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Revue française de science

politique

Indépendance et regroupements politiques en Afrique au Sud du


Sahara
Monsieur Philippe Decraene

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Decraene Philippe. Indépendance et regroupements politiques en Afrique au Sud du Sahara. In: Revue française de science
politique, 10ᵉ année, n°4, 1960. pp. 850-879;

doi : https://doi.org/10.3406/rfsp.1960.392596

https://www.persee.fr/doc/rfsp_0035-2950_1960_num_10_4_392596

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Indépendance

et Regroupements Politiques

en Afrique au Sud du Sahara

PHILIPPE DECRAENE

LE poids de la situation coloniale, en contrariant les «


nationalismes » tribaux, a paradoxalement provoqué leur réveil ainsi
que la naissance de véritables consciences nationales. Au
morcellement des unités ethniques a souvent correspondu un sur-
saut, une volonté de survie. Ainsi, dans une première phase de la
décolonisation, ces « micro-nationalismes », comme les appelait
Barthélémy Boganda, ancien chef du gouvernement centrafricain, ont-
ils contribué, et contribuent-ils encore dans certains cas, à la fois
à la conquête de l'indépendance et à la formation des unités
nationales. Mais, dans une seconde phase, ils paraissent le plus
souvent gêner les divers regroupements régionaux actuellement en
cours au Sud du Sahara.

I. LE PANAFRICANISME

L'idéologie panafricaine, à l'origine simple manifestation de


solidarité fraternelle parmi les noirs d'ascendance africaine des Antilles
britanniques et des Etats-Unis d'Amérique, resta durant plus d'un
demi-siècle une affaire de doctrinaire. Aujourd'hui, en revanche,
utilisée par de nombreux leaders d'Afrique noire, elle est devenue
l'un des éléments moteurs de la vie politique du continent noir. En
effet, après un singulier circuit qui passe par l'archipel
britannique, le mouvement d'origine anglo-saxonne est revenu de la mer

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L'Afrique au Sud du Sahara

des Caraïbes aux rives du golfe de Guinée. En élargissant la


notion de nationalisme au sens étroit, en provoquant la naissance
d'une mystique proprement supra-nationale — ou en cherchant à
la provoquer — , le panafricanisme est à l'origine des divers
regroupements régionaux en cours de réalisation en Afrique noire.
De Marcus Garvey à Rwame Nkrumah, le concept panafricain
a évolué de manière surprenante, ce qui n'enlève d'ailleurs rien à
l'apport original de la pensée du Jamaïcain au mouvement dont
le président de la République du Ghana reste un des leaders.
Néanmoins, le « sionisme noir », procédant de l'esprit qui animait
la secte de Clapham — dont le philanthrope Granville Sharpe
fut un des chefs de file — ne débouchait que sur des réalisations
très limitées ; ainsi, la création de Freetown en Sierra Leone.
Panafricanisme de visionnaire, panafricanisme à base
essentiellement raciale, exaltation mystique de la race noire, le
panafricanisme de Garvey manquait de réalisme politique.
Le mouvement qui prend des proportions exceptionnelles sous
nos yeux, même celui qui est parti d'Accra en 1957, doit
beaucoup à Garvey et aux premiers théoriciens du panafricanisme :
Sylvester Williams, Dubois, Garvey, Price-Mars. Mais le rôle
historique de ces hommes a été dépassé. Momentanément utiles
sur le plan strictement idéologique, les « pères du panafricanisme »
ont simplement contribué à orienter un mouvement qui apparaît
comme une forme supérieure du nationalisme. C'est d'ailleurs ce
que le Dr Nkrumah affirme avec force dans son autobiographie ;
en ces termes notamment :
« Je me rappelais la longue et difficile route qui nous avait
menés à notre but, l'indépendance. Le nationalisme africain ne
se limitait pas seulement à la Côte de l'Or, aujourd'hui le
Ghana. Dès maintenant, il devait être un nationalisme
panafricain et il fallait que l'idéologie d'une conscience politique
parmi les Africains ainsi que leur émancipation se répandent
partout dans le continent africain. Je n'ai jamais conçu la lutte
pour l'indépendance de la Côte de l'Or comme un objectif
isolé, mais toujours comme faisant partie de la trame de
l'histoire mondiale ... Notre tâche ne sera pas achevée, ni notre
sécurité assurée, avant que les derniers vestiges du
colonialisme n'aient été effacés du continent africain. »

Avec ces dernières lignes de l'autobiographie du leader ghanéen, il


est utile de confronter les statuts de son parti. En effet, la charte
du Convention People's Party (C.P.P.) stipule au premier rang des

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Philippe Decraene

objectifs du mouvement : « soutenir une fédération ouest-africaine


et le panafricanisme en promouvant l'unité d'action parmi les,
peuples d'Afrique ou d'origine africaine ».

'
II y a peu de temps, des hommes politiques africains, ou euro-'
péens, intéressés aux problèmes d'Afrique noire, démentaient jus-'
qu'à l'existence du panafricanisme. Aujourd'hui, on peut mesurer
toute l'étendue du chemin parcouru ; la tentation est fréquente de
faire de cette idéologie le seul facteur d'explication de l'évolution
politique au Sud du Sahara. Il est incontestable cependant que
l'idée panafricaine est à l'ordre du jour et qu'elle a progressé depuis
la réalisation de certains regroupements régionaux tels que l'Union
Ghana-Guinée ou la République Somalie.
Des territoires d'expression anglaise, elle s'est implantée dans
les territoires d'expression française. En effet, c'est à ceux qui
devaient devenir les promoteurs de la Fédération du Mali six mois
plus tard qu'il appartenait, en juillet 1958, lors du congrès
constitutif du Parti du Regroupement Africain, tenu à Cotonou, de
relancer le vieux mot d'ordre des « Etats-Unis d'Afrique ». L'échec
des leaders maliens, consacré par la rupture du 19 août 1960, porte
un coup grave au courant panafricain dans les territoires
d'expression française. Il ne doit cependant pas faire oublier l'attrait
considérable qu'exerce le panafricanisme sur l'intelligentsia africaine,
très sensibilisée aux thèmes d'unité.
Dès décembre 1955, l'Entr'aide universitaire mondiale (World
university service) convoquait une conférence panafricaine des
étudiants. Ceux-ci sont généralement séduits par certains aspects
du panafricanisme, tel le désir d'évincer toute forme de
prééminence blanche au Sud du Sahara. Mais la rencontre organisée par
l'Entr'aide universitaire reste un simple cénacle, comparée à la
Conférence panafricaine tenue à Tunis par les étudiants au début
de l'année 1960. Malgré les différends auxquels donna lieu cette
réunion, son importance est incontestable.
Comme les étudiants, les syndicalistes ont été parmi les
premiers à retenir les thèses panafricaines. Leurs chefs de file ont
réalisé de manière concrète l'unification d'une partie du
mouvement syndical : c'est ainsi que les syndicalistes chrétiens se
regroupèrent, dès janvier 1959, à l'issue d'une conférence tenue à
Brazzaville au sein de l'Union panafricaine des travailleurs croyants. Sans
avoir encore abouti, les responsables de l'Union générale des
travailleurs d'Afrique noire (U.G.T.A.N.) recherchent depuis des
mois une formule analogue. Enfin, par l'intermédiaire de M. Tom

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IS Afrique au Sud du Sahara

Mboya, l'un des leaders nationalistes du Kenya, la


Confédération internationale des syndicats libres (C.I.S.L. ) peut faire
entendre sa voix et jouer un rôle actif, au moins dans l'Est africain
britannique, au sein du mouvement panafricain.
Les hommes politiques africains se sont, avec plus ou moins
de hâte, avec plus ou moins de chaleur, ralliés à un mouvement
dont le Dr Nkrumah n'est plus l'unique porte-parole. M. Sékou
Touré, président de la République de Guinée, qui avait toujours
milité au sein du R.D.A. pour le maintien des exécutifs fédéraux
à Dakar et à Brazzaville, se pose désormais en champion de l'unité
africaine. MM. Mamadou Dia, Modibo Keita, Leopold Sédar
Senghor ont des projets semblables. M. Senghor avait d'ailleurs
toujours rejeté catégoriquement l'idée de balkanisation de l'ancienne
A.O.F. Ses interventions au cours du débat sur la loi-cadre à
l'Assemblée nationale française lui fournirent l'occasion de faire le
procès sans appel de la « territorialisation ».
Il est significatif que les pays les plus tard venus sur la scène
politique africaine — ceux de l'Afrique orientale — soient guidés
par des hommes comme le Dr Banda. MM. Mboya ou Nyerere.
En effet, ces responsables politiques ont toujours été liés au Dr
Nkrumah et ont eu à Londres des contacts avec celui qui est
aujourd'hui le magistrat suprême du Ghana.
M. Houphouët-Boigny lui-même, après avoir dénoncé les
dangers du panafricanisme, a changé sa ligne politique au début de
l'été dernier. Hostile à 1' « indépendance nominale », opposé au
système dit des « fédérations primaires », le président ivoirien
— sans pour autant renoncer à la totalité de ses positions
doctrinales — a demandé l'indépendance totale, sans conditions, de la
jeune République ivoirienne, entraînant à sa suite les Etats du
Dahomey, de la Haute-Volta et du Niger. Il n'est évidemment pas
question d'identifier M. Houphouët au Dr Nkrumah. Malgré
l'acceptation du président du R.D.A. de se rendre à Accra, sur
l'invitation de son voisin, le pari de 1957 — le défi lancé par le
leader d'expression française à son frère de race — reste sans
aucun doute valable. Mais si les deux personnalités s'affrontent, si
leurs doctrines restent en compétition, M. Houphouët-Boigny n'en
a pas moins consenti à infléchir sa ligne politique en fonction du
développement du courant panafricain.
Le panafricanisme a enfin été un levain pour la lutte de
libération naticruiie, dans la mesure où il a — directement ou
indirectement — inspiré la création de partis nationalistes.

