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La transparence dans l’architecture domestique du siècle dernier

Le travail de stratifications et le jeu sur les niveaux des surfaces font partie de l’architecture
publique et privée depuis toujours et se déchiffrent assez facilement dans certaines œuvres du
baroque comme par exemple dans l’espace intérieur de l’église romaine St. Charles aux quatre
Fontaines de Borromini. Un dispositif semblable peut se retrouver dans l’architecture domestique à
l’époque néoclassique : l’hôtel Guimard que Ledoux réalise à Paris à partir de 1770. Dans ce petit
pavillon conçu pour une danseuse l’architecte français a sans doute décliné à sa manière le thème de
la transparence: à l’extérieur grâce à la petite niche qui vient « creuser » la façade; à l’intérieur
grâce à l’insertion de deux colonnes qui séparent et réunissent en même temps la deuxième
antichambre et la salle à manger. Schinkel, pour sa part, comme nous le verrons, n’a pas été
insensible aux jeux des vues pluridirectionnelles. Notre sujet n’invite pas à multiplier ici les
exemples antérieurs au XXe siècle à l’infini.

En 1955-56 Colin Rowe et Robert Slutzky écrivent le célèbre texte distinguant une transparence
« réelle » de celle « virtuelle ». Ils s’en réfèrent délibérément à Giedion, premier auteur à avoir
souligné la transparence matérielle du bâtiment largement vitré de Gropius à Dessau dans son
ouvrage désormais de 19411. En s’appuyant sur les analyses de Gyorgy Kepes et de László
Moholy-Nagy, ainsi que sur l’examen d’œuvres cubistes, les Rowe et Slutzky définissent la
transparence « réelle » (ou littérale) comme le résultat d’une qualité physique de la matière, et la
transparence « virtuelle » (ou apparente) comme issue d’une « qualité intrinsèque à son
organisation »2. La première s’exprimerait de manière très explicite dans l’aile des laboratoires du
Bauhaus de Gropius à Dessau, car il s’agirait d’une transparence de matériaux, dépourvue de toute
ambiguïté. La seconde, dans une œuvre plus ou moins contemporaine à celle allemande, c’est-à-dire
la villa Stein à Garches de Le Corbusier. Ce qui caractérise le projet de cette dernière, d’après Colin
Rowe, c’est la « stratification verticale de l’espace intérieur et une suite d’espaces qui s’étendent
latéralement et se succèdent l’un derrière l’autre »3. Gropius aurait privilégié les vues en diagonale
de son bâtiment afin de permettre une meilleure lecture de la transparence de l’angle vitré et de sa
structure. Le Corbusier, comme les peintres cubistes, aurait en revanche préféré la vue de face, en
laissant le visiteur apercevoir les différents plans parallèles qui structurent la maison.

1
GIEDION, S., Space, Time and Architecture: The Growth of a new Tradition. Cambridge (Mass., USA): Harvard
University Press, 1941.
2
ROWE, C., SLUTZKY, R., «Transparency: litteral or Phenomenal», Perspecta, n°8, 1963 (cité d’après l’édition
italienne publiée dans ROWE, C., La matematica della villa ideale e altri scritti (sous la direction de BERDINI, P.,),.
Bologne: Zanichelli, 1990, pp. 147-168; cit. p. 149).
3
Ibid., p. 160.

1
Si l’on accepte ces définitions, la transparence « réelle » a connu un succès notoire dans les
bâtiments publics (serres, marchés, passages ouverts, grands magasins etc.) depuis l’emploi massif
au XIXe siècle du métal et de son matériau complémentaire, le verre. Notre propos ici est d’une part
celui d’examiner comment la transparence « virtuelle », appliquée depuis longtemps dans
l’architecture publique, se retrouve éventuellement dans l’architecture domestique tout au long du
XXe siècle et non seulement dans l’œuvre de Le Corbusier. D’autre part, il nous semble important
de souligner que dans l’architecture privée, comme dans l’architecture publique, la transparence
« virtuelle » cède de plus en plus le pas à une transparence « réelle », réalisée grâce aux surfaces
vitrées, et que les exemples récents d’un travail sur la transparence « virtuelle » ne font que
souligner l’incapacité des architectes contemporains à manier ce dispositif spatial. Nous
examinerons d’abord quelques manifestations en amont de la transparence « réelle » pour nous
attacher par la suite à analyser une œuvre des années Trente de l’architecte italien Terragni où l’on
peut reconnaître une véritable transparence « virtuelle ». Dans la dernière partie de notre texte,
seront prises en considération les tentatives plus récentes de créer une transparence « virtuelle »,
notamment de la part d’architectes qui s’inspirent directement de l’œuvre de Terragni.

