Le personnalisme d'après le P. Grenier

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698 REVUETHOMISTE

était nommé, par l'épiscopat hollandais, professeur de la nouvelle chaire


de philosophie thomiste, et agréé comme tel par la municipalité et par
le sénat académique d'Amsterdam, avec tous les droits qui appar-
tiennent aux autres professeurs de l'Université. Ce choix fait par les
évêques d'un homme réputé pour sa science, son zèle et son éloquence
aussi bien que cette largeur de vues et les sentiments d'équité dont
venaient de faire preuve la municipalité et le sénat universitaire d'Ams-
SAINT THOMAS D'AQUIN
terdam, remplirent de joie la population catholique du pays. Mais dès
lors on commença à se demander comment le nouveau professeur se pré-
PHILOSOPHE
senterait à un auditoire qui promettait d'être aussi nombreux que difficile.
Au jour fixé pour la leçon d'ouverture, la grande salle académique de
DISCOURSIXAUGUKAI. l'Université était pleine. L'on y remarquait des professeurs, des prêtres
PROXOXCÉA l'uXIVEHSITKd'aMSTKKDAM LE LUNDI 1er OCTOBRE1894 des députés; et, chose plus extraordinaire, que dés Hollandais n'auraient
l'Ait LE HEVÉREXI)
PÈREJ. V. DE CROOT,DES I-UÈItESPRECHEURS, jamais pensé voir en Hollande, à l'archevêque d'Ulrecht et à l'évêque de
MAÎTREKX SACREETHEOLOGIE, Harlem qui étaient venus en compagnie de plusieurs autres dignitaires
A L'OCCASIONDE SO.V1XSTAI.LATIOX ecclésiastiques, des places d'honneur avaient été réservées à côté des re-
COMMEPROFESSEUR DE PHILOSOPHIETHOMISTE. présentants de l'autorité civile et du sénat académique.
La leçon fut écoutée avec un vif intérêt et produisit sur l'auditoire la
En principe, la Revue Thomiste ne public ni cours ni discours; mais elle plus favorable impression, que M. Land, professeur de Leyde, traduisait,
croit devoir faire aujourd'hui une exception à sa règle. Nos lecteurs se fidèlement le lendemain, quand il écrivait dans le Speetator : « Ce discours
souviennent encore sans doute, avec quel retentissement éclata l'année composé par un homme de vraie science, d'un tact parfait et d'une par-
dernière celle nouvelle qu'une chaire de philosophie thomiste allait être faite courtoisie, nous déterminera à faire la connaissance d'une des plus
fondée dans l'Université protestante il) d'Amsterdam, et qu'un prêtre, un remarquables figures du moyen âge. Il est temps, en effet, que les savants
religieux catholique, en serait le titulaire. Qui serait l'élu ? A qui allait-on de notre pays s'efforcent d'acquérir une idée plus exacte et plus apj>rofon-
confier la mission délicate avec le périlleux honneur de faire entendre die de la scolastique, souvent condamnée comme tout-ce qui a2)partient au
la doctrine de saint Thomas dans un pareil milieu intellectuel? Quelques passé, sans que l'on ait même songé à en prendre d'abord connaissance. »
journaux lancèrent la candidature du 11.P. van Schijndel, de la Compagnie Nous offrons ce beau discours à nos lecteurs, avec le seul regret que
de .lésus. Mais, maigri'' tous les titres qui recommandaient, ce digne reli- la traduction n'en fasse pas davantage ressortir le mérite littéraire, et la
gieux, l'opinion ne lui donna pas son suffrage. Le clergé de Hollande cl certitude qu'ils en apprécieront quand même la haute valeur.
les étudiants catholiques portaient d'un autre coté leurs regards, et Fr. M.-Th. C.
disaient : « A tant faire «pie de fondée une chaire de philosophie thomiste,
il faut choisir un maître dont renseignement soit l'interprétation authen-
Messieurs,
tique do celui de saint Thomas. (Test dans l'Ordre auquel appartint le
sainl Docteur et qui conserve le plus lidèlriiicnl sa pensée, c'est parmi L'amour de la vérité est une force sublime dans l'homme. Il
ses frères en religion,qui depuis îles siècles étudient ses oeuvres avec tant
dissipe les préjugés, stimule les recherches, rabaisse la présomp-
il amour, de constance et de méthode, qu'il convient de prendre' le nou-
tion, suscite des rois de la science et des héros de la foi; il
veau professeur ». — Les évoques de Hollande, à ce qu'il parait, liront le
apporte aux hommes la véritable paix sur terre.
même raisonnement que les prêtres et les étudiants catholiques; car le
Tant qu'il y aura de la noblesse dans l'humanité, on décernera
INjuillet dernier, le P. de (îrool, dominicain, maître en sacrée théologie.
des éloges aux héros de tout amour vrai, et particulièrement aux
(I; .l'enteiuls« protestante»nonen priiKupcmaisonfait.Surlesquelquecinquantepro- héros de l'amour de la vérité. Cette pensée m'encourage et
fesseursquo l'Universitécomptaiten ces derniers temps,pas un seul ne professe!. . .1-
lliolicisiue.
HlîVl.i:
THOMISTE. 2eANNlili.
-- iG
'
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SAINTTHOMAS
n'AQUINPHILOSOPHE 699
être profitable à notre siècle ? Il était permis de se poser la ques-
m'.anime au moment où je prends la parole devant cette auguste
tion ; et la critique sérieuse de notre époque se respecte trop
assemblée, pour vous parler de saint Thomas d'Aquin, ainsi que avant d'avoir examiné.
pour répondre par une condamnation
m'y invite le caractère de la charge qui vient de m'ètre confiée. Les circonstances dans lesquelles je parais devant cette auguste
A Ilocca Secca, entre Xaples et Rome, dans une contrée riante
assemblée me font un devoir de développer avec franchise
et fleurie, se dresse un roc puissant. A gauche une ruine soli-
quelques pensées sur la valeur de la philosophie thomiste. Il
taire, baignée de la plus pure lumière, se détache sur l'azur du
serait difficile déjuger la valeur de cette philosophie pour notre
ciel. C'est là, dans le château comtal des Aquins, que le grand
Docteur vit le jour. Comme cette ruine, le nom et les oeuvres du temps, si l'on ne sait quelle est sa valeur intrinsèque. Or, ce
dernier point peut ressortir soit d'une analyse complète de tout
plus grand penseur du moyen âge étaient encore, au commence-
le système, soit, en se tenant à un point de vue plus général,
ment de ce siècle, oubliées et abandonnées dans presque tout
de la manière dont saint Thomas a compris et traité la philo-
le monde savant. A peine commençait-il à attirer l'attention
des érudits, quand, la deuxième année de son pontificat, Léon XIII sophie. Le premier procédé nous entraînerait trop loin; c'est
écrivit sa belle lettre encyclique ^Etenv, l'aJris. Le Souverain pourquoi je suivrai la seconde méthode, et j'aurai atteint le but
Pontife y signalait la fausse philosophie, dont les opinions erro- que je me propose si je réussis à esquisser avec fidélité la phy-
nées se glissaient dans tous les rangs de la société, comme la sionomie de saint Thomas d'Aquin philosophe.

