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Economie Islamique

Laurent Weill
Université de Strasbourg
Contenu
 Présentation de l’économie islamique.
 Courant important à connaître pour les praticiens de la
finance islamique car elle en fait partie.
 Comprendre l’économie islamique peut permettre
d’avoir des éléments sur :
 les origines de la finance islamique.
 les motivations de la finance islamique : elle s’inscrit dans un
projet de société plus global.
 l’avenir de la finance islamique.

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L’économie islamique
 Présentation en 2 temps :

 1.1 Les concepts


 Travaux de Chapra.

 1.2 Vision critique


 De Timur Kuran.

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1.1 Les concepts

 Fondés sur les travaux de Mohammad Umer Chapra,


spécialiste reconnu et convaincu de l’économie
islamique.

 Référence : Qu’est-ce que l’économie islamique ?


Banque Islamique de Développement, 1996.

 Synthèse et commentaires.

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1.1.1 Les principes
 Similitude entre économie islamique et économie
conventionnelle :
 « L’objet de toute économie, qu’elle soit conventionnelle
ou islamique, est l’affectation et la distribution de
ressources limitées qui permettent des utilisations
illimitées. »
 Ainsi l’économie islamique a pour mission de gérer la
rareté des ressources.

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1.1.1 Les principes
 « Toutefois, c’est précisément à cause de la rareté des
ressources et des innombrables possibilités de leur
utilisation que les affectations et les distributions ne sont
pas toujours acceptables à la société.
 Pour cette raison, l’économie s’occupe aussi de discuter le
bien-être humain qu’il s’agit de réaliser en améliorant
l’affectation et la répartition des ressources conformément
à la vision sociale. »

 La différence entre économie islamique et économie


conventionnelle va concerner les objectifs fixés à cette
rareté.
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1.1.1 Les principes
 Chapra explique l’économie islamique en partant de
l’économie conventionnelle.
 L’économie conventionnelle s’est fixé une série « normative »
d’objectifs qui s’exprime en fonction de buts socio-
économiques universellement recherchés: plein emploi,
croissance, distribution équitable du revenu, stabilité
économique et équilibre économique. Tous des facteurs
considérés généralement indispensables à la réalisation du bien-
être humain.
 Cette série d’objectifs reflète les valeurs de la société
concernant ce qui doit être, et peut donc varier avec la société.

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1.1.1 Les principes
 « Tout le monde convient que même les pays industriels
riches ont été incapables d’atteindre leurs buts normatifs
malgré les ressources considérables dont ils disposent. »
 => constat d’échec un peu péremptoire…
 => … qui peut légitimer une autre forme d’économie
(constante de l’économie islamique).

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1.1.1 Les principes
 Chapra s’interroge alors sur les causes de cet échec.
 La cause fondamentale en est « l’impuissance de
l’économie conventionnelle à proposer une stratégie
convenable » pour atteindre les objectifs fixés.
 Cette incapacité a pour cause principale « le conflit qui
existe entre la conception du monde et les buts normatifs
de l’économie conventionnelle ».

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1.1.1 Les principes
 Les objectifs normatifs sont « le dérivé de la croyance
dans la fraternité humaine, qui est à son tour le dérivé
d’une conception religieuse de l’univers qui met l’accent
sur le rôle de la croyance en Dieu, la responsabilité des
êtres humains devant Lui, et les valeurs morales dans
l’affectation et la répartition des ressources. »
 => les objectifs normatifs proviennent fondamentalement
d’une conception religieuse (des valeurs morales
inculquées par la religion).

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1.1.1 Les principes
 Or la stratégie de l’ économie conventionnelle pour
atteindre ses objectifs est « le résultat du Siècle des
Lumières dont la conception du monde est foncièrement
profane ».
 La conception des Lumières « a affaibli l’emprise de la
religion et la sanction collective qu’elle apporte aux
valeurs morales. »
 => cause de l’échec de l’économie conventionnelle : la
contradiction entre des objectifs fondés sur une morale
religieuse et une morale religieuse qui aurait disparu dans
la société mais qui serait nécessaire afin de permettre de
remplir les objectifs.
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1.1.1 Les principes
 Explication de l’économie islamique:
 « L’économie islamique est fondée sur un paradigme dont
l’objectif primordial est la justice socio-économique. Cet
objectif prendra racine dans la croyance que les êtres
humains sont les lieutenants du Dieu Unique, qui est le
Créateur de l’Univers et de tout ce qu’il comporte. Ils sont
frères entre eux et toutes les ressources à leur disposition
leur ont été confiées par Lui en vue de leur utilisation de
façon juste pour le bien-être de tous, sans exception. »
 => l’accent est mis sur la justice.