A propos de la transparence réelle

Malgré l’emploi courant du verre au cours du XIXe siècle, il est vrai que dans l’habitat les
architectes ont toujours préféré garder l’intimité et la protection que seuls les matériaux solides
pouvaient permettre. Ne manquent pas les exceptions, du moins théoriques. Dès la fin du XIXe
siècle, l’ingénieur-chimiste Jules Henrivaux, grand spécialiste de la production du verre, militait en
faveur d’un usage intensif de ce matériau dans le domaine de l’architecture, non seulement publique
mais aussi privée. En 1894, il écrivait à ce propos dans la Revue des deux mondes : « Il y a au moins
quatre ans que l’on a signalé aux architectes les services nouveaux que le verre est appelé à leur
rendre. Il peut remplacer le bois, le fer, les matériaux de construction et de décoration ; il peut servir
à faire des conduites, des tuyaux, des cuves, des tuiles, des cheminées, et jusqu’à des maisons. Nous
avions conçu, dès cette époque, le projet d’une maison de verre. Les murs, disions-nous, seront
constitués par une carcasse en fer d’angle sur laquelle on disposera verticalement des dalles en
verre, de manière à réaliser une double paroi dans l’intérieur de laquelle on fera circuler l’hiver de

2
l’air chaud, l’été de l’air comprimé, lequel en se détendant refroidira les murs. Les toitures seront en
verre grillagé ; et naturellement en verre aussi les murs d’intérieur, les escaliers, etc. »4.

Les principales raisons qui auraient dû convaincre les architectes à utiliser ce matériau étaient d’une
part d’ordre technique, d’autre part liées aux questions de salubrité. Le verre n’était ainsi pas
apprécié pour ses qualités de transparence mais bien plus pour ses qualités hygiéniques, permettant
de faire circuler librement l’air et la lumière et rendant le nettoyage d’une maison beaucoup plus
simple et rapide. L’idéologie hygiéniste est donc associée à celle de la transparence entendue
comme manifestation du bon fonctionnement de la « machine à habiter » et jamais comme moyen
de mettre en relation l’espace privé et l’espace public, le dedans et le dehors. Henrivaux d’ailleurs,
n’arrivera jamais à concrétiser son rêve et à donner forme à une maison de verre, si l’on excepte
le projet de palais Lumineux -qui devait exalter le rôle du verre mais surtout de la lumière- proposé
par notre ingénieur à l’occasion de l’Exposition universelle de Paris en 1900.

La célèbre Maison de verre que Pierre Chareau construit en 1928-1932 à Paris rue Saint-Guillaume,
ne s’éloigne pas tellement de cette absence de lien avec le dehors. Chareau recherche d’une part une
certaine intimité (la maison devait être en même temps une résidence et un cabinet médical), d’autre
part un espace très lumineux. Les plaques de verre translucide dont Chareau recouvre la paroi sur
cour servent à faire pénétrer la lumière sans pour autant rendre visible l’espace intérieur. De
l’extérieur l’édifice semble appartenir à un monde « autre », qui ne cherche aucun dialogue avec
l’espace de la cour. Même lorsque la nuit pourrait faire dialoguer les espaces privés et publics, les
puissants phares placés devant la maison ne laissent apercevoir que des ombres chinoises à
l’intérieur, amplifiant à nouveau ce jeu d’ambiguïté perceptive.

La transparence qui ne se manifeste donc pas par l’emploi du verre (et serait réelle), semble, en
revanche, mieux se percevoir dans l’aménagement de l’espace intérieur, depuis l’escalier sans
parapet, qui mène au magnifique salon baigné de lumière, véritable âme de la maison. Ici
l’architecte joue avec les perspectives, les profondeurs, les différents niveaux de hauteurs qui se
croisent et qui s’imbriquent. Dans cet espace la lumière est diffuse permettant de rétablir la
continuité spatiale, l’air y circule librement : l’hygiène semble encore l’emporter dans cette maison
dessinée pour un gynécologue.

