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LIBERTÉ DE LA PRESSE

M. Joseph Reinach, un jeune homme très savant, qui a recueilli la pensée


écrite, parlée et rêvée du Maître, et qui, de temps en temps, aime à en semer sur nous quelques
graines desséchées, vient de nous apprendre que la liberté de la presse est une constante
menace pour les gouvernements, et que les gouvernements qui veulent subsister – ce qui est,
je crois, la volonté de tous les gouvernements – devront abolir la liberté de la presse. Et là-
dessus, M. Joseph Reinach nous propose différents modèles de bâillons, menottes, poires
d’angoisse, muselières, capables d’enchaîner et de réduire au silence la grande aboyeuse, et
pour lesquels il compte prendre un brevet d’invention. On a paru généralement très ému de
cette nouveauté et de cette hardiesse, et comme, dans le cabinet, dans la majorité républicaine
et au café du Grand U, il n’existe que des libéraux, ne parlant jamais que de liberté, il est
probable que les divers instruments de supplice recommandés par M. Joseph Reinach vont
être adoptés d’enthousiasme et proclamés d’utilité publique. Je n’y vois pour mon compte
aucun inconvénient. Et puisque l’institution de Poissy, où l’on commet moins de forfaits,
l’institution de Bicêtre , où l’on débite moins de folies, ne jouissent pas d’une liberté entière,
je ne vois pas pourquoi la presse serait plus libre que Bicêtre et Poissy.
Il va sans dire que seul le côté politique de l’affaire intéresse M. Joseph Reinach, qui
est un esprit de forte trempe et qui ne s’amuse pas aux bagatelles de la vie sociale. En sa
qualité d’héritier du Verbe, M. Joseph Reinach est imbu de cette monstrueuse et criminelle
doctrine, qu’il n’y a pas de questions sociales, qu’il n’y a que des questions politiques ; c’est-
à-dire que toutes les lois ne doivent être faites que pour protéger les gens au pouvoir, et pour
formidablement armer, contre les pauvres et les petits, les institutions d’État, oppressives et
puissantes. Moi qui pense tout autrement, qui ai le plus profond dégoût des intrigues
policières, des combinaisons et des marchandages malpropres qui forment le fond de ce qu’on
appelle la politique, moi qui suis fermement convaincu, étant un rêveur et un poète, que dans
la vie des peuples il ne devrait y avoir que des questions sociales, les seules nobles,
généreuses et pratiques, les seules grandes, je vais laisser de côté, dans cette discussion sur la
liberté de la presse soulevée par M. Joseph Reinach, l’argumentation politique, qui suffirait à
me rendre suspecte, et finalement odieuse, une mesure que, pour d’autres motifs, je trouve
excellente et parfaitement inutile.
Mais je ne voudrais pas que M. Joseph Reinach se méprît sur les sentiments qui m’ont,
tout d’abord, dicté un rapprochement entre Gambetta et lui, et qu’il y reconnût une intention
de plaisanterie ou de critique. Des relations que M. Joseph Reinach a, jadis, entretenues avec
Gambetta, la seule chose, au contraire, que je veuille retenir, c’est qu’il est resté profondément
fidèle à ce dernier dans la mort et qu’il n’a cessé de lui témoigner, par la plume ou la parole,
les attachements rares d’un cœur loyal et les peu communes piétés d’une conscience
désintéressée.

* * *

Si la suppression de la liberté de la presse devait « étouffer la pensée humaine »,


