trembler. Choisissez vos augures.
Je visitais donc également la CEPAL. Beaucoup d’excellents
analystes, économistes et sociologues de grand talent. Les
réfugiés politiques de gauche (Brésiliens et Argentins
notamment, mais également Péruviens, Colombiens et
Boliviens), étaient toujours accueillis avec une bienveillance
qui est tout à l’honneur de la tradition inaugurée par Raul
Prebisch et poursuivie par Iglesias. Cependant je trouvais
assez mièvres les travaux de l’école (le « desarrollismo »), en
comparaison de ce que produisaient alors les auteurs de la
dependencia, présents ici par les travaux des réfugiés
politiques. Je rencontrais à cette occasion Raul Prebisch avec
lequel j’ai eu une longue discussion. Je ne lui cachais pas mon
opinion critique du desarrollismo. J’étais impressionné par la
stature de l’homme, sa culture, son extraordinaire modestie, sa
manière d’écouter attentivement. Ses réponses, toujours fines,
témoignaient d’un doute profond, qui caractérise souvent les
vrais penseurs. Il ne rejetait pas les critiques du desarrollismo,
et semblait bien comprendre ses contradictions et ses limites.
Mais il ne croyait guère possible une meilleure alternative.
Prebisch a continué à bien vieillir, se radicalisant au fur des
ans et des leçons de l’histoire. Je le revoyais quelque quinze
ans plus tard en 1988, à Vienne, où l’on discutait du rapport
Brandt et des perspectives nouvelles de la mondialisation.
Cette fois nous étions tout à fait au même diapason et
adressions la même critique de naïveté aux sociaux
démocrates européens qui dominaient la scène. Ils n’ont pas
compris les raisons de l’échec du desarrollismo; vous les avez
vues, m’a-t-il dit.
Le Pérou
Au Pérou en 1971, nous étions reçus, Isabelle et moi, par
Anibal Quijano, Julio Cotler et leur groupe. Ils étaient
probablement à peu près seuls à l’époque à être critiques vis à
vis du régime populiste de Velasco qui venait tout juste de
chasser les laquais traditionnels de Washington. L’atmosphère
me rappelait tout à fait celle de l’Egypte nassérienne : même
style de discours, même emphase nationaliste et timidité
sociale, même mépris pour la démocratie.
Lima est une belle ville et sa Place des Armes un monument
de la colonisation espagnole. En dépit du métissage ethnique -
le type indien domine - la population réellement urbaine de la
capitale donne l’impression d’être tout à fait hispanisée. Dans
les bidonvilles, qui n’ont jamais cessé de grandir, ce n’est peut
être pas le cas, et les immigrés ruraux de fraîche date sont
restés « plus indiens » m’a-t-on expliqué. Le choc vient dès
qu’on s’élève dans les Andes. Nous avons fait, Isabelle et moi,
un voyage merveilleux, de Cuzco (que nous rejoignions en
avion - un petit DC 3 ou 4 qui tournait en spirale effrayante
dans la cuvette où se situe la ville, entourée de cimes de 7 000
mètres) à La Paz, par le train, le bateau sur le Titicaca et le taxi
de la frontière à la capitale bolivienne. Quel paysage ! Passer
par un col situé à plus de 5 000 mètres d’altitude, sur cet
Altiplano peuplé de magnifiques troupeaux de lamas, laisse
toujours un souvenir inoubliable. Au terminus, à Puno, il nous
fallait passer la nuit. Bien que tout avait été soi disant prévu
par l’agence qui avait organisé notre périple à Lima, « l’hôtel »
- si on peut qualifier de ce nom l’auberge où nous nous
rendions - prétendait ne rien connaître. L’hôtel ne disposait
d’ailleurs que d’un dortoir où, serrés Isabelle et moi tout
habillés dans des couvertures douteuses, nous cotoyions une
vingtaine de paysans indiens aux ronflements sonores. Petit
morceau du Titicaca en bateau puis continuation sur La Paz.
De Cuzco nous nous étions rendus bien entendu à Machu
Pichu. Le petit train côtoie ce précipice effrayant : à gauche les
cimes des Andes, à droite la tombée sur l’Amazonie, entre les
deux un remblai sinueux de deux mètres de large au plus sur
lequel sont posés les rails. La beauté du lieu fait accepter la
frayeur du voyage. Et quelle récompense : les ruines de Machu
Pichu, diffusées en cartes postales dans le monde entier, sont,
comme il fallait s’y attendre, plus grandioses encore quand on
les voit avec ses yeux. Mais le plus étonnant encore est que
l’existence de ces ruines ait été tenue secrète pendant trois
siècles. Que les paysans indiens du lieu, qui s’y rendent pour
pratiquer leur religion, aient maintenu ce degré de solidarité
dans le silence à l’égard des conquistadores espagnols en dit
plus long sur la réalité nationale du pays que toutes les
analyses « scientifiques » qu’on a pu produire sur le sujet.
Toujours deux pays. Je reviendrai sur cette affaire, confirmée
ailleurs d’une manière qui m’a tout à fait convaincu, même s’il
faut y mettre les nuances que je signalerai.
La Bolivie
A la frontière de la Bolivie longue attente et négociations avec
les douaniers et la police. L’armée, visible partout, effrayait
par les visages fermés des paysans indiens dont elle est
constituée. Enfin, dans le taxi. Route de l’Altiplano superbe. A
mi chemin entre la frontière et La Paz, dans ce lieu tout à fait
désertique, au milieu de nulle part comme disent les Anglais,
une gigantesque cathédrale - abandonnée mais non tombée en
ruines - témoigne à la fois de ce que fut la folie des
conquistadores et de la richesse des mines d’argent soumises à
leur exploitation de pillage. Les débuts glorieux du
capitalisme, édifié sur les cadavres de millions d’esclaves
comme Marx le rappelle dans son analyse de l’accumulation
primitive.
A La Paz, à notre arrivée, un autre pays. La « révolution »
venait de triompher. Des drapeaux rouges partout, des
banderoles avec leurs slogans habituels. Reçu par les leaders
de la révolution, des dirigeants trotskistes bien connus,
j’enregistre leurs propos ahurissants : c’est une révolution
prolétarienne, camarade. Nous ne ferons pas l’erreur de ces
imbéciles de faux communistes de Chine et d’ailleurs qui ont
associé les paysans à leur mouvement et lui ont fait perdre sa
pureté prolétarienne. Ici c’est la classe ouvrière qui est au
pouvoir et elle seule. Des leaders paysans avaient été reçus par
ce pouvoir qui avait carrément refusé de leur promettre quoi
que ce soit; surtout pas de réforme agraire qui permet la
constitution d’un bloc de propriétaires hostiles au socialisme !
Je me contentais donc de dire à nos chefs trotskistes. Votre
révolution pure ne durera que l’espace d’un matin. L’armée
des paysans indiens ne se révoltera pas contre ses officiers
réactionnaires, elle leur obéira pour vous écraser.
La Paz vivait dans une illusion phénoménale. Son spectacle
me rappelait celui de Barcelone en 1936, aux grandes heures
du POUM, dont j’ai vu bien entendu quelques images de
documentaires. Le soir les amis qui nous recevaient nous
entraînent dans un « cabaret » populaire. Il s’agit d’une sorte
de taverne où l’on mange un peu, boit davantage et écoute des
chanteurs populaires qui grattent leur guitare. Etonnantes
chansons, partie en espagnol (que je comprends), partie en
quechua (qu’on me traduit). Nous en avons assez de vous
(c’est à dire des Espagnols) et de votre religion etc, disaient
ces chanteurs. Deux pays. Mais nos interlocuteurs - des
intellectuels bien sûr - un peu gênés quand même, s’emploient
à minimiser le sens des mots. Nous quittions La Paz quelques
jours plus tard. Une semaine après l’armée, auteur du 130e
coup d’Etat (ou un chiffre un peu plus élevé) bolivien, mettait
un terme au festival. Arrestations en masse, assassinats des
militants etc… la chanson est bien connue. Les Indiens ont
quand même fini par l’emporter avec la présidence d’Evo
Morales. Une avancée réellement révolutionnaire, pour moi.
Le Venezuela
Au Venezuela l’ami très cher, Hector Silva Michelena et son
épouse Adicea nous ont reçus en 1971 avec la générosité qui
les caractérise. Le couple a passé deux années à l’IDEP, à mon
invitation. Hector est un personnage de qualité exceptionnelle
par sa vaste culture, la finesse de sa lecture du marxisme, la
solidité de son argumentation, comme par ses qualités de
coeur. Ses deux frères, le brillant philosophe Ludovico, mort
trop jeune alcoolique, et le politologue solide qu’était regretté
Jose Silva sont également devenus à Caracas nos amis, tout
comme d’autres Vénézuéliens de leur petit groupe, notamment
Hein Sonntag et Armando Cordova. Le Venezuela n’est
certainement pas le Mexique. Et l’ami Alonso Aguilar nous
disait dans l’avion qui nous conduisait de Caracas à Mexico
que la bourgeoisie vénézuélienne était « rastaquera »
(j’ignorais l’origine espagnole de ce mot du français du sud
ouest); rien à voir avec celle du Mexique. Caracas est célèbre
pour ce type d’hommes d’affaires à l’origine plutôt tenanciers
de bars et de maisons closes et associés aux mafias diverses du
monde entier que gérants de commerces et d’industries moins
voyants. L’argent du pétrole n’a pas arrangé les choses, bien
entendu. Le style nouveau riche des villas-palais de goût
douteux, les gourmettes en or massif, les costumes et souliers
blancs dominent le paysage bourgeois. Du côté des classes
moyennes et populaires c’est le triomphe des Mac Do, du
plastic et du préfab style US etc… Les ignobles bidonvilles
sont peut être ce qui reste le plus authentiquement latino-
américain dans le pays. Les Michelena nous ont promené à
travers une partie de ce pays étendu. De la côte caraïbe - jolis
tropiques - à Maracaïbo l’horreur du boom pétrolier, en
passant par les cols des Andes et la petite ville de Medina de
los Andes, havre hispanique perdu dans un site merveilleux.
Je ne suis retourné au Vénézuela que quarante ans plus tard
pour participer à la session de Caracas du Forum mondial
2006. J’ai trouvé un pays qui n’avait plus rien à voir avec celui
que j’avais connu. Une vraie révolution sociale – le mot n’est
pas de trop –au sens qu’enfin on pouvait voir des mulâtres
indiens et noirs – la majorité dans le peuple – ailleurs que dans
la rue ! Jusqu’à l’arrivée de Chavès tous les pouvoirs étaient
réservés aux Blancs de Blancs, d’origne strictement
européenne. Ce changement n’est pas à mon avis quelque
chose d’importance secondaire. Car il constitue la preuve que
le pouvoir politique (mais attention rien de plus) est passé à
des représentants du peuple vénézuelien tel qu’il est. Il est la
preuve que le pouvoir de Chavès n’est pas celui d’un militaire
quelconque - fut-il mulâtre- mais le produit d’un mouvement
de masse réel. Cela augure de beaucoup de possibilités
nouvelles porteuses à terme des transformations sociales
radicales nécessaires. Tel est le défi nouveau auquel le peuple
du Vénézuela est confronté. On sait qu’un grand nombre
d’intellectuels vénézueliens, naguère de gauche, ont pris des
positions non pas crtitiques () mais carrément réactionnaires.
Sans doute parceque précisément ils n’ont pas supporté
l’émergence du peuple de la rue tel qu’il est. Je n’en ai pas été
trop surpris. La rente pétrolière avait bel et bien corrompu les
classes moyennes. Voir ces intellectuels parader dans des villas
somptueuses m’était toujours apparu malsain, inacceptable.
Le Mexique
Invité à l’assemblée du CLACSO à Mexico en 1973, je
retrouve l’apparence des deux pays, sur laquelle je ferai
néanmoins ici quelques commentaires différents. J’étais arrivé
un vendredi et l’assemblée était prévue pour le lundi. Le week
end je me promène donc dans Mexico, en touriste. Muni d’un
bon plan je visite tout ce qu’il faut voir. La cathédrale
m’impressionne non tant par son architecture et sa grandeur
que par le spectacle des fidèles. Hommes et femmes, jeunes et
vieux des classes populaires, tous ou presque ayant des
physiques indiens ou fortement métissés, participent à une
liturgie mi-espagnole mi-indienne, agitant des fleurs en papier,
des squelettes en plastic, des objets curieux, des images saintes
non moins inhabituelles par leurs visages indiens et leurs têtes
emplumées etc… Le lundi, dans la grande salle du CLACSO,
un tout autre paysage humain : encore une fois Barcelone ou
Madrid. J’ai l’audace de le dire : hier j’étais en Asie,
aujourd’hui je suis en Espagne, cela ne vous pose pas de
problèmes ? Je crois que mes propos n’ont pas été bien reçus.
Pas du tout.
En visitant un peu de ce grand pays avec Isabelle je constatais
quand même que le Mexique n’est ni le Pérou, ni la Bolivie.
Nous nous sommes rendus dans deux régions indiennes - celle
de la superbe Oaxaca, celle du Yucatán Maya à Merida et
autour de cette ville à Chichen Itzu. Je crois que l’observateur
étranger - s’il est attentif à ce genre de choses - comprend que
le Mexique est une nation - une seule, fut-elle disons hispano-
indienne. Mon hypothèse est que cette nation est le produit de
la grande révolution des années 1910 et 1920. Au delà du
romantisme que les chevauchées paysannes de Zapata et des
autres ont pu inspirer, au delà du terme mis à cette révolution
populaire par la bourgeoisie, il reste qu’elle a définitivement
brisé l’héritage colonial. Ce qui n’est pas le cas dans les pays
des Andes qui n’ont pas connu jusqu’aujourd’hui une
transformation semblable.
Le Mexique est un beau pays que je crois connaître un peu
moins mal que d’autres. Je dois cet avantage à mes nombreux
collègues mexicains, en premier lieu à Pablo Gonzalez
Casanova qui, avec son épouse Marianne sont des amis trés
chers. Pablo est, par sa stature, un homme politique mexicain
de premier plan, respecté par toutes les forces démocratiques
et populaires de son pays. Nos discussions sont toujours pour
moi une source d’enrichissement entre autre pour la
connaissance du Mexique et de l’Amérique latine. Des
collègues mexicains, comme Alonso Aguilar, et d’autres,
m’ont également aidé à me mouvoir dans les méandres de la
politique mexicaine qui est fort compliquée. Mexico est
certainement une ville bien intéressante à connaître, pour
l’animation de la partie historique de sa ville, la richesse de ses
musées, sa vie culturelle et politique intense. Mais elle est
terriblement polluée par les automobiles, alimentées avec de
l’essence mal raffinée. Perchée à 2 500 mètres d’altitude,
l’oxygène y est plus rare; située de surcroît au fond d’une
cuvette elle reçoit les retombées de toutes les fumées
douteuses de ses industries nocives. Mais, quand on est riche,
on peut toujours fuir son enfer et se réfugier dans l’une des
magnifiques petites villes qui lui sont proches, comme
Cuernavaca. Je suis allé plus loin, à Guadalajara et Puebla et
ne compte plus le nombre des interventions que j’ai faites dans
les universités du pays. Les Pyramides, bien connues de tous
les touristes, valent certainement le déplacement. Les
escalader est chose facile à la montée, terrifiante par le vertige
produit pour leur descente.
Le Président Eccheverria avait manifesté un intérêt plus
marqué que ses prédécesseurs et ses successeurs pour
l’intensification des relations de son pays avec l’Asie et
l’Afrique. Il m’avait sollicité lors de son passage en voyage
officiel à Dakar en 1992 je crois et invité à Mexico pour
poursuivre la discussion à peine amorcée - faute de temps -
dans la capitale sénégalaise. J’acceptais, tout simplement parce
que je pense que toutes les initiatives visant au renforcement
d’un front du Sud méritent toujours qu’on les soutienne.
Quand bien même saurait-on que les conditions objectives
comme on dit, c’est à dire la nature sociale des pouvoirs en
question, limitent la portée potentielle des interventions.
Eccheverria avait organisé une grande fiesta dans une hacienda
fabuleuse que Cortès avait fait construire dans un site
remarquable sur la route de ses conquêtes. J’étais placé auprès
du Président qui me posait beaucoup de questions -
intelligentes et précises - concernant l’économie mondiale et
les problèmes de l’Asie et de l’Afrique. J’y répondais comme
j’en ai l’habitude franchement, en explicitant mes arguments.
Mais la musique était d’une puissance telle qu’on arrivait à
peine à s’entendre. Je dis donc tout de go au Président : notre
conversation serait peut être un peu plus facile si les musiciens
s’éloignaient un peu de vous ? Eccheverria éclata de rire et me
répondit : impossible, je ne suis que Président et au Mexique
les musiciens passent avant ! La conversation fut donc reprise
dans le calme de son bureau à la Présidence, à Mexico.
Eccheverria voulait sans doute instrumentaliser notre Forum,
(plus haut page 161) d’une certaine manière et le premier
choix qui avait été fait pour notre antenne en Amérique latine
était malheureux et pouvait encourager quelques ambitions de
la bureaucratie du PRI. Nous avons rapidement corrigé le tir et
mis un terme à toute ambiguïté concernant les objectifs du
Forum.
Au cours d’un voyage récent au Mexique je découvrais le
désastre social et politique que l’adhésion du pays à la NAFTA
(le marché commun Etats Unis/Canada/Mexique) avait
produit. J’allais même jusqu’à parler de « suicide de la nation
mexicaine ». Expression jugée trop forte par mes amis de ce
pays. Je m’en explique. L’ouverture incontrôlée aux échanges
commerciaux et aux mouvements de capitaux (y compris
spéculatifs) ne peut donner rien d’autre que le pillage
systématique des ressources naturelles du Mexique, la
destruction de sa paysannerie, le lumpen développement. Et
l’enrichissement fabuleux de la nouvelle oligarchie (Slim et
autres) ne compense pas ce désastre. Les Mexicains sont alors
condamnés à tenter de franchir en masse la frontière la plus
protégée du monde, un mur de la honte et du crime en
comparaison duquel le Mur de Berlin a été une plaisanterie.
Les émigrés vont-ils alors, comme on le dit vite, reconquérir
les Etats Unis, au moins l’Ouest qui d’ailleurs avait été volé au
Mexique au XIX e siècle ? Il faudrait être bien naïf pour croire
à cette fable. Les immigrés aux Etats Unis finissent toujours
par accepter leur soumission et adhérer au « rêve américain ».
Si je reste optimiste, en dépit de mon jugement sans réserve
sur la trahison nationale dont la classe dominante mexicaine
est responsable, c’est tout simplement parce que je suis
persuadé que le peuple mexicain, qui a déjà fait une grande
révolution, en fera une seconde. Il associera alors des avancées
sociales révolutionnaires à la reconquête de l’indépendance du
Mexique. Le renouveau d’une pensée marxiste créative, que
j’ai constaté chez des jeunes communistes, et l’intérêt qu’ils
portent à participer aux débats que nous animons, en
constituent un bon indicateur.
Les Antilles
Les Antilles anglaises et Haïti constituent un autre monde, qui
n’a que peu à voir avec l’Amérique latine, au-delà de la
proximité géographique. Cœur des cœurs du système
mercantiliste esclavagiste, la région compte de ce fait parmi
les plus ravagées par l’histoire du capitalisme.
La Jamaïque
A la Jamaïque j’étais reçu par mon ami Norman Girvan, lui
également un ancien de ceux que j’avais fait venir à l’IDEP, et
par Kari Polanyi, la fille de Karl Polanyi, amie de longue date,
rencontrée une première fois lors d’un de ses passages par
Dakar au début des années 1970 puis dans son université Mac
Gill à Montréal. Elle partageait désormais son temps entre
Montréal et Kingston. D’emblée je fis la connaissance d’une
foule de ces Antillais anglophones pétillants de malice et
d’humour. Norman avait été fort actif dans le soutien à la
tentative nationale populiste du premier gouvernement de
Manley, s’était replié ensuite sur l’université et n’avait aucune
illusion après le retour de Manley au pouvoir, dans les
conditions de la nouvelle politique libérale à laquelle le
gouvernement de la Jamaïque se croyait contraint de souscrire
(on était en 1989). L’objet de nos débats portait donc plutôt sur
la mondialisation en général, sujet sur lequel Norman a
toujours beaucoup à dire, ayant étudié minutieusement les
stratégies des transnationales qui pillent son pays.
J’ai visité ce petit pays en la compagnie de ces bons amis.
Belles plages séparées du pays - trop agressif pour les touristes
- par des barbelés, miradors et agents de la sécurité en armes -
à l’américaine, c’est à dire bardés d’instruments de toute
nature. Isabelle avait imaginé dans une de ses caricatures ce
mode d’organisation du tourisme dans le tiers monde. Les
Jamaïcains racontent avec humour qu’en longeant les barbelés
ils font des bras d’honneur aux nord Américains mais que
ceux-ci, rentrés chez eux, racontent que le peuple du pays est
très hospitalier, gentil et les salue toujours mais… d’une drôle
de manière. Paysages désolés des terres dévastées par une
agriculture de plantation sauvage destructrice des sols (comme
des hommes, ici esclaves). Les esclaves marron se réfugiaient
sur ces terres abandonnées. De la côte on pouvait voir un sous
marin américain, toujours planté là m’a-t-on dit, dans les eaux
territoriales du pays sans permission, comme pour rappeler
aux Jamaïcains que l’arrogance US n’a pas de comptes à
rendre.
Pendant mon séjour un incident amusant. Un avion d’Air
Jamaïca avait été arraisonné à Miami; il transportait une
cargaison de drogue. La télévision américaine - qu’on voit à
Kingston sans problème - interrogeait en direct les passagers.
Une bonne petite bourgeoise de la Jamaïque, la ménagère qui
va tous les mois faire son marché à Miami, déclarait tout de
go : ah ! c’est le vol du mercredi, mais tout le monde sait que
depuis des années c’est celui de la drogue; il y en a tant que çà
sent fort. Que donc la douane US puisse être impliquée dans
ce trafic (et l’arraisonnement dû sans doute à une bagarre entre
mafieux - nord américains inclus -, ou à un différent entre eux
et les douaniers corrompus) n’a pas été mentionné, ni même
sous entendu. Le travail des médias est de n’attribuer la
responsabilité du trafic qu’aux fournisseurs de la drogue,
jamais aux importateurs américains et à leurs complices de
l’administration yankee.
Haïti
Je connaissais Haïti par mes lectures et mes discussions avec
ses militants rencontrés en exil. Longtemps réfugiés à Mexico,
le regretté Gérard Pierre Charles et son épouse dominicaine
Suzy Castor comptent parmi mes amis (chez qui nous avons
logé à Port au Prince). Rentré au pays dès que cela est devenu
possible, avec la première élection d’Aristide, Pierre Charles
m’y a invité. La visite était bien organisée par le CRESFED,
une institution active de l’opposition de gauche, et ses
responsables comme Laennec Hurbon et d’autres. La
conférence « masse » à laquelle François Houtart et moi-
même avons participé en 1999 rappelait les meilleurs moments
de la grande mobilisation populaire.
Le soulèvement des esclaves de Saint Domingue à la fin du
XVIIIe siècle avait été la première révolution des Amériques
et il faudra attendre celle du Mexique des années 1910-1920
puis celle de Cuba dans les années 1950-1960 pour que ce
continent en connaisse d’autres. Car ni la guerre
d’indépendance des 13 colonies anglaises ni celles de
l’Amérique latine qui l’ont suivie n’ont été des révolutions,
n’ayant rien remis en cause des rapports sociaux mis en place
par les classes dominantes du capitalisme mercantiliste (y
compris bien entendu l’esclavage colonial) mais seulement
assumé le transfert du pouvoir politique des métropoles aux
classes dominantes locales. Ce n’est donc pas un hasard si les
leaders de la « révolution » américaine étaient tous des
esclavagistes et qu’ils n’ont pas même vu de contradiction
entre leur discours « démocratique » et ce statut. A Saint
Domingue ce sont par contre les victimes sociales du système
qui se révoltent, non leurs bénéficiaires. Mais les esclaves qui
s’étaient libérés n’avaient pas d’autre projet social que celui de
s’établir en paysans libres assurant leur autosubsistance
familiale sans plus. Ce projet sympathique et humain était
parfaitement contradictoire avec celui du capitalisme mondial
dominant car il ne permettait aux classes dirigeantes locales
aucune forme d’insertion dans celui- ci. Ces classes ont donc
utilisé le pouvoir d’Etat et les formes terroristes de l’exercice
de celui-ci, pour reconstituer de grandes propriétés, taxer les
petits paysans et par ces moyens produire et faire produire ce
que le marché mondial pouvait leur acheter (sucre, café). Mais
la résistance du peuple haïtien libéré, forte et continue, n’a
jamais permis que cette forme d’exploitation du capitalisme
périphérique connaisse un grand succès comme ailleurs sur le
continent américain.
Cette résistance populaire, en dépit des impasses dans
lesquelles elle s’est souvent fourvoyée, alimentant des dérives
violentes, fait de Haïti un pays attachant, du moins pour moi.
Cette histoire donne aux intellectuels du pays une
responsabilité particulière, car il leur revient de contribuer à ce
que cette volonté populaire s’inscrive dans une perspective
digne de ses aspirations humanistes. Tout au long du XIXe
siècle ces intellectuels ne l’ont pas fait, s’inscrivant dans le
projet des classes dominantes : s’insérer dans le système
mondial. Le communisme de la IIIe Internationale offrait une
autre perspective : celle de sortir de ce système et de construire
le socialisme. Les vicissitudes du communisme historique et
finalement sa dérive et son effondrement peuvent inspirer un
retour aux illusions de l’insertion dans le capitalisme mondial,
mais ils peuvent aussi libérer la pensée et l’action socialiste et
s’inscrire dans une nouvelle étape de leur déploiement.
D’autant que Cuba, le pays voisin qui a fait une révolution et
qui est parvenu à éviter l’effondrement que celui du modèle
soviétique devait normalement entraîner, avancera peut être
dans une direction nouvelle allant dans ce sens souhaitable
difficile, mais non impossible. D’autant également que dans
toutes les Antilles les choix qui s’offrent sont de même nature,
que les peuples de cette région du monde ont appris à
combattre et que le capitalisme mondialisé n’a rien à leur offrir
d’autre que le tourisme et l’émigration en masse.
Le sujet de ces options était situé au cœur de toutes les
discussions auxquelles j’ai participé, avec des militants de
Haïti, de la Jamaïque, de la République dominicaine, de Cuba,
et des autres îles des Caraïbes. Plus qu’ailleurs la ligne de
fracture est ici visible entre ceux d’entre eux qui n’ont pas
renoncé à tenter une insertion meilleure dans le capitalisme
mondial, assise sur des réformes sociales et politiques internes
sérieuses, la coopération régionale et le renforcement éventuel
d’un front du Sud capable d’imposer de véritables
négociations au Nord impérialiste et ceux qui craignent que de
telles tentatives ne se soldent finalement que par de nouvelles
illusions. Il n’est pas facile de choisir entre ces deux points de
vue. Les « réformistes » sont quand même ici des radicaux et
ne sauraient être confondus avec la bourgeoisie compradore
qui se contente de tirer profit de la mondialisation telle qu’elle
est. Les « révolutionnaires » ne sont pas nécessairement des
« aventuriers » irresponsables ou des « dogmatiques »
dépassés. Les uns et les autres sont les produits de peuples
vaillants, intrépides dans leur tradition de luttes.
L’establishment nord américain en est bien conscient et c’est
la raison pour laquelle il considère les Caraïbes comme une
région « dangereuse » et ne recule jamais devant les moyens
d’intervention les plus odieux pour casser par la violence la
plus extrême toute tentative de libération et de progrès social
et démocratique de ses peuples. Son soutien continu aux
Tontons Macoutes de Haïti, ses interventions militaires
hypocrites (au nom de la démocratie !) destinées en fait à
rendre tout progrès démocratique impossible, son
débarquement à Grenade, son soutien inconditionnel aux
contras du Nicaragua, ses menaces et provocations
quotidiennes à l’égard de Cuba, aujourd’hui son soutien à
Aristide qu’elle a acheté, sont là pour le prouver chaque jour.
Face à cela l’attitude des Européens reste timorée et en fait
souvent simplement alignée sur Washington.
La République Dominicaine
Par opposition à Haïti, la partie espagnole de Saint Domingue
(la République dominicaine) a pu être intégrée moins
difficilement dans le système du capitalisme mondial, pour des
raisons évidentes : cette partie de l’île était fort peu peuplée
lors de l’insurrection de la colonie française, elle a été
« libérée » par les Haïtiens sans l’avoir été par ses propres
moyens puis « protégée» par le maintien tardif de la
colonisation espagnole et finalement intégrée dans l’espace
nord américain auquel elle fournit une émigration dense (et un
peu de drogue, cela va de soi). Les vestiges de cette première
colonie espagnole (Colomb débarquait ici) et de la première
capitale de la Vice Royauté en Amérique sont
impressionnants, beaux et dans un état de restauration parfait.
Comme à Cuba, au Mexique, au Brésil, l’importance de ces
monuments et villes anciennes, qui fait contraste avec le désert
des Etats Unis, témoigne que le projet sociétaire des Espagnols
et des Portugais était considérablement plus riche dans ses
visées culturelles que celui des Anglais en Amérique du nord.
L’île, qu’Isabelle et moi avons traversée dans une belle
ballade, est évidemment magnifique. Dans sa partie espagnole
la misère des classes populaires paraît moins visible qu’en
Haïti. Grâce à Isabelle Rauber, militante des mouvements
populaires de base dans plusieurs pays de son continent, nous
avons pu voir comment les classes populaires tentent de
s’organiser ici en force autonome.
Le résultat de tout cela est un gouvernement passablement
confus, de la famille de la « social- démocratie des pauvres ».
Néanmoins positivement actif dans une tentative de dialogue
Nord-Sud digne de ce nom, comme Max Puig l’a démontré au
cours des discussions entre l’Union Européenne et les ACP
pour le renouvellement de la convention de Lomé. Les
Universitaires de la République dominicaine n’ont accueilli
avec un faste que je n’imaginais pas et offert en 1999 un titre
honorifique de professeur à l’Université de Santo Domingo.
Témoignage de leur sentiment anti-impérialiste sincère.
Les Antilles françaises
Retour de Haïti et Saint Domingue, l’escale de la Guadeloupe
offre une image qui tranche. Les Antilles françaises, comme
les autres, avaient été soumises aux horreurs de l’esclavage et
étaient restées des colonies misérables jusqu’à la seconde
guerre mondiale. Les Français d’aujourd’hui ont
complètement oublié que la transformation a été le résultat
d’un combat en faveur de la « départementalisation-
assimilation » dirigé par les communistes locaux et de ceux de
la métropole, contre le vieil esprit colonial de la droite et de la
social-démocratie. Sans les communistes les Antilles seraient
restées des colonies et aucun doute que leurs peuples auraient
alors mené le combat pour l’indépendance comme dans les
Antilles anglaises. L’option de l’assimilation, c’est dire de
l’application effective des lois de la métropole dans tous les
domaines politiques, sociaux et économiques, a marginalisé
celle choisie par les indépendantistes, à travers lesquels ne
s’exprime plus aujourd’hui que la révolte – justifiée – contre
les vestiges du racisme (en voie quand même d’extinction) et
surtout les ravages du tourisme. Car l’assimilation, dans les
conditions d’un système qui est demeuré capitaliste (alors que
les communistes de l’époque l’avaient pensé dans une
perspective de transformation socialiste), n’a pas exclu la
reproduction de l’inégalité immanente à ce système, atténué en
termes de niveaux de vie par l’émigration, l’ouverture de la
fonction publique française aux Antillais, le tourisme et les
subventions économiques et sociales.
En 2003, nous rendant à Belem, Isabelle et moi sommes
passés par la Guyane. Il faut y voir la base spatiale.
Impressionnant, et rassurant quand on sait que la technologie
utilisée, française en l’occurrence, vaut celle des Etats Unis, et
pourrait la dépasser sans difficulté si on voulait comprendre
l’importance de l’enjeu : mettre un terme à l’arrogance de
Washington.
J’avais connu, étudiant à Paris, un bon nombre des militants et
dirigeants du communisme antillais (et réunionnais) et partagé
leur option – l’assimilation. Je ne crois pas qu’ils ont eu tort.
Sans doute leurs espoirs socialistes ont-ils été déçus; mais le
combat pour le socialisme peut et doit être poursuivi,
aujourd’hui aux côtés des autres segments de la société
française. Et ce combat n’a pas moins de chances que celui
auquel les autres Antillais sont confrontés aujourd’hui face à
l’ogre américain.
Le peuple de Haïti avait fait une option analogue en son
temps, celui de bénéficier de la citoyenneté républicaine de la
France révolutionnaire. Les Montagnards l’avaient compris.
Au point d’être capables pour certains d’entre eux d’avoir
formulé cette pensée superbe : « ils (les esclaves de Saint
Domingue) ont conquis leur liberté, ce sont des citoyens ».
Mais Napoléon, prisonnier de ses préjugés conservateurs et
donc colonialistes n’était pas fait pour le comprendre.
Emergence ou pillage renforcé des ressources naturelles ?
Les fonctions attribuées à certains pays d’Amérique latine et
aux Caraïbes ne sont pas différentes de celles que remplissent
les colonies de pillage en Afrique et en Asie. Le statut qui est
encore celui du Venezuela et de la Bolivie demeure celui de
fournisseurs de pétrole et de minerais, rien de plus. Certes ici
les pouvoirs en place – Chavès puis Maduro, Morales – issus
d’avancées populaires authentiques – le savent et voudraient
promouvoir de véritables politiques systématiques permettant
de sortir de cet état. Mai aux difficultés objectives auxquelles
se heurte cette volonté certaine, s’ajoutent non seulement
l’hostilité déclarée des puissances impérialistes, mais aussi
celle de segments importants de l’opinion occidentale, encore
une fois manipulés avec succès par le clergé médiatique au
service des monopoles pilleurs.
Dans les Caraïbes, après que l’ère du sucre soit entrée dans sa
phase de déclin, les forces dominantes à l’échelle mondiale ne
proposent rien d’autre que le tourisme et la sur exploitation du
travail local dans des enclaves soumises à la dictature du
capital international (bénéficiaire de surcroît d’avantages
financiers exorbitants). J’ai eu l’occasion de discuter de ces
questions en 1999 en Jamaïque, à Haïti, à Cuba. Je faisais
observer tout simplement que la voie proposée excluait
d’emblée toute amorce, même timide, de construction d’une
économie intégrée, aux échelles nationales et à celle de la
région, condition incontournable pour répondre aux exigences
minimales de progrès social et politique.
La démocratisation de l’Amérique latine 1980-2000
La culture politique de l’Amérique latine a été profondément
bouleversée au cours des années 1980 et 1990 et ses sociétés
ont amorcé une démocratisation réelle sans commune mesure,
je crois, avec celle de l’Asie, du Moyen Orient et de l’Afrique
(Afrique du Sud exceptée). Je ne parle pas ici des apparences,
c’est à dire de l’adoption de façade des principes dits du
pluripartisme et de l’organisation d’élections - parfois à peu
près honnêtes, le plus souvent de la nature de la mascarade -
de la reconnaissance parfois de quelques droits humains en
théorie et en pratique. Ces « réformes », mises à la mode par
les médias dominants, ne garantissent en aucune manière la
démocratisation de la société, pas même réellement celle de la
vie politique; et ne sont dans une large mesure que le mode de
gestion de la crise convenant au capital transnational dominant
dans la phase actuelle de chaos. Je parle ici de choses
sérieuses, c’est à dire de la démocratisation de la culture
politique et des interprétations idéologiques.
De ce point de vue la majorité des sociétés d’Amérique latine
semble en passe de faire un bond qualitatif. Les « traditions »
d’autocratie dans la gestion des rapports entre gouvernants et
gouvernés, entre chefs et masses, entre dirigeants de partis (y
compris de gauche, même révolutionnaires et marxistes, bien
entendu) et militants de base, entre hommes et femmes, entre
pouvoir central et collectivités locales, sont toutes fortement
ébranlées par une conscience qui se généralise et des actions
multiformes. Je dois de l’avoir compris à l’ami P. G.
Casanova, qui insiste sur cette réalité nouvelle en voie de
cristallisation, et je suis convaincu que ses arguments sont
puissants : l’amorce de cette démocratisation en profondeur est
bien réelle, il ne s’agit pas de voeux pieux et d’illusions
alimentées par des transformations en superficie; il s’agit
d’une vague de fond.
Rien de comparable, me semble-t-il, n’est engagé en Asie et
en Afrique. Dans l’ensemble l’exigence de démocratisation (et
je dis bien démocratisation, considérée comme un processus
profond et long et non démocratie, définie en général comme
un état qui se résume dans quelques formules partielles et sans
portée autre que limitée) reste étrangère à la culture politique
des classes dirigeantes et des classes dominées. Il y a même
beaucoup de signes de régressions dans ces domaines, comme
le ralliement des uns (les dominants) et des autres (les
dominés) aux mirages des intégrismes religieux ou de la
communauté ethnique. Ces régressions vident les quelques
« réformes » dites « démocratiques » - quand elles sont mises
en oeuvre - de tout contenu sérieux. Il y a sans doute des
exceptions de portée et de nature diverses, en Corée, en Chine
à sa manière, en Inde où une certaine dose de démocratie dans
la gestion politique parait solidement enracinée, en Afrique du
Sud grâce à la victoire remportée sur l’ignoble apartheid. Mais
il ne s’agit que d’exceptions, par ailleurs encore fragiles ou
même menacées.
Mais en Amérique latine comme dans les exceptions
asiatiques et africaines l’aspiration des peuples à la
démocratisation des rapports sociaux et politiques se heurte
déjà, d’emblée, aux contraintes que la mondialisation
capitaliste impose. L’inégalité dans la répartition du revenu, la
paupérisation de masse, l’exclusion des couches dites
« marginalisées », que la soumission aux exigences du
libéralisme capitaliste mondialisé génère fatalement, vident de
leur contenu les avancées démocratiques, les fragilisent et - si
cette soumission se perpétuait - en réduisent la portée à celle
de ce que j’ai qualifié ailleurs de « démocratie de basse
intensité ». La tâche qui s’impose dès aujourd’hui est de
définir des stratégies d’ensemble -économiques et politiques -
qui assurent le renforcement mutuel des aspirations
démocratiques et des aspirations à la « justice sociale » (un
terme que je n’aime pas beaucoup, parce qu’il est élastique et
ambigu, mais que j’utilise pour désigner l’ensemble des
réformes nécessaires pour assurer le maximum d’égalité et
d’intégration sociale). Ces stratégies requises impliquent
nécessairement qu’on sorte de la soumission néolibérale,
qu’on parte du principe que les « marchés » comme on dit
doivent être régulés pour être mis au service d’un
développement réel au bénéfice des classes populaires. Le
degré de conscience de cette contradiction nouvelle et les
réponses qui lui sont données varient d’un pays à l’autre, d’un
courant politique à l’autre.
J’ai suivi avec autant d’attention que possible les renouveaux
idéologiques qui ont préparé à ce saut qualitatif. En particulier
les débats au sein des gauches révolutionnaires bien entendu,
auxquels je participe autant que possible. L’abandon de la
dogmatique stalinienne dans toutes ses dimensions (y compris
évidemment celles qui concernent l’organisation du parti et
des mouvements sociaux), mais aussi la critique de la
substitution à celle-ci d’un « révolutionnarisme » que les
mouvements militants de la décennie 1965-1975 ont promu,
sont au coeur de ces débats. Zapatistes au Mexique, PT au
Brésil, néomaoistes en Chine (c’est le nom qu’ils se donnent à
eux mêmes), tendances radicales nouvelles qui apparaissent
dans les partis communistes (et autour) en Inde et en Afrique
du Sud, me paraissent être à l’avant garde dans ces débats. Je
ne dis pas que ces forces nouvelles ont déjà défini des
alternatives crédibles, puissantes et efficaces. Je dis seulement
qu’elles en sont porteuses potentiellement. En contraste les
mondes islamique, arabe et africain paraissent encore frappés
de stérilité.
J’ai suivi avec autant d’intérêt la naissance et le
développement d’un autre courant radical nouveau, celui que
porte la théologie de la libération chez les chrétiens
d’Amérique latine et des Philippines. Je suis de ceux qui
pensent qu’il s’agit là d’une composante importante de la
transformation radicale à l’ordre du jour du nécessaire. Initiée
me semble-t-il par les écrits de Gustavo Gutierrez dès 1968, ce
courant a rapidement rassemblé des penseurs de première
force et qualité, comme Leonardo Boff, Franz Hinklemaert,
François Houtart. Les écrits de ce dernier, devenu un ami
d’une douceur et d’une rigueur absolues, m’ont beaucoup
appris. J’ai donc participé à quelques uns des grands débats
ouverts par les théologiens de la libération, en particulier en
participant à leur congrès à Manille en 1997. Les responsables
que j’ai rencontrés dans ces débats, Israël Batista, Sam Kobia,
James Oporia Ekwaro, Xavier Gorostiaga et d’autres sont
devenus depuis quelques uns de mes interlocuteurs
permanents. Mais le succès du mouvement ne se situe pas
exclusivement au plan de la pensée. Le courant de la théologie
de la libération n’anime pas seulement une foule de « petites
actions » à la base (mais tout grand mouvement commence par
beaucoup de « petites actions »); il est parvenu à devenir un
mouvement de masse et, comme au Brésil, à s’imposer
jusqu’au niveau de la Conférence des Evêques. Un moment
tout au moins car la contre offensive que l’Eglise conservatrice
conduit sous la houlette du Pape s’emploie à soutenir la
construction d’un « contre feu » chrétien intégriste de droite et
même d’extrême droite, et est parvenue à faire reculer le
mouvement. Ici aussi avancées et reculs. C’est la loi de toute
guerre sérieuse.
Des mouvements démocratiques à portée plus strictement et
immédiatement politique, largement dominés par les classes
moyennes urbaines - mais soutenus par le monde ouvrier - ont
fait reculer les dictatures du cône sud latino-américain à partir
de 1985. Que ces mouvements aient bénéficié de la sympathie
des pouvoirs occidentaux dominants dont évidemment
Washington - ne fut ce que parce que les dictatures étaient
usées et qu’elles avaient perdu leur fonction dans la gestion de
la crise - n’annule pas le caractère positif de cette évolution
des classes moyennes. Ailleurs - notamment dans les mondes
islamique et africain - celles-ci ont adopté de toutes autres
attitudes et glissé vers le fascisme religieux ou ethnique,
également soutenues par Washington dans cette évolution.
C’est que dans un cas comme dans l’autre ces classes
acceptent la soumission au diktat de la mondialisation néo-
libérale et c’est tout ce qui intéresse les pouvoirs dominants du
grand capital transnational. Ce qui est résulté de ces
mouvements démocratiques latino-américains est
simultanément une avancée (démocratique politique) et un
recul (impasse néo-libérale qui fragilise l’avancée
démocratique). Le gouvernement de F.H. Cardoso, qui s’était
rallié à cette formule - contre le PT de Lula à l’époque - est le
plus bel exemple de cette impasse. La stagnation économique
dans laquelle le néo-libéralisme enferme fatalement le Brésil
dément toutes les promesses qui associent mécaniquement
« marché et démocratie ». La même formule - dans une
version plus vulgaire - caractérisait l’Argentine de Menem. Au
Chili le compromis avec les forces armées - restées longtemps
sous le commandement de Pinochet - a atténué encore
davantage la portée de la démocratisation politique, ici
fortement limitée.
Trois évolutions paraissent - ou paraissaient - plus
prometteuses. La première est celle des portes ouvertes par le
soulèvement néozapatiste du Chiapas, dont la date a coïncidé -
pas par hasard - avec la signature du traité de l’ALENA
(NAFTA) intégrant le Mexique dans l’espace des Etats Unis.
Le néozapatisme est une victoire sur un double plan. D’abord
parce que le mouvement ne s’est pas enfermé dans le
régionalisme-ethnicisme, mais a eu immédiatement un
immense écho favorable dans tout le Mexique. Preuve à la fois
que la nation mexicaine existe (et c’est un fait positif) et que
l’aspiration démocratique y est puissante. Sur un autre plan les
méthodes de mobilisation, d’organisation et de langage
politique que le sous commandant Carlos a inaugurées
constituent une avancée incomparable, en réponse aux défis de
notre époque. Je passerai sous silence les « mondanités »
organisées par les « amis du Chiapas », auxquelles je me suis
abstenu de participer. L’avenir dira évidemment qui finira,
dans la phase qui est la nôtre, par l’emporter : l’alliance
démocratique impulsée par le néo-zapatisme, qui devra alors
sortir le pays de l’impasse néo-libérale imposée par l’ALENA
et simultanément aller au-delà de sa « théorie » d’origine
(« l’ojectif n’est pas de prendre le pouvoir etc »), ou l’alliance
des forces conservatrices mexicaines et de Washington.
J’ai pu voir par moi même les transformations que l’Amérique
latine avait enregistrées au cours des deux dernières décennies,
dont la portée est positive, bien que sans doute limitée, comme
toujours. Par beaucoup de ses aspects la société n’est plus la
même que celle que j’avais connue au cours de mes premiers
voyages et à travers mes lectures. Mais peut être peut-on en
dire autant d’à peu près toutes les sociétés de la planète.
Le positif : l’Amérique latine paraît être entrée dans un
processus de démocratisation réel. Non pas tant que les
gouvernements y soient désormais dans l’ensemble issues
d’élections (cependant bien douteuses dans certains cas,
comme au Pérou avec la reélection forcée en 1999 de
Fujimori, qui a dû s’enfuir honteusement un peu plus tard)
plutôt que de coups d’Etat militaires. Beaucoup plus important
est le fait que les classes populaires commencent
véritablement à ressentir un besoin d’expression démocratique
autonome. Au Mexique la stratégie intelligente adoptée par le
mouvement du Chiapas est parvenue à faire sortir les Néo
Zapatistas du ghetto indigéniste régional pour devenir la
composante d’avant garde active de la revendication
démocratique générale du peuple mexicain. Nous nous
trouvions Isabelle et moi à Mexico lorsque fut organisée par le
mouvement en 1998 une « votation populaire informelle »
(c’est à dire non organisée par l’Etat). Promenés dans les
quartiers par un groupe de militants auprès desquels notre ami
P. G. Casanova nous avait introduits, nous avons pu constater
le sérieux de la campagne. Que celle-ci ait connu un succès
comparable à beaucoup d’élections officielles constitue un
indicateur qui, je crois, n’a pas beaucoup d’équivalents à
travers le monde contemporain. La suite a confirmé la
renaissance d’une force de gauche radicale puissante.
Ce même processus de démocratisation est à l’œuvre ailleurs.
Dans la République Dominicaine, comme à Cuba et à Haïti,
conduits par des militants de base animateurs d’actions
multiples (en particulier par Isabelle Rauber et par nos amis de
Haïti), nous avons pu tout également voir comment ces
expressions du besoin de démocratie politique et sociale
contribuent efficacement à la repolitisation des classes
populaires, à leur donner à nouveau confiance en eux mêmes,
à les aider à dépasser la tradition de l’embrigadement derrière
des chefs charismatiques ou prétendus tels.
Le Brésil, visité fréquemment à partir de 2000, donne
confiance dans son avenir possible. Des forces sociales de
gauche puissantes sont à l’œuvre partout dans le pays.
L’occasion m’était offerte de discuter avec un certain nombre
de leurs dirigeants, du Mouvement des Sans Terre, de la
centrale syndicale CUT, du PT (je garde ici un souvenir ému
de quelques uns de ces militants, le métallo Tarcisio Secoli,
l’organisateur d’une coopérative rurale Roberto Villela, ancien
du groupe « Carlos Marighela », le conseiller syndical Giorgio
Romano Schutte), d’entendre les analyses des défis et des
difficultés (je pense ici surtout à celles qu’Emir Sader a
formulées). Le volte face de F. H. Cardoso – je ne vois d’autre
terme pour qualifier son ralliement à la droite brésilienne –
s’expliquait sans doute par l’ambition personnelle de cet
homme qui s’était toujours considéré comme
« présidentiable » et a fini par tout soumettre à la réalisation de
ce projet. Des traits de caractère de la personne, que j’avais
bien connu et estimé dans le passé, que j’avais soupçonnés, me
paraissant aujourd’hui expliquer cette évolution. Face à cette
réalité les images roses du régime qu’un grand nombre
d’Européens (comme Alain Touraine) ont propagées à travers
les medias devraient faire sourire.
Il y a toujours un envers de la médaille. Les aspirations
démocratiques en Amérique latine n’ont pas été accompagnées
par un rejet sans équivoque du discours néolibéral dominant.
Les luttes sociales se situent dans l’ensemble sur un terrain
défensif et combattent telle ou telle conséquence inacceptable
de la mise en œuvre du projet néo-libéral par les classes
dominantes. Par contre beaucoup des principes de base de
l’idéologie du capitalisme contemporain sont acceptés soit
faute d’esprit critique, soit parce qu’une alternative socialiste
paraît non crédible. Les intellectuels ont une responsabilité
particulière dans cet état des choses et leur démission
contribue fortement à perpétuer des illusions dangereuses. Les
gauches latino-américaines continuent la tradition de tourner
leurs regards vers « l’ouest », les modèles du capitalisme
central des Etats Unis et d’Europe; ce que je ne m’explique
guère que par leur appartenance historique, culturelle et
linguistique à l’Europe de leurs origines. Aujourd’hui ces
gauches croient pouvoir imiter les sociaux démocrates
européens – pourtant combien devenus misérables à force de
ralliements au libéralisme – cherchent à s’en rapprocher
(adhérer à l’Internationale Socialiste par exemple). L’idée que
les défis auxquels leurs sociétés sont confrontées sont ceux du
capitalisme périphérique, et que ces défis devraient plutôt les
inviter à contribuer à la reconstitution d’un front anti-
impérialiste avec l’Asie et l’Afrique, ne s’impose pas à eux
spontanément. La trajectoire démocratique empruntée en
Amérique latine rencontre ici ses limites. C’est pourquoi la
démocratisation me paraît encore vulnérable, fragile et peut
être même réversible. Non pas seulement que les maîtres du
système global – l’establishment des Etats Unis – soient tout à
fait capables d’un retournement en faveur de dictatures
violentes si le maintien des privilèges du capital qu’il
représente l’exigeait (et je n’ai aucune confiance dans le
discours « démocratique » - conjoncturel- de cet
establishment). Les peuples eux mêmes, déçus par la
démocratie de basse intensité associée au libéralisme,
pourraient plonger à nouveau dans des illusions d’une nature
ou d’une autre. Mais l’élection de Chavès au Vénézuela puis
celle d’Evo Morales en Bolivie suivie par celle de Correa en
Equateur constituent certainement de belles avancées
révolutionnaires qui inaugurent la possibilité réelle d’un
nouveau parcours en direction de l’invention d’un socialisme
du XXI ème siècle.
En Amérique latine, comme ailleurs tant que la lutte pour la
démocratisation de la société dans toutes ses dimensions (qui
implique le rejet total du projet libéral) ne sera pas associée à
une stratégie de renouveau de la perspective socialiste, les
avancées réalisées ici ou là resteront fragiles. Par exemple au
Mexique : la fin de la dictature du PRI est désormais
consommée, mais au profit de qui ? D’une illusion associant
démocratie formelle et soumission au libéralisme et à
l’hégémonisme de Washington ? Que peut en attendre le
peuple mexicain ? Le ralliement du Forum de Sao Paulo au
consensus dit de Buenos Aires n’est-il pas l’indicateur que la
menace de cette fausse sortie du dilemme concerne également
d’autres pays du continent ? Soyons confiants: la nouvelle
gauche radicale mexicaine est pleinement consciente de la
nature du défi.
Face à ces dangers réels la belle figure du regretté Celso
Furtado fait contraste. Invité en mai 2000 à l’occasion de la
commémoration de ses 80 ans je n’ai pas été surpris de
l’entendre formuler l’une des analyses critiques du libéralisme
parmi les plus radicales, cohérentes et puissantes qui soient, de
surcroît dans la région attachant de son Nordeste, dans ses
charmantes capitales historiques – Récife et Joa Pessoa,
visitées à cette occasion. Dans un pays comme le Brésil qui
constitue peut être l’un des maillons faibles du système
capitaliste libéral, il est important que cette voix continue à
bénéficier du prestige qui lui est du.
L’Amérique centrale au Sud du Mexique était toujours
demeurée le lieu d’une rébellion quasi permanente depuis les
années 1920 (les premiers mouvements de Sandino et de
Marti), et, en dépit des dictatures sanglantes et longues -
comme celle de Somoza au Nicaragua ou celles du Guatemala
après le renversement d’Arbenz soutenues fermement par
Washington, financièrement et militairement - le feu n’avait
jamais cessé de couver. La victoire de la guérilla sandiniste en
1979, l’extension de la lutte du Front Farabundo Marti au
Salvador dans les années 1980, n’étaient pas surprenantes. Du
moins elles ne m’ont pas surpris. J’ai eu l’occasion de
rencontrer des militants de ces mouvements avant et après
leurs victoires et - au delà du respect naturel que j’éprouve
pour tous les combattants courageux des mouvements
populaires anti- impérialistes - j’ai toujours partagé largement
leurs analyses, qui me paraissaient avoir fait sérieusement la
critique du dogmatisme stalinien comme celle de la riposte
« gauchiste », et intégré la dimension démocratique. Ils en ont
donné quelques preuves réelles importantes après leur victoire.
Cela n’a malheureusement pas empêché un glissement du
régime du Nicaragua qui a favorisé le soutien des
interventionnistes de Washington aux Contras et finalement
conduit à la déroute électorale de 1989. J’ai évidemment suivi
de près le déroulement de ce drame, analysé avec la meilleure
lucidité par notre ami Gorostiaga. Du coup également le Front
Farabundo Marti a été contraint de souscrire à un compromis
minimal au Salvador. Le retour d’Ortega au pouvoir en 2007
au Nicaragua, même si d’évidence les conditions ne sont plus
celles de la première expérience révolutionnaire de ce pays,
doit néanmoins être considéré comme un indicateur positif.
Les espoirs investis dans ce type de réaction affirmative au
défi de notre époque ne sont pas pour autant définitivement à
écarter. Sous d’autres formes les luttes de masse pourront
avancer la mise en oeuvre de stratégies associant avec succès
libération anti-impérialiste et démocratisation. Mais dans
l’immédiat les défaites en Amérique centrale ont fait pencher
la balance en faveur de l’option luttes de masses (luttes de
classes) - luttes électorales amorcée par le PT de Lula au
Brésil. Cette option s’est cristallisée par la constitution du
Forum de Sao Paulo qui regroupe des partis et organisations
importants de beaucoup de pays latino-américains majeurs.
Ces partis ont d’ailleurs marqué des points sur le plan électoral
dont on aurait tort de sous estimer la portée. Lula avait été à un
doigt de gagner les élections présidentielles au Brésil contre
Cardoso – un « candidat de luxe pour la droite » comme l’a dit
le vieil ami Darcy Ribeiro, et l’a emporté largement quelques
années plus tard. Conquérir par la suite les municipalités de
villes gigantesques comme Sao Paulo, Porto Alegre,
Montevideo n’est pas à la portée de n’importe quel
mouvement. Mais ces avancées - et victoires même - font à
leur tour problème. Elles encouragent des illusions
électoralistes, comme toujours. Elles retardent la cristallisation
de stratégies offensives cohérentes et efficaces associant
démocratisation et progrès social (qui implique de sortir du
néolibéralisme). Sur ce plan le Forum de Sao Paulo et le PT
qui en constitue la colonne vertébrale - m’ont véritablement
déçu, je l’avoue. Je n’ai rien trouvé dans les débats qu’ils ont
animés - que j’ai suivi de près - qui ait démontré une
conscience suffisante de la nature du défi. Je n’ai donc pas été
étonné lorsque ce Forum a commencé à donner des signes
d’essoufflement, marqués à la fois par la crise au sein du PT et
la prise de position des signataires du « consensus de Bueno-
Aires » par les principaux partis associés se voyant aptes à
gagner des élections dans leurs pays respectifs, comme les
Socialistes chiliens, les Radicaux argentins, les Démocrates du
Mexique. On sait que tous ces partis ont finalement souscrit à
l’idée que le libéralisme mondialisée était devenu une donnée
définitive pour le présent et l’avenir. Quelle erreur magistrale,
à mon avis ! Au moment même où les grands partis
d’Amérique latine dans lesquels on pouvait investir de grands
espoirs souscrivent à cette billevesée, la crise mondiale du
capitalisme néolibérale éclatait en Asie de l’Est et du Sud est.
Or ici on voit se dessiner des réactions anti-libérales (la
confirmation de la fermeture des comptes-capital par la Chine
et l’Inde …) portées par les classes dirigeantes elles-mêmes…
pas toujours particulièrement démocratiques. C’est ce moment
même que choisissent les socialistes chiliens pour se situer à
droite de la timide démocratie chrétienne de ce pays, rêvant
peut être de rivaliser de zèle avec Tony Blain et Schroder,
encouragés dans leur dérive par l’Internationale socialiste!
Les pays andins paraissent être demeurés largement en dehors
des évolutions générales du continent. Au Pérou la formule
insurrectionnelle des années 1960 et 1970 s’est perpétuée ici
dans la forme dramatique des Sentiers Lumineux (pseudo
maoistes), en Colombie la guerre civile n’en finit pas de se
renouveler. En contre point la dictature constitue, pour le
pouvoir de Washington et des classes dominantes, le seul
mode de gestion de la stagnation et de la crise, en Colombie,
au Pérou et bien sûr en Bolivie.
Nouvelles victoires, nouveaux défis
Je reviendrai plus loin (voir l’annexe 1 du chapitre 7 : Les
Forums sociaux sont- ils utiles pour les luttes populaires ?) sur
notre critique des « mouvements sociaux » qui se retrouvent
désormais dans les Forums depuis le début de ce siècle, et sur
la place qu’y occupe le Forum mondial des alternatives.
Mes responsabilités militantes au sein de ces mouvements me
permettent d’en parler de l’intérieur. Car je suis d’aussi prés
que possible les débats au sein de tous ces mouvements en
Europe, en Asie, en Afrique et en Amérique latine. Je prends
position avec tous ceux qui pensent que ces mouvements
doivent devenir des acteurs collectifs de la transformation du
monde, conscients et lucides, capables non seulement
d’analyser, mais encore et surtout d’organiser ce que nous
appelons « la convergence dans la diversité », de conduire
ensemble des batailles et de les gagner. L’Appel de Bamako
s’inscrit dans cette perspective, comme François Houtart et
moi- même l’avons rappelé dans un article publié dans le
numéro de mai 2006 du Monde Diplomatique.
De ce point de vue l’Amérique latine me parait être en avance
sur les autres continents. Car les mouvements qui se sont
mobilisés ici ne sont pas de la nature de petites organisations
marginales ou de mouvements limités aux classes moyennes,
comme cela est encore souvent le cas ailleurs. Il s’agit ici de
grands mouvements populaires au bon sens du terme,
entraînant dans l’action des masses qui se comptent par
millions. C’est ce que j’appelle des avancées révolutionnaires.
On pourra discuter des raisons qui ont permis ce saut
qualitatif : le bénéfice de conditions démocratiques meilleures
qu’ailleurs, l’indépendance d’esprit des mouvements à l’égard
des partis politiques traditionnels. Le fait est que ces
mouvements ont amorcé des changements qui ont permis des
victoires électorales qu’on a de la peine à imaginer encore
ailleurs. La victoire de Lula a été la première de la liste. Une
victoire des classes populaires, incontestablement. Et c’est
pourquoi, une défaite éventuelle de l’expérience ne serait rien
moins que catastrophique. Cette victoire a été suivie par celle
de Kichner en Argentine, élu contre les programmes libéraux
dominants. Chavès a été imposé par un mouvement populaire
de grande ampleur, qui a été capable de lui faire gagner des
batailles électorales et un référendum difficiles, puis de mettre
en déroute le coup d’état fomenté par la réaction locale et la
CIA. Evo Morales a été porté à la Présidence par le peuple
indien de Bolivie, Corea en Equateur et Ortega au Nicaragua..
D’autres victoires sont possibles. Au Pérou le candidat de la
droite ne vient de l’emporter – en mai 2006- que de justesse
devant celui du mouvement. Dans un pays qui a connu les
vicissitudes qu’on connaît, la dérive puis la déroute des
Sentiers Lumineux, cette nouvelle donne est loin d’être
négligeable. Au Mexique la montée de la nouvelle gauche est
bien avancée.
L’émergence des « peuples indigènes » se situe dans ce cadre.
Car il ne s’agit pas ici de revendications « communautaristes »
séparatistes, comme c’est souvent le cas ailleurs. Il s’agit de
revendications citoyennes qui s’attaquent au problème de fond
de la définition des nations du continent qu’on devrait
désormais appeler des nations indo-afro-latines.
Oui donc, des victoires importantes. Mais qui dit victoire dit
aussi défis nouveaux à relever dont il importe de mesurer toute
l’ampleur. Car ces victoires n’ont pas été le fruit de ce qu’on
appelle du terme classique « des révolutions », lesquelles sont
en position de « faire table rase » et d’engager la société dans
des transformations radicales. Les mouvements sont au
gouvernement, mais les pouvoirs économiques et sociaux,
beaucoup des pouvoirs institutionnels, comme la justice,
demeurent sous le contrôle du grand capital local et étranger,
des latifundiaires et de leurs serviteurs politiques. Au Brésil,
face au gouvernement de Lula, ces forces réactionnaires sont
toujours présentes en force, jusque dans les allées du Congrés,
des Etats et des Municipalités.Il en est de même ailleurs,
même au Vénézuela et en Bolivie.
Dans ces conditions « que faire ? ». Comment amorcer et faire
avancer les transformations nécessaires des rapports sociaux,
dans un sens favorable aux classes populaires ? Je n’ai pas de
leçons à donner sur ces sujets mais peut être seulement
quelques mises en garde. Je ne suis pas contre la « politique
des petits pas ». Je ne pense pas qu’on puisse faire mieux et
plus dans les circonstances. Mais je suis de ceux qui pensent
que le conflit avec les intérêts dominants du capitalisme
oligopolitisque mondial et des forces réactionnaires locales qui
lui sont associées, est inévitable. L’option en faveur de
« solutions réalistes » et d’un « ajustement aux exigeances de
la mondialisation libérale », comme le préconisent les Sociaux
libéraux européens, la Banque Mondiale et d’autres, ne peut
être que catastrophique. Malheureusement cette option est
celle qui a l’oreille du gouvernement de Lula, lequel en a
donné la preuve en volant au secours de l’OMC en difficulté à
Hong Kong en 2005. Or la défaite de l’OMC aurait constitué
une immense victoire pour les peuples du Sud, amorçant la
construction d’un monde multipolaire authentique. Le Brésil
de Lula a préféré les illusions des « pays émergents » que les
puissances occidentales flattent, défendu en dernière analyse
les intérêts de ses latifundiaires aux côtés de l’Inde !
La construction d’un front des nations d’Amérique latine face
à l’arrogance des Etats-Unis est désormais devenue
imaginable. C’est l’objectif du plan ALBA (initiative
bolivarienne pour les peuples américains). Un plan d’abord de
solidarité politique dont l’économie est fondée non sur le
concept de « marché commun » (comme le Mercosur) mais
sur celui de la construction de complémentarités, à commencer
par celles qui concernent l’accès et l’usage des ressources
naturelles.
Des avancées prometteuses en Amérique latine
En Amérique latine les avancées amorcées dans les décennies
précédentes sont désormais confrontées à des choix difficile
qui décideront de l’avenir. Au Venezuela la sortie de
l’économie de rente pétrolière et la construction d’un système
productif agricole – industriel toujours inexistant
conditionnent l’engagement du pays sur la longue route du
progrès dans une perspective socialiste. En Bolivie et en
Ecuador les réponses à la question double de la sortie du
modèle de lumpen développement toujours en place et du
règlement de la question nationale – plus exactement de la
définition institutionnelles de la pluri-nationalité – restent en
suspens. Au Brésil le compromis historique mis en place par
Lula et le PT, associant des avancées sociales limitées et un
incontestable progrès de la démocratie au maintien des
pouvoirs économiques (et politiques) des classes possédantes –
latifundiaires modernisés et monopoles industriels – est-il
viable à plus long terme ? « L’émergence » du Brésil, dans ces
conditions, demeure tout également fragile.
Mes responsabilités dans le FMA m’ont valu plusieurs visites
à Caracas, au cours des dernières années. J’ai tenté de suivre
l’évolution des luttes de plus près, en particulier à l’invitation
de Hugo Chaves, de quelques ministres, de Marta Harnecker
(Centre Miranda) et d’intellectuels communistes (critiques en
général). Je déplore l’attitude de rejet de l’expérience en cours
par beaucoup d’intellectuels qui se situaient dans le passé à
gauche – et parfois à gauche de la gauche. Car cette
expérience demeure tout à fait capable d’aller de l’avant, en
dépit du caractère gigantesque du défi : construire une
économie que la rente pétrolière a détruite de fond en comble.
Et son échec éventuel ne pourrait que ramener le pays loin en
arrière. Je rappelle que le FMA a tenu son Congrès à Caracas
en 2008, grâce au soutien généreux de Carmen Bohorquez,
alors Ministre de la Culture.
La plus belle invitation que l’Amérique latine m’ait adressée
est venue en 2010 de La Paz, du Vice Président Alvaro Garcia
Linera : un mois à sillonner ce vaste pays, de l’Altiplano (moi-
même et Isabelle avons la chance de ne pas souffrir des hautes
altitudes) à la forêt amazonienne. Je ne connaissais les
batailles courageuses – et victorieuses – conduites par le
peuple de Bolivie (la bataille de l’eau à Cochabamba,
l’encerclement de La Paz mettant en fuite le Président à la
solde de Washington, la renaissance des nations indiennes) que
par mes lectures. Les discussions de la plus grande franchise
avec des groupes de militants de base et des dirigeants (dont le
Vice Président, Oscar Oliveira, Oscar Vega Camacho, Raul
Prada – le « staff » du MAS) ont certainement largement
contribué à me faire mieux comprendre la nature des défis et
des réponses données par les différents courants de la gauche
bolivienne. Le plus beau cadeau m’a été offert par David
Choquehuanca –le Ministre des Affaires Etrangères – sous la
forme d’un splendide fac-simile des carnets du Che. Un
cadeau qui nous a, Isabelle et moi, valu une émotion allant
jusqu’aux larmes.
Ma visite de l’Ecuador avait été remise à plusieurs reprises. Le
groupe de travail du FMA, animé par Napoleon Saltos et
Victor Hugo Jijon déploie ses activités avec beaucoup
d’énergie et de continuité. La lecture des travaux récents de
François Houtart, qui a élu domicile à Quito, concernant le
« buen vivir » est pour moi l’une des lectures parmi les plus
enrichissantes que j’ai pu faire au cours des dernières années.
Finalement en 2011, j’ai participé à Quito à la réunion d’un
excellent groupe de travail de synthèse du FMA. Concernant
les problèmes propres à l’Ecuador je me garderai de porter un
jugement à l’emporte pièce pour donner raison ou tort aux
mouvements indigénistes en conflit avec le pouvoir de Correa.
Je ne regrette qu’une chose : que le temps ne m’ait pas permis
(et sans Isabelle cela n’aurait pas eu de sens pour moi) de
visiter cette région exceptionnelle de la Planète que sont les
Iles Galapagos.
Je n’en dirai pas davantage dans ces mémoires. C’est en effet
François Houtart qui a pris la responsabilité de coordonner les
activités du FMA sur ce continent. Grâce à son dévouement
illimité et à la finesse de son intelligence, Houtart est parvenu
à faire de l’implantation du FMA en Amérique latine une
réalité politique qui a désormais son importance. Dresser la
liste des collègues actifs dans nos réseaux associés et des
rencontres qu’ils ont organisées revient à Houtart, pas à moi.
Pour ma part je dirai seulement que j’ai toujours beaucoup
appris chaque fois que j’ai eu la chance de participer à ces
rencontres. Quelques noms à rappeler quand même : en
Ecuador Napoleon Saltos et Victor Hugo Jijon, au Costa Rica
Wim Dierckssens, qui s’ajoutent à ceux des camarades déjà
mentionnés à l’occasion, au Brésil, à Cuba, au Venezuela, à
Haiti, au Mexique et en Argentine.
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CHAPITRE CINQ
EUROPE DE L’EST, URSS ET RUSSIE : SORTIE
DU TUNEL ?
L’Europe de l’Est et l’URSS du socialisme réellement
existant
Je commencerai par dire que je n’aime pas l’expression
retenue pour ce titre. Elle a été inventée par Rudolf Bahro et
impliquait que les régimes en question étaient socialistes dans
leurs fondements essentiels, mais qu’ils étaient l’objet de
déformations, graves pour certains, moins pour d’autres, mais
surmontables, permettant à des réformes éventuelles de faire
évoluer ces systèmes vers un meilleur socialisme, qu’il
s’agisse de réformes guidées par une conception du type
« socialisme de marché » ou par une conception fondée sur des
formes de démocratisation faisant reculer l’aliénation
marchande et économiste.
Les régimes en question étaient-ils « réformables » ou non ?
La question est mal posée. Il n’y a pas de société condamnée à
ne pas pouvoir se transformer. L’avenir est toujours ouvert et
dépend des luttes sociales, politiques et idéologiques qui s’y
déploient en réponse aux problèmes auxquels elle est
confrontée. Pour moi les régimes « soviétiques » étaient
condamnés à se transformer ou à disparaître un jour ou
l’autre : je l’ai écrit à partir de 1960. Mais ils pouvaient
évoluer ou même tomber à droite, au centre ou à gauche; et
cela dépendrait des luttes qui s’y développeraient. Je
souhaitais évidemment qu’ils évoluent ou tombent à gauche,
c’est à dire que les classes dominées soit leur imposent une
évolution dans ce sens, soit parviennent à les renverser par un
mouvement fort ouvrant cette alternative. Cet espoir n’était en
aucune manière absurde ou illusoire, et lutter pour qu’il
devienne réalité est le seul principe d’action politique
défendable, à mon avis. J’aurais même considéré leur
évolution « au centre » comme positive, c’est à dire une
réforme donnant des assises stables - pour un temps - à un
« socialisme de marché » associant formes collectives de
propriété dominantes et large recours à un marché régulé.
