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Bernard SIMITI
Bernard SIMITI
Premier défenseur des droits humains en Oubangui-Chari
Volume1 - 1946-1953
BARTHÉLEMY BOGANDA
dans la Ouaka, la Basse-Kotto, le M’Bomou, la Vakaga, l’Ouham,
l’Ouham-Pendé, la Nana Mambéré, la Nana-Gribingui, la
Haute-Sangha et la Lobaye l’attestaient. D’ailleurs, l’épave de
la voiture qui l’avait lâché dans la Vakaga, se trouverait encore à
Volume1 - 1946-1953
Am-Dafok à la frontière avec le Soudan du Nord, soit à plus de
1 500 km de Bangui.
ISBN : 978-2-343-21321-7
39 €
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À ma mère, feue Marie-Henriette Assita
Mes sincères remerciements à tous ceux dont les apports
multiformes ont permis la concrétisation de cet ouvrage,
notamment :
- Campus France, pour avoir bien voulu supporter
nos frais de voyage et de séjour à Aix-En-
Provence en France ;
11
traduisent leurs pensées et leurs évolutions consécutives
à leurs expériences concrètes – car les uns et les autres
ont affiné et remodelé leurs idées au cours des années
de lutte. Bien entendu, leurs points de vue différaient,
tant sous l’angle culturel qu’idéologique, mais ils avaient
en commun le mérite d’expliciter par écrit leurs
conceptions.
12
gens qui ont connu Boganda de son vivant1, des
étudiants rédigeant des travaux universitaires
2
(mémoires et thèses ), des personnes uniquement
soucieuses de réfléchir3 sur la question, sans compter les
auteurs d’essais sur les missions catholiques4, qui
abordent nécessairement la place de Boganda.
13
à l’Église (malgré sa séparation officielle d’avec cette
institution). Cette distanciation était surtout d’ordre
idéologique marxisante comme c’était le cas de plusieurs
intellectuels centrafricains de cette période5. Cependant,
considérée plus sereinement, la possibilité d’une
perspective critique est normale et n’implique pas rejet
ou condamnation de Boganda. On peut, en effet,
imaginer que des recherches sur sa coopérative, la
SOCOULOLE, ou sur les décisions économiques
influencées par R. Guérillot, ou sur son caractère que
certains jugeaient “autoritaire”, etc. seront l’objet
d’évaluation des chercheurs centrafricains, ce qui ne
retire rien à l’importance de cet “homme” - qui est
faillible comme tout un chacun, même s’il a le statut
entièrement justifié de “héros national”.
5
On peut penser à Y. Zoctizoum, à Idi Lala, etc.
14
En dehors des aspects qui relèvent de la seule
connaissance du passé, domaine plus spécifique des
historiens, il va de soi que Boganda a une signification
vitale pour le présent de la Centrafrique. C’est ce que
Bernard Simiti montre aussi. Si le contexte a changé, il
n’en reste pas moins que la pensée et les actions de
Boganda sont exemplaires actuellement : se battre et
s’affirmer dans une situation qui semble impossible à
transformer tellement elle est écrasante (autrefois la
colonisation, aujourd’hui la terrible condition du pays),
se préoccuper du bien-être de la population paysanne et
pas seulement de l’élite (quand une élite coloniale a été
remplacée par quelques privilégiés), savoir
communiquer pour faire entendre sa voix, respecter la
dignité de l’homme fut-il mon ennemi (hier le colon,
aujourd’hui les Centrafricains entre eux dans les
violences qui les opposent), appeler à l’unité des
populations (éviter le séparatisme prôné par quelques-
uns), donner au travail sa place pour le bien de tous,
etc. : il y a tant d’aspects qui sont parlants, et même
criants dans la crise contemporaine…
Jean-Dominique Pénel
15
INTRODUCTION GÉNÉRALE
17
planteurs et industriels blancs de l’Oubangui-Chari et du
Congo-Brazzaville.
Ce livre, faut-il le rappeler, paraissait à un moment où
un semblant de vent de démocratie soufflait sur la
République centrafricaine, après le discours de la Baule,
et à la faveur duquel le Président Patassé était arrivé au
pouvoir. Se revendiquant de l’héritage politique de
Boganda, ses discours, à allure nationaliste, remirent la
question de la disparition de ce dernier au goût du jour
et nombreux étaient les Centrafricains à penser
qu’effectivement la vérité leur aurait été cachée.
Dans la foulée : « La Tortue Déchainée 9»,
hebdomadaire satirique d’opinion, sous la plume de son
directeur, publiait dans un numéro intitulé : « Spécial
Boganda. Tout sur l’accident du 29 mars 1959 », les
résultats du Rapport final sur l’accident survenu le 29
mars 1959. Après avoir scruté les résultats de cette
enquête qui n’établissait aucune défaillance technique
sur l’appareil, le journal s’était posé moult questions sur
les probables présumés auteurs ou présumés complices
(locaux et étrangers) de cet accident.
La Lettre d’information datée du 07 novembre 2007,
signée de Monsieur Moammar Bengué-Bossin10,
président de la : Fondation « Panafrican Union » Pour
une Afrique en cinq (5) États, S/C de Madame Alphonsine
Boganda et adressée à tous les membres de la famille
Boganda, Fayama et Kangala, mettait le pied dans le plat
avec un élément inédit. Cette Lettre, distribuée en
plusieurs ampliations, évoquait non seulement un coup
d’État pour placer David Dacko au pouvoir mais
également une probable déportation de Barthélemy
9
Maka Gbossokotto, in La Tortue Déchaînée, Hebdomadaire
Satirique d’Opinion, N° 008/95/MCPT du 12 avril 1995, P.2
10
Réf. FPU/07/10/0101 : Objet : La vérité sur le coup d’Etat du 29
mars 1959 au cours duquel le Président Boganda, ses deux disciples,
Fayama et Kangala, auraient été enlevés et déportés aux Antilles.
18
Boganda et de ses compagnons infortunés vers les
Antilles françaises où ils seraient restés les chaînes aux
pieds 24H00 sur 24H00. Il donnait aussi Barthélemy
Boganda mort le 25 mars 1986 et non le 29 mars 1959.
Étrillé, pour la énième fois dans ce qu’il appelait :
« Affaire Boganda », car considéré comme un des
traîtres et soupçonné d’avoir volontairement dissimulé le
Rapport d’enquête, Abel Goumba réagit en ces termes :
« Je proclame, à haute et intelligible voix,
solennellement et publiquement, qu’il m’est
mathématiquement et humainement impossible de
trahir le Président Barthélemy Boganda »11.
Cette révélation raviva, une fois de plus chez les
Centrafricains, un nationalisme teinté de xénophobie et
faillit faire l’objet d’une récupération politique. C’est pour
dire que, malgré les différentes hypothèses émises pour
essayer d’élucider les causes de la mort de Barthélemy
Boganda, les Centrafricaines et Centrafricains sont
restés enclins au doute. Certains sont allés jusqu’à
affirmer que ce n’est pas Barthélemy Boganda qui repose
dans le Mausolée à Bobangui sur la route de M’Baïki. Il
pourrait s’agir de la dépouille d’un prisonnier congolais
insidieusement dissimulée pour faire croire aux
Centrafricains que c’était le corps de leur leader.
Cependant, les témoignages oraux recueillis se montrent
irréfutables : c’est bien le corps de celui qui prit sur lui
la défense des droits et intérêts des populations
oubanguiennes qui y repose. Le dernier témoignage, qui
semble plausible et qui vient corroborer les conclusions
du Rapport final sur l’accident survenu le 29 mars 1959,
était celui déroulé par Monsieur Nzindodé, gendarme à
la retraite, au cours d’une émission publique réalisée par
Radio France Internationale (RFI) et l’Université de
11
A. Goumba, Ma vérité sur “l’Affaire Boganda’’ et les mensonges
grotesques des détracteurs de l’histoire centrafricaine, Brochure
ronéo, avril 2009, P.5.
19
Bangui, à l’occasion de la présentation au public du Tome
2 des Mémoires du Professeur Abel Goumba. Il faisait
partie du peloton qui était nuitamment dépêché sur le
lieu de l’accident. Le corps de Barthélemy Boganda,
selon ce témoin, serait le dernier à être découvert car se
trouvait sous l’une des ailes de l’appareil.
Mais, si les présumés commanditaires sont plus ou moins
connus à ce jour, mais pourquoi en voulaient-ils
irrémédiablement au leader oubanguien ? Quel danger
représentait-il réellement pour les intérêts de la
Métropole en AEF, en général, et particulièrement en
Oubangui-Chari ?
Pour tenter de résoudre l’énigme que suscitent ces
questionnements, cet ouvrage, loin d’une simple
compilation des écrits et discours de Barthélemy
Boganda, comme l’avait d’ailleurs fait le Professeur Jean-
Dominique Pénel, se propose de les analyser depuis son
apparition sur la scène politique oubanguienne, en 1946,
jusqu’à sa tragique disparition en mars 1959.
Comme l’avait si bien relevé le Professeur Jean-Domi-
nique Pénel, beaucoup de sources concernant Boganda
restent inaccessibles aux Centrafricains, parce que
transférées ailleurs. Les quelques sources domestiques
sont soigneusement dissimulées par les héritiers, et,
pour celles dépotées sur place, elles sont pillées une fois
de plus encore, par la race des premiers pilleurs qui ne
voulaient pas laisser à la génération montante des
jeunes Historiens centrafricains, la chance d’écrire eux-
mêmes leur histoire. S’agissant de ces derniers,
voulaient-ils ainsi dissimuler les dernières traces de leurs
forfaits ? La question demeure posée.
Par conséquent, pour réaliser ce travail, nous avons eu
recours à deux importantes sources à savoir : les
sources du Centre des Archives d’outre-mer (CAOM)12
12
Référencées dernièrement Archive Nationale d’Outre-Mer (ANOM)
20
d’Aix-En-Provence en France et les abondants matériaux
mis à la disposition des Historiens centrafricains par le
Professeur Jean-Dominique Pénel dans son
ouvrage : BARTHÉLEMY BOGANDA, Écrits et Discours,
publié aux éditions L’Harmattan en 1995.
Au Centre des Archives d’outre-mer (CAOM) d’Aix-En-
Provence, nous y avons consulté la Sous-Série : Affaires
Politiques ainsi que d’autres. Le dépouillement des
cartons nous a permis de mettre la main sur les écrits et
discours de Boganda à l’Assemblée nationale de l’Union,
au Grand Conseil de l’AEF à Brazzaville et à l’Assemblée
territoriale de l’Oubangui-Chari (ATOC). Quelques
numéros du Bulletin : Pour sauver un peuple, ainsi que
Terre Africaine, y étaient également consultés.
Concernant les matériaux publiés par le Professeur Jean-
Dominique Pénel (J. D. Pénel), nous tenons à faire savoir
à ceux qui seraient tentés de prendre ce travail pour un
plagiat, qu’il n’en est rien : il s’agissait tout simplement
d’une compilation faite par ce dernier. S’étant, en effet,
rendu compte que l’analyse de la pensée politique de
Boganda et de son œuvre souffrait de graves lacunes
documentaires, il mit à profit sa mobilité entre Bangui et
Paris pour faire des recherches. Cette quête de
matériaux le conduisit à rencontrer de nombreuses
personnalités politiques nationales et à fouiller dans les
dépôts d’archives et les rayons des bibliothèques de
certaines institutions à Paris, à Versailles et à Aix-En-
Provence. Et comme le signifiait-il lui-même :
« L’objectif prioritaire est donc de rendre aux
Centrafricains d’abord et ensuite à tous ceux que
préoccupe l’histoire de l’Afrique centrale, les écrits et les
discours de Boganda, tels qu’ils ont été produits par lui
durant sa carrière d’homme politique »13.
13
J. D. Pénel, BARTHÉLEMY BOGANDA, Écrits et Discours, 1946-
1951 : La lutte décisive, 1995. Avec l’aimable autorisation de
l’auteur, les « écrits et discours » de Boganda seront largement
21
En ce qui concerne cet ouvrage, nous y avons été
personnellement encouragés par le Professeur Jean-
Dominique Pénel qui nous disait lors de sa dernière visite
à Bangui au mois de décembre 2018 : « C’est pour
permettre aux Historiens centrafricains d’accéder aux
sources hors de leur portée que j’ai jugé utile de réaliser
ce travail. Mon souhait est qu’elles soient largement
exploitées pour relire et juger les idées de Boganda, car
il n’y a que les Centrafricains pour le faire. Personne
d’autre n’est habileté à le faire à leur place »14.
Ce modeste travail ne prétend pas lever totalement la
zone d’ombre sur ce qui se présente comme une énigme.
Il ne se veut pas non plus une réponse définitive aux
questionnements bien fondés des Centrafricaines et
Centrafricains, mais une piste de réflexion, à l’instar de
celles déjà menées par des Journalistes, des Historiens,
aussi bien Africanistes que nationaux et des hommes
politiques. Quelques éléments de réponse aux
interrogations sus évoquées, y sont apportés mais de
manière énigmatique…
22
CHAPITRE I
BARTHÉLEMY BOGANDA VICTIME
DE RACISME CLÉRICAL
23
inséparable de son action sociale : « l’Évangile pour
l’école, l’Évangile par l’école ». À cette époque, le taux de
scolarisation en Oubangui-Chari était de 1,5 %.
Ce principe souleva la raillerie de ses coreligionnaires,
dont son curé, le Père Kandel. Pour ces derniers, la
mission envisagée par l’Abbé Boganda exigeait un
optimisme peu ordinaire. Ce à quoi il répliqua qu’il ne
s’agissait pas d’optimisme et qu’il avait foi dans sa
mission divine. À propos de ces difficultés, le Père Kandel
avait cru devoir lui dire : « Fermez les yeux si vous ne
voulez pas vous créer de graves difficultés avec
l’administration »15.
L’administrateur Dieu, chef de la subdivision de Grimari,
imposait le respect des coutumes, abjectes pour l’Abbé
Boganda : polygamie, fétichisme, divorce étaient des
coutumes à combattre. De tout temps et partout, ce
principe du respect des coutumes avait toujours été la
pomme de discorde entre administrateurs et
missionnaires.
À Grimari où toute entreprise des Spiritains n’avait pas
produit les résultats escomptés, il prit toute la mesure du
rôle assigné à l’œuvre éducative. Aussi, avait-il pleine
conscience de sa place dans l’avènement d’une église
oubanguienne. En effet, la situation de la Mission de
Grimari était particulière. Elle était dirigée, avec plus ou
moins, de dévouement par ses prédécesseurs spiritains,
avant d’être abandonnée au profit de l’Église
protestante16. L’Abbé Boganda retroussa les manches, fit
du porte-à-porte pour séduire, non seulement les
déserteurs, mais aussi les fidèles protestants de longue
date. La Paroisse catholique connaissait une animation
15
B.B. Siango, Barthélemy Boganda, premier Prêtre oubanguien
fondateur de la République centrafricaine, p.122.
16
La fin du XVIIIème siècle est caractérisée par l’entrée en
compétition du protestantisme sous l’influence des mouvements
piétistes ou évangéliques.
24
inédite, et faisait le plein les dimanches et les jours de
fête. Le catéchisme reprenait partout.
Il convient, en effet, de faire remarquer qu’ayant le vent
en poupe, car bénéficiant de la protection de l’Évêque et
connaissant profondément l’instruction : Quo Efficacius17
de Benoît XV qui recommandait l’africanisation des cultes,
l’Abbé Boganda fit entrer dans sa Paroisse de Grimari, les
instruments traditionnels de musique banda : tambours,
tam-tams, balafons, grelots, etc., considérés par les
missionnaires expatriés comme des objets démoniaques.
C’était en cette période que furent composés les
alléchants et très rythmés cantiques de Grimari qui
n’avaient, de nos jours, encore rien perdu de leur beauté.
Malgré de faibles moyens, il mettait en pratique ses règles
à suivre. Les résultats étaient plutôt concluants : une
économie embryonnaire se développa avec les
plantations de manioc et de bananes qui produisaient
régulièrement. Des ateliers de fabrication des meubles en
rotin se multipliaient. Toutes ces productions étaient
vendues et l’argent reversé à la Procure de Saint-Paul à
Bangui pour le compte de la Paroisse de Grimari.
Cependant, ce volontarisme ne plaisait pas à tout le
monde. L’administrateur Dieu ne manquait pas de faire
part de ses inquiétudes à Mgr Grandin au sujet du
comportement de l’Abbé Boganda. En effet, trouvait-il
scandaleux qu’il ait des idées autonomes, alors que tout
indigène devait se conformer aux idées coloniales. Mais à
ces remarques, Mgr Grandin répondait sèchement :
« Il n’y a malheureusement pas de raison pour
l’empêcher de penser selon une logique, par ailleurs,
inattaquable ! »18.
17
Instruction « Quo Efficacius » de Benoît XV du 6 janvier 1920.
18
B.B. Siango, op. cit.
25
Inattaquable, le mot était lâché par l’Évêque oubanguien.
Ce changement de ton s’inscrivait dans le cadre de la
rupture désormais consommée entre les autorités
coloniales et les missionnaires. Il consacra la fin du
recours au bras séculier de l’État, décidé depuis la
deuxième moitié du XIXème siècle. Consciente des
conséquences néfastes de l’entente affichée entre
autorités coloniales et missionnaires, la Papauté, sans
rompre avec sa position traditionnelle qui invitait à obéir
à l’autorité coloniale légitime, prit nettement ses
distances et n’hésita pas à dénoncer les dérives à partir
de la Première Guerre mondiale. Benoît XV d’abord avec
l’Encyclique : Maximum illud en 1919 ; Pie XI ensuite
avec l’Encyclique : Rerum Ecclesia en 1926 et enfin la
Congrégation de la Propagande à travers l’instruction
susmentionnée, adressèrent des mises en garde très
claires contre la confusion entre Mission et Colonisation :
« Les missionnaires auront également souci de bannir
toute idée de préparer la voie parmi les populations qui
leur sont confiées, à une pénétration politique de leur
nation (ou de leur empire ou de leur République) […]. Ils
ne se mêleront donc jamais des intérêts politiques et
temporels d’aucune sorte de leur propre nation ou même
d’une autre nation. Mais ils auront uniquement et
constamment devant les yeux, ce suprême et saint
commerce : les âmes à gagner et la gloire de Dieu à
répandre de toutes leurs forces »19.
En 1944, au nom de la Mission de Grimari, l’Abbé
Boganda présenta sa liste des besoins au Père Hemme
chargé de la Procure à Bangui, mais il se heurta à une fin
de non-recevoir. Le Père Procureur lui fit remarquer que,
Prêtre séculier, il n’avait pas le droit de s’adresser à la
Procure des Spiritains pour faire face à ses besoins et à
ceux de sa Mission. Boganda répondit tout simplement :
19
D. Borne, B. Falaize, Religion et colonisation, XVIe-XXe siècles :
Afrique, Amérique, Asie, p.67.
26
« Vous avez raison ! En effet, je ne suis pas Spiritain !
Comment ai-je pu oublier ça ? »20.
L’Abbé Boganda porta alors l’affaire devant Mgr Grandin,
pour exiger la restitution de l’argent qu’il versait à la
Procure pour le compte de la Mission de Grimari, afin de
pouvoir se ravitailler pour un an avant la prochaine
retraite. Interloqué, l’Evêque, après s’être fait informer
sur ce qui s’était réellement passé, convoqua le
responsable de la Procure et lui intima l’ordre d’honorer
immédiatement la liste de Boganda.
20
B.B. Siango, op. cit.
27
Grimari. Ils envisagèrent alors de le remplacer par deux
Prêtres spiritains.
Par un faux télégramme, au bas duquel était imitée la
signature de l’Évêque, l’Abbé Boganda fut affecté à
Bangassou. En route pour le sud-est de son vicariat
apostolique, Mgr Grandin s’arrêta à Grimari et fut surpris
de ne pas y trouver le curé. À Bangassou où il le trouva
et en réponse au reproche qu’il lui fit, d’avoir déserté sa
zone de juridiction ecclésiastique, l’Abbé Boganda lui
présenta le télégramme par lequel il y fut affecté. Mgr
Grandin protesta avec véhémence, déclarant que ce
document n’émanait pas de lui. Il était effectivement
l’œuvre de son Vicaire général, Père Hemme et du Père
Morandeau, l’un des missionnaires influents de
l’Oubangui-Chari. L’Abbé Boganda s’y résigna en
répondant que le télégramme portait le nom de l’Évêque
à qui il avait fait vœu d’obéissance. Il avait donc
l’obligation de s’y conformer.
S’agissant du Père Hemme, il avait une très mauvaise
réputation même dans le milieu des Spiritains, comme le
confirmait son coreligionnaire, le Père J. Bouchaud :
« Personnellement, je n’ai rencontré le Père Hemme que
fort peu, et quand il vint à prendre sa retraite en France,
il était alors assez éteint. Mais ayant été moi-même en
Oubangui et ayant entendu parler de lui par des confrères
qui l’avaient bien connu et vu à l’œuvre, je crois que ce
qu’en écrit l’Abbé Boganda est malheureusement
vraisemblable. Le Père Hemme avait un tempérament
irascible et, comme il fréquentait beaucoup les coloniaux
de Bangui, sa mentalité, son comportement et son
langage s’en ressentaient. Des confrères m’ont dit, en
fait, avoir été choqués de la façon dont le père traitait
l’Abbé, même en public, alors que celui-ci était déjà prêtre
et chargé de son ministère. Il est bien certain que certains
28
missionnaires, et pas seulement en Oubangui, donnaient
l’apparence d’être “colonialistes” ou négrophiles »21.
Pour sa part, l’Abbé Boganda, dans le N°3 de son
« Bulletin mensuel d’action politique, économique et
sociale en AEF », parla de “négrophobes” partout en
Oubangui :
« Jusque dans les églises, à la communion et à l’autel, et
certaines prétendues maisons d’éducation religieuse sont
de véritables camps de concentration où les jeunes gens
et jeunes filles sont soumis à des châtiments corporels
exagérés, contrairement aux termes de la Constitution et
respect de la personne humaine »22.
21
Témoignage du Père J. Bouchaud du 5 mai 1965. In, J.D. Pénel,
op. cit.
22
Côme Kinata, « Barthélemy Boganda et l’Église catholique en
Oubangui-Chari », Cahiers d’études africaines.
29
arrêté et maltraité par la police sous l’instigation du Frère
Mutien. Il en est encore malade depuis deux mois.
Si le motif est bien celui que m’indique sa lettre, il faut
avouer que la justice la plus élémentaire, je ne parle pas
de la charité, réprouve son arrestation et tous les actes
de violence dont il a été victime. C’est là, me semble-t-il,
une mesure purement arbitraire, abusive et illégale. Ce
fait, s’il est exact, n’est pas fait pour calmer ni pour
arranger les choses.
Les Oubanguiens, renchérissait-il, ne demandent pas aux
métropolitains la charité qui est une chose rare, ni l’amour
puisque nous n’en sommes pas dignes. Mais la justice la
plus élémentaire, celle que la France est venue apporter,
où la trouverons-nous sinon dans nos Missions ? Aurait-
on accompli ce geste à l’égard d’un européen ? Y a-t-il
donc deux justices ? Vidi contradictiones in civitate23.
Le colonialisme est le système de colonisation basé sur
l’arbitraire et le droit du plus fort. Je suis navré de trouver
cette mentalité là où elle ne devrait pas exister. Et ce n’est
pas le premier exemple, je souhaite pourtant que ce soit
le dernier.
Je vous serais donc très reconnaissant de vouloir bien me
renseigner sur cette affaire. Je vous prie, bien cher Père,
de me croire toujours bien cordialement vôtre »24.
En réagissant de cette manière, l’Abbé Barthélemy
Boganda s’appropriait les propos de Jules Monchamin qui
affirmait, dix ans auparavant : « que la mission est un
acte d’amour et que la missiologie est œuvre d’amour.
Elle part de l’amour, elle aboutit à l’amour et elle passe
par l’amour »25.
23
J’ai vu la contradiction dans la cité (le Pays).
24
Lettre au Père Morandeau, Supérieur de la Mission Saint-Paul, le
28 octobre 1947. In, J. D. Pénel, op. cit. p. 155
25
J. Comby, Diffusion et acculturation du christianisme (XIXè-XXè
siècles), 2005, p : 666
30
CHAPITRE II
LA HANTISE COMMUNISTE EN OUBANGUI-CHARI
ET LE RECOURS À LA CANDIDATURE
DE L’ABBÉ BOGANDA
31
constituantes, à faire quelque chose d’honorable et de
bien pour leur Pays :
« Mes chers frères, qu’avez-vous fait de notre
Oubangui ? À qui avez-vous confié le sort de ce pays ?
Ce sujet m’a tellement obsédé ces jours-ci que je me
vois contraint de vous adresser la parole. Pourtant lors
de mes vacances à Bangui, vous aviez résolu de confier
entre les mains d’un de nos frères l’avenir de l’Oubangui.
Que s’est-il passé pour que vous changiez brusquement
d’opinion ? Je vous prie de vous abonner aux différents
journaux pour essayer de faire quelque chose de mieux
la prochaine fois. Je ne vous invite pas à devenir des
politiciens finis, mais je voudrais que l’un de vous, jugé
capable, ait en main le sort de l’Oubangui. Ne faites pas
que les autres se moquent de nous. Abonnez-vous au
Journal Officiel de la République, c’est ainsi qu’on se
débrouille petit à petit à ouvrir les yeux. Faites quelque
chose pour l’Oubangui comme les autres le font pour leur
pays. Quoique ma voix soit minime, insignifiante,
écoutez-la quand même. Il vous faut préparer un bon
avenir pour nos enfants. Ne laissez pas l’Oubangui
tomber. Dès que l’occasion se présente, saisissons-la et
commençons ensemble avec les autres. Choisissez bien
celui que vous devez élire car tout notre espoir, nos
pensées, notre avenir, notre confiance, l’avenir de notre
pays, reposent dans ses mains. Je m’adresse à vous sans
aucune arrière-pensée mais tout simplement parce que
vous êtes mes frères, mes compatriotes et c’est l’amour
du pays qui me pousse à vous parler. Il faut toujours
essayer, comme tout le monde d’ailleurs. Si nos enfants
ont à souffrir plus tard, ce sera de notre faute […].
J’ai appris vaguement que vous avez élu deux députés
blancs. Qui siégera alors au collège des non-citoyens ?
Je suis sûr que la plupart de nos frères oubanguiens, la
majorité la plus écrasante ne connaissaient et ne
connaissent point ces élus, à moins qu’on ne leur ait
inculqué brutalement et aveuglément les propositions
32
futures, les promesses flatteuses de ces gens (campagne
électorale). Ayez d’abord confiance en celui que vous
devez élire. Comment voulez-vous qu’un Monsieur qui
n’a pas trop vécu en Oubangui, qui ne connaît pas
comment vit un Togbo, un Zandé, un Nzakara dans son
coin de brousse, un Mandjia ou un Baya, un Banziri
Gbanziri) ou un Sangho (toutes les peuplades de
l’Oubangui en somme), leurs souffrances, leurs mœurs,
leurs peines, leurs aspirations, etc., puisse satisfaire ces
pauvres gens que l’ignorance (et une ignorance peut-
être involontaire) paralyse ? Reste encore et surtout à
savoir si ce Monsieur a un amour profond pour
l’Oubangui et ses enfants, s’il aime Birao comme
Berberati, Bocaranga comme Bangui, s’il considère un
Banda, un Lambassi, un Linda, un Goubou (Ngbougou),
un Mbati comme son frère. Mes chers amis, pensez à
l’Oubangui. Ne la confiez pas à n’importe quel passant.
Vous la connaissez, vous. Et M. l’Abbé Boganda ne s’est
pas présenté ? Vous l’avez oublié ? Et quelques Noirs
aussi et vous ? […].
Tout notre dernier espoir repose sur lui. Sachez que ce
sont les Noirs du Dahomey et du Togo qui ont choisi eux-
mêmes leur député abbé. Soyez du côté de l’Abbé
Boganda. Ecrivez-lui, dites-lui ce que vous pensez, ce
que le Pays attend de lui ; réfléchissez mûrement à ce
que vous allez faire prochainement au 23 juin. Pas de
haine, pas de jalousie ; il s’agit du pays, du bonheur de
nos enfants. Je vous parle en frère, sans arrière-pensée
qui puisse vous fâcher. C’est à cœur pur et ouvert que je
vous parle. Je vous aime autant que j’aime l’Oubangui.
Nous sommes frères, par conséquent il est inutile que je
murmure contre vous ou que je boude dans l’obscurité.
Si je vous parle sur ce ton, c’est que je vous considère
tous comme mes frères et que je ne peux pas avoir honte
ou peur de vous dire ce qui ne marche pas en ce qui
concerne notre pays. C’est le même cœur oubanguien ;
je crois que vous me comprenez.
33
Je vous le dis, mes frères, ne lâchez pas M. l’Abbé B.
Boganda ou M. Indo, car nous perdons l’Oubangui. Vous
devez élire l’un d’eux »26.
Malgré cette longue et patriotique plaidoirie, les mêmes
individus remportèrent les mêmes sièges lors de la
deuxième Assemblée constituante organisée huit mois
plus tard, c’est-à-dire, le 23 juin 1946. Concernant le
collège des non-citoyens, il y avait cette fois-ci des
candidatures africaines27 contre Guy Baucheron de
Boissoudy, mais pas celle de Boganda ni de Indo.
C’était dans ces circonstances que, craignant que se
reproduise le même cas de figure aux élections
législatives du 10 novembre 1946, qui mettait en lice
pêle-mêle des candidats communistes, socialistes, de la
Section Française pour l’Internationale Ouvrière (SFIO),
d’indépendants suspectés d’anticléricaux et de fauteurs
de troubles en Oubangui-Chari, Monseigneur Grandin
n’hésita pas à leur opposer l’Abbé Boganda qui
bénéficiait d’une large audience nationale.
Indignées de leur côté par une situation qui ne pouvait
que conforter la position des colons, propagateurs des
concepts péjoratifs décrivant les Africains comme des
inférieurs, des arriérés sociaux et des immatures
politiques, quelques élites oubanguiennes, dont Abel
Goumba, Antoine Darlan, Jean-Baptiste Songomali,
Gandji-Kobokassi, Yamba et Mombeto, épousèrent la
cause des missionnaires.
26
Lettre d’Abel Goumba, Dakar le 16 mars 1946. In, J. D. Pénel, op.
cit. pp: 102-103
27
Il s’agissait de non-oubanguiens tels que : Sékou Diarra, Harou
Djanga, Aristide Isembe Dupuy et la Franco-Congolaise Jane Vialle.
34
II- RECOMMANDATION DE LA CANDIDATURE
DE BOGANDA AUX ÉLECTIONS LÉGISLATIVES
DU 10 NOVEMBRE 1946
35
peser le pour et le contre et personne ne peut juger
mieux que vous qui êtes sur place »28.
À un mois des élections, c’était une véritable course
contre la montre. Quelques jours après, le 19 octobre
exactement, Monseigneur Grandin câbla le Père
Lecomte, pour lui confier les tâches suivantes à exécuter
en urgence :
• être son mandataire pour les courses à
l’Imprimerie officielle et ailleurs pour la
candidature de l’Abbé Boganda. Il y joignait un
récépissé de 14 000 francs versés comme
cautionnement ;
• confectionner le modèle de Bulletin de vote ;
• rédiger la Profession de foi du candidat.
28
Lettre du P. Herbinière à Monseigneur Grandin, Paris le 1er octobre
1946. In J. D. Pénel, op. ci. p : 104.
29
Lettre de Monseigneur Grandin, au Père Lecomte, Bangui le 19
octobre 1946. In J. D. Pénel, op. ci. p. 105
36
l’Oubangui, j’oppose l’Abbé Boganda, bien connu partout
et demandé par le monde évolué. Je sais que c’est très
risqué pour lui s’il passe ; mais bien encadré par le
Docteur Aujoulat et d’autres à la Maison Mère, il s’en
tirera sans dommage et pour le plus grand bien de ses
frères […], si on ne réussit pas, on aura au moins fait le
beau geste. Souhaitez-nous bonne chance avec une
petite prière pour la bonne cause… »30.
Annonçant au Père Müller le prochain passage de l’Abbé
Boganda, en campagne à Bangassou, Monseigneur
Grandin ne fit pas l’économie de ces mêmes craintes et
le mit en garde contre la fraude électorale :
« L’Abbé fait sa tournée électorale. C’est sans doute bien
risqué pour son avenir, mais nous ne pouvions pas rester
muets en face de communistes, de SFIO, d’indépendants
à étiquette vague, tous prêts à nous étrangler. M.
Tarquin se présente tout d’un coup, poussé par M.
Friedrich qui aurait bien voulu être candidat, mais que
son titre évince, poussé par M. Angeli, c’est tout dire.
Songomali est présenté par M. Alibert, un SFIO notoire
et anticlérical. Et probablement on va avoir Issembe, et
aussi M. Reste, un ancien C.S. et peut-être Madame
Vialle !! Et peut-être M. Darre. Et nous alors ? Nous ne
pouvons pas présenter quelqu’un ? Il n’y en a pas
d’autres que l’Abbé, enfant du pays. Les électeurs de
Bangui et d’ailleurs ne veulent qu’un Noir, et un Noir du
pays. Vous pouvez, et devez, surtout surveiller le
dépouillement des votes, c’est là qu’à lieu ordinairement
la fraude électorale »31.
30
Lettre de Monseigneur Grandin à Mgr Biéchy, Vicaire apostolique
de Brazzaville, Bangui le 19 octobre 1946. In J. D. Pénel, pp : 154-
155.
31
Lettre de Monseigneur Grandin au Père Müller à Bangassou, 20
octobre 1946.
37
2.2. Soutien de Michel Goumba, Père d’Abel
Goumba
38
aussi bien que moi, a toutes les garanties de mener à
bien la lourde tâche de député de l’Oubangui-Chari.
On essayera vraisemblablement de vous dire que l’Abbé
Boganda étant missionnaire ne pourra avoir la liberté
d’action, ce serait là un mensonge grossier. M. l’Abbé
Boganda est aussi libre qu’un orphelin encore en bas âge
abandonné sur le pavé, n’ayant pour soutien que sa force
corporelle. À titre indicatif, vous l’ignorez peut-être, en
AOF, deux Prêtres, tous deux Africains, représentent
respectivement leur colonie à la Chambre. Y a-t-il donc
une différence entre nos Abbés et ceux de l’AOF ? Nous
vous faisons donc confiance et espérons que vous et vos
amis saurez, le 10 novembre, remplir votre mission en
votant tous pour M. l’Abbé Boganda.
Vive l’Oubangui-Chari ! Vive l’Abbé Boganda ! »32.
Notons que ces appels inconditionnels d’Abel Goumba et
de son père Michel, n’étaient pas fortuits. En effet,
Boganda était un des formateurs d’Abel Goumba,
lorsqu’il exerçait son ministère sacerdotal à Bambari. Et
comme les élèves sont les meilleurs évaluateurs de leurs
enseignants, ce n’était donc pas étonnant qu’Abel
Goumba puisse si élogieusement parler de son ancien
Professeur. Et, en tant que commis d’administration, une
des rares élites de l’époque et parent d’élève, son père
Michel ne pouvait que se rendre à l’évidence.
39
candidat de l’Évolution Sociale Indépendante (ESI).
Celle-ci était déclinée en quinze points à savoir :
1- une juste répartition des populations oubanguien-
nes dans les Assemblées ;
2- l’exercice du droit de citoyen ;
3- notre accès à l’administration du pays et aux
fonctions publiques dans les mêmes conditions que
les Européens ;
4- création des cités indigènes suivant les affinités
ethniques. Ces cités seront administrées par des
Maires indigènes élus par les Assemblées locales ;
5- création de cités d’employés afin de dégager les
centres des chômeurs et des vagabonds ;
6- respect de la personne humaine, dans la
rémunération du travail, dans l’exercice de la
profession et dans les conditions de vie données
aux anciens travailleurs, aux anciens tirailleurs et
gardes ;
7- multiplication des écoles primaires, secondaires,
supérieures et professionnelles ;
8- liberté de l’enseignement ;
9- multiplication d’hôpitaux mieux aménagés,
développement de corps mobiles de santé,
création de cités bien organisées, institution
d’écoles d’infirmiers à Bangui et d’une école de
médecine pour l’AEF ;
10- assainissement des villes et des villages ;
11- emploi des moyens mécaniques pour la construc-
tion et l’entretien des routes ;
12- développement du machinisme permettant de dé-
cupler la production agricole ;
13- accession gratuite et facile à la propriété ;
14- utilisation de nos ressources au profit du pays ;
15- contrôle serré du commerce empêchant les profi-
teurs de nous exploiter.
40
3.2. Profession de foi proposée par les évolués
oubanguiens
« Chers compatriotes,
41
ÉVOLUTION POLITIQUE
ÉVOLUTION SOCIALE
42
Je ferai tous mes efforts pour obtenir la multiplication
des écoles primaires en vue de l’évolution de tous, celle
des écoles professionnelles, supérieures et secondaires,
en vue de la formation d’une véritable élite
professionnelle et intellectuelle. Je désire que la liberté
des familles de mettre leurs enfants dans une école de
leur choix soit respectée. Les écoles privées
légitimement contrôlées par le gouvernement seront
traitées à parité avec les écoles officielles, selon l’esprit
vraiment démocratique.
43
ÉVOLUTION ÉCONOMIQUE
33
Élection à l’Assemblée nationale (10 novembre 1946), collège des
Autochtones de l’Oubangui-Chari, Abbé Boganda
44
Cette habile campagne porta finalement, car sur 22. 949
électeurs, Barthélemy Boganda totalisa 10.846 voix, soit
47,26 % des suffrages exprimés34, loin devant : Tarquin
du socialisme modéré (5.190 voix), Songomali de la
SFIO (4.801 voix) et Reste du Radical-socialisme (1.607
voix).
34
http://fr.netlog.com, Biographie de Barthélemy Boganda.
45
CHAPITRE III
LE REPRÉSENTANT OUBANGUIEN À L’ASSEMBLÉE
DE L’UNION FRANÇAISE
35
Aujoulat était le député sur lequel Monseigneur Grandin comptait
pour guider les premiers pas de l’Abbé-député Boganda à l’As-
semblée nationale de l’Union.
47
Il faut rappeler que c’était pour la deuxième fois que
l’Abbé-député croisa le racisme clérical sur son chemin
et, cette fois, au siège même de la Congrégation des
Pères spiritains à Paris. Dix-huit ans plus tard, le Père J.
Bouchaud s’en souvenait :
« Il faut dire que la Maison Mère à l’époque n’avait rien
de “maternel” et que les confrères de passage n’y étaient
pas mieux accueillis que les étrangers. La faute n’en était
pas au Supérieur, l’excellent Père Bonhomme, complet
tenant écrasé par le Supérieur Général, Monseigneur le
Hunsec, lequel était lui-même “ coiffé ” par son ami et
contemporain, le Père Munck, économe de la Maison.
Celui-ci, arguant des restrictions de l’après-guerre qui
subsistaient encore, n’aspirait qu’à voir le moins de
monde possible et faisait tous ses efforts pour refouler
ceux qui se présentaient. Que de Pères et de Frères de
passage ont été, sur ses instances, expédiés à Chevilly
par Monseigneur Le Hunsec, alors qu’ils avaient des
affaires à régler, des visites à faire ou un traitement à
suivre à Paris ! On comprend qu’un “nègre”, même
Prêtre et député, demandant à résider rue Lhomond, ait
paru indésirable, d’autant plus que chez la plupart des
anciens de la Maison Mère, l’accès des Africains à la vie
politique française ne suscitait aucun enthousiasme !
Nier que la Maison Mère ait eu sa part de responsabilité
dans le cas Boganda, c’est vouloir nier l’évidence ! »36.
Outre les impostures orchestrées par Monseigneur Le
Hunsec, Boganda se souvenait encore de sa difficile
collaboration avec le R.P. Hemme à qui, il lui était
impossible de pardonner sa méprise. Enfin, voulait-il par
cette décision, échapper au dirigisme clérical qu’il
pressentait, pour être totalement libre et maître de sa
conscience dans les positions qu’il aura à prendre, ceci,
dans l’intérêt du peuple oubanguien. Fort donc de tout
36
Témoignage du Père J. Bouchaud. In J. D. Pénel op. cit. p. 389
48
cela, il déclina poliment l’offre gracieuse d’hébergement
proposée par Monseigneur Le Hunsec :
« Le Révérend Père Guibert m’a proposé en votre nom
une chambre à la Maison Mère. Je suis profondément
touché de votre paternelle sollicitude à mon égard.
Cependant, j’ai le regret de vous dire qu’ayant été, pour
ainsi dire chassé de mon propre pays par le R.P.H.37,
Supérieur religieux des Spiritains de l’Oubangui, à cause
de ce qu’il appelle “ mes idées avancées”, il m’est très
difficile d’accepter votre gracieuse offre.
L’extrême amabilité du R.P. Guibert et des autres Pères
de la rue Lhomond ne m’ont pas fait oublier les injustices
dont j’ai été l’objet dans mon propre pays de la part de
certains Pères du Saint-Esprit, et du Père H. en
particulier. Le nationalisme outré de certains
missionnaires, leur esprit colonialiste et “négrophobe”
ont étonné les populations et ont rendu tous nos
prédicateurs de charité impopulaires et suspects dans
presque toute l’AEF, ce qui compromet l’avenir du
catholicisme dans notre Afrique française.
J’ai à m’occuper avant tout des intérêts spirituels et
matériels de mon peuple. Je crains malheureusement
que la Congrégation ne réalise pas, comme elle pourrait
le faire, cet esprit réellement missionnaire que
l’Oubangui est en droit d’attendre d’elle.
Je me proposais d’écrire à Rome, je préfère cependant
vous signaler officieusement que la situation du
catholicisme n’est pas brillante en Afrique française à
l’heure actuelle et que les missionnaires, d’une façon
générale, ont perdu l’estime et la confiance des
populations “aéfiennes”38.
J’ai été chargé d’un mandat par mon peuple, ce peuple
opprimé par les colonialistes et les “négrophobes”. Or, le
37
R.P.H : Acronyme de Révérend Père Hemme.
Masculin Aéfien ( à l’AEF). Néologisme dont l’origine
pourrait être attribuée à Boganda.
49
R.P.H. et un certain nombre de ses religieux sont
considérés par le peuple oubanguien comme des
“négrophobes” et colonialistes. Je ne parle pas de
Monseigneur Grandin pour qui j’ai une profonde
vénération et qui jouit de l’estime générale. Mon
attachement aux Pères du Saint-Esprit m’a fait traiter,
par mes frères de race, d’étranger et d’esclave des
missionnaires. Or certains Pères du Saint-Esprit m’ont
traité d’une façon, non pas seulement indigne d’un
Prêtre, mais indigne d’un Catholique. C’est d’ailleurs cela
qui m’a obligé à accepter le mandat de député que j’avais
toujours refusé. Un avenir, assez proche d’ailleurs, nous
dira le résultat de cette méthode impérialiste dont
certains missionnaires se font les champions.
Voilà, Monseigneur et très vénéré Père, les raisons pour
lesquelles, tout en vous remerciant de votre paternelle
bonté, j’ai le regret de décliner votre gracieuse offre »39.
Boganda était donc allé ailleurs mais où, étant donné
que, comme le disait si bien le Père Guibert, prendre
contact avec Paris, lorsqu’on n’y est encore jamais venu,
donne de grosses impressions. Nous dirons pour notre
part que cela donne plutôt de grosses craintes, surtout
que la société européenne, en général, et française en
particulier, manque de sens d’hospitalité. Boganda avait
donc totalement échappé au contrôle des missionnaires
spiritains, ce qui ne manqua pas de susciter de
l’angoisse :
« Abbé-député : ne vient jamais à la Maison Mère. Le
Père Féraille va s’efforcer de le voir. Dit-il la sainte
Messe ? On n’en sait rien. Il est (dit-on) en dépendance
du Nonce Apostolique. Mais il paraît que le Docteur
Aujoulat est satisfait de son attitude dans les votes et les
conférences qu’il fait. J’ai eu l’écho de l’une d’elles par
un personnage haut placé qui y assista. Belle conférence
39
Lettre de l’Abbé-député Boganda à Monseigneur Le Hunsec, rue
Lhomond, Maison des Spiritains, 31 janvier 1947.
50
mais in fine grand froid chez les auditeurs quand il se
met à faire le procès des Blancs sans épargner les
missionnaires. Comme vous, je prie pour lui, pour qu’il
ne déraille pas et demeure fidèle à ses obligations de
Prêtre »40.
Accusant réception d’un courrier que lui fit parvenir Abel
Goumba, Boganda lui relata ainsi ses premières
impressions de la vie parisienne :
« … C’est avec un extrême plaisir que j’ai lu votre longue
et charmante lettre pleine de bon sens et de sentiments
patriotiques. Si l’Oubangui avait seulement une centaine
de jeunes gens comme vous, son salut serait assuré.
Cependant, j’ai pleine confiance malgré tout. L’Oubangui
se trouve actuellement dans un virage excessivement
dangereux. Un coup de volant inconsidéré et maladroit
risquerait de nous jeter dans le précipice pour des
années encore. Le peuple oubanguien m’a fait confiance
en remettant son sort entre mes mains. C’est un honneur
mais c’est surtout une lourde responsabilité car il y va de
tout l’avenir de notre pays. Archimède a dit : “ Donnez-
moi un point d’appui et je vous soulèverai le monde !”.
Ce point d’appui mon peuple me l’a donné, il ne me reste
plus qu’à donner le coup de barre qui renversera
l’Oubangui ; mais de quel côté donner un coup de barre ?
De quel côté renverser pour ne rien casser ? Je veux
dire : quel sera le Parti politique qui fera évoluer
l’Oubangui sans casse ?
Je me suis présenté, en Oubangui, comme le candidat de
l’évolution sociale oubanguienne. C’est là, vous le savez
mieux que nul autre, le but de ma vie et le résumé de
mon programme. Mon cher ami, les propagandes ne me
touchent pas. Ce que je vous ai dit à Bambari, je le dis à
la jeunesse métropolitaine. Mon devoir est de donner à
mon peuple une vie de dignité, de bien-être et de
40
Extrait de la lettre de Mgr Le Hunsec à Mgr Grandin, Paris le 21
juillet 1947.
51
lumière. Je dois faire de l’Oubangui-Chari un pays civilisé
dans le vrai sens du terme. Or je vous l’ai dit autrefois,
une véritable civilisation a pour base trois éléments
indispensables : un élément intellectuel, un élément
social (politique et économique) et un élément moral.
Une éducation dans laquelle manque un de ces éléments
est une éducation tronquée, elle fait des hommes
incomplets et met le pays dans un déséquilibre tout à fait
préjudiciable. C’est le commencement de la décadence,
et la décadence n’est autre chose que le commencement
de la sauvagerie. Je dois dire que la France est en voie
de décadence et ce sont précisément ces Partis qui se
présentent en Afrique comme des libérateurs qui ont
plongé la France dans le pétrin où elle est aujourd’hui.
Ce sont ces mêmes Partis qui ont suscité l’état actuel de
l’Indochine et qui font couler inutilement le sang de
milliers de Français après la guerre cruelle que nous
venons de subir et malgré la menace de l’infernale
bombe atomique qui pend sur nos têtes. Mon cher ami,
ces Partis ne sont pas constructeurs ni libérateurs. Ils
sont simplement destructeurs de l’ordre social. C’est
pour cela qu’ils ne veulent pas admettre l’existence d’un
Dieu auteur de l’ordre.
Mon cher Abel, vous êtes mon bonheur, ma joie et ma
fierté. Tout ce que vous m’avez écrit vient d’un homme
qui réfléchit. Eh bien ! Méditez donc, je vous en prie, ces
quelques lignes que je vous envoie.
Je suis en France depuis six semaines. J’aurais bien voulu
passer par le Sénégal pour avoir la joie de vous revoir.
Nos frères m’attendent également à Brazzaville, mais j’ai
dû prendre la ligne directe. À Paris, je m’initie à la vie
politique : j’observe, j’écoute, je profite de mes loisirs
pour parcourir la France entière afin de faire connaître
non seulement au Parlement mais aussi au peuple
français la situation du peuple oubanguien. Car il me faut
des techniciens : Médecins, Professeurs, Ingénieurs. Je
compte d’ici un an avoir les fonds nécessaires ainsi que
le personnel pour déclencher mon mouvement
52
d’évolution sociale oubanguienne. Je suis en train de me
faire de vraies amitiés en France parmi les vrais Français
qui m’aideront à sortir l’Oubangui du bourbier où il est.
Car, voyez-vous, mon cher ami, la démocratie, bien
qu’elle ne soit pas la meilleure forme de gouvernement,
est cependant une bonne chose, mais il faut bien
distinguer les vrais démocrates et les démocrates agités
et agitateurs. Ces derniers conduisent le peuple à la
démagogie et de là à la révolution sanglante, aux
guerres civiles et finalement à la barbarie. Faudrait-il que
l’Afrique sorte de la sauvagerie pour entrer dans la
barbarie ? Je plains les régions qui ont à leur tête des
démocrates agités et agitateurs… »41.
41
Lettre de Boganda à Abel Goumba, Paris, le 26 janvier 1947. In
J. D. Pénel, op. cit. pp: 116-117.
53
• poser des questions (orales ou écrites) aux
personnalités politiques interpelées, etc.
54
Je vous aurais demandé de venir déjeuner dimanche,
vous pourriez ainsi connaître mes jeunes gens.
Malheureusement, je serai absent, car je dois donner des
conférences et prêcher au Havre dimanche prochain. Et
tous mes dimanches sont pris jusqu’au début
juillet… »44.
44
Idem, Lettre de Boganda au Père Féraille en Congé en France,
Paris, le 30 avril 1947, pp : 133-134.
45
Congrès du 14 mars 1947, de Toulouse du 7 mai 1948 et de
Strasbourg du 26 au 29 mai 1949.
46
Boganda n’excluait aucune dénomination religieuse dans toutes
ses déclarations.
55
Républicain Populaire (MRP) de recenser tous ces
ratés et d’en faire sa priorité politique. Ainsi, pourrait-il,
par une solution de continuité, donner à la masse des
populations d’outre-mer la véritable civilisation
universelle que la colonisation prétendait être porteuse ;
ceci dans l’intérêt supérieur de la France :
« … Il n’est personne qui ne comprenne que l’homme,
depuis le premier jusqu’au dernier instant de son
existence, a des besoins à satisfaire, un but à poursuivre
et des aspirations à faire épanouir. L’homme peut être
comparé à une maille d’un énorme filet dont l’ensemble
constitue l’humanité. Il a donc à remplir des obligations
sociales, il poursuit en même temps sa fin propre et celle
de la société. Or, l’homme ne peut vraiment atteindre
cette double fin que par la culture de son esprit et le
développement de ses facultés qui le rendent mieux à
même de comprendre les problèmes de son existence et
les mystères de la vie.
Puisque l’homme est soumis à un double devoir : le
devoir individuel et le devoir social, la société doit lui
faciliter l’accomplissement de cette double obligation.
C’est donc un aspect de la justice sociale que de mettre
à la disposition de l’homme les moyens qui lui
permettent la recherche de la vérité.
Plus donc l’homme est bas et éloigné du niveau social,
et plus grands doivent être les moyens employés pour le
relever et lui permettre de tendre à son plein
épanouissement d’homme.
Combien d’administrateurs, de colons, de missionnaires
se sont découragés devant ce que tous appellent : « la
force d’inertie de l’indigène » ! C’est, disent-ils, un
défaut inné, une tare atavique plusieurs fois séculaire,
s’étendant à tous les domaines. Et ils concluent
magistralement : « Il n’est donc pas temps de chercher
à en découvrir les causes profondes, ni de chercher à
résoudre le problème ». On m’a dit plus d’une fois :
56
« Soyez Philosophe ; ne vous tracassez pas pour vos
frères, les Noirs, vous n’en ferez jamais rien ». Voilà
l’attitude générale en TOM.
Mais ces Philosophes ignorent-ils que seule une
éducation bien menée peut à l’esprit la prédominance sur
le corps ? Abandonné à lui-même depuis des siècles,
l’indigène a laissé le gouvernail de son être à cette
matière qui, même chez les peuples civilisés, tend
toujours à reprendre le dessus. Or toute matière en soi
est inerte et a besoin, pour être, d’un mouvement, d’une
force extérieure. Cette force extérieure doit être en
proportion de la masse à soulever.
Avons-nous jusqu’ici bien calculé la somme des forces,
c’est-à-dire de dévouement, d’abnégation et de sacrifice
qu’exige cette masse d’outre-mer que nous avons prise
en main et dont nous avons la lourde responsabilité
devant l’histoire, devant l’humanité et devant Dieu !
L’indigène isolé et abandonné à lui-même ne parviendra
jamais à améliorer sa condition et à se placer sur un
degré quelconque de l’échelle sociale. C’est là d’ailleurs
l’unique raison qui peut autoriser une nation civilisée à
prendre possession d’un pays arriéré.
Il découle de là que la Métropole, dès le début, devait
prendre ces TOM en main, une main douce et ferme à la
fois et les conduire progressivement par une éducation
bien comprise à une condition meilleure.
Par éducation bien comprise, j’entends celle dans
laquelle l’élément intellectuel, l’élément politico-social et
l’élément moral ou religieux s’enchevêtrent et marchent
pari passu pour rendre les hommes plus susceptibles de
répondre pleinement à leur vocation propre et aux
exigences du monde.
Napoléon 1er disait : « Pour former l’homme qu’il nous
faut, Dieu doit être avec nous car éduquer c’est créer et
57
Dieu seul peut créer ». Ce qui est vrai pour un individu
l’est aussi pour un peuple.
D’ailleurs l’histoire est là pour attester combien de
nations se sont rabaissées pour avoir cultivé un élément
à l’exclusion des autres et l’avenir nous prépare des
échecs et des désastres dont il ne faudra pas chercher
les causes ailleurs que dans le mépris fondamental de la
véritable civilisation.
Voilà ce que je crois être la doctrine sociale du
Mouvement Républicain Populaire, le seul qui puisse
donner aux peuples d’outre-mer la civilisation dans le
vrai sens de ce terme, car pour nous MRP, civilisation ne
dit pas seulement meilleures conditions matérielles et
intellectuelles mais aussi la satisfaction des aspirations
spirituelles. Et c’est là notre point de liaison à tous
Catholiques, Protestants, Musulmans et le reproche
qu’on fait au Mouvement Républicain Populaire d’être
amalgamé de croyances n’est qu’un titre d’honneur et un
moyen de succès. Car tôt ou tard, malgré la propagande
néfaste menée contre nous par les matérialistes, notre
spiritualisme nous gagnera les peuples d’outre-mer. Car
ces peuples diront un jour comme Napoléon :
« Comment voulez-vous que je sois l’ami de quelqu’un
qui pense qu’il n’est qu’un tas de boue et qui veut que je
ne sois moi-même qu’un petit tas de boue comme
lui ? ».
Il appartient au MRP de donner aux peuples d’outre-mer
la véritable civilisation et de leur montrer le véritable
visage de la France. Le devoir s’impose donc, pressant,
impérieux : préciser notre position en face du problème ;
entrer en contact avec le peuple d’outre-mer, le voir chez
lui dans sa vie, le connaître, s’intéresser à lui, suivre son
évolution, l’aider à progresser en soutenant, en
favorisant ses aspirations légitimes et les mœurs qui ne
sont pas opposés au bien des individus et de la société,
en combattant progressivement, avec une douce
58
fermeté ce qu’il a de particulièrement défectueux,
grossier ou inhumain, en lui inculquant l’idée de la
justice, le goût du travail, le respect de l’autorité, en lui
créant des besoins modérés et lui apprenant à les
satisfaire honnêtement : le stimuler, exciter l’émulation,
l’éduquer en un mot. C’est à nous de faire naître peu à
peu dans le peuple français d’outre-mer les sentiments
de l’honneur, du dévouement, de la reconnaissance qui
sont le fait de l’éducation47.
Abordant le volet social, Boganda déroula et de façon
détaillée, tous les points contenus dans son programme
électoral et qui étaient d’ailleurs commun aux Territoires
d’outre-mer à savoir : la santé du couple Mère-Enfant, le
dépistage, la vaccination, la mise en place des équipes
médicales mobiles, l’école, la famille, l’habitat,
l’insalubrité des villes, le sens du travail, l’agriculture, la
coopérative, le travail forcé, etc. :
« L’ensemble du problème social est à envisager. Nous
menons une politique au service de la “chose publique”.
Nous avons donc le devoir de poser non seulement une
doctrine, non seulement des principes, mais nous avons
le devoir également, et cela d’une façon très précise,
d’envisager dans leur ensemble les moyens qui
permettent de les réaliser.
Le problème de base, celui qui, négligé, condamne et
compromet tous les autres, est celui de la population et
de la famille. À ce sujet, et sur ce point, la critique est
trop facile, il n’est pas question de démagogie. Nous
voulons envisager aujourd’hui le problème bien en face,
sans illusion mais sans amertume.
Veiller à la santé publique et à la possibilité, pour la
famille, de se développer dans le cadre des institutions
locales, tel est le problème. Cellule de base de la société,
la famille doit être le premier objet de la sollicitude, la
47
Discours de Boganda au Congrès national MRP, 14 mars 1947. In
J.D. Pénel, op. cit. pp : 122-124
59
première inquiétude du peuple colonisateur. Nous
devons le reconnaître : la France, dans les Territoires
d’outre-mer n’a presque jamais songé à pratiquer une
politique de la famille. On ne s’est presque jamais
inquiété de la condition de la femme dans la plupart de
nos pays d’outre-mer. La femme africaine est-elle autre
chose, la plupart du temps, qu’une servante, une main-
d’œuvre, une marchandise qu’on vend au plus offrant et
qui ne peut exprimer ni son avis ni son choix ?
La condition déplorable de la femme entraîne pour la
société des conséquences dont on ne peut imaginer
l’étendue. Ce sont : la facilité du divorce et l’instabilité
des ménages, la stérilité volontaire, les avortements, la
mortalité infantile, la dénatalité, les maladies
vénériennes et l’immoralité qui en est le véhicule et
enfin l’impossibilité d’éduquer les enfants.
Comment une société peut-elle vivre, progresser et
prospérer dans de pareilles conditions ? Il s’agit de la
perfectionner tout en laissant à chaque région sa langue
propre, son cachet, son génie et les mœurs compatibles
avec sa dignité humaine.
Le problème se pose avec tout autant d’acuité pour
l’enfant. L’avenir d’un pays dépend du nombre et de
l’éducation des enfants. Or comme je viens de le dire, la
condition de la femme indigène est cause d’une
dénatalité toujours croissante et de la mortalité infantile
non moins grande. Dans certaines régions de l’Oubangui,
le nombre des enfants descend jusqu’à 13% et même
7% et moins. L’administration coloniale se croirait
déshonorée si elle s’inquiétait de cela. Et certaines tribus
sont en train de disparaître faute d’enfants [...].
Il est un fait pénible à constater, mais malheureusement
très vrai : Nos Territoires ne progressent pas ou très
peu. Messieurs, s’il vous arrive d’aller un jour à Bangui
en saison de pluie, ne manquez pas d’aller visiter les
quartiers indigènes dans la banlieue de Bangui. Je sais
que vous ne pourrez pas y aller parce qu’il vous faudra
des pirogues pour circuler dans les rues et vous n’aurez
60
pas le courage de pénétrer dans les cases où les
grenouilles et les moustiques sont les compagnons
habituels de l’homme. Il convient donc de consulter le
service de santé sur l’emplacement des quartiers, de
drainer, de tracer les rues ; des services continuels
d’hygiène sont indispensables »48.
Par rapport au travail, Boganda faisait comprendre qu’il
reste et restera le plus puissant levier du
développement. La valeur d’un peuple, ajoutait-il, se
mesure à l’intensité de l’effort dont il était capable. Par
conséquent, les colonisateurs devaient s’employer à
développer l’esprit de travail chez les autochtones et à
leur apprendre à aimer le travail, sans le recours à la
chicotte mais par une éducation du travail.
Le principe sur lequel devait être basée cette
éducation tenait selon lui, en premier lieu, d’une
organisation du travail qui permit à chacun d’être fier des
résultats de ses propres efforts, de pouvoir sentir en quoi
sa tâche était utile pour lui-même et pour l’humanité. Un
travail forcé, imposé par la contrainte, dans lequel le
travailleur ne fournit pas un effort volontaire, et destiné
tout simplement à servir les intérêts de quelques
entreprises privées, était absolument contraire au
respect de la dignité humaine. Sans doute l’indigène
n’avait pas l’habitude de beaucoup travailler, car la
nature gracieuse lui avait fourni le nécessaire dont il
avait besoin pour vivre sans exiger d’effort. Il s’agissait
donc de faire comprendre à chacun qu’il pouvait
améliorer son existence par un travail constant, de
l’inciter à accroître sa capacité de travail, par les
nombreuses retombées qu’il pouvait en engranger. Cela
supposait une éducation orientée avant tout vers la
jeunesse pour l’amener à prendre conscience de sa
48
J.D. Pénel, op.cit. pp : 126-127
61
situation. Le jour où ce désir sera suscité, la jeunesse
accepterait volontairement et joyeusement une tâche.
Au lieu de cela, les entreprises capitalistes et
l’administration coloniale, faisant la sourde oreille,
continuaient à piétiner les lois et les décrets de la
République qui interdisaient le travail forcé. Âpres au
gain, elles continuaient à en faire abusivement recours,
sans se soucier de la décimation des populations et de la
disparition des villages. Il rapporta, à titre d’exemple, les
cas de mauvais traitements consignés durant sa
campagne électorale :
« Une éducation, voulait-il faire remarquer, était œuvre
de temps, de patience et de confiance réciproque. Les
Gaulois l’ont reçue, cette éducation du travail, mais il
semble que nous, nous ne l’avons pas encore donnée à
nos Territoires d’outre-mer.
Ce n’est pas par la force, les brutalités, les
emprisonnements que nous y arriverons, mais en
apprenant aux indigènes à améliorer leur condition, en
leur créant des besoins, en les intéressant au travail.
Nous le disions plus haut : ils ne s’intéresseront au
travail que s’ils en tirent profit […]. Les autochtones, se
sentant soutenus et encouragés et tirant de leur travail
le bien-être réel, apprendront à l’aimer. Ce qui est vrai
pour l’agriculture s’applique également à toutes les
autres formes du travail. Or les entreprises capitalistes
ont été jusqu’ici un régime de mort pour la plupart des
populations d’outre-mer. Je dis qu’elles sont un régime
de mort et de destruction parce que l’ouvrier d’outre-mer
n’a jamais eu le minimum vital indispensable. De
nombreux orateurs nous ont prouvé au Parlement qu’au-
dessous de ce minimum vital, la vie devient impossible.
L’administrateur voit bien la population disparaître. Il
dit : “Dans dix ans il n’y aura plus personne ici, mais
nous avons encore l’AOF ou Madagascar”. Le colon dit
aussi en passant : “Dans dix ans il n’y aura plus personne
ici, mais nos affaires sont en bonne voie ; dans quelques
62
années ma fortune sera faite ; après moi le déluge”. Mais
si dans tous nos Territoires chacun tient le même
langage, qu’est-ce qui justifiera notre présence au-delà
des mers ? Des agglomérations entières, autrefois
florissantes, disparaissent à vue d’œil. C’est bien le cas
de dire avec Victor Hugo : “Nous ont-ils abandonnés
pour un bord plus fertile ?”.
J’ai déjà fait des allusions au travail forcé. Il ne sert à
rien de multiplier lois et décrets si on n’emploie pas les
moyens pour les faire appliquer. On m’a reproché de
parler du travail forcé, mais pourtant ce mot n’exprime-
t-il pas la situation de l’AEF : Ces vieillards, ces femmes
enceintes, ces enfants qui travaillent sur les routes du
matin jusqu’au soir et qui sont payés en chicotte ; ce
pauvre Thomas Ngaya, chef de canton qui était allé à
pied en octobre dernier avec les gens de son village
porter du manioc à l’administrateur à 225 kilomètres de
chez lui et qui, n’ayant pas eu le temps de sarcler le
champ de coton, recevait d’un agent de l’Ouham-Nana,
50 coups de chicotte devant tous ses sujets et Yanguéré,
chef du village Bakomya à Grimari condamné à tourner
autour du mât du drapeau pendant 24 heures avec sur
la tête une pierre de 20 kilos, parce qu’il n’avait pas
réussi à pêcher des crevettes pour le déjeuner de
l’administrateur.
Pendant ma campagne électorale, j’ai rencontré à
Berberati des jeunes gens d’Alindao qui avaient été
emmenés de force pour les mines à 1000 kilomètres de
chez eux et qui cherchaient à rentrer dans leur pays. Ce
sont ces abus monstrueux, et on ne s’en étonnera pas,
qui provoquent la révolte, sourde et latente aujourd’hui,
ouverte demain. Je pourrais vous citer bien d’autres
exemples. Ce sont de petites choses qui, reconnaissons-
le, ne prouvent pas beaucoup la liberté démocratique.
Le travail forcé a existé et existe encore aujourd’hui et
le premier agent du travail forcé, c’est l’administration
elle-même. Encore si ce travail permettait aux
autochtones de se nourrir, de se loger et de s’habiller
63
sainement, dignement, mais après soixante ans de
colonisation au Congo49, les Congolais sont encore sans
habit, sans nourriture suffisante, sans abri
50
convenable » .
Abordant le point relatif à la culture intellectuelle des
pays d’outre-mer, Boganda affirma que l’homme ne
pourra vraiment atteindre sa fin que par la culture de son
esprit et le développement de ses facultés qui le
rendraient à même de mieux comprendre les problèmes
de son existence et les mystères de la vie. Mettre à la
disposition de l’homme les moyens qui lui permettent de
connaître la vérité et le véritable épanouissement de sa
personne, sera agir dans le sens d’une justice sociale.
Mais l’épanouissement ne saurait s’acquérir sans une
instruction au moins élémentaire.
L’appropriation de la culture française par les populations
d’outre-mer n’aura de sens profond, de véritable
efficacité que dans la mesure où, par elle, on veillera au
développement des cultures autochtones qui
représentaient des valeurs considérables nécessaires au
patrimoine humain. Pour sa part, la Métropole n’avait
pas respecté ni développé ces valeurs, comme le fait
apparaître le tableau ci-dessus :
Au 1er octobre 1945
49
Ancienne appellation de l’AEF
50
J.D. Pénel, op. cit. pp : 128-129
64
Il ressort, de ce tableau, le déséquilibre criant entre le
nombre d’infrastructures primaires, secondaires et
supérieures en métropole, dans les Territoires d’outre-
mer, en Algérie et en Indochine. Ce déséquilibre résidait,
selon Boganda, dans le non-respect et la mauvaise
volonté mis dans le développement de la culture
autochtone. En effet, le respect et le développement de
cette dernière ne pouvaient se faire que par
l’enseignement et l’étude des dialectes locaux au même
titre que le français ; par l’étude démographique,
géographique, historique du pays même, sans oublier le
droit coutumier qui ne saurait être jeté dans les
oubliettes au nom d’un droit universel importé.
Il ne servait donc à rien de chercher à européaniser
l’Afrique, l’Asie ou l’Océanie étant donné que les
problèmes culturels de l’Europe différaient de ceux de
l’Afrique ou de l’Asie, et surtout ne répondaient pas à la
vocation de ces derniers. C’était dans cet esprit que les
Instituteurs et les Professeurs appelés à y exercer
devaient être préparés. Comme les administrateurs,
sinon autant qu’eux, ils partaient là-bas pour se mettre
au service des indigènes, au service d’une culture qu’ils
avaient le devoir de comprendre, bien souvent de
susciter. La France avait commis une erreur grave en
laissant trop longtemps dans l’ignorance des peuples
dont elle avait la charge. Il n’était pas normal que les
écoles secondaires soient si peu développées. Il n’était
pas normal non plus que l’effort en vue des études
supérieures, que seule pouvait donner une Université,
fut presque toujours, sauf une ou deux exceptions,
négligé.
Par conséquent, ce qu’il pouvait demander pour les
Territoires d’outre-mer, c’était de mettre un accent
particulier sur le développement de l’enseignement
autochtone à la lumière de la culture française, car : « si
la vérité est une, nombreux sont les chemins qui y
conduisent », devait-il signifier.