grande cause des maux qui nous oppriment; la philosophie de


saint Thomas au contraire y est proclamée une voie de lumière
et de progrès.
Ce vieillard venait-il arrêter le cours de la civilisation? Voulait- Lorsque Thomas, fils du comte Landolphe d'Aquin, mourut
on nous faire rétrograder vers le moyen âge? Pour bien des en 1274 à l'âge de quarante-neuf ans, il dominait le monde intel-
esprits, poser ces questions c'était les résoudre. Toutefois, dans lectuel de son époque. On n'a qu'à le comparer avec son illustre
le camp des opinions les plus divergentes, il se trouvait des homonyme Thomas a Kempis pour être frappé aussitôt de l'es-
hommes perspicaces qui pénétraient plus au fond des choses : prit essentiellement différent qui caractérise les travaux de ces
évidemment le xix" siècle n'était pas encore entré dans la terre deux admirables chrétiens. Si notre célèbre compatriote est
promise de la civilisation ; des savants de renom comme Taine devenu l'ange consolateur de la vie intime par son livre d'or
et Herbert Spencer ne dissimulaient pas que beaucoup de théo- Sur l'Imitation de Jésus-Christ, saint Thomas d'Aquin a mérité le
ries avaient abouti à des déceptions amères, qu'une confusion surnom de Docteur Angélique, non seulement pour avoir vécu
générale règne dans les différentes écoles philosophiques, et que, et parlé en saint, mais encore pour s'être mêlé avec une puis-
après tout, il ne suffit pas de constater le mal. En présence de sance et un éclat de doctrine incomparable au grand mouve-
ces considérations on s'est demandé : La philosophie de Thomas ment scientifique et philosophique de son temps.
d'Aquin ne renfermc-t-elle pas des vérités qui, oubliées et négli- Comment ce maître tant vanté du xme siècle comprend-il la
gées jusqu'ici, pourraient cependant aider î« raffermir et à déve- philosophie? Il voit en elle la science que l'homme, éclairé par
lopper les bons principes qui survivent encore, puissants et forts, la seule lumière de sa raison, peut acquérir des êtres, de leurs
dans tous les rangs de la société?
principes et de leurs causes les plus cachées. Elle diffère donc
C'est ainsi que l'amour de la vérité poussait aux recherches.
des autres sciences, qui elles aussi partent de principes pour
L'anachronisme d'un retour à la vie et a la civilisation du moyen
en déduire des conséquences, en tant qu'elle pénètre jusqu'aux
âge n'était évidemment qu'une pure fiction; mais cette philo- jusqu'aux fondements
principes premiers, c'est-à-dire les plus
sophie possédait-elle encore assez de vitalité et de vigueur pour
intimes de l'être, du devenir, de la connaissance. De même elle
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SAINTTHOMAS
Ij'aQI'IN PHILOSOPHE 701

jeunesse et son âge mûr, nous en fournit la preuve. 11 exigeai!


se distingue do la théologie, qui puise sa certitude à la lumière
que ses élèves eux aussi apprissent à penser et à comprendre;
surnaturelle de la Révélation, tandis que la philosophie s'appuie
môme en théologie il voulait, pour autant que les vérités ne
sur la force naturelle de la raison (1).
dépassaient pas les forces naturelles de l'intelligence, qu'on ne se
Cette conception de la philosophie permet à l'esprit, même à
contentât point de savoir qu'une proposition est vraie, il fallait tou-
celui de nos contemporains, de prendre un sublime essor. Mais
cher à ses bases et voir comment elle est vraie. L'enseignement
Thomas d'Aquin avait-il l'envergure assez large pour s'envoler sur des sentences de savants ne donne
qui repose uniquement
vers les régions du sublime sur les ailes de la spéculation? Si
pas de véritable science et laisse vide l'intelligence (1).
les décisions très récentes du docteur Di.ib.ring étaient autant de de saint
Brucker, que la"*hardiesse du génie philosophique
vérités démontrées, il faudrait croire qu'il n'y avait pas, qu'il Thomas irritait au dernier point, lui reprochait, dans un moment
ne pouvait pas y avoir d'intelligences robustes à cette époque- et d'avoir
d'humeur, d'être plus philosophe que théologien
là (2). Decretum horribile! pourrait-on dire. laïcisé la théologie (2). Ce qui est un fait avéré c'est que lui, que
Léon X1TI, connaissant le Docteur par ses ouvrages, parlant ses contemporains appelaient le Docteur Angélique, il chérissait la
en véritable observateur, préconise en lui notamment le puissant raison comme le don de Dieu le plus riche dans l'ordre de la
développement de Vintelligence, l'effort énergique pour comprendre nature.
la vérité, oeuvre essentielle de la vraie philosophie. Les paroles, Rien ne devait ternir la pureté de sa lumière. Et comme le
les actes, les écrits de saint Thomas contirment-ils ce jugement? trouble de l'âme, au dire môme des philosophes modernes, offus-
L'histoire rapporte à ce sujet un fait significatif. Au temps il s'efforçait, d'accord
que facilement la sérénité de l'esprit,
que le saint, encore enfant, recevait sa première instruction dans avec ses doctrines, de maintenir entre toutes ses facultés cette
la belle abbaye du Mont-Cassin, on le vit un jour silencieux, belle harmonie, sans laquelle l'image claire et iidèle de la vérité
méditatif plus qu'à l'ordinaire, et le voilà tout à coup qui ne saurait se refléter en nous (3). D'une intégrité de moeurs
pose avec instance à son maître cette question : Qu'est-ce que parfaite, exempt de toute présomption, grave et calme, même
Dieu ? (3). Le premier coup d'aile du jeune aigle, direz-vous. vis-à-vis de ses adversaires acharnés; libre de préjugés, puis-
— Ecoutez comment saint Thomas s'exprimait plus tard, qu'il ne haïssait pas ; toujours ardent, jamais colère, ce noble
alors qu'il était arrivé à l'âge mûr, sur l'intelligence et sur penseur était né philosophe, de coeur autant que d'esprit.
la science : Le premier principe de tous les actes humains c'est la Il combat l'erreur en preux chevalier ; il connaît les argu-
raison ; — le bonheur consiste dans la joie que donne la vérité ; — si ments des adversaires et les fait valoir ; il ne manie que des
vaste que soit le domaine des opérations de l'esprit humain, apprendre armes honnêtes et loyales, et pour peu que ses antagonistes fas-
à connaitre la sagesse surpasse tout en perfection, en grandeur, sent preuve de rechercher sincèrement une sagesse plus haute,
en utilité et en délices : — la vérité doit être le but suprême de toute ils sont sûrs de trouver en lui un censeur grave, sans doute, mais
la création (4). sympathique (4).
El ses actes étaient d'accord avec cette doctrine. En lui se Tel encore, après six siècles, le Docteur se retrouve dans ses
trouvait la profondeur de la réflexion et l'application, « la force écrits : en effet, si nous lisons ses Commentaires aVAristote, aux
de l'âme », selon liossuet ; presque tout ce que les écrits de ses
(1) Qnodlib.IV, art. 18; Cf. SummaTkeol.,I, q. cxvii, art. I; III, q. ix, art. 4ad 1;
contemporains nous ont transmis de souvenirs, touchant sa Quant,dhp. de Vêtit.XI, art. 1.
(2) But. crit.philosoph.,111(1743).
(1) Smiiui Thcol.,I, <[.1, art. Sot 6; I, II, 4. i.vn, art. 2. (3) SummaTlieol.I, q. i, art. 1 ; I, II, q. lxsviii, art. 2; II, II, q. xv, art. 3; q. xlvi,
(2) KritischeGesckichte
der Philosophie (1894),]>.181. art. 3; q. un, art. 6; ContraGcnt.,1. I, cap. iv.
(li)Du Tou:o,VitaD. Tkom.Aquin.,I, 5. — Malvemia,AnnalesOrd. Proed.,\>.599. (4) ContraCent.,1. III, cap. xux. ,
(4) SummaTheol.,I, II, 4. lxviii, art. 2; Comp.Theol, II, 10; ContraCent.,1. I,
cap. 1 et ii.
SAIXTTHOMAS 703 704 REVUETHOMISTE
d'aQIIN PHILOSOPHE

