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Le personnalisme d'après le P. Grenier
Le personnalisme d'après le P. Grenier
Le personnalisme d'après le P. Grenier
notions si claires et si concises; les Questions disputées et les Opv.«- dans l'extase, le Stagyrite s'avance calme et posé, et du geste de
cules, par exemple celui conlrc A verrues, au plan large et fécond ; sa main étendue vers le sol, il paraît dire : Avant tout, la base
la riche Somme contre fes Gentils et la profonde Somme ttn'oïogiq>ie : solide. C'est celte préoccupation qui a toujours guidé dans ses
si nous voyons combien il est consciencieux, fidèle àpeser le pont- recherches le prince de l'Ecole.
ci le contre dans la balance de la saine raison; avec quelle clarté, Personne ne saurait nier que la philosophie de saint Thomas
avec quelle pénétration il traite ou touche toutes les questions ne s'élève au plus pur spiritualisme ; mais on aurait tort de
qui tour à (tour occupent l'esprit humain dans le cours des siècles; prétendre, d'autre part, qu'elle donne dans les rêveries. Aussi
si nous constatons enfin flans ses ouvrages ce que Leibnitz peu empiriste qu'un voyant, il -cherche à combiner sagement
« l'observation et la spéculation, la méthode expérimentale et la
appelle leur solidité », et Victor Cousin, « la plus haute me-
sure de justesse et d'équilibre » (1\ nous aurons le droit de A\ro métaphysique. C'est ce qu'atteste, si je ne me trompe, sa doc-
trine sur la première origine de notre connaissance, sur la rela-
qu'aucun savant impartial ne saurait dédaigner ce génie, le plus
tion de la pensée à l'être, sur l'âme et sur Dieu.
grand parmi les docteurs des plus illustres universités du moyen
La première origine de nos connaissances, de celles mêmes qui
âge, et nous nous expliquerons difficilement l'étrange conduite
de ceux qui, désireux de courir les grandes mers, ne font ici que excèdent les sens, il ia place dans la perception sensible (i). Non pas
que les sens perçoivent tout ce qui est connu par l'intelligence ;
longer les côtes, sans se donner la moindre peine pour sortir de
leurs préjugés.
mais l'intelligence, mise en éveil par la connaissance sensible,
trouve dans ce que les sens ont perçu les moyens qui l'aident à
Ainsi un examen calme et rassis nous semble aboutir à cef le
s'élever graduellement aux notions les plus hautes (2). Car l'in-
conclusion : la philosophie, en saint Thomas, était une médita-
tellect humain, dépourvu à sa naissance de toute idée, ne peut
tion profonde, habituelle, un effort presque sans exemple pour
comprendre tout ce qui ne dépasse pas les limites fixées au sa- pas cependant être appelé une tabula rasa en ce sens qu'on
voir humain. Ses ennemis l'ont appelé un « rationaliste »: puisse le considérer comme purement passif, et comme n'ayant
d'autre rôle que celui de recevoir. Non, cet intellect est doué
Léon XIII, au contraire, lui décerne ce bel éloge que la raison,
d'une puissance éminemment active qui du particulier, de l'ac-
portée sur les ailes de Thomas jusqu'au faîte de la nature
ne monter cidentel et du contingent, nous fait parvenir à la connaissance
humaine, peut guère plus haut (2). Aussi de nos jours
les hommes judicieux, quelles que soient d'ailleurs leurs opinions, de l'universel, de l'essentiel, du nécessaire ; nous enrichit des
sont-ils convaincus qu'avec lui on peut apprendre à penser. notions d'être, de substance, de cause, d'effet et de mille autres,
et nous met en possession d'une science immuable, alors que les
objets qui nous entourent sont le jouet de vicissitudes infi-
nies (3). La faculté, le principe, c'est ici l'intelligence ; la per-
Il y a eu des penseurs de génie dont le système, très brillant ception sensible, c'est le point de départ.
et très ingénieux, a fini par s'ébranler et s'écrouler, parce qu'il La profonde aversion que saint Thomas professe pour toutes
manquait d'une base solide. Quelle était donc pour le Docteur sortes de spéculations vagues et flottantes ne ressort pas moins
Angélique la base de la philosophie ? clairement de sa théorie des rapports entre la pensée et l'être.