Dans la perspective de la longue transition au socialisme cette
étape n’est pas nécessairement absurde. Ils sont finalement
tombés à droite, c’est à dire que la pire des alternatives s’est
imposée. Cela s’explique mais n’était en aucune manière la
seule possibilité.
Ceux qui ont repris la formule - l’opinion dominante dans le
monde occidental - n’ont jamais pensé que le socialisme fut
possible. L’ayant décrété « non réformable » celui-ci serait
tombé pour céder la place à une restauration capitaliste pure et
simple (ce que j’appelle tomber à droite) parce qu’il ne
pouvait pas exister d’autre alternative. C’est pourquoi
l’expression de « socialisme réellement existant » leur plaît.
Ce qui aurait démontré être une utopie impossible c’est bel et
bien le socialisme, qui aurait défini le caractère essentiel des
systèmes en question. Or pour moi ces régimes n’étaient pas
socialistes. Je ne reviendrai pas ici sur les analyses qui m’ont
conduit à les voir comme des variétés particulières du
capitalisme - « un capitalisme sans capitalistes » ai-je écrit.
J’ajouterai que ceux qui parlent du « socialisme réellement
existant » ne discutent jamais du capitalisme dans les mêmes
termes. L’idéologie dite libérale dominante parle du
capitalisme en termes abstraits comme d’un idéal-type
rationnel sans histoire. Cela leur évite d’avoir à affronter la
réalité du capitalisme, et singulièrement l’opposition de ses
formes centrales et périphériques, immanente à son expansion
mondialisée.
J’ai déjà mentionné (plus haut page 31) mes visites précoces -
j’étais étudiant - dans trois démocraties populaires : la
Tchécoslovaquie, la Pologne et la Hongrie. Je ne suis retourné
dans deux de ces trois pays que plus de trente cinq ans plus
tard, alors que leurs régimes dits communistes s’étaient
effondrés.
En septembre 1991, dans la jolie petite ville de Venice, située
sur un lac au sud ouest de Budapest, je participais à ce
colloque au cours duquel le fameux Oleg Bogomolov a fait
l’intervention curieuse que j’ai commentée plus haut. Je
retrouvais Budapest dont j’avoue que j’avais un peu oublié la
topographie, ne me souvenant que vaguement du beau vieux
Buda (tout de même aujourd’hui bien restauré pour être vendu
par appartements à la nouvelle bourgeoisie), du Parlement -
copie de Westminster - et de la grande île au milieu de ce
superbe Danube - la largeur du Nil, pas celle de la Seine, de la
Tamise ou du Rhin ! Je retrouvais également avec un souvenir
nostalgique ce fameux café 1900 logé sur une place agréable
de Pest, lui aussi bien restauré, comme la grande place décorée
par les statues imaginaires des fondateurs de la nation - les
chefs Huns, Attila et autres, bien grimés en Mongols à belles
moustaches. Floraison également de sex-shops et autres
« salons de massage » à l’usage des nouveaux touristes
allemands. Nous fûmes logés, Isabelle et moi, dans cet
extraordinaire vieil hôtel 1900 de Buda (le Gellert), dont j’ai
apprécié les bains turcs alimentés par une source minérale. Un
véritable chef d’œuvre de la « belle époque ». Mes amis
hongrois, Imre Marton, vieux communiste, réfugié en France
pour fuir Horty, résistant rentré en Hongrie en 1945,
africaniste qui a séjourné quelques temps en Guinée, avec
lequel j’ai toujours trouvé le moyen de discuter fort librement
des problèmes du socialisme, que j’invitais d’ailleurs à l’une
de nos grandes rencontres Nord-Sud organisées par le Forum
du Tiers Monde. Marton était tombé dans un désespoir sans
fond de voir le régime tomber à droite; il est mort en 1998.
L’économiste Tamas Szentes, rencontré pour la première fois à
Dar es Salaam dans les années 1970, est, à mon avis, un des
meilleurs analystes du capitalisme mondial et des problèmes
du « socialisme réellement existant ». C’est un homme de
qualité, de surcroît plein d’humour. Il avait occupé des
fonctions importantes au sein de la commission du Parti
chargée de la réforme dans la seconde moitié des années 1980.
Il y avait défendu avec ténacité et habileté des positions de
réformes centristes (un socialisme de marché, contrôlant les
relations extérieures et garantissant une répartition correcte du
revenu). Il m’a raconté par le détail comment et pourquoi ce
plan a été rejeté par la « majorité » : la bourgeoisie du Parti
voulait tout simplement restaurer le capitalisme à son profit.
La gauche est toujours vivante en Hongrie et j’ai eu l’occasion
de discuter de ses perspectives avec les jeunes qui en assurent
la relève, la brillante jeune femme Andréa Szego, Andor
Laszlo, Agnes et Gabor Kapitany qui militent au service des
syndicats et publient une revue de qualité (à laquelle je
collabore de temps à autre) sur les problèmes de la lutte pour
le socialisme. Par contre beaucoup de ceux qui constituaient la
vieille garde des économistes célèbres du système déchu ont
tout simplement tourné casaque et renouvelé le moyen de
poursuivre leurs carrières, encensés par la Banque Mondiale
(comme Kornai).
Je suis retourné en Tchécoslovaquie il y a quelques années, en
simple touriste avec Isabelle, ma fille Anna et sa copine
Claire. Nous sommes allés passer trois jours à Prague. J’avais
un souvenir précis de cette ville superbe et particulière par la
richesse phénoménale de son style baroque, qui n’est pas
seulement celui de ses monuments mais qui se déploie dans
toutes les rues de sa vieille ville. Je l’ai retrouvée. Par contre la
« Cité universitaire » d’Opletalova - où j’avais séjourné
clandestinement - me parait avoir été détruite, ou transformée
au point d’être méconnaissable. Aucun contact politique. Sur
la route, destinés aux touristes allemands, se succèdent les
« Erotik ». Nouvelle destinée du protectorat rétabli de Bohème
Moravie, en attendant le retour des Sudètes sans doute. Je
n’éprouve qu’un mépris profond pour la nouvelle classe
dirigeante, et notamment pour son Président Vaclav Havel.
Célébré comme un libérateur démocrate, ce piètre individu
n’avait jamais été qu’un mauvais fabricant de pièces de
théâtre. Soit disant boycottées par le régime communiste, ces
pièces sont sans doute si peu intéressantes qu’on ne les joue
toujours pas… Le cynisme et la vulgarité caractérisent la
nouvelle bourgeoisie tchèque. Doit-on s’étonner alors que le
Ministre des finances Vaclav Klaus - « libéral » - ait déclaré
tout de go : il va falloir faire rendre à ces cochons d’ouvriers
(les termes mêmes employés par ce monsieur) ce qu’ils ont
obtenu dans le passé ! A Berlin, dans un de ces colloques
organisés par quelques fondations allemandes, je rencontrais
un specimen de ces nouveaux « cadres libéraux », qui me
disait : nous somme un petit pays, on sera toujours dépendant,
mais il vaut bien mieux dépendre des riches (comme les
Allemands pensait-il) que des pauvres (comme les Russes).
Oui, vous avez bien raison, je lui répondais - Voyez Haïti, ce
pays dépend des Etats Unis, c’est peut être le paradis dont
vous rêvez pour l’avenir de la Tchéquie. Bec cloué.
Je ne suis pas retourné en Pologne. Je gardais un souvenir ému
des camarades courageux, souvent tout juste sortis des camps
nazis, que j’avais rencontrés. Lorsque Solidarnosz est apparu,
je n’ai pas partagé l’enthousiasme naïf de ceux qui y voyaient
un renouveau du mouvement ouvrier. La CIA ne soutenait t
elle pas ouvertement le mouvement? Et j’ai appris à savoir que
les puissances impérialistes n’ont jamais soutenu un
mouvement progressiste quelconque. Jamais. La suite devait
prouver que j’avais raison. La névrose anti russe, la papolâtrie,
l’admiration des Etats Unis devaient fatalement tout emporter.
J’ai été dans l’ex RDA seulement après que celle-ci eut
disparu, annexée par l’Allemagne de l’Ouest. J’y ai rencontré
des intellectuels parmi les plus éveillés et les plus
sympathiques que je connaisse en Allemagne (comme le
philosophe Joachim Wilke et des cadres du PDS – André et
Michael Brie et quelques autres). La plupart d’entre eux
avaient été plutôt critiques (souvent avec courage) du
« socialisme réel » de la RDA, et, de ce fait (qui n’est
absolument pas un hasard) honnis par les pouvoirs dominants
de l’Allemagne unifiée (tant par les sociaux démocrates que
par la droite) beaucoup plus que ceux qui, appartenant à
l’ancienne nomenklatura, n’ont pas hésité à retourner leur
veste. Le PDS parviendra-t-il à constituer une force de
rassemblement suffisant à l’Est pour contaminer un peu plus
l’Ouest et lui insuffler quelques principes d’une pensée
socialiste qui ne se contente pas de la mascarade à la Schröder
? La formation du Linkspartei est certainement un bon signe.
A défaut les risques de dérapages « national- populiste » à
relents fascistes, à la manière de Hayder en Autriche, de Fini-
Berlusconi- Ligue lombarde en Italie, trouveraient ici des
chances sérieuses à l’échelle de toute l’Allemagne.
Le cœur historique de Berlin était situé dans la partie orientale
de la ville, où sont concentrés presque tous les monuments et
de beaux vieux quartiers (en voie de restauration) qui
tranchent avec l’insignifiance des styles « américains » de la
partie occidentale de la capitale désormais abandonnée par à la
fois la bourgeoisie politique allemande fière de retrouver sa
véritable capitale et par le monde du snobisme incontournable
dans les sociétés de l’Occident opulent, qui suit la mode de la
« réunification » du pays. Je n’avais pas imaginé que la
marque des Huguenots fut aussi forte dans le Berlin historique.
Les Allemands de l’Est – qui sont restés cultivés et imprégnés
d’une (bonne) connaissance de leur histoire et de sa culture le
savent. Ceux de l’Ouest l’ignorent, leur formation ayant été
fabriquée dans les business schools américains. André Gunder
Frank me le signalait un jour indirectement en me disant : « tu
poses la question en Allemagne de l’Est : qui était Frank (le
père d’André). N’importe qui saura te répondre : un écrivain
anti nazi. Poses la question à des intellectuels en Allemagne de
l’Ouest; ils ignorent ce nom ». La culture marxiste de
l’Allemagne historique, qui a été préservée à sa manière à
l’Est, en dépit des réductions dogmatiques dramatiques qui lui
ont été imposées, disparue par contre à l’Ouest, va-t-elle
retrouver vie ? Je n’en sais rien.
J’ai beaucoup mieux suivi l’évolution de la Yougoslavie,
visitée régulièrement - à l’occasion des conférences annuelles
de Cavtat entre 1977 et 1989. J’en ai déjà parlé ailleurs
(Memoirs, p 191- 192). Son socialisme de marché me
paraissait acceptable, à condition de le concevoir comme une
étape de la longue transition et non une formule « définitive »
(comme il était vécu en fait), et à condition d’en moduler les
variations pour lui permettre de résister aux aléas de
l’évolution interne et internationale. Ses limites et
contradictions me sont rapidement apparues comme
dangereuses : pas de démocratisation réelle de la politique (le
pouvoir réel restait concentré dans les mains de la
nomenklatrua du parti), trop de marché qui dans ces
conditions, (de surcroît articulé sur trop d’ouverture extérieure
peu et mal maîtrisée et sur le fédéralisme), ne pouvait que
déboucher sur un désastre : l’aggravation des inégalités entre
les républiques, la vulnérabilité à la conjoncture du capitalisme
mondial, la manipulation cynique des pouvoirs par les
segments de la nomenklatura et finalement le repli de ceux-ci
sur le chauvinisme comme moyen de s’approprier les
entreprises. Ces questions étaient celles que je discutais et
rediscutais d’année en année avec les camarades, et souvent
amis, que furent les « Serbes » Milos Nikolic, Radmila
Nakarada, Mirjana Jevtic, le « Bosniaque » Blagoje Babic, le
« Croate » Vjekoslav Mikecin et le « Slovène » Anton
Vratusa. Et avec beaucoup d’autres. Je garde le souvenir de
points de vue divers, mais d’une ouverture généralement
suffisante et de la sincérité des convictions socialistes de
beaucoup au point que j’étais relativement optimiste quant à la
capacité du système de rester « social » sinon socialiste, face
au défi de l’offensive locale et mondiale du capitalisme, et de
sauver la fédération. Les faits ont démenti cet optimisme.
J’avoue m’être trompé sur les réactions que j’attendais du
peuple yougoslave aux défis de la mondialisation libérale.
J’avais bien vu avec un œil critique les concessions faites à
l’insertion au marché mondial. J’avais exprimé mes craintes –
fondées – que ces concessions, accompagnées comme elles
l’ont été par une décentralisation accentuée des pouvoirs
économiques, n’aggravent les inégalités régionales de
développement, entraînant des dérives sérieuses dans la
gestion politique multinationale. C’est bien ce qui est arrivé
(cf S. Amin, L’Ethnie à l’assaut des Nations, 1996). J’espérais
néanmoins que les classes populaires et même une bonne
partie du parti communiste – qui dans ce pays a derrière lui
une belle histoire – éviteraient le pire et qu’un équilibre – fut-il
d’une stabilité relative – serait trouvé « au centre », préservant
une reprise ultérieure d’une évolution à gauche. Le pays a
basculé à droite et le chauvinisme ethnique – sans être
nécessairement aussi fortement ancré dans les classes
populaires que les médias veulent le faire croire – est devenu
en tout cas le drapeau derrière lequel se sont rangées les
fractions éclatées de la classe dirigeante aux abois. Je ne
reviens pas ici sur ce que j’ai écrit ailleurs : que les crimes que
cette option a entraînés ont été commis par toutes les
directions politiques « nationales », par les Croates autant que
par les Serbes, par les Musulmans de Bosnie ou par l’UCK au
Kosovo autant que par les autres. Ces options criminelles ont
de surcroît été encouragées par les Etats Unis et les puissances
européennes. La déformation systématique de l’information
« internationale » qui attribue au « chauvinisme serbe» la
responsabilité d’avoir initié le processus (ce qui est faux) et
d’en avoir fait plus que les autres (ce qui est également faux)
est simplement le produit de la propagande des Etats Unis et
de leurs alliés européens subalternes de l’Otan. Que cette
propagande parvienne à s’imposer avec autant de facilité
devrait faire réfléchir sur le rôle des médias, dont la servilité
devrait inquiéter. Hélas ce n’est pas le cas, en Occident tout au
moins. L’opération américaine, à peine déguisée dans
l’accoutrement de l’Otan et de l’humanitaire » (Kouchner se
prêtant à cette mascarade, comme il l’avait déjà fait ailleurs), a
donc, provisoirement, bel et bien atteint ses objectifs.
Isabelle et moi avions visité Moscou et Leningrad en été 1964.
Côté caricature - images classiques connues de tous - l’Hôtel
(Oukraina) : palais gigantesque de l’époque stalinienne,
fauteuils d’un poids tel (pour gaspiller la matière première,
puisque le Plan fixait l’objet en tonnes…) qu’il était
rigoureusement impossible de les déplacer, babas surveillantes
installées à l’étage. Longueur infinie du service des repas. Un
Italien avait explosé de colère à ce propos et criait : c’est les
trois 8, 8 heures pour travailler, 8 pour dormir, 8 pour manger -
2 le matin, 3 à midi, 3 le soir ! Un homme d’affaires français
du PCF nous avait livré le secret pour être servi rapidement, à
condition de manger tous les jours dans le même restaurant. Le
premier jour vous commandez, précisez que vous êtes pressé,
puis attendez patiemment. Lorsque, une heure plus tard le
garçon arrive avec les plats, vous vous levez brusquement,
regardez votre montre. Excusez moi je n’ai plus le temps, je
vous avais averti, je dois partir. Le pauvre homme doit refaire
en sens inverse toutes les formalités administratives pour faire
revenir les plats à la cuisine. Le lendemain vous choisissez la
même table, à laquelle est attaché le même garçon. Vous êtes
servi en cinq minutes. Au Goum - grand magasin installé dans
une superbe galerie 1900, alors dans un état déplorable - une
organisation du style des comptoirs coloniaux de « Syriens »
dans les villes de brousse d’Afrique : des étagères, une longue
table qui vous sépare d’elles, des vendeuses. Vous demandez
ce que vous cherchez. Niet, il n’y en a pas. C’est la réponse
automatique. Mais non, il y en a, là, derrière vous, sur
l’étagère. Horrible client qui oblige la dame à faire l’effort de
se retourner. C’est trop haut. Vous insistez. Elle doit appeler un
grand gaillard qui monte sur un escabeau. Puis elle vous donne
un papier en 4 ou 5 exemplaires (papier carbone entre les
feuilles). A la caisse on remplit, vous allez déposer deux
copies ici, une autre là, qu’on tamponne, revenez chez la
vendeuse pour prendre l’objet. Taxis, une autre affaire. Payés
probablement au temps ils se cachaient dans les ruelles. Ayant
repéré l’endroit, il faut passer nonchalant (si le taxi repère que
vous le cherchez il s’enfuit), puis, arrivé à sa hauteur, ouvrir
brusquement la porte et s’installer. Ayant fait ainsi, le taxi ne
pouvait pas croire que je n’étais pas un indigène. Sens de
l’humour quand même il m’avoua : les étrangers ne
connaissent pas le truc. Train de Moscou à Leningrad. Il n’y
avait que cinq classes. Nous prenons la meilleure -
« extradoux » (on ne dit pas première ou super première).
Magnifique wagon lit comme on en faisait aux temps de
l’Orient Express. Coussins et coussins, petits rideaux
adorables, samovar, et toujours une baba qui va et vient
remplir les tasses de thé.
Moscou et Leningrad sont des villes que nous avons fort
aimées, comme sans doute beaucoup de leurs visiteurs. Elles
ne sont pas communes. Loin de là. Inutile donc de nous
étendre sur le Kremlin, la Place Rouge, quelques vieux
couvents de la région, les quais de la Neva, le cuirassé Aurore,
le palais d’été, mais aussi les musées, le Bolchoi etc… Il y a
de belles cartes postales de tout cela.
Côté politique, la réalité transparaissait, en dépit de la langue
de bois des discours. Visite d’un Kolkhoze de la région.
Discours du directeur - un bonhomme sympathique qui débite
des statistiques, que personne n’écoute car on avait apporté
des fraises (belles, comme on n’en voyait pas sur les marchés)
sur lesquelles les membres de notre groupe du « tiers monde »
se jettent sans retenue. Je fais remarquer à notre directeur que
si ses statistiques sont correctes (90 % de la terre collective
fournit 50 % de la production en valeur, les 10 % qui
représentent les lopins individuels autant) cela serait la preuve
que le socialisme ne vaut rien. A moins que ces statistiques
cachent une tricherie et qu’en fait une bonne partie de la
récolte des terres collectives est redistribuée aux kolkkhoziens
et vendue (à des prix bien meilleurs) comme produit des
lopins. Il me regarde narquois, sourit et ne dit rien. Des
étudiants africains boursiers de l’Université Lumumba -
notamment le jeune (à l’époque) malien Founéké Keita - nous
racontent des histoires moins drôles. Un jeune de ses amis
russes bavarde avec nous. Combien y a -t-il de membres des
komsomols parmi les étudiants ? lui demande Isabelle. 97%
est sa réponse. Qu’arrive-t-il aux 3%. Eh bien, beaucoup
d’ennuis : les profs sont plus difficiles avec eux aux examens,
à la sortie on leur donne les mauvaises places etc… Bon, ce
sont les 3 % de communistes lui dit Isabelle, la même
proportion qu’ailleurs. Au musée de Leningrad un jeune
peintre non conventionnel nous attire dans un coin pour nous
montrer des tableaux qu’on cache. Cela me rappelle le mot de
mon ami peintre brésilien Tiberio. Qu’arrive-t-il à un peintre
non figuratif quand il se promène dans Moscou ? Deux
personnages tout à fait figuratifs le suivent ! Au Gosplan
j’avais été reçu par je ne sais plus qui, qui m’avait raconté ce
qu’on racontait à tout le monde : tout marche bien. Mais en
faisant les couloirs on croisait des petits fonctionnaires
porteurs de piles de dossiers, et des grands fonctionnaires
suivis par ceux qui portaient leurs serviettes ou leurs attachés
cases. Dans les bureaux des dames apparemment oisives se
faisaient les ongles ou les yeux et, dès qu’on entrait,
enfermaient leur matériel comme prises en flagrant délit.
Nous somme repassés par Moscou en 1991, à l’aller et au
retour d’Asie centrale. Nouveau paysage urbain et social, en
pleine débandade. La rue Arbat animée à l’extrême, joyeuse.
On y vendait de tout, dans le désordre le plus total. Y compris
un nouveau modèle de poupées qui s’emboitent : au dehors
Gorbachev, puis successivement Brejnev, Tchernenko,
Andropov, Kroutchev, Malenkov, Staline, et le dernier - le
pépin tout petit : Lénine. Nous montons dans un bus. Le ticket
valait quelques kopecks, mais l’inflation aidant il n’existait
plus de si petite monnaie, devenue inutile. Je dis au
contrôleur : le plus petit billet que j’ai est celui-ci - 2 ou 5
roubles, je ne sais plus. Il me dit : eh ! merde, va. C’est gratuit
maintenant pour tout le monde, il n’y a plus de monnaie. A
l’hôtel - Akademiskaya - nous devions passer une nuit
supplémentaire, retard de départ de l’avion. J’en demande le
prix : 100 dollars. C’est un peu cher pour la qualité réelle de
l’établissement (équivalent 0 ou 1 étoile à tout casser), mais
enfin il est classé de luxe, il faut l’accepter. Idée géniale qui
me vient : on peut payer en roubles ? Oui, bien sûr. C’est
combien ? 50 roubles. Soit, je vous paye en roubles. Il faut
savoir qu’à l’époque le dollar valait 35 roubles. Nous avons
donc payé notre chambre un dollar et demi. L’incohérence du
système ne paraissait pas bouleverser la dame de la réception.
Tant mieux pour nous.
Je connaissais un certain nombre de dignitaires du système,
particulièrement « d’académiciens », c’est à dire de
professeurs et chercheurs membres de l’Académie des
Sciences Sociales, dont l’arménien russifié Avakov (Avakian),
qui avait séjourné longtemps à l’UNESCO. Lui et son épouse
sont de personnes intelligentes et charmantes qui nous ont
reçus chez eux à dîner. On a bavardé librement. Avakov nous
avait guidés dans le dédale de l’Académie. On sentait la fin du
système. La préoccupation sans doute exclusive de nos
académiciens était de mettre la main sur quelque chose : une
auto, une dacha, un appartement, des meubles. Les discussions
ne portaient plus que sur les moyens qui permettaient de le
faire, qui voir à se sujet etc… Lorsque je tentais de ramener la
discussion à quelques problèmes politiques, j’avais
l’impression d’ennuyer profondément mes interlocuteurs qui
s’en moquaient totalement. Pourtant quelques uns d’entre eux
avaient été des pourfendeurs de déviationnistes anti-
soviétiques… Je les connaissais de noms ou de réputation. Ils
étaient probablement devenus les pires…
Rien de tout cela n’efface la grandeur du peuple russe et les
pages magnifiques qu’il a écrites en 1917 et en sauvant
l’humanité des nazis, par son courage incomparable. C’est un
peuple qui m’est très sympathique, je ne le cache pas. Ses
défauts même, le produit de son histoire évidemment comme
toujours - ce mélange de patience qu’on pourrait croire de la
résignation absolue (ce qui n’est pas le cas), de romantisme,
d’anarchisme, d’irrationalité et d’absence de sens pratique,
d’exubérance qu’on dit « slave » (ah ! quel plaisir je l’avoue
que de casser les verres après les avoir vidés) - ne sont pas
banals. Ils ne sont jamais odieux, et rien de comparable par
exemple avec l’esprit de soumission qu’une histoire
malheureuse a encouragé parfois chez certains peuples ou avec
le conformisme et l’hypocrisie de l’idéologie anglo saxonne
dominante. L’amalgame « communisme-fascisme » dans ce
fourre-tout « totalitaire » n’a donc rigoureusement aucun sens.
Certains phénomènes sociaux, apparemment analogues
(comme les manifs de masse) étaient en fait largement
communs à toutes les sociétés industrielles de l’époque, le
produit du capitalisme (et de sa version socialiste) à cette étape
de son développement. Les souffrances auxquelles le
capitalisme sauvage condamne aujourd’hui les peuples de l’ex
URSS sont pour moi simplement révoltantes.
L’occasion m’a été donnée en 1997 de visiter. Riga, la capitale
de la nouvelle Lettonie indépendante. Je participais à un
colloque organisé par un groupe sympathique de scientifiques
- des sciences dures (physiques et autres) - ouverts à la
curiosité sociale. Nous étions logés sur la côte - à une dizaine
de kilomètres de Riga, située elle, sur l’estaire du fleuve, la
Dvina - dans une station balnéaire réputée : Jurmala. Ce
Deauville dont la création remonte aux temps de l’Empire des
Tsars a un charme fou. Dachas de bois sculptés perdues dans
la forêt. Pour visiter Riga, je prenais un train de banlieue.
C’est là que j’ai découvert qu’il y avait des modèles de
wagons soviétiques sans WC ! Plus intéressant : je constatais
que tout le monde (98 % ?) parlait russe, tous lisaient des
journaux et tous les journaux étaient en russe. Je n’ai pas
entendu un mot de letton, pas vu une seule personne lire du
letton. Mais les russophones qu’on dit constituer une
« minorité » (je gage que cette minorité est de 80 % à Riga)
n’ont aucuns droits ! Ceux-ci sont réservés aux Lettons
« purs » ! Un spécimen de ceux là, venu nous faire son
boniment au colloque, m’est apparu pour ce qu’il était
certainement : un crétin fasciste. Fort heureusement, grâce à
son peu d’intelligence, il tombait dans tous les pièges de mes
questions. Comptez vous donner quelques droits aux Russes ?
Jamais. Même ceux dont les ancêtres étaient là depuis le
XVIIIe siècle (puisque c’est vers 1720 que les pays battes ont
été annexés à l’Empire russe) ? Même eux. Je concluais, pour
mes collègues du colloque, en attirant leur attention sur la
méthode « deux poids, deux mesures » (double standard - je
parlais anglais) mise en oeuvre par les médias occidentaux
dominants. Les Russes sont venus dans ces régions baltes à la
même époque que les Ecossais protestants en Irlande.
Viendrait-il à l’idée de ces médias de considérer que l’Ulster
doit devenir la patrie des seuls Irlandais catholiques et que les
Protestants n’y ont aucun droit ? On dit que les Russes ne
parlent pas le letton. Viendrait-il à l’idée d’exiger que les
Britanniques en Ulster apprennent le celte irlandais ? Et
pourquoi traiter les Catholiques irlandais - qui voudraient
peut-être faire ce que les Lettons font - de « terroristes » et
qualifier les Lettons de « démocrates »
? Le nouveau régime ethnocrate (et non démocrate, ne pas
confondre les deux concepts !) a érigé un monument à la gloire
des SS. Aucun commentaire dans les médias européens ! Je
vous laisse imaginer ce qu’il en aurait été si un pays arabe
avait pris une initiative analogue ! Riga est une ville qui mérite
d’être vue, pour son urbanisme typique des ports de la Hanse.
La campagne lettonne dans laquelle j’ai fait un petit tour en
car, l’est également. Mais quel pouvoir odieux que celui de ces
« amis de l’occident » qui se pavanent ici en pays reconquis !
Retour aux questions russes. J’ai rencontré un bon nombre de
membres de la nomenklatura soviétique, je les ai entendus
souvent. Sauf Vladimir Kollontai, je n’ai éprouvé le besoin de
me lier d’amitié avec aucun d’entre eux. A l’exception du
consul de l’URSS à Port Saïd; Chikov. J’ai connu des
plumitifs pourfendeurs de ceux qu’ils présentaient comme des
déviationnistes, voire même des agents de l’impérialisme,
comme Oleg Bogomolov. Mais plus amusant, il m’arrive
qu’en entendant le nom de tel ou de tel des nouveaux « grands
dignitaires » (qualifiés de démocrates, réformateurs etc…) ou
des chefs de mafias, de milliardaires qui se sont appropriés le
tiers du pétrole de la Sibérie ou des choses de cette taille, je
reconnaisse l’un de ces hauts placés du système que j’avais
entendu ici ou là, avec lequel j’avais discuté et dont parfois
j’avais reconnu l’intelligence.
J’ai rencontré depuis certains des intellectuels de la nouvelle
gauche marxiste, se situant à gauche du PC (cela n’est pas
difficile !). Vladimir Jordanski, que je connaissais déjà, est de
ceux-là. Un homme d’une grande intégrité. Ils doivent être
nombreux dans l’ex URSS, mais ils ne font pas parler d’eux et
on ne leur donne jamais la parole, ni dans la nouvelle Russie,
ni dans les médias internationaux. D’autres - Boris Kagarlitzky
ou Alexandre Buzgalin - m’étaient inconnus. J’ai beaucoup
discuté avec eux, lu leurs écrits, et compte poursuivre nos
échanges de vues.
L’avenir de la Russie et des autres républiques de l’ex URSS
me parait de ce fait sombre, leurs peuples n’étant pas préparés
à affronter les défis du capitalisme mondial dont ils ne
saisissent pas même les enjeux véritables. La responsabilité
première de ce double désastre - la régression sociale et
économique, l’éclatement de l’ex URSS - revient évidemment
à la nomenklatura « communiste », devenue progressivement
le « quartier général de la bourgeoisie » comme l’écrivait Mao
en 1960, une bourgeoisie qui avait hâte de s’emparer de la
propriété publique qu’elle gérait déjà depuis longtemps en
véritables propriétaires quasi privés. L’éclatement de l’Union a
été également le produit de l’option nationaliste chauvine
étroite de ces classes dirigeantes aux abois. Les frontières des
Républiques (et leur statut) n’avaient pas été conçues pour
devenir celles d’Etats indépendants. Le Kazakstan - largement
russe en fait - aurait pu être une République autonome de la
Fédération russe. Biélorusses et Ukrainiens, en dépit de
quelques spécificités locales, ne sont rien d’autres que des
éléments constitutifs de la nation russe. On peut multiplier les
exemples des problèmes dramatiques que cet éclatement
absurde de l’Union lègue aux peuples qui la constituaient. La
dépolitisation systématique des peuples soviétiques soumis à
son joug, mise en oeuvre systématiquement pour cacher les
intentions véritables de la classe dirigeante, est à l’origine de
cette faillite du socialisme réellement existant. Les classes
dominantes des centres capitalistes d’Occident mettent à profit
cette débâcle pour en aggraver la profondeur. Les discours de
soutien à la démocratie ne doivent pas nous tromper. Tel n’est
pas l’objectif réel poursuivi par les diplomaties des pays de
l’OTAN. Le désastre soviétique n’a servi qu’à affermir
l’hégémonisme américain et à soumettre les Européens qui se
sont situés dans leur sillage. Tout le reste n’est que poudre aux
yeux. Les preuves de la réalité de cette option stratégique de
l’OTAN ne manquent certainement pas. Je constate en effet
que les diplomaties occidentales - à l’unanimité - soutiennent
toujours les plus mauvais candidats pour la direction des
affaires des pays de l’ex URSS (les plus mauvais pour leurs
peuples, les meilleurs pour les intérêts du capital dominant) :
Elsine contre Gorbatchev etc.Fut ce au prix de fouler aux pieds
les principes démocratiques dont se nourrit leur propagande,
comme lorsqu’elles ont soutenu l’assaut militaire du Parlement
russe par Elsine. (cf S. Amin, Pour un monde multipolaire,
2005, chapitre Russie).
Le principe « deux poids-deux mesures » est mis en oeuvre
dans les rapports avec la Russie d’une manière cynique
aveuglante. Le principe des nationalités sur lequel était fondé
la construction soviétique était certes loin d’être parfait dans sa
mise en oeuvre réelle et j’en ai fait ailleurs la critique sur
laquelle je ne reviendrai pas ici. Les médias dominants ne
signalent que les déficiences du système. Par exemple ils
insistent ad nauseam par des reportages à grande diffusion sur
la misère des Samoyèdes et des Yakoutes de Sibérie. Ils se
gardent bien de dire - honnêtement - que le régime soviétique
avait donné à ces peuples du nord une gestion théoriquement
autonome de la Sibérie. On aimerait voir les Etats Unis et le
Canada restituer la moitié de leur territoire aux Indiens et leur
octroyer - fut ce sur le papier - le même degré d’autonomie !
Rassurez-vous, cela ne viendra pas. La paille et la poutre dans
l’œil ! On pourrait multiplier à l’infini les exemples du même
genre qui caractérisent les campagnes « antisoviétiques » des
médias dominants.
Après l’éclatement de l’URSS les puissances occidentales se
sont mises immédiatement au service des « ethnocraties » anti
russes. On sait comment les « révolutions orange et rose » ont
été financées par la CIA pour mettre en place en Géorgie une
dictature sanglante qui ne le cède en rien à celle de
Chevernadze, en Ukraine une mafia nauséabonde. Les médias
réservent leurs critiques violentes à la Biélorussie, simplement
parce que son gouvernement refuse le libéralisme, maintient
les « avantages sociaux » du système soviétique, ce que les
classes populaires apprécient, lui apportant ses votes (même si
les pourcentages, plus de 90 %, répondent à une vielle
tradition !). On se garde de mentionner les rapports des ONG
qui précisent qu’on ne torture pas dans les prisons de Minsk,
mais dans celles de Tbilisi.
Un nouveau Sud en Europe ?
L’Europe de l’Est demeurait pour nous FMA un « trou noir »
dans nos activités. La raison en est certainement la force des
illusions dont se sont nourri les peuples de la région, persuadés
que l’adhésion à l’Europe leur permettait de « rattraper » les
niveaux de vie des pays opulents du continent, et que, de ce
fait, les ajustements structurels qui leur étaient imposés en
constituaient le prix acceptable de la « transition ». Or en fait –
et c’est ma thèse – ces ajustements poursuivaient un objectif
diamétralement opposé : ouvrir l’Europe de l’Est à l’expansion
des monopoles de l’Ouest, autrement dit transformer l’Europe
de l’Est en une sorte d’Amérique latine pour les centres
capitalistes de l’Europe de l’Ouest, et de l’Allemagne en
premier lieu. La prise de conscience de cette réalité progresse-
t-elle ? Je ne le vois pas beaucoup, en dépit d’efforts déployés
à cet effet par quelques militants avec lesquels nous sommes
finalement parvenus à établir un contact fructueux, comme
Ana Bazac en Roumanie, Kapitany et Agnès Gabor en
Hongrie, et quelques autres.
On entend dire qu’il n’y a plus de Nord et de Sud. Il y a un
Sud (des pauvres) et un Nord (des riches) partout. Il ne s’agit
pas là d’un fait nouveau; et au demeurant ce fait est sans
portée pour ce qui nous concerne. Le Sud est constitué de
formations sociales dominées par le capital dominant des
formations du Nord. Les riches du Sud constituent largement
des classes compradore; ils sont la minorité des bénéficiaires
de la « mondialisation heureuse » et sont de ce fait complices
des classes capitalistes qui ne sont pas seulement les classes
dominantes dans le Nord, mais le sont à l’échelle mondiale.
Qui est responsable du désastre en Europe de l’Est ? Sans
doute les partis communistes de la région le sont-ils au
premier titre. Sauf en Yougoslavie ces partis, d’obédience
soviétique, n’avaient d’ailleurs jamais été bien capables de
surmonter leurs faiblesses – voire leur inexistence d’origine.
Encore faudrait-il introduire ici des nuances et éviter de
confondre la Tchéquie et la Roumanie par exemple. Mais là
n’est pas notre propos. On pouvait s’attendre à mieux en
Yougoslavie dont le parti était le produit authentique d’une
guerre populaire conduite contre les envahisseurs fascistes et
leurs complices locaux.
En y regardant de plus près on découvre alors la responsabilité
de l’Europe, c’est-à-dire des classes dirigeantes de l’Europe
capitaliste et impérialiste de l’Ouest, Grande Bretagne, France
et Allemagne en premier lieu. Sans l’intervention musclée de
ces forces réactionnaires les contradictions entre les peuples
des différentes républiques yougoslaves auraient presque
certainement trouvé une issue meilleure. Il faut le dire : le
projet européen est un projet politique criminel. Il n’a jamais
été de « libérer » la région du « totalitarisme » (un concept
creux). Il était de réduire l’Europe de l’Est conquise au statut
de colonie. Ce qui a été fait. Il faut parler ici de crime
politique, commis contre tous les peuples européens, mais en
premier lieu contre ceux de l’Est. C’est la même politique que
l’Europe poursuit aujourd’hui en Ukraine. Le crime est
d’ailleurs désormais étendu à d’autres peuples de l’Union
Européenne, ceux de Grèce, de Chypre, du Portugal, bien que
ceux-ci n’aient jamais « souffert du communisme » !
Bien entendu les dirigeants réactionnaires de l’Europe (qu’ils
soient issus de la droite ou de la gauche électorale) ont trouvé
des complices à l’Est, comme ils en trouvent en Grèce et au
Portugal. En Europe de l’Est l’Eglise catholique a constitué
une force réactionnaire majeure complice de la destruction des
sociétés. La béatification du pape polonais, qui fût un
complice actif de la CIA, ami des oustachis croates et d’autres,
est simplement indécente. A quand la béatification des Papes
de l’inquisition et des Borgia ? Mais cette béatification, qui a
fait le bonheur de millions de Polonais paraît-il, trouve sa
place naturelle dans le plan de renforcement de l’Europe
réactionnaire et de la colonisation de l’Est.
Des signes de réveil à l’Est ?
En Croatie Srecko Horvat a pris une heureuse initiative en
organisant à Zagreb un festival du film subversif. Moyen
efficace de mobiliser les jeunes et de faire avancer leur
conscience politique. J’ai donc répondu à son invitation en
2010 et 2011. J’en ai profité pour rétablir une connexion avec
nos camarades de Slovénie, à l’Université de Ljubliana. J’ai
également assisté au premier Forum Social des Balkans en
2011.
Il y a visiblement en Europe de l’Est une nostalgie renaissante
de « l’époque communiste ». Un sondage révèle qu’en
Roumanie 80 % du peuple regrette Ceaucescu. Les portraits de
Tito font leur réapparition.
Néanmoins l’impression que je tire de mes visites et de mes
discussions, auxquelles j’ajoute mes voyages quasi
touristiques faute de mieux, rapportés plus haut, c’est que nous
sommes loin encore d’entrevoir la sortie du tunnel. Nos
camarades de l’Europe de l’Ouest en sont-ils conscients?
La Russie : sortie du tunnel ?
Mes interventions dans les débats russes
J’ai eu la chance de pouvoir discuter de toutes les questions
soulevées dans les pages qui suivent, à Moscou, à l’invitation
de quelques anciens et nouveaux amis russes. Mais mes
tentatives de prendre contact avec le nouveau Parti
Communiste Russe n’ont pas abouti. J’ai néanmoins entendu
avec un grand intérêt les analyses d’Alexandre et de Ludmilla
Buzgalin – personnages cultivés, charmants et intelligents,
vestiges de la meilleure intelligentsia que la Russie a toujours
produit. Je pourrais allonger la liste de mes nouveaux amis
russes ( Ruslan Dzarasov et d’autres). La pensée marxiste
vivante et créatrice n’a pas disparu en Russie, à côté de
l’évidente explosion de nostalgie populaire pour ce que fût
l’URSS, drapeaux et portraits de Staline inclus. « Tout ce que
la Pravda disait du socialisme n’était pas vrai, mais tout ce
qu’elle disait du capitalisme l’était », entend-on dire souvent.
Boris Kagarlitzky m’avait invité au contre G20 de Petersburg
en 2013. Je commence à être publié en russe, ce qui n’avait
jamais été le cas dans le passé soviétique. J’ai même eu la
surprise de voir des textes écrits en arabe traduits (par Said
Gafourov) ! Mon neveu Eric, directeur du Crédit Agricole
français pour la Russie, et son épouse sont établis à Moscou à
deux pas de la rue Arbat; ils nous y ont accompagné dans nos
promenades.
Mais au-delà, existe-t-il des embryons de forces radicales de
gauche en voie de constitution ? Les dernières visites à
Moscou (en 2012) me sont apparues encourageantes. Les
colloques réunissent désormais non plus une poignée
d’anciens, mais beaucoup de jeunes qui n’ont pas connu
l’époque soviétique et sont néanmoins convaincus que le
capitalisme n’a rien à offrir à leur peuple. Ces jeunes avaient
adhéré en grand nombre au parti communiste. Ils en ont été
rapidement exclus pour « déviations diverses » ! Décidemment
rien de changé !
La Russie : sortie du tunnel ?
Le lecteur aura certainement remarqué que j’ai placé l’accent
sur l’hostilité systématique des puissances occidentales à
l’égard de la nouvelle Russie, pourtant capitaliste. Cette
hostilité ne s’explique pas par une sorte de paranoia dont les
Européens seraient frappés. Plus banalement les stratégies
déployées par les classes dirigeantes des Etats Unis, de
l’Europe occidentale et centrale et du Japon, poursuivent un
seul objectif (garantir la permanence de leur contrôle exclusif
de la Planète) et impliquent de ce fait cette hostilité.
Les puissances de l’impérialisme historique (encore une fois la
« triade ») entendent conserver leurs privilèges à l’échelle
mondiale par le déploiement d’une stratégie qui combine
d’une part le néo libéralisme mondialisé (qui permet aux
monopoles financiarisés de la triade de décider seuls de tout à
l’échelle mondiale et de maximiser de la sorte leur rente de
monopole) et d’autre part le contrôle militaire de la Planète par
les Etats Unis et leurs alliés subalternes de l’Otan et du Japon,
seule garantie de la permanence de l’ordre néo libéral
mondialisé. Cette stratégie se donne l’objectif de tenir en
échec toute tentative d’un pays quelconque d’Asie, d’Afrique
ou d’Amérique latine de se libérer de leur joug. De ce fait tous
les peuples, toutes les nations sont des ennemis, au moins
potentiels, quand bien même leur classe dirigeante au pouvoir
serait-elle alignée. La raison de cette peur est que le système
néo libéral n’est pas « stabilisable ». Il ne l’est pas même dans
ses centres dominants, comme le montre l’implosion en cours
du système de l’Euro et derrière lui de l’Union européenne. A
fortiori il ne l’est pas dans les périphéries qu’il condamne à un
lumpen développement qui réduit à néant la légitimité du
pouvoir en place. La Russie ne fait pas exception à la règle. La
crise ukrainienne en témoigne.
Les transformations subies par la Russie au cours des vingt
cinq dernières années, pour gigantesques qu’elles puissent
paraître, ne sont pas de la nature d’une « révolution » (ou
d’une « contre révolution ») mais traduisent l’accélération des
tendances profondes qui opéraient déjà depuis les années 1930
dans le système soviétique lui-même. Je ne me contente pas,
sur ce sujet, de constater que la société soviétique n’était déjà
pas (ou plus) « socialiste », comme les promoteurs de la
révolution de 1917 l’avaient voulu, mais constituait une forme
particulière du capitalisme (que j’ai résumé dans la formule
« un capitalisme sans capitalistes ») appelée à devenir un
capitalisme « normal » (c’est-à-dire avec capitalistes), ce qui
est bien le projet de la nouvelle classe dirigeante (elle-même
d’ailleurs issue de la précédente), même si, comme ou le verra,
la réalité du système qu’elle a mis en place est loin de
répondre au projet en question.
La révolution de 1917 a été une grande révolution dans
l’histoire de l’humanité, porteuse de riches promesses
nécessaires et généreuses et l’objet de ces pages n’est pas d’en
retracer l’histoire pour en faire le procés liquidationniste
comme il est bon ton de le faire aujourd’hui, encore moins de
laisser entendre que les traits saillants mis en relief ici étaient
déjà contenus dans la révolution, ou le léninisme, ou même le
stalinisme. Le choix de cette caractérisation a la seule
ambition d’éclairer la nature de la dérive en cours et des défis
qu’elle représente désormais pour la survie des peuples de l’ex
Union soviétique.
Je définis le système soviétique par cinq caractères
fondamentaux : le corporatisme, le pouvoir autocratique, la
stabilisation sociale, la déconnexion du système capitaliste
mondial et son insertion dans celui-ci comme super puissance.
Le concept de « régime totalitaire », vulgarisé par le discours
idéologique dominant, s’avère ici comme ailleurs plat et creux,
incapable de rendre compte de la réalité de la société
soviétique, de ses modes de gestion et des contradictions qui
ont commandé son évolution et sa transformation en cours.
Un : un régime corporatiste. J’entends par là que la classe
ouvrière (censée être devenue « dirigeante ») avait perdu sa
conscience politique unificatrice, à la fois par la volonté des
politiques mises en œuvre par le pouvoir et par les conditions
objectives du gonflement rapide de ses effectifs produit par
l’industrialisation accélérée. Les travailleurs de chaque
entreprise – ou groupe d’entreprises rassemblées dans un
combinat – constituaient avec ses cadres et ses directeurs un
« bloc » social/économique, et défendaient ensemble leur
place dans le système. Le corporatisme entraînait
l’accentuation des dimensions régionalistes dans les
négociations/marchandages des blocs concurrents. Ce
régionalisme n’avait pas pour fondement principal la diversité
« nationale » (comme il l’avait dans la Yougoslavie fédérale
titiste). Les rapports entre la Russie – nation prépondérante
numériquement et historiquement – et les autres nations
n’étaient pas de la nature des rapports « coloniaux ». En
témoigne les flux de redistribution des investissements et des
avantages sociaux opérant au détriment des « Russes », en
faveur des régions périphériques. J’ai, sur ce plan, refusé les
billevesées assimilant l’URSS à un système « impérial », la
Russie dominant ses « colonies internes », en dépit du
sentiment de « prépondérance » de la nation russe.
Deux : un pouvoir autocratique. Le choix du terme n’est pas
destiné à affaiblir la critique du système. On constatera sans
difficulté « l’absence de démocratie » qu’elle soit du modèle
représentatif (les élections n’étant ici que des cérémonies sans
surprise) ou du modèle participatif, plus avancé par nature,
comme l’avaient imaginé les révolutionnaires de 1917, les
syndicats et toutes les formes possibles d’organisations
sociales ayant été domestiqués, interdisant de ce fait la
participation effective à la décision à tous les niveaux.
Trois : un ordre social stabilisé. Le conflit majeur opposait les
défenseurs du projet socialiste à l’origine de la révolution aux
« réalistes » qui, en pratique sinon dans leur rhétorique,
donnaient la priorité absolue au « rattrapage » par
l’industrialisation – modernisation accélérée. Ce conflit était le
produit inévitable de la contradiction objective à laquelle la
révolution était confrontée : il lui fallait à la fois « rattraper »
(ou tout au moins réduire le retard), puisque la révolution
héritait d’un pays « arriéré » (je n’aime pas le terme, je lui
préfère celui de « capitalisme périphérique ») et
simultanément construire « autre chose » (le socialisme). J’ai
insisté sur cette contradiction, que j’ai située au cœur de la
problématique du dépassement du capitalisme à l’échelle
mondiale (la « longue transition du capitalisme au socialisme
mondial »). Les victimes de cette première cause majeure de
recours à la violence ont été les militants communistes. Un
second ordre de violences ont accompagné l’industrialisation
accélérée. Celles-ci sont par certains aspects comparables à
celles qui ont accompagné en Occident la construction du
capitalisme. Il reste que l’URSS a procédé à cette construction
dans un temps recors – quelques décennies -, par comparaison
au siècle entier dont disposaient les pays du capitalisme
central. Ceux-ci disposaient de surcroît des avantages de leurs
positions impérialistes dominantes et de la possibilité de
laisser « l’excédent » de leur population émigrer vers les
Amériques. Ajoutons qu’il ne faudrait pas oublier les
violences exercées par le système capitaliste mondial
dominant : les interventions militaires – l’agression nazie en
représentant la forme la plus sauvage -, le blocus économique.
Le système soviétique, pour contradictoire qu’il fut, est donc
parvenu à construire une ordre social qui pouvait se stabiliser,
et s’est effectivement stabilisé dans sa période post stalinienne.
La paix sociale a été « achetée » par la modération de
l’exercice du pouvoir – bien que toujours autocratique -, par
l’amélioration des conditions matérielles et par sa tolérance à
l’égard des écarts « illégaux ».
Sans doute une stabilité de cet ordre n’est-elle pas appelée à
être « éternelle ». Mais aucun système ne dispose d’un
avantage de cette qualité, en dépit des prétentions de discours
idéologiques (qu’il s’agisse de celui du « socialisme » ou du
« libéralisme » capitaliste). La stabilité soviétique masquait les
contradictions et limites du système que résume sa difficulté à
passer de formes extensives de l’accumulation à des formes
intensives de celle-ci, comme sa difficulté à sortir de
l’autocratie et à permettre la démocratisation de sa gestion
politique. Mais cette contradiction aurait pu trouver sa solution
dans une « évolution » vers ce que j’ai qualifié de « centre-
gauche » : l’ouverture d’espaces marchands (sans remise en
cause des formes dominantes de la propriété collective) et la
démocratisation. C’était peut être l’intention de Gorbatchev,
dont l’échec de la tentative – naïve et incohérente par
beaucoup de ses aspects – a fait tomber le régime « à droite » à
partir de 1990.
Quatre : la déconnexion du système soviétique. Le système
productif soviétique était effectivement largement déconnecté
du système capitaliste mondial dominant. J’entends par là que
les logiques qui commandaient les décisions économiques du
pouvoir (investissements et prix) ne procédaient pas des
exigences d’une inscription « ouverte » dans la mondialisation.
C’est grâce à cette déconnexion que le système était parvenu à
avancer aux rythmes accélérés que l’on connaît. Ce système
n’était néanmoins pas « intégralement » indépendant du « reste
du monde » (capitaliste). Aucun système ne peut l’être et la
déconnexion, dans ma définition du concept, n’est pas
synonyme « d’autarcie ». Dans son insertion au système
mondial, l’URSS occupait une position de « périphérie »,
principalement exportatrice de matières premières.
Cinq : une superpuissance militaire et politique. L’URSS,
grâce aux succès – et non aux échecs – de sa construction, était
parvenue à se hisser au rang de superpuissance militaire. C’est
son armée qui a battu les Nazis, puis, après la guerre, est
parvenue dans un temps record à mettre un terme au monopole
nucléaire et balistique des Etats-Unis. Ces succès sont à
l’origine de sa présence politique sur l’échiquier mondial de
l’après guerre. Le pouvoir soviétique bénéficiait de surcroît du
prestige de sa victoire sur le nazisme et de celui du
« socialisme » dont il prétendait être le témoignage, quelles
qu’aient été les illusions concernant la réalité de ce
« socialisme » (qualifié parfois de « réellement existant »). Il a
su en faire un usage « modéré », dans ce sens que,
contrairement aux affirmations de la propagande
antisoviétique, il ne se proposait ni « d’exporter la
révolution », ni de « conquérir » l’Europe occidentale (le faux
motif invoqué par Washington et les bourgeoisies européennes
pour faire accepter l’OTAN). Il a néanmoins mis en œuvre sa
puissance politique (et militaire) pour contraindre
l’impérialisme dominant à reculer dans le tiers monde, ouvrant
aux classes dominantes (et aux peuples) d’Asie et d’Afrique
une marge d’autonomie qu’elles ont perdu avec la chute de
l’URSS. Ce n’est pas un hasard si l’offensive hégémoniste
militarisée des Etats-Unis s’est déployée avec la violence
qu’on connaît à partir de 1990. La présence soviétique
imposait – de 1945 à 1990 – une organisation « multipolaire »
du monde.
Les formes nouvelles du capitalisme en Russie
L’effondrement du système soviétique, renforcé par celui des
populismes du tiers monde et l’érosion du compromis social
démocrate en Occident, ont permis le triomphe de l’idéologie
dite libérale et de vastes ralliements à son discours. En Russie
comme ailleurs. J’ai d’ailleurs signalé l’illusion entretenue
selon laquelle, comme l’Allemagne et le Japon avaient « perdu
la guerre, mais gagné la paix », la Russie allait, grâce au
libéralisme, s’engager à la fois dans un développement
modernisateur accéléré (enfin) efficace et dans la démocratie.
On oubliait – ou feignait d’oublier – que l’objectif de
Washington n’est pas de permettre la renaissance d’une Russie
forte (pas plus que d’une Chine forte), fût-elle capitaliste, mais
de la détruire.
Vingt cinq ans de « réformes » se soldent-elles par la mise en
place en Russie d’un système capitaliste capable de se
« stabiliser » et, à partir de là, d’engager le pays effectivement
sur la voie des promesses du libéralisme ? La réalité oblige à
répondre négativement à cette question : l’URSS s’est
désintégrée et la Russie vit sous la menace de l’être à son tour,
aucune des institutions en place (ses entreprises privées, son
Etat) ne sont outillées pour opérer les investissements
nécessaires pour améliorer l’efficacité du système productif
(tout au contraire le désinvestissement est massif), et la
destruction systématique de ce que le système soviétique avait
réalisé de positif (en particulier l’éducation) n’augure pas d’un
« » avenir meilleur ». On comprend mal comment un système
qui porte ces caractéristiques pourrait se « stabiliser », sauf à
entendre sa stabilisation pour un temps à un niveau de misère
et d’impuissance accomplies.
1. L’inscription de la Russie nouvelle comme périphérie
subalterne du système capitaliste impérialiste contemporain
La Russie « ouverte » n’est pas seulement un « exportateur de
biens primaires (pétrole en premier lieu); elle tend à n’être
plus que cela. Ses systèmes productifs industriels et agricoles
ne bénéficient plus d’aucune attention de la part des autorités,
et n’intéressent ni le secteur privé national, ni le capital
étranger. Qui est responsable de ces reculs gigantesques ? Bien
entendu d’abord la nouvelle classe dirigeante. Très largement
issue elle-même de l’ancienne classe dirigeante soviétique,
celle-ci s’est sans doute fabuleusement enrichie par les
privatisations/pillages dont elle a été bénéficiaire. La
concentration de cette nouvelle classe a d’ailleurs pris des
dimensions peu communes, en sorte que le terme
« d’oligarchie » lui convient parfaitement. Cette classe tire son
enrichissement de trois sources : la rente pétrolière (laquelle
dépend de la conjoncture mondiale, c’est-à-dire des prix élevés
ou bas du brut), la cannibalisation des industries (les firmes
industrielles privatisées ne sont pas destinées à constituer la
base d’une production plus importante et plus efficace mais
seulement à permettre aux oligarques de vivre de leur déclin),
les courtages associés à l’ouverture des marchés du pays aux
importations. Rentes et courtages définissent toujours une
bourgeoisie compradore, non une bourgeoisie « nationale ».
L’explosion de richesse de l’oligarchie a entraîné la formation
d’une nouvelle « classe moyenne », qualifiée de « nouveaux
Russes ». Les emplois que ceux-ci occupent sont parfaitement
improductifs, procédant de la dépense des oligarques. Par
contre l’ancienne classe moyenne de professionnels et
techniciens, généralement beaucoup plus qualifiés et
certainement productifs, se retrouvent avec les classes
populaires parmi les victimes de ce développement capitaliste
compradore. Par ailleurs, les monopoles de l’oligarchie,
bénéficiaire exclusive des générosités de l’Etat, étouffent la
constitution éventuelle d’une véritable classe d’entrepreneurs
inventifs, pourchassés par le pouvoir et les mafias de
l’oligarchie, rendant par là même impossible la formation d’un
capitalisme « par en bas ».
2. Un pouvoir autocratique irresponsable
Les formes capitalistes de la nouvelle Russie excluent tout
progrès démocratique. L’autocratie n’est plus ici un « vestige
du passé », mais la forme nécessaire d’exercice du pouvoir de
l’oligarchie compradore nouvelle. Ce qui distingue la nouvelle
autocratie de l’ancienne se situe ailleurs : dans le caractère
totalement irresponsable du pouvoir qu’elle exerce.
L’autocratie est au service de l’oligarchie, participe aux
batailles rangées auxquelles se livrent ses clans, même si elle
sait se faire payer pour services rendus. Par ailleurs cette
autocratie s’est placée au service du capital étranger
oligopolistique mondialisé, dont elle met en œuvre sans la
moindre résistance les diktats, formulés par l’OMC, le FMI, et
même l’OTAN ! Les conflits qui ont opposé récemment
Poutine à certains oligarques n’ont pas amorcé un changement
significatif dans l’organisation du système. Les objectifs de
Poutine sont restés limités : « rationaliser » le système en
séparant plus distinctement la bureaucratie de l’Etat
présidentiel autocratique de la classe qu’elle n’a pas renoncé à
servir – l’oligarchie.
Le « peuple russe » est-il responsable de cette dérive ?
Partiellement sans doute, par le désarroi dans lequel il s’est
retrouvé au lendemain de l’effondrement brutal des institutions
soviétiques. Les nouveaux partis politiques n’avaient aucune
base sociale et idéologique qui leur aurait permis de sortir de
l’inexistence. Les nouvelles « droites », réduites en fait à des
coteries d’individus irresponsables issus de l’ancien système,
ont certes manié avec succès la rhétorique démagogique
amplifiée par des médias corrompus à leur service. Leurs
boniments ne s’en sont pas moins rapidement usés, face à une
opinion générale intelligente qui témoigne de la forte
politisation du peuple russe. De ce fait des nouvelles droites se
sont rapidement retrouvées prisonnières du soutien du pouvoir
bureaucratique de la nouvelle autocratie. Il reste que la Parti
Communiste, en dépit des espoirs placés en lui par une forte
minorité des électeurs, n’a su ni amorcer sa rénovation (et
sortir de son héritage de gestion autocratique du pouvoir) ni
même résister aux pressions de la nouvelle dictature.
3. La Russie effacée de l’échiquier international
La Russie siège désormais sur un strapontin du G7, devenu G8
(ou plutôt 7 ½). Mais elle n’en est pas pour autant un acteur
actif dans le façonnement des équilibres mondiaux. Elle
conserve en apparence une puissance militaire considérable, la
seconde par son équipement nucléaire et balistique. Encore
que le délabrement de son organisation militaire laisse craindre
qu’elle serait incapable d’en faire un usage efficace, si
nécessaire, c’est-à-dire en cas d’agression des Etats- Unis.
Les pressions exercées par les Puissances occidentales en Asie
centrale, au Caucase, en Ukraine sont parvenues jusqu’ici à
maintenir la Russie hors du grand jeu international. La Russie
pourrait mettre en échec le projet des Etats-Unis (qui est de la
réduire à l’état de périphérie subalterne dans le nouvel ordre
mondial dominé par Washington) en jouant un rôle dans la
reconstruction d’un « front du Sud anti-impérialiste », et, en
premier lieu, dans cette perspective, en se rapprochant de la
Chine. Elle ne le fait pas. Au contraire elle agit souvent dans la
direction opposée, se nourrissant de l’illusion que son alliance
avec les Etats-Unis la protège contre d’éventuelles poussées
expansionnistes de Pékin en Asie Centrale et en Sibérie. Ce
faisant la Russie renforce la stratégie de Washington qui
s’emploie à isoler son « ennemi potentiel principal » (la
Chine). Parions que la Russie ne sera pas payée de retour pour
ce service qui, au contraire, l’affaiblit elle-même et accélère le
processus de sa dégradation au rang de périphérie subalterne.
Il reste que tous ces équilibres (ou déséquilibres) dont
bénéficient les Etats-Unis demeurent fragiles et l’échec certain
de leur intervention en Irak finira un jour ou l’autre par les
remettre en question. La diplomatie russe trouvera-t-elle alors
sa place dans la redistribution des cartes ? Je reviendrai sur
cette question, qui constitue l’une des dimensions majeures de
la construction d’une alternative à la mondialisation libérale et
américaine.
4. La misère idéologique
L’idéologie soviétique n’a jamais renoncé, jusqu’au dernier
jour, à se nourrir d’une rhétorique prétendue « socialiste ». Le
pouvoir soviétique, même dégradé à l’extrême, savait qu’il
tenait sa légitimité de la Révolution de 1917. On peut s’en
irriter, ou même le tourner en dérision. La distance qui séparait
cette rhétorique de la réalité soviétique n’était d’ailleurs pas
plus grande que celle qui sépare le discours « libéral » du
capitalisme réellement existant. Et tout comme bon nombre
d’individus par ailleurs normaux adhèrent au discours libéral
en dépit de la catastrophe sociale qui accompagne son
déploiement, il n’y a pas à s’étonner que le discours
« socialiste » ait eu ses croyants jusqu’au dernier jour.
La nouvelle autocratie oligarchique a besoin par contre de
prendre le contre-pied du discours soviétique. Mais elle ne sait
pas par quoi le remplacer. Les boniments concernant
l’efficacité économique et la démocratie ne sont pas crédibles
en Russie. Le discours « patriotique » constitue alors la seule
planche de salut de ce pouvoir finalement aux abois. La
rhétorique en question sert à évacuer les vrais problèmes
(l‘inégalité sociale, l’inefficacité de la nouvelle gestion
économique, l’effacement du rôle international du pays), en
prétendant « unir le pays tout entier derrière ses dirigeants »,
laissant entendre que ceux-ci « résistent » au capital
mondialisé dominant. Toutes les classes compradores
dirigeantes des périphéries contemporaines tentent de donner
d’elles-mêmes une image « patriotique », alors qu’elles sont
responsables du déclin dont sont victimes leurs nations et
n’agissent en fait que comme courroies de transmission de la
domination ( étrangère ) du capital international.
Une alternative est-elle possible ?
Le tableau de la Russie que j’ai brossé pourrait inspirer un
grand pessimisme quant à l’avenir du pays. En fait l’échec du
nouveau capitalisme russe, l’incapacité dans laquelle il se
trouve de construire les conditions de sa stabilisation,
devraient inspirer au contraire un optimisme de la raison. La
Russie est, comme à la veille de 1917, grosse d’une nouvelle
révolution dit-on parfois à Moscou. Ou de transformations
radicales capables de redresser la direction de l’évolution.
Dans quelles perspectives locales et mondiales ? A quelles
conditions ?
Les principes de base sur lesquels l’alternative au système
actuel en place dans le monde devrait être fondée sont simples,
évidents, et au demeurant largement compris quand on les
invoque. Sur les plans internes (« nationaux ») : (i) une
« économie mixte », d’une part donnant à l’Etat les moyens
d’orienter le développement général et d’autre part offrant à la
propriété privée et au marché la marge suffisante qui permette
la promotion des initiatives; (ii) l’institutionnalisation de la
négociation sociale travailleurs/entreprises/Etat; (iii)
l’approfondissement de la démocratie représentative par la
promotion d’initiatives de démocratie participatoire. Au plan
mondial : (i) l’organisation de la négociation de formes de la
gestion économique (échanges commerciaux, flux de capitaux,
transferts technologiques, gestion monétaire) fondées sur la
reconnaissance de la diversité des intérêts et de l’inégalité des
partenaires; (ii) la reconnaissance du principe de la
souveraineté des peuples, renforcée par le soutien aux progrès
de la démocratisation, fondement d’un monde politique
multipolaire. La mise en œuvre de l’ensemble de ces principes
permettrait d’amorcer une première étape sur la route de la
« longue transition au socialisme mondial ».
Pour la Russie leur mise en œuvre implique : (i) la
renationalisation des grandes entreprises, singulièrement dans
les domaines du pétrole et de l’énergie, de productions
minières et des banques (donc l’expropriation de l’oligarchie),
(ii) l’invention de formes nouvelles de gestion paritaire
(travailleurs et dirigeants) des entreprises de l’industrie et du
commerce que celles-ci soient formellement propriété
publiques (Etats, collectivités, collectifs de travailleurs) ou
privées; (iii) le rétablissement et le renforcement des services
sociaux publics, de l’éducation (qui fut de qualité en URSS) et
de la recherche scientifique et technologique; (iv) l’abolition
de la constitution de 1993, et l’élaboration par une grande
convention élue d’une constitution authentiquement
démocratique; (v) le soutien aux formes d’interventions
populaires de démocratie participatoire; (vi) l’ouverture d’une
grande négociation entre les républiques de l’ex URSS
permettant la construction d’un espace régional économique et
politique respectueux de l’autonomie des partenaires et
capable de refonder des interdépendances au bénéfice de tous;
(vii) le rétablissement de la puissance militaire russe (en
attendant un désarmement généralisé, lorsque les Etats-Unis
seront disposés à s’y soumettre); (viii) la promotion
d’échanges commerciaux, technologiques et financiers
négociés amorçant la construction d’une « grande Europe » -
de l’Atlantique au Pacifique; (ix) la promotion d’une politique
étrangère active et indépendante (de celle des Etats-Unis en
particulier) visant au renforcement des institutions garantes de
la construction d’un monde multipolaire.
Le gouvernement d’Evgueni Primakov avait bel et bien
amorcée un redressement allant dans le sens décrit ici, avec
semble-t-il une bonne détermination mais aussi beaucoup de
prudence dans les premières mesures qu’il prenait (ce qu’on
comprendra sans difficulté). Comme Gorbatchev l’avait peut
être souhaité sans savoir comment le faire, Primakov
envisageait la construction d’un système économique et
politique de « centre gauche ». Primakov a été victime d’abord
de l’incapacité du PC, alors encore puissant, de comprendre et
soutenir l’initiative. Mais il a été également la victime de
l’hostilité internationale, en premier lieu des Etats-Unis mais
hélas également de l’Europe qui ne s’est pas départie de sa
vision d’une « latino américanisation » de l’ex URSS (et de
même de l’Europe de l’Est en voie d’intégration dans l’Union
Européenne).
Le résultat de cet échec a facilité le succès premier de
l’offensive des Etats-Unis et renforcé la soumission du régime
de Poutine à ses exigences immédiates. Mais Poutine a peut-
être maintenant compris que l’objectif des Etats-Unis et de
l’Europe alignée est de détruire la Russie et non de l’aider à se
rénover. Néanmoins le système sur lequel il fonde son pouvoir
ne lui permet pas de résister avec efficacité aux assauts
destructeurs de la triade impérialiste. Car pour y faire face il
lui faudrait sacrifier son soutien à l’oligarchie qui exploite et
opprime le peuple russe. A défaut celui-ci laissera faire.
Les alternatives d’avenir pour la Russie et les Etats issus de
l’éclatement de l’URSS ne se posent certainement pas dans
des termes équivalents. Je n’avais jamais investi une grande
confiance dans la « perestroïka » et le « glasnost » de
Gorbatchev, et sa capitulation inconditionnelle à Reykjavik
face à l’arrogant Reagan m’a fait craindre le pire, qui est
arrivé. En 2003 j’avais accepté une invitation curieuse à
Rimini en Italie, dans l’espoir de pouvoir entendre Gorbatchev
commenter mes propos. J’adressais mes questions concernant
l’avenir de la Russie en termes prudents à l’extrême, sans
revenir sur le passé. Mais je n’intéressais pas Gorbatchev qui
était exclusivement attentif (et approbateur) aux sornettes
débitées par les économistes nord américains. J’ai alors
compris que Gorbatchev n’avait jamais su ce qu’était le
marxisme.
Je n’ai pu suivre les péripéties de la Russie capitaliste que de
loin, le FMA n’étant jamais parvenu à y trouver des
correspondants intéressés. Et puis un jour de l’an 2007 j’ai été
invité par une curieuse « Krelm Organizatsion » proche de
Poutine et dirigée par Vyacheslav Glazyaev.
« Europe Publishers », la maison d’édition de cette
organisation, venait de publier dans cette langue le Virus
Libéral, le seul de mes ouvrages qui ait été publié en russe
(alors que tous mes écrits majeurs ont toujours été publiés
rapidement en chinois depuis les années 1970). Le choix me
laissait comprendre que cette dimension idéologique
fondamentale du défi leur était parue importante. Le débat,
appuyé par des moyens impressionnants (télévision et
journalistes), m’a vite convaincu que la seule préoccupation de
mes interlocuteurs concernait la géopolitique; et que leur
vision était celle de la géostratégie bourgeoise
conventionnelle, qui dissocie ces problèmes des questions
sociales. La conscience de l’hostilité des Etats Unis à toute
volonté « d’émergence » de la Russie était visible, mais rien
de plus. Par la suite une non moins curieuse invitation à
participer à une conférence annuelle, tenue à Rhodes par des
géopoliticiens russes intéressés par le Moyen Orient m’a été
adressée. Mais l’angle d’attaque des questions – «dialogue des
civilisations » – m’est apparu trop artificiel pour permettre de
discuter des vrais problèmes de la région.
La crise ukrainienne, le projet euro asiatique et le grand
écart de Poutine
L’Europe a organisé à Kiev en mars 2014 un authentique
putsch « euro-nazi ». La rhétorique du clergé médiatique
occidental qui se gargarise de promesses de démocratie est
purement et simplement mensongère. Les puissances de la
triade n’ont promu la démocratie nulle part. Au contraire elles
ont toujours soutenu les adversaires les plus acharnés de la
démocratie, fascistes inclus, rebaptisés « nationalistes ». Dans
l’ex Yougoslavie les Européens ont soutenu les nostalgiques
du fascisme croate, ré expédiés de leur exil canadien; au
Kossovo ils ont donné le pouvoir aux mafias de la drogue et de
la prostitution; dans les pays arabes ils continuent à soutenir
l’Islam politique le plus réactionnaire, lui-même financé par
les nouvelles républiques démocratiques que seraient devenus
l’Arabie Séoudite et le Qatar, à en croire les boniments des
médias occidentaux. L’intervention militaire en Iraq et en
Lybie a détruit ces pays, sans y promouvoir la moindre
promesse de démocratie. En Syrie le soutien militaire des
puissances de la triade aux « Islamistes », directement ou par
Républiques démocratiques d’Arabie Séoudite et de Qatar
interposées, ne promet rien de meilleur.