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1.1.1 Les principes
 « A la différence du paradigme séculier du marché, le
bien-être humain ne dépend pas essentiellement de la
maximisation de la richesse et de la consommation. Il
exige une satisfaction équilibrée des besoins tant
matériels que spirituels de la personnalité humaine. »
 « Le besoin spirituel n’est pas satisfait uniquement par la
prière », mais également par le fait d’atteindre les
objectifs de justice évoqués plus haut.
 La non-prise en compte des objectifs spirituels
empêcherait la réalisation du vrai bien-être en favorisant
« la frustration, le crime, l’alcoolisme, la toxicomanie, le
divorce (…) qui révèlent tous un manque de satisfaction
intérieure dans la vie des individus. »

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1.1.1 Les principes
 => idée  : les objectifs matériels ne sont pas les seuls qui
comptent, or ce sont les seuls pris en compte dans une
économie de marché.
 => réflexion non spécifique à l’économie islamique,
présente chez l’ensemble des critiques de l’économie de
marché (marxistes, catholiques).
 => question majeure : comment va être atteinte cette
satisfaction équilibrée des besoins ?

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1.1.1 Les principes
 « Plus n’est pas nécessairement mieux que moins dans
toutes les circonstances comme veut nous le faire croire
l’économie conventionnelle.
 Cela dépend beaucoup de la manière dont a été acquise la
richesse supplémentaire, de l’utilisateur de cette richesse
et de la façon dont il l’utilise ainsi que de l’impact de cet
accroissement sur le bien-être général de la société.
 Plus peut être mieux que moins si l’augmentation peut
être réalisée sans affecter la force morale de la société, et
sans nuire à l’équilibre écologique. »

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1.1.1 Les principes
 => idée très importante ici de l’économie islamique : il
faut s’écarter de la logique pure de l’économie
conventionnelle qui ne raisonne qu’en termes quantitatifs.
Il faut également intégrer des critères qualitatifs.

 => idée reprise par bon nombre d’écologistes aujourd’hui


(décroissance).

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1.1.1 Les principes
 « En dépit de cette insistance sur la moralité, l’Islam ne
reconnaît pas de distinction indiscutable entre le matériel
et le spirituel ».
 « Tout effort humain, qu’il ait des buts matériels, sociaux,
éducatifs ou scientifiques, a un caractère spirituel tant
qu’il se conforme au système de valeurs de l’Islam ».
 => ici l’économie islamique se différencie des autres
critiques de l’économie de marché en associant matériel et
spirituel : produire, s’enrichir n’est pas mal perçu.
 => rejoint nos réflexions sur le fait que l’Islam ne rejette
pas l’enrichissement.

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1.1.1 Les principes
 Confirmation : « Travailler dur pour assurer son propre
bien-être (…) est aussi spirituel que l’acte de prières pourvu
que l’effort matériel soit guidé par les valeurs morales. »
 Plus explicite: « Le comportement idéal dans le cadre de ce
paradigme n’est pas synonyme d’abnégation : il veut
simplement dire la poursuite de l’intérêt personnel dans le
cadre de la contrainte de l’intérêt social. »
 => il n’y a aucun rejet du matériel.
 => l’individu a le droit et même le devoir de rechercher la
satisfaction matérielle. Mais il doit dans cette quête intégrer
le spirituel en se fondant sur des valeurs morales qu’il ne
doit pas oublier.

18
1.1.1 Les principes
 Or selon Chapra, l’économie conventionnelle ne permet
pas d’intégrer le spirituel car :
 d’une part, les valeurs morales sont oubliées du fait de la
laïcisation de la société occidentale.
 d’autre part, l’économie de marché, qui est un instrument de
l’économie conventionnelle, ne permet pas d’intégrer le spirituel
car elle néglige les objectifs non matériels.
 Dès lors l’économie islamique est supérieure à
l’économie conventionnelle pour la raison suivante.

19
1.1.1 Les principes
 Alors que l’économie conventionnelle a un « paradigme du
système de marché [qui] présume que le comportement
égoïste sur un marché concurrentiel servirait l’intérêt social »,
l’économie islamique a un « paradigme qui présume que le
comportement individuel orienté vers la moralité (…)
contribuerait à la réalisation de la justice socio-économique et
du bien-être humain général. »
 => l’économie islamique se distingue de l’économie
conventionnelle par la vision différente des motivations des
individus : elle considère que les individus peuvent avoir un
comportement moral.
 => rejet de la Main Invisible du marché d’Adam Smith.