65
Contrairement à la carte d’assimilation fréquemment
jouée par le Rassemblement du Peuple Français (RPF),
le Mouvement Républicain Populaire (MRP), fidèle à sa
doctrine, voulait une éducation entièrement libre ; une
éducation où les familles joueraient un rôle important
dans le choix des Enseignants qu’elles estimeraient
compétents pour la formation de l’esprit et du cœur de
leurs enfants. L’État interviendra, quant à lui, pour
faciliter les tâches et veiller à ce que la formation civique
ne fût pas en contradiction avec le respect de l’autorité.
Cet enseignement, Boganda et le MRP le voulaient, non
seulement culturel mais aussi technique, car : « C’est
de ce dernier que dépendrait en partie l’avenir social et
économique des TOM : l’avenir social, car c’est dans les
écoles ménagères, dans les centres de puériculture que
la femme indigène comprendra son rôle de mère et
d’épouse ; c’est dans les écoles techniques et
d’orientation que le jeune indigène apprendra à aimer le
travail ; c’est enfin dans les écoles de cadres que se
formeront les Techniciens et les Ingénieurs autochtones
qui entraîneront leur pays vers son évolution
économique normale »51.
Enfin, Boganda concluait son intervention en attirant
l’attention des participants sur l’urgence qu’il y avait à
s’attaquer de front au problème socioculturel, clef de
voûte selon lui, de la solution de tous les
autres problèmes :
« Cette question de l’enseignement, du rayonnement
culturel des TOM est primordiale au même titre que
celles de la population et du travail. Ces points ne sont
d’ailleurs que les trois aspects d’un seul et même
problème, à savoir, qu’à l’intérieur de l’Union française,
chaque peuple doit tendre de plus en plus vers son
épanouissement social, économique, culturel, qui lui
51
In J.D. Pénel, op. cit.
66
permettra de répondre totalement à sa vocation. En
résumé donc, nous voulons :
• des populations saines où la femme a les
responsabilités et les droits de jouer son rôle dans
la société, ce que permettra seule une juste
politique de la famille comportant les mêmes
exigences, les mêmes soutiens qu’en Métropole ;
• des populations saines dans des demeures et des
sites salubres ;
• des populations trouvant dans un travail
totalement libre, organisé en vue du bien collectif,
soutenues et défendues par les contrats, la
sécurité sociale, les syndicats ;
• des populations qui, par le travail et le bien-être,
l’éducation reçue dans des écoles et des
Universités nombreuses et adaptées, prendront
conscience de leurs responsabilités, non
seulement vis-à-vis de l’Union française, mais vis-
à-vis du monde entier.
Voilà ce que nous attendons, ce que le MRP demande
pour les Territoires d’outre-mer de l’Union française »52.
Et comme nous pouvons le constater, ces problèmes
sociaux sur lesquels Boganda intervenait, il y a 60 ans,
sont encore d’actualité. Aucun de ceux-là qui s’étaient
succédé au pouvoir et qui s’étaient autoproclamés ses
héritiers politiques n’avaient jamais réussi à faire
décoller la République centrafricaine de la rampe où il
l’avait placé.
3.2. Porte-Parole du MRP à la Tribune de
l’Assemblée de l’Union
52
J.D. Pénel, op. cit. p. 133
67
raison, sans doute, de son éloquence et de sa parfaite
connaissance des problèmes qui se posaient dans les
Territoires d’outre-mer en général, et dans l’Oubangui-
Chari en particulier, Boganda sera régulièrement désigné
pour prendre la parole au nom de ce groupe
parlementaire. Ce 4 août 1947, l’Assemblée était
appelée à étudier le projet de rapport du député
sénégalais, Lamine Gueye, concernant les pouvoirs
excessifs des Gouverneurs généraux et des Services
administratifs. Il s’agissait de concrétiser la
décentralisation, c’est-à-dire, le partage de pouvoir
entre les Gouvernements généraux, les Assemblées de
groupe d’AOF et d’AEF et les Assemblées locales,
conformément à la Conférence de Brazzaville et à la
Constitution de 1946.
68
du texte, il exposa ce qu’il pensait être la future
organisation des Assemblées qui, de par les attributions
qu’elles hériteraient des Gouvernements généraux,
constitueraient des remparts contre les abus coloniaux :
« Mesdames, Messieurs, ma qualité d’Africain et d’Aéfien
m’a fait choisir par le Mouvement Républicain Populaire
pour faire le procès, et j’espère aussi l’oraison funèbre,
d’un vieux Monsieur qui se meurt d’épuisement depuis
plusieurs années déjà. Je désirerais pour ma part que sa
mort fût subite et foudroyante53.
Mais, hélas ! Le colonialisme se cramponne encore à la
vie. J’aurais voulu monter à cette tribune le cœur
débordant de sentiment de gratitude à l’égard de l’œuvre
française dans les Territoires d’outre-mer. Mais,
permettez-moi de m’indigner devant ce fait que bien peu
de gens peuvent contester : cette œuvre grandiose a été
et est encore, hélas, compromise par des abus très
graves.
Cette œuvre a suscité une fidélité sans détour des
peuples colonisés. Nous ne pouvons pas oublier le 27
août 1940, jour où mon pays, le premier, a donné le
signal d’un ralliement qui devait nous conduire à la
victoire et à la libération de la patrie. Or cette œuvre, je
le répète, est trop souvent sapée par ceux dont la
mission devrait être d’apporter à nos Territoires
l’authentique visage de la France et qui, bien souvent,
hélas, n’en montrent qu’une décevante caricature.
Je ne suis peut-être qu’un primitif. Je puis cependant me
rendre compte d’un fait incontestable. Sur le problème
de l’Afrique noire, de nombreux discours ont été
prononcés. Mais le peuple africain est sans doute un
peuple curieux ; il ne se contente pas de discours, il juge
avant tout d’après les faits et les actes [...] »54.
53
Quelle charité chrétienne, entrecoupa Senghor.
54
Assemblée nationale, intervention à la tribune le 4 août 1947.
69
Conscient de la possibilité qu’offraient les Assemblées de
groupe aux Territoires d’outre-mer de faire œuvre
durable de compréhension, Boganda accepta de donner,
au nom du Mouvement Républicain Populaire (MRP), son
agrément au projet de Lamine Gueye dans son
ensemble. Il disait faire confiance à l’Assemblée à
laquelle il appartenait, de la voter et par là de mettre en
œuvre les Assemblées sur lesquelles ils fondaient tous
un grand espoir pour réaliser l’Union française sans
laquelle la Métropole risquait de n’être plus la grande
nation qu’elle avait été et les Territoires d’outre-mer
pourraient peut-être redevenir les petites peuplades
qu’ils avaient été autrefois et se trouver soumis à des
conditions pires que celles qu’ils connaissaient.
70
CHAPITRE IV
BOGANDA DEVENU TRIBUN DE LA PLÈBE
OUBANGUIENNE
71
portaient plainte contre lui auprès du ministère des
colonies, rien ne lui arriverait. Les prisonniers
travaillaient en longueur de journée et ne mangeaient
que le soir. Quant aux cantonniers, non seulement il leur
infligeait des châtiments corporels ; et voilà plus de neuf
mois qu’ils n’étaient pas rémunérés, si bien qu’il leur
était difficile de subvenir aux besoins de leurs familles.
Pour les agents miniers, poursuivait-il, tous s’étaient
autoproclamés des commandants. Ils avaient construit
des prisons sur leur chantier où ils enfermaient les
manœuvres qui osaient s’absenter pour aller travailler
leurs plantations. Ces malheureux y restaient entre trois
ou quatre jours, sans manger ni boire. Ou bien on leur
servait de l’eau dans une cuillère à soupe. Ils ne sortaient
pas et se soulageaient dans leur cellule, ceci à l’insu du
chef de région.
Pour des raisons qui n’étaient pas mentionnées dans
cette correspondance, le chef de district se livrerait à la
destruction des cases de ceux considérés comme des
étrangers, c’est-à-dire, ceux venus des districts voisins,
sans indemniser les propriétaires.
Il terminait sa lettre en émettant le vœu de voir, tous les
chefs de service ainsi que les vieux colons, être
remplacés.
De Bangui on lui faisait part, en date du 09 mai 1947, de
l’inégal traitement infligé par l’administration coloniale
aux évolués autochtones de l’Oubangui-Chari par
rapport à leurs collègues de la colonie du Cameroun :
« Profitant de la présente, je tiens à vous faire part à
nouveau du plus grand mécontentement du personnel
autochtone de l’Oubangui-Chari, dont la situation reste
toujours lamentable. Ainsi que j’avais bien voulu vous en
rendre compte dans ma première lettre, l’indemnité de
zone longtemps attendue et qui devait être de 100 à 125
frs par jour s’est vue, à la suite de plusieurs doléances,
72
considérablement ramenée à 31 frs par jour seulement,
alors que le coût actuel de la vie s’accroît au jour le jour,
et on ne peut pas y faire face avec la modique indemnité
attribuée. Cependant, au moment où nous menons ici
une vie critique, la situation de nos collègues des autres
colonies se redresse vers la vraie Union Française, en
sorte que sur proposition du Haut-commissaire du
Cameroun, le ministre de la France d’outre-mer a décidé
d’unifier les cadres en intégrant équitablement tous les
fonctionnaires autochtones du Cameroun dans le cadre
commun supérieur, alors qu’en AEF des mesures
analogues sont bien loin d’être entreprises ou décidées
par les dirigeants de la colonie »56.
Au mois de juin 1947, Boganda recevait de Bangassou la
courte missive suivante mais suffisamment importante
pour mériter d’être notée : « Il paraît que les coups de
chicotte sont supprimés, mais cela règne toujours ici.
N’en parlons pas de corde »57.
73
« Cette politique du regroupement, rendue nécessaire,
tant par raison d’hygiène que pour l’amélioration de
l’habitat paysan en AEF, a été constamment pratiquée
avec d’heureux résultats. Elle comporte l’évacuation du
village primitif, trop éloigné ou insalubre et sa
reconstruction dans un emplacement meilleur et plus
accessible »58.
Cette politique de regroupement des villages n’était pas
du tout du goût des populations. Il convient de rappeler
que les villages avaient une histoire dans les sociétés
traditionnelles africaines en général, et dans les sociétés
traditionnelles oubanguiennes en particulier. Les villages
n’étaient pas mixtes comme de nos jours et leurs
emplacements n’étaient pas non plus choisis au hasard.
Ces emplacements étaient parfois déterminés par les
esprits des ancêtres tutélaires, considérés comme de
véritables protecteurs. Tout déplacement, sans une
raison fondamentale, était considéré comme une
désobéissance et risquait d’attirer des malheurs sur les
villageois. Ce déplacement, si simple pouvait-il paraître,
était somme toute complexe car impliquait également
celui des « dieux », l’abandon des anciens lieux de culte
et des patrimoines socioculturels tels que : forêts
sacrées, tombes des patriarches, etc. Les en déloger
supposait un déracinement total, une source de
malheur ; ce que l’administration coloniale ne pouvait
malheureusement pas comprendre et surtout lorsqu’il
s’agissait de faire exécuter les ordres venus de la haute
hiérarchie.
Enfin, faut-il comprendre par regroupement, la perte de
l’autorité pour certains chefs, étant donné que la
transmission de la chefferie était souvent dynastique.
58
CAOM, 1 AFF-POL., 2254, Correspondance Procureur général,
chef de service juridique à Brazzaville, à Monsieur le ministre de la
France d’outre-mer S/C de Monsieur le Haut-commissaire,
Gouverneur général de l’Afrique Équatoriale française.
74
Cette pratique exposait également des chefs influents et
leurs habitants au risque de se laisser administrer par un
chef issu d’une tribu vassale. Enfin, l’administration
coloniale courait, sans le savoir, le risque de regrouper
des clans rivaux dans un même espace vital, germe
d’instabilité sociale et politique.
Afin d’obliger les récalcitrants à partir ou d’empêcher
tout retour sur les anciens emplacements,
l’administration coloniale procédait à la destruction
systématique des maisons. C’était donc au cours d’une
de ces opérations que le malheureux villageois de
Naziboro (district de Baboua, région de Bouar), trouva la
mort dans des circonstances jamais élucidées.
En effet, l’administrateur-adjoint Cuny était en tournée,
du 08 au 12 janvier 1947, dans ce district afin de se
rendre personnellement compte de l’exécution effective
des ordres donnés par le chef de région au sujet du
regroupement des villages de brousse. Ayant pris sur lui,
séance tenante, de mettre le feu aux habitations
(abandonnées ou pas ?), il fit périr un occupant dans
l’incendie de sa case le 09 janvier 1947.
Une procédure d’enquête diligentée par le Juge de Paix
de Bouar, en date du 15 mai 1947, déculpabilisa
l’administrateur en ces termes : « Après s’être rassuré
que toutes les cases avaient été évacuées qu’il
(l’administrateur Cuny) fit mettre le feu aux paillottes.
Or, alors que l’une de celles-ci était en flamme, un
habitant, s’étant souvenu de ce qu’il avait oublié une
sagaie dans sa case, voulut aller la chercher. Il s’y
précipita, alors qu’elle brûlait déjà, et surpris par les
flammes, ne put s’en échapper et fut brûlé vif »59.
Quelques mois plus tard, par réquisitoire en date du 26
juillet 1947 et faisant suite à la procédure d’enquête du
Juge de Paix de Bouar, une information judiciaire fut
59
CAOM, op.cit.
75
ouverte au cabinet d’instruction du Tribunal de Première
Instance (TPI) de Bangui, contre l’administrateur-adjoint
Cuny pour : « incendie volontaire des cases du village
Naziboro (district de Baboua, région de Bouar), crime
commis le 09 janvier 1947 et au cours duquel un
autochtone a trouvé la mort »60.
Mais le non-lieu prononcé au terme de l’instruction, le 29
août 1947, n’avait fait que réitérer les conclusions de
l’enquête du Juge de Paix de Bouar :
« … Il est, en effet, résulté de l’information très
minutieuse à laquelle il a été procédé :
1°/ Que le feu a été mis aux cases abandonnées par
mesure administrative, ce village ayant été évacué. Que
si discutable qu’ait été cette mesure, elle ne pouvait en
tout cas être assimilée au crime d’incendie volontaire de
maison habitée prévu par l’article 434 du Code Pénal et
puni de la peine de mort.
2°/ Que le décès de l’habitant en question, a été causé,
non par un manque de précaution, mais par le fait,
qu’aux dires de nombreux témoins, cet habitant s’était
lui-même précipité dans la case alors qu’elle était déjà
en flamme, pour y chercher une sagaie qu’il y avait
oubliée. Il ne paraissait donc en définitive que les
imprudences qui avaient pu être reprochées à M. Cuny
au cours de l’enquête eussent un rapport direct de cause
à effet avec le décès de cet habitant.
3°/ Que le délit d’homicide involontaire qui seul, eût pu
être retenu, se situant le 9 janvier 1947, était effacé par
l’amnistie.
60
CAOM, 1 AFF-POL., 2254, Ministère de la France d’outre-mer.
Direction des affaires politiques, 2ème Bureau. Documents soumis à
la signature du ministre : Renseignements sur certaines affaires
criminelles.
76
Aucune autre solution que le non-lieu n’était donc
juridiquement possible »61.
Croira qui veut croire, mais les résultats de cette
enquête, dont on ignorait les circonstances dans
lesquelles elle avait été menée, ainsi que les nombreux
témoins auxquels allusion avait été faite, laissaient
pantois car une autre enquête menée par l’inspecteur
des affaires administratives du territoire dépêché sur
place, conclut à la lourde responsabilité de
l’administrateur :
« L’administrateur-adjoint Cuny, chef de district de
Baboua, est sous le coup d’une inculpation relevant de la
justice criminelle. Il lui est reproché d’avoir
volontairement mis le feu aux cases encore habitées du
village de Zaziboro (Naziboro), entraînant ainsi mort
d’homme. La population de ce village avait reçu l’ordre
de s’établir sur une route récemment créée ; l’ordre avait
été en partie exécuté. Seuls étaient restés dans des
cases tombant en ruine, une dizaine d’habitants pour
surveiller les cultures. Monsieur Cuny, afin de forcer ces
derniers villageois à abandonner définitivement
l’emplacement, a ordonné aux gardes de brûler, en sa
présence, les habitations. Un homme est mort carbonisé
sous les décombres »62.
L’inspecteur des affaires administratives du territoire
avait conclu son rapport en qualifiant l’évènement
d’inadmissible et qui pourrait avoir des conséquences
imprévisibles dans la colonie.
Le Gouverneur général de l’Afrique-Équatoriale française
par intérim lui emboîta le pas, lorsqu’il rendit compte au
ministre de la France d’outre-mer des deux sévices
61
op. cit. Affaire Cuny.
62
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Le Gouverneur par intérim de l’Afrique
Équatoriale française à Monsieur le ministre de la France d’outre-
mer.
77
portés à sa connaissance par le Gouverneur, chef du
territoire de l’Oubangui-Chari. En effet, il lui signifia que
la pratique administrative ne prévoyait pas la destruction
des cases en ruine par l’incendie. Aussi, si l’opération
avait été surveillée de près, il n’y aurait pas eu de mort
à déplorer :
« J’ai l’honneur de vous rendre compte des deux affaires
de sévices graves dont m’a fait part le Gouverneur, chef
de territoire de l’Oubangui-Chari.
Premièrement, à Fort-Sibut, le boy Ouda Bernard, au
service du Médecin capitaine Rouan, Médecin chef du
département sanitaire de la Kémo-Gribingui, soupçonné
à tort du vol d’un portefeuille, a reçu plusieurs coups de
chicotte des gardes de la prison, sur l’ordre de son patron
et de Monsieur Chesquiere, stagiaire d’administration
coloniale à Fort-Sibut. Il présentait, huit jours après
l’incident, les marques profondes des coups. Il a porté
plainte. Le Procureur de la République a été saisi, et
l’affaire, portée devant le Tribunal de Bangui.
Deuxièmement, l’administrateur-adjoint Cuny, chef de
district de Baboua, est sous le coup d’une inculpation
relevant de la justice criminelle. Il lui est reproché d’avoir
volontairement mis le feu aux cases encore habitées du
village de Naziboro entraînant ainsi mort d’homme. La
population de ce village avait reçu l’ordre de s’établir sur
une route récemment créée ; l’ordre avait été en partie
exécuté. Seuls étaient restés dans des cases tombant en
ruine une dizaine d’habitants pour surveiller les cultures.
M. Cuny, afin de forcer ces derniers villageois à
abandonner définitivement l’emplacement, a ordonné
aux gardes de brûler, en sa présence, les habitations. Un
homme est mort carbonisé sous les décombres.
L’inspecteur des affaires administratives du territoire, au
cours d’une tournée d’inspection, a enquêté sur cette
affaire les 17 et 18 avril et a conclu à la lourde
responsabilité de l’administrateur. Celui-ci a été relevé
de ces fonctions. Le Procureur général, chef du service
78
judiciaire saisi par mes soins a confié l’instruction au
Parquet de Bangui où cette affaire sera jugée.
Les informations judiciaires apporteront une lumière
complète ; elles fixeront la valeur exacte de la culpabilité
des fonctionnaires en cause. Dès que ces informations
seront closes et que les tribunaux compétents auront
statué, je pourrai vous exposer les faits qui auront été
retenus et vous rendrai compte des sanctions
intervenues.
Ces évènements inadmissibles sont particulièrement
déplorables dans l’heure présente. Ils sont susceptibles
d’avoir des répercussions imprévisibles, spécialement
l’incident de Naziboro. On peut craindre, en effet, que la
mission américaine proche de la “Sudan Mission”, peu
favorable à l’influence française, n’en tire argument, et
que certains éléments autochtones, qui entretiennent à
l’égard de l’administration une atmosphère de défiance
et de suspicion, n’exploitent cet incident.
Par circulaire, j’ai encore une fois, appelé l’attention de
tous les agents de commandement sur les très graves
sanctions auxquelles s’exposent ceux qui se laissent aller
à des actes de violence ou de brutalité compromettant
ainsi le climat de confiance et de collaboration que la très
grande majorité des fonctionnaires s’efforcent, dans des
circonstances difficiles de maintenir ou de restaurer »63.
63
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Le Gouverneur général p.i. de l’Afrique
Équatoriale française à Monsieur le ministre de la France d’outre-
mer, 20 juin 1947.
79
une paire de gifles à chacun. Le caporal-chef, Leblond,
botta quant à lui, le derrière de Ngouaka. Il leur était, en
effet, reproché d’avoir salué sans se découvrir.
Le lendemain 26, les plantons rendirent compte de ce
dont ils avaient été victimes la veille à leur chef de
service. Ce dernier, après une conversation téléphonique
avec le colonel commandant la base et le chef du bureau
des affaires politiques, demanda à Ngouaka et Yakété de
se rendre à la base aérienne. Dans l’enceinte même, le
rapport ne spécifiant pas s’ils en ressortirent, Ngouaka
s’effondra pour ne plus se relever.
L’autopsie conclut à une mort due à une péricardite
chronique, c’est-à-dire, une mort brutale par syncope
cardiaque. Mais tel que présenté, le résultat de l’autopsie
peut prêter à confusion pour les raisons suivantes :
premièrement, le nom du Médecin légiste n’était pas
mentionné ainsi que l’adresse de la structure médicale
où cette autopsie a été pratiquée. Deuxièmement, la
péricardite se définissant comme « une inflammation de
l'enveloppe membraneuse qui entoure le cœur »64, et la
syncope comme « une perte de conscience provisoire
due à un ralentissement des battements du cœur et à
une suspension de la respiration »65, il était peu
probable, vu les circonstances, que le décès de Ngouaka
intervienne effectivement des suites de ces pathologies.
Enfin, rien n’avait filtré de la conversation téléphonique
entre le colonel commandant la base et le chef du bureau
des affaires politiques, encore moins de ce qu’on leur
avait dit ou fait subir une fois dans le bureau du
commandant de la base aérienne.
Une information judiciaire ouverte le même jour et
portant sur le chef d’accusation “violences simples”,
64
Dicos Encarta en ligne
65
op. cit.
80
conformément à l’article 311 du Code Pénal, fut clôturée
par une ordonnance de non-lieu le 16 décembre 1947.
Par conséquent, les autorités militaires prononcèrent
seulement des sanctions disciplinaires à l’encontre des
quatre présumés coupables.
81
collapsus66 cardiaque chez un malade en traitement pour
contusions des régions lombaires et fessières »67. Les
manifestants contestèrent et exigèrent un autre
certificat médical mentionnant expressément que
Monsieur Mbarga était bien mort des suites des coups
reçus. Le Docteur refusa d’obtempérer et quitta son
bureau en essuyant outrages et vociférations.
Informé des faits et face à la gravité de la situation, le
Gouverneur, chef de territoire de l’Oubangui-Chari à
Bangui, commit l’Inspecteur des affaires administratives,
Monsieur Dongier, à se rendre sur place. Accompagné du
Procureur de la République, l’administrateur en chef et
Inspecteur des affaires administratives arriva à Berberati
le 27 octobre. Immédiatement il prit contact avec le chef
de région qui lui donna la version suivante des faits :
« Le 18 octobre 1948, l’administrateur-adjoint, Auzuret
chef du district de Berberati, constatant un manquant
important d’arachides au magasin de la Société de
Prévoyance, procéda immédiatement à une enquête qui
l’amena à penser que les arachides manquantes avaient
été vendues par le magasinier Mbarga. Il donna lui-
même quelques gifles à celui-ci et le fit emprisonner. À
la prison, Mbarga reçut également quelques gifles de la
part des gardes avec qui il était en mauvais termes.
L’enquête ayant été reprise et poursuivie au cours de la
matinée et de l’après-midi, M. Auzuret, pour obtenir des
aveux de Mbarga, le fit frapper par le sergent de la garde
régionale Grenendji, à trois reprises différentes, avec
une cravache, lui faisant donner une vingtaine de coups
à chaque fois.
Mbarga réintégra la prison assez mal en point. On vint
l’y soigner le lendemain. Le 20 octobre au matin il fut
66
Syndrome grave et soudain, caractérisé notamment par un
effondrement de la tension artérielle.
67
CAOM, 1 AFF-POL., 2254, Enquête contre l’administrateur, chef
du district de Berberati (Oubangui-Chari), Auzuret.
82
hospitalisé et mourut presque subitement le 25 octobre
vers 16 h 30.
Le certificat médical délivré le 26 octobre par le Médecin-
commandant Thenoz, mentionnait que Mbarga était
mort “par suite de collapsus cardiaque chez un malade
en traitement pour contusions des régions lombaires et
fessières” »68.
Sitôt après, il engagea des pourparlers avec les
Représentants de la famille et la colonie camerounaise
pour les inviter à surseoir à toute manifestation de
nature à entraver la bonne marche de la justice. Son
arrivée à Berberati, 24 heures après le malheureux
accident, poursuivait-il, traduisait la volonté du
Gouverneur, chef de territoire de l’Oubangui-Chari, de
donner à l’affaire toute la suite qu’elle méritait, et que,
la présence à ses côtés de Monsieur le Procureur de la
République, leur apportait la garantie de la stricte
application de la loi. Enfin, ajouta-t-il que dans l’intérêt
de la manifestation de la vérité, il était indispensable que
fût procédé, sans délai, à une seconde autopsie. Ils lui
firent savoir qu’ils ne s’opposaient pas à l’autopsie, mais
qu’ils tenaient expressément à ce que celle-ci ait lieu en
présence d’un médecin autre que le Médecin-
commandant Thenoz, notamment en présence du
Médecin africain de Nola. Mais la satisfaction de cette
exigence qui, selon l’Inspecteur Dongier, revenait à
placer le Médecin-commandant Thenoz sous le contrôle
de son subordonné, s’avérait impossible. Toutefois,
l’émissaire du Gouverneur de l’Oubangui-Chari, jouant à
fond la carte de l’apaisement et après avoir pris l’avis du
Procureur de la République et du Docteur Thenoz, les
rassura qu’un infirmier camerounais assisterait le
Médecin et que possibilité pourrait également être
donnée aux représentants de la famille d’assister à
68
CAOM, 1 AFF-POL., 2254, L’administrateur-adjoint Dongier,
Inspecteur des affaires administratives à Monsieur le Gouverneur,
chef de territoire de l’Oubangui-Chari – Bangui.
83
l’autopsie. Malgré tout, les révoltés ne décolérèrent pas,
ce qui obligea le Procureur de la République à brandir la
menace de poursuite judiciaire contre ceux qui
continueraient à s’y opposer. Ils s’inclinèrent enfin et
ramenèrent le corps au dispensaire où l’autopsie eut
finalement lieu dans l’après-midi du 27 octobre.
Il convient de signaler qu’entre temps, une information
judiciaire était ouverte par l’administrateur-adjoint
Lembourbé, nommé Juge de Paix à compétence étendue
sur Berberati. Mais la colonie camerounaise s’était
formellement opposée à la seconde autopsie à laquelle
ce dernier voulait faire procéder.
Ce second diagnostic médical révéla la présence d’un
infarctus au poumon gauche, qui serait la cause
immédiate du décès de cet évolué camerounais. Par
contre, l’autopsie n’avait pas prouvé si les traumatismes
des fesses et des reins auraient provoqué l’évolution de
l’infarctus. De même, une contre-expertise décidée le 11
février 1949, n’avait pas donné les résultats escomptés,
l’examen toxicologique des viscères non plus.
Les obsèques s’étaient déroulées le 28 octobre. Tous les
Camerounais, fonctionnaires ou employés des
entreprises privées de Berberati, y avaient pris part.
Aucun ne s’était rendu à son lieu de travail ce jour, ce
qui laissait entrevoir dans ce geste de solidarité, le
caractère d’une manifestation.
Cependant, diverses informations recueillies sur place
par l’Inspecteur administratif, faisaient apparaître les
détails ci-après. Le 18 octobre, au matin, M. Auzuret
constata un déficit important d’arachides au magasin de
la Société de Prévoyance. Il procéda immédiatement à
une enquête qui l’amena à penser que les arachides
manquantes auraient été vendues par le magasinier
Mbarga. Il donna lui-même quelques gifles à celui-ci et
le fit emprisonner. À la prison, Monsieur Mbarga reçut
également quelques coups de la part des gardes avec qui
84
il était en mauvais termes. L’enquête était reprise et
poursuivie au cours de la matinée et de l’après-midi, en
présence du gendarme Glaise. Pour extorquer des aveux
de Mbarga, M. Auzuret le fit frapper par le sergent de la
garde régionale Grenendji, à trois reprises différentes,
avec une cravache, lui faisant donner une vingtaine de
coups à chaque fois.
Entre temps, le chef de district fit prendre, dans une case
du village, les effets et les objets appartenant à l’accusé
et les fit vendre. La somme générée par cette vente, d’un
montant de vingt et un mille six cents (21.600) frs, était
versée à la Société de Prévoyance en dédommagement
des détournements commis.
Monsieur Mbarga regagna la prison dans un mauvais état
physique. On vint l’y soigner le lendemain. Le 20 octobre
au matin, il était hospitalisé. Il mourut presque
subitement le 25 octobre vers 16h30, en présence du
chef de région et de Madame Jane Vialle, conseillère de
la République, et alors que, jusque-là, rien n’avait permis
au Médecin de croire à une issue fatale.
Les rencontres de Monsieur Dongier avec les chefs des
quartiers et chefs de terre de Berberati, au gîte situé loin
des bureaux et des bâtiments administratifs, lui avaient
permis de comprendre qu’un malaise profond régnait à
Berberati, même si les derniers évènements n’avaient
ému que la communauté camerounaise.
Beaucoup de ces maltraitances avaient été commises à
l’occasion du rassemblement des produits collectés par
la Société Indigène de Prévoyance qui semblait s’être
réservé le monopole de l’achat de toute la production
agricole à l’exception du manioc. À cela s’ajoutaient
d’autres abus tels que : fouilles des cases par les gardes,
réquisition de la totalité de la production. Il était, d’autre
part, reproché à la Société Indigène de Prévoyance
(SIP), d’avoir pratiqué des prix trop bas. L’ensemble de
ces abus avaient, par conséquent, rendu la Société
85
Indigène de Prévoyance très impopulaire aux yeux des
populations de Berberati.
Mettant à profit cette rencontre, les chefs s’étaient mis à
faire le procès de l’administration coloniale locale. Ils
avaient unanimement dénoncé le recrutement estimé
trop excessif de la main d’œuvre. Il ne restait plus assez
d’hommes dans les villages pour en assurer l’entretien.
Les cultures vivrières étaient, elles aussi, pénalisées par
cette situation.
Le chef de région, Monsieur Le Lidec, était lui-même mis
en cause par les chefs qui lui reprochaient de ne jamais
nouer de contact avec eux et de ne pas être intervenu
pour empêcher Monsieur Auzuret de se livrer à des abus.
Nombreux étaient les chefs qui déclaraient avoir vu,
plusieurs fois, Monsieur Le Lidec passé à proximité du
bureau du district pendant que Monsieur Auzuret y faisait
frapper des gens. « Comme il voyait et ne disait rien,
nous pensions, précisaient-ils, qu’il était d’accord avec
Monsieur Auzuret »69.
Loin de s’immiscer dans le règlement judiciaire de cette
affaire, l’Inspecteur des affaires administratives,
Monsieur Dongier, boucla son enquête en proposant une
série de mesures urgentes à prendre, tant sur le plan
judiciaire que sur le plan administratif, afin de calmer les
esprits.
Sur le plan judiciaire, il suggéra que le Juge de Paix de
Berberati soit déchargé, dans les plus brefs délais
possibles, de l’instruction de l’affaire. Selon lui, Monsieur
Lembourbé serait uni par des liens de camaraderie à
Monsieur Auzuret, ce qui peut influer négativement sur
la sincérité de l’instruction.
Sur le plan administratif, il prit d’ores et déjà sur lui, avec
le consentement du Procureur de la République, de
69
CAOM, 1 AFF-POL., op. cit.
86
muter Monsieur Auzuret sur Bangui, afin qu’il soit
procédé dans un plus bref délai à son remplacement. Il
prescrit également au chef de région de mettre en route,
le sergent ainsi que les gardes mêlés à l’affaire, dès qu’ils
auraient été entendus par le Juge d’instruction.
Il en était de même du chef de région, Monsieur Le Lidec,
qui n’avait pas joué son rôle en tant qu’officier de Police
judiciaire. Il lui appartenait, en effet, dès qu’il avait eu
connaissance des sévices exercés sur Monsieur Mbarga,
d’ouvrir une enquête, chose qu’il n’avait pas faite. La
même mesure visait le gendarme Glaisse qui, sans avoir
pris une part active aux sévices exercés sur Monsieur
Mbarga, a néanmoins assisté impuissant Monsieur
Auzuret pendant qu’il portait les coups.
87
L’application de la loi de sursis en faveur du prévenu se
justifiait par la minimisation du chef d’accusation. En
effet, Monsieur Auzuret n’était plus poursuivi pour
homicide volontaire ou pour coups mortels, mais pour
complicité de coups et blessures simples. Par cette
décision, il était purement et simplement écarté la
relation de cause à effet entre les coups et le décès de la
victime. Monsieur Auzuret était donc mis en liberté ainsi
que le sergent Grenendji. Enfin, il était procédé au
rapatriement de tous les administrateurs ayant trempé,
de près ou de loin, dans l’assassinat de ce sujet
camerounais.
71
CAOM, op. cit.
88
Brazzaville, affirmait pour sa part : « Il s’agit des faits
graves sans doute, et qui dénotent chez certains
administrateurs, heureusement fort rares, une tendance
persistante à recourir à des moyens coercitifs que les
Autorités, aussi bien administrative que judiciaire, ont
formellement proscrits, et entendent réprimer sans
faiblesses »72.
Malheureusement, cette prescription administrative et
judiciaire manqua de suivi de la part de l’administration
coloniale, d’où les multiples sévices sur les populations
autochtones.
Dans le cas de Monsieur Mbarga, on pouvait parler d’un
meurtre gratuit, car aucune preuve de son implication
dans la disparition des arachides du magasin de la
Société n’était rapportée. En principe, les accusations
reposant sur la base de soupçon, le magasinier devait
bénéficier de la présomption d’innocence. Rien n’avait
également filtré de l’aveu qu’on avait voulu lui arracher.
Et oui, ainsi fonctionnait la justice dans ce « cendrillon
de l’empire colonial français ».
89
secourir ou le faire transférer dans une formation
sanitaire. Croyant qu’il serait en train de jouer au malin,
il repartit au bureau. Mais rentré en début de soirée, il
constata que son cuisinier avait rendu l’âme. Le rapport
médico-légal établissait de façon formelle : « …qu’Inguie
est décédé d’une hémorragie péritonéale73 due à une
rupture de rate ; il n’était relevé sur le corps de la victime
que deux contusions externes, une dans la région
malaire, une autre au flanc gauche, à 2 travers de doigt
du rebord costal, longue de 5 cm et large de 5mm, en
rapport manifeste avec les lésions internes »74.
90
2.5. Meurtre gratuit du serveur Zoa : 12 mars
1949
91
Le certificat médical établit que la mort était survenue à
la suite des coups reçus. L’instruction judiciaire ouverte
le lendemain du crime, 13 mars, amena à l’inculpation et
à la mise sous mandat de dépôt de Kaufman et Thibault.
L’Arrêt de la Cour criminelle de Bangui en date du 28 mai
1949 condamna Kaufman et Thibault à seulement cinq
et deux ans de prison et 20.000 Frs de dommages-
intérêts.
92
Mais transmis le 9 mai 1951 au Procureur général pour
examen par la Chambre des mises en accusation de la
Cour d’appel de l’AEF, il fut décidé de sa mise en liberté
pour absence de preuves suffisantes.
75
Monsieur le Procureur général, 15, rue Henri Heine, Paris
76
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Renseignement sur certaines affaires
criminelles.
93
De l’autopsie effectuée par le Médecin-commandant
Lemaigre, il résulta qu’il serait mort des suites d’un
œdème suraigu foudroyant du poumon et donc de mort
naturelle. Les reins donneraient l’impression d’une
néphrite77 interstitielle syphilitique.
77
Inflammation rénale
94
officiel mais anonyme, faisait état de ce que Monsieur
Mus aurait tiré en l’air. Le second, officieusement rédigé
par le Secrétaire général de l’Oubangui-Chari,
mentionnait que Monsieur Mus aurait plutôt tiré par
terre.
95
administrés, il convient de regretter qu’il les livre, avant
tout contrôle, à l’opinion publique, ainsi qu’il l’a fait au
congrès MRP, ou en saisisse l’autorité supérieure sans
avoir recours, au préalable, au Gouverneur chef de
territoire. Une telle méthode peut tendre à discréditer
l’administration dans son ensemble à propos d'incidents
particuliers, qu’aucune considération de personne ne
saurait d’ailleurs conduire à laisser impunis.
Par ailleurs, la réserve d’une grande partie de la
population autochtone ne pourra disparaître que par un
effort incessant et généreux de notre part. Ce serait un
danger de croire que les bienfaits passés ou les années
de notre présence en territoire africain, s’inscrivent
forcément à notre crédit. La population attend, non sans
impatience, comme conséquence des libertés politiques
reconnues, une promotion effective de sa personnalité
sur le plan civique et une modification profonde de son
standing de vie qui ne pourra être que lente et
progressive parce que lié au mieux économique.
Au point de vue politique, j’ai donc, à nouveau, rappelé
aux Territoires la nécessité impérieuse de respecter
strictement la réglementation sur la liberté du travail et
la suppression de l’indigénat et j’ai insisté sur la
nécessité de poursuivre une politique de rapprochement,
de contact et de considération auprès des éléments
autochtones, des évolués en particulier [...].
Enfin, la promotion des Autochtones à la qualité de
citoyen français a eu des incidences non négligeables sur
la demande de produits d’origine européenne. Je ne
citerai, à ce propos, que le conseiller de l’Oubangui-
Chari, M. Pierre Enza, qui écrivait, dans un programme
de travaux à effectuer au cours du premier trimestre
1947, qu’il soumettait au chef de la région de la Ouaka-
Kotto : “Après les marchés du coton, la nudité va être
96
formellement interdite dans toute la région. Les chefs de
canton ou de village en sont responsables” »79 .
97
crois plutôt devoir être fier, car ces crimes ne sont autre
chose que mon dévouement pour le bien des populations
et l’honneur de la patrie.
En effet, on m’accuse d’avoir éduqué comme je le devais,
les populations oubanguiennes, en leur inculquant l’idée
de la justice et le goût du travail, et le respect de
l’autorité.
Il me semble que si tout le monde avait agi ainsi, nos
territoires d’outre-mer ne se trouveraient pas dans la
situation où nous les voyons aujourd’hui.
Monsieur le Ministre, en tant que représentant du peuple
oubanguien, qui m’a fait confiance en votant pour moi,
malgré la forte pression administrative, je crois devoir
protester contre les injustices qui se commettent en
Oubangui, contre les exactions sans nombre de la part
des fonctionnaires.
Malgré les enquêtes que l’on mène en Oubangui, pour
me trouver des crimes, je remplirai mon mandat en vous
signalant toutes ces injustices que désapprouvent le
Parlement français, le peuple français tout entier, et
vous-même, Monsieur le Ministre »80.
Personnellement interpelé et voulant se renseigner à la
source, le ministre de la France d’outre-mer, adressa une
lettre corrélative à l’Abbé-député de l’Oubangui-Chari.
S’étant rendu compte que le ministre semblait ne pas
prendre au sérieux les informations qu’il mettait à sa
disposition, Boganda choisit alors d’être plus explicite et
plus direct avec lui :
« … En réponse à votre lettre du 6 courant, je vous dirais
que les abus en O.C. sont si nombreux que je ne me
trouve que dans l’embarras du choix pour ne pas allonger
ma lettre. Je vous cite faits et sources, les soumettant
à vos appréciations :
80
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, L’Abbé Boganda, député de l’Oubangui-
Chari, à Monsieur le ministre de la France d’outre-mer, 7 juillet
1947.
98
1- Un métropolitain m’écrit de Boda, le 4.III.47 : “Le
temps des volontaires la corde au cou continue de
plus belle” ;
2- Un évolué autochtone m’écrit de Bangassou : “La
chicotte n’a pas encore cessé” ;
3- Un évolué de Bouar, me décrit en mars dernier,
les vols et les brutalités que commet le chef du
district de Baboua. Je crois avoir attiré votre
attention sur ce fait précis, et je regrette vivement
que rien n’ait été fait jusqu’ici. Je vous résume ici
cette lettre dont je vous envoie, ci-joint, copie ;
4- Le chef du district de Baboua continue à chicoter
les autochtones tout comme si l’indigénat n’avait
pas été aboli et en se moquant de la loi et du
ministre de la France d’outre-mer (réf. lettre) ;
5- Le chef du district de Baboua vole aux indigènes
leurs chèvres, leurs moutons et leurs cabris ;
6- Le chef du district de Baboua n’a pas payé ses
cantonniers depuis juillet 1946 jusqu’à février
1947 ;
7- Le chef du district de Baboua fait démolir les
habitations des indigènes ;
8- Le chef du district de Baboua emprisonne
arbitrairement les indigènes.
99
Un fait typique s’est produit en mars dernier à Bangui-
même :
Le milicien Saboyambo avait été chargé par le chef de
l’agglomération de contrôler les tickets d’impôt de
capitation.
Tous les indigènes qui n’avaient pas sur eux leur ticket
d’impôts subissaient des coups de chicotte. Un membre
des assemblées locales, M. Mombito, crut de son devoir
d’intervenir pour empêcher Saboyambo de continuer
ses actes de violences sur des femmes et des vieillards.
Mais M. Mombito reçut, lui aussi, des coups. Il rendit
les coups à Saboyambo pour se défendre.
M. Mombito fut condamné à un mois de prison et 500
frs d’amende pour violence contre un agent de l’État
dans l’exercice de ses fonctions.
Je soumets tout simplement le fait à votre
appréciation.
Mais, permettez-moi de vous exprimer ma surprise de
constater qu’un an après la publication de la loi, le
système de l’indigénat existe encore en O.C., et cela
sous les yeux même du chef du territoire qui semble
favoriser plutôt l’indigénat et le travail forcé, cette
nouvelle forme d’esclavage qui ne diffère guère du
premier que de nom.
Monsieur le ministre, en face de tous ces abus
incessants, vous me permettrez de m’indigner et de
protester au nom de l’humanité et des populations
oubanguiennes qui n’ont pas hésité un instant quand il
s’est agi de libérer la Métropole. Après avoir les
premiers levé le drapeau de la Patrie humiliée et
contribué si puissamment à la libération de la
métropole, les Oubanguiens vivent aujourd’hui dans la
servitude, parce que, dit-on, ce sont des primitifs. Ils
ne sont pas encore mûrs. Nous sommes toujours mûrs
quand il s’agit de remplir nos devoirs de Français ;
mais jamais pour jouir de nos droits, nous sommes
toujours mûrs pour travailler, mais jamais pour être
100
payés ; nous sommes toujours mûrs pour souffrir et
mourir, mais jamais pour vivre.
Le chef du territoire et l’administration locale sont seuls
responsables de cet état de choses. Pour ma part, je
dégage la responsabilité de tout inconvénient qui
pourrait en résulter. C’est dans l’intérêt de l’Union
Française et de l’Oubangui-Chari, que je me permets
d’attirer votre bienveillante attention sur les abus que
subissent les populations oubanguiennes qui sont
pourtant, comme vous le savez, patriotes et très
attachées à la France.
Persuadé que vous prendrez des mesures urgentes
pour mettre un terme à cet état de choses qui risque
d’entraîner des conséquences fâcheuses pour
l’Oubangui et l’U.F., je vous prie Monsieur le Ministre,
d’agréer l’assurance de ma considération très
distinguée »81.
Nous n’avons pas pu mettre la main sur la
correspondance incriminée du ministre de la France
d’outre-mer à laquelle répondait ainsi l’Abbé-député,
mais nous estimons pour notre part que
l’administration coloniale locale faisait fi, non
seulement de ses dénonciations, mais également de de
la vie des Oubanguiens au regard de cette longue liste
d’exactions commises sur les populations. Aussi,
serions-nous amenés à croire que les administrateurs
envoyés en Oubangui-Chari étaient sous la coupe des
opérateurs économiques et laissaient faire malgré la
ligne de conduite ci-dessus édictée par le Gouverneur
général par intérim de l’Afrique-Équatoriale française.
C’est cette attitude qui fit dire à Boganda qu’un plan
caché d’élimination physique de tous les Oubanguiens,
en vue de s’emparer de leurs riches terres, était en
train d’être exécuté ; sinon comment expliquer cette
81
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Abbé Boganda député de l’Oubangui-
Chari, 11 août 1947
101
inertie et cette main lourde de la haute-hiérarchie à
prendre des sanctions contre les coupables et les
administrateurs complaisants.
102
CHAPITRE V
L’ABBÉ-DÉPUTÉ EN QUÊTE D’UNE AUTONOMIE
POLITIQUE
103
à inscrire les adhérents, à percevoir les souscriptions et
faire des réunions dans les limites de la légalité… »82.
Il convient de préciser qu’absorbé à Paris par les activités
parlementaires, Boganda porta son choix sur Georges
Darlan pour le représenter sur place. Dix jours après la
transmission des statuts au Gouverneur général, il lui
rendit ainsi compte de ses activités parlementaires et
extra-parlementaires en France et à travers toute
l’Europe, en vue de créer un courant d’opinion en faveur
de l’Oubangui-Chari, de faire connaître la nouvelle
formation politique qui venait de voir le jour et ce qu’il
avait pu payer ou obtenir des amis pour son
fonctionnement :
« Deux mots seulement pour vous donner signe de vie.
Quoi qu’on puisse dire là-bas, notre travail en France va
bon train, car je ne me contente pas de parler au Palais
Bourbon. J’arrive de Saint-Etienne, très fatigué. J’ai en
effet profité des vacances de Pentecôte pour aller donner
des conférences à Strasbourg, au Havre, au Pas-de-
Calais, à Saint-Etienne, à Montbrison. Aujourd’hui je puis
me rendre le témoignage qu’aucun Parlementaire
d’outre-mer n’a encore tant fait connaître son pays. Il
s’agit en effet de créer un courant d’opinion favorable à
l’Oubangui-Chari. Jusqu’ici, j’ai été reçu partout avec une
sympathie marquée. On m’appelle dans certaines
provinces le prédicateur de l’Union française.
Demain, je dois donner une conférence sur l’Oubangui-
Chari devant les députés, les conseillers de la République
et les ministres du Mouvement Républicain Populaire.
L’Union oubanguienne a déjà son bureau à Paris et des
amis nombreux dans toute la France, en particulier à
Saint-Etienne où j’ai été reçu comme représentant de
l’Oubangui-Chari et de l’Union française. Un magnifique
banquet a été offert en mon honneur par le Rotary-Club,
82
Lettre Gouverneur général de l’Oubangui-Chari, Paris, le 19 mai
1947. In J. D. Pénel, op. cit.
104
la plus puissante association des patrons de France. Le
discours prononcé par moi au banquet a fait verser des
larmes à plus d’un membre. L’un d’eux met son bureau
à Paris à la disposition de l’Union oubanguienne et me
donne deux bicyclettes pour l’Oubangui. Avant
longtemps, nous aurons toute la France pour nous.
Mon plan d’action sociale est à l’étude au Ministère de la
France d’outre-mer, et le directeur de la Caisse centrale
m’a fait dire qu’il apprécie ce plan et que nous aurons les
subventions d’ici 15 jours, ce qui va nous permettre de
passer toutes les commandes avant le mois de juillet.
Toutes nos œuvres sociales pourront ainsi démarrer. Ici,
nos jeunes gens sont pleins de courage et de confiance
parce que tout semble en très bonne voie pour
l’Oubangui. Ici, nous ne comprenons pas pourquoi vous
vous découragez là-bas alors qu’aujourd’hui partout en
France on parle de l’Oubangui qui n’était pas connu il y
a six mois. Je ne comprends pas l’attitude des
missionnaires puisqu’ici je suis très bien avec les curés,
à condition qu’ils n’aient pas l’esprit étroit et surtout que
je ne remarque pas en eux du racisme car le racisme
n’est ni chrétien ni français.
J’ai commandé un haut-parleur pour les conférences que
nous allons avoir à travers le territoire. J’ai commandé
également des fusils de chasse ; j’en ai déjà reçu,
d’autres viendront. Je verrai avec vous pendant notre
voyage comment les répartir. Dites-moi si nous aurons
une voiture et un camion pour notre tournée. Nous
n’aurons certainement pas de temps à perdre si l’on veut
tout faire. J’espère que notre coopérative de
consommation aura assez de trois camions pour
commencer. Je commande donc 8 camions pour la
coopérative de production et trois pour l’Union
oubanguienne. Je prendrai aussi des autocars pour le
service de transport à Bangui. J’ai vu le Père Féraille : il
nous est très sympathique.
Nous n’avons plus que deux mois de session, juin et
juillet, mais je compte faire un petit tour en Belgique et
105
en Suisse pour faire connaître l’Union oubanguienne,
après quoi je prendrai mon vol et je vous arrive ; ce sera
pour la première moitié d’août. J’emmènerai avec moi le
chef de la coopérative de production. Nous ferons
ensemble la tournée de l’Oubangui en commençant par
la Lobaye afin de choisir le lieu d’installation où nous
commencerons immédiatement des constructions
provisoires. Pour la coopérative de consommation vous
la lancerez vous-même avec quelques membres de
l’UO : je vous trouverai à la Métropole, en Belgique, en
Amérique et en Suisse des correspondants et des
fournisseurs.
Vous débuterez avec les cotisations de l’Union et les
subventions que le gouvernement local pourrait vous
octroyer. Nous discuterons les possibilités sur place avec
les membres de l’Assemblée locale […].
Ayons foi dans l’avenir de l’Oubangui. Plus que jamais,
j’ai la conviction que nous arriverons puisque nous
faisons la volonté de Dieu. Le peuple de France, le clergé
de France nous encouragent et nous apprécient : allons
de l’avant. Qui s’arrête dans un courant, sombre dans les
tourbillons. La course pour la vie devient telle que
quiconque s’arrête pour dénouer les lacets de ses
chaussures sera irrémédiablement dépassé et mis dans
un retard préjudiciable pour sa cause. La majorité des
Prêtres français commence à le comprendre ; plaise à
Dieu que les nôtres le comprennent aussi […] »83.
Au même moment où il envoyait la copie des statuts de
l’Union oubanguienne au Gouverneur de l’Oubangui, il
destinait également une autre à son représentant
Georges Darlan à Bangui. Ce dernier, à la suite de
Boganda, fit suivre sans attendre ce document à
l’administration coloniale et en rendit compte au
président fondateur à Paris. Boganda l’en félicita dans
l’accusé de réception à laquelle il joignit une copie de la
83
Lettre à Georges Darlan, Paris, le 30 mai 1947. In J. D. Pénel, op.
cit. p. 135
106
seconde demande de reconnaissance officielle adressée
au Gouverneur, et le tint informer du choix fait sur lui
comme personne physique : « Je précise que je vous
considère comme mon représentant officiel, et en tant
que tel vous êtes donc chargé de transmettre les noms,
professions, domiciles de ceux qui sont chargés de
l’administration de l’Union. Vous serez également
chargé, comme je le précise au Gouverneur, de faire
connaître tous les changements susceptibles de survenir
dans l’administration, la direction du comité ainsi que
toutes les modifications apportées aux statuts… »84.
Les statuts ainsi déposés comportaient douze chapitres
et trente et huit articles. Les douze chapitres étaient ainsi
libellés :
• Constitution ;
• Composition membre fondateur ;
• Administration ;
• Attribution des membres du comité directeur ;
• Assemblée générale ;
• Organisation financière ;
• Commission au compte ;
• Admission, radiation, réintégration ;
• Section d’étude et de travaux ;
• Comités régionaux ;
• Modification des statuts ;
• Dissolution.
107
garantie par ces présents statuts, en vue de l’éducation
et de l’épanouissement des populations oubanguiennes.
Le siège social de cette Union est fixé à Bangui »85.
L’Article deuxième indique, quant à lui, que l’Union
oubanguienne a pour but : « de créer, avec toute la
population, une société oubanguienne visant au
perfectionnement matériel, moral et culturel des
individus et de la société elle-même. Ceci basé sur des
principes de justices et de fraternité permettant seuls le
soutien et la sauvegarde des intérêts et des besoins de
tous »86.
L’Article troisième définissait en quatre volets les
objectifs sociaux assignés à l’Union, à savoir :
A- Sur le plan de l’épanouissement de la
famille par :
• l’amélioration de la condition de la femme en
exigeant et en travaillant à sa libération en vue de
lui permettre de jouer son rôle dans la société ;
• l’amélioration des conditions de vie, spécialement
des questions d’hygiène permettant une lutte
efficace contre la dénatalité ;
• l’éducation des enfants ;
• le soutien aux familles nombreuses ;
• l’attention accordée aux intérêts de chaque clan en
vue de favoriser l’épanouissement de la famille.
85
Rapport politique du Gouverneur général de l’AEF, Année 1949.
In J. D. Pénel, op. cit.
86
op. cit.
108
• le souci de l’équipement artisanal et industriel du
pays, basé sur le système d’organisation coopé-
rative répondant à l’idéal d’union des efforts de
chacun pour le bien commun.
109
par l’Assemblée générale qui devait se tenir au plus tard
le 31 décembre de chaque année au siège de l’Union. Le
vote du bureau devait se faire par bulletin individuel et
chaque membre, pour être élu, devait obtenir une
majorité des voix au minimum. Les membres du comité
directeur sortant étaient individuellement rééligibles.
Les conseillers étaient élus par les collectivités ou
groupements dont ils étaient les représentants au sein
du comité directeur. Le comité directeur se composait de
douze membres : un président, un 1er vice-président, un
2ème vice-président, un secrétaire général, un secrétaire,
un secrétaire adjoint, un trésorier général, un trésorier,
un trésorier adjoint, un conseiller général, un conseiller
par collectivité ou groupement.
Cette structuration, quelque peu lourde, reflétait le souci
du président fondateur de sécuriser les maigres
subventions et donations que l’Union pouvait engranger
en vue de faire face aux énormes défis qui l’attendaient.
Conformément donc aux dispositions statutaires, le
premier comité directeur mis en place se composait de
personnalités suivantes :
• Président : Georges Darlan, comptable, employé
de commerce ;
• 1er Vice-président : Michel Ogbabo, commis à la
Maison Borgea ;
• 2ème Vice-président : Michel Domoloma, commis à
l’intendance militaire ;
• Secrétaire général : Jean Gouandjia, commis
d’administration ;
• Secrétaire : Honoré Maka, commis
d’administration ;
• Trésorier général : Michel Goumba, commis
d’administration ;
• Trésorier : Marcel Kondo, Infirmier ;
• Trésorier adjoint : Victor Boumba, employé de
Banque ;
110
• Conseiller général : Michel Sodji, commis principal
d’administration ;
• 1er Conseiller : Jérôme Sao, chef de groupe.
87
Rapport politique du Gouverneur général de l’AEF, Année 1949.
In J. D. Pénel, op. cit.
111
Après donc neuf mois de séjour ininterrompu en
Métropole, Boganda profita sans doute d’une période
d’intersession parlementaire, pour venir rendre visite à
ses électeurs et commencer à traduire dans les faits ses
nombreuses promesses électorales en matière de
développement socioéconomique.
Sur ses instances, son collègue Chevalier, agronome de
son État, fit le déplacement de l’Oubangui-Chari trois
semaines avant son arrivée. Sans attendre, il se rendit à
M’Baïki, plus précisément à la Station de Recherches
Agricoles de Boukoko pour étudier les conditions du
développement de l’agriculture en Oubangui-Chari.
Arrivé à Bangui le 30 août 1947, il fut suivi le 11
septembre d’un envoyé du MRP, Monsieur François
Serrand, pour prospecter les possibilités de création
d’une ou de plusieurs coopératives en Oubangui-Chari.
Ce dernier était annoncé le 20 août déjà et voici
comment l’Abbé Butandeau le complimentait :
« Permettez-moi d’abord de vous remercier de l’accueil
que vous allez faire à mon jeune ami François Serrand.
Je puis vous le recommander totalement. Vous trouverez
certainement qu’il arrive là-bas avec des illusions
nombreuses, mais c’est un garçon très généreux, qui a
faim et soif d’un don total et qui rêve d’aider par toute
sa vie les Missions pour l’extension du règne du
Christ »88.
Pendant ce séjour, Boganda, son collègue Chevalier et le
Père Féraille déjeunaient à Saint-Paul où une chambre
lui était réservée par le Père Morandeau. N’ayant
remarqué aucune animosité et touché par les termes
d’une chaleureuse lettre envoyée par le Père Ferraille,
88
Lettre de l’Abbé Butandeau, Secrétaire fédéral de la Jeunesse
Agricole Chrétienne de Vendée au Père Morandeau, le 21 août 1947.
In J. D. Pénel, op. cit. p. 151.
112
Boganda, avant son retour à Paris lui témoigna sa
profonde reconnaissance en ces termes :
« J’ai bien reçu votre mot et vous en remercie. J’ai été
très heureux de constater que malgré tous les bruits que
les ennemis de la religion et de l’Oubangui ont fait courir
sur ma personne et sur ma politique, malgré l’assaut
presque général dirigé contre moi par le colonialisme
“négrophobe”, vous m’avez conservé votre amitié. J’ai
suivi votre action missionnaire depuis votre premier
séjour en Oubangui ; tout ce que vous avez fait pour
l’enseignement libre, tout ce que vous avez essayé de
faire dans la brousse de Bangassou chez ces pauvres
Nzakara si abandonnés, tout ce que vous avez fait pour
l’Oubangui et à mes frères, je le considère comme fait à
moi-même. Aussi je vous en garderai toujours une
profonde reconnaissance et mon plus grand désir est de
collaborer avec vous et avec tous les vrais Français et les
missionnaires, à la complète évolution du peuple
oubanguien.
Aussi, je serai heureux de vous voir et de m’entretenir
avec vous sur une affaire si importante. Je vous ferai
donc prendre vendredi vers 5 heures. On causera et on
dînera ensemble. Mais je puis déjà vous dire que tout ce
que l’on raconte pour m’intimider ne me fait pas peur.
Ma politique sociale est celle de la France et de l’Église.
Cette politique me fait l’obligation de donner à mon
peuple une éducation morale, intellectuelle, sociale et
matérielle. Cette obligation ne m’incombe pas seulement
à moi mais à tous les représentants de la Métropole et
de l’Église.
À bientôt le plaisir de vous voir et toujours bien
cordialement à vous »89.
89
Lettre au Père Ferraille, 18 septembre 1947. In J. D. Pénel, op.
cit. p. 153.
113
Cependant, ces deux missions exploratoires furent un
échec et Boganda rendra responsables les Pères de
M’Baïki. Nous y reviendrons ultérieurement.
114
persévérance à toute épreuve ; nos anciens nous en ont
donné l’exemple, suivons-les et restons bien unis dans
la poursuite de ce bel idéal, qui est l’amélioration morale,
intellectuelle et matérielle de ces peuples qui nous sont
confiés. Il y a ici un groupement qui se dit “progressiste”,
rien de nouveau sous le soleil : depuis des années, le
missionnaire s’évertue, certes avec de petits moyens,
mais avec toute sa bonne volonté, à aller de l’avant. Que
ceux qui en ont fait autant avec de mêmes moyens se
lèvent ! Vous connaissez mieux que moi les difficultés
d’antan, les jeunes ne s’en doutent même plus, on ne
voit pas le travail de celui qui défriche, ni les fondations
du bâtiment et pourtant sans cela ni plantation ni
construction durable. Ce fut le rôle ingrat des pionniers
et je les admire, moi qui ai travaillé ailleurs et dans de
meilleures conditions ; nous ne devons pas oublier les
anciens ; nous avons ici actuellement le Père
Zimmermann que vous avez sans doute connu, vous
avez certainement connu le bon Père Jeanjean, il a
quarante ans de Congo, et notre vieux frère Hyacinthe,
il a ses hommes dans tous les coins.
Ici le Père Lecomte se démène pour défendre notre
position, acquise par notre travail. Certains nous
jalousent, mais les Africains savent que nous sommes ici
pour eux. L’Abbé-député, lui aussi, est sujet aux
attaques et aux critiques, nous devons faire corps et
nous épauler contre l’ennemi commun de ces pays :
éliminer les profiteurs et les perturbateurs intéressés.
Combien je voudrais pouvoir vous causer plus librement,
et j’espère avoir le plaisir de vous revoir ici ; je compte
moi-même rentrer en France vers le printemps ; on aura
sans doute l’occasion de se rencontrer pour causer de
toutes ces choses qui sont notre raison d’être dans ces
pays… »90.
90
Lettre de Mgr Biéchy à l’Abbé Boganda, Brazzaville le 20 octobre
1947. In J. D. Pénel, op. cit. p. 154
115
Plongé dans la rédaction d’un long rapport au ministre
de la France d’outre-mer au sujet des abus qui lui étaient
rapportés durant ses vacances parlementaires en
Oubangui-Chari, Boganda ne réserva aucune suite à
cette lettre qui lui était pourtant d’un grand réconfort.
Relancé par une seconde, trois mois plus tard, il se
confondit en excuses et reconnut, dans une figure propre
à sa rhétorique, le mérite de sa compréhension de
l’heure grave que traversaient le monde, en général, et
l’Afrique particulièrement :
« Excellence, je n’évoquerai aucune excuse. Votre bonté
me pardonnera d’être resté en possession de vos deux
lettres, sans vous en remercier et vous exprimer toute la
joie que j’éprouvais à les lire. Elles témoignent une haute
compréhension de l’heure grave que traverse l’homme
dans le monde, plus particulièrement dans notre Afrique
et ce m’est un grand réconfort de vous savoir
représenter si parfaitement, à la tête du clergé congolais,
l’Église de la France.
Notre plus pressant devoir est de bien promouvoir, au
sein de l’Église et de l’Union française, une société
congolaise, libérée de la crainte, orientée vers plus de
bien-être social dans le respect de la personne humaine
pour son plus complet épanouissement spirituel.
Contribuer à faire régner l’union et la charité parmi les
catholiques, la fraternité parmi les Français et la justice
parmi les hommes, parce que, Prêtre et député, ce
devoir s’est imposé à moi avec plus d’exigence. Et vous
savez qu’on ne lutte pas pour un tel idéal sans rencontrer
la résistance de ceux qui, aujourd’hui, profitent de la
faiblesse du peuple et craignent, pour leurs intérêts les
plus substantiels, les réformes qui nous tiennent à cœur.
Aider l’individu à prendre conscience de sa dignité
d’homme, de son droit à une vie honnête dans une
société juste, c’est du coup atteindre mortellement tous
les profiteurs et les tyrans. Ils font trop corps avec leurs
intérêts pour les perdre sans réagir violemment.
116
Ce sont toutes les divisions qui m’effraient, les
indécisions, les craintes qui me bouleversent, toutes les
injustices qui me révoltent. Et, parce que j’ose élever la
voix contre les puissants, ils agitent, pour effrayer les
innocents et les craintifs, les qualificatifs d’antifrançais et
de séparatistes. Je n’en continuerai pas moins d’affirmer
que toutes les discriminations raciales, toutes les
exploitations de l’homme par l’homme sont indignes de
l’Église, de la France et de l’Humanité.
Il n’y a qu’un seul catholicisme, qui s’exprime dans la
charité, une seule France qui, fièrement, veut l’égalité
des droits ; une seule Humanité, celle qui se construit
sur la fraternité et la justice.
Avec votre aide, non seulement nous éveillerons les
hommes à cette vie, mais encore nous entreprendrons
de prêcher d’exemple.
Excellence, c’est votre bienveillante compréhension qui
m’engage à m’exprimer si simplement. Vos
encouragements m’ont été d’un grand secours. Croyez
qu’en toute occasion ils sont présents à mon esprit pour
m’assurer que je ne suis pas seul à lutter pour
l’accomplissement de cet idéal humain.
Veuillez agréer, Excellence, l’hommage de mon religieux
respect en Notre Seigneur »91.
117
et de ses impressions personnelles sur place. Le ministre
l’instruisit alors de lui donner des éléments de précision,
tant sur les abus portés à sa connaissance que sur les
décisions qu’il serait bon d’envisager en conséquence.
Par conséquent, l’Abbé-député prit le temps qu’il fallait
pour dresser un véritable réquisitoire des abus de
pouvoir et des sévices exercés contre les indigènes aux
quatre coins de la colonie :
118
Mais cet état de transition est essentiellement actuel,
tant l’opposition des uns que l’adhésion des autres le
précisent. Ne pas l’admettre, reculer devant les
responsabilités qu’il exige et surtout maintenir l’état de
chose actuel, serait vouer l’avenir de l’Union française à
un échec certain. C’est le gouvernement français et lui
seul, conscient, courageux et juste, qui devait en être le
médiateur et le guide.
119
Beaucoup des faits ci-dessous ont été signalés à votre
prédécesseur. J’en renouvelle l’énumération, parce qu’il
serait inadmissible que les coupables ne soient pas
justement châtiés. Tous ces faits procèdent du même
esprit. Cependant, je les classerai en diverses catégories
interdépendantes pour en faciliter la consultation :
1° - Réquisitions de main-d’œuvre
120
enceintes, d’autres chargées d’enfants de
quelques mois, des enfants de 8 ou de 10 ans.
2° - Violences et arrestations arbitraires
• le 4 novembre dernier, Mazoumoko Martin,
employé des PTT a été victime de coups et
blessures de la part de Monsieur Rouvier, agent
des PTT ;
• le nommé Ngouaka, a été battu à Bangui par des
militaires de l’aviation. Il est décédé dans les 24
heures ;
121
d’infects taudis entourés de broussailles. J’ai
transporté moi-même au dispensaire un de ces
malheureux dont le pied gauche n’était qu’une
affreuse plaie en décomposition ;
• Piankadé Raymond, menuisier depuis 12 ans
environ à la mission Saint-Paul de Bangui, avait
signifié son congé à son chef d’atelier. Accord lui
fut donné. Mais comme durant le mois d’août, il
avait travaillé 21 jours, il vint en fin de mois ainsi
que les autres ouvriers, toucher son salaire. Son
chef d’atelier le fit arrêter par un agent de police.
Amené au commissariat, il fut ligoté et suspendu
en l’air et battu longuement à coups de chicottes.
Il dut garder le lit durant trois semaines ;
• par lettre en date du 11 novembre, j’ai signalé à
Monsieur le Gouverneur de Bangui, le cas suivant :
sans aucune raison, les gardes Tibanga et Demba,
ont frappé, emprisonné et violé Imbeti de Bouca,
fille de Kpatara et d’Ingao, mariée à Gaïkouma.
Peuvent servir de témoins : Yassarandji,
Gaïkouma, Indara incarcérées en même temps
qu’elle.
3° - Salaires
• des cantonniers ont travaillé 7 mois sur la route de
Damara-Bongangolo pour gagner 125 Frs.
Généralement, les cantonniers sont payés à de
meilleurs taux sur les grandes routes où risquent
de passer des Iinspecteurs que sur les routes de
petites circulations. Il est à constater dans ce cas
particulier, que l’administrateur Chaigneau, ayant
appris ma venue, procédait pour la première fois à
la rémunération de ces cantonniers ;
• Gougourou Bernard, manœuvre spécialiste des
PTT à Fort-Crampel, après 24 années de service,
reçoit pour salaire 160 Frs par mois. Pour vivre
122
normalement avec sa famille, il devrait toucher
dans cette région au moins 75 Frs par jour ;
• dans les villes, de bons ouvriers touchent au
maximum 45 Frs par jour alors que pour vivre
décemment avec leur famille, il leur faudra 150
Frs.
4° - Interdiction des lieux publics
• à l’ordinaire, les Noirs sont expulsés de tous
établissements publics : Café, Restaurant ou
Cinéma. Même dans les églises, une partie du lieu
leur est spécialement réservée et malheur à celui
qui oserait prétendre se mêler aux Blancs ;
• deux jeunes filles, fonctionnaires sages-femmes
venant d’AOF, se sont vues refuser l’entrée du
Palace Hôtel à Bangui. Dès que j’ai été informé de
ce fait divers, j’ai décidé de connaître par moi-
même l’établissement et ses méthodes.
Accompagné de trois fonctionnaires noirs, j’entrai
au Palace Hôtel. Il nous fut signifié immédiatement
« qu’ici l’on n’acceptait pas les “nègres” ». Cette
aventure m’est personnelle. Et je la considère
comme une injure, non seulement aux populations
que je représente mais aussi à la France à qui je
dois d’être député ;
• dans ce même établissement, un jeune métis, Jean
Frisat, fonctionnaire et Français, s’est vu signifier
le même exit.
