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I – Le prologue : une scène d’exposition

A – Présentation physique des personnages


Le Prologue présente un à un tous les personnages de la pièce, qui « sont en
scène » au lever du rideau, comme l’indique la première didascalie.
Pour chacun d’entre eux, il donne des traits physiques et moraux tout en les
désignant (« c’est la petite maigre », « là-bas »).
Ainsi, Antigone, personnage principal, est décrite de manière
assez péjorative comme une « maigre jeune fille noiraude et renfermée », assise
« dans un coin », moins attirante que sa sœur Ismène, « blonde », « belle »,
« heureuse », « éblouissante dans sa nouvelle robe » et « bien plus belle
qu’Antigone ».
Hémon, fiancé d’Antigone, est un « jeune homme » qui a le « goût de la danse
et des jeux », tandis que le roi Créon est présenté comme un « homme
robuste, aux cheveux blancs », avec « des rides » et sa femme comme une
« vieille dame » en train de tricoter.
Le Prologue termine sur les personnages secondaires, qui n’ont pas de nom :
le Messager, un « garçon pâle », et les gardes, « trois hommes rougeauds » qui
« sentent l’ail, le cuir et le vin rouge ».
B – Portraits moraux des personnages
La force de caractère d’Antigone contraste clairement avec son portrait
physique : elle va « se dresser seule en face du monde, seule en face de Créon,
son oncle, qui est le roi ».
La répétition du syntagme « seule en face de » insiste sur son incroyable
courage.
Par ses attitudes, Ismène semble être une jeune femme frivole, « ri[ant] aux
éclats » et entourée de prétendants (« au milieu des autres garçons »).
Alors qu’Hémon, par « son goût du bonheur et de la réussite, sa sensualité »
semblait destiné à Ismène, il choisit finalement de demander sa main à
Antigone, à la grande surprise du reste de la famille : « personne n’a jamais
compris pourquoi ».
Le roi est un personnage pris entre ses envies (« il aimait la musique, les belles
reliures, les longues flâneries chez les antiquaires ») et son devoir : « conduire les
hommes ».
Il est présenté comme « fatigué » (l’adjectif revient deux fois)
mais honnête et travailleur : « il a retroussé ses manches », « comme un
ouvrier ». Il est également très seul : ni son page ni sa femme ne pourront lui
être « d’aucun secours ».
Sa femme, Eurydice, est déterminée par son rôle de femme au foyer : elle
tricote, elle est « bonne, digne, aimante ». Elle ne pourra qu’obéir à son devoir
de mère dévastée par la mort de son fils Hémon et ne se lèvera que pour
mourir.
Le Messager, rêveur et « solitaire », « n’a pas envie de se mêler aux autres »
car, comme le Prologue et le spectateur, il sait ce qui va se passer et ne veut
pas se conduire de manière hypocrite.
Les gardes enfin sont des hommes frustes, qui ne se posent pas de question.
Même si « ce ne sont pas de mauvais bougres », ils n’ont pas de sens moral et
se contentent d’obéir à leur supérieur, quel qu’il soit : « ce sont les auxiliaires
toujours innocents et toujours satisfaits d’eux-mêmes de la justice ».
C – Mise en place de l’intrigue
Le prologue mêle événements passés et événements à venir, dévoilant des
moments clés de l’intrigue.
Anouilh sait que les spectateurs connaissent le mythe d’Antigone ; ce n’est
pas sur le dénouement mais sur la forme que prendra la révolte
d’Antigone que porte cette réécriture.
Le Prologue raconte ainsi les fiançailles d’Antigone et d’Hémon (« il a été
trouver Antigone […] et il lui a demandé d’être sa femme »), l’arrivée au pouvoir
de Créon (« Il a laissé ses livres, ses objets, il a retroussé ses manches, et il a pris
leur place ») ainsi que la combat fratricide auquel se sont livrés Etéocle et
Polynice (ils « se sont battus et entre-tués sous les murs de la ville »). Tous ces
passages sont racontés au passé composé.
Mais le Prologue dévoile également une partie du dénouement, notamment
les morts d’Antigone (« elle pense qu’elle va mourir »), d’Hémon (« ce titre
princier lui donnait seulement le droit de mourir », « c’est lui qui viendra annoncer
la mort d’Hémon ») et d’Eurydice (« jusqu’à ce que son tour vienne de se lever et
de mourir »).
Transition : S’il n’adopte pas la forme habituelle d’un début de pièce, cet
extrait est pourtant bien une scène d’exposition ; elle remplit parfaitement
sa fonction informative : le spectateur sait à quoi s’en tenir.
Ce prologue frappe cependant par son originalité, qui tient notamment à
l’écart entre cette réactualisation d’Antigone et la pièce originale de Sophocle.