4
HENRIVAUX, J., La Revue des deux mondes. (Paris) 1er nov. 1898, pp. 112 et s.; cité d’après PAQUOT, T.,
«Transparence et architecture», dans l’ouvrage collectif Transparences, Paris, Ed. de la Passion, 1999, pp. 101-119; cit.
p. 108-109.

3
Une nouvelle application de la transparence réelle au domaine de l’habitat apparaît en revanche
lorsque Mies van der Rohe projette en 1946 la maison Farnsworth. Ce projet n’est que
l’aboutissement d’une longue recherche que Mies conduit sur l’emploi du verre dans l’architecture
domestique depuis ses dessins de gratte-ciel élaborés dans les années Vingt. Ici le verre n’avait pas
été utilisé pour son effet de transparence mais, au contraire, comme un matériau qui reflétait la
lumière à l’instar d’un miroir et qui empêchait le regard de pénétrer dans l’espace intérieur et d’en
apercevoir la structure. L’éclairage de l’espace intérieur était la priorité, de même que l’effet visuel
des bâtiments et ses reflets lumineux. La peau en verre niait l’existence du dedans en rendant un
simple reflet des architectures environnantes. Le gratte-ciel de Mies, comme d’ailleurs la grande
partie de gratte-ciels américains utilisant la surface-mirroir, refuse ainsi « l’échange d’air » avec le
monde extérieur, renonce à tout dialogue qui n’est pas de simple dédoublement de la ville existante.
Les tours en verre de Mies ne sont au fond que l’expression de la même valeur progressiste que
Taut et Scheerbart avaient défendu depuis environ une décennie et qui s’était manifestée dans la
déjà célèbre Glasshaus de Cologne de 1914 où le verre coloré n’était qu’un filtre « épais » qui
permettait de jouer avec la lumière.

Plus de vingt ans plus tard, Mies projette la maison Farnsworth. Les parois en verre, déjà employées
par Gropius dans l’usine Fagus à Alfeld-an-der-Leine, puis dans le bâtiment du Bauhaus à Dessau,
permettent de laisser voir ce que jusque-là avait toujours été caché, à savoir l’espace ainsi que la
structure porteuse, en essayant maintenant d’établir un rapport manifeste entre l’extérieur et
l’intérieur. Le verre est désormais appelé à rendre visible ce qui d’ordinaire ne l’est pas. Mais la
transparence réelle ne conduit au fond qu’au même résultat : afficher l’altérité du bâtiment de son
contexte. On pourrait dire que trop de visibilité ne fait que nier la visibilité et la transparence.
Aucun rapport entre l’extérieur et l’intérieur ne s’établit grâce au verre. Le verre ne sert pas non
plus à apercevoir la structure, car celle-ci est se trouve à l’extérieur et devient l’enveloppe des
parois vitrées. En revanche Mies semble expérimenter une autre transparence, beaucoup plus subtile
et moins « réelle », par le biais de l’articulation entre le plan de la maison et sa rampe d’entrée. Une
première terrasse parallèle à la maison et avançant vers l’ouest, puis un patio de la largeur d’une
travée, sont les espaces qui mettent réellement en relation la maison avec son entourage. Une
transparence donc qui se crée par une suite d’espaces qui vont du dehors vers le dedans et qui
autorisent le dialogue entre la nature, l’espace ouvert, celui ouvert mais couvert et enfin l’abri de la
maison. Ce dispositif ne sera pas véritablement compris par Philip Johnson dans sa Glass House
qu’il construit en 1949-50 dans le Connecticut. Pâle imitation de la Farnsworth, la maison de

4
Johnson exalte essentiellement la légèreté qu’induit l’emploi du matériau en dissimulant la structure
et les principes qui régissent le projet.