En Ukraine la junte pro nazi parvient mal à établir son pouvoir
despotique. L’obstacle auquel elle se heurte n’est pas d’une
nature « ethnique » qui opposerait russophones et
ukrainophones. Certes les frontières des républiques de l’ex
URSS avaient été volontairement dessinées par le pouvoir
soviétique en donnant la part belle aux nationalités non russes,
dans un esprit de rupture avec le chauvinisme grand russe.
L’exemple de la Crimée, qui n’avait jamais été ukrainienne, en
témoigne. Le Donetz et Odessa n’avaient non plus jamais été
« ethniquement » ukrainiens. Comme celles des républiques
yougoslaves, ces frontières n’avaient pas été dessinées pour
devenir celles d’Etats sécessionnistes. Poutine n’est
probablement pas un héro des causes démocratiques, mais il
ne fait ici que soutenir tous ceux qui en Ukraine refusent la
colonisation euro allemande que Bruxelles entend imposer,
comme elle l’a fait en Europe orientale, en Grèce et à Chypre.
Et ce ne sont pas seulement les « russophones » d’Ukraine qui
pourraient refuser le projet des Européens, même si les
pouvoirs despotiques exercés par la junte de Kiev ne
permettent pas l’expression de cette opposition au projet euro
allemand.
La Russie est à la recherche d’une place dans le système
mondial d’aujourd’hui et de demain. Et Poutine paraît avoir
fait sien le projet de construction d’une vaste alliance des
peuples de l’ex URSS. Ce projet est désormais connu sous le
nom d’alliance des peuples « euro asiatiques ». Il ne s’agit pas
là d’une invention artificielle récente. Dans un article que
j’écrivais en 1998 ( La Russie dans le système mondial :
géographie ou histoire ?) je faisais observer que cette idée
répondait depuis des siècles à la recherche par la Russie de la
définition de sa place dans le monde. Et je ne vois pas
pourquoi on refuserait ce droit aux Russes et aux autres
peuples de l’ex URSS.
Le combat engagé par Moscou contre l’ordre impérialiste, en
Ukraine et ailleurs, ne sera victorieux que s’il est soutenu avec
fermeté par les peuples concernés. Ce soutien ne sera possible
que si la Russie s’affranchit du carcan néo libéral, à l’origine
ici comme ailleurs du désastre social. Poutine se livre jusqu’ici
à un exercice périlleux de grand écart, associant la poursuite
de sa politique intérieure néo libérale désastreuse d’une part, et
d’autre part la défense des intérêts légitimes d’une Russie
indépendante. Abandonner le néo libéralisme et sortir de la
mondialisation financière sont désormais nécessaires et
possibles. Des segments de la classe politique qui gouverne à
Moscou sont disposées à se rallier à un capitalisme d’Etat,
susceptible à son tour d’ouvrir la voie à une éventuelle
avancée en direction de la socialisation démocratique de sa
gestion. Mais si la fraction compradore des classes dirigeantes
russes – bénéficiaires exclusifs du néo libéralisme – venait à
l’emporter, alors les « sanctions » dont l’Europe menace la
Russie pourraient porter leurs fruits; les compradores sont
toujours disposés à capituler pour préserver leur part du
produit du pillage de leur pays. La Russie ne pourrait alors pas
refuser sa colonisation par l’impérialisme de la triade.
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CHAPITRE SIX
CHINE, VIETNAM, CUBA : INQUIETUDES ET
ESPOIRS#
LA CHINE
Mes options politiques m’avaient amené à suivre de près
l’évolution de la Chine depuis 1960. A partir de 1980 nous
nous sommes rendus en Chine, Isabelle et moi, assez
régulièrement et pour des séjours d’un mois à chaque fois.
Nous partageons notre temps entre Pékin où je suis
régulièrement invité par les différents instituts de l’Académie
et rencontre en général des responsables du Parti et de la
direction économique du pays, et la visite systématique de ce
pays gigantesque. Nous avons ainsi parcouru des milliers de
kilomètres, de Pékin à Tianjin, Shangaï, Nankin, Hangzhou
(les provinces riches de la côte du centre est), du Hunan à
Gwilin, Canton et Hong Kong, de Pékin à Xian (les provinces
pauvres du nord ouest), du Sichuan (Chengdu, Choungqing) à
l’extrême ouest du pays, Kachgar. Nous ne connaissons pas
encore deux grandes régions - le nord est (l’ancienne
Mandchourie), le Yunan et le Tibet.
Les peintres chinois ont saisi à la perfection l’essentiel de ce
qui constitue les grandes particularités des paysages de leur
pays, de ses montagnes en pains de sucre et des brumes dans
lesquelles se perdent leurs cimes. Mais rien ne remplace la
promenade dans ces paysages insolites, sans pareils à ma
connaissance. La Chine est immense et, de par ses climats qui
s’étalent du sibérien au quasi équatorial, du Pacifique des
moussons tropicales au désert du Taklamakan, plus redoutable
encore que le Rub el Khali ou le Ténéré, de par son relief qui
descend de l’Everest à la dépression la plus basse de la surface
du globe, des plaines de rizières plates au Tibet, au Qinhai et à
l’Altaï, elle offre au visiteur une infinité de paysages
différents.
Le Sichuan (une province de 120 millions d’habitants
seulement), nous a offert plusieurs belles promenades. Dans
les rizières riches alimentées par un système de barrages qui
remontent à la plus haute antiquité, construits en « déplaçant
des montagnes » à la pelle et à la pioche pour les « faire
tomber dans le fleuve » et barrer son passage. Sur les pentes
raides du versant oriental du Tibet, où se perchent de
magnifiques monastères bouddhistes. De Choungqing à
Wuhan, embarqués pour une croisière de quatre jours sur un
beau navire avec certes quelques touristes étrangers mais
surtout des vacanciers de la nouvelle bourgeoisie chinoise,
nous avons traversé ces extraordinaires gorges du Yang Tse et
de ses affluents. Nous étions en compagnie de Fawzy et Gerda
Mansour. C’était la dernière année avant que le nouveau grand
barrage ne modifie à jamais la topographie de ces lieux. Pour
visiter l’une des gorges d’un affluent parmi les plus sauvages il
nous a fallu quitter le gros navire et nous embarquer dans des
pirogues qui arrivaient à peine à vaincre le courant. Sur les
berges de la rivière des paysans chinois, rigolards comme ils le
sont toujours, nous observaient avec amusement. Ils avaient
installé tout un commerce de produits de « secours » (biscuits,
thé, lainages etc…) en prévision d’un naufrage éventuel. Belle
occasion pour vendre ! Les « organisateurs » chinois du
voyage avaient également un goût du risque prononcé, allant
jusqu’à l’irresponsabilité. Comme, en retard, nous
n’accostions une rive du Yang Tse que la nuit et qu’il y avait
un superbe monastère perché sur la montagne à visiter, ils
n’hésitèrent pas à remettre en marche un télésiège et à nous y
embarquer, malgré l’orage violent. Puis visite du monastère
éclairé par des lampes torches !
Je ne décrirai pas par le détail la quantité des paysages et des
villes que nous avons visités. A Pékin, outre la grande
muraille, la Cité Interdite, le Palais d’été et bien d’autres
monuments, à Xian - ville superbe encore entourée de ses
murs d’enceinte antiques - l’extraordinaire cimetière des
statues de l’armée impériale bien connu, à Nankin le pont du
Yang Tse et quantité d’autres choses, dans les villes comme
Hangzhou,Suzhou et la vielle ville de Shao Xi et d’autres les
délicieux salons de thé installés sur ces lacs-jardins artificiels
dont les Chinois raffolent, à Shanghaï les quartiers imposants
du port de cette capitale du capitalisme compradore découpée
en concessions étrangères etc… Paysages du loess poussiéreux
du Fleuve jaune, sur la route de Yenan, paysages de rizières à
perte de vue des plaines du centre est. Montagnes
extraordinaires du Guan Xi, autour de Gwilin, sur la rivière Li,
puis à travers le Guandoung, le long de la rivière des Perles.
Le Huang Shan - la montagne verte - source d’inspiration des
peintres et des poètes, redescendue à pied par l’escalier de
pierre qui grimpe à 1860 mètres! Fort heureusement il y avait,
au bas de la montagne, un masseur de pieds!
A Pékin nous avions été logés en 1980 dans le guest house
principal des hôtes du Parti, à l’écart de la ville. Sollicitude
particulière à notre égard, certes, mais nous avons mieux aimé,
par la suite, descendre dans un de ces nombreux hôtels du
centre ville, qui sont aujourd’hui devenus fort nombreux.
A l’époque maoïste, que nous avons connue, Pékin offrait ce
spectacle inoubliable du fleuve des vélos occupant toute la
largeur de ses immenses avenues. Le costume dit mao (en fait
inauguré par Sun Yat Sen) bleu ou vert (couleur des militaires,
adopté par les jeunes qui se déclaraient à gauche dans le parti),
la casquette que les jeunes filles portaient fort penchée, ce qui
leur donnait un petit air de titi moqueur et mettait en valeur
leur grâce, constituait l’uniforme pour toute la population. Je
n’ai jamais trouvé cette formule détestable, mais au contraire
un bon moyen de commencer à créer quelques unes des
conditions nécessaires pour que s’affirme l’égalité des
individus. De surcroît la veste bleue est à la fois solide et
élégante. La Chine de Mao était parvenue par ce moyen - sans
l’avoir véritablement voulu - à créer une mode culturelle d’une
portée mondiale aussi forte que celle véhiculée par le jean
américain. Nous avons fait le plein de nos vestes Mao - bleues,
vertes et grises - et Isabelle et moi continuons à en faire un
usage presque quotidien - quand la saison le permet. Certains
nous regardent peut être un peu comme des « dinosaures »,
mais qu’importe. L’uniforme est aujourd’hui abandonné, au
profit du costume-cravate tristement anonyme pour les
hommes. Mais l’abandon du Mao bleu ou vert permet aux
jeunes chinoises, que je trouve belles dans l’ensemble, de
mettre en valeur leur coquetterie : robes légères et petits
chapeaux de paille souvent décorés par une fleur, ou - pour les
circonstances plus solennelles - robes chinoises fourreaux
fendues sur le côté…
Pékin n’est pas une ville commune. Avant l’accélération de sa
modernisation dans les dernières années elle avait gardé son
cachet de capitale impériale austère. Longues rues, assez
étroites mais bien droites, longées de murs uniformément gris,
derrière lesquelles se logent les yamen - demeures
aristocratiques organisées en carré autour de la cour fermée sur
l’extérieur par une belle porte chinoise. De la rue ce qu’on
voit, ce sont les toits de tuiles colorées dont l’exubérance et la
grande variété colorée ressortent d’autant qu’ils font contraste
avec la sobriété sévère des murs. Nos amis Sol et Patricia
Adler logeaient dans un de ces yamens superbes rue
Nancaochang (Deng Xiaoping s’y était installé en 1949 à la
libération de Pékin), Mao avait donné l’ordre à l’époque
d’évacuer toutes ces belles maisons et soit d’y loger des amis
étrangers soit d’en faire des écoles et maisons de la culture.
Sol est un vieil américain, venu dans une mission d’aide à la
Chine pendant la guerre contre le Japon. Comme Bill Hinton,
que je connais également, il est resté dans le pays, et a placé
toutes ses qualités au service de la Chine maoïste. Et il en avait
beaucoup, culture, finesse, connaissance de la politique
américaine et des visions stratégiques de sa classe dirigeante.
Les autorités chinoises ont toujours traité avec la plus grande
confiance fraternelle leurs amis étrangers, même pendant les
moments les plus durs de la Révolution culturelle, quand le
« soupçon » pesait sur tous. De ce point de vue rien
d’analogue avec le comportement des pouvoirs soviétiques,
qui a souvent été plus qu’odieux avec les étrangers. Sol est
décédé; mais il serait mort beaucoup plus tôt s’il n’avait été en
Chine : atteint d’un cancer des poumons il a subi des
opérations successives que les meilleurs chirurgiens de Pékin
lui ont faites et qui l’ont maintenu en vie pendant plusieurs
années.
Il y a à Pékin une rue des antiquaires où Isabelle et moi aimons
toujours flâner. Les antiquaires chinois, même ceux du secteur
public, sont de véritables antiquaires, hommes de goût et de
finesse. Mais il y a à Pékin également une sorte de grand bazar
(le Khan Khalili chinois, l’équivalent du bazar du Caire) où on
trouve de tout, y compris évidemment des objets de grande
qualité et beauté. Un jeune étudiant chinois qui avait suivi mes
conférences nous avait offert ses services de guide. Garçon
charmant qui nous a conduit dans des lieux peu fréquentés par
les étrangers, avec lequel nous ne cessions de parler de
politique (il parlait l’anglais - assez mal mais suffisamment). Il
était critique de gauche mais estimait toujours utile de militer
au parti qui reste, selon lui, suffisamment vivant pour que les
débats y demeurent animés et sérieux. Nous mangions avec lui
dans des gargotes populaires. Rien à leur reprocher : il est rare
qu’en Chine on mange mal.
La modernisation de Pékin n’est pas une catastrophe. Et c’est
déjà çà. Les gratte ciel, qui poussent comme des champignons,
forment des ensembles particularisés par leurs options
architecturales diverses, aérés - les Chinois gardent le souci de
laisser beaucoup de place aux arbres et aux jardins où ils
adorent flâner. La vieille ville a subi des destructions certes,
mais en contre partie ses quartiers aristocratiques et
commerçants de style, qui se dégradaient, ont été bien rénovés.
Parfois « un peu trop » ! Avec retard, comme partout dans le
tiers monde, les Chinois prennent conscience du patrimoine à
sauvegarder. Les restaurations des vielles villes, comme Shao
Xi, ou des vieux quartiers de Canton, celles des concessions
anglaises et françaises ( magnifiques à Canton ) témoignent de
cette prise de conscience. D’une manière générale
l’urbanisation nouvelle - la Chine compte désormais 400
millions d’urbains dont 200 millions sont constitués par la
première génération d’immigrés des campagnes, doit être
reconnue comme une réussite certaine. Par la qualité et la belle
originalité de ses plans d’urbanisme et de beaucoup de ses
ensembles immobiliers. Face à Hong Kong la Chine a bâti en
une quinzaine d’années une ville de la même taille : Shen
Zhen, 7 millions d’habitants. Histoire de montrer que la Chine
était capable de construire en 15 ans autant que les Anglais en
100 ! Comparaison qui s’impose : Brasilia, ville nouvelle, est
une horreur;les villes chinoises nouvelles, comme Shen Zhen,
sont belles.
Le peuple chinois n’est pas commun non plus. Et il n’est pas
difficile d’entrer en communication avec lui, si ce n’est cette
terrible affaire de langue ! Les Chinois sont dans l’ensemble
curieux de connaître, s’abordent et abordent les étrangers sans
problème. Jamais le régime n’a imposé la ségrégation des
étrangers à la soviétique. J’aime donc flâner dans les rues de
Pékin. Un soir de septembre, dans la moiteur humide de cette
saison, je me rendais place Tien An Men. Les Chinois sont des
paysans et leurs comportements très « baladi » (le terme de la
langue populaire égyptienne pour désigner les gens simples).
La place était envahie par les familles venues picniquer : on
étend à même le sol une couverture de plastic, on s’allonge sur
des coussins ou on s’assoit sur des pliants, et on ouvre la boite
de gâteaux secs, le thermos de thé dont on ne se sépare jamais
et nulle part, on mange des pastèques. On m’interpellait et
m’invitait à partager. J’acceptais et tentais de bavarder… on
allait recruter dans la foule, chez des voisins, un jeune qui
avait appris un peu d’anglais. Politique évidemment, et fort
librement. Le « marché », c’est bien par certains aspects, mais
ça fabrique des riches et çà c’est mauvais, etc…
La foule chinoise témoigne de la forte mixité de la société.
Sans pareille ailleurs dans beaucoup de régions du tiers
monde. Chez les jeunes, garçons et filles vont par paires et les
couples d’amoureux ne se cachent pas. Mais grattez un peu,
dit-on et vous atteindrez le noyau solide du patriarcat. C’est
sans doute vrai, mais il n’empêche que les progrès sont
visibles, par le caractère déluré des filles qui n’hésitent pas à
remettre les garçons à leur place quand il le faut et ne font
preuve d’aucune timidité. Rien de comparable au Japon ou en
Corée où les mêmes moeurs patriarcales d’origine continuent à
gérer tous les comportements quotidiens. Même comportement
libre entre collègues de travail. Les Chinois ai-je dit sont des
paysans. Ils adorent donc les occasions de festoyer en groupe.
Dans les innombrables restaurants des villes chinoises la
moitié au moins de l’espace est consacrée à des sortes de box -
séparés les uns des autres par quelques rideaux légers. Les
groupes s’y mettent à l’aise et bénéficient d’une certaine
intimité. Toutes les occasions sont saisies pour organiser des
gueletons collectifs ou familiaux de ce genre - fêtes officielles,
départ à la retraite d’un collègue, promotion d’un autre etc…
La société est toujours mixte - les conjoints et collègues de
travail des deux sexes participent. Les Chinois sont paillards,
boivent pas mal (dans ces occasions tout au moins), mangent
autant que possible, et, selon ce qu’on m’a dit, ont un langage
gaulois facile.
Il y a d’autres aspects de la vie sociale chinoise qu’on ne peut
manquer de remarquer. Le confucianisme n’a pas été éradiqué,
en dépit de la révolution culturelle. Le modèle du cadre
« parfait » reste celui du confucéen : élégant, sobre, calme,
poli. A l’époque de Mao, habillé comme les autres, il ne se
distinguait que par sa discrète distinction. Le « vieux » Wang
Yué qui m’avait guidé dans notre premier voyage en Chine, en
était un modèle parfait. Pu Shan également. Je reconnais que
l’idéologie confucéenne, même si elle comporte des
dimensions conservatrices fortes évidentes, développe
également ce qui me parait constituer des qualités
appréciables. A l’époque maoïste les cadres se partageaient
visiblement entre deux modèles - les confucéens (ce qui
n’implique en rien que tous les confucéens aient été du même
bord - il y en avait à droite, au centre et à gauche) et les
« prolétariens ». Ces derniers étaient des cadres issus
directement de la classe ouvrière ou de la paysannerie pauvre,
presque toujours par principe anticonfucéens pour de bonnes
raisons (car c’est l’idéologie de la classe dominante de la
Chine traditionnelle) et - pour les paysans - fortement marqués
par le taoïsme. La révolution culturelle ne reconnaissait
comme communistes que ce second type de cadres.
Aujourd’hui un troisième modèle a fait son apparition,
ouvertement : le bourgeois. J’ajouterai sans trop d’hésitation :
de style nouveau riche, compradore et vulgaire. Dans les
hôtels de luxe, sur le bateau de notre croisière sur le Yang Tse
ils étaient et sont bien visibles. D’où viennent-ils ? Beaucoup
d’entre eux sont des Chinois de l’extérieur qui ont toujours été
ainsi. Font-ils tâche d’huile dans le milieu des nouveaux
« entrepreneurs » chinois ? Probablement.
Autre aspect de la vie chinoise : la famille, les vieux et les
enfants (« uniques »). La famille a toujours constitué une
cellule de base forte en Chine. Elle le reste. Avec le respect des
vieux qui dépasse tout ce qu’on connaît ailleurs (sauf dans
l’aire de culture chinoise : Viet Nam, Corée et Japon). On ne
prend pas sa retraite (quand on est cadre) en Chine. A 80 ans
on est encore un directeur « actif » (ou dit tel). Un peu plus
tard on vous nomme « président », pour garder un bureau et
continuer à recevoir les salutations des jeunes et donner
quelques conseils. Les grandes mères sont toujours présentes
et se réunissent dans les jardins publics, ou sur les trottoirs
devant leurs immeubles; elles gardent les enfants. Des enfants
trop gâtés - résultat de la loi qui impose « l’enfant unique » -
entourés de leurs deux parents et jusqu’à quatre de leurs
grands-parents… Beaucoup de Chinois m’ont dit être inquiets
de ce que donnera à l’avenir l’égoïsme que cette politique
démographique développe.
J’avais été invité en Chine en particulier par deux camarades
occupant des postes relativement élevés dans la hiérarchie :les
regrettés Wang Yué et Pu Shan. Wang avait été chargé de
suivre quelques unes des activités des maoistes du tiers monde
et entre autre avait entretenu des relations avec notre revue
Révolution dont j’ai déjà parléplus haut. Lui, comme Pu Shan,
à l’académie, comptent à mon avis parmi les cadres les plus
ouverts, fins et bien informés de ce qui se passe dans le
monde, au delà des frontières de la Chine. J’ai toujours
éprouvé un grand plaisir à discuter avec eux.
L’interprète qui nous avait été affecté était le jeune (à
l’époque) Li Baoyuan, qui avait fait des études à Aix, parlait
parfaitement le français et de surcroît connaissait bien la
France et sa vie culturelle, sociale et politique. Cultivé, Li était
le meilleur traducteur possible pour les conférences que je
faisais et que je ne voulais pas proposer avec moins de
précision et de nuances qu’ailleurs. J’abordais des questions
difficiles concernant la théorie marxiste, mes thèses relatives
au capitalisme mondial, les sociétés du tiers monde et
particulièrement de l’Afrique et du monde arabe. J’ai vérifié, à
cette occasion, que mes thèses n’étaient pas inconnues en
Chine. Pas mal de mes écrits avaient été traduits, circulaient à
l’Académie et au Comité Central du Parti; quelques uns
avaient été édités pour les universités et le public. J’ignorais
tout cela… Je signale au passage que les soviétiques n’ont pas
traduit une ligne de mes écrits, ce qui n’empêchait pas les
Bogomolov et autres de me « fustiger » dans leurs revues ! Li
est devenu un ami, évidemment. Lui et son épouse Yiping sont
d’ailleurs venus par la suite à Dakar où Li occupait le poste de
premier secrétaire à l’ambassade. Nous les avons revu tous les
deux récemment à Pékin.
Je mettais au point en Chine une formule qui a fait plaisir à
nos hôtes. J’avais bien compris que cela devait être bien
assommant pour les Chinois que de recevoir tous ces étrangers
curieux d’en savoir plus sur leur pays, questionnant et
requestionnant, sans apporter à leurs hôtes en contrepartie quoi
que ce soit. Je me mettais à leur place. Je proposais donc à mes
hôtes d’alterner : un jour j’assisterais à une discussion où l’on
parlerait de la Chine et de ses problèmes (et je poserais des
questions, ferais des commentaires etc…), l’autre jour je ferais
moi un exposé sur un sujet concernant l’Afrique, le monde
arabe, le système mondial, les problèmes du socialisme et du
marxisme, qui serait à son tour l’objet de notre discussion
collective. La formule a parfaitement fonctionné et m’a permis
d’établir un bon contact avec les Chinois. Je ne compte plus
les dizaines de discussions auxquelles j’ai participé dans ce
cadre, invité par les différents Instituts de l’Académie et les
écoles de cadres à Pékin, à Nankin, à Shanghaï, à Chengdu. Je
crois connaître pas mal les couloirs de tous ces bâtiments qui,
à Pékin, sont concentrés le long de la grande avenue
Jianguomennie Dajie. A Shanghaï nous avions été logés,
Isabelle et moi, dans une splendide maison mi-traditionelle,
mi-moderne d’un riche commerçant chinois, au cœur de
l’ancienne concession française, la partie la plus joliment
urbanisée de Shanghaï. Isabelle prétend avoir reconnu les lieux
dont elle avait lu une description précise dans je ne sais quel
roman. La maison servait de guest house pour les hôtes de
marque.
Les participants chinois parfois fort nombreux se regroupaient
selon leurs affinités politiques, comme dans un Parlement.
Gauche, centre et droite comme toujours et partout. Ce qui
m’a frappé c’est que dans chacun des groupes il avait des
hommes - moins de femmes - de tous âges, s’étalant des
jeunes de vingt ans aux octogénaires, ces derniers traités avec
grande déférence par les partisans des points de vue qu’ils
représentaient. Nous discutions tout à fait librement. Rien de
comparable avec l’atmosphère des pays du monde soviétique,
où au demeurant il eut été impensable qu’on invite quelqu’un
à exposer sur des grands problèmes un point de vue qui se
prétendait marxiste sans être nécessairement orthodoxe. Dans
le monde soviétique on invitait des professeurs américains
réactionnaires et on écoutait leurs sornettes libérales avec
déférence, voire admiration ouverte. C’était le seul discours
autre que celui de la langue de bois officielle qui pouvait être
entendu. En Chine c’était bien différent. Les débats étaient
donc animés, chauffés parfois par des déclarations tonitruantes
des uns ou des autres. J’exprimais toujours mon point de vue,
sans restriction autre que celle que la courtoisie du langage - à
laquelle je tiens beaucoup - implique.
Cela m’a valu, je crois, d’être considéré comme un ami sincère
de la Chine, ce que je suis réellement. J’ai certainement des
opinions sur beaucoup de problèmes. Mais je ne crois pas être
de ceux qui sont persuadés qu’ils ont pris le médicament qui
garantit que leur point de vue soit nécessairement le bon. Je
donne mes arguments et écoute ceux des autres. En tout état de
cause l’avenir de la Chine dépend, à mon avis, des Chinois et
les nombreux donneurs de leçons occidentaux sur les vertus du
marché, l’efficacité ou même la démocratie n’insupportent.
Les Chinois comme tout le monde connaissent tout cela, ou
peuvent le connaître par eux-mêmes. Le choix de la Chine est
là-bas comme ailleurs le résultat des luttes de classes et des
compromis qui peuvent en résulter. On peut estimer ce choix
bon ou mauvais et on a le droit de le dire. Mais on ne peut que
souhaiter, à mon avis, que la Chine s’affirme comme une
puissance forte, capable de résister aux assauts de l’extérieur.
C’est l’une des conditions nécessaires pour que le meilleur -
du point de vue de l’avenir socialiste de l’humanité - puisse
trouver là-bas aussi sa voie de développement. C’est dans ce
sens précis que je suis un « ami de la Chine ». Dans ce sens je
refuse catégoriquement d’apporter de l’eau au moulin de tous
ceux qui s’alignent finalement sur les objectifs stratégiques de
l’hégémonisme américain, qui sont d’affaiblir la Chine, de la
démembrer par le soutien au Tibet et au Sinkiang, par
l’encouragement des tendances centrifuges chez les
compradores, par la mise en avant de mots d’ordre en
apparence « démocratiques » parfaitement manipulés pour
servir en fait simplement les objectifs anti-socialistes de
l’impérialisme. Que les insuffisances de la politique mise en
œuvre par l’Etat-parti crée un terrain favorable à l’adversaire
impérialiste est une autre affaire et je ne cache mon opinion à
propos de ces insuffisances. La solution préconisée par les
forces dominantes du capitalisme mondial n’est jamais la
meilleure; au contraire c’est toujours la pire.
Les débats auxquels j’ai participé dans ces cadres se
prolongeaient toujours par des discussions avec les uns ou les
autres, notamment mes amis Pu Shan, Wang Yué, Li Baoyuan.
Des jeunes également. C’est ainsi que j’ai fait connaissance de
ceux qui se déclarent eux-mêmes « néo- maoistes »; fidèles
aux principes fondamentaux du maoïsme et simultanément
critiques de ses pratiques antidémocratiques. La conception de
la démocratie qu’ils défendent s’assigne le double objectif
d’être ouverte au pluralisme idéologique et politique et de
permettre aux classes populaires de faire avancer le respect de
leurs exigences sociales. Une conception défendue par Lin
Chun avec des arguments d’une grande force théorique et
politique. Fort éloignée évidemment de celle orchestrée par les
médias occidentaux, mettant en relief quelques uns des mots
d’ordre avancés pendant l’occupation de la place Tien An Men
par ceux qui, à travers l’amalgame démocratie-marché, tentent
de faire avancer les positions du capitalisme qu’ils
représentent. Pour ceux-ci la « démocratie » n’est qu’un
moyen, destiné à assurer le passage accéléré à leur domination,
quitte à s’en débarrasser par la suite, leur véritable objectif
étant le triomphe du « marché » et guère davantage.
A d’autres occasions j’ai eu la possibilité de discuter, assez
sérieusement je crois, des stratégies économiques promues par
l’Etat, notamment avec Ma Jiantang, responsable du Plan au
Conseil d’Etat (l’équivalent du Conseil des Ministres). Mes
questions portaient sur trois points essentiels : la redistribution
sociale du revenu, le renforcement de l’intégration de toutes
les provinces de la Chine dans un système productif unique et
le financement, dans ce cadre, des provinces pauvres par les
bénéficiaires de l’ouverture, la maîtrise des relations
extérieures. J’ai commenté ailleurs les réponses qui m’ont été
faites et les documents d’appui mis à ma disposition à cet
effet.
Une dernière observation que je souhaiterais enregistrer dans
ces Mémoires, concernant mes intuitions relatives aux milieux
dirigeants chinois. La classe dirigeante de la Chine de Deng et
de ses successeurs est certainement partagée entre des
tendances différentes. Au delà des courants divergents qui
opèrent au sein de la direction du Parti, il faut inclure dans
cette classe les chefs d’entreprises privées mais aussi semi-
publiques qui relèvent de la propriété des provinces, des villes,
des groupements de villages comme celle de l’Etat. D’autres
intérêts politiques sociaux - l’armée certainement, les
syndicats dans certains cas - sont également représentés au
sein de la classe dirigeante. L’ensemble de ces milieux
d’influence se coagulent parfois (souvent ?) dans des blocs de
défense des intérêts de la province, fut ce contre l’Etat central.
Compte tenu de la taille gigantesque du pays et des
perspectives immédiates de développement inégal ces
tendances régionalistes pourraient devenir d’autant plus
dangereuses que les forces extérieures (Chinois de l’extérieur,
impérialisme US), s’emploient à encourager leurs propensions
centrifuges. Mon intuition est que néanmoins le pouvoir
central est parvenu jusqu’ici à maintenir l’unité d’une sorte de
bloc dominant national par une politique centriste, qui penche
vers le centre droit (d’encouragement au capitalisme). Les
moyens mis en œuvre sont, semble-t-il, efficaces, entre autre
grâce au sentiment national unitaire qui est très fort. En dépit
des régionalismes que la taille du pays génère fatalement, la
nation chinoise (han) est une réalité (et je m’en félicite). Les
seules questions nationales gérées d’une manière discutable
(encore que je ne partage pas du tout le point de vue des
prétendus ” défenseurs de la démocratie ” passés à l’éloge,
quand cela n’est pas au service, des lamas et des mollahs qui,
au delà de leur obscurantisme, ont toujours exploité leurs
peuples avec la violence la plus barbare, jusqu’à ce que la
révolution chinoise vienne les en libérer ) sont celles qui
concernent les Tibétains et les Ouigours,; et l’impérialisme
s’emploie activement à exploiter ces faiblesses du régime.
J’irai un peu plus loin dans l’expression de mes intuitions. J’ai
eu l’occasion, évidemment, de discuter des problèmes les plus
divers avec des dirigeants de rangs moyens élevés, (guère
plus) occupant des fonctions de natures diverses. Mon
intuition (trop généralisante ?) est que ceux qui s’occupent de
la gestion économique penchent plutôt à droite, mais que ceux
qui gèrent le pouvoir politique demeurent lucides sur un point
qui, pour moi, est fondamental : ils « n’aiment pas » les Etats
Unis et considèrent généralement l’hégémonisme de
Washington comme l’ennemi numéro un de la Chine (comme
nation et Etat, pas seulement parce qu’elle est « socialiste »).
Ils le disent assez facilement et souvent. Je reste frappé par la
différence, sur ce plan, entre leur langage et celui que j’ai
entendu utiliser (avec conviction semble-t-il) par les dirigeants
politiques soviétiques (et a fortiori ceux des ex démocraties
populaires). Ces derniers m’ont toujours paru ne pas être du
tout conscients des objectifs véritables de Washington et des
alliés occidentaux dans son sillage. Le type de discours que
Gorbatchev a prononcé à Reykjavik, proclamant - avec une
naïveté incroyable - la « fin » de l’hostilité des Etats Unis à
l’égard de l’URSS, est impensable en Chine. Le hasard me
faisait en discuter peu après à Pékin. Tous les Chinois étaient
abasourdis par cette « imbécillité » et, s’échauffant,
n’hésitaient pas à conclure : les Etats Unis sont et resteront
notre ennemi, l’ennemi principal.
Les jugements que je porte sur la Chine actuelle dont je sais
qu’elle s’est engagée dans la voie du capitalisme, paraîtront
curieux à ceux qui connaissent mon attachement irréductible
au socialisme. Ce n’est pas le lieu, dans des mémoires, de
reprendre les analyses politiques sur le sujet, que j’ai produites
ailleurs. Jusqu’à ce jour le développement capitaliste de la
Chine n’est pas analogue à celui qu’on connaît ailleurs dans le
tiers monde. Pourquoi? Parce que le peuple chinois a fait
l’expérience d’une grande révolution. Par ce fait, il est devenu
résolument moderne, sans complexe. Aucune névrose pseudo-
culturelle de la “spécificité” comme on la voit s’épanouir
ailleurs. C’est pourquoi les Chinois ne se comparent pas aux
autres peuples du tiers monde, mais à ceux du premier monde.
Qu’ils pensent pouvoir “rattraper” est sans doute une illusion
dangereuse dont se nourrissent les nouvelles classes moyennes
en plein essor, et qui sert bien l’opportunisme des classes
dirigeantes. Mais il y a également l’aspect positif de ce bond
en avant dans la modernité : les classes populaires chinoises
savent se battre, elles ont confiance en elles- mêmes. Aucune
attitude de soumission, comme on en voit quotidiennement des
expressions multiples ailleurs. Un record de luttes sociales,
souvent violentes, et pas toujours défaites, loin de là. Tout cela
contraint la voie capitaliste à s’accommoder autant que
possible de l’exigence d’égalité portées par la révolution. Les
Chinois ont un sens de l’égalité et de la justice sociale aussi
fort que celui des Français par exemple (qui eux aussi ont fait
une grande révolution), sans comparaison avec l’acceptation
de l’injustice et de l’inégalité dont s’accommodent les
Américains (qui n’ont jamais fait de révolution). La Chine est
- avec le Viet Nam (qui lui aussi a fait une grande révolution) -
le seul pays au monde où tous les ruraux ont conservé, jusqu’à
ce jour, un droit d’accès égal à la terre qu’on ne pourra pas
facilement remettre en cause. Bien entendu je continue à
suivre d’aussi prés que possible l’évolution du pays, grâce
entre autre à nos amis du Forum, Wen Tiejun, Lin Chun, Lau
Kin Chi, Huang Ping. (cf S. Amin, Pour un monde
multipolaire, 2005, chapitre Chine).
Le résultat est que la Chine est un pays pauvre (qui parvient à
nourrir 22 % de la population de la planète avec seulement 6
% des terres arables ) où l’on ne voit pas beaucoup de pauvres.
L’opposé diamétral du Brésil, pays riche où l’on ne voit que
des pauvres. Je mesure bien mon propos. J’ai parcouru en
automobile des milliers de kilomètres à travers les provinces
riches et pauvres de la Chine. Rien de comparable à la misère
atroce qu’on rencontre à chaque pas, de l’Inde à l’Egypte, au
Mexique, au Brésil ou à l’Afrique du Sud. Des villages riches,
qui soutiennent la comparaison avec ceux du Japon, des
villages pauvres comme ils l’étaient il y a encore à peine
cinquante ans dans certaines régions de l’Europe, pas de
millions d’urbains bidonvillisés comme il y en a partout
ailleurs.
Tout cela est cependant bien menacé, dira-t-on. La logique
capitaliste ne finira-t-elle par s’imposer ? Et ceux qui en sont
les porteurs en Chine ne m’inspirent aucune sympathie : je les
vois comme je vois toutes les bourgeoisies compradores
vulgaires de notre époque. La dépolitisation des jeunes (sans
doute dans les classes moyennes), que l’opportunisme du
pouvoir, toujours autocratique, encourage bien entendu, opère
en faveur d’une évolution négative possible. Le peuple chinois
la permettra-t-il ? Je ne le crois pas et je constate que ce point
de vue - qui paraîtra bien optimiste à certains - est partagé par
les nombreux amis que j’ai en Chine, avec lesquels je n’ai
jamais cessé de poser ces questions.
La Chine, puissance émergente
Au cours des vingt dernières années j’ai donné une priorité à
de longues visites fréquentes en Chine. Dernière en date : le
voyage d’un mois en décembre 2012 de Xian à Chongqing,
d’un collectif FMA/FTM/Chine, coordonné par Lau Kin Chi,
vice-présidente du FMA, débordante d’activité et de
gentillesse à notre égard (Isabelle m’accompagne presque
toujours dans ces voyages en Chine), d’une efficacité sans
défaut, et par Wen Tiejun, personnage influent qui anime un
réseau de « rénovation des campagnes chinoises ». Le voyage
nous a permis de discuter avec des responsables
d’organisations populaires, indépendantes du PC mais non
hostiles, dans cinq provinces du centre du pays. Passionnant.
Ce qui suivra éclairera le lecteur sur les analyses du défi
chinois que j’ai tirées de ces discussions (il en saura davantage
s’il lit mon article Chine 2013 publié en 2013 dans la Pensée).
Je suis « connu » en Chine. Beaucoup de mes écrits sont
traduits, parfois plus rapidement qu’ils ne le sont en anglais !
(c’est le cas des interviews concernant les « révolutions
arabes », les développements politiques en Afrique, en Russie
et ailleurs). Je suis donc reçu par des responsables influents
dans de nombreuses institutions du pays : Institute of Marxism
Leninism and Mao Zedong Thought, Centre for World Politics
(Huang Ping), China center for comparative politics and
economics (Li Qing), les Universités Tshing Hua et Beijing
(Wang Hui, Lu Ai Guo, Dai Jinhua), les revues International
Critical Thought, Marxism and Reality, Beijing Cultural
Review, sans oublier China Daily et la Télévision.
On s’adresse parfois à moi sur des questions difficiles et
controversées dans l’establishment chinois. Par exemple la
question de la convertibilité du yuan. Des amis m’ont alors
soumis deux papiers sur la question, l’un produit par la banque
britannique HSBC (libéral à outrance bien entendu), l’autre
provenant d’une source proche de la direction de la Banque
centrale de Chine. Mes commentaires ont été publiés en Chine.
Le lecteur en trouvera la version française et anglaise sur le
site de Pambazuka daté du 21 juin 2013).
La question probablement centrale de notre époque concerne
l’avenir de la Chine. Où conduit la voie choisie par le pouvoir
chinois ? A un capitalisme, fut-il national, régulé par un Etat
actif, tempéré par une politique agricole qui sauvegarde
l’accès de tous les paysans – ou presque – au sol ? Et dans ce
cas quel type de régime politique peut en assurer la viabilité ?
L’évolution lente, sur le modèle de Taïwan, dans la direction
de concessions limitées à la tolérance démocratique sans
remise en question du pouvoir d’un Etat-parti dirigeant, ne me
parait pas à exclure. Les discussions sur ce thème auxquelles
j’ai participé à Beijing et à Taipeh (en 2008) m’ont inspiré
cette idée – qui pourrait paraître saugrenue – d’un PC
devenant une sorte de Kuo Min Tang. La perspective du
socialisme serait-elle alors définitivement éloignée ? Je l’ai
entendu dire par certains des participants aux think tanks
associés à nos réseaux de débats. Mais d’autres ne le pensent
pas et fondent leur argument sur les progrès des luttes sociales
engagées par des mouvements qui se qualifient de « néo-
maoïstes », capables d’infléchir l’évolution, d’inventer et de
faire avancer dans la pratique les formes de démocratisation
qu’exige la socialisation progressive de la gestion de ce
capitalisme d’Etat qui deviendrait alors une étape qu’on
pourrait qualifier de socialisme de marché. La conscience que
l’implosion du capitalisme mondialisé et la montée des
conflits entre les intérêts nationaux de la Chine émergente et
ceux de la triade impérialiste peut contraindre le pouvoir à
s’orienter dans cette direction est, à mon avis, visible.
La Chine constitue le second pôle dont les évolutions
différentes possibles pèseront lourd sur l’avenir du système
mondial. L’avantage de la Chine ne tient pas seulement à sa
taille continentale, mais surtout au fait qu’elle est à peu près le
seul pays du tiers monde (avec la Corée) à être avancée dans la
construction d’une économie autocentrée, qui lui donne à la
fois une marge d’autonomie et une capacité de négociation
appréciables. Cela ne préjuge pas du succès garanti de la
poursuite d’un projet qui pourrait finalement s’inscrire dans la
perspective de la longue transition au socialisme, lequel
exigerait un épanouissement d’une démocratie populaire. Cela
n’est pas impossible, même si ce n’est ni le choix du pouvoir –
nationaliste mais autocratique – ni celui de la nouvelle
bourgeoisie compradore « pro occidentale ».
Les questions auxquelles je donnerai dans les pages qui
suivent mes réponses d’aujourd’hui (en 2014) ont été l’objet
de longues discussions avec mes amis en Chine, au cours de
quatre séjours d’un mois chacun, en 2002,2004, 2008 et 2012.
Des fragments ont été soumis par écrit à l’un ou l’autre de ces
amis. Lu Aiguo avait annoté (en chinois) ses remarques.
Longue discussion qui m’a permis de comprendre les raisons
de son insistance sur la distinction qu’il faut faire entre
« socialisme d’Etat » et « capitalisme d’Etat ». Wen Tiejun est
le meilleur connaisseur de la réalité rurale chinoise, dont j’ai
appris tout ce que j’ai retenu dans ces mémoires. Il partage
également avec moi la même analyse de l’importance de la
résistance de la Chine à la mondialisation financière, condition
de succès de tout « projet souverain » digne de ce nom. Wang
Hui, publié et connu à l’étranger, a beaucoup éclairé ma
lanterne pour ce qui est de la vision chinoise de l’histoire dans
la longue durée et dans sa vision du monde contemporain et du
défi qu’il constitue. Huang Ping m’a fait comprendre mieux
que quiconque les nuances dans les conflits au sein de la classe
politique dirigeante du Parti et de l’Etat. A distance, j’ai
beaucoup appris non seulement de la lecture des ouvrages de
Lin Chun, mais tout autant de mes discussions avec elle.
Je ne fais pas de pronostic à long terme comme les
futurologues occidentaux aiment le faire. La Chine sera-t-elle
« fatalement » la première économie mondiale, capitaliste et
impérialiste bien entendu, même sans être la première
puissance militaire ? Je doute qu’on puisse être l’un sans
l’autre. Ou bien le colosse aux pieds d’argile s’effondrera
comme l’URSS qui, dans les années 1930, paraissait
construire un système supérieur, face aux Etats Unis et à
l’Europe frappés par la grande crise ? Je ne réponds pas à cette
fausse question. Pour moi l’histoire reste ouverte; le meilleur
et le pire sont également possibles. Tout dépend du
développement des consciences politiques des partenaires et
des adversaires en lutte dans la société, en Chine comme
ailleurs.
Les débats concernant le présent et l’avenir de la Chine –
puissance « émergente » – me laissent toujours peu convaincu.
Les uns considèrent que la Chine a définitivement opté pour la
« voie capitaliste », s’en félicitent et souhaitent seulement que
ce « retour à la normale » soit accompagné par une évolution
démocratique sur le mode occidental. D’autres le déplorent au
nom des valeurs du « socialisme trahi ». En fait la question (la
Chine est-elle capitaliste ou socialiste ?) est mal posée, car la
Chine est effectivement engagée sur une voie originale depuis
1950 et peut être même depuis la révolution des Taipings au
XIXe siècle.
La nature de la révolution conduite en Chine par son parti
communiste a été qualifiée par Mao de révolution anti
impérialiste/antiféodale s’inscrivant dans une perspective
socialiste. Il a toujours caractérisé cette construction de phase
première sur la longue route au socialisme. Il me paraît
nécessaire de souligner le caractère tout à fait particulier de la
réponse donnée par la révolution chinoise à la question
agraire. La terre (agricole) partagée n’a pas été privatisée; elle
est demeurée la propriété de la nation représentée par les
communautés villageoises et seulement donnée en usage aux
familles rurales. Cela n’avait pas été le cas en Russie où
Lénine, mis devant le fait accompli par l’insurrection des
paysans en 1917, a reconnu la propriété privée des
bénéficiaires du partage. Cette « spécificité chinoise» – dont
les effets sont d’une ampleur majeure – interdit
rigoureusement de qualifier la Chine actuelle (encore en 2014)
de « capitaliste ». Car la voie capitaliste est fondée sur la
transformation de la terre en bien marchand.
Le principe (la terre bien commun, le soutien de la petite
production sans petite propriété) est à l’origine de ces résultats
sans pareils. Il a permis un transfert relativement maîtrisé de la
migration rurale/urbaine. Comparez avec la voie capitaliste, au
Brésil par exemple. La propriété privée du sol agraire a vidé
les campagnes du Brésil – aujourd’hui 11% de la population
du pays. Mais 50% au moins des urbains vivent dans des
bidonvilles (les favélas), et ne survivent que par la grâce de
« l’économie informelle » (crime organisé inclus). Rien de
pareil en Chine, dont la population urbaine est dans
l’ensemble, correctement employée et logée.
La première qualification qui s’impose à l’analyste de la
réalité chinoise est : capitalisme d’Etat. Il s’agit de capitalisme
au sens que le rapport auquel les travailleurs sont soumis par
les pouvoirs qui organisent la production est analogue à celui
qui caractérise le capitalisme : travail soumis et aliéné,
extraction de sur travail. Des formes brutales à l’extrême
d’exploitation des travailleurs – dans les mines de charbon,
dans les cadences infernales des ateliers qui emploient de la
main d’œuvre féminine – existent en Chine. Néanmoins la
mise en place d’un régime de capitalisme d’Etat est
incontournable; et le demeurera partout. La socialisation et la
réorganisation du système économique à tous ses niveaux, de
l’entreprise (l’unité élémentaire) à la nation et au monde
exigent la poursuite de longs combats pendant un temps
historique qui ne peut être raccourci.
Le capitalisme d’Etat chinois a été construit pour la réalisation
de trois objectifs : (i) la construction d’un système productif
industriel moderne intégré et souverain; (ii) la gestion du
rapport de ce système avec la petite production rurale; (iii) le
contrôle de l’insertion de la Chine dans le système mondial,
lui-même dominé par les monopoles généralisés de la triade
impérialiste (Etats Unis, Europe, Japon).
La Chine est entrée dans la mondialisation à partir de 1990 par
la voie du développement accéléré des exportations
manufacturées. Le triomphe du néo-libéralisme favorisait le
succès de cette option pendant une quinzaine d’années (de
1990 à 2005). Sa poursuite non seulement est discutable par
ses effets politiques et sociaux, mais encore menacée par
l’implosion du capitalisme mondialisé néo libéral, amorcée à
partir de 2007. Dire, comme on l’entend ad nauseam, que le
succès de la Chine doit être attribué à l’abandon du maoïsme,
à l’ouverture extérieure et aux entrées de capitaux étrangers,
est tout simplement idiot. La construction maoïste a mis en
place les fondements sans lesquels l’ouverture ne se serait pas
soldée par le succès qu’on connait. La comparaison avec
l’Inde, qui n’a pas fait de révolution comparable, le démontre.
Dire que le succès de la Chine est principalement (et même
« intégralement ») redevable aux initiatives du capital étranger
est non moins idiot. Ce n’est pas le capital des multinationales
qui a construit le système industriel chinois, réalisé les
objectifs de l’urbanisation et de l’infrastructure. Le succès est
redevable à 90% au projet chinois souverain. Certes
l’ouverture aux capitaux étrangers a rempli des fonctions
utiles : accélérer l’importation des technologies modernes.
Mais par ses formules de partenariat la Chine a absorbé ces
technologies et en maîtrise désormais le développement. Rien
d’analogue ailleurs, même en Inde ou au Brésil, a fortiori en
Thaïlande, Malaisie, Afrique du Sud et autres.
L’insertion de la Chine dans la mondialisation est demeurée,
au demeurant, partielle et contrôlée (ou au moins contrôlable
si on le veut). La Chine est demeurée en dehors de la
mondialisation financière. La gestion du yuan relève toujours
de la décision souveraine de la Chine. Beijing peut dire à
Washington : « le yuan est notre monnaie, c’est votre
problème », comme Washington avait dit en 1971 aux
Européens : « le dollar est notre monnaie, c’est votre
problème ». De surcroît la Chine conserve une réserve
considérable de déploiement de son système de crédit public.
La dette publique reste négligeable comparée aux taux
d’endettement jugés intolérables aux Etats Unis, en Europe, au
Japon comme dans beaucoup de pays du Sud. La Chine peut
donc accélérer l’expansion de ses dépenses publiques sans
danger grave d’inflation.
L’attraction des capitaux étrangers dont la Chine a bénéficié
n’est pas à l’origine du succès de son projet. C’est au contraire
le succès de ce projet qui a rendu l’investissement en Chine
attractif pour les transnationales occidentales. Les pays du Sud
qui ont ouvert leurs portes bien plus largement que la Chine et
accepté sans condition leur soumission à la mondialisation
financière ne sont pas devenus attractifs au même degré. Le
capital transnational n’est guère attiré ici que pour piller les
ressources naturelles du pays. Ou pour y délocaliser des
productions et bénéficier de la main d’œuvre à bon marché.
Sans pour autant qu’il n’y ait transfert de technologie, effets
d’entraînement et insertion des unités délocalisées dans un
système productif national, toujours inexistant. Ou encore pour
y opérer une razzia financière et permettre aux banques
impérialistes de déposséder les épargnants nationaux, comme
ce fut le cas au Mexique, en Argentine et en Asie du Sud-est.
Pour ma part j’avance que si la Chine est bien une puissance
émergente c’est précisément parce qu’elle n’a pas choisi la
voie capitaliste de développement pure et simple; et que, en
conséquence, si elle venait à s’y rallier son projet d’émergence
lui-même serait mis en danger sérieux d’échec. Mao a compris
– mieux encore que Lénine – que la voie capitaliste ne
mènerait à rien et que la résurrection de la Chine ne pourrait
qu’être l’œuvre des communistes. Les Empereurs Qing de la
fin du XIXe siècle, puis Sun Yatsen et le Kuo Min Tang
avaient déjà nourri le projet de résurrection chinoise, en
réponse au défi de l’Occident. Mais ils n’imaginaient pas
d’autre voie que celle du capitalisme et ne disposaient pas de
l’équipement intellectuel qui leur aurait permis de comprendre
ce qu’est réellement le capitalisme et pourquoi cette voie était
fermée pour la Chine, comme pour toutes les périphéries du
système capitaliste mondial. Mao, marxiste indépendant
d’esprit, l’a compris. J’ai personnellement toujours partagé
cette analyse de Mao et je renvois sur ce sujet à ce que j’ai
écrit concernant le rôle de la Révolution des Taipings, que je
situe à l’origine lointaine du maoïsme. La Chine n’est pas
engagée sur une voie particulière depuis 1980 seulement, mais
depuis 1950, bien que cette voie soit passée par des phases
contrastées par beaucoup d’aspects. La Chine a développé un
projet souverain cohérent qui lui est propre et qui n’est
certainement pas celui du capitalisme dont la logique exige
que la terre agricole soit traitée comme un bien marchand. Ce
projet demeure souverain tant que la Chine reste hors de la
mondialisation financière contemporaine. Que le projet chinois
ne soit pas capitaliste ne signifie pas qu’il « est » socialiste;
mais seulement qu’il permet d’avancer sur la longue route du
socialisme. Néanmoins il est également toujours menacé de
dérive qui l’en éloigne et finisse par l’intégrer dans un retour
pur et simple au capitalisme.
Le succès de l’émergence de la Chine est intégralement le
produit de ce projet souverain. Dans ce sens la Chine est le
seul pays authentiquement émergent (avec la Corée et
Taïwan). Aucun des nombreux autres pays auxquels la Banque
Mondiale a décerné un certificat d’émergence ne l’est
réellement. Car aucun de ces pays ne poursuit avec
persévérance un projet souverain cohérent. Tous adhérent aux
principes fondamentaux du capitalisme pur et simple, y
compris pour ce qui est de segments éventuels de leur
capitalisme d’Etat. Tous ont accepté de se soumettre à la
mondialisation contemporaine dans toutes ses dimensions, y
compris financière. La Russie et l’Inde font encore exception –
partiellement – sur ce dernier point, mais ni le Brésil, ni
l’Afrique du Sud et les autres. Il y a parfois des segments de
« politiques industrielles nationales », mais rien de comparable
avec le projet chinois systématique de construction d’un
système industriel complet, intégré et souverain (notamment
au plan de la maîtrise technologique). Pour toutes ces raisons
les apparences d’émergence – taux de croissance honorables,
capacités d’exporter des produits manufacturés – sont toujours
associés ici à des processus de paupérisation qui frappent la
majorité de leur population (en particulier les paysans), ce qui
n’est pas le cas de la Chine. Certes la croissance de l’inégalité
se manifeste partout – y compris en Chine; mais cette
observation reste superficielle et trompeuse. Car une chose est
inégalité dans la répartition des bénéfices d’un modèle de
croissance qui néanmoins n’écarte personne (et même
s’accompagne de la réduction des poches de pauvreté – c’est
le cas en Chine); autre chose est l’inégalité associée à une
croissance qui ne profite qu’à une minorité (de 5 à 30% de la
population selon les cas) tandis que le sort des autres demeure
désespéré.
La Corée et Taïwan sont les deux seuls exemples de succès
d’une émergence authentique dans et par le capitalisme. Ces
deux pays doivent ce succès à des raisons géostratégiques qui
ont conduit les Etats Unis à accepter qu’ils réalisent ce que
Washington interdisait aux autres. La comparaison entre le
soutien des Etats Unis au capitalisme d’Etat de ces deux pays,
combattu avec la violence la plus extrême dans l’Egypte
nassérienne ou l’Algérie de Boumediene est, à ce titre,
éclairante.
Pour comprendre la nature des défis auxquels la Chine est
confrontée aujourd’hui il est indispensable de savoir que le
conflit entre le projet souverain chinois tel qu’il est et celui de
l’impérialisme nord américain et de ses alliés subalternes
européens et japonais est appelé à croître en intensité au fur et
à mesure de son succès. Les domaines du conflit sont
multiples : le contrôle par la Chine des technologies modernes,
l’accès aux ressources de la Planète, le renforcement des
capacités militaires de la Chine, la poursuite de l’objectif de
reconstruction de la politique internationale sur la base de la
reconnaissance des droits souverains des peuples à choisir leur
système politique et économique. Les guerres préventives
engagées au Moyen Orient par les Etats Unis poursuivent cet
objectif, et dans ce sens elles constituent le préliminaire à la
guerre préventive (nucléaire) contre la Chine, envisagée
froidement comme éventuellement nécessaire par
l’establishment nord-américain. Tenir au chaud l’hostilité à
l’égard de la Chine par le soutien aux esclavagistes du Tibet et
du Sinkiang, le renforcement de la présence navale américaine
en Mer de Chine, l’encouragement prodigué au Japon engagé
dans la reconstruction de sa force militaire, est indissociable
de cette stratégie globale hostile à la Chine. Simultanément
Washington s’emploie à manœuvrer pour amadouer les
ambitions éventuelles de la Chine et des autres pays qualifiés
d’émergents par la création du G 20, destiné à donner aux pays
concernés l’illusion que leur adhésion à la mondialisation
libérale servirait leurs intérêts. Le G2 (Etats Unis/Chine)
constitue – dans cet esprit – un piège, qui en faisant de la
Chine le complice des aventures impérialistes des Etats Unis,
ferait perdre toute sa crédibilité à la politique extérieure
pacifique de Beijing.
La seule réponse efficace possible à cette stratégie doit
marcher sur deux jambes : (i) renforcer les capacités militaires
de la Chine et les doter d’une puissance de riposte dissuasive;
(ii) poursuivre avec ténacité l’objectif de la reconstruction
d’un système politique international polycentrique,
respectueux de toutes les souverainetés nationales, et agir dans
ce sens pour la réhabilitation de l’ONU marginalisée par
l’OTAN. J’insisterai sur l’importance décisive de cet objectif
qui implique la reconstruction prioritaire d’un « front du Sud »
(Bandung 2 ?) capable de soutenir les initiatives indépendantes
des peuples et des Etats du Sud. Il implique à son tour que la
Chine prenne conscience qu’elle n’a pas les moyens d’un
éventuel absurde alignement sur les pratiques prédatrices de
l’impérialisme (le pillage des ressources naturelles de la
Planète), faute de puissance militaire analogue à celle des
Etats Unis, laquelle constitue en dernier ressort la garantie du
succès des projets impérialistes. La Chine par contre a
beaucoup à gagner en développant son offre de soutien à
l’industrialisation des pays du Sud, que le Club des
« donateurs » impérialistes s’emploie à rendre impossible.
L’autre volet du défi concerne la question de la
démocratisation de la gestion politique et sociale du pays. Mao
avait conçu et mis en œuvre un principe général de la gestion
politique de la Chine nouvelle qu’il avait résumé dans les
termes suivants : rassembler la gauche, neutraliser (j’ajoute : et
non éliminer) la droite, gouverner au centre gauche. Il s’agit
là, à mon avis, de la meilleure manière de concevoir d’une
manière efficace la progression par avancées successives,
comprises et soutenues par les grandes majorités. Mao avait
donné de cette manière un contenu positif au concept de
démocratisation de la société, associé au progrès social sur la
longue route au socialisme. Il en avait formulé la méthode de
mise en œuvre : « la ligne de masse » (descendre dans les
masses, apprendre de leurs luttes, remonter aux sommets du
pouvoir). Lin Chun a analysé avec précision la méthode et les
résultats qu’elle a permis. La question de la démocratisation
associée au progrès social – par contraste avec la
« démocratie » dissociée du progrès social (et même
fréquemment associée à la régression sociale) – ne concerne
pas seulement la Chine, mais tous les peuples de la Planète. En
tout cas la formule offerte par la propagande médiatique
occidentale – pluripartisme et élections – est tout simplement à
rejeter. Et la « démocratie » qu’elle permet tourne à la farce,
même en Occident, a fortiori ailleurs. La « ligne de masse »
constituait le moyen de produire le consensus sur des objectifs
stratégiques successifs, en progression continue. Elle fait
contraste avec le « consensus » obtenu dans les pays
occidentaux par la manipulation médiatique et la farce
électorale, ce consensus n’étant rien d’autre que l’alignement
sur les exigences du pouvoir du capital. Mais aujourd’hui par
où commencer pour reconstruire l’équivalent d’une nouvelle
ligne de masse dans les conditions nouvelles de la société ? La
tâche n’est pas facile. Car le pouvoir de direction passé
largement aux droites dans le parti communiste assoit la
stabilité de sa gestion sur la dépolitisation et sur les illusions
naïves qui l’accompagnent. Le succès même des politiques de
développement renforce la tendance spontanée à aller dans
cette direction. On croit largement en Chine, dans les classes
moyennes, que la voie royale au rattrapage du mode de vie des
pays opulents est désormais ouverte sans obstacle; on croit que
les Etats de la triade (Etats Unis, Europe, Japon) ne s’y
opposent pas; on admire même les modes américaines sans
critique.
Le pouvoir en Chine n’est pas insensible à la question sociale.
Non pas seulement par tradition d’un discours fondé sur le
marxisme mais tout également parce que le peuple chinois qui
a appris à lutter et continue à le faire l’y oblige. Et si, dans les
années 1990 cette dimension sociale avait reculé devant les
priorités immédiates de l’accélération de la croissance,
aujourd’hui la tendance est inversée. Les objectifs de la re-
politisation et la création des conditions favorables à
l’invention de réponses nouvelles ne peuvent être obtenus par
des campagnes de « propagande ». Ils ne peuvent être
impulsés qu’à travers la poursuite des luttes sociales,
politiques et idéologiques. Cela implique la reconnaissance
préalable de la légitimité de ces luttes, une législation fondée
sur les droits collectifs – d’organisation, d’expression et de
prises d’initiatives. Cela implique que le parti lui-même
s’engage dans ces luttes; autrement dit ré-invente la formule
maoïste de la ligne de masse. La re-politisation n’a pas de sens
si elle n’est pas associée à des procédures qui favorisent la
conquête graduelle de responsabilité des travailleurs dans la
gestion de leur société à tous les niveaux – l’entreprise, la
localité, la nation. Un programme de ce genre n’exclut pas la
reconnaissance des droits de la personne individuelle. Au
contraire il en suppose l’institutionnalisation. Sa mise en
œuvre permettrait de ré-inventer des formules nouvelles de
l’usage de l’élection pour le choix des responsables.
Une note brève concernant Hong Kong, Macao et Taïwan
Hong Kong que nous visitions Isabelle et moi pour la première
fois en 1972 était encore sous le joug colonial britannique.
Pendant 95 ans la colonie avait été soumise à un régime
policier impitoyable, ne reconnaissant aux Chinois ni habeas
corpus ni aucuns droits élémentaires. Militants, syndicalistes et
surtout « communistes » étaient soumis quotidiennement aux
arrestations arbitraires et à la torture, parfois froidement
assassinés. Ce n’est que quelques années seulement avant la
restitution du territoire à la Chine (en juillet 1997) que les
Britanniques ont octroyé à la colonie un statut
« démocratique », et accepté des élections. Grosse ficelle dont
on voit immédiatement l’intention.
Le site de Hong Kong - que nous visitions en touristes - est
splendide, comme chacun le sait. L’impression que je tirais de
cette visite était que, une fois les Britanniques partis, il ne
resterait rien de leur présence pendant un siècle. Notre seconde
visite en 2002 l’a pleinement confirmé. Quelques grosses
constructions de style victorien - des banques - comme on en
voit à Shanghai le long des quais du Wampoa (Huang Pu).
Mais rien de plus. La ségrégation totale qui régnait dans le
territoire, l’isolement de la petite colonie anglaise, leur
racisme profond et le mépris dans lequel ils tenaient les
Chinois les avaient privés d’avoir une influence culturelle
quelconque. Les Chinois donc, qui n’avaient jamais cessé de le
demeurer, redeviendraient des Chinois ordinaires comme leurs
concitoyens. Pour cette raison, entre autre, je n’ai jamais cru
que le retour de Hong Kong à la Chine poserait un problème
spécifique quelconque. Contrairement à l’opinion de la
majorité sans doute des observateurs, des journalistes
prétendus spécialisés dans les affaires de l’Orient et même
d’un grand nombre d’intellectuels de gauche. Ici comme ce fut
le cas à Shanghai, l’avenir dépendra essentiellement de
l’évolution des rapports internes propres à la Chine, entre ses
classes populaires et ses classes dirigeantes, sa paysannerie et
son prolétariat d’une part, sa bourgeoisie ancienne et nouvelle
(de Shanghai, de Hong Kong et d’ailleurs) d’autre part, et du
règlement de leurs conflits que cela soit pas le triomphe du
« socialisme » (et de sa forme étatiste plus précisément), soit
par celle d’une forme de capitalisme, qu’elle soit nationale ou
compradore, soit enfin par un compromis historique d’étape.
Nous mettions à profit notre voyage de 1972 pour visiter
également Macao, revue en 2002. Cette mini colonie présente
un aspect totalement différent de Hong Kong. Ici, comme à
Goa en Inde, les Portugais se sont réellement mêlés aux
autochtones, produisant une culture métisse originale. Par
exemple une cuisine sino-portugaise associant dans ses
recettes les traditions cantonaises, l’huile d’olive et le vin.
Même mélange - heureux lui aussi - dans l’architecture.
J’ai découvert tardivement Taïwan (en 2008). Je n’ai pas été
surpris de constater qu’en dépit de leurs réserves motivés à
l’égard du système chinois, en particulier pour ce qui concerne
les libertés, l’attachement à la mère patrie et la solidarité avec
elle face à l’étranger (Etats Unis et Japon) sont puissants. Le
slogan de Beijing (« une nation, deux systèmes ») trouve un
écho réel, non seulement chez les hommes d’affaires
bénéficiaires des échanges avec la Chine, mais tout également
dans le peuple ordinaire et dans les classes politiques issues du
vieux Kuo Min Tang. Les propos de la Ministre des relations
avec Beijing, qui m’a reçu, m’en ont convaincu.
Note amusante : Lin Shenjing (qui me traduit du français en
chinois), que Lau Kin Chi m’a fait connaître et qui avait
organisé notre colloque se trouve être une personne qu’Isabelle
a immédiatement reconnue. Elle l’avait remarqué dans les
manifestations de rue de Paris de 1995, ce que Lin a confirmé.
Le monde est décidemment petit ! Lin nous a promené
également dans les beaux paysages de cette île à laquelle le
nom admiratif de Formose donné par les Portugais convient
parfaitement.
LE VIETNAM
Ma première visite au Viet Nam, faite avec Isabelle, remonte à
1997 seulement. Comme celles de Cuba, les autorités
dirigeantes du Viet Nam avaient fait une option « pro-
soviétique » sans nuances. Au point que l’effondrement brutal
du système en 1991 les a totalement surpris comme beaucoup
d’autres. Je ne me suis pas réjoui de cet effondrement, dans les
formes qui ont été les siennes, mais il ne m’a certainement pas
surpris. Depuis trente ans je disais et écrivais que si le régime
ne s’engageait pas dans des réformes de gauche
(démocratisation et socialisation réelle de la propriété
publique), il était condamné à accélérer son évolution – fut ce
en catastrophe (ce qui est arrivé) - vers la restauration pure et
simple d’un capitalisme « normal » auquel sa classe dirigeante
était totalement ralliée. Après la chute de l’URSS, le système
vietnamien, resté passablement enfermé dans sa dogmatique,
aux abois, me semblait fortement tenté par les modèles
d’ouverture de l’Asie du Sud est capitaliste (la Thaïlande et la
Malaysie). La crise qui frappe la région - à peine amorcée
quand nous visitions le Viet Nam - va peut être faire réfléchir
et donner l’occasion de s’engager dans une autre voie.
Le peuple vietnamien est irrésistiblement sympathique.
Isabelle et moi avons donc immédiatement aimé à l’extrême le
Viet Nam. J’étais invité à une conférence de la francophonie
organisée à Hué, en vue de préparer le sommet qui s’est tenu à
Hanoi deux mois plus tard. Nous nous sommes rendus d’abord
à Hanoi. Notre voyage avait été préparé par les contacts que
notre vieil ami intime le regretté Ngo Manh Lan avait établis,
et, de ce fait, s’est déroulé dans de superbes conditions.
Nous fûmes accueillis par un « guide » qui était un colonel en
retraite de l’armée, Pham Xuan Phuong. Pham avait rejoint
l’armée de libération à peine sorti de l’adolescence en 1946 et
ne l’avait quitté qu’après la libération de Saigon en mai 1975 :
trente ans de guerre continue, d’abord la guerre française -
Pham était capitaine à Dien Bien Phu et avait conquis l’un des
forts dont il fit prisonnier les hauts officiers français - puis la
guerre américaine. Inutile de dire qu’une personne comme lui
ne pouvait que devenir immédiatement notre ami. Nous
discutions longuement de tout, et Isabelle, surtout, le
questionnait dans le détail. Côté personnel, sa mère s’était
remariée à l’époque coloniale avec un Corse et en avait eu un
fils. Le demi-frère de Pham se trouvait avoir fait carrière dans
l’armée française - pas dans la guerre du Viet Nam bien sûr -
dont il était devenu également colonel. Pham est revenu
récemment en Corse visiter la tombe de sa mère. Le Général
Bigeard était venu récemment au Viet-Nam et Pham l’avait
accompagné à Dien Bien Phu. Avec toute l’inconscience et
l’absence de tact qui caractérisent souvent les militaires des
armées coloniales, Bigeard insistait pour faire élever sur les
lieux un monument aux morts… français. Les autorités du Viet
Nam ont dressé une colonne à tous les morts. Isabelle,
furieuse, a écrit à Bigeard, pour lui demander comment il
aurait reçu une requête des Allemands pour la construction
d’un monument à leurs morts sur les plages de Normandie.
Elle lui signalait alors les ignominies qu’il avait pu écrire sur
leur traitement comme prisonniers : les prisonniers recevaient
la même ration que les soldats vietnamiens qui s’en
contentaient parce qu’ils savaient pourquoi ils combattaient.
Bigeard a fait une réponse dans laquelle perce au fond son
histoire triste : celle d’un enfant de troupe auquel aucune
éducation politique n’avait été donnée (et il paraissait en
prendre conscience).
Cela étant les Vietnamiens font la différence entre les Français
et les Américains. La guerre française était une guerre
coloniale infâme; mais l’armée de métier - l’opposition du
peuple français rendait impensable l’envoi du contingent au
Viet Nam - se contentait de faire la guerre, avec la brutalité qui
en caractérise les comportements (exécutions sommaires,
tortures). Les Américains par contre n’ont pas fait la guerre; ils
ont appris du bombardement de Guernica par les nazis qu’il
vaut mieux soumettre le peuple « ennemi » aux
bombardements terroristes que leur supériorité technique
permettait. Pham nous expliquait qu’ils étaient lâches : dès
qu’encerclés c’était la débandade, ils se tuaient entre eux. Leur
état major vengeait leur défaite par un bombardement massif
des villages de la région. Cela n’empêche les autorités
américaines d’avoir le culot de réclamer au gouvernement
vietnamien la restitution des corps de tous leurs soldats…
disparus et morts, le plus souvent de faim, de soif, de
blessures… car tous les prisonniers ont été correctement
traités. Ce qui n’était pas le cas des vietnamiens, toujours
exécutés sur le champ par les soldats américains, leurs
officiers et les sbires à leur solde. De surcroît les Vietnamiens
font la différence entre l’opposition du peuple français à une
guerre à laquelle il refusait de participer, opposition fondée sur
la conviction politique que cette guerre était juste pour les
Vietnamiens, et celle du peuple américain que ne motivait que
la crainte de « mourir au Viet Nam ». Sur la longue route que
nous avons parcourue en automobile du nord au sud du Viet
Nam on ne peut pas ne pas voir, tous les cinq kilomètres peut
être, les cimetières de combattants et de civils massacrés. Une
densité de morts qu’on ne retrouve qu’en Champagne et autour
de Verdun. J’éprouve, de ce fait, une haine totale sans
restriction pour la classe dirigeante américaine. C’est l’ennemi
principal de tous les peuples, la classe la plus dangereusement
criminelle de notre époque.