5° - Abus de pouvoir en matière d’enseignement
• aux derniers examens, tant pour les bourses, le
certificat d’études que de passage en classe
supérieure, a présidé une partialité inadmissible.
Avant que d’entendre un candidat, il lui fut
demandé le nom de sa tribu. C’est ainsi que
systématiquement les enfants des tribus qui, aux
123
élections dernières, m’ont apporté leurs suffrages,
furent recalés. La raison en est simple : M.
Tarquin, Inspecteur de l’enseignement était
candidat à la députation, soutenu par M. Friedrich
Inspecteur général de l’enseignement en
Oubangui-Chari. C’est donc en matière de
vengeance que l’on s’est ingénié à porter tort aux
enfants, faute de toucher leurs parents.
Les deux points suivants sont d’ordres généraux. Je vous
les signale parce qu’ils sont cause de perturbations qui
entraînent souvent des représailles administratives.
1° Culture obligatoire du coton
Chaque année, les gardes passent dans les villages,
délimitent les terrains et les attribuent à chaque famille
ou individu pour qu’il y cultive exclusivement du coton.
Cela leur procure un travail énorme parce qu’il faut
défricher avant que de cultiver, sarcler sans arrêt, avant
que de récolter. Mais si, du moins l’indigène en tirait
quelques bénéfices matériels, certainement s’y livrerait-
il assidument.
Voici, malheureusement, comment se passe la vente du
coton. Après la récolte, il y a marché obligatoire du coton
où doivent se rendre, souvent depuis de grandes
distances, les producteurs avec leurs marchandises. On
procède aux achats en présence de l’administrateur qui,
dès que l’indigène a perçu le prix de sa récolte, prélève
l’impôt de capitation. Le produit de la vente, très faible
parce que le prix d’achat du coton est dérisoire, et le
montant de l’impôt, trop élevé, s’équilibrent la plupart
du temps ; si bien que chacun s’en retourne chez soi
sans plus d’argent qu’à l’arrivée.
124
2° Impôt de capitation
Perçu chaque année, il est la redevance de chaque
individu à l’État. Nous pensons qu’il est indispensable
que cette formule soit révisée :
1° parce qu’entre deux recensements, les vivants d’une
famille paient l’impôt pour les défunts ;
125
conséquent, il suppliait le ministre, de manière très
pressante, d’intervenir énergiquement pour mettre un
terme à ce qu’il qualifiait d’ère de la domination. Il fallait
donc faire rétablir la sérénité entre tous les acteurs,
Blancs et Noirs, de la reprise du dialogue de l’amitié
entre les indigènes et la France, condition sine qua non
de la décristallisation des humeurs antagonistes qui, tôt
ou tard, conduiraient à l’inévitable rupture.
S’il voulait réellement favoriser l’évolution des Territoires
d’outre-mer, dans le sens de l’esprit français, il devait
faire en sorte que la population puisse l’entendre sans
crainte, se mettre spontanément au travail sans le
suspecter de tyrannie.
Afin de l’aider à réussir là où ses prédécesseurs n’avaient
pas pu, Boganda, en regard des considérations et des
faits énoncés, s’était volontairement permis de lui
proposer neuf points prospectifs, à savoir :
1- mise en application, sur tout le territoire, de la loi
du 11 avril 1946 sans aucune restriction ;
2- châtier tous les contrevenants qu’ils soient colons
ou fonctionnaires, et ce, par expulsion immédiate ;
3- veiller à ce que des salaires honnêtes soient versés
à tous les ouvriers de l’administration ou des
exploitations particulières ;
4- autoriser aux Noirs l’accès de tous lieux publics
sous la seule condition qu’ils soient décemment
habillés ;
5- interdire aux administrateurs d’envoyer les
miliciens réquisitionner les travailleurs, car leurs
passages dans les villages se soldent par des vols
et des coups ;
126
6- interdire la réquisition des produits agricoles ou
autres et éviter qu’ils soient payés à des prix
inférieurs ;
7- ordonner la fermeture du Palace Hôtel de Bangui ;
8- punir tous ceux qui se sont rendus coupables des
faits ci-dessus ;
9- veiller à ce que toutes les enquêtes ordonnées
soient accomplies par des fonctionnaires
impartiaux.
127
Aujourd’hui, je suis en mesure de vous en fournir
d’autres, non plus d’après les renseignements, mais de
visu. Cependant, je me demande si elles serviront à
quelque chose, tant les ennemis de l’Union française sont
puissants et habiles. En effet, quiconque s’oppose au
colonialisme en AEF, est considéré comme anti-Français.
C’est ainsi que dans la Métropole on m’appelle le Français
300% tandis que en AEF, je passe pour anti-Français
parce que je m’oppose au colonialisme. Ainsi donc je
constate que la France est divisée en deux camps ou
plutôt qu’il y a deux France : la France métropolitaine, la
vraie France, démocratique et humaine, celle qui a
toujours réprouvé l’esclavage, non seulement dans son
propre sein mais encore dans le monde entier ; celle qui
a solennellement proclamé dans sa Constitution que tout
être humain sans distinction de race, de religion ni de
croyance possède des droits inaliénables et sacrés ; que
nul ne peut être lésé dans son travail ou son emploi, en
raison de ses origines, de ses opinions ou ses croyances ;
enfin, cette France qui s’est toujours penchée sur les
misères humaines. En face d’elle et contre elle s’est
dressée la secte colonialiste, odieuse, objet d’antipathie
et de haine de toutes nos populations d’outre-mer,
traitresse de l’idéal français et coupable du sang français
qui a coulé et qui coulera dans nos Territoires. Cette
secte-là n’est pas la France et aucun Français digne de
ce nom ne la défendra. Lorsque les représentants
d’outre-mer s’élèvent avec violence contre elle, croyez
bien, Monsieur le ministre, qu’ils remplissent par là leur
devoir de Français.
Vous m’avez demandé, Monsieur le ministre, des
précisions sur des faits que je vous ai signalés et qui, à
mon avis constituent, un mépris de la loi du 11 avril 1946
abolissant l’indigénat et le travail forcé […], vous avez
laissez entendre également que je ne vous ai pas fourni
les précisions nécessaires pour vous permettre d’agir en
connaissance de cause. Aujourd’hui me trouvant sur
128
place, je crois pouvoir vous fournir des faits précis en
vous priant de ne pas laisser le peuple oubanguien
languir plus longtemps sous l’indigénat qui risque
d’exaspérer les esprits et les conduire à la révolte.
L’indigénat est la méthode de colonisation basée sur
l’arbitraire et le droit du plus fort. Ce système a été d’une
part aboli par la loi du 11 avril 1946, d’autre part
réprouvé par la Constitution au terme de laquelle nous
lisons : Écartant tout système de colonisation fondé sur
l’arbitraire, elle garantit à tous l’égal accès aux fonctions
publiques et l’exercice individuel ou collectif des droits et
libertés proclamés ci-dessus. M’autorisant de la
Constitution française et de la Conférence de San
Francisco qui a proclamé la primauté des droits des
peuples colonisés, je vous donnerai les précisions
demandées. Un fait frappant qui surprend tout Français
débarquant en AEF et qui m’a particulièrement navré,
c’est la barrière infranchissable qui existe entre les
Français Blancs et les Français Noirs même évolués et
j’ajouterai même députés au Parlement français. Je
m’explique : Il y a exactement une quinzaine de jours
deux jeunes filles aéfiennes, citoyennes françaises,
sages-femmes, fonctionnaires envoyées par le
gouvernement français débarquaient à Bangui. Tous les
Restaurants de la ville leur ont fermé les portes parce
qu’elles étaient Noires. On ne comprendrait pas cela à la
Métropole. Aussi, voulant me rendre compte par moi-
même de cette mentalité si opposée à l’esprit français,
je me suis rendu au Restaurant Palace Hôtel accompagné
de deux évolués, fonctionnaires administratifs, dont l’un
citoyen français et d’un chauffeur sénégalais également
citoyen français. L’accueil fut tel que nous l’attendions :
non seulement on a refusé de nous servir, mais on nous
a malproprement mis dehors […]. Ce fait et bien d’autres
semblables expliquent d’ailleurs toutes mes
protestations que l’on qualifie d’anti-françaises. Voulez-
vous d’autres précisions, Monsieur le ministre ? Il y a
129
seulement deux jours, un jeune métis, citoyen français,
et fonctionnaire, Monsieur Jean Frisat se faisait chasser
de Palace Hôtel. Il y a trois jours un chauffeur des TP
m’apprenait qu’il venait d’être violemment battu par un
certain Monsieur Cabit Ingénieur des TP.
Voilà pour la ville de Bangui. Quant aux villages, les abus
y sont encore plus graves et plus nombreux. C’est d’une
part la dictature administrative qui s’exerce surtout par
la réquisition de la main-d’œuvre, ce qu’on appelle
habituellement le travail forcé, dont les gens
intermédiaires sont les miliciens indigènes et contre
lesquels je n’ai cessé de protester durant la Session,
c’est d’autre part la traite légalisée et soutenue par la
réquisition, c’est l’exploitation de l’homme par l’homme
et par tous les moyens. Ce sont les injustices et les
brutalités dont les travailleurs sont victimes de la part
des employeurs […].
J’ai passé 3 jours dans le département de la Lobaye et
voici ce que j’ai vu de mes propres yeux :
1°- Le nommé Makoumoundjia a été victime de coups et
blessures de la part de Monsieur Albertus agent forestier
de la Saké ;
130
pied, Zawélé est au dispensaire de M’Baïki depuis un
mois ;
131
2°/ L’application de la loi du 11 avril 1946 en Oubangui-
Chari ;
3°/ Le châtiment de tous les délinquants à cette loi ;
4°/ Les miliciens étant les agents intermédiaires du
travail forcé et causant de nombreux abus dans les
villages, je propose qu’il soit strictement interdit aux
administrateurs de les envoyer réquisitionner des
travailleurs, des poulets, des œufs et des produits,
comme cela se fait très régulièrement, ce sont là,
croyez-moi, des abus réels et fréquents qui suscitent
dans nos populations la haine du Blanc et les
conséquences que nous connaissons maintenant par
l’expérience d’Indochine et de Madagascar.
Je demande en outre au nom de la justice, de l’Union
française et de l’Humanité, l’expulsion immédiate de tous
les exploitants forestiers que je vous ai signalés ci-
dessus. Enfin le travail libre ayant pour conséquence
logique le marché libre, je propose que les Oubanguiens
puissent vendre leurs produits à un tarif uniforme aux
lieux, temps et clients de leur choix et qu’il soit
strictement interdit aux administrateurs, sous peine de
sanction, de réquisitionner les produits ou de les payer à
un prix inférieur au tarif. Le rôle de l’administrateur doit
se borner au contrôle des prix.
Persuadé que vous prendrez des mesures énergiques
pour mettre dans l’immédiat un terme à cet état de
choses qui risque d’entraîner des conséquences
fâcheuses pour l’Oubangui-Chari et l’Union française, je
vous remercie d’avance et vous prie (d’agréer, ajouté
par le ministre à l’encre), Monsieur le ministre,
l’expression de ma considération très distinguée.
Signé Abbé Boganda »93.
93
CAOM, op. cit. L’Abbe Boganda, député de l’O.C. à Monsieur le
ministre de la France d’O.M.
132
Pour la première fois, la missive de Boganda recevait
l’annotation suivante du ministre : « Cette lettre contient
des faits précis et des accusations nettes. Il faut, non
seulement faire une enquête, mais aussi une réparation
judiciaire. L’Abbé Boganda sera appelé à déposer et les
témoins cités, pour établir s’il y a eu violation de la loi
sur travail forcé, coups et blessures, etc. ».
133
Mais à toutes ces préoccupations, le ministre de la
France d’outre-mer répondit avec habileté, renvoyant
chaque fois aux rapports des missions d’enquêtes et à la
Constitution de la République94.
3.4. Rapport controversé de Boganda sur le
relèvement du prix du coton : 29 décembre 1947-
17 août 1948
94
J.D. Pénel, op. cit. pp: 171-172
134
dirige. L’Africain, dit-on, n’aime pas le travail. Mais quel
homme aimerait travailler pour le roi de Prusse ? Si le
mois qu’il passe à œuvrer chez un patron lui rapporte
moins que quatre jours de travail personnel, pourquoi
s’astreindrait-il à l’effort et à la discipline ?
L’échec de la culture du coton, si échec il y a, n’a pas
pour cause cette paresse innée que certains se plaisent
à évoquer si sentencieusement. La seule raison valable
la voici : le coton ne leur rapporte rien ; pourquoi cultiver
le coton ?
Personne d’ailleurs n’ignore le but envisagé, dès l’instant
où la culture du coton fut imposée aux indigènes : leur
permettre de payer l’impôt de capitation. Et croyez que
j’en parle en connaissance de cause car, durant l’année
1945, j’ai cultivé moi-même le coton en Oubangui-Chari.
Permettez que je vous retrace les phases de cette
culture. Vous en apprécierez mieux le travail et le profit.
Fin avril, début mai, dès le commencement de la saison
des pluies, les campagnes s’animent. Les agents de
l’administration, dit “boys coton”, ont mission de répartir
l’ouvrage. Pour chaque village, chaque famille, chaque
individu, ils délimitent les surfaces qui leur échoient pour
l’année. Cette division du travail accompli, pendant six
mois ils veilleront avec le plus grand soin à faire
respecter l’ordre : produire. Et pour cela ils ne reculent
devant aucun moyen : ils s’octroient, avec complaisance
de l’administration, représentée dans chaque village par
un milicien armé, le droit de distribuer des punitions
corporelles, voire des peines de prison.
L’Oubangui à cette époque donne à l’étranger
l’impression d’un vaste chantier de travail forcé. Chaque
homme armé de son coupe-coupe s’en va rejoindre dès
l’aube ses frères chargés d’abattre les arbres. Refuser
serait provoquer les foudres des gardiens : coups de
chicotte, emprisonnement ou amendes. Bientôt, bébé au
dos, viendront les femmes, munies d’une petite houe.
Elles défrichent les hautes herbes, y mettent le feu. Puis
elles bêchent, remuent la terre avec l’enfant au dos. Elles
135
sèment puis sarclent, toujours sous le poids du dernier
rejeton. Elles buttent enfin les plants. Ensuite c’est la
récolte que la femme accomplira chargée de l’enfant et
qu’elle portera au marché. Le chemin est long, le coton
est lourd sur la tête ; et, s’il vit encore, le bébé
l’accompagne. S’il vit encore ? Oui, car beaucoup d’entre
eux, après tant de jours passés sous les pluies
diluviennes ou le soleil tropical s’en sont allés grossir le
nombre des morts que les statistiques enregistrent sous
la rubrique “mortalité infantile”. Et l’on sait le
pourcentage effroyable que celle-ci atteint en Afrique-
Équatoriale française. Mais voyons quel est le fruit de ces
six mois de travail acharné et quotidien : en moyenne
150 Fr. Mais elle ne l’emportera pas avec elle. Elle
payera : 60 Fr. d’impôt pour elle-même, 60 Fr. pour son
mari et versera 20 Frs. à la Société de Prévoyance, soit
au total 140 Fr. Son bénéfice, le voici donc : 10 Fr. en
tout et pour tout. Encore faut-il qu’elle n’ait pas eu à
payer l’impôt pour quelque défunt de la famille qui figure
encore sur les listes de l’administration, listes qui datent
du dernier recensement. Or ces recensements ont lieu
en moyenne tous les cinq ans.
Alors une question vient à l’esprit. Sommes-nous si loin
de l’esclavage ? Les indigènes répondent à cette
question par leur comportement. Beaucoup d’entre eux
ont compris l’exploitation dont ils étaient l’objet. Alors
qu’ils auraient pu produire des cultures vivrières dont ils
auront le plus grand besoin en saison sèche, sur l’ordre
de l’administration - et gare à celui qui songerait à y
échapper – ils ont peiné durant six mois sans le moindre
résultat. Selon ses possibilités, chacun tente d’échapper
à cet état de fait. Les Tchadiens des régions limitrophes
du Nigéria britannique vendent leur coton aux Anglais.
D’autres émigrent en masse vers le Congo belge, le
Soudan Anglo-Egyptien ou le Nigéria anglais où ils
espèrent trouver plus de justice sociale et une condition
de vie meilleure.
136
Nous voilà bien loin du but principal prôné par la
colonisation : améliorer les conditions matérielle,
intellectuelle et morale des populations indigènes. Aussi,
Mesdames et Messieurs, notre plus pressant devoir est-
il de mettre un terme à cela et de persuader le
gouvernement qu’il doit au plus tôt procéder à une
revalorisation, non seulement du prix du coton, mais
encore de tous les produits coloniaux. Y apporter
quelque retard serait condamner toute la population de
ces régions, soit à mourir de faim, soit à émigrer dans
les pays voisins. Pour que l’Union française devienne une
réalité, il faut que les peuples qui la composent puissent
vivre. En l’occurrence pour que le coton soit
rémunérateur, son prix ne peut pas être inférieur à 7 Fr.
le kilogramme. C’est pourquoi nous vous demandons
d’adopter la proposition de résolution suivante… »95.
Soumis à discussion, ce rapport divisa les Parlementaires
en deux camps : le camp de ceux qui l’approuvaient et
celui de ceux qui le critiquaient.
Pour ceux qui le critiquaient, dont Bayrou96 en tête, le
rapporteur a eu le tort de généraliser certains sévices
dont auraient eu à se plaindre les travailleurs indigènes.
Monsieur Aujoulat, tout en reconnaissant les graves
problèmes sociaux qui y étaient évoqués, souligna que
le rapport avait très largement débordé le sujet. Par
conséquent, suggéra-t-il, par rapport aux difficiles
conditions de travail des indigènes énoncées,
l’établissement d’un rapport spécial devant donner lieu à
la nomination d’une Commission d’enquête.
95
Assemblée nationale, Commission des TOM, Proposition de
résolution invitant le gouvernement à relever le prix du coton aux
producteurs de l’Oubangui-Chari et du Tchad. In, J. D. Pénel, op.
cit. pp : 163-165.
96
Suppléant de Monsieur Malbrant hostile à Boganda.
137
Après donc ce débat contradictoire, il fut demandé au
rapporteur d’apporter quelques adoucissements dans les
termes de son rapport.
Inscrit à l’ordre du jour de la séance du 06 février 1948,
le rapport de Boganda fut retiré. Reprogrammé pour le
26 février, les adversaires du rapport se cantonnèrent
sur certaines affirmations jugées excessives. Mais
Boganda de leur certifier que tout ce qu’il avait dit dans
l’exposé des motifs de son rapport était l’expression de
l’exacte vérité. Enfin, après avoir répondu à un
Parlementaire qui lui posait la question de savoir si parmi
les cas d’exactions signalées, aucun n’était suivi de
sanctions, Boganda se résuma en déclarant que s’il avait
à modifier son rapport, ce serait en l’aggravant plutôt
qu’en l’atténuant qu’il le ferait.
Malgré l’opposition de Monsieur Malbrant qui demandait
le renvoi de la discussion sur ce point au retour de la
mission d’enquête qui devait se rendre en Oubangui-
Chari, la Commission des Territoires d’outre-mer vota en
faveur du rapport de Boganda, mais sous réserve de
remaniement, afin de tenir compte du désir unanime de
voir le prix du coton fixé à un chiffre supérieur à celui
envisagé primitivement.
Le 02 juin 1948, Boganda présenta le rapport
supplémentaire qui lui était demandé et dans lequel il
revint sur ce qu’il avait dit dans le premier en ce qui
concernait : les conditions dans lesquelles le coton était
cultivé en Oubangui-Chari et au Tchad, le temps de la
culture du coton, la réduction de l’Africain à l’esclavage.
Pour sa part, le problème économique ne pouvait pas
primer, dans les préoccupations, le problème humain. Il
était donc urgent, non seulement de revaloriser le prix
du coton, mais d’améliorer les conditions de culture et
de vie en général et de réparer les désastres d’un passé
qui n’était pas encore très éloigné. C’est pourquoi il
maintenait les faits, d’ailleurs contrôlables par tout le
138
monde, qu’il avait eu à mentionner antérieurement. La
proposition de résolution qui suivit, releva le prix du
coton graine à 12 Fr. le Kilogramme.
Malheureusement, ce rapport supplémentaire sera
déprogrammé à la séance du 30 juin 1948 par le
président Aujoulat qui prétextait un ordre du jour chargé
et l’opposition des commissaires à certains passages.
Boganda était à nouveau invité, à présenter un second
rapport supplémentaire.
Tenant coute que coute au relèvement du prix du coton
et à l’amélioration des conditions d’existence des
populations aéfiennes, Boganda s’y prêta, et ce fut le 05
juillet 1948 qu’il le déposa, avec la proposition de
résolution ainsi libellée : « l’Assemblée nationale, tenant
compte des légitimes revendications des producteurs de
coton, ainsi que de l’évolution économique et des prix,
et désireuse de créer les conditions d’une augmentation
de la production cotonnière, invite le gouvernement à
relever le prix d’achat du kilogramme de coton au
producteur, dans les territoires du Tchad et de
l’Oubangui-Chari ; ce prix, pour être rémunérateur, ne
peut être inférieur, dans la situation actuelle, à 12 Fr. le
kilogramme de coton graine »97.
Le 5 août 1948, le président de l’Assemblée nationale le
fit imprimer et distribuer. Le 10 août 1948 il fut enfin
inscrit à l’ordre du jour, mais n’ayant pu être discuté, on
le renvoya pour le 17 août. La proposition passa enfin
sans débat et était acceptée par les députés.
Il fallut presque un an à Boganda pour faire passer sa
proposition de résolution. Cela ne fut pas sans
conséquences sur le moral de l’élu oubanguien qui,
rebuté, se désintéressa progressivement de son travail à
97
Assemblée nationale, Commission des TOM, Annexe N° 5175, le 5
juillet 1948. In J. D. Pénel, op. cit. p. 181
139
la Commission. Ceci dura jusqu’en 1950 où il fut
remplacé par Senghor.
Comme signalé dans le chapitre III ci-dessus, Boganda,
à l’instar des autres députés, participait activement à
l’élaboration d’un nombre important de textes législatifs
et officiels, mais malheureusement beaucoup de ses
propositions de loi ou de résolutions avaient du mal à
passer, alors que ceux du député chouchouté Félix
Houphouët Boigny passaient sans difficulté. Boganda
n’avait jamais pardonné cela à Houphouët Boigny qu’il
soupçonnait d’être à l’origine de ce coup fourré.
98
Ce Code assujettissait les autochtones et les travailleurs immigrés
aux travaux forcés, à l’interdiction de circuler la nuit, aux
réquisitions, aux impôts de capitation et à un ensemble d’autres
mesures tout aussi dégradantes. Il s'agissait de mesures
discrétionnaires visant à faire régner le «Bon ordre colonial», celui-
ci étant basé sur l'institutionnalisation de l'inégalité et de la justice.
140
apportons la paix et la sécurité, à contribuer dans la
mesure de leurs moyens aux dépenses d’utilité
générale »99.
99
M.C. à Grodet, mai 1901, Conc., XIV-B(2).
100
Les décrets du 28 septembre 1897 et du 2 février 1900, les
circulaires du 3 février 1899 et du 15 juillet 1900
101
C. Coquery-Vidrovitch, échec d’une tentative économique.
L’impôt de capitation au service des compagnies concessionnaires
du Congo français 1900-1909.
141
En effet, les diverses estimations faites entre 1900 et
1912 chiffrèrent le montant de l’impôt entre 8 à 15
millions. Or, les premières statistiques fiables, à la veille
de la Première Guerre mondiale, étaient loin du compte :
elles indiquaient seulement un total de 2 589 500
habitants recensés, dont 416 000 au Gabon, 805 000 au
Moyen-Congo, 380 000 en Oubangui-Chari et 988 500
au Tchad102. À défaut de connaître le nombre
d’habitants, l’administration coloniale procédait encore
par une simple évaluation de possibilités fiscales du
village ou de la région, mais celles-ci demeurèrent très
faibles. Cette pénurie en hommes se traduisait, pour la
colonie, par un manque à gagner. Il était illusoire de
penser combler le déficit par l’apport de l’impôt.
102
C. Coquery-Vidrovitch, op. cit.
103
idem
142
Les impératifs financiers imposèrent la mise en place
hâtive des moyens de pression de l’administration. Déjà
en décembre 1902, le commissaire général Grodet prit
un texte administratif par lequel il signifia à ses
collaborateurs, sa ferme volonté de les voir s’impliquer
pleinement dans le recouvrement de l’impôt.
143
noter, surtout sur les résultats que vous aurez obtenus
au point de vue de l’impôt indigène, qui doit être pour
vous l’objet d’une constante préoccupation »106.
Par conséquent, pour mériter la confiance de leurs
supérieurs hiérarchiques et avoir une promotion, les
administrateurs faisaient du zèle. Afin d’obliger les
Africains à produire davantage, car du bon rendement de
leur zone de juridiction dépendait désormais leur
avancement, ils firent fréquemment recours au travail
forcé et à l’arrestation d’otages. L’affermage de l’impôt
par Emil Gentil en 1905, mit les populations à la merci
des Sociétés concessionnaires, désormais autorisées à
organiser le travail forcé. Elles s’arrogèrent le monopole
des méthodes coercitives mises en place par
l’administration coloniale.
144
richesse, on ne s’expliquerait point qu’elle soit exempte
du paiement de l’impôt.
Chef lieu de l’actuelle préfecture de la Nana-Gribizi
108
Depuis 1903, une campagne internationale était menée contre
les abus du « caoutchouc rouge » dans l’État Indépendant du Congo
et le gouvernement français pensait que ces scandales pourraient
lui permettre de récupérer l’immense territoire de Léopold II.
145
indigènes […] à se mettre au service d’une entreprise
commerciale, agricole ou industrielle »109.
109
http://www.laruemeurt.com, Colonialisme au Congo : Le brulot
de Pierre Savorgnan de Brazza enfin publié.
110
op. cit.
146
poursuit-il, est susceptible de nous aliéner l’esprit de la
population »111.
147
travailler parfois toute une année pour payer l’impôt. Elle
ne vit que pour l’impôt. Vouloir continuer à tolérer pareil
état de chose, déshonorerait le gouvernement et
l’Assemblée aux yeux des autres nations.
En France l’impôt était une incidence sur les bénéfices
réalisés, alors qu’en Afrique les indigènes étaient obligés
de travailler dur pour s’en acquitter, faisait-il savoir
clairement. À ce titre, l’impôt de capitation n’était à ses
yeux, qu’une rançon et non un devoir citoyen. D’ailleurs,
capitation signifierait tout simplement, le rachat par
l’individu de sa tête pour qu’on la lui laissât sur ses
épaules, ce qui était une monstrueuse injustice. Les
travailleurs africains, argumentait-il encore, pouvaient
être répartis en trois catégories : le salarié, l’artisan et
le paysan. Le travail du salarié ne lui rapportait, bien
souvent, qu’un maigre salaire insuffisant pour lui
permettre de subvenir aux besoins de sa famille, et
c’était sur ce salaire de misère qu’on l’obligea à payer
l’impôt de capitation. L’artisan, dans quelques branches
qu’il se trouvait, était écrasé par la technique moderne
et les puissances financières de l’Occident. Quant au
paysan, il en était encore au stade de la houe et devait
produire pour sa famille d’abord, pour les deux
premières catégories ensuite et pour l’exportation.
L’Aéfien, disait-il, ne travaillait plus pour lui-même et il
était sous-alimenté. Dans sa démarche incessante
d’illustration de ses griefs, il relata ce qui s’était passé le
12 février 1951 au village Bombanzengue où : « … le
nommé Kpengoulouyade […] avait enfermé sa récolte de
riz dans sa case et était parti à la chasse. En son
absence, le chef de district, un jeune administrateur sorti
de l’école coloniale, licencié en droit, se rend à la case
de Kpengoulouyade accompagné de deux miliciens
armés de haches.
On casse la porte à coups de hache et les paniers de riz
sont chargés sur le camion de la force publique ; le
producteur rentrant le soir de la chasse est
148
immédiatement arrêté par un milicien, conduit à M’Baïki
[…]. Il est condamné à six mois d’emprisonnement et
5. 000 francs CFA d’amende.
Comme on le voit, l’Aéfien ne travaille plus pour lui-
même. Chacun de nous trouvera dans son vocabulaire
personnel le mot qui convient à cet état de chose »114.
Le projet de loi n° 1118 présenté à Assemblée nationale,
comportait cinq articles dont teneur ci-après :
« Article 1er : Dans les Territoires d’AOF, d’AEF, du
Cameroun, du Togo, de Madagascar et ses dépendances,
la femme au foyer est exempte de l’impôt dit du
minimum fiscal ;
Article 2 : Est réputée « femme au foyer », toute femme,
mariée ou non, qui n’est pas salariée ou titulaire d’une
patente ;
Article 3 : Cette loi abroge toutes les dispositions
contraires ;
Article 4 : Cette loi entre en vigueur un mois après sa
promulgation au Journal Officiel du territoire ou groupe
de territoires ;
Article 5 : Le ministre de la France d’outre-mer est
chargé de l’application de cette loi »115.
Renvoyée à la Commission des Territoires d’outre-mer,
cette loi fit l’objet d’une note administrative adressée par
le directeur de cabinet du ministre de la France d’outre-
mer à Monsieur le directeur des affaires politiques, pour
étude et avis. Dans une très longue analyse, ce dernier
fit comprendre que l’initiative de Boganda faisait suite à
une proposition de résolution déposée depuis 1949 sur
le bureau de l’Assemblée de l’Union française, par les
114
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Proposition de loi tendant à exonérer la
femme au foyer de l’impôt dit de « capitation » ou de « minimum
fiscal ».
115
idem
149
membres des groupes du Rassemblement Démocratique
Africain (RDA) et communistes, tendant à inviter
l’Assemblée nationale à décider de la suppression de
l’impôt de capitation dans le cadre de l’autonomie
financière des Territoires d’outre-mer.
150
étaient porteuses. En effet, étaient désormais assujettis
à l’impôt personnel, non seulement les seuls
autochtones, mais tous les individus sans distinction
d’origine. Toutefois, de nombreuses catégories de
personnes en étaient exemptées. En AEF, il s’agissait par
exemple : de mères d’au moins trois enfants vivants, de
femmes dont les maris effectuaient leur service militaire,
de femmes de gardes et agents de police autochtones. Il
était tenu compte de la situation de la famille. Le
principe, l’assiette et le mode de recouvrement étaient
adaptés aux conditions locales. Enfin, le taux était
différencié suivant l’importance des revenus. Il s’agissait
donc là d’un impôt forfaitaire sur le revenu et le taux
variait d’une colonie à une autre116. Envisager alors sa
suppression, amputerait les budgets locaux de recettes
considérables. La création d’un impôt direct de
remplacement ne serait pas la bienvenue, car les
Britanniques en avaient fait la malheureuse expérience
dans leurs colonies.
151
l’impôt. Informé depuis Bangui où il était rentré,
Boganda adressa furieusement la lettre ouverte, dont
extraits ci-dessous du contenu, au Haut-commissaire de
la République française en AEF :
« Monsieur le Haut-commissaire,
J’apprends en arrivant à Bangui que l’impôt de capitation
a été considérablement augmenté par une décision de
l’Assemblée locale. Si cela était vrai, je me ferais un
devoir, au nom de mon peuple, d’élever une vive
protestation contre cette mesure à la fois illégale et
inhumaine.
L’impôt de capitation considéré en lui-même, était déjà
une injustice, c’est une amende injustifiée et, partant
illégale.
En effet, l’État ne peut imposer que sur quelque chose :
“im ponere”, or, nos terres appartiennent au
gouvernement qui en dispose à son gré. Nous y avons
plus qu’un droit d’usage.
L’impôt est par définition une incidence sur les bénéfices
réalisés – or aujourd’hui, l’administration réquisitionne
tous nos produits au nom de la SIP […]. Il en résulte
qu’en AEF, l’impôt n’a pas la même signification que dans
la Métropole. Pour les uns, c’est une confiscation pure et
simple des bénéfices réalisés. Pour d’autres, c’est le cas
pour le manœuvre de Bangui dont le gain maximum
journalier est de 40 francs et qui a besoin de 150 frs en
moyenne par jour pour l’entretien de sa famille, cette
mesure est un assassinat, car 800 frs par an
représentent 20 jours de travail.
L’impôt tel qu’il se pratique dans la Métropole est une
incidence sur les bénéfices réalisés dans l’année, tandis
qu’une imposition sur la personne humaine, comme le
terme même de capitation l’indique, est déjà une
monstruosité qui ne peut être tolérée qu’en temps de
Guerre ou d’occupation […]. Quand on y réfléchit bien,
surtout quand on connait son histoire, ce mot : “ Impôt
de Capitation” est une honte, un déshonneur et révèle
152
au peuple noir l’idée intime, la pensée inavouée de la
colonisation. Le défaut d’ “Impôt de Capitation” a pu
amener pour l’Africain la “Décapitation”. C’est d’ailleurs
comme cela qu’il l’a toujours compris et non comme un
devoir civique. […]
Cette mesure pouvait être tolérée sous le Pacte colonial
mais la voir maintenue, bien plus, oser l’augmenter
chaque année est la pire des dictatures. C’est d’un reste,
la preuve de plus que l’Union française n’est qu’un mot
inventé pour camoufler la laideur du vieil impérialisme
colonial.
Nos conseillers, élus par nous, votent aujourd’hui notre
Capitation, c’est-à-dire le rachat de notre tête et le
gouvernement le ratifie. Si l’année prochaine nous ne
rachetons pas notre tête, ils voteront avec la même gaité
de cœur notre “Décapitation” et le gouvernement le
ratifiera avec le même cynisme et nous irons grossir
dans l’autre monde ou à l’étranger le nombre de 4
millions et demi des Aéfiens qui ont disparu depuis 40
ans, victimes du travail forcé et de l’“Impôt de
Capitation”. […]
118
CAOM, op. cit. Lettre ouverte au Haut-commissaire de la
République française en AEF.
153
CHAPITRE VI
DÉBUT DE MISE EN CHANTIER DES PROMESSES
ÉLECTORALES, RECHERCHE D’ALLIÉS SÛRS
ET APPEL À L’AUTOFINANCEMENT
Introduction
155
Société Coopérative de Consommation (SOCOOMA) en
novembre de la même année. Jane Vialle fonda pour sa
part l’Espoir Oubanguien, Société Coopérative Ouvrière
de Construction.
156
le transport, le conditionnement et la transformation,
ainsi que l’encouragement et le perfectionnement de
l’artisanat indigène et la répartition des fruits du travail
entre les tribus, clans, sous clans et familles, en vue de
l’amélioration de leurs conditions d’existence. Ceci par
l’éducation du travail, par la lutte contre la sous-
alimentation et la vie chère, par l’amélioration de
l’habitat, par la lutte contre l’alcoolisme, par l’application
des mesures d’hygiène, par la lutte contre la
dépopulation (mortalité infantile et émigration), par
l’éducation des enfants, par la lutte contre les maladies
en général et en particulier contre la lèpre et les maladies
vénériennes »120.
Selon les dispositions des Articles 4 et 5 desdits statuts
(cf. annexe n°7) le siège de la société était à Bobangui.
Boganda était membre fondateur tandis que tous les
clans et sous clans des tributs ngbaka et issongo de la
Lobaye en étaient membres actifs121.
Afin de lancer les activités de la SOCOLO, il introduisit
une demande de subvention auprès du conseil
représentatif. Mais cette demande ne sera pas agréée et
Boganda pointa le doigt sur ses collègues du second
collège qu’il accusait d’être secrètement manœuvrés par
les Élus européens avec qui il n’était pas en bons termes.
Cette accusation donna lieu à un échange assez vif entre
Boganda et Georges Darlan, leader des autochtones au
conseil. Boganda traita Georges Darlan de communiste
et l’accusa de ne pas vouloir le soutenir dans sa politique
économique. Darlan de son côté taxa Boganda de
régionaliste pour avoir créé la SOCOLO dans la Lobaye
où il était originaire.
Effectivement, les analystes avertis et les concitoyens de
Boganda avaient, à la lecture des statuts de la SOCOLO,
120
CAOM, 1 AFF-POL., 2254, Société Coopérative de la Lobaye
“SOCOLO”
121
idem
157
remarqué un régionalisme qui n’osait pas dire son nom.
La composition et le statut social de ses membres, sa
circonscription territoriale, sa dénomination et le lieu
d’installation du siège, etc., seraient à l’origine du rejet
de la demande de subvention formulée par Boganda au
conseil représentatif, car l’Article 1 des statuts disait
expressément que :
« Les chefs de clans représentant les familles, les sous-
clans, les clans et les tribus ngbaka et issongo de la
Lobaye constituent une société coopérative régie par la
loi du 24 juillet 1867, modifiée par la loi du 23 mars
1945, et, enfin, par la loi N° 47-1775 du 10 septembre
1947 portant statuts de la coopération »122.
L’Article 2, relatif à la dénomination de la société et à la
délimitation de sa zone de juridiction disposait quant à
lui :
« Cette société prend le nom de “Société Coopérative de
la Lobaye’’-SOCOLO- et sa circonscription territoriale
s’étend à tout le district de la Lobaye, comprenant les
Ngbaka, les Mozombo, les Issongo proprement dits, et
leurs cousins, les Bangandous »123.
Telle que constituée, la société excluait, non seulement
les autres tribus de la Lobaye, mais également celles de
tout l’Oubangui-Chari, et ceci contrairement à la ligne
politique défendue par Boganda, à savoir : la lutte pour
la libération de toutes les populations oubanguiennes de
la servitude coloniale, en vue de leur émancipation
politique et économique. Cela renvoyait à l’idée d’une
entreprise purement familiale en fait.
C’était sans doute après cette première grave crise
interne que Boganda eut l’idée de renommer son
entreprise : Société Coopérative de l’Oubangui Lobaye-
Lesse (SOCOULOLE), afin de lui conférer une audience
122
CAOM, op. cit.
123
idem
158
nationale et la concilier avec ses objectifs économiques
et politiques. Les statuts paraîtront dans le Journal
Officiel de l’Afrique-Équatoriale française (AEF) de
novembre 1948124.
Cependant, la raison la plus plausible de ce refus était la
concurrence économique que la SOCOULOLE allait
mener à la coopérative administrative. En effet, en vue
de promouvoir l’essor des cultures vivrières, il était créé
depuis 1932, des Sociétés Indigènes de Prévoyance
(SIP), de secours et de prêt mutuel agricole125. À l’instar
du Crédit Agricole (CA), les SIP devaient contribuer au
développement de l’agriculture, de l’élevage et à
l’organisation de la vente des produits de leurs
adhérents. Elles étaient également tenues de venir de
temps en temps en aide aux adhérents, victimes de
maladies, d’accidents ou de catastrophes naturelles.
Enfin, les SIP étaient invitées à consentir à leurs
membres des prêts annuels, en espèces ou en nature,
pour l’amélioration de leur outillage, le maintien et
l’accroissement de leurs cultures. Leur fonctionnement
était contrôlé par l’inspection de la production et
l’inspection des affaires administratives. Chaque
département disposait d’une Société Indigène de
Prévoyance, au sein de laquelle Agriculteurs et Eleveurs
s’organisaient. Afin de leur permettre d’accéder aux
matériels indispensables, le Gouverneur général de
l’Afrique-Équatoriale française créa, par Arrêté du 17
juillet 1937, un Fonds commun des Sociétés Indigènes
de Prévoyance. Ce Fnds était alimenté par des
versements effectués par les Sociétés elles-mêmes,
selon un taux déterminé par le chef de la colonie. Le
Fonds commun des Sociétés Indigènes de Prévoyance
pouvait aussi recevoir, de la colonie, des avances ou des
subventions. Le Fonds ainsi constitué jouissait d’une
124 er
Journal Officiel de l’AEF, 1 novembre 1948, p. 1485.
125
C.A.O.M.-AEF, Guernut 48, 1937, Fonds commun des Sociétés
Indigènes de Prévoyance
159
personnalité civile. Sa gestion relevait de la Commission
Centrale de Surveillance des Sociétés (CCSS) qui
fonctionnait comme un conseil d’administration.
Par conséquent, financer la SOCOULOLE constituerait un
double emploi pour la Métropole qui, tout en
reconnaissant que le développement du mouvement
coopératif dans le milieu africain constituait une
expérience intéressante, susceptible de favoriser le
progrès économique, demeurait néanmoins sceptique
quant à la manière dont la SOCOULOLE était gérée :
« Monsieur Boganda, rapporta Bruniquel, directeur des
affaires politiques, a créé une Société Coopérative, la
SOCOULOLE. Cette société fonctionne de façon
déplorable : les statuts en sont irréguliers, imprécis, ou
même contraires à l’ordre public, la comptabilité
inexistante »126.
Tout simplement, la création de cette Société était très
mal perçue par l’administration coloniale et le milieu
économique oubanguiens, comme nous le sus
mentionnions. Le Gouverneur de la France d’outre-mer,
chef du territoire de l’Oubangui-Chari, était allé loin dans
son rapport pour la qualifier de Société parasite et
d’instrument d’agitation politique et économique de
Boganda, d’organisation tribale, etcétéra :
« En pays M’baka (ngbaka), dans sa propre tribu, M.
Boganda se campe, orgueilleux, et mène avec
roublardise une opposition violente et provocatrice.
L’instrument d’agitation est la SOCOULOLE, Société
Coopérative de la Lobaye-Lesse. Le fonctionnement de
cette institution bogandiste a fait l’objet, sur demande
d’explication du ministre de la France d’outre-mer, d’un
rapport spécial, n° 495/cf. APS du 17 juin 1950.
La SOCOULOLE apparaît moins comme une Société
coopérative que comme une organisation tribale que
126
CAOM, 1 AFF-POL., 2254, Direction des affaires politiques. Note
confidentielle sur M. Boganda
160
Boganda aspire à diriger politiquement et
économiquement. La lecture des statuts est instructive :
Art. I : Les chefs de clans représentant les familles, les
sous-clans, les clans et les tribus ngbaka et issongo,
constituent une Société coopérative.
Art. 28 : Chaque tribu a un conseil composé des chefs
de clans ou sous-clans et, ou deux notables par clans …
des principaux sorciers et du ministre du Culte.
… Suit l’énumération des pouvoirs du conseil sur
l’administration politique et sociale et même la justice.
Art. 29 : nous maintenons le conseil de clan qui existe
toujours en Lobaye et qui est composé du chef de clan
et des principaux notables sorciers.
Art. 30 : enfin le conseil de village … composé du chef
des notables … du sorcier … règle l’activité du village, y
compris l’éducation des enfants. Il est responsable de la
population, il tranche les palabres.
La SOCOULOLE, organisation politique et sociale, est à
forme collectiviste.
Art. 20 : La Société achète aux clans et tribus sociétaires
leurs produits qu’elle revend au profit de la ou des tribus.
Art. 18 : chaque clan ou tribu doit livrer ses produits à la
Société sauf le nécessaire pour la famille.
Art. 27 : Les décisions de l’assemblée générale sont
obligatoires pour tous, même pour les absents, les
dissidents ou incapables.
Dans une telle organisation, dont il est superflu de
souligner qu’elle est contraire à l’ordre public, il n’y a pas
de place pour l’administration légale. Celle-ci n’aurait
qu’à se retirer du pays. Cette volonté d’éviction chez le
député Boganda est à l’origine des difficultés existant en
Lobaye.
161
Le fonctionnement de cette coopérative est surprenant.
M. Boganda a perçu sous diverses formes des sommes
importantes dont aucune comptabilité n’a été tenue :
cotisations, versements spéciaux pour commandes de
matériels, collectes…
Aucun Conseil d’Administration n’a jamais été réuni.
Aucun Compte rendu d’activité n’a été fait. Le
Gouverneur Vuillaume, Inspecteur des affaires
administratives, a pu faire la constatation suivante :
- à sa demande de consulter la comptabilité, Otto
Pascal, premier secrétaire, a répondu que les
papiers étaient détenus par Madame Boganda qui
les avait emportés à Paris.
- les produits sont souvent payés à la livraison par
simple remise de bons. Les ventes, par contre,
sont effectuées au comptant à Bangui, presque
toujours au marché parallèle presque en dehors de
tout contrôle et au prix fort.
- La SOCOULOLE est en fait une organisation
parasitaire que Boganda impose à sa tribu.
Boganda a constitué une force de police, une vingtaine
“d’agents d’ordre”, porteurs de matraques qui
recherchent les produits et veillent à ce qu’ils soient
portés à la coopérative. Les secrétaires parcourent les
villages et au nom du député, distribuent les cartes
d’adhérents. À maintes reprises, ce personnel s’est
opposé ouvertement au chef de district à l’occasion des
marchés. Incidents et provocations se produisent
continuellement qui mettent les agents de
l’administration à l’épreuve et réclament de leur part
beaucoup de sang-froid »127.
127
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Rapport du Gouverneur de la France
d’outre-mer, chef du territoire de l’Oubangui-Chari sur les
agissements du député Boganda et élément de Mémorandum
162
Enfin, pour être complet sur ce registre, disons que par
rapport aux bas prix pratiqués par la Société Indigène de
Prévoyance (SIP), les paysans réservaient la grande
quantité de leurs productions à la SOCOULOLE, ce qui
constituait une entrave aux intérêts français. Afin de les
obliger à livrer tous leurs stocks, des fouilles des cases
et des réquisitions étaient organisées. Accompagnées le
plus souvent de brutalités policières, ces pratiques
rendaient la Société Indigène de Prévoyance (SIP)
indésirable auprès des populations.
Cependant, en dehors de ce qui pourrait paraître comme
une fausse note, la SOCOLO devenue (SOCOULOLE),
s’était assignée de nobles objectifs économiques et
sociaux allant dans le sens de l’amélioration des
conditions d’existence des Oubanguiens, à savoir :
• l’éducation au travail ;
• la lutte contre la sous-alimentation et la vie chère ;
• l’amélioration de l’habitat ;
• la lutte contre l’alcoolisme ;
• l’application des mesures d’hygiène, la lutte contre
la dépopulation, la mortalité infantile et
l’émigration ;
• l’éducation des enfants ;
• la lutte contre les maladies en générale et en
particulier contre la lèpre et les maladies
vénériennes.
présenté par ce Parlementaire à l’Assemblée nationale le 23 janvier
1951.
163
pour sensibiliser l’opinion internationale européenne et
nationale française sur cette situation, mais il cherchait
aussi à intégrer le cercle des faiseurs d’opinions. C’était
ainsi qu’avec certains de ses collègues Parlementaires
africains et des amis français ils créèrent, le 07 juin 1948
à Lyon, l’Association dénommée : Les Amis de l’Afrique
Noire (AAN).
Composé de 08 membres, le Conseil d’Administration
comprenait les personnalités ci-après :
- Président : député Louis Aujoulat, Docteur en
médecine, demeurant à Paris, 59 rue de Ségur ;
- 1er Vice-président : député Barthélémy Boganda,
Prêtre, demeurant à Paris, 26 rue Faber ;
- 2ème Vice-président : député Jean Villard,
Employé, demeurant à Tassin (Rhône) Montée de
Verdun ;
- 1er Secrétaire : Monsieur Henri Girard, Vétérinaire,
demeurant à Saint-Cyr-au-Mont d’Or, (Rhône) ;
- 2ème Secrétaire : Madame Berthe Prudon,
Employée, demeurant 18 rue d’Algérie à Lyon ;
- 3ème Secrétaire : Monsieur Antoine Lawrence,
conseiller économique, demeurant à Paris (6ème)
rue de l’échaudé ;
- Trésorier : Monsieur Roland Madona, conseiller
fiscal, demeurant à Lyon, 22 rue de Marseille ;
- Membre : Monsieur André Marguin, directeur,
demeurant à Lyon, 75 rue Villon.
164
• étudier les problèmes de l’Afrique noire
française dans un esprit de compréhension
mutuelle et de fraternité humaine, plus
particulièrement les problèmes économiques et
sociaux, et travailler à leur résolution.
165
elle est urgente, elle est obligatoire : alors nous devons
la réaliser. Sans une rupture énergique avec le passé,
nous ne pourrons pas faire un pas en avant ; nous serons
voués à la disparition ou à la servitude perpétuelle.
Évolution, signifie marche en avant. Mais quand on
constate qu’on fait fausse route, au lieu de s’éloigner
toujours davantage du vrai chemin, on doit s’arrêter,
faire demi-tour, et aller plus vite pour rattraper le temps
perdu : voilà ce que nous avons à faire. On nous
reproche de vouloir aller trop vite : laissons dire.
Le rôle de la France n’est pas de nous porter
éternellement dans ses bras, mais de nous guider dans
cette voie d’évolution, et nous apprendre à voler de nos
propres ailes à l’air libre, dans une Union française libre.
Vous m’avez mandaté pour vous représenter au sein de
l’Assemblée nationale.
• c’est à ce titre que je suis intervenu à la tribune du
Parlement le 4 août 1947 pour demander que tous
les Français, Blancs et Noirs, soient égaux dans les
droits comme ils le sont dans les devoirs ;
• c’est à ce titre que j’ai présenté au congrès
national MRP, le 15 mars 1947, un rapport sur le
problème social et culturel des TOM ;
• c’est à ce titre que le 11 mars 1948, j’ai prononcé
à la Radio de Lille, à l’occasion du centenaire de
l’abolition de l’esclavage, un discours dans lequel
je priais tous les Français de bonne volonté de
mener avec moi une lutte acharnée contre la
servitude sous toutes ses formes, afin qu’il n’y ait
plus un seul esclave dans l’Union française ;
• c’est en tant que votre représentant que je me suis
battu contre mes collègues Malbrant et Bayrou
pour faire accepter à la Commission des TOM mon
rapport sur l’augmentation du prix du coton aux
producteurs dans les Territoires du Tchad et de
l’Oubangui-Chari.
166
Protecteur de votre dignité humaine, défenseur de vos
intérêts, j’ai adressé le 17 décembre 1947, au ministre
de la FOM un rapport sur les injustices sociales dont
l’Oubangui est encore le théâtre. Ce rapport a déterminé
le déplacement de certains hauts fonctionnaires de
l’Oubangui.
Toujours dans le but de combattre les injustices sociales,
j’élabore en ce moment un projet de loi complétant la loi
du 11 avril 1946, qui abolit le travail forcé sous toutes
ses formes128. C’est en votre nom, et au nom de
l’Oubangui-Chari, que j’ai parcouru toute la Métropole,
faisant connaître notre pays dans de nombreuses
conférences. Mes amis de la métropole me disent :
“Méfiez-vous, les colons vont vous assassiner parce que
vous défendez vos frères noirs”. Je réponds que je ne
serai pas le premier à être condamné pour avoir
combattu l’injustice. Enfants de l’Oubangui, croirez-vous
encore ceux qui vous disent que votre député vous laisse
tomber, qu’il ne défend pas vos intérêts, qu’il ne fait rien
pour vous ? Dieu lui-même n’a pas créé le monde en un
jour.
Quant à ceux qui vous disent que votre député va trop
vite, devez-vous les croire ? On ne va jamais trop vite
quand il s’agit de sauver quelqu’un qui se noie dans un
fleuve. Notre pays est en péril, nos tribus sont en voie
de disparition.
Georges Bruel, administrateur en chef des colonies, écrit
dans son Histoire de l’AEF que la seule région de
l’Ouham-Pendé comptait en 1914 plus d’un million
d’habitants et aujourd’hui elle compte à peine 300.000
habitants. Marcel Homet, dans son livre Congo terre de
souffrance, écrit qu’en moins de 10 ans la population
d’AEF est passée de 8 millions à 3 millions et demi.
Notre pays se meurt. Vite, Oubanguiens, au travail ! Il
faut sauver notre pays, il faut sauver nos frères, il faut
128
Proposition de loi complétant celle du député ivoirien Houphouët
Boigny, présenté le 09 décembre 1949.
167
sauver nos enfants. Il faut nous nourrir sainement, nous
habiller, nous loger dignement, nous soigner, nous
instruire et défendre nos intérêts. Pour cela, nous devons
fonder des coopératives.
J’ai demandé au Haut-commissaire d’AEF à Brazzaville,
l’autorisation d’ouvrir des souscriptions dans tout le pays
afin de recueillir les Fonds nécessaires au démarrage de
nos centres coopératifs. Les conseils de village
décideront combien chacun doit verser.
Je compte sur votre esprit de solidarité et vous remercie
d’avance »129.
129
Lettre circulaire, Paris, le 29 juin 1948. In J. D. Pénel, p. 178.
168
locale, refusé d’accorder une subvention à la
SOCOULOLE130, coopérative mise sur pied par le député.
Par ailleurs, le reste de la population l’accuse de favoriser
uniquement les Mbakas (Ngbakas) et, reproche plus
grave, d’avoir ramassé des sommes importantes sans
aucun profit pour le pays… »131.
130
Il s’agit bien de la SOCOULOLE
131
Le Gouverneur p.i., chef du territoire de l’Oubangui-Chari à
Monsieur le Haut-commissaire de la République, Gouverneur
général de l’AEF, Bangui, le 13 septembre 1948. In J. D. Pénel, op.
cit. pp : 187-189.
132
Nous nous approchons des échéances électorales de 1951 et les
adversaires politiques de Boganda sont en train de tout mettre en
œuvre pour lui faire échec.
169
IV- QUESTIONS DE BOGANDA À LA SESSION
DE SEPTEMBRE 1949
133
Boganda revient dessus parce que des questions relatives aux
élections en Algérie et au conseil de la République en Oubangui
avaient été soulevées, mais étaient restées sans réponses.
170
pêche ; les droits des autochtones et ceux de
l’administration ?
Dans le domaine économique, le leader oubanguien
voulait que sa lanterne soit éclairée sur la loi en vertu de
laquelle l’administration réquisitionnait les produits
agricoles, les produits de chasse et de pêche des
indigènes oubanguiens.
Enfin, sous forme de question d’actualité, Boganda
s’était mis à la place des populations de l’AEF, pour poser
la question de savoir si la gratification en vêtements et
en Croix de Lorraine des combattants de la Deuxième
Guerre mondiale, et leur inscription d’office comme
militants du Rassemblement du Peuple Français (RPF),
étaient régulière ?
Malheureusement, Boganda était resté sur sa faim, vu la
concision des éléments de réponses qui lui étaient
proposées :
« 1°) Dans le domaine politique. Le statut des
populations d’AEF dans l’Union française et les droits de
ces populations sont définis par la Constitution. Les
populations d’AEF sont représentées dans les organes de
la souveraineté nationale et notamment à l’Assemblée
nationale. Si M. l’Abbé Boganda, député de l’Oubangui,
veut bien donner des précisions sur les faits de pression
en matière d’élection et de corruption électorale qu’il
allègue d’une manière générale, le gouvernement se fera
un devoir de procéder à une enquête.
2°) Dans le domaine social. Ici encore, M. le député
Boganda devrait apporter des précisions et citer des cas
concrets.
3°) Dans le domaine économique. Même observation.
171
4°) Problème d’actualité. Une enquête sera ouverte pour
savoir si les combattants d’AEF sont d’office inscrits au
Rassemblement du Peuple Français »134.
134
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Assemblée nationale, Commission des
Territoires d’Outre-mer : Questions de Monsieur Boganda
172
CHAPITRE VII
UTILISATION DE LA VOIE DE LA PRESSE POUR
DÉNONCER LES MÉFAITS DU COLONIALISME ET
DU RACISME EN OUBANGUI-CHARI ET EN AEF :
1948-1950
Introduction
173
Commencée en juillet 1948, la parution de la première
série, plus ou moins discontinue, s’acheva en mars 1949
sur une note de Boganda à ses lecteurs. La seconde
série, mise en route en juin 1950, se résuma à un seul
numéro. Le relais était pris par : Terre Africaine, Organe
de liaison du Mouvement de l’Évolution Sociale de
l’Afrique Noire (MESAN), créé en 1949.
Étant donné qu’il était difficile d’accéder aux discours et
écrits du Père fondateur de la République centrafricaine,
nous proposons à nos lecteurs des extraits de ces articles
qui témoignent de la furie de l’auteur.
174
N’est-ce pas pour la Nation que les jeunes aéfiens se sont
fait tuer entre 1914-1918 ? N’est-ce pas pour la France
que les jeunes aéfiens se sont battus contre leurs frères
du Maroc en 1925 ?
C’est encore pour la Patrie que, répondant à la voix de
celui que le racisme colonialiste nommait “Boubou 1er”
(Premier Singe domestique), je veux dire le Gouverneur
général Félix Éboué, les Aéfiens se sont groupés autour
du général Leclerc pour voler, avec lui, au secours de la
Patrie meurtrie et humiliée ?
Si cette Patrie est la leur, pourquoi n’y possèdent-ils pas
aucun droit ? Si cette Patrie n’est pas la leur, alors à quoi
correspond l’obligation de verser leur sang ??? »135.
Sous la rubrique : Grave problème social : La vie ou la
mort, consacrée à la rapide décimation des populations
oubanguiennes, Boganda revint sur l’affirmation de
l’administrateur en chef des colonies, Monsieur Georges
Bruel, qui disait qu’avant 1941 la seule région de
l’Ouham-Pendé comptait plus d’un million d’habitants et
vingt ans plus tard, il n’y avait plus que 300.000 âmes136.
Restant sur le même registre, il reprit celle de Monsieur
Marcel Homet137 qui écrivait que la population d’AEF était
passée de 8 millions à 3 millions en moins de 10 ans.
Ces deux auteurs, soulignait-il, s’étaient accordés pour
reconnaître que cette disparition de populations était due
à une même cause : le travail forcé. De ces deux
appréciations, tout homme de bonne foi conclut, mais on
agissait exactement comme l’avare de la fable.
« Sauvons la population aéfienne : dans quelques
années, ce sera trop tard », appuyait-il sur la sonnette
d’alarme.
135
CAOM, 1AFF-POL. 2253 : Pour Sauver un Peuple n°1, p. 1
136
G. Bruel, L'Afrique-Équatoriale française : le pays, les habitants,
la colonisation, les pouvoirs publics, 1918,
137
M. Homet, Congo, Terre de Souffrance, 1934.
175
Concernant l’aspect économique, le directeur de
publication ne s’était pas empêché de rappeler à ses
concitoyens la devise de leurs voisins belges : « l’Union
fait la force ». Par ce rappel il voulait faire comprendre
que seule la mise en synergie de leurs efforts pouvait les
affranchir de toute tutelle.
Organisées en tribus, clans et sous clans, les populations
aéfiennes se prêtaient merveilleusement à la formule
coopérative. Chaque tribu pourra ainsi s’organiser par
l’achat en commun des machines agricoles, des moyens
de transport et des produits manufacturés, par la vente
en commun des produits agricoles et miniers, par la
fondation au sein de la tribu de centres médicaux et
d’écoles, et cela en vue de développer la population par
l’éducation du travail, par la lutte contre la sous-
alimentation et la vie chère, par l’amélioration de
l’habitat et de l’habillement, par l’application des
mesures d’hygiène, par la lutte contre la dépopulation
(mortalité infantile et émigration), par la lutte contre les
maladies en général, et en particulier contre la lèpre et
les maladies vénériennes.
Les sociétés coopératives formées par tribus se
grouperaient en une vaste Union : Union coopérative
Oubanguienne en Oubangui, Union coopérative
congolaise au Moyen-Congo, Union coopérative
tchadienne au Tchad, etc. Telle était la formule de salut
s’ils voulaient que l’AEF vive. L’avenir de l’Oubangui-
Chari était entre les mains de ses enfants. Suivant leur
dévouement ou leur inertie, ils lui donneraient la vie ou
la mort.
Enfin, boucla-t-il ce numéro inaugural par un flash-back
sur les différentes activités politiques et
sociales réalisées durant le mois de juin :
• conférence à Grenoble, où il eut le plaisir de
rencontrer Monsieur Corbier, ancien chef de région
176
de la Haute-Sangha (actuelle Préfecture de la
Mambéré Kadéi) ;
• conférence près de Meaux où il rencontra Madame
Tailleur dont l’époux, Monsieur Tailleur, était chef
du district de Ouango ;
• conférence à Paris dans le 5ème Arrondissement ;
• dépôt des statuts de la coopérative SOCOULOLE ;
• démarche pour obtenir un camion et des
cotonnades pour cette coopérative ; voyage à
Lyon, Saint-Étienne, Annonay, Rouen pour parler
de la coopérative ;
• démarches au Ministère des Finances, au bureau
des Douanes, au Ministère de la FOM pour
l’exportation de six fusils de chasse et de quatre
armes rayées, en vue de préserver les récoltes des
ravages des buffles, des sangliers et des singes, et
préserver les enfants et les troupeaux des dents
de la panthère ;
• fondation le 7 juin à Lyon, avec quelques amis, de
l’association : « Les Amis de l’Afrique Noire » ;
• rapport au Ministère de la FOM ;
• rapport aux députés MRP ;
• rapport sur la proposition de résolution de
l’Assemblée de l’Union française et du conseil de la
République invitant l’Assemblée nationale à
instituer des communes en AOF et en AEF ;
• rapport sur les propositions de M. Aubame et le
groupe socialiste instituant des communes de plein
exercice et de moyen exercice en AEF ;
• proposition de loi complétant la loi du 11 avril 1946
qui abolissait le travail forcé ;
• proposition de loi reconnaissant aux aéfiens la
qualité de citoyens français à titre de premiers
résistants de l’empire ;
• proposition de loi rendant libre aux aéfiens l’achat
de fusils de chasse.
177
Il termina cette liste par une invitation à s’abonner
massivement au Bulletin qui promettait des directives
pour sauver l’AEF et l’Oubangui-Chari.
Aussitôt après le lancement de ce premier numéro,
Boganda regagna Bangui, le 27 juillet. Entre temps,
préoccupé par la parution du Journal, et surtout par la
recherche d’un financement pour sa coopérative, il ne
prenait plus part aux débats à l’Assemblée nationale en
France. Habitué à lire régulièrement le Journal des
débats parlementaires depuis Dakar où il étudiait, Abel
Goumba n’y trouvait plus d’informations concernant
l’Oubangui-Chari et Boganda lui-même. Aussi, ne
recevait-il plus de réponses à ses nombreuses lettres.
Descendu à Bangui et quelque peu agacé par
l’obstination de son ami à obtenir des éclaircissements
sur certaines informations et sur la cause de son silence,
Boganda lui adressa la missive explicative et
euphémique que voici :
« Cher Abel, j’ai bien reçu votre belle et longue lettre
et vous en remercie. J’ai été très heureux d’y remarquer
une fois de plus ces mêmes sentiments de patriotisme
qui vous animent toujours. Je me félicite d’avoir été pour
quelque chose dans votre patriotisme. Il me semble
cependant que vous êtes très mal renseigné sur bien des
choses. Et puisque vous me demandez des précisions, je
vous les donnerai en toute franchise. Je profiterai de la
même occasion pour vous faire parvenir certains
documents qui seront une réponse à ce que vous appelez
le mutisme de votre pays. Mon cher ami, votre pays est
représenté par quelqu’un que vous connaissez et qui est
bien loin d’être muet. Les Occidentaux lui reprochent
plutôt de trop parler et de trop écrire. Avez-vous entendu
mon discours à la Radio de Lille à l’occasion de l’abolition
de l’esclavage ? Ce même jour, j’ai donné deux
discours : l’un à la Radio, l’autre à l’Église. Si je vous
disais que ces deux discours ont fait pleurer quelqu’un
que vous connaissez sans doute, celui qui de Londres,
178
pendant la Guerre, s’adressait aux Français : “Les
Français parlent aux Français”, c’est Robert Schuman, le
président du groupe MRP au plan national.
Cher ami, il y a politique et politique. Il faut savoir
choisir. La politique creuse, la politique de bavardage, de
tam-tam, de résonnance verbale. C’est cette politique
qui a fait de la France une épave et, croyez-moi bien,
nous n’avons rien à envier à la France d’aujourd’hui. La
civilisation repartira d’Afrique qui est appelée à devenir
le centre du monde futur à la condition que ses fils
veillent jalousement pour lui conserver sa physionomie
propre. Il existe donc une véritable politique africaine. Il
s’agit de la découvrir. Mais il n’est pas dit que celui qui
l’aura découverte sera accepté de tout le monde. Ce sera
un précurseur. Or depuis que le monde existe, les
précurseurs ont toujours été victimes de leur témérité. À
part quelques exceptions qui ont compris les besoins de
leur pays, la majorité des hommes politiques tombent
dans l’ornière d’un vieux parlementarisme véreux,
caduc, sans action constructive et en pleine décadence.
Il suffit d’ouvrir les yeux pour s’en apercevoir.
À quoi servirait-il à la France d’avoir des pays amis si
nous adoptions sa politique vide pour être entraînés avec
elle dans une chute commune ? Ma politique à moi est
peut-être plus simple, moins verbeuse, moins ronflante
mais assurément plus efficace. La liberté ne se donne
pas, elle se prend. Dans une lutte chez les Banziris
(Gbanziri) et les Ngbakas, l’adversaire ne tombe pas de
lui-même : par adresse on le surprend, on le soulève, on
le penche à droite, on le penche à gauche, on l’endort
puis on le renverse brusquement.
Il y a trois puissances qui gouvernent le monde :
1°- l’armée ;
2°- l’argent ;
3°- l’instruction.
Dans une lutte politique, le dernier mot sera à celui qui
possède l’un ou l’autre de ces trois éléments.
179
Nous luttons actuellement à armes inégales. Je ne
comprends peut-être pas la politique de la même façon
que les Africains occidentaux, mais je crois avoir trouvé
la politique qui convient à mon pays et je suis persuadé
que vous me comprendrez en trois mots.
Dans une de vos lettres, vous me parliez des richesses
de l’Oubangui. Voici ma politique puisque vous me la
demandez : prendre en main l’économie du pays afin
d’utiliser ces ressources en vue :
1°- de créer physiquement le peuple oubanguien
et cela par :
a) la lutte contre la sous-alimentation et la
vie chère ;
b) la lutte contre le nudisme ;
c) l’amélioration de l’habitat ;
d) les soins des malades en créant nos
hôpitaux ;
e) la lutte contre la mortalité infantile.
180
établi mon Quartier non pas à Bangui mais en brousse
afin d’être en contact permanent avec la partie saine de
la population, je veux dire celle qui n’est pas encore
touchée par le virus européen.
Excusez mon langage lapidaire et le décousu de ma
lettre, le temps me manque. Je me redis toujours votre
fidèle et dévoué Boganda.
138
Lettre à Abel Goumba, 16 septembre 1948, In J. D. Pénel, op.
cit. pp : 190-192
139
Fils d’Anchise et de la Déesse Aphrodite, est l'un des héros de la
guerre de Troie. Il est chanté par Virgile dans l’Énéide, dont il est le
personnage central. Père d'Ascagne, il est le fondateur mythique de
Lavinium à l'origine de Rome, puis de sa Monarchie.
181
homme demande à être renseigné sur l’état de ses
affaires, lui répond : “de quoi vous mêlez-vous ?” Un
missionnaire me disait un jour, parlant de M. Éboué,
avec un étonnement mêlé d’une certaine amertume : “
C’est curieux de voir un Noir Gouverneur général”. Eh
bien, Révérend Père, je vous avoue très
respectueusement que votre étonnement m’étonne. Un
Gouverneur noir, c’est la couleur locale, sans compter le
reste. La déformation de jugement en territoire d’outre-
mer est une maladie si générale qu’elle se trouve chez
ceux que l’on soupçonne le moins : s’étonnera-t-on, dès
lors que, les Élites d’outre-mer soient aigries,
dégoûtées ? De là à la haine, il n’y a qu’un pas.
Sans nous, l’Europe a posé le grave problème de la
colonisation, c’est-à-dire de notre éducation. Elle a voulu
résoudre ce problème sans nous. Il en est des problèmes
de l’éducation comme des problèmes de mathématiques.
Tout se touche, tout se compénètre et s’enchevêtre, et
puisque tout n’a pas été fait, rien n’a été fait. Quelques
brillantes œuvres isolées, dont on est parfois si fier, ne
font que confirmer la thèse que l’éducation d’un peuple,
comme celle d’un enfant, est davantage le travail de
l’enfant ou du peuple à éduquer que de l’Ééducateur,
celui-ci n’étant que guide ; et que si, dans l’ensemble, la
colonisation a été un échec, c’est que l’on n’a pas
suffisamment tenu compte de cette réalité. Il est donc
urgent de repenser le problème de la colonisation et de
le résoudre en collaboration avec les intéressés, sinon
nous pouvons faire le deuil de l’Union française, comme
nous avons fait celui de la colonisation »140.