A partir des années 1950, de nombreux architectes ont voulu répéter l’expérience de la maison de
verre. Encore aujourd’hui existent de multiples exemples qui sont entre autres à mettre en relation
avec les nouvelles recherches technologiques sur ce matériau qui devient de plus en plus un
« matériau par excellence de l’ambiguïté perceptive, de la dissimulation, de l’illusion »5.
Aujourd’hui les travaux qui s’attachent à répertorier ces maisons en verre ne font pas défaut6. Mais
la plupart des cas cités nous renvoie directement à la définition que Colin Rowe a élaborée à propos
de la transparence « réelle ». En revanche il semble difficile de trouver des réalisations, du moins
dans l’architecture domestique, ainsi que des analyses des exemples de transparence « virtuelle »
ou en tout cas d’une transparence plus subtile, moins évidente, et surtout non liée au simple emploi
d’un matériau qui autorise une visibilité parfaite.

La transparence virtuelle et les immeubles de Terragni à Milan

Il est important de mentionner le travail conduit par un architecte et professeur italien, Gianni
Celestini, dans son ouvrage La trasparenza in architettura 7. A partir d’une relecture du texte de
Rowe et de son analyse de la villa de Le Corbusier, l’auteur du livre considère une série d’œuvres
contemporaines où la transparence résulte de la combinaison d’éléments architecturaux, dispositifs
spatiaux, modes de composition, matériaux. Celestini se limite toutefois à l’examen de
l’architecture contemporaine, notamment publique. Or, il nous semblerait en revanche intéressant,
d’opérer un retour sur les années Trente, afin de découvrir comment d’autres architectes actifs à la
même épque que Le Corbusier ont abordé la question de la perception visuelle. L’œuvre d’un
architecte, très célèbre aujourd’hui, semble exemplaire. Celui-ci se confronte, dans l’Italie de cette
époque-là, à la notion de transparence « virtuelle ». L’analyse de quelques immeubles locatifs
construits à Milan par Giuseppe Terragni s’impose. En plus, elle nous conduit à l’époque
contemporaine où la leçon du maître de Côme a été réinterprétée par les architectes comme
l’américain Peter Eisenman dans ces diverses Houses, ou les Français qui ont réalisé pendant ces
dernières années la Zac de Paris-Bercy.

5
Cf. CROSET, P.-A., «Il bello del vetro», Il giornale dell’architettura. N° 31, juillet-août 2005, pp. 19-20; cit. p. 20.
6
Citons à titre d’exemple BOSCHI, A., Case in vetro. Milano: Federico Motta, 2005.
7
CELESTINI, G., La trasparenza in architettura. Reggio Calabria: Falzea, 1999.

5
Entre 1933 et 1935 Giuseppe Terragni réalise, en collaboration avec Pietro Lingeri, une série
d’immeubles de location à Milan. Jusque-là Terragni avait essentiellement travaillé dans sa ville
natale, Côme. A Milan il pense peut-être trouver un climat d’avant-garde, propre à une ville
métropolitaine prête à accepter une nouvelle architecture. En réalité son expérience milanaise est
caractérisée par des rapports assez tendus avec l’administration de la ville qui vient d’élaborer un
nouveau plan d’urbanisme (plan mis au point par l’ingénieur Albertini entre 1927 et 1934), très
rigide et non toujours facile à respecter lorsqu’on souhaite emprunter une voie alternative à l’édifice
à cour centrale et donc aux règles urbaines issues du XIXe siècle. Les cinq maisons réalisées à
Milan sont toutes issues d’une même recherche : il s’agit d’exploiter au mieux les parcelles tout en
acceptant le nouveau règlement d’urbanisme, mais en l’appliquant de manière assez inédite et
originale. C’est ainsi que le projet pour Casa Rustici, par exemple, sera refusé par les bureaux
techniques neuf fois sous le prétexte de promulguer l’anarchie typologique et formelle, avant d’être
enfin accepté. La grande nouveauté de cette construction consiste dans l’abandon définitif du bloc à
cour au bénéfice d’un système basé sur l’indépendance des corps de logis, tel que Le Corbusier
l’exposait dans ses années-là de façon très engagée. Des difficultés semblables seront rencontrées
lors de la construction des quatre autres immeubles qui ne seront ainsi le résultat que de nombreux
compromis.