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1.1.1 Les principes
 Chapra répond par avance à une critique : pourquoi les
individus auraient-ils un comportement plus moral ?
 Réponse : l’économie islamique a pour mission d’orienter
les individus dans ce sens :
 « l’Islam ne présuppose pas la prédominance du
comportement idéal.
 Il adopte la position réaliste selon laquelle certaines
personnes agissent normalement d’une manière purement
idéale ou égoïste, mais le comportement de la plupart des
gens tend à être quelque part entre les deux extrêmes.
 L’Islam essaie d’amener le comportement individuel aussi
près que possible de l’idéal. »

21
1.1.1 Les principes
 => l’Islam ne suppose pas l’existence naturelle d’un
comportement guidé par des valeurs morales. Ce
comportement doit être favorisé.
 => qualité par rapport à l’idéologie marxiste qui repose
sur un individu guidé également par certaines valeurs,
mais qui en fait l’hypothèse.
 => critique possible: changer l’homme pour qu’il ait un
comportement guidé par des valeurs morales, n’est-ce pas
la porte ouverte au totalitarisme ?

22
1.1.1 Les principes
 Chapra anticipe également cette critique et y répond.
 Pour amener le comportement individuel vers l’idéal,
l’Islam « ne le fait pas par la coercition et la discipline
excessive. Il essaie plutôt de créer un environnement
favorable à travers une structure sociale fondée sur les
valeurs morales, un système de motivation efficace et
une réforme socio-économique. Il insiste également sur
la création d’institutions adéquates et l’attribution au
gouvernement d’un rôle efficace et orienté vers les
objectifs. »

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1.1.1 Les principes
 => côté positif : le fait de favoriser le comportement
individuel vers l’idéal ne sera pas totalitaire.
 => côté négatif : un certain flou sur les moyens de
favoriser ce comportement, fondamental à l’économie
islamique.
 => rôle de l’Etat mis en avant : l’économie islamique est
présentée de façon générale comme une 3e voie entre
capitalisme et communisme.
 Une telle 3e voie n’est pas spécifique à l’économie
islamique… mais elle peut s’en distinguer par un rôle
différent de l’Etat.

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1.1.2 Les éléments favorables à
l’émergence du comportement adapté à une
économie isl.éléments qui favorisent l’émergence du
Quels sont ces
comportement adapté à une économie islamique ?

 a. Une structure sociale fondée sur les valeurs morales.


 b. Un système de motivation efficace.
 c. Une réforme socio-économique et des institutions
adéquates.
 d. L’attribution au gouvernement d’un rôle efficace et
orienté vers les objectifs.

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a. Une structure sociale fondée sur les
valeurs morales
 Dans une économie conventionnelle l’affectation et la
répartition des ressources repose uniquement sur le
mécanisme du marché (rôle des prix).
 Dans une économie islamique, l’affectation et la répartition
des ressources passe par deux filtres :
 d’abord un filtre moral : il n’existe pas nécessairement une
harmonie entre intérêt personnel et intérêt social. Dès lors, « le filtre
moral essaie de créer une telle harmonie en changeant les
préférences individuelles en fonction des priorités sociales ». Pour
cela, il « attaque le problème (…) à la source même, c'est-à-dire la
conscience intime des individus, en modifiant leur échelle de
préférences selon les exigences des buts normatifs. »
 ensuite, un second filtre qui est celui des prix du marché.

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a. Une structure sociale fondée sur les
valeurs morales
 => dans une économie islamique, le marché n’est pas rejeté.
 => la vision de l’économie conventionnelle est excessive (celle
d’une économie totalement libérale) : l’Etat y intervient
également pour des motivations qui se rapprochent du caractère
moral évoqué par Chapra.
 => cette intervention est également motivée par la prise de
conscience de l’existence d’externalités, qui fait qu’il n’y a pas
d’ « harmonie entre intérêt personnel et intérêt social ».
 => différences atténuées entre les 2 économies.
 => ambiguïté sur le filtre moral qui attaque le problème à la
source, c'est-à-dire à la conscience intime des individus…
 … mais Chapra évoque ici la motivation.