Concernant la première trame de son argumentation
titrée : “un monde nouveau”, Boganda écrivait que tout
en conservant à l’AEF sa physionomie propre et sa faune
sauvage, métropolitains et aéfiens devaient mettre à
profit le formidable changement de l’après Deuxième
140
Pour Sauver un Peuple n°2, première série, septembre 1948. In
J. D. Pénel, op. cit. pp: 192 et 193.
182
Guerre mondiale, pour renverser les barrières de la
ségrégation, du sectarisme et de l’indifférence, afin de
fonder une France nouvelle de 110 millions d’habitants,
mais sous le même drapeau, un monde nouveau bâti sur
une fraternité universelle. Le racisme ressemblerait,
selon lui, à un enfant qui ne connaissait que ses parents
et sa maison parce qu’il n’a jamais rien vu, rien entendu,
jamais rien lu, qui ne soupçonnait même pas l’existence
d’autres familles, peut-être plus unies, plus fortunées et
plus heureuses que la sienne. Le racisme était une sorte
d’ignorance, c’était une maladie intellectuelle.
Quant au sectarisme il pouvait se définir en deux mots :
myopie spirituelle qui consistait à ne voir le vrai et le bien
que chez soi. L’indifférent était l’égoïste qui ne voyait
même pas son entourage : il allait jusqu’à bousculer ses
frères et sœurs parce qu’il ignorait leur existence.
Racistes, Sectaires et Indifférents étaient tous des
malades, des malfaiteurs de l’humanité.
La société était, en effet, un tout, un corps organisé, dont
les individus constituaient les atomes de base : les
familles en étaient les cellules ; les tribus en étaient les
tissus ; les races en constituaient les organes ; et le tout
formait une seule et même humanité. Chaque individu
était au service de cette humanité. Le Raciste dirigeait
tout vers sa race, le Chauvin ne connaissait que sa tribu
ou sa province, le Sectaire ne vivait que pour son parti,
sa doctrine et sa religion. De là à l’égoïsme, il n’y avait
qu’un pas : ces défauts étaient à la base de tous les
crimes sociaux et les crimes sociaux portaient préjudice
à l’humanité tout entière jusque dans ses dernières
manifestations, y compris le criminel lui-même.
Dans la deuxième texture de son article, à savoir
l’organisation économique, Boganda attirait l’attention
de ses concitoyens sur l’inexacte interprétation de
l’esprit de la loi du 11 avril 1946 qui rend le travail libre
dans tous les Territoires d’outre-mer. Cette disposition,
183
certains la comprirent comme la liberté de demeurer les
bras croisés, de ne rien faire. Mais ils réalisèrent très vite
par eux-mêmes, qu’adopter cette position serait
synonyme de crever de faim.
Comme il le rappellera inlassablement : « Le travail a été
et restera toujours la condition sine qua non de la vie et
du progrès ; la valeur d’un individu et d’un peuple se
mesure à l’effort dont il est capable.
Liberté de travailler signifie que vous pouvez travailler
chez un patron ou cultiver votre champ. Liberté de
travailler signifie que vous pouvez planter le coton ou la
patate. Liberté de travailler signifie enfin que vous
commencez et terminez quand vous le voulez.
En résumé : Liberté de travailler veut dire choix de
l’objet de votre occupation, du lieu et du temps. Cela
veut dire que vous pouvez organiser vous-mêmes votre
vie.
Voilà pourquoi j’invite nos tribus à s’organiser en
coopératives afin de l’achat commun du matériel, des
moyens de transport et des marchandises
manufacturées, ainsi que de la vente en commun des
produits du sol et du sous-sol ; et tout cela pour
améliorer les conditions d’existence de nos tribus par :
1- l’éducation du travail ;
2- la lutte contre la sous-alimentation et la vie chère ;
3- l’amélioration de l’habitat ;
4- la lutte contre l’alcoolisme ;
5- l’application des mesures d’hygiène ;
6- la lutte contre la dépopulation : mortalité infantile
et émigration ;
7- l’éducation des enfants ;
8- la lutte contre les maladies en général, et, en
particulier la lèpre et les maladies vénériennes141.
141
Pour Sauver un Peuple, op. cit. pp : 193-194.
184
Enfin, dans la trame consacrée aux activités
économiques et sociales, il annonçait le dépôt légal de
son Bulletin au Palais de Justice de Paris, signalait son
retour à Bangui où il trouva une meilleure mentalité dans
l’administration grâce à la bonne disposition d’esprit du
nouveau Haut-commissaire, Monsieur Cornut-Gentille et
du nouveau chef de territoire. Mais si tous les deux
jouissaient déjà de l’estime des Aéfiens, cela n’était pas
synonyme de la disparition du racisme en Oubangui-
Chari, car quatre jours après ce retour à Bangui, il fut
expulsé du Restaurant Pindèré142 le 31 juillet.
En effet, ce 31 juillet 1948 à 18 heures, il faisait réserver
deux couverts. Vers 20 heures, il s’y rendit en compagnie
de son cousin Michel Domoloma, Vice-président de
l’Union Oubanguienne. Après avoir consommé chacun un
plat de potage et de poisson, un colon s’approcha et
voulu savoir qui étaient-ils et pourquoi osaient-ils braver
ainsi les Blancs en venant manger dans leur Restaurant ?
Le député protesta en disant qu’ils ne bravaient
personne, mais qu’ils avaient le droit de venir y manger
comme tout le monde. Boganda affirma avoir été traité
de cochon, de singe et de malfaiteur public, au cours de
cette altercation, et qu’on lui avait signifié d’évacuer le
lieu afin d’éviter une bagarre. L’incident s’était produit
en présence de Monsieur Lespes, adjoint au Maire de la
ville de Bangui.
Dans une lettre à l’attention du Gouverneur des colonies,
chef du territoire de l’Oubangui-Chari, Boganda conclut
en ces termes : « J’avais d’abord pris cela pour une
plaisanterie mais sur l’insistance du Monsieur en
question, j’ai dû quitter le Restaurant par esprit de
conciliation et de paix […]. Je laisse cette affaire à votre
esprit de justice et de compréhension, vous priant
toutefois d’en référer à la circulaire du ministre de la
142
Le Restaurent Pindèré, appelé également Hôtel Pindèré, serait
d’après Monsieur Lucien Ndambalé, l’ancien Hôtel New-Palace.
185
France d’outre-mer en date du 15 décembre 1947 qui
donne aux chefs de territoire pouvoir de réprimer les
abus de ce genre »143.
Il faut dire que c’était pour la deuxième fois que des
Africains étaient expulsés de cet Hôtel. L’individu à
l’origine de ce nouvel incident et que Boganda affirmait
ne pas connaître, était Monsieur Antoine Gazuit144. Il faut
bien retenir ce nom car, de tous les présumés complices
mis en cause dans la disparition de Boganda, à savoir :
Le Gouverneur Paul Bordier, le Haut-commissaire Yvon
Bourges, le ministre des Affaires administratives et
économiques Roger Guerillot, l’Ingénieur de la
navigation aérienne Maurice Bellonte, etc., le nom de ce
planteur n’avait jamais transpiré alors que l’Appareil qui
avait crashé avec le Président Boganda avait décollé de
l’aérodrome de Berberati. Pierre Kalck, sans révéler
l’identité de l’expéditeur, se contenta d’affirmer que le
bruit courait qu’un colis piégé avait été remis au pilote
avant le décollage145.
Face à la détermination du député d’en saisir le Haut-
commissaire ainsi que le ministre de la France d’outre-
mer, le Gouverneur, après avoir accusé réception de la
lettre du député Boganda, prescrivit à l’administrateur-
maire de Bangui de faire ouvrir une enquête par le
commissaire de police :
« J’ai l’honneur de vous transmettre, ci-joint, la lettre
que je reçois de M. l’Abbé Boganda. Vu l’urgence, je vous
adresse l’original de ce document.
Dès réception de la présente communication, je vous
prie de bien vouloir charger le commissaire de police de
143
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Abbe Boganda, député de l’Oubangui-
Chari, à Monsieur le Gouverneur des colonies, chef du territoire de
l’Oubangui-Chari, 21 juillet 1948.
144
Monsieur Antoine Gazuit est né le 31 mai 1880 à Courçais (Allier).
Planteur demeurant à Bangui, puis installé à Berberati.
145
P. Kalck, Histoire centrafricaine des origines à 1966, 1992, p.
302.
186
se livrer à une enquête immédiate et complète sur les
faits mentionnés par le Parlementaire en cause. Il y aura
lieu de me rendre compte de cette enquête dans les
délais les plus réduits. J’appelle votre attention sur la
nécessité d’agir sans attendre, compte tenu du fait que,
M. l’Abbé Boganda dont la présence peut faciliter
l’enquête, a l’intention de quitter Bangui pour se rendre
dans sa région d’origine incessamment.
Vous voudrez bien m’accuser réception de cette lettre
par retour porteur »146.
Mais craignant que l’administrateur-maire de Bangui
traîna les pas et que les résultats de l’enquête en
souffrirent également, du fait du retrait de Boganda dans
son fief à M’Baïki, le Gouverneur prit sur lui de demander
par télégramme officiel au député, de ne pas quitter
Bangui de sitôt afin de permettre l’activation de celle-ci.
En attendant la conclusion de l’enquête et estimant que
l’affaire relevait du domaine judiciaire, le Gouverneur
chef du territoire de l’Oubangui-Chari mit le procureur de
la République en garde, contre le non-respect des textes
édictés ainsi que la non-condamnation des prévenus
traduits devant les tribunaux et lui demanda
expressément de suivre personnellement l’instruction de
l’incident et de l’en tenir régulièrement informer :
« J’ai l’honneur de vous faire connaître que j’ai été saisi
hier à 12 heures 45 d’une plainte de M. l’Abbé Boganda,
député de l’Oubangui-Chari, concernant un incident qui
aurait eu lieu au Restaurant de l’Hôtel Pindèré le 31
juillet 1948 au soir.
Cette plainte a été adressée par mes soins au
commissaire de police qui m’a rendu compte qu’il vous
avait saisi et qu’il effectuait une enquête sur le plan
judiciaire. Sans vouloir préjuger des résultats de cette
enquête et de la suite qui pourrait lui être
146
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, le Gouverneur des colonies, chef du
territoire de l’Oubangui-Chari, 1er août 1948.
187
éventuellement réservée, j’ai l’honneur d’attirer votre
attention sur la circulaire ministérielle N° 11.759 en date
du 15 décembre 1947, dont je vous prie de bien vouloir
trouver copie ci-jointe. Cette circulaire a été insérée par
ailleurs au Journal Officiel de l’AEF du 15 juin 1948, page
882, mais elle a également fait l’objet de commentaires
du ministre à l’Assemblée de l’Union française le 30 juin
1948, à l’Assemblée nationale le 9 juin 1948.
Le ministre a indiqué en particulier qu’il avait ordonné “
l’application de la loi-rien que l’application de la loi, mais
toute l’application de la loi” et il ajoutait : “Depuis que je
suis rue Oudinot, j’ai tenu la main, et vous le savez aussi,
à l’application beaucoup plus stricte des lois en vigueur
en ce qui concerne les discriminations raciales. C’est
ainsi que dans le débat engagé au conseil de la
République et qui dure déjà depuis plus de trois séances,
on n’a pas pu me signaler un fait précis qui, si les
victimes en ont traduit les auteurs devant les tribunaux,
n’ait abouti aux condamnations prévues par les textes en
vigueur”.
C’est d’après ces instructions et dans l’esprit des textes
que je vous demande de suivre l’instruction de l’incident
du 31 juillet au soir et de me tenir régulièrement au
courant de la marche de cette affaire »147.
• Antoine Darlan se déclara solidaire de
Boganda
Entre temps, Boganda recevait un soutien de taille dans
cette affaire, celui du conseiller de l’Union française
Antoine Darlan. Informé de l’incident, ce dernier adressa
une lettre de protestation au Gouverneur, chef de
territoire de l’Oubangui-Chari en ces termes :
« Je viens d’apprendre le grave incident qui s’est produit
le 31 juillet 1948 à l’Hôtel Pindèré en présence de M.
147
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Le Gouverneur par intérim, chef du
territoire de l’Oubangui-Chari à Monsieur le Procureur de la
République Bangui, 2 août 1948
188
Lespes et dont mon camarade l’Abbé Boganda, député
de l’Oubangui-Chari a été victime.
Solidaire de l’Abbé Boganda, je tiens moi aussi à
protester contre les agissements répétés de
l’établissement Pindèré. La personne qui a osé cracher à
la face d’un Parlementaire français […], doit subir la
sanction immédiate qui s’impose et qui est prévue par
les instructions ministérielles insérées au J.O. des débats
de l’Assemblée nationale et de l’Assemblée de l’Union
française.
Nous ne saurions tolérer que de mauvais éléments
dévorés par le racisme, la cupidité, l’égoïsme viennent
troubler ici l’œuvre de la mère-patrie.
Et c’est pourquoi en réponse aux provocations racistes,
j’ai l’honneur de vous signaler mon intention d’organiser
ultérieurement un meeting de protestation »148.
De son côté le Gouverneur, chef du territoire de
l’Oubangui-Chari, voulu calmer la situation en rassurant
le conseiller Antoine Darlan, que la justice était saisie à
ce sujet et que les instructions du ministre seraient
appliquées. Ces instructions venaient d’ailleurs d’être
rappelées au procureur de la République.
En outre, rendant compte au Haut-commissaire de la
République française, Gouverneur général de l’AEF, il
n’avait pas manqué de faire remarquer la surenchère
que risquait d’engendrer dans le territoire, la présence
simultanée de deux Élus locaux. Enfin, espérait-il que
l’action judiciaire, dont il venait d’en commettre le
commissaire de police et le procureur de la République,
pourrait avoir un effet dissuasif sur la tenue du meeting
annoncé par le conseiller.
148
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Correspondance Antoine Darlan,
conseiller de l’Union française à Monsieur le Gouverneur, chef de
territoire de l’Oubangui-Chari – Bangui.
189
Informé par le Haut-commissaire de la République, le
ministre de la France d’outre-mer déplora, quant à lui, le
fait que l’affaire soit rapidement portée sur le plan
judiciaire par le Gouverneur, chef du territoire de
l’Oubangui-Chari, dont il souhaitait l’implication
personnelle d’abord. Tout en exprimant sa préoccupation
relative à la sincérité du jugement qui pourra découler
de cette enquête, le ministre aurait préféré un règlement
à l’amiable :
« Je crois cependant devoir, déplora-t-il, attirer votre
attention sur les difficultés que ne manquera pas de
soulever le règlement de cet incident. Je crains qu’en le
portant sur le terrain judiciaire, on ne puisse pas aboutir
à une solution satisfaisante ; on risque en effet de voir
l’instruction se terminer par un non-lieu, décision dont
M. Gazuit ne manquera pas de se prévaloir mais que M.
l’Abbé Boganda trouvera certainement inacceptable. Le
différend n’étant pas aplani, il ne pourra avoir que des
conséquences fâcheuses sur le comportement du député
de l’Oubangui vis-à-vis de l’administration locale.
La hâte qu’il a mis à saisir le procureur de la République,
me conduit à penser que le Gouverneur, chef du
territoire, n’a pas immédiatement compris tout l’intérêt
qu’aurait pu avoir son intervention personnelle. En
réunissant les deux adversaires dans son bureau, il
aurait pu se faire une idée exacte de l’incident, et au
besoin, inviter M. Gazuit à présenter des excuses à M.
Boganda. Si cette tentative de conciliation avait échoué,
il eût toujours été temps de porter l’affaire sur le terrain
judiciaire. Mais il y avait là une chance de la ramener à
de justes proportions, et je regrette que M. Mauberna
n’ait pas su la saisir »149.
Comme nous pouvons le constater, même si les autorités
administratives locales semblaient infirmer la gravité de
149
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Correspondance ministre de la France
d’outre-mer à Monsieur le Gouverneur chef du territoire de
l’Oubangui-Chari.
190
l’incident, les plus hautes autorités politiques s’en
inquiétèrent au contraire, car elles étaient conscientes
de la volonté de l’Abbé-député Boganda de faire traduire,
dans les faits, les dispositions des lois de la République.
Le fait de proposer qu’un Blanc puisse présenter des
excuses à un Noir, était la preuve qu’effectivement
quelque chose était en train de bouger en Oubangui-
Chari. Mais, fallait-il encore compter avec l’obstination
des colons à vouloir maintenir le statu quo.
• une enquête compromettante
L’enquête ouverte par le commissaire de police, à la
demande du Gouverneur général, s’était déroulée en
l’absence de l’une des parties. En effet, l’Abbé-député
Boganda, ayant anticipé sur les résultats de celle-ci,
s’était retiré à M’Baïki malgré le télégramme officiel du
Gouverneur de l’Oubangui-Chari, l’invitant à ne pas
quitter Bangui pour besoin de renseignements
complémentaires. Seul Monsieur Antoine Gazuit avait
déposé devant le commissaire enquêteur.
Le présumé avait avoué que le samedi 31 juillet, vers 20
heures, il était arrivé à l’Hôtel Pindèré, accompagné de
plusieurs personnes qu’il avait invitées à l’occasion de
son départ pour Berberati. Aussitôt, il s’était rendu
compte que plusieurs personnes qui devaient prendre
place à sa table, s’étaient installées ailleurs et que deux
autochtones dinaient à une table à côté de celle qui lui
était réservée pour la circonstance. Il pensa alors que
c’était leur présence qui gênait ses invités. Néanmoins,
il s’était assis après avoir appris par Monsieur Bounat,
propriétaire de l’établissement, que l’un d’eux était
l’Abbé-député Boganda qu’il ne connaissait pas
jusqu’alors.
Mais à un moment donné, il avait eu l’impression qu’il
allait y avoir une “bagarre”. C’est alors qu’il était allé à
la table occupée par les deux Africains pour les aborder
poliment, en ces termes : « “Bonsoir Monsieur……Ça va
191
l’appétit” puis m’adressant à l’Abbé Boganda, je lui ai dit
que j’étais heureux de faire sa connaissance. J’ai ajouté
que, arrivant de brousse, j’avais appris pas mal de
choses sur ce qu’il avait dit aux indigènes à l’occasion de
son dernier séjour en Oubangui, et qu’il faisait de la
politique de races… J’ai ajouté que je viens d’apprendre
maintenant qu’il y a une bagarre qui se prépare contre
vous, je vous donne un conseil de vieux colonial, et je
vous demande de partir… Il a répondu : “Bon, je pars”…
Je me suis rassis et me suis rendu compte quelques
minutes après que l’Abbé et son convive quittaient
l’établissement »150.
C’était tout ce qui s’était passé, poursuivit Monsieur
Antoine Gazuit. Il n’avait pas dit autre chose et la
conversation avait gardé tout le temps un caractère
discret et courtois. En revanche, il ne se reconnaissait
pas dans les propos racistes mis sur son compte par le
député Boganda dans sa plainte. Jamais il ne l’avait
traité de cochon, de singe, de malfaiteur public, ni lui
avoir dit qu’il bravait les Blancs en osant venir manger
dans leur Restaurant. Il avait tout simplement remarqué
que de nombreux clients revenaient sur leurs pas en
apercevant les deux autochtones. Aussi, avait-il vu des
gens en train de chuchoter entre eux et connaissant
l’habitude dans la colonie il avait, en quelque sorte, pris
les devants. Toutefois, il n’avait pas surpris de
conversations pouvant lui permettre de conclure qu’une
ou des personnes mèneraient une conspiration contre la
personne du député. Enfin, il conclut en disant qu’il avait
eu seulement la conviction qu’il pourrait y avoir des
incidents, et c’était ce qui l’avait amené à parler au
député comme il l’avait fait.
Cependant, aussi imaginaire que cela puisse paraître,
Monsieur Antoine Gazuit déposa devant le commissaire
150
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Le commissaire de police à Monsieur
le Gouverneur, chef de territoire (Cabinet).
192
enquêteur, ne pas connaître les noms des personnes
dont l’attitude avait pu lui faire supposer qu’un incident
était en préparation. Aussi, avait-il volontairement
refusé de lui donner les noms des personnes qu’il avait
invitées et qui s’étaient récusées à la vue du député
Boganda et de son convive.
Les colons présents ce samedi soir à l’Hôtel Pindèré,
avaient unanimement déclaré, comme l’on pouvait
naturellement s’y attendre, qu’il n’y avait eu aucun
incident. Il en était de même des administrateurs Daurel
et Lorans, qui n’auraient rien remarqué d’anormal à leur
arrivée au Restaurant après le départ du député, ni dans
l’attitude des dineurs, ni dans celle du personnel indigène
de l’Hôtel. Personne n’avait fait, en leur présence, la
moindre allusion à un incident quelconque qui se serait
passé avant leur arrivée.
Abondant dans le même sens, le commissaire enquêteur
déclara manifestement qu’une ronde de routine l’avait
amené, lui aussi, devant l’Hôtel et le Cinéma vers 21
heures. L’occasion lui était donnée d’échanger avec les
agents relevant de son service et quelques Européens de
passage ou qui sortaient du Café. Personne ne lui avait
rien dit, tous affichaient au contraire un calme parfait.
Rien ne laissait donc supposer qu’il y avait eu un incident
quelques heures auparavant.
Il convient de préciser, au sujet de l’assertion du
commissaire enquêteur, qu’il était tout à fait normal qu’il
se perdit en conjecture. En effet, les faits s’étaient
déroulés entre 19h30 et 20h25. Le commissaire
enquêteur était arrivé à 21h00, c’est-à-dire trente-cinq
minutes après que Boganda eut quitté le Restaurant.
Enfin, à la question de savoir s’il avait écouté les injures
rapportées par l’Abbé Boganda dans sa lettre, le cousin
du malheureux député, Monsieur Michel Domoloma,
aurait clairement exprimé au cours de son audition et par
crainte peut-être : « … qu’il n’avait rien entendu de ce
193
genre, mais qu’il ne suivait pas la conversation et que
l’Européen a pu prononcer des mots qu’il n’a pas
entendus […]. Domoloma m’a confirmé enfin qu’il n’y
avait eu aucun incident, qu’il n’a remarqué à aucun
moment nulle attitude hostile ou équivoque à l’égard du
député, des autres dineurs, ou de qui que ce soit en
dehors de Gazuit »151.
Somme toute, cette déposition quelque peu
contradictoire de Monsieur Antoine Gazuit et la volonté
manifeste des autres Européens de ne rien laisser
transpirer de cette affaire, ne sauraient le dédouaner car
le commissaire reconnaissait, malgré lui, qu’ : « Étant
donné l’heure à laquelle ces faits se sont passés, Gazuit
était plus ou moins sous l’influence de l’alcool, là est
surtout la cause de l’incident… »152.
Sous l’emprise de l’alcool ou pas, un tel écart de langage
vis-à-vis d’un illustre Élu du peuple, et à un moment où
les hautes autorités métropolitaines ne cessaient
d’attirer l’attention des responsables administratifs
locaux, sur le strict respect des dispositions des
nouvelles lois de la République, dont celle accordant la
citoyenneté française aux peuples des colonies, put être
vu comme une volonté délibérée, de la part de certains
colons de l’Oubangui-Chari, de maintenir le statu quo.
C’était également une diffamation préméditée, si l’on se
référait à la déposition ci-dessus de Monsieur Antoine
Gazuit. En effet, ce dernier qui prétendait dans un
premier temps mal connaître Boganda, avait fini par
avouer qu’il était au courant de ce que le député disait
aux indigènes pendant ses séjours en Oubangui-Chari,
et qu’il n’avait pas hésité à qualifier sa politique de
raciste153.
151
op. cit.
152
idem
153
cf. citation dernier paragraphe, P.22.
194
Aussi, une telle réaction de la part d’un client, fut-il colon
ou Européen tout court, paraissait surprenante. On
aurait souhaité la voir plutôt venir du côté de Monsieur
Bounat, responsable de l’établissement Pindèré, cité
d’ailleurs en exemple par le Gouverneur général de
l’Oubangui-Chari : « Il est à noter que depuis 3 mois, et
en dehors du fait signalé par le Grand Conseiller Yetina
et qui est assez minime, aucun incident n’avait eu lieu
dans les Cafés ou Restaurants de la ville.
Par ailleurs, il faut reconnaître que pour la première fois
M. Bounat, gérant de l’Hôtel Pindèré, avait accepté de
servir un Africain dans son établissement.
Cette constatation permet de juger les progrès réalisés
en la matière depuis l’année dernière… »154.
Mais il faut faire remarquer que cette intention de nuire
à Boganda, était affichée par l’ensemble des colons de
l’Oubangui-Chari et Monsieur Gazuit n’avait fait que dire
tout haut ce que les autres pensaient tout bas. Cette
rancœur s’était développée suite à la diffusion, par
Boganda, de deux lettres circulaires auprès des
autochtones ; lettres dont bon nombre d’Européens
avaient eu connaissance. Dès lors, on comprend ce à
quoi Monsieur Gazuit faisait allusion, quand il disait être
informé de tout ce que Boganda communiquait à ses
frères indigènes.
Malheureusement, il n’avait pas été possible de
retrouver les copies de ces lettres, pour savoir ce qui y
était exactement écrit, et qui était à l’origine de cette
poussée xénophobe dans le milieu colonial oubanguien.
Cependant, d’après le Gouverneur général de
l’Oubangui-Chari, le ton de ces deux lettres, datées
respectivement des 19 juin et 16 juillet 1948, et
l’attitude adoptée par l’Abbé-député Boganda, étaient de
154
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Correspondance Gouverneur général de
l’Oubangui-Chari à Monsieur le Haut-commissaire de la République
- Gouverneur général de l’AEF - Brazzaville.
195
nature à embraser l’atmosphère dans la colonie. En plus
il s’y serait violemment pris, dans l’une d’elles, au
Secrétaire général de la colonie, Monsieur Layec, au
sujet de sa coopérative « SOCOLO ».
• une parodie de justice
Étant donné que tous les témoins étaient des témoins à
charge, y compris Michel Domoloma cousin de Boganda
contraint au mensonge coupable, il ne pouvait s’agir que
d’une parodie de justice.
Résumant, en effet, les résultats préliminaires de
l’enquête à Monsieur le Haut-commissaire de la
République, Gouverneur général de l’AEF, le Gouverneur
général de l’Oubangui-Chari essaya déjà d’embellir les
propos de Monsieur Antoine Gazuit en ces termes :
« Le 31 juillet après midi, M. l’Abbé Boganda a envoyé
sa carte de visite à l’Hôtel Pindèré avec cette mention :
“B.P. : 2 repas, S.V.P. pour 19h30”. Cette carte lui a été
retournée par la direction de l’Hôtel avec “accord” mais
“19h30” avait été biffé et remplacé par “20 heures”,
heure normale du service des repas. À l’heure dite, ce
Parlementaire s’est présenté à l’Hôtel accompagné de
son cousin, Michel Domoloma (vice-président de l’Union
Oubanguienne) et a pris place à la table qui lui avait été
réservée. On a commencé à le servir. Alors qu’il en était
au 2ème plat, à savoir le poisson, M. Gazuit, planteur à
Berberati, et en Oubangui-Chari depuis 30 ans, s’est
approché de la table, s’est présenté et a eu avec lui une
conversation à voix basse, sans éclats, au cours de
laquelle il lui aurait reproché la politique qu’il suivait et
l’aurait invité à quitter la salle afin d’“éviter une
bagarre”. Cette déclaration de M. Gazuit doit faire l’objet
d’une confrontation avec l’Abbé Boganda, afin de
déterminer exactement quels termes ont été employés
au cours de cet entretien. Quoi qu’il en soit, l’Abbé
Boganda a appelé le garçon, a payé avec un billet de
1000 F et est parti vers 20 heures 25. Rien dans le
196
comportement des consommateurs ou dans celui du
personnel ne pouvait faire soupçonner qu’un incident
venait d’avoir lieu.
L’enquête se poursuit et je ne manquerai pas de vous
tenir au courant 155».
Il transparait de ce résumé que le Gouverneur général
de l’Oubangui-Chari, prédisposait déjà le Haut-
commissaire de la République, Gouverneur général de
l’AEF, à l’idée que l’affaire n’était pas si grave comme
semblait la présenter le concerné. Il avait insidieusement
choisi le concept de conversation au lieu d’altercation,
car c’était bien de cela qu’il s’agissait, et à voix basse
comme si quelqu’un ne pouvait pas être froissé si on lui
parlait à voix basse.
Transmettant à son tour le dossier au ministre de la
France d’outre-mer, en prévision d’une interpellation par
l’Assemblée nationale, suite à une éventuelle saisine par
Boganda, le Haut-commissaire de la République,
Gouverneur général de l’AEF, sous-estima presque
l’importance de ce qui s’était passé ce soir-là :
« D’après certains renseignements, M. Boganda aurait
l’intention d’évoquer cette affaire devant la Commission
de la France d’outre-mer de l’Assemblée nationale. En
prévision d’une telle intervention, je tiens à ce que vous
disposiez de tous les éléments d’information sur un
incident qui, pour regrettable qu’il soit, n’en demeure pas
moins fort bénin et n’a nullement pas la gravité que M.
Boganda a voulu lui prêter.
À ce propos, il est utile de relever que les assertions de
M. Boganda selon lesquelles M. Gazuit l’aurait “accablé
d’injures, le traitant de cochon, singe, malfaiteur public”
sont infirmées par son cousin Michel Domoloma, Vice-
président de l’Union Oubanguienne, qui a déclaré au
commissaire de police qu’il “n’avait rien entendu de ce
155
CAOM, 1 AFF-POL., op. cit.
197
genre”, bien que se trouvant assis à la même table, vis-
à-vis de M. Boganda.
En réalité, ainsi que l’ont établi les résultats de l’enquête
ouverte immédiatement par les autorités locales, M.
Gazuit a simplement invité M. Boganda à quitter la salle
de Restaurant, afin d’éviter un esclandre qui, à son avis,
risquait de survenir d’un moment à l’autre. La
conversation s’est déroulée assez calmement pour
qu’aucun des dineurs présents ne se soit aperçu qu’un
différend avait éclaté entre les deux interlocuteurs »156.
Tout en déplorant donc le rejet catégorique, par
Boganda, d’une confrontation tant souhaitée au cours de
laquelle Monsieur Antoine Gazuit devait lui présenter des
excuses, le commissaire de police transmit les résultats
de l’enquête en l’état au Parquet.
Le Procureur de la République, au cours de son audience
mensuelle du mois d’août 1948 et en dépit des
injonctions du ministre de la France d’outre-mer qui
ordonnait : « l’application de la loi, rien que l’application
de la loi, mais toute l’application de la loi », comme
susmentionné, n’avait pas caché son embarras à
instruire ce qu’il nommait, « cas Gazuit ».
En effet, selon cette personnalité judiciaire, l’affaire ne
comportait aucune base juridique car la loi sur la presse
de 1681, dont il pourrait être fait application stipulait :
« que les injures doivent être prononcées à haute voix
et devant témoin »157, ce qui était loin d’être établi en
l’état de l’enquête. Les dispositions de la circulaire
156
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Correspondance Haut-commissaire de
la République, Gouverneur général de l’AEF, à Monsieur le ministre
de la France d’outre-mer-direction des affaires politiques, 27, Rue
Oudinot. Paris (VII).
157
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Correspondance du Gouverneur P.I.
chef du territoire de l’Oubangui-Chari à Monsieur le Haut-
commissaire de la République, Gouverneur général de l’AEF.
198
ministérielle du 15 décembre 1947, non plus car dénuées
de tout fondement juridique.
L’Arrêt, ainsi rendu par le Procureur de la République,
était soumis à l’arbitrage du Procureur général par
intérim à Brazzaville, Monsieur Giacobi, qui l’entérina par
cette surprenante conclusion : « Faits signalés, pour
regrettables qu’ils soient, ne sont pas en l’état de
l’enquête susceptibles de justifier des poursuites. Aucun
délit n’étant établi, dossier vous est retourné pour
complément d’enquête s’il y a lieu et notamment pour
confrontation si plaignant accepte s’y prêter. Dans cas
contraire ou si confrontation donne aucun résultat
conviendra classer purement et simplement »158.
Ce message, on ne peut plus clair du Procureur général
par intérim, mettait définitivement un terme à ce
dossier. En effet, il n’y avait eu ni confrontation, ni
complément d’enquête comme souhaité. Aucune
réaction non plus de la part de l’administration coloniale,
qui s’était lavé les mains comme Ponce Pilate depuis que
l’affaire était passée au plan judiciaire. Finalement, ce
jugement n’avait fait que confirmer l’inquiétude
qu’exprimait dès le début le ministre de la France
d’outre-mer, celle de voir l’instruction se terminer par un
non-lieu.
En revanche, si la justice semblait se consoler en
évacuant de cette manière une affaire, somme toute
encombrante pour elle, l’administration coloniale quant
à elle ne s’en réjouissait guère. C’était une véritable
épine au pied, car connaissant la notoriété et la capacité
de nuisance de l’Élu à qui elle avait à faire. Elle était
également consciente, du non-respect des dispositions
de la Constitution, de la circulaire ministérielle et des
excès de pouvoir de certains administrateurs ou colons.
158
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Message n° 2054/PG du Procureur
général par intérim, Brazzaville, à Procureur de la République
Bangui
199
Cependant, hasard du calendrier, la date de la
transmission de la décision du Procureur général par
intérim au Procureur de la République, coïncida avec
celle de la convocation du conseil représentatif de
l’Oubangui-Chari en session budgétaire. Boganda, pour
manifester sa désapprobation, boycotta cette session qui
devait pourtant débattre du budget de 1949, lequel
budget comportait un certain nombre de projets sociaux
qui lui étaient chers.
Dans son allocution, le Gouverneur par intérim de
l’Oubangui-Chari, Monsieur Mauberna, tout en déplorant
ce geste, à saluer la présence du conseiller représentatif,
Monsieur Antoine Darlan à cette session. Il profita de
cette tribune, pour rappeler aux uns et aux autres, le
strict respect de la Constitution, la nécessité de faire
régner le calme dans la colonie ainsi que la cohésion
entre Noirs et Blancs, conditions sine qua non pour le
développement socio-économique de la colonie de
l’Oubangui-Chari dont la charge venait de lui être
confiée :
« Je dois ici appeler votre attention, et au-delà de cette
Assemblée, l’attention de toutes les catégories de la
population, sur la nécessité du calme des esprits, sur la
nécessité de l’ordre consenti et de la bonne harmonie,
indispensables vraiment à l’accomplissement de cette
tâche ; or il n’est pas de calme possible, pas d’harmonie
possible, il n’est pas d’ordre possible, donc pas de travail
efficace, pas de travail au coude à coude possible, sans
une entente de bon aloi entre les deux populations
autochtone et européenne.
Je rappelle ici, parce que je juge devoir le faire, sans
aucune acrimonie, mais avec toute ma sincérité, et aussi
avec toute la fermeté désirable, que la Constitution doit
être dans l’Oubangui, comme dans tous les autres
Territoires de l’Union française, appliquée et observée
par tous. Cette question, vous le savez (et si par hasard
certains ne le savent pas, je tiens à la leur rappeler) a
200
fait l’objet, très récemment, de débats dans les trois
Assemblées constitutionnelles, qui sont l’Assemblée
nationale, le conseil de la République, et l’Assemblée de
l’Union française.
Dans ces trois Assemblées successivement, à peu
d’intervalles, le ministre de la France d’outre-mer a
affirmé du haut de ces trois tribunes, le désir et la
volonté du gouvernement de faire respecter partout la
Constitution. Il a rappelé, à ces trois occasions, la
circulaire qu’il avait adressée le 19 décembre 1947 au
sujet, vous le savez aussi, des discriminations raciales,
à tous les chefs des territoires d’outre-mer [...].
En supposant même qu’à cette date, il eut été possible
d’ignorer les dispositions de la Constitution et les
prescriptions particulières de cette circulaire, il n’en est
plus de même aujourd’hui. Je demande donc à toute la
population, de quelque origine qu’elle soit, et en
particulier à l’infime minorité, qui aurait pu croire, ou qui
pourrait encore croire, qu’il est possible de ne tenir
aucun compte des lois de la République, de se rendre
compte que ces lois doivent être, et seront,
respectées »159.
Comme l’on pouvait s’y attendre, ce rappel à l’ordre
sonnait, non seulement comme une reconnaissance
implicite de la parodie de justice, mais une tentative de
rapprochement de la part de l’administration coloniale
pour se concilier le soutien inconditionnel du député
Boganda dans l’œuvre de développement socio-
économique de l’Oubangui-Chari.
159
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Allocution prononcée par le
Gouverneur p.i. Mauberna le 16 août 1948 à la séance d’ouverture
du conseil représentatif de l’Oubangui-Chari réuni en session
budgétaire.
201
III- BULLETIN N°3 (sans date)
202
peut-on dire que la colonisation a amélioré les conditions
d’existence de nos populations ? Ne vaudrait-il pas
mieux dire que la colonisation les a rendues plus
malheureuses en faisant miroiter devant leurs yeux un
bonheur insaisissable dont elles n’avaient jamais, jadis
soupçonné l’existence ? »160.
Abordant en premier point ce qu’il nommait toujours :
« Grave problème social », Boganda inventa le
néologisme : “négrophobie”, qu’il définissait comme la
haine du Noir, la répulsion instinctive de l’enfant qui n’est
pas habitué à voir d’autres personnes que celles de sa
famille. « Horace, poursuivait-il, écrivait déjà il y a deux
mille ans : “Hic niger est, tu, Germane, Cave” : “C’est un
Noir, Allemand, prends garde” ». Et pourtant, on ne
craint jamais qu’un plus fort ou un plus malin que soi.
Plus malin, nous l’avons été, car l’Afrique a été le
berceau de la civilisation et l’Europe ne nous a jamais
pardonné cela. Notre continent est appelé à devenir le
centre d’une civilisation plus brillante encore que la
première et l’Europe nous redoute et nous hait
instinctivement. Ce n’est que par réflexion qu’un Blanc
parvient à voir dans l’homme noir autre chose que
l’épiderme.
Chez les Blancs comme chez les Noirs, l’intelligence n’est
pas donnée à tout le monde. Est intelligent, en effet,
(Intelus Legons = qui lit dedans) quiconque fait
abstraction des accidents extérieurs pour ne prendre en
considération que les éléments essentiels et constitutifs.
La négrophobie est un manque d’intelligence pratique.
La négrophobie est restée au stade de l’enfant auquel
répugne toute personne étrangère à sa famille.
On rencontre la négrophobie partout en Oubangui,
jusque dans les églises, à la communion et à l’autel, et
certaines prétendues maisons d’éducation religieuse
sont de véritables camps de concentration où les jeunes
gens et les jeunes filles sont souvent soumis à des
160
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Pour Sauver un Peuple, 1ère Série, P. 1
203
châtiments corporels exagérés, contrairement aux
termes mêmes de la Constitution et au respect de la
personne humaine »161.
Enfin, dans la rubrique « Organisation économique »
Boganda, qui ne lésine pas sur le superlatif des concepts,
se livre à des extrapolations sur une probable disparition
des Oubanguiens de la face de la terre comme les
Indiens, si rien n’est fait d’ici vingt ans. Seuls resteraient
quelques échantillons qui serviraient d’objets
d’exposition dans les musées européens. Il estimait pour
sa part que, fermer les yeux sur une telle réalité serait
un crime contre l’AEF. Pour cela il fallait donc
urgemment :
• développer la culture vivrière intensive pour lutter
contre la sous-alimentation et le marché noir ;
• améliorer l’habillement ;
• construire des habitations convenables en
respectant les conditions d’hygiène les plus
élémentaires ;
• procéder à l’instruction de la masse ;
• construire de nombreux centres médicaux, de
maternité et de puériculture.
161
CAOM, op. cit.
204
rudibus rudis162. Il s’agissait des meurtres, des
blessures, des violences, des vols plus ou moins
camouflés, des arrestations arbitraires, du travail
forcé et des actes de discrimination raciale. Si le
langage déplaisait, pourquoi pas les faits,
s’interrogea-t-il. Suivant une règle de la logique,
deux contradictoires ne pouvaient être vraies à la
fois ou à la fois fausses. Affirmer que ses reproches
contre l’assassinat des populations oubanguiennes
par le colonialisme étaient désordonnés, c’était
soutenir que toutes ces violentes injustices étaient
désordonnées ;
• des faits non avérés qu’il qualifiait de négatifs et
qui étaient en fait des omissions. Alors, ce
n’étaient plus des reproches, mais des désirs, des
souhaits :
« Quand nous vous demandons ce qui vous
appartient, tenait-il à expliciter, c’est l’aumône que
nous vous demandons. Vous êtes libres de
disposer de ce qui vous appartient. Mais lorsque
nous revendiquons notre droit à la dignité
humaine, ce n’est plus la charité que nous vous
demandons mais la justice la plus stricte. Et sur ce
point, vous n’êtes plus libres. Aucun individu,
aucun peuple ne peut être la propriété d’un autre
individu, d’un autre peuple.
Il ne s’agit point ici de couleurs ou de nuances ; il
s’agit de poser nettement, clairement,
objectivement, le problème de l’Union française et
de la grandeur de la France contre le danger du
colonialisme. Les populations d’outre-mer et leurs
régions constituent-elles la propriété des
colonialistes avec droit de vie ou de mort ? »163.
162
Rustre avec les Rustres
163
Pour Sauver un Peuple n°4, sd.
205
La rubrique : « Grave problème social », était la suite de
ce qu’il avait commencé à développer dans le numéro
trois. Elle portait plus précisément sur ceux qu’il
nommait des : “Négrophobes” et qu’il décrivait comme
des ennemis de l’humanité, puisque n’aimant pas plus
les Blancs que les Noirs. Des missionnaires, des
administrateurs et des conseillers territoriaux étaient au
nombre de ces “Négrophobes”. Par leurs
comportements, ils faisaient honte à la France, à
l’Afrique et à l’Union française. Par conséquent, ils
méritaient d’être expédiés sur une autre planète :
« Un missionnaire, un “négrophobe” incorrigible, connu
dans toute l’AEF, me disait, il y a quelques semaines à
mon retour de Paris : “Vous avez grossi mais vous n’avez
pas blanchi”. Non, R.P.H…164, je n’y tiens pas, je
ressemblerais à un cochon gratté, je sentirais le cadavre,
je perdrais ma franchise et ma logique, je serais un tissu
de contradictions : je ne vous envie pas d’être blanc.
Le R.P.W…165 de la Mission de M, autre “négrophobe”
avéré, éloigne tout le monde des pratiques religieuses
par son attitude raciste. Nous souhaitons vivement son
départ du territoire.
Les “négrophobes” desservent la France, l’Afrique et
l’Union française. Ils n’aiment pas plus les Blancs que les
Noirs ; ce sont les ennemis de l’humanité, des
misanthropes. Nous désirerions que la future société
humaine parvienne à les expédier sur une planète de
notre système solaire. Mais là ils seraient encore plus
dangereux et nous enverraient des bombes atomiques.
Il y a aussi des “négrophobes” noirs : tels nos conseillers
qui sacrifient tout le peuple oubanguien à leur intérêt
personnel ; tel surtout M.B…166 qui a été rappelé à l’ordre
l’année dernière par l’administration pour avoir livré des
travailleurs, de force, contre cadeau et qui cette année a
164
Initiale de : Révérend Père Hemme.
165
Initiale de : Révérend Père Weis de la Mission de M’Baïki
166
Initiale de Monsieur Bouscayrol, chef de Région de la Lobaye
206
présenté un rapport pour demander le retour à
l’indigénat et au travail forcé. Il conviendrait qu’on
examine avec la plus grande bienveillance le rapport de
M.B… et qu’on commence, comme cela convient, par le
soumettre lui-même à l’indigénat et au travail forcé. S’il
y trouve du plaisir, il continuera cette vie, s’il ne s’y plaît
pas, il retirera son rapport.
À bas les “Négrophobes” ! »167.
La partie:« Organisation économique », était consacrée
au démarrage des activités de la coopérative
SOCOULOLE, après dépôt légal des statuts au greffe du
tribunal de paix de Bangui et enregistrement auprès des
services des domaines.
Il y relatait également le conflit d’intérêts entre la
SOCOULOLE et la Société Indigène de Prévoyance (SIP).
En effet, la SOCOULOLE ayant tout raflé ce 9 novembre
sur le marché de Bobangui, l’administrateur se rendit
auprès de Boganda au village Woro-Woro pour le
sommer de livrer les produits à la SIP. Mais évoquant la
liberté d’association, la loi sur les coopératives et la
liberté du travail, il se montra intraitable.
Puis il fit un premier aperçu des investissements réalisés
au profit de sa coopérative ainsi que du nombre, sans
cesse croissant, de ses coopérateurs, ce qui témoignait
de la vitalité de son projet. Désormais, personne en
Métropole et en Afrique-Équatoriale française, ne pouvait
se douter des buts poursuivis par la SOCOULOLE :
« Nous avons entrepris la construction de quatre cases
témoins et la construction, en briques sèches, de cinq
maisons communes, destinées à servir d’auberges à nos
coopérateurs. Nous avons également ouvert une route
de 8 Km environ vers Kalawa (Karawa) : elle nous
permettra de drainer les produits du clan Zendi.
167
Pour Sauver un Peuple, op. cit.
207
Nous avons enregistré 750 coopérateurs, dont environ
600 pour Bobangui seul et 150 pour Zendi. Nous n’avons
pas encore pu inscrire tous nos membres de Zendi, Yaka,
Bokanga, Bosia et Loko. Dans le seul district de Mbaïki
nous comptons sur 5 à 6000 membres actifs.
Tant en Mmétropole qu’en AEF, personne à l’heure
actuelle n’ignore le but de la SOCOULOLE. Nous
essayons de réaliser aujourd’hui ce que nous avons dit
et écrit : combattre les préjugés de couleur, secouer le
joug de la servitude, sous toutes ses formes, vaincre
l’injustice, l’ignorance et la misère, défendre nos intérêts
et nos droits à l’existence, à la liberté et au respect de
notre personne humaine dans chaque individu et de
notre originalité dans nos collectivités ou tribus »168.
L’actualité sociopolitique se résumait à l’autorisation
accordée aux coopérateurs, régulièrement inscrits et
titulaires d’une carte de la SOCOULOLE, de livrer
librement leurs produits.
168
op. cit.
169
Ils comportent 6 pages
208
serait vain de parler d’évolution ou d’émancipation. Il
fallait y voir, les prémices des cinq verbes du MESAN qui
lui étaient chers.
La situation démographique demeurait la plus
angoissante, tenait-il à repréciser, et que tout
missionnaire, tout administrateur ou colon qui n’en était
pas ému, était inutile et nuisible à l’Église, à la France et
à l’Afrique elle-même.
Réfutant la définition de Monsieur Joseph Folliet170 qui
présenta la colonisation comme : « domination d’un
peuple apparemment plus avancé en civilisation sur un
autre peuple apparemment moins avancé »171, Boganda,
tel un donneur de leçon, définit, quant à lui, la
colonisation et l’éducation de cette manière :
« En effet, qu’est-ce que la colonisation, sinon
l’éducation d’un peuple par un peuple en vue de conduire
le peuple colonisé à sa maturité et à son émancipation ?
C’est dans ce sens que la Charte de l’Atlantique a déclaré
la primauté des intérêts des peuples colonisés.
Qu’est-ce que l’éducation, sinon le développement d’un
individu par un individu, en vue de l’émancipation de
l’individu éduqué ?
L’éducation et la colonisation n’ont qu’un but qui seul
justifie l’une et l’autre et en constitue l’unique raison
d’être. En cela je ne puis être d’accord avec M. Joseph
Folliet […].
La colonisation, fille aînée de la traite et de l’esclavage,
n’a jamais été considérée comme l’éducation d’un peuple
par un peuple, mais plutôt, suivant la définition
généralement admise en Occident, la domination d’un
peuple par un peuple. Cette définition a été
désapprouvée par tous les penseurs, en particulier par
les Pères de l’Église, et Platon affirmait déjà : “Le vice
170
C’était à l’occasion des « Semaines sociales de la France »
organisées à Lyon du 19 au 25 juillet 1948
171
Pour Sauver un Peuple n°s : 5 et 6, p.1
209
seul a pu faire la servitude, et la vertu la liberté”. La vraie
civilisation est une vertu, et consiste à reconnaître à
chaque individu, à chaque peuple, son droit à la vie et à
la liberté. Née d’une base fausse, la colonisation latine
est mort-née qui ne mérite même pas qu’on en porte le
deuil : partie d’une définition inhumaine, elle devait,
inévitablement, aboutir à un échec.
La colonisation, d’après M. Folliet, est une domination.
Or, une domination est un acte de violence. Il résulte de
cette définition ce qui est arrivé effectivement : les
peuples dominés opposent, dès qu’ils le peuvent, la
violence à la violence ; quand ils ne le peuvent pas, ils
résistent par l’inertie et la haine sourde : rappelons-nous
les années 1940-1945 en France. Lorsqu’un Africain
écoute les métropolitains raconter les horreurs de
l’occupation allemande, il ne s’en émeut pas du tout. La
Gestapo latine a précédé la Gestapo germanique.
Les colons français, italiens, espagnols portugais ont
colonisé les tribus indiennes et le résultat fut, tout le
monde le sait, l’anéantissement des tribus
172
colonisées » .
Angoissé, par conséquent, le leader oubanguien
craignait que ce qui était arrivé aux tribus indiennes
d’Amérique, ne puisse se reproduire en Afrique
Équatoriale française (AEF), en général, et en Oubangui-
Chari particulièrement, et que seuls ne puissent
subsister que quelques échantillons qui serviraient
d’objets de curiosité dans les musées européens. Dans
son style habituel qui combinait le français et le latin, il
disait : « Quid non pectora mortalia suades, auri sacra
fames ? »173. Selon Boganda, c’était la soif de l’or qui
avait fait exterminer les tribus indiennes, c’était la soif
de l’or qui avait suscité la traite des nègres, c’était
172
Pour Sauver un Peuple, op. cit. 2.
173
Que de crimes tu fais commettre aux humains, sacrée soif de
l’or ?
210
encore la soif de l’or qui avait fait diminuer la population
de l’AEF de plus de la moitié en moins de 40 ans.
Le peuple se meurt, disait-il, par la faute d’une
administration corrompue, colonialiste, raciste,
machiavélique et qui ne reflétait plus la France. En deux
ans, plusieurs Oubanguiens auraient été tués par des
représentants de l’administration. Crimes privés, dira-t-
on, et qui n’étaient imputables, ni à l’administration, ni
à la France elle-même. Mais les crimes privés finiraient
par devenir nationaux, si les criminels continuaient à
bénéficier de l’impunité. Aussi, les folies individuelles
risqueraient de devenir collectives, si les Médecins
n’enfermaient pas les fous dans les asiles. En effet,
quand un abcès est mûr, le cataplasme ne sert plus à
rien, c’est le bistouri qui convient.
Pourquoi une France en temps de Guerre, et deux France
en temps de paix ? s’interrogea-t-il.
Comme dans les précédentes parutions, il ne s’était pas
empêché d’égratigner le chef de région de la Lobaye, en
se lançant dans un grand déballage au sujet de sa
mauvaise gestion des subventions et crédits alloués pour
l’exécution des travaux d’intérêt public. Tout cela, au vu
et au su de la République demeurée impassible : « O
tempora, O Mores »174, s’cria-t-il. Puis il fit la litanie des
performances réalisées par sa coopérative et pour
lesquelles il était persécuté par l’administration
coloniale :
« L’administration nous persécute, soulignait-il, parce
qu’en six mois notre coopérative a réalisé ce qu’elle n’a
pas pu – ou voulu – faire en 60 ans.
1. nous avons construit tout un village en briques
sèches ;
2. nous avons élevé une auberge pour nos
coopérateurs ;
Ô temps, Ô mœurs
211
3. nous avons construit plusieurs cases témoins dans
les villages de Bobangui ;
4. nous avons entrepris la construction d’un
dispensaire dans notre centre de Woro-Woro en
Mbazengue ;
5. nous projetons la construction d’une église, d’une
cité scolaire, d’une maison de spectacle ;
6. nous avons ouvert une route vers Gbabili et
Kalawa (près de 16 kms) »175.
175
op. cit. p, 4.
176
Cet ouvrage n’a jamais paru
212
Par la première et en employant le pluriel de majesté,
Boganda faisait allusion à lui-même. En effet, il
comparait sa lutte pour la libération des populations de
l’Afrique-Équatoriale française à celles menées par les
activistes européens des droits de l’Homme du XVIIIème
siècle dont : l’Abbé De Las Casas, l’Abbé Grégoire177,
William Wilberforce, Schoelcher, l’Abbé Lemir, etc. ;
luttes qui aboutirent à l’abolition de l’esclavage, de la
traite et à la survie des Amérindiens à la décimation. En
emboîtant leurs pas, il était conscient qu’il s’exposait aux
ennuis de toutes sortes qui le conduiraient à finir sur la
croix comme le fils de l’Homme : « Les jeunes
philosophes chrétiens, mettait-il en exergue, regrettent
souvent que le CHRIST à la demande de Pilate n’ait pas
donné la définition de la vérité. Nous estimons qu’il est
souvent plus digne de ne pas répondre aux curiosités et
aux calomnies des néopharisiens occidentaux ».
Quelqu’un l’en aurait d’ailleurs discrètement mis en
garde à Brazzaville, mais il préférait la sentence réservée
à Galilée. « Nous savons donc où nous allons », tirait-il
comme conclusion à cette réflexion.
À la deuxième interrogation : « Où va la France ? », il
argumenta dans un humour noir ravageur : « Aux
funérailles de l’Union française. Car il ne faut pas nous
illusionner : l’union suppose une base de confiance,
d’amour ou d’intérêt. Le racisme national qui existe chez
tous les peuples colonisateurs, à un degré plus ou moins
élevé, a suscité parmi les peuples colonisés, en
contrepoids, un nationalisme haineux qui se manifeste
partout, mais qui se tait par peur. C’est un secret de
177
L’Abbé Grégoire est l’auteur de l’Article 1er de la Déclaration des
Droits de l’Homme et du Citoyen adoptée par l’Assemblée
Constituante du 20 au 26 août 1789, acceptée par le roi le 5 octobre
1789 : "Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit.
Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité
commune."
213
famille, que nous vous dévoilons parce que nous
sommes trop Français pour nous taire.
Un autre Français, un fils de Gaulois celui-là, un Prêtre
missionnaire, nous dévoile, lui aussi, un secret de famille
quand il écrit dans son livre “La Nouvelle politique
coloniale française” :
“Le Français doit cesser d’être raciste. Car il, l’est,
moins que d’autres peuples sans doute, trop au
regard de la vérité. Il se croit fils de la Révolution
parce qu’il accorde qu’un Martiniquais gère lui-
même sa commune ; il ne voudrait pas, dans une
Assemblée plus large, assis à la même table que
lui, se laisser guider par ses conseils. Il a beau dire
“nos frères de couleur’’, le mot COULEUR dans sa
bouche sonne plus fort que le mot FRÈRE.”
Le racisme existe donc partout dans nos Tterritoires
d’outre-mer, et cette civilisation occidentale si
éblouissante est un beau verni, car, en grattant l’homme
occidental nous avons découvert l’animal ; en grattant
l’animal nous avons découvert la bête ; en grattant la
bête nous avons découvert le racisme, le chauvinisme et
l’égoïsme qui font que l’homme attribue tout le vrai et
tout le bien à sa race, à sa province, et à sa personne.
Nous avons découvert une brute imbue de sa supériorité
et préoccupée de son seul intérêt personnel, ce qui le
rend insociable par rapport aux autres races. L’Afrique
noire n’a donc jamais eu l’exemple de la vraie civilisation.
Qu’est-ce qui justifie, alors, outre-mer, la présence
occidentale ? » 178.
VI- BULLETIN N° 7
178
op. cit. p. 6.
214
conjecturait, sauf miracle, l’échec certain de la
colonisation française en Afrique-Équatoriale française.
L’éloignement géographique, les divergences
d’éducation et d’atavisme, la différence de mentalité et
d’idées, l’ignorance des langues et dialectes africains
expliqueraient, selon lui, cet échec. Seul l’Africain et celui
qui aborde l’Afrique sans préjugé, sont susceptibles de
comprendre l’Africain. En effet, la colonisation
démolissait la société africaine et ne la reconstruisait
pas. Elle souillait tout ce qu’elle touchait et n’honorait
jamais ses promesses. Par conséquent, la colonisation
morte et ensevelie, n’avait légué comme chef-d’œuvre à
l’AEF que la classe des évolués, futurs auxiliaires fidèles
de l’administration coloniale.
215
L’AEF qui comptait plus de 8 millions d’habitants il y a 30
ans, en compte, aujourd’hui, à peine 3 millions et demi.
Nous avons donc perdu plus de la moitié de notre
population en 30 ans. Où est le responsable de cette
mort de la masse ? Il nous en reste moins de la moitié :
il nous faudra donc moins de 30 ans pour voir nos tribus
disparaître de la planète ! Alerte »179.
« L’AEF est-elle un peuple mineur ou est-elle un peuple
conquis ? Êtes-vous en Occupation ou en
Colonisation ? ».
Ce fut par ces interrogations que Boganda débuta le
second volet de son Bulletin habituellement consacré à
l’analyse du problème social. Il n’y avait pas caché sa
surprise, après une visite dans les zones d’occupation
française en Allemagne et en Autriche, de constater que
les officiers français, allemands et autrichiens vivaient en
symbiose. La courtoisie des officiers français à l’égard de
leurs collègues allemands et autrichiens, n’avait pas
échappé à sa curiosité non plus. Enfin, était-il
positivement marqué par les réceptions amicales
offertes en son honneur et auxquelles ces officiers
étaient conviés. Malheureusement, c’était le contraire
qui se vivait en Oubangui-Chari, et Boganda de rappeler
au passage l’incident de l’Hôtel Pindèré. Profitant de
l’occasion, il revint sur l’épineuse question du racisme
qu’il dénonçait avec véhémence depuis longtemps :
« J’ai rencontré le racisme partout en AEF : dans nos
Missions, dans l’administration et parmi les colons. Donc
ces gens-là ne sont pas Français, et encore moins
catholiques, car, qui dit “catholique”, dit citoyen d’une
Église Universelle, et non d’une chapelle peinte en blanc
et noir. Une nation, comme un individu, peut dépendre
d’une autre en raison d’un droit d’occupation ou de
colonisation.
179
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Pour Sauver un Peuple, n° 7, p. 1
216
Le droit d’occupation ou de domination est le résultat
d’une guerre légitime. Le droit de colonisation est un acte
d’humanité. On colonise un peuple mineur, comme on
éduque une personne mineure dans le but exclusif de
son émancipation. Où en sommes-nous après 60 ans de
colonisation ? »180.
Alors que l’on s’attendait à lire dans le volet :
« Organisation économique », la suite de belles
performances de la SOCOULOLE et les nouvelles
orientations économiques qu’il comptait imprimer à
l’Oubangui-Chari, la rédaction y poursuivit au contraire
son procès de la colonisation. Face au constat d’échec de
cette dernière, Boganda donnait aux défenseurs du
colonialisme, une véritable leçon sur le sens du verbe
“coloniser”, synonyme du verbe “éduquer” qui, dans le
contexte de la colonisation, renvoyait aux éléments
constitutifs d’une société à savoir :
• l’élément matériel ou le bien-être ;
• l’élément intellectuel ou l’instruction ;
• l’élément social qui implique des obligations :
a) à l’égard des individus pris isolément (devoir de
justice, de respect, etc.) ;
b) à l’égard de la Société, de la Nation (devoir de
dévouement, de patriotisme, etc.) ;
c) enfin à l’égard de lui-même.
• l’élément religieux qui, d’après l’orateur romain,
règle les rapports de l’homme avec son créateur.
180
op. cit.
217
« Est donc matérialiste le dicton : primum vivere181 ? Est
donc matérialiste le principe premier : Agere sequitur
esse ? Est matérialiste celui qui a affirmé qu’un certain
bien-être est indispensable à la pratique de la vertu
(Saint Thomas d’Aquin) ? Est matérialiste celui qui a
déclaré qu’il est impossible à un sac vide de tenir
debout (Benjamin Franklin, inventeur du
paratonnerre) ? Est matérialiste le curé qui faisait sortir
son vicaire du confessionnal en lui disant : donne-leur
d’abord le pain du corps (Saint Vincent de Paul) ? Le plus
grand matérialiste, c’est celui qui durant 30 ans, s’est
fait charpentier à Nazareth, commença sa vie politique
en donnant à boire aux gens, la continua en leur donnant
le pain du corps et la termina par Sa Première Messe
durant laquelle il donna en pain de notre âme Son Propre
Corps.
Voilà les modèles du matérialisme que nous voulons
suivre, sans désespoir, comme dit Pascal, malgré les
traits empoisonnés des Pharisiens modernes. Pour
sauver l’AEF de la disparition, nous voulons la nourrir, la
loger, l’habiller, la soigner : aidez-nous à sauver le
peuple aéfien »182.
181
D’abord vivre
182
op. cit.
218
responsables, devant Dieu, devant l’Union française et
devant l’Histoire, de ce qui nous reste. Nous devons
empêcher l’AEF de mourir. Nous devons sauver notre
peuple.
Qui a peur de notre Bulletin : “Pour Sauver un Peuple”,
sinon celui qui veut nous voir disparaître de la terre ?
Qui redoute notre instruction, et notre relèvement sinon
celui qui exploite notre ignorance et notre abaissement ?
Et tous ces gens-là parlent, nous critiquent, nous jugent,
nous condamnent à mort, en nous disant : “ Qui vous
rend si hardis de troubler nos fêtes ?”.
Comme les Indiens, nous sommes victimes de la
cupidité, et la France reste sourde à notre cri de
détresse : Alerte ! Au secours, nous périssons… »183.
« Quid non pectora mortalia suades auri sacra
fames 184», c’était par cette expression latine que la
rubrique : « Grave problème social » était abordée. Ce
choix de l’image de l’or, l’amenait plutôt à parler du
pouvoir de l’argent qui était le mobile habituel des
activités humaines :
« Le monde de nos jours, selon lui, est conduit par le
dieu-métal ; le sentiment de l’honneur, le dévouement,
l’amour de l’humanité, tout, en un mot, cède la place à
l’argent ; le jugement est faussé par lui ; le sentiment
de la justice naturelle est obscurci par lui. Quel est le
crime social qui n’a pas été dicté par l’argent ? “Quid non
pectora mortalia suades auri sacra fames”.
L’Homme lui-même est sacrifié à l’argent. Ce problème
de main d’œuvre et les doléances journalières que nous
entendons constamment à ce sujet, quel en est le mobile
secret, sinon l’argent ? Parce qu’il ouvre toutes les portes
et confère une puissance quasi divine, Boileau le
183
Pour Sauver un Peuple n° 8, p. 1
184
Quel crime ne dictes-tu pas aux cœurs des humains, sacrée soif
de l’or ?
219
disait déjà : l’argent, l’argent, dit-on, sans lui tout est
stérile ; la vertu, sans argent, est un meuble inutile ;
l’argent, en honnête homme érige un scélérat ; l’argent,
seul, au Palais, peut faire un magistrat »185 .
Après ces observations sur les vertus de l’argent,
Boganda s’était appesanti sur l’aggravante situation de
la population qui induisait celle de la main d’œuvre, et
qui se posait avec acuité en Oubangui-Chari. Puis sur un
ton conciliateur, il suggéra de convenir avec la police,
que plus une population est nombreuse et forte, plus la
main d’œuvre augmente en quantité et en qualité, et
plus le rendement devient meilleur.
Malheureusement, il s’est produit en Oubangui-Chari en
général, et dans la Lobaye en particulier, des crimes, non
seulement contre le peuple oubanguien, mais aussi
contre la France, contre la civilisation et contre
l’Humanité tout entière. Ces crimes auraient dépeuplé
l’Afrique pour longtemps et contribué à la dégradation,
pour toujours, de l’image de l’Europe aux yeux des
Africains.
La cicatrisation se révélera longue et difficile, car à la
veillée du soir, les Africains dépeignent aux enfants la
servitude à laquelle, au nom de la civilisation, ils sont
soumis pendant près d’un siècle, et avec force ils
inculquent à leur postérité la méfiance et la haine de
l’occupant : « Ces choses-là, conseillait-il amicalement,
il faut être Oubanguien pour les sentir et les
comprendre ; car elles ne se disent pas dans les sabirs
qu’un étranger risque d’entendre ; ces faits se racontent
en dialectes de chaque tribu, et à des heures et lieux où
des oreilles indiscrètes ne risquent pas d’écouter »186.
Enfin, dans la rubrique : « Organisation sociale »,
Boganda reproduisit tout simplement l’extrait d’un article
publié dans le : Bulletin de Presse du Haut-commissariat
185
op. cit.
186
idem, p. 2.
220
de la République française en AEF, qui semblait le
conforter dans sa politique de développement
économique basée sur la création de coopératives
locales :
« La présence française, pouvait-on lire dans les lignes
de cet article, apporte la sécurité au pays ; mais ni
l’industrie, ni le commerce européen n’ont, jusqu’à
présent, réussi à lui donner une prospérité
démocratique. C’est donc en dehors d’eux ou plus
exactement parallèlement à leurs efforts, que les sources
de cette prospérité possible doivent être recherchées.
Si grande que soit l’inexactitude forcée des
recensements et des statistiques démographiques, un
fait est malheureusement avéré malgré les splendides
efforts du service de santé, le chiffre de la population
n’augmente pas, et les qualités natives des races
paraissent stationnaires.
Les moyens propres à redresser cette situation ne
peuvent être recherchés en dehors de ceux qui
concourent à l’élévation des conditions de vie des classes
les plus humbles de la société. La coopérative est un de
ces moyens, peut-être le moyen essentiel, il est naturel
que les autres intérêts, si respectables soient-il,
s’inclinent devant elle.
En Afrique-Équatoriale française, la coopérative ne peut
pas être créée par la volonté exprimée par l’État dans le
cadre d’un capitalisme “étatifié” »187.
Cet article apportait donc de l’eau au moulin du leader
oubanguien qui renchérissait immédiatement en ces
termes :
« Nous voilà au cœur même du problème : ou nous
condamner à périr, ou attendre tout de la Métropole, ou
nous sauver par nous-mêmes, avec le concours de la
Métropole. Tel est le problème qui se pose à l’AEF. Tel
187
op. cit, p. 3.
221
est le problème que je me pose à moi-même depuis plus
de 20 ans.
En 1939 j’ai cru en trouver la solution dans l’organisation
coopérative, et je commençais à Bangui avec une
trentaine de jeunes gens, une coopérative artisanale ;
en 1942 je lançais à Grimari une coopérative artisanale
et agricole. Les membres, sainement nourris et logés,
dignement habillés, ont pris goût au travail. Encouragé
par ce résultat et par l’organisation naturelle de nos
populations en clans et tribus, j’ai voulu étendre le travail
coopératif en Oubangui, tout d’abord pour rendre justice
à un peuple jusque-là asservi et exploité, et ensuite pour
améliorer la condition d’existence de mes frères, et,
enfin répondre à une question qui m’a été souvent posée
par les Français de la Métropole : “Pourquoi acheter à
l’étranger ce que l’Union française peut produire ?”
L’Union française ne pourra produire que si tous les
Français d’outre-mer prennent conscience de leurs
obligations sociales. Mais pouvons-nous demander à des
gens mal nourris, sous-alimentés, anémiés, mal logés,
mal vêtus, manquant de tout, dépourvus de soins
médicaux et d’instruction, de travailler pour leurs frères
lointains de la Métropole…
Et nous voilà en présence du dilemme colonial : travail
forcé à rendement immédiat, ou travail libre, travail de
persuasion. Le premier cas est une solution de facilité,
d’intérêts personnels. Le deuxième est une œuvre
d’éducation et de patience car il faudra, tout d’abord,
faire VIVRE la population, la développer en qualité et en
quantité, la faire travailler d’abord pour elle-même,
ensuite pour la société : C’est ce que nous appelons
SAUVER UN PEUPLE, et, pour ce faire, le Bulletin du
Haut-commissaire d’AEF nous indique la voie à suivre.
Qu’on n’aille pas chercher ailleurs les raisons de notre
obstination »188.
188
op. cit. p. 3.
222
VIII- BULLETINS N°s : 9 ET 10, 1949
223
Le garde était accompagné d’un certain Boymbaté, agent
du chef Lamine. Boymbaté aurait battu violemment la
nommée Bitoyi, femme de Bokiba du village Bakota.