comme on dit dans les réunions publiques, je serais le premier à la combattre. Toutes les
manifestations de l’esprit m’intéressent. Quelque ardentes et révolutionnaires qu’elles soient,
nous avons toujours, même dans les plus terribles écrits, des enseignements à en retirer, des
idées à y méditer. Mais nous ne pouvons redouter qu’en étranglant le journalisme, on
n’étrangle en même temps la pensée humaine, car celle-ci, de nos jours, a rarement à voir
avec celui-là.
Le journalisme est devenu un métier bizarre, qui s’est développé dans des proportions
qui effraient. Non seulement il dévore Paris, mais il ronge la province. Il n’est plus
maintenant de petits bourgs de dix-huit cents âmes qui ne comptent au moins deux journaux .
Et de tous ces journaux, combien en est-il qui défendent un intérêt général ? Toutes les
questions vitales d’un État et d’un peuple, on ne les traite, la plupart du temps, qu’à travers le
mensonge d’ambitions ou d’intérêts particuliers. Et le journalisme courant est tombé en de si
extraordinaires besognes que le premier venu s’y trouve propre, tout d’un coup, comme, dans
une féerie , un berger à être général, cuisinier, alchimiste ou empereur. Quand on ne sait plus
que faire, on se fait journaliste, et il n’importe pas qu’on sache écrire – au contraire, cela
embarrasse – ou qu’on sache quoi que ce soit – cela inquiète. À l’avocat, on demande de
savoir parler et de ne pas tout à fait ignorer le code ; on exige du médecin une longue et
difficile initiation ; on apprend au soldat à tuer, au comédien à se maquiller, au concierge à
tirer le cordon ; il n’existe pas, dans le monde, un métier, si vulgaire qu’il soit, auquel il ne
faille se préparer par un apprentissage. Au journaliste comme il y en a tant, on ne demande
rien qu’une souplesse à tout faire sans rien faire, à tout dire sans rien dire, un sacrifice
complet de ses goûts, et la répudiation de ses opinions et de ses idées si, par hasard, il se paie
l’impertinence d’en avoir qui lui appartiennent .
Le journalisme littéraire – du moins celui que l’on qualifie ainsi – se montre, dans
l’abus qu’on en fait, plus étonnant encore et plus significatif. On dirait parfois que deux
choses seulement l’intéressent : le potin, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus odieux dans la vie ; le
théâtre, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus bas dans la littérature . Pour le théâtre, il sacrifie
chaque jour quatre ou cinq de ses colonnes. Il n’est a pas une ineptie qui ne soit annoncée
plusieurs mois à l’avance, comme un gros événement ; puis viennent la critique solennelle et
l’anecdote qui s’en emparent chacune à sa façon ; ensuite on nous tient soigneusement au
courant, dans un argot spécial, du succès qu’elle remporte, de l’argent qu’elle encaisse, des
personnages qui daignent l’applaudir. Quant au livre, à l’œuvre pensée, réfléchie, travaillée, il
n’en est jamais presque question : cette littérature n’intéresse pas le journalisme littéraire. On
la relègue à la quatrième page, entre des petites correspondances amoureuses et des annonces
de pharmacie répugnantes. L’art non plus ne saurait tenir une place quelconque, dans ce
journalisme-là. Trois messieurs s’acharneront à écrire chacun trois cents lignes sur le
calembour d’une revue de fin d’année ; à peine s’il s’en trouvera un seul qui voudra écrire
deux lignes, dédaigneusement, en passant, sur une œuvre glorieuse, comme celle de Puvis de
Chavannes, par exemple.
Enfin, jamais le niveau intellectuel et moral n’a été aussi bas, et précisément dans un
temps où le journalisme – qui a la prétention, dans ses prospectus, d’être un porte-lumière – a
tout envahi, tout pénétré. On ne peut pas dire qu’il a été la cause exclusive de cet abaissement,
mais on peut affirmer qu’il en est un des principaux et plus actifs agents. Son influence même
ne se souvenant pas des leçons du passé, ne songeant point aux mystères formidables de
l’avenir, ne voulant voir des choses que leur mince surface, il est de son temps, voilà. Par
conséquent, en s’attaquant à la presse, on ne s’attaque point à la pensée humaine, on la
protège au contraire contre l’envahissement de la sottise.

* * *

Je sais que plusieurs bons esprits, qui sont vieux et discrets, prétendent que, par la
suppression de la liberté de la presse, le journalisme gagnera en politesse et en esprit. Comme
on ne pourra, sous peine de l’amende et de la prison, écrire tout ce qui vous passe par la tête,
il faudra se perdre dans des circonlocutions extraordinairement subtiles, aiguiser de fines
allusions, se livrer à ce travail académique qui consiste à couper les cheveux en quatre, les
mots en dix, mettre à chaque phrase un régulateur, à chaque alinéa des soupapes, des
manomètres et des pistons. Ce petit jeu logogriphique et rébusiaque enchante certaines
personnes et Prévost-Paradol*, pour ne citer que lui, conquit, à cet exercice, une réputation
très incontestée, et qui dure toujours… de confiance. De cela, j’avoue que je me soucie peu,
car le vrai talent n’est point dans l’escamotage de la pensée, il est au contraire dans
l’expression claire, hardie, d’une idée belle et neuve, mais il n’importe. Ce genre de
discussion voilée vaudra toujours mieux que le hurlement déchaîné d’aujourd’hui.
Je n’ai point la folie de penser que l’abolition de la liberté ramènera la presse dans des
voies littéraires. Elle aura du moins ce résultat de supprimer beaucoup de journaux. Le métier
de journaliste sera moins à la merci des déclassés, des vagabonds et des condottières et, s’il ne
gagne pas en talent, il gagnera en considération, ce qui est souhaitable .
Le Gaulois, 7 juin 1886

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