Dans tous ces immeubles, Terragni et Lingeri réfléchissent autour de la notion d’atrium, mais dans
la Casa Rustici ils réalisent certainement l’exemple le plus intéressant et novateur. Très tôt publiée
et illustrée dans Casabella8 dirigée alors par Pagano et Persico, la Casa Rustici est célébrée comme
l’expression d’une nouvelle manière rationnelle d’occuper une parcelle irrégulière grâce à deux
corps de bâtiments séparés et à l’aménagement d’une cour qui permet « d’augmenter les surfaces de
façade donnant sur les rues »9 L’avantage hygiénique est tout de suite mis en avant : « Par
conséquent tous les espaces donnent directement ou en biais sur les avenues et le Corso [Sempione],
et bénéficient de soleil, de l’air, de la végétation »10. Le bref article de Casabella mentionne aussi
l’« atrium spacieux » qui relie les entrées principales et celles de service. Sans faire d’autre
commentaires, l’auteur de l’article semble pourtant mettre l’accent sur cet inhabituel espace filtrant
sur lequel on aura l’occasion de revenir.

L’immeuble a été commandité par Vittorio Rustici. L’édifice devait se présenter à l’instar de l’un de
ces immeubles de spéculation comme il y en avait tant à Milan, à une différence près, que le

8
«Quattro case in Milano degli architetti Lingeri e Terragni», Casabella. N° 85, janvier 1935, pp. 14-16.
9
Ibid., p. 14.
10
Ibid., cit. pag. 14.

6
propriétaire souhaitait un étage en attique pour lui-même, ayant renoncé à une première hypothèse
de se faire construire une villa. Le site d’implantation est alors en pleine évolution et très recherché
comme lieu d’investissement, suite entre autres au démantèlement de la vieille ligne ferroviaire qui
passait dans l’actuelle rue Musi. Les matériaux relativement précieux utilisés pour le revêtement de
la façade ainsi que l’aménagement d’appartements luxueux et spacieux viendront enfin contredire
l’objectif uniquement spéculatif de la construction.

Le problème principal est celui d’occuper le plus rationnellement que possible la parcelle
trapézoïdale disponible sans pour autant privilégier seules les questions de géométrie et de symétrie.
La solution proposée par Terragni et Lingeri ne s’éloigne pas beaucoup de celle déjà élaborée par
Giovanni Muzio dans la célèbre « Ca’ brüta » en 1919-1922. Ce dernier s’était défait des
contraintes de la parcelle trapézoïdale en coupant son bâtiment en deux et en réalisant entre les deux
corps de logis une voie privée. Terragni et Lingeri opèrent une intervention similaire en réalisant un
immeuble qui s’oppose à l’occupation standard de la parcelle et à une relation anodine avec
l’espace public. Les architectes dessinent deux corps de bâtiments isolés, parallèles entre eux et
perpendiculaires au Corso Sempione. Afin d’utiliser au mieux l’espace au sol, est ajoutée à l’aile
Nord une excroissance, où sont aménagés les salons. Cet ajout prend l’apparence d’une petite
tourelle sur plan rectangulaire et rend la composition décidemment asymétrique. La cour est ainsi
dessinée par le vide qui se crée entre les deux « barres ». En ce qui concerne l’articulation entre les
pleins et les vides, il s’agit d’un projet davantage inspiré d’une démarche urbaine que de la
composition architecturale traditionnelle.

Mais Terragni ne s’arrête pas là. Les deux extrémités donnant sur le Corso sont reliées par une série
de balcons-passerelles qui permettent en quelque sorte de recomposer cette façade décousue par le
vide central. D’une part donc, ces éléments suspendus permettent de retrouver une façade plus
« classique », unitaire en introduisant une plus grande continuité. D’autre part, le parti pris permet
aussi d’entamer un jeu de transparences entre l’espace domestique, l’espace du privé, et celui du
public, celui de la ville. « Cage des merles » : le surnom de ce bâtiment donné par la population
locale est assez significatif pour cette composition de vides et de pleins qui donnent à cet immeuble
un caractère unique et ouvert. Ce que Terragni a réussi à réaliser est la perception simultanée des
différents plans dans la profondeur : celui constitué par les travées les plus externes des deux corps
de logis ; celui qui correspond aux balcons-passerelles ainsi qu’aux parties les plus internes des
deux corps de logis, et enfin celui qu’on aperçoit tout à fait en haut et qui correspond à une sorte de
ponton suspendu et qui a le but de relier les deux parties de l’appartement-villa situées au dernier

7
étage. La transparence se réalise ainsi non seulement par la composition des vides, mais par les
plans qui produisent une perception plastique et donnent l’impression d’un espace très profond.
Depuis la rue on peut donc percevoir l’intérieur de la cour et, de plus, les espaces de service (chose
à priori non réglementaire et qui est aussi à l’origine des premiers refus de la part des bureaux
techniques de la municipalité).