Avec un guide comme Pham on pouvait évidemment se
comprendre vite et nous imposer un programme d’une densité
exceptionnelle. A Hanoi nous étions logés au centre de la
vieille ville, à quelques mètres de la rue de la Soie, dans un
petit hôtel mignon et parfaitement confortable. Cette ville
impériale a un grand charme. De surcroît les Français y ont
laissé de belles constructions coloniales - comme à Saigon
d’ailleurs - entretenus avec tout le soin dont les Vietnamiens
sont capables, c’est à dire celui de la perfection. Son musée
militaire doit certainement être vu, et la reproduction
commentée de la bataille de Dien Bien Phu une leçon qu’il
faut entendre. A Saigon nous avons également visité, pour les
mêmes raisons, le musée militaire et suivi la scène
reproduisant la libération de la capitale du Sud. Le hasard
faisait que je me trouvais ce jour même de 1975 à New York.
Quelle joie que de suivre en direct à la télé la débâcle des
armées américaines. Et ce spectacle incroyable - mais tout à
fait prévisible - des officiers se bousculant, bousculant femmes
et enfants (américains bien sûr) pour être les premiers à sauter
dans les hélicoptères, tenant sous le bras les oeuvres d’art
volées au pays ! Quelle joie de voir le regard amusé des
militaires vietnamiens observant la scène et regardant leur
montre pour savoir si le temps qu’ils avaient donné aux
fuyards était ou non épuisé !
Ce que je ne soupçonnais pas - et découvrais au musée d’art
moderne - c’est qu’il existait une peinture vietnamienne de
qualité qui avait su faire une synthèse féconde de la tradition
(style chinois) et de la modernité apportée par les Français. Il
n’y a rien de pareil en Chine, ni même à Hong Kong. C’est
l’un de ces signes - mais ils sont nombreux - de ces rapports
complexes du Viet Nam et de la France. Le Viet Nam n’a
jamais cessé de lutter contre la domination coloniale,
particulièrement absurde dans ce pays, constitué par une
nation forte qui n’a jamais souffert du moindre complexe à
l’égard des autres. Mais de ce fait, parce que sans complexe
(ce qui n’est pas toujours le cas chez les colonisés), et donc
sans besoin névrotique d’affirmer sa « spécificité », le peuple
vietnamien voit la France - et le reste du monde - comme ils
sont, dans toute la variété des facettes de leur réalité. C’est un
avantage qui peut être décisif, un plus dans les chances de
savoir faire face aux défis du monde moderne.
Bien entendu nous avons également fait la visite en bateau de
la baie d’Along. Une baie tellement connue par la profusion
des belles images qu’on en a reproduit que nous avions le
sentiment bizarre d’y avoir déjà été. Ce qui n’enlève rien à la
beauté du lieu et à l’émerveillement qu’on éprouve quand on
s’y promène. Dans un bon petit restaurant du village côtier,
près de l’hôtel où nous étions logés, nous entendions les
bavardages du jeune gars qui le tenait - un Vietnamien de
Nouvelle Calédonie rentré au pays - qui gardait un souvenir
ému des allées et venues de Catherine Deneuve, l’actrice
française venue y tourner le film « Indochine ». A partir de
Hanoi nous avons également fait un petit tour vers la frontière
nord ouest, la province de montagnes de Son La et fait un stop
dans le village thaï de Moc Chau, sur la route de la cuvette de
Dien Bien Phu. Cela donne une forte envie d’aller plus loin,
d’en voir davantage. Mais le temps ne permet pas toujours de
tout voir. Hué, où se tenait le colloque de la francophonie, est
un haut lieu de l’histoire du Viet Nam, capitale impériale du
XIXe siècle. Il faut voir ses extraordinaires cimetières
impériaux anciens et ses monuments baroques que les
Empereurs ont fait construire à l’époque du protectorat,
mélangeant les styles traditionnel et moderne. Il faut voir
également ce qu’il reste du vieux palais impérial, détruit par
les bombardements haineux et sauvages des Américains, fort
heureusement en voie de belle restauration. Il faut manger sa
cuisine d’une finesse incomparable - et cela n’est pas peu dire
tant la cuisine vietnamienne est fine - et sa vingtaine de sortes
de « banh cuon » (raviolis de pâte de riz).
Nous avons parcouru la route de Hué à Saigon, dans un taxi
loué avec un gentil guide qu’un ami de Ngo Manh Lanh nous
avait recommandé. On passe évidemment par le superbe col
des Nuages, longe la baie de Da Nang, ravagée par les
destructions américaines, comme celle de Cam Ranh plus au
sud, qui a été longtemps la base navale et aérienne principale à
partir de laquelle les bombardiers américains partaient pour
leurs missions peu glorieuses et dont toute la végétation aux
alentours a été impitoyablement détruite aux armes chimiques,
pour éviter l’infiltration de soldats vietnamiens. Gloire aux
défenseurs américains de l’environnement ! On attendrait de
Green Peace qu’il ouvre le procès et face comparaître à son
tribunal les criminels toujours en place, Mac Namara en tête
puisque c’est cet ami des peuples (comme on le présente à la
Banque Mondiale dont il fut Président) qui a ordonné les
destructions en question. Peu après Da Nang on passe par
l’ancien port de Hoi An. Merveilleuse petite ville qui connut
son temps de grande prospérité au XVIIIe siècle, lorsque les
marchands navigateurs chinois et japonais venaient s’y
ravitailler en produits « exotiques » - la nacre entre autre. Plus
au sud nous nous arrêtions à la station balnéaire de Nha Trang.
Plage superbe - face à des îles non moins superbes à visiter - et
fort peu encombrée… nous n’étions guère que les seuls
étrangers, et, à distance respectable les uns des autres,
quelques parasols sous lesquels des familles vietnamiennes
venaient goûter la mer. A partir de Nha Trang nous
bifurquions vers l’intérieur pour nous rendre à Dalat. Sur la
route les tours Champa constituent de beaux vestiges de la
civilisation antérieure à la conquête récente du pays par les
Vietnamiens. Dalat rappelle irrésistiblement les villes d’eau
« à la française », ce qu’elle était à l’époque coloniale. Station
de montagne, elle bénéficie d’un climat sec et frais qui tranche
avec la moiteur chaude des plaines côtières qui font le Viet
Nam rural. Mais nous sommes habitués aux climats
tropicaux… ils ne nous gênent pas. De Dalat à Saigon on
longe les énormes plantations de caoutchouc des bénéficiaires
principaux de la colonisation de l’époque. Saigon est
certainement très différente de Hanoi. Capitale commerçante
et économique du temps colonial - et elle l’est restée en partie
- la ville a bénéficié d’une urbanisation moderne qui, à mon
avis, est tout simplement bien réussie. Nous avons aimé,
Isabelle et moi, Saigon autant que Hanoi, mais d’une manière
différente. Ses monuments coloniaux - l’Hôtel de Ville,
l’Opéra - superbes, sont fort bien entretenus. Ses cafés très
parisiens, et bien agréables pour les visiteurs à pied que nous
étions.
Je ne cache pas la sympathie extrême qu’Isabelle et moi
nourrissons à l’égard de Vietnam comme de Cuba, de ces deux
peuples et des très belles pages de l’histoire que leurs
révolutions ont écrites. J’ai donc tenu à répondre à l’invitation
de leurs autorités pour participer à quelques colloques
internationaux qu’elles organisaient. Davantage – et signe
manifeste de confiance – j’essayais de répondre à leurs
attentes dans des débats internes concernant directement les
problèmes auxquels ils étaient confronté. Deux visites
mémorables à Hanoi en 2007 et 2009, trois à la Havane en
1999, 2003 et 2009.
Je n’ai pas hésité à ouvrir le débat sur les questions les plus
difficiles (l’avenir du socialisme, les réformes et les exigences
de préserver à travers elles l’avenir) dans les discussions
organisées à Hanoï par la Fondation pour la Paix et le
Développement (dirigée alors par Mme Binh, et dont l’ami
Tran Dac Loi a été longtemps le secrétaire actif), la puissante
Académie Ho Chi Minh (centre de formation idéologique des
cadres politiques du Parti), l’Institute of World Economics and
Politics, avec la participation du premier Secrétaire du Comité
Central du Parti – Truong Tan Sang – et d’autres cadres du
plus haut niveau. Nous avons partagé, Madame Binh, Isabelle
et moi une grande sympathie réciproque et immédiate. Je tiens
à dire combien les gestes d’amitié personnelle de Madame
Binh m’ont touché. La collaboration entre les institutions du
Vietnam et nos réseaux du FMA/FTM se poursuit
évidemment.
Madame Binh avait organisé une rencontre avec un groupe
restreint de dirigeants haut placés (bureau politique et Etat-
major inclus). Une séance de plus de cinq heures. On attendait
de moi la présentation de quelques-unes de mes réflexions
concernant le renouveau impérialiste, ses objectifs
stratégiques, ses forces et ses faiblesses, ses interventions
militaires au Moyen Orient et en Afrique. Ce que je fis en me
concentrant sur les questions difficiles. Je n’étais pas là pour
« donner des leçons », mais préciser des arguments et des
contre arguments. Les commentaires des Vietnamiens ont été
fins. Puis, le sujet épuisé, je me suis permis d’aller plus loin et
de poser carrément la question du conflit avec la Chine sur la
Mer du Sud. J’ai dit en substance ce qui suit : « Si j’étais
Président du Vietnam ou de la Chine – et vous voyez que cette
probabilité étant nulle, mes propos sont sans incidence – je
ferai la chose suivante. Je dirai : nous, ensemble, Vietnamiens
et Chinois – contrôlerons cette Mer que nous appellerons la
Mer du Sud, sans la qualifier davantage (comme on dit « le
Golfe » pour éviter de le qualifier d’arabe ou d’iranien). Nos
deux marines de guerre y patrouilleront ensemble. Un haut
officier vietnamien sera embarqué sur chaque navire chinois et
vice versa. Nous interdirons aux intrus –le Japon et les Etats-
Unis - de s’y faire voir. Et puis, pour ce qui est de
l’exploitation des ressources de la Mer, nous constituerons une
Haute Commission chargée d’en définir les formes et les
conditions ». Je n’attendais pas de réponse; et je n’en ai pas
eue. Mais je pouvais lire sur les visages : cet homme est un
rêveur; il manque de réalisme. Ma conclusion : Oui, les
hommes de pouvoir, encore aujourd’hui et partout, se pensent
réalistes, mais leur realpolitik ne l’est pas. Le réalisme, c’est
être révolutionnaire, agir pour changer les choses et non pas
s’ajuster au jour le jour.
CUBA
Cuba est certainement un cas particulier en Amérique latine.
Le pouvoir cubain m’avait personnellement longtemps
« boycotté ». Classé « prochinois », mais surtout ayant de
surcroît porté des jugements autres que ceux de Moscou - que
La Havane adoptait sans retenue notable, convaincue ou forcée
- dans différentes questions concernant les stratégies de
libération en Afrique à l’occasion de débats mentionnés plus
haut. Les choses ont bien évolué depuis. Mes discussions avec
Isabelle Monal, Marta Harnecker et d’autres rencontrés à
l’étranger m’ont aidé à suivre un peu les débats internes
longtemps retardés mais que désormais la situation impose.
Ma visite à Cuba en 1999 a été bien organisée par les
camarades de l’Association des Economistes cubains (Roberto
Verrier) et plus particulièrement par l’ami Dario Machado et
son épouse argentine - militante adorable - Isabelle Rauber. Un
programme dense, qui à raison de deux ou trois discussions de
fond chaque jour, dans les principales institutions de l’Etat et
du Parti, ne laissait guère de temps pour se reposer. Quelques
visites rapides ici et là quand même, arrachées. Elles nous ont
permis de constater que la vieille ville coloniale de La Havane
l’a échappée belle : elle était vouée à la destruction par la
bourgeoisie compradore et les transnationales du tourisme
nord américain, qui ne rêvent que de gratte-ciel. Le socialisme
l’a sauvé, même si c’était pour la laisser longtemps se
dégrader, faute de moyens. Elle est aujourd’hui en voie de
restauration et Isabelle et moi avons pu en apprécier l’extrême
richesse. La visite de la vieille ville coloniale de Trinidad,
laisse deviner la beauté de l’île. A Santa Clara on peut voir la
très belle statue du Che. La visite du mémorial où reposent ses
restes et ceux de ses compagnons ne peut pas ne pas émouvoir.
Au centre culturel de la ville nous avons rencontré un
dessinateur caricaturiste avec qui nous avons beaucoup
sympathisé et qui nous rappelait qu’à Cuba l’humour reste une
arme politique progressiste véritable. Grand plaisir également
à retrouver à La Havane notre vieille amie Jacqueline Meppiel,
qui fut condamnée par un tribunal parisien avec Isabelle, pour
le même délit – celui de distribution de tracts anti-impérialistes
!
Le peuple cubain n’est pas seulement ouvert, accueillant et
sympathique. Il est véritablement vaillant et sait qu’il lui faut
accepter beaucoup de sacrifices pour résister au rapace yankee.
Sans ce patriotisme le régime aurait succombé à
l’effondrement soviétique, devenu son protecteur à la fois par
la force des choses – la réalité géostratégique – et par les
propres erreurs de la direction révolutionnaire – largement
gagnée à l’époque aux concepts soviétiques de la construction
du socialisme. Amis et ennemis prévoyaient que le régime ne
passerait pas le cap des années épouvantables 1992-1995,
lorsqu’il a fallu réduire la ration alimentaire en dessous du
soutenable. Cuba est parvenu à remonter la pente. Mais
maintenant que faire ? Tel était évidemment le thème de toutes
nos discussions. Quelles concessions faire au capitalisme
mondialisé triomphant ? Comment conjuguer les dangers de
dérive sociale interne que ces concessions entraînent
nécessairement ? Les avis que j’ai entendu exprimer, ou
parfois deviné, se situent dans un éventail passablement
ouvert, traduction évidente d’intérêts sociaux réels en conflit et
de visions sociétaires et idéologiques de natures diverses.
Les dangers sont évidents. Pour s’en sortir Cuba s’est ouvert
au tourisme dont les ravages ne sont pas seulement culturels,
comme toujours, mais également politiques et sociaux. Dans
toutes les Caraïbes les options faites pour « relancer la
croissance » par une nouvelle insertion dans le système
mondial prenant le relais du sucre essoufflé sont identiques :
émigration (et envois des mandats des émigrés aux familles),
tourisme, zones franches accueillant des implantations
d’industries légères d’exportation dont les super profits –
fondés sur la main d’œuvre à bon marché et les exonérations
d’impôts – sont captés par les transnationales qui dominent les
technologies et les marchés. Or partout dans les Caraïbes ces
activités ne sont pas devenues les pôles de développement
promis par la Banque mondiale mais des chancres qui
n’entraînent pas le reste de l’économie et de la société mais au
contraire les rongent. Les devises et les profits produits dans
ces secteurs sont en effet soit réexportés soit réinvestis
exclusivement dans l’excroissance des chancres en question.
La bourgeoisie compradore, seule bénéficiaire local de ce type
de mal développement déséquilibré, renforcée politiquement,
peut assumer alors ses fonctions de courroie de transmission
dans la gestion de ce capitalisme périphérique.
Cuba sera-t-il capable d’éviter un sort analogue ? Une fraction
de la « nouvelle classe » produite par le socialisme
bureaucratique des décennies précédentes aspire ouvertement,
par la privatisation et l’économie du dollar, à exercer des
fonctions compradore de ce type. Mais d’autres forces font
entendre leur voix dans la société cubaine. Les cadres éduqués
dans l’esprit du marxisme ne sont pas tous des nostalgiques
d’une interprétation simple et dogmatique du socialisme.
Certains (ou beaucoup ? je n’en sais rien) comprennent que les
classes populaires ne défendront le socialisme que si celui-ci
s’exprime par leur contrôle effectif de la décision à tous les
niveaux. Grâce à nos amis cubains, qui partagent ce point de
vue, nous avons pu constater qu’il y a bien, ici et là, l’amorce
d’organisations autonomes des classes populaires.
Suffisamment pour faire pencher la balance en leur faveur ?
Autorisés à s’épanouir, ou capables de l’imposer ? Difficile à
dire. Et que se passera-t-il après Castro ? Bénéficiant d’une
aura incontestée et méritée (qui de surcroît ne fait pas l’objet
d’un « culte de la personnalité », invisible ici), Castro peut
maintenir un équilibre entre des courants adverses qui
pourraient, lui disparu, s’affronter dans des combats douteux.
Toujours est-il que, au travers de quelques-unes des
discussions que j’ai pu avoir, il m’a semblé que les « cadres
dirigeants » étaient passablement conscients du danger que le
complexe « tourisme - zones franches - appel aux capitaux
extérieurs – dollarisation » représentera et du risque de son
développement en forme de chancre. Des mesures sont
préconisées pour l’éviter, imposant le transfert des devises et
des profits gagnés ici au bénéfice du financement du
développement d’autres activités destinées à renforcer
l’autonomie relative du pays vis à vis du système mondial (par
l’autosuffisance alimentaire, peut être énergétique par
exemple). Sont-elles mises en oeuvre réellement et avec
suffisamment de force ? Difficile à dire. En tout cas les bons
signes ne manquent pas, comme la sortie de la dollarisation,
bien amorcée. Mes visites m’ont permis également d’entendre
sur la question de l’engagement de Cuba en Afrique le point
de vue de quelques uns de ceux qui furent parmi les plus hauts
responsables de cette option, dont en particulier le très
sympathique camarade Risquet. Pas l’ombre du moindre doute
ne pèse sur leur conviction internationaliste fondamentale. Je
dirais même que, faisant contrepoint à l’attirance que l’Europe
exerce sur presque toute la gauche latino-américaine, lui
faisant oublier que l’Amérique latine appartient avec l’Asie et
l’Afrique au monde du capitalisme périphérique, cette option a
toute ma sympathie. Cependant, quelles que soient les
opinions des uns et des autres concernant la meilleure stratégie
qui permette à Cuba à la fois de sauvegarder ses acquis
sociaux gigantesques (en comparaison du reste de toute
l’Amérique latine), de s’adapter aux conditions nouvelles du
déséquilibre mondial et de garder la porte ouverte sur une
évolution favorable pour l’avenir, j’affirme (et je le répète
dans toutes les occasions qui me sont offertes) que le strict
devoir de tous les démocrates du monde est de soutenir Cuba
contre ses agresseurs nord-américains, dont il n’y a rien à
attendre, quelle que soit la rhétorique « démocratique »
éventuelle dont ils se gorgent. Les partis démocratiques latino-
américains et ceux de la gauche européenne socialiste ont sur
ce terrain des responsabilités majeures. Eux seuls pourraient
faire reculer les agresseurs et donner au peuple cubain le
temps et les moyens d’avancer dans la solution de ses
problèmes. Ils ne le font pas, hélas. Les partis latino-
américains se taisent, croyant pouvoir justifier leur silence par
des phrases du style « Cuba n’est plus un modèle ». Certes,
mais la question n’est pas là. Les partis sociaux-démocrates et
socialistes d’Europe sont ici, comme pour les pays de l’Est,
alignés sur les discours de la droite mondiale dirigée par
Washington et ses instruments (Banque Mondiale, FMI,
OMC). Ni les uns ni les autres n’acceptent de donner la
moindre importance au fait que Cuba a résolu les problèmes
élémentaires qu’aucun pays d’Amérique latine - même ceux
qui sont infiniment plus riches - n’a commencé même à traiter.
Ni la moindre importance au fait que la solution « libérale »
que Washington veut imposer par tous les moyens se soldera
nécessairement par une régression fantastique sur tous les
plans, sociaux et démocratiques.
A Cuba j’ai eu la possibilité de participer à des discussions
internes sur les mêmes sujets difficiles. J’ai même eu le
bonheur d’entendre Fidel se prononcer sur ces questions, en
comité resteint. J’ai constaté qu’il n’y avait pas de « culte de
sa personnalité »; ses collègues n’hésitaient pas à lui taper
avec gentillesse sur l’épaule pour lui dire : « ne te répète pas,
réponds à nos questions ».
Rémy Herrera, secrétaire exécutif du FMA, nous offre dans les
deux volumes parus de Cuba Révolutionnaire un recueil
d’excellentes études concernant Cuba, produites par les
meilleurs intellectuels du pays.
Cuba : une authentique révolution
La révolution cubaine est la troisième révolution populaire
authentique du continent américain, après celle des esclaves de
Saint Domingue (Haïti fin du XVIIIe siècle) puis des paysans
du Mexique (1910-1920). En contrepoint les révolutions
américaines des colonies anglaises et espagnoles n’ont pas été
autre chose que des guerres d’indépendance conduites par les
classes dirigeantes locales produites elles mêmes par la
colonisation mercantiliste européenne.
La révolution cubaine, considérablement plus radicale que les
précédentes sur le continent, a été qualifiée de socialiste pour
cette raison, non sans quelques bonnes raisons. Dans ce sens
elle s’inscrit, aux côtés des révolutions russe, chinoise et
vietnamienne du XXe siècle, dans cette première vague de
luttes pour l’émancipation des travailleurs et des peuples.
L’essor de la production de sucre dans Cuba demeuré
esclavagiste au XIXe siècle, s’était encore accéléré avec la
substitution de la colonisation des Etats Unis à celle de
l’Espagne. Cette prolétarisation coloniale plus marquée
qu’ailleurs en Amérique latine est à l’origine de la
radicalisation, associant naturellement la dimension anti-
impérialiste du combat national et les ambitions socialistes des
classes populaires et de l’intelligentsia. Jose Marti, l’ancêtre
auquel la révolution cubaine fait remonter son idée d’origine
se distingue de ce fait des héros de l’indépendance des
Amériques par son sens aigu de l’égalité sociale et sa
conscience que la question ne se réduit pas à la conquête de
l’indépendance et de la « liberté », mais exige une
transformation radicale des rapports sociaux. A l’horreur de la
colonisation étasunienne Cuba a répondu rapidement par
l’organisation de ses classes populaires et leur adhésion au
communisme.
La radicalité authentique de la révolution cubaine va donc se
déployer sur le plan interne par la mise en œuvre effective des
réformes révolutionnaires et de constructions politiques à
vocation socialiste inspirées par le marxisme, et sur le plan
international par l’affirmation de positions anti-impérialistes
conséquentes théoriques et pratiques. En contraste avec
beaucoup des « révolutions » américaines antérieures et
postérieures qui ont souvent fait usage d’une rhétorique
violente à l’égard de Washington mais simultanément
prenaient soin de peser leurs mots quand il s’agissait de
remettre en question les intérêts des classes nationales
privilégiées, Cuba a confronté d’abord et directement ses
classes locales bourgeoises et compradores. Cuba ne s’est
jamais nourrie de l’illusion d’un « capitalisme national
indépendant ».
Engagé sur la voie de la construction du socialisme, Cuba tient
à son actif d’immenses réalisations effectives dont la liste non
seulement dans les domaines de l’éducation et de la santé,
mais encore dans ceux concernant la vie quotidienne des
classes populaires (logement, alimentation) est
impressionnante, et tout simplement sans pareille sur tout le
continent. Cuba est le seul pays de ce continent qui n’offre pas
le spectacle de la misère la plus désolante banale partout
ailleurs. Il reste que le peuple cubain et ses militants
communistes attendent avec raison davantage que de faire
mieux que le reste du continent. Ils ont choisi l’idéal de la
construction d’une société nouvelle, sans classes, libérée de
toutes les formes d’oppression et d’exploitation. Ils ont mis en
œuvre, dans cette perspective, des moyens divers, inspirés par
l’expérience des autres ou inventés par eux-mêmes. Des
moyens qui certes n’ont pas toujours bénéficié de l’efficacité
attendue, mais ont finalement toujours donné lieu à des
réflexions critiques utiles pour l’avenir.
Cuba s’est certainement largement inspiré du « modèle
soviétique », dont l’influence a été d’autant plus réelle que le
soutien de l’Union Soviétique, économique (fourniture de
pétrole) et politico-militaire était sans alternative pour faire
face au blocus et aux interventions militaires permanentes des
Etats Unis et de leurs alliés. Mais Cuba a su garder quelques
distances à l’égard de ce modèle à la fois dans la gestion
économique de son système et dans sa gestion politique. Le
Parti unique a été ici le produit de la libération et de la fusion
du mouvement castriste et de l’ancien Parti Communiste, de
deux partenaires qui en ont compris l’exigence que l’histoire
leur imposait. En dépit des limites de la théorie et de la
pratique de ce Parti nouveau, le pouvoir n’est jamais tombé ici
ni dans le culte de la personnalité ni dans les dérives extrêmes
du modèle soviétique. Cette capacité de se re-saisir a été
démontrée dans les faits par les réponses de Cuba au défi qui a
suivi l’effondrement de l’URSS. On donnait alors le pouvoir
cubain pour définitivement perdu. Contre cette attente Cuba
s’est montré capable de sortir de l’impasse en cinq ans, entre
1990 et 1995, et est parvenu à remonter la pente. Mais bien
entendu Cuba fait face depuis à de nouveaux défis sur lesquels
je reviendrai.
A l’intérieur même du système cubain des voix critiques du
modèle adopté se sont toujours exprimées. Che Guevara est
l’une d’entre elles. Chacun à sa manière, le Che, Togliatti,
Mao, avait compris que le modèle soviétique avait épuisé sa
capacité d’innover et de faire avancer la société dans la voie
du socialisme; chacun à sa manière avait compris que la dérive
conduisait à la restauration capitaliste, dont l’implosion des
années 1985-1991 a révélé la fatalité. Analyser de près les
écrits du Che relatifs à cette dérive doit continuer à être l’objet
de débats attentifs, auquel j’éviterai ici de substituer des
jugements hâtifs à l’emporte pièce.
Dès l’origine Cuba a adopté une ligne de pensée et d’action
anti-impérialiste et internationaliste conséquente. Cuba a été le
seul pouvoir en Amérique latine qui ait pris la mesure de
l’importance du front de libération inauguré à Bandoung
(1955) et du Mouvement des Non Alignés (NAM) qui en est
sorti. Ce mouvement – NAM – a donc été constitué par l’Asie
et l’Afrique plus Cuba comme on le disait. Cuba a cherché, à
juste titre, à intégrer l’Amérique latine dans ce front du Sud, et
à cet effet, pris l’initiative de la création de la Tricontinentale
(1966). Cependant, tandis que Bandoung réunissait en Asie et
en Afrique les peuples des deux continents et leurs Etats
représentés par des gouvernements bénéficiant alors de la
légitimité que leur constitution à partir des luttes de libération
leur conférait, en Amérique latine la Tricontinentale regroupait
les mouvements populaires engagés dans la lutte contre les
gouvernements en place, soumis aux Etats Unis. Che Guevara
a tenté de donner forme aux luttes armées dans lesquelles
s’engageait la Tricontinentale. L’histoire a démontré que les
conditions objectives n’étaient pas réunies à l’époque pour
permettre à ces luttes de sortir des impasses de leur isolement.
Il a donc fallu attendre pour que plus tard, sous la forme de
mouvements populaires civils, l’Amérique latine entre à son
tour dans la transformation du monde, au moment même où la
vague nationale/populaire de Bandoung s’épuisait. Cette
nouvelle vague de floraison de mouvements populaires et les
victoires qu’elle a permis au Brésil, en Argentine, en Uruguay,
au Venezuela, en Bolivie, en Equateur, a sorti Cuba de
l’isolement dans lequel les Etats Unis et l’Organisation de
l’Unité Américaine (le Ministère des Colonies de Washington)
l’avaient enfermé pendant quarante ans. Le succès des
opérations d’intervention des médecins et des éducateurs
cubains à travers le continent, conjugué à l’écho de l’initiative
que la création de l’ALBA par le Venezuela a trouvé ont
renversé les rapports de force. Aujourd’hui ce sont les Etats
Unis et non Cuba qui sont isolés sur leur continent. Des années
plus tôt, Cuba avait démontré son attachement à la cause anti-
impérialiste par son soutien militaire à l’Angola en guerre
contre les interventions Sud africaines conjuguées avec celles
des « amis » du camp impérialiste. La défaite infligée par les
Cubains aux armées sud-africaines n’a pas été sans effet,
accélérant par là même l’implosion du régime odieux de
l’apartheid.
Cuba est aujourd’hui confronté à des défis nouveaux. La
révolution cubaine s’est située dans le sillage de la première
vague de luttes pour l’émancipation des travailleurs et des
peuples, celle qui a façonné le XXe siècle. La page de cette
première vague est tournée. Mais déjà commencent à se faire
sentir les premières vibrations annonciatrices de la formation
d’une nouvelle vague de luttes. Et Cuba, qui a survécu lorsque
d’autres acteurs de la première vague s’effondraient, pourrait
faire le trait d’union entre le passé et l’avenir. En recevant en
2007 à la Havane le sommet des Non Alignés (désormais les
Non Alignés sur la mondialisation impérialiste), Cuba a
rappelé aux pays du Sud qu’ils peuvent mettre en déroute le
système de la dictature de la ploutocratie financiarisée des
oligopoles impérialistes et du déploiement de leur projet de
contrôle militaire de la planète.
Ce système impérialiste dominant est lui-même entré en crise
dès l’automne 2008 dont la première manifestation est
constituée par l’effondrement de son marché monétaire et
financier intégré. Derrière cet effondrement se dessine, en
profondeur, la crise systémique de ce capitalisme/impérialisme
obsolète. Parallèlement les conditions d’une réponse
humaniste, populaire et démocratique se dessinent, avec les
premières avancées victorieuses des peuples d’Amérique
latine et du Népal. Marx est de retour. L’affirmation de la
seconde vague de luttes de libérations des travailleurs et des
peuples est désormais à l’ordre du jour. Cet avenir meilleur
possible deviendra une réalité qui s’imposera si les forces de
progrès, à Cuba comme partout ailleurs dans le monde, tirent
les leçons des limites des conceptions théoriques et des
pratiques de la première vague.
Le socialisme du XXIe siècle doit être démocratique. Non pas
au sens bourgeois du terme, qui dissocie la démocratie
politique – limitée à l’électoralisme para-pluripartite – du
progrès social, mais dans un sens plus riche et plus profond,
capable d’associer la démocratisation des sociétés au progrès
social. Cuba peut innover dans cette direction. Car Cuba a déjà
donné l’exemple d’une vie démocratique qui, en dépit de ses
insuffisances, a été incomparablement plus réelle que les
fausses démocraties électorales d’ailleurs associées à la
régression sociale. Cela étant Cuba doit savoir aller de l’avant,
dépasser ses insuffisances, inventer des formes juridiques et
institutionnelles adéquates, capable d’associer le respect des
droits individuels et le progrès social. Les conceptions de la
IIIe Internationale, à l’origine des révolutions du XXe siècle
n’avaient pas suffisamment pris en considération les
conséquences que la polarisation inhérente à l’expansion
capitaliste/impérialiste mondialisée impliquaient pour ce qui
concerne la « construction du socialisme ». Il nous faut
comprendre que la polarisation produite par l’histoire du
capitalisme réellement existant impose une autre vision de la
longue transition (séculaire) du capitalisme au socialisme.
Cette longue transition doit être, pour les peuples du Sud,
constituée de phases successives de déploiement de structures
nationales, populaires et démocratiques. Celles- ci sont seules
capables d’associer les exigences contradictoires d’un
développement efficace des forces productives encore
incontournable et celles de la progression, d’étape en étape, de
logiques sociales nouvelles, celles du socialisme, en mesure de
donner toute leur ampleur au respect de la démocratie dans
toutes ses dimensions sociales, et de répondre aux exigences
de la vie sur la planète, menacée par l’irrationalité de la
logique de l’accumulation capitaliste. Le marxisme créateur
doit être capable de produire les conceptualisations théoriques
et inspirer les stratégies de la transition nécessaires au
déploiement du socialisme du XXIe siècle. Cuba est bien placé
pour participer à cette création humaine.
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CHAPITRE SEPT
LE FORUM MONDIAL DES ALTERNATIVES ET
LES FORUMS SOCIAUX
LE FORUM MONDIAL DES ALTERNATIVES, LE
FORUM DU TIERS MONDE ET LES FORUMS
SOCIAUX
Naissance du FMA (1996-1999)
La première moitié de la décennie 1990 consacrait le triomphe
du capitalisme. L’Union Soviétique avait disparu, l’Europe de
l’Est reconquise, la phase célèbre prononcée par Deng
Xiaoping (« peu importe que le chat soit noir ou blanc, s’il
attrape les souris ») était interprétée comme synonyme de
« pourquoi pas la voie capitaliste », les pays du Sud avaient été
soumis l’un après l’autre à « l’ajustement structurel ». A cet
endroit il est bon de faire savoir que si certains acceptaient la
nouvelle donne sans problème, ayant toujours été les fidèles
représentants des compradores locaux et rien de plus, d’autres
comprenaient l’ampleur du désastre qui les attendait. Le
Président du Sénégal Abdou Diouf est littéralement tombé en
larmes lorsque l’annonce du couperet lui a été faite. « Le
Sénégal va en être détruit ». N’empêche, ses amis français
l’ont contraint à capituler. J’ai déjà dit que ceux des héritiers
des régimes nationaux populaires (arabes entre autre) qui
étaient encore aux postes de commande ont choisi de capituler
pour conserver leurs places.
« Fin de l’histoire », « il n’y a pas d’alternative » (TINA), que
n’a-t-on entendu à l’époque, repris par tous nos intellectuels
couards soucieux de sauvegarder leur carrière ! Les autres –
nous – étions tristes, évidemment. Les uns se réfugiaient dans
la seule nostalgie du passé. J’en ai rencontré à l’époque
quelques-uns en Egypte et en Yougoslavie qui m’ont fait leurs
confidences : nous avons été battus définitivement. C’est triste
mais il n’y a plus rien de possible. D’autres évidemment – et
c’est normal – sombraient dans un « révisionnisme » confus :
« le marxisme est dépassé par l’histoire » etc. Peu nombreux
étaient ceux (mais je m’honore – sans arrogance – d’en avoir
été) qui disaient (je l’ai écrit) : nous sommes seulement dans le
creux d’une longue vague comme il y en a toujours eu dans
l’histoire. Je rappelais Gramsci : la nuit n’est pas encore
terminée, le jour ne s’est pas encore levé, dans la pénombre se
dessinent des monstres.
L’histoire nous a rapidement donné raison. Le triomphe du
capitalisme des monopoles impérialistes était celui d’un
colosse aux pieds d’argile. Les horreurs qui ont accompagné
son triomphe – la montée au galop de la misère, les guerres
d’agression de l’Otan – provoquaient la montée rapide des
résistances de toutes natures, spontanées, désordonnées (mais
c’est toujours ainsi que les choses commencent). Pour ce qui
est de la France, dans les grands défilés de 1995, Isabelle me
répétait : c’en est fini de cette horreur, le peuple ne l’acceptera
pas.
L’idée qu’il nous fallait donner une forme organisée à la
réflexion critique, capable de faire avancer une analyse
correcte du défi et par là même de contribuer à la définition de
stratégies de lutte cohérentes et efficaces, s’imposait.
Réunis en 1996 à Louvain la Neuve, au CETRI de l’époque,
alors dirigé par François Houtart, un petit groupe
d’intellectuels qui avaient été actifs au cours des décennies
précédentes, et qui avaient été conscients de la dérive qui
s’annonçait (critiques du soviétisme et des régimes nationaux
populaires), décidait de créer un « Forum Mondial des
Alternatives ». L’idée et le nom ont été suggérés, si je ne me
trompe, par F. Houtart et Pablo Gonzalves Casanova. J’y
adhérais spontanément.
Mais comment traduire l’intention en réalité.
De retour au Caire je prenais contact avec « l’Organisation de
solidarité des peuples africains et asiatiques ». Il s’agissait
d’une institution qui avait été créée à la belle époque de
Bandoung et du nassérisme, tombée en décrépitude, mais
toujours là – un bâtiment et quelques employés à ne rien faire.
Son Président était Mourad Ghaleb, ancien ambassadeur de
Nasser à Moscou. En dépit de nos divergences politiques – qui
apparaissaient minces avec le recul du temps – nous
nourrissions un bon respect mutuel. Mourad, à qui je proposais
l’idée, saute sur l’occasion. « Nous pouvons organiser au Caire
une sorte de congrès de l’organisation et tu y invites qui tu
veux en plus ».
C’est ainsi que le FMA a vu le jour au Caire en 1997.
L’Assemblée m’a fait l’honneur de me choisir pour Président
du FMA. Un groupe de travail – auquel je me suis
volontairement abstenu de participer – a rédigé le magnifique
Manifeste du FMA que le lecteur trouvera en Annexe.
Un premier comité exécutif, très (trop) restreint a été mis en
place. F. Houtart était le Secrétaire Exécutif. Il s’est donné à
fond dans sa responsabilité. Et c’est grâce à lui, et à personne
d’autre, que le FMA n’est pas resté une institution qui n’existe
que sur le papier, « mort-née » comme tant d’autres. Il courait
à droite et à gauche (et moi aussi) pour collecter quelques
aides nécessaires pour organiser un minimum de rencontres et
d’activités. A l’époque on trouvait encore quelques « bailleurs
de fonds » (nordiques) qui n’avaient pas encore rallié la meute
néolibérale.
L’expansion de nos activités devait nous convaincre de mieux
nous réorganiser. On a fini donc pas mettre en place la formule
toujours en cours : neuf vice-présidents (François Houtart,
John Foster, Bernard Founou, Issa Shivji, Lau Kin Chi, Amiya
Bagchi, Mamdouh Habashi, Paulo Nakatani, Wim
Dierckxsens), deux secrétaires exécutifs (Rémy Herrera et PK.
Murthy), un responsable du site web (Carlos Tablada).
Le Forum Mondial des Alternatives a fait son entrée sur la
scène internationale en organisant à Davos même, en janvier
1999, un « anti-Davos ». Non certes dans l’enceinte sacrée qui
nous était évidemment interdite, mais à cinquante mètres, de
l’autre côté de la rue enneigée de cette belle station d’hiver.
Nous étions un petit groupe, associant quelques intellectuels
engagés et d’authentiques représentants de grands
mouvements populaires des cinq continents, choisis pour leur
forte représentativité : les organisations paysannes du Burkina
Faso, du Brésil et de l’Inde, les syndicats ouvriers d’Afrique
du Sud, de Corée et du Brésil, les Néo Zapatistes du Chiapas,
les militants de la « marche mondiale des femmes », les
« Sans » de France et le groupe d’ATTAC. Introduits à Davos
grâce à la complicité du Monde diplomatique, nous étions là
pour dire : le monde réel, c’est nous qui le représentons, pas
vous le Club des milliardaires. Les organisateurs de Davos
comme les autorités helvétiques, bornées comme on le sait,
étaient si furieuses qu’il devenait exclu de pouvoir reproduire
deux fois la surprise. De là mûrissait l’idée d’un Forum Social
Mondial, à une autre échelle, pour lequel le choix s’est porté
sur Porto Alegre grâce aux moyens considérable que le PT
brésilien pouvait mobiliser.
Un bon livre collectif, publié rapidement en plusieurs langues,
offre le compte rendu de cet « anti-Davos à Davos ».
Opérant en symbiose étroite, le FMA et le FTM (qui existe
toujours, fort heureusement) disposent d’un réseau
d’intellectuels engagés relativement dense dans chacun des
trois continents (Asie, Afrique et Amérique latine), ce qui
n’exclut en aucune manière l’importance d’autres réseaux, soit
à vocation tricontinentale (comme Via Campesina, Third
World Network, IDEAS à Delhi), soit à vocation régionale
(comme le CLACSO ou le Forum de Sao Paulo en Amérique
latine, le CODESRIA en Afrique, ARENA et Focus on Global
South en Asie du Sud-est, le Forum de Taegu en Asie de
l’Est), les réseaux arabes coordonnés par le Centre d’Etudes
Arabes du Caire etc. ) ou même nationale (non moins
importants dans les grands pays comme l’Inde ou le Brésil).
Les intellectuels engagés qui animent ces réseaux
entretiennent bien entendu des relations étroites, souvent
organisationnelles, avec de nombreux mouvements sociaux
qui, dans leurs pays respectifs rassemblent parfois des millions
de militants (comme les Syndicats de Corée ou d’Afrique du
Sud, le Mouvement des Sans Terre au Brésil, les Néo
zapatistes du Mexique etc.). Il en est de même dans beaucoup
de pays du « premier monde » par exemple en France
(CEDETIM, ATTAC, le M’Pep), en Suisse (CETIM), en Italie
(Il Manifesto, Punto Rosso), en Allemagne (Fondation Rosa
Luxemburg), en Europe (réseau Transform), au Japon (Ampo),
au Canada (Alternatives) et ailleurs. Les moyens de
communications électroniques de notre époque ont démultiplié
la capacité et la rapidité des échanges de vues à une très
grande échelle, et, entre autre, facilité la mise en rapport de
mouvements relevant de traditions politiques et idéologiques
fort diverses, comme celles du continent européen (dont la vie
politique est largement dominée par les grands partis et les
syndicats) et celles des Etats Unis (dont la « société civile » est
plutôt constituée d’un grand nombre de petites associations
locales, éloignées de deux partis de l’establishment identiques
ou presque).
Le Forum Mondial des Alternatives opère dans un univers
complexe. Il est donc un Forum au sens véritable du terme,
c’est à dire un lieu de rencontre et de débat et non une
« internationale » (communiste, socialiste, chrétienne,
islamique ou libérale), encore moins une internationale
centralisée comme le fut la IIIe Internationale Communiste. Il
rassemble des courants de pensée et d’action qui demeurent
totalement indépendants (et c’est une bonne chose à mon
avis), mais partagent des points de vue critiques, soit sur
l’ensemble des politiques libérales mises en œuvre, soit sur
des segments particuliers de la gestion sociale, qu’il s’agisse
des relations entre les sexes (c’est le cas de nombreux réseaux
de femmes), des problèmes d’environnement, des droits de
l’être humain, des problèmes communautaires ou d’autres
questions. Ils ont tous leur place dans le Forum Mondial des
Alternatives, quelles que soient les sources idéologiques de
leur inspiration ou leurs options en matière de formes d’action.
Le programme d’action du Forum Mondial des Alternatives
qui s’articule autour de projets organisant le débat sur les
objectifs, moyens et bilans des actions des mouvements
sociaux à travers le monde – qu’il s’agisse de bilans régionaux
d’ensemble, de stimulation d’alternatives à l’agri business, de
réflexion systématique sur l’articulation des valeurs
universelles concernant les droits individuels, sociaux et
collectifs – témoigne de cette option d’ouverture de principe.
Le collectif de coordinateurs qui m’a désigné comme
« Président du Forum Mondial des Alternatives » m’a fait un
grand honneur, que seul justifie peut être le fait que mes
activités au cours de quarante ans m’ont effectivement donné
l’occasion de connaître un grand nombre d’organisations et de
leurs personnalités dirigeantes, réparties sur l’ensemble de la
planète.
Le doublet FMA/FTM est donc finalement un « réseau de
réseaux ».
Le rôle du Forum Mondial des Alternatives est de permettre
qu’en son sein se constitue un centre de réflexions
systématiques sur l’alternative. L’adversaire connaît
l’importance de cette réflexion systématique sans laquelle
aucune stratégie d’action efficace n’est possible. Je fais ici
référence à la Société du Mont Pèlerin, fondée en 1947 (où
l’on retrouve les noms de Milton Friedman, Lionel Robbins,
Ludwig Von Mises, Von Hayek, Karl Popper, les apôtres du
libéralisme d’aujourd’hui), à la Trilatérale, fondée en 1973 (où
l’on retrouve les noms de David Rockfeller, Zbigniew
Brzezinski, Cyrus Vance, Andrew Young, Paul Volcker, les
fabricants de la stratégie de l’establishment nord-américain).
L’adversaire sait qu’aujourd’hui le problème majeur auquel il
est confronté est celui de la gestion du système criminel et
impossible qu’il tente d’imposer aux peuples. Dans son jargon
cette gestion s’appelle « governability », dont il a fait le thème
dominant imposé prioritairement aux programmes des
institutions internationales et que malheureusement un grand
nombre « d’ONG » reprennent à leur compte, par manque de
capacité critique de réflexion dans le meilleur des cas, et
beaucoup d’opportunisme en général. On ne sait pas très bien
comment s’organise dans le moment actuel l’orchestration de
cette réflexion de l’adversaire, encore que Susan George l’ait
imaginé – dans son Rapport Lugano – avec humour et
sagacité.
Les Forums Sociaux
La première édition du Forum Social Mondial a donc été
organisée par un Comité principalement brésilien, qui a
bénéficié de soutiens financiers conséquents, en coopération
avec ATAC-France et le Monde Diplomatique (Bernard
Cassen). L’histoire du FSM a été écrite par d’autres.
Le succès de Porto Alegre I en janvier 2001 n’avait pas fait la
une des journaux majeurs des pays occidentaux. La stratégie
choisie par l’adversaire était encore de boycotter l’initiative.
Néanmoins les Messieurs du Davos des riches s’en été déjà
inquiété.
Ceux-ci ont donc proposé d’ouvrir un « dialogue » avec nous,
à l’occasion de Porto Alegre 2 en 2002. J’ai eu le bonheur d’y
participer – 10 minutes de radio. Monsieur me dit mon
interlocuteur de Davos, « comment se fait-il qu’un économiste
comme vous ne soyez pas avec nous à Davos » ? Très simple :
« trois raisons. Un je n’ai pas 20.000 dollars à donner pour
accéder au paradis 3 jours. Deux on ne m’y a pas invité, ce qui
ne surprend pas, mes opinions étant connues. Trois si on m’y
avait invité – par une erreur certaine – j’aurai décliné
l’invitation n’étant ni milliardaire, ni intéressé à être admis au
Club de leurs serviteurs ». Mais « Monsieur, je ne suis pas
milliardaire ». « Je le sais, vous être le directeur des relations
publiques d’une firme dont les propriétaires, eux, sont
milliardaires ». « Que reprochez-vous donc aux milliardaires
? » « Simple arithmétique, Monsieur : leurs profits ont doublé
au cours des années 1990, les revenus de tous ceux qui ne sont
pas milliardaires – et ils sont nombreux ! – n’ont évidemment
pas augmenté dans cette proportion. Vous voulez donc
l’inégalité. Moi l’égalité. Nous sommes donc des adversaires,
et je ne vois pas ce sur quoi nous pourrions donc dialoguer ».
Cela étant Davos ne manquera pas, à l’avenir de « faire un
effort » et trouvera bien, au sein du très large éventail des
organisations sociales, des « personnalités de gauche » qui,
conscientes ou pas, iront à Canossa.
A Porto Alegre II (janvier 2002) un grand pas en avant a été
franchi, que « l’appel » adopté dans le grand meeting de
conclusion a bien traduit. Les « mouvements sociaux » comme
on dit, se politisent – au bon sens du terme. Au-delà de
l’organisation de la lutte contre les effets sociaux désastreux
du néo-libéralisme, ils prennent la mesure des exigences du
système qui implique déjà, et impliquera de plus en plus, le
recours à la barbarie « militaire » sous prétexte de « guerre au
terrorisme ». Il est vrai que les suites du 11 septembre étaient
déjà là pour le démontrer. Le FTM et le FMA ont été fort
actifs à Porto Alegre II, animant cinq séminaires majeurs où
l’ensemble de la logique politique criminelle du néo-
libéralisme mondialisé était l’objet d’analyses et de
commentaires d’une centaine d’intellectuels parmi les plus
lucides du monde contemporain.
Je reviendrai plus loin sur la suite, c’est-à-dire les évolutions
(il faut en parler ici au pluriel) qui ont fait tantôt avancer,
tantôt reculer (du moins du point de vue qui est le mien) les
« mouvements » divers et nombreux, associés à l’idée de
forums sociaux.
La participation du FMA/FTM aux forums sociaux, mondiaux
et autres, n’est pas notre objectif principal. Ce qui est
prioritaire pour nous c’est d’abord la conduite des rencontres
organisées par nous-mêmes pour nous-mêmes, c’est-à-dire de
faire avancer notre propre réflexion concernant la construction
théorique et pratique d’alternatives positives réelles,
d’avancées populaires et démocratiques. Le lecteur verra dans
notre programme en cours (publié en annexe) comment nous
définissons les questions que nous nous posons. Il trouvera
également dans les chapitres qui ont précédé mes compte
rendus de ceux des débats internes d’importance à mon avis
auxquels j’ai participé en Chine, Russie, Egypte, Algérie,
Afrique du Sud, Inde, Sénégal, Mali, Niger,
Tanzanie, Zambie, Inde, Népal, Amérique latine et Caraïbes.
Ces débats authentiquement productifs ont fourni la matière
principale dans nos réflexions.
Néanmoins nous ne négligions pas pour autant les forums
sociaux et tenions à y être présents. C’est un moyen non
négligeable – parmi d’autres – de diffuser les résultats de nos
réflexions propres. En fait le FMA/FTM a été probablement
présent dans tous les forums tenus à travers le monde – ou
presque – même si cette présence a été plus marquée dans
certains cas, peu visible dans d’autres. Et j’ai personnellement
participé à beaucoup de ces activités de la société dite civile.
Un agenda complet des forums sociaux doit exister, que peut
être le Secrétariat du FSM pourrait fournir. Pour ma part je ne
rappellerai ici que ceux des Forums auxquels j’ai participé
personnellement, le plus souvent avec d’autres personnes
actives dans nos réseaux. La lecture de la liste pourrait paraître
fastidieuse, mais pour des Mémoires, il me faut le faire.
J’ai participé (dans les équipes FMA/FTM) aux Forums
Mondiaux de Porto Alegre (2001 et 2002), de Mumbai (2004),
de Bamako et Caracas (2006), de Nairobi (2007), de Belem
(2009), de Dakar (2011) et de Tunis (2013). J’ai participé à
quelques-uns des forums régionaux, souvent préparatoires des
Forums Mondiaux, à Hayderabad (2003, Forum Indien et
Asiatique), à Lusaka (2004, Forum Africain), à Zagreb (2011,
Forum des Balkans), comme à certains forums thématiques :
Amazonie à Belem (2003), Via Campesina à Valence, en
Espagne (2004). J’ai suivi tous les Forums européens depuis
Florence (2002), puis Paris, Londres, Athènes et enfin Malmo.
J’ai participé personnellement à quelques Forums égyptiens,
arabes et africains, mais malheureusement pas à ceux du
réseau qui s’est donné le nom de « Forum Mashrek-
Maghreb ».
Nous avons toujours conduit dans chacun des Forums
Mondiaux mentionnés quatre à dix tables rondes, animés par
six à dix de ceux qui parmi nous nous paraissaient les plus
compétents dans les domaines considérés. Dans certains cas
les conditions de travail misérables ont certainement réduit
considérablement – pour nous comme pour tous les autres – la
portée de nos messages. Lorsque, comme à Nairobi, le Forum
se tenait dans un Stade et que l’on n’arrivait pas à isoler nos
voix de celles des voisins … que peut-on dire de l’effet réel
des débats conduits dans ces conditions ! Par contre à Dakar
en 2011 et à Tunis en 2013 nous avons bénéficié de bien
meilleures conditions. Beaucoup de participants et
d’observateurs de ces forums ont alors remarqué la belle
qualité de nos tables rondes. Le lecteur intéressé pourra
trouver sur de nombreux sites l’écho de ces tables rondes.
Répliques à nos adversaires
Les membres actifs de nos réseaux FMA/FTM et moi-même
personnellement avons été invités, ou nous sommes invités,
pour porter la contradiction aux propos de nos adversaires, les
ténors de la « mondialisation heureuse ». Faire une liste
exhaustive de ces interventions exigerait un travail d’archives
que je n’ai pas fait. Je me contenterai donc de signaler
quelques-unes de ces interventions. Le rappel de celles de
beaucoup d’autres acteurs majeurs du FMA – en particulier F.
Houtart ferait certainement mieux connaître le FMA au
lecteur. Un compte rendu plus exhaustif des activités du FMA
que ne l’est ce que je rapporte dans ces mémoires serait fort
utile.
Je signalerai donc, dans l’ordre du calendrier, celles de ces
interventions dont je me souviens. L’ONU avait organisé en
1995 à Copenhague l’une des grandes conférences de son
cycle, pompeusement qualifié de préparation du renouveau de
la civilisation pour les années 2000, ou quelque chose comme
cela. Le thème était celui de la « réduction de la pauvreté » !
Cette conférence, comme les autres du cycle, était
« intergouvernementale », c’est-à-dire que les délégués ayant
droit de vote étaient choisis par les Etats membres. Mais la
« société civile » y était invitée en observateurs ayant parfois
le droit à la parole, mais sans plus. Notre chance fut que les
Etats africains nous ont choisis – le FTM – pour rédiger et
présenter un rapport central sur la pauvreté en Afrique. Je
sautais sur cette occasion magnifique de répliquer à nos
« partenaires » en fait adversaires -, la Banque Mondiale, les
Communautés européennes, l’US-AID etc. Notre rapport a été
rédigé à partir de contributions d’une vingtaine de nos
membres actifs en Afrique. Chacun d’entre eux a fourni un
bon rapport qui, au lieu de s’en tenir à dresser « l’inventaire »
des pauvres et de la pauvreté, centrait l’analyse sur la critique
des politiques mises en œuvre, lesquelles avaient
immanquablement engendré l’aggravation de la pauvreté dans
les pays concernés. Le rapport de synthèse rassemblait ces
contributions dans un document d’environ 200 pages.
Ce rapport a fait du bruit. Un certain nombre de délégués
africains officiels y ont fait une référence officielle élogieuse.
Nos adversaires, furieux, m’ont simplement insulté, et tenté de
m’interdire de franchir certaines barrières (au sens matériel du
terme) séparant dans la Conférence des officiels des autres !
A Barcelone en 2001 la Banque Mondiale avait envisagé de
commémorer son cinquantième anniversaire. La Banque
s’était proposé de conduire un « dialogue » sur sa politique
avec une panoplie d’ONG qu’elle avait elle-même choisie.
Nous nous sommes invités pour y porter la contradiction. Et la
Banque a annulé son projet au dernier moment, craignant les
trouble-fêtes, nous et quelques autres. Une rencontre s’est
néanmoins tenue, organisée par la « société civile » espagnole,
en l’absence de la Banque. J’y ai présenté personnellement
« l’acte d’accusation ». Le procès des politiques néolibérales à
l’origine de la pauvreté que la Banque prétendait vouloir
combattre. Un ensemble de documents ont été réunis à cet
effet sous le titre cinglant « Cinquante ans, çà suffit ».
La dernière de ces grandes conférences des Nations Unies
s’est tenue à Durban en 2001 sur le thème très général de la
« lutte contre les discriminations ».
L’establishment dominant et la bureaucratie des Nations Unies
à son service s’employaient à contrôler l’expression de la
« société civile » invitée à participer à la conférence par le
moyen du financement et de la manipulation de certaines ONG
suffisamment apolitiques pour souscrire à leurs propositions
qui annulaient en fait la portée des protestations et des
revendications des peuples. La protestation contre le « racisme
et toutes les autres formes de discrimination » avait donc été
pensée d’une manière telle qu’elle aurait dû en devenir une
expression anodine : tous les participants, gouvernements et
ONG étaient invités à se battre la coulpe, regrettant la
persistance de ces « vestiges » de discriminations dont sont
victimes « les peuples indigènes », les « races non
caucasiennes » (pour employer le langage officiel des Etats
Unis), les femmes, les « minorités sexuelles ». Des
recommandations très générales avaient été préparées, conçues
dans l’esprit du juridisme nord-américain fondé sur le principe
qu’il suffit de prendre des mesures législatives pour résoudre
les problèmes. Les causes essentielles des discriminations
majeures, produites directement par les inégalités sociales et
internationales générées par la logique du capitalisme libéral
mondialisé, étaient évacuées du projet initial.
Cette stratégie a été mise en échec par la participation massive
d’organisations africaines et asiatiques décidées à poser les
vraies questions. La question du racisme et des discriminations
n’est pas synonyme de celle de la somme des comportements
condamnables de ces êtres humains victimes de préjugés
« dépassés », et qui sont hélas encore nombreux et répartis à
travers toutes les sociétés de la planète. Le racisme
contemporain et la discrimination sont générés, produits et
reproduits par la logique et l’expansion du capitalisme
réellement existant, particulièrement dans sa forme dite
libérale. Les formes de la « mondialisation » imposées par le
capital dominant ne peuvent produire que « l’apartheid à
l’échelle mondiale ».
Sur deux thèmes – la question des « réparations » dues aux
victimes de l’esclavage et celle de la colonisation israélienne –
les deux camps adversaires déclarés l’un de l’autre se sont
immédiatement constitués : les Africains et les Asiatiques en
majorité dans l’un, dans l’autre hélas la presque totalité des
Européens, rangés derrière Israël (toute critique d’Israël relève
de l’antisémitisme !). Ayant subodoré ce danger par les débats
animés du comité préparatoire, les gouvernements du G7
avaient donc déjà décidé de boycotter la conférence et décrété
par avance son « échec ». Les Africains et les Asiatiques ont
tenu bon. Dans la logique de la stratégie qu’ils avaient
adoptée, ils ont imposé la discussion de deux questions dont
les diplomaties occidentales ne voulaient pas entendre.
Le premier conflit a porté sur la question dite des
« réparations » dues au titre des ravages de la traite négrière.
J’ai mis des guillemets parce que, sur ce thème, un véritable
travail de sape avait été conduit par les diplomates américains
et européens, réduisant avec condescendance et une note de
mépris évident, la question à celle du « montant » des
réparations réclamées par les peuples anciennement colonisés,
et considérés comme des « mendiants professionnels ». Les
Africains ne l’entendaient pas ainsi. Il ne s’agit pas
« d’argent », mais de la reconnaissance du fait que le
colonialisme, l’impérialisme et l’esclavage qui leur a été
associé, sont largement responsables du « sous-
développement » du continent et du racisme. Ce sont ces
propos qui ont provoqué l’ire des représentants des puissances
occidentales.
Le second conflit portait sur la colonisation de peuplement
mise en œuvre dans l’Etat d’Israël. Africains et Asiatiques ont
été sur ce point précis et clairs : la poursuite de la colonisation
israélienne en territoires occupés, l’éviction des Palestiniens
au profit des colons (relevant d’une véritable purification
ethnique), le plan de « bantoustanisation » de la Palestine,
stratégie directement inspirée des méthodes de l’apartheid
défunt de l’Afrique du Sud, ne constituent que le dernier
chapitre de cette longue histoire d’un impérialisme forcément
« raciste ». Il est caractéristique qu’en Afrique et en Asie la
question palestinienne unisse, ailleurs elle divise.
Le FMA/FTM est toujours, invité à participer aux « contre G7
ou G8 ou G 20 ». Nous y sommes presque toujours présents et
moi personnellement deux fois (à Lyon, à Saint Petersburg). Je
regrette avoir manqué le contre G7 de Gênes, où la police de
Berlusconi s’est illustrée comme on le sait par l’assassinat
d’un jeune.
De Lyon je ne garde qu’un souvenir très flou. La conférence
avait été préparée par une panoplie d’ONG françaises et
européennes « gentilles » pour lesquelles il fallait éviter que
les critiques adressées aux politiques des grandes puissances
impérialistes ne tournent au procès de « l’Europe ». Il leur
fallait écarter les responsabilités de l’Europe en tant que
Communauté, qui, selon eux, n’était pas impérialiste par
nature. Alors rien ne s’est dit à la conférence qui valait la
peine d’être retenu. Un petit nombre de participants du tiers
monde, dont moi-même, nous amusions de ce vide. Mais les
Français avaient bien organisé les choses, culinairement
parlant. A petits prix on pouvait goûter à ces très bons plats
caractéristiques de la cuisine lyonnaise. Un marocain, un
chinois et moi nous régalions ensemble.
A Saint Petersburg en 2013 (j’ai fait référence plus haut à
l’évènement dans le chapitre consacré à la Russie). Boris
Kagarlitzy était parvenu à se faire financer l’invitation
d’étrangers – dont moi qui viendraient renforcer la délégation
russe. Il s’agissait d’un G 20 et le thème retenu concernait la
« réforme » du système financier international. Mais nous
savions tous que les développements en Syrie (l’accusation
d’usage d’armes chimiques) allaient occuper les esprits.
Obama et Poutine n’ont d’ailleurs pas discuté d’autre chose
entre eux. Les Chinois, les Brésiliens et quelques autres
également. Les organisateurs de ce Contre G 20 avaient invité
pour nos débats pour ce qui était de la question financière tout
au moins (nous avons quand même, comme le G 20, mis la
Syrie à l’ordre du jour de nos discussions) – un adjoint du
Ministre des Finances du Brésil. Pedro Paez l’a interpellé avec
le talent qu’on lui connaît et exposé sa contre-proposition
concernant la réforme du système monétaire et financier
international. Très bien, mais notre Brésilien s’est abstenu de
commenter. J’avais pour ma part choisi une autre méthode
pour engager notre discussion. Je me suis contenté de dire :
vous savez bien, vous Brésiliens et les autres représentants des
pays émergents, que nous n’obtiendrons jamais une bonne
réforme du système, dont le G 7 ne veut pas. On va donc nous
faire lanterner, de G 20 en G 20, de Commission Stiglitz 1 en
commission Stiglitz 2, avec des propositions anodines qui ne
changeront rien. Alors pourquoi entrer dans ce jeu ? Ne
devrions-nous pas déplacer le débat, le situer hors du G 20 et
l’organiser entre nous, BRICS, pour faire avancer non une
réforme internationale impossible mais la construction d’un
espace à nous, aussi distant et autonome que possible des
influences des puissances occidentales. L’adjoint au Ministre
m’a chaleureusement approuvé.
Dans certaines circonstances j’ai, pour ma part personnelle,
décliné l’invitation à participer à des entreprises auxquelles on
m’avait invité à me joindre. J’ai refusé de participer à la
« Commission Stiglitz » constituée en 2010 par le Secrétaire
Général de l’ONU. Je savais qu’il s’agissait d’une manœuvre
destinée à jeter de la poudre aux yeux et tromper l’opinion, en
laissant croire possibles des réformes du système de la
mondialisation. Stiglitz, qui n’est jamais sorti des ornières du
néolibéralisme, devenu le spécialiste des réformes en trompe
l’œil, a été choisi à cette fin. L’histoire m’a donné raison. Le
« rapport Stiglitz », vide à souhait, n’a finalement fort
heureusement été retenu par personne. En contrepoint, une
commission de la CNUCED proposait l’amorce d’une réforme
authentique. Son rapport a été évidemment rejeté par les
puissances occidentales.
La solidarité entre les peuples, les nations et les Etats du Sud
Pour toutes les régions du tiers monde capitaliste la
construction d’une économie autocentrée est le préalable à tout
progrès ultérieur. Passage incontournable par cette étape : la
construction autocentrée exige qu’on soumette les relations
extérieures aux exigences prioritaires du développement
interne et non comme le répète ad nauseam le discours
économique conventionnel, l’inverse, c’est à dire qu’on
« s’ajuste » aux contraintes extérieures dominantes. Et sur ce
thème de la déconnexion je n’ai pas changé d’avis. Un demi-
siècle d’histoire m’a au contraire renforcé davantage dans
cette conviction fondamentale. Il reste – mais ce n’est là
qu’une évidence plate – que les formes concrètes de la
déconnexion ne sont pas définies une fois pour toutes.
Aujourd’hui cette construction – toujours incontournable au
niveau national – se heurterait à des obstacles sérieux si elle
n’était pas renforcée par des formes de solidarité régionale
capable d’en démultiplier les effets positifs. Mais il ne s’agit
pas ici des formes de régionalisation comme en discutent les
économistes conventionnels – marchés communs etc –,
incapables d’imaginer autre chose que la logique de
l’accumulation capitaliste. Il s’agit de régionalisations dont les
dimensions politiques sont déterminantes, et peuvent de ce fait
remettre en question les monopoles scientifiques, financiers et
militaires par lesquels le premier monde impose son projet
d’expansion capitaliste mondiale. Des régions comme celles
que constituent le monde arabe, l’Amérique latine, l’Afrique,
le sud-est asiatique, des pays continents comme l’Inde et le
Brésil peuvent capitaliser, dans cette perspective, certains
avantages que l’histoire leur a légués (la communauté
linguistique ou culturelle par exemple), mais aussi et surtout le
fait que l’adversaire réel est commun.
Les classes dirigeantes des pays du Sud ont toujours eu des
positions ambigües sur cette question majeure. La tendance
compradore, lorsqu’elle domine, ne favorise pas la solidarité
Sud-Sud. Les bénéficiaires locaux de l’insertion dans la
mondialisation impérialiste cherchent à renforcer leurs
positions (c’est-à-dire pour eux s’enrichir davantage) au
détriment des Etats du Sud plus faibles, et acceptent de ce fait
de rentrer dans le jeu des stratégies de l’impérialisme qui
tablent sur la concurrence inégale entre pays du Sud. Par
contre les défenseurs de la tendance nationale dans ces classes
dirigeantes sont à même de comprendre les avantages de leur
solidarité face au Nord impérialiste. Ce fut le cas à l’époque de
Bandoung.
C’est pourquoi, à l’époque, moi-même et le FTM avions
poursuivi notre collaboration avec les institutions de
Bandoung : le Mouvement des Non Alignés (NAM),
l’Organisation de l’Unité Africaine de l’époque (OUA,
transformée plus tard en « Union Africaine » – une Union de
façade seulement), l’Organisation de Solidarité des Peuples
Africains et Asiatiques (dont le siège est au Caire), plus
récemment l’Organisation des peuples d’Asie et du Pacifique
(qui a démontré sa puissance réelle à l’occasion des différentes
réunions officielles de l’APEC). Sans illusion, nous étions
conscients des limites et contradictions du MNA. Nous
savions que l’OUA exprimait la solidarité des peuples
africains par son soutien aux mouvements de libération des
colonies portugaises, de l’Afrique du Sud et de la Rhodésie
d’alors (le futur Zimbabwe), mais rien de plus. Nous savions
qu’au plan de la coopération économique les secrétariats de
Bandoung et les Etats non alignés de l’époque n’imaginaient
guère la promotion de l’intégration régionale (c’est-à-dire
continentale) et sous régionale autrement que par le moyen de
« marchés communs ». Nous faisions la critique de cette voie
capitaliste qui, contrairement à son objectif proclamé,
renforçait les inégalités entre partenaires du Sud et de ce fait
affaiblissait les perspectives d’affirmation nécessaire de leur
solidarité. Mais nous comprenions que Bandoung pouvait
évoluer dans le bon sens; il y avait des forces qui opéraient
dans ce sens. Et que Bandoung, en dépit de ses limites,
renforçait les pouvoirs des Etats du Sud face au Nord. Le
Gabon de Léon Mba puis de Oumar Bongo par exemple
n’aurait jamais été capable, sans l’OPEC, de récupérer une
fraction de la rente pétrolière. La question de savoir ce qu’a
été l’utilisation de cette rente par le gouvernement du Gabon
est autre (on sait qu’une partie de cette rente a servi à acheter
… des politiciens français !).
A l’époque le système des Nations Unies était lui-même
sensible aux pressions que Bandoung exerçaient en son sein.
Ce fut le cas en particulier de la CNUCED, créée par Raul
Prebisch et dirigé par la suite par une série de directeurs que
j’ai bien connu personnellement : Kenneth Dadzie, Gamani
Corea, Rubens Ricupero. C’était le cas de l’UNU, à l’époque
où Kinhide Mushakoji y occupait le poste de vice-président;
de l’UNESCO lorsque Maktar Mbow engageait la bataille
pour un « nouvel ordre international de la communication »,
en avance sur son temps. L’ONU de l’époque a offert ses
services à d’heureuses initiatives qui ont fait avancer le droit
international et les droits des peuples (à l’autodétermination,
au développement, aux droits sociaux et collectifs). J’ai
personnellement participé à quelques-unes de ces initiatives
progressistes, en particulier celles promues par mon ami italien
Lelio Basso, avec le soutien de l’Algérie du FLN-
Boumediene. J’ai fait référence à certains de ces moments de
l’histoire de Bandoung et à mes modestes interventions dans
ces débats.
La situation a été retournée à partir de 1990 par l’offensive
néo-impérialiste qui se proposait d’annihiler le rôle des
Nations Unies et y est parvenu. Hélas le Secrétaire Général
Koffi Annan (que j’avais connu différent lorsqu’il opérait au
service de Nkrumah !) s’est associé à cette manœuvre. Son
« Rapport général pour le millénaire » (2000) était sorti tout
droit des bureaux du State Department. Désormais l’ONU ne
représente plus la « Communauté internationale ». A ses
instances se sont substituée celles d’une nouvelle
« communauté internationale » auto-proclamée, constituée par
le G 7 (les puissances impérialistes majeures) et les deux
nouvelles Républiques démocratiques (l’Arabie Séoudite et le
Qatar !) Le clergé médiatique, qui nous assomme chaque jour
« d’informations » portant à notre connaissance les vues de la
« communauté internationale », ne connaît que celle-ci. La
Chine, la Russie, l’Egypte, la Tanzanie, l’Inde, le Venezuela et
tous les autres pays du monde n’existent pas pour cette
« communauté internationale ».
Alors que faire aujourd’hui ?
Le FMA/FTM s’associe aujourd’hui au combat pour restaurer
les droits de la seule communauté internationale possible,
l’ONU. Dans mon intervention récente au congrès de
l’Association Internationale des Juristes Démocrates (IEJD-
Bruxelles 2014) j’ai fait quelques commentaires à cet endroit.
A l’autre extrémité de la Planète, à Hanoï, la Fondation
Vietnamienne pour la Paix et le Développement, prenait
l’initiative en 2009 de mettre en place un réseau chargé de
formuler des propositions de coopération Sud-Sud renforcée.