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b. Un système de motivation efficace
 Rôle de la motivation pour que les individus se
comportent en fonction du filtre moral.
 Question : « comment l’Islam incite-t-il les individus à
poursuivre leur intérêt personnel dans les limites de
l’intérêt social dans des situations de conflit entre l’intérêt
personnel et l’intérêt social ? »
 Réponse : « placer l’intérêt personnel dans une
perspective à long terme – dépassant la vie de ce monde
et atteignant l’au-delà »
 Plus précisément : « Un individu peut servir son propre
intérêt ici-bas par l’égoïsme dans l’utilisation des
ressources mais il ne peut servir son intérêt de l’au-delà
qu’en s’acquittant de ses obligations sociales. »

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b. Un système de motivation efficace
 => prise en compte d’une approche coûts-bénéfices des
individus.
 => en aggravant les coûts des décisions contraires aux
valeurs sociales, l’Islam favorise la prise en compte de
décisions conformes au bien-être social qui sont donc
également conformes au bien-être personnel.
 =>contradiction entre la critique de l’économie
conventionnelle qui considère un individu égoïste
(l’homo economicus) et le fait que l’économie islamique
le considère comme tel pour le motiver.

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c. Une réforme socio-économique et des
institutions adéquates
 Chapra observe que les 2 premiers points « peuvent tous
deux s’émousser si l’environnement socio-économique n’est
pas conçu pour la réalisation des objectifs. »
 Comment créer cet environnement ? « Par une éducation
adéquate du public, la création d’un cadre efficace de garde-
fous, et la réforme des institutions socio-économiques,
juridiques et politiques existantes ou la construction de
nouvelles institutions ».
 Les piliers de l’Islam  « constituent une partie, mais non la
totalité du programme islamique visant à créer cet
environnement. »
 => flou / ambiguïté sur le concept d’une « éducation
adéquate ».
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d. L’attribution au gouvernement d’un rôle
efficace et orienté vers les objectifs
 Rôle actif à l’Etat dans l’économie.
 Question : pourquoi l’Etat doit-il jouer un rôle si les individus
sont motivés comme il faut et s’ils agissent donc en
conformité avec la morale ?
 Raison: la possible ignorance des individus par rapport aux
besoins urgents des autres ou des pénuries et des priorités
sociales.
 L’Etat doit alors jouer un rôle dans l’économie « en créant un
environnement favorable à l’élimination de l’injustice sous
toutes ses formes et à la réalisation des buts normatifs de la
société. » « Il doit définir les priorités sociales dans
l’utilisation des ressources, guider le secteur privé. »

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d. L’attribution au gouvernement d’un rôle
efficace et orienté vers les objectifs
 => l’économie islamique n’est pas très libérale : filtre
moral pour corriger l’action des marchés, rôle de l’Etat.
 => face à la critique possible d’un rôle de l’Etat similaire à
l’Etat-Providence répandu, Chapra souligne que le rôle de
l’Etat ne s’apparente ni à une intervention, ni à l’Etat-
Providence, ni à la collectivisation.
 Alors quel est-il ? Il aurait « plutôt un rôle positif – une
obligation morale à accomplir une mission conformément
au mécanisme de filtrage accordé par Dieu – destiné à aider
le maintien du train économique sur les rails convenus et à
empêcher son détournement par les puissants intérêts
acquis. »
 => rôle flou de l’Etat dans une économie islamique.
32
1.1.3 Définition
 « La fonction primordiale de l’économie islamique doit
être la réalisation du bien-être humain par la réalisation
des maqasid al-Shariah (les 5 buts de la Sharia) ».
 Plus précisément :
 « Dans cette optique, l’économie islamique peut être
définie comme étant cette branche de connaissances qui
contribue à la réalisation du bien-être humain en
permettant une affectation et une répartition de ressources
limitées, conformes aux enseignements islamiques sans
trop limiter la liberté individuelle ou créer des
déséquilibres macroéconomiques et écologiques
continus ».
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1.1.3 Définition
 => accent mis sur le bien-être humain.
 => toujours un certain flou : l’économie islamique est-il
un concept « clé en main » à appliquer?
 => ambiguïté : « sans trop limiter la liberté individuelle ».

34
1.1.3 Définition
 La tâche de l’économie islamique est bien plus grande
que celle de l’économie conventionnelle.
 1e tâche : étudier le comportement effectif des agents
économiques (individus, entreprises, gouvernements).
Sans se limiter au cas du comportement égoïste.
 2e tâche : indiquer le type de comportement qui s’impose
pour permettre la réalisation des objectifs.
 3e tâche : expliquer pourquoi les agents économiques ne
se comportent pas comme ils le doivent.
 4e tâche : l’économie islamique doit proposer des mesures
susceptibles d’amener le comportement de tous les
protagonistes du marché aussi près que possible du
comportement idéal.
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1.1.3 Définition
 => programme vaste et difficile.
 => tâches à la fois positives et normatives.
 => critique standard de l’économie conventionnelle sur
l’hypothèse de comportement égoïste (‘homo
economicus’) qui ne serait pas vérifiée. Quelle alternative
proposée ?