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Philippe Decraene

Certes, de nombreuses formations politiques africaines


conservent une audience strictement locale, mais il en est qui aspirent
à dépasser le cadre territorial, montrent leur désir d'affirmer une
vocation universaliste, et quelques-unes ont le caractère de partis
panafricains, tant par l'idéologie qu'elles exaltent que par leur
structure même. C'est ainsi que le plus grand des partis politiques
africains, le R.D.A., créé en 1946 à Bamako, possède dix sections
territoriales unies entre elles, selon des liens plus ou moins souples
il est vrai, mais reconnaissant toutes l'autorité morale de M. Hou-
phouët-Boigny.
Créé en janvier 1959, le Parti de la Fédération Africaine
(P.F.A.), aujourd'hui disparu, présentait sensiblement les mêmes
articulations. Au surplus, ses animateurs avaient tenu à faire
figurer au premier rang de ses objectifs : « La réalisation de l'unité
africaine dans le cadre d'une république fédérale dont la
Fédération du Mali constitue la première étape ».
Le Mouvement panafricain pour l'Afrique orientale et centrale
(Pafmeca), créé en septembre 1958, défend la réalisation d'un
regroupement territorial allant des confins éthiopiens aux
frontières de l'Union sud-africaine, position qu'il vient de réaffirmer
au congrès de Mbale ouvert en Ouganda le 24 octobre dernier.
Le Congrès national africain dispose d'articulations
interterritoriales des Rhodésies jusqu'à l'Union sud-africaine.
Enfin, même si l'action du Convention People's Party est limitée
au Ghana, elle a inscrit la création d'une fédération de l'Ouest
africain dans ses statuts comme une réalisation impérieuse. D'autre
part, les exemples d'interventions ghanéennes dans la vie politique
d'autres Etats africains sont nombreux et, après le Caire, avant
Conakry. Accra constitua longtemps une ville-refuge pour les
éléments d'opposition ayant dû quitter leur pays.
Ce succès du panafricanisme, cet élan général qu'il suscite,
expliquent qu'un certain nombre de réalisations puissent déjà être
portées à son actif.
Au delà de la série, maintenant impressionnante, des grandes
conférences panafricaines, au delà d'événements tels que les
émeutes de Léopoldville de janvier 1959, les désordres du Nyassaland
de l'été 1959, les incidents de Sharpeville et de Johannesbourg, il
convient d'envisager les regroupements régionaux.
Première étape vers la remise en cause générale des frontières
arbitrairement tracées au congrès de Berlin, amorce d'un
gigantesque redécoupage auquel l'Europe n'aura aucune part, les regrou-

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L'Afrique au Sud du Sahara

pements territoriaux constituent l'aspect le plus positif des


réalisations panafricaines. Les frontières sont devenues si mouvantes
qu'on est en droit de se demander si le continent noir se
présentera, dans vingt ans, au rendez-vous des puissances sous l'aspect
des quatre ou cinq grandes fédérations auxquelles rêvait Georges
Padmore qui évoquait l'exemple de l'Amérique du Nord, ou si, telle
l'Amérique latine, l'Afrique se fragmentera en trente ou quarante
petites nations. Les pronostics sont toujours dangereux en matière
africaine comme l'atteste le brutal éclatement du Mali ; du moins
peut-on constater les grandes tendances actuelles.

II. LES REGROUPEMENTS

1. L'Union Ghana-Guinée.

Le 4 juillet 1960, date de la proclamation de la République au


Ghana, seul, parmi les chefs d'Etat de l'Ouest africain, M. Sékou
Touré est venu à Accra. Ni M. Ahidjo. président de la République
du Cameroun, ni M. Keita, président de la Fédération du Mali,
ni M. Olympio, chef du gouvernement togolais, ni M. Tubman.
président de la République du Libéria n'assistèrent au triomphe du
Dr Nkrumah auquel, en revanche, le président de la République
guinéenne, promoteur de l'Union Guinée-Ghana, entendit
s'associer.
C'est avec une certaine surprise que 1 on apprit, le 23 novembre
1958, que MM. Touré et Nkrumah avaient décidé d'unir la Guinée
et le Ghana pour en faire le noyau des Etats-Unis d'Afrique.
Certes, le préambule de la Constitution guinéenne — votée
quelques semaines auparavant — stipulait : « La République de Guinée
soutient sans réserve toute politique tendant à la création des
Etats-Unis d'Afrique... » Certes, le texte constitutionnel lui-même
précise : « La République de Guinée peut conclure avec tout Etat
africain des accords d'association ou de communauté comprenant
l'abandon total, ou partiel, de la souveraineté, en vue de réaliser
l'unité africaine ». Néanmoins, peu nombreux étaient ceux qui
croyaient à leur mise en application. Et cela explique l'ampleur
des réactions, après la brève cérémonie qui donna lieu à la
publication du communiqué commun affirmant :

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Philippe Decraene

« Nous inspirant de l'exemple des treize colonies américaines


qui finirent par donner naissance aux Etats-Unis d'Amérique,
nous inspirant aussi des tendances parmi les peuples d'Europe,
d'Asie et du Moyen-Orient à s'organiser d'une manière
rationnelle :
Nous décidons d'adopter un drapeau de l'Union et
d'encourager, entre nos deux gouvernements, les contacts les plus
étroits afin d'harmoniser la politique de nos deux pays,
notamment en matière de défense, de politique étrangère et
économique.
Nous devrons, en deuxième lieu, élaborer une Constitution
donnant consistance à l'établissement de l'Union.
Enfin, nous affirmons que cette prise de position en vue de la
réalisation des Etats-Unis d'Afrique occidentale n'est nullement
destinée à mettre en cause les relations présentes, et à venir,
entre le Ghana et le Commonwealth d'une part, et la Guinée
et l'ensemble français d'autre part. »

Néanmoins, l'ensemble Guinée-Ghana — ses adversaires et


concurrents le soulignent à l'envi — n'existe encore que virtuellement.
Aucun texte juridique n'a concrétisé ce qui reste un simple projet.
Dans l'hypothèse de la réalisation effective de l'union Guinée-
Ghana, l'existence de certains obstacles est très gênante. La forte
personnalité tant de M. Sékou Touré que de M. Kwame Nkrumah
s'accommode mal d'un bicéphalisme politique. L'obstacle
linguistique séparant une Guinée francophone et un Ghana anglophone
ne pourra pas être surmonté avant de longues années. Enfin, le
déséquilibre économique existant entre les deux territoires risque
d'abord de susciter des rancœurs, ensuite d'entraîner une véritable
mise en tutelle économique de l'Etat le plus faible. Le Ghana
est en effet actuellement le premier producteur mondial de cacao,
le troisième producteur de diamant industriel et le cinquième
producteur de manganèse. Il dispose d'une population double de celle
de la Guinée, de 200 millions de tonnes de réserves de bauxite,
d'un commerce extérieur dix fois plus prospère que celui de la
Guinée, et, comme le gouvernement de Conakry, celui d'Accra a
placé ses espoirs dans la création d'une industrie nationale de
l'aluminium.
Ainsi, les obstacles qui s'opposent à la réalisation d'une
véritable fusion entre les deux pays sont nombreux. Après que l'Union,
décidée par les deux gouvernements, ait occupé une place
importante dans la presse mondiale, un silence total a, depuis plusieurs
mois, succédé aux communiqués enthousiastes. D'ailleurs, le Dr

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L'Afrique au Sud du Sahara

Nkrumah maintient son pays dans la zone sterling à laquelle


M. Sékou Touré, tout en sortant de la zone franc, n'a encore
jamais consenti à donner son adhésion.
Peut-être l'explication de l'échec partiel réside-t-elle dans
l'incompréhension qui préside généralement aux relations entre noirs
d'expression française et noirs d'expression anglaise. Les
différences considérables entre le système colonial britannique —
association et indirect rule — et le système colonial français —
assimilation et administration directe — semblent avoir eu pour
conséquence la création de deux « Afrique occidentale », étrangères
l'une à l'autre. C'est une des leçons du séminaire international
organisé en mars 1959 au Nigeria, à l'Université d'Ibadan. Réunis
sous l'égide du « Congrès pour la liberté de la culture ». une
soixantaine de délégués venus de dix-huit pays confrontèrent leurs
vues. Il apparut à cette occasion que, malgré l'existence de la
Communauté, les questions politiques monopolisaient toute
l'activité des noirs d'expression française. Par contre, leurs amis des
territoires d'influence anglaise étaient plus attentifs aux problèmes
économiques. Les nuances dans le sous-développement entre
Afrique de mouvance française et Afrique de mouvance britannique
constituent d'ailleurs un obstacle aussi important à l'union que
la différence des formations intellectuelle et politique. En tout état
de cause, l'union Ghana-Guinée continue cependant à exister au
moins virtuellement et rien n'est encore venu sanctionner
officiellement son échec, contrairement à ce qui vient de se produire pour
la Fédération du Mali.