Mme Binh et son collaborateur de talent Tran Dac Loi m’ont
invité à participer à cette initiative. Moi-même et beaucoup
d’autres collègues du FMA/FTM y ont répondu avec
enthousiasme bien entendu.
Je parle dans ces pages de solidarité entre les peuples, les
nations et les Etats du Sud. Je sais fort bien que les Etats sont
ce qu’ils sont et ne sont pas toujours les représentants
authentiques de leurs peuples. Mais je ne suis pas de ceux qui
pensent qu’on peut « changer le monde » sans toucher aux
Etats en place. La solidarité entre les peuples, et la lutte des
peuples chez eux, doit et peut se donner l’objectif de faire
évoluer les Etats dans des directions susceptibles de soutenir
leurs avancées populaires.
Les rapports de coopération entre les réseaux du FMA et
ceux des pays du Nord
J’aborde maintenant des questions délicates et difficiles.
Le FTM est, comme son nom l’indique, un réseau du Sud, qui
fut d’abord strictement asiatique et africain, comme l’était le
Mouvement des Non Alignés (Asie, Afrique plus Cuba disait-
on), puis s’est élargi pour intégrer l’Amérique latine et les
Caraïbes par la conduite d’activités communes aussi
fréquentes et systématiques que possible associant les réseaux
africains et asiatiques d’une part, et d’autre part ceux des pays
de l’Amérique latine qui depuis longtemps avaient développé
d’étroites coopérations entre eux. Néanmoins, le FTM
n’entendait pas « oublier » le Nord. Nous pensions plus
qu’utile – nécessaire – de faire entendre nos voix à New York,
Paris, Londres ou Tokyo. Dresser la liste des rencontres entre
le FTM Sud (ou moi-même personnellement) d’une part, des
personnes et des organisations du Nord d’autre part, exigerait
que je me plonge dans un travail d’archiviste pénible (d’autant
que, comme je l’ai dit, je n’ai pas tenu d’agenda régulier
facilitant la tâche).
Lorsque le FMA fut créé, nous entendions bien qu’il en soit
différemment, puisqu’il s’agit d’un Forum mondial, qui
intègre donc le Nord dans ses réseaux de collaborateurs. La
tâche était et est difficile, et nous le savions. Sans la moindre
intention d’être « méchant », je dirai que l’expérience de
l’histoire dans les rapports Nord-Sud ne facilitait pas la tâche.
Les rapports entre les Etats de la planète sont inégaux par
définition, ils concernent les impérialistes dominants d’une
part et les périphéries dominées de l’autre. Certes en dehors de
ces rapports il y en avait d’autres, qui rapprochaient des
personnes, des organisations, voire des partis politiques du
Nord et du Sud. Pour faire vite je rappellerai que
l’Internationale Communiste comme les Eglises constituaient
de tels lieux de rencontre. Plus tard avec l’indépendance
reconquise par les nations d’Asie et d’Afrique, les conditions
ont été créées permettant l’émergence d’Internationales –
socialistes ou libérales – et facilitant des convergences
organisées entre organisations du Sud (de Bandoung) et
certaines forces politiques du Nord (Europe et Japon, à
moindre titre Etats Unis), qui se présentaient en amis des
nations du Sud. Mais les organisations et partis du Sud de
l’époque – de tendances nationales-populaires – donnaient la
préférence à leurs relations avec l’Est de l’époque – les
Soviétiques et les Chinois. On le comprend.
L’establishment impérialiste dominant avait de son côté,
construit des institutions non gouvernementales (en apparence
tout au moins) à vocation prétendue mondiale. La Society for
International Development (SID – siège à Rome) en constitue
un bel exemple. En fait ces « réseaux » avaient été constitués –
impulsés par la Banque Mondiale – comme courroies de
transmission Nord-Sud. Les pouvoirs de décision étaient
réservés à des personnalités du Nord, ou à celles du Sud qui
leur étaient dévouées; les autres « représentants » du Sud
n’occupaient que des strapontins. J’ai, pour cette raison, refusé
d’adhérer à la SID, comme on me l’avait proposé.
Bien entendu nous n’avions pas l’intention de reproduire un
rapport inégal Nord-Sud dans la construction du FMA. Nous
avons même, pour éviter ce danger, tordu le bâton dans l’autre
sens comme dit, c’est-à-dire donné à la représentation du Sud
une place qui correspond davantage à la réalité (le Sud
constitue la « minorité » qui rassemble 80% de la population
de la Planète !). Il y a donc huit Vice-Présidents du FMA
venant du Sud et deux du Nord, il y a un secrétaire exécutif du
Sud et un du Nord.
Immédiatement après sa création le FMA entré en rapport avec
un bon nombre d’organisations et de personnalités
européennes que nous savions être des amis sincères des
peuples du Sud. Comme par exemple les groupes de la gauche
européenne (et les Verts qui leur sont associés) au Parlement
Européen et dans leurs pays respectifs; le CEDETIM (France)
le CETIM (Suisse), IEPALA (Espagne), Punto Rosso et le
Manifesto (Italie), la Fondation Rosa Luxemburg
(Allemagne), le Parti communiste et Siriza (Grèce), le réseau
européen Transform-Europe. Nous nous sommes retrouvés
souvent, côte à côte, dans des Forums Sociaux Mondiaux et
dans les Forums Européens.
Le produit de nos rencontres demeure néanmoins maigre et il
n’y a pas lieu de s’en faciliter. Les responsabilités sont
partagées; et je ne dis pas cela par courtoisie diplomatique. Je
reste sévère à l’égard de la nouvelle gauche européenne; mais
je ne le suis pas moins à l’égard de nos gauches du Sud.
Je suis personnellement internationaliste, avec d’autres bien
sûr dans nos réseaux FMA/FTM. Je suis de ceux qui pensent
qu’un monde meilleur ne pourra être construit qu’ensemble,
lorsque et si les gauches radicales du Nord et du Sud savent
définir ensemble des objectifs stratégiques communs, et
parviennent par les luttes qu’elles conduisent à produire des
avancées dans cette direction, c’est-à-dire remportent des
victoires (pas nécessairement la « Victoire Finale » !) chez
eux.
Dans mon analyse de l’histoire du XXe siècle je suis parvenu à
une conclusion que j’estime triste : les transformations
progressistes majeures à l’échelle mondiale ont été amorcées à
partir des luttes des peuples des périphéries du système
mondial, par la voie des révolutions socialistes (Russie, Chine,
Vietnam et Cuba) et des mouvements de libération nationaux
populaires (de l’ère de Bandoung). Ce sont même ces
avancées qui ont permis celles des travailleurs des centres : il
n’y aurait pas eu de social-démocratie authentique (dont je ne
dénigre pas les réalisations, au contraire) sans la « menace
communiste ». Néanmoins les forces politiques au Nord
authentiquement anti-impérialistes – je veux dire les P.C. de la
IIIe Internationale – ne sont pas parvenus à sortir de leur
isolement relatif dans leur société. Le drame du XXe siècle se
situe là à mon avis : l’isolement de l’URSS, de la Chine, des
pays du Sud de Bandoung. Ces pays ont terriblement souffert
de l’hostilité systématique des Etats du Nord à leur encontre,
et de l’incapacité des gauches radicales du Nord d’empêcher
cette hostilité d’opérer avec toute sa puissance. Cette situation
est largement à l’origine des limites de ce qui a pu être réalisé
au XXe siècle dans le grand Est et le grand Sud, et même à
l’origine des dérives, de l’essoufflement puis de
l’effondrement de cette première vague de constructions « au-
delà du capitalisme et de l’impérialisme ».
Voir se reproduire ce même échec d’une solidarité efficace
dans le déploiement des luttes des peuples du Nord et du Sud
aujourd’hui, au XXIe siècle, risquerait d’être encore plus
dramatique. Voilà pourquoi je suis internationaliste; ne pas
l’être contribuerait à renforcer les risques d’échec dramatique
des uns et des autres.
Si je suis sévère dans mon jugement à l’égard de nos
camarades européens, c’est pour cette raison : le constat que
leur conscience de l’importance de l’action anti-impérialiste
demeure largement en deçà des exigences. Quelques
explications de cet état des lieux, qui n’en justifient pas la
raison d’être : (i) la dérive des pays du Sud (et de l’Est) qui
n’encourage pas la solidarité avec leurs peuples; (ii) la dérive
de la gauche (issue du communisme historique) en Europe,
s’alignant sur une vision « humaniste – social-démocrate » du
monde; (iii) la focalisation des Européens sur les problèmes de
la construction/ réforme/ reconstruction de l’Union
européenne.
J’ai ma propre analyse du drame européen que j’ai exprimé
dans L’implosion du capitalisme européen (voir le chapitre
concernant l’implosion du projet européen). Je n’y reviens pas
et n’exige pas, évidemment, qu’on la partage. Je n’ai pas cette
outrecuidance stupide. C’est aux Européens que revient la
responsabilité majeure dans la définition de leurs objectifs
stratégiques de lutte : « réformer » (et comment y parvenir) ou
« déconstruire » (sans retomber dans les ornières du
nationalisme) l’Union Européenne. Mais quelle que soit la
réponse (ou les réponses) que les progressistes européens
donnent à ce défi, qui est le leur, cela ne devrait en rien réduire
leur opposition active et déterminée aux aventures que leurs
Etats impérialistes, alignés sur les Etats Unis, entreprennent
dans le Sud et l’Est. Les Européens doivent savoir que pour
nous, l’OTAN est l’ennemi. Ses interventions, quel qu’en soit
le prétexte invoqué, humanitaire ou autre, ne poursuivent
qu’un seul objectif réel - perpétuer la domination du capital
des monopoles financiers occidentaux dans nos pays.
L’alternative, pour moi, est une Europe non impérialiste dans
ses rapports avec le reste du monde. Donc une Europe se
situant elle-même hors de la « triade », sortant de sa
soumission aux injonctions de Bruxelles, de la Banque
centrale européenne et de l’Otan.
Je me suis étendu ici sur les rapports difficiles et les résultats
insuffisants des relations FMA/FTM-Europe. Je crois que pour
ce qui concerne les rapports entre l’Asie (Chine incluse) et le
Japon nos camarades d’Asie (Lau Kin Chi et les autres) sont
mieux placés que moi pour en faire un compte rendu correct. Il
en est de même pour ce qui concerne les rapports entre
l’Amérique latine et les Caraïbes d’une part, les Etats Unis et
le Canada de l’autre : nos collègues d’Amérique latine sont
mieux placés que moi pour en parler.
Si le lecteur européen trouve mes jugements trop sévères; je
lui dirai qu’ils ne paraissent pas injustes, et que je ne suis pas
moins sévère dans mon appréciation des luttes dans le grand
Sud. La lecture de ces mémoires devrait l’en convaincre.
Vers un bilan des interventions du FMA/FTM
La conjonction de facteurs la plus favorable à la sortie de
l’impasse actuelle est celle qui associe une diffusion large
d’une demande de démocratie et d’une demande de gestion
sociale au bénéfice des classes populaires. Or les géométries
de ces deux dimensions sont différentes d’un lieu à un autre,
d’un moment à l’autre; elles sont variables dans l’espace et le
temps. L’art de la politique au sens noble du terme n’est pas de
s’y inscrire – passivement ou même activement – comme le
conçoivent les politiciens avides de pouvoir et de rien d’autre,
mais d’agir pour les transformer. Non pas agir dans le cadre
des rapports de force en place, mais agir pour changer ces
rapports de force. L’avenir demeure, comme toujours,
incertain. Il n’est pas programmé à l’avance par un
déterminisme linéaire quelconque (comme celui de la
rationalité du marché). L’histoire n’a pas été écrite avant
d’avoir été vécue. Le pire et le meilleur sont également
possibles. Des percées dans la bonne direction se feront
probablement – ici ou là – sans qu’il soit possible de le prévoir
avec plus qu’un degré de probabilité moyen. Ces percées, si
elles ont lieu dans suffisamment de lieux et dans un temps
tassé, feront boule de neige et peuvent bouleverser la
conjoncture mondiale. Il faut y travailler.
L’ensemble de ces développements récents, postérieurs à
l’écriture de ces Mémoires, illustre ce que j’appelle
« l’automne du capitalisme ». Mais celui-ci ne coïncide pas
(ou pas encore) avec un authentique « printemps des
peuples ». La distance dans le temps qui sépare l’un de l’autre
définit la nature de la tragédie de notre époque.
Toutes les sociétés de notre planète, sans exception, sont
engagées dans une impasse sans issue autre que
l’autodestruction de la civilisation humaine. Le lecteur de ces
Mémoires sera sans doute parvenu lui-même à cette
conclusion, s’il accepte les analyses que j’ai proposées tant
pour les différentes régions du tiers monde et les pays ex
socialistes que pour le « premier monde ». Une conclusion
générale qui pourrait paraître pessimiste à l’extrême, ce qu’elle
n’est pas dans mon esprit. J’entends par cette affirmation
brutale que le système capitaliste mondial est parvenu au
terme de son parcours historique et qu’il ne peut plus rien
produire de positif, si les circonstances permettaient sa survie.
La civilisation humaine est donc parvenue à un croisement
dangereux : elle ne pourra éviter son auto destruction qu’en
s’engageant dans une voie nouvelle, « alternative » comme on
dit, mais qui, pour moi, est synonyme d’engagement dans la
longue transition au socialisme mondial. L’opinion néo-
libérale en apparence triomphante n’est pas viable, mais son
effondrement – certain – n’est pas davantage la garantie que ce
qui suivra engagera automatiquement sur la bonne voie.
L’effondrement du capitalisme libéral pourrait ne produire
qu’un chaos indescriptible dont les suites sont de ce fait
imprévisibles. Mais cela n’est pas la seule sortie possible de
l’impasse dans laquelle le capitalisme vieillissant enferme
l’humanité. Des forces réelles existent un peu partout qui
peuvent amorcer des transformations positives. Ces forces se
manifestent aujourd’hui par les nombreuses luttes qu’elles
mènent, dont l’ampleur a déjà ébranlé le triomphalisme néo-
libéral.
Le capitalisme a construit un système mondial et ne peut donc
être véritablement dépassé qu’à cette échelle. Si les luttes
menées aux différents niveaux nationaux constituent
certainement la base de départ incontournable sans laquelle
aucun progrès ne peut être réalisé au niveau mondial, ces
dernières ne suffisent pas, dans ce sens que la marge des
transformations qu’elles peuvent permettre demeurera
forcément limitée par les contraintes de la mondialisation. Il
faut donc absolument que ces luttes convergent de manière à
assurer simultanément le dépassement des logiques de
l’accumulation capitaliste dans ses bases (nationales) et à ses
niveaux régionaux et mondial.
Le Forum Mondial des Alternatives a une responsabilité
intellectuelle majeure. Notre moment est celui d’une « trahison
des clercs », au sens que l’écrasante majorité des
« compétences » (universitaires entre autre) ne cherchent plus
d’alternative au système actuel. Non sans cynisme, ils ferment
leurs yeux sur les dimensions destructives de ce système. Les
uns s’y inscrivent pour y faire fortune, dans la tradition de
l’opportunisme pur et simple. Les autres s’emploient à
stériliser leurs propres « critiques » en les réduisant au
minimum compatible avec les exigences principales du
pouvoir. Cette trahison ne me surprend pas. Il en est ainsi dans
tous les grands moments de « fin d’époque », lorsque la
société en place décline mais que la nouvelle ne s’est pas
encore cristallisée à partir de ruptures qualitatives.
L’argument le plus fort qu’on avance souvent pour justifier
une intuition pessimiste concernant un avenir meilleur se
fonde sur l’absence de sujets visibles capables d’assumer la
transformation historique nécessaire pour mettre un terme aux
dimensions destructives gigantesques du capitalisme
vieillissant. Dire que les « prolétaires » - ou même les salariés
des classes populaires d’une manière plus large – constituent
ce sujet fait sourire. L’optimiste, que je suis peut-être,
répondra que les sujets actifs n’apparaissent que dans des
moments relativement brefs de l’histoire, lorsqu’une
conjoncture favorable (toujours difficile à prévoir) permet la
convergence des logiques de différentes instances de la vie
sociale (économiques, politiques, géostratégiques etc.). Alors
la cristallisation de sujets qui n’étaient que potentiels et
deviennent actifs décisifs se fait sans qu’on l’ait prévu,
imaginé même. Qui a prévu à l’avance que les grandes
religions (le Christianisme, l’Islam, le Bouddhisme) allaient
devenir les sujets décisifs de l’histoire il y a 2000 ans ? Qui a
prévu que la bourgeoisie naissante des villes italiennes et
néerlandaises allait devenir le sujet décisif de l’histoire
moderne, une classe pour soi qui a une conscience aigüe de ce
qu’elle veut et peut, que son adversaire – le « prolétariat » -
n’a eu qu’ici et là dans de brefs moments de ses luttes ? Qui a
prévu que certains « peuples » de la périphérie – les peuples
chinois et vietnamien – allaient prendre la relève et devenir les
sujets les plus actifs des transformations de l’après deuxième
guerre mondiale ? Il n’est donc pas dit que des mouvements
sociaux actuels ne se constitueront pas ici et là en sujets actifs
qu’on imagine peu. Il faut réfléchir constamment aux
conjonctions concrètes qui le permettraient et aux stratégies
qui en faciliteraient la réunion des éléments.
Ces questions ne trouvent leurs réponses qu’à partir
d’évolutions s’accélérant ici et là à la base, qui reste celle
définie par l’Etat (ou Etat-nation) dans le cadre duquel se
décident les choix politiques et sociaux. Mais comme je l’ai
déjà dit je crois que le stade de mondialisation atteint impose
une certaine diffusion au moins régionale des percées
possibles parmi les plus importantes. L’Europe, la Chine,
l’Inde, les mondes du sud-est asiatique, arabe, africain, latino-
américain, constituent les grandes régions du monde moderne
pour lesquelles il me semble possible d’imaginer la
cristallisation d’alternatives.
Je ne proposerai pas ici un bilan des activités du FMA/FTM
construit en réponse aux défis tels que je les ai définis dans les
lignes précédentes. Je crois que ce bilan serait fort utile; et un
groupe de travail de FMA serait capable de le faire.
Je me contenterai donc de signaler deux étapes franchies à
travers lesquelles nos progrès et nos faiblesses pourraient être
recensés : (i) l’Assemblée du FMA tenu à Bamako en 2006 qui
a produit l’Appel de Bamako (publié en Annexe); (ii) le
Congrès tenu à Caracas en 2008, dont les rapports de
commissions sont disponibles sur de nombreux sites internet.
Nous avions avancé malgré tout, mais nous constations que le
Forum Social Mondial, lui, stagnait. La ligne de la grande
majorité des ONG qui donnent le ton aux FSM ne sort pas du
cadre de ce que le système des pouvoirs en place peut tolérer.
La critique du FSM, formulée dans une lettre collective
rédigée en 2005 (document disponible sur de nombreux sites),
n’a pas été écoutée et le FSM nous paraît de ce fait avoir
épuisé ses capacités de mobilisations à la hauteur des
exigences. Le texte donné en conclusion de ce chapitre restitue
la teneur de nos critiques.
Quelques commémorations émouvantes
J’ai passé le cap des 80 ans. Des camarades et amis qui me
sont très chers y ont pensé et m’ont offert des cérémonies de
commémoration émouvantes.
En septembre 2011, à l’occasion de mes 80 ans, mes
camarades au Caire avaient organisé un colloque en mon
honneur auquel ont participé une vingtaine d’amis chers venus
des cinq continents. Au-delà de la qualité des débats, ce
colloque, qui se déroulait sur un bateau de croisière entre
Assouan et Louqsor, m’a procuré beaucoup de joie et
d’émotion. La gauche égyptienne m’a fait également le grand
honneur d’instituer un « prix Samir Amin » décerné à des
chercheurs/militants apportant leur contribution à l’élaboration
d’objectifs communs des luttes. C’est donc avec beaucoup
d’émotion que j’ai eu le plaisir de décerner ce premier prix, en
Octobre 2012, à Ahmad Al Naggar, qui a produit un travail de
synthèse remarquable sur les revendications des différents
segments du mouvement populaire égyptien. J’ai fait référence
à ce travail plus loin dans ces Mémoires.
A Dakar, à l’occasion du FSM de Février 2011, au cours
duquel la belle participation des réseaux du FMA/FTM a été
remarquée, le CODESRIA m’avait également fait l’honneur
d’organiser une séance consacrée à mon œuvre écrite et aux
initiatives que j’ai prises au cours des décennies précédentes
pour la mise en place d’institutions panafricaines s’inscrivant
dans la perspective de la libération des peuples et des nations
du continent. Le Secrétaire Exécutif – Ebrima Sall – et l’ami
Moussa Dembélé ont publié à cette occasion un ouvrage dédié
à cette œuvre (Samir Amin, Intellectuel organique au service
de la libération des peuples africains), qui m’a beaucoup ému.
L’année précédente Issa Shivji organisait à Dar Es Salam, dans
le cadre de la Fondation Julius Nyerere dont il animait les
activités, un évènement de même nature, accompagné
évidemment de conférences. J’ai voulu à cette occasion
proposer devant une belle assistance de milliers de jeunes
participants un tour d’horizon des défis auxquels les peuples
du continent sont confrontés dans la perspective du
déploiement d’une seconde vague de luttes pour la libération
et le progrès, reprenant le flambeau de l’époque de Bandoung
pour en faire avancer la définition des objectifs et des moyens.
Les jeunes de Dar avaient confectionné des étendards avec
mon portrait et celui de Julius Nyerere. Et comme on était en
campagne électorale, je précisais que je n’étais pas candidat à
la Présidence !
A Bamako en 2010, à l’occasion du cinquantième anniversaire
de l’indépendance du Mali, quelques « anciens » qui avaient
survécu, mais aussi beaucoup de jeunes qui ne veulent pas
oublier les leçons de leur histoire, réunis par l’Union malienne
RDA (à l’origine Union Soudanaise) et par Aminata D.
Traoré, m’ont fait l’honneur de me demander de présenter ce
que furent le Plan malien et les réalisations des années 1960-
1965.
En 2009 à Berlin le Comité du « Prix Ibn Rushd » constitué de
penseurs, de littérateurs et d’artistes arabes connus et respectés
m’a fait l’honneur de me décerner son Prix. Cette
reconnaissance de mes modestes contributions à la cause de la
libération et du progrès des peuples arabes m’a profondément
ému.
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interdite
ANNEXE UNE
Le Forum Social Mondial est-il utile pour les luttes
populaires ? Les formules des forums sociaux le sont-elles
?
Le texte qui suit a été rédigé par l’auteur de ces mémoires en
2008, en consultation étroite avec François Houtart
Le succès indiscutable des forums sociaux mondiaux (et des
forums nationaux et régionaux), depuis leur première édition
(Porto Alegre 2001) à leur septième (Nairobi, 2007) démontre
que la formule répondait à un besoin objectif effectif, ressenti
par beaucoup de militants et de mouvements engagés dans
leurs combats contre le néo-libéralisme et les agressions
(jusqu’à militaires) de l’impérialisme. Dans ces combats
mouvements et militants ont beaucoup rénové leurs formes
d’organisation et d’intervention active dans la société.
Oui, la culture politique dominante de la gauche avait été
marquée aux XIXe et XXe siècles par des pratiques fondées
sur l’organisation verticale hiérarchisée des partis, des
syndicats, des associations. Dans les circonstances de l’époque
les mouvements qu’ils ont animés – transformations sociales
radicales et réformistes, révolutions, libérations nationales –
ont transformé le monde, dans un sens généralement favorable
aux classes populaires.
Néanmoins les limites et contradictions propres à ces formes
d’action sont apparues avec vigueur à partir des années 1980-
1990. Le déficit démocratique de ces formes, allant jusqu’à
l’auto- proclamation « d’avant gardes » armées de la
connaissance « scientifique » et de la stratégie « efficace »,
sont à l’origine des déceptions ultérieures : réformes et
révolutions ont porté au pouvoir des régimes dont le moins
qu’on puisse dire est qu’ils ont fréquemment mal tenu leurs
promesses, souvent dégénéré, parfois dans des directions
criminelles. Ces échecs ont rendu possible la reprise de
l’offensive du capital dominant et de l’impérialisme à partir
des années 1980-1990.
Le moment d’euphorie du capital et de l’impérialisme - passés
à l’offensive sous le drapeau du néo-libéralisme et de la
mondialisation - a été de courte durée (1990-95). Très vite les
classes populaires sont entrées dans le combat de résistance à
cette offensive.
Oui, d’une manière générale, cette première vague de luttes
s’est située sur les terrains de la résistance et de la riposte à
l’offensive dans toute sa multidimentionalité : résistances au
néo- libéralisme économique, au démantèlement des acquis
sociaux, à la répression policière, aux agressions militaires de
l’impérialisme US et de ses alliés. La chaîne de ces terrains de
résistance est continue et, selon les circonstances de lieu, les
luttes se sont déployées sur le terrain principal du défi
immédiat auquel les peuples sont confrontés. Dans ce sens la
revendication d’une régulation du marché ici, de la promotion
des droits des femmes, de la défense de l’environnement, de la
défense des services publics, de celle de la démocratie comme
les résistances armées aux agressions des Etats Unis et de leurs
alliés au Moyen Orient (Iraq, Palestine, Liban) sont
indissociables les unes des autres.
Dans ces luttes de résistance les peuples ont innové. Beaucoup
des anciennes forces politiques de la gauche organisée sont
restées à l’écart de ces premières luttes, timides face à
l’agression, parfois ralliées aux options libérales et
impérialistes. Le mouvement a été amorcé par de « nouvelles
forces », parfois d’une manière quasi « spontanée ». Dans leur
déploiement ces forces ont promu le principe fondamental de
la pratique démocratique : refusant la hiérarchie verticale,
promouvant des formes horizontales de coopération dans
l’action. Cette avancée de la conscience démocratique doit être
considéré comme un progrès « civilisationnel ». Dans la
mesure où elle trouve son reflet dans les forums sociaux, ceux-
ci doivent être donc considérés comme parfaitement « utiles »
au développement des luttes en cours.
Les luttes de résistance ont enregistré des victoires
incontestables. Elles ont amorcé (mais seulement amorcé)
l’échec de l’offensive du capital et de l’impérialisme. Cet
échec est patent dans toutes les dimensions de cette offensive.
Le projet étatsunien de contrôle militaire de la planète,
indispensable pour garantir le « succès » de la mondialisation
en place, les guerres « préventives » conduites pour en assurer
l’effectivité (invasion de l’Afghanistan et de l’Iraq, occupation
de la Palestine, agression contre le Liban) sont déjà
visiblement mises en échec politique.
Le projet économique et social dit néo-libéral, conçu pour
donner une assise forte et stable à l’accumulation du capital –
assurer le taux de profit maximal à tout prix – est, de l’avis
même des instances qui en sont les auteurs (Banque Mondiale,
FMI, OMC, Union Européenne), incapable d’imposer ses
conditions. Il est en « panne » : le cycle de Doha de l’OMC est
dans l’impasse, le FMI en déconfiture financière etc. La
menace d’une crise économique et financière brutale est à
l’ordre du jour.
Néanmoins il n’y a pas lieu de s’auto-féliciter de ces succès.
Ils resteront insuffisants pour transformer les rapports de force
sociaux et politiques en faveur des classes populaires, et, de ce
fait, demeurent vulnérables tant que le mouvement ne sera pas
passé de la résistance défensive à l’offensive. Seule celle-ci
peut ouvrir la voie à la construction de l’alternative positive –
« un autre monde possible », et meilleur bien entendu.
Le défi auquel les peuples en lutte sont confrontés est tout
entier situé dans la réponse qu’ils donneront à la question
posée ici : dans les termes exprimés avec force par François
Houtart; passer de la conscience collective des défis à la
construction d’agents sociaux actifs de la transformation.
Ce défi concerne évidemment, bien au delà des Forums, les
peuples eux mêmes. Dans quelle mesure la conscience
collective trouve-t-elle son expression dans les Forums ?
Celle-ci est certainement présente à des degrés de maturité
inégaux, comme toujours dans l’histoire, selon les moments,
les lieux et les mouvements concernés. Mais au delà, les
Forums contribuent-ils à la progression nécessaire de la
conscience à la construction d’agents de la transformation ?
On tentera de répondre à la question plus loin.
La progression est et sera difficile. Car elle implique (i) la
radicalisation des luttes et (ii) leur convergence dans la
diversité (pour utiliser la formule du Forum Mondial des
Alternatives) dans des plans d’action communs, lesquels
impliquent une vision stratégique politique, la définition
d’objectifs immédiats et plus lointains (la « perspective » qui
définit l’alternative).
La radicalisation des luttes n’est pas celle de la rhétorique de
leurs discours, mais l’articulation de celles-ci au projet
alternatif qu’elles se proposent de substituer aux systèmes de
pouvoir social en place : construire des hégémonies sociales
(alliances et compromis de classes) s’imposant comme
alternatives aux hégémonies sociales au pouvoir (celles des
alliances dominées par le capital, l’impérialisme et les classes
locales compradores à son service). Au delà d’une vague
« coordination » des luttes (ou même simplement d’échanges
de vues) qui ne permet pas de transcender leur émiettement (et
leur faiblesse de ce fait), la convergence ne peut être que le
produit d’une « politisation » (au bon sens du terme) des
mouvements fragmentés. Cette exigence est combattue par le
discours de la « société civile apolitique », une idéologie
directement importée des Etats Unis, qui continue à exercer
ses ravages.
La convergence dans la diversité et la radicalisation des luttes
trouveront leurs expressions dans la construction
incontournable « d’étapes » (dont certains ne veulent pas
même entendre le terme évoqué, tant il leur paraît synonyme
de compromission et d’opportunisme) permettant (i) des
avancées de la démocratisation (conçue comme un processus
sans fin et non comme une recette définitive, fournie par le
modèle de la démocratie politique représentative occidentale)
associées (et non dissociées) du progrès social, et (ii)
l’affirmation de la souveraineté des Etats, des nations et des
peuples, imposant des formes de mondialisation négociée et
non imposée unilatéralement par le capital et l’impérialisme.
Ces définitions du contenu de la contruction alternative ne sont
certainement pas acceptées par tous.
Certains estiment que la démocratie (pluripartisme et
élections), fut-elle dissociée de la « question sociale »
(soumise aux exigences du marché), vaut « mieux que rien ».
Il reste que les peuples d’Asie et d’Afrique ne paraissent pas
dans l’ensemble disposés à se battre pour cette forme de
démocratie dissociée du progrès social (et même en fait
associée dans le moment actuel à la régression sociale). Ils
préfèrent souvent se rallier à des mouvements para
religieux/ethniques fort peu démocratiques. On peut s’en
lamenter; il vaudrait mieux se poser la question du pourquoi.
La « démocratie » ne peut être ni exportée (par l’Europe) ni
imposée (par les USA). Elle ne peut être que le produit de la
conquête des peuples du Sud à travers leurs luttes pour le
progrès social, comme cela fut (et est) le cas en Europe.
La mention même de la nation, de l’indépendance nationale et
de la souveraineté déclenche chez certains une crise d’urticaire
aiguë. Le « souverainisme » est presque qualifié de « tare du
passé ». La nation est à jeter aux ordures, la mondialisation
l’aurait d’ailleurs déjà rendue obsolète. Populaire dans les
classes moyennes européennes (pour des raisons évidentes
liées aux problèmes de la construction de l’UE) cette thèse ne
trouve aucun écho dans le Sud (ni aux Etats Unis et au Japon
d’ailleurs !).
La transformation par étapes n’exclut pas l’affirmation de la
perspective à long terme. Pour les uns, comme l’auteur de ces
lignes, celle-ci est celle du « socialisme du XXIe siècle »;
d’autres refusent le « socialisme » désormais pour eux pollué
définitivement par sa pratique au siècle passé.
Mais, quand bien même le principe de la convergence serait-il
admis, que sa mise en œuvre restera difficile. Car il s’agit de
concilier (i) les avancées de la pratique démocratique acquise
dans et par les luttes (renoncer nécessairement à la nostalgie
des mouvements « commandés » par les « avant gardes ») (ii)
les exigences d’unité dans l’action, modestes ou ambitieuses
selon les conjonctures locales (nationales).
Le principe de la convergence nécessaire n’est pas accepté par
« tous ». Certains courants dits « autonomistes », inspirés plus
ou moins de formulations « post modernistes » le refusent. Les
mouvements qu’ils inspirent doivent être respectés comme
tels; ils font partie du front des luttes. Certains vont jusqu’à
prétendre que le mouvement, fut-il dispersé, construit par lui-
même l’alternative, allant jusqu’à prétendre que le « sujet
individuel » est déjà en voie de devenir l’agent de la
transformation (la vision théorique de Negri). On peut bien
entendu aussi ne pas adhérer à cette thèse théorique. C’est le
cas probablement de beaucoup des mouvements populaires
puissants engagés dans de grandes luttes. On peut aussi penser
(espérer ?) que des organisations héritées du passé – partis
politiques, syndicats etc.- sont capables de se transformer dans
le sens de la pratique démocratique exigée. Les penseurs des
courants autonomistes affirment pouvoir changer le monde
sans prendre le pouvoir. L ‘histoire dira si cela est possible ou
illusoire.
Dans tous les cas, qu’il s’agisse de « grandes organisations »
ou de « petites » le conflit oppose la « logique de lutte » (qui
fait prévaloir les exigences de celle-ci) aux « logiques
d’organisation » (qui font prévaloir les intérêts mis en jeu par
les « directions » en place ou en attente de s’en saisir, la
participation au pouvoir dominant en place, et de ce fait,
favorisent « l’opportunisme »).
La convergence ne peut pas être construite aux niveaux
mondial et régionaux si elle n’est pas mise en place d’abord
aux niveaux nationaux car, qu’on le veuille ou pas, ceux-ci
définissent et encadrent les défis concrets et c’est à ces
niveaux que se fera ou que ne se fera pas le basculement des
rapports de force sociaux et politiques au bénéfice des classes
populaires. Les niveaux régionaux et mondial peuvent refléter
les avancées nationales, sans doute les faciliter (ou tout au
moins ne pas s’ériger en handicap), mais guère plus.
Des avancées dans des directions ouvrant la voie à la
construction de l’alternative ont lieu en ce moment même, en
Amérique latine, faisant contraste avec leur absence, ou
presque, ailleurs, en Europe, Asie et Afrique.
Ces avancées, au Brésil, en Argentine, Venezuela, Bolivie,
Equateur et leur succès visible à venir possible ailleurs –
Mexique, Pérou, Nicaragua – sont précisément le produit de la
radicalisation de mouvements ayant atteint le niveau de masse
critique efficace et de leur convergence politique. Il s’agit
« d’avancées révolutionnaires » dans le sens qu’elles ont
amorcé le basculement des rapports sociaux et politiques au
bénéfice des classes populaires. Leur succès est dû à leur
réponse pratique réelle associant démocratie de la gestion des
mouvements et cristallisation politique de leurs projets,
surmontant l’émiettement, dominant ailleurs.
Que les pouvoirs d’Etat que ces avancées ont produits « posent
problème », qu’ils risquent de s’enliser sous la pression des
contraintes extérieures et de celles des classes locales
privilégiées, qui le nierait ? Faut-il pour autant mépriser les
possibilités que ces changements (du pouvoir !) ouvrent aux
mouvements populaires ? Ces pouvoirs permettent d’autres
avancées, fondées sur l’association (et non la dissociation) de
l’affirmation de l’indépendance nationale (vis à vis des USA),
de la démocratisation et du progrès social.
Ailleurs l’image de la réalité, en dépit des luttes, est moins
avantageuse.
En Europe la priorité accordée à la « construction de l’Union
Européenne » favorise le glissement au social libéralisme, les
illusions entretenues par la rhétorique de la « troisième voie »
et du « capitalisme à visage humain ». Le « mouvement »
parviendra-t-il par lui-même à surmonter ces handicaps ?
Personnellement j’en doute fort et pense que des changements
décisifs d’orientation du pouvoir politique constituent un
préalable, en particulier la rupture avec l’atlantisme (l’OTAN
est l’ennemi des peuples européens). D’autres ne le pensent
pas. En Europe orientale, en passe de devenir dans ses
relations réelles avec l’Allemagne et l’Europe occidentale
l’analogue de ce que fut (et est encore) l’Amérique latine dans
ses rapports avec les USA, les illusions sont encore plus
grandes.
En Asie et en Afrique on assiste dans le moment actuel à des
dérives que nous qualifions de « culturalistes » qui alimentent
l’illusion de projets prétendus « civilisationnels » fondés sur
des rassemblements para religieux ou ethniques. Le discours
sur la « diversité culturelle » vient souvent ici au secours de
cette enfermement dans des impasses. Ce discours est, au
demeurant, parfaitement toléré (voire encouragé) par le
pouvoir du capital et de l’impérialisme.
En « savoir » davantage à cet endroit – comment cette
association s’est imposée -, en « savoir » davantage sur les
raisons de la stagnation relative du mouvement ailleurs, sur
leur déclin ou défaite dans certains cas, s’impose. Cela devrait
constituer l’axe essentiel de nombreux débats, dans les Forums
et ailleurs. Les Forums Mondiaux, lieux de rencontre, sont peu
équipés pour offrir un cadre adéquat à l’approfondissement de
ces débats. Les Forums nationaux (voire régionaux) le sont, ou
peuvent l’être davantage.
Les propositions rédigées dans « l’Appel de Bamako » (janvier
2006) répondaient, par leur intention même, à appeler à donner
plus d’importance à l’approfondissement des débats de cette
nature. Il ne s’agit que de « propositions » - et non de
« décisions » imposées (qui en aurait l’audace n’aurait aucun
pouvoir effectif de leur donner suite !). Celles-ci ont été
naturellement refusées par principe par les courants
autonomistes extrêmes comme par la montagne d’ONGs
« apolitiques ». Mais elles font leur chemin ailleurs.
La Charte du FSM n’interdit en aucune manière des initiatives
du type de celle de Bamako, dont au demeurant l’Appel a été
endossé par des Assemblées de Mouvements. Cette initiative a
pourtant irrité le « Secrétariat » du FSM. Pourquoi ? Peut-être
parce que celui-ci ne partage pas sur le fond les propositions
contenues dans cet Appel. Faut-il en conclure que le
Secrétariat a pris en fait position avec les ONG « apolitiques »
(et peut être les courants autonomistes extrêmes) pour la
fermeture du Forum aux autres courants d’action ? Que le
document en question – rédigé par 200 participants en un jour
et une nuit – fasse état d’insuffisances, voire de contradictions,
qui le nierait ? Faut-il par ailleurs accuser ses rédacteurs
« d’arrogance d’intellectuels », d’attitudes « avant gardistes »
dépassées, voire de motivations politiques dangereuses ? Il
faudrait démontrer que les courants autonomistes extrêmes ne
produisent rien qui ne soit le produit spontané, éloquent et
cohérent, de l’expression directe des masses; que les
« intellectuels » qui formulent les thèses de ces courants
n’existent pas ! Il faudrait démontrer que les ONG
« apolitiques » ne tiennent pas des discours qui, en fait, ont un
sens politique évident, en reprenant à leur compte les
rhétoriques des institutions du pouvoir (réduction de la
pauvreté, bonne gouvernance, culturalisme exacerbé etc.).
Les Forums Mondiaux ont une histoire, et une préhistoire. Ils
ne sont pas apparus brutalement sans préparation. François
Houtart, Bernard Cassen et d’autres ont rappelé les étapes
essentielles de cette histoire, depuis l’anti Davos à Davos
(1999) et d’autres initiatives.
Proposer une « évaluation » de leur déploiement sur les sept
dernières années n’est pas l’objet de ce papier. Même si l’on
pense que leur succès est certain et leur impact réel (ce qui est
notre cas); il n’en reste pas moins que l’accent doit être mis
non sur l’auto félicitation mais sur les faiblesses.
Les instances « responsables » de la gestion réelle des Forums
sont diverses (Secrétariat, Conseil International, « directions »
des principaux mouvements et des ONG représentés). Elles
sont des lieux de pouvoirs, par définition et comme toujours
(et il serait naïf de l’ignorer). Leur préoccupation souvent
dominante est de s’auto évaluer au regard de critères internes
de performance, de nature souvent fort banale (quantité de
participants, nombre – peut être qualité – des débats, questions
matérielles d’organisation directe). Le véritable critère
d’évaluation est « externe » aux Forums : contribuent-ils à
faciliter la progression (plutôt que la stagnation, voire le recul)
des luttes ? Il serait souhaitable que cette dimension du défi
trouve un écho plus grand dans les assemblées et réunions
organisées par ces instances.
Portant la critique un peu plus loin nous oserons dire que les
Forums mondiaux souffrent d’un « déséquilibre » (grandissant
?) dans la présence de leurs participants. Opérations couteuses
à l’extrême en argent et en investissement de travail
intellectuel, les Forums attirent plus des ONG (parfois
évidemment dévoués au soutien des luttes) dotées de
personnel et de moyens de financement – celles du Nord, mais
aussi, en termes brutaux, celles de leurs « clientèles » du Sud
que les grands mouvements en lutte. Des centaines de millions
de paysans engagés dans des luttes féroces, des peuples entiers
faisant face aux mitraillettes et aux bombes de l’occupant
impérialiste, font parfois entendre leur voix ici ou là dans un
« atelier ». Mais beaucoup d’autres organisations – parfois
insignifiantes par la portée de leur action – disposent de « dix
ateliers » pour faire leur « propagande ». Disons le
franchement : certaines de ces organisations sont partie du
système (et constituent des « soupapes de sécurité ») plutôt
qu’elles ne sont partie de l’alternative. La question de
« l’ouverture des Forums » (dont le principe ne doit pas être
remis en question) fait problème. Sa gestion doit être l’objet
d’une plus grande attention.
Ces « défauts » des Forums mondiaux se retrouvent dans les
Forums nationaux. Mais ici la proximité immédiate des forces
en conflit avec l’ordre existant favorise, au moins
potentiellement, le dépassement des faiblesses évoquées ici.
Les bilans – positifs ou moins – dépendent des conditions
concrètes de lieux et de la nature des handicaps (concurrences
politiques nationales) comme des facteurs favorables
(radicalisation des luttes).
La reconstruction d’un « front des pays et des peuples du
Sud » constitue l’une des conditions fondamentales pour
l’émergence d’un « autre monde », non fondé sur la
domination impérialiste.
Sans sous-estimer en quoi que ce soit l’importance des
transformations de toutes natures qui ont trouvé leur origine
dans les sociétés du Nord dans le passé et le présent, celles-ci
sont demeurées jusqu’aujourd’hui attelées au char de
l’impérialisme. On ne devrait donc pas s’étonner que les
grandes transformations à l’échelle mondiale ont trouvé leur
origine dans la révolte des peuples des périphéries, de la
Révolution russe (le « maillon faible » de l’époque) à celle de
la Chine et au front des Non Alignés (Bandoung) qui ont
contraint, un moment, l’impérialisme à, lui, « s’ajuster » à des
exigences en conflit avec les logiques de son expansion. Cette
page, celle de Bandoung et de la Tricontinentale (1955-1980),
d’une mondialisation qui fut multipolaire est tournée.
Les conditions de la mondialisation en place interdisant un
« remake » de Bandoung. Les classes dirigeantes des pays du
Sud, à l’heure actuelle, tentent de s’inscrire dans cette
mondialisation, qu’elles espèrent parfois pouvoir infléchir en
leur faveur, mais qu’elles ne combattent pas. Celles- ci se
partagent en deux groupes de « pays » : ceux qui ont un projet
« national » (dont la nature – capitaliste pour l’essentiel mais
nuancé par les concessions ou leur absence en faveur des
classes populaires, mais néanmoins en conflit ouvert ou feutré
avec les stratégies de l’impérialisme – est à discuter au cas par
cas), comme la Chine ou les pays émergents d’Asie et
d’Amérique latine; ceux qui n’ont pas de projet et acceptent de
« s’ajuster » unilatéralement aux exigences du déploiement
impérialiste (il s’agit alors de classes dirigeantes compradore).
Des alliances à géométrie variable sont en voie de constitution
entre les Etats (les gouvernements), dont on a vu l’émergence
au sein de l’OMC. On ne doit pas traiter par le mépris les
possibilités que ces rapprochements peuvent ouvrir aux
mouvements des classes populaires (sans tomber dans
l’illusion).
Un front des « peuples du Sud », allant bien au delà des
rapprochements entre classes dirigeantes, est-il possible ?
Handicapée par les dérives « culturalistes » signalisées plus
haut et les confrontations qu’elles entraînent entre peuples du
Sud (sur des bases pseudo religieuses ou pseudo ethniques) la
construction de ce front reste difficile. Elle sera moins
problématique si et dans la mesure où les Etats « ayant un
projet » pourraient – sous la pression de leurs peuples –
évoluer dans un sens plus résolument anti impérialiste. Cela
implique que leurs projets sortent des ornières de l’illusion que
des pouvoirs résolument et exclusivement « capitaliste
nationaux » sont en mesure d’infléchir en leur faveur la
mondialisation impérialiste et de permettre à leurs pays de
devenir des agents actifs dans la mondialisation impérialiste,
participant au façonnement du système mondial (et non
s’ajustant unilatéralement à celui-ci). Ces illusions sont encore
grandes et renforcées par les rhétoriques nationales comme par
celles qui flattent les « pays émergents » (en voie de
« rattrapage ») développées par les institutions au service de
l’impérialisme. Mais dans la mesure où les faits démentiront
ces illusions, de nouveaux blocs nationaux populaires et anti
impérialistes pourront se frayer la voie et faciliter
l’internationalisme des peuples. Il faut espérer que les forces
progressistes du Nord le comprendront et le soutiendront.
En conclusion on dira que « l’avenir des Forums » dépend
moins de ce qui se passera « en leur sein » que de ce qui se
développera ailleurs, dans les luttes des peuples et dans
l’évolution de la géostratégie des Etats.
Cette conclusion n’invite à aucun pessimisme concernant les
Forums, mais elle invite à la modestie dans l’évaluation de
leurs réalisations.
En parallèle donc (et non en conflit) avec la poursuite des
actions militantes des Forums, d’autres formes d’intervention
sont nécessaires, permettant l’approfondissement des débats en
vue d’actions communes (au delà de la « journée » de
protestation mondiale contre la dette, ou les guerres
préventives, ou pour l’affirmation des droits des femmes, de
l’accès à l’eau etc.).
Le Forum Mondial des Alternatives depuis sa création en 1997
est engagé dans cette voie. Réseau de nombreux « think
tanks » directement articulés sur des forces sociales et
politiques en lutte contre le système, il tente d’animer des
groupes de travail (et non seulement d’échanges de vue)
facilitant peut être l’émergence de fronts d’actions communes.
A titre d’information : groupes de syndicalistes (« reconstruire
le front uni du travail »), de mouvements paysans (« imposer
l’accès au sol au bénéfice de tous les paysans »), de forces
politiques non alignés sur les politiques mondiales du capital
et de l’impérialisme (travaillant sur les questions de droit
international ou de réforme du système des Nations Unies
comme de celle des systèmes de la gestion économique de la
mondialisation etc.).
Beaucoup d’autres « réseaux » nationaux, régionaux et
mondiaux, déploient des efforts méritoires allant dans des
directions comparables. On n’en fera pas la longue liste, mais
rappellera seulement – à titre d’exemples – ce qu’ATTAC
représente en France, ou les travaux de « Focus ou Global
South », ARENA et tant d’autres.
Il serait hautement souhaitable, dans la perspective du
renforcement de l’efficacité des Forums, qu’une plus grande
présence de ces programmes trouve son reflet dans les
Forums.
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ANNEXE DEUX
Le texte qui suit reprend sous forme abrégée des propositions
développées dans « L’Implosion du capitalisme
contemporain ». Le lecteur pourrait également lire ici le
« programme du FMA/FTM pour 2014/15 » publié en annexe.
De l’audace, encore de l’audace
La conjoncture historique produite par l’implosion du
capitalisme contemporain impose à la gauche radicale, au
Nord comme au Sud, d’avoir de l’audace dans la formulation
de son alternative politique au système en place. Ce système,
visiblement incapable de surmonter ses contradictions internes
grandissantes, est condamné à poursuivre sa course folle. Mais
jusqu’à ce jour la stratégie déployée par les monopoles a
toujours donné les résultats recherchés: les plans
« d’austérité » s’imposent toujours, en dépit des résistances.
L’initiative demeure toujours, jusqu’à ce jour, dans les mains
des monopoles (« les marchés ») et de leur serviteurs
politiques (les gouvernements qui soumettent leurs décisions
aux exigences dites du « marché »).
Face à la guerre déclarée par le capital des monopoles, les
travailleurs et les peuples doivent développer des stratégies qui
leur permettent de passer à l’offensive. Cette conjoncture de
guerre sociale s’accompagne nécessairement par la
prolifération des conflits politiques internationaux et des
interventions militaires des puissances impérialistes de la
triade. La stratégie de « contrôle militaire de la Planète » par
les forces armées des Etats Unis et de leurs alliés subalternes
de l’Otan constitue en dernier ressort le seul moyen par lequel
les monopoles impérialistes de la triade peuvent espérer
poursuivre leur domination sur les peuples, les nations et les
Etats du Sud.
Face à ce défi, quelles sont les réponses alternatives proposées
?
Première réponse : la « régulation des marchés » (financiers
et autres).
Il s’agit là d’initiatives que les monopoles et les pouvoirs à
leur service prétendent envisager. En fait il ne s’agit là que
d’une rhétorique creuse, destinée à tromper les opinions
publiques. Ces initiatives ne peuvent pas arrêter la course folle
à la rentabilité financière qui est le produit de la logique de
l’accumulation commandée par les monopoles. Elles ne
constituent donc qu’une fausse alternative et la Commission
Stiglitz avait été conçue pour la promouvoir.
Seconde réponse : le retour aux modèles de l’après-guerre.
Ces réponses alimentent une triple nostalgie : (i) la refondation
d’une « sociale démocratie » véritable en Occident; (ii) la
résurrection de « socialismes » fondés sur les principes qui ont
gouverné ceux du XXe siècle; (iii) le retour aux formules du
nationalisme populaire dans les périphéries du Sud. Ces
nostalgies imaginent pouvoir « faire reculer » le capitalisme
des monopoles, en l’obligeant à régresser sur les positions qui
étaient les siennes en 1945. Elles ignorent que l’histoire ne
permet jamais de tels retours en arrière. Il faut s’attaquer au
capitalisme tel qu’il est aujourd’hui, et non à ce qu’on aurait
souhaité qu’il soit, en imaginant le blocage de son évolution. Il
reste que ces nostalgies continuent à hanter des segments
importants des gauches à travers le monde.
Troisième réponse : la recherche d’un consensus
« humaniste ».
Je définis les vœux pieux de cette manière précise : l’illusion
qu’un consensus qui associe les porteurs d’intérêts
fondamentalement conflictuels serait possible. L’écologie
naïve, entre autre, partage cette illusion.
Quatrième réponse : les illusions passéistes.
Ces illusions invoquent la « spécificité » et le « droit à la
différence » sans se soucier d’en comprendre la portée et le
sens. Le passé aurait déjà répondu aux questions d’avenir. Ces
« culturalismes » peuvent revêtir des formes para religieuses
ou ethniques. Les théocraties et les ethnocraties constituent
alors des substituts commodes aux luttes sociales
démocratiques qu’elles évacuent de leur agenda.
Cinquième réponse : la priorité aux « libertés individuelles ».
L’éventail des réponses fondées sur cette priorité, considérée
comme la « valeur suprême » et même exclusive, intègre dans
ses rangs les inconditionnels de la « démocratie électorale
représentative », assimilée à la démocratie tout court. La
formule dissocie la démocratisation des sociétés du progrès
social, et tolère même de facto son association avec la
régression sociale, au prix de risquer de décrédibiliser la
démocratie, réduite au statut de farce tragique. Mais il existe
des formes de cette posture encore plus dangereuses. Je fais
référence ici à certains courants « post modernistes » (à Toni
Negri en particulier) qui imaginent que l’individu est déjà
devenu le sujet de l’histoire, comme si le communisme, qui
permettra à l’individu réellement émancipé des aliénations
marchandes de devenir effectivement le sujet de l’histoire,
était déjà là !
La guerre déclarée par le capitalisme des monopoles
généralisés de l’impérialisme contemporain n’a rien à craindre
des fausses alternatives. Alors, que faire ? Le moment nous
offre l’occasion historique d’aller bien plus loin; il impose
comme seule réponse efficace une radicalisation audacieuse
dans la formulation d’alternatives capables de faire passer les
travailleurs et les peuples à l’offensive, de mettre en déroute la
stratégie de guerre de l’adversaire.
Des programmes audacieux pour la gauche radicale
J’organiserai les propositions générales qui suivent dans trois
rubriques : (i) socialiser la propriété de monopoles; (ii) dé-
financiariser la gestion de l’économie; (iii) dé-mondialiser les
rapports internationaux.
Socialiser la propriété des monopoles
L’efficacité de la réponse alternative nécessaire exige la remise
en cause du principe même de la propriété privée du capital
des monopoles. Les monopoles sont des ensembles
institutionnels qui doivent être gérés selon les principes de la
démocratie, en conflit frontal avec ceux qui sacralisent la
propriété privée. Bien que l’expression de « biens communs »,
importé du monde anglo-saxon, soit par elle-même toujours
ambigüe parce que déconnectée du débat sur le sens des
conflits sociaux (le langage anglo-saxon veut ignorer
délibérément la réalité des classes sociales), on pourrait à la
rigueur l’invoquer ici en qualifiant les monopoles précisément
de « biens communs ». L’abolition de la propriété privée des
monopoles passe par leur nationalisation. Cette première
mesure juridique est incontournable. Mais l’audace consiste ici
à proposer des plans de socialisation de la gestion des
monopoles nationalisés et à promouvoir des luttes sociales
démocratiques qui engagent sur cette longue route.
Je donnerai ici un exemple concret de ce que pourraient être
ces plans de socialisation.
Les agriculteurs « capitalistes » (ceux des pays capitalistes
développés) comme les agriculteurs « paysans » (en majorité
au Sud) sont tous prisonniers en amont des monopoles qui leur
fournissent les intrants et le crédit, en aval de ceux dont ils
dépendent pour la transformation, le transport et la
commercialisation de leurs produits. De ce fait ils ne disposent
d’aucune autonomie réelle dans la prise de leurs « décisions ».
De surcroit les gains de productivité qu’ils réalisent sont
pompés par les monopoles qui les réduisent au statut de
« sous-traitants » de fait. Quelle alternative ?
Il faudrait pour cela substituer aux monopoles concernés des
institutions publiques dont une loi- cadre fixerait le mode de
constitution des directoires. Ceux-ci seraient constitués par des
représentants : (i) des paysans (les intéressés principaux); (ii)
des unités d’amont (usines de fabrication des intrants,
banques) et d’aval (industries agro-alimentaires, chaînes de
distribution); des consommateurs; (iv) des pouvoirs locaux
(intéressés par l’environnement naturel et social – écoles,
hôpitaux, urbanisme et logements, transports); (v) de l’Etat
(les citoyens). Les représentants des composantes énumérés ici
seraient eux-mêmes choisis selon des procédures cohérentes
avec leur mode propre de gestion socialisée, puisque par
exemple les unités de production d’intrants seraient elles-
mêmes gérées par des directoires composites associant les
travailleurs directement employés par les unités concernées,
ceux qui sont employés par des unités de sous-traitance etc.
On devrait concevoir ces constructions par des formules qui
associent les cadres de gestion à chacun de ces niveaux,
comme les centres de recherche scientifique et technologique
indépendants et appropriés. Il s’agit donc de formules
institutionnelles beaucoup plus complexes que ne le sont celles
de « l’autogestion » ou de la « coopérative » telles que nous
les connaissons. Il s’agit de formules à inventer qui
permettraient l’exercice d’une démocratie authentique dans la
gestion de l’économie moderne, fondée sur la négociation
ouverte entre les parties prenantes. La procédure proposée
abolit le pouvoir par lequel les monopoles exploitent les
travailleurs et les sous-traitants, par le moyen du système de
prix qu’ils imposent. Elle lui substitue un pouvoir social
solidaire, un système de prix authentiquement justes, fondé sur
un taux de profit égal pour tous. Le système permet donc « un
autre développement » plus efficace et plus rationnel parce
qu’il répond aux choix collectifs de la société, entraînant
l’ensemble du système productif dans le progrès, écartant les
destructions propres au capitalisme des monopoles. Le
système ouvre ce modèle de capitalisme d’Etat à une évolution
commandée par la perspective socialiste; il pourrait donc être
considéré comme la forme de « marché socialiste » nécessaire
à cette étape.
Il ne s’agit là que d’un exemple particulier relatif à un secteur
de la vie économique, en l’occurrence la production agricole.
Dans les propositions que j’ai faites je demeure respectueux de
l’obligation dans laquelle nous nous trouvons de partir du
présent, et en particulier des formes de la « grande
production ». Les modalités de réorganisation sociale
proposées poursuivent un seul objectif : abolir le contrôle du
capital (aujourd’hui des monopoles généralisés) sur ces
productions et amorcer la substitution de formes de gestion
fondées sur la démocratie et la négociation associant les
partenaires dans la division du travail poussée des temps
modernes.
La nationalisation/socialisation des monopoles répond à une
exigence fondamentale, qui constitue l’axe du défi auquel les
travailleurs et les peuples sont confrontés dans le capitalisme
contemporain des monopoles généralisés. Elle seule permet de
mettre un terme à l’accumulation par dépossession qui
commande la logique de la gestion de l’économie par les
monopoles. Cette formule n’a pas l’ambition de définir ce que
pourrait être la constitution organique du communisme à venir.
Elle répond simplement au défi immédiat : amorcer la sortie
du capitalisme par la construction d’une première étape de la
longue transition socialiste. Ce socialisme est encore à peine
sorti des « entrailles du capitalisme », comme Marx le dit; et la
formule en porte les traces. Néanmoins, fondée sur l’abolition
de la propriété des monopoles capitalistes, elle constitue ce
que j’appelle une avancée révolutionnaire qui, par les débats
démocratiques qu’elle ouvre, prépare le terrain pour d’autres
avancées ultérieures sur la longue route au communisme
La dé-financiarisation : un monde sans Wall Street
Bien entendu la nationalisation/socialisation des monopoles
implique celle des banques, au moins des majeures d’entre
elles. Mais la socialisation de leur intervention (les
« politiques de crédit ») comporte des spécificités qui
imposent une conception adéquate dans la constitution de leurs
directoires. La nationalisation au sens classique du terme
impliquait seulement la substitution de l’Etat aux conseils
d’administration formés par les actionnaires privés. Cela
permettrait déjà, en principe, la mise en œuvre par les banques
des politiques de crédit formulés par l’Etat; et cela n’est déjà
pas rien. Mais cela ne suffit certainement pas dès lors qu’on a
pris conscience que la socialisation implique la participation
directe dans la gestion bancaire des partenaires sociaux
concernés. Bien entendu ici également « l’autogestion » – la
gestion des banques par leur personnel – n’est pas la formule
qui répond aux questions posées. Les personnels concernés
doivent certes être associés aux décisions concernant leurs
conditions de travail, mais guère plus, car ils n’ont rien à dire
concernant les politiques de crédit à mettre en œuvre.
Si les directoires bancaires doivent associer les intérêts –
conflictuels – de ceux qui fournissent les crédits (les banques)
et de ceux qui les reçoivent (les « entreprises ») la formule est
à penser concrètement en relation avec ce que sont ces
dernières et ce qu’elles demandent. Une recomposition du
système bancaire, trop centralisé surtout depuis que les
régulations financières traditionnelles des deux siècles passés
ont été abandonnées au cours des quatre dernières décennies,
s’impose. Il y a là un argument fort pour justifier la
reconstruction de spécialisations bancaires, selon les
destinataires de leurs crédits et selon la fonction économique
de ceux-ci (fourniture de liquidités à court terme, contribution
au financement des investissements à moyen et long termes).
On pourrait alors par exemple concevoir une « banque de
l’agriculture » (ou un ensemble coordonné de banques de
l’agriculture) dont la clientèle serait constituée non pas
seulement par les agriculteurs et les paysans mais également
par les unités d’intervention en amont et en aval de
l’agriculture décrites plus haut. Son directoire associerait alors
d’une part les « banquiers » (le personnel dirigeant de la
banque, eux-mêmes choisis par le directoire) et d’autre part les
clients (les agriculteurs ou les paysans, les unités d’amont et
d’aval). On devrait imaginer d’autres ensembles bancaires
articulés sur les secteurs industriels, dont les directoires
associeraient les clientèles industrielles, les centres de
recherche et de technologies, des services compétents dans le
domaine du contrôle des effets écologiques des modes de
production mis en œuvre, garantissant de ce fait le risque
minimal (sachant bien qu’aucune action humaine ne comporte
de risque zéro), objet lui-même de débats démocratiques
transparents.
La dé-financiarisation de la gestion économique implique
également deux séries de mesures législatives. Les premières
concernent la suppression pure et simple des fonds de
spéculation (hedge funds), dont un Etat souverain peut
toujours interdire les opérations sur le territoire national. Les
secondes concernent les Fonds de Pension, devenus d’ailleurs
des opérateurs majeurs dans la financiarisation du système
économique. Ces fonds ont été conçus – d’abord aux Etats
Unis bien entendu – pour transférer aux salariés les risques qui
normalement sont encourus par le capital et constituent la
raison même invoquée pour légitimer sa rémunération ! Il
s’agit donc d’une opération scandaleuse, en contradiction
manifeste avec le discours idéologique de défense du
capitalisme ! Mais cette « invention » convient parfaitement au
déploiement des stratégies de l’accumulation dominée par les
monopoles. Leur abolition s’impose, au bénéfice de systèmes
de retraites par répartition, qui, par leur nature même,
permettent et imposent le débat démocratique pour la
détermination des montants et durées de cotisation et des
rapports entre les montants des pensions et les rémunérations
salariales. Ces systèmes ont la vocation normale, dans une
démocratie respectueuse des droits sociaux, à être généralisés
à tous les travailleurs.
La dé-financiarisation n’implique certainement pas l’abolition
de la politique macroéconomique et en particulier celle de la
gestion macro du crédit. Tout au contraire elle en rétablit
l’efficacité en la libérant de sa soumission aux stratégies de
maximisation de la rente des monopoles. La restauration des
pouvoirs des banques centrales nationales, non plus
« indépendantes » mais dépendantes à la fois de l’Etat et des
marchés régulés par la négociation démocratique des
partenaires sociaux, donne à la formulation de la politique
macro de crédit toute son efficacité au service d’une gestion
socialisée de l’économie.
Au plan international : la déconnexion
Je reprendrai ici le terme de déconnexion que j’ai proposé il y
a déjà un demi siècle, auquel la langue contemporaine semble
substituer le synonyme de « dé-globalisation/dé-
mondialisation ». Je rappelle que je n’ai jamais entendu par
déconnexion un repli autarcique, mais une inversion
stratégique dans la vision des rapports internes/externes, en
réponse aux exigences incontournables d’un développement
autocentré. La déconnexion favorise la reconstruction d’une
mondialisation fondée sur la négociation, et non la soumission
aux intérêts exclusifs des monopoles impérialistes. Elle
favorise la réduction des inégalités internationales.
La déconnexion s’impose du fait que les mesures préconisées
dans les deux sections qui précèdent ne pourront véritablement
jamais être mises en œuvre à l’échelon mondial, ni même à
celui d’ensembles régionaux (comme l’Europe). Elles ne
peuvent être amorcées que dans le cadre des Etats/nations les
plus avancés par l’ampleur et la radicalité des luttes sociales et
politiques, s’assignant l’objectif de s’engager dans la voie de
la socialisation de la gestion de leur économie.
L’impérialisme, dans les formes qui ont été les siennes
jusqu’au lendemain de la seconde guerre mondiale, avait
construit le contraste centres impérialistes
industrialisés/périphéries dominées interdites d’industries. Les
victoires des mouvements de libération nationale ont amorcé
l’industrialisation des périphéries, à travers les mises en œuvre
de politiques de déconnexion exigées par leur option en faveur
d’un développement autocentré. Associées à des réformes
sociales plus ou moins radicales, ces déconnexions ont créé les
conditions de « l’émergence » ultérieure de ceux de ces pays
qui étaient allé le plus loin dans cette voie, la Chine en tête du
peloton bien entendu. Cependant l’impérialisme de la triade,
contraint de reculer et de «s’ajuster » aux conditions de cette
époque révolue, s’est reconstruit sur des bases nouvelles,
fondées sur des « avantages » dont il entend garder le privilège
de l’exclusivité et que j’ai classés dans cinq rubriques : le
contrôle des technologies de pointe, de l’accès aux ressources
naturelles de la planète, du système monétaire et financier
intégré à l’échelle mondiale, des systèmes de communication
et d’information, des armements de destruction massive.
La forme principale de la déconnexion aujourd’hui se définit
alors précisément par la remise en cause de ces cinq privilèges
de l’impérialisme contemporain. Les pays émergents sont
engagés sur cette voie, avec plus ou moins de détermination
évidemment. Certes leur succès antérieur lui- même leur a
permis, au cours des deux dernières décennies, d’accélérer leur
développement, industriel en particulier, dans le système
mondialisé « libéral » et par des moyens « capitalistes »; et ce
succès a alimenté des illusions concernant la possibilité de
poursuite dans cette voie, autrement dit de se construire
comme de nouveaux « partenaires capitalistes égaux ». La
tentative de « coopter » les plus prestigieux de ces pays par la
création du G 20 a encouragé ces illusions. Mais avec
l’implosion en cours du système impérialiste (qualifié de
« mondialisation ») ces illusions sont appelées à se dissiper. Le
conflit entre les puissances impérialistes de la triade et les pays
émergents est déjà visible, et est appelé à s’aggraver. Si elles
veulent aller de l’avant les sociétés des pays émergents seront
contraintes de se tourner davantage vers des modes de
développement autocentrés tant aux plans nationaux que par le
renforcement des coopérations Sud-Sud. L’audace consiste ici
à s’engager avec fermeté et cohérence dans cette voie, en
associant les mesures de déconnexion qu’elle implique à des
avancées sociales progressistes.
L’objectif de cette radicalisation est triple et associe la
démocratisation de la société, le progrès social et des postures
anti-impérialistes conséquentes. Un engagement dans cette
voie est possible, non pas seulement dans les sociétés des pays
émergents, mais également dans les « laissés pour compte » du
grand Sud. Ces pays avaient été véritablement recolonisés à
travers les programmes d’ajustement structurel des années
1980. Leurs peuples sont désormais en révolte ouverte, qu’ils
aient déjà marqué des points (en Amérique du Sud) ou pas
encore (dans le monde arabe). L’audace consiste ici pour les
gauches radicales dans les sociétés en question de prendre la
mesure du défi et de soutenir la poursuite et la radicalisation
nécessaire des luttes en cours.
La déconnexion des pays du Sud prépare la déconstruction du
système impérialiste en place. La chose est particulièrement
visible dans les domaines concernés par la gestion du système
monétaire et financier mondialisé, comme il l’est par
l’hégémonie du dollar. Mais attention : il est illusoire de
penser pouvoir substituer à ce système un « autre système
monétaire et financier mondial » mieux équilibré et plus
favorable au développement des périphéries. Comme toujours
la recherche d’un « consensus » international permettant cette
reconstruction par en haut relève des vœux pieux et de
l’attente du miracle. Ce qui est à l’ordre du jour c’est la
déconstruction du système en place – son implosion – et la
reconstruction de systèmes alternatifs nationaux (pour les pays
continents) ou régionaux, comme certains projets de
l’Amérique du Sud en amorcent la construction. L’audace
consiste ici à aller de l’avant avec la plus grande résolution
possible, sans trop s’inquiéter des ripostes de l’impérialisme
aux abois.
Cette même problématique de la déconnexion/déconstruction
concerne l’Europe, mise en place comme sous ensemble de la
mondialisation dominée par les monopoles. Le projet européen
a été pensé dès l’origine et construit systématiquement pour
déposséder les peuples concernés des moyens d’exercer leur
pouvoir démocratique. L’Union Européenne a été placée dans
un régime de protectorat exercé par les monopoles. Avec
l’implosion de la zone euro cette soumission qui abolit la
démocratie réduite au statut de farce prend des allures
extrêmes : comment les « marchés » (c’est-à-dire les
monopoles) réagissent-ils ? Voilà la seule question désormais
posée. Comment les peuples pourraient réagir ne fait plus
l’objet de la moindre considération. Il est alors évident qu’il
n’y a pas ici non plus d’alternative à l’audace : « désobéir »
aux règles imposées par la « Constitution européenne »,
comme par la fausse banque centrale de l’euro. Autrement dit
déconstruire les institutions de l’Europe et de la zone euro.
Telle est la condition incontournable pour la reconstruction
ultérieure d’une « autre Europe » (des peuples et des nations).
En conclusion : De l’audace, encore de l’audace, toujours
de l’audace
Ce que j’ai entendu par audace c’est donc :
Pour les gauches radicales dans les sociétés de la triade
impérialiste l’engagement dans la construction d’un bloc
social alternatif anti-monopoles.
Pour les gauches radicales dans les sociétés des périphéries
l’engament dans la construction d’un bloc social alternatif
anti-compradore.
Nous sommes dans une période cruciale de l’histoire. La seule
légitimité du capitalisme est d’avoir créé les conditions de son
dépassement socialiste, entendu comme une étape supérieure
de la civilisation. Le capitalisme est désormais un système
obsolète, dont la poursuite du déploiement ne produit plus que
la barbarie; et il n’y a plus d’autre capitalisme possible.
L’issue de ce conflit de civilisation est incertain, comme
toujours. Ou bien les gauches radicales parviendront, par
l’audace de leurs initiatives, à arracher des avancées
révolutionnaires, ou bien la contre révolution l’emportera. Il
n’y a pas de compromis durable entre ces deux réponses au
défi.
Toutes les stratégies des gauches non radicales ne sont en fait
que des non-stratégies, c’est-à-dire des ajustements au jour le
jour aux vicissitudes du système en implosion. Et si les
pouvoirs en place veulent, comme le Guépard, « tout changer
afin que rien ne change », les candidats de la gauche non
radicale croient possible de « changer la vie sans toucher aux
pouvoirs des monopoles » ! Les gauches non radicales
n’arrêteront pas le triomphe de la barbarie capitaliste. Elles ont
déjà perdu la bataille, faute de vouloir la livrer.