Raphaël, dans sa célèbre Ecole d'Athènes, a placé Aristote à La jeune Allemagne, enthousiasmée par les ardentes paroles
côté de Platon. Près de son illustre émule, qui semble plongé de maîtres supérieurs, applaudissait jadis à la philosophie de
se trompaient él range ni en t. En Thomas vil la science de son chapitres à l'exposition des avantages que les sciences physiques
donnent au philosophe : elles dissipent les ténèbres de la supers-
époque, le sentiment vrai do la nalure, la perspective du progrès
tition, et tout ce qu'il y a de bon, de beau et de ravissant dans
des sciences naturelles, le sursum conta de l'humanité.
les créatures pousse l'âme enflammée d'amour vers Dieu, la
lue vie riche et puissante circule au xiu" siècle. Les mathé-
source de toutes ces merveilles (1).
matiques fécondées par l'inspiration bâtissent les hères cathé-
Comme ce grand esprit, pétri de vie et de lumière, aurait
drales, où la foi chaule ses hymnes. Les graves réflexions, unies
applaudi aux brillants résultats de nos sciences physiques ! Car
au sentiment profond, mûrissent les temps pour la Ditina Com-
tant s'en faut que l'imperfection de ces sciences au xmc siècle fît
niedia de Dante ; les Universités sont pleines d'enthousiasme :
embrasser à saint Thomas, comme autant de principes généraux
Oxford, Bologne et Paris comptent quinze, vingt mille étudiants.
de sa philosophie, des opinions qu'on a le droit de croire
Mais là aussi saint Thomas trouve des idées matérialistes el
surannées auprès des théories certaines de la physique
panthéistes; il rencontre sur son chemin la plupart des sys-
moderne (2). Certes les calculs minutieux, les expérimentations
tèmes philosophiques qui divisent encore le monde, et, dans le
sein même des écoles chrétiennes, d'innombrables erreurs nées précises de nos jours étaient inconnus alors ; on était loin, à cette
des vaincs spéculations, ou empruntées d'Averroès et d'autres époque, du télescope découvrant aux regards de nouveaux mondes
steilaires, comme de l'analyse spectrale qui démontre la consti-
maîtres arabes.
tution chimique des coros célestes; aucune preuve ne faisait
(l'est au milieu de cette mêlée des esprits que sainl Thomas
entrevoir l'existence d'une nébuleuse d'où sont nés les sys-
d'Aquin lit entendre sa voix. Son regard perçanl embrassait
tèmes solaires; Finlmiment était voilé aux
petit regards; toute
toutes les idées de son siècle ; il voyait clair aux argumenta-
cette série de violentes convulsions terrestres, qui a précédé
tions des savants arabes. Ses oeuvres portent si visiblement
l'apparition de la vie, était inconnue. Et pourtant la philosophie
l'empreinte de la lutte des intelligences, et ii a si bien pénétré
de saint Thomas n'a pas vieilli; elle puise des forces toujours
dans les idées de ses adversaires, que je ne crains pas d'appliquer
nouvelles à ses principes féconds enracinés au plus profond de la
à sa philosophie ce que le professeur Pierson dit de la Sommr
vérité. Je m'explique.
fJiculogique : « Il formule les objections avec une précision Toute philosophie qui repose sur des opinions fausses ou
extrême ; à tel point qu'il n'a laissé que bien peu de. besogne aux seulement douteuses de la physique ancienne s'effondrera
penseurs de noire époque, et a la critique moderne des dogmes
nécessairement avec cette base même. Mais le grand Docteur
christiano-théologiques (I). » s'est choisi un terrain plus solide, c'est celui des faits élémen-
taires, universels, constants. Nous serons forcés de FaArouer si
nous examinons les arguments qu'il allègue, par exemple, contre
Si saint Thomas n'avait pas, comme nous venons de le voir,
l'athéisme ou en faveur de la spiritualité de l'âme. Quant au
assis ses raisonnements sur l'observation exacte des faits, lui
et son oeuvre se seraient bienlùl évanouis comme, de vains fan- progrès des sciences expérimentales, les principes posés par
saint Thomas sont si larges qu'ils ne sauraient mettre obstacle à
tômes, tandis qu'ils vivent toujours, au contraire. C'est qu'il
la découverte.