II – Un prologue original
A – La modernisation du classique grec
Ce qui surprend sans doute le plus dans cette réactualisation de la pièce de
Sophocle, ce sont les activités étrangement modernes auxquelles se livrent les
personnages sur scène : « Ils bavardent, tricotent, jouent aux cartes. » Cette
indication suffit à ancrer la pièce dans une temporalité proche de celle du
spectateur.
De même, certaines des scènes décrites, comme le bal (« l’orchestre attaquait
une nouvelle danse, Ismène riait aux éclats ») ou l’amour de Créon pour
les livres et les « flâneries chez les petits antiquaires » rappellent sans peine
des activités courantes du XXe siècle.
Quant au décor, Anouilh le veut « neutre » : il ne sera pas la reconstitution
d’une Thèbes antique.
Enfin, la langue claire et simple , très orale (« Voilà », « c’est la petite maigre »,
« il a été trouver Antigone », « C’est le roi. ») rapproche encore davantage la
pièce du spectateur : il aurait pu lui-même prononcer le monologue du
Prologue.
B – Le rôle du Prologue
Dès le début, le Prologue brise l’illusion théâtrale en s’adressant directement
aux spectateurs à la deuxième personne du pluriel : « Ces personnages
vont vous jouer », s’incluant lui-même un peu plus loin : « nous tous, qui
sommes là bien tranquilles à la regarder, de nous qui n’avons pas à mourir ce
soir. »
Son rôle rappelle celui du chœur grec, présent chez Sophocle,
qui commente les événements, intervient dans l’action pour donner des
conseils, ou sert d’intermédiaire entre le public et les personnages de la pièce,
comme c’est le cas ici.
Sa prise de parole est cependant originale par sa place : chez Sophocle, la
pièce débute par un dialogue entre Antigone et Ismène ; chez Anouilh, c’est
le long monologue du chœur qui commence la pièce et qui met en place la
situation initiale pour les spectateurs, de manière
extrêmement didactique (introduction, personnages présentés un à un
physiquement et moralement, récapitulatif des événements passés).
C – L’implication des spectateurs
Le public est directement impliqué dans la pièce, que ce soit par l’adresse
directe du prologue ou par la simplicité de la langue, éloignée des fioritures de
la tragédie classique.
Les nombreux démonstratifs et les adverbes de lieu renforcent également
l’implication du spectateur : le Prologue semble lui désigner les personnages
un à un : « Antigone, c’est la petite maigre qui est assise là-bas », « le jeune
homme qui parle avec la blonde », « cet homme robuste […], qui médite là », « Ce
garçon pâle, là-bas ».
Transition : Il est indéniable que cette première scène étonne, intrigue,
interpelle directement le spectateur. Quel est le but visé par Anouilh ? En nous
dévoilant les rouages de la pièce, c’est une réflexion sur le théâtre et sa place
qu’il nous livre.
III – Le prologue d’Antigone : un commentaire sur le
théâtre
A – La métathéâtralité
Avec cette ouverture, nous sommes clairement dans la représentation d’une
représentation : en exhibant le processus théâtral, le Prologue attire
l’attention des spectateurs sur la situation dans laquelle ils se trouvent au
moment où ils entendent le monologue : assis « bien tranquilles » dans un
fauteuil, en train de regarder la scène.
On repère facilement le champ lexical du théâtre : « personnages », « jouer »,
« jouer son rôle », « le rideau s’est levé », « pendant toute la tragédie », « ils vont
pouvoir vous jouer leur histoire », etc.
De même, la pièce semble s’ouvrir sur des coulisses, bien qu’il s’agisse bel et
bien de la scène : les personnages sont dans une attitude d’acteurs qui
attendent d’entrer en scène : ils « bavardent, tricotent, jouent aux cartes ».
Le Prologue dit d’ailleurs d’Antigone qu’elle « pense qu’elle va être Antigone tout
à l’heure », comme si elle était dans la position d’une actrice qui réfléchissait à
son rôle et à ce que va vivre son personnage durant la pièce.
B – Une réflexion sur la tragédie
En dévoilant dès la première scène le sort des différents personnages, Anouilh
met en avant le rôle de la fatalité dans la tragédie, c’est-à-dire de l’existence
d’un destin auquel les personnages (souvent aristocratiques, comme ici) ne
peuvent se soustraire.
Œdipe, père d’Antigone, en est un exemple frappant : c’est en cherchant à fuir
les prédictions de l’oracle de Delphes qu’il rencontre sans le savoir son père
biologique, qu’il tue, puis sa mère, qu’il épouse : la prédiction s’est ainsi
réalisée.