De l’audace : il faut pour faire coïncider l’automne du
capitalisme, annoncé par l’implosion de son système, avec un
authentique printemps des peuples, devenu possible.
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CHAPITRE HUIT
LE NORD ET LA QUESTION DE
L’IMPERIALISME
Le conflit Nord/ Sud (centres/périphéries) est une donnée
première dans toute l’histoire du déploiement capitaliste. Le
capitalisme historique (il n’y en a pas d’autres sauf dans
l’imaginaire irréel de la doctrine libérale) se confond avec
l’histoire de la conquête du monde par les Européens et leurs
descendants qui ont fait les Etats Unis (plus le Canada et
l’Australie). Une conquête victorieuse pendant quatre siècles –
de 1492 à 1914- devant laquelle les résistances des peuples
victimes avaient toujours échoué. Un succès donc qui
permettait de fonder sa légitimité par la supériorité du système
européen, synonyme de modernité, de progrès, de bonheur
pour employer les termes de la doctrine anglaise de
“l’utilitarisme”, fondement de l’eurocentrisme. Une conquête
qui a persuadé les peuples des centres impérialistes (tous
Européens d’origine, auxquels se sont agrégés les Japonais qui
ont choisi d’imiter leurs prédécesseurs, mais dont été exclus
les Latino-Américains) de leur droit “préférentiel” aux
richesses de la planète. Une sorte de racisme profond qui ne
revêt plus les formes primitives de la croyance dans l’inégalité
des « races ».
Cette page de l’histoire est en voie d’être tournée, remise en
question par l’éveil du Sud. Un éveil qui s’est manifesté tout
au long du XX ième siècle par les révolutions conduites au
nom du socialisme dans la semi périphérie russe puis dans les
périphéries de Chine, Vietnam, Cuba, comme par les
libérations nationales d’Asie et d’Afrique et les avancées de
l’Amérique latine. J’ai proposé, pratiquement à travers tous
mes écrits, des analyses concrètes de ces remises en cause
comme des développements plus théoriques et généraux de
leur articulation aux transformations du système capitaliste/
impérialiste. Le petit ouvrage de Claudia Roffinelli (Samir
Amin, La théorie du système capitaliste, critique et alternative;
Ed Parangon, 2013) propose une synthèse excellente de mes
thèses. Dans ces Mémoires, j’y ai ajouté une note plus
personnelle.
La lutte des peuples du Sud pour leur libération – désormais
victorieuse dans sa tendance générale- s’articule à la remise en
question du capitalisme. Cette conjonction est inévitable. Les
conflits capitalisme/socialisme et Nord/Sud sont
indissociables. Il n’y a pas de socialisme concevable hors de
l’universalisme, qui implique l’égalité des peuples. Dans les
pays du Sud les majorités sont victimes du système, dans ceux
du Nord ils en sont les bénéficiaires. Les uns et les autres le
savent parfaitement bien que souvent soit ils s’y résignent
(dans le Sud) soit s’en félicitent (dans le Nord). Ce n’est donc
pas un hasard si la transformation radicale du système n’est
pas à l’ordre du jour dans le Nord, tandis que le Sud constitue
toujours “la zone des tempêtes”, des révoltes répétées,
potentiellement révolutionnaires. De ce fait les initiatives des
peuples du Sud ont été décisives dans la transformation du
monde comme toute l’histoire du XX ième siècle le démontre.
Constater ce fait permet de situer dans leur cadre les luttes de
classes dans le Nord : celui de luttes économiques
revendicatives qui en général ne remettent en question ni la
propriété du capital ni l’ordre mondial impérialiste. Cela est
particulièrement visible aux Etats-Unis, ce que j’explique par
les effets des vagues successives d’immigration, qui ont fait
avorter la politisation des luttes sociales pour lui substituer
l’affirmation de communautarismes dans le cadre d’une
culture politique du consensus. La situation est plus complexe
en Europe du fait de sa culture politique du conflit opposant
droite et gauche, depuis les Lumières et la révolution
française, puis ensuite avec la formation d’un mouvement
ouvrier socialiste et la révolution russe (cf S. Amin, Le virus
libéral, 2003). Néanmoins l’américanisation des sociétés
européennes, en cours depuis 1950, atténue graduellement ce
contraste. De ce fait également les modifications de la
compétitivité comparée des économies du capitalisme central,
associées aux développements inégaux des luttes sociales, ne
méritent pas d’être placées au centre des transformations du
système mondial, ni au cœur des différentes variantes
possibles des rapports entre les Etats-Unis et l’Europe, comme
le pensent beaucoup des partisans du projet européen. De leur
côté les révoltes du Sud, quand elles se radicalisent, se
heurtent aux défis du sous- développement. Leurs
“socialismes” sont de ce fait toujours porteurs de
contradictions entre les intentions de départ et les réalités du
possible. La conjonction, possible mais difficile, entre les
luttes des peuples du Sud et celles de ceux du Nord constitue
le seul moyen de dépasser les limites des uns et des autres.
Cette conjonction définit ma lecture du marxisme. Une lecture
qui part de Marx, refuse de s’arrêter à lui, ou Lénine ou Mao.
Un marxisme conçu comme méthode d’analyse et d’action et
non comme l’ensemble des propositions tirées de l’usage de
celle-ci, et donc un marxisme qui ne craint pas de rejeter
certaines conclusions, fussent-elles de Marx, un marxisme
sans rivages, toujours inachevé.
C’est pourquoi le suis un internationaliste. J’ai toujours pensé
que le capitalisme étant un système mondial et non la simple
juxtaposition de systèmes capitalistes nationaux, les luttes
politiques et sociales, pour être efficaces, devaient être
conduites simultanément dans l’aire nationale (qui reste
décisive parce que les conflits, les alliances et les compromis
sociaux et politiques se nouent dans cette aire) et au plan
mondial. Ce point de vue – banal à mon avis – me paraît avoir
été celui de Marx et des marxismes historiques (« Prolétaires
de tous les pays unissez-vous »), ou dans la version maoïste
enrichie (« Prolétaires de tous les pays, peuples opprimés,
unissez-vous »). Les débats et les combats auxquels j’ai
participé – le lecteur s’en sera rendu compte – se situaient
simultanément dans ces différents plans. Cela impliquait
évidemment non pas un « tiers mondisme » mais un
« mondialisme » (ou internationalisme), nuance forte sur
laquelle je me suis exprimé souvent. De là ma défense de
l’idée d’une Cinquième Internationale nécessaire (cf S. Amin,
Pour la Cinquième Internationale, 2007). La nature des
organisations dans lesquelles se situent les débats auxquels j’ai
participé – qu’il s’agisse de l’IDEP, du FTM ou du Forum
Mondial des Alternatives – impliquait que nous cherchions à
construire des ponts efficaces pour l’action internationale.
Dans le moment actuel la page de la libération du Sud paraît
néanmoins tournée. Les classes dirigeantes du Sud semblent
accepter de se soumettre aux exigences de la mondialisation,
les unes avec l’espoir d’en tirer profit, les autres contraintes. L
“occidentalisation” du monde est en marche. La doctrine
libérale triomphe et croit trouver la preuve de la justesse de sa
vision: l’homogénéisation du monde, le “rattrapage” serait
possible dans le capitalisme, sa réalisation dépend de
l’intelligence des classes dirigeantes concernées. Je crois avoir
fourni de bons arguments qui démontrent qu’il n’en est rien,
que la polarisation commande l’avenir du système comme son
passé. La libération des peuples du Sud reste donc
indissociable de la construction d’une perspective socialiste,
de la progression du capitalisme au socialisme mondial.
Illusion, répète t- on, que l’effondrement définitif des modèles
soviétiques et maoistes illustre. A ceux qui pensent donc le
socialisme impossible, je dis : le capitalisme n’est pas sorti
d’un seul coup du triangle Londres-Amsterdam-Paris au XVII
ième siècle; trois siècles plus tôt il s’était cristallisé dans les
villes italiennes dans une première forme qui a sombré mais
sans laquelle sa forme “définitive” plus tardive aurait été
impensable. Il en sera probablement de même du socialisme.
Mais ce probable ne deviendra réalité que si l’articulation
libération du Sud/invention des étapes de la longue transition
au socialisme mondial s’organise avec l’efficacité nécessaire
pour “changer le monde”. Cela implique que s’affirme “la
vocation afro asiatique” du marxisme, comme je l’ai écrit.
Certes le Sud ne paraît pas engagé sur cette voie. Au contraire
ce sont les illusions passéistes qui ont le vent en poupe chez
beaucoup de ses peuples. L’Amérique latine, mais surtout la
Chine, qui font exception, feront elles sortir des ornières? Je le
crois possible. Un nouveau “front du Sud” (“Bandoung 2”)
peut associer dans des formules diverses à géométrie variable
Etats et peuples du Sud. Un Bandoung mieux armé que le
premier, les pays du Sud ayant désormais beaucoup plus de
possibilités fructueuses de coopération.
A en croire le discours répétitif des médias occidentaux, l’idée
d’un renouveau du Non Alignement serait chimérique. Dans
ce discours tout ce qui s’était passé dans le monde entre 1945
et 1990 ne s’expliquerait que par « la guerre froide », et par
rien d’autre. L’URSS disparue et la page de la guerre froide
tournée, aucune posture « analogue » à celles qu’on a connues
à l’époque n’a de sens. Mesure-t-on l’ineptie de ce propos ? et
le préjugé incroyablement méprisant voire raciste – qui
constitue son fondement ? L’histoire vraie de Bandoung et du
Non Alignement qui en est issu a démontré que les peuples
d’Asie et d’Afrique ont bel et pris à l’époque une initiative,
par eux-mêmes et pour eux-mêmes. Le lecteur trouvera dans
ce que j’ai écrit sur la question la démonstration que le Non
Alignement était déjà un « non alignement sur la
mondialisation », sur le modèle de mondialisation que les
puissances impérialistes voulaient imposer aux pays qui
venaient de reconquérir leur indépendance, en substituant au
colonialisme défunt un néo colonialisme. Le Non Alignement
procédait du refus de se plier aux exigences de cette
mondialisation impérialiste renouvelée. Cette initiative a
gagné la bataille et fait reculer, pour un temps, l’impérialisme.
Elle a donc été par elle-même un facteur positif de
transformation du monde, et pour le meilleur en dépit de toutes
ses limites. L’Union soviétique a alors compris le bénéfice
qu’elle pouvait tirer de son soutien au Non Alignés. Car
l’Union soviétique elle aussi était en conflit avec le système de
la mondialisation dominant, et souffrait de l’isolement dans
lequel les puissances atlantistes l’enfermaient. Moscou a donc
compris qu’en se rapprochant des Non Alignés il brisait cet
isolement. Par contre les puissances impérialistes ont combattu
le Non-Alignement, parce qu’il était « non alignement sur la
mondialisation ». Aujourd’hui les pays du Sud sont à nouveau
confrontés à un projet impérialiste de mondialisation dont ils
seraient les victimes. Leur volonté qui se dessine de ne pas se
plier à ses exigences remet à l’ordre du jour une
« renaissance » du non alignement sur la mondialisation.
Appelons cela un « Bandoung 2 » si on veut. Bien sûr le
monde a changé depuis (cette constatation relève de la banalité
extrême). Et de ce fait la nouvelle mondialisation impérialiste
n’est pas la copie conforme de celle à laquelle Bandoung
s’était confronté.
Le discours qui réduit le Non Alignement à un avatar de la
guerre froide procède d’un préjugé tenace en Occident : les
peuples d’Asie et d’Afrique n’étaient pas capables d’initiative
par eux- mêmes, et ils ne le sont pas davantage aujourd’hui, ni
demain ! Ils sont condamnés à être indéfiniment manipulés par
les puissances majeures (en priorité les Occidentaux bien
entendu). Ce mépris cache mal un racisme profond. Comme si
les Algériens par exemple avaient pris les armes pour faire
plaisir à Moscou, peut-être à Washington, qu’ils avaient été
manipulés à cette fin par quelques leaders qui auraient choisi
de jouer la carte d’une puissance ou d’une autre. Non, leur
décision procédait simplement de leur volonté de se libérer du
colonialisme, la forme de la mondialisation de l’époque. Et
lorsqu’ils ont mis en œuvre leur décision propre, les camps se
sont dessinés entre ceux qui les soutenaient et ceux qui les
combattaient. Voilà la réalité de l’histoire.
Il est impossible de dessiner la trajectoire que dessineront ces
avancées inégales produites par les luttes au Sud et au Nord.
Mon sentiment est que le Sud traverse actuellement un
moment de crise, mais que celle-ci est une crise de croissance,
au sens que la poursuite des objectifs de libération de ses
peuples est irréversible. Il faudra bien que ceux du Nord en
prennent la mesure, mieux qu’ils soutiennent cette perspective
et l’associent à la construction du socialisme. Un moment de
solidarité de cette nature a bien existé à l’époque de
Bandoung. A l’époque les jeunes Européens affichaient leur
“tiers mondisme”, sans doute naïf, mais combien plus
sympathique que leur repliement « européen » actuel !
Sans revenir sur les analyses du capitalisme mondial
réellement existant que j’ai développés ailleurs et qui ne sont
pas l’objet de ces mémoires, je rappellerai simplement leurs
conclusions : qu’à mon avis l’humanité ne pourra s’engager
sérieusement dans la construction d’une alternative socialiste
au capitalisme que si les choses changent aussi en Occident
développé. Cela ne signifie en aucune manière que les pays de
la périphérie doivent attendre ce changement et, jusqu’à ce
qu’il se produise, se contenter de “s’ajuster ” aux possibilités
qu’offre la mondialisation capitaliste. Au contraire c’est plus
probablement dans la mesure où les choses commenceront à
changer dans les périphéries que les sociétés de l’Occident,
contraintes de s’y faire, pourraient être amenées à leur tour à
évoluer dans le sens requis par le progrès de l’humanité toute
entière. A défaut le pire, c’est à dire la barbarie et le suicide de
la civilisation humaine, reste le plus probable. Je situe bien
entendu les changements souhaitables et possibles dans les
centres et dans les périphéries du système global dans le cadre
de ce que j’ai appelé « la longue transition ». Je renverrai ici le
lecteur à mon article récent « Unité et diversité dans le
mouvement au socialisme ». Mes analyses me conduisaient
également à situer en Chine, et peut être en Europe, les
probabilités les plus grandes d’évolutions favorables possibles.
Je reconnais néanmoins que la part d’intuition dans ce type
d’analyses « futuristes » ne peut jamais être éliminée. Chacun
de nous connaît ou croît connaître les sociétés de l’Occident
développé, les forces d’inertie produites par l’avantage de
leurs positions centrales dans le système mondial, la stabilité
relative que cette inertie donne à ces sociétés, mais aussi
l’ouverture d’esprit qui les caractérise, leur imagination
créatrice, autrement dit leurs capacités de répondre aux défis
par des avancées souvent difficiles à prévoir, mais non moins
étonnantes. Chacun de nous connaît l’immensité des savoirs –
bons et moins bons – accumulés dans les universités et centres
de recherche du « premier monde ».
Mes Mémoires concernent essentiellement le Sud. Néanmoins
ma posture politique universaliste et internationaliste exige
que, fut ce en guise d’épilogue, j’explicite ma vision du Nord.
Cette posture et l’exercice de mes fonctions exigeaient que ces
contacts et échanges de vues fussent d’une bonne densité. Sans
doute mes options m’amenaient-elles à fréquenter davantage
ceux des milieux scientifiques, intellectuels et politiques du
premier monde dont les préoccupations rejoignaient les nôtres,
c’est à dire les réflexions critiques concernant la
mondialisation et le développement. En même temps il me
fallait consacrer quelque temps à la recherche des moyens
financiers susceptibles de soutenir nos actions.
Mon expérience des « bailleurs de fonds » (occidentaux ou
internationaux) comme on dit dans le langage un peu vulgaire
de la « profession » est certainement mitigée. Certaines
institutions sont clairement au service de l’impérialisme
(l’USAID, les grandes fondations nord américaines, mais aussi
la plupart des services de coopération des grandes puissances
occidentales). Il était inutile et aurait même été inacceptable
politiquement de nous adresser à elles. D’autres, à certains
moments, pouvaient être des interlocuteurs capables
d’accepter l’expression de points de vue qui ne rejoignent pas
les courants dominants à travers lesquels s’expriment les
exigences unilatérales de l’expansion capitaliste. Soit que la
combinaison politique qui assure à un moment la direction de
ces institutions l’ait permis, soit même, dans certains cas,
qu’elles bénéficient d’un statut authentiquement démocratique
et manifestent une ouverture d’esprit particulière. Tel a été le
cas, pour ce qui nous concerne, de certaines institutions de
coopération des Pays Bas, de la Norvège, de la Suède
(jusqu’au moment où ce pays à viré à droite dans ses
conceptions concernant la politique internationale), de l’Italie
(avant la montée de la nouvelle droite qui a le vent en poupe
dans ce pays), du Luxembourg, de certaines institutions
d’inspiration chrétienne, de quelques rares fondations
carrément de gauche (comme la Fondation Rosa Luxembourg
du PDS allemand), de certaines institutions des Nations Unies
(l’UNU et la CNUCED en particulier, dans certaines
conjonctures). Le système des Nations Unies, quant à lui, est
désormais très largement vassalisé par ses maîtres américains
(c’est le cas du PNUD en particulier, sans parler évidemment
de la Banque Mondiale). Je ne crois pas utile d’en dire
davantage, cela serait fastidieux et sans grand intérêt.
Quelles sont les conditions permettant d’envisager que les
pays du Nord s’écartent de la voie dans laquelle ils sont
engagés depuis cinq siècles : celle de la guerre permanente
contre les peuples du Sud et des guerres non moins
permanentes entre eux pour le partage du butin ?
Ma thèse est que le système impérialiste est passé à un stade
nouveau de son développement, caractérisé par la substitution
d’un impérialisme collectif de la triade à la pluralité des
impérialismes en conflit permanent dans l’histoire antérieure
du capitalisme. Produite par la centralisation grandissante du
capital, cette transformation place aux postes de commande
une ploutocratie financière foncièrement anti démocratique (cf
S. Amin, L’implosion du capitalisme contemporain). Devenu
sénile, le capitalisme doit être dépassé par l’invention du
socialisme du XXI ième siècle. Mais le capitalisme ne mourra
pas de sa belle mort; au contraire la ploutocratie en place n’a
d’autre choix que celui de tenter de détruire le Sud, devenu
capable de se développer par lui-même. Les peuples du Nord
s’associeront ils dans cette entreprise criminelle à leurs classes
dirigeantes ? Mon analyse pour y répondre ne place pas
l’accent, comme d’autres le font, sur les contradictions qui
opposeraient les oligopoles des centres (en particulier les
Etats-Unis et l’Europe) mais sur les singularités des cultures
politiques des différents peuples concernés, qui permettent
d’imaginer des ruptures du front des ploutocraties de la triade.
Car à mon avis ces singularités expliquent autant les parcours
du passé et les perspectives d’avenir que les conditions
économiques et sociales générales. La pensée bourgeoise,
dominée par l’économisme, l’ignore. Marx y portait une
attention particulière. Mais pas le marxisme simplifié comme
en témoignent les discours de nombreux segments de
l’extrême gauche européenne qui se contentent de stigmatiser
le “capital exploiteur” sans souci de développer des stratégies
politiques de lutte, lesquelles impliquent nécessairement qu’on
n’ignore rien du poids des cultures politiques concrètes des
peuples concernés.
Le lecteur de ce qui suivra jugera peut être mes “jugements”
un peu trop sévères. Ils le sont. Mes développements
antérieurs concernant le Sud ne l’étaient pas moins. Au
demeurant les cultures politiques ne sont pas des invariants
trans historiques. Elles évoluent, parfois pour le pire, mais tout
autant pour le meilleur. J’estime que la construction de la
“convergence dans la diversité” dans la perspective socialiste
l’exige.
Les Etats-Unis.
J’ai explicité les raisons pour lesquelles je ne vois pas
comment le vent du changement pourrait trouver son lieu de
départ dans la métropole “la plus avancée” du capitalisme (cf
S. Amin, Le virus libéral; 2003). Précisément parce que cette
“perfection” du modèle capitaliste signifie que le peuple dans
son ensemble est ici profondément aliéné dans la culture
politique du “marché roi” et l’illusion que l’“individu” est
également roi. La puissance de l’idéologie vulgaire du
capitalisme, acceptée ici par tous, autorise alors la crapulerie
particulière de la classe dirigeante. Dans l’idéologie des
Lumières les valeurs de liberté et d’égalité sont associées
comme si elles étaient naturellement convergentes, alors
qu’elles sont conflictuelles et que la construction de leur
complémentarité éventuelle exige de penser un système social
« au-delà du capitalisme ». Aux Etats Unis plus qu’ailleurs la
valeur « liberté » s’est imposée d’une manière unilatérale,
légitimant l’inégalité. Que la liberté dans ces conditions soit
dénuée de potentiel créatif, devenant soumission consensuelle
manipulable, que « l’individu » sacralisé dans le discours ne
soit plus en réalité qu’un pantin désossé incapable de
participer à la construction de son avenir, ne sont pas l’objet de
questionnement des victimes du système. Par ailleurs la
politisation des luttes de classe a été ici handicapée par les
communautarismes produits par la succession des vagues
migratoires. J’ai proposé des développements sur ces
questions qui ont été également l’objet de mes discussions
majeures avec beaucoup d’amis aux Etats-Unis. Toujours est-il
que cet état des choses permet à la classe dominante des Etats
Unis de gérer la société dans son intérêt exclusif, par des
moyens redoutables associant cynisme dans les faits et
hypocrisie extrême dans les discours. Comme Noam Chomsky
je crois que les Etats Unis sont le véritable et principal « Etat-
voyou » (rogue State) sur la scène du monde contemporain
pour employer la terminologie de Clinton; et je m’attends
toujours au pire de la part des Présidents des Etats Unis (y
compris le génocide de ses adversaires, comme l’a démontré le
très courageux Daniel Ellsberg ). Ceux qui connaissent bien
cette classe – et de l’intérieur (comme Sweezy )- confirment
mes craintes. L’élection - douteuse - de G.W. Bush était un
quasi coup d’état et les Etats Unis sont désormais gouvernés
par une véritable junte de criminels de guerre qui, entre autre,
a donné à sa police des pouvoirs semblables à ceux qu’on ne
trouve que dans les Etats policiers de l’histoire moderne. A
court terme rien n’indique que le peuple américain soit capable
de prendre conscience de la tragédie que porte en lui le projet
démesuré et criminel de cette junte (” le contrôle militaire de
la planète “), lequel entraîne le monde dans la guerre
permanente et annihile le sens de la démocratie, devenue
dérisoire.
Personnellement, fort peu attiré donc par les “lumières”
américaines, j’ai toujours décliné, pour cette raison, les offres
alléchantes de positions dans certaines des universités
majeures du pays (Harvard, Yale, UCLA, Denver). Mais en
général l’expression de ce point de vue vous vaut
immédiatement le qualificatif « d’anti américain primaire
etc. », anathème facile qui illustre en fait la lâche capitulation
des intellectuels médiatiques.
De l’Atlantique au Pacifique les Etats-Unis offre le paysage
d’un désert urbain qui serait absolu si on en excluait la géniale
invention de Manhattan des années 1920. Los Angeles, que
Barbara Stuckey nous a fait parcourir en autoroutes pour nous
dire avec humour au terme du périple : « vous avez tout
visité », m’a inspiré un article : United States of Plastika. La
finale : Las Vegas avec sa reconstitution en carton-pâte d’une
Rome comme l’imaginent les Italo-américains de la troisième
génération, avec la statue géante d’un métis de Bacchus et de
Néron, tournant sur lui- même et parlant américain. Le
Disneyland de Los Angeles où l’on peut admirer le tour du
monde organisé par la Bank of America, annonçant fièrement
que « partout où opère la Bank of America, les peuples sont
heureux » ! Et ce film documentaire – vu par plus de cent
millions de spectateurs « vous êtes venus ici pour vous
enrichir, vous serez riches … ». On ne pourra pas me faire
croire que, projetée en Europe, une telle bande dessinée
obtiendrait autre chose que les sifflets des spectateurs. On peut
multiplier les exemples d’un répertoire caricatural unique au
monde.
Toutes ces tristes réalités ne sont rien d’autre à mon avis que
les ravages d’un capitalisme qui est ici, hélas, plus « pur »
qu’il ne l’est ailleurs. Mais derrière cette façade de plastique
kitch il y a quand même un peuple en dépit de sa niaiserie
politique. Au-delà d’amis personnels que je tiens dans ma plus
haute estime (comme Sweezy, Magdoff, Braverman à la
Monthly Review ou Wallerstein, Arrighi, AG Frank) mon
sentiment – et celui d’Isabelle – est que ce peuple est gentil
(au sens positif du terme, c’est à dire pas méchant). Dans
l’incroyable West où nous randonnions, nous arrêtant dans ces
Bagdad Café où tout est déglinglé comme dans un pays du
tiers monde, on ne rencontrait pas des patrons style petits
bourgeois aigris comme ils l’auraient été en Europe dans des
situations similaires, mais plutôt des « j’m’en foutistes »
calmes, pas mal de désaxés aussi ! Et puis après tout le peuple
américain est l’un des trois seuls (avec les Français et les
Suédois) qui aient réagi par un glissement à gauche en réponse
à la crise des années 1930. Ce qui s’est passé à Seattle en
janvier 2000, l’accueil fait à José Bové, viennent rappeler les
possibilités de ce peuple.
Mon intuition est néanmoins que l’initiative du changement ne
viendra pas de là-bas, même s’il n’est pas impossible que le
wagon américain vienne par la suite s’accrocher à d’autres qui
amorceraient le mouvement. J’avais, comme d’autres, placé
quelques espoirs dans les Noirs américains. Invité à leur
caucus à l’époque héroïque des Blacks Panthers, qui s’est tenu
finalement en 1972 à Montréal parce qu’il était devenu
impossible de se réunir sous ce drapeau sur le territoire des
Etats Unis, j’ai mesuré l’ampleur du désastre intellectuel,
culturel et politique dont ils étaient les victimes et dont ils ne
parvenaient pas à concevoir les moyens de sortir. Donc
beaucoup de gestes, sympathiques et parfois amusants (comme
de placarder à la colle forte des portraits de Mao dans les
couloirs de l’hôtel prestigieux Elisabeth II !). Mais aucune
analyse. Des attitudes purement émotives intériorisant le
racisme, accepté et retourné. Notre ami nigérien Abdou
Moumouni s’étant assis aux pieds d’Isabelle, dans une salle
comble, quelques-uns des organisateurs du caucus se
montraient révoltés, persuadés que la posture ne pouvait être
interprétée autrement que signe de soumission ! Isabelle avait
d’ailleurs dû « passer un examen » pour entrer dans la salle.
« Oseriez-vous tirer sur un policier blanc qui nous attaquerait
? » Le « oui, bien sûr » naturel d’Isabelle désarçonnait :
impensable pour eux aux Etats Unis. Témoignage hélas correct
de la profondeur immense du racisme de cette société. J’ai
toujours pensé que les ravages du colonialisme interne étaient
sans commune mesure avec ceux du colonialisme externe.
L’esclavage, pratiqué dans la société des Etats Unis, a donc
produit des effets terribles en comparaison de ceux associés à
l’esclavage pratiqué par les Européenss dans de lointaines
colonies.
Le Canada peut-il être autre chose que la province extérieure
des Etats-Unis, comme l’Australie ? L’économiste de
tempérament est incapable d’imaginer un Canada autre que
celui-ci, en dépit des traditions politiques du Canada anglais et
du rejet culturel du Québec. Mais les esprits les plus lucides du
pays (comme Beaudet, Dostaler et d’autres) non seulement
l’imaginent mais s’emploient à faire avancer la conscience de
cette exigence. La route sera longue et difficile. Quel que
sympathique que soit – pour Isabelle et moi-même – le peuple
québecois, juste et important son combat culturel, il
n’empêche que les forces politiques majeures du pays –
polarisées sur la dimension linguistique de leur résistance – ne
conçoivent pas une déconnexion de leur économie par rapport
à celle du grand voisin. Lequel, évidemment, dans ces
conditions, se moque pas mal d’une autonomie ou même
d’une indépendance du Québec. Les Etats Unis pourront
continuer à piller au bénéfice de leur gaspillage les immenses
ressources naturelles du Canada – l’eau entre autre.
Le Japon
Voilà un pays qui est placé dans une posture exactement
inverse : économie capitaliste dominante et simultanément
ascendance culturelle non européenne. Laquelle de ces deux
dimensions l’emportera : la solidarité avec les partenaires de la
« triade » (les Etats Unis et l’Europe) contre le reste du monde
ou la volonté d’indépendance, soutenue par « l’asiatisme » ?
Les réflexions – voire les élucubrations – sur ce thème
constituent à elles seules une bibliothèque entière.
L’analyse non seulement économique mais également de la
géopolitique du monde contemporain me conduit à conclure
que le Japon restera dans le sillage de Washington. Comme
l’Allemagne a accepté de l’être jusqu’à ce jour, pour des
raisons identiques. La globalisation à la mode est construite –
comme on ne le dit presque jamais – sur une asymétrie entre
les partenaires principaux de l’économie mondiale. Les Etats
Unis enregistrent un déficit structurel croissant de leur balance
extérieure, la Chine et les autres concurrents capitalistes
majeurs (en particulier l’Allemagne et le Japon) disposent de
surplus importants. Cette asymétrie fonde une solidarité des
partenaires dans le malheur. Car sa disparition entraînerait tout
le capitalisme dans un chaos indescriptible dont l’humanité ne
pourrait sortir qu’en amorçant l’invention d’un autre système.
Aussi cette solidarité paraît-elle être bien solide : non
seulement les classes dirigeantes du Japon et de l’Allemagne
en ont une conscience claire, mais encore leurs peuples
semblent en accepter le prix. Pourquoi et jusqu’à quand ?
Une réponse trop facile invoque à ce propos les traditions
autocratiques, l’esprit de soumission, l’acceptation du principe
de l’inégalité etc. Ce sont là des réalités historiques, mais
comme toutes celles-ci, n’ont pas de vocation à être éternelles.
Une réponse un peu meilleure à mon avis donne plus
d’importance aux options stratégiques de Washington au
lendemain de la seconde guerre mondiale. Les Etats Unis
avaient alors choisi non pas de « détruire » ces deux
adversaires – les seuls à avoir menacé l’inexorable essor du
candidat à l’hégémonie mondiale que les Etats Unis
représentaient – mais au contraire de les aider à se reconstruire
et devenir deux alliés fidèles. La raison évidente est qu’il y
avait à l’époque une menace « communiste » réelle, que
représentaient l’URSS et la Chine. Ce que, soit dit en passant,
les dirigeants de la nouvelle Russie n’ont pas compris. J’ai
entendu dire par quelques uns de ceux là que, ayant opté pour
le capitalisme, la Russie se trouvait désormais dans une
situation analogue à celle du Japon et de l’Allemagne : elle a
perdu la guerre mais peut gagner la paix et la bataille
économique. C’était oublier que n’ayant plus de concurrents
dangereux, l’establishment américain a opté ici pour la
destruction totale de son adversaire battu. Avec d’autant plus
de cynisme que l’Europe lui emboîte le pas, sans vouloir
comprendre qu’elle contribue ainsi à rendre beaucoup plus
difficile la remise en cause de l’hégémonisme américain.
Revenant au Japon, y trouve-t-on quelques indices d’une
réaction populaire (je ne dis pas populiste au sens
démagogique du mot) et nationale (je ne dis pas nationaliste au
sens chauvin du terme) ? Derrière la façade de conformisme
aveuglant au point d’inspirer des caricatures faciles, à peine
ébréchée en apparence par la « fin du miracle » et
l’essoufflement du parti unique dirigeant, comment pense le
peuple japonais ? La société japonaise est difficile à connaître.
L’obstacle est en partie linguistique : les Japonais traduisent à
peu près tout ce qui s’écrit ailleurs (mes livres en cette langue
sont vendus en plus grande quantité qu’en français !) mais
personne ou presque ne traduit du japonais ! Pour en percer le
mystère il faut donc connaître des Japonais et les connaître
bien. J’ai eu la chance de me trouver un peu dans cette
situation grâce entre autre à Kinhide Mushakoji, Masao
Kitazawa, Muto Ichiyo, Yoko Kitazawa et les militants du
groupe Ampo, d’entendre les analyses de vieux (et de jeunes)
communistes, orthodoxes et maoïstes (inconnus à l’étranger).
La croûte de glace formelle brisée on découvre évidemment un
peuple comme un autre. En fait un peuple vulnérable, jamais
« sûr de lui ». L’abus répétitif du terme « né » (qui veut dire
« n’est-ce pas ? ») dont est égrené le langage de tous en
témoigne sans doute. Invité au théâtre – où l’on jouait un mélo
épouvantable mais facile à suivre de ce fait – j’ai observé nos
bureaucrates occupant des postes de responsabilité élevée, en
uniforme – cravate sortir leurs mouchoirs – draps de lit tant
leurs larmes étaient abondantes. Autre exemple de la
susceptibilité japonaise extrême. Comme un jour que
j’achetais des billets d’autobus pour une randonnée à
l’intérieur du pays – dans les belles montagnes du Fuji Yama –
et que je calculais mentalement plus juste que le vendeur muni
d’une calculette inutile. Je le lui fis remarquer. J’ai cru qu’il
allait soit me tuer sur le champ, soit se faire harakiri. Gros
effort pour le rassurer que je ne pensais pas qu’il était un
imbécile. Les bains super chauds – que j’aime beaucoup
pratiquer – sont aussi peut être à mettre au compte de cette
angoisse permanente d’êtres humains inquiets de culture sinon
de nature. Quelques autres cérémonies amusantes. Dans une
réunion du conseil de l’Université des Nations Unies un nord
américain trônait avec toute l’arrogance des idiots. Mon voisin
– un universitaire japonais de très haute envergure – se mit à
rugir comme un lion. Je m’attendais à ce qu’il sorte un sabre
de samouraï et tranche le cou de l’imbécile. Je le lui suggérais
à voix basse pour exprimer ma solidarité : cela le fit rire aux
éclats au point que toute l’assistance en fut surprise ! J’avoue
non seulement apprécier, mais aimer même l’exactitude
japonaise (je dois partager la même névrose). Comme on
m’avait fixé un rendez-vous à 15 h et trois minutes et que je
me rendais évidemment au lieu dit très exactement à cette
heure d’une précision qu’il est inutile de commenter, je
réalisais que mon hôte avait voulu, par extrême politesse, me
mettre à l’aise. Le train qui desservait la station arrivait à 15 h
et il fallait 2 minutes pour aller de la gare au lieu du rendez-
vous. S’il m’avait invité pour 15 h j’aurais du courir pour être
à l’heure, pour 15 h 15 par exemple j’aurais du tourner en rond
12 minutes !
J’ai donc eu l’occasion de visiter assez systématiquement les
plus grandes universités du pays (à Tokyo, Yokohama,
Nagoya, Kyoto, Osaka) et d’y participer à des discussions que
je ne crois pas avoir été banales ou limitées aux questions
« techniques » (économie savante, économie politique etc.)
comme les Japonais les imposent généralement à leurs hôtes
étrangers (dans l’intention non cachée de tirer profit des autres
sans rien donner). Ce que je crois en avoir compris c’est que
les certitudes complaisantes que le masque du conformisme
suggère sont moins solides qu’on ne le pense souvent. Entre
autre « un certain complexe d’infériorité » envers la Chine m’a
semblé revenir avec fréquence : nous avons loupé notre
modernisation, ayant singé les Occidentaux, les Chinois feront
mieux (la seconde partie est peut être discutable, mais c’est là
une autre question).
Le chinois reste la langue de référence culturelle, un mauvais
anglais n’étant utilisé que pour les relations commerciales.
L’un de mes livres me paraissant de visu imprimé plutôt en
chinois qu’en japonais mon traducteur me dit avec fierté : c’est
un livre important, je l’ai donc écrit comme l’Empereur écrit
son discours annuel à la Diète, en japonais certes mais
exclusivement avec des caractères chinois ! Une autre fois,
invité à discuter avec le directeur d’un grand journal (tirage
énorme de plusieurs millions par jour), surpris que son anglais
était totalement insuffisant, lui demandant « vous ne
connaissez pas de langue étrangère ? », j’encaissais la réplique
à ma question stupide : « oui, comme tout le monde, le chinois
et le coréen » ! Néanmoins le rapprochement avec la Chine
que cette ligne de pensée pourrait inspirer reste fort difficile.
D’abord parce que le capital qui domine le Japon reste ce qu’il
est; comme tout capital dominant impérialiste. Ensuite parce
que les Chinois et les Coréens le savent, au delà même de leur
méfiance – justifiée – à l’égard de la puissance ennemie d’hier.
L’Europe
L’amorce d’un changement aurait-elle plus de chances en
Europe qu’aux Etats Unis ou au Japon ? Je le pense –
intuitivement – sans sous estimer néanmoins les difficultés
tenant à la diversité « des Européens », et voudrais tenter de
m’en expliquer ici.
La première raison de cet optimisme relatif tient au fait que les
nations de l’Europe ont une histoire riche et variée, dont
témoigne l’incroyable accumulation de ses vestiges médiévaux
imposants. Mon interprétation de cette histoire n’est
certainement pas celle de l’eurocentrisme dominant, dont j’ai
rejeté (et je pense réfuté) les mythes, développant en
contrepoint la thèse que les mêmes contradictions propres à la
société médiévale qui ont été dépassées par l’invention de la
modernité opéraient ailleurs. Néanmoins je rejette avec autant
de détermination les élucubrations « anti européennes » de
certains intellectuels du tiers monde qui veulent se convaincre
sans doute que leurs sociétés étaient plus riches, plus avancées,
et même meilleures que celles de l’Europe médiévale
« arriérée ». C’est oublier que le mythe du Moyen Age arriéré
est lui même le produit du regard ultérieur de la modernité
européenne. En fait si l’histoire prémoderne de l’Europe n’est
pas meilleure que celle d’autres régions du monde – les
parcours historiques sont même plus semblables que beaucoup
le pensent, à mon avis – elle n’est certainement pas davantage
« pire » ou « inférieure ». Et en tout état de cause ayant franchi
la première le seuil de la modernité l’Europe a acquis depuis
des avantages qu’il me paraît absurde de nier.
L’Europe est bien entendu diverse, en dépit d’une certaine
homogénéisation en cours et du discours “européen”.
Beaucoup d’Européens observateurs des spécificités des autres
sans les réduire au dénominateur commun du qualificatif creux
d’oriental s’emploient néanmoins à rapporter les différences
observées à des « modèles » européens pris pour référence –
eurocentrisme oblige. On dit alors par exemple que le Japon
est la Prusse de l’Asie. J’ai eu le bonheur de discuter de ces
problèmes concernant le général et le particulier dans l’histoire
avec des intellectuels d’Asie (de Chine et du Japon pour être
plus précis) dont les réflexions m’ont fortement intéressé,
entre autre parce qu’ils inversaient spontanément les termes de
la comparaison et voyaient par exemple dans l’Allemagne un
modèle japonais, dans la France et la Russie des « Chine de
l’Europe »… Cette inversion, qui n’était pas toujours
subconsciente mais bel et bien réfléchie, oblige à penser en
termes universels tant les généralités que les particularités.
C’est la méthode que je m’efforce de mettre en œuvre. Dans
cette Europe diverse quels sont les éléments positifs et négatifs
du point de vue du potentiel de changement ?
L’Angleterre et la France sont les initiateurs de la modernité,
les deux sociétés qui l’ont construite systématiquement. Cette
affirmation un peu brutale ne signifie pas que cette modernité
n’ait pas eu des racines antérieures, en particulier – pour
l’Europe - dans les villes italiennes puis aux Pays Bas. Les
contributions de l’Angleterre et de la France dans la
construction de la forme définitive de la modernité capitaliste
loin d’être similaires se sont déployées selon des axes
différents même si on peut les lire comme ayant été peut être
finalement complémentaires.
L’Angleterre a traversé une période fort tumultueuse de son
histoire à l’époque de la naissance des rapports capitalistes
(mercantilistes) nouveaux; elle s’est transformée de la « Merry
England » médiévale dans la triste Angleterre puritaine, a
exécuté son Roi et proclamé la République au XVIIe siècle.
Puis tout s’est calmé; elle a franchi l’étape de l’invention de la
démocratie moderne, bien que censitaire, au XVIIIe, siècle
puis au XIXe siècle celle de l’accumulation ouverte par la
révolution industrielle sans conflits majeurs. Non sans luttes
de classes certes, qui culminent avec le chartisme au milieu du
siècle dernier, mais sans que ces luttes ne se politisent au point
de remettre en cause le système dans son ensemble. Et ce
caractère paraît bien se prolonger jusqu’à nos jours. La France
par contre franchit les mêmes étapes à travers une série
ininterrompue de conflits politiques violents. C’est la
révolution française qui invente les dimensions politiques et
culturelles de la modernité contradictoire du capitalisme, c’est
en France que des luttes des classes populaires, pourtant
beaucoup moins clairement cristallisées que dans l’Angleterre
des seuls véritables prolétaires de l’époque, se politisent dès
1793, puis 1848, en 1871, et encore plus tard en 1936 autour
d’objectifs socialistes au sens fort du terme. Il n’y a pas eu de
1968 en Angleterre. Il y a certes beaucoup d’explications qui
ont été données à ces parcours différents. Marx y fut très
sensible et ce n’est pas un hasard s’il a porté l’essentiel de son
attention à l’analyse de ces deux sociétés, pour proposer une
critique de l’économie capitaliste à partir de l’expérience de
l’Angleterre et une critique de la politique moderne à partir de
celle de la France.
Le passé britannique explique peut-être le présent : la patience
avec laquelle le peuple britannique supporte la dégradation de
sa société. Depuis les trains (qui parcourent le trajet Londres-
Edinbourg en 5 heures et demi, autant qu’au temps de Marx
qui s’en émerveillait !), les appartements mal chauffés, la mal
bouffe triomphante, la pauvreté visible, la détérioration de
l’éducation. Il est vrai que l’enseignement avait toujours été en
Angleterre plus inégal qu’en France ou en Allemagne et
longtemps réservé à la seule aristocratie, qui a donné un ton
snob qui persiste dans ses grandes universités (Oxford et
Cambridge). L’Angleterre industrielle était en retard par
rapport à la France et à l’Allemagne dans les domaines de
l’éducation primaire et même de l’alphabétisation ordinaire.
Certes l’Angleterre contemporaine se situe dans certains
domaines à la pointe de la recherche. Mais à côté de cela que
de conventionalisme creux, notamment dans les sciences
sociales. Tout cela m’a convaincu qu’à l’origine de la
dégradation se situe non pas tant le « déclin de l’Empire » et
celui de l’industrie (celui ci est plus une conséquence que la
cause du mal) que le peu d’attachement des Britanniques aux
valeurs d’égalité. Le Labour Party dans l’après guerre
immédiat avait tenté de remonter la pente. Cette page paraît
être tournée. Peut être cette passivité s’explique-t-elle par le
report sur les Etats Unis de la fierté nationale britannique. Les
Etats Unis ne sont pas pour les Britanniques un pays étranger
comme les autres; ils restent leur enfant prodigue et quelque
peu monstrueux; et on sait que depuis 1945 l’Angleterre a fait
l’option de se situer inconditionnellement dans le sillage de
Washington. L’extraordinaire domination mondiale de
l’anglais aide à vivre ce déclin sans peut être même en
ressentir l’ampleur. Les Anglais revivent leur gloire passée par
procuration à travers les Etats Unis. La Grande Bretagne reste
une puissance clé pour l’avenir de l’Europe.Et si une bonne
partie de sa « nouvelle gauche » a glissé à droite sans état
d’âme – mais ici encore le phénomène est très général dans
toute l’Europe – une pléiade d’intellectuels britanniques qui ne
sont pas des « dinosaures » pour quiconque voit que le chaos
néo libéral n’a pas d’avenir contribuent activement au
renouveau d’une pensée critique. C’est évidemment le cas
d’Eric Hobsbawn, et de quelques autres.
De surcroît Londres est à mon avis l’une des trois seules
métropoles mondiales, avec Paris et New York. La ville par
elle-même est à mon goût d’une laideur banale, produite par
les destructions et l’absence de goût de son capitalisme
victorien précoce. Mais elle est une capitale cosmopolite
authentique. Toutes les autres capitales du premier monde,
Berlin, Rome, Madrid, Tokyo sont provinciales en
comparaison des trois seules cités mondiales. Il en est de
même des mégapolis du tiers monde, qu’il s’agisse de Beijing,
de Mexico ou de Sao Paulo, du Caire ou de Bombay. Le
nombre des étrangers ne constitue pas le critère de mon
classement; il y a beaucoup de travailleurs immigrés dans tout
le premier monde. Le cosmopolitisme des trois capitales du
monde plonge ses racines dans l’histoire, et pas seulement
coloniale et impériale. On ne peut pas comprendre Paris sans
connaître le rôle que cette ville a rempli dans la peinture
moderne universelle par exemple. On ne peut pas dire
connaître le monde londonien d’aujourd’hui et ignorer la
contribution des étrangers, ne pas avoir pris la température des
problèmes auprès de ces innombrables Africains et Asiatiques
qui vont et viennent à Londres comme d’autres à Paris. La
question de la coexistence avec les nouvelles masses de
travailleurs immigrés constitue un tout autre problème. La
tendance générale est à leur ghettoisation. Encore faut-il ici
faire des nuances. En Angleterre, en Allemagne comme aux
Etats Unis avec les Noirs et les « hispaniques », la séparation
est plus fortement marquée qu’elle ne l’est en France. Il suffit
pour s’en convaincre de regarder les sorties d’écoles
(mélangées en France, presque jamais ailleurs) ou le nombre
relatif des couples mixtes. Les effets de la doctrine
assimilationiste de la tradition française – hélas attaquée
aujourd’hui au nom de cet absurde droit réactionnaire à la soit
disant « différence » - tranchent avec ceux des traditions
« communautaristes », ou même « ethnicistes ». Les sondages
d’opinion sont ici particulièrement trompeurs; démentis par les
faits réels.
L’histoire n’est néanmoins pas plus parvenue à son terme en
Grande Bretagne qu’ailleurs. Mais mon sentiment est que ce
pays ne pourra rejoindre le train du changement que si et
lorsqu’il coupera le cordon ombilical qui l’attache aux Etats
Unis. Je n’en vois pas, pour le moment, le moindre signe. J’ai
posé cette question difficile à Hobsbawn, qui m’est apparu
partager mes craintes. L’Allemagne le pourrait-elle ? Le
parallèle que j’ai fait plus haut entre ce pays et le Japon, tous
deux brillants seconds des Etats Unis et constitutifs de la
véritable triade – le G3 – (Etats Unis, Allemagne, Japon plutôt
que Amérique du nord, Europe, Japon) ne le suggérait pas.
Ni l’Allemagne, ni l’Italie, ni la Russie ne seraient parvenus à
la modernité capitaliste sans les brèches ouvertes par
l’Angleterre et la France. Je ne veux pas dire par là que les
peuples de ces pays auraient été pour quelque raison
mystérieuse incapables de cette invention, réservée au seul
génie anglo-français. Je veux dire que les potentialités d’une
invention analogue n’étaient ici qu’analogues à celles disons
des autres régions du monde – Chine, Inde ou Japon par
exemple. Mais une fois entré dans la modernité capitaliste
chaque peuple en façonne les modalités à sa manière, que sa
position dans celle-ci soit celle d’un centre nouveau (cas des
pays européens mentionnés et du Japon) ou celle d’une
périphérie dominée.
Je lis l’histoire de l’Allemagne – et des autres – à la lumière de
cette option de méthode fondamentale. Je m’explique de cette
manière que le nationalisme allemand, mis en œuvre par les
ambitions prussiennes, ait compensé la médiocrité de la
bourgeoisie, que Marx déplorait. Le résultat n’a pas été
seulement une forme autocratique de gestion de ce nouveau
capitalisme, qui au demeurant et en dépit de la tonalité
ethniciste sur laquelle il fondait son recours au nationalisme
(faisant contraste avec les idéologies universalistes anglaise et
surtout française puis russe) n’est pas parvenu à rassembler
tous les Allemands (d’où l’éternel problème de l’Anschluss
autrichien non résolu jusqu’ici). Il a été aussi un facteur
favorable à la dérive criminelle et démentielle du nazisme.
Mais il a été également, après le désastre, un motif puissant de
la construction de ce que certains ont qualifié de « capitalisme
rhénan », soutenu par les Etats Unis pour les raisons que j’ai
évoquées plus haut. Une forme capitaliste qui a délibérément
opté pour une démocratisation copiée du modèle anglo-franco-
américain. Mais qui reste sans racines historiques locales
profondes, compte tenu de la vie brève de la République de
Weimar (le seul moment démocratique de l’histoire
allemande) et des ambigüités pour le moins qu’on puisse dire
du socialisme de la RDA. Beaucoup d’amis allemands ont
confirmé mon sentiment sur le sujet, en particulier mon ami
très cher de l’ex RDA, Joachim Wilke, mais aussi dans une
certaine mesure le regretté Otto Kreye et de ses co- équipiers
de Starnberg, Elmar Altvater, Wolfgang et Frieda Haug et
d’autres.
Mon explication est historique, elle n’est pas « atavique » et
l’histoire ne connaît pas de fin. Or l’Allemagne est aujourd’hui
confrontée à des problèmes graves. Car le « capitalisme
rhénan » n’est pas le « bon capitalisme » par contraste avec le
modèle libéral extrémiste anglo-saxon ou l’étatisme de la
France « jacobine ». Chacun est différent, mais tous sont
malades de la même maladie, celle du capitalisme parvenu à
un stade tardif caractérisé par la prédominance de ses aspects
destructifs. Face à ce défi que peut-on imaginer des réactions
allemandes possibles ?
A court terme la position de l’Allemagne – dans la
mondialisation sous hégémonie américaine, comme celle du
Japon – paraît confortable. Et la reprise d’une expansion vers
l’Est, par une sorte de latino américanisation de la Tchèquie,
de la Pologne, de la Hongrie, des pays baltes, de la Slovénie,
de la Croatie – l’os et la viande jetés à l’Allemagne par les
Etats Unis, peut nourrir l’illusion que le choix de Berlin est
durable. Cette option se satisfait sans problème d’une
démocratie de basse intensité et de médiocrité économique et
sociale, confortés par les choix du système européen de
Maastrich et de l’euro. Mais il ne faut pas exclure, dans le cas
d’un entêtement des classes politiques de la droite classique
chrétienne et libérale et de la gauche social démocrate à
poursuivre dans cette voie sans issue, l’émergence de
populismes de droite, fascisants sans être pour autant des
remake du nazisme de l’entre deux guerres, dont Haider en
Autriche n’est hélas que le prototype. Le trio Berlusconi-Fini-
Bossi en Italie ne vaut pas mieux. Les succès électoraux du
Front national en France témoignent de la réalité du danger
général en Europe. En France la tradition bonapartiste
triomphe à nouveau avec Sarkozy qui interprète dans ce sens
la très réactionnaire constitution de la cinquième république
(cf S. Amin, Le virus libéral, 2003). A plus long terme, dans
cette perspective, les difficultés de l’Allemagne devraient
s’aggraver et non s’atténuer. La fragilité allemande se résume
en deux mots : une démographie déclinante (dans un quart de
siècle l’Allemagne ne pèsera pas plus que la France et la
Grande-Bretagne), une capacité inventive fort limitée. Le
système éducationnel allemand produit de bons agents
d’exécution, peu de capacités créatives comme me le faisait
remarquer Joachim Wilke qui constatait que son petit pays
malade (la RDA) était meilleur sur ce plan que la prospère
République fédérale. Les atouts économiques actuels de
l’Allemagne reposent sur des productions industrielles
classiques (mécanique, chimie) qui incorporent de plus en
plus, pour se moderniser, du software inventé ailleurs. Et
l’Allemagne, qui déclare vouloir ouvrir ses portes aux
informaticiens et mathématiciens indiens, le reconnaît. Alors ?
Que se passera-t-il ? Les générations passent et le passé
négatif s’estompe. Rien n’interdit de penser une réaction
positive du peuple allemand prenant conscience qu’il lui faut
amorcer un changement hors des sentiers battus. Je crois que si
la France et la Russie reprennent plus d’initiative un autre
avenir pour l’Europe devient possible. Ce choix pourrait tout
autant entraîner une reprise de mouvements positifs amorcés
dans les Europe méditerranéenne et nordique, mais vite
avortés.
L’Europe du Sud s’était un moment propulsée au centre de la
réflexion (et de l’action) critique, à partir du « long 1968 » des
années 1970. Je suivais d’aussi près que possible ces
développements, visitais avec assiduité l’Italie de l’époque,
soutenu par les réseaux du Manifesto à partir de 1970- 1972
(Luciana Castellina, Rossana Rossanda, Lucio Magri,
Valentino Parlato), de la gauche critique, de la Fondation Lelio
Basso – j’avais bien connu Lelio à l’époque de ses
interventions actives en faveur des mouvements de libération-
de Punto Rosso (Giorgio Riolo, Luigi Vinci) et tant d’autres.
La puissance du mouvement était suffisante pour influencer
d’une certaine manière l’Etat de « centre gauche » de
l’époque, en dépit du renfermement du PCI sur lui même qui
ne promettait rien de bon. C’est ainsi que le Forum du Tiers
Monde est parvenu à obtenir un soutien (y compris financier)
de l’Etat italien – grâce au dynamique Guiseppe Santoro,
éliminé par la suite dans une opération plus que douteuse de
cette « justice » qu’on dit « indépendante » et qui en Italie,
comme en France, déploie probablement une stratégie
systématique de destruction de l’indépendance politique de la
gauche. Le magnifique colloque organisé à Naples dans le
Castel del Uovo en 1983 dont j’ai parlé plus haut (page 165) a
été l’un des produits de cette sympathie exprimée par l’Italie
officielle pour une autre politique envers le Sud que celle qui
dominait dans les autres pays du Nord. Tiers mondisme peut
être, comme celui du Portugal, de la Grèce et de la Suède.
Néanmoins exceptions en Europe.
Côtés personnels et parfois amusants de ma fréquentation de
l’Italie. Invité à signer le protocole de soutien financier au
Forum du Tiers Monde, mes hôtes romains – Andreotti lui
même accompagné d’autres personnalités – me reçoivent dans
un hôtel d’une incroyable splendeur sur la côte près de
Naples : superbe monastère ancien aménagé, salles de bains
plongeant sur la mer qu’on pouvait admirer allongé dans une
baignoire-piscine etc. Au dîner la table voisine était occupée
par deux hommes, Borsalino conservés pendant le dîner,
souliers blancs, discutant à voix basse, accompagnés de deux
femmes blondes d’une belle vulgarité. La mafia, ici version
caricature, est toujours présente. En Sicile, j’ai traversé avec
mon ami Nicola Cipolla et le maire de Palerme le village
célèbre de Corleone, par une après midi chaude, rues désertes,
mais avec la certitude que notre passage était enregistré par les
yeux qui derrière les volets clos ne cessent d’observer ! Mais
la Sicile n’est pas seulement le pays de la mafia. Elle est aussi
celui de ceux qui lui ont résisté et, en 1944, ont été massacrés
avec la complicité ouverte des autorités américaines, et pour
lesquels un monument original a été érigé : de magnifiques
blocs de pierre sur les lieux où chacune de la centaine des
victimes est tombée. Une idée d’une grande beauté.
Parcourrue de Palerme à Catane, avec arrêt prolongé dans
cette curieuse « plaine des Albanais », en visite avec Giorgio
Riolo qui en est originaire par sa famille où l’on parle encore
l’albanais. La Sicile est aussi la seule province de l’Italie qui
donne le sentiment d’être ailleurs que dans ce pays : la
conjonction des trois cultures, latine, byzantine et arabe n’a de
pareille nulle part ailleurs dans l’ensemble méditerranéen. Une
rencontre qui a produit un moment de richesse culturelle
exceptionnelle. Mon souvenir le plus ému d’Italie est le
« diplôme » que m’ont décerné en 1975 les mineurs de
Sardaigne. Leur association culturelle avait choisi de
récompenser mon « Développement inégal ». Qu’une
association de ce genre – qui ailleurs consacre généralement
un poète régional ou un archéologue amateur du coin – fasse
un choix comme celui-ci témoigne du sérieux de la politisation
de l’époque.
Cette belle page de l’histoire de l’Italie est sans doute tournée.
On ne peut alors que se poser les questions relatives aux
faiblesses de la société qui l’ont permis. Un sens civique
national peu développé pour le moins qu’on puisse dire et que
notre amie Carla de Benedetti explique par le fait que les
maîtres des Etats italiens ayant été le plus souvent des
étrangers les peuples concernés ne voyaient en eux que des
adversaires à tromper autant que possible. La nation italienne
– qui existe – n’a pas encore suffisamment surmonté ce
handicap et, peut être que, fragilisée de ce fait, elle a laissé
encore la porte ouverte à cette incroyable involution que
représente la « Ligue Lombarde ». Cette catastrophe s’articule
sur l’émergence d’un populisme qui se nourrit de la remontée
à la surface du fond fasciste. En Italie comme en France la
libération aux temps de la seconde guerre avait été également
une quasi guerre civile. De ce fait les fascistes furent
contraints de se cacher dans les décennies qui ont suivi 1945
mais ils n’avaient jamais véritablement disparu. Néanmoins
une telle involution est difficilement imaginable sans faire
appel aux deux raisons suivantes. D’abord l’évolution de
l’économie du pays qui, en dépit de son « miracle » qui avait
assuré aux Italiens jusqu’à la crise en cours un niveau de vie
meilleur que celui des Britanniques, demeure fragile. Une
fragilité sur laquelle les discours parfois dithyrambiques sur la
« troisième Italie » et son « capital social » exceptionnel
restent trop silencieux. Mais ensuite par ce que l’intégration
européenne telle que conçue (depuis Maastricht surtout) a
flatté la dérive et ses illusions. L’option européenne sans
réserves qui a conquis tout l’espace politique italien est à mon
avis le responsable principal de la voie sans issue dans laquelle
le pays s’est engagé.
Le même ralliement frénétique et sans réflexion au projet
européen tel qu’il est a fortement contribué à faire avorter le
potentiel de radicalité éventuelle des mouvements populaires
qui ont mis un terme aux fascismes en Espagne, au Portugal et
en Grèce.
Ce potentiel était, il est vrai, limité en Espagne où le
franquisme est simplement mort de la belle mort de son chef
tandis que la transition avait été bien préparée par cette même
bourgeoisie qui avait constitué l’épine dorsale du fascisme
espagnol. Les trois composantes socialiste, communiste et
anarchiste du mouvement ouvrier et populaire avaient été
déracinées par une dictature demeurée sanglante jusque tard
dans les années 1970 (on fusillait encore à cette époque), une
dictature soutenue par les Etats Unis en échange de son anti
communisme et de la concession de bases aux forces
américaines. En 1980 l’Europe posait comme condition à
l’adhésion de l’Espagne à l’Europe de la Communauté son
entrée dans l’OTAN, c’est à dire la formalisation définitive de
sa soumission à l’hégémonisme de Washington ! Le
mouvement ouvrier n’en a pas moins tenté de jouer un rôle
dans la transition, par le canal de ses « commissions
ouvrières » constituées dans la clandestinité au cours des
années 1970, que je rencontrais dès que cela fut possible. La
Izquierda Unida et ses héritiers sont des amis toujours actifs. Il
était malheureusement évident que faute d’avoir pu rallier le
soutien des autres segments des classes populaires et
intellectuelles cette aile radicale du mouvement ne pouvait pas
arracher à la bourgeoisie réactionnaire la maîtrise de la
transition. On comprend alors le désarroi, puis la dérive peut
être même, d’anciens communistes comme Jorge Semprun
(qui m’invitait à Madrid alors qu’il était ministre de la culture)
ou Fernando Claudin (une ancienne connaissance de l’époque
de son exil en France).
Par contre, le potentiel radical des forces qui ont véritablement
abattu le fascisme au Portugal et en Grèce n’était en aucune
manière négligeable.
La révolte des forces armées qui a mis un terme au salazarisme
en avril 1974 a été suivi d’une gigantesque explosion
populaire dont l’épine dorsale était constituée par les
communistes tant du PC officiel que du maoisme.
L’atmosphère de Lisbonne, visitée dès l’été 1974, en
témoignait. Reçus par la famille amie depuis Bamako des Da
Nobrega, nous visitions Isabelle et moi cette magnifique ville
de Lisbonne. Ce fut pour moi l’occasion de discuter avec
beaucoup des dirigeants populaires de l’époque, en particulier
avec Otelo Carvalho, et de mesurer l’effet que la lecture de
mes ouvrages avait pu avoir sur la formation de leur pensée
stratégique. Carvalho animait la tendance mondialiste-
internationaliste du groupe dirigeant portugais et se méfiait – à
juste titre – de « l’Europe » telle qu’elle est. La défaite de cette
tendance au sein même du groupe dirigeant et l’arrestation de
Carvalho me valurent quelque temps plus tard une curieuse
réception à Lisbonne. La police de l’aéroport hésitait à me
laisser entrer. Je leur suggérais de téléphoner à la Présidence,
ce qui fut fait. Admis, le surlendemain le président Eanes me
recevait et m’expliquait (ou tentait de le faire) que les choix
« européen » et « internationaliste » n’étaient pas
contradictoires. Pas très convaincant. Le retournement faisait
le jeu de la droite et allait substituer à la dominance de
Lisbonne et du Sud où la gauche est plus forte celle des
paysans catholiques traditionnels du nord qui fournissent
l’essentiel des émigrants portugais en Europe. Le leadership de
la gauche passait de ce fait à des socialistes fort peu téméraires
pour le moins qu’on puisse dire. Depuis, le pays politique s’est
endormi à nouveau d’un sommeil profond et ce qui reste des
mouvements révolutionnaires vit dans la nostalgie des années
1974-1975. Ce n’est pas un hasard si la maison d’édition qui
m’a publié en portugais (animée par les camarades actifs de
Abril em Maio, Bruno da Ponte, Rodrigues Martines et Ana
Barradas) a choisi de s’appeler « O Dinosauro ».
En Grèce également le choix en faveur de l’Europe telle
qu’elle est ne s’imposait pas d’évidence au lendemain de la
chute des colonels. Le peuple grec n’avait pas oublié que ce
régime fasciste avait précisément été soutenu par les Etats
Unis et l’Europe – même si la France accueillait, au titre de
réfugiés politiques, un bon nombre d’intellectuels. Je faisais
leur connaissance à l’Université de Vincennes et mes liens
d’amitié avec Kostas Vergopoulos remontent à cette époque.
Parmi eux le regretté Nicos Poulantzas. Je devais les retrouver
ainsi que d’autres dans des positions dirigeantes à Athènes.
Andreas Papandréou, fondateur du Pasok qui allait gagner les
élections de 1980 avait été lui même – pendant son exil
canadien – le traducteur en grec de mon « Accumulation à
l’échelle mondiale ». Les options internationales qu’il faisait à
l’époque n’étaient donc pas sans fondement réfléchi. Et même
si les communistes des deux partis (de l’intérieur et de
l’extérieur) exprimaient des réserves à l’égard de la personne
de Papandréou – dirigeant de style « patriarcal » - et de
l’hétéroclisme du Pasok, ils partageaient tous ensemble
l’héritage de l’EAM. Pendant la seconde guerre mondiale le
PC était parvenu ici, comme en Yougoslavie, à constituer
autour de lui le front unique antifasciste. De ce fait la Grèce et
la Yougoslavie sont les deux seuls pays qui n’ont pas
seulement « résisté » comme d’autres aux envahisseurs
allemands, mais n’ont jamais cessé de conduire une véritable
guerre qui a joué un rôle décisif dans l’effondrement
instantané des armées italiennes en 1943 et fixé sur leurs
territoires d’importantes armées allemandes. Or la résistance
grecque, devenue révolution en 1945, a été battue par
l’intervention des Etats Unis et de la Grande Bretagne. La
droite grecque mise en place par ce moyen, avec l’approbation
de l’Europe occidentale, non seulement n’avait aucun titre de
résistance à exhiber, mais est de surcroît responsable de
l’intégration de leur pays dans l’OTAN (aux côtés de la
Turquie !) dans le cadre duquel s’inscrit le projet européen tel
qu’il est. Que les classes populaires grecques et leurs
leaderships politiques aient été méfiants à l’égard des avances
faites par la CEE à partir de 1980 n’est donc ni difficile à
comprendre, ni sans fondement.
La grande crise dans laquelle le capitalisme mondialisé est
désormais entré, et la stratégie mise en œuvre par les
monopoles financiers dominants (transférer le poids de la crise
sur les partenaires fragiles du système, entre autre la Grèce en
l’occurrence) doit faire réfléchir sur l’erreur stratégique de
ceux qui ont pensé, en Grèce et ailleurs, que l’adhésion au
projet européen leur offrait une chance historique inespérée.
Les difficultés économiques éprouvées par la Grèce du Pasok
– passablement isolée – combinées aux pressions européennes
ont fini par éroder les espoirs placés dans l’option
internationaliste, « neutraliste », à tonalités « tiers mondistes ».
Peu à peu donc la Grèce évoluait en direction de son
intégration dans la nouvelle Europe, une intégration qui à son
tour a renforcé la bourgeoisie de ce pays, de type compradore
« cosmopolitique » (au sens négatif du terme) dont les
armateurs (parfois véreux) sont les modèles types, et face à
laquelle le Pasok est devenu un parti socialiste impuissant,
comme ailleurs en Europe. Il reste néanmoins quelques arrêtes
dans la gorge du peuple grec : la position dominante de la
Turquie dans le système régional de l’OTAN (qui lui a
pardonné sans grand émoi son agression contre Chypre),
l’agression de l’OTAN contre la Yougoslavie. Les médias
dominants présentent les protestations du peuple que comme
le produit d’une « solidarité orthodoxe ». Cela les dispensé
d’analyser la réalité, c’est à dire la contradiction ressentie par
ce peuple grec entre le discours démocratique de l’Europe et
son alignement américain archi réactionnaire.
J’ai assisté à un basculement de même type dans la petite île
de Malte. Pays curieux et sympathique, de langue arabe et de
religion catholique revenue avec la Reconquista et l’ordre de
Malte. Le souvenir du passé est suffisamment vivant pour que
les Maltais désignent le carème chrétien de l’avant Pâques de
« ramadan ». Les quelques mots anglais de la langue courante
ont été totalement arabisés, les pluriels « cassés » : on dit
« cash » (paiement comptant) et au pluriel « cawash » ! (le
lecteur arabe comprendra !). Un parti de gauche populaire (le
Parti du Travail – « Labour Party ») plus radical que les
membres de la famille socialiste, teinté de communisme,
majoritaire, nourrissait l’espoir d’un rapprochement réel avec
le monde arabe. Le mépris dans lequel les Anglais tenaient ce
peuple « demi-arabe » favorisait peut être ce sentiment. Mais
les Etats arabes – tout à fait insensibles – n’ont jamais répondu
aux attentes des Maltais, dont le seul souvenir est pour eux
celui de ces colons de seconde zone venus dans les fourgons
de l’armée britannique. Invité en 1991 par son leader Mifsud
Bonnici à discuter de ces problèmes par la direction politique
du parti et du gouvernement, je sentais le vent tourner. Malte
pourrait-elle résister aux sirènes européennes ? Quelques mois
plus tard la nouvelle majorité de droite catholique optait pour
l’Europe. Chypre a finalement succombé de la même manière,
après que l’époque du patriarche Makarios, ami de l’Union
Soviétique et de Nasser, fût révolue. Le peuple de Chypre doit
le regretter aujourd’hui.
Pour des raisons sans doute différentes les pays nordiques ont
maintenu jusqu’à tardivement des attitudes de méfiance à
l’égard du projet européen tel qu’il est. La Suède était hors
OTAN, par son choix propre, la Finlande par obligation, tandis
que la Norvège et le Danemark optaient pour l’OTAN.
C’est la Suède qui, sous la conduite d’Olof Palme, tentait de
faire avancer le plus loin possible une option mondialiste –
internationaliste – neutraliste. Je ne reviendrai pas ici sur ce
que j’ai dit ailleurs (Memoirs, p 232-33) concernant mon
contact précoce avec ce pays, ma participation à la Conférence
sur l’environnement (1972), mes rapports avec Olof Palme et
la SAREC (à partir de 1975), les séries de conférence que je
donnais dans les universités du pays. La Suède présentait alors
une figure très particulière en Europe que je résumais dans une
phrase brève : « Une Union soviétique civilisée ». Je voulais
dire par là que son option « étatiste-socialiste » comme son
sens de l’internationalisme tranchaient sur les tendances
dominantes ailleurs dans les forces social- démocrates
d’Europe. Les amis nombreux que je me suis fait en Suède ont
été rencontrés à cette époque turbulente. L’ami Rolf Gustavson
qui m’avait introduit dans tous ces milieux est passé au
libéralisme. Le FTM doit beaucoup à l’ami Gerhard Hulcrantz
qui a toujours passionnément défendu notre dossier auprès de
la Sarec.
Le retournement a donc été brutal à partir de l’option
européenne du pays et le glissement à droite de sa social
démocratie, non moins rapide. Le discours à la mode est
connu : le temps du Welfare State est passé, il nous faut être
comme les autres Européens etc. Rien d’original dans toutes
ces billevesées. Ce retournement oblige néanmoins à réfléchir
sur les points faibles de l’expérience exceptionnelle de la
Suède : le rôle peut être trop personnel de Palme, les illusions
de la jeunesse qui, longtemps enfermée dans ce pays
relativement très isolé, découvrait tardivement le monde avec
une bonne dose de naïveté après 1968, mais aussi le passé
terne pendant la seconde guerre mondiale, longtemps caché.