notions si claires et si concises; les Questions disputées et les Opv.«- dans l'extase, le Stagyrite s'avance calme et posé, et du geste de
cules, par exemple celui conlrc A verrues, au plan large et fécond ; sa main étendue vers le sol, il paraît dire : Avant tout, la base
la riche Somme contre fes Gentils et la profonde Somme ttn'oïogiq>ie : solide. C'est celte préoccupation qui a toujours guidé dans ses
si nous voyons combien il est consciencieux, fidèle àpeser le pont- recherches le prince de l'Ecole.
ci le contre dans la balance de la saine raison; avec quelle clarté, Personne ne saurait nier que la philosophie de saint Thomas
avec quelle pénétration il traite ou touche toutes les questions ne s'élève au plus pur spiritualisme ; mais on aurait tort de

qui tour à (tour occupent l'esprit humain dans le cours des siècles; prétendre, d'autre part, qu'elle donne dans les rêveries. Aussi
si nous constatons enfin flans ses ouvrages ce que Leibnitz peu empiriste qu'un voyant, il -cherche à combiner sagement
« l'observation et la spéculation, la méthode expérimentale et la
appelle leur solidité », et Victor Cousin, « la plus haute me-
sure de justesse et d'équilibre » (1\ nous aurons le droit de A\ro métaphysique. C'est ce qu'atteste, si je ne me trompe, sa doc-
trine sur la première origine de notre connaissance, sur la rela-
qu'aucun savant impartial ne saurait dédaigner ce génie, le plus
tion de la pensée à l'être, sur l'âme et sur Dieu.
grand parmi les docteurs des plus illustres universités du moyen
La première origine de nos connaissances, de celles mêmes qui
âge, et nous nous expliquerons difficilement l'étrange conduite
de ceux qui, désireux de courir les grandes mers, ne font ici que excèdent les sens, il ia place dans la perception sensible (i). Non pas
que les sens perçoivent tout ce qui est connu par l'intelligence ;
longer les côtes, sans se donner la moindre peine pour sortir de
leurs préjugés.
mais l'intelligence, mise en éveil par la connaissance sensible,
trouve dans ce que les sens ont perçu les moyens qui l'aident à
Ainsi un examen calme et rassis nous semble aboutir à cef le
s'élever graduellement aux notions les plus hautes (2). Car l'in-
conclusion : la philosophie, en saint Thomas, était une médita-
tellect humain, dépourvu à sa naissance de toute idée, ne peut
tion profonde, habituelle, un effort presque sans exemple pour
comprendre tout ce qui ne dépasse pas les limites fixées au sa- pas cependant être appelé une tabula rasa en ce sens qu'on
voir humain. Ses ennemis l'ont appelé un « rationaliste »: puisse le considérer comme purement passif, et comme n'ayant
d'autre rôle que celui de recevoir. Non, cet intellect est doué
Léon XIII, au contraire, lui décerne ce bel éloge que la raison,
d'une puissance éminemment active qui du particulier, de l'ac-
portée sur les ailes de Thomas jusqu'au faîte de la nature
ne monter cidentel et du contingent, nous fait parvenir à la connaissance
humaine, peut guère plus haut (2). Aussi de nos jours
les hommes judicieux, quelles que soient d'ailleurs leurs opinions, de l'universel, de l'essentiel, du nécessaire ; nous enrichit des
sont-ils convaincus qu'avec lui on peut apprendre à penser. notions d'être, de substance, de cause, d'effet et de mille autres,
et nous met en possession d'une science immuable, alors que les
objets qui nous entourent sont le jouet de vicissitudes infi-
nies (3). La faculté, le principe, c'est ici l'intelligence ; la per-
Il y a eu des penseurs de génie dont le système, très brillant ception sensible, c'est le point de départ.
et très ingénieux, a fini par s'ébranler et s'écrouler, parce qu'il La profonde aversion que saint Thomas professe pour toutes
manquait d'une base solide. Quelle était donc pour le Docteur sortes de spéculations vagues et flottantes ne ressort pas moins
Angélique la base de la philosophie ? clairement de sa théorie des rapports entre la pensée et l'être.
Raphaël, dans sa célèbre Ecole d'Athènes, a placé Aristote à La jeune Allemagne, enthousiasmée par les ardentes paroles
côté de Platon. Près de son illustre émule, qui semble plongé de maîtres supérieurs, applaudissait jadis à la philosophie de

(1) CentraGent., 1. I, cap. xn.


(i) I.F.mxiTZ,
Op. Theol.de bonitateBel, 11,330.C'oitsin,liât, généralede la phil., (2) Quoest.disp.de Verit..'S-,6. — Cf. SummaTheol.,I, q. lxxxiv et lxxxv.
Xeleron.
{3}SummaTheol.,I, q. lxxix, art. 3; q. lxxv.
(2) Enoycl./EterniPalris.
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SAINTTHOMAS
d'aQCIX IMIILOSOI'UG "0."