Bitoyi serait restée 8 jours malade.
Comme vous le voyez, Monsieur le Gouverneur, par ces
faits, ainsi que par l’accident189 qui vient de se produire
dans Bangui même, nous sommes bien loin de l’esprit de
la France et de la Constitution.
En vous remerciant d’avance des mesures que vous
voudrez bien prendre et que j’espère promptes et
efficaces, je vous prie d’agréer, Monsieur le Gouverneur,
l’assurance de ma haute considération »190.
Mais dans sa réponse datée du 06 avril et enregistrée
sous le numéro : 236/APS/CAB, le Gouverneur, chef du
territoire de l’Oubangui-Chari, consacra trois lignes
seulement à la situation décrite par le député, et se livra
au contraire à des remarques discourtoises, allant
jusqu’à l’accuser de détention illégale d’armes de chasse
et de confiscation d’une camionnette administrative :
« J’accuse réception de votre lettre du 25 mars qui vient
seulement de me parvenir. Je tiens le chef de la région
de Lobaye au courant des faits que vous signalez afin
qu’il puisse en vérifier l’exactitude et s’il est nécessaire
prendre toutes mesures utiles.
Je note que je vous ai vu à M’Baïki le 27 mars et que
vous ne m’avez pas tenu au courant des faits ci-dessus.
Cela semblerait indiquer que vous ne leur attachiez pas
une importance considérable car il eût été alors possible
de faire immédiatement la lumière sur cette affaire.
Ce que je ne puis admettre, c’est que l’incident relaté par
vous soit une occasion d’invoquer un “incident” qui s’est
produit récemment à Bangui. Je ne vois aucun lien entre
189
Allusion à l’assassinat de Zowa sur lequel nous reviendrons dans
un des prochains chapitres.
190
Pour Sauver un Peuple n°s : 9 et 10, 1949. In J. D. Pénel, op.
cit. pp: 252-252.
224
les deux faits. Vous aurez la preuve qu’il existe en France
et en Oubangui-Chari une seule justice.
Par contre je vois dans votre remarque la preuve d’une
attitude systématiquement blessante à l’égard des
représentants de l’administration. Je n’aurais rien à dire
contre cette attitude si dans le même temps que vous la
manifestez, l’administration n’était amenée à se montrer
envers vous particulièrement complaisante.
Vous n’êtes toujours pas en règle en ce qui concerne la
législation sur les armes de chasse. Je vous rappelle
également que vous êtes détenteur d’une camionnette
administrative depuis fin juillet dernier. Ce fait ne
pouvant se prolonger aussi longtemps que votre séjour
en Oubangui, je vous serais obligé de la remettre à ma
disposition à compter de la réception de cette lettre.
Veuillez agréer, Monsieur le député, l’assurance de ma
considération distinguée.
Signé : Delteil »191.
Cette lettre du 6 avril était suivie, vingt jours plus tard,
d’une autre enregistrée sous le n° 312, mais dont nous
n’avons pas pu nous procurer une copie. Faisant donc
d’une pierre deux coups, Boganda rétorqua au
Gouverneur en ces termes :
« J’ai été très surpris et déçu par le contenu de ces
lettres. Si le fait de porter à la connaissance du pouvoir
exécutif un acte de violence commis par des agents de
l’administration sur des citoyens paisibles et sans
défense est, de ma part, la preuve d’une “attitude
systématiquement blessante à l’égard des représentants
de l’administration ”, je désespère de ne pouvoir jamais
faire régner en Oubangui la justice et le respect de la
personne humaine.
Vous m’avez vu à M’Baïki le 27 mars et je ne vous ai pas
parlé de cette affaire. Permettez-moi de vous faire
remarquer, Monsieur le Gouverneur : 1°) que notre
191
op. cit.
225
conférence avait un objet bien déterminé, 2°) que ma
lettre étant antérieure à cette date, il ne m’a pas paru
nécessaire de vous en parler.
Il est bien évident que la question que nous traitions ce
jour-là était plus importante et plus urgente que celle-ci.
Est-ce à dire que nous devons fermer les yeux sur les
exactions qui exaspèrent nos populations ? Votre lettre
semble le dire. Lois et décrets n’existent que pour le
député ; on les prend en rigueur de termes lorsqu’il s’agit
de moi ; on ne sait plus les lire lorsqu’ils sont favorables
à la population et à moi-même. Cet état d’injustice
permanente, qui n’échappe pas au peuple aéfien, crée
cette atmosphère de défiance que personne n’ignore,
contre laquelle j’ai pour ma part promis à la jeunesse de
France de lutter de toutes mes forces.
D’après vous il n’existe aucun lien entre l’assassinat de
Zowa à Bangui et le fait que je vous rapporte. J’ai
toujours cru qu’on enseignait la Logique à l’École
coloniale ; je vous en supplie, Monsieur le Gouverneur,
ne m’enlevez pas cette illusion.
Le peuple aéfien rend, à tort ou à raison, la France
responsable de tous les crimes commis dans le pays par
les Européens ou les agents de l’administration. Je
constate que des crimes et des exactions s’accumulent ;
crimes et exactions individuels risquent de devenir
nationaux si la Nation ne les désapprouve et ne les
condamne.
Je n’ai qu’une prétention, Monsieur le Gouverneur, c’est
d’être plus près de la population aéfienne que n’importe
quel Européen, de la comprendre et de me faire
comprendre d’elle sans intermédiaire.
J’ai une ambition : démolir cette barrière fictive créée
par, je ne sais quel mauvais génie entre Blancs et Noirs,
et démontrer aux générations présentes et futures que
la Gaulle et l’AEF peuvent s’unir pour former une France.
Quiconque, à la Métropole comme en AEF, s’est donné la
peine de m’approcher a compris ma profonde conviction
226
à ce sujet. En France on m’appelle le député et l’Apôtre
de l’Union française.
J’accepte d’être aussi le martyr de cette grande cause
française. Tous ceux qui sapent cette Union française en
faisant perdre à la France la confiance de ses enfants
d’outre-mer par leur conduite indigne, sont précisément
ceux qui se sont constitués mes persécuteurs officiels.
Le cas que je vous ai signalé, l’affaire Cuny à Baboua,
l’assassinat de Mbarga à Berberati, l’assassinat de
Ngwaka à Bangui en juillet 1947, l’assassinat de Zowa à
Bangui, une autre affaire sur laquelle je cherche encore
des lumières, de nombreux cas d’injustices sociales, de
violences, de coups et blessures, ayant tous pour auteurs
des Européens et qui me sont signalés chaque jour, ne
sont point faits pour entretenir la confiance. Et puisque
dans votre lettre, vous semblez me reprocher de les
signaler au Gouverneur du territoire, je me ferai un
devoir de les porter scrupuleusement à la connaissance
du peuple de France et de l’Assemblée nationale.
Je porte dès aujourd’hui à la connaissance du public
français votre lettre n° 236 et ma réponse ; d’autres
lettres seront publiées ultérieurement, accompagnées de
leurs réponses, afin de permettre à la France et au
monde de comparer et de juger nos attitudes
respectives.
La raison du plus fort est toujours la meilleure ; elle n’est
pas la justice. Rendre à chacun ce qui lui revient, aider
au développement d’une population dont nous avons pris
la responsabilité, respecter la personne humaine dans
tout individu, quelque Noir, ignorant et abject qu’il soit,
ce n’est pas de la complaisance, c’est un devoir de
justice.
Je passe à la question de voiture : vous voulez la
reprendre ? Faites-la prendre. Permettez-moi cependant
de vous faire remarquer ceci :
227
1°- le 25. 7. 48, je quittais Paris avec un ordre de Mission
de l’Assemblée nationale ainsi conçu : “Ordre de Mission,
départ 25 juillet ; retour, Mission terminée”.
2°- dans le même temps, des directives du ministre des
TOM disaient aux chefs des Territoires de l’AEF de mettre
à la disposition des Parlementaires, des moyens de
locomotion, à l’exception de la période de campagne
électorale.
Ma Mission est-elle terminée ? Le ministre des TOM a-t-
il retiré sa décision et a-t-il pris d’autres décisions ?
Vous m’objecterez : “vous avez utilisé la voiture à
d’autres fins”. Je ne sais si la logique est aussi différente
de la vôtre que la couleur de ma peau. Mais voici où m’a
conduit mon raisonnement de nègre : cette voiture a été
mise à ma disposition pour me permettre de remplir mon
mandat parlementaire, c’est-à-dire de faire la politique
oubanguienne. Jusque-là nous sommes d’accord. La
politique oubanguienne à l’heure actuelle est une
politique strictement sociale c’est-à-dire qu’il s’agit de
sauver la population de la disparition qui la menace et
pour cela il faut dans l’immédiat résoudre les problèmes
de l’alimentation, du logement, de l’habillement, des
soins médicaux et de l’enseignement, technique surtout.
Là encore je suis tombé d’accord avec tout le monde. Je
remplis donc mon mandat en fondant la SOCOULOLE
pour répondre aux besoins de la population et vous
trouvez qu'en utilisant la voiture à ce but j’en ai abusé.
Je vous comprends : là où il y a le racisme, le sectarisme,
les préjugés et le parti-pris, la logique n’est plus possible.
L’administration accumule les preuves de racisme et elle
s’étonne de mon attitude.
Question fusils : j’ai introduit régulièrement en août
1947, quatre armes : 1 fusil de chasse, calibre 12, cédé
à M. Ribeirot avec l’autorisation du chef du territoire ; 1
fusil de chasse, calibre 16, a été cédé à M. Malenguéré,
également avec l’autorisation du chef du territoire ; je
suis actuellement en possession d’une carabine achetée
228
sans munitions et par conséquent inutilisable pour la
chasse ; il en résulte que je n’ai nullement besoin de
permis. Je règle par ce même courrier la taxe à Mbaïki.
Quant au quatrième fusil, il a été retenu à la Douane,
faute de facture. Une lettre des A.P. m’a d’ailleurs
autorisé à prendre cette arme, mais la Douane semble
toujours faire difficulté. C’est encore là une de ces
mesures vexatoires dont je suis le point de mire en
Oubangui.
Je ne vous cache pas que l’insistance du gouvernement
à ce sujet ainsi que les difficultés que j’ai rencontrées au
service des Douanes sont la preuve d’une suspicion
manifeste de l’administration à mon égard et qui
surprendra tous mes amis de la Métropole.
J’espère que cette mise au point vous fera comprendre
que mon attitude est très française, plus française peut-
être que vous ne le croyez ; mais que je déteste, comme
tout vrai Français, cette vaste comédie de
l’administration coloniale qui, à mon avis, représente si
mal la vraie France.
Veuillez agréer, Monsieur le Gouverneur, l’assurance de
ma considération très distinguée »192.
Ces deux numéros achèvent la première série du Bulletin
que, Boganda, dans une Note/Bilan, annonce déjà à ses
lecteurs la parution du premier numéro de la deuxième
série.
Par rapport au Bilan, c’était un sentiment
d’autosatisfaction qu’il éprouvait car les exemplaires de
son Journal étaient lus à travers toute la France, en
Belgique, en Suisse, en Autriche, en Afrique blanche
comme en Afrique noire. Des extraits volontairement
travestis étaient également publiés dans la Presse :
d’extrême droite (Climats), du Centre (L’Aube) et
d’extrême gauche (Humanité et Allobroges).
192
Pour Sauver un Peuple n°s : 9 et 10, op. cit. pp: 253-256.
229
Mais il se réjouissait de tout cela car, c’était là, la
meilleure preuve que les problèmes dont il entretenait
inlassablement ses lecteurs intéressaient l’opinion,
quelque fusse sa couleur politique.
« On m’avait critiqué », reconnaissait-il. D’excellents
amis s’étaient détournés de lui, scandalisés par la
brutalité de ses révélations. Mais il était consolé parce
qu’aucun reproche ne lui était fait, et donc : libre il était,
libre il restait.
« Personne ne m’a acheté, assommait-il. Les diverses
menaces, les bobards ridicules lancés à dessein pour
troubler les plus simples et les plus humbles de mes
lecteurs, les sages conseils de “souplesse” et de
modération ont glissé sur moi comme l’eau des
torrentielles pluies équatoriales comme sur les feuilles
des palmiers de Sualakpé, mon Père.
230
Je suis fermement résolu à continuer cette œuvre, sans
me laisser intimider davantage dans l’avenir que dans le
passé. Mais seul, je ne pouvais rien. Quelques-uns ont
compris, m’ont soutenu de leurs paroles
encourageantes, de leurs propagandes et de leurs
deniers. Je ne leur ferai pas l’injure de remerciements
personnels : la conscience de contribuer à une grande
œuvre, l’Union française, suffit à la satisfaction de leur
cœur. Aussi bien, n’était-ce point le député de
l’Oubangui-Chari qu’ils aidaient ainsi, mais à travers lui
l’œuvre entreprise. Je me contenterai de leur dire : si
vous considérez que la tâche n’est pas terminée,
redoublez vos efforts et que “Pour Sauver un Peuple’’
puisse vous compter, cette année encore, parmi ses amis
fidèles et dévoués.
193
op. cit.
231
IX- BULLETIN N° 1, 2ème SÉRIE, 6 JUIN 1950
194
C. Boute Mbamba, Centrafrique : Qui a tué Boganda… ?
Barthélemy Boganda, Président fondateur de la République
centrafricaine, 12 janvier 2004.
232
Cependant, comme la cerise sur le gâteau, on se rendit
compte en parcourant le rapport, qu’en plus de la région
de la Lobaye, il faisait de temps en temps habilement
allusion à l’Oubangui-Chari et à l’Afrique-Équatoriale
française (AEF) pour éviter un isolement qui serait, pour
lui, synonyme d’autodestruction dans une période
coloniale en mouvement. Mais Boganda d’expliquer ainsi
son choix porté sur son fief de la Lobaye :
« Nous poursuivons la lutte dans le domaine politique et
économique dans la région de la Lobaye, choisie par
nous, à dessein, et pour une double raison, précisément
politique et économique.
195
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Pour sauver un peuple, deuxième série
n° 1
233
savoir si ces raisons étaient suffisantes pour le
dédouaner comme il le pensait ? Nous ne le pensons pas,
car vouloir faire croire, sans nuancer, que seule la
Lobaye avait beaucoup souffert de la domination
coloniale était une erreur d’appréciation, même si l’on
savait quelque chose de la dureté de l’exploitation
imposée par la Compagnie Forestière Sangha-Oubangui
(CFSO).
Pouvons-nous relever également que la géographie du
pays, si ce n’était peut-être pas volontairement fait,
échappait au leader car ce n’était pas la Lobaye seule qui
disposait de terres fertiles. En l’affirmant ainsi, que
pensait-il des régions de l’Ombella-M’Poko, de la Haute-
Sangha (actuelle Mambéré-Kadéi), de la Basse-Kotto, du
Mbomou, du Haut-Mbomou et de la Nana-Mambéré, pour
ne citer que celles-là.
Sans le vouloir, ses idées l’avaient trahi, et l’écartement
d’Abel Goumba du pouvoir après sa disparition au profit
d’un ressortissant de la Lobaye, de surcroit son cousin,
y trouverait son fondement. Somme toute, c’était un
humain et aucune œuvre humaine n’est parfaite.
D’ailleurs, ce subjectivisme était rendu translucide par
les succès incommensurables de sa lutte pour la
libération ; lutte menée jusqu’au sacrifice suprême au
nom de la libération de tous les Oubanguiens de la
servitude.
Passant à l’aspect économique, Boganda reprit les griefs
qu’il accumulait contre le chef de région de la Lobaye,
Monsieur Bouscayrol, qu’il traitait de communiste et de
bolchévique. En effet, cet administrateur était dans le
collimateur de Boganda, parce qu’il l’accusait de
favoriser uniquement les intérêts de la Société Indigène
de Prévoyance (SIP), au détriment de ceux de la
SOCOULOLE. Ce faisant, cette dernière ne parvenait pas
à réaliser les nobles objectifs sociaux qui lui étaient
assignés et qui devaient apporter une solution au
problème humain, à savoir :
234
1- l’éducation du travail ;
2- la lutte contre la sous-alimentation et la vie chère ;
3- l’amélioration de l’habitat ;
4- la lutte contre l’alcoolisme ;
5- l’application des règles d’hygiène ;
6- la lutte contre la dépopulation : mortalité infantile
et émigration ;
7- l’éducation des enfants ;
8- la lutte contre les maladies en général, et, en
particulier la lèpre et les maladies vénériennes196.
196
CAOM, op. cit. p. 3
197
idem
235
débattues, mais une fois de plus, c’était celle du
Gouverneur qui l’emportait.
Poursuivant sa diatribe contre le chef de région de
M’Baïki, le président fondateur de la SOCOULOLE mit sur
la place publique les affligeants pseudonymes que
Monsieur Bouscayrol s’inventait ou par lesquels il se
faisait appeler et qui témoignaient de sa brutalité sur les
indigènes, tels que : “Commandant ngangou”, Ngangou
signifiant : Fort, sévère, dur ; “Yawala” (eyi-wala en
langue banda), c’est-à-dire le fieffé menteur.
Enfin, il l’accusait d’avoir lacéré les affiches posées par
ses coopérateurs, avec l’autorisation préalable du
Gouverneur. Titrée « La voie du progrès », l’affiche
mettait en exergue les vertus intrinsèques du travail qui,
seul pouvait libérer de la misère, de la servitude et
conférer à l’homme sa dignité, son indépendance :
« Le travail est libre, c’est-à-dire que nous sommes
libres sur le choix de nos occupations. Mais le travail est
nécessaire au développement du pays et à notre bien-
être. C’est par notre travail et notre effort que nous
combattrons les préjugés de couleur.
C’est par le travail et l’effort que nous combattrons la
servitude sous toutes ses formes.
C’est par le travail et l’effort que nous combattrons
l’injustice.
C’est par le travail et l’effort que nous convaincrons
l’ignorance.
C’est par le travail et l’effort que nous vaincrons la
misère.
C’est encore par le travail et l’effort que nous défendrons
nos intérêts et nos droits.
Notre droit à l’existence.
Notre droit à la liberté.
Notre droit au respect de notre personne humaine
dans chaque individu et de notre originalité dans chaque
collectivité ou tribu.
236
La jeunesse de France est avec nous : par le travail et
l’effort nous triompherons de la servitude, de l’injustice
et de la misère. Conjuguons tous nos efforts, organisons
notre travail et notre vie en fondant des coopératives de
consommation et de production. Plus de chômeurs, plus
de maraudeurs dans les villes oubanguiennes.
Rentrez dans votre tribu où l’Union coopérative
oubanguienne vous apportera en échange de votre
travail et de vos efforts, le bien-être matériel, la vie
intellectuelle et morale.
C’est à nous à fonder notre société oubanguienne. Pour
fonder une société solide et durable, quatre éléments
sont indispensables :
• l’élément matériel : c’est le travail ;
• l’élément social : c’est le respect de la personne et
du bien-être du prochain ;
• l’élément intellectuel : c’est l’instruction ;
• l’élément moral : c’est la religion, catholique,
protestante ou musulmane.
Lorsqu’il manque à une société un de ces éléments, elle
devient de plus en plus boiteuse et finit par tomber :
c’est la décadence »198.
Alors, se demandait Boganda, de quel côté les termes de
cette affiche pouvaient-ils paraître subversifs pour
provoquer la rage destructrice de Monsieur Bouscayrol ?
Si le gouvernement de la République continuait à
observer le mutisme, menaçait-il, il demanderait
l’intervention de l’ONU et lui proposerait de placer sous
mandat les régions de l’AEF qui constituaient, avant
1914, le “Bec de canard” et faisaient partie de l’Afrique
allemande. Enfin, comptait-il faire diffuser le présent
rapport ainsi que les précédents parmi les
Parlementaires, les diverses Assemblées, les
gouvernements et les populations de France et d’Afrique.
198
CAOM, op. cit. p. 5
237
X-RÉACTION DE L’ADMINISTRATION COLONIALE
SUITE À LA PARUTION DU BULLETIN DE BOGANDA
238
Et c’était ici que se justifiait la question que se posait
Boganda dans le n°8, à savoir : « Qui a peur de notre
Bulletin : “Pour Sauver un Peuple”, sinon celui qui veut
nous voir disparaître de la terre ? ».
Cependant, nous n’avons trouvé aucune pièce relative à
ces poursuites judiciaires. La proposition avait-elle été
jugée maladroite et étouffée dans l’œuf par les plus
hautes autorités coloniales ? Nous n’en savons rien.
Toutefois, la suspension inattendue de la parution du
Bulletin, indiquerait qu’il aurait été censuré.
239
CHAPITRE VIII
CRÉATION DU MOUVEMENT DE L’ÉVOLUTION
SOCIALE DE L’AFRIQUE NOIRE (MESAN)
ET DÉMISSION DU MRP
199
CAOM, op. cit.
200
www.sangonet.com/L'actualité de Barthélémy Boganda.htlm
241
clairement exprimés dans lesdits statuts parus, au
Journal Officiel de l’AEF du 15 avril 1950 :
Art. 3- Le but du Mouvement est de promouvoir
progressivement le plein épanouissement de la Société
africaine, suivant l’esprit et la physionomie propres à
l’Afrique noire,
a) dans le domaine politique, en défendant la liberté
du peuple africain, l’égalité entre tous les hommes,
le respect de la personne humaine dans chaque
Africain et de notre originalité dans chaque
collectivité ou tribu ;
b) dans le domaine économique, par la mise en valeur
du sol et du sous-sol africain en vue de
l’amélioration de la condition d’existence du peuple
africain et résoudre ainsi le problème si angoissant
de la démographie et du travail ;
c) dans le domaine social, par la création de
nombreux centres d’action sociale, en particulier
des coopératives de production et de
consommation.
201
Journal Officiel de l’AEF, 15 avril 1950
242
l’opinion à la fois modérée, pacifique et démocratique
correspondrait à la politique africaine.
Voulant donner un rayonnement sous régional à son
Mouvement, Boganda transmit une copie des statuts à
son homologue congolais Fulbert Youlou et l’invita par la
même occasion à lui trouver des militants et des
adhérents au Moyen Congo :
« … d’ici quelques mois, nous pourrons étaler et appuyer
la politique du Mouvement de l’Évolution Sociale de
l'Afrique Noire que nous sommes en train de lancer et
dont vous trouverez ci-joint un projet des statuts. Je
compte sur vous pour me trouver des militants et des
adhérents au Moyen Congo. Les Évolutionnistes sociaux
africains veulent sauver l’Afrique par l’effort de ses
enfants en commençant à la base, i.e, l’action et
l’éducation sociales. Je compte sur vous pour propager
ces idées ; elles sont hardies ; elles sont loin d’être
hérétiques.
Croyez, cher Fulbert, à mes sentiments éminemment
africains et sociaux »202.
243
MESAN est né. Ses bureaux sont fondés à Paris et à
Bangui. Ses statuts ont été publiés au J.O. de l’AEF du
15 avril 1950. Le comité directeur vous charge de fonder
un bureau dans le centre où vous habitez. Répondez-
nous si vous acceptez de travailler avec nous à
l’évolution complète de notre pays.
Les Évolutionnistes africains sont ceux qui veulent, avec
Boganda, le progrès du pays par le travail et l’effort. Ils
sont nombreux. On les appelle aussi, paraît-il, les
“Bogandistes”… Donnez-nous la liste de ceux de votre
centre. Le bureau de Paris vous enverra les cartes
d’adhérents. Dès que vous aurez ces cartes, vous les
distribuerez aux membres. Chaque adhérent vous
versera alors 85 francs, c’est-à-dire 25 francs pour sa
carte et 60 francs pour sa cotisation annuelle.
Voici notre programme :
1°- Faire régner la Justice, la Liberté et le Respect de la
personne de l’Africain, de ses terres et de ses biens ;
2°- Choisir nos députés et nos conseillers parmi les
Oubanguiens capables de lutter avec prudence mais
aussi avec fermeté dans l’ordre et la paix pour la Justice,
la Liberté et le Respect de tous les Noirs en général et de
chacun en particulier ;
3°- Améliorer, par le travail et l’effort, les conditions de
vie de tous nos frères ;
4°- Préparer nos cadres par des études et une éducation
sérieuses afin de nous rendre capables de conduire notre
pays à la vraie civilisation qui, comme je vous le disais,
il y a 3 ans, comprend quatre éléments essentiels :
a) l’éducation matérielle : c’est le travail et le bien-
être ;
b) l’éducation intellectuelle : c’est l’instruction et les
métiers ;
c) l’éducation sociale : c’est le respect de la
personne, des biens et des droits du prochain ;
d) l’éducation morale : c’est le respect des droits de
Dieu.
244
Nous luttons d’abord contre nous-mêmes pour devenir
dignes de notre pays. Nous luttons ensuite contre la
misère et l’ignorance.
Courage, dévouement et persévérance et nous
arriverons.
Croyez, cher compatriote et ami, à l’assurance de mon
entier dévouement »203.
Disposant d’une structure politique dont il restait
désormais seul aux commandes, Boganda s’employa,
entre 1950 et 1956, à mener une campagne très active
de dénonciation des mauvais traitements infligés aux
Noirs par les Blancs.
245
Répondez aux questions
1- L’Oubangui-Chari est-il une Nation ?
2- A-t-il une Élite ?
3- Faites-vous partie de cette Élite ?
4- L’Élite oubanguienne a-t-elle le sentiment na-
tional ? Le Patriotisme ?
5- Qu’est-ce que l’Oubangui-Chari attend de son
Élite ? En d’autres termes : quel est le rôle et la
responsabilité de cette Élite ?
6- Que pensez-vous de cette Élite ?
7- Avez-vous réfléchi sur les problèmes de votre
pays ? Ses besoins ? Ses aspirations ? Sa
politique ?
8- Avez-vous trouvé un Parti politique européen
répondant à l’opinion politique, aux aspirations et
aux besoins de l’Oubangui-Chari ? Lequel et
pourquoi ?
9- Que pensez-vous du RPF Rassemblement du
Général de Gaulle ? Et du RDA Rassemblement du
Maréchal Staline ? Deux Rassemblements
militaires dont le résultat sera, un jour ou l’autre,
une action militaire, un “choc d’armes”, c’est-à-
dire la guerre civile avec tout ce qu’elle a d’horrible
et d’inhumain. Deux dictatures : à droite avec de
Gaulle, la dictature bourgeoise qui a été l’agent de
la Traite négrière et de l’esclavagisme, la cause de
la Révolution française ; à gauche avec Staline, la
dictature ouvrière, cause de tous les désordres
dont le monde d’aujourd’hui est le théâtre :
Madagascar, Indochine, Chine, etc. La sagesse, la
justice sociale, la liberté et l’égalité démocratiques,
la fraternité humaine ne se trouvent pas dans ces
retentissants Rassemblements extrémistes ni dans
les cliquetis des armes.
10- Que pensez-vous du “Mouvement de l'Évolution
Sociale de l'Afrique Noire” dont le but vous a été
exposé dans la réunion d’hier ?
11- Quelles seraient pour l’AEF les conséquences
246
d’une éventuelle guerre civile ?
247
blâmes. Grâce donc à ce réseau de sections ainsi mis en
place à travers le territoire, Boganda pouvait mesurer la
portée insoupçonnée de son Mouvement et recevoir
régulièrement des informations sur les bavures
administratives. C’était ainsi que l’on pouvait lire
dans l’organe de liaison du MESAN, Terre Africaine, 1ère
année, n°1, mars 1951 :
« De Rafaï, nous avons reçu ces derniers jours une lettre
de Zeppio Raphaël, oncle et conseiller du sultan de Rafaï
qui nous apprend que la population du Haut-Mbomou :
Rafaï, Zémio, Obo et Djema est entièrement avec nous
pour lutter au sein du MESAN contre le racisme et
l’injustice. Zeppio loue le zèle de notre ami Langué
Michel qui a bien voulu assumer la responsabilité de la
section de Rafaï. Zeppio nous demande aussi des cartes
d’adhérents pour la section.
De Kembe, notre ami Gamana-Leggos Maurice nous écrit
en date du 3 janvier et du 3 mars, deux lettres pleines
d’enthousiasme et d’espoir. En effet, grâce au courage
et au zèle de notre ami, la section de Kembé se forme et
se développe. Maurice nous demande aussi des cartes
d’adhérents pour la section.
De Bangui, nous avons reçu une lettre de notre ami
Bassamongou Ferdinand, Instituteur et responsable de
la section MESAN à M’Baïki. Le 13 décembre dernier,
Bassamongou subissait un interrogatoire sévère de la
part du chef de district de M’Baïki pour ses opinions
politiques. Militant du MESAN et responsable de la
section de M’Baïki, il était de son devoir de me tenir au
courant de la situation et de lutter avec moi pour faire
régner la justice et l’égalité entre tous les hommes. Pour
avoir ainsi accompli son devoir d’homme et d’Africain,
Bassamongou a été disciplinairement déplacé de M’Baïki.
Il a préféré donner sa démission. Le geste de
Bassamongou doit être un exemple pour tous […].
De Bangui, nous avons reçu aussi une lettre, en date du
3 mars 1951, de notre ami Zouguéré Bernard qui se
charge de fonder les sections de Ngaragba et Ouango.
248
Au moment où j’écris ces lignes, je reçois des lettres de
nos amis Bassamongou Ferdinand, Fayanga Raymond
d’Alindao, Langué Michel-Olive de Rafaï et Robert
Bangbanzi responsables des sections de Bangassou. À la
lettre de Robert Bangbanzi est jointe la liste des
adhérents. Par le même courrier, j’ai reçu aussi une
lettre de Marcel Mbélinga, chef de canton de Bakouma.
Ce dernier me signale qu’il est poursuivi pour avoir
protesté contre l’assassinat de quatre personnes »205 .
Enfin, ces militants de première heure avaient aussi assis
la notoriété de la langue Sangö sur toute l'étendue du
territoire et même dans les pays limitrophes tels que le
Tchad, le Cameroun, le Gabon et le Congo Brazzaville.
Dans ces deux derniers pays, l'alcool à base de manioc
localement appelé « ngbako », était baptisé
« Boganda », en souvenir de la motion défendue par
Barthélemy Boganda contre l'Arrêté de l'administration
coloniale interdisant la vente libre des alcools indigènes
au profit des vins et spiritueux importés d'Europe.
205
In Terre Africaine 1ère année N° 1, mars 1951, op. cit.
249
CHAPITRE IX
MARIAGE AVEC MADEMOISELLE MICHELLE
JOURDAIN ET RUPTURE AVEC L’ÉGLISE
CATHOLIQUE
251
fallait par les siens, Boganda était pris en charge par une
jeune Secrétaire affectée à son service par le groupe
parlementaire MRP. C’était cette demoiselle Jourdain,
âgée de 23 ans, qui se dévouait corps et âme pour lui.
L’Abbé-député était évidemment sensible à toutes ses
attentions, et comme il ignorait les coutumes françaises,
son attitude avait pu faire croire parfois à une trop
grande amitié entre elle et lui. Toutefois, estimait-il, que
ces bruits étaient des calomnies qui, cependant,
trouvaient un certain fondement dans les apparences.
Enfin, y regrettait-il, les deux lettres truffées de
remarques de Monseigneur, Vicaire apostolique de
Bangui :
« Je reconnais le bien-fondé de certaines remarques
faites, rapportait-il, mais je me permets de regretter le
ton de quelques expressions. Il me semble qu’il fallait
agir autrement avec l’Abbé Boganda. En tout cas le
résultat de ces lettres fut certainement très différent de
l’intention qui les dictait.
Si je résumais mes impressions et mon jugement sur
l’Abbé Boganda, je pourrais écrire :
1- j’estime que l’Abbé Boganda est resté “Prêtre” ;
2- il a besoin d’être compris et aidé par des Prêtres
plutôt que d’être condamné ;
3- il faut l’enlever au milieu féminin où il vit »206.
206
Lettre de l’Abbé Butandeau, Secrétaire fédéral de la Jeunesse
Chrétienne Agricole de Vendée, au Père Morandeau, 21 août 1947,
In J. D. Pénel, op. cit. pp : 151-152.
252
connaissant très bien où nichait le député, serait en train
de se faire l’avocat du diable à travers un rapport
équivoque ; et que le clergé oubanguien, sur preuve de
commune renommée, n’entendait pas baisser les bras
dans cette affaire. C’était ainsi que qualifiant de
scandaleuse la vie de Boganda dans Paris, l’Évêque, aux
termes d’une circulaire en date du 25 novembre 1949,
l’interdisait de l’exercice des fonctions sacerdotales et du
port de la Soutane. Notification lui fut immédiatement
faite dans un courrier.
253
Métropole pour contrarier mes confrères racistes et ils
sont légion »207.
Envisageant de se rendre à Rome pour s’expliquer, et si
possible demander au Pape l’autorisation d’épouser
Mademoiselle Jourdain, il n’excluait pas la possibilité de
s’y livrer au grand déballage sur tous les scandales
commis par les Spiritains en Oubangui-Chari. Enfin,
reprit-il son argumentation sur le célibat clérical :
« J’irai à Rome m’expliquer, en m’expliquant, je
dénoncerai forcément tous les exemples qui ont été mis
sous mes yeux depuis plus d’un quart de siècle […]. Vous
me dites que ma vie actuelle est un scandale ! Ce sera
donc pour y mettre fin que je demande au Vatican
l’autorisation d’épouser Mademoiselle J.
Le Bon Dieu ne nous récompensera pas pour avoir fait
des vœux ou fait semblant de les pratiquer. J’estime qu’il
est plus digne de vivre avec une femme, que de faire un
vœu auquel on manque constamment. Car le peuple
aéfien n’est pas dupe ! Nul n’a jamais cru à notre
chasteté et il y a certainement plus de scandale à
accrocher une femme souvent à l’occasion du Ministère
de la confession que d’en avoir chez soi, officiellement,
au vu et au su de tous.
Le célibat n’est pas une force pour le clergé
missionnaire ; il laisse notre action sociale incomplète.
Les religieuses, très peu nombreuses, vivant dans leurs
couvents, les Prêtres missionnaires parcourant seuls
leurs immenses secteurs, ne pourraient pas, même s’ils
le voulaient et en possédaient les moyens, réaliser dans
l’état actuel des choses une action sociale solide et
complète, et fonder la société catholique africaine que
l’Église catholique est en droit d’attendre de ses Apôtres.
Il faut pour cela instruire de leurs devoirs, hommes et
femmes, et compléter par l’exemple de la leçon du
catéchisme. Parfois, même, seul l’exemple pourra être
207
op. cit.
254
employé, la lettre du catéchisme s’avérant
incompréhensible pour la plupart de nos populations
ignorantes. Qui instruira les femmes ? Le missionnaire
ne peut ni ne doit les approcher ; la religieuse reste dans
son cloître et les quelques fillettes et jeunes filles qu’elle
réunit autour d’elle sont par le fait même séparées de
leur milieu familial : c’est une sélection qui est ainsi
opérée mais non un apostolat catholique, c’est-à-dire
universel.
Ce faisant d’ailleurs, nous suivons fidèlement les
méthodes archi-périmées des siècles passés : ce n’est
pas à la masse que nous allons et le principe même, de
l’Action catholique, qui était pratiqué par les douze, de
nouveau solennellement défini par sa Sainteté Pie XI de
pieuse mémoire, est valable pour tout l’univers et pas
seulement pour les nations occidentales.
L’exemple d’une vie chrétienne intégrale. Vous savez
aussi bien que moi, mieux même puisque vous êtes
religieux, que la vie religieuse n’est qu’un conseil et ne
peut être envisagée que par une minorité d’exception. Le
missionnaire, ayant fait vœu de pauvreté, de chasteté et
d’obéissance, est assez mal outillé pour apprendre à nos
populations indigènes le souci du travail qui améliorera
leurs conditions d’existence (ce souci, non seulement est
légitime, mais recommandé par l’Eternel qui donnait à
Joseph l’ordre de remplir les greniers du royaume
d’Égypte en vue des disettes prochaines), mal outillé
pour donner aux hommes et aux femmes de chez nous,
l’idéal de la fidélité conjugale et le respect dû à
l’institution divine du mariage pour éduquer leur
personnalité afin de leur permettre en toute
connaissance de cause de prendre leurs responsabilités.
Action sociale incomplète. Cela est devenu si évident
dans nos temps modernes que la papauté a dû faire
appel aux Chrétiens eux-mêmes pour qu’ils devinssent
des Apôtres de leurs frères. Et le slogan de l’Action
catholique, “Apostolat du milieu par le milieu”, n’était-il
pas le programme même du Christ, choisissant des
255
hommes en tout point semblables à leurs frères pour en
être les Apôtres.
Le célibat n’est pas une force pour le clergé
missionnaire ; il est pour les païens et pour les
catholiques eux-mêmes un objet de risée pour la
suspicion qu’il éveille et les nombreux scandales qu’il
suscite. La plupart des jeunes gens acceptent le célibat
par enthousiasme juvénile et ignorant ou par vantardise
plutôt que par vertu réelle ; rares sont ceux qui, un jour,
ne le trouvent pas trop lourd pour la faiblesse humaine.
En ce qui me concerne personnellement, j’ai accepté
l’état ecclésiastique comme un moyen pour le
redressement de mon pays et l’éducation complète de
mon peuple. J’y ai compté pour libérer mon peuple de la
misère physique, intellectuelle et morale. Or en
m’écrivant au mois de mai 1947, Monseigneur Grandin
me faisait cette déclaration dont il ne mesurait pas la
portée : “ Le Noir n’est pas susceptible d’amélioration”.
Il me dévoilait ainsi la mentalité des Spiritains. Le R.P.
Weiss ne déclarait-il pas à ses Moniteurs en décembre
1948, deux mille ans après la rédemption, cent ans après
l’abolition de l’esclavage : “ La liberté n’est pas encore
venue pour les nègres” ?
Il découle de tout cela que les Spiritains, d’abord et
surtout, ont fait fausse route et qu’une réforme des
mentalités et des méthodes s’impose. Il en découle enfin
que, désirant de travailler de toutes mes forces pour le
relèvement de mon pays, la collaboration avec les
Spiritains devient impossible.
La loi du célibat ecclésiastique n’était pas de droit divin
mais relevant uniquement de la discipline de l’Église, ne
faudrait-il pas de temps en temps la reconsidérer dans
l’intérêt général des âmes ? Le Vatican vient de modifier
la doctrine si importante et plusieurs fois séculaire du
jeûne eucharistique, il peut et doit apporter une
modification à la doctrine du célibat, dont les consé-
quences sont si désastreuses pour notre pays et pour le
clergé lui-même qu’elle accule aux fautes honteuses.
256
Le Christ lui-même ne s’est pas prononcé d’une façon
explicite sur cette délicate question : il savait sans doute
pourquoi. Paul, le fanatique Paul, a pu écrire : “Je n’ai
pas d’ordre du Seigneur”. Et ailleurs : Episcopus debet
esse vir unius uxoris. “Celui qui ne sait pas gouverner sa
maison ne sait pas gouverner celle du Seigneur”.
Où le Maître et les Apôtres fondateurs de l’Église n’ont
pas donné d’ordre, l’Église a imposé une loi
intransigeante, inhumaine et imprudente. En modifiant
la doctrine du célibat ou en la supprimant purement et
simplement, l’Église ne ferait que réparer les
conséquences d’un zèle intempestif qui a prétendu être
plus catholique que le premier Pape. L’Église ne risque-
t-elle pas, pour question de discipline, de perdre des
nations entières ?
Au lieu de poursuivre un seul homme pour des raisons
en apparence religieuses, ne vaudrait-il pas mieux
exposer simplement, en toute humilité, au Saint-Siège,
les difficultés du célibat ecclésiastique en pays de
Mission, ses dangers pour la vie morale des
Missionnaires et ses inconvénients pour l’action sociale
qui, pour cette raison, demeurera longtemps
incomplète ?
Si le clergé occidental de vieille souche catholique
rencontre pour sa vie morale des difficultés
humainement insurmontables parfois, que doit-on
penser du clergé africain ? En Ouganda, il y a un renégat
sur dix. Ne va-t-on pas à un échec certain en voulant
sauver la façade au détriment du fond ? En imposant en
pays de Mission, j’entends, et d’une manière irrévocable,
l’héroïsme du célibat au clergé tant européen
qu’indigène, n’expose-t-on pas par-là, et sciemment,
des milliers d’âmes au danger d’apostasie et de la
damnation éternelle ? Car l’enthousiasme du sous-
diaconat et de la consécration à l’apostolat est suivi de
luttes incessantes auxquelles 9 sur 10 succombent. Ces
chutes profondes font parfois disparaître chez le
missionnaire jusqu’aux simples sentiments humains.
257
Peut-être faudrait-il voir là, la raison de leur mauvaise
humeur, de tous les excès auxquels les conduit un célibat
devenu insupportable ?
Une révolution est nécessaire, elle est urgente : nos
Missions doivent réviser leurs méthodes, multiplier les
Apôtres, ajouter l’action sociale pour compléter l’action
du catéchisme et dans bien des cas substituer l’action
partout où la leçon n’est pas possible.
À l’époque que nous traversons, l’action sociale est
indispensable partout, mais principalement en pays de
Mission. Ne le faisant pas, nous nous exposons à un
retard tout à fait préjudiciable à la cause que nous
défendons. Avons-nous le droit d’abandonner aux
communistes le monopole de la justice et de l’action
sociale ? Je ne le pense pas. C’est pourtant ce que nous
faisons. Les plus grands auxiliaires des communistes,
ceux qui les aident, c’est le clergé lui-même ; c’est le
cléricalisme bourgeois, réactionnaire et distant qui a
engendré l’anticléricalisme d’où sont nés l’athéisme et le
matérialisme communistes. Tout ce que nous avons
réalisé en AEF n’a fait qu’effleurer les populations sans
les pénétrer, parce que notre action a été superficielle.
Je trouve la solution d’avenir dans l’établissement, pour
l’Église africaine, de Prêtres paysans, genre “Mission de
Paris”, vivant dans la masse, travaillant avec elle, la
guidant, cherchant à améliorer ses conditions
d’existence, faisant d’abord des Hommes avant de
vouloir faire des Saints, donnant l’exemple d’une vie
chrétienne intégrale, d’une vie de famille et de
l’éducation des enfants, base de toute société solide.
Pour toutes ces raisons, pour l’exemple d’une vie
chrétienne intégrale que l’AEF n’a jamais eue, pour une
action sociale complète, pour la sauvegarde morale et
afin d’éviter les chutes lamentables, les Prêtres paysans
devraient être mariés […].
Vous me parlez de mes scandales. Nul n’ignore en effet
que je vis avec une femme qui, en six mois, a fait plus
258
d’Actions sociales à elle seule que toutes les religieuses
de la congrégation des Spiritains pendant 20 ans.
Au lieu de reconnaître cette faiblesse générale et de
chercher une solution, vous vous acharnez contre un seul
homme et vous le chargez de tout le poids du
pharisaïsme missionnaire parce qu’il est Noir : c’est cela
le racisme. J’ai pris une décision qui mettra fin à ce que
vous appelez mes scandales ; je vous ai dit que
j’épouserai la femme qui, croyez-moi, n’est pas la cause
de mes conflits avec vous ; elle n’est que la goutte d’eau
qui a fait déborder le vase et, pour vous, le prétexte de
ma suspense.
La vraie cause, c’est l’esprit dominateur et esclavagiste
de votre Congrégation, c’est votre racisme, c’est le fait
que vous vous êtes joints à nos oppresseurs pour nous
maintenir dans l’ignorance et nous exploiter ; ce sont les
scandales nombreux que je vous ai dénoncés ; la vraie
cause enfin et toute personnelle celle-là, est le
mensonge du Père Hemme me déplaçant de Grimari en
me disant qu’il s’agissait d’une décision de l’Évêque ;
c’est le Père Morandeau qui m’a volé à Grimari ; c’est
Mgr Grandin qui m’écrivait : “le Noir n’est pas susceptible
d’amélioration” ; ce sont les Pères de Mbati208 qui ont
raconté à Messieurs F. Serrand et R. Chevalier que les
Noirs étaient menteurs, voleurs, paresseux, qu’il n’y
avait rien à faire avec eux […]. Ma rupture aurait dû
éclater en 1946, s’il n’y avait pas eu les élections […].
En se mettant contre moi pour ma politique sociale, les
Spiritains ne se sont pas doutés que je pourrais monter
contre eux en un rien de temps toute l’AEF. Le Haut-
commissaire a dû pourtant vous mettre en garde.
Croyez-vous qu’il soit sage et prudent de m’exaspérer et
d’exaspérer mon peuple par votre esprit de nationalisme,
de domination et de racisme ? Croyez-vous que l’Afrique
noire n’a pas assez souffert de trois siècles de traite et
de colonialisme impérialiste ?
M’Baïki
259
Puisque vous tenez compte des bruits, je vous informe
que je présente au Vatican copie de cette lettre qui
résume tout ce que j’ai vu de mes yeux et entendu de
mes oreilles depuis vingt-cinq ans. La situation alors
paraîtra moins brillante que nos statistiques, et dans
toute sa réalité. Je vous répète ce que je vous ai déjà
dit : “La religion ne doit pas être un moyen de
domination mais au contraire un moyen de libération”,
et nos missionnaires, pour s’être présentés à nous
comme des conquérants et des oppresseurs du peuple,
ont perdu notre confiance.
Vous m’écrivez : “La politique tue l’Afrique ; c’est la
doctrine sociale de l’Église et le sacerdoce qui la
sauveront”. Vous prêchez un converti. Pourquoi suis-je
entré dans le clergé sinon pour sauver mon pays par la
doctrine sociale de l’Église et par le sacerdoce ? Et c’est
précisément là qu’est le drame, la contradiction.
J’ai été persécuté par les deux Vicaires généraux de
l’Oubangui parce que j’ai voulu appliquer cette doctrine
sociale. Dans l’Union française tout entière, il n’y a que
les Spiritains et vous ignorez que ma préoccupation
depuis dix ans est d’aller aux âmes par le social, de faire
des Chrétiens complets en commençant par faire des
hommes, de faire régner la justice qui se résume en deux
mots : Cuiqumque suum209, avant la charité qui consiste
à donner au prochain ce qui est à nous, notre être, et
notre bien. Comment aimer l’âme du prochain quand on
n’est pas capable de respecter son corps ? Comment me
prêcher la charité après avoir usurpé mes biens à
Grimari ? […].
J’estime que cette vaste comédie religieuse a assez duré
et qu’il est temps de présenter à l’Afrique noire le vrai
visage du catholicisme, la charité universelle.
Qu’est-ce que le pharisaïsme combattu par le Christ,
sinon la volonté continuelle de sauver la face ? Est-ce
209
Donner à chacun ce qui lui appartient
260
autre chose que ce que nous avons fait jusqu’ici ? Est-ce
ainsi que nous nous sauverons nous-mêmes ?
Nous avons assez parlé, assez prêché ; tous les
Oubanguiens connaissent à présent les vérités
nécessaires au salut ; le signe distinctif du Chrétien, la
charité du Christ, nous n’en avons jamais eu d’exemples.
Nous présenter le catholicisme comme religion du
vainqueur, c’est lui rendre le plus mauvais service parce
que le jour où la France perdra sur nous le droit de
conquête, le catholicisme y perdra également. Je suis
contre la domination d’un peuple par un peuple, contre
l’exploitation de l’homme par l’homme, fut-il Prêtre,
surtout Prêtre. Les Spiritains sont esclavagistes : j’ai
retrouvé l’année dernière, toujours esclaves de la
Mission catholique de Brazzaville, des anciens esclaves
rachetés autrefois par Monseigneur Augouard.
Mon attitude vous étonnera mais rien du côté de vos
missionnaires ne vous étonne plus. C’est triste pour
l’Église car le clergé spiritain a perdu son idéal, s’il en a
eu.
Je voudrais, cependant, savoir quelles mesures vous
comptez proposer à votre Congrégation et au Vatican
pour mettre un terme à cet état de chose qui, croyez-
moi, compromet gravement l’avenir du catholicisme en
AEF. La situation est donc très grave, mais je ne peux
rien faire pour changer quoi que ce soit. Représentant de
ce misérable peuple oubanguien, mon rôle est de
chercher les moyens de le sauver : qu’importe si ces
moyens m’attirent des critiques et des coups de crosse.
Voilà, Excellence, les quelques idées que je tenais à
exposer en toute franchise, en toute humilité, en toute
soumission de ma foi à la vérité révélée que j’accepte
dans toute son intégrité pour mon peuple et pour moi-
même, et contre laquelle je n’ai jamais parlé ni écrit.
Bien décidé, cependant, à lutter contre l’injustice sociale
et l’esclavage sous toutes ses formes et où qu’il se
trouve, décidé aussi à placer l’intérêt de mon peuple
avant une discipline faite en d’autres circonstances, pour
261
une mentalité tout à fait différente de la mentalité
africaine et qui, d’ailleurs, se trouve déjà périmée pour
l’Église elle-même.
C’est vous dire qu’en face de la situation de nos
missionnaires, ma situation est plus digne, et que la
personne qui est le prétexte de ma suspense ayant un
rôle à jouer dans l’intérêt de mon peuple, j’ai le regret
de vous contrarier, en attendant d’autres jugements et
d’autres décisions de Rome. En outre, mon intention est
de demander à Rome, de libérer le clergé missionnaire
des obligations du célibat et de remplacer les religieux
par des Prêtres séculiers paysans. Nous avons l’exemple
de l’Église catholique grecque.
Je n’ai pas plus la prétention de m’imposer à Rome qu’à
vous ; je ne vise que le salut de mon âme et celui du
peuple que je représente.
Quoiqu’il en soit, me considérant comme officiellement
suspendu, j’ai suspendu ma soutane : je suis allé à
l’Assemblée nationale en civil, mais je tiens à vous le
déclarer : “pour moi, l’habit ne fait pas le moine, la
soutane ne fait pas l’Apôtre ni le Prêtre. Je reste l’Apôtre
de l’Oubangui et de l’Église” »210 .
Ces débats autour du célibat des Prêtres, il faut le
rappeler, avaient déjà été l’objet d’un long mémoire
adressé au Vatican dans lequel Boganda exposa toute
l’absurdité et les dangers du maintien de cette règle dans
les Églises africaines. Selon lui, le célibat des Prêtres
paraissait avoir été imposé, ni par les textes saints, ni
par les premiers successeurs de Jésus, mais par
l’institution ultérieure à l’Église. Il était allé loin pour
poser, par la même occasion, le problème d’un clergé
africain.
Parfait connaisseur du Code de droit canonique,
Philosophe et Historien, Boganda savait que l’unanimité
210
Lettre de Boganda à Monseigneur Cucherousset, Évêque de
Bangui, Paris, le 1er décembre 1949. In J. D. Pénel, op. cit. pp : 237-
244.
262
ne s’était jamais faite autour de la question depuis
l’origine du christianisme. Les débats controversés
corrélatifs découlaient de l’analyse herméneutique du
texte de l’Évangile de Mathieu au chapitre 19, les versets
11 et 12 : « Il leur répondit : Tous ne comprennent pas
cette parole, mais seulement ceux à qui cela est donné.
Car il y a des eunuques qui le sont dès le ventre de leur
mère ; il y en a qui le sont devenus par les hommes ; et
il y en a qui se sont rendus tels eux-mêmes, à cause du
royaume des cieux. Que celui qui peut comprendre
comprenne »211.
Les différents Encycliques papales, les Conciles et les
Synodes, n’avaient pas réussi à concilier les positions
des responsables des Églises. La question divisait
profondément l’Église orientale et l’Église occidentale,
lesquelles seraient à la recherche d’un modus vivendi. En
effet, contrairement à Rome qui l’imposait, Byzance le
tolérait. C’était ainsi que le treizième canon du Concile in
Trullo212 qui établissait la discipline orientale du célibat
des Clercs statuait :
« Comme nous avons appris que dans l'Église de Rome
il s'est établi comme règle qu'avant de recevoir
l'ordination de Diacre ou de Prêtre, les candidats
promettent publiquement de ne plus avoir de rapports
avec leurs épouses ; nous, nous conformant à l'antique
règle de la stricte observation et de la discipline
apostolique, nous voulons que les mariages légitimes
des hommes consacrés à Dieu restent en vigueur même
à l'avenir, sans dissoudre le lien qui les unit à leurs
épouses ni les priver des rapports mutuels dans les
temps convenables. De la sorte, si quelqu'un est jugé
digne d'être ordonné Sous-diacre ou Diacre ou Prêtre,
211
https://lepln.wordpress.com/ : Le saviez-vous ? Le célibat des
prêtres n’existe que depuis 1123 après JC.
212
Le Concile « in Trullo » fut convoqué en 691 dans un contexte
historique très troublé par l’apparition et l’expansion fulgurante de
l’Islam.
263
que celui-là ne soit pas empêché d'avancer dans cette
dignité parce qu'il a une épouse légitime, ni qu'on exige
de lui de promettre au moment de son ordination, qu'il
s'abstiendra des rapports légitimes avec sa propre
épouse ; car sans cela nous insulterions par-là au
mariage institué par la loi de Dieu et béni par sa
présence, alors que la voix de l'Évangile nous crie : “Que
l'homme ne sépare pas ceux que Dieu a unis”, et l'Apôtre
enseigne : “Que le mariage soit respecté par tous et le
lit conjugal sans souillure” ; et encore : “Es-tu lié à une
femme par les liens du mariage ? ne cherche pas à les
rompre” » 213.
En France, c’était à Lyon, à Paris et dans l’Aube que les
débats sur le célibat ecclésiastique reprirent en 1790. Ils
aboutirent en 1791 au décret du 27 août qui
stipulait que : « La loi ne considère le mariage que
comme un contrat civil ». Il est possible de se marier
tout à fait légalement en dehors de l’Église par le moyen
d’un contrat ; on distingue désormais le mariage civil du
mariage religieux, même si le contrat civil de mariage
n’est pas encore institué. Ce décret offre néanmoins aux
Prêtres la possibilité de se marier en dehors du cadre de
l’Église »214.
Profitant alors de cette brèche, certains curés
n’hésitèrent pas à poser l’acte marital comme ce fut le
cas du curé de Mornand, Antoine Franchet, du Diocèse
de Rhône-et-Loire qui, le 8 novembre 1791, se rendit
devant le Conseil général de la commune de Mornand et
fit dresser Procès-verbal de la présentation de son
contrat de mariage avec Antoinette Dufai, sa
Gouvernante, avec laquelle il vivait maritalement depuis
213
https://fr.wikipedia.org/wiki/Célibat_sacerdotal/ : célibat
sacerdotal dans l'église catholique.
214
Paul Chopelin: Le débat sur le mariage des Prêtres dans le
diocèse de Rhône-et-Loire au début de la révolution (1789-1792)
264
le 17 janvier 1790. Dans son contrat de mariage, il
justifiait ainsi sa motivation :
« Étant donc parvenu à un âge [49 ans] où ma faible
santé me rend indispensable les secours d’une personne
qui s’attache à moi, ne pouvant plus me passer d’une
domestique ou changer comme je le faisais pour éviter
la fornication indigne de l’honnête homme, ayant
inutilement essayé d’engager à mon service de vieilles
femmes dont j’étais content, mais qui se laissaient
persuader que, tôt ou tard, j’aurais vis-à-vis d’elles le
même air que les jeunes avaient éprouvé sans en savoir
la cause, enfin bien résolu de ne plus être sévère à un
cœur bienfaisant qui a souffert patiemment ma sévérité
forcée pendant trois ans de suite, je me suis empressé
de profiter des succès assurés de la Révolution pour me
pourvoir consciencieusement d’un contrat secret naturel
et sacramentel, afin de rendre matrimoniale et légitime
devant Dieu la cohabitation à laquelle je craignais d’en
venir. Ça été le dix-sept janvier mil sept cent quatre-
vingt-dix, fête de Saint Antoine, mon patron et celui de
mon épouse, que nous avons fait l’un et l’autre le contrat
de précaution et, dans le mois de mai dernier [1791]
seulement, nous en sommes venus à l’acte marital qui
nous a réuni »215.
Dès lors, pouvait aisément se comprendre la remise au
goût, par Boganda de la problématique du célibat
ecclésiastique, surtout en ce qui concernait l’Afrique,
ainsi que son souhait de voir l’Église catholique envisager
un jour, la création d’un corps de clergé africain ; ceci
dans le cadre d’un rattachement de l’Église d’Afrique
noire à l’Église Orthodoxe d’Orient car, selon lui, le rite
oriental serait plus rapproché de la mentalité africaine.
Mais Vatican, qualifiant de telles propositions
d’innovations révolutionnaires impensables, opposa une
fin de non-recevoir.
215
op. cit.
265
II- DÉMISSION DU MRP : 4 juin 1950
266
forcé et à l’impôt, au détriment de l’agriculture vivrière,
était cantonnée dans des réserves indigènes.
Le retour des tirailleurs malgaches enrôlés en Métropole
durant la Seconde Guerre mondiale, les conditions de vie
misérables des populations indigènes et l’activisme du
Mouvement Démocratique de la Rénovation Malgache
(MDRM) qui s’imposait comme le principal parti politique
indigène, avec une base de 300000 membres, avaient
attisé l’aspiration indépendantiste et précipité le
déclenchement de l’insurrection. Le 29 mars 1947, le
peuple malgache s’était levé pour se libérer du joug
colonial.
Une colonne de plusieurs centaines de paysans pauvres,
armés de vieux fusils, s’attaquait au camp militaire de
Moramanga, à l’est de l’île. C’était le signal d’une
insurrection qui allait embraser la colonie française de
Madagascar, pendant près de deux ans.
Les autorités françaises ont envoyé d’abord à
Madagascar un corps expéditionnaire de 18000
militaires. Très vite, les effectifs atteignirent 30000
hommes. L’armée française se montra impitoyable:
exécutions sommaires, tortures, regroupements forcés,
incendies de villages. La France expérimenta une
nouvelle technique de guerre «psychologique»: des
suspects étaient jetés, vivants, par-dessus Carling afin
de décourager les insurgés.
Les chefs militaires de l’insurrection furent traduits
devant des Cours militaires françaises. Des dizaines
d’entre eux furent exécutés. Du 22 juillet au 4 octobre
1948, les Parlementaires et les dirigeants du MDRM
furent jugés à leur tour.
La levée de l’immunité du Parlementaire malgache,
Raseta, par le groupe parlementaire du Mouvement
Républicain Populaire (MRP), malgré la solidarité qui
s’était manifestée entre un certain nombre d’Élus
d’outre-mer contre les décisions de la majorité de
267
l’Assemblée, laissa Boganda perplexe. Lors des débats,
le député socialiste du Sénégal, Lamine Gueye, intervint
et s’inquiéta de voir que les Parlementaires de l’Union
française fussent traités en “Parlementaires de seconde
zone”. Observation partagée par Houphouët-Boigny,
Boganda et Aujoulat.
Au cours d’un meeting tenu le 5 juin 1947 et présidé par
le Sénégalais Senghor, les députés communistes de
l’Union française dont : le Martiniquais Aimé Césaire et
l’Algérien Saadone Chérif, montrèrent qu’en levant de
manière hâtive l’immunité des Parlementaires
autochtones, l’Assemblée avait violé la Constitution.
Présent dans la salle, Boganda était interdit de parole par
le MRP.
Mais, pour le Journal métropolitain Climats216 et certains
individus, Boganda aurait été expulsé du MRP pour
déviation, ce qu’il réfuta formellement et fit comprendre
que :
« On ne peut juger un homme ni l’histoire d’un peuple
d’après les potins racontés ou entendus autour d’un
apéritif ou sur les boulevards. La civilisation n’est autre
chose que le respect des droits du prochain :
• respect de son corps, qui nous interdit de le tuer
ou de le frapper injustement ou de commettre un
acte quelconque de violence sur sa personne ;
• respect de son intelligence, qui nous interdit de
l’induire en erreur, de lui donner de faux
renseignements, de fausses informations et nous
oblige à lui faire connaître ses droits et ses
devoirs ;
• respect de son nom, qui nous oblige à ne pas dire
ni faire ce qui peut nuire à sa renommée ;
• respect de sa liberté, qui nous interdit de le priver
de ses mouvements ;
216
Organe du Rassemblement du Peuple Français (R.P.F.)
exagérément critique vis-à-vis de Boganda
268
• respect de ses biens enfin, qui nous oblige à lui
laisser tout ce qui lui appartient et sous aucun
prétexte ne nous autorise à accaparer son argent,
sa maison, ses vêtements, ses meubles, ses terres
et ses biens.
Lorsque le Journal “Climats“ du 10 août 1950 et
certaines personnes prétendent que j’ai été expulsé du
MRP, ils induisent leurs lecteurs et leurs interlocuteurs
en erreur, ils portent atteinte à ma renommée et à celle
du MRP. Je n’ai pas été expulsé du MRP »217 .
Et comme preuve de sa libre démission, Boganda exhiba
deux lettres qu’il avait adressées à la date du 4 juin
1950, au président du MRP et au président du Groupe
parlementaire et dans lesquelles il exposa les raisons qui
l’amenèrent à prendre cette décision.
Au président du MRP, il s’affligeait :
« En trois ans, plusieurs Oubanguiens ont été assassinés
par des représentants de l’administration ; des actes de
violence sont commis tous les jours sur la population à
l’aide de fouets par les colons et les missionnaires.
Le MRP approuve tout cela par son silence : qui ne dit
mot consent.
Mon peuple ne peut plus tolérer pareil état de chose. Je
ne peux plus rester dans un Mouvement qui encourage
les oppresseurs de mon pays et les assassins de mes
frères.
J’ai suffisamment averti Paris et Rome. Maintenant je
décline ma responsabilité de tout ce qui pourrait advenir
et j’attends une justice meilleure ; celle de l’histoire et
celle de Dieu. Je vous prie donc d’accepter ma démission
en tant que membre du Mouvement Républicain
Populaire, ne pouvant plus y réaliser mon idéal de justice
217
Expulsion ou démission du MRP, In Terre Africaine, op. cit.
269
sociale, qui est un idéal à la fois humain et
catholique »218.
Il s’exprima avec un peu d’amertume dans celle destinée
au président du Groupe MRP :
« Cher président et ami, vous recevrez sous ce pli un
dernier rapport sur la situation sociale en Oubangui.
Depuis bientôt quatre ans, je vous ai suffisamment
exposé l’état de servitude dans laquelle vit le peuple
oubanguien depuis le début de la colonisation. J’ai
imploré le concours de tous nos amis du Groupe. J’ai
donné des conférences dans plusieurs fédérations. J’ai
écrit. Ma voix a été étouffée par les intérêts.
Plusieurs gouvernements MRP se sont succédé. Depuis
plus de deux ans, le Ministère de la FOM est MRP et mon
pays vit toujours dans la servitude. Le MRP a abandonné
le monopole de la justice-sociale outre-mer au parti
communiste.
Nous lisons pourtant dans les “Lignes d’Action pour la
Libération”, en date du 25 août 1944, la phrase suivante
que Gortais rappelait au Congrès National de 1947 et en
faisait une véritable charte pour le MRP : “il faut libérer
l’homme de toutes les oppressions, de toutes les
servitudes qui empêchent son plein développement et sa
libre ascension matérielle, spirituelle et morale”. J’y ai
cru, j’ai attendu que le MRP m’aide à libérer mon peuple.
Mais aucun acte n’a suivi ce son de tam-tam.
La vérité est absolue. L’humanité est une.
En m’abandonnant seul dans la lutte que j’ai entreprise
pour la libération de l’homme noir, le MRP a renié sa
mission humaine, nationale et catholique. Il en est des
Partis politiques comme des peuples et des individus :
quiconque a perdu le sens de la justice sociale n’est plus
digne de confiance. Je vous prie donc d’accepter ma
démission.
218
Lettre de Boganda à Monsieur Georges Bidault, président du
M.R.P., 4 juin 1950. In Terre Africaine, op. cit.
270
Candidat de l’action sociale en 1946, je reste
indépendant et continue ma lutte pour la justice sociale.
J’enverrai désormais à l’ONU tous mes rapports sur cet
état de servitude et d’injustice permanent dont le MRP
n’a jamais voulu s’inquiéter.
J’espère en une justice meilleure… »219.
Laconiquement le président lui répondit qu’il prenait acte
de sa démission du Groupe MRP, mais qu’il ne pouvait
accepter les considérants de sa lettre. Pour sa part, le
MRP n’avait jamais abandonné et n’abandonnera jamais
la cause de la justice sociale, pas plus dans les Territoires
d’Afrique qu’ailleurs.
271
deux à trois mois. Alors qu’il tenait ce vendredi 1er
septembre 1950 à 18h30, au domicile du commis
Mandayo à La Kouanga, une réunion avec ses partisans,
un journaliste œuvrant pour le compte de
l’administration coloniale infiltra le lieu et fit un compte
rendu fidèle. Boganda, après avoir déploré l’injustice
imposée par l’administration coloniale aux populations
oubanguiennes et invité ses compatriotes à se joindre à
lui dans la lutte pour la libération du joug colonial, n’avait
pas manqué de dénoncer certaines prêches avilissantes
de l’Église catholique et de justifier son mariage en ces
termes :
« Mes frères et amis, je connais parfaitement la misère
et les maladies dont vous souffrez depuis de longue date.
Vous les connaissez aussi bien que moi et que faut-il
faire pour vous faire obtenir des remèdes très efficaces
et des Médecins consciencieux pour exercer leurs
fonctions.
Permettez-moi, mes malheureux frères et amis, de vous
expliquer ici ce que j’entends par maladie.
Le peuple de l’Oubangui, en particulier, souffre de la
maladie du cœur, c’est-à-dire de l’injustice de la part de
l’administration coloniale. En général, l’Afrique entière
n’avait jamais demandé aux Blancs de venir s’installer
chez elle. Ce sont les Blancs (les premiers explorateurs)
qui, après avoir parcouru, au prix de mille sacrifices nos
différentes régions, avaient promis à nos aïeux que, s’ils
leur accordaient l’autorisation de s’installer parmi eux, ils
leur apporteraient d’Europe, beaucoup de bonnes
choses, marchandises, argent, livres, boissons et
feraient construire chez eux de jolies cases d’habitations,
des écoles pour instruire leurs enfants, des hôpitaux
pour soigner les malades et des magasins avec beaucoup
de marchandises. À la vue de toutes ces belles
promesses et sans aucune méfiance, nos aïeux
acceptèrent le cœur plein de joie la proposition qui leur
avait été faite par les Blancs.
272
Il faut remarquer une chose qui ne mérite pas de
critique. Les premiers Blancs se sont bien comportés à
l’égard de nos aïeux qui n’avaient pas à s’en plaindre,
mais les Blancs d’aujourd’hui se sont détournés de la
bonne route qui leur avait été tracée par les premiers
explorateurs et malgré la nouvelle Constitution, nous
sommes toujours victimes de l’injustice exercée par les
colonialistes et capitalistes qui ne songent qu’à eux. En
profitant pour leur seul intérêt et nous sommes
considérés comme de véritables déchets sans valeur.
À moi seul je ne peux pas combattre ce triste,
douloureux et regrettable état de choses. J’ai besoin de
votre précieux concours. Vous connaissez, aussi bien que
moi, que pour réussir dans une affaire très dure, très
difficile, l’Union Oubanguienne est plus que nécessaire.
Une fois unis, nous élaborerons ensemble un
programme. Pour réussir un coup d’État, nous devons
déployer tous nos meilleurs efforts, c’est-à-dire
organiser des cotisations d’argent. L’Oubangui-Chari
compte environ 2 à 4 millions d’habitants. Pour faciliter
cette tâche noble et sacrée, que chaque habitant ne
verse qu’un franc à la caisse, eh bien, avec les deux à
quatre millions d’habitants, nous obtiendrons facilement
et rapidement 2 à 4 millions de francs et avec cette
grosse somme, nous pourrons ensuite combattre
courageusement l’injustice.
Avec cette somme, je ferai venir des tracteurs d’Europe
pour labourer aisément vos plantations vivrières, faire
construire des écoles, des hôpitaux, former des gens
capables de vous guider dans la bonne voie.
Sachez très bien que sans argent, aucune opération ne
peut être entreprise ni réussie, c’est pourquoi j’en
appelle encore une fois à votre précieux concours pour
m’aider à réussir dans la grande tâche que j’envisage
d’entreprendre pour sauver et guérir l’Oubangui-Chari.