2. La Fédération du Mali.

Echec pour le panafricanisme — c'est incontestable — mais


aussi vraisemblablement pour l'ensemble harmonieux que
paraissait constituer la Communauté française, l'éclatement de la
Fédération, intervenu moins de dix-huit mois après sa création, est le
résultat d'une longue série de vicissitudes. Cette dislocation est
d'autant plus inattendue qu'elle survient au moment où certains
spécialistes européens des affaires africaines pensaient que Gui-
néens et Maliens pourraient un jour faire route ensemble —
redoutant il est vrai que le leadership soit très disputé entre Conakry
et Dakar.
Réunis en Assemblée constituante à Dakar, quarante-quatre
représentants du Sénégal, du Dahomey, du Soudan et de la Haute -

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Volta décidaient le 17 janvier 1959 de regrouper les quatre


républiques au sein de la Fédération du Mali, référence au vieil Empire
mandingue qui connut des heures glorieuses dans l'histoire de
l'Islam.
Depuis de longs mois, la querelle du regroupement territorial
divisait les leaders de l'Afrique française. Elle avait éclaté au
grand jour pour la première fois à Bamako, lors du troisième
congrès interterritorial du R.D.A. en octobre 1957. M. Houphouët-
Boigny, président du mouvement, avait alors jugé inopportun la
création d'un exécutif fédéral à Dakar et à Brazzaville, estimant
que chacun des territoires de l'Afrique noire française devait être
directement rattaché à Paris. Toute une fraction du R.D.A. s'était
opposée à cette thèse et, regroupée notamment derrière M. Sékou
Touré, manifesta le désir de voir maintenues et même renforcées
les entités administratives que constituaient l'A.O.F. et l'A.E.F.
Le vote d'une motion de synthèse avait empêché une rupture qui
paraissait inévitable. Durant de longs mois, les positions ne chan-
gaient pas. M. Houphouët-Boigny demeurait intransigeant,
estimant que la création de fédérations en A.O.F. et en A.E.F.
risquait d'encourager la sécession des territoires africains. D'autre
part, il estimait la mise en place d'un exécutif fédéral à Dakar
contraire à l'intérêt économique de la Côte d'Ivoire dont il est le
leader politique. En revanche, au sein du parti, « les fédéralistes »
se faisaient plus nombreux et chaque réunion du comité de
coordination ou du bureau exécutif donnait lieu à de vives discussions.
Les 29 et 30 décembre 1958, eut lieu à Bamako une conférence
regroupant tous les « fédéralistes », qu'ils appartiennent au P.R.A.
de M. Senghor ou qu'ils appartiennent à l'aile gauche du R.D.A.,
animée depuis la démission de M. Sékou Touré par MM. Gabriel
d'Arboussier, ancien président du Grand Conseil d'A.O.F. et
Modibo Keita, député-maire de Bamako. C'est à l'issue de cette
conférence que le principe de la convocation d'une Constituante
fédérale à Dakar avait été admis.
Les institutions du Mali — groupant alors le Dahomey, le

Sénégal, le Soudan et la Haute- Volta — étaient triples : pouvoir


exécutif fédéral devant appartenir au chef du gouvernement qui
était le chef de l'Etat et choisissait ses ministres à raison de deux
par Etat fédéré. Le pouvoir législatif fédéral était exercé par une
Assemblée législative, élue pour cinq ans, et formée de douze
députés de chacun des Etats (désignés par leur Assemblée légis-

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L'Afrique au Sud du Sahara

lative respective). Indépendante des pouvoirs exécutif et


législatif, l'autorité judiciaire était confiée à une Cour fédérale.
Dans sa conception initiale — ensemble de quatre Etats —
la Fédération malienne représentait une entité économique
importante à l'échelon Ouest-africain. Sa superficie atteignait alors près
de la moitié de celle de l'ancienne A.O.F. et elle disposait de
60 % de la population de cet ancien groupe de territoires, soit
1 1 millions d'habitants. On avait alors, à juste titre, pu parler
de « fédération de l'arachide », car sur un chiffre annuel
d'exportations totales de 28 milliards de francs CFA, 23 milliards
provenaient des ventes de ce produit oléagineux. Cependant, la
prédominance du groupe Sénégal-Soudan était écrasante tant au point
de vue économique que démographique et politique. Non seulement
la Haute-Volta et surtout le Dahomey étaient des partenaires
« pauvres », mais encore des partenaires réticents. En effet, la
Haute-Volta dépend étroitement de la Côte d'Ivoire au point de
vue économique et le Dahomey est traditionnellement plus orienté
vers Lagos ou Niamey que vers Dakar. Cela explique que la
ratification de la Constitution fédérale ait soulevé des difficultés à
Ouagadougou et à Porto-Novo.
Sans que l'on puisse encore percevoir avec exactitude
l'intention politique des promoteurs du Mali, il convient de souligner que
l'Empire médiéval ne comprit, même au moment de sa plus grande
extension, ni l'actuel territoire de la Haute-Volta, ni encore moins
celui du Dahomey. En revanche, toute la partie septentrionale de
l'actuelle République de Guinée appartenait à cet ensemble. La
parenté ethnique de MM. Sékou Touré (Malinké) et Modibo
Keita (Bambara), tous deux appartenant au groupe mandingue, et
leurs profondes affinités politiques et personnelles, paraissaient
susceptibles de favoriser un rapprochement d'un intérêt évident.
Mais les affinités entre le Mali et l'union Ghana-Guinée sont en
fait plus apparentes que réelles.
La Liberté, journal du Parti Démocratique de Guinée, dont le
directeur politique est M. Keita Fodeba, ministre de l'Intérieur,
notait dans un editorial publié en février 1959 : « Le rêve un peu
puéril de reconstituer les anciennes fédérations africaines de la
colonisation, malgré la volonté française, se sera vite écroulé. La
bonne foi des fédéralistes n'est pas à mettre en doute un seul
instant, pas plus d'ailleurs que leur volonté, mais où tout cela a-t-il
conduit, sinon à un échec qui illustre, s'il en était besoin, la
puissance de la dépendance à laquelle sont soumises les républiques

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Philippe Decraene

autonomes de la Communauté ? Ce n'est pas en renversant les


facteurs du problème que les fédéralistes le résoudront. Il n'est
pour l'Afrique qu'une voie ... c'est le choix de l'indépendance
régionale sans laquelle il ne saurait y avoir de véritable dignité, ni de
vraie chance d'émancipation ».
Les faits ont donné raison à M. Sékou Touré dans ce domaine.
En effet, d'une part le référendum organise en mars 1959 en
Haute-Volta s'est traduit par l'échec des fédéralistes. D'autre part,
les gouvernants dahoméens, depuis la décision du gouvernement
français de construire un port en eau profonde à Cotonou, ont
manifesté une opposition radicale à la Fédération du Mali. Enfin
en août 1960, le « coup d'Etat de Dakar » a consommé de manière
irréversible la rupture.
A l'occasion du séminaire d'Ibadan, déjà évoqué, les deux
thèses s'étaient d'ailleurs affrontées. Au cours des débats, MM.
Zinsou, Pinto et Adandé, délégués dahoméens, porte-parole des
promoteurs du Mali, ont adressé à plusieurs reprises des répliques
assez vives à M. Abdoulaye Diallo, délégué guinéen, ministre
résident au Ghana, porte-parole de M. Sékou Touré.
Depuis la conférence organisée à Dakar le 25 mars 1959,
— conférence qui a donné naissance à l'éphémère Parti de la
Fédération Africaine (P.F.A.). — un nouveau Mali était né: il
groupait sous la forme d'un Etat fédéré, au sein de la Communauté,
le Sénégal et le Soudan. La présidence avait été confiée à
M. Modibo Keita, tandis que M. L.S. Senghor présidait
l'Assemblée législative du Mali. Le projet de loi adopté le 3 avril 1959
par l'Assemblée législative sénégalaise stipulait que « la
République du Sénégal entre dans la Communauté, groupée avec la
République soudanaise, sous la forme d'une fédération
dénommée Fédération du Mali ». Ce plan se situe en deçà de l'ancien
projet. Néanmoins, sa réalisation eut de grandes répercussions sur
l'équilibre politique de l'ancienne A.O.F. D'une part, elle a entraîné
la naissance d'un courant d'opinion africaine favorable. D'autre
part, en limitant ses ambitions territoriales au Sénégal et au
Soudan, le nouveau Mali avait gagné en cohésion et en équilibre
économique. Les faits ultérieurs ont prouvé que la parfaite
complémentarité économique existant entre les deux Etats ne suffisait
pas à maintenir l'union. Assuré de la totalité des sièges au sein de
leurs assemblées locales respectives, les fédératistes auraient dû,
sans aucun doute, en cas d'adhésion du Dahomey et de la Haute-