scientifique pour la contemplation mystique, il tous faudra


l'identité : la pensée humaine créait l'être, le moi créait le
bientôt reconnaître votre erreur, et chaque page vous prouvera
monde; l'idéal et le réel n'étaient qu'un. On se renferma dans
l'idée, pour envisager de là loul ce qui existe; et voilà, croyait- que le sentiment ne fait jamais dévier ce penseur imperturbable.
Certains philosophes, anciens et modernes, abandonnant la
on. l'arche sainte de la philosophie sauvée des mains de Phi-
— grande route qui à travers les êtres créés nous mène à la con-
listins peu philosophes! Pur mirage! tel est le jugement de
naissance du Créateur, ont cru se frayer de nouveaux sentiers
beaucoup de penseurs modernes.
Saint Thomas reconnaît que les objets extérieurs obéissent, pour arrivera la science des choses divines, soit par l'intuition,
soit par ce qu'on appelait « die praktische Yernunft » (t), soit
dans leur devenir et dans leur existence, aux lois d'une
encore par un appel fait au sens commun de l'humanité ; mais si
pensée (1) ; mais jamais il ne perd de vue la réalité du monde,
nous considérons leurs tâtonnements, leurs aberrations et la
qui existe hors de nous et non par nous ; il tient toujours ferme
triste chute qui a jeté tant de leurs adeptes dans le gouffre du
à cette maxime que d'un ordre purement idéal on ne saurait con-
clure à l'existence scepticisme, notre confiance s'anime à suivre la marche si sûre
d'un être quelconque. Surtout, toujours et si ferme de saint Thomas d'Aquin indiquée par cet adjige :
conséquent avec lui-même, il poursuit le développement du
« Ex effectu creato, » De la créature à Dieu.
principe : « La vérité de notre intelligence se mesure à l'objet qui
est en dehors de l'âme. Car l'intelligence s'appelle vraie, en
tant qu'elle est conforme à l'objet. Mais la vérité de l'objet lui-
même se mesure à l'intelligence divine, cause des êtres (2). » Quand on s'est habitué à regarder d'un peu plus près et de
ses propres yeux ce que nous ne faisons qu'effleurer ici, on
Fidèle à la méthode analylico-synthétique, Thomas d'Aquin,
dès que son esprit s'est élevé aux régions transccndantales, aime s'explique la sympathie que le grand Docteur, mort depuis
plus de six siècles, éveille encore en tant d'esprits modernes.
à plonger de, là son regard pénétrant dans le domaine, des êtres
Sans parler d'aucun autre, levez les yeux vers le glorieux pon-
qui sont tributaires des sens ; seulement il se fait un devoir de
tife Léon XIII. Est-il,-lui, le gardien d'une nécropole? Est-il le
procéder méthodiquement, en remontant du connu à l'inconnu.
génie qui, penché sur des urnes cinéraires, pleure les systèmes
C'est une vérité incontestable, également, que ce philosophe ensevelis ? Non, c'est l'ange qui appelle notre siècle à une vie
consultait sans cesse l'expérience dans ses études psychologiques.
nouvelle. Ce vieillard, brillant comme un astre vivant, qu'aime-
Visant de toute sou énergie à une connaissance approfondie de
l-il dans le Docteur Angélique? La vie..
l'âme, cette moitié plus noble de notre être, il se livrait avec Cette réflexion m'amène à préciser davantage ma réponse à la
acharnement à l'étude des actes humains et de leurs phéno-
question : Qu'était la philosophie pour saint Thomas d'Aquin ?
mènes, montrant ainsi à ses disciples la route royale, celle des Elle était pour lui une science de vie, et par là j'entends
recherches actives et minutieuses (!)). l'opposé
d'une science de cabinet.
Si, en relisant du premier jusqu'au dernier, les ouvrages Il s'est trouvé des érudits, chez qui le nom du Docteur du
de Thomas d'Aquin, de ce saint dont l'âme si pieuse, s'é-
moyen âge évoquait l'image d'un alchimiste plus ou moins
panchant en hymnes d'amour et d'adoration, se sentait at-
éclairé. D'autres, déroulés par certains termes techniques, se
tirée, irrésistiblement vers l']nlini;si, dis-je, vous vous attende/
déconcertaient, croyant être en face de formules à penser
à le voir, lorsqu'il traite de Dieu, 'quitter l'argumentation vides de pensées et répétaient la sentence de Shakespeai'e :
« Words without thoughts never to heaven go » (2) (Hamlet). Ils
(1) StmmaT/ieol.,I, <|. xiv, art. 8; ContraCent.,1. II, r;i]>.xxiy-xxvh;Quvest. disp. de
Verit.,III, art. 3. (1) « La Maisonpratique.»
(2) Contratient., lili. I, cap. i.xn. (2}«Parolessans penséesjamais ne montentau ciel.»
(!S)SiunmaTlievl.,I, i[. i.xxxvir,ai'l. 1. — Cf. diut'st.disp.de }erit.. X, art. S.
70"ï 708 REVUETHOMISTE
SAINTTHOMAS
ll\\QlIN l'IULIISôl'HK

se trompaient él range ni en t. En Thomas vil la science de son chapitres à l'exposition des avantages que les sciences physiques
donnent au philosophe : elles dissipent les ténèbres de la supers-
époque, le sentiment vrai do la nalure, la perspective du progrès
tition, et tout ce qu'il y a de bon, de beau et de ravissant dans
des sciences naturelles, le sursum conta de l'humanité.
les créatures pousse l'âme enflammée d'amour vers Dieu, la
lue vie riche et puissante circule au xiu" siècle. Les mathé-
source de toutes ces merveilles (1).
matiques fécondées par l'inspiration bâtissent les hères cathé-
Comme ce grand esprit, pétri de vie et de lumière, aurait
drales, où la foi chaule ses hymnes. Les graves réflexions, unies
applaudi aux brillants résultats de nos sciences physiques ! Car
au sentiment profond, mûrissent les temps pour la Ditina Com-
tant s'en faut que l'imperfection de ces sciences au xmc siècle fît
niedia de Dante ; les Universités sont pleines d'enthousiasme :
embrasser à saint Thomas, comme autant de principes généraux
Oxford, Bologne et Paris comptent quinze, vingt mille étudiants.
de sa philosophie, des opinions qu'on a le droit de croire
Mais là aussi saint Thomas trouve des idées matérialistes el
surannées auprès des théories certaines de la physique
panthéistes; il rencontre sur son chemin la plupart des sys-
moderne (2). Certes les calculs minutieux, les expérimentations
tèmes philosophiques qui divisent encore le monde, et, dans le
sein même des écoles chrétiennes, d'innombrables erreurs nées précises de nos jours étaient inconnus alors ; on était loin, à cette
des vaincs spéculations, ou empruntées d'Averroès et d'autres époque, du télescope découvrant aux regards de nouveaux mondes
steilaires, comme de l'analyse spectrale qui démontre la consti-
maîtres arabes.
tution chimique des coros célestes; aucune preuve ne faisait
(l'est au milieu de cette mêlée des esprits que sainl Thomas
entrevoir l'existence d'une nébuleuse d'où sont nés les sys-
d'Aquin lit entendre sa voix. Son regard perçanl embrassait
tèmes solaires; Finlmiment était voilé aux
petit regards; toute
toutes les idées de son siècle ; il voyait clair aux argumenta-
cette série de violentes convulsions terrestres, qui a précédé
tions des savants arabes. Ses oeuvres portent si visiblement
l'apparition de la vie, était inconnue. Et pourtant la philosophie
l'empreinte de la lutte des intelligences, et ii a si bien pénétré
de saint Thomas n'a pas vieilli; elle puise des forces toujours
dans les idées de ses adversaires, que je ne crains pas d'appliquer
nouvelles à ses principes féconds enracinés au plus profond de la
à sa philosophie ce que le professeur Pierson dit de la Sommr
vérité. Je m'explique.
fJiculogique : « Il formule les objections avec une précision Toute philosophie qui repose sur des opinions fausses ou
extrême ; à tel point qu'il n'a laissé que bien peu de. besogne aux seulement douteuses de la physique ancienne s'effondrera
penseurs de noire époque, et a la critique moderne des dogmes
nécessairement avec cette base même. Mais le grand Docteur
christiano-théologiques (I). » s'est choisi un terrain plus solide, c'est celui des faits élémen-
taires, universels, constants. Nous serons forcés de FaArouer si
nous examinons les arguments qu'il allègue, par exemple, contre
Si saint Thomas n'avait pas, comme nous venons de le voir,
l'athéisme ou en faveur de la spiritualité de l'âme. Quant au
assis ses raisonnements sur l'observation exacte des faits, lui
et son oeuvre se seraient bienlùl évanouis comme, de vains fan- progrès des sciences expérimentales, les principes posés par
saint Thomas sont si larges qu'ils ne sauraient mettre obstacle à
tômes, tandis qu'ils vivent toujours, au contraire. C'est qu'il
la découverte.
écoulait attentivement la voix éloquente de la nature et des êtres
Sans doute il voyait Dieu partout; pour lui, c'était Dieu qui
créés. L'univers et sa propre àme lui parlaient. « Quelles
ouvrait les écluses du ciel et dont la voix roulait sur les eaux
délices — dil-il — que la science de toutes les choses que conlicnt
le monde (2) ! » Dans sa Summa contra Gentiles il consacre trois
(1)Lîb. II, cap. ir-iv.
(1 StudirttorerJohautiesCaloîjtt,ji. 2-5. (2) LéonXIII. Encvcl./EterniFatris.
2 TaPialm. XXVI.n. </.
SAINTTHOMAS
n'AQl'IXl'IUUISOI'JIK "0!) 710 REVUETHOMISTE