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1.1.3 Définition
 Pour remplir ces tâches, l’économie islamique peut
utiliser certains enseignements de l’économie
conventionnelle.
 « L’économie islamique peut tirer profit du volume
croissant d’ouvrages fournis par l’économie
conventionnelle, notamment ceux relatifs aux instruments
d’analyse »
 Il faut utiliser cette littérature si nécessaire tout en veillant
bien à en « combler les lacunes ».

37
1.1.4 Conclusion
 Quel est le contenu pratique de l’économie islamique pour
l’instant ?
 « Le domaine où il y a le plus d’ouvrages (…) est la
monnaie et l’activité bancaire et les finances islamiques. »
 Pour le reste, selon Chapra, beaucoup doit être accompli
en termes de travaux.
 Du fait des nombreux écrits sur la finance islamique, il
existe une « impression erronée selon laquelle la
principale différence entre l’économie conventionnelle et
l’économie islamique réside dans » l’abolition de
l’intérêt.

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1.1.4 Conclusion
 Pour faire disparaître cette impression, il faut « des
progrès considérables aussi bien en microéconomie qu’en
macroéconomie ».
 En microéconomie, il faut :
 «  identifier les variables qui influencent le comportement
individuel et la réalisation des objectifs », en conformité avec
l’objectif d’influencer les motivations morales des agents.
 développer une théorie alternative de celle fondée sur le
comportement égoïste des agents, c'est-à-dire fonder une théorie
plus réaliste.

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1.1.4 Conclusion
 En macroéconomie, il faut « un modèle théorique
indiquant la façon de réaliser » les buts.
 Pour l’instant, les modèles macroéconomiques se
contentent de « remplacer le taux d’intérêt par le
coefficient de participation aux bénéfices et d’introduire
la Zakat comme impôt, sans supposer de changement
important dans le comportement des agents
économiques. »

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1.1.4 Conclusion
 => chemin encore long avant d’avoir un modèle économique
qui semble applicable :
 pas de théorie microéconomique claire (nécessité de remplacer l’
‘homo economicus’ par un ‘homo islamicus’).
 pas de modèle macroéconomique (nécessaire pour la politique
économique) : pas de système économique « clé en main » même
selon un prosélyte convaincu.
 => critique de l’économie conventionnelle forte, mais
alternative proposée incertaine.
 Chapra reconnaît ses limites en guise de conclusion :
 « L’économie islamique a encore un long chemin à
parcourir avant de pouvoir constituer une discipline
économique distincte. Elle n’a fait jusqu’ici qu’effleurer
le sujet »
41
1.2 Vision critique
 Présentation des idées de Timur Kuran , professeur de
sciences économiques et de science politique à la Duke
University, grand spécialiste des questions économiques
liées à l’Islam.

 Références:
 Islam and Mammon, Princeton University Press, 2004.
 The Genesis of Islamic Economics: A Chapter in the Politics of
Muslim Identity, Social Research 64, 1997.
 Review of Islam and The Economic Challenge by M. Chapra,
Journal of Economic Literature 31, 1993.

42
1.2 Vision critique
 Timur Kuran fait une critique « à boulets rouges » de
l’économie islamique.

 Critique à connaître car (1) elle vient d’un spécialiste, (2)


elle oblige les défenseurs de l’économie islamique à
apporter des réponses à ces critiques.

 Ici je donne uniquement la position de Kuran.

43
1.2 Vision critique
 6 grandes critiques de l’économie islamique.
1. Elle repose sur deux propositions fondamentales erronées.
2. Elle n’est pas spécifiquement islamique.
3. Elle est inappliquée.
4. Elle est inapplicable.
5. Elle n’a aucun impact économique.
6. Elle peut même contribuer à freiner la mise en place des
réformes économiques nécessaires.

44
1. Elle repose sur deux propositions erronnées

 L’économie islamique repose sur 2 propositions


islamiques pour justifier la supériorité du système
proposé:

 1. Les systèmes économiques existants ont échoué


=> argument pour passer à un autre système.

 2. L’histoire du début de l’Islam prouve la supériorité


inégalée du système islamique sur ses alternatives
=> argument pour revenir à l’Age d’Or.