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L'Afrique au Sud du Sahara

Volta, faire face à une opposition anti-fédéraliste dynamique à


Ouagadougou et surtout à Porto-Novo. Enfin, la précarité des
ressources économiques de ces deux territoires aurait constitué une
lourde charge pour le Sénégal et le Soudan, pays plus favorisés.
Mais en fait, ici encore, la part des apparences était plus
importante que celle des réalités.
L'accession du Mali à l'indépendance, en juin 1960, à la suite
des accords de transfert de compétences et des accords de
coopération franco-maliens, posait le problème de la réorganisation
des structures administratives et politiques. Deux groupes
s'opposaient, celui des partisans du maintien d'un système fédéral souple,
celui des promoteurs d'un système fédéral rigide. En fait, au delà
des doctrines, deux styles fondamentalement différents étaient en
opposition. A la conception sénégalaise de la démocratie, les
dirigeants soudanais opposaient l'efficacité du régime de parti unique.
Aux doctrines économiques socialisantes, mais néanmoins libérales
du R.P. Lebret. dont le rôle a été essentiel dans la préparation
du plan de vingt-cinq ans destiné à mettre en valeur le Sénégal,
les responsables politiques de Bamako préféraient la mobilisation
des masses et les méthodes d'inspiration marxiste.
La conférence politique inter-Etats, qui se tint en avril 1960 à
Dakar, s'était achevée sur un procès-verbal de carence, entérinant
le statu quo : les Etats fédérés du Mali continuaient d'exercer,
contrairement au vœu des Soudanais, la totalité des compétences qu'ils
détenaient et le choix du candidat à la magistrature suprême de la
Fédération était différé. Cependant, ne fût-ce que pour légitimer
aux yeux de leurs masses la valeur supérieure de leur option
comparée au non guinéen de septembre 1958, les leaders maliens
semblaient décidés à oublier leurs divisions pour rechercher ce qui les
unissait. Moins d'une semaine avant la désignation du président de
la Fédération, une rupture dont les responsabilités respectives
restent à établir est venue donner raison à M. Houphouët-Boigny
qui, en septembre 1959, à l'issue du congrès extraordinaire du
R.D.A. à Abidjan, affirmait son scepticisme quant à l'avenir de ce
qu'il qualifiait, en privé, d' « union contre nature ».

3. Les Etats du Conseil de l'Entente.

Ainsi, pour être plus ténue, c'est paradoxalement l'union dite


des « Etats du Conseil de l'Entente » qui paraît aujourd'hui la plus

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Philippe Decraene

stable. Pour avoir limité ses ambitions politiques, pour avoir


préféré aux formules de regroupement chères au Dr Nkrumah celles
infiniment moins structurées du type des « Etats associés
d'Afrique » présentée en février 1959 par M. King, délégué libérien à
la tribune des Nations Unies, « l'homme fort » du R.D.A. semble
aujourd'hui avoir oeuvré en faveur de l'unité africaine avec
efficacité. En effet, non seulement la Côte d'Ivoire et les « Etats-frères »
— Niger, Dahomey et Haute-Volta — ont obtenu une
indépendance non conditionnelle en août dernier, mais ils ont encore
procédé à un renforcement de leurs structures interterritoriales.
En avril 1959 déjà, M. Houphouët-Boigny exposait à
l'hebdomadaire dakarois Afrique Nouvelle comment il concevait l'avenir
des territoies de l'ancienne A.O.F. Les positions qu'il défendait
étaient celles d'un partisan d'un système fédéral très souple, par
opposition au système fédéral stricto sensu des promoteurs du
Mali. Presque simultanément, on apprenait à Paris que les
gouvernants d'Abidjan et ceux de Ouagadougou avaient signé entre eux
un protocole d'accord. Réplique au Mali, une nouvelle union venait
de voir le jour. Citons M. Houphouët-Boigny :
« Pour nous, si nous sommes contre une unité irréalisable en
dehors de la Communauté, nous ne mettons pas en cause la
coopération nécessaire entre Etats de la Communauté, bien au
contraire, et c'est pourquoi nous avons proposé aux Etats
d'Afrique qui ont choisi la même voie que nous, et avec
lesquels nous avons des intérêts communs, la création d'un Conseil
de l'Entente. S'ils en acceptent le principe, nous nous réunirons
et nous en discuterons ... Mais nous faut-il pour cela un
supergouvernement avec des super-ministres ? Nous ne le croyons
pas... »

Explicitant ses conceptions personnelles sur le Conseil de


l'Entente, le fondateur du R.D.A. avait déclaré :
« (Ce Conseil) serait la réunion des premiers ministres de
chaque Etat, assistés des ministres intéressés aux affaires
communes et auxquels se joindraient les présidents et
vice-présidents des assemblées législatives. Le Conseil siégerait à tour de
rôle au chef-lieu de chaque Etat sous la présidence effective du
président de cet Etat. »

II était en outre proposé la mise en place d'un Fonds de Solidarité


auquel chaque Etat participant au Conseil de l'Entente verserait un
dixième de ses ressources budgétaires.

862
L'Afrique au Sud du Sahara

La signature du protocole entre la Côte d'Ivoire et la Haute-


Volta constitua la première manifestation concrète de solidarité
africaine ainsi définie par M. Houphouët-Boigny.
Ce document, après avoir réaffirmé la commune confiance dans
l'avenir de la Communauté, énumère les mesures pratiques de
coordination : le port d'Abidjan sera érigé en établissement public, géré
par un conseil d'administration, où seront représentées les deux
républiques. Le chemin de fer Abidjan-Niger sera une régie
commune aux deux républiques. Les transports routiers feront l'objet
d'une politique commune d'harmonisation et de coordination. Une
étude est entreprise pour la mise en commun de certains services
techniques des P.T.T. Une union douanière totale est instituée
entre les deux Etats : elle prévoit une équitable répartition des
droits et taxes perçus. Un Conseil de l'entente sera constitué pour
régler les affaires communes et une convention inter-Etats créera
le fonds de solidarité, prévu par la constitution de la Côte d'Ivoire.
Enfin, la Haute-Volta se prononcera par ordonnance pour le
maintien à Abidjan d'une cour d'appel commune à la Côte d'Ivoire et
à la Haute-Volta, en attendant la création d'une juridiction
d'appel dans cette dernière République.
L'étroite symbiose économique qui existe entre la Haute-Volta
et la Côte d'Ivoire explique cette initiative. La première de ces
républiques n'existe d'ailleurs que depuis 1947 en tant qu'entité
territoriale distincte de la Côte d'Ivoire. D'autre part, les régions
mossi qui constituent les zones voltaïques les plus riches sont
surpeuplées et plusieurs centaines de milliers de travailleurs mossis
sont fixés plus ou moins temporairement en territoire ivoirien.
Depuis le prolongement du chemin de fer du Mossi jusqu'à
Ouagadougou, la plupart des productions voltaïques sont exportées par
le port d'Abidjan. Enfin, il existe une affinité idéologique entre
M. Yaméogo, chef du gouvernement voltaïque, et M. Houphouët-
Boigny. Les réticences manifestées par de nombreux hommes
politiques voltaïques à donner l'adhésion de leur pays au Mali et les
échanges de vues qui s'instaurèrent à Paris, à l'occasion des deux
premières sessions du Conseil exécutif de la Communauté,
pouvaient prévoir cette issue.
Si l'axe économique Niamey-Abidjan paraît moins solide que
l'axe économique Ouagadougou-Abidjan, il est cependant
incontestable que les liens politiques entre dirigeants ivoiriens et
nigériens sont solides. M. Hamani Diori, président du Conseil de la
République du Niger, milite depuis 1946 au sein du R.D.A. et sa

863
Philippe Decraene

fidélité à l'orthodoxie du parti ne s'est jamais démentie un seul


instant. Les entretiens que M. Diori, accompagné de M. Boubou
Hama, président de l'Assemblée législative du Niger, a eus dans
la première semaine d'avril 1960 avec M. Houphouët-Boigny, ont
jeté les bases d'un accord formel entre le Niger, la Côte d'Ivoire
et la Haute- Volta.
La fusion qui est récemment intervenue entre l'Union
Démocratique Dahoméenne de M. Ahomadegbé et le Rassemblement
Démocratique Dahoméen de M. Maga, chef de l'Etat dahoméen,
a renforcé la cohésion du Conseil de l'Entente en donnant au
R.D.A. une majorité qu'il n'avait jamais pu détenir à Porto-Novo.
D'autre part, la décision prise par le gouvernement français
d'accorder aux Dahoméens les crédits nécessaires à la construction
d'un port en eau profonde à Cotonou renforcera les liens
économiques existant déjà entre Niamey et Porto-Novo. Dans ces
conditions, les quatre territoires de l'ex-A.O.F., groupant à l'intérieur
d'un même ensemble plus de douze millions d'hommes, sont sus-
ceptibes de peser sur l'évolution en cours de l'Ouest africain. Bien
plus, la disparition brutale de la fédération du Mali, jointe à la
volonté déterminée de M. Houphouët-Boigny de rester uni à ses
amis, va, sans aucun doute, bouleverser les données politiques de
l'Ouest africain. En effet, à l'issue des fêtes qui ont marqué
l'accession des Etats de l'Entente à l'indépendance, leurs chefs de
gouvernement ont tenu session et publié un communiqué qui précise
notamment : constitutions identiques pour les quatre républiques
(elles seront de type présidentiel), même régime électoral, même
durée des mandats ; simultanéité des élections ; même organisation
des armées nationales et coordination au sommet de ces armées
nationales ; même organisation administrative ; politique
économique commune qui se caractérise par une union douanière plus
étroite et les mêmes taxes au niveau de chaque Etat. Sur le plan
financier, une caisse d'amortissement commune met la garantie des
emprunts contractés au profit commun des quatre républiques.
Dans le domaine diplomatique, les chefs d'Etat se « concerteront ».
Compte tenu de l'échec du projet des Etats-Unis d'Afrique
centrale, par suite de l'opposition gabonaise, des lenteurs auxquelles
est soumis le projet de réalisation de la Sénégambie, compte tenu
de la fin du rêve des Etats-Unis de l'Afrique latine avec la
disparition de son promoteur B. Boganda. l'Union du Conseil de
l'Entente constitue actuellement la forme de regroupement la plus
large et la mieux organisée en Afrique d'expression française.
L'Afrique au Sud du Sahara