de l'Océan ; mais cette action transcendantale do la eume pre- variété, et leur mutuelle affinité dans la diversité. On ne peut
mière, n'onl.rave en rien l'action des cause* seconde*, c'est-à-dire s'imaginer combien la philosophie scolastique, sagement ensei-
des forces physiques. Dieu opère par les forces physiques; il a gnée, apporterait à ces recherches de force, de lumière et de.
donné à toutes choses non seulement Yêtre, mais encore Yopé- l'essources (1). »
ration (I) : aux savants maintenant d'explorer cette activité des
êtres et l'obscur travail des forces de la nature. Voilà le premier Un autre mérite de la philosophie de saint Thomas, c'est qu'on
principe (2). y sent palpiter la vie intime de toute l'humanité, sa vie religieuse
En second lieu, il ne recule jamais devant la franchise et ne et morale, et par conséquent sa vie sociale. La saine nature
craint pas de dire : Nous ignorons. 11 étend même cette réserve abhorre tout ce qui est sans âme et sans vie, et c'est tout autant
à une mullilude d'êtres appartenant au monde visible. S'il la désillusion de l'esprit que la fièvre lente de la sensualité qui
emprunte quelque, hypothèse ;ï la science de son époque, il s'exhale dans cette plainte :
procède toujours avec circonspection, attendant que les siècles
futurs trouvent une explication Il s'inclinait
Da steh'ich nun, icharmer Thor!
pins plausible. UndbinsoJdug,ah wiezuvor! (2)
devant la loi formulée par son illustre maître Albert le (îrand :
la science expérimentale demande du temps; il faut que les C'est surtout au zèle que saint Thomas déployait pour bannir
travaux des siècles s'accumulent, des écoles les ergoteries stériles que nous devons son chef-
pour qu'elle en reçoive sa
confirmation complète (3). d'oeuvre, la Somme de Théologie. Nous lisons dans la « préface »
Cette sage modération, ce sentiment intime de la vitalité que l'auteur a entrepris d'écrire cet ouvrage pour couper court
inépuisable de l'intelligence humaine et ce pressentiment du aux « questions et aux raisonnements inutiles ». Et certes, ses
traités de Dieu, de l'âme et de son immortalité, ainsi que ses
progrès immense des sciences physiques donnent à la philo-
sophie thomiste assez de large pour que les penseurs du oeuvres de morale empruntent à cette épuration une plus grande
xix' siècle y respirent encore à l'aise. Léon XIII n'a pas autre- valeur. Dans les temps modernes, ces sujets importants, loin de
ment peint cette philosophie, quand il nous la décrit comme une provoquer une démonstration philosophique clairement exposée,
sagesse vivant»! : « Los sciences physiques elles-mêmes, si ont trop souvent fourni la matière à une sorte de symphonie, où
appréciées à celle heure, et qui, illustrées de tant de découvertes, quelque idée plus ou moins vague servait de thème richement
provoquent de toute pari une admiration sans bornes, ces varié et habilement travaillé. On serait tenté parfois de dire avec
sciences, loin d'y perdre, gagneraient singulièrement, à une Vondel : « Een ieder schept vermaeck in zjinen eigen Zang/c (3). »
restauration de l'ancienne philosophie. Ce, n'est point assez, pour Alors les systèmes se multiplient outre mesure; chacun se croit
féconder leur étude et assurer leur progrès, que de se borner à en devoir de défendre le sien et cette passion de la nouveauté, au
l'examen des faits et à la contemplation de la nature; mais,ces faits lieu de créer une science sûre, stable et robuste, ne saurait pro-
étant constatés, il faut s'élever plus haut et s'appliquer avec soin duire qu'une philosophie branlante et sans consistance (4). De
à reconnaître la nature des choses corporelles, à rechercher les cette façon les intérêts les plus élevés et les plus sacrés de
lois auxquelles elles obéissent, ainsi que les principes d'où elles l'homme courent un vrai danger.
découlent et l'ordre qu'elles ont entre elles, et l'unité dans leur Exagérons-nous la haute influence de la philosophie? Taine
n'a-t-il pas dû reconnaître dans la Bévue des Deux Mondes que
(I i.lu:cst.tliap. îleYerit..XI , ail. 1; lib. III. ca|>. i.xix.
(>)C. Gent.,lili. III. ''a]', \r.\u. — Ol'. Oi'Zoomdii,.Sud<>/Xkutc,\>.S, (1)Encycl.JEt. Palris.
(li Ai.n.M., VI Elhic. II, 2.'i.— S. Tiiom.De coelod muurfo.lil>.II. lect, ïvn; De (2)« Mevoilà maintenant,moi pauvrefou, juste aussisage queje l'étaisauparavant.»
cuisis,lc-ct.1; In Elfiic, lili. U ln-l. xi. (3)« Chacunse complaîtclanssa propre chanson.»
Patris.
(4)~E,ncyc\.jElerni
712 REVUETHOMISTE
•uvr iiimmas iVaoi in I'IIII.iisoimik 711
Mais, sans doute, même après tout ce que je viens de dire,
ic christianisme est la grande force morale, même pour La société une difficulté restera encore dans beaucoup d'esprit:
actuelle? ([uo la raison philosophique ne suffit pas à le sup- La philosophie de saint Thomas possède-t-elle, un caractère
pléer (1 ? Et Lcroy-IJeaulieu ne dcclarc-l-il pas dans la même suffisant d'indépendance? — Il me faut
poser cette question, puis-
Bévue en parlant de la religion chrétienne : « Le remède aux a rogné les ailes à saint Thomas.
qu'on a prétendu qu'Àristote
maux du corps social, le, voilà; je n'en connais point d'autre, (2'; »? Cette assertion a pu paraître fondée en effet à ceux qui n'ont
— Oui certes, vous n'en doutez pas, nous adorons le Christ du
pas réussi à juger à sa véritable valeur la réaction contre Aristote,
fond de l'âme, et c'est vers Lui que nous crions : Sol justifia', telle que l'a exagérée sinon provoquée René Descartes. Lorsque
illustra nos. Mais nous n'allons pas pour cela jusqu'à dédaigner celui-ci publia en 1637, à Leyde, son Discours sur la, Méthode,
les ressources naturelles que le Pape Léon XIII nous indique Je célèbre auteur de YOrganon et de la Métaphysique était traité
lui-même par ces paroles : « Comme il est naturel à l'homme
d'aveugle et errait comme un roi détrôné et délaissé, courbé sous
« de prendre pour guide de ses actes sa propre raison, il arrive une mystérieuse malédiction. La philosophie de saint Thomas
« que les défaillances de l'esprit entraînent facilement celles de serait-elle donc l'Antigone, qui suit et conduit cet OEdipe de la
« la volonté; et c'est ainsi que la fausseté des opinions, lesquelles science sur sa route d'exil ?
« ont leur siège dans l'intelligence, influe sur les actions L'examen approfondi semble placer cette question dans un
« humaines en les dépravant. Au contraire, si l'intelligence est tout autre jour. Saint Thomas trouva parmi ses contemporains,
« saine et fermement appuyée sur des principes solides et vrais, tant chrétiens que mahométans, beaucoup d'adhérents fanatiques
« elle sera la source de nombreux avantages tant pour l'intérêt
d'Aristote, auxquels manquait tout sens critique. Lui-môme
« public que pour les intérêts privés. » Or, tous ceux qui sont honore le philosophe et reconnaît en lui le bel équilibre entre
convaincus qu'une doctrine pure et solide sur Dieu, sur l'im- l'expérience et la spéculation, la clarté de l'exposition et la con-
mortalité, sur la règle des actions humaines, est d'une grande cision du style; il révéla à l'Europe le vrai Aristote par une
influence sur la vie religieuse et morale, et par là contribue puis- étude judicieuse des textes, par des versions plus exactes et par
samment au bonheur, à la paix de la famille et de la société; des commentaires où les idées du philosophe grec sont interpré-
tous ceux qui savent que nous devons pour une grande partie la tées dans leur rapport avec l'ensemble. Pour le reste il servait la
vraie civilisation à ces premières vérités, illustrées par le chris- cause de la vérité, non celle d'Aristote. C'est pourquoi il écrit:
tianisme, ceux-là, dis-je, ne contesteront point que la philosophie « La philosophie recherche ce qui est vrai, non ce que les
n'ait été une science; de vie pour saint Thomas d'Aquin, ce pen- philosophes ont pensé » ; et dans un autre endroit il fait sien le
seur sublime dont les profondes réflexions ont produit une doc- mot.de Platon : « Socrate m'est cher, mais la vérité m'est plus
liïne si pure et si solide sur les grands problèmes de la vie, sur chère encore (1). » Nous retrouvons ce même esprit d'indépen-
les mobiles des actes moraux et sur les aspirations idéales de dance vis-à-vis du maître d'Athènes chez le plus fidèle de sep
l'humanité. Ses oeuvres surabondent d'une étonnante richesse de disciples, Gilles de Rome, qui. a écrit Sur les erreurs d'Aristote et
vérités; et toutefois, plus soucieux de la qualité que de la quantité autres •philosophes, et qui déclarait : « Nous n'acceptons des phi-
île ses pensées, bien loin de mépriser les spéculations plus élevées, losophes que ce qu'ils prouvent (2). » Saint Thomas avait vu
il y cherchait au contraire la vie pour son àme, sachant qu'une régner les mêmes principes à Cologne, dans l'école d'Albert le
science même imparfaite des plus nobles vérité, relève et Grand, qui lança un jour aux adorateurs du philosophe cette
ennoblit l'homme (.'!). virulente apostrophe: « Si vous croyez qu'Aristote fut un dieu.