La Norvège, la Finlande, les Pays Bas, ont mieux résisté
semble-t-il, pour des raisons diverses. Les institutions de ces
trois pays avaient donc, dans le passé, apporté leur soutien
généreux au Forum.
La société norvégienne constituée de petits paysans et
pêcheurs, sans la présence d’une classe aristocratique analogue
à celle de la Suède et du Danemark, est particulièrement
sensible, de ce fait, au thème de l’égalité. Ce qui explique sans
doute la puissance relative de son parti de gauche
(communiste) AKP et l’option radicale de sa social démocratie
qui jusqu’à ce jour résiste à sa manière aux syrènes
européennes et néo libérales. Les Verts sont apparus dans ce
pays avant les autres, et le norvégien Johan Galtung a été un
pionnier de l’idéologie écologique. Je me dois de mentionner
ici le nom de Tertit Aasland qui a défendu avec lucidité le
dossier du Forum auprès de la NORAD, dans l’idée de
renforcer la tendance mondialiste universaliste active dans
l’opinion publique. En contrepoint l’appartenance du pays à
l’OTAN et l’aisance financière que lui procure le pétrole de la
Mer du Nord (une aisance toujours un peu corruptive à la
longue) freinent certainement ces tendances positives.
L’indépendance que la Finlande a obtenu sans combat pendant
la révolution russe (Lénine l’avait acceptée sans la moindre
réticence) était moins le produit d’une volonté unanime qu’on
ne le dit souvent. Le grand duché bénéficiait déjà dans
l’Empire russe d’une très large autonomie jugée satisfaisante
par l’opinion d’alors; et ses classes dirigeantes servaient le
Tsar avec autant de sincérité que celles des pays baltes (la
statue du Tsar à Helsinki n’a jamais été déboulonnée). Les
classes populaires elles, n’ont pas été insensibles au
programme de la révolution russe.. C’est pourquoi
l’indépendance ne réglait pas les problèmes du pays, qui ne le
furent qu’au terme d’une guerre civile interne, finalement
gagnée de justesse par la réaction (avec l’appui de
l’Allemagne impériale puis des Alliés), qui devait plus tard
glisser vers le fascisme dont elle fut l’alliée pendant la seconde
guerre mondiale. Cependant, compte tenu de ce qu’allait
devenir l’Union Soviétique, l’indépendance de la Finlande a
certainement été finalement positive. Ce qu’on appelle la
« finlandisation » que la propagande de l’OTAN présentait
comme un statut inacceptable n’était en fait qu’un neutralisme
(certes imposé à l’origine par le traité de paix) qui aurait pu
constituer l’une des bases d’une reconstruction européenne
meillleure que celle du projet atlantiste. La présence
jusqu’aujourd’hui d’une gauche finnoise regroupée sous la
bannière d’une « alliance de gauche » (Left Wing Alliance)
avec les dirigeants de laquelle j’ai eu l’occasion de discuter de
tous ces problèmes est, à mon avis, l’expression de ce
potentiel qui n’a pas disparu. Les pressions européennes, qui
l’ont emporté sur le terrain monétaire (par la participation de
la Finlande à l’euro), parviendront-elles à ronger cet héritage
historique intéressant ?
Peut-on attendre quelque chose du Danemark, dont l’économie
dépend trop largement de celle de l’Allemagne? Cette
dépendance est vécue un peu névrotiquement, comme en ont
témoigné les votes successifs ambigus et confus sur la
question de l’Euro; mais il ne me semble pas qu’elle puisse
être remise en question par une social démocratie ici tout à fait
classique. Les amis Jacques et Hélène Hersch, comme ceux de
« l’alliance rouge-verte », sont, me semblent-ils, passablement
isolés.
On ne peut ignorer que les Pays Bas ont été à l’origine de la
révolution bourgeoise au XVIIe siècle, avant l’Angleterre et la
France. Mais la taille modeste des Provinces Unies devait
empêcher ce pays de réaliser ce que ses élèves concurrents
allaient faire. Néanmoins l’héritage de cette histoire n’est pas
perdu, loin de là. Les Pays Bas ne sont pas seulement une
démocratie qui, bien que bourgeoise, se situe à l’avant garde
de la tolérance et de la liberté. Ils sont aussi un pays
cosmopolite (au sens positif du terme) et Amsterdam est – en
petit – ce que Londres et Paris sont, des capitales mondes, non
pas tant par la prolifération – devenue banale – des restaurants
« exotiques » et des immigrés, que par son atmosphère et
quelques unes de ses institutions, qu’il s’agisse de l’ISS
(Institute for Social Studies), du TNI (Transnational Institute),
de l’Amsterdam School for Social Research. Je n’ai donc pas
été surpris de trouver dans ce pays des soutiens efficaces aux
activités du Forum (le Forum doit beaucoup à l’ami Hans
Slot). Néanmoins au plan de son système économique,
financier et monétaire, les Pays Bas évoluent désormais dans
le giron du mark/euro.
A un moment, durant les décennies 1970-1980, j’avais pensé
que la constitution en Europe d’un axe nord-sud « neutraliste »
Suède-Finlande-Autriche-Yougoslavie-Grèce était pensable et
aurait pu avoir des effets positifs tant sur les pays du noyau
européen occidental que sur ceux de l’Est. Il aurait contribué à
faire réfléchir les premiers sur leur alignement atlantiste et
peut être aurait trouvé un écho favorable en France. Hélas de
Gaulle n’était plus là et les gaullistes avaient bel et bien oublié
les réserves du général à l’encontre de l’OTAN. Un tel axe
aurait aussi peut être contribué à donner plus de chances à un
glissement des pays de l’Est européen vers des positions de
centre gauche, évitant leur chute à droite ultérieure. Ce projet
aurait amorcé la construction d’une authentique “autre
Europe”, véritablement sociale et donc ouverte sur l’invention
d’un socialisme du XXI ème siècle, respectueuse des nations
qui la composent, indépendante des Etats Unis, facilitant une
réforme digne de ce nom dans les pays soviétisés. Cette
construction était possible, en parallèle avec l’Europe de
Bruxelles, alors réduite à une Communauté économique d’une
portée encore limitée. J’étais parvenu à porter ces idées à la
connaissance de la direction de la gauche unie finlandaise, de
la direction de la social-démocratie suédoise, de Chancelier
Kreisky à Vienne, du gouvernement yougoslave et du Pasok.
J’ai même eu l’impression que l’idée ne leur déplaisait pas.
Mais il n’y a pas eu de suite.
Les gauches européennes n’ont pas pris la mesure de l’enjeu et
ont soutenu le déploiement du projet de Bruxelles. Un projet
réactionnaire dés le départ, conçu par Monnet (dont les
opinions farouchement anti démocratiques sont connues
comme on peut le lire dans le livre de JP Chevènement, La
faute de M. Monnet, 2006). Un projet fabriqué avec le Plan
Marshall par Washington pour réhabiliter les droites ( sous le
couvert de la “démocratie chrétienne”, voire fascistes) que la
seconde guerre mondiale avait condamné au silence, pour
anihiler toute portée à la pratique de la politique démocratique.
Les partis communistes l’avaient compris. Mais à l’époque
l’alternative d’une Europe “soviétique” n’était déjà plus
crédible. Leur ralliement inconditionnel ultérieur ne valait pas
mieux, quand bien même ait il été déguisé en “euro
communisme”.
Aujourd’hui non seulement l’Union européenne a enfermé les
peuples du continent dans l’impasse, bétonnée par le double
choix “libéral” et atlantiste ( l’Otan), mais encore est devenue
l’instrument de “l’américanisation” de l’Europe, substituant la
culture du “consensus” des Etats Unis à la culture politique du
conflit de la tradition européenne (cf S. Amin, Le virus libéral,
2003). Le ralliement « définitif » (pour autant que cette
qualification ait un sens) de l’Europe à l’atlantisme n’est pas
impensable. La conscience des avantages que procure
l’exploitation de la planète au bénéfice de l’impérialisme
collectif de la triade hante bien des esprits. Pour ceux là le
« conflit » avec les Etats Unis tourne autour du partage du
butin, guère plus. Ce que j’appelle « l’altermondialisme des
bobos » (pour utiliser un terme du jargon parisien qui désigne
bien les segments des classes moyennes des pays opulents en
question) exprime, avec ou sans lucidité, cette tendance. Et si
jamais le projet devait être poursuivi envers et contre tout,
alors les instances de l’Europe seraient devenues l’obstacle
principal au progrès de ses peuples. Car, et c’est ma thèse
depuis longtemps, plus la société est imprégnée des “valeurs”
du capitalisme (le marché roi, l’individu façonné par celui ci
se pensant également roi), plus difficile est leur dépassement.
La reconstruction européenne passe donc par la déconstruction
du projet en place. Cette remise en cause du projet européen-
atlantique tel qu’il est et la cristallisation d’une alternative de
construction d’une Europe à la fois sociale et non impérialiste
à l’égard du reste du monde sont- ils encore aujourd’hui
pensables ? Je le crois, et crois même que leur amorce à partir
d’un pôle quelconque ne tarderait pas à trouver des échos
favorables dans toute l’Europe. Une gauche authentique en
tout cas ne devrait pas pouvoir penser autrement. Si elle ose le
faire je suis de ceux qui pensent que les peuples européens
démontreraient alors qu’ils peuvent encore jouer un rôle
important dans le façonnement du monde de demain. A défaut
la probabilité la plus forte est l’effondrement du projet
européen dans le chaos. Ce qui ne déplairait pas non plus à
Washington. Dans tous les cas, avec sa « constitution » ou
dans le chaos, l’Europe s’emploie à annihiler sa place dans le
monde. L’Europe sera socialiste, si ses gauches osent le
vouloir, ou ne sera pas.
Ce texte avait été écrit au début des années 2000 (le lecteur le
vérifiera dans l’Eveil su Sud); et je n’y ai introduit ici que des
mises à jour mineures qui n’ont pas modifié l’argument
central. Je n’imaginais pas que la suite des évènements allait
conforter aussi rapidement mes craintes. Je renvoie ici au
chapitre que j’ai consacré à la crise de l’euro et derrière elle
celle du système européen dans L’implosion du capitalisme
contemporain. Mais comment les peuples européens
réagissent-ils au défi ? Force est de constater que les opinions
générales ne veulent pas imaginer qu’il leur faut déconstruire
le système européen; elles préfèrent faire la politique de
l’autruche et se convaincre que cette Europe est réformable.
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interdite
ANNEXE UN
Sélection bibliographique
L’essoufflement puis l’effondrement des trois modèles de
gestion de l’économie politique de l’après seconde guerre
mondiale (la social-démocratie occidentale, le socialisme
soviétique et chinois, les constructions nationales populaires
des pays du tiers monde) ont ouvert à partir de 1990 la voie à
une restauration de la domination mondialisée de ce que j’ai
appelé le capitalisme des monopoles généralisés. La sélection
bibliographique qui suit informe le lecteur sur les dates et les
lieux de mes interventions au cours des années récentes.
Référence majeure
L’implosion du capitalisme contemporain; automne du
capitalisme, printemps des peuples ? (2012).
L’implosion du capitalisme des monopoles financiarisés, que
j’attribue à la perte de maîtrise du conflit entre les exigences
de la financiarisation et celles de la poursuite de la croissance.
L’implosion du système européen, conçu comme un sous
système de la mondialisation des monopoles généralisés.
Le duo qui associe émergence et lumpen-développement dans
les périphéries du Sud contemporain.
Les références qui suivent rappellent les ouvrages et articles
postérieurs à 2004 (français et anglais seulement) arrêtés à
avril 2014, qui concernent directement les questions abordées
dans la mise à jour de mes Mémoires. (J’ai conservé la
numérisation de la bibliographie complète de mes écrits,
disponible sur internet, j’ai mentionné les documents publiés
sur quelques sites internet qui me sont familiers).
Livres
101 05 01 Pour un monde multipolaire; Syllepse, Paris 2005.
101 06 01 Pour la cinquième internationale; Le temps des
cerises, Paris 2006 101 08 01 Du capitalisme à la civilisation;
Syllepse 2008.
101 08 02 L’éveil du Sud, Panorama politique et personnel de
l’ère de Bandoung; Le temps des cerises, 2008.
101 08 03 Modernité, Religions, Démocratie, Critique de
l’eurocentrisme, Critique du culturalisme; Parangon, 2008.
101 09 01 Sur la crise, sortir de la crise du capitalisme ou
sortir du capitalisme en crise; Le Temps des Cerises, Paris
2009
101 11 01 Samir Amin, intellectuel organique au service de
l’émancipation du Sud; Entretiens et textes choisis par Demba
Moussa Dembélé, Codesria, Dakar
101 11 02 Délégitimer le capitalisme; Contradictions 2011,
Bruxelles
101 11 03 Le monde arabe dans la longue durée, le printemps
arabe ?; le Temps des Cerises
101 12 01 L’implosion du capitalisme contemporain, Automne
du capitalisme, printemps des peuples? Delga 2012
101 13 01 L’histoire globale, Une perspective afro-asiatique;
Les Indes Savantes, Paris 2013.
101 13 02 La loi de la valeur mondialisée; edition augmentée;
Delga et Temps des Cerises, 2013
14 01 Egypte, nassérisme et communisme, unite et diversité
des socialismes; Les Indes Savantes, 2014
06 01 Beyond US hegemony, assessing the prospects for a
multipolar world; Zed London, 2006
102 08 01 The world we wish to see : revolutionnary
objectives for the 21 st Century; MR Press, NY, 2008
102 10 01 From Capitalism to civilisation, reconstructing the
socialist perspective; Tulika Pub., Delhi 2010
102 10 02 Global history, A view from the South; Pambazuka,
Oxford
2010 102 10 03 Ending the crisis of capitalism or ending
capitalism?; Pambazuka, Oxford 2010
102 10 04 Eurocentrism (new edition, enlarged); Monthly R
Press, NY and Pambazuka, Oxford 2010
102 10 05 The law of Worldwide Value; MR Press, NY 2010
102 11 01 Maldevelopment, Anatomy of a Global Failure; new
edition,Fahamu
102 12 01 The People’s Spring, The future of the Arab
Revolution; Fahamu, Oxford 2012
102 13 01 Samir Amin, Pioneer of the Rise of the South;
Springer Briefs on Pioneers in Science, vol 16; NY and
London 2013
102 13 02 Three Essays on Marx’s Value Theory; MRPress,
NY 2013
102 14 01 Theory is History; Springer Briefs on Pioneers, vol
17
102 14 02 Capitalism in the age of globalization; second
edition, with a foreword of John Bellamy Foster; Zed, London
2014
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Senegal before the conquest; Diasporic Africa P., USA 202 13
01 Class suicide, the petit bourgeoisie and the challenge of
Development; in, F Manji (ed), Claim no easy victory, the
legacy of Amilcar Cabral, Codesria/Daraja Press 2013.
202 13 02 What maoism has contributed; in, Santosh Paul,
The Maoist Movement in India; Routledge 2013, pp 17-22
202 13 03 Wither the UN ?; in, Giovanni Finizio (ed),
Democracy at the UN, UN reform in the age of globalization;
vol 1, Peter Lang 2013
202 13 04 Globalization, financializa tion and the emergence
of global South; Kari Polanyi-Levitt, From the great
transformation to the great Financialization; Zed, London
2013
Articles de revues
301 05 01 Europe, Asie, quel rapprochement face à
l’hégémonisme des Etats-Unis ? La Pensée, n° 341, jan mars
2005, pp 83-96.
301 05 02 Géopolitique de l’impérialisme contemporain;
International Review of Sociology, vol 15, n° 1, march 2005,
pp 5-34.
301 05 03 50 ans après Bandoung, vers un renouveau de la
solidarité des peuples du Sud; interview de S. Amin par R.
Herrera; Recherches internationales n° 73-3, 2004
301 05 05 Vers une théologie islamique de la libération ?
L’œuvre de Mahmoud Mohamed Taha; La Pensée, n° 342,
avril-juin 2005, pp 155-158.
301 05 06 Empire et Multitude; la Pensée, n° 343,juil-sep
2005, pp 81-90
301 05 07 La Russie d’aujourd’hui;in, Rassembler les
résistances (ed Nadine Rosa Rosso) Contradictions n°111-112,
2005, pp109 –122, Bruxelles.
301 06 04 Le Forum mondial des alternatives; La Pensée,
n°345, jan-mars 2006, pp63-72
301 06 05 Samir Amin et François Houtart, Conscience
collective sans acteurs collectifs ? trois défis pour les forums
sociaux;Le Monde Diplomatique, mai 2006, p 31
301 07 01 Quel altermondialisme?; Le Monde Diplomatique,
janvier 2007, p 28, Paris; également dans, Manières de Voir, n°
91, janv-fév 2007.
301 07 08 Une révolution inachevée (le Burkina Faso);
Afrique Asie, oct 2007, pp38-40. 301 07 10 L’Islam politique
contemporain: une théocratie sans projet social; La Pensée,
N°351, Juil sept 2007, pp 115-134
301 10 02 Pour des initiatives indépendantes des pays du Sud :
retour sur l’histoire; Utopie critique, n° 50, fev 2010, Paris, pp
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301 11 02 Y a t il une solution aux problèmes de la Somalie ?
in, Recherches Internationales; N°89, janv mars 2011, pp 233-
236
301 11 03 Capitalisme transnational ou impérialisme collectif
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301 11 08 La désintégration de la Libye est possible; Afrique
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301 11 09 L’internationale de l’obscurantisme; Contradictions,
dec 2011, Pp 5-15.
301 12 01 Les peuples n’ont plus peur; entretien avec Hocine
Belalloufi, La Nation, Alger Février 2012
301 12 02 Le drame syrien; Le drapeau rouge, Paris, n° 35,
mai-juin 2012, p 9. 301 12 03 L’autocratie financière et son
clergé médiatique; Media Development, N° 2/2012, Toronto,
pp 9/12
301 12 04 L’Europe et la crise; Afrique Asie, juin 2012, pp
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301 12 05 L’implosion du capitalisme mondialisé; Critique
économique, n° 28/29, 2012 Rabat.
301 12 06 Les révolutions arabes un an après; Le Patriote,
mars 2012, p 17, Nice
301 12 07 Le printemps arabe, l’Egypte; Journal des
Anthropologues; n° 128/129, 2012
301 12 08 Le printemps arabe dans la tempête; Le Patriote,
septembre 2012, p 7, Nice 301 12 09 La montée en puissance
des pays émergents face aux défis de la mondialisation
contemporaine; Etudes marxistes, n° 99, 2012, Bruxelles, pp
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301 12 10 Fanon en Afrique et en Asie; Réseau International
Franz Fanon; Documents Espaces Marx; Paris, sept 2012, pp
73-78
301 12 11 Egypte, changement, demandez le programme;
Afrique Asie, dec 2012, pp 16-21 301 13 02 France-Mali :
enjeux et limites; Afrique Asie, fev 2013, pp17-23
301 13 03 Les révolutions arabes deux ans plus tard;
Recherches Internationales; n° 94, janv-mars 2013,pp 51-66
301 13 07 Chine 2013; La Pensée, n°375, juil sept 2013, pp
23-40
301 13 11 Les Etats effacés; Recherches Internationales; n°97,
oct/dec 2013
301 14 01 Le droit bafoué, la démocratie menacée; La Pensée,
n°376, 2014
14 02 Rwanda, l’héritage de la violence; Afrique Asie, mai
2014, pp 54-55
05 01 China, Market socialism and US hegemony;Review, vol
XXVIII n°3, 2005, Binghamton, pp 259-279
302 05 03 Mid life crisis ? The Non Aligned Movement at 50;
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302 05 04 Empire and Multitude; Monthly Review, vol 57, n°
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302 06 01 The Millenium Development Goals, A critique from
the South; Monthly Review, vol 57 n° 10,march 2006,pp 1-15,
New York
302 06 02 Beyond liberal globalization : a better or worse
world ?; Monthly Review, New York, dec 2006,
302 07 01 Political Islam in the service of imperialism;
Monthly Review,,dec 2007,
302 07 02 Samir Amin interviewed by Amady Aly Dieng;
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302 08 01 Market Economy or Oligopoly Finance Capital ?;
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302 08 02 Homage to Archie Mafeje; Codesria bulletin n° ¾,
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302 09 01 Nepal, a promising revolutionary advance; Monthly
Review, feb 2009
302 09 04 Capitalism and the Ecological Footprint; Monthly
Review, vol 61, n° 6, October 2009, pp 19-22
302 09 05 Seize the Crisis; Monthly Review, New York, vol
61,n° 7 Dec 2009, pp 1-16
302 09 06 The battlefields chosen by contemporary
imperialism, conditions for an effective Response from the
South; Kasarinlan, the Philippine Journal of TW Studies,
Manila, n°2, 2009
302 10 03 A misguided critique of aid; Africa Review of
Books, Codesria, Dakar, Vol 6, N° 2 sept 2
302 11 01 The trajectory of historical capitalism and
Marxism’s tricontinental Vocation; Monthly Review, year
2011, February 2011, pp 1-18
302 11 02 Is there a solution to the problems of Somalia ?
Africa Review of Books, Codesria, Dakar vol 7 n° 1, march
2011, p 10
302 11 04 An Arab Springtime ?; Monthly Review, vol 63,
n°5, October 2011, 302 11 05 The democratic fraud and its
alternative; Monthly Review, vol 63, n°5, October 2011, pp
29-45
302 12 01 The centre will not hold, the rise and decline of
liberalism; Monthly Review Vol 63, n°8, jan 2012,pp 45-57.
302 12 02 The movement in Egypt; Boundary 2, vol 39, n° 1,
2012, pp167-206
302 12 03 Surplus in monopoly capital and imperialist rent;
Monthly Review, vol 64, N°3, july 2012, pp 78-85.
302 12 04 Implosion of the European system; Monthly
Review, vol 64, n°4, sept 2012 302 12 05 Contemporary
imperialism and the Agrarian issue; Agrarian South; Sage,
Inaugural issue, 2012.
302 13 01 China 2013. Monthly Review, N.Y., vol 64, n° 10,
march 2013, Pp14-33
302 13 02 Forerunners of contemporary world : The Paris
Commune (1871) and the Taiping Revolution (1851—64);
International Critical Thought; CASS, Beijing, vol 3, n° 2,
2013
302 13 03 What “radical” means in the 21 st century :
Audacity, more Audacity; Review of Radical Political
Economy; vol 45,n°3, 2013, Pp 4004-409
302 14 01 Imperialist rent and the challenges for radical left;
Globalizations, magazine Taylor And Francis, edited by
Andreas Bieler, special issue, Free trade and transnational
Labour, vol II issue 1, 2014, pp 11-2
Sites Internet
401 12 01 Les révolutions arabes, un an plus tard; site
Pambazuka, 30/1/2012
401 12 02 Le surplus dans le capitalisme des monopoles et la
rente impérialiste; site Pambazuka, 6/2/2012
401 12 03 L’aristocratie financière et son clergé médiatique;
site Pambazuka; site M’Pep; Site World Association for
Christian Communication; centreforcommunication rights.org;
Toronto, Canada
401 12 04 Le monde arabe dans la longue durée; Site Mémoire
des luttes, 11/2/2012
401 12 05 L’émergence avortée : Turquie, Iran,Egypte; Site
Pambazuka, 16/6/2012
401 12 06 Egypte, juillet 2012, site Mémoire des luttes,
11/7/2012
401 13 01 Les impérialistes n’ont jamais renoncé à casser
l’Algérie; site Algérie Patriotique, 28/2/2013
401 13 02 Mali : pour et contre l’intervention française; site
Pambazuka 5/2/2013 401 13 03 L’Islam politique est-il soluble
dans la démocratie; site Pambazuka 20/2/2013
401 13 04 Commentaires, Mali 2013. Site Pambazuka,
20/2/2013
401 13 05 Le commerce équitable, Site Pambazuka, 14/3/2013
401 13 06 Le yuan chinois, Site Pambazuka, 21/6/2013
401 13 07 Chute de Morsi : une importante victoire du peuple
égyptien; site Pambazuka, 10/7/2013
401 13 08 Le régne des Frères Musulmans n’a duré qu’un an;
site Pambazuka 5/9/2013
401 13 09 Le Sud, quelles alternatives ?; site Pambazuka
2/11/2013
402 12 01 The Arab revolutions : a year later; Site Pambazuka,
14/3/2012
402 12 02 Financial autocracy and its media clergy; Site
Pambazuka, 29/3/2012 402 12 03 The South challenges
globalization; Site Pambazuka, 5/4/2012
402 12 04 The first round of presidential elections in Egypt;
Site Pambazuka, 31/5/2012
402 12 05 Failed emergence : Turkey, Iran, Egypt, Site
Pambazuka, 21/6/2012
402 13 01 Rescuing Mali from Islamist militants; site
Pambazuka 14/2/2013
402 13 02 An important victory of the Egyptian people; site
Pambazuka 10/7/2013.
402 13 03 Samir Amin reflects on Egypt; site Pambazuka,
5/9/2013
402 13 04 The South : what are the alternatives ?; site
Pambazuka 21/11/2013 402 13 05 The Chinese Yuan; site
Pambazuka 13/8/2013
402 14 01 Russia and the Ukraine Crisis: The Eurasian Project
in Conflict with the Triad Imperialist Policies; MRzine, NY
Monthly Review, march 2014
402 14 03 Rwanda, proxy wars for imperialist interests; site
Pambazuka 24/4/2014
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ANNEXE DEUX
Manifeste du Forum mondial des alternatives (1997)
Il est temps de renverser le cours de l’histoire
Il est temps de renverser le cours de l’histoire. Le sort de
l’humanité est en jeu. Les progrès scientifiques et les avancées
techniques, fleurons du savoir, servent les intérêts d’une
minorité au lieu de contribuer au bien-être de tous. Leur usage
écrase, marginalise, exclut d’innombrables êtres humains à
travers le monde et détériore l’environnement. L’accès aux
ressources naturelles, particulièrement du Sud, reste sous le
contrôle des centres et fait l’objet de pressions politiques et de
menaces de guerre. Il est temps de renverser le cours de
l’histoire.
Il est temps de mettre l’économie au service des peuples.
Aujourd’hui, l’économie ne fournit les biens et les services
que pour une minorité. Dans sa forme contemporaine, elle
rejette la majorité de l’humanité dans des stratégies de survie,
allant jusqu’à refuser le droit à la vie à des centaines de
millions de personnes. Fruit du capitalisme néo-libéral, sa
logique construit et accentue les inégalités. À force de croire
dans la vertu auto-régulatrice du marché, elle renforce le
pouvoir économique des riches et augmente le nombre de
pauvres. Il est temps de mettre l’économie au service des
peuples.
Il est temps d’abattre le mur entre le Nord et le Sud. Les
monopoles du savoir, de la recherche scientifique, de la
production de pointe, du crédit, de l’information, garantis par
des instances internationales, créent une polarisation chaque
jour grandissante dans le monde et à l’intérieur de chaque
pays. Enfermés dans des logiques de développement
culturellement destructrices, physiquement insoutenables et
économiquement dépendantes, de nombreux peuples ne
peuvent ni définir eux-mêmes les étapes de leur évolution, ni
construire les bases de leur propre croissance, ni assurer
l’éducation de leurs jeunes générations. Il est temps d’abattre
le mur entre le Nord et le Sud.
Il est temps d’affronter la crise de civilisation. Les objectifs
limités de l’individualisme, l’univers fermé de la
consommation, l’invasion du productivisme et pour d’autres,
la recherche obsédante de la simple survie quotidienne,
occultent les grands objectifs de l’humanité, ceux du droit à la
vie, de la libération de l’oppression et de l’exploitation, de
l’égalité des chances, de la justice sociale, de la paix, de la
spiritualité, de la fraternité. Les progrès de la biotechnologie
font resurgir les débats sur la nature et les finalités de
l’existence humaine. Il est temps d’affronter la crise de
civilisation.
Il est temps de refuser le pouvoir de l’argent. La concentration
du pouvoir économique entre les mains des entreprises
transnationales porte atteinte à la souveraineté des États. Elle
est une menace pour la démocratie, dans chaque nation et à
l’échelle de l’univers. La prédominance du capital financier ne
met pas seulement en danger l’équilibre monétaire mondial.
Elle contribue à transformer de nombreux États en véritables
mafias. Elle encourage les sources occultes de l’accumulation
capitaliste: narco-trafic, commerce des armes, réseaux de
prostitution. Il est temps de refuser le pouvoir de l’argent.
Il est temps de transformer le cynisme en humour. Les cours
de bourses s’emballent quand les travailleurs sont licenciés. La
compétitivité se construit sur l’élimination de consommateurs.
La courbe d’excellence des indices macro-économiques
correspond à l’accroissement du nombre de pauvres. Les
encouragements des instances économiques internationales
vont à ceux qui, en adaptant leur économie, creusent en même
temps le fossé entre les classes et voient se multiplier les
conflits sociaux. L’aide humanitaire internationale s’engouffre
chez ceux que l’on a réduit au désespoir. Il est temps de
transformer le cynisme en humour.
Il est temps de reconstruire et de démocratiser l’État. Le
démantèlement de l’État, le rétrécissement de ses fonctions,
les privatisations à outrance débouchent sur la démoralisation
du service public, l’affaiblissement des secteurs éducatifs et de
santé et finalement sa mise sous tutelle par les intérêts
économiques privés. La mondialisation néo-libérale tend à
éloigner l’État des populations, à encourager la corruption.
Elle en fait un instrument répressif au service de ses objectifs.
Il est temps de reconstruire et de démocratiser l’État.
Il est temps de refaire des citoyens. Des millions de personnes
n’ont pas le droit de vote parce qu’elles sont des immigrants et
des millions d’autres ne votent pas, par dépit, découragement,
crise des partis, sentiment d’inutilité ou exclusion de la vie
politique. De multiples influences et interventions détournent
souvent le sens des élections. Mais la démocratie est plus que
des élections. Elle est participation à tous les niveaux de la vie
économique, politique et culturelle. Il est temps de refaire des
citoyens.
Il est temps de recentrer les valeurs collectives. La modernité
véhiculée par le capitalisme et idéologisée par le néo-
libéralisme a détruit ou bouleversé les cultures existantes. Elle
fait éclater les solidarités, ébranle les convictions et promeut à
leur place l’exaltation de l’individu performant mesuré à
l’aune de son succès économique. Au lieu d’être un facteur
d’émancipation pour l’ensemble des peuples, elle débouche
sur une crise de l’éducation, sur des violences sociales et sur
des explosions de mouvements identitaires stériles,
nationalistes, ethniques ou religieux. Il est temps de recentrer
les valeurs collectives.
Il est temps de mondialiser les luttes sociales.
L’internationalisation de l’économie pourrait signifier un pas
en avant considérable pour les échanges matériels, sociaux et
culturels entre les humains. Aujourd’hui, dans sa forme néo-
libérale, elle est un cauchemar qui hante les victimes du
chômage, les jeunes qui s’interrogent sur leur avenir, les
peuples écartés du système de production, les nations soumises
aux ajustements structurels, à la dérégulation du travail, à
l’érosion des systèmes de sécurité sociale et à l’élimination des
réseaux de protection des plus faibles. Il est temps de
mondialiser les luttes sociales.
Il est temps de réveiller l’espoir des peuples. Partout dans le
monde s’organise la résistance, se mènent des luttes sociales et
se prennent des initiatives alternatives. Partout, des femmes,
des hommes, des enfants, des chômeurs, des exclus, des
opprimés, des ouvriers, des paysans sans terre, des
communautés victimes du racisme, des pauvres urbains, des
peuples indigènes, des étudiants, des intellectuels, des
migrants, de petits commerçants, des hors castes, des classes
moyennes en déclin, de simples citoyens, se lèvent pour
affirmer leur dignité, exiger leurs droits humains, faire
respecter le patrimoine naturel et pratiquer la solidarité.
Certains ont donné leur vie pour ces causes et d’autres vivent
l’héroïsme au quotidien. Certains reconstruisent un savoir lié
aux situations concrètes, d’autres expérimentent les formules
d’une économie renouvelée, certains jettent les bases d’une
autre politique, d’autres sont les créateurs d’une nouvelle
culture. Il est temps de réveiller l’espoir des peuples.
Le temps des convergences est arrivé. Convergence des luttes,
convergence des savoirs, convergence des résistances,
convergence des initiatives, convergence des esprits,
convergence des coeurs, vers un monde de justice et d’égalité,
d’invention et de progrès matériel, d’optimisme et
d’épanouissement spirituel. Ce monde, nous pouvons le
construire en trouvant des alternatives viables au néo-
libéralisme et à la mondialisation unilatérale, alternatives
basées sur les intérêts des peuples et le respect des différences
nationales, culturelles et religieuses. Le temps des
convergences est arrivé.
Le temps d’une pensée créatrice et universelle s’ouvre devant
nous. L’analyse des conséquences économiques, sociales,
écologiques, politiques et culturelles de l’organisation
économique actuelle permettra de la délégitimer. La recherche
de l’équilibre entre l’initiative personnelle et la poursuite des
objectifs collectifs ouvrira des pistes à des formules nouvelles.
L’étude de l’expansion des secteurs non marchands, celle de
techniques de production qui respectent le bien-être de ceux
qui les utilisent, celle de la nature et de l’organisation du
travail, sont autant de facteurs qui contribueront à créer une
société plus humaine. Le temps d’une pensée créatrice et
universelle s’ouvre devant nous.
Le temps de l’action est déjà entamé. La démocratie n’est plus
seulement un but pour l’organisation des sociétés. Elle
apparaît aussi comme la clé du fonctionnement des
mouvements sociaux, des partis politiques, des entreprises, des
institutions, des nations et des organes internationaux. Elle est
progressivement expérimentée comme une contribution
essentielle au respect des intérêts populaires et à la sauvegarde
de la sécurité nationale et internationale. L’ouverture d’espaces
à toutes les cultures, parce qu’elles forment le patrimoine de
l’humanité, permet de dépasser progressivement les replis
identitaires réducteurs. L’existence d’États démocratiques,
compétents et transparents est considérée comme la base du
rétablissement de leur pouvoir régulateur. Des regroupements
économiques et politiques régionaux fondés sur la
complémentarité interne sont perçus comme de meilleures
réponses aux besoins réels des populations, comme une solide
alternative à la mondialisation néo-libérale et comme base de
l’organisation de la sécurité collective. Renforcer et
démocratiser les institutions internationales, régionales et
mondiales s’avère un objectif réalisable, condition du progrès
du droit international et de l’indispensable régulation des
relations économiques, sociales et politiques au niveau
mondial, surtout dans des domaines tels que le capital
financier, la fiscalité, les migrations, le désarmement. Le
temps de l’action est déjà entamé.
Voilà pourquoi les signataires de ce manifeste appuient la
création du Forum mondial des Alternatives. Il s’avère
aujourd’hui indispensable de créer un réseau de personnes
engagées, d’organisations populaires, de mouvements sociaux,
de centres d’études. Le moment est venu de constituer un
forum des forums existants à travers le monde. Réfléchir et
travailler ensemble, appuyer les luttes sociales porteuses
d’avenir, encourager les alternatives viables à la
mondialisation néo-libérale, diffuser les résultats des travaux
et des expériences, sont devenus des impératifs. Nous croyons
qu’il est possible de construire une démocratie universelle,
respectueuse de l’identité et de la dignité de tous les êtres
humains. Nous invitons tous ceux qui le peuvent à signer ce
manifeste, à adhérer au Forum et à y faire participer les
mouvements et institutions partageant ces idéaux. Il est temps
de renverser le cours de l’histoire.
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ANNEXE TROIS
APPEL DE BAMAKO (2006)
INTRODUCTION
L’expérience de plus de cinq années de convergences
mondiales des résistances au néolibéralisme a permis de créer
une nouvelle conscience collective. Les Forums sociaux
mondiaux, thématiques, continentaux et nationaux et
l’Assemblée des mouvements sociaux en furent les principaux
artisans. Réunis à Bamako le 18 janvier 2006, veille de
l’ouverture du Forum social mondial polycentrique, les
participants à cette Journée consacrée au 50e anniversaire de
Bandung ont exprimé leur préoccupation de définir d’autres
objectifs du développement, de créer un équilibre des sociétés
abolissant l’exploitation de classe, de genre, de race et de caste
et de tracer la voie d’un nouveau rapport de forces entre le Sud
et le Nord.
L’appel de Bamako se veut une contribution à l’émergence
d’un nouveau sujet populaire historique et à consolidation des
acquis de ces rencontres : le principe du droit à la vie pour
tous; les grandes orientations d’un vivre ensemble dans la
paix, la justice et la diversité; les manières de réaliser ces
objectifs au plan local et à l’échelle de l’humanité.
Pour qu’un sujet historique naisse —populaire, pluriel et
multipolaire— il faut définir et promouvoir des alternatives
capables de mobiliser des forces sociales et politiques. La
transformation radicale du système capitaliste en est l’objectif.
Sa destruction de la planète et de millions d’êtres humains, la
culture individualiste de consommation qui l’accompagne et le
nourrit et son imposition par des forces impérialistes, ne sont
plus acceptables, car il y va de la vie même de l’humanité. De
telles alternatives doivent s’appuyer sur la longue tradition des
résistances populaires et prendre aussi en compte les petits pas
indispensables à la vie quotidienne des victimes.
L’Appel de Bamako, construit autour de grands thèmes
discutés en commissions, affirme la volonté de :
- construire l’internationalisme des peuples du Sud et du Nord
face aux ravages engendrés par la dictature des marchés
financiers et par le déploiement mondialisé incontrôlé des
transnationales;
- construire la solidarité des peuples d’Asie, d’Afrique,
d’Europe et des Amériques) face aux défis du développement
au XXIe siècle;
- construire un consensus politique, économique et culturel
alternatif à la mondialisation néo- libérale et militarisée et à
l’hégémonisme des Etats-Unis et de leurs alliés.
LES PRINCIPES
Construire un monde fondé sur la solidarité des êtres humains
et des peuples
Notre époque est dominée par l’imposition de la concurrence
entre les travailleurs, les nations et les peuples. Pourtant le
principe de la solidarité a rempli dans l’histoire des fonctions
autrement plus constructives pour l’organisation efficace des
productions matérielles et intellectuelles. Nous voulons donner
à ce principe la place qui lui revient et relativiser celle de la
concurrence.
Construire un monde fondé sur l’affirmation pleine et entière
des citoyens et l’égalité des sexes
Le citoyen doit devenir le responsable en dernier ressort de la
gestion de tous les aspects de la vie sociale, politique,
économique, culturelle. C’est la condition d’une
démocratisation authentique. A défaut, l’être humain est réduit
aux statuts juxtaposés de porteur d’une force de travail, de
spectateur impuissant face aux décisions des pouvoirs, de
consommateur encouragé aux pires gaspillages. L’affirmation,
en droit et en fait, de l’égalité absolue des sexes est une part
intégrante de la démocratie authentique. L’une des conditions
de cette dernière est l’éradication de toutes les formes avouées
ou sournoises du patriarcat.
Construire une civilisation universelle offrant à la diversité
dans tous les domaines son plein potentiel de déploiement
créateur
Pour le néo-libéralisme, l’affirmation de l’individu —non pas
du citoyen– permettrait l’épanouissement des meilleures
qualités humaines. L’isolement insupportable que la
compétence impose à cet individu dans le système capitaliste
produit son antidote illusoire : l’enfermement dans les ghettos
de prétendues identités communautaires, le plus souvent de
type para-ethnique et/ou para-religieux. Nous voulons
construire une civilisation universelle qui regarde l’avenir sans
nostalgie passéiste. Dans cette construction, la diversité
politique citoyenne, et celle des différences culturelles et
politiques des nations et des peuples, devient le moyen de
donner aux individus des capacités renforcées de déploiement
créateur.
Construire la socialisation par la démocratie
Les politiques néolibérales veulent imposer un seul mode de
socialisation par le marché, dont pourtant les effets
destructeurs pour la majorité des êtres humains n’ont plus à
être démontrés. Le monde que nous voulons conçoit la
socialisation comme le produit principal d’une
démocratisation sans rivages. Dans ce cadre, où le marché a sa
place, mais pas toute la place, l’économie et la finance doivent
être mises au service d’un projet de société et non pas être
soumis unilatéralement aux exigences d’un déploiement
incontrôlé des initiatives du capital dominant qui favorise les
intérêts particuliers d’une infime minorité. La démocratie
radicale que nous voulons promouvoir restitue tous ses droits à
l’imaginaire inventif de l’innovation politique. Elle fonde la
vie sociale sur la diversité inlassablement produite et
reproduite, et non sur le consensus manipulé qui efface les
débats de fond et enferme les dissidents dans des ghettos.
Construire un monde fondé sur la reconnaissance du statut non
marchand de la nature et des ressources de la Planète, des
terres agricoles
Le modèle capitaliste néo-libéral assigne l’objectif de
soumettre tous les aspects de la vie sociale, presque sans
exception, au statut de marchandise. La privatisation et la
marchandisation à outrance entraînent des effets dévastateurs
sans précédents : la destruction de la biodiversité, la menace
écologique, le gaspillage des ressources renouvelables ou non
(pétrole et eau en particulier), l’anéantissement des sociétés
paysannes menacées d’expulsions massives de leurs terres.
Tous ces domaines doivent être gérés comme autant de biens
communs de l’humanité. Dans ces domaines, la décision ne
relève pas du marché pour l’essentiel, mais des pouvoirs
politiques des nations et des peuples.
Construire un monde fondé sur la reconnaissance du statut non
marchand des produits culturels et des connaissances
scientifiques, de l’éducation et de la santé
Les politiques néolibérales conduisent à la marchandisation
des produits culturels et à la privatisation des grands services
sociaux, notamment de l’éducation et de la santé. Cette option
entraîne la production en masse de produits para-culturels de
basse qualité, la soumission de la recherche aux priorités
exclusives de la rentabilité à court terme, la dégradation —
voire l’exclusion— de l’éducation et de la santé pour les
classes populaires. Le renouvellement et l’élargissement des
services publics doivent être guidés par l’objectif de renforcer
la satisfaction des besoins et les droits essentiels à l’éducation,
la santé et l’alimentation.
Promouvoir des politiques qui associent étroitement la
démocratisation sans limite, le progrès social et l’affirmation
de l’autonomie des nations et des peuples
Les politiques néo-libérales nient les exigences spécifiques du
progrès social —qu’on prétend produit spontanément par
l’expansion des marchés— comme de l’autonomie des nations
et des peuples, nécessaire à la correction des inégalités. Dans
ces conditions, la démocratie est vidée de tout contenu effectif,
vulnérabilisée et fragilisée à l’extrême. Affirmer l’objectif
d’une démocratie authentique exige de donner au progrès
social sa place déterminante dans la gestion de tous les aspects
de la vie sociale, politique, économique et culturelle. La
diversité des nations et des peuples, produite par l’histoire,
dans ses aspects positifs comme dans les inégalités qui
l’accompagnent, exige l’affirmation de leur autonomie. Il
n’existe pas de recette unique dans les domaines politique ou
économique qui permettrait de faire l’impasse sur cette
autonomie. L’objectif de l’égalité à construire passe par la
diversité des moyens à mettre en œuvre.
Affirmer la solidarité des peuples du Nord et du Sud dans la
construction d’un internationalisme sur une base anti-
impérialiste
La solidarité de tous les peuples —du Nord et du Sud— dans
la construction de la civilisation universelle ne peut être
fondée ni sur l’assistance ni sur l’affirmation qu’étant tous
embarqués sur la planète, il serait possible de négliger les
conflits d’intérêts opposant les différentes classes et nations
constituant le monde réel. Cette solidarité passe par le
dépassement des lois et valeurs du capitalisme et de
l’impérialisme qui lui est inhérent. Les organisations
régionales de la mondialisation alternative doivent s’inscrire
dans la perspective du renforcement de l’autonomie et de la
solidarité des nations et des peuples sur les cinq continents.
Cette perspective contraste avec celle des modèles dominants
actuels de régionalisation, conçus comme autant de blocs
constitutifs de la mondialisation néo-libérale. Cinquante ans
après Bandung, l’Appel de Bamako exprime aussi l’exigence
d’un Bandung des peuples du Sud, victimes du déploiement de
la mondialisation capitaliste réellement existante, de la
reconstruction d’un front du Sud capable de mettre en échec
l’impérialisme des puissances économiques dominantes et
l’hégémonisme militaire des Etats-Unis. Ce front anti-
impérialiste n’oppose pas les peuples du Sud à ceux du Nord.
Au contraire, il constitue le socle de la construction d’un
internationalisme global les associant tous dans la construction
d’une civilisation commune dans sa diversité.
OBJECTIFS A LONG TERME ET PROPOSITIONS
POUR L’ACTION IMMEDIATE
Pour passer de la conscience collective à la construction
d’acteurs collectifs, populaires, pluriels et multipolaires, il a
toujours été nécessaire d’identifier des thèmes précis pour
formuler des stratégies et propositions concrètes.
Ces thèmes de l’Appel de Bamako, présentés plus en détail ci-
dessous, se recoupent, sans toutefois se recouvrir totalement,
les interconnexions entre eux étant multiples. Ils couvrent les
dix domaines suivants, en fonction d’objectifs à long terme et
de propositions d’action immédiate : l’organisation politique
de la mondialisation; l’organisation économique du système
mondial; l’avenir des sociétés paysannes; la construction du
front uni des travailleurs; les régionalisations au service des
peuples; la gestion démocratique des sociétés; l’égalité des
sexes; la gestion des ressources de la planète; la gestion
démocratique des médias et de la diversité culturelle; la
démocratisation des organisations internationales.
L’appel de Bamako est une invitation à toutes les organisations
de lutte représentatives des vastes majorités que constituent les
classes travailleuses et les exclus du système capitaliste néo-
libéral, ainsi qu’à toutes les personnes et forces politiques qui
adhèrent à ces principes, d’œuvrer ensemble pour parvenir à la
mise en œuvre effective de ces objectifs.
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ANNEXE QUATRE
PROGRAMME DU FMA/FTM POUR 2014/15
A partir du colloque d’Alger (septembre 2013)
Ce colloque a donné lieu à de riches débats qui ont pivoté
autour d’un axe central : la question du « projet souverain »,
entendu comme la nécessité pour les peuples et les Etats du
monde contemporain de réorganiser leurs choix de politiques
(économiques, sociales, culturelles, de gestion des pouvoirs
etc) d’une manière qui leur permette de prendre des distances
à l’égard de la mondialisation imposée unilatéralement par les
monopoles des centres impérialistes de la triade historique et
toujours dominante, de s’élever au rang d’acteurs actifs dans le
façonnement du monde, d’amorcer des formes de
développement nouvelles, justes et durables.
Le colloque a permis de faire un tour d’horizon des facettes
multiples de ce défi d’ensemble que constitue la construction
d’un « projet souverain » : la définition des moyens de
politiques économiques mettant un terme aux processus de
dépossession et de paupérisation propres aux logiques du
capitalisme, garantissant en contre point un partage des
bénéfices du développement favorable aux classes populaires;
la définition des moyens de l’exercice du pouvoir politique
ouvrant la voie à la démocratisation réelle et progressive des
sociétés; la définition des moyens garantissant le respect de la
souveraineté des peuples et des Etats, ouvrant la voie à une
mondialisation polycentrique négociée et non imposée
unilatéralement par les plus puissants à leur seul profit.
Les débats ont permis de constater que les « projets
souverains » des pays du Sud dits « émergents », au-delà de la
diversité de leurs formulations, de la réalité de leur mise en
œuvre et de l’efficacité de leurs résultats, sont tous très en deçà
des exigences d’un développement social qui sorte des sentiers
tracés par la logique fondamentale du capitalisme, elle-même
fondée sur des formes de développement des forces
productives qui sont destructrices des êtres humains et de la
nature.
L’ordre de présentation des 5 thèmes proposés dans ce qui suit
n’implique aucune priorité.
THEME UN : Qu’entend-on par « projets souverains » ?
La notion même de «projet souverain» doit être soumise à
discussion. Etant donné le niveau de pénétration des
investissements transnationaux dans tous les domaines et dans
tous les pays, on ne peut éviter la question : à quel type de
souveraineté on fait référence ?
Le conflit mondial pour l’accès aux ressources naturelles est
l’un des plus déterminants de la dynamique du capitalisme
contemporain. Il s’agit d’une question particulière dont
l’examen ne doit pas être noyé dans d’autres considérations
générales. La dépendance des Etats Unis pour de nombreuses
de ces ressources et la demande croissante de la Chine
constituent un défi pour l’Amérique du Sud, l’Afrique et le
Moyen Orient, particulièrement bien dotés en ressources et
façonnés par l’histoire de leur pillage. Peut-on développer des
politiques nationales et régionales dans ces domaines qui
amorcent une gestion planétaire rationnelle et équitable, dont
tous les peuples seraient bénéficiaires ? Peut-on développer
des rapports nouveaux entre la Chine et les pays du Sud
concernés s’inscrivant dans cette perspective ? Associant
l’accès de la Chine à ces ressources au soutien à
l’industrialisation des pays concernés (ce que les prétendus
« donateurs » de l’OCDE refusent) ?
Le cadre de déploiement d’un projet souverain efficace ne se
réduit pas aux champs de l’action internationale. Une politique
nationale indépendante demeure fragile et vulnérable si elle ne
bénéficie pas d’un soutien national et populaire réel, lequel
exige qu’elle soit assise sur des politiques économiques et
sociales permettant aux classes populaires d’être les
bénéficiaires du « développement ». La stabilité sociale,
condition du succès du projet souverain face aux politiques de
dé-stabilisation des impérialistes, est à ce prix. On devra donc
examiner la nature des rapports entre les différents projets
souverains en place ou possibles et les bases sociales du
système de pouvoir : projet national, démocratique et
populaire, ou projet (illusoire ?) de capitalisme national ?
On tentera de dresser, dans ce cadre, le « bilan » des « projets
souverains » mis en œuvre par les pays « émergents », entre
autre on examinera :
Les caractères du projet de la Chine : leurs avenirs divers
possibles. Capitalisme d’Etat fondé sur l’illusion d’un rôle
dirigeant de la bourgeoisie nationale, ou capitalisme d’Etat à
dimension sociale, évoluant vers un « socialisme d’Etat », lui-
même étape sur la longue route au socialisme?
Y a-t-il un projet souverain en œuvre en Inde et au Brésil ?
Contradictions et limites.
Peut-on dire qu’il n’y a pas de projet souverain en Afrique du
Sud ? Quelles sont les conditions pour qu’un projet souverain
émerge dans ce pays ? Rapports avec l’Afrique ?
Les pays non continentaux peuvent-ils développer des projets
souverains ? limites ? Quelles formes de rapprochements
régionaux pourraient en faciliter les avancées ?
THEME DEUX : sortir de la mondialisation financière.
Attention : il s’agit de la seule facette financière de la
mondialisation, non de la mondialisation dans toutes ses
dimensions, notamment commerciales.
On part de l’hypothèse qu’il s’agit là du maillon faible du
système néo libéral mondialisé en place. On examinera donc :
- la question du dollar monnaie universelle, son avenir compte
tenu de l’endettement extérieur croissant des USA
- les questions relatives aux perspectives de « convertibilité
totale » du yuan, du rouble et de la roupie (ref papier de Samir
Amin sur le débat concernant le yuan)
- la question de la « sortie de la convertibilité » de certaines
monnaies de pays émergents (Brésil, Afrique du Sud)
- les mesures que pourraient prendre dans le domaine de la
gestion de leur monnaie nationale les pays fragiles (Afrique en
particulier)
THEME TROIS : Mettre en échec la géopolitique et la
géostratégie mises en œuvre par les Etats Unis et leurs alliés
de la triade.
Notre point de départ est le suivant : la poursuite de la
domination mondiale des monopoles capitalistes des
puissances impérialistes historiques (Etats Unis, Europe,
Japon) est menacée par les conflits grandissants entre 1) les
objectifs de la triade (maintenir sa domination) et 2) les
aspirations des pays émergents et les révoltes des peuples
victimes du « néo libéralisme ».
Dans ces conditions les Etats Unis et leurs alliés subalternes
(associés dans « l’impérialisme collectif de la triade ») ont
choisi la fuite en avant par le recours à la violence et aux
interventions militaires :
- déploiement et renforcement des bases militaires US
(Africom et autres) b- interventions militaires au Moyen
Orient (Iraq, Syrie, demain Iran ?)
- encerclement militaire de la Chine, provocations du Japon,
questions des conflits Chine/Inde et Chine/Asie du Sud Est
Mais il semble que, tandis que la violence des interventions
des puissances impérialistes reste inscrite à l’ordre du jour
dans les faits, celles-ci répondent de plus en plus difficilement
aux exigences d’une stratégie cohérente, condition de son
succès éventuel. Les Etats Unis sont-ils aux abois ? Le déclin
de cette puissance est-il passager ou décisif ? Les réponses de
Washington, décidées au jour le jour semble-t-il, n’en
demeurent pas moins dangereusement criminelles.
Quelles stratégies politiques (voire militaires) pourraient faire
reculer le projet de contrôle militaire de la planète par les USA
?
THEME QUATRE : le projet de civilisation, vers une seconde
vague d’émergence des Etats, des nations et des peuples des
périphéries.
La préparation de l’avenir, même lointain, commence
aujourd’hui. Il est bon de savoir ce qu’on veut. Quel modèle
de société ? Fondée sur quels principes : la compétition
destructrice entre les individus ou l’affirmation des avantages
de la solidarité ?; la liberté qui donne légitimité à l’inégalité ou
la liberté associée à l’égalité ?; l’exploitation des ressources de
la planète sans souci pour l’avenir ou la prise de la mesure
exacte des exigences de la reproduction des conditions de vie
de la planète ?
L’avenir doit être conçu comme la réalisation d’une étape
supérieure de la civilisation humaine universelle, non comme
un modèle simplement plus « juste », voire plus « efficace »,
de la civilisation que nous connaissons (la civilisation
« moderne » du capitalisme).
Premier écueil pour l’organisation du débat : le risque de rester
sur le terrain des vœux pieux, un remake des socialismes
utopiques du 19 ième siècle. Pour l’éviter il faudrait s’assurer
de la participation de personnes de grande compétence sur les
sujets suivants :
- quelles sont aujourd’hui nos connaissances scientifiques en
matière d’anthropologie et de sociologie qui remettent en
question les « utopies » formulées dans le passé?
- quelles sont nos connaissances scientifiques nouvelles
concernant les conditions de reproduction de la vie sur la
planète ?
- peut-on intégrer ces connaissances dans une pensée marxiste
ouverte ?
Second écueil : éviter d’aborder en même temps que ces
problèmes ceux concernant les voies et moyens pour avancer
dans cette direction.
Dans ce cadre général on donnera toute sa place aux projets
d’émergence des Etats et des peuples d’Asie, d’Afrique et
d’Amérique latine. La première vague de des émergences, qui
s’était déployée avec succès entre 1950 et 1980, s’est
essouflée. La page tournée a permis aux puissances
impérialistes de reprendre l’initiative et d’imposer le « diktat »
(et non le prétendu « consensus ») de Washington. A son tour
ce projet de mondialisation sauvage est en voie d’imploser,
offrant aux peuples des périphéries la possibilité de s’engager
dans une seconde vague de libération et de progrès. Quels
peuvent être les objectifs de cette seconde vague ? Différentes
visions politiques et culturelles (réactionnaires, illusoires,
progressistes) s’affrontent ici, dont il faudra étudier les
chances.
Nous nous inscrivons dans la perspective d’alternatives
radicales ouvrant la voie au dépassement du capitalisme.
THEME CINQ : Organisation des luttes : unité et diversité des
forces progressistes actives
On revient ici sur la question permanente et majeure
concernant les partis politiques, les syndicats, les mouvements
et les luttes, les leaderships, les avant-gardes etc.
Ces questions permanentes de l’histoire des temps modernes
ont toujours inspiré des réponses théoriques et pratiques
diverses, voire conflictuelles. Dans certains moments
l’ambition d’unifier toutes les forces progressistes en action a
occupé le devant de la scène, dans d’autres moments – comme
le nôtre- la diversité a paralysé l’efficacité des luttes et laissé à
l’adversaire l’avantage de l’initiative. Le moment actuel est
caractérisé, selon moi (Samir Amin) par le déploiement de
processus de « prolétarisation généralisée, segmentée et
diversifiée à l’extrême », différents concrètement d’un pays à
l’autre.
Je renvoie ici à mes développements concernant ces
transformations et les stratégies audacieuses nécessaires pour
faire face au défi.
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CHAPITRE ADDITIONNEL IX
POURQUOI LE SENEGAL ? DAKAR, PARIS, LE
CAIRE
Isabelle et moi partageons la même vie depuis 1950, c’est-à-
dire aujourd’hui (2016) deux tiers de siècle. Notre vie s’est
déroulée principalement dans le triangle Le Caire - Paris –
Dakar, dans des conditions privilégiées, disposant de notre
logement personnel centre-ville dans les trois capitales. Ce qui
ne nous a pas empêché de voyager beaucoup et, à l’exception
de l’Australie et du Pacifique, de connaître le monde entier,
visité, encore une fois dans des conditions privilégiées, c’est-
à-dire rarement en touristes, le plus souvent en qualité de
militants associés à ceux qui nous invitaient – les meilleurs
guides.
Une bonne part de notre vie au cours de ces deux tiers de
siècle s’est déroulée à Dakar, où notre première installation
remonte à 1963. Nous sommes donc devenus des Sénégalais.
L’internationalisme n’est pas, pour nous deux, une simple
conviction politique; il commande nos comportements
culturels spontanés. C’est-à-dire que nous ne concevons pas la
vie dans un pays sans que celle-ci ne fasse de nous des
citoyens de celui-ci. Nous sommes donc Egyptiens, Français et
Sénégalais, sans voir dans cette addition une contradiction
quelconque. J’ai dit de moi-même dans mes Mémoires que je
n’étais pas « moitié Egyptien, moitié Français », mais
intégralement un Egyptien et un Français. Isabelle a toujours
été prise en Egypte pour égyptienne, et elle en tire fierté.
Anecdote amusante : un jour, dans le désert, un policier arrête
notre voiture et, regardant les passagers, s’adresse (en arabe
d’Egypte) à Isabelle : « Qui sont ces étrangers qui voyagent
avec toi ? ». Mahmoud Mansour, qui conduisait, dit au
policier : « Ha’Sol » (en jargon militaire égyptien, à peu près,
M’sieur l’Caporal) – ces étrangers s’appellent Mahmoud,
Fawzy et Samir ! Passez…
Au Sénégal le Ministre de l’Intérieur, Jean Colin, dans les
années 1970 tumultueuses, convoque Isabelle.
« Pourquoi, française, vous mêlez vous de politique au
Sénégal ? ». Isabelle lui répond : « Et vous, n’êtes- vous pas
Français; vous êtes pourtant actif ici, au point d’y être le
ministre de l’intérieur !; nous deux ne concevons sans doute
pas vivre au Sénégal sans nous considérer comme citoyens de
ce pays ». Colin révèle alors la face sympathique de sa
personne : il avait compris et approuvé; serre chaleureusement
la main d’Isabelle et lui dit au revoir. Depuis Senghor tous les
Présidents du Sénégal, au premier Janvier, transmettent leurs
vœux « à tous nos compatriotes et hôtes étrangers qui vivent
parmi nous ». Cela n’est pas commun dans le monde
d’aujourd’hui.
Quelles sont donc les raisons qui font du Sénégal un pays aussi
attachant (pour nous tout au moins) ? Lorsque j’écrivais dans
les années 1970 L’Afrique de l’Ouest bloquée mon analyse
m’amenait à la conclusion que le Sénégal avait été « mis en
valeur » bien avant les autres colonies françaises d’Afrique, un
demi-siècle avant la Côte d’Ivoire; comme cela avait été le cas
pour la Gold Coast (devenue Ghana). Ce modèle de mise en
valeur n’est pas porteur d’un avenir radieux, mais au contraire
conduit à l’impasse, au « blocage ». Le Sénégal comme le
Ghana étaient déjà parvenus à ce stade d’essoufflement en
1960; j’écrivais que la Côte d’Ivoire y parviendrait vers 1985,
le temps de son « miracle » épuisé (ce que l’histoire a
confirmé). Le « miracle » précoce (du Sénégal et du Ghana)
entraînait des conséquences, les unes fâcheuses, les autres
potentiellement positives.
Côté fâcheux : une économie stagnante, qui devait le rester
tant qu’on ne sortait pas des ornières du modèle colonial,
devenu néocolonial, mais que je préférais qualifier pour cette
raison de paléo-colonial. Le Sénégal a besoin de penser et
construire son avenir sur d’autres bases, sur celles d’un projet
souverain national, populaire et démocratique. Il lui faudrait,
dans cette perspective, apprendre à marcher sur ses deux
jambes : s’industrialiser, rénover son agriculture paysanne.
L’abandon de la prétendue « vocation arachidière »
(coloniale), qui a ravagé et désertifié les deux tiers du pays,
s’impose. Une agriculture irriguée intensive est possible et
nécessaire dans les vallées du Sénégal et de la Casamance;
ailleurs une agriculture vivrière intensive associée à l’élevage
sédentaire permet l’indépendance alimentaire du pays. Une
organisation du monde rural fondée sur le principe de la
rénovation d’une agriculture paysanne familiale devrait
ralentir l’exode rural tout en assurant l’amélioration continue
des conditions de vie dans une perspective aussi peu
inégalitaire que possible. Un modèle aux antipodes de celui du
« Club des amis du Sahel » que j’ai critiqué. Le Sénégal doit
simultanément entrer dans l’ère de l’industrialisation en
priorité au service de sa rénovation rurale et de la
consommation de ses classes urbaines populaires. La vocation
maritime du Sénégal constitue un atout majeur, en friche
jusqu’à ce jour. Vocation de la pêche modernisée artisanale et
industrielle d’une part; mais aussi vocation à devenir une
puissance maritime et à l’armement d’une flotte marchande
importante.
Côté sympathique de l’entrée précoce du Sénégal dans la
modernité : un peuple politisé, des aspirations démocratiques
sérieuses, des ethnicismes atténuées, un Etat qui doit en tenir
compte.
Directeur de l’Idep (1970-1980) je prenais la mesure de ces
avantages, en Afrique et ailleurs dans le Grand Sud. Ce que je
dirai plus loin concernant la bataille livrée pour
l’établissement du Codesria à Dakar (cf Annexe) a pleinement
confirmé mon jugement. Le succès de l’Idep tel que je
concevais l’institution dans les années 1970 comme celui du
Forum du Tiers Monde dont le siège est également à Dakar, au
sujet desquels je me suis exprimé dans mes Mémoires, sont
impensables hors de l’ambiance démocratique offerte par le
peuple et le gouvernement du Sénégal. Je disais donc que cette
réalité positive s’est imposée aux gouvernements successifs du
Sénégal et a fixé les limites à leurs dérives possibles que
l’enfermement dans l’impasse du modèle colonial appelle ici
comme ailleurs en Afrique.
On pourra dire ce qu’on veut du Président L.S. Senghor; lui
reprocher sa francophilie, sa philosophie de la négritude (et les
Sénégalais politisés des générations successives de 1955 à ce
jour n’ont pas manqué de le faire). En contrepoint Senghor
tolérait les divergences d’opinions, quitte, dans un premier
temps, à réprimer férocement celles de ses adversaires jugés
dangereux. Mamadou Dia, le Premier Ministre de
l’indépendance en a payé cher le prix : des années de prison à
Kédougou. J’ai rencontré Dia après sa sortie de prison et nous
avons beaucoup sympathisé. L’assassinat d’Oumar Blondin
témoigne des limites du respect de la démocratie par le
Senghor de l’époque. Néanmoins il considérait comme
nécessaire pour le long terme l’émergence de capacités de la
pensée libre et critique. Ce que j’ai dit de son comportement à
l’égard des institutions dans lesquelles j’ai été actif (Idep,
Codesria, FTM), le soutien qu’il m’a apporté dans ces
batailles, confirme mon jugement, autant que nos
« bavardages » relativement fréquents. Les gouvernements des
Présidents successifs du Sénégal après Senghor – Abdou
Diouf, Abdoulaye Wade et Macky Sall – n’ont jamais remis en
question cette « exception sénégalaise » (positive).
Il reste que le Sénégal n’a toujours pas amorcé sa sortie des
rails de ce que j’ai appelé « l’économie politique de la
colonisation ». Le nationaliste Mamadou Dia aurait souhaité
faire un peu comme Modibo Keita : prendre des distances à
l’égard de la France et de la mondialisation néo coloniale. Et si
la Fédération du Mali avait survécu sur cette base, elle aurait
entraîné d’autres pays de la région et peut-être serait parvenue
à la faire sortir des rails du modèle colonial. Dans un entretien
avec Senghor j’exprimais cette opinion. « Vous allez trop vite;
c’était impossible » fut la réponse de Senghor. A mon avis il
manquait d’audace, tout simplement; et le Sénégal paie encore
le prix de cette timidité. Senghor et Abdou Diouf se sont
employés à atténuer les conséquences sociales déplorables du
modèle par ce que j’ai qualifié de « social-démocratie de pays
pauvre ». Plus tard lorsque les puissances occidentales ont
imposé à l’Afrique et au Sénégal les « plans d’ajustement »
odieux et criminels, Abdou Diouf est tombé en larmes; mais il
a fini par céder. Dommage. Abdoulaye Wade a dérivé en
direction de l’illusion néolibérale, à mon avis plus par
opportunisme que par conviction. Macky Sall pourrait amorcer
une meilleure évolution.
Ces considérations pourraient inspirer de l’optimisme :
aspiration démocratique visible dans toutes les classes de la
population (sauf sans doute dans les milieux « compradore »
des nouveaux riches), ethnicisme amorti (la question
casamançaise n’est pas de nature ethnique, elle procède d’une
logique de révolte contre les inégalités régionales de
« développement »). Mais il faut être plus prudent : si la
détérioration continue du sort des majorités pourrait inspirer
des prises de conscience plus lucides des enjeux réels, elle
favorise tout autant – notamment chez les jeunes urbains
désorientés – la tentation de l’Islam politique réactionnaire,
déjà installé et puissant dans la région.
Le pays et la vie quotidienne à Dakar
Isabelle et moi n’imaginons pas de vivre dans un pays sans en
connaître tous les paysages, les coins et recoins. De ce point de
vue nous connaissons bien l’Egypte, la France et le Sénégal.
Il y a au Sénégal des petits coins d’une belle beauté, même
sans le grandiose de l’Himalaya ou du Sahara. Saint Louis et
la Langue de Barbarie, la vallée du Sénégal, sauvage et encore
protégée de la destruction de la canalisation moderne, la
merveille que constitue le parc du Djoudch où des centaines de
milliers d’oiseaux, pélicans et autres, viennent hiverner
(Fernando Henrique Cardoso et son épouse Ruth en ont gardé
un beau souvenir); les basses terres envahies par les bolons du
Sine et du Saloum, la presqu’île sauvage de Sangomar
(désormais une île en voie de disparition), l’estuaire de la
Casamance, ses forêts et ses plages, la haute Gambie et le parc
du Niokolo Koba (hélas à l’abandon), le Lac Rose, la côte
nord de Kayar à Mboro (avec son lac disparu depuis), le
Sénégal oriental de Matam à Bakel et les collines du pays
Bassari, ont été nos destinations répétées année après année.
Les forêts de baobabs et encore plus extraordinaires celles des
baobabs nains de Kédougou, sont uniques au monde.
L’extraordinaire 2 Chevaux à bon marché passait partout aussi
bien que les couteuses 4 X 4 d’aujourd’hui. Je me garderais de
tenter de donner une description de ces paysages que ne
saurais exprimer qu’avec une grande platitude.
Il y avait, à l’époque, de petites auberges délicieuses un peu
partout dans ces coins proches ou reculés. Tenues par des
Libanais ou des couples de métis, quelques chambres, une
bonne cuisine simple avec les produits du lieu, des hamacs,
quoi de mieux ? La clientèle était constituée en grande
majorité par les étrangers encore nombreux. Ceux-ci partis, la
nouvelle bourgeoisie sénégalaise peu intéressée à connaître
son pays (les visites sont réduites aux obligations
cérémonielles dans les villages d’origine), ces auberges ont
hélas disparu. Dans nos promenades, fréquentes lorsque nous
étions plus jeunes, nous voyagions souvent en groupe, avec
des amis de Dakar (Alain Bouc et Monique, Fougeyrollas,
Marianne d’Erneville, Samba Ndiaye), ma fille Anna, des amis
en vacances.
A Dakar nous avons habité successivement un appartement, 22
Avenue de la République, 64 Rue Carnot (Immeuble Diop),
puis enfin le 7e Etage de l’immeuble classé « Maginot ». A la
grande époque de notre jeunesse nous organisons de fréquents
festins avec beaucoup d’amis, commandions un mouton
« méchoui » entier etc… Mais nous aimions passer des week
ends ou de petites vacances dans un lieu préféré, pas trop loin.
Nos habitudes se sont portées dans un premier temps sur le
côte nord – Mboro – avec son océan toujours furieux, puis sur
la douce Somone, les plages de Nianing, enfin à Saly sur la
Petite Côte, plus « méditerranéenne » qu’atlantique et bien
équipée pour le tourisme. J’adore la mer et les bains de mer.
C’est l’un des sujets – mineurs – de désaccord avec Isabelle
qui peine à aller plus loin que la cheville dans une eau toujours
trop froide pour elle (même quand elle à 23° !).
La ville de Dakar a beaucoup changé. En mieux ? En pire ?
