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I.

L'impossible dialogue entre les deux personnages


1.Un faux dialogue

Le dialogue entre le garde et Antigone semble impossible.


- Antigone est à l'initiative du dialogue. On remarque en effet de nombreuses phrases interrogatives
qui appellent donc une réponse. Pourtant, à plusieurs reprises le garde répond par des tournures
négatives « je ne sais pas », « je ne peux pas vous dire » ou par une absence de réponse comme
l'indiquent certaines didascalies (ex : « silence ») qui stoppent ainsi la conversation.
- De plus, à chaque fois le garde répond à ce que dit Antigone en ramenant à lui la conversation.
Prédominance ainsi de la première personne du singulier sous différentes formes « je », « m' »,
« moi ». On remarque d'ailleurs que le « moi » est mis en valeur par sa place soit en début de phrase,
soit isolé en incise : « Moi, je n'ai jamais été blessé (…) », « Je risquerais gros, moi, à ce petit jeu-là »,
« Si on me fouille, moi, c'est le conseil de guerre ».
- Par ailleurs, on peut remarquer que le dialogue peine à progresser puisqu'il fonctionne sur un
système de répétitions entre les deux personnages (exemple : « Deux bêtes… - Quoi, deux
bêtes ? », « C'est de l'or ? – Oui, c'est de l'or », « C'est une drôle de lettre. – Oui, c'est une drôle de
lettre »).

Transition : Cette indifférence perceptible dans la manière de répondre du garde contribue à en faire
un personnage odieux.

2. Un garde odieux

Plusieurs éléments contribuent à rendre le garde particulièrement odieux à l'égard d'Antigone.


- Face à une jeune femme qui s'apprête à mourir, il insiste ainsi particulièrement sur les détails
sordides de la mort. On remarque en effet un champ lexical correspondant : « souiller la ville »,
« votre sang », « vous murer dans un trou », etc.
- De plus, c'est un personnage qui va aider Antigone non par bienveillance, mais par cupidité. En
effet, lorsque celle-ci lui demande de rédiger une lettre, il refuse dans un premier temps, arguments à
l'appui. Pourtant, quand Antigone refait la même proposition en échange d'une bague en or, le garde
réussit à s'arranger avec ses principes ; il y a un contraste entre l'affirmation vive par l'exclamative
« Ah ! ça non ! Pas d'histoires ! » et la concession « ce que je peux, si vous voulez ».
- Enfin, Antigone se confie au garde. On assiste à un moment crucial où pour la première fois
Antigone se remet en question et avoue sa peur et ses remords. On attendrait du garde qu'il
compatisse, ce n'est pourtant pas le cas. Exemple : « Toute seule… » dont les points de suspension
marque le désarroi d'Antigone est suivi par « Aux cavernes de Hadès, aux portes de la ville. En plein
soleil. » c'est-à-dire des détails logistiques au lieu de paroles de réconfort.

Transition : Face à une héroïne au sommet de la tragédie qu'elle vit, le garde est odieux. La rencontre
des deux fait ici ressortir tout le grotesque de cette scène.

3. Le grotesque de la scène

Petit rappel : « grotesque » à la Renaissance désigne un style d'ornement. Aujourd'hui ce terme


qualifie ce qui semble ridicule, bizarre, risible, mêlé parfois d'un certain effroi.
- La scène est grotesque dans le rapport qui existe entre les deux personnages. En effet, on a une
héroïne prête à mourir, et un garde qui semble totalement indifférent à cela.
- Mais cela s'accentue lorsque le garde écrit la lettre. En effet, il y a une opposition entre le contenu
à la fois fort et intime de la lettre et la posture du garde rédigeant cette lettre. Certains éléments
permettent de l'associer à un enfant à l'école, notamment par le biais des didascalies « il suce sa
mine », « vexé, fait mine de rendre la bague », « répète de sa grosse voix en écrivant », « qui peine
sous la dictée » et par le jeu de mise en scène qui consiste à faire répéter le garde avec un temps de
retard par rapport à Antigone (« Eh dites, vous allez trop vite ! ») et qui place dans la bouche de ce
garde bourru la confession terrible d'Antigone « Mon chéri, j'ai voulu mourir et tu ne vas plus
m'aimer… », « Créon avait raison, c'est terrible… », etc.
- Par ailleurs, on peut noter les réactions à la fois étonnantes et décalées du garde « On ne sait jamais
pourquoi on meurt », « c'est une drôle de lettre ». L'adjectif « drôle » est utilisé à deux reprises, pour
qualifier la corvée et la lettre et que normalement il signifie « qui est comique, amusant »…
- Tout cela désacralise cette lettre.

Transition : La mise en scène suggère un décalage important entre Antigone et le garde, celui-ci
n'étant pas à l'écoute de sa prisonnière. Cela renforce d'autant plus les derniers instants d'Antigone.