(1) 1" juin 1891. (1)In lib. I. de Coelo,lect.xxn.i —In Ethic. I, lecl. vi.
(2) Cf. RevuedesJ>eu.fMondes,déivniljrc1891,janvier 1SVJ2. (2) In Sent.,II, dist- I, p. I, q. I, art. 2.
Ij) C.Cent.,li!j. I, <:»!>.
v. — ('f. 1Melnjth.lcrl. ni.
714 ' REVUETHOMISTE
SAINTÏIMI.MAS IS(ll'IIK
ll'AQIl\ IM11I.I 71.'i

il faut admettre qu'il ne se trompait jamais. Mais s'il n'était qu'un C'est ici le lieu de parler d'une difficulté, intimement liée à
celle qui nous occupe. Nous recherchons quelle idée saint Thomas
homme, il a pu se tromper comme nous 11!. » N'est-ce pas là le
s'était faite de la philosophie. Mais quelle était d'autre part sa
langage de la véritable indépendance en matière de philosophie'.'
Pour ces hommes, la question n'était pas de savoir, an sujet position vis-à-vis de l'Eglise catholique ? « 11 en est, nous le
d'une doctrine, si elle était ancienne ou nouvelle, mais si elle savons, dit Léon XIII, qui, exagérant les forces de la nature
était vraie ou fausse. Thomas d'Aquin adoptait de son prédéces- humaine, prétendent que, par sa soumission à la divine autorité,
seur grec ce qui lui paraissait être vrai cl appuyé de preuves ; l'intelligence de l'homme déchoit de sa dignité native et, cour-
mais il l'abandonnait, dès qu'il le voyait faire fausse route, le bée sous le joug d'une sorte d'esclavage, se trouve notablement

surpassant de beaucoup dans la Métaphysique et X Ethique. appesantie et retardée dans la marche qui devait l'amener au
Thomas comme philosophe voulait apprendre de tous, non faîte de la vérité et de sa propre excellence. «La plupart des au-

pas en empruntant beaucoup de mots et peu d'idées, mais en


teurs qui traitent la philosophie et son histoire d'après les prin-
comprenant. A ce point de vue nous pouvons nous rendre un cipes rationalistes, tels que Kint, Victor Cousin, Mill et beaucoup
compte exact de la position qu'il occupe vis-à-vis du Lycée el d'autres, font cette objection, quelques-uns môme avec tant
autres écoles philosophiques. Il a entendu les sages de la Grèce, d'âpreté qu'ils dénient tout droit au titre de philosophe à celui
les maîtres de l'Orient et de Cordoue, les philosophes chrétiens qui confesse le Christ comme la voie, la vérité et la vie. A ce
des siècles passés et de son époque; il a approfondi el analysé compte-là, que pouvait être la philosophie pour le Docteur du
leurs opinions. Car il était loin de méconnaître la continuité du moyen âge, croyant sincère et fils convaincu de l'Église catho-
travail des intelligences. La philosophie ne devait pas, à ses lique romaine ?
Les hommes qui réfléchissent ne trouveront pas de meilleure ré-
yeux, commencer chaque fois par se consumer dans les flammes
d'un doute universel, pour renaître ensuite de ses cendres comme ponse à cette importante question que celle qui est contenue dans
un autre phénix. A-t-il pour cela sacrifié son individualité comme les paroles, les actes et les oeuvres de saint Thomas lui-même;