L’effet de transparence mis en place par Terragni s’aperçoit dès l’entrée dans l’édifice. Un escalier
central dessert un entresol qui donne ensuite accès, à droite et à gauche, aux deux corps de
bâtiments. Cet espace s’articule comme une sorte d’atrium, couvert dans sa partie centrale par des
pavés de verre, à partir duquel le regard peut se porter sur l’espace public. Se crée ainsi une relation
visuelle semblable à celle que Schinkel avait réalisé à Berlin dans l’Altes Museum. Dans l’escalier
principal de son musée, Schinkel avait réussi à créer un espace filtre, un espace tampon qui
permettait d’établir depuis l’intérieur du musée, une relation très étroite avec la place et les espaces
publics extérieurs. La célèbre gravure de Schinkel nous montrant la vue du château depuis cet
escalier est très éloquente à ce sujet. Terragni opère Corso Sempione une intervention similaire
d’osmose entre le dedans et le dehors, entre la sphère du privée et celle du public, par le biais de cet
atrium légèrement surélevé, à la fois ouvert et couvert, qui permet à l’origine -aujourd’hui une haute
clôture empêche toute vue- de regarder la ville et de connecter davantage ces deux espaces.

Dans cet atrium Terragni réalise ce qu’aujourd’hui Toyo Ito semble préconiser, c’est-à-dire des
lieux et non des formes, entendant par ces dernières des formes qui créent des délimitations claires
entre l’intérieur et l’extérieur. Dans l’architecture de Toyo Ito les contours seront nuancés, ambigus.
L’architecte japonais exprime ainsi ses « doutes sur les limites architecturales qui séparent
11
l’intérieur de l’extérieur, et sur l’ontologie d’une architecture trop autonome et autosuffisante » .
De ce palier à mi-hauteur conçu par Terragni, la ville est perçue comme une série de tableaux
parfaitement cadrés par la grille modulaire que l’architecte italien dessine en déployant poutres,
pilastres, balcons et parapets.

La transparence à la manière de Terragni n’a pas besoin de recourir à l’emploi systématique du


verre. L’architecte avait encore utilisé ce matériau dans le Novocomum en 1927-29. Mais dans
l’immeuble milanais, il adopte deux partis dont Frampton a souligné l’importance dans son Histoire
de l’architecture moderne . Il parle en effet de « deux solutions fondamentales, qui sont réunies
magistralement dans les sept étages de Casa Rustici, à Milan (1936-1937). Ces méthodes étaient :
11
ITO, T., «Changing the concept of boundaries», Shinkenchiku, janvier 2000 (cité d’après MAFFEI, A:, (dir), Toyo
Ito. Le opere, i progetti, gli scritti. Milano: Electa, 2001, p. 24.).

8
(1) la mise en place d’un dualisme qui…. comprenait généralement deux masses parallèles
rectilignes avec un espace entreposé, et (2) l’opposition de vides ou de masses parallèles
rectilignes qui reculaient de la même manière que les plans successifs d’un tableau depuis un point
de vue favorable, comme cela se produisait par exemple dans les balcons et les ponts aériens de
Casa Rustici…. »12.

Par rapport aux jeux de transparence, les autres immeubles locatifs construits à Milan s’avèrent
moins instructifs que celui du Corso Sempione. Toutefois on y retrouve une attention remarquable
pour les espaces tampons, comme les atrium, ainsi que pour déploiement des espaces successifs,
des différentes strates de la façade. Malgré son apparente simplicité et sa disposition en C autour
d’une cour, Casa Toninello par exemple, datée de 1933, développe de la même façon le thème de la
profondeur grâce à la saillie centrale et aux retraits du rez-de-chaussée et du dernier étage. Des
déclinaisons similaires se retrouvent aussi dans la dernière œuvre réalisée de Terragni, c’est-à-dire
Casa Giuliani-Frigerio à Côme de 1939-1940.