écoulait attentivement la voix éloquente de la nature et des êtres
Sans doute il voyait Dieu partout; pour lui, c'était Dieu qui
créés. L'univers et sa propre àme lui parlaient. « Quelles
ouvrait les écluses du ciel et dont la voix roulait sur les eaux
délices — dil-il — que la science de toutes les choses que conlicnt
le monde (2) ! » Dans sa Summa contra Gentiles il consacre trois
(1)Lîb. II, cap. ir-iv.
(1 StudirttorerJohautiesCaloîjtt,ji. 2-5. (2) LéonXIII. Encvcl./EterniFatris.
2 TaPialm. XXVI.n. </.
SAINTTHOMAS
n'AQl'IXl'IUUISOI'JIK "0!) 710 REVUETHOMISTE
de l'Océan ; mais cette action transcendantale do la eume pre- variété, et leur mutuelle affinité dans la diversité. On ne peut
mière, n'onl.rave en rien l'action des cause* seconde*, c'est-à-dire s'imaginer combien la philosophie scolastique, sagement ensei-
des forces physiques. Dieu opère par les forces physiques; il a gnée, apporterait à ces recherches de force, de lumière et de.
donné à toutes choses non seulement Yêtre, mais encore Yopé- l'essources (1). »
ration (I) : aux savants maintenant d'explorer cette activité des
êtres et l'obscur travail des forces de la nature. Voilà le premier Un autre mérite de la philosophie de saint Thomas, c'est qu'on
principe (2). y sent palpiter la vie intime de toute l'humanité, sa vie religieuse
En second lieu, il ne recule jamais devant la franchise et ne et morale, et par conséquent sa vie sociale. La saine nature
craint pas de dire : Nous ignorons. 11 étend même cette réserve abhorre tout ce qui est sans âme et sans vie, et c'est tout autant
à une mullilude d'êtres appartenant au monde visible. S'il la désillusion de l'esprit que la fièvre lente de la sensualité qui
emprunte quelque, hypothèse ;ï la science de son époque, il s'exhale dans cette plainte :
procède toujours avec circonspection, attendant que les siècles
futurs trouvent une explication Il s'inclinait
Da steh'ich nun, icharmer Thor!
pins plausible. UndbinsoJdug,ah wiezuvor! (2)
devant la loi formulée par son illustre maître Albert le (îrand :
la science expérimentale demande du temps; il faut que les C'est surtout au zèle que saint Thomas déployait pour bannir
travaux des siècles s'accumulent, des écoles les ergoteries stériles que nous devons son chef-
pour qu'elle en reçoive sa
confirmation complète (3). d'oeuvre, la Somme de Théologie. Nous lisons dans la « préface »
Cette sage modération, ce sentiment intime de la vitalité que l'auteur a entrepris d'écrire cet ouvrage pour couper court
inépuisable de l'intelligence humaine et ce pressentiment du aux « questions et aux raisonnements inutiles ». Et certes, ses
traités de Dieu, de l'âme et de son immortalité, ainsi que ses
progrès immense des sciences physiques donnent à la philo-
sophie thomiste assez de large pour que les penseurs du oeuvres de morale empruntent à cette épuration une plus grande
xix' siècle y respirent encore à l'aise. Léon XIII n'a pas autre- valeur. Dans les temps modernes, ces sujets importants, loin de
ment peint cette philosophie, quand il nous la décrit comme une provoquer une démonstration philosophique clairement exposée,
sagesse vivant»! : « Los sciences physiques elles-mêmes, si ont trop souvent fourni la matière à une sorte de symphonie, où
appréciées à celle heure, et qui, illustrées de tant de découvertes, quelque idée plus ou moins vague servait de thème richement
provoquent de toute pari une admiration sans bornes, ces varié et habilement travaillé. On serait tenté parfois de dire avec
sciences, loin d'y perdre, gagneraient singulièrement, à une Vondel : « Een ieder schept vermaeck in zjinen eigen Zang/c (3). »
restauration de l'ancienne philosophie. Ce, n'est point assez, pour Alors les systèmes se multiplient outre mesure; chacun se croit
féconder leur étude et assurer leur progrès, que de se borner à en devoir de défendre le sien et cette passion de la nouveauté, au
l'examen des faits et à la contemplation de la nature; mais,ces faits lieu de créer une science sûre, stable et robuste, ne saurait pro-
étant constatés, il faut s'élever plus haut et s'appliquer avec soin duire qu'une philosophie branlante et sans consistance (4). De
à reconnaître la nature des choses corporelles, à rechercher les cette façon les intérêts les plus élevés et les plus sacrés de
lois auxquelles elles obéissent, ainsi que les principes d'où elles l'homme courent un vrai danger.