Notre misère est grande, est bien loin, très loin d’être
soulagée. Vous n’avez pas de bonnes cases pour
habitation, les quartiers sont sales et la mort nous
273
ravage et je me demande si les peuples de l’Oubangui
ne vont pas disparaître comme les Peaux Rouges ?
On nous cache beaucoup de vérités et quand on cherche
à les connaître, on est sérieusement poursuivi. Si nous
étions de véritables enfants de la France, on ne nous
ferait jamais souffrir de la sorte [...]. Unissez-vous et
travaillons ensemble la main dans la main pour connaître
la vérité et pour combattre cette grande misère. Ne
croyez-vous pas que nous sommes toujours considérés
comme des esclaves sous des aspects cachés et bien
visibles à nos yeux ? Comment le redresser à moi seul,
je ne peux pas. Si je possédais un pouvoir magique, je
le ferais bien tout seul pour sauver mon peuple qui
souffre de bien des maux, malgré la nouvelle
Constitution qui proclame que tout être humain est libre,
frère et égal. Où sont cette liberté, cette fraternité et
cette égalité ? Moi je n’en vois pas, si vous autres vous
en voyez, apprenez-moi alors de quelle manière elles
sont bien visibles à votre œil. Ce n’est pas dans un an
que l’Oubangui-Chari obtiendra l’amélioration de son
triste sort actuel, il faut encore attendre pendant
longtemps et pour arriver à des fins satisfaisantes, il
faudra vous grouper tous ensemble autour de moi et
ensemble avec vous, nous pourrions peut-être triompher
avec la puissance d’une autre nation bienfaitrice de
l’humanité. La France, elle-même, est une bonne mère
et nous n’avons pas beaucoup à nous plaindre de cette
bonne France, notre mère chérie, mais nos plaintes ne
doivent viser uniquement que l’administration locale
[...].
En décembre dernier, lors de mon passage à Rome et au
cours d’un entretien que j’ai eu l’occasion d’avoir avec le
St-Père Brown Hot du Gabon, je lui ait fait remarquer
qu’au cours de ma fréquentation, à l’école, les Pères
m’avaient appris dans le catéchisme que Moïse avait
maudit Caen et par conséquent, comme les Noirs sont
les descendants de Caen, ils sont maudits et esclaves
des Blancs. Une fois devenu Abbé, j’ai parcouru la Bible,
274
l’Ancien et le Nouveau Testament et je n’ai jamais eu la
chance de rencontrer un passage concernant ce qui
précède. En conséquence, je lui ai dit que l’enseignement
de l’Église catholique, en ce qui concerne Caen et ses
descendants, était faux et un mensonge. Ce Prêtre n’a
pas trouvé un mot pour me répondre et nous nous
sommes séparés avec une très mauvaise humeur […].
À la prochaine réunion, je vous parlerai de la religion
catholique, et il me faudrait m’amuser à faire la politique
et la religion ensemble. Je le ferai avec un vif plaisir. Je
suis critiqué de toutes parts, mais je n’en tiens aucun
compte. Dieu n’a jamais défendu au clergé de se marier,
ses représentants actuels interprètent mal ses doctrines
et induisent le monde en erreur.
Lorsque j’étais encore jeune, j’étais bien aveugle et l’on
m’avait beaucoup trompé, dupé, mais à présent que j’ai
parcouru le monde en grande partie et que j’ai découvert
des vérités qui m’étaient cachées, et après que j’ai
soulevé le rideau, je vais pouvoir vous parler sans
aucune hésitation et avec le grand espoir que du premier
abord vous reconnaitrez avec la vérité, la pure
vérité »220.
Le temps est mauvais et je regrette qu’il n’y ait pas eu
beaucoup de monde pour m’entendre parler, j’espère
qu’à une prochaine réunion, vous vous présenterez plus
nombreux et espère que vous ne manquerez pas
d’approuver mes suggestions et que vous n’hésiterez
pas, pleins d’énergie de collaborer avec moi. Notre
peuple souffre, venons vite à son secours, non pas par
des armes, mais par des écrits qui sont parfois plus
dangereux que des armes […].
220
CAOM, 1 AFF-POL., 2254, Rapport journalier du 5 septembre
1950. Bangui communique : A/S député Boganda
275
CHAPITRE X
277
Djelakema, accusé de co-auteur, à les suivre à M’Baïki.
Une fois à M’Baïki, ce dernier fut hébergé par une vieille
connaissance, le clairon Célestin Moyombo.
Curieusement, sa santé s’était mise à se dégrader très
rapidement. Il faisait une poussée de fièvre accom-
pagnée de toux et de soupirs : « J’ai quitté Mongoumba,
je n’étais pas malade, je suis malade partout
maintenant », s’était-il confié à son hôte.
Le lendemain, 1er janvier, Djelakema se sentit un peu
mieux dans la journée, mais manquait d’appétit. Dans la
soirée, le voyant toujours trembler, Moyombo dont le
domicile se trouvait à l’entrée du camp des gardes,
prévint le caporal en faction ce soir-là. Ce dernier rendit
compte au sergent qui prit la décision de le faire
transférer à l’Hôpital. Arrivée vers 22 heures l’infirmière,
Mademoiselle Cayron, constata que Djelakema souffrait
de contractions de la mâchoire, mais que son regard
était serein.
L’infirmière le fit déshabiller par des infirmiers qu’elle
avait fait prévenir. Il n’y avait aucune trace de coups,
aucune plaie, aucune blessure sur le corps, si bien qu’elle
avait même pensé, un instant, avoir affaire à un
simulateur. Elle lui fit des piqûres d’huile camphrée, de
caféine et de strychnine222 et essaya de lui faire prendre,
avec difficulté d’ailleurs, un peu d’eau bicarbonatée.
Le Médecin étant absent de M’Baïki jusqu’au 4 janvier,
Mademoiselle Cayron poursuivit le traitement, mais
Djelakema plongea dans le coma le 2 janvier. Elle
constata un relâchement des sphincters accompagné
d’une forte fièvre (41°). Elle en avisa le Juge de Paix qui
se rendit à son chevet. Le 3 dans la journée, elle constata
un œdème au bras droit. Djelakema ne bougea plus
222
Strychnine : Alcaloïde extrêmement toxique extrait de la noix
vomique. La strychnine est utilisée comme poison pour lutter contre
les animaux nuisibles.
278
jusqu’au 4 janvier vers 3 heures du matin où il rendit
l’âme sans avoir prononcé la moindre parole.
Dès l’annonce de sa mort qui paraissait suspecte, le Juge
de Paix prit le devant pour ordonner une autopsie, dès le
retour du Médecin, qui devait avoir lieu dans la soirée
même.
Le praticien n’avait, à son tour, constaté aucune trace de
coups sur le corps. À l’ouverture, il remarqua des plaques
jaunâtres sur le foie, ce qui l’amena à penser que Djela-
kema aurait été empoisonné. L’analyse toxicologique des
viscères conclut à une mort due à un gastrite
hémorragique et une toxi-infection suraigüe qui aurait
eu, pour point de départ, une infection du bras. Interrogé
sur l’origine de l’infection, le Docteur se disait n’être pas
en mesure de la déterminer. Toutefois, elle pourrait être
provoquée par un coup, mais il n’y avait pas eu
d’excoriation (légère écorchure), ni la moindre
ecchymose223, avait-il laissé entendre. Aussi, l’absence
momentanée d’experts qualifiés à Brazzaville, faisait
trainer en longueur les résultats des prélèvements
envoyés pour des analyses cliniques et biologiques.
279
« Le chef autochtone Djelakoma, a été hospitalisé le
premier janvier vers 19 heures. C’est un de ses frères de
race, clairon à la région qui l’a fait hospitaliser.
Djelakoma, ne parlait déjà plus, lorsqu’il est arrivé à
l’Hôpital. Il avait pourtant tous ses réflexes oculaires. Il
est mort le 4 janvier au matin, sans avoir pu prononcer
la moindre parole. Pendant ces quatre jours d’hospi-
talisation, Djelakoma n’a rien mangé ni bu. Il en était
incapable, puisque dans un état léthargique voisin du
coma. Du deuxième jour de son hospitalisation jusqu’à
sa mort, sa femme ne l’a pas quitté »225.
Emboîtant le pas à son collaborateur, Monsieur Joseph
M’Balla, infirmier breveté à l’Hôpital de M’Baïki, affirmait
quant à lui : « J’ai soigné le chef Djelakoma jusqu’à sa
mort survenue le 4 janvier 1951 au matin. Pendant les
quatre jours de son hospitalisation, il n’a pas réussi à
prononcer une parole. Il avait les mâchoires contractées,
tous ses réflexes oculaires, et ne paraissait pourtant pas
souffrir. Il ne portait aucune trace de coups, et n’avait
rien de casser »226.
Ces deux premières auditions s’étaient déroulées du 9
au 10 janvier 1951. Ce fut ensuite le tour du clairon de
M’Baïki, Monsieur Célestin Mayombo, le 11 janvier
1951 : « Le 31 décembre 1950, vers 19 heures 30,
affirmait-il, alors que je prenais le frais devant ma case,
j’ai vu venir un homme. J’ai demandé “qui va là ?” Il m’a
répondu, “ c’est moi Djelakoma, chef de quartier de
Batalimo. Je viens de me promener à Mongoumba avec
le commandant et je ne sais pas ce que j’ai, sans doute
de la fièvre, parce que j’ai froid. Si tu veux bien, je
coucherai chez toi”. J’ai accepté. Je lui ai mis une natte
près du feu, et il s’est couché. De mon côté, j’en ai fait
autant. Toute la nuit, Djelakoma s’est plaint. Il poussait
de profonds soupirs. Le premier janvier à 6 heures,
225
CAOM, 1 AFF-POL., 2254, Rapport affaire Bagaza et Djelakema
(Pièce N°5)
226
idem
280
lorsque je me suis levé pour sonner le réveil, j’ai vu qu’il
était bien malade. Je lui ai dit : “Tu vas aller à l’Hôpital
te faire soigner. Il a réussi à répondre oui, je vais y aller”.
J’ai sonné le réveil, et ensuite les couleurs. À mon retour
à ma case, Djelakoma était toujours là. Je l’ai interpellé.
Il m’a regardé, mais n’a pas pu me répondre. C’était la
fête. Je suis allé me promener. Le soir vers 19 heures
lorsque je suis rentré, il était toujours sur la natte près
du feu. Voyant que son état, loin de s’améliorer,
s’empirait, je l’ai fait transporter à l’Hôpital.
Djelakoma n’a rien mangé ni bu pendant le temps qu’il a
passé chez moi. Il ne m’a rien dit des souffrances qu’il
endurait. Il ne m’a, non plus rien dit, au sujet de la
promenade qu’il avait faite à Mongoumba et à Batalimo
les 29, 30 et 31 décembre, j’ignore qui il a pu voir, et ce
qu’il a pu faire.
Avant son départ pour Mongoumba, le 29 décembre, il
ne logeait pas chez moi. Il était dans un quartier de
M’Baïki mais j’ignore lequel. Je l’ai vu lorsqu’il est monté
dans l’Auto le 29, il était bien portant »227.
Monsieur Albert Poda, cultivateur à Bogani et prévenu à
la Maison d’Arrêt de M’Baïki, donna ainsi sa version à lui
des faits : « Je n’ai rien appris au sujet du décès du chef
Djelakoma. Il était en liberté et moi en prison. Je ne l’ai
pas vu depuis début décembre dernier. Je sais que
depuis début décembre il vivait dans un quartier
autochtone de M’Baïki, mais j’ignore lequel.
Je ne connaissais pas très bien Djelakoma. Il habitait le
grand village de Batalimo, et moi le village de brousse.
Je ne le voyais que très rarement. J’ignore s’il avait des
ennemis. Je n’ai aucune opinion sur les causes du
décès »228.
Monsieur Michel Layamilou, autre prévenu à la Maison
d’Arrêt de M’Baïki, témoignait pour sa part :
227
CAOM, op. cit.
228
op. cit.
281
« Je ne sais rien sur les circonstances du décès du chef
Djelakoma. Il était en liberté dans les villages. Il est fort
possible qu’il ait été empoisonné, soit à Mongoumba soit
à Batalimo, lors de sa promenade là-bas les 29, 30 et 31
décembre, mais tout cela n’est qu’une vague
supposition. Tout ce que je puis dire, c’est que
Djelakoma, de simple témoin dans l’affaire de chasse et
de détention de défenses d’éléphant pour laquelle je suis
en prévention, aurait dû être, et serait certainement
inculpé. C’était lui le propriétaire de la défense que l’on
a trouvée chez moi. Je sais qu’il avait également eu
d’autres défenses en sa possession. Je ne connais pas
d’ennemi personnel de Djelakoma.
Comme Poda, j’habitais un campement de brousse, et je
ne le voyais que rarement »229.
Close le 13 décembre 1951, l’enquête concluait que
Djelakema n’avait pas d’hébergement fixe pendant son
séjour à M’Baïki. Il changeait fréquemment de lieu
d’accueil. Beaucoup de gens interrogés verbalement,
confirmèrent la version selon laquelle, il se portait bien
jusqu’au 31 décembre au soir, et que sans être joyeux,
il ne paraissait pas non plus très inquiet des suites de
l’affaire de chasse et de détention de défenses d’éléphant
dans laquelle il devait déposer comme témoin.
L’enquête, selon l’Officier de Police Judiciaire (OPJ),
pourrait se poursuivre à Mongoumba et à Batalimo.
Comme nous pouvons le relever, un témoin de taille
n’avait pas été auditionné. Il s’agissait de l’infirmière,
Mademoiselle Cayron, qui avait administré les premiers
soins au chef Djelakema. Parmi les médicaments utilisés
figurait la strychnine. C’est un alcaloïde extrêmement
toxique, extrait de la noix vomique et utilisée comme
poison pour lutter contre les animaux nuisibles. Alors,
pouvait-on se demander, comment un produit aussi
toxique, pouvait-il être administré à un humain ? Même
229
CAOM, op. cit.
282
s’il était vrai que c’était une substance azotée qui
provoquait dans l'organisme une réaction physiologique,
mais l’avait-elle administré à dose normale, étant donné
qu’elle était en train de réveillonner lorsqu’il lui était
annoncé l’admission du malade dans sa structure. Avait-
elle fidèlement rendu compte, à son supérieur
hiérarchique, des traitements thérapeutiques
administrés au chef Djelakoma ? En effet, le Médecin
avait conclu, après l’autopsie, a un œdème qui : « peut
avoir sa source dans une piqûre faite par un instrument
empoisonné. Aucune trace de piqûre n’a pu être
relevée ».
Cette dernière phrase prouvait à suffisance que
Mademoiselle Cayron n’avait pas fait un compte rendu
fidèle à son Médecin. Ou bien l’avait-elle fait et que celui-
ci, afin de mettre sa compatriote et collaboratrice à l’abri
de tout ennui judiciaire, voulut le taire volontairement.
Outre ce constat fait par le Médecin de M’Baïki, le
Procureur général, chef de service judiciaire à
Brazzaville, apporta dans son rapport les compléments
d’informations ci-après : « L’autopsie releva une gastrite
hémorragique et une toxi-infection suraigüe qui aurait eu
pour point de départ une infection du bras. L’incision du
biceps montrait un corps charnu, tuméfié, grisâtre,
imbibé de sérosités rougeâtres, signes certains
d’intoxication »230.
Cependant, privilégiant l’hypothèse de l’intoxication et
selon toute vraisemblance de l’empoisonnement, les
responsables coloniaux de M’Baïki cherchaient à y voir la
main du député Boganda. La déposition de l’un des
témoins ci-dessus leur fournit l’argutie. Selon Monsieur
Michel Layamilou, le chef Djelakoma aurait été
empoisonné avec la complicité du député, afin qu’il ne
puisse pas trahir le trafic d’ivoire auquel il se livrait avec
lui : « Je sais, disait Monsieur Michel Layamilou ce 11
230
CAOM, op. cit.
283
janvier 1951, qu’il (Djelakoma) a trafiqué de l’ivoire brut
avec le député Boganda, et je sais aussi qu’il n’était pas
très content des résultats de ce dernier trafic, Boganda
ne lui ayant pas payé deux belles pointes qu’il lui avait
livrées l’année dernière. Peut-être certaines personnes
ont-elles eu peur que Djelakoma parle »231.
Saisissant l’occasion, l’Officier de Police Judiciaire (OPJ)
en charge de l’enquête regretta dans sa conclusion, de
ne pas avoir pu auditionner la nommée Gogué, épouse
au chef Djelakoma. Cette dernière, après la mort de son
mari, aurait été convoquée par le député Boganda qui
l’aurait promenée en camion à Bouchia et à Bokanga.
Invitée à venir déposer, elle se serait enfuie pour ne plus
réapparaître.
Le 24 mars 1951, rendant compte à ses supérieurs
hiérarchiques, le Procureur général ne s’était pas
empêché de revenir sur cette information en des termes
beaucoup plus racistes et accusateurs :
« Dès la mort de Djelakoma, le député Boganda
convoqua son épouse chez lui, la promenant en camion
dans divers villages et notamment à Bousshia232,
proclamant que “le Blanc”, (c’est-à-dire le chef de district
de M’Baïki) avait fait mettre en prison, battu et tué
Djelakoma. Il exhorta, en outre, la population à ne pas
tenir les marchés, et c’est ainsi que sur intervention du
chef de district, se sont produits les incidents faisant
l’objet des poursuites.
Un détail donne, cependant, matière à réflexion quant
aux motifs secrets de la mort de Djelakoma : quelques
mois auparavant (en avril 1950) le député Boganda avait
demandé à la Station d’Agriculture de Boukoko de lui
analyser divers produits végétaux contenant des
alcaloïdes dont se servent certains féticheurs comme
poison d’épreuve ou de flèches.
231
op. cit.
284
Il est possible, du moins le bruit s’en est répandu, que la
disparition de Djelakema soit due à la nécessité de
supprimer un témoin gênant.
Une information sur les causes de son décès est en cours
contre X au cabinet d’instruction de Berberati »233.
Toujours était-il que beaucoup de flous entouraient
encore les résultats de cette enquête.
Concernant l’accusation portée contre le député
Boganda, nous y reviendrons plus largement dans le
prochain chapitre. Mais, d’ores et déjà, la réaction de
Boganda ne s’était pas fait attendre. Rendant plutôt
responsables les administrateurs locaux, il piqua une de
ses froides colères et mit le district en état
d’effervescence.
285
contact avec les chefs et les populations. Ils en
profitaient également pour régler les affaires civiles,
prendre les doléances des populations ou solliciter leurs
avis sur certaines questions et distribuer les tâches aux
cantonniers.
En signe de protestation, suite au décès du chef
Nzilakema, Boganda décida de faire boycotter les
marchés de Bobangui, de Yaka, de Botoko et de
Bombanzengué qui devaient se tenir le 9 janvier.
Sachant pertinemment que le chef de district allait faire
le déplacement, comme d’habitude, Boganda envoya
nuitamment les agents de la SOCOULOLE dire aux
producteurs de ne pas livrer leurs produits et de déserter
les villages. C’était une atmosphère inhabituelle que
l’administrateur Giacomoni découvrit au passage : peu
de travailleurs sur les routes, villages déserts, cases
cadenassées, etc.
Mais rebroussant chemin sur M’Baïki, il aperçut une foule
compacte à proximité du domicile de Boganda. Au milieu
de la route et avançant dans sa direction, Monsieur et
Madame Boganda. À peine eut-il freiné, que le véhicule
fut aussitôt encerclé par la foule. S’avançant alors le
député lui vociféra : « Monsieur Giacomoni, j’en ai marre
de vous et de l’administration. Vous pénétrez dans les
propriétés privées et jusque dans mon bureau. Quand
allez-vous nous foutre la paix ? […]. Monsieur Giacomoni
vous m’emmerdez, vous m’emmerdez, vous m’em-
merdez »235.
Sur ces entrefaites, le chef de district l’interrompit et lui
fit comprendre qu’il comprenait les injures françaises, et
qu’il lui sera dressé Procès-Verbal dans ces conditions.
Touché au vif par ce terme, le député gesticula et
clama :
235
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Le chef de district de M’Baïki, à
Monsieur le Gouverneur, chef du territoire de l’Oubangui-Chari
s/couvert de Monsieur le chef de région de la Lobaye.
286
« Vous pouvez inscrire que je vous emmerde 10 fois, 100
fois si vous le voulez et d’ailleurs si vous entrez chez moi,
dans ma propriété, je vous casse la gueule […]. Oui, je
vais vous la casser la gueule »236.
Le chef de district ouvrit alors la portière, montra son
uniforme à la foule, visiblement excitée, et rétorqua à
l’Élu oubanguien qu’il était prêt à subir ses outrages et
ses menaces. Jouant au pyromane et au pompier,
Madame Boganda237, tout en tirant son mari par la
manche, relança la question sur les causes de la mort du
chef Nzilakema : « Monsieur, je suis Française et vous
êtes responsable des morts de votre district ; expliquez-
nous comment est mort le chef Nzilakema ? »238.
Et Boganda d’enchaîner : « Oui, il faut le dire, vous êtes
un criminel, vous avez tué notre chef ngbaka Nzilakema
et vous avez d’autres meurtres sur la conscience, moi
aussi je suis Français et l’Oubangui c’est la France, je
défends mon peuple opprimé. Regardez la veuve et
l’orphelin que vous avez créés. Que vont-ils devenir ?
Qu’en ferez-vous ? Est-ce à moi de les garder ? »239.
Sur ces paroles, la veuve et l’orphelin s’avancèrent sous
les regards apitoyés des spectateurs, mais
l’administrateur répondit à Boganda que deux autopsies
avaient révélé un empoisonnement. « On les connait,
vos autopsies », coupa court Boganda.
De toute façon, tenait-il à le faire savoir expressément
au député Boganda, qu’il était libre de porter plainte
contre lui auprès des autorités administratives ou
judiciaires compétentes, mais qu’en attendant il lui
236
CAOM, op. cit.
237
Selon le Gouverneur, Inspecteur général des affaires
administratives, P. Vuillaume, Madame Boganda jouirait d’une
grande influence sur son mari et que les périodes de crise ou de
détente correspondraient à sa présence dans la colonie.
238
CAOM, op. cit.
239
idem.
287
dressait un Procès-Verbal pour menace à un officier
chargé d’un Ministère public revêtu de ses insignes,
aggravées d’outrages. Invité à remettre son identité,
Boganda déclina. Ne disposant que d’un seul garde du
corps, face aux agents de la coopérative SOCOULOLE
surexcités et menaçants, le chef de district renonça à
toute d’idée d’arrestation de Boganda, au risque de
mettre le feu aux poudres. Mais interrogé sur ses
intentions réelles, Boganda engagea des pourparlers
avec ses agents, mais sa femme intervint et lui fit
entendre raison.
Commencé donc à 15 h 45, c’était à 16 h 40 que
l’incident prit fin. Il faut dire que ce comportement
agressif de Boganda était en partie motivé par l’attitude
des cadres ngbaka de la coopérative SOCOULOLE dont :
Jacques Bakela, Pascal Otto, Albert Gbossi et Albert
Songato. Ces derniers, d’après l’interprète Moningué qui
réussit à capter leur chuchotement, disaient : « Nous
tenons le commandant qui nous emmerde, il ne faut pas
le laisser partir sans lui casser la gueule »240.
240
CAOM, op. cit.
288
fit rassembler la foule qu’il séduisait en ces termes : « Je
suis un Ngbaka. Mon père était un bon guerrier
(applaudissements). Je ne suis pas venu pour faire le
marché, mais pour les funérailles de notre chef
Nzilakema, dont nous pleurons tous la mort que le Blanc
a battu et tué. Je vous demande de ne pas livrer vos
produits aux Blancs, car c’est un jour de deuil. Attendez
que le commandant rende publiquement compte de la
mort de notre chef ? Si on laisse faire les Blancs, ils
continueront à nous tuer tous (applaudissements
prolongés) »241.
Saisissant la balle au bond, le chef de district fit connaître
à la foule estimée à plus de deux cent personnes, qu’il
n’était pas venu pour discuter de la mort d’un chef
ngbaka empoisonné, mais faire respecter les règlements
du marché. Afin de leur permettre de disposer de
numéraire pour honorer l’échéance prochaine des
impôts, il leur conseilla d’apporter leurs produits.
Cependant, Madame Boganda totalement acquise à la
cause de son mari, alla de groupe en groupe, exhibant
son enfant et parlant en Ngbaka. Devant l’évolution de
la situation et le refus catégorique des producteurs de
vendre leurs produits, l’administrateur, en vue d’éviter
tout incident plus grave, prit la décision d’annuler
purement et simplement le marché.
Boganda dit alors à la foule : « Vous voyez, le
commandant vous dit de ne pas faire le marché. C’est
aujourd’hui les funérailles de Nzilakema »242.
289
juché sur un tronc d’arbre, répéta le même message qu’à
Bouchia mais d’ajouter : « Dans deux ou cinq jours le
commandant tuera le chef Lamine lui aussi ».
Mais contrairement à ce qui s’était passé à Bouchia, le
chef de terre de Bokanga, d’ethnie issongo, n’était pas
sur la même longueur d’onde que Boganda. Parvenu à
imposer le silence à une foule en délire, il tenta de faire
comprendre : « Aujourd’hui c’est le marché. Nous avons
travaillé pour vendre nos produits, car l’impôt sera dur
cette année. Si le député a une question avec le
commandant, ce n’est pas ici le lieu de la traiter. Laissez-
nous faire le marché, poursuivait-il en se tournant vers
le député, nous avons besoin d’argent pour l’impôt »243.
Le député lui répondit que la question n’était pas là et
qu’il s’agissait d’honorer la mémoire de leur chef.
Comme à Bouchia, Madame Boganda reprit son bain de
foule avec sa fillette dans les bras, s’attendrissant sur les
enfants, etc. Après avoir essayé en vain de convaincre la
foule, à ne pas céder aux injonctions de Boganda, le
commandant se vit obliger de demander des renforts de
M’Baïki. Un détachement de sept gardes, commandé par
Monsieur Quinto, commandant la Brigade de
Gendarmerie, accompagné du Juge de Paix, Monsieur
Renaud, de l’adjoint au chef de région, Monsieur
Mourges, débarqua. Le chef de district expliqua à la foule
qu’il sera procéder à une série de sommations d’usage
pour les inviter à se disperser. Mais à la première,
personne ne bougea. À la seconde, les femmes partirent
dans tous les sens et les commerçants se retirèrent. À la
troisième, les villageois se décidèrent enfin, excepté une
cinquantaine d’individus, dont le couple Boganda. Au
moment où les forces de l’ordre s’avancèrent pour
mettre la main sur ceux qu’ils considéraient comme des
récalcitrants, la cinquantaine de personnes s’évanouit
dans la forêt voisine, laissant seuls Boganda et sa
243
op. cit.
290
femme. L’administrateur s’approcha alors du député, lui
demanda son identité et lui fit connaître qu’au nom de la
loi, il l’arrêtait en flagrant délit. L’Élu ne rouspéta pas,
mais exigea du Juge de Paix la présentation du mandat
d’arrêt, tandis que sa femme s’exclamait : « Vous n’avez
pas le droit ». Le député et son épouse furent conduits,
sous escorte, dans un hangar à proximité. À la demande
des chefs et des villageois, le marché put ensuite se
dérouler normalement sans incident.
À 15 heures, le député Boganda, qui venait de revêtir
son écharpe tricolore et sa femme, furent emmenés à
M’Baïki. La petite Agnès Boganda fut laissée avec sa
maman et la famille entière installée dans le logement
de l’Instituteur européen de M’Baïki qui était prié de
vider les lieux pour la circonstance. Le Docteur Lemaigre
et l’Infirmière Cayron, furent mis à la disposition de
Madame Boganda pour les soins éventuels à donner au
Bébé. Madame Degouy, épouse du chef de région,
s’occupait de leur restauration, mais Boganda refusait
les repas qu’elle servait.
Le soir même, le Juge de Paix à Attributions
Correctionnelles Limitées (JPACL) inculpa Boganda de :
- menaces de voies de fait sous condition ;
- provocation à un attroupement et entrave à la
liberté des marchés (décret du 2-11-35)244.
244
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Le Procureur de la République près le
tribunal de première instance de Bangui, à Monsieur le Procureur
général, près la Cour d’appel, chef du service judiciaire de l’AEF,
Brazzaville.
291
1.6. Comparution de Boganda
292
furent aussi listés. Il s’agissait, en effet, des affaires de
deux sages-femmes africaines dont l’accès à l’Hôtel
Pindèré leur était refusé, d’un nommé Makomoundjia
victime des coups et blessures de la part de son
Employeur, Monsieur Albertus, et des déserteurs qui
auraient été ramenés à la corde au travail. Tous ces faits
remontaient à l’Année 1947.
Boganda y reconstitua soigneusement l’incident du 10
janvier 1951, les circonstances de sa détention
préventive, sa traduction en Police criminelle avec sa
femme, leur fille ainsi que les deux secrétaires de la
SOCOULOLE, et l’interrogatoire d’identité. Il documenta
solidement sa thèse par les copies des différents
télégrammes et correspondances par lesquels il mettait
régulièrement l’administration coloniale au courant des
dérapages politiques inadmissibles de ses agents dans la
Lobaye, et que rien n’avait pu être fait par la haute
hiérarchie pour stopper l’hémorragie :
« Être prisonnier, chapeauta-t-il ce long Mémorandum,
c’est souvent une honte, c’est parfois un honneur. Je
sors de la prison de M’Baïki avec ma femme et ma fille
âgée de six mois et demi ; nous y sommes restés du 10
au 12 janvier et ceci pour avoir protesté contre
l’assassinat d’un chef indigène. Lorsque le 12 janvier
dans l’après-midi, le Juge a prononcé ma mise en liberté
provisoire, j’ai été accompagné par ma foule, celle-là
même qui, sur l’invite des autorités, avait assisté à
l’audience, qui me proclamait martyr de la justice. Je ne
puis donc qu’être fier d’avoir été emprisonné pour une
aussi grande et belle cause, car toutes les grandes
vérités ont eu leur Apôtre, les grandes doctrines leurs
martyrs. Mais je plains la nation dont les représentants
293
emprisonnent une femme et un bébé sans motif
plausible »245.
Logiquement, le député oubanguien enchaîna la
citation des télégrammes et correspondances
susmentionnés. Inutile de revenir sur les évènements,
objets de ces messages, nous nous intéresserons
particulièrement ici à sa version détaillée des faits :
« J’en viens maintenant au compte-rendu des affaires de
Bobangui, Bosia et Bokanga, faisant l’objet de mon acte
d’accusation.
Jusqu’à présent, je n’ai fait que porter à la connaissance
des autorités compétentes, et à la vôtre, Monsieur le
Président246, des faits qui m’avaient été signalés par la
population. Ce que je vais déclarer maintenant me
concerne personnellement. C’est malgré tout ce qui a pu
m’être dit en Oubangui et ici même, un député français
qui vous parle, et sur son honneur de député français
qu’il vous certifie l’authenticité des faits dont il a été à la
fois le témoin et la victime.
Le 9 janvier dans l’après-midi, je me trouvais dans ma
propriété avec nos serviteurs, quelques travailleurs, ma
femme et ma fille. Il était environ seize heures ; nous
nous entretenions des divers travaux du jour lorsque
mon chauffeur, arrivé en bicyclette, m’informe que le
commandant est entré dans la clôture du bureau au
village […]. Je sors immédiatement, accompagné des
personnes qui se trouvaient avec moi sur la route, je fais
signe au chef de district qui venait de sortir du village et
qui repartait en voiture. Je lui demande, sur la route, de
me montrer le mandat de perquisition l’autorisant à
pénétrer dans une propriété privée. Il nie d’abord le fait,
puis, sur les protestations des villageois témoins de
l’affaire, renonce à me donner les explications que je
245
Mémorandum sur l’arrestation, la détention préventive et la
traduction en Police criminelle de B. Boganda député de l’Oubangui-
Chari, 23 janvier 1951. In J. D. Pénel, pp : 294-309
246
Il s’agit du Président de l’Assemblée de l’Union française
294
réclamais. C’est alors que j’ai protesté en ces termes
contre cet acte illégal commis par le chef de district sur
ma propriété :
“En tout cas, Monsieur, si j’avais été là moi-même,
quand vous avez pénétré chez moi, je vous aurais cassé
la gueule”. Je m’excuse, Monsieur le Président, de ne
pouvoir vous répéter autre chose que ce que j’ai dit.
Le 10 est le marché officiel sur les villages de Bosia et
Bokanga, cette date est fixée par l’administration et il y
a plus de dix ans que ces marchés ont toujours lieu à la
même date et à la même heure.
Je tiens à vous préciser ces détails. Les enfants et les
femmes se réunissent dès le lever du soleil, souvent la
veille lorsqu’ils viennent des villages éloignés et
attendent sur la place du village que les commerçants
viennent acheter leurs produits : huile de palme et
palmistes. Ces marchés ont lieu sous la surveillance des
miliciens indigènes et en présence du chef de district qui,
en tant qu’administrateur et président de la SIP locale,
achète lui-même.
La SOCOULOLE (Société Coopérative de l’Oubangui-
Lobaye-Lessé) dont je suis président, Société légalement
enregistrée et exerçant légalement son activité, se
présente sur lesdits marchés, au même titre que les
autres commerçants (portugais, belges, métropolitains
français) et ceci depuis décembre 1948. Le marché est
fait par nos Secrétaires qui achètent exclusivement les
produits de nos coopérateurs présentant leur carte, ainsi
qu’il en avait été décidé avec Monsieur le Gouverneur
Mauberna et Monsieur le Gouverneur Delteil, et
conformément à la loi du 10 septembre 1947.
Le 10, vers 8h30, j’arrive avec le camion de la
SOCOULOLE, accompagné de ma femme, de ma fille, de
mes serviteurs et des agents de la SOCOULOLE sur le
lieu du marché de Bosia. Les commerçants et les
vendeurs étaient déjà présents, emplissant le marché
qui ouvre à 9h. Vers 9h, arrive le chef de district. À ce
295
moment, je monte sur le marchepied de notre camion et
je déclare en langue ngbaka :
“Un de nos chefs vient de mourir dans la prison de
M’Baïki. Conformément à notre coutume, nous devons
lui offrir le deuil. L’administration nous expliquera les
causes de sa mort. Nous ne faisons pas le marché,
asseyez-vous”.
Après de longues discussions avec les commerçants et
les chefs, le chef de district annonce :
“Devant l’intervention de M. Boganda, et pour éviter du
désordre, je déclare le marché dissout et je demande à
la population de rentrer chez elle. Si elle ne le fait pas,
je considérerai cela comme un attroupement et je serai
obligé de la faire disperser par la force”.
La population se retire dans le calme. Monsieur le chef
de district monte dans son camion et prend la route de
Bokanga, nous le suivons et le rejoignons à la sortie du
village où il se trouvait arrêté pour faire le plein
d’essence. Avec son autorisation, nous le dépassons et
arrivons vers midi à Bokanga. Nous y retrouvons le
même genre de foule : femmes et enfants chargés de
paniers de palmistes et de calebasses d’huile de palme.
J’attends l’arrivée du chef de district et celle des
commerçants qui le suivent. Je monte sur un tronc
d’arbre et je répète les mêmes mots qu’à Bosia et,
comme à Bosia, les femmes s’assoient près de leurs
produits sans le moindre désordre ni la moindre
discussion. Le chef de district parlemente, le chef de
Bokanga également.
Arrive à ce moment-là (il était donc environ midi) un
camion d’où descendent, armés, des miliciens indigènes,
le gendarme européen, des européens du poste de
M’Baïki, l’adjoint au chef de région et le Juge de M’Baïki,
tous armés, je le répète. La troupe ainsi constituée
rejoint le chef de district. Le Juge déclare alors : “Que
les bons citoyens se retirent” et fait sonner le clairon.
Brouhaha dans la foule, protestation de ma part et de la
part du gendarme européen qui, en même temps que
296
moi, déclare au chef de district et au Juge que les gens
n’ont pas compris cette sommation, absolument
intraduisible en langue indigène. Le Juge déclare alors :
“Que ceux qui sont pour le Commandant se retirent”.
Nouveau coup de clairon, personne ne bouge. Il réitère
son ordre, coup de clairon.
Craignant alors des évènements graves, une troupe
d’environ 15 personnes, armées, se trouvaient en face
de deux ou trois cents femmes et enfants, venus là, je
répète, pour le marché officiel des produits, je fais
comprendre à ces femmes et à ces enfants ce que le
“Commandant” a voulu leur dire, c’est-à-dire de se
retirer. Et je marche moi-même derrière la foule qui
stationnait en un large cercle pour la repousser en
“Retirez-vous tous !”.
La foule se disperse, mais chose curieuse, l’ordre est
donné aux miliciens et au gendarme de rabattre cette
foule sur la place qu’elle venait de quitter sur ordre
d’évacuer. Suivant le mouvement de cette foule, nous
nous retrouvons, ma femme et moi, devant le groupe
des autorités. Le chef de district (Le C. de D.) s’avance
vers moi et voici le dialogue qui s’engage :
- Le C. de D. : C’est vous Monsieur Boganda ?
- Moi : C’est moi-même.
- Le C. de D. : Au nom de la loi, je vous arrête.
- Moi : Vous n’en avez pas le droit. Montrez-moi le
mandat d’arrêt.
- Le Juge : Il n’y en a pas besoin. D’abord c’est moi
qui le fabrique et puis nous avons des ordres.
- Moi : Des ordres ? Et de qui ? Montrez-les-moi !
- Ma femme : Faites attention à ce que vous faites,
Messieurs, vous n’avez pas le droit d’arrêter un
député.
- Le Juge : Il y a flagrant délit !
- Moi : Flagrant délit ? Et de quoi ?
- Le Juge : Vous n’avez pas évacué la place après
la troisième sommation.
297
- Moi : Un Représentant du peuple n’évacue pas le
premier une place publique.
- L’Adjoint au C. de D. : Vous ne représentez rien
du tout, voyons vous le savez.
- Ma femme : Je vous prie, Monsieur, de répéter
immédiatement ce que vous venez de dire.
- L’Adjoint au C. de D. : Mais oui, Madame, je le
répète, vous ne représentez rien du tout.
298
À l’issue du marché, aux environs de 15h, le Juge de Paix
et le reste de la troupe nous invite à monter dans le
camion de la force publique ; ce que nous faisons dans
le plus grand silence et sans que la population ait été
informée de ce qui se passait. Notre sang-froid et notre
volonté d’éviter tout incident étaient tels que ma femme
ne me dira que plusieurs heures après, qu’à ce moment-
là un milicien bouscula la femme qui portait notre bébé,
à tel point que le chapeau de l’enfant roula à terre et fut
ramassé par le milicien.
Arrivés à M’Baïki, le Juge nous pose les questions
d’identité auxquelles nous ne répondons pas et nous
refusons de signer le papier qui nous est présenté. Je
m’étais revêtu de mes insignes pendant les trois heures
qui séparèrent notre arrestation de notre départ. On
nous conduit alors dans une case en nous disant : “Vous
êtes détenus ici et vous devez vous tenir à la disposition
de la justice”. Trois gardes armés sont laissés devant la
porte qu’ils verrouillent vers 21h, nous enfermant ainsi
tous les trois sans lumière.
La journée du lendemain se passe sans que nous
recevions la moindre visite, si ce n’est celle du docteur
et de l’infirmière mis à notre disposition pour les soins
éventuels à donner à notre bébé. À la tombée de la nuit,
un garde nous informe que le Juge nous prie de nous
rendre au tribunal. Je lui répondis : “Dis au Juge qu’en
France on ne juge pas la nuit”. Quelques minutes après,
un groupe s’approche de la porte ; on frappe, on
demande si nous sommes là. C’est le Juge qui parlait.
Puis il frotte plusieurs allumettes pour vérifier si nous
étions ou non dans la maison, nous gardons le silence. Il
nous prie de constater, toujours en frottant des
allumettes, que se trouvent là toutes les autorités
administratives et judiciaires du lieu, que nous refusons
de nous rendre au tribunal et qu’en conséquence nous
serons jugés le lendemain matin en audience publique.
Le groupe se retire sans que nous ayons prononcé un
mot ni fait le moindre geste.
299
Le lendemain matin, vers 11h (C’était donc le 12 janvier
et 47h environ après notre arrestation), le gendarme
européen et les miliciens viennent nous chercher et nous
conduisent au tribunal. Sur invitation des autorités,
Européens et autochtones se massent aux alentours.
L’interrogatoire d’identité commence, suivi de la lecture
de nos actes d’inculpation. Les voici :
Citation à prévenus :
300
production (Bokanga et Bouchia) et de “s’être
directement livré à des manœuvres et promesses
susceptibles “d’impressionner les vendeurs et de
les influencer dans le choix de l’acquéreur
“(notamment en ordonnant aux producteurs de ne
pas apporter leurs produits “aux jours et lieux fixés
pour les marchés, de ne pas les livrer au chef de
district, “président de la SIP, et aux commerçants
présents au marché, et de les garder “pour les
vendre au meilleur prix à la SOCOULOLE), délit
prévu par l’arrêté du 5 juin “1937, alinéa 2, et puni
par décret du 2 novembre 1937, alinéa 3.
d’avoir à Oubangui, le 9 janvier 1951, en tout
cas depuis “moins de trois ans”, menacé
verbalement, sous condition, le chef de district de
Mbaïki, notamment en lui disant : “ Si vous rentrez
chez moi je vous casse la gueule”, “délit prévu et
puni par l’article 307 du Code Pénal”.
Lui déclarant que faute par lui de
comparaître, il sera donné défaut contre lui.
[Madame Boganda]
D’avoir à Bouchia et Bokanga, le 10 janvier
1951, en tout cas depuis “moins de trois ans”,
provoqué un attroupement non armé d’une
cinquantaine de personnes qui ne s’est dispersé
qu’après la troisième sommation et après qu’il “ait
été fait usage de la force publique”, délit prévu par
l’Article 1er de la loi du 7 juin 1848 et puni par
l’Article 5 de ladite loi ;
d’avoir dans les mêmes circonstances de
temps et de lieux, racolé sur les lieux de production
(Bouchia et Bokanga), de s’être livrée directement
à des manœuvres et promesses susceptibles
d’impressionner les vendeurs et les influencer dans
le choix de l’acquéreur (notamment en profitant de
la profession de député de votre mari, en
présentant votre enfant aux caresses des
301
producteurs, en leur disant : “nourrissez cet
enfant ; si vous apportez vos produits au
commandant, vous n’êtes pas de vrais Mbakas car
le commandant veut la mort de la race Mbaka247,
d’ailleurs, mon mari vous payera vos produits
beaucoup plus cher”), délit prévu par l’Arrêté du 5
juin 1937, alinéa 2, et puni par le décret du 2
novembre 1937, alinéa 3.
Lui déclarant que faute par elle de
comparaître, il sera donné défaut contre elle. À ce
qu’elle n’en ignore, je lui ai, étant et parlant
comme dessus, laissé une copie du présent acte,
dont le coût est de …
Signé : Quinio”.
302
l’audience. Je dois signaler que celui-ci a été fait en
écriture ordinaire et non en sténo, ce qui rend
impossible, chacun le sait, la relation complète de
déclarations orales.
Le tribunal, alors, prononce notre mise en liberté
provisoire pour nous permettre de préparer notre
défense et de citer nos témoins, et renvoie le jugement
à quinzaine, soit au 27 janvier. Le gendarme nous donne
de nouveau lecture de notre acte d’accusation et nous en
remet à chacun un exemplaire signé de lui. Sur ordre des
autorités, la foule se disperse nous accompagnant à la
case qui nous avait servi de prison. Nous regagnons
notre domicile dans la voiture du Docteur, mise à notre
disposition sur la demande du chef de région auquel nous
avions envoyé une carte pour qu’il nous informât des
mesures qu’il comptait prendre pour nous faire déposer
à Bobangui distant de 25 kilomètres.
Le 15 janvier j’envoie de Bangui, par un de mes
secrétaires (remis ainsi que son camarade et nous-
mêmes en liberté provisoire) plusieurs télégrammes
rédigés sur le même modèle à peu près que celui que je
vous adressai, Monsieur le Président. Le 18, je descends
moi-même à Bangui et nous prenons le 19 l’avion pour
Paris où nous arrivons le 20 à 14h.
À la lumière des faits que je vous ai rapportés, Monsieur
le Président, avec la franchise d’un homme qui ne sait
pas garder la vérité et aux termes mêmes de ma citation
à comparaître devant le tribunal de M’Baïki, il résulte
que :
Député français, j’ai été arrêté, mis en détention
préventive, traduit devant le tribunal de police
correctionnelle, mis en liberté provisoire, cité à
comparaître de nouveau pour être traduit le 27 janvier,
le tout sans que l’Assemblée nationale dont je relève, ait
été le moins du monde avisée pour dire son avis à ce
sujet.
Mettons les choses au meilleur pour M. le Juge de Paix
de M’Baïki, supposons (raisonnement par l’absurde) que
303
j’aie été pris en “flagrant délit” d’infraction au Code
Pénal :
1°) Ma femme, elle, n’était pas en “flagrant délit”, n’avait
commis aucune infraction, aucun mandat n’a été décerné
contre elle, c’est elle qui, entendant le Juge me mettre
en état d’arrestation, lui a dit : “Dans ces conditions,
vous m’arrêtez aussi et notre fille ?”, il lui a répondu :
“Mais oui, Madame, tout ce que vous voudrez”. Ainsi
donc, c’est sans être inculpée de quoi que ce soit que ma
femme a été mise en prévention et traduite devant le
tribunal de M’Baïki.
304
4°) En ce qui me concerne personnellement, député à
l’Assemblée nationale, j’étais dans l’exercice légal de
mon mandat. J’ai dit que j’ai dénoncé aux autorités
compétentes des faits criminels, conformément à mon
mandat. Pour se venger, le Juge a prétendu que j’avais
commis un flagrant délit, cela reste à démontrer. Mais
supposons, encore une fois, son assertion fondée : aux
termes de la Constitution et du Code Pénal, il aurait dû
me juger séance tenante, au moins à l’audience lorsqu’il
m’a traduit devant le tribunal le 12 janvier à 11h du
matin (encore que le flagrant délit doive se juger dans
les 24h). Mais le Juge n’a pas le droit de me mettre en
liberté provisoire et de me citer à comparaître de
nouveau le 27 janvier sans en référer à l’Assemblée
nationale. Et ce faisant, il a violé l’article 22 de la
Constitution du 27 octobre 1946 et porté atteinte à ma
liberté.
248
J.D. Pénel, op. cit., pp: 294-309
305
déconstruisit tous les faits exposés par Boganda, les
qualifiant de pures allégations.
Cependant, vu la gravité des faits contenus dans ce
Mémorandum, le Gouverneur général de l’Afrique-
Équatoriale française décida de l’envoi d’une mission
d’enquête administrative en Oubangui-Chari.
Cependant, bien que ce fût une enquête à charge pour
le député, car selon l’Inspecteur des affaires
administratives, si 10% des faits dénoncés étaient
avérés, 90% ne l’étaient pas, le résultat donnait
néanmoins matière à réflexion aux hautes autorités
coloniales, sur la manière dont les colonies de l’Afrique-
Équatoriale française étaient administrées, en général,
et particulièrement celle de l’Oubangui-Chari. Rendant
compte à son tour au ministre de la France d’outre-mer,
le Gouverneur général de l’Afrique-Équatoriale française
était revenu sur les fréquents dérapages dus au non
rajeunissement des cadres usés par des années
d’exercice et en déphasages avec l’évolution qu’imposait
désormais le développement de ces colonies. Enfin, il
n’avait pas manqué d’y souligner, le peu d’attention
portée par la Métropole à la colonie de l’Oubangui-Chari.
306
relatés, mais qui n’ébranlaient pas la conscience de
l’administration coloniale :
« Qui que nous soyons, Blancs, Jaunes, Rouges ou Noirs,
en quelque lieu du monde que nous habitions, au pôle
nord ou dans la forêt équatoriale, dans le château de
l’aristocrate ou dans la hutte du pygmée, écrivait-il au
sujet de la Société humaine, nous avons tous constaté
un fait indéniable, à savoir que l’homme est un être
essentiellement sociable. Cette base posée, nous
sommes obligés d’admettre qu’il existe en dehors de
toutes les institutions, de toutes les lois, de toutes les
religions, des principes fondamentaux et constitutifs
sans lesquels la société est impossible, inconcevable.
Le premier de ces éléments essentiels à la nature
humaine, une et indivisible, c’est la justice, elle aussi,
une et indivisible, intransigeante et absolue. Aucun
individu, aucun État, aucun organisme n’est libre sur ce
point. Reconnaître à chacun son droit à la vie, c’est l’ABC
de la justice sociale. Aucun être humain ne peut avoir
droit de vie sur ses semblables »249.
À propos de l’appartenance ou non du Noir à la société
humaine, Boganda renvoyait deux siècles en arrière à la
question ironique posée par le philosophe Montesquieu
: « Se peut-il que Dieu ait mis une âme dans un corps si
noir », avant d’attaquer :
« Le temps, qui est un grand maître, comme aimait à
répéter le ministre Louvois, a fini par démontrer que le
noir avait aussi une âme et même une intelligence. Nous
connaissons d’éminents hommes parmi les noirs. J’ai
connu personnellement le Gouverneur général Éboué
que le racisme colonialiste a surnommé “Boubou
Premier”, c’est-à-dire “Premier Singe Domestique” et à
qui la France reconnaissante a offert les honneurs du
Panthéon parmi les grands hommes de la nation. Félix
249
L’ABC par Boganda, député de l’Oubangui-Chari. In Terre
Africaine n°1, mars 1951
307
Éboué me disait un jour : “Mon cher ami, à quoi sert-il
aux nègres d’être Gouverneur général ou Évêque
puisque nous sommes et resterons des boubous ?’’
“Le gros boubou est mort”, tel fut le cri général parmi les
colonialistes à la nouvelle de la mort de ce grand
Français, premier résistant de l’empire. Mais Éboué a
démontré au monde, une fois de plus, que le noir fait
bien partie de la Société humaine et il nous a laissé, à
nous ses frères de race, de misère et de combat, un
grand exemple de patriotisme et d’humanité »250.
« Le Noir a-t-il droit à la vie ? », s’était-il interrogé.
Affirmatif dans sa réponse, Boganda se lança dans une
antithèse car, selon lui, si tout homme a droit à la vie, le
Noir en général, et l’Oubanguien en particulier, n’en avait
malheureusement pas le droit. Les faits étaient là,
nombreux, incontestables, ayant tous pour base le
mépris de la race noire, et il en voulait pour preuve la
longue liste des victimes déjà dénoncées. On ne
reconnaît donc pas au noir son droit à la vie, s’exprimait-
il substantiellement.
250
op. cit.
308
à 10 jours avec sursis pour pistage et coxage de
produits, 15 jours avec sursis pour provocation à un
attroupement, avec confusion des peines, le nommé
Otto Pascal à 10 jours d’emprisonnement avec sursis
pour pistage et coxage de produits, 15 jours avec sursis
pour provocation à un attroupement, avec confusion des
peines »251.
309
sont pas en Métropole. Ce n’est certainement pas dans
l’intérêt de la religion ni de la population ; mais les
Missions catholiques et protestantes peuvent être
gênantes, attention ! On peut vous “couper les vivres”,
soutenez-nous et nous vous soutiendrons.
Cujus mamona ejus et religio : on pratique la religion de
celui qui donne les sous. Dès lors, dès qu’un membre du
clergé manifeste quelques velléités d’indépendance, les
subventions aux écoles libres sont compromises. On
comprend alors le souci constant des Évêques
missionnaires à trouver des compromis, à maintenir le
clergé sous la tutelle de l’administration et à confiner la
vérité, la justice et l’Évangile du Christ dans un
nationalisme étroit.
Supprimons les subventions et nous rendrons à l’Église
missionnaire sa liberté, son indépendance et le droit de
proclamer avec les Apôtres : Non possumus !
Je me souviens des questions brûlantes qui se sont
posées entre l’administration coloniale et le clergé
missionnaire lorsqu’après l’Encyclique de Pie XI les
Évêques, pour obéir au Vatican, - je dis bien, pour obéir
– ont fondé des petits séminaires : croyez-vous que ces
jeunes gens que vous formez ne vont pas tourner contre
vous l’instruction que vous leur donnez ? Et les premiers
séminaristes aéfiens n’ont été ordonnés qu’après que les
Évêques eussent donné au gouvernement tout
apaisement sur ce point. L’Église possède des moyens
pour maintenir ces Prêtres dans l’obédience.
L’administration coloniale pouvait donc compter, non
seulement sur la discrétion des missionnaires auxquels
elle impose le silence par les subventions aux écoles,
mais elle pouvait aussi compter sur les suspenses et les
excommunications de l’Église mises à sa disposition pour
maintenir le clergé africain dans la discrétion.
D’autre part, les Prêtres africains forment un clergé de
seconde zone parce qu’ils appartiennent à la race
maudite de Cham. Des leçons spéciales d’humilité leur
sont largement dispensées à cet effet. Un problème “très
310
grave” s’est posé à Yaoundé lors des ordinations des
premiers Prêtres africains : “fallait-il les admettre à table
avec les missionnaires métropolitains et surtout lorsqu’il
y avait des invités de l’administration ?” On voit que déjà
avant son existence, le clergé africain a été en AEF un
objet de contradiction et de suspicion. On comprend
aussi qu’aucun Évêque d’AEF n’ait osé jusqu’ici envoyer
en France ou à Rome des membres du clergé africain
pour parfaire leurs études et prendre contact avec le
centre de civilisation et du catholicisme. Le Figaro du 28
mars dernier donnait sous le titre : 59 Africains
poursuivent à Rome leurs études ecclésiastiques. Dans
la nomenclature des pays d’origine de ces jeunes
étudiants, l’AEF n’y figurait pas.
Dès lors, un Prêtre africain qui a eu l’audace de secouer
le joug de l’Église colonialiste, devient un danger public,
une “bête à abattre” […].
J’ai vu le danger que courait cette Église colonialiste qui
n’a absolument rien de l’esprit du Christ et des Apôtres.
Après avoir prévenu le Vatican par un volumineux
dossier dans lequel j’ai exposé toutes les raisons pour
lesquelles je ne pouvais pas accepter la doctrine sociale
des Spiritains, je me suis séparé d’eux. Voilà pourquoi
j’ai été arrêté par des administrateurs catholiques
pratiquants »252.
Développant ses arguments sur les raisons d’ordre
politique, le député oubanguien expliqua avant tout le
champ étymologique du mot administration qui, en latin,
signifie : servir. Sous-entendu, servir le peuple auprès
duquel elle était envoyée. Tel était, à son humble avis,
le rôle d’une administration. Cependant, il connaissait
des fonctionnaires qui n’avaient pas autrement compris
les responsabilités qui étaient les leurs.
252
Terre Africaine n°2, avril 1951. Pourquoi et comment j’ai été
arrêté. Par B. Boganda, député de l’Oubangui-Chari
311
Administrari, poursuivait-il dans sa démarche
sémantique, voulait dire en latin : « être servi, dominer,
exploiter la faiblesse et l’ignorance du peuple dont on
était chargé ». Selon sa compréhension, le
comportement différenciait suivant le sens actif ou passif
que l’on donnait au verbe transitif “administrer”.
Heureusement, comme il l’avait dit plus haut, il
connaissait des Fonctionnaires qui soutenaient sa thèse
qui était celle de la France. L’administration coloniale
était pour eux un apostolat national.
Mais à côté de cette première catégorie
d’administrateurs éclairés, existait une autre catégorie
qui se composait de ceux-là qui, outre-mer,
assouvissaient leur ambition et leur désir de commander
aux Blancs aussi bien qu’aux Noirs, de dominer,
d’exploiter, dans leur intérêt personnel, la faiblesse et
l’ignorance des peuples d’outre-mer à l’égard desquels
la correction, la politesse, l’honnêteté, la justice,
l’humanité elle-même n’étaient plus que des mots creux
dont on ne s’embarrassait plus. On tâchera de s’en
rappeler une fois en congé à la métropole.
Ils se comptaient sur les doigts de la main, les parents
français qui, arrivant en Oubangui-Chari à l’improviste,
comme il le faisait lui-même d’ailleurs, reconnaîtraient
leur fils ou leur frère dans cet homme qui brûlait un
Africain dans sa case afin de lui apprendre à la
reconstruire, qui faisait battre jusqu’à ce que mort s’en
suive, des hommes et des femmes, pour leur apprendre
à cultiver du coton pour les Sociétés cotonnières, qui
arrêtait un député français pour avoir la mainmise sur
les produits de son terroir en vue de les livrer aux
commerçants européens. Cette politique
d’asservissement colonial avait pourtant été supprimée
par la Constitution, clamait-il, et les faits qu’il portait à
la connaissance du gouvernement et du peuple de
France étaient si loin de l’esprit français, qu’on les taxa
d’exagération.
312
« On a souvent répété en Oubangui : “Il va trop fort”. Ce
qui signifie que je revendique avec trop de force et
conviction, pour tout homme, fut-il noir, fut-il le plus
petit des pygmées, le droit de la vie, le droit de la liberté,
le droit au respect de sa dignité humaine et au respect
de ses biens.
Je l’ai dit, je l’ai affirmé, je le répète : la politique
pratiquée en AEF n’est pas celle de la France. Je l’ai dit,
je l’ai affirmé, je le répète parce que je suis Français,
sans quoi je me tairai, ravi de voir la France se détruire
elle-même.
Cette politique de “terreur”, d’oppression et de
domination ne peut pas être une politique française. Mais
puisqu’elle est pratiquée au nom de la France et sous la
protection du drapeau français, le gouvernement en
demeure responsable.
Or, ou le gouvernement français est au courant de cette
politique qui se pratique en son nom et au nom du peuple
français, alors en ne réagissant pas, il approuve
tacitement cette politique ; dès lors le gouvernement,
contribue à l’oppression du peuple noir, et, partant, trahi
sa mission qui est de veiller à l’application des lois de la
République.
Ou le gouvernement ignore cette situation qu’il devrait
connaître, alors c’est une ignorance volontaire, c’est la
peur de la vérité. Pourquoi le président du conseil et le
ministre de la France d’outre-mer ne m’ont-ils point
accordé le Rendez-Vous que je demande depuis trois
mois ? C’est la peur de la vérité et de la responsabilité.
Le 2 mai 1951, je recevais en même temps une première
lettre de Bangui m’annonçant que sur le marché de Bosia
une femme ngbaka, malmenée, bousculée par un
milicien est tombée sur son bébé qu’elle a écrasé dans
sa chute, et une seconde lettre d’un membre de la même
tribu, combattant en Indochine sous le drapeau français.
Le 10 janvier dernier, lorsque je fus arrêté sur le marché
de Bokanga avec ma femme et ma fille de six mois pour
avoir protesté contre l’assassinat d’un Ngbaka dans la
313
prison de M’Baïki, la femme qui portait ma fille fut
bousculée par un milicien et faillit rouler à terre avec le
bébé.
En Oubangui, nous sommes bien loin de la correction et
de l’humanité de la France métropolitaine où les agents
de police font arrêter les voitures pour permettre à une
maman, même à la maman d’une petite négresse, de
traverser la rue avec son landau.
Je ne puis admettre cette politique d’oppression et de
servitude qui se pratique derrière le “rideau de fer” de
l’Afrique noire. Si le gouvernement de la Métropole
devait arrêter tous ceux qui ne sont pas de son avis, tous
ceux qui critiquent son administration, ce serait la fin de
la démocratie. Mais tant que la France sera une
démocratie, je croirai de mon droit le plus absolu de
revendiquer pour mon peuple et pour moi-même, tous
les droits reconnus aux Français.
Le 9 janvier 1951, à Oubangui, le chef de district de
M’Baïki m’a dit : “Vous n’êtes pas Français ; la Lobaye
fait partie de l’Union française mais non de la République
française”. Quel raisonnement pour un licencié en droit,
sortant de l’École coloniale, qui eut pour Professeur un
agrégé NOIR253 dont la tâche principale en 1946 fut de
corriger les erreurs grammaticales du texte de la
Constitution d’octobre 1946 : cette même Constitution
qui stipule que la France métropolitaine, les
Départements et Territoires d’outre-mer constituent la
“République française”.
Mais je retiens qu’il m’a dit : “Vous n’êtes pas Français”.
Nous retenons qu’il a été répondu à ma femme : “Vous
n’avez rien à dire”, sous-entendu : votre cas est déjà
assez grave ! Evidemment : la femme d’un nègre »254.
Enfin, dans une ironie cinglante, il évoqua les véritables
raisons sociales de leur arrestation. La dureté des propos
253
Référence à Léopold Sedar Senghor qui était Professeur à l’École
Nationale de la France d’outre-mer (ENFOM) à partir de 1945.
254
Terre Africaine, op.cit.
314
du Juge de Paix vis-à-vis de sa femme qui voulait tout
simplement lui éviter l’absurdité, trouvait naturellement
son explication dans le fait qu’elle était mariée à un
Noir ou qu’en sa qualité de nègre, il s’était permis
d’épouser une blanche, ce qui se présentait comme un
affront aux colonisateurs :
« Dans les annales de la jurisprudence française et
humaine, connaissez-vous un cas où une personne ait
été emprisonnée à sa demande ? Traduite en justice sur
sa demande ? Ma femme a été arrêtée, emprisonnée
avec moi à Mbaïki, traduite en justice, tout cela parce
qu’elle a dit au Juge : “Vous arrêtez mon mari ? Arrêtez-
moi aussi alors et avec ma fille”. Et il lui a été répondu :
“Mais oui, Madame, tout ce que vous voudrez”.
Quand elle a tenté d’éviter au Juge de Paix l’odieux et le
ridicule de mon arrestation, lui demandant de prendre
garde à ce qu’il allait faire, on lui a répondu : “Taisez-
vous, Madame, vous n’avez rien à dire”. Evidemment !
En Afrique du sud, on enduit de goudron et de plumes
les ménages bicolores, en AEF c’est la prison. Ainsi donc
ceux qui n’hésitent pas à recevoir dans leurs draps les
négresses d’Afrique, croient leur prestige perdu quand
une Européenne épouse un nègre ! Voilà pourquoi ma
femme a été emprisonnée : pour avoir épousé un
nègre ; ma fille a été emprisonnée pour être née d’un
nègre et d’une blanche ; moi-même j’ai été emprisonné
pour avoir osé épouser une blanche.
Le journal “Climats” prétend que le fait d’être revenu de
Paris avec une femme blanche augmente encore le
prestige quasi surnaturel que me confère mon immunité
parlementaire. Si le seul fait d’épouser une femme
blanche me confère un prestige “quasi surnaturel”, celui
d’être blanc doit alors conférer un prestige “quasi
surnaturel” ! Dès lors, si ce prestige est surnaturel, à
quoi bon chercher à le rehausser ? Pourtant on m’a
arrêté au mépris de la Constitution et de la justice la plus
315
élémentaire pour rehausser le prestige de
l’administration ! Je n’y comprends plus rien du tout »255.
L’on se rappellera que Boganda affirmait, ci-dessus,
connaître des fonctionnaires qui soutenaient sa thèse. En
d’autres termes, certains administrateurs coloniaux,
voire la haute sphère administrative, reconnaissaient
tout de même le bien-fondé de la lutte politique de
Boganda, mais n’osaient pas en parler publiquement par
peur de l’administration. C’était le cas par exemple de
l’administrateur Pierre Kalck qui, en humaniste
convaincu, se démarquait de certains préjugés et
stéréotypes coloniaux. Cette disposition d’esprit, comme
le lui reconnaîtra plus tard Abel Goumba à titre
posthume, ne sera pas toujours comprise et lui vaudra
l’inimitié d’une bonne partie de ses propres
compatriotes.
Saisissant alors l’occasion de la parution de ce second
numéro de Terre Africaine, Boganda révéla à ses lecteurs
ce que lui avait dit en confidence, un envoyé du Haut-
commissaire de la République en AEF, le 17 avril 1951 :
« Votre affaire, m’a-t-il dit, est strictement local. Le
gouvernement de Bangui, le Haut-commissariat et la
Rue Oudinot ont été mis devant le fait accompli. Vous
avez pris comme base de votre politique la mise en
valeur de vos terres pour le bien-être de vos frères. Pour
ce faire, vous avez fondé une coopérative. Nous sommes
persuadés que s’il y avait en AEF plusieurs coopératives
comme la vôtre, s’occupant de si près du problème
humain, il n’y a aucun doute que le pays s’en
ressentirait.
Mais l’administration a peur de votre influence et de
l’ampleur que prendrait votre coopérative. Vous avez
instauré une méthode de travail différente de celle
employée jusqu’ici par l’administration et les colons et
cette méthode, basée sur la mystique de la famille, du
255
op. cit.
316
clan et de la tribu, ayant pour but essentiel la mise en
valeur des propriétés familiales par la famille et pour la
famille, avec l’aide des techniciens de la métropole, cette
méthode risquerait de réussir. Voilà pourquoi elle n’a pas
plu à l’administration et aux colons »256.
Révélations surprenantes car, pour Boganda, la période
d’exploitation était passée et qu’il s’agissait maintenant
de la collaboration dans l’intérêt des populations de l’AEF
et de la métropole. C’était dans cette optique qu’il avait
fait venir en Oubangui-Chari, en août 1947, deux jeunes
Français chargés d’encadrer les paysans de la Lobaye et
de drainer leurs produits commercialisables vers la
Métropole, en échange des produits manufacturés. Alors,
que pouvait avoir d’antifrançais un tel programme
économique, s’interrogeait-il.
Cependant, une chose était certaine, son programme
économique allait contre les exploiteurs de l’Afrique noire
et en particulier contre les commerçants portugais qui
détenaient toute l’économie de l’AEF. L’administration
les privilégiait au détriment de la population. C’était à
cause d’eux qu’on ne voulait pas que des jeunes Français
de la Métropole viennent travailler en Oubangui. C’était
à cause d’eux qu’on voulait étouffer sa coopérative.
C’était encore à cause de ces Portugais qu’il était arrêté,
incarcéré, traduit en justice afin qu’ils aient le champ
libre.
Pour satisfaire les commerçants portugais, l’Article 22 de
la Constitution française était foulé aux pieds par son
arrestation sans mandat d’arrêt et sans autorisation de
son Assemblée. En empêchant le fonctionnement de sa
coopérative et en procédant à l’arrestation de ses
employés, l’administration coloniale violait également les
dispositions de la loi du 10 septembre 1947257. Enfin,
257
Il s’agit de la loi n° 47-1775 du 10 septembre 1947 portant statut
de la coopération.
317
parce que les commerçants portugais avaient la
mainmise sur l’économie de l’AEF, la France était allée
jusqu’à leur sacrifier la population aéfienne qui avait eu,
maintes fois, l’occasion de lui donner la preuve sans
équivoque de son attachement.
Si la France voulait sincèrement réaliser l’Union
française, il serait temps de prendre des mesures
radicales contre l’asservissement du Pacte colonial et de
réviser certains traités, notamment la Convention du
Congo258, qui livrait l’économie d’un Territoire français
aux mains des étrangers, ce qui faisait que le drapeau
français ne servait dans ce pays qu’à protéger
l’exploitation de l’homme noir par l’homme blanc de
quelque nationalité qu’il soit.
Rebondissant, mais un peu tardivement, sur quelques
lignes d’un article du Haut-commissariat paru dans le
Bulletin d’Information d’AEF en date du 4 au 9 avril 1949
et où l’on reconnaissait enfin : que ni l’industrie ni le
commerce européens n’étaient parvenus à faire
prospérer la colonie ; qu’il fallait rechercher les sources
de cette prospérité ailleurs en encourageant finalement
les coopératives ; que malgré les efforts du Service de
santé, le taux de natalité demeurait faible, Boganda
mettait tout cela sur le compte de l’ignorance, par les
colonisateurs, de la mystique de la famille, du clan et de
la tribu qui caractérisaient l’Afrique. Les difficultés de la
main d’œuvre provenaient de ce que les administrateurs
voulaient sortir l’Africain de sa collectivité et de ses
terres. Les Africains n’avaient pas de raisons de déserter
leurs terres. De nombreuses raisons les obligeaient au
contraire à y rester.
En effet, la terre oubanguienne est riche en mines d’or
et de diamant ; en cultures vivrières et industrielles et
en bois de construction. Leur mise en valeur devrait être
258
La Convention du 19 octobre 1908 par laquelle Léopold II
transféra l’État Indépendant du Congo à la Belgique.