La présence de la fatalité s’illustre ici par les prolepses (les références aux
événements futurs) : « elle va mourir », « elle tricotera […] jusqu’à ce que son
tour vienne de se lever et de mourir », « c’est lui qui viendra annoncer la mort
d’Hémon », « ils vous empoigneront », etc.
Les verbes qui marquent le devoir insistent également sur le poids de
la fatalité : « il va falloir qu’elle joue son rôle jusqu’au bout », « nous qui n’avons
pas à mourir ce soir », « il ne devait jamais exister de mari d’Antigone ».
Ce prologue joue également beaucoup sur l’ironie tragique : le spectateur et
bien sûr, le Prologue, mais aussi certains personnages (Antigone, le Messager
qui « sait déjà… ») savent ce qu’il va se passer.
C – La relecture contemporaine du mythe
Il est impossible d’interpréter la pièce sans tenir compte du contexte dans
lequel elle a été écrite.
En effet, en 1944, la France est encore sous l’occupation allemande : pour les
spectateurs, citoyens d’un pays humilié, Antigone est
un emblème de résistance, qui ira à la mort pour défendre sa liberté et
sa rébellion face à une décision supérieure (celle de Créon) qu’elle ne
comprend pas.
En un sens, lorsque le Prologue affirme : « nous tous, qui sommes là bien
tranquilles à la regarder, de nous qui n’avons pas à mourir ce soir », c’est à la fois
une dénonciation de la passivité des Français et une incitation à la révolte :
tout comme Antigone, le public, impliqué dans la pièce par la première et la
deuxième personne du pluriel, devrait se soulever au lieu d’accepter
l’inacceptable.
Antigone, le prologue : conclusion
La reprise du mythe très connu d’Antigone au théâtre permet ainsi à Anouilh
de s’adresser avec force à ses contemporains, par le biais du Prologue.
En détournant la pièce de Sophocle sans renier la filiation, en introduisant
des éléments originaux tout en respectant le principe de la scène d’exposition,
Anouilh replace le dilemme grec dans un cadre contemporain.
Contrairement au mythe tel qu’il est traditionnellement connu,
la fatalité présente dès le début de la pièce n’est pas ici due à la malédiction
qui pèse sur la lignée d’Œdipe mais à la volonté humaine et à la soif de liberté,
représentées par la jeune Antigone qui meurt d’avoir revendiqué son droit à
refuser une situation inacceptable.

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