45
1. Elle repose sur deux propositions erronnées

 Proposition 1 : les systèmes économiques existants ont


échoué.
 OK pour le système communiste, mais cela reste à
démontrer pour le système capitaliste.
 Quel échec?
 Un système inefficace économiquement?
 Les pays capitalistes sont les plus riches du monde en
termes de PIB par habitant.

46
1. Elle repose sur deux propositions erronnées

 Un système injuste?
 Les pays capitalistes sont les pays qui ont le niveau le
plus faible d’inégalités au monde aujourd’hui ainsi que le
niveau le plus faible d’inégalités historiquement.
 Ils ont les niveaux d’espérance de vie et d’alphabétisation
les plus élevés au monde.

47
1. Elle repose sur deux propositions erronnées

 Proposition 2 : L’histoire du début de l’Islam prouve


la supériorité inégalée du système islamique sur ses
alternatives.
 Argument-clé en faveur d’un système économique
islamique: cette période aurait été à la fois vertueuse (en
termes de coopération et de fraternité entre les individus)
et prospère, et surtout sans égal.

48
1. Elle repose sur deux propositions erronnées

 Une période vertueuse?

 Les vertus prêtées à l’Age d’Or sont très discutables.


 Cela n’a pas été une époque de fraternité et de
coopération sans égal : rôle des désaccords et de la force
sur la gouvernance (3 des 4 premiers califes ont été
assassinés… par des musulmans).
 Cela n’a pas été une période dépourvue de toute
corruption.

49
1. Elle repose sur deux propositions erronnées

 Une période prospère?

 Les conditions de vie durant les débuts de l’Islam étaient


primitives, avec la grande majorité des Arabes qui
vivaient dans des conditions difficiles proches des
niveaux de subsistance.
 Les conditions matérielles de vie actuelles sont bien
supérieures à celles de cette époque.

50
1. Elle repose sur deux propositions erronnées

 Une période sans égal?

 L’histoire des peuples musulmans montre des périodes de


grande croissance économique, créativité scientifique et
épanouissement artistique : les temps forts du califat
abasside, de l’Espagne musulmane, de l’Iran safavide, de
l’Empire Ottoman, de l’Inde moghole.
 Le succès de ces périodes post-âge d’or dans des états
cosmopolites (donc avec des influences qui peuvent avoir
été non musulmanes) contredit le besoin de revenir aux
fondamentaux des débuts de l’Islam.

51
2. Elle n’est pas spécifiquement islamique
 Critique à 2 niveaux:

 Point 1: elle ne repose pas sur une tradition musulmane de


longue date.

 Point 2: beaucoup de ces recommandations ne sont


nullement liées à l’Islam et sont appliquées dans d’autres
contextes.

52
2. Elle n’est pas spécifiquement islamique
 Point 1: elle ne repose pas sur une tradition
musulmane de longue date.
 L’économie islamique ne date pas des premiers siècles de
l’Islam mais du XXe siècle.
 Les sources classiques de l’Islam contiennent des
prescriptions qui se prêtent à la construction de normes
économiques, et l’histoire des débuts montre des
enseignements pour le comportement économique et les
institutions.
 MAIS la notion d’une discipline de la science économique
qui est distincte et spécifiquement islamique est récente.

53
2. Elle n’est pas spécifiquement islamique
 Le concept d’économie islamique est apparu en Inde dans les
années 1930-1940 sous l’impulsion de Sayyid Abu-Ala Mawdudi
(1903-1979).
 Mawdudi voulait transformer l’Islam en « un mode de vie
complet »: l’Islam est plus qu’une série de rituels et qu’il englobe
tous les domaines de l’existence humaine dont l’éducation, la
médecine, l’art et l’économie.
 Pour prouver cela, Mawdudi va poser les fondements de différentes
disciplines islamiques, dont l’économie islamique.
 Pourquoi son essor à cette date dans ce pays?
 Afin de préserver l’identité musulmane en Inde, bref de favoriser
un séparatisme culturel en accentuant les différences.

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2. Elle n’est pas spécifiquement islamique
 Explication du soutien politique à l’économie islamique
dans les pays où l’identité musulmane doit la plus être
affirmée:
 Pakistan vs. Inde.
 Malaisie: Malais vs. Indiens / Chinois.
 Par opposition par exemple à la Turquie où pas de soutien fort à
la finance islamique jusqu’à récemment.