4. La Grande Somalie.

Après avoir refusé, en 1945, de laisser l'empereur Haïlé Sélas-


sié réaliser à son profit l'ambition mussolinienne de la « grande
Afrique orientale », les puissances assistent actuellement à l'union
des « Somalies » à la corne orientale de l'Afrique. C'est du moins
ce que laisse supposer l'union, au sein de la République Somalie,
le 1er juillet 1960, du Somaliland ex-britannique et de la Somalia
ex-italienne, Etats indépendants depuis cette même date. Quelques
jours plus tôt, à l'issue d'une réunion tenue à Hargeisah et destinée
à préparer la fusion entre ces pays, un communiqué rendait publics
les principes retenus par les délégués somalis :
Adopter les principes et enseignements d'un « socialisme
islamique » ;
Etre neutraliste ;
Refuser toute aide matérielle qui serait assortie de conditions
politiques ou entraverait la liberté d'action gouvernementale ;
Donner son appui et son adhésion aux décisions de Bandoung
et des autres conférences afro-asiatiques ;
Porter secours à tous les pays qui luttent pour leur
affranchissement des liens du colonialisme ;
Intensifier le développement des moyens de défense ;
Reconnaître le gouvernement d'Algérie « en exil » ;
Etablir des relations diplomatiques avec tous les pays du
monde, à l'exception d'Israël et de l'Union sud-africaine.

En avril dernier, les Somalis des districts nord du Kenya


avaient adressé une lettre à la Reine Elisabeth II et une pétition
à l'O.N.U., menaçant de faire sécession. Les Somalis placés sous
administration éthiopienne s'agitent depuis des années et les
incidents de frontières sont fréquents, sur les confins de l'ancien
Somaliland, entre soldats éthiopiens et nomades somalis à la recherche
de zones de pâturage pour leurs chameaux. Enfin, en Côte
française des Somalies, depuis la destitution de M. Mahmoud Harbi
de son poste de président du Conseil du gouvernement local —
après le référendum de septembre 1958, consultation au cours de
laquelle il fit campagne pour le non — certaines tribus somalies
regardent vers Mogadiscio et Hargeisah. Ainsi la création de la
République Somalie peut-elle apparaître comme une étape vers
l'absorption de la Côte française des Somalies — d'ailleurs en
majorité peuplée d'éléments non-somalis — et vers la montée des

865
Philippe Decraene

musulmans à l'assaut du glacis chrétien et pro-occidental que


constitue l'Ethiopie.
A ce sujet, on s'interroge pour savoir si la politique en cours
est à porter au crédit du projet de Grande Somalie à leadership
cairote ou à celui du projet d'inspiration britannique.

III. LES FACTEURS EN CAUSE

Certains échecs des projets de regroupements régionaux


permettent de tirer de premiers enseignements. La plupart des
républiques africaines n'ont accédé à la souveraineté internationale que
très récemment. Leur indépendance est trop nouvelle pour qu'elles
acceptent d'en déléguer la moindre parcelle. C'est ainsi que, malgré
les pressions marocaines, la République Islamique de Mauritanie
conserve une attitude très réservée tant à l'égard de ses voisins de
l'ancienne Fédération du Mali qu'à l'égard des Etats de l'Entente.
C'est ainsi que le Nigeria, qui groupe la population la plus
nombreuse de toute l'Afrique, n'accepte pas l'idée d'une fédération
ouest-africaine dont le leadership pourrait revenir au Ghana. En
novembre 1959, M. Tawafa Bale"wa, premier ministre fédéral,
originaire du Nigeria du Nord, déclarait au cours d'une interview
accordée à une agence américaine : « Les pays africains doivent
avoir une forme de compréhension commune, mais l'hypothèse
d'une union politique entre les divers pays africains manque de
réalisme et est inconcevable. Les pays africains qui ont accédé à
l'indépendance ne doivent pas abandonner leur souveraineté ».
« Le Nigeria, devait poursuivre le premier ministre, se doit de
parler librement et franchement au Ghana et à la Guinée à ce sujet »,
et il conclut : « Nous, Nigériens, veillerons jalousement à garder
notre souveraineté après l'indépendance, sans nous ingérer dans la
souveraineté d'autres pays ».
De son côté, en septembre 1959, M. Obafemi Awolowo,
premier ministre du Nigeria occidental, affirmait au représentant
de l'Agence Reuter : « On manquerait du sens des réalités si on
cherchait à créer des Etats-Unis d'Afrique, ou même à mettre sur
pied, entre tous les pays africains, une coopération économique
semblable à celle qui existe en Europe occidentale. Toute tentative

866
L'Afrique au Sud du Sahara

sérieuse pour réaliser une union politique des Etats africains provo-
quera obligatoirement la méfiance et le désaccord parmi ces Etats.
Une association économique et culturelle analogue au Marché
commun européen, entre les Etats africains, relève de la fantaisie
tout autant que l'union politique ».
Plus nuancé, M. Ahidjo n'en concluait pas moins quelques
semaines auparavant à Yaounde : « La réalisation des Etats-Unis
d'Afrique est une oeuvre de longue haleine et, en attendant, le
devoir de tous les Etats africains est de s'organiser à l'intérieur,
de consolider leur économie. Ce serait mettre la charrue avant les
boeufs que de constituer un grand ensemble dont les parties
risqueraient d'être sans consistance. Les Etats-Unis d'Afrique, s'ils
peuvent être réalisés, ne vaudront que par les Etats qui les
composeront ».
D'autre part, M. Ahidjo a souligné que la recherche de l'unité
africaine ne devait pas autoriser des ingérences. « En ce qui nous
concerne, a-t-il dit, il faut que l'on sache que si nous sortons de la
tutelle de la France et de l'O.N.U., ce n'est pas pour nous
soumettre à la tutelle directe d'un autre pays. Il ne faudrait pas que
l'unité africaine, qui devrait être un moyen d'émancipation des
peuples sous -développés, constitue un risque supplémentaire de
guerre froide ou chaude. »
Les manifestations de vigueur des nationalismes africains
peuvent prendre une forme violente. Ainsi les troubles qui ont éclaté
en Côte d'Ivoire (octobre 1958) à Abidjan, et au cours desquels
des centaines de Dahoméens ont été molestés, procèdent d'un
nationalisme élémentaire, mais exacerbé. Les « Popos », comme les
originaires de Côte d'Ivoire appellent péjorativement les
Dahoméens, sont généralement jalousés par les Africains des autres
territoires qui leur reprochent d'occuper les postes de « clarks »
qu'eux-mêmes n'avaient pu conquérir.
Les coupures intervenues au sein des grands ensembles
ethniques, à la suite de l'implantation européenne, gênent la formation
des unités nationales. Or, plus qu'aucun autre continent l'Afrique
offre l'exemple d'un morcellement extrême des ethnies. Ainsi, les
tribus masaïs. dont le territoire s'étend d'une part au Tanganyika
sur une superficie égale au dixième de celle de la France et d'autre
part au Kenya sur plus de 30 000 km2, demandent que les
frontières du Masaïland soient déplacées de telle façon qu'ils puissent
se regrouper totalement, soit au Kenya, soit au Tanganyika avant
l'octroi de l'indépendance. Un Front de l'Unité Masaï s'est érigé

867
Philippe Decraene

en mouvement politique et a déjà déposé une demande en ce sens


auprès de Sir Patrick Rennisson, gouverneur du Kenya, en juillet
dernier. La frontière qui tronçonne actuellement le Masaïland a été
établie par un accord anglo-allemand en 1 890, évidemment sans


avis préalable des tribus concernées. Les Masai's sont, d'autre parti
inquiets au sujet d'un projet établi par un ressortissant suisse, ins-'
tallé dans le Nord du Tanganyika comme exploitant agricole,

'
M. Albert Kuenzler, et qui souhaiterait voir une partie du Masaï-,'
land utilisée pour réinstaller les tribus warusha. M. Kuenzler est!
actuellement en Suisse où il cherche à réunir les fonds — son plan

