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M.

BARBEY D’AUREVILLY

Au cirque d’Été , les samedis soirs, vous le rencontrerez en cravate rouge brodée d’or, sa
redingote pincée à la taille, ses gants à côtes moulant sa main de patricien. Son pantalon de tricot
blanc rayé d’une bande de soie vert tendre ou rose pâle, braquant sur les jambes de Mlle Océana ou
sur la taille svelte de Mme Élisa une jumelle de capitaine de vaisseau ; « mon canon Krupp », dit-il
plaisamment. Sa figure, basanée comme celle d’un Maure , est largement coupée d’une moustache
de bachi-bouzouk, et, s’il soulève son chapeau pour saluer un spectateur qui passe devant lui en
gagnant sa place, le regard stupéfié de la voisine s’aperçoit que la coiffe du chapeau est elle aussi
d’un rose exquis. Et cependant il […] les mots comme des flèches – porte à sa bouche la corne de
cerf qui termine sa mince cravache, celle de ses cannes qu’il appelle plaisamment « sa femme » –
corne de cerf autour de laquelle s’enroule un anneau d’argent timbré de son blason symbolique :
deux barbeaux d’azur sur champ de sable. Inoubliable apparition qui fait se retourner la badauderie
vulgaire, et aussi le véritable lettré qui reconnaît un prince de la critique et du roman, dans le dandy
cambré sur sa stalle et suivant avec passions les cabrioles de ces acrobates aux maillots bariolés. «
Ils font avec leur corps ce que nous faisons avec nos phrase », dit-il à l’ami qui l’accompagne, et qui
d’ordinaire est Octave Uzanne, le bibliophile délicat, ou Jean Richepin, un poète qu’il aime, autant
pour son talent que pour sa préoccupation du dandysme.

* * *

Il y a du Normand dans M. d’Aurevilly, du pirate épris de combat . Les articles qu’il publie
chaque semaine, dans le Constitutionnel , sont encore aujourd’hui, après tant d’année de polémique,
les plus hardis d’entre ceux qui paraissent entre les colonnes des journaux. Catholique intransigeant
jusqu’à soutenir qu’il « aurait fallu brûler Luther », M. d’Aurevilly a dans les veines du sang d’une
famille qui a chouanné. À Valognes, sa ville, où il passe tous les ans des quatre et cinq mois
d’automne – après les vignes –, il n’a qu’à regarder les pierres des vieux hôtels pour se rappeler les
souvenirs des vieilles figures de soldats des landes, qu’il a connues durant son enfance. Il erre le
long des rues pour ramasser ces souvenirs, et de temps à autre il coule ces impressions d’une
histoire qui fut héroïque dans le moule de quelque roman, beau comme une épopée, qui s’appelle
L’Ensorcelée ou le Chevalier des Touches, ou bien il écrit de ces beaux vers qu’il cache avec une
pudeur d’amant entre les pages de son cahier rouge : « Mon crachoir ! » comme il l’appelle. C’est
une façon de livre énorme, tout rempli de pensées et de strophes, les unes et les autres écrites à huit
encres et illustrées de prodigieux culs-de-lampe à la plume. C’est là sans doute, et à ce souvenir des
femmes charmantes qui l’ont aimé, là qu’il a composé cette délicieuse stance d’une suavité à la
Byron sur les spectres qui hantent ses années de maintenant :

Ils ne sont pas toujours les amants des clairières,


Ces spectres, grelottant sous la lune, transis,
Ils dorment dans les cimetières,
Mais dans mon cœur ils sont assis.

* * *

À Paris, le maître loge en plein faubourg Saint-Germain, rue Rousselet. Au dehors, il sacrifie
à la mode du jour ; mais, chez lui, il se livre à des orgies de fantaisie. Il fait relever avec un soin
pieux, dans de vieilles estampes, des costumes de religieux militaires, et il arbore ainsi des blouses
rouges aux croix vertes sur l’épaule – comme un templier –, le bonnet des Gibelins, et des
pantoufles de cuir bleu sur lesquelles flamboient des boucles de strass, et là, il cause, racontant des
anecdotes avec une tournure de style qui vaut ses articles, chargeant la lâcheté contemporaine avec
une furie de vieux ligueur, et, au demeurant, aussi finement et doucement aimable à ceux qu’il aime
– « il n’y a pas foule », comme disait Stendhal* – qu’il est âprement et cruellement sévère à ceux
qu’il hait.
Là sont venus tour à tour, attirés par le prestigieux feu d’artifice de mots de ce diable
d’homme, Charles Baudelaire, qui l’appelait le « mauvais sujet » dans ses jours d’amitié, et le «
vieux mauvais sujet », dans ses jours de mauvaise humeur ; Théophile Silvestre, qui le surnommait
le « laird », et lui amenait un jeune avocat du nom de Gambetta ; Amédée Pommier et Hector Saint-
Maur, César Daly et le comte de Gobineau, François Coppée et Paul de Saint-Victor, Maurice
Bouchor et Boussès de Fourcaud ; combien d’autres encore, sans parler d’Alphonse Daudet et de
Paul Arène, et aussi des dames qui passent, sans crier leur nom, devant la petite loge, dont le portier
est si souvent chargé d’empêcher qu’on ne rompe le « conclave » – où l’écrivain se cloître pour
travailler. Pauvre Fervacques* ! Combien de fois, lui aussi, a forcé la consigne pour venir croiser le
fer avec ce rare causeur qui vaut Rivarol pour la netteté incisive du trait, et Edgar Poe* pour
l’étrangeté de l’imagination.

* * *

Et maintenant, si vous lisez le Goethe et Diderot que va publier Dentu, vous avez quelque
idée de cette causerie là qui grise comme du champagne – le champagne que M. d’Aurevilly aime
tant, presque autant que le saint-perret mousseux, son vin favori, qu’il va boire au café d’Orsay.
Gageons que c’est à cause du nom qui sonne comme celui d’un autre grand dandy.

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