Interrogations actuelles

Ce n’est pas un hasard si la maison de Terragni sera analysée et entièrement décomposée par Peter
Eisenman dans un travail minutieux que l’architecte américain, fidèle successeur et admirateur de
Terragni, a élaboré pendant plusieurs années et publié en 2003 sous le titre Giuseppe Terragni :
transformations, decompositions, critiques13. Sa réflexion intègre d’une part l’examen de la célèbre
Casa del Fascio, d’autre part la maison mentionnée dont les façades sont considérées comme des
fonds de scène de théâtre qui définissent le volume de l’espace intérieur. Un immeuble basé sur les
compressions, les saillies, les dilatations, les obliquités, les pleins et les vides, les additions et les
soustractions, les stratifications, où les angles sont interprétés comme intersection de plans et non
comme des volumes. Eisenman considère ainsi la conception spatiale de ce volume comme
combinaison de solides érodés (façades nord et est) ou comme des plans ouverts et stratifiés.
Eisenman n’a pas pour autant conduit un travail d’historien sur Terragni, mais une analyse
« entièrement utile à sa propre démarche de projet » comme le souligne justement Giorgio Ciucci14.

12
FRAMPTON, K., Modern Architecture: a critical History. Londres: Thames and Hudson, 1980 (cité d’après l’édition
italienne Storia dell’architettura moderna. Bologne: Zanichelli, 1986, p. 245).
13
EISENMAN, P., Giuseppe Terragni : transformations, decompositions, critiques. New York : The Monacelli Press,
2003.
14
CIUCCI, G., «Ennesimeanamnesi», dans CIORRA. P., Peter Eisenman. Opere e progetti. Milano: Electa, 1995, pp.
7-12; cit. p. 8.

9
Eisenman, affirme en 1985, dans une conférence donnée à la Graduate School of Design de
Harvard: « Terragni n’existe pas. Terragni, c’est moi qui l’ai inventé. Terragni c’est moi »15. Et
c’est ainsi que, dans un certain sens, dans ses Houses, Eisenman fait revivre Terragni et sa plus
profonde leçon de conception architecturale. A partir de 1967 Eisenman en effet dessine une série
maisons dont la composition est visiblement issue de l’enseignement de son maître. La « cardboard
architecture », telle est la définition de ces Houses, exprime « la stratification virtuelle ou
implicite » qui régit les projets, comme Eisenman-même le précise16. House I et House II,
notamment insistent sur l’aménagement de plans verticaux successifs, d’une véritable « progression
de l’extérieur vers l’intérieur » car la façade entendue comme un plan ou une surface n’existe plus.
Ce qui reste ce n’est « qu’une série de plans qui se succèdent du dehors vers le dedans »17.

A cet égard un projet relativement récent impose de nouveau des interrogations. Pourquoi les
architectes contemporains s’intéressent à Terragni ? Dans la Zac de Bercy, coordonnée par
l’architecte Jean-Pierre Buffi, la référence à Casa Rustici est évidente. L’architecte-urbaniste l’a
d’ailleurs confirmé et utilisé la référence comme une marque de prestige qui justifie cette
intervention urbaine. Il s’agit d’une Zac dans un quartier d’anciens entrepôts, désormais en pleine
transformation depuis la création de l’Institut américain de F.O.Gehry (aujourd’hui Cinémathèque)
et du parc de Bercy réalisé par Bernard Huet avant sa disparition. Une Zac qui pour une fois se
présente comme un ensemble cohérent d’immeubles créant une façade homogène et prestigieuse sur
le parc, signés toutefois par différents architectes, et dont le programme et les modes de
financement sont aussi variés.