,
prévoit un budget de deux millions de francs suisses —
nécessaires à la réalisation de ce projet. D'ores et déjà, le plan Kuenzler
prévoit l'affectation d'un territoire aux tribus warusha. Il aurait
reçu l'approbation officieuse du gouvernement local.
Au Kenya, les efforts de regroupement général des divers
partis politiques se heurtent à des difficultés tribales. En effet, la
Kenya African National Union (K.A.N.U. ), qui rappelle l'ancienne
Kenya African Union, est dirigée par des leaders uniquement
kikuyu, tels MM. Jomo Kenyatta, Gichuru et Kiani. De son côté,
la Nairobi People's Convention de M. Tom Mboya, qui a conservé
son autonomie d'action, est essentiellement animée par des
membres des tribus lovo. Aussi, M. Masende Muliro, adversaire de
M. Mboya, s'apprête-t-il à recueillir au sein de son Kenya African
People's Party l'adhésion de deux importants groupes tribaux qui
redoutent la domination des Kikuyu et des Lovo ; à savoir,
l'Alliance Politique Kalendjin et le Front Uni Masaï.
Les sanglantes bagarres de Brazzaville qui, opposant Balali et
Mbochi, firent trois cents morts et plusieurs centaines de blessés
en février 1959, montrent à quel degré de violence peuvent
conduire les rivalités entre ethnies. De même, les incidents qui depuis
plus d'un an opposent, dans la province congolaise du Kasaï, les
Lulua et les Baluba constituent un autre exemple de conflit tribal.
Les Lulua, population autochtone de la région de Luluabourg, ont
progressivement vu s'installer trois ou quatre vagues d'immigrants
baluba, surtout depuis l'installation européenne : une des premières
fuyait les esclavagistes arabisés et atteignit le Kasaï vers 1895-
1900 ; la seconde fut attirée par les missions catholiques ; une
troisième, enfin, fut provoquée entre 1925 et 1940 par la construction
du chemin de fer destiné à relier Port-Franqui à Bukama. Ainsi,
petit à petit, les Baluba devinrent plus nombreux que les Lulua sur
leurs propres terres. Au surplus, les premiers réagirent bien à l'oc-

868
L'Afrique au Sud du Sahara

cupation coloniale, se mettant rapidement au courant des méthodes


européennes, acquérant formations professionnelle et intellectuelle
que les Lulua négligeaient. Luluabourg comptait, dès 1952, une
population baluba double de celle des Lulua, et l'administration
coloniale avait créé, à l'intention des nouveaux arrivants, des chef-
feries extra-coutumières. Les Lulua s'inquiétèrent de la perte d'une
large part de leurs terres et du fait que les Baluba accaparaient
la plus grande partie des richesses économiques et commerciales.
Or, comme les Kikuyu du Kenya, par exemple, sous le poids de
la pression démographique, les Lulua étaient poussés à étendre leurs
cultures, à rechercher de nouveaux emplois, ce qui les entraînait
inévitablement à un conflit avec leurs concurrents baluba. Devant
le dynamisme de ces derniers, et pour tenter d'y mettre un frein,
les Lulua constituèrent en 1952 l'association culturelle des « Lulua-
frères », laquelle joua un rôle important lors des élections
municipales de décembre 1958, instaurant une discipline de vote qui
permit aux Lulua de conquérir un des deux sièges de bourgmestre
de Luluabourg. En août 1959, 115 de leurs chefs et notables
exigèrent même des autorités belges la fondation d'un Etat lulua.
C'est vers cette date que débuta une eft ervescence qui est loin
d'être calmée. La force publique dut intervenir à plusieurs reprises
au Kasaï et, le 4 août 1959, M. Kalonji, président de la section
du Mouvement National Congolais du Kasaï, adversaire déterminé
de M. Lumumba, devenu depuis chef du gouvernement congolais,
fut arrêté sous l'inculpation d'incitation à la haine raciale. La
disparition de l'autorité coloniale n'a pas dissipé ces rivalités qui
menacent de transformer le Kasaï et le Nord du Katanga en un
véritable champ clos, laissant libre cours à d'impitoyables guerres
tribales du type de celle qui ravagea la région de Luluabourg en
octobre 1959.
Au Tchad, comme au Soudan ex-anglo-égyptien, les
musulmans arabisés du Nord vivent en opposition permanente avec les
populations animistes christianisées du Sud. Ces dernières, parce
que noires et étrangères à l'Islam, sont estimées inférieures.
Au Dahomey et au Togo, les populations côtières, plus
évoluées parce que depuis plus longtemps en contact avec les
commerçants et traitants européens, vivent en médiocre intelligence avec
les populations de l'intérieur. Les responsables politiques sont
d'ailleurs obligés, dans ces régions, de se présenter sous des étiquettes
différentes suivant qu'ils s'adre^senl aux gens du Nord ou à ceux
du Sud.

869
Philippe Decraene

Cet antagonisme Nord-Sud existe également en Guinée où les


peuples christianisés de la zone littorale se mêlent peu aux peuples
ismalisés du Fouta-Djallon et de la région soudanaise. Il est plus
net encore au Libéria où une minorité d'origine afro-américaine
maintient, à partir de Monrovia, une tutelle sur les tribus
autochtones de l'hinterland. On retrouvait un phénomène identique en
Sierra-Leone où la minorité créole, descendant des esclaves
britanniques installés à Freetown à la fin du xrxe siècle, maintenait
sous sa coupe tout l'intérieur du pays, sorte de vaste protectorat
moins développé.
Le problème est plus complexe encore au Ghana, au Nigeria,
en Ouganda. Au Ghana, la frange côtière, relativement évoluée, vit
difficilement en symbiose avec le pays ashanti (très traditionaliste)
et le Togoland voisins, et surtout avec les anciens « Northern
Territories » sous-développés et politiquement attardés. Au Nigeria,
s'opposent les uns aux autres les Haoussa du Nord et leurs émirs
musulmans, les Yorouba de l'Ouest, les Ibos de l'Est et les Bami-
léké du Sud-Cameroun britannique dont les élections de janvier
1959 ont, une fois encore, mis en valeur le particularisme.
Redoutant l'hégémonie des « gens du Sud », les chefs haoussa et kanouri
du Nigeria septentrional ont demandé et obtenu que leur pays
ne bénéficie du régime de l'autonomie interne qu'après les régions
orientale et occidentale. Soucieux d'avoir le temps de former des
cadres administratifs en nombre suffisant, les dirigeants de Kaduna
et de Kano n'obtinrent ainsi le « self-government » qu'en mars
1959, tandis que celui-ci avait été octroyé aux autorités d'Ibadan
et d'Enugu dès août 1957. De nombreux problèmes de minorité
se posent au Nigeria du Nord et les sanglantes émeutes qui ont
éclaté en octobre 1960 en pays Tiv en soulignent la gravité.
La situation est sensiblement analogue à Madagascar, où
l'antagonisme entre les populations mérina des hauts-plateaux et les
tribus côtières n'est pas encore dissipé. Ainsi, un des soucis majeurs
de M. Tsiranana, président de la République malgache, fut — en
s'opposant un temps à l'accession de l'île à l'indépendance —
d'éviter qu'une hégémonie mérina ne s'instaure au détriment des
« côtiers ».
En Ouganda enfin, l'importance dominante du royaume de
Buganda sur les autres menace l'équilibre interne ; il en est de
même du voisinage de ce royaume avec d'autres sociétés bantoues
moins évoluées, notamment les populations du Nord d'origine nilo-

870
L'Afrique au Sud du Sahara

tique dont la situation rappelle celle des tribus de la province


soudanaise d'Equatoria.
Les forces traditionnelles ont, dans certains pays, conservé une
influence prépondérante. C'est ainsi que la chefferie constitue
encore un facteur de balkanisation de l'Afrique contemporaine.
En effet, même lorsqu'elle dépasse le cadre du canton, la chefferie
occupe généralement une étendue territoriale limitée, en tous cas
toujours inférieure à celle de l'Etat proprement dit. D'autre part,
de nombreuses chefteries coexistent au sein d'un même peuple.
Enfin, celles-ci cherchent à mettre à profit les moindres
circonstances pour accroître ou conserver leurs pouvoirs.
Dans certains pays, la Haute-Volta par exemple, les chefs se
sont d'ailleurs groupés d'eux-mêmes en syndicats. C'est ainsi que
le Groupement des Indépendants Ruraux du Tchad (G.I.R.T. ),
parti rassemblant la majorité des chefs coutumiers de la République
du Tchad, envisageait en 1958 de s'ériger en syndicat qui aurait
pu s'affilier à la centrale métropolitaine « Force Ouvrière ».
Le Dr Nkrumah a eu avec YAshanténé, chef supérieur des
tribus ashanti, des difficultés supérieures à celles qui l'opposent à ses
adversaires politiques de l'United Party, regroupés autour du
professeur Busia. En effet, la plus grande partie du cacao, ressource
économique essentielle du Ghana, provient du pays ashanti. Et c'est
avec les plus expresses réserves que les chefs ashanti ont accepté
l'intégration de leur territoire à un Etat unitaire. Une épreuve de
force se poursuit depuis 1957 contre la chefferie ashanti, ce qui
laisse subsister les menaces de sécession.
Au Cameroun, l'Union des Populations Camerounaises (U.P.C.)
utilise tactiquement les querelles entre chefteries pour s'imposer
au pays bamiléké. dans l'Ouest du pays. D'autre part, les chefs
peuhls islamisés du Nord-Cameroun, qui maintiennent sous leur
souveraineté une population majoritaire non-islamisée, les Kirdi,
supportent mal de vivre au sein d'un même Etat et sur un pied
d'égalité avec les populations christianisées du Sud : Douala,
Ewondo et Bassa.
Au Tchad, c'est l'attitude des chefs coutumiers qui, ayant
brusquement décidé de quitter en décembre 1958 la coalition
gouvernementale, a permis le renversement de M. Gabriel Lisette et ouvert
la voie à la série de crises ministérielles qui précéda la nomination
de M. Tombalbaye au poste de chef du gouvernement.
En Haute- Volta, les éléments les plus hostiles à l'adhésion de
ce pays à la Fédération du Mali se recrutent surtout dans l'en-