découlent et l'ordre qu'elles ont entre elles, et l'unité dans leur Exagérons-nous la haute influence de la philosophie? Taine
n'a-t-il pas dû reconnaître dans la Bévue des Deux Mondes que
(I i.lu:cst.tliap. îleYerit..XI , ail. 1; lib. III. ca|>. i.xix.
(>)C. Gent.,lili. III. ''a]', \r.\u. — Ol'. Oi'Zoomdii,.Sud<>/Xkutc,\>.S, (1)Encycl.JEt. Palris.
(li Ai.n.M., VI Elhic. II, 2.'i.— S. Tiiom.De coelod muurfo.lil>.II. lect, ïvn; De (2)« Mevoilà maintenant,moi pauvrefou, juste aussisage queje l'étaisauparavant.»
cuisis,lc-ct.1; In Elfiic, lili. U ln-l. xi. (3)« Chacunse complaîtclanssa propre chanson.»
Patris.
(4)~E,ncyc\.jElerni
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•uvr iiimmas iVaoi in I'IIII.iisoimik 711
Mais, sans doute, même après tout ce que je viens de dire,
ic christianisme est la grande force morale, même pour La société une difficulté restera encore dans beaucoup d'esprit:
actuelle? ([uo la raison philosophique ne suffit pas à le sup- La philosophie de saint Thomas possède-t-elle, un caractère
pléer (1 ? Et Lcroy-IJeaulieu ne dcclarc-l-il pas dans la même suffisant d'indépendance? — Il me faut
poser cette question, puis-
Bévue en parlant de la religion chrétienne : « Le remède aux a rogné les ailes à saint Thomas.
qu'on a prétendu qu'Àristote
maux du corps social, le, voilà; je n'en connais point d'autre, (2'; »? Cette assertion a pu paraître fondée en effet à ceux qui n'ont
— Oui certes, vous n'en doutez pas, nous adorons le Christ du
pas réussi à juger à sa véritable valeur la réaction contre Aristote,
fond de l'âme, et c'est vers Lui que nous crions : Sol justifia', telle que l'a exagérée sinon provoquée René Descartes. Lorsque
illustra nos. Mais nous n'allons pas pour cela jusqu'à dédaigner celui-ci publia en 1637, à Leyde, son Discours sur la, Méthode,
les ressources naturelles que le Pape Léon XIII nous indique Je célèbre auteur de YOrganon et de la Métaphysique était traité
lui-même par ces paroles : « Comme il est naturel à l'homme
d'aveugle et errait comme un roi détrôné et délaissé, courbé sous
« de prendre pour guide de ses actes sa propre raison, il arrive une mystérieuse malédiction. La philosophie de saint Thomas
« que les défaillances de l'esprit entraînent facilement celles de serait-elle donc l'Antigone, qui suit et conduit cet OEdipe de la
« la volonté; et c'est ainsi que la fausseté des opinions, lesquelles science sur sa route d'exil ?