II. Les derniers instants d'Antigone


1. L'expression du doute et des regrets

- Ce passage semble être à la fois une sorte de bilan et une prise de conscience pour Antigone. Elle
contredit ainsi ce qu'elle a dit jusque-là « Créon avait raison ». Répétition du « c'est terrible »
accentuée par la répétition du garde.
- Le verbe « savoir » associé à la négation « ne… plus » marque la perte des certitudes
d'Antigone « Je ne sais plus ». Le « plus » marque le fait qu'un jour elle a eu l'impression de savoir
mais que c'est désormais une chose révolue. A l'inverse « Je le comprends seulement maintenant »
souligne une nouvelle façon de penser en opposition à ses certitudes passées.
- Importance du « pardon » avant de mourir. Antigone demande à travers la lettre à être pardonnée
pour ses erreurs. Ce mot est mis en valeur puisqu'elle demande de tout rayer pour ne garder que lui
« Mets seulement : « Pardon » ».
- On note aussi la projection dans un monde sans elle avec l'utilisation du conditionnel « Sans la petite
Antigone, vous auriez tous été bien tranquilles » qui met en relief la conséquence de ses actes sur les
autres. Evocation également de ce qui ne sera jamais « Oh ! Hémon, notre petit garçon. ».

Transition : La scène ressemble ainsi à une sorte de bilan d'Antigone sur sa vie, bilan marqué par la
solitude de l'héroïne au moment où elle se rend compte de tout cela.

2. La solitude

- Antigone est dans ce passage un personnage profondément seule. Cette solitude est
paradoxalement accentuée par la présence du garde. En effet, le fait qu'il y ait une autre présence que
celle de l'héroïne devrait être un réconfort. Pourtant, à cause de tout ce qu'on a dit précédemment de ce
garde, cela ne fait que renforcer la solitude d'Antigone.
- Par ailleurs, insistance sur cette solitude par l'anaphore de l'expression « toute seule ».
La comparaison avec les deux bêtes souligne davantage encore cette solitude. En effet, « l'une contre
l'autre » s'oppose dans la même réplique à « Je suis toute seule ». D'autant plus qu'à ce moment-là,
Antigone évoque son besoin d'une personne à ses côtés et que le garde répond par le besoin de
« quelque chose ».
- Importance de la didascalie « Elle est toute petite au milieu de la grande pièce nue/ Elle s'entoure de
ses bras ». Opposition entre les adjectifs « grande » et « petite » qui isole un peu plus Antigone et
l'utilisation pronominale du verbe « entourer » avec le possessif « ses » : normalement on prend dans
ses bras une autre personne que soi ; ici Antigone, dans sa solitude, devient elle-même son propre
réconfort.
- Enfin dans la remarque finale, il y a une opposition entre « sans la petite Antigone » et le pronom
« tous » qui montre qu'elle est exclue de cette famille.

Transition : Cette solitude accentue le tragique d'Antigone et sa mort imminente.


3. Le tragique et la mort

- Mort omniprésente ; on peut citer le champ lexical et caractère tragique de cela avec la répétition de
l'adjectif « tragique ».
- Envolée lyrique avec l'anaphore du « ô » et les synonymes : « Ô tombeau ! Ô lit nuptial ! ô ma
demeure souterraine ! » Importance ici de la métaphore « lit nuptial » qui souligne que Antigone
épouse la mort.
- Antigone apparaît non pas comme un personnage qui va mourir dans un futur proche, mais
comme une personne déjà emportée par la mort. Ainsi sa voix n'est plus qu'un « murmure », la
chaleur des « deux bêtes » s'oppose au froid qui la qualifie (« On dirait qu'elle a un peu froid », « Elle
a un petit frisson »), elle a « les yeux fermés » et enfin elle utilise le verbe mourir au présent « Je
meurs » ce qui lui donne une valeur d'énonciation (l'action a lieu au moment où on la dit).
- Tonalité également pathétique car le décalage entre les deux personnages est propice à déclencher la
pitié du spectateur et renforce le caractère tragique d'Antigone.

Conclusion
Cette scène de la tragédie Antigone, de Jean Anouilh est particulièrement marquée par l'absence
véritable de dialogue alors même que nous sommes dans une pièce de théâtre, lieu de la parole.
L'attitude du garde face à Antigone est insoutenable mais accentue aussi le caractère tragique de
l'héroïne en l'isolant une fois de plus. Antigone est un personnage solitaire par excellence. Même
entourée, elle a toujours été seule. Seule face à sa famille, seule face à la loi, seule face à
l'incompréhension, et ici seule face à la peur et à la mort.

Cette scène n'existe pas dans la version de Sophocle, elle a été ajoutée par Anouilh. Cela annonce le
théâtre de l'Absurde d'après-guerre. Pourquoi mourir quand on ne croit pas aux justifications que l'on
se donne ?

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