871
Philippe Decraene

tourage du Moro-Naba dont la puissance s'étend sur 1 800 000


mossis. Et il est incontestable que ce souverain a contribué à faire
revenir M. Yaméogo sur sa décision d'apporter l'adhésion de la
République voltaïque au Mali.
Après le vote de la Constitution sénégalaise, le gouvernement
de M. Dia se heurta à une opposition des chefs religieux. Ceux-ci
s'inquiétaient du caractère laïque que les dirigeants socialistes
locaux ont donné au texte constitutionnel. Il fallut de longs contacts
entre M. Senghor et les autorités musulmanes pour parvenir à
allier les éléments du Parti de la Solidarité Sénégalaise qui
critiquaient la politique « anti-cléricale » du gouvernement de M. Dia.
La tragi-comédie du royaume du Sanwi, qui éclata au cours de
l'été 1959 à Abidjan, est un exemple caricatural des difficultés
entre élus et chefs traditionnels. A cette époque, en effet, les
autorités de Côte d'Ivoire eurent à affronter la revendication du roi
d'Assinie, S. M. Amon Ndoffou III. Ce souverain, qui « régnait »
sur un petit royaume de 8 000 km2, où vivent 45 000 sujets,
refusait de s'intégrer à la République de Côte d'Ivoire. Il réclamait,
par contre, l'établissement de liens directs entre sa capitale (Krin-
jabo) et Paris, et l'application stricte du régime de protectorat à
ses concitoyens. A l'appui de sa demande, S. M. Amon Ndoffou III
avançait deux textes. Le premier est le traité passé en décembre
1687 entre son ancêtre Accasiny et l'officier de marine Ducasse. Le
second est l'accord de protectorat passé en juillet 1843 entre le roi
Amatifou et le lieutenant de vaisseau Fleuriot de Langle.
L'existence de ces actes diplomatiques — et un incontestable
particularisme tribal —, le fait que le Sanwi ait servi de tête de pont à
la pénétration française en Côte d'Ivoire et stoppé l'expansion
britannique à l'Ouest de l'actuel Ghana incitaient le roi d'Assinie
— aujourd'hui en prison après un procès au verdict très sévère —
à demander la constitution d'un « Liechtenstein africain ».
Pour éviter de semblables ennuis, certains gouvernements ont
adopté des mesures en quelque sorte préventives. C'est ainsi qu'en
Guinée, avant même l'indépendance, le premier geste du
gouvernement de M. Sékou Touré a été de supprimer la chefFerie,
enlevant ainsi tout pouvoir politique aux almamys peuhls du Fouta-
Djallon. Aussi, en contrepartie, certains observateurs estiment-ils
que si le nouveau gouvernement guinéen devait un jour faire face
à des difficultés internes, celles-ci pourraient provenir des chef-
feries du Fouta.

872
L'Afrique au Sud du Sahara

De la même manière, avant même que fussent mises en place


les institutions maliennes, M. Dia réalisa au Sénégal une
importante réforme administrative qui se traduisit notamment par le
remplacement des chefs de canton.
En revanche, certains gouvernements ont suivi une attitude
résolument inverse de celle de MM. Sékou Touré et Mamadou
Dia. C'est ainsi qu'au Cameroun, en promulguant le 1er janvier
1959 le nouveau statut, M. Ahidjo y a inséré un article préservant
les droits des chefs. C'est ainsi que chacune des trois provinces de
la Fédération du Nigeria assure une large représentation des
chefs au sein des assemblées locales.
Les questions de personne ont actuellement une importance
décisive dans la politique africaine. Les longs démêlés de M.
Leopold Sédar Senghor, disciple de Me Lamine Guèye, avec son
ancien maître sont restés légendaires. La crise malienne, dont le
prétexte initial a été une compétition entre Sénégalais et
Soudanais pour la présidence de la République, a montré qu'aux
nouvelles compétitions — entre MM. Dia, Senghor et Keita — se
superposaient les anciennes ; les Soudanais soutinrent la
candidature du maire de Dakar contre celle de l'ancien président de
l'Assemblée fédérale malienne.
La querelle de l'exécutif fédéral aujourd'hui apaisée, qui divisa
l'Afrique noire d'expression française en deux clans ennemis a été,
plus qu'une querelle entre « fédéralistes » et « anti-fédéralistes »,
la conséquence de la rivalité entre Dakar et Abidjan ou, plus
exactement, entre MM. Senghor et Houphouët-Boigny, chacun des
deux hommes aspirant au leadership politique de l'ancienne A.O.F.
Depuis l'accession de la Guinée à l'indépendance, la succession de
M. Sékou Touré, qui jouait le « troisième homme », est
incontestablement briguée par M. Modibo Keita qui, après avoir fait
défection à M. Houphouët-Boigny, n'a pas hésité à quitter ses nouveaux
amis du P. F. A. pour poursuivre séparément la réalisation de ses
aspirations politiques.
En Afrique britannique, le leadership paraît âprement disputé
entre MM. Kwame Nkrumah et Azikiwé. Au Nigeria même, trois
hommes politiques revendiquent avec la même force les
responsabilités de la direction de l'Etat : MM. Azikiwé et Awolowo et le
Sadaurna de Sokoto.
Une des raisons essentielles de la fragilité du projet de fusion
Ghana-Guinée apparaît généralement être l'impossibilité d'un bicé-

873
Philippe Decraene

phalisme Sékou Touré - Kwame Nkrumah. Et, dans le cadre d'une


éventuelle confédération Ouest-Africaine, on ne peut dire à qui
devrait échoir le leadership parmi MM. Nkrumah, Sékou Touré,
Tubman, Azikiwé, Awolowo, Senghor, Dia, Houphouët-Boigny
ou Modibo Keita.
Les propos tenus par M. Mamadou Dia, chef du gouvernement
du Sénégal, au cours de son séjour à Paris à l'occasion de la
première session du Conseil exécutif de la Communauté, sont
significatifs. Il rejetait alors simultanément toute idée de « ghanacrati-
sation » de l'Ouest africain et tout « complexe guinéen » de la part
des Etats, membres de la Communauté, qui avaient répondu
positivement au référendum du 28 septembre 1958. On n'ignore pas les
discours de M. Touré contenant de sévères remarques à l'égard
des leaders maliens, ceux de M. Keita critiquant le Dr Nkrumah
ou le président de la République guinéenne ou les reproches amers
■= — et mutuels — que se font Nigériens et Ghanéens.
Si les rivalités de personne sont moins aiguës en Afrique
centrale et orientale, c'est parce que ces régions se caractérisent encore
par un manque de personnel politique. MM. Hastings Banda, Jomo
Kenyatta, Julius Nyerere et Tom Mboya n'ont, en Afrique
orientale, aucun concurrent valable. Néanmoins, ce n'est pas sans
inquiétude que l'on a pu voir M. Mboya récemment conspué à son
arrivée à Nairobi par des amis de MM. Koinange et Kenyatta qui
estiment trop conciliant le jeune syndicaliste. De même, l'autorité
de M. Julius Nyerere, au sein de la Tanganyika African National
Union (« Tanu ») est de plus en plus contestée par des éléments
plus révolutionnaires dont certains comptent pourtant parmi ses
collaborateurs directs.
Pour être plus technique, l'obstacle linguistique ne doit
cependant pas être négligé. On compte plus de six cents langues
africaines, ce qui n'est pas pour faciliter la constitution de vastes
ensembles régionaux. La plupart du temps, ce sont les colonisateurs
européens qui ont apporté avec eux une première unité linguistique.
D'ailleurs, dans le rapport politique qu'il présentait en juillet 1958
au congrès de Cotonou, M. Senghor affirmait : « Lorsque nous
combattons les colonialistes français, nous nous servons des armes
françaises : de la langue française, de la logique française, du droit
français. C'est tellement vrai que les anciens protectorats, promus
à l'indépendance, réclament sur un ton véhément des professeurs...
français ».

874
L'Afrique au &ud. du Sahara

Certes, l'an dernier, le Dr Nkrumah a décidé de prendre des


mesures pour favoriser l'enseignement du français au Ghana.
Certes, MM. Dia et Senghor ont le souci de faciliter
l'enseignement de l'anglais dans les territoires de langue et de culture
françaises. Quant à M. Sékou Touré, il a mis au point un programme
d'enseignement accéléré de l'anglais en Guinée.
Mais les premiers fruits de tous ces efforts ne pourront être
recueillis que dans plusieurs années. Actuellement, les éléments
bilingues sont exceptionnels tant dans les territoires britanniques
que dans les territoires français. Et dans l'immédiat, en raisonnant
par exemple sur le cas concret du Cameroun méridional
britannique qui souhaite être rattaché au Cameroun français, — les
entretiens Foncha-Ahidjo d'octobre dernier ont confirmé cette
intention — on voit mal comment francophones et anglophones
pourront être dirigés par un gouvernement commun, régis par une
administration commune.
Séquelle de la colonisation, la présence de minorités blanches
importantes, en certains points du continent, peut constituer un
obstacle à l'unité. Il ne s'agit cependant que d'un phénomène
exceptionnel, car les conditions géographiques propres à l'Afrique y ont
généralement découragé la colonisation de peuplement. C'est ainsi
que l'ancienne A.O.F. ne compte pas 90 000 Européens, malgré
une superficie excédant huit fois celle de la France. De même,
sur 36 millions d'habitants, le Nigeria ne compte que 20 000
Européens.
Il faut cependant rappeler que les éléments allogènes blancs
détiennent le plus souvent l'essentiel des moyens de production et
que leur revenu propre représente une part considérable du revenu
national global. On notera, pour l'Afrique occidentale, les
différences entre les territoires britanniques et les territoires français.
Dans les premiers, la présence européenne se limite à quelques
fonctionnaires et hommes d'affaires ; elle a un caractère purement
catalytique. Dans les seconds, par contre, les effectifs européens
— tout en restant faibles d'une manière absolue —- sont
1'
relativement plus élevés : « africanisation » des cadres subalternes dans
l'administration et le commerce y a été poussée plus tardivement.
La sécession katangaise, dont il est encore trop tôt pour
étudier le développement, fournit évidemment le meilleur exemple de
balkanisation consécutive à l'action d'une minorité blanche. Il est
hors de doute que M. Tschombe, premier ministre katangais, a