« ont leur siège dans l'intelligence, influe sur les actions L'examen approfondi semble placer cette question dans un
« humaines en les dépravant. Au contraire, si l'intelligence est tout autre jour. Saint Thomas trouva parmi ses contemporains,
« saine et fermement appuyée sur des principes solides et vrais, tant chrétiens que mahométans, beaucoup d'adhérents fanatiques
« elle sera la source de nombreux avantages tant pour l'intérêt
d'Aristote, auxquels manquait tout sens critique. Lui-môme
« public que pour les intérêts privés. » Or, tous ceux qui sont honore le philosophe et reconnaît en lui le bel équilibre entre
convaincus qu'une doctrine pure et solide sur Dieu, sur l'im- l'expérience et la spéculation, la clarté de l'exposition et la con-
mortalité, sur la règle des actions humaines, est d'une grande cision du style; il révéla à l'Europe le vrai Aristote par une
influence sur la vie religieuse et morale, et par là contribue puis- étude judicieuse des textes, par des versions plus exactes et par
samment au bonheur, à la paix de la famille et de la société; des commentaires où les idées du philosophe grec sont interpré-
tous ceux qui savent que nous devons pour une grande partie la tées dans leur rapport avec l'ensemble. Pour le reste il servait la
vraie civilisation à ces premières vérités, illustrées par le chris- cause de la vérité, non celle d'Aristote. C'est pourquoi il écrit:
tianisme, ceux-là, dis-je, ne contesteront point que la philosophie « La philosophie recherche ce qui est vrai, non ce que les
n'ait été une science; de vie pour saint Thomas d'Aquin, ce pen- philosophes ont pensé » ; et dans un autre endroit il fait sien le
seur sublime dont les profondes réflexions ont produit une doc- mot.de Platon : « Socrate m'est cher, mais la vérité m'est plus
liïne si pure et si solide sur les grands problèmes de la vie, sur chère encore (1). » Nous retrouvons ce même esprit d'indépen-
les mobiles des actes moraux et sur les aspirations idéales de dance vis-à-vis du maître d'Athènes chez le plus fidèle de sep
l'humanité. Ses oeuvres surabondent d'une étonnante richesse de disciples, Gilles de Rome, qui. a écrit Sur les erreurs d'Aristote et
vérités; et toutefois, plus soucieux de la qualité que de la quantité autres •philosophes, et qui déclarait : « Nous n'acceptons des phi-
île ses pensées, bien loin de mépriser les spéculations plus élevées, losophes que ce qu'ils prouvent (2). » Saint Thomas avait vu
il y cherchait au contraire la vie pour son àme, sachant qu'une régner les mêmes principes à Cologne, dans l'école d'Albert le
science même imparfaite des plus nobles vérité, relève et Grand, qui lança un jour aux adorateurs du philosophe cette
ennoblit l'homme (.'!). virulente apostrophe: « Si vous croyez qu'Aristote fut un dieu.
(1) 1" juin 1891. (1)In lib. I. de Coelo,lect.xxn.i —In Ethic. I, lecl. vi.
(2) Cf. RevuedesJ>eu.fMondes,déivniljrc1891,janvier 1SVJ2. (2) In Sent.,II, dist- I, p. I, q. I, art. 2.
Ij) C.Cent.,li!j. I, <:»!>.
v. — ('f. 1Melnjth.lcrl. ni.
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SAINTÏIMI.MAS IS(ll'IIK
ll'AQIl\ IM11I.I 71.'i
il faut admettre qu'il ne se trompait jamais. Mais s'il n'était qu'un C'est ici le lieu de parler d'une difficulté, intimement liée à
celle qui nous occupe. Nous recherchons quelle idée saint Thomas
homme, il a pu se tromper comme nous 11!. » N'est-ce pas là le
s'était faite de la philosophie. Mais quelle était d'autre part sa
langage de la véritable indépendance en matière de philosophie'.'
Pour ces hommes, la question n'était pas de savoir, an sujet position vis-à-vis de l'Eglise catholique ? « 11 en est, nous le
d'une doctrine, si elle était ancienne ou nouvelle, mais si elle savons, dit Léon XIII, qui, exagérant les forces de la nature
était vraie ou fausse. Thomas d'Aquin adoptait de son prédéces- humaine, prétendent que, par sa soumission à la divine autorité,
seur grec ce qui lui paraissait être vrai cl appuyé de preuves ; l'intelligence de l'homme déchoit de sa dignité native et, cour-
mais il l'abandonnait, dès qu'il le voyait faire fausse route, le bée sous le joug d'une sorte d'esclavage, se trouve notablement
surpassant de beaucoup dans la Métaphysique et X Ethique. appesantie et retardée dans la marche qui devait l'amener au
Thomas comme philosophe voulait apprendre de tous, non faîte de la vérité et de sa propre excellence. «La plupart des au-
philosophe? i\on certes. Nulle tendance chez lui. assurément, à qu'ils les étudient et qu'ils décident, ensuite, comment ce héros de
affecter l'indépendance la foi pouvait être en môme temps un vrai et grand philosophe.