philosophe? i\on certes. Nulle tendance chez lui. assurément, à qu'ils les étudient et qu'ils décident, ensuite, comment ce héros de
affecter l'indépendance la foi pouvait être en môme temps un vrai et grand philosophe.
par des thèses hasardées ou étranges ; mais
la véritable indépendance, il la possède. Ses oeuvres le prouvent. Goethe dans ses Maximen dit quelque part : « Der lrrthum
Cet.écrivain a mûrement pesé toutes ses opinions; il a cherché « schmeichelt uns, wir seyen auf ein oder die andere Weise
à démêler la vérité de l'erreur dans la lumière pure de l'évidence; « unbegriinzt (1) )>; Thomas d'Aquin professe que nous sommes
il a dominé, plus que tout autre penseur peut-être, le vaste do bornés en tout, même dans notre raison (2), et de la nature
maine de la philosophie; son génie actif a apporté de l'ordre et de bornée et finie de l'intelligence humaine, mise en face de la
l'unité dans le chaos des pensées humaines et a su se créer un notion de Dieu, l'Etre infini, il déduit qu'il y a un double ordre
-lyle clair el précis qu'on a appelé (Xu\i mol caraelérislique : « la de vérités.
cristallisât ion des pensées. » Ce u'esl pas lui qui s'est incorporé Les vérités du premier ordre s'étendent aussi loin que les
à Aristole, Arislote plutôt s'est incorporé à lui. Tandis que la forces naturelles de notre raison. Et ici un vaste domaine de
civilisation chrétienne était menacée d'une invasion d'erreurs, spéculation s'ouvre devant l'esprit investigateur. Il voit se
soit empruntées au philosophe grec, soit répandues sous son dérouler sous son regard la magnificence du monde visible,
nom, Thomas a reconnu ce qu'il y avait de vrai dans les anciens l'admirable variété des choses créées : leur être, leurs mouve-
maîtres et appelé cette nouvelle force au service de la civilisa- ments, leurs propriétés, leur nature et leurs relations mutuelles,
tion par le christianisme.
(1)« L'erreurnous llatle, de quelquemanièrequenoussoyonsinfinis.»
1,1,P/i;,.--.,
lik VIII. lr. I, i-;i|..xiv. (2) C. Cent.,lib. I, cap. iv-yi.
m:\iK tihimisti;.— 2' avm.i: 17.
SAINTTHOMAS
1)\\QCINPHILOSOPHE 715 716 REVUETHOMISTE

leurs causes, leurs effets et les lois de leur existence. L'homme vérité en elle-même, l'autre à voir sa crédibilité, parce qu'elle
poussé irrésistiblement aux recherches inquiètes et ardentes nous est proposée par une autorité digne de foi sous tous les
sonde la profondeur de sa propre existence et demande à com- rapports (1). Or l'existence de cette autorité peut être démon-
prendre, à analyser sa vie corporelle et spirituelle. Son intelli- trée parle chrétien au moyen de preuves tirées de la raison
(2).
gence se nourrit, et s'enrichit par la connaissance de principes A côté de l'autorité de l'évidence saint Thomas reconnaît par
universels et de faits certains, et elle pénètre toujours plus avant conséquent l'évidence de l'autorité. Il rend compte de sa foi aux
dans les lois auxquelles obéissent l'être et la pensée. autres et à lui-même ; il maintient en homme raisonnable les
Une fois arrivé h la cause première des êtres, il adore Celui droits dû chrétien, et en chrétien les droits de la raison. Entre
qui est par Lui seul et par qui est tout ce qui est(t). Mais si la sa philosophie et sa foi il n'y a point d'opposition. Au contraire,
raison démontre que « Dieu n'est pas loin de chacun de nous (2) », la foi et la raison sont deux rayons émanant d'un même foyer
elle sait aussi que Dieu est un Dieu caché et que l'Invisible ne de lumière, de Dieu. Non pas qu'il ferme les yeux aux mérites
peut être compris et connu par la lumière naturelle de l'intel- des philosophes qui ignorent son Credo ; mais pour lui la philo-
ligence qu'au moyen de ses oeuvres. « Obscurci par les voiles de la sophie est une science qui, en scrutant les grands pi'oblômes
chair, le regard de l'esprit, abandonné à ses propres forces, ne intimement liés à la vie de l'âme, arrive plus sûrement à son but,
peut se lixer sur la source de toute lumière, où toutes les vérités quand elle est guidée par l'astre de la foi. Il voulait la vérité
sont éminemment intelligibles; par conséquent notre raison pour tous, la vérité qui ennoblit, qui fortifie, qui console; d'autre
naturelle doit s'élever de l'effet à la cause, des créatures à\ part, son esprit pénétrant découvrait la faiblesse de notre intel-
Dieu (3). » ligence, dès qu'il s'agit de la science de Dieu. L'histoire lui
Kn Dieu toute vérité est une. Mais Dieu est infini, l'homme signalait beaucoup d'erreurs et de contradictions dans les écoles
Uni; donc il y a pour notre intelligence (fy un ordre plus élevé de philosophiques (3). Eh! pourquoi donc dédaigner la lumière qui
vérités cachées dans l'essence de la divinité. Le génie le plus nous permet de suivre d'un pas plus assuré le sentier de la
hardi a beau prendre son essor comme l'aigle, la dislance qui sagesse?
le sépare du soleil de l'essence incréée n'en reste pas moins C'est d'après ces principes que saint Thomas rendait compte de
inlinie ; les créatures annoncent, il est vrai, Yexistence de Dieu, sa vie philosophique aux adversaires et qu'il pourrait en rendre
mais elles ne sauraient nous dévoiler la splendeur de la substituer compte encore aux contemporains qui, rangés du côté de Kant et
divine (îi). Or, ces vérités cachées en Dieu, saint Thomas les de Renan, diraient de la foi avec Jules Simon : « Elle est la néga-
appelle conformément à l'usage chrétien: des mystères, mysteria. tion môme de la philosophie, puisqu'elle est la négation de la
L'Infini seul peut les révéler. Il a parlé aux hommes par la raison (4). » Saint Thomas d'Aquin, lui, trouverait au contraire
Révélation, librement et par amour des créatures, cl l'homme l'expression parfaite de sa plus profonde conviction dans ces
se soumet à l'autorité de sa parole par la foi. belles paroles de Léon XIII : « La splendeur des vérités divines,
Y a-t-il encore place ici pour la raison? l'eut-il être encore en pénétrant l'âme, vient en aide à l'intelligence elle-même el,
question de r.oir? loin de lui rien ôter de sa dignité, accroît considérablement sa
Il y a une double évidence : la première consiste à voir la noblesse, sa pénétration et sa solidité. »