Mais dès 1988 des règles communes ont été mises au point par l’architecte en chef du projet urbain,
Buffi, sous forme de principes d’organisation, prescriptions sur les matériaux et la modénature. Les
îlots auraient dû se présenter ni fermés (tels les îlots de la ville du XIXe siècle) ni complètement
ouverts (tels que les architectes modernes les avaient conçus, en les transformant quasiment en
espaces publics). L’exemple milanais de Casa Rustici a paru à Buffi la solution optimale et il l’à
gardé à l’esprit pendant l’élaboration du projet. Une des caractéristiques principales du projet réside
dans le fait que « chaque architecte a la responsabilité de la configuration d’un espace public,
comme par exemple celui d’une rue transversale »18. Les différents architectes ont alors joué le jeu

15
Ibid. cit. p. 7.
16
CIORRA, P. op. cit., cit. de Eisenman p. 32.
17
Ibid., p. 36.
18
CROSET, P.A., MILESI, S., «A Bercy e Villejuif : due quartieri parigini a confronto», Casabella. N° 617, nov. 1994,
pp. 26-39 ; cit. p. 31.

10
de la variation sur un même thème en empruntant chacun sa propre voie. En est issu un ensemble
d’immeubles dont les bandeaux horizontaux filants créent cette unité de front sur le parc que
Haussmann aurait certainement appréciée.

Les immeubles adoptent généralement des façades qui se veulent ouvertes, perméables. Mais le
résultat n’est pas aussi probant que celui de Terragni. Les passerelles aériennes à la manière de
l’architecte milanais permettent de recréer la façade et l’unité du front sur le parc mais il ne s’agit
que de petites fentes de quelques mètres, niant le rapport entre les cours intérieures et l’espace
public. Les cœurs îlots d’ailleurs deviennent souvent des espaces renfermés sur eux-mêmes, rétrécis
par l’épaisseur des bâtiments, ce qui empêche parfois même la création de véritables jardins.
Quelques architectes essayent néanmoins de jouer avec la profondeur des plans, de créer des
perspectives et de s’opposer à l’opacité de l’îlot haussmannien qui semble généralement pour autant
le remporter encore une fois.

Une transparence se manifeste davantage dans certains projets comme par exemple dans celui de
Portzamparc. Les façades latérales dessinées par ce dernier sont en effet taillées en biais, pour
favoriser les aperçus du parc depuis le cœur d’îlot en créant ainsi ce rapport tant souhaité entre
l’espace public du parc de Bernard Huet et celui semi-public. Chaix et Morel se retournent en
revanche sur une transparence davantage « réelle » et sur une monumentalité obtenues par des baies
réunissant deux étages vitrés garantissant ainsi aux futurs habitants une large et admirable vue sur la
Seine. Montès aussi privilégie le verre dans ses différentes variantes : transparent, translucide,
sérigraphié ou en pavés. Le hall et le réfectoire de l’école située au fond de la cour (et donnant aussi
sur la rue Pommard) sont aussi amplement vitrés afin d’essayer de créer un lien visuel avec le parc
de Bercy par le biais de l’échappée entre les pavillons de Montès et ceux de Chaix et Morel face au
parc. Ciriani, auteur des deux barres de part et d’autre d’une petite rue, joue lui aussi sur la césure et
la transparence, notamment dans l’aménagement des halls traversants parallèles aux façades. La
transparence, semble suggérer Ciriani, peut se faire non seulement entre le parc et les cœurs d’îlot
mais aussi de manière transversale entre les cœurs îlots mêmes19. Mais ce ne sont que des
escamotages pour combler des erreurs d’évaluation : les îlots sont petits et souvent épais ; la lumière
y circule à peine, les rues latérales sont très étroites et donnent l’impression d’être presque englouti
par les hautes parois des immeubles.

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Sur ces projets voir entre autres L’Architecture d’aujourd’hui. N° 295, oct. 1994 et A.M.C. Une année d’architecture.
1994.

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Les exemples cités semblent néanmoins prouver la réalité et la présence des notions de transparence
dans l’approche conceptuelle de l’architecture domestique au XXe siècle. Malgré tant de
manifestations de la transparence « réelle », celle « virtuelle » - si nous reconnaissons l’utilité de
cette terminologie – bénéficie d’un engouement considérable notamment auprès des créateurs
intéressés par une approche théorique de l’art de bâtir. Les lointaines origines historiques de cet
intérêt qui se perpétue jusqu’à aujourd’hui soulèvent de nombreuses interrogations qui ne peuvent
pas être traitées ici.

SIMONA TALENTI

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