par des thèses hasardées ou étranges ; mais
la véritable indépendance, il la possède. Ses oeuvres le prouvent. Goethe dans ses Maximen dit quelque part : « Der lrrthum
Cet.écrivain a mûrement pesé toutes ses opinions; il a cherché « schmeichelt uns, wir seyen auf ein oder die andere Weise
à démêler la vérité de l'erreur dans la lumière pure de l'évidence; « unbegriinzt (1) )>; Thomas d'Aquin professe que nous sommes
il a dominé, plus que tout autre penseur peut-être, le vaste do bornés en tout, même dans notre raison (2), et de la nature
maine de la philosophie; son génie actif a apporté de l'ordre et de bornée et finie de l'intelligence humaine, mise en face de la
l'unité dans le chaos des pensées humaines et a su se créer un notion de Dieu, l'Etre infini, il déduit qu'il y a un double ordre
-lyle clair el précis qu'on a appelé (Xu\i mol caraelérislique : « la de vérités.
cristallisât ion des pensées. » Ce u'esl pas lui qui s'est incorporé Les vérités du premier ordre s'étendent aussi loin que les
à Aristole, Arislote plutôt s'est incorporé à lui. Tandis que la forces naturelles de notre raison. Et ici un vaste domaine de
civilisation chrétienne était menacée d'une invasion d'erreurs, spéculation s'ouvre devant l'esprit investigateur. Il voit se
soit empruntées au philosophe grec, soit répandues sous son dérouler sous son regard la magnificence du monde visible,
nom, Thomas a reconnu ce qu'il y avait de vrai dans les anciens l'admirable variété des choses créées : leur être, leurs mouve-
maîtres et appelé cette nouvelle force au service de la civilisa- ments, leurs propriétés, leur nature et leurs relations mutuelles,
tion par le christianisme.
(1)« L'erreurnous llatle, de quelquemanièrequenoussoyonsinfinis.»
1,1,P/i;,.--.,
lik VIII. lr. I, i-;i|..xiv. (2) C. Cent.,lib. I, cap. iv-yi.
m:\iK tihimisti;.— 2' avm.i: 17.
SAINTTHOMAS
1)\\QCINPHILOSOPHE 715 716 REVUETHOMISTE
leurs causes, leurs effets et les lois de leur existence. L'homme vérité en elle-même, l'autre à voir sa crédibilité, parce qu'elle
poussé irrésistiblement aux recherches inquiètes et ardentes nous est proposée par une autorité digne de foi sous tous les
sonde la profondeur de sa propre existence et demande à com- rapports (1). Or l'existence de cette autorité peut être démon-
prendre, à analyser sa vie corporelle et spirituelle. Son intelli- trée parle chrétien au moyen de preuves tirées de la raison
(2).