55
2. Elle n’est pas spécifiquement islamique
 => l’économie islamique est une « tradition inventée »

 Kuran remarque qu’« il n’y a pas de manière


spécifiquement islamique de construire un bateau, de
défendre un territoire, de guérir une épidémie ou de
prévoir le temps qu’il va faire».

 Alors pourquoi en serait-il autrement pour l’argent?

56
2. Elle n’est pas spécifiquement islamique
 Point 2: beaucoup de ces recommandations ne sont
nullement liées à l’Islam et sont appliquées dans
d’autres contextes.

 Partage des pertes et des profits: appliqué sur les marchés


d’actions dans le monde entier, par toute joint-venture.
 Zakat: même principe que la redistribution qui fonctionne
via le système fiscal.

57
3. Elle est inappliquée
 Critique: les principes de l’économie islamique ne sont
pas appliqués dans les applications de ce courant
économique.

 Illustration avec le principal champ d’application de


l’économie islamique: la finance islamique.
 La finance islamique prône le partage des pertes et des
profits (mudaraba, musharaka) en accord avec
l’interdiction du riba.
 Dans les faits, les banques islamiques pratiquent
beaucoup plus les instruments qui ressemblent à de
l’intérêt (murabaha, ijara) que les instruments du partage
des pertes et des profits.
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3. Elle est inappliquée
 Chiffres pour la Malaisie en 2004 (Chong et Liu, 2009) :
mudaraba: 0,1% des financements des banques
islamiques, musharaka: 0,4%, murabaha: 57%, ijara:
24%
=> les techniques financières représentent uniquement
0,5% des financements des banques islamiques.

 Estimations de Mehmet Asutay (Durham University) à


partir des rapports annuels des banques islamiques: les
instruments financiers se rapprochant de l’intérêt
représentent 83% des financements des banques
islamiques en Malaisie, 65% dans les pays du Golfe.

59
3. Elle est inappliquée
 Contre-argument: la murabaha et l’ijara sont tout de
même distincts d’un financement à intérêt car ils
impliquent une prise de risque pour le financeur.

60
3. Elle est inappliquée
 Contre-argument: la murabaha et l’ijara sont tout de
même distincts d’un financement à intérêt car ils
impliquent une prise de risque pour le financeur.
 Pas pour Kuran.

61
3. Elle est inappliquée
 Une différence majeure entre la murabaha et le prêt à
intérêt est le fait que la murabaha implique une propriété
du financeur sur le bien financé et donc une prise de
risque que le banquier traditionnel n’a pas.

62
3. Elle est inappliquée
 Une différence majeure entre la murabaha et le prêt à
intérêt est le fait que la murabaha implique une propriété
du financeur sur le bien financé et donc une prise de
risque que le banquier traditionnel n’a pas.

 => problème : cette prise de risque n’a de sens que si la


période de propriété est réellement longue. Rien n’interdit
une propriété d’une milliseconde…

63
3. Elle est inappliquée
 L’ijara implique par nature la même prise de risque sauf
qu’elle est durable puisqu’un bien possédé par le
financeur est loué…

64
3. Elle est inappliquée
 L’ijara implique par nature la même prise de risque sauf
qu’elle est durable puisqu’un bien possédé par le
financeur est loué…

 => problème : cette prise de risque est considérablement


réduite si le financeur réclame une garantie auprès du
financé.

65
3. Elle est inappliquée
 => ainsi pour Kuran la pratique de la finance islamique se
distingue de la théorie…
…et se rapproche grandement de la finance
conventionnelle.

66
4. Elle est inapplicable
 Critique de Chapra par Kuran
 Chapra explique qu’un filtre moral de valeurs islamiques
va permettre aux individus de se comporter selon les
valeurs d’altruisme, de coopération…et d’éviter
l’égoïsme… pendant que l’Etat protégera la liberté sur les
marchés tout en remédiant aux défaillances de marché.
 Pour Kuran, rien de sérieux n’est dit sur la façon de
concilier des objectifs comme justice et efficacité.
 L’explication de la façon dont les individus respecteront
le filtre moral très exigeant porte uniquement sur le fait
qu’il faut plus et une meilleure éducation religieuse.

67
4. Elle est inapplicable
 Kuran critique la « naïveté » de Chapra:
 comme les idéologues de l’époque soviétique, Chapra considère
que l’on peut transformer l’homme par une éducation morale.
 Chapra est convaincu que des dirigeants altruistes dotés d’une
sagesse islamique suffisante peuvent distinguer entre des
comportements individuels désirables et non désirables.