L’ancien Dakar – faisait contraste avec beaucoup des autres
villes coloniales – non seulement elle ignorait (heureusement)
l’apartheid dans l’affectation des quartiers (toujours dominant
dans les pays anglophones), mais même la discrimination
sociale – les riches ici, les pauvres relégués ailleurs. Le vieux
privilège des familles Lébou propriétaires du sol,
l’implantation de la Medina dans ce qui est devenu le centre-
ville, avaient imposé un caractère interclassiste aux quartiers
du centre-ville : un bel immeuble (pour riches ou classes
moyennes), des voisins du peuple logés dans une vieille
maison basse coloniale. La rénovation urbaine et le boom de la
construction financée par les nouveaux riches (en bon nombre
désormais) ont fait pousser des villas et de grands immeubles
confortables, beaux ou moins beaux, qui ont grignoté les zones
d’habitat populaire. L’accélération de la croissance de la
population urbaine a fini par manger tous les terrains vides ou
agricoles qui séparaient Dakar ville de ses banlieues –
Almadies, Grand Dakar, Pikine – et désormais de la pointe du
Cap Manuel à Rufisque ce n’est plus qu’une suite
ininterrompue de quartiers urbanisés. Gorée, patrimoine de
l’humanité, a failli sombrer dans le désastre de la
modernisation (Ali Khan voulait détruire ses habitations pour
construire un « Club Med » pour riches !), et n’a été sauvé que
par l’intervention de Senghor et de son ami Mokhtar Mbow
alors directeur général de l’Unesco. La Petite corniche reste
intacte parce qu’elle n’offre aucun lieu susceptible de déranger
son style, mais la Grande corniche ne mérite plus son nom : la
mer disparaît derrière les constructions récentes, comme c’est
aussi le cas aux Almadies. Nous gardons le souvenir de cette
partie de la côte d’une grande beauté sauvage où nous
partagions Isabelle et moi, avec Mbaye Mbarick (un rôtisseur
de la ville) – seuls – la plage et le déjeuner – lui faisant griller
des côtelettes d’agneau, nous fournissant les fruits. Il n’y avait
dans ces lieux qu’un restaurant modeste mais bon (de fruits de
mer) tenu par un « petit blanc ». Les constructions et les
restaurants qui ont fini par occuper toute la côte ont perdu la
vue sur la mer masquée par des barraques de vendeurs aux
touristes. L’ancien Club Med, qui jouxtait les lieux, agréable,
est tombé en décadence. Et l’arrière-plan est désormais occupé
par l’immense bastion de l’ambassade des Etats Unis, les
bureaux et logements de la CIA etc., le tout à proximité de
l’aéroport, évidemment.
L’urbanisation récente de Dakar, celle des années Wade, a
donc été, pour moi, un désastre. Dakar était une belle ville; on
y voyait la mer. On ne la voit plus et de ce fait elle a perdu son
attrait pour ses habitants et ses visiteurs. Il ne reste que de
toutes petites enclaves : le mini quartier du Port que j’appelle
« Port Fouad », parce que ses quatre ou cinq belles villas
coloniales me rappellent celles de la Compagnie du Canal de
Suez; le mini quartier fermé surplombant la baie de Hann,
hélas polluée.
Dakar a beaucoup perdu du lustre de capitale culturelle que
Senghor était parvenu à lui donner. Le Festival des Arts
Nègres n’était pas seulement l’occasion de voir de beaux
spectacles. Les débats sur ce que les cultures africaines ont
apporté, et continuent à apporter, à la civilisation universelle
n’étaient pas de la nature des discours creux qu’on entend
souvent sur les thèmes de ce genre. Les meilleurs romanciers,
critiques de leurs sociétés (dont j’ai toujours dit qu’ils vous
font connaître celles-ci bien mieux que les études de
sociologie académique), se chargeaient de leur donner la
tonalité politique qu’il faut. Le Festival a donné ses chances à
la nouvelle troupe théâtrale sénégalaise. L’un de ses plus
grands comédiens – Douda Seck, devenu un ami proche
(Douda a été assassiné au Gabon) – régalait son auditoire par
sa maîtrise du jeu dans la Tragédie du Roi Christophe, Mac
Beth, Lat Dior entre autre. Le Festival fut l’occasion pour nous
de faire connaissance, puis nous lier d’amitié, avec le peintre
brésilien Tiberio et le peintre sud-africain Sekoto. Le Festival
a été suivi de la biennale des Arts, une belle occasion pour voir
de près ces productions de peintres et de sculpteurs de qualité
dont le Sénégal peut tirer fierté. Mais cette belle tradition se
perd : l’art-marchandise s’est ici comme ailleurs emparé des
commandes.
Saint Louis a échappé au sort de l’urbanisation destructrice de
Dakar. La géographie de l’île ne le permettait pas. L’Hôtel de
la Poste – escale de la ligne Paris-Santiago des années 1930 –
demeure intact, comme la chambre de Saint Exupéry.
Le bureau du FTM avait longtemps été logé immeuble Sorano,
au dixième étage. L’immeuble abritait le théâtre du même nom
qui donnait alors de magnifiques spectacles (théâtre, concerts,
danses) où se produisaient les meilleurs artistes sénégalais,
incitant les créateurs sénégalais à faire toujours mieux.
Senghor tenait beaucoup à cet épanouissement culturel; ses
successeurs moins, et le théâtre est tombé dans l’oubli. La
Chine a récemment construit deux magnifiques grands
bâtiments, l’un abritant une grande salle de spectacles - mais la
nature et la qualité de ceux-ci, à venir, restent inconnus -,
l’autre le futur musée des civilisations africaines. Dakar en
avait besoin : dans le véritable bazar de l’ancien Musée de
l’Ifan se côtoient quelques belles pièces et beaucoup de bric-à-
brac.
Il y avait également dans l’immeuble un petit café où je
prenais souvent mon petit déjeuner, fréquenté par les griots et
les griottes (l’immeuble d’en face abritait la Radio et la
nouvelle Télé). Je me délectais du langage cru de ces
personnages, autorisé à être tel par la tradition (ils et elles sont
un peu comme les « fous du Roi » de l’ancienne Europe). L’un
d’eux était, disait-il, « amoureux fou » d’Isabelle et le lui
faisait comprendre par des gestes tout à fait « figuratifs »
comme disait Tiberio, qui fréquentait également le lieu.
Plus jeunes Isabelle et moi aimions sortir le soir : bars enfumés
avec pistes de danse (le Zanzibar au Port) nous connaissaient
bien. Les orchestres en Afrique, même les plus modestes, sont
toujours de qualité, en comparaison avec l’Europe. La boîte de
Soumbedioune (le petit port de pêche) – plus chic – a vu se
produire à leurs débuts tous ceux qui sont devenus les noms
les plus populaires de la chanson, comme Youssou Ndour.
Nous allions souvent danser dans ces lieux. Nous aimions (et
aimons toujours) le « gigoté » (terme que j’avais retenu du
français de Brazzaville) aux rythmes africains. Les amis qui
nous accompagnaient, Momar Sakho, Jacqueline et Augustine,
riaient de l’alternance de ce « gigoté » préféré et du « traîne-
savates », comme disait Momar, offert aux amoureux.
Rue Carnot, à deux pas de notre domicile, il y avait
« l’Abreuvoir » où les vendredis, à l’heure de la grande prière
à laquelle n’assistait pas la clientèle du lieu, se retrouvaient les
personnalités de la franc- maçonnerie sénégalaise – nombreux
parmi les politiciens – et leurs collègues français que
Fougeyrollas qualifiait, à juste titre, de « social-colonialistes ».
Le sénateur des Français de l’étranger, Biarnès (auteur du livre
« La fin des cacahuètes » qui rappelait les grands jours du
Sénégal) m’y invitait et je me délectais de voir de visu
comment se tramaient quelques petites combines politicardes
qui pouvaient rapporter.
Dans les premières années 1970 j’accordais une certaine
importance à fréquenter le Bar Bleu où l’on rencontrait des
fonctionnaires de rang élevé. Senghor m’avait apporté un
soutien lucide, déterminé et franc dans mes projets concernant
l’Idep et le Codesria. Mais je craignais, non sans bonnes
raisons, que certains hauts fonctionnaires, sensibles aux
arguments de nos adversaires, sabotent mes efforts. Il fallait
neutraliser leur hostilité éventuelle. Je m’y employais en
discutant avec eux. Je ne les prenais pas à rebrousse-poil; je
partais de ce que savais être leurs arguments, ceux de nos
adversaires, en décortiquais le sens pour faire comprendre que
leur mise en œuvre priverait les peuples africains de l’exigence
incontournable qu’ils fassent par eux-mêmes leur expérience
historique. Au Bar Bleu je voyais souvent mon collègue et ami
Abdoullaye Wade, qui faisait également de la politique; mais
toute autre; son objectif était de se faire admettre comme un
Président possible.
Plus tard, dans les années « Mao », Samba Ndiaye
m’entraînait dans les bouges de Colobane (« le maquis ») où
l’on côtoyait pas mal de petits brigands et de prostituées. Mais
les étudiants « Maos » y avaient élu domicile pour y tenir des
séances de discussions passionnées auxquelles je participais
avec enthousiasme. Je me contentais d’une seule bière – la
Girafe, appelée Abdou Diouf par ce que sa bouteille était fine
et longue – tandis que Samba en descendait une bonne
douzaine.
Lorsque j’écrivais Le Monde des Affaires Sénégalais la
recherche m’invitait à faire des visites répétées dans les
principales villes du Sénégal, Saint Louis, Thiès, Diourbel,
Kaolack, Ziguinchor, mais aussi dans des bourgs qui ont perdu
l’importance qu’ils avaient eu au XIXe siècle : Tivaouane,
Louga, les escales du Fleuve Sénégal. J’y ai rencontré des
centaines de personnes, classées « vieilles familles du
Sénégal », dont le lecteur de cet ouvrage découvrira les noms
et l’histoire. Cela m’a considérablement aidé à connaître le
Sénégal, son histoire vraie; et je me suis fait beaucoup d’amis.
Cela m’a permis aussi de connaître un autre Dakar que celui
des habitants de la vieille Medina et des quartiers nouveaux de
l’époque de Senghor (les SICAP) : le quartier du port. J’allais
à cinq heures du matin prendre mon petit déjeuner à l’arrivée
des pêcheurs- Sénégalais et Bretons. Grande fraternité de la
mer, échanges entre égaux de recettes de protection contre les
divinités méchantes de l’Océan. Petit déjeuner « sénégalais »
(c’est-à-dire café au lait et tartines beurrées !) ou « français »
(c’est-à-dire saucisson et vin blanc !).
J’ai toujours été un « homme de café ». J’avais pris l’habitude
depuis mes années d’étudiant de m’y installer pour lire ou
écrire. Habitude qui ne m’a jamais quitté. Fort heureusement
Paris, Le Caire et Dakar sont des villes de cafés. J’en ai
fréquenté de curieux – comme le Café de l’Atlantique, au Port
où se côtoyaient probablement trafiquants de marchandises
volées au port, et peut-être de drogue. A Dakar centre, avenue
Lamine Gueye : la « Coupole » – imitation de celle de Paris, le
Laetitia, l’Esterel (dans le jardin de notre immeuble) – désastre
de désolation aujourd’hui – relayé fort heureusement par le
Café (Restaurant et boîte de jeux) de Rome. Durant de
nombreuses années je filais, après le déjeuner, au « Ponton »,
boire un café et me jeter à la mer.
La politique et les amis
J’ai déjà dit que le peuple sénégalais dans l’ensemble et donc
un bon nombre de ses intellectuels, sont davantage et mieux
politisés qu’ils ne le sont dans beaucoup d’autres pays. Il
devenait évident, de ce fait, que nous allions nous faire
beaucoup d’amis, proches ou moins, mais toujours sincères.
L’histoire du Sénégal politique que j’ai connue commence à
Paris avec la création de la Feanf. Amady Aly Dieng, qui en
fut l’un des pères fondateurs et son historien unique, devenu
un ami proche depuis cette époque, disparu récemment,
m’amène à rappeler ces origines lointaines. J’ai donc connu le
PAI première version du début des années 1960, en particulier
son leader – Majmoud Diop – rencontré à Bamako en 1961-
1962 puis retrouvé à Dakar, son lieutenant - Momar Sakho, sa
charmante épouse la métis malienne Jacqueline et sa sœur
Augustine – également côtoyés à Bamako puis fréquentés en
amis proches à Dakar.
Ce premier PAI (Parti Africain de l’indépendance) était mal
préparé pour comprendre le potentiel porté par le 68 sénégalais
et ses suites. Histoire courante dans les partis communistes de
l’époque. La relève allait être faite par des organisations
diverses, les unes se réclamant du maoïsme, les autres
d’obédiences idéologiques difficiles à cerner. Nos amitiés les
plus proches ont été tissées dans ce moment des luttes
politiques, entre 1963 et 1975.
J’avais eu à Paris-Vincennes quelques étudiants africains
brillants, devenus des amis proches et que ma mère, qui les
aimait beaucoup, recevait à la maison pour les gâter de bons
plats. Tous casse-cou. Abdousalam Kane est mort dans un
accident d’auto à Bamako, Michel Keita, le Nigérien, est mort
brûlé dans sa voiture, transportant une mauvaise bouteille de
gaz qui a explosé. Seul Alioune Sall, que j’engageais à l’Idep,
a fait depuis son chemin, brillant évidemment. Ils
fréquentaient tous Oumar Blondin Diop, que je rencontrais
avec sa copine du film « La Chinoise » dont j’ai parlé dans
mes Mémoires. J’ai retrouvé Oumar à Dakar et ai suivi sa fin
tragique, assassiné dans la prison de Gorée. Tous les enfants
de la famille Blondin, comme le père et la mère, nous sont très
chers.
Les jeunes et moins jeunes « Mao » ont compté parmi nos
amis les plus proches. Liste longue. Samba Ndiaye avait déjà
été avec moi au Comité de rédaction de la Revue Révolution
(1963) à laquelle j’ai fait référence dans mes Mémoires. Le
cours de philo qu’il donnait au lycée de Kaolack (j’ai assisté à
l’une de ses séances) était une merveille. Mais dès cinq heures
du soir Samba plongeait dans la boisson; et j’ai été malade
pour avoir ingurgité un pour cent de ce qu’il a bu devant moi
ce soir-là. Samba est mort jeune, alcoolique. Nos tentatives de
le soumettre à des cures désintoxication ont échoué; Samba
organisait le trafic des boissons dans l’hôpital ! Les écrits qu’il
avait promis de me confier et qui auraient été d’importance se
sont envolés dans l’alcool. Abdoul Wahab Diène était
journaliste au Cafard Libéré. Il a été très probablement
assassiné – mort sur le coup, comme quelque temps plus tôt un
collègue du même journal, après avoir bu un « café ». Sa
dénonciation documentée de la corruption lui valait beaucoup
d’ennemis haut placés. La famille n’a pas voulu de l’autopsie,
comme c’est souvent le cas au Sénégal. Le Cafard Libéré a
donc disparu. Marianne d’Erneville était haute en couleur, une
dizaine d’époux et autant de fils et filles. Je pourrai écrire des
pages relatant les aventures audacieuses de Marianne, pleine
d’humour. Marianne est décédée en 2016 à l’âge de 94 ans.
L’ouvrier typographe Dramé, par la suite émigré à Paris, nous
a confié son fils Moctar que nous avons aidé de notre mieux
dans toutes ses tentatives répétées mais infructueuses de se
lancer dans le commerce, au Sénégal et Côte d’Ivoire. Et
beaucoup d’autres : Magne Faly Diouf qui nous a offert l’épée
avec laquelle son aïeul, chef Sérère, avait combattu les
Français; Guiguite Sadji, la fille pleine de talent, mais
alcoolique, de l’écrivain et compagne de Douda Seck; Doudou
Wade, révoqué par la Banque Centrale pour ce que j’ai appelé
« refus de corruption »; Doude Sine, retrouvé au Cesti (l’école
de journalisme que Fougeyrollas et un bon canadien avaient
contribué à créer et où je me produisais de temps à autre), m’a
toujours ravi par son humour fin : « parisianisme suranné avec
retombées tropicales » avait-il dit un jour, spontanément, d’un
auteur politique burkinabé (la Haute Volta à l’époque).
A l’Université de Dakar, entre 1968 et 1970, j’ai également eu
quelques étudiants excellents, devenus des amis : le jeune
libanais Charbel Zarour, engagé avec les Sénégalais dans les
bons combats politiques, et bien d’autres. Je me suis lié
d’amitié avec mon collègue Abdoulaye Wade (le futur
Président). Abdoulaye passait toute sa journée à « faire de la
politique », laquelle consistait à recevoir des individus de tous
rangs et qualités, du peuple et de la société aisée, auxquels ils
rendaient des services également de toutes natures
(recommandations ici ou là). Comme je lui disais qu’il
« perdait son temps », il me répondit : c’est toi qui fait de la
politique qui ne te servira à rien, moi je serai Président. Il se
constituait une clientèle première, dans cette perspective. J’ai
frayé Cheikh Anta Diop, pour lequel j’éprouvais beaucoup de
sympathie (réciproque je crois), en dépit de nos discussions
rendues difficiles par sa volonté de se distinguer par un
antimarxisme maladif. Nous partagions beaucoup avec
Fougeyrollas, alors directeur de l’Ifan, et sa verve féconde
périgourdine remplissait ses auditeurs de joie. De surcroît dans
les batailles verbales au Conseil Economique et Social (où
Senghor m’avait fait nommer pour y représenter le monde
universitaire – de 1967 à 1971), comme dans ceux concernant
la réforme de l’Université (de 1968 à 1970), cette verve autant
intelligente que brillante était la meilleure arme en notre
possession, face au mur du refus de discuter sérieusement de la
majorité des membres de ces institutions. Bien entendu j’ai
également fréquenté avec quelque assiduité un bon nombre
des professeurs de l’Université, dont certains sont devenus de
véritables amis. La liste en serait longue : Boubacar Barry,
Makhtar Diouf, Boubacar Ly, Bakary Traoré, Mamadou
Dansokho, Pathé Diagne et d’autres.
Les dirigeants des partis majeurs de l’opposition de gauche –
Abdoulaye Bathily et Landing Savané – ont occupé une bonne
place dans les débats qu’ils organisaient et auxquels je tenais
toujours à participer. Puni par le gouvernement pour ses prises
de position, Bathily avait été mobilisé et envoyé à la frontière
dangereuse de la Guinée Bissao. Isabelle lui envoyait
régulièrement des colis. Tous ces partis – grands et petits –
sont partis en fumée, les uns (les Maos) dans les années 1970-
1980, And Dieuf (le parti de Savané qui inspirait de grands
espoirs) plus tard par l’option de sa soumission aveugle au
régime du Président Wade. Seul le PIT (Parti de
l’indépendance et du Travail) a survécu, certainement grâce à
l’intelligence active de son leader historique, Amath Dansokho
et de Magatte Thiam. La liste des personnalités politiques que
j’ai bien connues est longue : Moustapha Niasse qui, alors
Ministre des Affaires étrangères a signé l’accord de siège dont
le FTM bénéficie, Mokhtar Mbow, Ibrahima Fall, Habib
Thiam, les dirigeants de l’organisation paysanne ROPPA,
Habib Sy et d’autres. J’ai été invité à plusieurs reprises par
l’Université des Mutants à Gorée, dont Senghor voulait faire
une grande chose; mais qui n’a pas eu de suite. J’ai bien
entendu été toujours ou presque en rapports fréquents avec les
responsables du Codesria et de l’Enda, entre autre lorsque la
véhémente Burkina bé, Joséphine Ouedraogo, a tenté de lui
redonner une nouvelle vie.
J’ai déjà dit que mon jugement sur Senghor est beaucoup plus
nuancé que celui des jeunes de la gauche radicale sénégalaise.
L’histoire lui saura gré d’avoir consolidé dans la société de son
pays le respect de la liberté de pensée, et par ce moyen évité
que la catastrophe sociale devienne le terreau d’explosions
ethnicistes ou du terrorisme de l’Islam politique réactionnaire.
Houphouet n’y est pas parvenu et le désastre social prévisible
par lequel s’est clos le chapitre du « miracle » de cette mise en
valeur coloniale tardive a immédiatement produit l’éclatement
du pays et une dérive qu’il sera difficile à surmonter. Il y avait
donc dans l’entourage de Senghor des acteurs politiques qui se
dépensaient pour faire avancer les choses, dans le bon sens.
Doudou Guèye (et son épouse Marie Louise), revenu d’exil à
Bamako où nous avions fait sa connaissance, était de ceux-ci.
Marie Louise a longtemps organisé après la mort de Doudou,
un déjeuner hebdomadaire où se retrouvaient un bon nombre
d’anciens, et auquel Isabelle et moi participions régulièrement.
Nous avons lié beaucoup d’autres amitiés à Dakar. Avec Alain
Bouc, directeur du bureau de l’Isea dans les années 1960, et
son épouse Monique. Avec les collègues de l’Idep bien sûr, en
particulier Amoa (décédé jeune après son retour au Ghana),
Founou (toujours l’ami le plus proche, co-coordinateur du
bureau du FTM à Dakar jusqu’à ce jour) et sa petite famille,
Fawzy et Gerda, Hector Silva Michelena et Adicea, Norman
Girvan, Joseph Van den Reysen, Cadman Atta Mills (passé à
la Banque Mondiale, ça paye mieux !), la jeune américaine
Barbara Stuckey.
Je ne reviendrai pas ici sur les développements plus fournis
concernant le Forum du Tiers Monde (Cf. Mémoires). Un bref
rappel seulement. Le FTM est certainement un lieu de
rencontres fréquentes des anciens et d’ouverture à des amis
chers venus plus tard, Chérif Salif Sy, le pilier sénégalais du
Forum, Dembélé dit Dembus et d’autres. Notre secrétaire, Lily
ne nous apporte pas seulement un soutien administratif
efficace; elle est un membre de notre petite famille comme je
l’ai déjà expliqué dans mes Mémoires; Robert Coly n’est pas
seulement notre chauffeur, il a ses entrées dans toutes les
administrations et facilite les démarches comme peu sauraient
le faire; Ibra Djitté complète le tableau de ces collaborateurs et
amis.
Sans cette grande famille d’amis très proches, nous serions
probablement demeurés, Isabelle et moi, des étrangers
travaillant à Dakar. Grâce à eux nous sommes des Sénégalais.
Paris et Le Caire : la vie quotidienne
Mes Mémoires sont celles d’un animal politique, comme je le
disais dans leur présentation. L’accent y est donc placé sur les
combats politiques qui en constituent la trame, même si ceux-
ci sont rapportés à partir de ma participation individuelle,
comme le veut le genre « Mémoires ». Et, bien que des
références à ma vie personnelle n’y soient pas absentes, je
souhaiterais apporter ici quelques compléments.
La nature m’a doté d’une bonne mémoire de mes lectures, des
faits et des personnes rencontrées, qui ne s’est pas encore
estompée (j’ai eu 85 ans en 2016). La faiblesse extrême de ma
constitution physique à ma naissance, qui aurait pu être fatale
comme je l’ai dit dans mes Mémoires, m’a obligé à renforcer
ma volonté. Je me suis, par ma seule volonté, soumis à un
régime alimentaire très strict jusqu’à l’adolescence, j’ai vaincu
mes craintes de la mer (et suis parvenu à devenir un bon
nageur). Cette volonté a certainement fortifié mon choix d’une
vie de militant combatif.
Dans mes récits je ne règle aucun compte personnel. Je ne suis
guère intéressé que par les personnes qui se sont trouvées
associées dans nos combats communs. Et j’en ai aimé
beaucoup, en amis proches. A l’égard des adversaires, je reste
d’une grande froideur, et m’efforce de rester objectif dans mon
jugement. Je pourrai adresser à certains des lettres que j’aurai
conclues par la formule « Veuillez agréer, Monsieur ou
Madame, l’expression de mon profond mépris ». La formule
inaugurée par mon ami Yves Bénot, m’avait beaucoup plu.
La vie quotidienne à Paris et au Caire
J’ai déjà fourni dans mes Mémoires ce qui me paraît constituer
l’essentiel concernant le Paris de mes années d’étudiant. Par la
suite, à partir de 1960, les va et vient entre Bamako puis
Dakar, et Paris et Le Caire méritent peut être que j’en dise ici
quelque chose.
Ma mère et ma grand’mère avaient été contraintes de quitter la
maison de Port Saïd après la guerre de 1956, puis celle de
1973. Elles se sont installées dans notre appartement 3 Rue
Xaintrailles, acheté en 1963. Ma sœur, après son divorce, les y
a rejoint. C’est alors que, pour les mettre à l’aise, j’ai acheté
l’appartement du 5e étage (le nôtre est au 6e). Un peu plus tard
nous achetions le deux-pièces contigu à l’appartement occupé
par ma mère. « L’hôtel Amin » comme l’ont appelé les usagers
permettait de recevoir nos amis sans empiéter sur nos
intimités.
Leila, ma sœur, était une femme courageuse. Elle faisait le va
et vient quotidien entre Paris et Sarcelles où elle exerçait son
métier de pharmacienne, empruntant ma petite voiture. Elle
avait vécu avec son époux allemand – Gérard – et son fils
adolescent – Eric – à Nancy (où ma mère et ma grand’mère
l’ont rejointe), Gérard y exerçant sa fonction de directeur du
Goethe Institute. Mais cela n’allait pas, le couple se défaisait
et le divorce a suivi. Retour à Paris, Rue Xaintrailles. Par la
suite Leila s’est installée à La Ciotat, où ma mère l’a rejoint
(ma grand’mère était morte, en 1975). Et où ma sœur est
décédée (en 1985). Entretemps ma mère était retournée
s’installer dans la maison de Port Saïd qu’elle n’a quitté
définitivement qu’après son accident (os du fémur) en 1981. A
l’époque je ne connaissais pas encore bien Eric, adolescent
puis jeune marié à Doris. Nous aimions beaucoup son père, en
dépit de ses déboires avec ma sœur. Par la suite Eric a repris le
contact avec nous; et lui et sa petite famille (Doris et son fils
Patrick, jeune homme désormais) sont devenus des êtres très
chers pour nous; un très bon neveu. Nous le voyons
régulièrement à ses passages par Paris, ou à Moscou, qu’il
aime et où il occupe le poste important de directeur du Crédit
Agricole (français) pour la Russie.
Je profitais des vacances passées en France pour partir avec
Isabelle, ma mère et ma grand’mère, en longues randonnées.
Visites systématiques de tous les coins de France, le Sud-
Ouest et les Cévennes que mère et grand’mère ne
connaissaient pas, vacances d’hiver à Megève que ma mère
aimait (et nous aussi) ou en Bretagne, à Perros Guirrec, lieu du
souvenir de son enfance, en Alsace et ailleurs. Dans notre vie
parisienne quotidienne, Isabelle et moi, nous fréquentions
quelques lieux privilégiés où nous rencontrions nos meilleurs
amis.
La Coupole était l’un d’eux. Une Coupole qui n’était pas
encore ce qu’elle est devenue et que fréquentaient alors encore
beaucoup d’artistes, dont quelques véritables amis. On y dinait
fréquemment. Et ma grand’mère, à l’âge de 95 ans peut être
(ou plus) me priait de l’y emmener, même à minuit (« je
m’habille et je viens »), y manger des huitres ! J’ai également
consacré le mois de préparation à l’agrégation à La Coupole !
Je m’y rendais tous les jours pendant le mois qui précédait le
concours, après mon déjeuner léger à la maison, y passais
l’après-midi à lire le « Barre », attentivement, crayon en
mains, pour y noter les idées importantes, ou les sottises dites
avec élégance. Le soir Isabelle et des amis m’y retrouvaient
pour le dîner.
L’autre lieu de nos visites répétées et agréables était la
« boutique-café » comme je l’appelais – la Galerie que
Raymond Aghion tenait Boulevard Saint Germain. Raymond
était un être exceptionnel, pour sa générosité et sa lucidité
politique engagée; mais il était fort mauvais commerçant.
Toutes les affaires successives dans lesquelles il s’est investi
ont davantage mangé graduellement son héritage
(considérable) que rapporté des bénéfices ! Un client entre
dans la Galerie, il se gardait de « faire l’article ». Regardez. Il
passait donc son temps à discuter – avec nous ou d’autres
visiteurs – de politique, bien entendu. Nous y avons croisé
Albert Cossery, qui ne lisait pas les journaux disait-il (« parce
que je ne lis pas l’hébreu » ) pour marquer l’antisionisme que
nous partagions avec Aghion. Yves Bénot, ami très proche,
rendait des visites fréquentes à la Galerie. La charmante
Fiametta gardait la boutique – sans s’adresser aux clients
éventuels – en dessinant de petits croquis amusants qu’elle
appelait « l’opoponax ». Autre anecdote amusante : un peintre
russe (dont j’ai oublié le nom) fréquentait la Galerie pour jouer
aux échecs (et gagner) avec Raymond. « Moi, avance dame ».
Comment dis-je « il ne parle pas le français ». Non, répond
Raymond : « il y a seulement cinquante ans qu’il est à Paris » !
A Paris nous avions, Isabelle et moi, des engagements
politiques qui nous mobilisaient fréquemment. J’ai déjà dit
dans mes Mémoires comment j’avais rencontré Isabelle
étudiante et ce qu’elle a fait par la suite (La Fédération des
Locataires) avant le retour en Egypte. A Dakar, après Bamako,
elle a continué à exercer sa profession d’institutrice, à l’école
Kléber, puis après que la Mission française d’aide et de
coopération ait mis un terme à son contrat (pour des raisons
politiques évidentes), en qualité de directrice de l’école privée
Blanchot.
Peu après 1968, Isabelle s’était rendue en France. En voyage à
Londres elle a dû être hospitalisée pour une obstruction
intestinale mal soignée dans cette capitale, rapatriée en
urgence en France où elle a été sauvée du pire. Contrainte de
rester un an de plus à Paris, alors que j’étais à Dakar, en ma
qualité de directeur de l’Idep, elle a côtoyé et bien connu les
« Maos » français avant et mieux que moi. L’appartement de
Jean Baby et Renée Bourdon était leur repaire, celui en
particulier de la Gauche Prolétarienne. Bien des histoires
amusantes, avec le recul du temps. Comme celle du camarade
guinéen, malade, recueilli chez nous avant d’être transféré
chez Suzanne Prou, et la visite inopportune de Geismar.
Charles et Suzanne Prou, leur fille Françoise, ont été, jusqu’à
leur décès, des amis intimes. Bien entendu, lors de mes
passages à Paris je renouvelais ces contacts.
Nos interventions politiques à Paris, celles d’Isabelle et de
moi-même, étaient diverses. En premier lieu les rencontres
fréquentes avec Jacques Vergès, dans les années 1960 (de
Bamako) alors qu’il défendait le FLN Algérien. Jacques était
alors un ami intime, et son épouse Karine (Colette) également.
Avec Ngo Manh Lanh, la revue Révolution sur laquelle je me
suis exprimé dans mes Mémoires était notre quartier général.
Nous avons par la suite pris des distances lorsque Jacques,
sorti de sa « clandestinité » après le départ d’Alger (une fausse
clandestinité bien entendu), s’engageait dans une voie
nouvelle que nous jugions (et jugeons) sans principe.
J’avais choisi également de m’engager, aux côtés de Jean
Pronteau et de Jonas, dans les activités que la revue L’homme
et la Société et les éditions Anthropos conduisaient,
notamment en rapport avec leur participation à la conférence
annuelle de Cavtat (référence faite dans les Mémoires).
Pronteau avait choisi d’entrer au Parti Socialiste, bien avant
l’élection de Mitterand, pour tenter d’y faire avancer une
gauche radicale et cohérente. Pronteau, Bénot, Isabelle et moi,
entre autres, discutions ferme et fréquemment de cette
possibilité, de ses chances (que nous jugions faibles mais non
inexistantes à l’époque) et des obstacles à sa progression.
Bénot a toujours été, depuis les années 1950, un intime.
Isabelle et moi aimons la peinture. Inji Eflatoun, la sœur de
Bouli, épouse d’Ismail, camarades et amis chers depuis nos
années d’étudiants à Paris, est peintre. Ils sont tous morts, Inji
la première (bien que la plus jeune), puis Ismail et Bouli.
Isabelle et moi-même rencontrions fréquemment Inji chez sa
mère, où elle habitait et peignait, rue Hassan Sabri, à Zamalek.
Nous aimons beaucoup sa peinture et sommes devenus de
bons amis. Inji avait été filmée, peu avant sa mort. A la fin du
documentaire, elle part sur un âne, dans la campagne
égyptienne, et son image s’estompe lentement, comme allait
l’être sa vie.
Mona Zaalouk, égyptienne elle aussi, et peintre que j’aime,
habitait Paris, dans le quartier de l’Horloge, où je me rendais
de temps à autre, pour dîner avec elle et quelques amis. La
Galerie Aghion nous a fait connaître personnellement Mata,
dont malheureusement les tableaux étaient trop onéreux pour
notre bourse. Anna Stein, rencontrée avec son époux, collègue
algérien à l’Université de Vincennes-Saint Denis, nous a
vendu l’un de ses beaux tableaux.
Rebeyrolle et sa compagne Papou – fille d’une émigrée
arménienne pauvre - nous avaient été présentés par Pronteau.
Nous avons sympathisé immédiatement et sommes devenus de
grands amis, que nous visitions régulièrement dans son atelier
de Paris (près de l’Avenue du Maine) puis en Bourgogne. Sa
très grande peinture est éblouissante. Nous avons « travaillé »
ensemble, pour la confection d’une série de ses merveilleuses
lithographies. L’ouvrier-artiste, le peintre, moi-même,
discutions des couleurs à choisir, faire et refaire. J’ai écrit, en
vitesse, dans un café près de la Galerie Maeght, mes
commentaires sur ces lithos, édité avec grand luxe par la
Galerie Maeght; et je garde précieusement les exemplaires qui
m’ont été offerts pour « prix » de mes commentaires,
appréciés par Rebeyrolle. Nous avons rendu visite à son petit
musée de Haute Vienne, à Eymoutiers, où il avait commencé
sa vie dans la résistance aux nazis. Beaucoup d’émotion face à
sa tombe et à celle de son chien fidèle.
Tiberio était venu (avec Sekoto) au Festival des Arts Nègres à
Dakar. Il devait y passer un mois. Il est resté à Dakar huit ans !
Nous le voyions très souvent et lui avons acheté trois peinture
désormais à Paris et deux sculptures, restées à Dakar (nous
avons donné celle qui est trop lourde à Adrien Diop qui avait
repris notre appartement du 64 Rue Carnot, l’autre est dans
notre appartement de Dakar). Acheté également deux tableaux
à Sekoto. Tiberio allait quotidiennement déjeuner chez
« Nanette », un restaurant tenue par une Cap verdienne. Il
signait des bons dont il pensait avoir réglé la valeur par les
peintures de décoration des murs du restaurant. Soudain
Nanette lui adresse par huissier la facture. Sur mes conseils
Tiberio lui renvoie par le même huissier sa note de peinture,
d’une plus forte valeur ! Le Tribunal, après avoir entendu
quelques témoins (dont moi), considère que les deux factures
se compensent. Bien gagné. Tiberio était plein d’humour. Il
avait proposé une affiche aux Chemins de fer sénégalais où se
produisaient les animaux d’un parc (lions, antilopes, girafes et
autres), en rang le long de la route, observant les touristes dans
leurs tenus ridicules et disant : « tiens, cette espèce-là, on ne
l’avait pas encore rencontrée ». La fille de Tiberio, qui vit à
Paris, est devenue par la suite notre amie.
L’écriture m’amenait par la force des choses à rencontrer des
éditeurs parisiens. Dès mon retour d’Egypte, en 1960, Jacques
Vergès me mettait en relation avec Jérome Lindon (Les
Editions de Minuit, Rue Bernard Palissy). Grande discussion
et sympathie réciproque rapide. Devenu véritablement amis,
j’appréciais l’humour lyonnais froid de Lindon, style Louis
Jouvet. Il y avait dans le bureau, plaqué au mur, une affichette
qui disait « A retourner en cas d’incendie ». Je la retourne,
« Non, imbécile, en cas d’incendie seulement ». J’éclate de
rire. Lindon me dit : bon test; il y a ceux qui la regardent et
n’osent pas la retourner en ma présence; il y a ceux qui l’ayant
retournée, pendant que je me suis absenté aux toilettes, sont
furieux d’avoir été insultés ! Les Editions de Minuit ont publié
– toujours rapidement – beaucoup de mes livres, dont le plus
« classique » (Le développement inégal) qui m’a valu d’être
mentionné comme le père-fondateur d’une théorie nouvelle de
l’économie politique de la mondialisation capitaliste.
Ma complicité politique avec Pronteau m’a amené à publier
dans la collection Anthropos (reprise par Economica avant de
disparaître) quelques ouvrages, dont l’édition de ma thèse de
doctorat écrite en 1955- 1956, sous son titre vrai,
L’accumulation à l’échelle mondiale, reprise dans une forme
plus lisible dans Le développement inégal. Anthropos
s’engageait à publier une collection Idep, à laquelle je tenais
pour faire connaître en France les jeunes (et moins jeunes)
auteurs africains critiques. La même proposition, que j’ai faite
à l’Harmattan, acceptée, m’a aussi conduit à proposer à cet
éditeur, quelques-uns de mes ouvrages. Plus tard les combats
courageux contre la pensée unique, désormais dominante,
conduits par les éditeurs du Temps des Cerise (et mon amitié
pour Francis Combe, sa compagne Patricia et sa fille Juliette),
de Delga, des Indes Savantes (et mon amitié pour Frédéric
Mantienne), m’ont convaincu de participer à leur luttes en leur
proposant quelques livres. Les Indes Savantes ont publié mes
Mémoires en 2015.
Le lecteur pourrait s’étonner que les grandes maisons
françaises d’éditions (Gallimard, Le Seuil, Flamarion) – sauf à
de rares exceptions Les Presses Universitaires (disparus !) et
La Découverte - soient restées sourdes à mes offres. Cela
illustre, hélas, le caractère timoré de l’édition française, sa
préférence pour les best sellers médiocres, peut être son
chauvinisme, partagé par beaucoup d’universitaires français
(dont certains m’ont simplement plagié !), enfin ce que nos
amis d’outre- Manche ont qualifié à juste titre de « pensée
tiède ».
J’ai pourtant été toujours publié « rapidement », ce que je
voulais, comme probablement tous les auteurs. Mais surtout
j’ai été immédiatement traduit, en anglais (en Grande
Bretagne, aux Etats Unis, en Inde), en espagnol (par El Viejo
Tepo et Iepala en Espagne, d’autres en Amérique latine) et en
portugais, en italien, en allemand, en chinois (avec une
rapidité vertigineuse et de très fort tirages), en russe enfin,
récemment, après avoir été boycotté en Union Soviétique. J’ai
été souvent traduit en arabe; mais j’ai moi-même écrit
directement dans cette langue des ouvrages importants, le plus
souvent un peu différents des versions françaises dont je
m’inspirais, de manière à répondre aux attentes d’un public
différent.
A Londres le talentueux Robert Molteno, fondateur de Zed,
avait adopté une ligne radicale, et est devenu un ami. Ses
successeurs ont graduellement cédé aux pressions de la mode.
Un peu comme François Gèze, dont la Découverte a rompu
avec la ligne radicale de Maspéro. A New York par contre
Monthly Review Press, fondé par Baran, Sweezy et Magdof,
qui furent mes amis les plus chers aux Etats Unis, n’a jamais
cédé. On le doit à la personne forte et intelligence qui leur a
succédé, John Bellamy Foster. Monthly Review Press, qui a
publié pratiquement tous mes livres en anglais, porte très haut
le flambeau de cette maison prestigieuse, connue dans le
monde entier.
Au Caire Madbouli, qui se situait à l’avant-garde de la
publication courageuse, était un ami, plein d’humour, de
surcroît talentueux, bien que n’ayant pas été très loin dans ses
études. Ses héritiers ont cédé aux pressions islamistes. Dar
Sina, dirigée par une militante guerrière (que j’appelais
madame Kalachnikof), a disparu avec sa patronne. Dar el
Thaqafa al Gadida, mais surtout Dar el Ain, comptent
aujourd’hui parmi les maisons d’édition les plus respectées. A
Beyrouth, qui reste une autre capitale de la culture arabe, les
maisons prestigieuses, Dar el Farabi (et sa revue Al Tarik),
Dar el Adab, Dar el Saqi ont publié beaucoup de mes
ouvrages. Je mentionnerai également les Editions Apic, à
Alger, dont les patrons, Samia et Karim, sont des amis chers.
Mes livres ont généralement été simplement ignorés par les
économistes conventionnels. Par contre leur lecture a été bien
reçue dans les milieux politisés des pays du Sud, en Chine, et
fait l’objet de critiques par un certain nombre de marxistes
occidentaux. Ceux qui ont reconnu que les développements
théoriques que je proposais apportaient du nouveau – qu’ils
fassent leur ou pas – m’ont valu l’inscription au dictionnaire
Larousse, une présentation correcte dans le Biographical
Dictionnary of Dissenting Economists (ed Professor Malcolm
Sawyer; Edward Elgar, UK, 1990), une autre par Gilles
Dostaler (Alternatives économiques, 2012), un livre-résumé
excellent de Gabriella Roffinelli (Argentine, 2006), des
reprises dans quelques bonnes thèses (comme celle de Fouad
Nohra), ou par un lecteur japonais attentif dont j’ai repris les
conclusions, des éloges de John Saul, d’Issa Shivji, de Norman
Girvan, de Z. Zigedy, des comptes rendus précis et positifs de
John Bellamy Foster, de Helmy Shaarawi (et l’édition en arabe
d’un ouvrage débat à cet effet).
Dans sa lecture de mes écrits anciens Aidan Foster Carter
réfute bon nombre des critiques sérieux de mes contributions
théoriques, en rappelant que celles-ci sont le produit de
recherches empiriques préalables, ignorées par ces critiques.
Ces critiques se partagent entre (i) les défenseurs du
libéralisme conventionnel (comme Sheila Smith ou Goran
Hyden, passé du jour au lendemain du soutien inconditionnel à
Nyerere au service de la Banque Mondiale !) qui ont donné en
« contre preuve » de mes thèses l’exemple du succès … du
Kenya ! (ii) les porte- paroles de l’Académie Soviétique (Oleg
Bogomolov) qui rejettent sans discussion ma critique
« déviationniste » de la « voie non capitaliste » (iii) des
académiques anglo-saxons d’obédience trotskyste qui
considèrent que la seule révolution socialiste possible sera
celle du prolétariat des pays avancés, même s’il n’y a pas de
signes que celle-ci soit à l’ordre du jour du probable dans
l’horizon visible. Le seul fait que je transfère la question aux
perspectives qu’ouvrent potentiellement les luttes des peuples
des périphéries constitue pour eux une déviation de la
dogmatique marxiste telle qu’ils la comprennent. Ma lecture
de Marx est différente; elle n’est pas celle d’un
« marxologue », plus ou moins dogmatique, mais celle d’un
militant marxiste et communiste et doit être discutée comme
telle. Je renvoie ici à deux écrits récents qui font le point sur
cette question : (i)Popular movements toward Socialism,
Monthly Review 2014; (ii) Lire Le Capital, lire les
capitalismes historiques (conférence donnée à la Sorbonne en
février 2016). J’ai toujours estimé utiles les critiques, et ne les
ai récusées d’un revers de manche que lorsqu’il s’agissait
d’aboiements d’auteurs en mal de reconnaissance. Les
critiques sérieuses m’ont amené à corriger des erreurs, ou à
préciser mes concepts, comme celui de déconnexion par
exemple.
Retour à davantage d’intimité
Isabelle et moi aimons beaucoup les animaux, chats en
particulier. Nous en avons presque toujours eu, à Paris
étudiants, à Dakar. Et la petite chienne de Mounira – Coco
chanel – nous rend désormais des visites délicieuses. Isabelle,
beaucoup plus que moi « sent » les animaux qui lui rendent
son affection. Une guenon chimpanzé de Mbour, enfermée
dans une cage, caressée par Isabelle, lui a offert en retour, en
« cadeau » … un bouchon de coca cola. Dans la forêt
amazonienne une autre petite guenon, considérée comme
« folle et renfermée » par ses gardiens, a consenti à elle, et elle
seule, à tendre la main. Mais le plus suffocant a été le tigre de
Chine qu’Isabelle a osé caresser. Le propriétaire disait que
c’était possible parce qu’Isabelle est née l’année chinoise du
tigre ! La photo que j’ai prise n’est pas celle d’un tigre
empaillé !
Avec l’âge nous sommes devenus, dans nos séjours à Paris,
plus casaniers. Moins de sorties lointaines, préférence pour les
restaurants proches (en particulier le Gloria en bas de chez
nous), amitié affectueuse et solide avec Mounira. Nos
fréquentations répétées se sont rétrécies, réduites à quelques-
uns des plus proches amis.
Isabelle et moi aimons le cinéma; et Paris est sur ce plan l’une
des villes les mieux équipées. A Dakar les cinémas ont
disparu, remplacés par les DVD qu’on regarde sur sa télé.
Mais nous ne fréquentons plus guère les salles de cinéma à
Paris ou ailleurs, pour la simple raison que depuis quelques
années le triomphe de l’esprit mercantile a assassiné la
production culturelle de qualité. Les grandes écoles des
cinémas français, italien, américain, soviétique, indien n’ont
pas d’héritiers. Les producteurs marchands ne font guère
qu’imiter les inventeurs de jeux stupides qui ont envahi les
tablettes à la portée gratuite de tous. Les bons films, comme
les bons livres, se font rares et pâtissent de manque de moyens.
La crise du capitalisme vieillissant est aussi celle de la culture
et de la civilisation modernes.
J’ai toujours été un mangeur de livres, scientifiques,
politiques, romans (qui vous apprennent plus sur la réalité des
sociétés que les études sociologiques) et poésie. Ayant horreur
de la lecture en salle de bibliothèque, j’achète mes lectures (et
en reçois quantité !). Les murs de nos appartements sont
tapissés de rayons remplis à craquer (je crois posséder environ
20 000 livres et exemplaires de revues). J’ai de la difficulté à
lire sur l’ordinateur ou sur une liseuse; tenir en mains un livre
papier est irremplaçable. Mon respect pour les livres ne me
permet pas d’imaginer en remplir des cartons, jetés à la cave.
Je souhaiterais donc les donner à des bibliothèques. Hélas, les
preneurs se font rares; les bibliothèques préfèrent désormais la
transcription numérique. Ce progrès technologique entraîne, à
mon avis, une conséquence néfaste majeure : il décourage la
lecture attentive pour laquelle le livre papier est
incontournable. De surcroît le numérique ne donne aucune
garantie de durabilité. Les peintures rupestres ont tenu 30 000
ans, les bas-reliefs égyptiens 5000, les manuscrits 1000; alors
que la durée de vie des DVD est de 50 ans ! On veut nous
rassurer en faisant observer que les Banques de données (Data
Centers) garantissent la reproduction continue de toutes les
informations, reprises à chaque étape du progrès
technologique. Le renouvellement permanent des technologies
imposé par la poursuite insensée de la rentabilité financière
menace néanmoins les usagers du système : les disquettes en
usage il y a 20 ans sont désormais illisibles ! Le numérique ne
constituera un progrès rationnel que si son mode de gestion est
revu de fond en comble et conçu dans un cadre de socialisation
qui garantisse la conservation des informations dans la longue
durée. La « mode », à l’américaine, méprise l’histoire pour ne
s’intéresser qu’à l’immédiat.
J’éprouve toujours beaucoup de difficulté à parler de ma fille
Anna, née en 1976. Son suicide encore jeune, en 2004, est la
douleur irréparable de ma vie. Enfant nous la baladions,
Isabelle et moi, au Parc Monsouris. Elle me corrigeait : « on
ne dit pas mon souris, mais ma souris » ! Plus tard on discutait
de tout, souvent, à Paris, comme à Dakar (au Niokolo Koba, à
Saly), en Egypte (au Caire, en Haute Egypte sur le Nil) que je
voulais qu’elle connaisse.
La vie quotidienne au Caire
J’en ai donné un compte rendu dans mes Mémoires pour ce
qui concerne les années dures de la clandestinité nassérienne
(1957-1960). De retour à partir de 1982, nous avons tout
d’abord, pendant des années, continué à habiter Port Saïd,
dans la maison familiale avec ma mère. Mais il me fallait
alors, avec Isabelle, faire le voyage fréquent au Caire (où nous
logions à l’hôtel) pour y poursuivre mes activités politiques et
sociales nouvelles, centrées autour du Markaz (le Centre
Arabe et Africain de Recherches) dont le Président était Fawzy
Mansour (j’ai pris la succession) et le directeur, à qui l’on doit
tout pour ce qui est de l’existence même de ce centre, Helmy
Shaarawi devenu, avec son épouse Tawhida, des amis intimes.
Puis nous avons fini, ma mère et moi, par vendre la maison de
Port Saïd et, avec une bonne partie de son prix, acheter
l’appartement que nous occupons toujours, sur la corniche du
petit Nil, à Zamalek. Le fils de Mohamad et Zeinab Ezzet,
Ziad, nous a beaucoup aidé pour trouver l’acheteur et
organiser le déménagement. Ziad était un grand artiste, hélas
insouciant et buveur, mort jeune. Sa veuve, Heba, que nous
respectons beaucoup, a consacré toute sa vie à l’éducation de
leurs enfants. Le frère aîné de Ziad, Tarek, installé en France,
est un peu notre fils adoptif. Brillant ingénieur en électronique,
il est mon « coach » pour ce qui concerne l’installation et la
manipulation de mes machines et de nos sites FTM.
Avec l’âge nous sommes également devenus plus casaniers
lors de nos séjours au Caire. Quand même quelques grandes
ballades, au Sinaï (avec ma mère), dans le désert (avec Fawzy,
Gerda, Inji), en Haute Egypte, sur le Nil de Louqsor à Assouan
et Abou Simbel (quel beau voyage !), avec ma fille Anna, puis
à l’occasion de l’hommage affectueux pour mes 80 ans offert
par nos intimes du Caire. Shahida el Baz, Helmy et Tawhida,
Fawzy et Gerda, Mamdouh et Gabriella, Amina Rachid et
Sayed el Bahrawi, Reda (décédé) – mon fidèle compagnon de
luttes étudiant à Paris – et sa veuve Nadra, sont nos plus
proches amis. Je poursuis évidemment mes activités politiques
et rencontre à cet effet beaucoup de militants, en particulier de
jeunes. J’écris désormais dans l’Ahram, le plus vieux journal
au monde (quotidien depuis 1873) et journal le plus
prestigieux du monde arabe. Le bâtiment pharaonique de
l’Ahram me connaît bien, comme d’autres bâtiments du même
style, celui du Syndicat des Journalistes !
Je reste un habitué des cafés. Nous avons retrouvé, Isabelle et
moi, le Café Rich (Café La Plume en arabe) situé en plein
centre du Caire, que nous fréquentions dans les années 1950.
Le vieux garçon, de notre âge, y vient de temps à autre (la
retraite l’ennuie) et nous a reconnus (beaucoup d’émotion). Un
café important parce qu’on est sûr d’y rencontrer des
intellectuels critiques… depuis 1920 ! Pendant les mois de la
« révolution » de 2011 on y voyait beaucoup les journalistes,
les meilleurs, Télé et autres. Mais, paresse aidant, nous
fréquentons plus souvent les cafés de Zamalek, au bout de
notre corniche. Des clients différents : la jeunesse dorée et
américanisée.
Isabelle, peintre
Isabelle avait été brillante en littérature au lycée, à tel point
que son examinateur au bac (qui lui avait donné la note
rarissime de 20 sur 20) l’invitait à s’engager dans l’écriture (de
romans). « J’ai autre chose à faire » lui répond Isabelle. Quoi ?
« Changer le monde ». Vaste programme. Elle aimait aussi
l’art et la peinture et avait pensé aux Beaux-Arts; mais ses
méthodes scolaires l’ont rapidement découragée. Par la suite
Isabelle, qui n’aurait jamais accepté (pas plus que moi) la
condition de « femme au foyer », a été contrainte de consacrer
l’essentiel de son temps à son travail et à son action militante.
L’âge aidant nous sommes devenus tous les deux un peu plus
sédentaires. Notre ami peintre Inji avait dit à Isabelle (qui
distinguait dans un paysage 6 ou 7 nuances de vert) qu’elle
avait « l’œil d’un peintre » » et qu’elle devait mettre au travail
cette qualité. Nous aimons tous les deux la peinture. Ce n’est
pas un hasard si, parmi ceux qui furent des amis proches, nous
comptons trois peintres : Rebeyrolle, Inji et Tiberio. Ce n’est
pas un hasard si nous avons été des amis proches de Raymond
Aghion, propriétaire d’une galerie à Paris, et si tous les murs
de nos appartements sont couverts de tableaux, quand ce n’est
pas de livres.
Isabelle s’est révélée, sur le tard, bon peintre. Avant cela,
durant nos séjours à Paris, à Dakar et au Caire, elle avait
démontré son talent de caricaturiste. Frappant juste, amusante,
politique, parfois dangereuse par le sujet choisi. Sa retraite
prise, Isabelle s’est mise à la peinture. Par paresse peut-être
elle a refusé l’huile, pour se satisfaire de crayons (de qualité
professionnelle). Les dizaines de ses tableaux révèlent à mon
avis, et à celui de quelques-uns de ceux qui les ont vus,
beaucoup de talent; et j’ose dire pour ma part davantage. Mais
Isabelle refuse d’exposer.
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Annexe : la création du CODESRIA
Le lecteur trouvera dans mes Mémoires un compte rendu
fourni de la bataille que j’ai conduite pour faire de l’Idep ce
que cette institution a été pendant dix ans, de 1970 à 1980;
récupérée depuis par le libéralisme dominant et de ce fait
ayant perdu ses fonctions de centre de réflexion critique. Il
trouvera également dans ces Mémoires (pages 203 et suiv.) des
développements concernant la création du Forum du Tiers
Monde et son installation à Dakar. Par contre le rappel de la
bataille pour le Codesria est bref. Je le complète dans ce qui
suit par la reprise de mes notes de l’époque.
Deux visions du rôle et de la fonction du Codesria se sont
dessinées dès le départ, entre lesquelles il fallait faire un choix
décisif : (i) Codesria conçu comme une sorte de maison
commune où se retrouveraient les Instituts Universitaires de
recherches en sciences sociales, qui choisissaient ses
dirigeants, décideraient de ses orientations et programmes. Ces
Instituts pouvant être représentées soit par leurs directeurs en
fonction, soit autrement; ou (ii) Codesria conçu comme l’un
des moteurs nécessaires pour promouvoir une réflexion
africaine indépendante et audacieuse sur les défis du monde
contemporain. Appel fait alors aux penseurs africains capables
d’y contribuer, indépendamment du fait de leur appartenance –
académique (il ne s’agissait pas d’éliminer les Universitaires,
mais de les associer à d’autres) ou pas; car la pensée créatrice
n’est pas le monopole exclusif des universitaires. Fanon ou
Cabral ont beaucoup apporté, hors des Universités, par leur
réflexion à partir des combats de libération des peuples
africains. Aujourd’hui des intellectuels militants actifs dans la
société civile ont leur mot à dire.
Nous avons choisi délibérément la seconde alternative et en
avons ouvertement donné les raisons. Ce choix a commandé
les négociations conduites pour créer l’organisation, nous a
guidés dans le choix de ses premiers dirigeants. Il est à
l’origine du succès du Codesria.
La Fondation Rockfeller avait pris l’initiative en Octobre 1964
d’inviter à Bellaggio (Italie) dix directeurs en fonction dans
certains des Instituts de Recherche majeurs de l’époque. Les
invitations s’adressaient à « l’Afrique subsaharienne » seule;
les cinq pays arabes d’Afrique du Nord étaient hors-jeu. Sur
les dix directeurs invités huit étaient Britanniques et Français,
un Soudanais et un Nigerian (Onitiri). Je n’avais pas été invité,
n’ayant à l’époque (j’étais seulement professeur à l’Idep) pas
de titre m’y donnant droit. J’ai été néanmoins « mis
immédiatement au parfum » par un ami italien de l’Ocde
(associée à la Fondation Rockfeller). Je comprenais quels
étaient les motifs de l’initiative : les puissances occidentales
craignaient qu’avec l’indépendance nouvelle la relève des
directeurs des Instituts en question par des Africains serait
faite un jour ou l’autre; elles craignaient de perdre leurs
influences privilégiées dans l’orientation des activités des
Instituts, qu’elles souhaitaient voir demeurer conforme aux
vues de la coopération étrangère et internationale. J’ai
immédiatement compris qu’il fallait nous engager dans cette
bataille, mettre en déroute ces plans et ouvrir la voie à la
création d’une institution africaine capable de contribuer au
développement d’une réflexion africaine autonome et critique.
Le sigle de l’Institution imaginée par Rockfeller et l’Ocde était
plus ou moins Codesria, en lisant « Conference of Directors of
Institutes… ». Onitiri a alors pris l’initiative d’organiser, en
Afrique, deux conférences successives de ces directeurs
(toujours ceux de la seule Afrique subsaharienne) : (i) la
première (sans doute avant Août 1970, date à laquelle je
prenais fonction de directeur de l’Idep) à Ibadan. Je n’y ai pas
été invité, encore une fois n’ayant pas de titre à cet égard. (ii)
la seconde en 1971 à Nairobi, au siège de l’Institut kényan
dirigé alors par Dharam Ghai. J’y ai été invité en ma qualité de
directeur de l’Idep. L’atmosphère était amicale; mais le choix
crucial concernant l’objectif n’était pas clair. La majorité des
participants anglophones, penchaient pour la première
solution. Je crois me souvenir que seuls Dharam Ghai et moi
défendions franchement la seconde, craignant que, même
« africanisées », les directions des Instituts demeurent dans le
sillage de la pensée dominante de la « coopération
internationale » derrière leurs gouvernements. Cette
conférence du « Standing Committee » chargé de faire avancer
la construction du Codesria (si on gardait le sigle) m’a désigné
comme « Vice-Président » et a choisi l’Idep (Dakar) comme
siège (provisoire) du « Depository Centre » (c’était son nom)
responsable de la coordination des efforts.
J’étais convaincu qu’il fallait accélérer les procédures pour
aller de l’avant. J’ai donc fait ce que certains ont qualifié, non
sans raison, de « coup d’état »; j’ai conservé le sigle mais en
utilisant d’autres mots : « Council for the Development of
Social Sciences » au lieu de « Conference of Directors of… »
!. Par ailleurs j’étais convaincu qu’il fallait intégrer l’Afrique
du Nord dans le projet, dans l’esprit panafricain de l’OUA; et
sortir des ornières coloniales de l’isolement de « l’Afrique
noire ». J’étais convaincu que le siège définitif du Codesria
devait être établi à Dakar. Non à l’Idep, même si celui-ci
pouvait l’abriter dans la phase de sa mise en place, aussi brève
que possible. Ce choix n’allait pas de soi. Les grandes
Universités anglophones d’Afrique avançaient l’argument
solide de leur capacité de fournir d’emblée un bon nombre de
professeurs capables d’encadrer les programmes du Codesria.
Mais j’y voyais deux dangers : (i) que l’Afrique francophone
n’occupe dans l’organisation que quelques strapontins; (ii) que
la majorité des professeurs fournis par les Universités
anglophones en question soient des « fac-similés » de leurs
maîtres étrangers, conventionnels, soucieux de ne déplaire ni à
leurs gouvernements, ni aux bailleurs de fonds. Je sollicitais
une audience de Senghor et lui ai fait part de toutes mes
craintes. Senghor en a immédiatement saisi la portée et m’a
simplement dit : vous avez raison, allez de l’avant, vous avez
mon soutien. Je craignais, en contrepartie, que certains voient
dans le Codesria à venir un nouveau fromage réservé aux
« francophones ». C’est pourquoi je pensais nécessaire
d’associer dès ce stade des anglophones convaincus par nos
choix fondamentaux de manière à garantir le caractère
réellement panafricain équilibré de la nouvelle institution. Fort
heureusement la coopération française, bien disposée à
apporter son soutien à une institution « francophone », ne
l’était pas du tout si celle-ci devait être panafricaine et donner
toute leur place aux pays anglophones, arabes et lusophones.
Onitiri a décidé alors que prendre son année sabbatique à
l’Idep en 1972. Onitiri n’avait pas renoncé à l’idée d’une
installation définitive à Ibadan au sein du Niser. C’était son
droit légitime, la décision de Nairobi de 1971 n’ayant pas
tranché la question du choix du siège définitif. Mais s’il en
avait été décidé ainsi cela aurait été une catastrophe. Quel
qu’aient été par la suite le Président et le Secrétaire exécutif de
la nouvelle organisation celle-ci aurait été sous la coupe de son
hôte et des fondations des Etats Unis qu’Onitiri était fier
d’accueillir ! Dharam Ghai, par contre n’insistait pas pour que
le Codesria soit placé à Nairobi et m’en a donné franchement
les raisons : le gouvernement du Kenya ne concevrait jamais
l’indépendance de la pensée critique; et lui-même, Dharam
n’était pas sûr de conserver son poste de directeur.
Onitiri n’a fait que des passages brefs à Dakar durant son
année sabbatique. Dans les deux conférences qu’il a données à
l’Idep il a montré que ses visions des questions du
développement étaient celles dominantes dans les milieux
internationaux, Banque Mondiale, Fondations US etc. L’un de
ses étudiants nigérians – Abangwu – avait été invité à le
seconder par un séjour permanent à l’Idep. Abangwu n’a pas
servi à grand’chose. De surcroît il s’est révélé être malhonnête,
parti (après Onitiri) sans laisser d’adresse (retour au Nigeria
certain) mais … après avoir puisé dans la caisse du petit fonds
affecté aux opérations du Codesria à naître. J’ai insisté pour
qu’on le poursuive au Nigeria, sans succès.
Avec qui constituer la petite équipe de réflexion collective
pour la conduite des affaires ? Car dans mon esprit (et je l’ai
fait savoir à Senghor) je ne tenais pas du tout à « accaparer »
le Codesria. Je voulais que l’institution prenne toute son
indépendance dans un délai rapide et dispose de son propre
« accord de siège » avec le Sénégal, de ses bureaux à Dakar
hors de l’Idep, et d’un Secrétaire Exécutif autre que moi-
même. Je savais que certains adversaires ne manqueraient pas
de dire qu’en consacrant trop de mon temps à la construction
du Codesria je négligeais mes fonctions de directeur de l’Idep.
J’ai pris les devants en le faisant savoir à Gardiner, alors
Secrétaire Exécutif de la Cea qui m’a apporté son soutien sans
hésitation. J’étais secondé à l’Idep par Amoa (Ghanéen) pour
lequel j’avais suggéré de créer un poste de « sous- directeur »
avec le consentement de Gardiner qui s’est chargé d’en
convaincre le Conseil d’Administration de l’Idep. Amoa a été
extrêmement efficace.
Mais cela ne suffisait pas. C’est alors que je profitais d’une
visite en Tanzanie pour inviter Abdalla Bujra (Kenyan en
poste alors à l’Université de Dar Es Salam) à nous rejoindre à
l’Idep pour conduire l’équipe Codesria. A. Bujra a rempli ses
fonctions avec intelligence et dévouement. Je profitais
également d’une visite à Stockholm pour faire avancer les
choses. J’y découvrais le jeune Thandika Mkandawire (du
Malawi), alors étudiant doctoral brillant, respecté en Suède, et
l’invitais à rejoindre l’équipe de Dakar. La suite de l’histoire a
démontré que ce choix allait fournir au Codesria un dirigeant
de qualité de première grandeur, un esprit indépendant et
audacieux. J’en profitais pour mettre la Sarec de notre côté.
Cela n’était pas évident. La Sarec, solidement implantée en
Afrique de l’Est, pouvait, avec légitimité, estimer que le siège
de Dar Es Salam faciliterait les choses et son soutien financier.
J’expliquais à Sarec les raisons de mes préférences pour
Dakar : donner au Codesria une dimension panafricaine réelle
dès le départ, privilégier la pensée critique en matière de
développement et donc avoir la garantie de son indépendance
à l’égard de tout gouvernement, quel qu’il soit. J’ai convaincu.
La Sarec s’est immédiatement substituée aux partants (la
Fondation Rockfeller, l’Ocde, la Coopération française et les
autres) pour 1°) doter l’Idep d’un fonds d’urgence affecté au
Codesria naissant (ce qui réduisait à néant l’argument des
adversaires que j’utilisais à cette fin les fonds de l’Idep); 2°)
promettre un soutien substantiel à long terme au Codesria
(Sarec a respecté scrupuleusement son engagement).
Il nous fallait également obtenir la signature du gouvernement
du Sénégal pour l’accord de siège. La responsabilité de sa
« négociation » était confiée à Bujra, flanqué du Pr Twum-
Barima, directeur de l’Institute for Statistics and Social
Research à l’Université de Legon (Ghana). Mais je tenais dans
mes cartons un modèle d’accord; celui que Bugnicourt et moi-
même avions négocié et obtenu pour Enda. Un « accord
fabuleux » par la générosité du Sénégal a-t-on dit. Redrafté en
projet d’accord pour le Codesria, Abdou Diouf, alors Premier
Ministre, l’a accepté sans réticence. Je dois dire ici que le
gouvernement du Sénégal acceptait l’idée d’une institution
panafricaine authentiquement indépendante et que depuis,
aucun gouvernement sénégalais de ceux qui se sont succédés
jusqu’à ce jour n’a exercé sur Codesria la moindre pression.
Ce n’est pas courant, ni en Afrique, ni ailleurs. Le choix de
Dakar était décidément le bon.
La vocation du Codesria tel que nous l’imaginions était de
contribuer à sortir l’Afrique de l’isolement colonial par la
construction de relations étroites et directes avec l’Amérique
latine, les Caraibes et l’Asie. J’en avais amorcé la mise en
route par l’organisation de la première grande conférence
Afrique-Amérique latine-Caraibes à l’Idep en 1972, suivie de
la première conférence Afrique-Asie, organisée en 1974 à
Antanarivo. A Dakar, pour la première fois, les Africains
entendaient les voix des ténors de la théorie naissante « de la
dépendance » : Fernando Henrique Cardoso, Pablo Gonzales
Casanova, Ruy Marini, André Gunder Frank et d’autres. A
Madagascar ils rencontraient pour la première fois de grandes
figures de l’Inde et de l’Asie du Sud Est : Amiya Bagchi,
Ashok Mitra et d’autres. Mes rencontres antérieures avec ces
collègues penseurs critiques innovateurs d’Amérique latine et
d’Asie me donnaient un petit avantage. Invité étranger à titre
personnel à la conférence de Mexico de 1972 j’ai vu naître le
Clacso et me suis lié d’amitié avec Enrique Oteiza son futur
Secrétaire Général. La vocation définie pour cette nouvelle
institution était bien celle que nous imaginions pour Codesria :
penser par nous-mêmes pour contribuer à l’engagement de nos
pays et continents en toute indépendance hors des sentiers
battus de la mondialisation construite par l’expansion
impérialiste du capitalisme.
J’ajouterai à ces Mémoires ma réflexion aujourd’hui sur ce
passé. Ce rappel bref aidera, j’espère, les nouvelles
générations, à comprendre que la construction du Codesria a
exigé que soit livrée et gagnée une grande bataille, contre des
ennemis qu’il n’est pas nécessaire de nommer. Nous n’aurions
pas gagné cette bataille sans les soutiens de ceux qu’il faut
nommer ici en premier lieu : Senghor, Gardiner, Dharam Ghai,
la Sarec. Les contributions intelligentes et dévouées de
l’équipe de l’Idep (Amoa, Founou) doivent également être
rappelées. Nous devons encore davantage à nos collègues
invités à constituer le premier groupe chargé de la tâche de
créer le Codesria, en premier lieu Bujra et Mkandawire. Sans
eux le Codesria n’aurait probablement pas vu le jour. Mais au-
delà du travail magnifique de cette toute petite équipe nous
sommes parvenus à construire un premier réseau de penseurs
africains de la plus haute qualité avec lesquels les débats ont
été permanents, comme Claude Aké, Issa Shivji, Helmy
Sharawi, Shahida el Baz et d’autres. Les membres du Conseil
académique de l’IDEP – créé à mon initiative avec le soutien
de Gardiner – en particulier Celso Furtado (Brésil), Ismail
Abdalla (Egypte), le britannique Dudley Seers et le français
Charles Prou, mais aussi les autres membres du Conseil, ont
suivi de près les premiers pas du Codesria. D’autres penseurs
africains, plus jeunes, ont à leur tour rapidement apporté des
contributions importantes, comme Mahmood Mamdani, Sam
Moyo et d’autres. L’association précoce de féministe
africaines (Fatou Sow et d’autres), qu’il faut rappeler, était à
l’époque encore un évènement exceptionnel en Afrique (et
ailleurs !).
Codesria a vu le jour officiellement le 1er Février 1973 et m’a
alors confié la responsabilité de premier Secrétaire Exécutif.
Relayé rapidement par Bujra puis Mkandawire, le succès de
Codesria leur est dû. Bujra et Mkandawire ont mis Codesria
sur les bons rails qui ont permis aux successeurs (Zen Tadesse,
Sam Moyo, Teresa Cruze Silva) d’aller de l’avant.
Codesria est aujourd’hui confronté à une conjoncture nouvelle,
difficile. L’Afrique est la victime majeure du triomphe
momentané de la nouvelle mondialisation impérialiste
qualifiée de néolibérale. Ses Universités ont été dévastées et
largement soumises aux exigences des bailleurs de fonds.
Appauvris et sans perspective lucide des défis réels auxquels
l’Afrique est confrontée, beaucoup d’Universitaires du
continent voient dans le Codesria une source de financement
de leurs propres « projets de recherches », qu’ils soient
pertinents et importants ou moins. Si Codesria devait devenir
« le vase de réception de ces demandes » il perdrait sa fonction
réelle, qui est de promouvoir par ses initiatives propres le
débat sur ce que sont les défis majeurs de notre temps. Dans
cet esprit il est nécessaire de comprendre que la discussion
concernant la révision éventuelle des statuts et la définition du
membership vient en aval de celle qui concerne la vocation de
Codesria, non en amont. Les propos concernant l’obligation
d’excellence par exemple (qui donc suggérerait de ne recruter
que des médiocres !) sont sans pertinence : l’excellence aux
yeux de certains peut cacher en fait une grande médiocrité
(une parfaite non pertinence) du point de vue des exigences de
la réponse aux défis réels. Pour contrer Codesria la Banque
Mondiale a pris l’initiative d’installer à Nairobi « un centre
d’excellence » qui enseigne l’économie néo libérale. Ses
productions sont sans intérêt, de pâles copies des discours
dominants; leur écho sur le continent est insignifiant !

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