gence se nourrit, et s'enrichit par la connaissance de principes A côté de l'autorité de l'évidence saint Thomas reconnaît par
universels et de faits certains, et elle pénètre toujours plus avant conséquent l'évidence de l'autorité. Il rend compte de sa foi aux
dans les lois auxquelles obéissent l'être et la pensée. autres et à lui-même ; il maintient en homme raisonnable les
Une fois arrivé h la cause première des êtres, il adore Celui droits dû chrétien, et en chrétien les droits de la raison. Entre
qui est par Lui seul et par qui est tout ce qui est(t). Mais si la sa philosophie et sa foi il n'y a point d'opposition. Au contraire,
raison démontre que « Dieu n'est pas loin de chacun de nous (2) », la foi et la raison sont deux rayons émanant d'un même foyer
elle sait aussi que Dieu est un Dieu caché et que l'Invisible ne de lumière, de Dieu. Non pas qu'il ferme les yeux aux mérites
peut être compris et connu par la lumière naturelle de l'intel- des philosophes qui ignorent son Credo ; mais pour lui la philo-
ligence qu'au moyen de ses oeuvres. « Obscurci par les voiles de la sophie est une science qui, en scrutant les grands pi'oblômes
chair, le regard de l'esprit, abandonné à ses propres forces, ne intimement liés à la vie de l'âme, arrive plus sûrement à son but,
peut se lixer sur la source de toute lumière, où toutes les vérités quand elle est guidée par l'astre de la foi. Il voulait la vérité
sont éminemment intelligibles; par conséquent notre raison pour tous, la vérité qui ennoblit, qui fortifie, qui console; d'autre
naturelle doit s'élever de l'effet à la cause, des créatures à\ part, son esprit pénétrant découvrait la faiblesse de notre intel-
Dieu (3). » ligence, dès qu'il s'agit de la science de Dieu. L'histoire lui
Kn Dieu toute vérité est une. Mais Dieu est infini, l'homme signalait beaucoup d'erreurs et de contradictions dans les écoles
Uni; donc il y a pour notre intelligence (fy un ordre plus élevé de philosophiques (3). Eh! pourquoi donc dédaigner la lumière qui
vérités cachées dans l'essence de la divinité. Le génie le plus nous permet de suivre d'un pas plus assuré le sentier de la
hardi a beau prendre son essor comme l'aigle, la dislance qui sagesse?
le sépare du soleil de l'essence incréée n'en reste pas moins C'est d'après ces principes que saint Thomas rendait compte de
inlinie ; les créatures annoncent, il est vrai, Yexistence de Dieu, sa vie philosophique aux adversaires et qu'il pourrait en rendre
mais elles ne sauraient nous dévoiler la splendeur de la substituer compte encore aux contemporains qui, rangés du côté de Kant et
divine (îi). Or, ces vérités cachées en Dieu, saint Thomas les de Renan, diraient de la foi avec Jules Simon : « Elle est la néga-
appelle conformément à l'usage chrétien: des mystères, mysteria. tion môme de la philosophie, puisqu'elle est la négation de la
L'Infini seul peut les révéler. Il a parlé aux hommes par la raison (4). » Saint Thomas d'Aquin, lui, trouverait au contraire
Révélation, librement et par amour des créatures, cl l'homme l'expression parfaite de sa plus profonde conviction dans ces
se soumet à l'autorité de sa parole par la foi. belles paroles de Léon XIII : « La splendeur des vérités divines,
Y a-t-il encore place ici pour la raison? l'eut-il être encore en pénétrant l'âme, vient en aide à l'intelligence elle-même el,
question de r.oir? loin de lui rien ôter de sa dignité, accroît considérablement sa
Il y a une double évidence : la première consiste à voir la noblesse, sa pénétration et sa solidité. »
1) Suiniitacontra(le.ntiles.— Quoest
disp.Je l'otentia.—lu BoH.DeTfinit. (t) Summu,Tkeol.,II, II,rq. I, art. 4.
;2) ActesdesAp.txvn, 27. (2) SummaThcol.,II, II, <j.i, ail. 4 iul2. —Cf. C. Cent.lib. 1, cap. vi.
(3) In Boit. Prolog. (3) C. Gent.,lib. I, cap. iv. — In BoH.De.l'rinil. Prolog,cl q. in, arl. I. — Summa
(4) ContraGent., !ib. I, cap. IX. 7'heol,II, II, q. n, art. 4.
(5) ContraCent.,lib. II, <:.m, (4)Relig.natur., II, cb. m.
SAINTTHOMAS 717 718 BEVUETHOMISTE
I)'aQIIN PHILOSOPHE
Messieurs, —
Nous ne poursuivrons pas plus loin l'exposé des principes de je m'adresse ici à Monsieur le Bom-gmestre, à
sainl Thomas. Le saint Docteur donne, cerne semble, une réponse Messieurs les Echevins et Régents de- cette ville et à Messieurs
les Curateurs de l'Université d'Amsterdam, — avant de ter-
pratique à noire question, par ses actes et par ses écrits. "Vous
voulez savoir si son esprit possédait ce cachet spécial qui dis- miner, j'ai un devoir sacré à remplir envers vous : celui de
vraiment : ouvrez son la reconnaissance. Quand la question s'est posée d'ériger une
lingue toute intelligence philosophique
histoire et ses u'uvres; chaire de philosophie thomiste dans votre Université, vous
voyez ses efforts sérieux et constants
n'avez consulté qu'une chose : l'équité. Vous avez reconnu le
pour comprendre, voyez ce qu'il prouve. Est- ce que chez ce chré-
tien la source de la philosophie s'est cnlizéc dans les sables? Dites bon droit des catholiques, et, votre conviction faite sur ce
si dans ses ouvrages, au contraire, ne roule pas à grands Ilots point, vous avez agi sans préjugés, loyalement et généreusement.