 => trop d’attention à la moralité et trop peu d’attention


aux institutions. Or le problème du développement du
monde arabo-musulman ne réside-t-il pas en partie dans
les institutions en place?

68
5. Elle n’a aucun impact économique
 Critique de la zakat: les tenants de l’économie islamique
avancent qu’elle est favorable au développement
économique car elle réduit les inégalités.

 Première critique: favoriser la redistribution ne


signifie pas forcément favoriser le développement
économique
 Critique à nouveau du fait que ce qui est « moralement »
bon n’est pas forcément associé à l’efficacité économique.

69
5. Elle n’a aucun impact économique
 Seconde critique : la zakat n’a aucun impact
économique.
 Zakat mise en avant sur un plan économique comme un
instrument qui favorise la redistribution et le bien-être.
 Deux éléments qui expliquent et montrent son absence
d’impact économique.

70
5. Elle n’a aucun impact économique
 Elément 1 : la zakat génère relativement peu d’argent
pour la redistribution pour 2 raisons :

 1. Les taux d’imposition sont plus élevés dans les pays


capitalistes, et permettent donc une plus grande
redistribution (les taux d’imposition de la zakat varient de
2,5% à 20% : même 20% est plus faible que les taux
marginaux d’imposition pratiqués dans les pays
capitalistes).

71
5. Elle n’a aucun impact économique
 2. L’assiette de la zakat est très limitée dans une économie
moderne par rapport à un impôt sur le revenu par
exemple: une grande partie des revenus et de richesse ne
sont pas imposés.
 L’assiette correspond plus à une économie traditionnelle
qu’à une économie moderne.

72
5. Elle n’a aucun impact économique
 Elément 2: pas d’inégalités plus faibles dans les pays qui
pratiquent la zakat.
 Chiffres sur les inégalités de l’agence WIDER de l’ONU.
 Indice de Gini: mesure les inégalités dans la distribution du revenu.
Un indice égal à 0 représente une égalité parfaite, un indice égal à
100% représente une inégalité parfaite.
 Pays européens: Autriche 27% (2011), Belgique 26% (2011),
France 30,8% (2011), Royaume-Uni 33% (2011), Suède 24%
(2011).
 Pays du monde arabo-musulman: Egypte 31% (2010), Indonésie
41% (2011), Malaisie 46% (2009), Pakistan 31% (2011).

73
6. Elle peut même contribuer à freiner la mise en place
des réformes économiques nécessaires.
 Le premier Rapport Arabe sur le Développement Humain
de l’ONU de 2002, entièrement rédigé par des
universitaires arabes, observe que le retard économique
du monde arabe est la conséquence de 3 déficits dont
aucun n’est souligné par l’économie islamique.

74
6. Elle peut même contribuer à freiner la mise en place
des réformes économiques nécessaires.
 1. Un déficit de liberté

 Il provient des limites à la participation politique. Libertés


et droits de l’homme ne sont pas suffisamment respectés,
ce qui nuit à la bonne gouvernance des états.

75
6. Elle peut même contribuer à freiner la mise en place
des réformes économiques nécessaires.
 2. Un déficit de participation des femmes

 Il trouve ses origines dans des lois et des normes qui


autorisent, voire imposent, une discrimination entre les
sexes. Cela nuit au développement économique en
réduisant considérablement le potentiel productif des
pays.

76
6. Elle peut même contribuer à freiner la mise en place
des réformes économiques nécessaires.
 3. Un déficit de savoir

 Il provient d’un manque d’éducation. Le capital humain


limité nuit au développement économique.

77
6. Elle peut même contribuer à freiner la mise en place
des réformes économiques nécessaires.
 Ainsi l’économie islamique néglige les réformes les
plus importantes pour le développement économique
pour prôner des réformes nettement plus mineures en
termes d’effets économiques (système financier sans
intérêt, mise en place d’un système de zakat…).

78
6. Elle peut même contribuer à freiner la mise en place
des réformes économiques nécessaires.
 Pire: par les réformes qu’elle prône, l’économie
islamique détourne l’attention des réformes
essentielles au développement économique et
contribue donc au retard économique du monde arabe.

 Kuran va même jusqu’à considérer que « les


économistes islamistes contribuent au désespoir
social ».

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Conclusion sur les critiques

 En résumé, Timur Kuran considère que l’économie


islamique est une « tradition inventée » qui ne va
nullement améliorer le développement économique du
monde arabo-musulman, et dont il met en doute le
caractère religieux.

 Entre Chapra et Kuran, le débat reste ainsi ouvert sur


l’impact économique positif de l’économie islamique.

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