318
faite par la collectivité et pour la collectivité. C’était une
des motivations qui l’avait poussé à fonder la coopérative
de production et de consommation SOCOULOLE. Cette
coopérative de production était elle-même divisée en
quatre sections à savoir : la section agricole, la section
forestière, la section minière et la section artisanale.
La section agricole fournissait des produits vivriers
destinés à l’alimentation de la population et des matières
premières pour l’exportation. La section artisanale se
devait de fabriquer des meubles, de la vannerie, des
chaussures et des objets en ivoire et en ébène. La
section forestière était chargée d’établir un partenariat
avec les entreprises forestières créées par les colons en
leur fournissant, non seulement la main d’œuvre dont
elles avaient besoin, mais aussi la matière première,
c’est-à-dire le bois. Enfin, la section minière entendait
collaborer avec les sociétés minières en leur fournissant
le ravitaillement nécessaire pour leur main d’œuvre et en
s’impliquant à leurs côtés dans l’exploitation du sous-sol
oubanguien.
Cet angoissant problème de la main d’œuvre, Boganda
avait bien voulu le résoudre, mais la solution n’en était
pas possible sans l’implication de la famille, du clan et de
la tribu. En effet, l’Africain était lié à sa famille, à son
clan et à sa tribu par des liens trop nombreux et trop
vieux pour que l’on puisse aisément l’en séparer,
précisait-il. Aborder donc le problème social de l’Afrique
noire voudrait dire qu’il faille tenir compte de toutes ces
notions fondamentales.
Cet argument expliquait clairement la dénomination de
son second Journal : Terre Africaine qui, en d’autres
termes, voudrait tout simplement dire : la terre
africaine, avec tout ce qu’elle contient de richesses,
appartient aux Africains et aux Africains seuls. Leur
exploitation devrait se faire avec les Africains et au profit
des Africains.
319
À quelques mois des élections législatives, le candidat du
MESAN donna par anticipation le ton de la campagne.
Dans une rubrique qu’il intitula : « Nous allons voter »,
il invita ses compatriotes à aller massivement accomplir
leur devoir de citoyenneté car voter c’est, non seulement
montrer qu’ils sont des hommes libres, mais aussi
affirmer leur tendance politique. Aussi s’attaquait-il, au
passage, au conseiller Yetina qui tentait de convaincre
certains militants du MESAN à ne pas le suivre dans son
programme irréaliste de libération :
« Il n’y a que les hommes libres qui votent, leur
consignait-il, car voter c’est exprimer son opinion, à
main levée ou par bulletin. Pour vous, Oubanguiens,
voter c’est affirmer si vous êtes : Socialistes, Commu-
nistes, MRP, RPF ou Évolutionnistes Sociaux Africains, ou
tout simplement Africains. C’est affirmer que vous êtes
des hommes, c’est dire votre opinion.
Voter, c’est prouver que vous êtes des êtres libres. Voter
librement, c’est prouver que vous avez un caractère et
que vous ne vous laissez ni intimider par des menaces ni
acheter. Pour vous, Oubanguiens, voter c’est dire ce que
vous voulez.
Voulez-vous la justice, la liberté, l’égalité entre les
hommes ? Votez pour le Mouvement de l’Évolution
Sociale de l’Afrique Noire dont le fondateur vient d’être
arrêté et emprisonné parce qu’il a défendu la vie de ses
frères.
Voulez-vous avoir vos droits à la vie, à la liberté, au
respect de votre personne et de vos biens ? Votez pour
le Mouvement de l’Évolution Sociale de l’Afrique Noire
dont le fondateur vient d’être arrêté et emprisonné pour
avoir défendu les droits de ses frères.
Voulez-vous que la terre africaine appartienne aux
Africains ? Votez pour le fondateur du Journal Terre
Africaine, qui est votre arme de défense contre toute
oppression et tous les abus d’où qu’ils viennent.
320
Vous allez voter parce que vous êtes des hommes libres.
Personne au monde, aucun homme, aucune femme, ne
peut vous obliger à voter contre votre conscience.
Personne au monde ne peut vous menacer de coups de
fusil ou d’emprisonnement si vous ne votez pas comme
lui et avec lui.
M. Martin Yetina, conseiller de l’Oubangui-Chari, disait
l’autre jour à un militant du MESAN : “Mon cher ami, si
j’ai un conseil à vous donner, c’est de ne pas afficher
votre opinion politique et de ne pas suivre le député dans
son programme de libération de la race noire, car les
Blancs sont puissants et ils nous maintiendront toujours
dans la servitude et ils auront toujours raison de nous”.
Notre conseiller a voulu dire qu’il n’était pas un homme
libre et que les Blancs n’étaient pas des hommes justes
et respectueux des droits des Noirs. Tout cela est vrai en
Afrique. Mais en France tout le monde est libre et
l’Oubangui-Chari fait partie de la République française.
Monsieur Martin Yetina, restez esclave si cela vous plait.
Nous, nous voulons la liberté d’opinion, la liberté de vote,
la liberté individuelle et la liberté de travail, car nous
sommes Français et la loi française du 4 mars 1848 a
aboli l’esclavage »259.
Loin d’un jugement de valeur, nous pensons pour notre
part que le conseiller Louis-Martin Yetina disait quelque
chose de très important mais que le député, aveuglé par
la haine viscérale qu’il nourrissait contre l’administration
coloniale après tout ce qu’il avait enduré avec sa famille,
n’avait pas voulu prendre en considération. Soixante et
un ans aujourd’hui après l’indépendance, ces conseils de
Monsieur Louis-Martin Yetina demeurent plus que
d’actualité. Nous considérons pour notre part, en effet,
que par cette mise en garde, le conseiller voulait dire à
Boganda et ses militants : libération des noirs, certes,
mais il faut y aller avec douceur pour ne pas éveiller la
259
Terre Africaine, op. cit.
321
méfiance des dominateurs. Aussi voulait-il lui rappeler,
par cette manière, l’adage populaire qui dit : Qui veut
aller loin, ménage sa monture.
L’instabilité politique et la situation d’éternel assisté
auxquelles fait face la République centrafricaine depuis
longtemps, ne résultent-elles pas de cette non-prise en
compte, par Boganda, de cette virtualité ?
En tout cas ce malheureux épisode nous permet de
comprendre que Boganda, qui se plaignait d’être seul à
mener la lutte pour la libération des Oubanguiens, faisait
parfois fi des critiques constructives de ses
contemporains. Devant une telle individualité, ces
derniers préféraient se fondre dans la nature et le laisser
seul aux commandes.
Enfin, boucla-t-il ce numéro par les nouvelles du MESAN.
Mais avant cela, il ne fit pas l’économie de l’accusé de
réception du Secrétaire général des Nations-Unies suite
aux différents textes qu’il lui avait transmis en date du
16 avril 1951. Il s’agissait précisément :
- d’une copie du Mémorandum ;
- d’un exemplaire du Journal Terre Africaine (le 1er
numéro) ;
- d’une copie de la lettre adressée à Monsieur le
Haut-commissaire de la République en AEF ;
- de 10 numéros du Bulletin : Pour Sauver un
Peuple, parus entre juillet 1948 et juin 1950 ;
- divers textes adressés aux ministres et aux
Parlementaires de la République française :
Rapport au Congrès MRP et lettres au ministre de
la FOM (1947) ; lettres aux députés MRP, corres-
pondance avec Brazzaville au sujet des
coopératives, affaire du Restaurant Pindèré et la
discrimination raciale (1948) ; lettre ouverte sur
l’impôt de capitation en AEF.
Il avait fait suivre cette information par une liste
d’exactions et sévices dont se rendirent quotidiennement
322
coupables les agents coloniaux. La pression
administrative260 qui s’exerçait sur les candidats non RPF
ou leurs représentants à l’approche de l’échéance
électorale n’avait pas manqué d’y être mentionnée.
323
fréquemment faire appel à un personnel européen,
énergique et dur au travail, mais frustre, besogneux,
impitoyable et âpre au gain. Ce genre de personnel,
renchérissait-il, n’acceptait pas sans réticence la mise en
place de mesures ou d’institutions qu’il jugeait encore
prématurées et dont il estimait être souvent un des
premiers à en pâtir. Il fallait reconnaître, à sa décharge,
que le milieu africain dominé par quelques éléments peu
nombreux, mais agissants, n’avait que trop souvent
tendance à accepter les mots d’ordre qu’il recevait, à
savoir que les droits qui lui étaient octroyés, abolissaient
toutes les contraintes, même les plus légitimes, et celles
simplement morales, sans comprendre que les libertés
acquises devaient trouver leur justification dans le
consentement à certaines obligations.
L’évolution des esprits n’avait pas ainsi progressé aussi
rapidement que celle des institutions, et un fossé se
creusait tous les jours entre les deux éléments de la
population qui tâchaient, chacun de leur côté, de justifier
par tous les moyens leur position. L’afflux des
réclamations auxquelles ils étaient confrontés n’était
qu’une des conséquences de cette lutte qui ne disait pas
son nom. Ces doléances, compilées et transmises par le
député à ses électeurs, furent largement diffusées et
commentées par les représentants locaux du MESAN.
Assurés de l’appui du député, dont ils avaient tendance
à s’exagérer l’influence et les pouvoirs, certains
employés de l’administration ou d’entreprises privées
licenciés, parce que leur manière de servir laissait à
désirer, même certains condamnés de droit commun, lui
adressèrent leur plainte dans l’espoir de faire ainsi
pression sur leurs employeurs ou sur l’administration
afin d’obtenir un réembauchage ou la révision de procès
définitivement jugés. En guise d’illustration, il cita le cas
de quelqu’un qui signa sa lettre “Un jeune militant de
Bambari”, mais qui n’était autre qu’un nommé Loembé,
324
gérant d’une boutique de la firme Moura § Gouveia,
déplacé par ses patrons pour insuffisance commerciale.
Pour certains individus, tenait-il à faire savoir, il
s’agissait d’attirer l’attention du député sur eux afin
d’occuper, dans son entourage, une place prépondérante
et si possible de réaliser avec son appui une carrière
politique, qui, sur le plan strictement local, représentait
une source d’avantages appréciables. Comme les
candidatures étaient nombreuses et que rares étaient les
postes, c’était à celui qui fera preuve de la plus grande
activité dans la recherche des “cas d’injustice”, réclamés
par le député.
La correspondance du nommé Ambroise Zachée, commis
à l’intendance de Bangui, qui, d’après des informations
dignes de foi, briguait un poste de conseiller
représentatif sous la bannière du MESAN, était
symptomatique à ce sujet. Pour les besoins de la cause,
pour se faire remarquer du chef de Parti, il était
indispensable d’exploiter le moindre incident, ce qui
expliquait que si à l’origine de certains faits existait une
parcelle de vérité, néanmoins, ceux-ci étaient
démesurément grossis et volontairement déformés, afin
de leur donner un caractère antidémocratique,
discriminatoire et racial. C’était justement le cas de la
plainte contre les missionnaires de Bambari ; s’ils
avaient refusé le sacrement à certaines de leurs ouailles,
chose qui relevait uniquement de leur conscience, ils
avaient cependant, quoi que prétende le correspondant
du député Boganda, continué à célébrer régulièrement
et moralement les offices religieux.
Pour calmer les inquiétudes du ministre de la France
d’outre-mer et afin de ne pas continuer à se faire prendre
dans la toile d’araignée tissée par le député et les
militants de son Parti, le Haut-commissaire de la
République, Gouverneur général de l’Afrique-Équatoriale
française, concluait ainsi sa longue lettre par des
instructions claires et pratiques :
325
« J’ai cependant donné des instructions au Gouverneur
de l’Oubangui-Chari pour que, agissant avec le minimum
de publicité, il se renseigne avec exactitude sur ces
requêtes de manière à apporter, chaque fois que cela
sera possible, un démenti formel à des accusations
mensongères.
Il est évident par contre que si ces accusations s’avèrent
fondées, elles seront relevées et si nécessaire
sanctionnées après l’enquête administrative qui
s’imposerait éventuellement.
Il convient, tout en veillant à supprimer les abus qui ont
existé dans le passé ou qui existent encore, d’éviter
toute manœuvre qui pourrait apparaître comme une
provocation à l’un ou l’autre parti.
Le Gouverneur Raynier durant l’intérim qu’il vient de
faire dans le territoire, a donné au personnel de
commandement des directives précises, recommandant
aux chefs de régions et de districts, d’accueillir avec
calme toutes réclamations, même rédigées en termes
vifs et de procéder immédiatement à une vérification
complète afin de pouvoir opérer éventuellement tout
redressement utile. Au cours de tournées dans les
districts où le malaise était le plus sensible, il a situé sans
équivoque, dans les conversations directes réunissant
Européens et Africains, les positions respectives, des
administrateurs, des colons et des autochtones, avec
pour chacun leurs devoirs et leurs droits.
Quoique mise en œuvre depuis moins de deux mois,
cette politique avait déjà donné ses résultats et une
certaine détente était dès maintenant perceptible. Une
nouvelle agitation renait actuellement et je vous en
rends compte par ailleurs. Il est indispensable que dans
les mois à venir, nous continuions à agir en ce sens avec
persévérance, fermeté et doigté sans nous laisser
intimider par des manifestations de mauvaise humeur de
certains éléments de la population qui ne comprennent
326
pas toujours, comme il le faudrait, où se trouve, pour
l’avenir, le véritable intérêt du territoire »261.
261
CAOM, 1 AFF-Pol., 2253, Le Haut-commissaire de la République,
Gouverneur général de l’AEF, à Monsieur le ministre de la France
d’outre-mer, Brazzaville le 7 novembre 1957.
327
doctrine apparaît d’ailleurs essentiellement négative, et
au cours d’assemblées ordinaires il groupe par trois fois,
une cinquantaine de personnes. Ces résultats ne
sauraient le satisfaire et déjà il se plaint de
l’incompréhension des Africains à l’égard du MESAN et
aussi à l’égard de sa propre personne. Pendant son
voyage en France, de mai à août, son comité directeur
délaisse toute action et ne se réunit jamais. Il se propose
à son retour de reprendre les choses en main, mais
entre-temps sa rupture avec le Mouvement Républicain
Populaire (MRP) et les Missions lui avaient aliéné la
plupart des éléments catholiques sur lesquels il pensait
pouvoir compter.
Une très longue tournée dans l’ouest du territoire
l’amène pour la première fois depuis deux ans devant
ses électeurs. Il nomme ses représentants et distribue
des cartes. Ses harangues ne sont que longues et
violentes critiques, et le seul élément constructif qu’on y
pourrait trouver est la nécessité qu’il exprime de
remplacer tout ce qui existe en fait de partis,
coopératives et assemblée locale, par les seuls membres
du MESAN pour le salut de la “nation oubanguienne”. Le
RPF, le RDA, la COTONCOOP sont en effet pour lui autant
d’émanations du colonialisme et le Conseil Représentatif,
une simple assemblée de voleurs qu’il convient de voir
disparaître. Il semble qu’une position aussi
farouchement destructive ait souvent dépassé la
compréhension de son auditoire et causé parfois
quelques malaises. Dans le centre important de Bambari,
il enregistre douze adhésions.
Son isolement n’est plus, dans ces conditions, illusoire.
La fidélité d’une partie des populations de son pays
d’origine, la Lobaye, l’admiration de quelques
fonctionnaires et employés de Bureau de Bangui et celle
de quelques écrivains de brousse, ne sauraient
compenser la lourde opposition qu’il a suscitée contre lui
et qui groupe les forces les plus sérieuses d’Oubangui-
Chari.
328
La SOCOULOLE, sa coopérative, privée de tout appui
extérieur, n’a fait que végéter et n’a pu, par suite, tenter
de poursuivre la réalisation de ses buts grandioses et
extralégaux […].
J’ai eu récemment l’occasion d’appeler, à diverses
reprises, votre attention sur le détail de l’activité de M.
Boganda et sur l’état de déséquilibre qu’elle semble
supposer »262.
329
rentrer dans le drame avec une sombre affaire
d’empoisonnement ».
Dans le n° 285 daté du 31 mai 1951, il commettait : « En
Oubangui, les socialistes souhaiteraient que Gandji
Kobokassi soit gracié pour qu’il puisse se présenter
comme candidat […]. Le parti de l’ex-Abbé Boganda n’a
aucune chance ».
Un message crypté du Gouverneur de l’Oubangui-Chari
au Haut-commissaire à Brazzaville disait : « Au
deuxième collège, j’estime la lutte circonscrite entre
Boganda et Darlan avec chances égales. Toutefois
l’action quelque peu négative du premier au cours de son
mandat et l’action coopérative du second leur valent de
nombreuses critiques qui permettent de voir en le
candidat RPF Bella un outsider possible, d’autant qu’il
bénéficie de l’aide non négligeable du sénateur Aubé et
du conseiller Lhuillier actuellement sur place »264.
Celui du Haut-commissaire à Brazzaville au ministre de
la FOM à Paris assénait : « Oubangui : Georges Darlan
qui sera RDA ou IOM265 ou SFIO266 devrait éliminer
Boganda, député sortant, dont chances demeurent
néanmoins réelles. Bella, RPF, progresse »267.
4.2.2. Les conjectures de l’Église Catholique
oubanguienne
L’église catholique oubanguienne, au plus haut niveau,
voulait également régler son compte au frère égaré.
C’était ainsi que dans une circulaire au clergé, en date
du 7 juin 1951, Mgr Cucherousset précisait ce qui suit :
« À l’approche des élections, vous attendez peut-être
quelques précisions. La doctrine, vous la connaissez. À
264
Chiffre du Gouverneur de l’Oubangui-Chari au Haut-commissaire
à Brazzaville, le 5 juin 1951.
265
IOM : Indépendant d’outre-mer
266
SFIO : Section Française de l’Internationale Ouvrière
267
Chiffre du Haut-commissaire à Brazzaville au ministre de la
France d’outre-mer, 5 juin 1951.
330
la question : “À quoi oblige le devoir électoral ?”. Le
catéchisme répond : “Le devoir électoral oblige à voter
pour des hommes capables et, si possible, bons
chrétiens”.
Et le Journal Afrique nouvelle citant l’Osservatore
Romano écrivait : “Inutile de rappeler qu’on ne peut être
à la fois catholique à l’église et agnostique268 dans la vie
civique. Il existe, en effet, un devoir d’unité qui s’impose
aussi en ce domaine : ne se mettre en opposition ni avec
la doctrine ni avec la morale de l’église. Il devient alors
obvie qu’un catholique ne peut appartenir à un parti ni
non plus le soutenir de sa voix, quand ce parti a une
idéologie et des pratiques opposées au christianisme. Je
ne puis, comme catholique, collaborer à une œuvre anti
catholique”.
Retirez du monde le christianisme, sa doctrine et sa
morale, qu’adviendrait-il ?
Hic et nunc… ? Au premier collège, un seul candidat,
inscrit au RPF : Monsieur Malbrant, député sortant. La
doctrine de ce parti, quoique ne donnant pas toute
satisfaction vis-à-vis de l’enseignement privé, peut être
admise comme une solution provisoire et comme chemin
menant à la vraie doctrine qui aura de la peine à sortir
d’emblée.
Au deuxième collège, cinq candidats. Vous les
connaissez : Monsieur Galingui : un catholique ne peut
être socialiste, ni voter pour un socialiste parce que parti
anticatholique et sectaire. Monsieur Georges Darlan : il
a été pour nous jusqu’à maintenant, mais pourtant il est
venu me demander la neutralité dans les élections ; c’est
donc de mauvais augure ; j’ai tout simplement répondu
que je ferai mon devoir et que tout homme honnête ne
pourra pas me le reprocher. Monsieur Boganda que nous
aurions voulu voir rester fidèle à son sacerdoce et, par le
268
Qui défend qu'une vérité d'ordre métaphysique ne peut être ni
affirmée ni infirmée si la raison et l'expérience ne peuvent la vérifier.
331
fait même à l’Oubangui et, pour lequel nous prions.
Monsieur Friedrich, indépendant, mot qui ne dit rien,
mais la profession de foi de ce candidat est acceptable.
Monsieur Bella, RPF : nous connaissons la doctrine du
parti auquel il appartient, elle est acceptable comme
nous le disions plus haut. Pourquoi deux candidats pour
un programme semblable ou à peu près ? C’est
regrettable. Il y a de l’hommerie partout et, pour les
grands intérêts du pays, il en est peu qui consentent à
se sacrifier.
Soyez discrets dans votre enseignement, mais vrais ; il
est des détails qu’on peut donner en privé et qu’il est
imprudent de donner en public. À cause de la mauvaise
interprétation qui en est faite, on produit parfois l’effet
contraire de celui qu’on veut obtenir »269.
V- BOGANDA CONTRE-ATTAQUE
269
Circulaire (au clergé) de Mgr Cucherousset, Bangui, le 7 juin
1951. In J. D. Pénel, op. cit. pp : 139-140
332
Presse pour sensibiliser l’élite oubanguienne qui lui était
restée fidèle et pour dénoncer en même temps les
nombreuses manœuvres de ses adversaires politiques
qu’il présentait comme les ennemis de l’Oubangui-Chari
et de la Race noire.
333
10 de la loi électorale qui stipulait : « Ne peuvent être
candidats dans le territoire compris en tout ou partie
dans leur ressort pendant l’exercice de leurs fonctions et
pendant les deux années qui suivent la cessation de leurs
fonctions par démission, destitution, changement de
résidence ou de toute autre manière : les Hauts-
commissaires, les Directeurs et Chefs de service les
Inspecteurs de l’enseignement… ».
Quant à son vieux camarade Georges Darlan, il le
présenta comme le candidat de l’augmentation de
l’impôt, parce qu’il l’avait fait porter à 600F pour
l’exercice en cours. Alors, à combien comptait-il le porter
s’il était élu député, et à quand espérait-il rembourser
aux producteurs de coton les 33 millions de francs qu’il
avait pris dans la caisse coton, lui demandait-il.
Venant enfin, à lui-même, député sortant comme le
nommait Louis-Martin Yetina, Boganda se présenta
comme celui-là qui était arrêté et emprisonné pour avoir
défendu le droit à la vie de l’Africain. Mais il continuera
la lutte jusqu’à ce qu’aucun Africain ne soit plus maltraité
par l’administration R.P.F. Enfonçant le clou à cette
occasion il lança :
« Vous ne voulez pas de la chicotte ? Ne votez pas pour
Bella.
Vous ne voulez pas être représentés par un inconnu ? Ne
votez pas pour Galin Douath.
Vous ne voulez pas être représentés par un inéligible ?
Ne parlons plus de Friedrich.
Vous ne voulez plus d’augmentation de l’impôt ? Vous
voulez toucher vous-mêmes l’argent de votre coton ? Ne
votez pas pour Georges Darlan.
Vous voulez la justice, la liberté, l’égalité, le droit sur vos
biens, sur vos terres, le droit à la vie : votez pour celui
334
qui sort de prison pour avoir défendu vos droits, votez
pour Boganda »270.
335
chacun en particulier. J’ai dénoncé les injustices, j’ai fait
miens les doléances et les deuils de tous. Cela m’a valu
la haine, la persécution et la prison.
Emprisonné pour la justice et la liberté le 10 janvier
1951, jugé et condamné pour avoir réclamé l’application
des institutions républicaines dans mon pays, je suis prêt
à retourner en prison, chaque fois que l’occasion me sera
donnée de défendre les droits de mes frères et l’idéal de
la France démocratique.
Je m’efforcerai de trouver des solutions aux problèmes
sociaux : le problème démographique, le problème de
ravitaillement, de logement, de l’habillement, de
santé et d’enseignement.
Je suis fermement résolu à libérer le peuple oubanguien
de la misère physique et spirituelle avec la collaboration
confiante de tous les hommes de bonne volonté.
Dans le domaine politique, je veux continuer mon
programme de libération civique en défendant avec la
même énergie la liberté de mes frères, la liberté
d’opinion et la liberté de travail.
Je veux, avec le concours de tous et par des moyens
légaux, briser les chaînes de l’asservissement colonial et
rendre l’Oubangui “habitable” à la démocratie française.
Persuadé que l’art de gouverner ne s’improvise pas mais
s’apprend par l’expérience parfois assez longue, je
m’emploierai à obtenir l’accession graduelle des Africains
au gouvernement de leur pays.
Enfin, pour briser les barrières et du racisme et de
l’ostracisme, je tâcherai d’obtenir la révision de la
convention du Bassin du Congo qui crée en Oubangui
cette situation qui nous met à l’écart de la société
française.
Vive l’Oubangui-Chari pour que vive l’Union française ! »
271
.
271
Mouvement de l’Évolution Sociale de l’Afrique Noire, Boganda
Barthélemy, candidat indépendant pour l’évolution, Profession de
336
Utilisant des sources de seconde main, nous n’y avons
trouvé que les Professions de foi de Boganda, de Marcel
Bella et de Georges Darlan. Mais puisque le derby se
disputait entre Boganda et Marcel Bella, Galin Douath et
Friedrich n’étant que des outsiders, nous avons jugé utile
de reproduire également la Profession de foi de ce
dernier, véritable antithèse de celle de Boganda. En
effet, alors que Boganda ne fit aucune campagne contre
ses concurrents, son slogan démocratique se résumant
en ces mots : « Votez pour moi si vous me croyez
capable de continuer à défendre les intérêts de notre
pays ; sinon, laissez-moi aller planter mes bananiers »,
Marcel Bella adoptait une attitude antithétique,
éclaboussant tous sans exception :
« Chers compatriotes,
Le général de Gaulle m’a fait le grand honneur de me
désigner comme candidat du Rassemblement du Peuple
Français. Vous savez tous combien le général de Gaulle
s’intéresse à notre pays auquel il est lié par des souvenirs
des jours sombres que le général a préparé la libération
de la France.
Fidèle à ses amitiés et à ses promesses, il veut que notre
pays se transforme et il veut vous voir plus heureux,
c’est pourquoi, jugeant que notre pays avait été mal
représenté jusqu’à présent à l’Assemblée nationale, il a
décidé que cela devait changer.
Il est temps que nous sachions choisir, que nous
sachions juger notre passé et envisager notre avenir.
Nous nous sommes laissé tromper par les fausses
promesses ; nous nous sommes laissé entraîner par les
paroles trompeuses des gens qui n’ont rien fait pour vous
et qui malgré tout, se présentent encore devant vous
avec les mêmes paroles, les mêmes promesses qu’ils ne
pourront tenir.
foi. In Terre Africaine, Organe de liaison du Mouvement de
l’Évolution Sociale de l’Afrique Noire, n° 3, mai-juin 1951.
337
VOUS NE LES CROIREZ PAS.
Pouvez-vous croire encore l’ex-Abbé Boganda, candidat
de l’évolution sociale, indépendant, passé au MRP, ayant
quitté ce Parti, ayant renié sa religion, ayant trompé les
missionnaires qui l’avaient élevé ; qu’a-t-il fait pour
vous ? RIEN.
Sa présence à la Chambre ne s’est pas souvent
manifestée et en cinq ans il n’est intervenu que deux
fois, préférant faire des quêtes ou monter la SOCOU-
LOLE, coopérative d’exploitation des Africains de la
région de M’Baïki. Il a préféré se prendre pour un grand
chef alors que le député doit être votre serviteur, et
vouloir défier l’autorité de l’administration, ce qui lui a
valu d’être condamné à 2 mois de prison. Il vous déclare
maintenant que, pendant ces cinq ans, il a préparé des
plans de travail et que maintenant il est prêt à travailler.
C’est un peu long comme préparation. Il vous dit qu’il n’a
pu faire beaucoup, parce qu’il était seul. Mais il est
encore seul cette fois-ci ; si vous votez pour lui et il ne
pourra et surtout ne voudra faire plus.
Pouvez-vous croire dans les paroles de Georges Darlan,
l’homme de la COTONCOOP, l’homme à l’emprunt de
28 000 000 de francs déjà dépensés ; il y a cinq ans petit
fonctionnaire, aujourd’hui gros propriétaire de belles
cases, de camions et d’une des plus belles voitures de
Bangui : d’où vient l’argent ? Qui va payer ? Et qui paie
en ce moment sa campagne électorale ? Il y aura des
explications à donner, des comptes à rendre.
Pouvez-vous croire en Galingui dit Galin Douath,
candidat du Parti SFIO, un inconnu ici ou presque, qui
vient chercher vos suffrages sans que vous sachiez ce
qu’il est capable de faire pour vous.
Pouvez-vous croire en Monsieur Friedrich qui malgré que
la loi le lui interdise, profite d’interventions en sa faveur
pour essayer de se faire élire. Mais son élection, pour si
improbable qu’elle soit, ne pourra être maintenue.
Ancien SFIO, a cherché à se faire présenter par le RPF
338
pour que cela facilite son élection. Le général de Gaulle
n’a pas voulu sa candidature. Il se présente maintenant
comme indépendant. Qu’importe l’étiquette pourvu qu’il
ait la place.
Non, vous ne les croirez pas.
Membre du RPF, j’aiderai de toutes mes forces le général
de Gaulle à appliquer les réformes qu’il prévoit pour la
rénovation de la France, de l’Union française. Soutenu
par tous les Élus du RPF, et ils sont nombreux cette fois,
il me sera facile de défendre les intérêts de l’Oubangui,
votre pays, mon pays.
L’Oubangui est riche, mais il faut le mettre en valeur au
plus tôt. Ce n’est qu’avec un gouvernement fort, stable,
que seul le RPF peut assurer, que nous pourrons obtenir
des résultats. Il faut des crédits pour améliorer et créer
des routes, des écoles, des hôpitaux, pour faire venir des
machines-outils nécessaires à l’exploitation de notre sol
trop longtemps laissé improductif. Le général de Gaulle
le sait. Il m’aidera dans ma tâche. Celle-ci sera longue
et dure. Tout ne se fera pas en un jour car nous devrons
réparer tout le mal qui a été fait par la faiblesse des
partis qui se sont succédé au gouvernement.
Anciens combattants, ce que vous avez obtenu depuis
cinq ans n’est pas l’œuvre de Boganda mais des Élus
RPF. Moi, votre Secrétaire général, je connais vos
besoins et saurais vous défendre. Je ne serais pas seul à
vous défendre. Avec le général de Gaulle et avec le RPF,
nous lutterons et nous réussirons.
C’est cette aide qui fera ma force, c’est pourquoi vous
voterez tous pour moi. Tous, Mandjia, Banda, Mbaka,
Baya, Banziri, Yakoma, tous vous êtes avant tout
habitants de l’Oubangui. Oubliez vos petites querelles de
race. Unissez-vous pour que votre pays devienne riche
et fort.
339
Vous voterez tous pour le RPF. Vive l’Oubangui ! Vive
l’Union Française ! Vive le général de Gaulle ! »272.
La Profession de foi de Georges Darlan, candidat
indépendant, était la plus longue. Ancien militaire, sa
campagne en faveur des réformes économiques, l’emploi
équitable des fonds du crédit de l’AEF, les problèmes
sociaux et les réformes sociales, reprenait un tout petit
peu les projets socioéconomiques de Boganda.
De la lecture de ces trois Professions de foi, il
apparaissait que les jeux étaient déjà faits, et qu’il ne
restait plus que la validation de l’élection du candidat du
MESAN le 17 juin. Très légère, par la forme et par le
fond, celle du RPF, Parti au pouvoir, était l’imposture
d’un programme électoral démagogique, en regard de
souffrances endurées par les Oubanguiens du fait des
fonctionnaires coloniaux assimilés au RPF, et que
Boganda mit au centre de sa campagne.
272
Collège des citoyens de statut personnel, candidature de Bella
Marcel, candidat du RPF et du général de Gaulle, Infirmier à l’Hôpital
de Bangui, Secrétaire général des Anciens combattants. In Terre
Africaine, Organe de liaison du Mouvement de l’Évolution Sociale de
l’Afrique Noire, n° 3, mai-juin 1951.
340
Par conséquent, beaucoup d’électeurs de Bangui
n’auraient pas été inscrits, parce qu’ils n’étaient pas RPF,
et que les opérations d’enrôlement étaient closes en
violation de l’Article 18 de la loi n° 56-586. Ces
irrégularités, ajoutées à pas mal d’autres déjà signalées
à Boganda, le poussèrent à protester énergiquement
auprès du Haut-commissaire de l’AEF à Brazzaville :
« Les bruits dont je me suis fait l’écho m’ont été
confirmés encore. La presse locale, j’ignore laquelle,
l’aurait également annoncé : contrairement à l’Article 18
de la loi N° 56-586 les inscriptions électorales seraient
closes.
Je proteste énergiquement contre cette première
illégalité. J’avertis les pouvoirs publics que, dans ces
conditions, la population et moi-même ne pouvons
considérer comme régulières les opérations
préélectorales. Une loi existe, votée in extremis, c’est
vrai, par l’Assemblée nationale : aucun représentant de
la République, si haut placé soit-il, n’a le droit de la
méconnaître […].
Je parle de “première irrégularité” : il en est d’autres.
À Bangui, la commission des listes électorales n’a pas
encore été régulièrement formée. Seuls les électeurs
susceptibles de voter RPF ont été immédiatement
inscrits ; d’autres ont été purement et simplement
renvoyés. On questionne les électeurs qui se présentent
pour se faire inscrire : suivant la réponse qu’ils donnent
sur leurs intentions électorales, on les inscrit ou on les
renvoie ; c’est ainsi qu’il se crée un registre des électeurs
RPF ou réputés comme tels […] en lieu et place des
inscriptions électorales.
Des engagements de vote collectifs sont présentés à des
chefs de collectivité ethnique par certains candidats qui
les invitent à signer. Enfin, et pour autant que je sois
renseigné, n’ayant pu encore commencer de tournées,
en brousse la situation ne serait pas plus régulière. La
341
population n’a pas été avisée d’avoir à se faire inscrire ;
les commissions d’inscription ne sont pas en place.
Certaines personnalités françaises se sont inquiétées,
dès avant l’ouverture des opérations, des conditions
dans lesquelles se dérouleraient les élections ; j’ai le
regret de constater que leurs inquiétudes et les miennes
sont fondées. On ne m’accusera pas, cette fois-ci,
d’exagération et de partialité !
Il n’en demeure pas moins vrai que tout cela est grave.
À quoi bon imprimer : “République Française, Liberté,
Égalité, Fraternité”, si les signataires eux-mêmes,
dépositaires d’une partie des pouvoirs de la République,
foulent aux pieds avec une telle impudeur, les lois de
cette République dont ils sont les serviteurs ?
Je proteste, avec toute l’énergie que me donne la
conscience de remplir un devoir sacré, tant du point de
vue de la France métropolitaine que du peuple que je
représente actuellement et dont, quoiqu’il arrive, je ferai
toujours partie.
Cette lettre sera envoyée à Paris, à l’ONU et aux
personnalités diverses, signataires d’un appel en faveur
de la régularité des élections en Territoires d’outre-
mer »273.
Informé le lendemain, de l’enregistrement de la
candidature de l’Inspecteur Friedrich qu’il croyait illégale
et devant faire l’objet d’un retrait, Boganda éleva
immédiatement une nouvelle protestation dans laquelle
il rappelait au Haut-commissaire, les dispositions de
l’Article 10 de la loi n° 51586 du 23 mai 1951 sus
évoquée. Si le retrait de la candidature illégale de
Monsieur Friedrich n’était pas immédiatement et
officiellement annoncé, il se trouverait dans l’obligation
de demander l’annulation des opérations électorales,
273
B. Boganda, député de l’Oubangui-Chari à Monsieur le Haut-
commissaire de l’AEF à Brazzaville, 4 juin 1951. In Terre Africaine,
Organe de liaison du Mouvement de l’Évolution Sociale de l’Afrique
Noire, n° 3, mai-juin 1951.
342
menaçait-il. En outre, souhaitait-il ne pas voir le Haut-
commissaire engager la responsabilité de
l’administration dans une forfaiture aussi grave qui
entraînerait, d’une part, l’annulation des élections, et
d’autre part, de graves troubles, expression de la colère
de la population oubanguienne au sein de laquelle il
entendait laisser le calme et la dignité, quel que soit le
prix à payer. Rien ni personne ne l’empêcheraient de
protester contre les illégalités, de quelque nature qu’elles
seraient, et si graves que devaient être les conséquences
de ses protestations, il prendrait un air de complice par
son silence encore plus grave.
Soucieux de mettre un terme à cette situation, il ne lui
cacha pas sa décision de transmettre copies de cette
correspondance à Monsieur le ministre de la France
d’outre-mer, au Secrétaire général des Nations-Unies, à
la Ligue Internationale des Droits de l’Homme (LIDH), à
la Ligue Internationale Contre le Racisme et l’Antisé-
mitisme (LICRA), plusieurs personnalités diverses,
signataires d’un appel en faveur de la régularité des
élections en Territoires d’outre-mer et plusieurs Avocats
de Paris. Enfin, ne se doutait-il pas que Monsieur le Haut-
commissaire prenne les mesures immédiates visant à
régulariser la situation car, mieux que personne, il était
soucieux de ces territoires dont la République lui avait
confié la charge. Et qu’il l’en remerciait au nom de la
France démocratique et au nom du peuple oubanguien.
Les violences, les menaces, les pressions de toutes
sortes seraient exercées sur tous les chefs de tribu et de
canton, poursuivait-il. De l’argent leur aurait été
distribué pour qu’ils votent RPF. Tous ceux qui n’étaient
pas disposés à voter pour la servitude et contre leur
conscience et leur pays, auraient été menacés de
destitution et d’emprisonnement. À Berberati, par
exemple, le chef de district se rendrait de village en
village pour mettre ces menaces à exécution. Ainsi, le
chef coutumier Gaston Ndima du village Sengbanda qui
343
se refusait à voter RPF, aurait été violemment et
publiquement battu par lui-même.
La corruption n’était pas dissimulée : « Qu’est-ce que le
député Boganda vous a donné ? Votez RPF, nous
donnerons des camions, des bicyclettes, des fusils et des
vêtements », leur lancerait-il. Et joignant l’acte à la
parole, des vélos seraient distribués aux gardes et des
costumes aux Anciens combattants de Bangui à deux
jours des scrutins.
5.3.2. Protestation contre l’implication personnelle
du Gouverneur Colombani dans la campagne
Pour Boganda, il était clair que la campagne électorale
du RPF était faite par l’administration coloniale, avec à
sa tête, le Gouverneur Colombani et non par le candidat
lui-même :
« Boganda persécuté, condamné, anéanti, réduit au
silence, écrivait-il, nous reprendrons sur les
Oubanguiens notre prestige menacé et l’Oubangui
redeviendra la “colonie”, c’est-à-dire un vaste camp de
concentration qui fut pendant un demi-siècle le théâtre
de scandales sans nombre soigneusement cachés au
public français, tels que le portage forcé, la récolte du
caoutchouc, la culture obligatoire du coton, le scandale
du Congo-Océan, le scandale de Bocaranga, le suicide du
lieutenant Cormier, l’affaire du Kongowara, et bien
d’autres, qui ont diminué la population de plus de la
moitié et que pour cette raison nous ne pouvons passer
sous silence et devons à la postérité de mettre par écrit.
Tous ces crimes colonialistes ont été commis par des
représentants officiels de la France et au nom de la
France. D’où il résulte que protester contre ces méfaits
est considéré par leurs Auteurs comme un crime contre
la France.
Il faut donc que tous les intéressés, les impérialistes, les
exploiteurs se liguent pour abattre celui qui “gueule” le
plus fort et qui risque d’être entendu. Il leur faut sa tête :
344
Peter Vultum. Les adversaires de Boganda sont donc des
oppresseurs et les assassins des Oubanguiens et de la
Race noire »274.
Selon les informations parvenues à Boganda, entre mars
1950 et juin 1951, le Gouverneur Colombani aurait
envoyé 12 Oubanguiens à la boucherie dont : 04 à
Bakouma, 02 à Bangassou, 04 à M’Baïki, 01 à Boda et
01 à Berberati275. Certains de ces crimes auraient été
sanctionnés, d’autres non. Et, c’était cela la politique du
Rassemblement du Peuple Français (RPF) du général de
Gaulle. Mais, les Oubanguiens l’auraient déjà compris, le
Gouverneur Colombani l’avait fait arrêter pour l’obliger à
taire tous ces crimes et pour l’empêcher de se présenter.
Afin de donner la chance à leur candidat, il ne faisait
inscrire sur les listes électorales que les électeurs RPF.
Là où il n’y en avait pas, eh bien, on inscrivait peu ou
pas du tout.
Prenant le cas de la ville de Bangui, par exemple,
Boganda s’était rendu compte que sur un total de 50.000
Africains qu’elle comptait, seuls 7.000 auraient été
inscrits, et que 2.000 seulement sur les 7.000, auraient
reçus leurs cartes d’électeurs. Au bureau d’enrôlement
de la Mairie de Bangui, les électeurs étaient inscrits sur
présentation de leurs cartes d’adhésion au RPF.
Boganda décrivit le Gouverneur Colombani comme un
antiparlementariste, un “négrophobe” et un raciste.
Chassé du Niger où il était détesté, il était arrivé en
Oubangui-Chari avec un programme bien déterminé :
maintenir l’asservissement du pacte colonial dans toute
sa rigueur et dompter le député afin d’empêcher ses
velléités de démocratie.
Scandalisée, l'administration envisagea de l'attaquer
pour diffamation mais, craignant qu'une telle plainte
puisse déclencher une enquête sur le déroulement de
274
Boganda, in Terre Africaine, op. cit.
275
op. cit.
345
l'élection, y renonça, prétextant ne pas vouloir tomber
dans le jeu de Boganda.
5.3.3. Protestation contre l’intrusion de
Monseigneur Cucherousset dans la campagne
électorale
Un autre propagandiste à la solde de l’administration
coloniale était, d’après Boganda, Monseigneur
Cucherousset et ses satellites qui employèrent la
calomnie et les mensonges les plus grossiers et les plus
avilissants pour leur rang. En effet, Boganda affirmait
qu’il lui était rapporté que Monseigneur Cucherousset,
parcourant le vicariat, lançait l’ordre à tous les curés des
paroisses de transposer la politique dans la chaire de
vérité. Résultat, deux dimanches de suite, était prêché
dans toutes les églises de l’Oubangui : « Voter Boganda
c’est un péché mortel ! ».
Ce comportement surprit tout de même le candidat
Boganda qui ne reconnaissait pas avoir fait de campagne
contre les Missions, autrement dit, ce serait se renier et
s’abaisser lui-même ! Cependant, il avait cru de son
devoir de mettre l’Évêque en garde contre tout ce que
pourrait avoir d’odieux et de dangereux, pour l’avenir, sa
participation à la campagne électorale dont il n’avait que
trop de preuves. Le 12 juin, il estima de son devoir de
lui adresser, en des termes plus ou moins euphémiques
et accusateurs, la longue lettre ci-après :
« Excellence,
La période électorale fait un devoir aux différents
pasteurs des âmes, de mettre leurs ouailles en face de
leurs responsabilités religieuses à l’occasion de leur vote.
Je n’ignore rien de la position prise à mon égard par les
Missions catholiques. Je sais qu’il a été fait interdiction,
sous peine de péché mortel, aux chrétiens de voter pour
moi.
Encore que cette nouvelle notion de péché mortel puisse
être très discutable, théologiquement parlant, je ne me
346
serais pas permis d’entamer une controverse, jugeant
que toutes ces questions religieuses regardent
exclusivement celui qui a reçu charge du salut des
chrétiens de ce pays.
Je me permets pourtant de vous rappeler deux choses.
La première, c’est que s’il était vraiment prouvé que
voter Boganda constitue un péché mortel, il eût été loyal
de m’en informer avant que je ne pose ma candidature,
me mettant ainsi solennellement en face de la
responsabilité que j’assumais à savoir : l’occasion
immédiate de faute grave que je constituais moi-même
pour les Chrétiens désireux de m’accorder leurs
suffrages. Je n’en ai point été avisé : je ne suis donc pas
responsable de la faute qui sera éventuellement
commise par les chrétiens qui voteront pour moi,
nonobstant votre anathème. C’est vous seul qui en êtes
responsable devant Dieu.
La seconde, c’est l’étonnement que me cause la prise de
position des Missions catholiques vis-à-vis des différents
candidats. D’une part je ne savais pas que les relations
avec les Francs-Maçons étaient dorénavant autorisées.
Et quand les Missions catholiques conseillent de voter
pour un candidat notoirement Franc-Maçon, il me semble
que, non seulement, elles se croient autorisées à avoir
des relations, mais qu’elles se font complices des
activités maçonniques. D’autre part, j’apprends que
l’Osservatore Romano aurait nettement pris position en
faveur des candidats MRP […]. Je n’ai pas à vous
enseigner que toute la politique du MRP a consisté, et
consiste encore, à lutter contre le RPF. Je n’ai pas à juger
cette politique, aussi bien ai-je démissionné du MRP pour
les raisons indiquées en page 2, sous le titre “Expulsion
ou démission”, de mon petit journal, Terre Africaine, n°
1.
Je ne juge pas cette politique, je vous la rappelle tout
simplement. Si donc l’Osservatore Romano a pris
position pour le MRP, ce dernier étant contre le RPF, il
me semble que les Missions catholiques qui conseillent
347
de voter pour un candidat RPF se trouvent en désaccord
avec l’Osservatore Romano, donc avec Rome, com-
mettent un péché mortel.
Les deux candidats retenus officiellement par les
Missions catholiques comme acceptables par les
Chrétiens, tombent sous l’interdit de Rome : croyez que
je me ferai un devoir de signaler le fait au Nonce
apostolique et à Rome.
C’est parce que je suppose que vous avez été mal
informé, tant du point de vue politique que religieux, que
je me fais un devoir également de vous exposer en détail
la situation.
En terminant cette première partie de mon exposé, je
vous rappelle que, non contentes de violer les consignes
romaines, les Missions catholiques violent, au moins
pour la première candidature dont je vous parle, tout
simplement la légalité républicaine. Vous n’ignorez pas,
je pense, l’Article 10 de la loi électorale n° 56-586. Une
candidature illégale a été acceptée par l’administration
locale. Cette acceptation ne la rend pas légale. Les
Missions catholiques en soutenant cette candidature se
font donc les complices d’une illégalité. Là encore, je me
fais un devoir de signaler ce fait. Je me ferai un devoir
également de le signaler aux autorités responsables,
tant religieuses que civiles.
Vous êtes, Excellence, de par la volonté divine, le
pasteur des chrétiens de l’Oubangui-Chari : vous avez le
droit, vous avez le devoir, après en avoir jugé en votre
âme et conscience, de signaler à vos chrétiens quelle doit
être leur attitude au sujet des élections. Le chrétien a le
devoir de voter et de bien voter. C’est au Pasteur à
prendre sa responsabilité, mais c’est à lui et à lui seul
qu’il en sera un jour, là-haut, demandé compte.
Je suis, moi, et pour au moins quelques jours encore, le
représentant des intérêts matériels, le gardien des droits
temporels, le défenseur des libertés républicaines de ce
peuple dont vous avez, vous, la charge spirituelle.
348
Je vous rappelle que cette charge m’a été donnée et que
je l’assume depuis quatre ans et demi de par la volonté
divine. Je vous rappelle que je me suis présenté aux
élections législatives de 1946 sur la demande de la
population et avec l’autorisation expresse de son
Excellence Monseigneur Grandin, de pieuse mémoire.
Mon élection constituait donc, à mes yeux de croyant, le
signe de la nouvelle volonté de Dieu à mon égard. Je ne
pense pas qu’il puisse y avoir matière à discussion là-
dessus.
Je représente les intérêts matériels, je suis le gardien
des droits temporels, le défenseur des libertés
républicaines de ce peuple constitué, on l’oublie trop
souvent, d’un nombre infime de catholiques au regard
des animistes, des musulmans et des autres adeptes des
différentes religions.
Mon devoir, à la fois de catholique (c’est-à-dire d’homme
universel) et de député de la République française est
donc de défendre les intérêts de tous et toujours dans
les limites de la légalité républicaine.
C’est pourquoi, Excellence, j’ai l’honneur de vous
informer que je ne puis accepter sans protester de toutes
mes forces, les pressions qui sont exercées par vous-
même, par les Révérends Pères et les dirigeants et
dirigeantes de vos différentes œuvres sociales, pressions
consistant à menacer de renvoi ceux et celles de vos
employés qui se rendent coupables du péché mortel ainsi
nouvellement défini […].
Donc, quand un employeur, quel qu’il soit, menace de
renvoi un employé, s’il manifeste telle ou telle opinion
politique ou religieuse, je suis obligé, en gardien des
droits temporels, en défenseur des libertés républi-
caines, d’élever une protestation auprès de cet
employeur et de l’avertir que, ce faisant, il viole
gravement la Constitution de son pays.
Je ne sache pas que l’épiscopat français ait été autorisé
à prendre une telle attitude envers l’un quelconque des
Articles de la Constitution.
349
En protestant auprès de vous, Excellence, je suis donc
dans mon droit de citoyen de la République française ;
bien plus, j’exerce un des devoirs de ma charge.
Je suis persuadé, Excellence, qu’il vous suffira de lire
cette lettre avec toute l’objectivité qu’elle mérite pour
être convaincu de ma bonne foi. Je vous l’ai dit, je me
fais un devoir de vous informer exactement de certains
points qui sont peut-être inconnus ou de certaines
situations qui vous ont été plus ou moins cachées par
l’administration. J’ai toujours dit la vérité à tous. Je me
suis toujours fait un devoir de rappeler, à qui que ce soit,
les lois de la République et les principes premiers de
l’Humanité. Je n’ai pas encore rencontré celui qui
m’obligera à me taire. En votre âme et conscience de
catholique, de Prêtre, de religieux, vous ne pouvez pas
penser autrement que moi, au moins sur ces points
fondamentaux.
Je vous supplie, Excellence, d’écouter la voix de votre
âme et de votre conscience : elle ne peut pas vous parler
autrement qu’à moi-même. Je vous demande
d’accepter, Excellence, l’hommage de mon profond
respect »276.
Mais décidé à faire tomber Boganda de son siège
parlementaire, l’Évêque oubanguien persista dans sa
campagne de dénigrement. Non seulement il mit des
moyens financiers et logistiques à la disposition des
propagandistes277 du RPF pour leur faciliter la distri-
bution de tracts et affiches hostiles à Boganda, jusque
dans son fief même de la Lobaye, mais il l’accusa d’avoir
détourné de l’argent pour se payer une villa en France.
Qualifiant ces allégations de véritables ordures indignes
d’un homme qui se respecte et à plus forte raison d’une
276
In Terre Africaine, Organe de liaison du Mouvement de l’Évolution
Sociale de l’Afrique Noire, n° 3, mai-juin 1951.
277
Il aurait loué une belle voiture à 325. 000 FCFA, soit 650. 000 FF
pour permettre à Messieurs Louis-martin Yetina et Jérôme Sao pour
distribuer des tracts à travers tout l’Oubangui.
350
plume épiscopale, Boganda le renvoya d’abord au crédit
de l’AEF créé à la demande des Élus pour leur permettre
de se construire des maisons et faire le commerce, avant
de le situer sur l’origine de cette acquisition : « Et
Monseigneur ose affirmer que j’ai acheté “une grande
maison en France, qui a couté plusieurs millions”, quand
tous mes amis de Paris savent que la petite Villa de trois
pièces que j’habite à Gif, appartient à M. Levasseur,
ancien ministre et maire de Gif ! Monseigneur voudrait-
il que je couche sous les ponts quand je suis en
France ? »278.
278
Boganda, op. cit. pp : 5, 6,7
279
Soutenu par l’administration et le clergé catholique
280
http://fr.netlog.com/
351
des irrégularités monstrueuses et des crimes, ils ont
utilisé la chaire de vérité dans toutes les églises.
Les RPF, avaient, pour eux le Gouverneur Colombani et
son administration, l’Evêque et son clergé, le Médecin-
colonel et son Service de santé, Colonel-commandant la
place et son armée.
Mais les Oubanguiens ont compris que ce déploiement
des forces colonialistes, de fraude, de violence, de
pression, de corruption et de calomnies avait un but :
écraser Boganda et réduire la population en servitude.
L’Oubangui-Chari a voté !
L’Oubangui a voté contre la servitude.
Peuple de l’Oubangui, vous avez pris conscience de votre
personnalité, vous avez bravé la terreur, la violence, la
prison. Vous avez agi en hommes libres. Tous nos frères
d’AOF et des Antilles vous ont applaudis.
Et moi, ma fierté est vraiment d’être l’Élu d’un peuple qui
a prouvé à tous qu’il savait dire “NON” à l’esclavage, se
rendant ainsi digne des autres peuples libres, digne de
la véritable Union Française, digne de l’Humanité.
Merci de m’avoir, plus que jamais, accordé votre
confiance.
L’Oubangui a voté !
Vive l’Oubangui ! »281 .
6.2. Coups de gueule de Boganda
Précisons que le numéro trois de Terre Africaine des,
mois de mai et juin 1951, qui pourrait être le dernier
puisque nous n’avons pas pu mettre la main sur un
quatrième numéro, était le plus abondant. Entièrement
consacré aux élections, Boganda y dénonçait les
nombreuses tentatives de truquages et les actes de
déloyauté des missionnaires dont il avait largement été
question ci-dessus. C’était également par cet organe, et
parallèlement aux nombreux meetings qu’il animait en
provinces et dans la ville de Bangui, qu’il sensibilisait ou
281
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Terre Africaine n°3, mai-juin 1951, p.9
352
vulgarisait ses partisans. Fort donc de sa brillante
réélection, le candidat du MESAN jetait à la face du
monde, de l’Europe et de la France :
« On a souvent parlé du “rideau de fer” et pour les
Français, il s’agit d’un pays dont on ne sait rien en dehors
des rapports officiels, où il n’existe ni liberté d’opinion,
ni liberté de pensée, ni liberté de correspondance, ni
liberté de presse, ni liberté civique, ni liberté du travail ;
où règne le dirigisme intégral par la mainmise de l’État
sur les terres et toute l’économie du pays ; où les
élections sont préfabriquées et correspondent à une
nomination du gouvernement.
Vous pensez à la Russie ? C’est naturel : on voit toujours
le mal du voisin avant le sien ; on met les défauts
d’autrui dans la besace du devant et les siens par
derrière ; on examine à la loupe les défauts des autres
et on s’efforce de les placer plus bas que soi pour sa
consolation et sa vanité personnelle. On exploite la
faiblesse et l’ignorance du voisin pour son intérêt à soi.
Cela est si naturel et si vrai que, née l’égale de l’homme
et sa compagne, il a fallu que la femme, le sexe dit
“faible”, se soumette pour créer l’harmonie du foyer dont
l’homme devint le maître absolu et incontestable. Son
complexe d’infériorité lui est devenu à la longue une
seconde nature, au point qu’elle trouve tout naturel
d’être battue par son mari.
En Afrique noire, derrière le “rideau de fer”, les Africains
constituent la race faible soumise depuis quatre siècles,
à la “dictature blanche” de la traite de l’esclavage, du
travail forcé, et de l’assassinat collectif ou individuel qui
font de l’AEF un vaste camp de concentration où la
victime n’a pas même le droit de pleurer et doit s’estimer
heureuse qu’on la laisse encore vivre. Il est temps que
l’ONU s’inquiète de la situation de certains pays dits
“démocrates”, où le don du bulletin de vote sert à
camoufler l’esclavage le plus honteux.
353
Qu’on se rappelle cette phrase d’un ancien admini-
strateur des colonies, de politique radicale : “Qu’avons-
nous apporté en Afrique, sinon la mort et la misère ?”
Qu’on se souvienne aussi de la remarquable déclaration
de Maître de Moro-Giafferi, un autre radical, à propos de
l’affaire Mac Gee282 : “Qui sait si demain les hommes de
couleur ne nous jugeront pas d’après notre attitude ?”.
Mon collègue de Moro-Giafferi me permettra-t-il, cette
fois, de lui répondre ? Le jugement de l’homme de
couleur sur l’homme blanc est déjà fait : “Celui que nous
avons vu chez nous est barbare, violent, agressif,
sanguinaire et avide de gain, ambitieux et imbu de sa
supériorité, incapable de casser les pattes à une souris
et assassinant les nègres avec une joie cynique, vous
demandant pardon quand il vous marche sur les doigts
des pieds, quitte à vous planter une balle dans la nuque
au premier coin de rue pour vous prendre votre
portefeuille, poussant des hurlements scandalisés
devant la polygamie en Afrique et entretenant des
maîtresses dans plusieurs villes ou plusieurs quartiers de
la ville”.
Pour le spectateur attentif, l’Europe peut être comparée
au monde romain de la décadence. Pour le domaine
moral, elle n’a plus rien à enseigner à l’Afrique. Les
dernières élections ont été le coup de grâce. Nous avons
reçu de la France officielle le Bulletin de vote, c’est-à-
dire le droit d’exprimer notre opinion politique. Cela
suppose la liberté d’opinion et la liberté de vote. Mais
nous allons voir comment cette liberté, qui nous a été
octroyée, je le répète, par la France officielle, a été
282
Le 3 mai 1945, Mac Gee, un jeune chauffeur noir américain, était
accusé par une femme blanche du Mississippi, de l’avoir violé. Arrêté
et brutalisé par la police, sur la plainte de son patron qui l’accusait
d’escroquerie, ses vêtements étaient tachés de sang. Mais malgré
la plaidoirie de la défense, il était condamné à mort.
354
respectée par les représentants de la France offi-
cielle »283.
Remonté à bloc, Boganda rappela la chronologie des
mauvais traitements et assassinats dont avaient souffert
et continuaient d’en souffrir les Oubanguiens ainsi que
lui-même, leur représentant à l’Assemblée nationale
française. Au sujet de cette rocambolesque arrestation
et de ce que voulait obtenir le Juge de Paix par cet acte,
il disait :
« Furieux de n’avoir pu me pousser à la révolte, mes
provocateurs, après m’avoir arrêté et incarcéré,
profitaient de la promotion du Médecin de la Lobaye au
grade de commandant pour fêter mon arrestation. La
population de M’Baïki les a entendus crier vers 11 h 00
du soir : “Nous sommes forts, nous le tenons l’homme
qui nous gêne !”. Cette même population avait été
témoin de la mort de Nzilakema. Elle savait aussi que
c’était pour avoir protesté contre cet assassinat que
j’avais été incarcéré avec ma femme, ma fille de six mois
et demi et mes deux secrétaires. Cette forfaiture, le
peuple oubanguien ne l’oubliera jamais. Elle illustre la
mentalité colonialiste qui fait naître chez l’Africain, non
point la défiance, comme on l’a dit l’autre jour à Brazza,
mais la haine de la victime pour ses bourreaux, une
haine légitime qui servira de leçon à l’Afrique future, une
haine sourde qui éclatera à son heure. Ce jour-là le
canon et la mitraillette n’y pourront rien, car les bruits
des armes n’ont jamais réglé les sentiments du cœur.
Une haine pacifique mais froide et éternelle sera la
rançon des crimes colonialistes.
À un missionnaire catholique qui lui expliquait les
beautés du ciel, un Indien répondit : “Il est bien beau
ton ciel mais je ne veux pas y aller si les Espagnols y
vont”. Colonialistes modernes, ne méritez-vous pas de la
283
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Terre Africaine n°3, mai-juin 1951.
355
part de l’Afrique noire, le même jugement, la même
haine éternelle ?
Les colonialistes de l’Oubangui ne veulent pas nous
recevoir dans les Hôtels, les Restaurants, les Cinémas,
etc., ils nous assassinent pour nous apprendre à vivre !
Comment peut-on oser prêcher que ces gens-là sont nos
frères, que nous avons un Père commun et une destinée
commune ?
Et c’est dans cette atmosphère de haine que l’on a la
prétention de bâtir l’œuvre gigantesque de l’Union
française ? C’est à ces esclaves nés du colonialisme
dominateur que la France a eu la prétention de donner
le “Bulletin de vote ?” Hypocrisie ou naïveté, je n’en sais
rien… Toujours est-il qu’elle nous retire de la main
gauche ce qu’elle nous donne de la main droite, et qu’elle
nous cède nos droits en pièces détachées. C’est la France
qui nous octroie nos droits et c’est au nom de la France
qu’on arrête un député africain qui proteste contre
l’assassinat d’un chef africain. Les élections du 17 juin
sont la preuve la plus manifeste de ce que j’avance »284.
284
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Terre Africaine n°3, mai-juin 1951.
356
Boganda s’en prit violemment à Monseigneur
Cucherousset :
« À qui pouvez-vous faire cela, Excellence ? Vous nous
avez prouvé, une fois de plus, hélas ! votre profonde
ignorance en fait de la psychologie africaine. C’est à ce
même peuple qui pendant cinq ans, a insisté pour que je
rompe avec le clergé missionnaire qu’il considère comme
l’ennemi numéro un du pays, que vous voulez me
présenter comme un traître ?
En rompant avec vous, je n’ai fait qu’obéir à mon peuple
et je crois en conscience que l’intérêt d’une population
prime sur une simple question de discipline faite pour
d’autres peuples, d’autres temps et d’autres lieux.
Ici encore, en profitant de la campagne électorale pour
engager une polémique sur le célibat ecclésiastique,
vous avez commis une monumentale maladresse dont
vous porterez la responsabilité, car je me charge de
prouver théologiquement et historiquement au peuple et
au clergé africains que le célibat ecclésiastique ne se
trouve ni dans la Révélation, ni dans la Tradition, qu’il
est une invention de l’Occident et que mon affirmation
“le fait de se marier ne prouve pas qu’on a perdu la foi”,
se base au contraire sur la Révélation, la Tradition et
l’Histoire.
Il ne faut pas vouloir être plus catholique que le Pape :
vous êtes d’accord. Le premier Pape était Saint-Pierre ;
c’est historiquement vrai. Saint-Pierre était marié, c’est
encore historiquement vrai. Et Saint-Paul, le fanatique,
déclare : “En ce qui concerne la virginité, je n’ai pas
d’ordre du Seigneur”. C’est donc l’Occident qui a inventé
le célibat ; donc en faisant de cette discipline une partie
inhérente du catholicisme, vous faites une religion qui
n’est ni celle du Christ ni celle des Apôtres. Or l’Afrique
commence à se méfier de vos inventions meurtrières et
destructrices, de vos beaux discours et de vos promesses
qui s’éloignent toujours, comme de votre nouvelle notion
du péché mortel…
357
Vous avez mis la chaire de la vérité et de la religion du
Christ à la disposition d’un parti dont le programme est
de dominer, d’exploiter, d’opprimer et d’assassiner le
peuple oubanguien ; vous vous faites collaborateurs des
assassins de notre Race ; vous serez inclus dans la
même haine, la haine des victimes pour leurs bourreaux,
des colonisés pour les colonisateurs inhumains.
Non, si les Blancs doivent nous faire au ciel la même vie
qu’en Oubangui, nous ne voulons pas y aller. Inutile de
nous prêcher la résignation chrétienne qui consiste à dire
merci aux Blancs quand ils nous donnent des coups de
pied, réquisitionnent nos produits et nos bêtes et nous
exproprient de nos terres.
Le 17 juin, le peuple oubanguien vous a répondu : “Non !
assez d’hypocrisie, assez de comédie, nous voulons de la
part de l’administration la liberté, l’égalité et la justice
françaises ; de la part des missions, nous voulons voir la
charité chrétienne”.
En attendant, nous avons aperçu les oreilles du roi
Midas285, l’Évêque de Bangui, jetant bas le masque de
l’hypocrisie, parcourant le pays en campagne électorale
en faveur des RPF, assassins de Ngouaka, Mbarga,
Bagaza, Zowa, Baaga, Dangbandi, Kindo, Nzilakema,
etc. Mgr Cucherousset s’est révélé tel qu’il est : un
ennemi de la Race noire, un colonialiste, un loup
ravisseur caché sous la peau d’un agneau.
Heureusement le peuple oubanguien a compris et vous
a renié »286.
358
et religieuses y prenaient activement part en Oubangui-
Chari. Cette campagne s’était transformée en théâtre de
lutte politique entre l'oppresseur, représenté par le
Gouverneur Colombani, l’administration coloniale locale,
le clergé de Bangui, et Boganda et son MESAN. C’était
évidemment la lutte du pot de terre contre pot de fer,
disait-il. Dans cette lutte, il s’agissait surtout et avant
tout de l’abattre pour permettre au Gouverneur de
redorer son blason, mais malheureusement ce fut un
échec cuisant pour la coalition :
« Le lendemain des élections, Bangui a vu le Gouverneur
Colombani effondré, écrasé et titubant : aucun des
quatre candidats malheureux ne paraissait aussi battu et
abattu que le Gouverneur et Monseigneur. Le premier
répétait : “J’ai voulu écraser Boganda et c’est lui qui
m’écrase !”. “ Je ne suis plus l’Évêque de Bangui puisque
les catholiques ne m’obéissent plus !”, se lamentait le
second.
Vous avez profané la chaire de la vérité en y introduisant
la politique, vous vous êtes avili aux yeux des
Oubanguiens par les mensonges et les calomnies que
vous avez propagées contre leur représentant. Vous
répétant la phrase que vous écriviez vous-même le 13
juin, je vous dis : “ Nous ne voulons plus de vous…”.
Nous ne voulons plus d’un Évêque qui se fait agent de
propagande du colonialisme oppresseur et assassin des
peuples d’outre-mer. Vous n’êtes plus pour nous le
Pasteur qui veille sur la vie matérielle, intellectuelle et
morale de ses brebis : en collaboration avec les RPF
assassins de l’Afrique noire, vous n’êtes plus que le loup
ravisseur couvert de la peau de brebis. Votre
collaborateur Colombani est parti, il a quitté l’Oubangui
sitôt après les élections, suivez-le et emmenez vos
Spiritains avec vous.
Le Bon Dieu n’est pas le Dieu ni des Spiritains ni des
Blancs ; il est le Bon Dieu de l’univers. Vous avez fait
échec : les élections l’ont prouvé ; que serait-ce alors si
359
j’avais mené campagne contre vous et contre votre
candidat ?
Je n’ai même pas répondu à vos tracts mensongers ; les
Africains se chargeront de vous répondre quand l’atmos-
phère électorale sera dissipée. D’après vos tracts et vos
affiches, je ne suis qu’un misérable parce que je n’ai pas
voulu suivre votre doctrine de servitude et d’oppression,
un traître parce que je vous ai quitté.
Mais, êtes-vous sûr que votre doctrine est la bonne ?
Depuis que, jetant le masque de l’hypocrisie, vous avez
collaboré avec les RPF colonialistes et assassins du
peuple malgache et indochinois, auteurs des assassinats
de la Côte d’Ivoire287 et de nombreux crimes commis en
Oubangui-Chari et que je dénonce, depuis cinq ans, les
partisans du travail forcé, de l’indigénat, de la servitude
et de l’assassinat, vous n’êtes plus le Pasteur des âmes.
En votant contre vous, contre votre candidat RPF et
l’esclavage dont vous êtes partisan, l’Oubangui vous a
rejeté, les catholiques vous ont renié.
Ou Monseigneur et son clergé ont reçu du Vatican l’ordre
de mener une campagne politique contre moi et contre
la liberté de mon pays, alors leur défaite éclatante est
l’échec même du catholicisme mal présenté par eux au
peuple oubanguien donc, ouvriers incapables, ils doivent
céder leur place à d’autres, de peur de compromettre
définitivement la religion du Christ ; ou ils n’ont reçu du
Vatican l’ordre de mener une campagne contre moi et
contre la liberté de mon peuple, dès lors en engageant
la cause religieuse dans un jeu politique dangereux dont
287
Le 6 février 1949, à l’occasion de la réunion du Bloc
Démocratique d’Etienne Djaument, leader proche des colons à
Treichville, de graves incidents éclatent et la machine répressive de
l’administration se met en route. 30 militants du RDA sont arrêtés
dont huit dirigeants membres du comité directeur. Un mandat
d’Arrêt est lancé contre le député Félix Houphouët-Boigny, puis
retiré suite à la mobilisation générale. Sur l’ensemble de l’année
1950, il y a eu plus de cinquante morts, des centaines de blessés,
près de 5000 détenus.
360
le résultat devait être l’échec de cette même cause, ils
ont engagé leur responsabilité et celle de leur Congré-
gation.
J’ai dit plus haut qu’en 60 ans d’évangélisation en
Oubangui, les Spiritains n’ont pas formé un seul
homme ; les dernières élections l’ont prouvé car pas un
catholique oubanguien n’a suivi les directives politiques
de Monseigneur, aucun n’a opté pour la servitude de la
Race noire. Tous ont voté contre leur Évêque. L’échec
est donc évident. Monseigneur a bien compris et, depuis
les élections dans certaines Missions, pour punir les
catholiques africains, on les écarte des offices religieux ;
dans d’autres les églises sont purement et simplement
fermées par les missionnaires qui disent la messe dans
leur chambre. Echec lamentable. Ils reconnaissent de ce
fait qu’ils n’ont pas été à la hauteur de la tâche et qu’ils
doivent céder la place à d’autres ouvriers : qu’attendent-
ils ?