Areuillez en recevoir mes plus sincères remerciements et agréer
le large (leuve de la pensée.
Les tendances nouvelles dans le domaine de la philosophie en même temps les remerciements de toute la Hollande catho-
sont nombreuses. Aussi l'esprit qui voudra comparer le Doc- lique qui, je n'en doute point, s'associe de grand coeur à ce
leur du xiu' siècle aux maîtres modernes ne sera guère embar- témoignage public de profonde gratitude.
rassé pour trouver des points de contact. Sainl Thomas a écrit Monseigneur l'Archevêque d'Ulrecht et Messeigneurs les Évo-
sur la pensée et l'être, sur la matière et l'esprit, sur les créa- ques de la Néerlande catholique, je dépose à vos pieds l'hom-
tures et Dieu, sur la famille et l'Ktat, sur l'autorité et la liberté, mage de mon respectueux dévouement et de ma vive reconnais-
sur la justice et l'amour. Nous ne prétendons pas que ses opinions sance, heureux de penser que c'est votre haute autorité qui m'a
sur tous ces sujets soient l'extrême limile à laquelle la philo- appelé à occuper celte chaire de philosophie thomiste que j'ai
sophie puisse atteindre. Des semences, jetées par lui, peuvent l'insigne honneur d'inaugurer aujourd'hui sous vos auspices.
le vieil Messeigneurs, les catholiques se réjouissent, en ce jour pour
se développer l) ; édilicc peut être accru et perfec-
tionné (2) ; il faut recevoir de bonne grâce et avec reconnais- eux inoubliable, de voir dans cetLe salle académique l'autorité
sance toute pensée sage et toute découverte utile, de quelque part ecclésiastique si dignement représentée à côté des pouvoirs
civils et des autorités universitaires. A l'occasion de la créa-
qu'elle vienne (3); mais ce que nous attendons avec confiance
d'un examen sérieux, c'est que la philosophie de sainl Thomas lion de cette nouvelle chaire, vous et les autres membres de
soit appréciée comme une ccritable science, comme un merveilleux notre épiscopat vénéré, vous aurez témoigné une ibis de plus de
votre zèle généreux pour la science, et par là même, comme le
développement de la raison humaine, un édifice bàli sur des
dit Sa Sainteté Léon XIII, pour le maintien de la paix et de la
fondements solides, une sagesse de vie, une pensée indépen-
dante ; un des plus magnifiques produits de l'union du sécurilé dans la famille et dans la société civile.
génie et Puisse Dieu bénir mes travaux, afin que par un accomplisse-
de la foi. Enlin, quelles que soient d'ailleurs vos convictions philo-
ment fidèle de mes devoirs je ne me montre pas trop indigne de
sophiques et religieuses, je suis sûr, mes très chers auditeurs, que
votre choix et de la charge qui m'est confiée.
vous ne refuserez point vos hommages à un homme qui a ennobli
ses sublimes pensées par un amour plus sublime encore de la Monsieur le Recteur et Messieurs les Professeurs, je vous
vérité. remercie de l'accueil cordial que vous m'avez fait au seuil de celte
Université. Monsieur le Recteur et Professeur Dr D. E. .T. Voiler,
que la maladie relient si malheureusement loin de nous; Mon-
sieur le Professeur Dr B. J. Stokvis qui en sa qualité de recteur
(1) l.éniiXIII..rterii. Pnli-h. suppléant m'a témoigné une bienveillance si sympathique, et
2) uKleni./'afrU. Monsieur le Professeur Dr D. J. Korteweg qui m'a souhaité une
l'a:rit.
ijtj . AVfi-n.
SAINTTHOMAS
n'AQIINPHILOSOI'HK 719