875
Phïlivpe Decraene

reçu un appui considérable de l'Union Minière du Haut-Katanga


avant de se décider à proclamer l'indépendance de sa province. En
tout cas, la Conakat, parti animé par M. Tschombe, est
pratiquement, depuis sa création, soutenu par l'Union Katangaise,
mouvement de colons belges qui préconise depuis plusieurs années
l'éclatement de l'ancien Congo belge. En effet, les militants de l'Union
Katangaise ont estimé que les districts miniers du Katanga
peuvent constituer à eux seuls un Etat, tourné vers le copperbelt rho-
désien, dirigé par les éléments européens qui ne consentiraient
qu'un minimum de droits politiques aux Africains, tout en
pratiquant à leur égard une politique de promotion sociale. D'autre part,
le rôle de premier plan joué à Elisabethville par les parachutistes
belges, notamment l'action d'officiers tels que M. Weber. conseiller
militaire du premier ministre du Katanga, souligne combien, même
dans les situations les plus difficiles, certaines fractions de la
population européenne ne renoncent pas à intervenir pour infléchir les
conditions politiques locales. Les hésitations des gouvernements
provinciaux du Kasaï et du Kivu, cependant restés fidèles au
gouvernement central congolais, — si l'on excepte la sécession du Sud-
Kasaï cautionnée par M. Kalonji — montrent qu'il reste encore
des chances de succès pour de telles entreprises.
Dans le même esprit, le Dominion Party envisage la
dislocation de l'actuelle fédération Rhodésie-Nyassaland. Ses militants
veulent y substituer un « Etat blanc », comprenant les deux Rho-
désies, et un « Etat noir » regroupant le Nyassaland et le Barot-
seland.
Ces projets, qui tendent à maintenir la présence européenne
dans quelques « zones réservées » et relèvent de la balkanisation
délibérée, ne constituent que des cas exceptionnels, mais
concernant des régions riches de l'Afrique.
Il faut y ajouter cependant l'exemple unique de l'Union Sud-
africaine -— sorte d'agrégation défensive — où les éléments
africains sont maintenus totalement à l'écart des trois millions de
blancs. Tandis que la plupart des puissances métropolitaines
étudient la possibilité de faciliter l'accession des Africains à
l'exercice des responsabilités politiques, le gouvernement de l'Union
adopte une politique radicalement opposée. C'est ainsi que M. Ver-
woerd, actuel premier ministre, a supprimé toute représentation
de la population africaine au sein du Parlement de l'Union et s'est
attaché à la mise en place d'entités politiques strictement afri-

876
U Afrique au Sud du Sahara

caines — les Bantoustans — dont les blancs sont maintenus


rigoureusement à l'écart.
Notons aussi que les inégalités en matière d'évolution
économique dressent un obstacle à l'unification de l'Afrique. Ainsi,
malgré la volonté manifestée par les partisans du Parti
Démocratique National Camerounais de M. Foncha, de fusionner ce pays
avec la République du Cameroun, certaines réticences se
manifestent à Yaounde. Certains milieux politiques y soulignent en effet,
non sans raison, que l'ampleur du sous-développement de l'enclave
anglaise constituera une charge économique supplémentaire pour le
nouvel Etat camerounais.
C'est ainsi que l'on voit des Etats réclamant pourtant l'aide
financière de la France, qui se refusent à lier leur sort à celui de
leurs voisins, moins favorisés par la nature. Cette notion de richesse
territoriale est d'ailleurs fragile, car elle peut relever d'un
phénomène très temporaire. Elle est cependant à la base de l'attitude
du Gabon dans la volonté irréversible de ses dirigeants d'établir
dés liens directs entre Libreville et Paris. De même rend-elle compte
de la position ivoirienne avant la création du Conseil de l'Entente.
« Territoire-pilote » de l'ancienne A.O.F., par son degré
d'évolution économique, la Côte d'Ivoire dispose grâce à ses
exportations de café et de cacao d'un substantiel excédent annuel de
devises. Et la classe bourgeoise, composée de petits planteurs
africains, refuse de partager ces profits avec les membres d'une
Fédération dont le fonctionnement des seuls services serait extrêmement
onéreux. Elle a cependant accepté de se rallier à la formule de
coopération interterritoriale du Conseil de l'Entente. Quant au
Gabon, ses 400 000 habitants entendent conserver les profits que
leur procurent leurs exportations d'okoumé. Ils refusent surtout de
mettre en commun les immenses ressources potentielles que
représentent les gisements de manganèse de Franceville, d'uranium de
Mounana, de fer de Nyanga-Tchibanga dont l'exploitation
commencera prochainement.
Dans le cas du Gabon et de la Côte d'Ivoire, ces « égoïsmes »
locaux doivent être nuancés ; les mauvais souvenirs laissés par
l'ancienne gestion fédérale ont en effet joué un rôle. D'autre part, c'est
la Côte d'Ivoire qui est à l'origine de la création du Fonds de
solidarité du Conseil de l'Entente, dont le soutien est acquis aux
Etats défavorisés que sont le Niger, la Haute- Volta et le Dahomey.
Cependant, il reste que les jeunes Etats africains, handicapés par

877
56
Philippe Decraene

un sous-développement considérable, ont tous le souci d'éviter


d'accroître ce fardeau.
Dans le contexte d'une Afrique unifiée, de nombreux problèmes
de concurrence économique qui se posent déjà seront aggravés,
tant dans le domaine de la production proprement dite que dans
celui des investissements. Que deviendront alors les anciennes
protections douanières ? Si l'arachide du Sénégal, et le coton du
Tchad, trouvent preneurs sur le marché métropolitain, c'est en effet
grâce au système protectionniste instauré en leur faveur par la
France. De même, la « préférence impériale », caractéristique
économique essentielle du Commonwealth, stimule les ventes dans les
territoires de mouvance britannique.
D'autre part, les dispositions réglementaires du Marché
commun européen indisposent d'ores et déjà Nigeria et Ghana.
Comment les territoires associés à la France pourront-ils faire
coïncider leurs intérêts panafricains avec leurs intérêts européens ?
Dans le domaine des investissements, des choix inévitables
devront être faits. Et il sera sans aucun doute extrêmement
difficile de se prononcer sur telle ou telle priorité, sur telle ou telle
localisation. Si l'on se limite au seul exemple de l'électro-métal-
lurgie de l'aluminium, ressource essentielle du continent noir, on
constate que sont actuellement en concurrence les projets suivants :
« Volta River Authority » au Ghana, « Konkouré » en Guinée,
« Kouilou » au Congo ex-français et « Inga » au Congo ex-belge.
Dans le cas des productions minières, conviendra-t-il — dans
le cadre d'Etats-Unis d'Afrique — de pousser l'extraction de la
bauxite en Guinée, au Ghana ou au Congo ex-belge ? Faudra-t-il
extraire le fer de Mauritanie de préférence à celui du Libéria,
l'étain du Cameroun ou celui du Nigeria ?
Dans le domaine des productions agricoles, comment la
production cacaoyère du Ghana s'harmonisera-t-elle avec celle du
Cameroun et de la Côte d'Ivoire ? La production d'huile de palme
du Nigeria devrait-elle être stimulée aux dépens de celle du Congo
et du Dahomey ?
On ne s'étonne guère en général de l'indifférence, voire de la
méfiance, manifestée par la Côte d'Ivoire contre un éventuel
regroupement des territoires de l'ancienne A.O.F. On ne doit pas
davantage être surpris de l'indifférence de la plupart des dirigeants
nigériens devant les projets d'Etats-Unis d'Afrique. En effet, à Lagos,
pas plus qu'à Ibadan. on ne souhaite compromettre la prospérité
acquise en intégrant l'économie locale dans un ensemble plus vaste.

878
UAfrique au Sud du Sahara

Enfin, parmi les nationalistes africains, il en est qui, d'ores et


déjà, critiquent le panafricanisme. C'est le cas de certains
étudiants. Un document qui émane de la F.E.A.N.F. (Fédération des
étudiants d'Afrique noire), dont les animateurs joueront un rôle
essentiel dans l'Afrique de demain, contenait des critiques fort
vives contre le panafricanisme, incriminant notamment « ses aspects
négatifs ». L'avenir, immédiat — car l'Afrique est désormais
sortie brutalement de son immobilisme — nous dira si oui ou non le
panafricanisme vit, selon l'expression d'un éditorialiste parisien,
« son printemps ».

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