Quant à l’administration colonialiste, elle a mis tous ses
atouts aux dernières élections. Elle a employé, comme
nous l’avons vu plus haut, la fraude, la violence, la
pression et la corruption. Les faits sont là, irréfutables :
ils déshonorent la France, surtout après le magnifique
exemple de loyauté, d’honnêteté et de dignité que les
Britanniques viennent de nous donner dans la
consultation populaire du Gold Coast. Les faits sont là,
inexorables comme le temps. Ils seront tous portés à la
connaissance du public français, de l’étranger et de la
postérité.
Pour le moment, il nous suffit de savoir quelles mesures
compte prendre le gouvernement contre les
responsables de ces irrégularités dans ces élections que
le Journal Climats appelle une “pitrerie” et que nous
appelons une série de crimes contre la France, l’Union
française et l’Humanité. L’opinion de l’étranger et celle
de l’histoire nous diront peut-être un jour qui est le
“pitre” de cette vaste comédie : Est-ce l’administration
coloniale ou celui qui malgré la fraude, la pression, la
361
violence, la corruption et la calomnie a été réélu avec un
succès que certains qualifient de “triomphal”, c’est
l’expression du Docteur Aujoulat. Pour Yacine Diallo, il y
a là “le doit de Dieu” ; pour mes amis de la LICRA il y a
là un “symbole”.
Quant à moi, je considère ma réélection comme une
victoire de la liberté sur l’asservissement du Pacte
colonial et du colonialisme, et je me ferai un devoir,
quoiqu’il m’en coûte, de revendiquer pour mon peuple
cette liberté commune à tous les membres de
l’Humanité.
Il appartient au Gouverneur de prendre des mesures
urgentes pour faire disparaître la servitude et faire
régner la liberté, l’égalité et la justice. D’où nécessité
absolue d’une méthode nouvelle et d’hommes nouveaux,
donc épuration immédiate.
Le peuple oubanguien a dit NON à l’esclavage aboli par
la loi française du 4 mars 1848 ; nous ne revendiquons
que les droits qui sont reconnus à tous les êtres humains
et proclamés dans la Déclaration Universelle des Droits
de l’Homme, 3ème Session de l’ONU. C’est donc avant
tout à l’ONU, en tant que représentant d’un peuple
asservi, opprimé et exploité par une poignée d’hommes,
que je dois m’adresser pour obtenir que cette même
Déclaration Universelle des Droits de l’Homme soit aussi
appliquée à la Race noire et en particulier au territoire le
plus exploité du globe, l’Oubangui-Chari.
Les Oubanguiens ont conscience qu’ils ont été exploités
jusqu’ici et, qu’entre autres, le programme des
missionnaires est de les maintenir dans une quasi
ignorance pour faciliter cette exploitation. C’est pourquoi
en 1946 ma candidature étant soutenue par le clergé
dont je faisais partie, la population catholique n’avait pas
voté pour moi parce que dit “candidat des Missions”, dit
“candidat de la réaction”, de l’ignorance et de la rési-
gnation.
Mais le 17 juin, le peuple de Bangui a su distinguer le
vrai gardien de ses libertés, des “faux” Pères et des
362
“faux” Frères et rejetant la calomnie des ennemis
communs de notre Race, il m’a confirmé sa confiance
avec 90% des voix.
L’Oubangui-Chari a voté ! Voici les chiffres officiels
communiqués à l’Assemblée nationale :
--------------------------------------------------------
Oubangui-Chari, inscrits 111. 201
Votants 67. 746
Exprimés 65. 641
--------------------------------------------------------
Bella (RPF) 21. 637
Friedrich (Indépendant) 2. 877
Galin Douath (Socialiste) 1. 208
Boganda (MESAN) 31. 631
Darlan (Indépendant) 8. 288
Nuls 2. 105
---------------------------------------------------------
363
Et moi, ma fierté est d’être vraiment l’Élu d’un peuple qui
a prouvé à tous qu’il savait dire NON à l’esclavage, se
rendant ainsi digne des autres peuples libres, digne de
la véritable Union française, digne de l’Humanité.
Merci de m’avoir, plus que jamais, accordé votre
confiance.
L’Oubangui-Chari a voté, vive l’Oubangui-Chari ! »288.
288
Boganda, in Terre Africaine op. cit.
364
CHAPITRE XI
LES CONSÉQUENCES DE L’ÉCRASANTE VICTOIRE
DE BOGANDA SUR LA POLITIQUE INTÉRIEURE
DE L’OUBANGUI-CHARI
365
des premiers jours céda rapidement le pas à une
atmosphère de méfiance, voire même d’hostilité si bien
que les moindres interventions étaient données pour
une campagne électorale, ce qui enflammait tous les
débats. Les sujets les plus anodins provoquaient des
accrochages et les invectives se succédaient sans
interruption. Ajoutée à tout cela, l’intransigeance accrue
et irréfléchie des positions, qui engendra des situations
paradoxales. En effet, malgré l’opposition de
l’administration qui s’efforçait d’expliquer les
répercussions sur les traitements des Évolués,
l’Assemblée, sur insistance de Monsieur Antoine Darlan,
releva à 90% l’impôt sur les revenus, de 60.000 à
100.000 francs289.
Descendu dans l’arène pour essayer de mettre bon
ordre, Monsieur Condomat, qui assurait la présidence de
la séance en remplacement de Monsieur Georges Darlan,
proféra des jugements maladroits et désordonnés qui
furent mis à profit par les membres européens pour se
retirer et donner leur démission.
La tension s’aggrava avec l’annonce à l’Assemblée, le 25
octobre 1951, de la nomination de Monsieur Grimald au
poste de Gouverneur de l’Oubangui-Chari. Cette
annonce donna lieu à de vives manifestations parmi les
membres du deuxième collège. Par contre les membres
du premier collège l’applaudissaient, car ils y voyaient
une compensation donnée aux colonialistes du RPF après
le départ du Gouverneur Colombani qui ne pouvait pas
être maintenu.
Rappelons que le Gouverneur Colombani fut subrepti-
cement rappelé à Paris, après cette écrasante victoire de
Boganda, histoire sans doute de lui faire oublier la
289
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Compte rendu du Gouverneur général
de la France d’outre-mer, Haut-commissaire de la République en
AEF, à Monsieur le ministre de la France d’outre-mer, direction des
affaires politiques.
366
déception. Son intérim était assuré par Sanmarco qui,
sur les instructions du Haut-commissaire à Brazzaville,
adopta une attitude beaucoup plus conciliante vis-à-vis
de Boganda. Il l’invitait notamment à reprendre la ligne
politique antérieure qui conduisit à la signature d’une
trêve avec ce dernier. Par conséquent, il lui était
demandé d’essayer de l’équilibrer de l’intérieur, c’est-à-
dire, de profiter au maximum de sa bonne disposition
d’esprit à collaborer avec les Européens.
Dans le milieu clérical, Monseigneur Cucherousset et le
clergé oubanguien furent réduits au silence. Aucune
trace de leur immixtion dans la vie politique, comme
auparavant, n’était décelée à ce début de la deuxième
législature de Boganda ; ce qui laissait supposer qu’ils
mèneraient vraisemblablement le combat en sourdine.
Mais selon le compte rendu ci-dessus référencé, les
missionnaires catholiques s’étaient finalement ralliés aux
idéaux du MESAN. Nous en parlerons un peu plus bas.
367
du désir du député d’affirmer la puissance de son
influence et d’afficher la pureté de ses sentiments. Les
tons étaient désormais mesurés dans ses corres-
pondances et circulaires. Il s’engagea publiquement à
marcher la main dans la main avec l’administration. Par
conséquent, la collecte des plaintes et doléances qu’il
avait encouragée s’était sensiblement ralentie. Signalons
que Boganda avait lancé l’idée d’une grève du deuil pour
protester contre les agissements de certains Européens
à la suite desquels il y avait eu décès des autochtones.
Cette grève devait s’étendre, non seulement aux
travailleurs, mais aussi aux Élus du second collège.
290
CAOM, op. cit.
Renommé Sarh le 29 juillet 1972
368
Fort-Lamy292. L’idée d’un Congrès fédéral qui devait se
tenir à Bangui, dans un proche avenir, n’était pas à
écarter. Ce ballet chercherait vraisemblablement à
substituer, en AEF, le MESAN au RDA. Parallèlement, le
leader du MESAN tentait un rapprochement avec les
centrales syndicales à qui des consignes en ces termes
avaient été données : « Les travailleurs doivent
constituer des syndicats, unis au MESAN et lutter par la
grève. Quand vous voulez obtenir quelque chose, le
syndicat s’adressera au patron. Si celui-ci refuse,
mettez-vous en grève. Vous verrez que les patrons ne
sont pas si forts que vous le croyez »293.
Ce discours constituait incontestablement un élément
nouveau, ce qui faisait redouter à l’administration
coloniale, l’appui d’Antoine Darlan. Celui des principaux
leaders syndicalistes, inscrits au MESAN, risquait de lui
être également d’un précieux avantage au moment des
élections. Les Camerounais installés à Bangui se
relayaient le mot d’ordre tandis que les milieux
musulmans utilisaient son influence ou se mettaient en
faveur auprès de lui.
Ajoutons que le lendemain de son atterrissage à Bangui,
il avait réuni une cinquantaine de commerçants haoussas
et sénégalais et leur fit part, de la conclusion prochaine
à Paris, d’une importante affaire commerciale visant à
alimenter directement, à bon compte, les boutiques
locales en produits manufacturés européens, sans
passer par le truchement des Portugais294. Pour cela, il
aurait demandé aux commerçants de s’intéresser à cette
opportunité et à verser une certaine somme au Mécène
qu’il avait pu identifier à Paris. Cela sentait l’odeur de la
Rebaptisée N'Djamena en 1973 : Nous nous sommes reposés,
en arabe.
293
op. cit.
294
Boganda menait une campagne d’excitation contre les Portugais
qu’il considérait comme les exploiteurs des Africains.
369
pré-campagne mais, qu’importe, en politique tout est
permis.
Comme nous le promettions ci-dessus, les missionnaires
catholiques qui l’avaient combattu sans succès lors des
dernières législatives, donnèrent à leurs adeptes l’auto-
risation de se présenter officiellement sous l’étiquette du
MESAN. En revanche, les dirigeants du MESAN s’enga-
geaient à observer une certaine tenue vis-à-vis d’eux.
Cette reprise en main du MESAN entraîna aussi le
phagocytage des autres formations politiques d’alors, à
savoir le Bloc Démocratique Oubanguien (BDO) de
Gandji Kobokassi, ainsi que celui de certaines figures
politiques influentes dont Louis-Martin Yetina et Georges
Darlan.
Enfin, la crainte du Gouverneur général concernant une
possible collusion entre Boganda et Antoine Darlan, finit
par se concrétiser car dans un rapport non signé et daté
du 29 décembre 1951, on pouvait lire :
« Le député Boganda s’est assuré l’alliance d’Antoine
Darlan ; c’est dans la maison de ce dernier qu’il a reçu
individuellement ou collectivement de nombreuses
visites ; c’est le camion d’Antoine Darlan qui lui a permis
de se déplacer dans Bangui. Boganda apparait ainsi
politiquement, le plus fort puisque Antoine Darlan se
place derrière lui sans doute, ce dernier pense-t-il
s’assurer ainsi des chances supplémentaires pour les
élections et profiter pour lui et ses amis du soutien du
MESAN »295.
295
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Note au sujet du MESAN et du député
Boganda.
370
3.2. Renouvellement du comité directeur et
élection d’un comité fédéral pour l’Ombella-
M’Poko
371
Chefs de section
372
IV- LES ÉLECTIONS TERRITORIALES DU 30 MARS
1952
296
op. cit.
373
l’institution à cet effet, il dénonça deux formes de
racisme. Le premier consistait, selon lui, en des propos
injurieux genre : sales Juifs ou sales Nègres ; le second
et le plus grave était un plan d’extermination des Juifs et
des Noirs par le travail forcé. Par conséquent, il lui fut
demandé d’œuvrer pour le développement des activités
du Mouvement dans son territoire.
Le 21 avril 1953, la Cour annula finalement l’Arrêt rendu
par Brazzaville et acquitta entièrement Boganda le 1er
décembre 1953.
Stimulé par ses nombreux succès et cet heureux
dénouement, Boganda publia à l’occasion des vœux pour
l’année 1954, une note pleine d’espoir qu’il intitula : Une
Étape Nouvelle, et dans lequel il dressa la liste des
victoires sociales et politiques remportées sur
l’administration coloniale. Aussi, y lisait-on déjà,
quelques paroles du futur Hymne national :
« 1.- Vous n’aviez pas droit à la vie
J’ai lutté pour vous conquérir CE DROIT
J’ai protesté chaque fois qu’un de nos frères a été tué.
C’est ainsi que le 10 janvier 1951, pour avoir protesté
contre l’assassinat du chef Nzilakema, j’ai été arrêté avec
ma femme et ma fille âgée de six mois et ½. J’ai été jugé
et condamné par le tribunal de M’Baïki. Reprenant le
jugement, la Cour d’appel de Brazzaville m’a condamné
à 45 jours de prison ferme. J’ai demandé qu’on
m’emprisonne si j’étais coupable, mais l’injustice était
trop violente et la France, “LA VRAIE FRANCE”, m’a
donné raison en cassant le jugement de Brazzaville. La
France affirmait ainsi qu’elle n’avait donné à personne
droit de vie et de mort sur ses enfants d’outre-mer. Elle
condamnait ainsi, elle-même, le colonialisme oppresseur
du peuple africain.
374
J’ai déposé à l’Assemblée nationale une proposition de
résolution et aujourd’hui vous n’êtes plus astreints au
Laissez-Passer administratif pour aller d’une tribu à
l’autre.
3.- Vous étiez soumis au fouet et à la chicotte.
J’ai lutté, je lutte et je lutterai avec la force du droit pour
le respect de la personne humaine et le respect de la loi.
4.- Vous étiez astreints au travail forcé. Aujourd’hui : le
travail est libre sur tout le territoire comme dans les
autres pays de l’Union Française, conformément à la loi
du 4.11.46.
5.- Les miliciens de l’administration circulaient dans vos
villages, mangeaient vos cabris et vos poules comme des
panthères affamées.
J’ai lutté, je lutte et je lutterai avec la loi pour le respect
de vos droits et que ces hommes panthères ne dévorent
plus vos biens au nom de l’administration, et que
l’administration elle-même, respecte l’homme et la loi.
6.- Aéfiens, vous n’aviez jusqu’ici sur vos terres qu’un
droit d’usage ; mais les murs de l’Assemblée territoriale
de Bangui ont retenti des protestations indignées de
votre député. Et aujourd’hui, il vous suffira, pour être
“propriétaires” des terres que vous ont léguées vos
ancêtres, de demander verbalement ou par écrit à
l’administration locale, la constatation et la recon-
naissance de votre droit coutumier, conformément au
décret du 10 janvier 1938 que l’administration
“aéfienne” avait oublié dans ses tiroirs et que j’ai dû
exhumer moi-même (Précis de Droit des Pays d’outre-
mer de Dalloz, Paris).
7.- Évolués de l’Oubangui, vous n’aviez pas le droit
d’entrer dans les Cafés, Restaurants ou autres lieux
publics dans les villes.
Aujourd’hui, grâce à l’action persévérante de votre
député, vous pouvez entrer dans tous les lieux publics,
375
à la condition d’être polis, corrects, dignes et
respectueux du droit du prochain. Car votre droit s’arrête
où commence celui du voisin.
À ces victoires d’ordre social, s’ajoutent nos victoires
d’ordre politique :
1.- La plus éclatante fut celle du 17 juin 1951 où le
colonialisme utilisa tous les moyens, y compris la chaire
de vérité (peut-on encore l’appeler ainsi ?) pour
maintenir l’Oubangui dans l’esclavage. Les hommes et
les femmes oubanguiens, bravant les armes, les excom-
munications irrévérencieuses et les improbités, ont
préféré la liberté à la servitude, l’Union Française au
Pacte colonial, la vérité à l’hypocrisie. 17 juin 1951297 :
date de la révolution oubanguienne révolution pacifique,
car nous sommes et resterons des non violents :
“Bienheureux les Pacifiques parce qu’ils possèderont la
terre”, la vérité n’a pas besoin d’armes.
2.- le 30 mars 1952, nous remportions une autre
victoire, nous obtenions, malgré la pression et la
corruption, 17 sièges à l’Assemblée territoriale sur 26
sièges répartis au second collège et 3 Grands Conseillers
de l’AEF sur 5 [...].
NOUS SOMMES SUR LE CHEMIN DE LA VICTOIRE FINALE
QUI EST L’ÉDIFICATION, SUR LES RUINES DU PACTE
COLONIAL, D’UNE UNION FRANÇAISE BASÉE SUR
L’ÉGALITÉ DES DROITS ET DES DEVOIRS.
Il ne s’agit donc plus de regarder en arrière.
Certains de nos compatriotes métropolitains d’origine
ont compris le bien-fondé de nos protestations. Ils ont
saisi l’importance de notre force morale basée sur la loi
humaine et les principes évangéliques. Ils ont admiré
notre courage et notre opiniâtreté. Ils se montrent prêts
à collaborer avec nous dans l’œuvre entreprise : la
libération du peuple oubanguien.
297
C’était la date de sa réélection à l’Assemblée de l’Union.
376
À CEUX-LÀ, JE DIS : MERCI
Il y a donc quelque chose de changé dans le pays. Il y a
une révolution, commencée le 17 juin 1951, qui se
poursuit pacifiquement. Mais toutes ces victoires ne vont
pas sans peine.
J’ai, en effet, consacré à cette lutte, mon argent, mon
temps, ma vie. Nous nous devons tous au pays. Que
chacun y mette du sien, c’est-à-dire, son argent, son
temps et sa vie. Car la liberté ne se donne pas, elle se
conquiert de haute lutte.
Ainsi donc, les droits de chacun établis et nos villages
pacifiés, il nous reste à développer l’Oubangui-Chari par
notre travail, seule condition de redressement d’un pays.
Fort de toutes ces victoires, votre député dont le cœur
ne vit et ne vibre que pour vous, formule à l’aube de
cette année 1954, le vœu suivant :
TRAVAIL DANS LA LIBERTÉ ET LE RESPECT RÉCIPROQUE
DU DROIT DE CHACUN, POUR LA PROSPÉRITÉ DE
L’OUBANGUI-CHARI
Et pour cela, frères Oubanguiens, retournez sur les
terres de vos pères, défrichez, piochez, bêchez, plantez.
C’est de là que vous viendront la liberté, le bonheur et la
prospérité. Votre député »298.
298
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, « UNE ÉTAPE NOUVELLE »
377
Soigneusement dissimulée par le milieu colonial de
Bangui, qui voulait peut-être le mettre devant le fait
accompli, Boganda finit par en être informé grâce aux
services de renseignements du MESAN. Par conséquent,
dans un Mémorandum déposé à l’Assemblée nationale,
le député de l’Oubangui-Chari s’opposa catégoriquement
à cette visite. En effet, loin de mettre en cause la
personne du visiteur, il craignait une exploitation
politique de ce déplacement. N’oublions pas que le
général de Gaulle était le Président Fondateur du RPF,
qui avait mis tout en œuvre pour lui faire échec aux
dernières législatives. Puisque celles de 1956
approchaient à pas feutrés, cette visite lui donnerait
l’occasion de faire diminuer l’influence et la popularité de
Boganda. Ayant donc compris l’enjeu, ce dernier mit
l’administration coloniale en garde contre un éventuel
risque d’explosion de la colonie, si cette visite venait à
être autorisée. Par conséquent, il déposa un
Mémorandum corrélatif sur le Bureau de l’Assemblée
nationale de l’Union française :
378
sénateurs, conseillers à Paris, conseillers généraux et
municipaux dans toute la République. La visite d’un
citoyen de la République française en l’un quelconque
des points du territoire national peut être une visite
privée ou une visite officielle.
S’il s’agit d’une visite privée, et c’est le cas pour
l’immense majorité des Français, il n’y a aucune
cérémonie officielle de quelque nature qu’elle soit
(parades militaires, présentation de corps constitués,
honneur militaire, levée des couleurs ) ; il ne peut y
avoir aucune visite organisée de bâtiments officiels,
admi-nistratifs ou publics ; une visite privée consiste à
être reçu par des amis, à l’intérieur du domicile desdits
amis, où doivent se dérouler, éventuellement, des
réunions privées.
S’il s’agit pour le général de Gaulle d’une visite officielle,
elle comporte des cérémonies, ne serait-ce qu’une
seule. Et, à ce moment, se pose la question : À QUEL
TITRE ? La participation de tout ou partie du
gouvernement à une réception, en régime
démocratique, est conditionnée par la qualité du visiteur
appartenant au pouvoir exécutif ou à l’armée, et revêtu
d’un commandement effectif, d’une charge hautement
honorifique.
Hormis ces cas et par reconnaissance de hauts services
rendus dans le passé, la Patrie étend parfois aux plus
valeureux de ses fils - même à ceux dont le temps de
service, quel qu’il soit - est achevé, les honneurs
officiels rendus, en principe, aux seuls représentants
actuels de l’exécutif et à tous ceux auxquels le
gouvernement confie une responsabilité élevée,
délégation de ses pouvoirs. Et encore faut-il, en
général, que cette réception soit, à l’avance et
tacitement acceptée par l’ensemble de la population du
lieu, aucune équivoque ne pouvant jouer.
379
Or, dans le cas dont il s’agit, le général de Gaulle n’étant
ni officier supérieur revêtu d’un commandement
effectif, ni ministre du gouvernement de la République
française, ni chargé par lui d’une mission de quelque
nature qu’elle soit, ni revêtu d’une parcelle du pouvoir
exécutif – à dessein je n’ai pas parlé du pouvoir législatif
et des honneurs qui pourraient, éventuellement, être
réservés à tel Glorieux Élu du peuple, et pour cause –
le général de Gaulle, dis-je, n’a donc aucun titre à être
reçu officiellement par le gouvernement de l’Oubangui-
Chari qui détient de la République seule la délégation
d’une partie de ses pouvoirs.
Je ne sache pas, d’ailleurs, que depuis plus de 7 ans que
le général de Gaulle a quitté la vie publique, il ait
participé officiellement à une cérémonie du
gouvernement de la République. Il entre donc dans la
catégorie des citoyens valeureux auxquels, par
reconnaissance, le gouvernement peut rendre
hommage par des cérémonies officielles – lequel cas, au
demeurant, reste assez rare dans l’histoire des
Républiques. À cela, aucune objection de principe, eu
égard aux titres de Premier Résistant de France qui ne
sont, je l’ai formellement déclaré, susceptibles d’aucune
discussion.
Mais le général de Gaulle, devenu “M. Ch. de Gaulle”,
est le président d’un important groupe politique, et il ne
paraît pas possible de dissocier, EN FAIT, l’ancien chef
des Forces françaises libres, l’ancien chef du
gouvernement provisoire de la République française, du
président actuel du RPF – et ceci, en Oubangui-Chari
moins encore qu’ailleurs.
La preuve la plus éclatante, d’ailleurs, est donnée par le
refus de nombreuses municipalités métropolitaines de
recevoir de Gaulle, se refusant, précisément, à risquer
que joue l’équivoque. Cela est si vrai que ce sont seules
les municipalités à majorité RPF qui ont reçu
380
officiellement de Gaulle, contre la volonté parfois du
Préfet.
Si nous partons donc de ce fait – et la Métropole ne doit-
elle pas être notre guide en matière politique - comme
pour le reste ? Il faudrait admettre que le territoire de
l’Oubangui-Chari étant une circonscription à majorité
RPF peut, pratiquement être considéré, comme on dit
en jargon politique, comme un “fief RPF.” Je pense qu’il
n’est point nécessaire de faire la preuve du contraire !
Trois élections successives, en 11 mois, ont affirmé en
Oubangui-Chari la majorité du MESAN et, pour les deux
premières, sans aucune ambigüité possible, sa victoire
sur le RPF. L’Oubangui-Chari est anti RPF. Qui est
responsable de cet état de choses, sinon le RPF lui-
même puisqu’il est et demeure, ici, le grand vaincu !
Il est juste de le dire : le RPF, ici, est le Parti de tous
ceux qui ne veulent pas d’une évolution trop rapide de
l’Africain, Parti auquel se sont immédiatement ralliés
tous les anciens tenants du Pacte colonial, de tous ceux
qui ont hurlé au scandale après le vote de la loi du 11
avril 1946, de tous ceux qui ont refusé la Constitution
du 13 octobre 1946, libératrice des peuples d’outre-mer
auxquels elle accorde tous les droits du citoyen, de tous
ceux qui, tel ce haut fonctionnaire de la rue Oudinot
disant, après avoir constaté qu’en Afrique noire partout
des Africains avaient été portés à la députation au
détriment des métropolitains : si tous nos chefs de
cercle avaient fait leur devoir, cela ne serait pas arrivé.
381
entraves, a lutté pour l’abolition définitive et effective
du travail forcé, pour la reconnaissance à tout un
chacun de ses droits d’être humain, ceci pour que vive
l’Oubangui-Chari dans la République française et l’Union
française.
La preuve encore une fois de ce que j’avance ?
Quels ont été mes adversaires jusqu’à la bataille
suprême – et décisive parce que le maximum fut
engagé contre un seul - du 17 juin 1951 ?
Le RPF en tant que Parti politique m’avait opposé un
candidat, dont je ne dirai rien puisqu’il n’était qu’un
soliveau ; il était tellement inconnu et insignifiant que
ses supporters en maintes régions faisaient la
campagne pour “le général de Gaulle” et que le nom
même du candidat restait ignoré ! Le RPF, mettant le
nom du général en avant, se croyait vainqueur
d’avance… de Gaulle contre Boganda ? Cela pouvait en
effet paraître la lutte du pot de fer contre le pot de terre.
Des tracts électoraux du RPF, sont, à cet égard, fort
éloquents…
Hélas ! En fait - et à qui en incombe, une fois de plus,
la responsabilité ? – c’est de Gaulle qui a été battu par
Boganda ! Je n’y puis rien changer !
Avec tout autre, ce serait ridicule… avec les autres
candidats, en effet, ce fut ridicule… mais quand on porte
un nom chargé de gloire, on n’accepte pas de courir le
risque de se faire honteusement battre par un quel-
conque citoyen.
Je dis bien HONTEUSEMENT parce que, quand on sait
toutes les puissances qui se sont unies contre moi,
quand on sait que l’armée, l’administration, les plus
hautes personnalités de l’économie de ce pays, les
Missions catholiques ont jeté tout le poids de leurs
influences, je mets à dessein le pluriel, car il y a
“l’influence” de quelqu’un, et les “influences” des
382
autres… pour faire élire le candidat RPF, quand on sait
toutes les fraudes électorales, les odieuses pressions
administratives et civiles (suivies, d’ailleurs, en certains
lieux, de représailles), la comédie jouée auprès des
Anciens combattants, à Bangui notamment où on leur
reprit, le lundi, les vêtements distribués à eux le
vendredi de la part du “général de Gaulle”, quand on
connait – imparfaitement d’ailleurs – la source des
capitaux engagés dans cette lutte, quand, donc, on sait
tout cela : je l’ai écrit, personne n’a démenti et tout
l’Oubangui le sait, et qu’on connait le résultat !... on
peut bien dire qu’en Oubangui, de Gaulle a été
honteusement battu par Boganda.
Si donc le gouvernement de Bangui recevait
officiellement le général de Gaulle – et quelles que
soient les justifications plus ou moins astucieuses
présentées par la rue Oudinot – la réaction populaire
serait que le gouvernement de la République reconnait
le RPF comme une sorte de “Parti d’État”, avec droit de
priorité “absolue sur tous les autres, y compris d’ailleurs
le MESAN. Aucun “chef de groupement politique n’a
jamais été officiellement reçu en “Oubangui comme tel ;
cela serait d’ailleurs contraire à la tradition de la
démocratie française pour laquelle tous les Partis ont
également droit de cité – hormis ceux qu’elle considère
comme “antinationaux” et là, encore, aucune exclusive
n’a jamais pu être effectivement prononcée, parce
qu’elle serait contraire aux principes constitutionnels de
la liberté d’association.
Alors, je pose la question, nettement, conscient de la
gravité de la question : Que pensera le peuple
oubanguien d’une réception officielle réservée par le
gouvernement et l’administration de l’Oubangui-Chari
à un “Parti d’État” en quelque sorte, lequel “Parti d’État”
a été battu par le MESAN ?
Veut-on rouvrir la lutte : administration contre
Boganda ?
383
Parce que l’administration française de l’Oubangui-Chari
en 1951 a commis l’erreur et la faute politique
impardonnable de se confondre volontairement avec un
Parti métropolitain, de se solidariser entièrement avec
lui, on avait fait de la campagne électorale de juin 1951
la “lutte entre France et Boganda”. Je ne l’ai pas encore
pardonné d’ailleurs. Mais c’est Boganda qui l’a emporté,
et de loin, et de haute lutte ! C’est donc la France qui
aurait été battue par moi dans la personne du RPF et de
son chef.
Quelle misère ! La France ? C’est tout de même mieux
et plus que cela… même que M. de Gaulle. Alors, l’erreur
faite en 1951, vous voulez la renouveler ?
C’est au prix d’efforts multiples et sincères, laborieux
parfois, que depuis près de deux ans la paix était
revenue dans ce pays. C’est grâce à mon calme en des
instances tragiques. C’est grâce à mon “silence
volontaire en face du déchaînement des passions
électorales – y compris les pires calomnies m’atteignant
jusque dans ma vie privée – c’est grâce à la fermeté en
même temps de mes revendications dont la base était
toujours l’application des lois libératrices de la
République, c’est grâce à tout cela que j’ai empêché
qu’aux yeux de la population oubanguienne ce soit la
France qui ait été battue par Boganda.
Ne l’a-t-on donc pas compris en “haut-lieu” ? N’a-t-on
donc pas compris la fatale méprise ?...
Seul au début, soutenu ensuite par quelques vrais amis,
j’ai lutté ; maintenant, et d’un peu partout, des
Européens se joignent aux Africains – qui, eux, ont
compris tout de suite pour reconnaître mes efforts, les
encourager même.
Alors … en quelques heures de “vanités” on veut saboter
cet effort ? On veut que recommence la lutte, plus dure
et plus implacable que jamais ?
384
Seul, bafoué, poursuivi, ridiculisé, marqué du sceau de
l’infamie, libéré provisoire (je le suis toujours
d’ailleurs), sans argent, sans véhicule, j’ai fait Front en
1951 contre le RPF.
J’ai triomphé magistralement parce que, j’avais pour
moi, la CONFIANCE d’une population qui avait trop
souffert pour ne pas être reconnaissante des efforts
qu’elle me voyait déployer, consciente de ce que je
risquais, consciente de ce que j’avais déjà risqué, moi
et ma famille…, et ce même RPF que l’Oubangui-Chari
a vomi le 17 juin 1951 que le gouvernement de
l’Oubangui-Chari se prépare, en fait, et quelles que
soient les explications offertes, à recevoir officiellement
en la personne même de son Président.
AH ! NON, Pas ÇA !
J’ai lutté contre la dictature RPF en 1951 ; j’ai vaincu.
On me donne l’obligation, aujourd’hui, de protester
contre une reconnaissance officielle de ce Parti écrasé
par le MESAN deux fois en un an ; je lutterai donc
encore et, avec moi, comme en 1951, toute la
population oubanguienne ! Mais tant pis cette fois-ci,
car je ne réponds pas de ce qui a pu être évité en 1951 !
Je ne réponds pas, cette fois-ci, des réactions d’une
population qui se sentira bafouée par une telle
provocation.
Les retournements de veste, les aménagements et les
ménagements politiques, les conciliations et les com-
promis, les “distinguos et les considérants, tout cela JE
LE REFUSE, parce que d’abord, c’est contraire à ma
conscience d’homme honnête, parce qu’ensuite le
peuple neuf et loyal que je représente est incapable
encore – et Dieu en soit loué - de l’admettre. Si c’est à
une nouvelle bataille que vous nous conviez, d’accord,
tout l’Oubangui répondra présent comme en 1951. Mais
si vous estimez que les efforts des uns et des autres
commencent à porter leurs fruits, si vous considérez
385
que le climat s’améliore, si vous pensez que la paix et
le calme règnent maintenant dans une population pour
laquelle, au demeurant, il reste encore presque TOUT à
faire dans tous les domaines humains, si vous jugez que
la politique de saine et franche collaboration adoptée en
fin 1951 – aucune autre, d’ailleurs, n’était possible et
pour cause – doit être continuée, courageusement,
loyalement, dans le but unique de l’amélioration du sort
de cette population, politique qui comporte
nécessairement, puisque courageuse, loyale et saine,
parfois des heurts et des explications serrées, mais
politique de « cartes sur table »…
Si donc vous voulez tout cela : PRENEZ VOS
RESPONSABILITÉS. Ne provoquez pas la population
oubanguienne en recevant officiellement le chef du Parti
qu’elle a écrasé, il y a moins de deux ans. Parce que,
comme je le proclamais en son nom en 1951 : « Je veux
rendre la terre oubanguienne habitable à tous les
Français », parce que je veux, pour l’Oubangui, que
continue la paix actuelle, en mon nom personnel, élu du
suffrage universel, premier député africain de
l’Oubangui-Chari, au nom du sénateur de l’Oubangui-
Chari, élu par 17 conseillers MESAN sur 26 conseillers
territoriaux, au nom du conseiller de l’Union française,
élu sur une liste MESAN, au nom de TROIS Grands
Conseillers oubanguiens de l’AEF, au nom de 17
conseillers territoriaux sur 26 de l’Oubangui-Chari, au
nom du MESAN et de tous ses militants, JE REFUSE,
NOUS REFUSONS la visite officielle du président du
R.P.F. dans BANGUI, notre capitale.
Monsieur le général de Gaulle, vous êtes, hélas, devenu
le président du RPF, de ceux qu’outre-mer les peuples
considèrent comme leurs oppresseurs et les derniers
“résistants”… mais résistants aux mesures libératrices
de la Constitution, résistants à la promotion des peuples
colonisés, résistants à la transformation de ces peuples
de seconde zone en citoyens libres, conscients et
386
heureux de notre belle Patrie, saboteurs de la
Conférence de Brazzaville, de la Constitution libératrice,
des lois sociales sur l’abolition du travail forcé, le Code
du travail en toute dernière date.
Monsieur le général de Gaulle, vous êtes devenu le
président du RPF, vous couvrez donc tout ce qui est fait,
outre-mer en particulier, par vos militants… restez
président de ces “résistants”, nouveau modèle si tel est
votre sentiment… et allez visiter vos militants chez eux,
là où ils sont vainqueurs… mais pas ici où le MESAN et
Boganda les ont magistralement assommés.
Monsieur le général de Gaulle, par respect à ce que vous
avez été il y a 10 ans, et en considération de ce que
vous êtes devenu en fait, hélas, pour le peuple
oubanguien qui m’a préféré à vous, JE VOUS EN PRIE :
ne venez pas à BANGUI, vous faire battre encore, mais
cette fois-ci, en personne !
Je pense que l’Histoire ne vous le pardonnerait pas, non
plus que la France dont vous avez été le Libérateur »299.
299
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Assemblée nationale, Barthélemy
Boganda, député de l’Oubangui-Chari, Mémorandum sur le projet
de visite à Bangui du général de Gaulle.
387
CONCLUSION
389
revendications à la tribune du Grand Conseil de l’AEF
dont il était désormais le président après les territoriales
de 1952. Employant la stratégie du rouleau
compresseur, il finit par faire céder la Métropole qui opta
pour la Loi-Cadre en 1956. L’accession à l’indépendance,
aussi bien des anciennes colonies de l’Afrique
Occidentale Française (AOF), que de celles de l’Afrique
Équatoriale Française (AEF), était donc à inscrire à
l’opiniâtreté de sa lutte.
À une exception près, Barthélemy Boganda pourrait être
considéré comme le Martin Luther King Junior de
l’Afrique, du moins pour ce qui concernait sa partie
francophone noire. En effet, le combat que Martin Luther
King Junior menait pour l’égalité raciale, la liberté, la
fierté, la défense des droits humains, la défense du droit
de vote, la déségrégation, etc., était le même que le
leader oubanguien avait mené un peu plus tôt300. Les
deux n’avaient que pour seules armes : la force d’âme,
le courage, la détermination et surtout la non-violence
même si la tentation était grande.
D'après son biographe Taylor Branch301, l'autopsie de
Martin Luther King Junior révéla qu’à seulement 39 ans,
son cœur ressemblait à celui d'un homme âgé de 60
ans ; conséquence physique de l'effet de 13 ans de
stress dans le mouvement des droits civiques. En 13 ans,
il aurait parcouru plus de 9,6 millions de kilomètres et
tenu plus de 2 500 meetings.
Contrairement à Martin Luther King Junior qui fit une
bonne partie des trajets à pied, Boganda, en utilisant les
moyens de transport en aurait fait autant, voire plus. Il
300
Martin Luther King était né en 1929 et mort le 14 avril 1968,
alors que Boganda était né le 4 avril 1910 et mort le 29 mars 1959.
Donc Martin Luther King était né quand Boganda faisait sa troisième
et sa seconde au petit séminaire de Brazzaville.
301
Taylor Branch est un auteur et historien américain connu pour sa
trilogie de livres relatant la vie de Martin Luther King.
390
parcouru tout l’Oubangui-Chari, de l’Est à l’Ouest et du
Nord au Sud. Les rapports administratifs le signalant
dans la Ouaka, la Basse-Kotto, le M’Bomou, l’Ouham,
l’Ouham-Pendé, la Nana Mambéré, la Haute-Sangha, la
Lobaye, la Nana-Gribingui, le Bamingui-Bangoran et la
Vakaga l’attestaient. D’ailleurs, l’épave de la voiture qui
l’avait lâchée dans cette dernière préfecture, se
trouverait encore à Am-Dafok à la frontière avec le
Soudan du nord, soit à plus de 1 500 kms de Bangui.
Harangueur de la foule, de ses collègues députés à
l’Assemblée nationale de l’Union française à Paris, au
Grand Conseil de l’AEF à Brazzaville, à l’Assemblée
territoriale de l’Oubangui-Chari (ATOC) à Bangui,
Boganda prononça de nombreux discours, fit de
nombreuses déclarations et rédigea de nombreuses
correspondances. Sans les nuancer comme Martin
Luther King Junior, certains de ces nombreux discours,
déclarations et correspondances laissaient apparaître
une éventuelle accointance avec le communisme. S’il
fallait les compiler, ils atteindraient des milliers de pages.
Malheureusement, la tâche s’avère difficile à réaliser
compte tenu de la disparité des sources. Il est par
exemple impossible de dénicher les textes de
nombreuses conférences qu’il animait à travers la France
et dans certains pays européens. Malgré l’effort de
rassemblement fait par les chercheurs centrafricains et
expatriés, certains textes demeurent toujours
introuvables.
391
ANNEXES
393
N°2 : Proposition de Résolution
Source : Auteur
394
combattants de l’Oubangui-Chari des
tenues estampillées de la Croix de
Lorraine, emblème du RPF, l’ingérence de
l’administration dans le processus
d’organisation des élections, le travail forcé
et l’expulsion des Oubanguiens des lieux
publics (Restaurants, Cafés, Cinémas,
etc.).
Source : Auteur
Année
1947 11 décembre : dénonciation de la situation
paradoxale des Oubanguiens producteurs
de coton mais mal habillés par manque de
tissus dans les Boutiques européennes ;
17 décembre : protestation sur la
confiscation, par le Gouverneur général, des
crédits à lui allouer par le FIDES pour
rembourser les frais de voyage de deux
experts venus en Oubangui-Chari pour
aider à la création des coopératives.
Source : Auteur
395
Aubame du Gabon sur les Communes de
l’AEF ;
02 juin : Rapport supplémentaire sur la
proposition de résolution invitant le
gouvernement à relever le prix d’achat du
coton aux producteurs du Tchad et de
l’Oubangui-Chari, déposée par les Députés
de l’AOF et de l’AEF ;
Source : Auteur
396
N° 7 : Statuts de la SOCOULOLE
397
− par la lutte contre les maladies en général et en
particulier contre la lèpre et les maladies
vénériennes.
398
b) – du Conseil de tribu sous la présidence du
fondateur.
Article 12.- Les démissions sont possibles à tout moment.
Elles sont effectives 3 mois après la réception de la
lettre recommandée de démission adressée au Prési-
dent du Conseil d’Administration de la société par le
délégué du clan ou de la tribu sociétaire, et commu-
niqué au fondateur.
Article 13.- Le règlement des sommes dues au clan ou à la
tribu sociétaire démissionnaire ou exclu sera effectué
avant le 30ème jour après cette date, et le rembour-
sement de l’action avant le 365ème jour après cette
date, sous réserve des obligations stipulées par l’alinéa
3 de l’article 52 de la loi du 24 juillet 1867.
Article 14.- Les exclusions ne peuvent être prononcées que
par l’Assemblée Générale sous la présidence du
fondateur, et le Délégué du clan ou de la tribu délin-
quant entendu pour estimer la gravité des fautes
techniques, professionnelles, disciplinaires ou morales,
préjudiciables à un titre quelconque à la société. Les
exclusions sont notifiées par lettres recommandées.
Elles entraînent les mêmes dispositions que pour les
démissions, excepté si elles sont susceptibles d’une
instance en dommages-intérêts consécutives aux
fautes incriminées, démissionnaire ou exclu ne peut en
revendiquer la propriété.
Article 15.- La liquidation des avoirs d’un clan ou tribu
sociétaire exclu doit être réalisé dans les 90 jours après
l’exclusion.
Article 16.- Le matériel et immeuble appartiennent à la
société. Aucun clan ou tribu démissionnaire ou exclu ne
peut en revendiqué la propriété.
Article 17.- Les clans et tribus sociétaires sont égaux en
devoirs et en droits par rapport à la bonne marche de
la société et à ses profits.
Article 18.- Chaque clan ou tribu sociétaire doit livrer ses
produits à la société, sauf le nécessaire pour la famille.
399
Article 19.- Chaque clan forme un syndicat agricole régi par
toutes les lois en vigueur sur le syndicalisme. Tous les
clans d’une tribu forment une société coopérative
régie par la loi précitée. Chaque clan doit apporter à la
société sa contribution annuelle en vue des œuvres
sociales des tribus : construction des villages, fondation
des écoles, des dispensaires, des hôpitaux, entretien de
l’organisme technique, construction et entretien des
routes vicinales, etc.
Article 20.- La société achète aux clans et tribus sociétaires
tous leurs produits qu’elle revend au profit de la ou des
tribus.
Article 21.- A la fin de l’année, après le prélèvement du fonds
destiné à l’amortissement et au renouvellement du
matériel, les excédents sont ainsi répartis :
4/10ème constitue le fonds de réserve ;
3/10ème sont consacrés aux œuvres de la ou des
tribus : écoles, dispensaires, cultes, etc.
3/10ème sont consacrés à l’amélioration de l’habitat,
de l’habillement, de la nourriture sous forme de
coopérative de consommation.
Article 22.- La société doit fournir aux clans et tribus
sociétaires toutes sortes de produits manufacturés au
prix de revient sauf un léger bénéfice pour le roulement
et pour… aux pertes possibles.
Article 23.- La société doit pourvoir également aux moyens de
location pour le transport des personnes et des
produits.
400
Article 25.- Le Conseil d’Administration est composé d’un
président, deux Vice-présidents, un trésorier, un secré-
taire, un administrateur-directeur et des conseillers.
Le Conseil d’Administration représente la société vis-à-
vis de toutes les administrations publiques ou privées
et de tous tiers, et accomplit toutes les opérations que
comporte cette représentation.
Il arrête le budget de la société.
Il donne pouvoir pour toucher les sommes dues à la
société et payer celles qu’elle doit.
Il donne pouvoir pour souscrire, endosser, accepter et
acquitter tous effets de commerce.
Il statue sur tous traités et marchés rentrant dans
l’objet de la Société.
Il décide de faire participer la société à toutes
soumissions administratives et autres, et de la charger
de toutes entreprises, même à forfait.
Il accepte tous legs et donations.
Il peut acquérir, échanger ou vendre tous immeubles,
contracter tous emprunts, constituer toutes les hypo-
thèques et garanties sur les biens de la Société.
Toutefois, l’émission d’obligations doit être autorisée
par l’Assemblée Générale.
Il autorise tous retraits, transferts et aliénations de
fonds, rentes et valeurs appartenant à la Société.
Il décide l’exercice de toutes les actions judiciaires, tant
en demandant qu’en défendant.
Il arrête les états de situation, les inventaires, le bilan
et les comptes qui doivent être soumis à l’Assemblée
Générale ; il statue sur toutes les propositions à lui faire
et arrête l’ordre du jour des réunions de cette
Assemblée.
401
Il gère d’une façon générale toutes les affaires et
pourvoit à tous les intérêts sociaux.
Le Conseil d’Administration provisoire, formé pour 5
ans, est ainsi composé :
Président : B. Boganda
1er Vice-président : Panambe, chef de tribu
Issongo
2ème Vice-président : Yamayen, Chef de tribu Ngbaka
Trésorier : Kallanda, Planteur à Mongoumba
Secrétaire : Backer, Planteur à M’Baïki
Conseillers : pour Yaka : Bopama, chef de village
Oubangui : Morouba, chef de clan
Zendi : Tambanza, chef de clan
Bokanga : Gondia, chef de clan
Bouchia :
Loko : Koba, chef de clan
Bangandou : Lamin, Chef de village
Mongoumba :
Article 26.- L’organisation technique est composée des
employés engagés par contrat. Il n’a qu’une voix
consultative, mais il a la responsabilité de la bonne
marche de la société ; il reçoit une rémunération pério-
dique fixée par contrat ; ses décisions sont proposées
à l’agrément du Conseil d’Administration délibérant à la
majorité des suffrages.
Article 27.- L’Assemblée Générale régulièrement consultée
représente l’universalité des clans et tribus sociétaires
en la personne de leurs délégués : les notables et chefs
de famille, ses décisions sont obligatoires pour tous,
même pour les absents, dissidents ou incapables.
Elle se compose de tous les clans et tribus sociétaires à
partir du jour de leur versement.
Les convocations sont faites par une lettre adressée à
chaque chef de clan et tribu sociétaire et publiée aux
familles par le chef du clan. L’avis de convocation relate
l’ordre du jour arrêté par le Conseil d’Administration.
402
L’Assemblée Générale est convoquée deux fois l’an : fin
avril au début des plantations et fin décembre après la
récolte.
Elle entend les directives données par le Conseil
d’Administration ; le bilan des comptes, ainsi que le
rapport des délégués sur la situation des clans
composant la société. Elle fixe le montant des bénéfices
à répartir entre les clans sociétaires au prorata des
opérations réalisées par chaque clan sociétaire.
Elle nomme les Conseillers et pourvoit au rempla-
cement des délégués défaillants ou démissionnaires.
Sur la proposition du Conseil d’Administration, elle
décide s’il y a lieu d’augmenter le capital social. Elle se
prononce souverainement sur tous les intérêts de la
société.
L’Assemblée Générale peut être convoquée en
Assemblée Extraordinaire, en dehors des deux
assemblées ordinaires soit par le Conseil d’Admi-
nistration chaque fois qu’il juge utile de prendre l’avis
des clans et tribus sociétaires, ou d’obtenir un
complément de pouvoirs, soit sur la demande
présentée au Conseil d’Administration, et pour des
motifs bien déterminés, par la moitié au moins des
clans sociétaires représentés par leurs délégués.
Le délai de convocation pour cette assemblée est réduit
à 10 jours.
L’Assemblée Générale appelée à délibérer en dehors de
l’Assemblée Ordinaire doit être composée d’un nombre
de délégués ès qualités, représentant par eux-mêmes
ou par procuration, le sixième au moins du nombre total
des membres inscrits à la société à la date de la
convocation.
L’Assemblée Générale appelée à délibérer sur les
modifications aux statuts doit être composée d’un
nombre de sociétaires représentant au moins la moitié
du nombre total des membres inscrits à la société à la
date de la convocation. Il en est de même pour
403
l’Assemblée réunie pour délibérer sur la prolongation de
la société ou sur sa dissolution avant le terme fixé.
L’Assemblée Générale appelée à délibérer aux termes
des articles 4, 24 et 25 de la loi du 24 juillet 1867 sur
la vérification des apports ne consistant pas en
numéraire, sur la nomination des premiers
Administrateurs, sur la sincérité des déclarations faites
par les fondateurs, doit être composée d’un nombre de
sociétaires représentant au moins la moitié de celui des
souscripteurs ou des titulaires de parts sociales.
Si l’Assemblée Générale ne réunit pas un nombre de
sociétaires en proportion suffisante pour prendre une
délibération valable, une nouvelle Assemblée est
convoquée au moins vingt jours à l’avance.
La seconde Assemblée délibère valablement, quel que
soit le nombre des sociétaires représentés.
Dans l’Assemblée Générale, appelée à délibérer sur les
modifications aux statuts, les résolutions, pour être
valables doivent réunir les deux tiers au moins des voix
des sociétaires représentés.
Dans toutes les autres Assemblées, les délibérations
sont prises à la majorité des suffrages exprimés.
En cas de partage de voix, celle du président est
prépondérante. L’Assemblée ne peut ni changer les
tribus de la société, ni porter atteinte aux dispositions
fondamentales exposées au chapitre IV.
Article 28.- Chaque tribu a un conseil composé des chefs des
clans ou sous clans et de un ou deux notables par clan,
suivant son importance, de deux secrétaires, des
principaux sorciers et du ministre de culte.
Le rôle du Conseil de tribu est :
− de délibérer sur les modalités du travail ;
− de contrôler les versements et les apports ;
− de répartir entre les clans les fruits de leur travail ;
− de transmettre au Conseil d’Administration les
renseignements sur la marche de la tribu ;
404
− de présenter à l’Assemblée Générale les besoins et
désidératas de la tribu ;
− de contrôler les services spécialisés de la tribu, tels
qu’écoles, dispensaires, centre de puériculture, etc.
Il peut suggérer au Conseil d’Administration des projets
tels que construction d’écoles, d’églises, de centre de
puériculture, de dispensaires, fondation de nouvelles
coopératives, etc.
Il règle les différends et envoie à l’Assemblée Générale
ceux qui dépassent sa compétence.
Article 29.- Nous maintenons le conseil du clan qui existe
depuis toujours dans la Lobaye et qui est composé du
chef de clan, des principaux notables et sorciers dont le
rôle n’est pas négligeable.
Le conseil du clan délibère sur les modalités du travail,
contrôle les services spécialisés, répartit entre les
villages les fruits de leur travail, contrôle les verse-
ments et les apports, transmet au Conseil de la tribu
les renseignements sur la marche du clan, exprime au
Conseil de la tribu les desiderata et besoins du clan ; il
règle les palabres importantes du clan, et envoie au
conseil de la tribu celles qui dépassent sa compétence.
Article 30.- Enfin, le conseil du village composé du chef des
notables des catéchistes, du sorcier et d’un surveillant
a pour rôle de délibérer sur les modalités du travail, de
contrôler les services spécialisés du village, de répartir
entre les familles les fruits de leur travail, de contrôler
les versements et les apports, de transmettre au
conseil du clan les renseignements concernant la
marche du village, de veiller à ce que les individus et
les familles soient bien nourris, habillés, logés, soignés.
Il veillera avec un soin tout particulier sur l’éducation
des enfants.
Le conseil du village est responsable de la population
du village ; il tranche les palabres de moindre
importance entre les familles ou les individus. Les
palabres importantes entre les villages sont référées au
conseil du clan.
405
CHAPITRE IV.- Dispositions diverses
Article 31.- Les fonctions exercées par les membres ès
qualités du Conseil d’Administration ne comportent pas
de traitement.
Article 32.- Les revenus nets de la société découlent du bilan
établi annuellement par le directeur, présenté au
Conseil d’Administration, qui dispose de huit jours pour
examiner et l’approuver.
Article 33.- Les revenus nets à la société- déduction faite des
amortissements de frais généraux divers, des fonds de
réserve prévus par la loi sont répartis au prorata des
opérations réalisées par chaque tribu ou clan sociétaire.
Article 34.- Les fonds revenant aux sociétaires et à
l’organisme technique sont répartis dans le mois qui
suit la date de la réunion de l’Assemblée Générale.
Article 35.- Conformément à l’article 32 de la loi du 24 juillet
1867, un ou plusieurs Commissaires, appelés Con-
trôleurs, pris en dehors du Conseil d’Administration,
seront désignés chaque année par l’Assemblée
Générale. Ils sont rééligibles. Ils peuvent être rétribués
par décision de l’Assemblée Générale.
Le ou les Contrôleurs ont, à toute époque, et toutes les
fois qu’ils le jugent convenable, dans l’intérêt social, le
droit de prendre communication des titres et
d’examiner les opérations de la société. Ils peuvent, en
cas d’urgence, faire convoquer l’Assemblée Générale en
Assemblée Extraordinaire par le Conseil
d’Administration.
En cas de conflit entre les Contrôleurs et le Conseil
d’Administration, le président du Conseil d’Adminis-
tration est appelé à donner sa décision.
Article 36.- La société est habilitée à contracter des emprunts
auprès des caisses publiques des établissements ou
personnes privés.
Article 37.- La dissolution de la société ne peut être prononcée
que dans le cas où le nombre des sociétaires est devenu
406
inférieur au minimum légal, ou si elle est décidée à la
majorité des suffrages.
Article 38.- La liquidation éventuelle sera confiée à un
liquidateur nommé par les sociétaires. Celui-ci aura les
pouvoirs les plus étendus pour procéder à la réalisation
de l’actif social, s’il en existe un, à la liquidation du
passif, et au remboursement des actions détenues par
les derniers sociétaires.
Article 39.- Les biens sociaux constitués par les fonds
commerciaux ou industriels, les terrains ou immeubles,
le matériel existant dans l’actif de la société après sa
liquidation ne pourront faire l’objet d’une répartition
entre les membres de la société dissoute, mais seront
attribués par ceux-ci à des fondations coopératives ou
à des œuvres sociales créées par eux par autrui.
Article 40.- Pendant la durée de la société et jusqu’à l’issue
de sa liquidation, les biens sociaux seront toujours la
propriété de l’être moral et ne pourront jamais être
considérés comme la propriété indivise des sociétaires
pris individuellement.
En aucun cas, il ne pourra être requis, soit au domicile
de l’organisation technique, soit au siège de la société
ni apposition de scellés, ni inventaire judiciaire de
biens, et valeurs sociaux, ni aucun acte quelconque qui
aurait pour effet d’entraver la marche régulière de la
société ou de sa liquidation.
Les associés doivent, pour l’exercice de leurs droits,
s’en rapporter aux inventaires et à la comptabilité
sociale.
Article 41.- Toutes les contestations qui pourraient s’élever
pendant la durée de la société ou au cours de la
liquidation, soit entre les sociétaires, l’organisme
technique et la société relativement aux affaires
sociales, seront réglées par voie d’arbitrage, chacune
des parties notamment un arbitre.
En cas de désaccord entre les arbitrages, un troisième
arbitre sera nommé par eux ou sur leur requête. Ce
407
tiers arbitre aura tous pouvoirs pour juger le différend.
Sa décision est sans appel.
- :- :- :- :- :- :- :- :- :- :- :- :- :- :- : -
- :- :- :- :- :- :- :- :- :- :-
408
SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE
1. Source orale
NDAMBALÉ Lucien, Artiste-Conteur à la Radio nationale
2. Source d’archives
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Le Gouverneur général par
intérim de l’Afrique Équatoriale Française (AEF) au
ministre de la France d’outre-mer, 24 juin 1947.
409
CAOM, 1 AFF-POL., 2254, Rapport journalier du 5
septembre 1950. Bangui communique : A/S député
Boganda.
CAOM, 1 AFF-POL., 2253 : Rapport du Gouverneur de la
France d’outre-mer, chef du territoire de l’Oubangui-
Chari sur les agissements du député Boganda et élément
de mémorandum présenté par ce Parlementaire à
l’Assemblée nationale le 23 janvier 1951.
CAOM, 1 AFF-POL., 2254, Rapport du Haut-commissaire
de la République, Gouverneur général de l’Afrique
Équatoriale Française (AEF), à Monsieur le ministre de la
France d’outre-mer, Direction des affaires politiques,
2ème Bureau, 1951.
CAOM, 1 AFF-POL., 2254, Correspondance Procureur
général, chef de service juridique à Brazzaville, à
Monsieur le ministre de la France d’outre-mer S/C de
Monsieur le Haut-commissaire, Gouverneur général de
l’Afrique Équatoriale Française.
CAOM, 1 AFF-POL., 2254, Ministère de la France d’outre-
mer. Direction des affaires politiques, 2ème Bureau.
Documents soumis à la signature du ministre :
Renseignements sur certaines affaires criminelles
CAOM, 1 AFF-POL., 2254, Affaire Cuny.
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Le Gouverneur par intérim de
l’Afrique-Équatoriale française à Monsieur le ministre de
la France d’outre-mer.
CAOM, 1 AFF-POL., 2254, Enquête contre
l’administrateur, chef du district de Berberati (Oubangui-
Chari), Auzuret.
CAOM, 1 AFF-POL., 2254, l’Administrateur-adjoint
Dongier, Inspecteur des affaires administratives à
Monsieur le Gouverneur, chef du territoire de l’Oubangui-
Chari – Bangui.
410
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Renseignement sur certaines
affaires criminelles.
C.A.O.M.-A.E.F., Guernut 48, 1937, Fonds commun des
Sociétés Indigènes de Prévoyance (FCSIP).
CAOM, 1 AFF-POL., 2253 : Direction des affaires
politiques, Note confidentielle sur M. Boganda.
CAOM, 1 AFF-POL., 2253 : Assemblée nationale,
Commission des Territoires d’outre-mer : Questions de
Monsieur Boganda.
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Correspondance Antoine
Darlan, Conseiller de l’Union française à Monsieur le
Gouverneur, chef du territoire de l’Oubangui-Chari –
Bangui.
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Correspondance ministre de la
France d’outre-mer à Monsieur le Gouverneur chef de
territoire de l’Oubangui-Chari.
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, le commissaire de Police à
Monsieur le Gouverneur, chef de territoire (Cabinet).
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Correspondance Gouverneur
général de l’Oubangui-Chari à Monsieur le Haut-
commissaire de la République, Gouverneur général de
l’AEF-Brazzaville.
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Correspondance Haut-
commissaire de la République, Gouverneur général de
l’AEF, à Monsieur le ministre de la France d’outre-mer-
Direction des affaires politiques, 27, rue Oudinot. Paris
(VII).
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Correspondance du
Gouverneur P.I. chef du territoire de l’Oubangui-Chari à
Monsieur le Haut-commissaire de la République,
Gouverneur général de l’AEF
411
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Message N° 2054/PG du
Procureur général par intérim- Brazzaville- à Procureur
de la République Bangui.
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Allocution prononcée par le
Gouverneur p.i. Mauberna le 16 août 1948 à la séance
d’ouverture du Conseil représentatif de l’Oubangui-Chari
réuni en session budgétaire.
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Terre Africaine n°3, mai-juin
1951 : Circulaire aux électeurs du collège des citoyens
de statut personnel pour les élections du 17 juin 1951.
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Terre Africaine n°3, mai-juin
1951 : Mouvement de l’Évolution Sociale de l’Afrique
Noire, Boganda Barthelemy, candidat indépendant pour
l’évolution, Profession de foi.
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Terre Africaine n°3, mai-juin
1951 : Collège des citoyens de statut personnel,
candidature de Bella Marcel, candidat du RPF et du
général de Gaulle, Infirmier à l’Hôpital de Bangui,
secrétaire général des Anciens combattants.
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Terre Africaine n°3, mai-juin
1951 : B. Boganda, député de l’Oubangui-Chari à
Monsieur le Haut-commissaire de l’AEF à Brazzaville, 4
juin 1951.
CAOM, 1 AFF-POL., 2254, Rapport affaire Bagaza et
Djelakema (Pièce N°5).
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Le chef du district de M’Baïki,
à Monsieur le Gouverneur, chef du territoire de
l’Oubangui-Chari s/couvert de Monsieur le chef de région
de la Lobaye.
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Le Procureur de la République
près le Tribunal de Première Instance de Bangui, à
Monsieur le Procureur général, près la Cour d’appel, chef
du service judiciaire de l’AEF, Brazzaville.
412
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, Le Procureur général, chef du
service judiciaire de l’AEF, à M. le Haut-commissaire de
la République, Gouverneur général de l’AEF.
CAOM, 1 AFF-POL., 2254, Direction des affaires
politiques. Note confidentielle sur M. Boganda.
CAOM, 1 AFF-POL., 2253, « UNE ETAPE NOUVELLE »
CAOM, 1 AFF-POL., 2253 : Assemblée nationale,
Barthélémy Boganda, député de l’Oubangui-Chari,
Mémorandum sur le projet de visite à Bangui du général
de Gaulle.
Assemblée nationale, Commission des TOM, Annexe N°
5175, le 5 juillet 1948
3. Journaux
Journal Officiel de l’A.E.F., 1er novembre 1948, p. 1485.
Journal Officiel de l’AEF, 15 avril 1950
CLIMATS
La Tortue Déchaînée, Hebdomadaire Satirique d’Opinion,
N° 008/95/MCPT du 12 avril 1995.
LES ALLOBROGES
L’HUMNITÉ
L’ÉTINCELLE DE L’A.E.F.
Le Monde du 1er novembre 1952.
LETTRE d’INFORMATION de l’A.E.F., N° 69, 24 octobre
1957
Observateur, 4ème Année, 12 novembre 1953, N° 183
4. Bulletins
Pour Sauver un Peuple n°1. In CAOM, 1 AFF-POL. 2253
413
Pour sauver un peuple n° 1, 2ème série. In CAOM, 1 AFF-
POL, 2253
Pour Sauver un Peuple n°2, 1ère série, septembre 1948.
In ANOM, 1 AFF-POL. 2253
Pour Sauver un Peuple n°3. In J.D. Penel, pp: 195-198.
Pour Sauver un Peuple n°4. In CAOM, 1 AFF-POL. 2253
Pour Sauver un Peuple n°s 5 et 6. In CAOM, 1 AFF-POL.
2253
Pour Sauver un Peuple n° 7. In CAOM, 1 AFF-POL. 2253
Pour Sauver un Peuple n° 8. In CAOM, 1 AFF-POL. 2253
Pour Sauver un Peuple n°s 9 et 10. In J.D. Penel, pp:
251-258
Terre Africaine 1ère année n° 1, mars 1951
Terre Africaine n°2, avril 1951
Vie intellectuelle, Revue mensuelle des Dominicains
5. Ouvrages
Bissengué, V., Indo, P., BARTHÉLEMY BOGANDA,
Héritage et Vision, Préface de Monseigneur Joachin
N’Dayen, L’Harmattan, 2018, 194 P.
Boute Mbamba, C, Centrafrique : Qui a tué Boganda… ?
Barthélemy Boganda, Président fondateur de la
République Centrafricaine, 12 janvier 2004.
Borne, D, Falaize, B., Religion et colonisation, XVIè-XXè
siècles : Afrique, Amérique, Asie
Bruel, G, L'Afrique-Équatoriale Française : le pays, les
habitants, la colonisation, les pouvoirs publics, Paris,
1918, VII- 558 p.
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Chopelin, P, Le débat sur le mariage des Prêtres dans le
diocèse de Rhône-et-Loire au début de la révolution
(1789-1792).
Comby, J, Diffusion et acculturation du christianisme
(XIXè-XXè siècles), 2005.
Dicos Encarta en ligne
Gide, A, Voyage au Congo. Carnet de Route suivi de Le
Retour du Tchad, 1929
Gouga III, J.C., Barthélemy Boganda. Sa pensée et son
combat politique. Presse de l’UCAC, Yaoundé, 2013, 192
P.
Goumba, A, Ma vérité sur “l’Affaire Boganda’’ et les
mensonges grotesques des détracteurs de l’histoire
centrafricaine, Brochure ronéo, avril 2009.
Homet, M, Congo, Terre de Souffrance, Éditions
Montaigne, Paris, 1934.
Instruction « Quo Efficacius » de Benoît XV du 6 janvier
1920.
Kalck, P. Histoire centrafricaine des origines à 1966,
1992
Kalck, P, Barthélemy Boganda « Élu de Dieu et des
Centrafricains », 1995, 218 P.
Kinata, Côme, « Barthélemy Boganda et l’Église catho-
lique en Oubangui-Chari », Cahiers d’études africaines.
Pénel J.-D, Barthélemy Boganda, écrits et discours.
1946-1951 : La lutte décisive, Paris, L’Harmattan,
1995.
Siango, B.B., Barthélemy Boganda, premier Prêtre
oubanguien fondateur de la République centrafricaine.
Simiti, B., De l’Oubangui-Chari à la République centra-
fricaine indépendante, L’Harmattan, 2013, 60 P.
415
6. Webographie
http://fr.netlog.com, Biographie de Barthélemy
Boganda.
https://lepln.wordpress.com, Le saviez-vous ? Le célibat
des Prêtres n’existe que depuis 1123.
https://fr.wikipedia.org : célibat sacerdotal dans l'Église
catholique.
http://fr.netlog.com
https://www.sangonet.com, L'actualité de Barthélémy
Boganda
416
TABLE DES MATIÈRES
Préface……………………………………………………………………….. 11
INTRODUCTION GÉNÉRALE………………..……..…………….. 17
417
3.2. Porte-Parole du M.R.P. à la Tribune de
l’Assemblée de l’Union…………………........................... 67
418
3.3. Questions orales de Boganda au Ministre de la
France d’outre-mer : 11 février 133
1948………………………..
3.4. Rapport controversé de Boganda sur le
relèvement du prix du coton : 29 décembre 1947-17
août 1948……………………………………........................... 134
3.5. Exonération de la femme de l’impôt de capitation
et condamnation de la culture du coton……………………. 140
3.5.1. L’institution de l’impôt de capitation et ses
conséquences en AEF et en Oubangui-Chari……………… 140
3.5.2. Rejet de la proposition de loi tendant à
exonérer la femme au foyer de l’impôt de capitation 147
419
X- Réaction de l’Administration coloniale suite à la
parution du Bulletin de Boganda………………………………… 238
420
2.2. Condamnation de Boganda ………………………………. 308
2.3. Boganda s’obstine………………………………………………. 309
421
CHAPITRE XI - LES CONSÉQUENCES DE
L’ÉCRASANTE VICTOIRE DE BOGANDA SUR LA
POLITIQUE INTÉRIEURE DE L’OUBANGUI-
CHARI………………………………………………………………………… 365
I- L’Assemblée, l’administration et le clergé
oubanguiens désarticulés…………………………………………. 365
II- Détente suite au retour de Boganda à Bangui… 367
III- Remise du MESAN en ordre de bataille en vue des
territoriales de 1952………..………………………………………… 368
3.1. Reprise du MESAN en mains…….……………………….. 367
3.2. Renouvellement du Comité directeur et élection
d’un Comité fédéral pour l’Ombella-M’Poko……………… 370
IV- Les élections territoriales du 30 mars 1952……….. 373
V- Boganda fait avorter un projet de visite de de
Gaulle à Bangui en mars 1953……………………………………. 377
CONCLUSION……………………………………………………………… 389
ANNEXES……………………………………………………………………. 393
422
Structures éditoriales
du groupe L’Harmattan
Nos librairies
en France
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BARTHÉLEMY BOGANDA
Bernard SIMITI
Bernard SIMITI
Premier défenseur des droits humains en Oubangui-Chari
Volume1 - 1946-1953
BARTHÉLEMY BOGANDA
dans la Ouaka, la Basse-Kotto, le M’Bomou, la Vakaga, l’Ouham,
l’Ouham-Pendé, la Nana Mambéré, la Nana-Gribingui, la
Haute-Sangha et la Lobaye l’attestaient. D’ailleurs, l’épave de
la voiture qui l’avait lâché dans la Vakaga, se trouverait encore à
Volume1 - 1946-1953
Am-Dafok à la frontière avec le Soudan du Nord, soit à plus de
1 500 km de Bangui.
ISBN : 978-2-343-21321-7
39 €