1) Suiniitacontra(le.ntiles.— Quoest
disp.Je l'otentia.—lu BoH.DeTfinit. (t) Summu,Tkeol.,II, II,rq. I, art. 4.
;2) ActesdesAp.txvn, 27. (2) SummaThcol.,II, II, <j.i, ail. 4 iul2. —Cf. C. Cent.lib. 1, cap. vi.
(3) In Boit. Prolog. (3) C. Gent.,lib. I, cap. iv. — In BoH.De.l'rinil. Prolog,cl q. in, arl. I. — Summa
(4) ContraGent., !ib. I, cap. IX. 7'heol,II, II, q. n, art. 4.
(5) ContraCent.,lib. II, <:.m, (4)Relig.natur., II, cb. m.
SAINTTHOMAS 717 718 BEVUETHOMISTE
I)'aQIIN PHILOSOPHE

Messieurs, —
Nous ne poursuivrons pas plus loin l'exposé des principes de je m'adresse ici à Monsieur le Bom-gmestre, à
sainl Thomas. Le saint Docteur donne, cerne semble, une réponse Messieurs les Echevins et Régents de- cette ville et à Messieurs
les Curateurs de l'Université d'Amsterdam, — avant de ter-
pratique à noire question, par ses actes et par ses écrits. "Vous
voulez savoir si son esprit possédait ce cachet spécial qui dis- miner, j'ai un devoir sacré à remplir envers vous : celui de
vraiment : ouvrez son la reconnaissance. Quand la question s'est posée d'ériger une
lingue toute intelligence philosophique
histoire et ses u'uvres; chaire de philosophie thomiste dans votre Université, vous
voyez ses efforts sérieux et constants
n'avez consulté qu'une chose : l'équité. Vous avez reconnu le
pour comprendre, voyez ce qu'il prouve. Est- ce que chez ce chré-
tien la source de la philosophie s'est cnlizéc dans les sables? Dites bon droit des catholiques, et, votre conviction faite sur ce
si dans ses ouvrages, au contraire, ne roule pas à grands Ilots point, vous avez agi sans préjugés, loyalement et généreusement.
Areuillez en recevoir mes plus sincères remerciements et agréer
le large (leuve de la pensée.
Les tendances nouvelles dans le domaine de la philosophie en même temps les remerciements de toute la Hollande catho-
sont nombreuses. Aussi l'esprit qui voudra comparer le Doc- lique qui, je n'en doute point, s'associe de grand coeur à ce
leur du xiu' siècle aux maîtres modernes ne sera guère embar- témoignage public de profonde gratitude.
rassé pour trouver des points de contact. Sainl Thomas a écrit Monseigneur l'Archevêque d'Ulrecht et Messeigneurs les Évo-
sur la pensée et l'être, sur la matière et l'esprit, sur les créa- ques de la Néerlande catholique, je dépose à vos pieds l'hom-
tures et Dieu, sur la famille et l'Ktat, sur l'autorité et la liberté, mage de mon respectueux dévouement et de ma vive reconnais-
sur la justice et l'amour. Nous ne prétendons pas que ses opinions sance, heureux de penser que c'est votre haute autorité qui m'a
sur tous ces sujets soient l'extrême limile à laquelle la philo- appelé à occuper celte chaire de philosophie thomiste que j'ai
sophie puisse atteindre. Des semences, jetées par lui, peuvent l'insigne honneur d'inaugurer aujourd'hui sous vos auspices.
le vieil Messeigneurs, les catholiques se réjouissent, en ce jour pour
se développer l) ; édilicc peut être accru et perfec-
tionné (2) ; il faut recevoir de bonne grâce et avec reconnais- eux inoubliable, de voir dans cetLe salle académique l'autorité
sance toute pensée sage et toute découverte utile, de quelque part ecclésiastique si dignement représentée à côté des pouvoirs
civils et des autorités universitaires. A l'occasion de la créa-
qu'elle vienne (3); mais ce que nous attendons avec confiance
d'un examen sérieux, c'est que la philosophie de sainl Thomas lion de cette nouvelle chaire, vous et les autres membres de
soit appréciée comme une ccritable science, comme un merveilleux notre épiscopat vénéré, vous aurez témoigné une ibis de plus de
votre zèle généreux pour la science, et par là même, comme le
développement de la raison humaine, un édifice bàli sur des
dit Sa Sainteté Léon XIII, pour le maintien de la paix et de la
fondements solides, une sagesse de vie, une pensée indépen-
dante ; un des plus magnifiques produits de l'union du sécurilé dans la famille et dans la société civile.
génie et Puisse Dieu bénir mes travaux, afin que par un accomplisse-
de la foi. Enlin, quelles que soient d'ailleurs vos convictions philo-
ment fidèle de mes devoirs je ne me montre pas trop indigne de
sophiques et religieuses, je suis sûr, mes très chers auditeurs, que
votre choix et de la charge qui m'est confiée.
vous ne refuserez point vos hommages à un homme qui a ennobli
ses sublimes pensées par un amour plus sublime encore de la Monsieur le Recteur et Messieurs les Professeurs, je vous
vérité. remercie de l'accueil cordial que vous m'avez fait au seuil de celte
Université. Monsieur le Recteur et Professeur Dr D. E. .T. Voiler,
que la maladie relient si malheureusement loin de nous; Mon-
sieur le Professeur Dr B. J. Stokvis qui en sa qualité de recteur
(1) l.éniiXIII..rterii. Pnli-h. suppléant m'a témoigné une bienveillance si sympathique, et
2) uKleni./'afrU. Monsieur le Professeur Dr D. J. Korteweg qui m'a souhaité une
l'a:rit.
ijtj . AVfi-n.
SAINTTHOMAS
n'AQIINPHILOSOI'HK 719

si gracieuse bienvenue lors de ma nomination et de la transmis-


sion du rectorat, ont pleinement justifié la confiance que j'avais
conçue dès l'abord, que votre courtoisie soutiendrait mes pre-
miers pas dans celte voie nouvelle. Je compte sur votre longue
expérience, et sur votre grande science, Messieurs, pour
m'éclairer et me guider! Merci de votre bienveillance; elle m'ai-
dera à faire joyeusement mon devoir au milieu de tant d'hommes
éminents et à donner toutes mes forces à la science et à la prospé-
rité de cet illustre Institut.
Messieurs les Etudiants, si large que fût la part faite dans
cette Université aux différents systèmes scientifiques, la philo-
sophie thomiste y a peu attiré l'attention jusqu'ici. N'y a-t-il
donc dans cette, science ni vie ni lumière? Et la comparaison
de celte philosophie avec les systèmes anciens et modernes
u'otïre-t-elle pas un grand intérêt, ne serait-ce que comme
moyen d'acquérir une connaissance plus approfondie de l'his-
toire? Vous pouvez compter que je ne m'épargnerai aucun effort
pour vous intéresser, et que je travaillerai à votre développement
scientifique avec autant de zèle que de confiance.
Puisse votre bonne volonté me soutenir! Puissions-nous tous
rivaliser d'ardeur dans le noble amour et dans la poursuite
de la vérité!

Fr. .1. V. m: Groot.


I)o.<I''lvri>IVcVllrurs.

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