L’AFFAIRE DE
LA MORT DE BALZAC
RACONTÉE PAR EDMOND SÉE
Si
La Mort de Balzac,
qui a dû attendre 1989 pour être publié officiellement et en unvolume autonome
, est devenu une des œuvres les plus mondialement célèbres d’Octaveirbeau, ce n’est pas seulement dû ! ses e"ceptionnelles qualités littéraires et ! la lumièrecrue #etée tout ! la fois sur l’enfer con#u$al en $énéral et sur un des $éants de la littératureuniverselle en particulier% &e scandale qu’a suscité l’annonce de sa parution proc'aine ( et quia failli nous priver ! tout #amais de ce c'ef)d’œuvre ( * a aussi quelque peu contribué, aurisque de nuire ! la perception, par les lecteurs d’au#ourd’'ui, de toute la portée et des en#eu"du récit controuvé de la mort de +alac%-omme on le sait, ! la suite de la publication, dans
Le Temps
du . novembre,d/e"traits du sous)c'apitre de
La 628-E8
relatif ! la mort de +alac, et o0 irbeau montraitme ans2a couc'ée avec le peintre 3ean 4i$ou" pendant que son mari a$onisait, solitaire,dans une pièce voisine, la comtesse de nisec', fille presque octo$énaire d’56elina ans2a,retirée au couvent des 7ames de la -roi", rue de au$irard,
avait tenu ! protester, par unelettre datée du même . novembre et parue dans
Le Temps
du 9 novembre,
de la façon la plus énergique et la plus catégorique contre les calomnies aominales de M! Mireau
:% 5lle* affirmait avoir présenté elle)même 4i$ou" ! sa mère, deu" ans après la mort de +alac% &emême #our, elle adressait ! irbeau une lettre e"i$eant la suppression du c'apitre liti$ieu"
<
"ctogénaire et impotente, #e suis forcée de sortir de mon silence et de ma retraite pour $ousdire, monsieur, % quel point #e suis étonnée que $otre grand talent puisse consentir % faireusage de racontars $enimeu& et asurdes asolument mensongers! '(esp)re que $ous $oudrezien effacer ces pages de $otre *u$re
:, sans quoi elle se verrait forcée,
% mon tr)s grand regret, cro+ez-le, de me ser$ir des mo+ens que met la loi % la disposition des personnesoutragées de diffamation! Laissez-moi espérer encore, Monsieur, qu(% la #uste admirationdue % $otre talent, #e puisse #oindre ma considération pour $otre personne!
: =on sans déc'irement, et mal$ré la quasi)certitude de l’emporter en cas de procès,irbeau décida dès le lendemain, > novembre, de supprimer le c'apitre incriminé, qui ne futimprimé que dans les tout premiers e"emplaires, maintenant fort rec'erc'és des bibliop'iles pour leur rareté% &es volumes étant dé#! broc'és, il a fallu mobiliser tous les emplo*és deséditions ?asquelle pour débroc'er les 11 @@@ e"emplaires dé#! imprimés et reliés, avant de lesrebroc'er, dûment allé$és du c'apitre contesté% Aar la suite, les spécialistes de +alac, ! laquasi)unanimité
, déclareront que irbeau a tout inventé et que me ans2a a été $ravementdiffamée par le romancier, ! qui ils auront tendance ! attribuer un rCle peu reluisant
% +ref, il semble bien que la Evérité 'istoriqueF ne soit pas tout ! fait conforme au récitque irbeau prête ! un 4i$ou" fort G$é et enclin ! refaire l’'istoire ! son $oût, que ce soit pour se rendre intéressant, ou bien parce que, dans sa mémoire, le passé s’est paré, au fil desdécennies, de couleurs plus attra*antes% ais il n’est pas moins clair que irbeau n’a #amais prétendu être un c'erc'eur ou un enquêteur, ni faire œuvre d’'istorien, et il se $arde bien de
1
&e te"te a bien paru en 1918, sous le titre de
Balzac! a $ie prodigieuse!on mariage! es derniers moments
, mais le tira$e était limité ! ;H@ e"emplaires réservés au" amis du commanditaire,
amateur
: inconnu par ailleurs% Il a été de nouveau publié en 19B8, c'e ?asquelle, mais il était réinséré ! sa place initiale dans une réédition de
La 628-E8
%
2
&ettre publiée dans le
.il Blas
du 1B novembre 19@>%
3
&a seule notable e"ception est celle de -'arles &é$er, conservateur du usée de eudon et bio$rap'e de me ans2a J
/$e de Balzac! 0(apr)s des documents inédits
, 7ucros K -olas, 19;., >@ pa$esL%
4
Sur toute cette affaire, voir Mne publication scandaleuse :, postface de Aierre ic'el et 3ean)?ranNois =ivet !
La Mort de Balzac
, ditions du &érot, 1989 J'ttp<PP666%scribd%comPdocP;1@;B8B1@PL%
prendre ! son compte un récit qui lui aurait été fait quelque vin$t ans plus tCt, dans desconditions restées imprécises
, et dont il laisse l’entière responsabilité ! un narrateur qui n’est plus l! pour se #ustifier ni pour apporter ses preuves% -’est donc faire un mauvais procès auromancier que de lui reproc'er de ne pas respecter une Evérité 'istoriqueF dont il a d’autantmoins cure, dans ce cas particulier de l’a$onie de +alac, qu’il la sait pertinemmentinaccessible d’une faNon $énérale
% ais pour tous ceu" que l’ironie assassine du $randdém*stificateur a blessés dans leur ima$e de respectabilité, l’occasion est trop belle pour qu’ils n’en profitent pas pour se ven$er et tGc'er de le discréditer ! leur tour% -’est alorsqu’entre en scène un #eune admirateur de irbeau < 5dmond Sée% =é ! +a*onne, 5dmond Sée J18>H)19H9L est ! la fois un critique t'éGtral Jil collaborealors au
.il Blas
, après avoir fourni des articles !
L1urore
dre*fusiste, et sera, dans lesannées 19B@, président de la -ritique dramatiqueL et un auteur dramatique prolifique
, dontirbeau, ainsi que Sac'a 4uitr*, a apprécié les débuts prometteurs <
Les Miettes
JQt'énée, ;8février 1899L,
La Breis
J&’Ruvre, ;9 mai 189.L,
L13ndiscret
J'éGtre Qntoine, H mars 19@BL,
L13rréguli)re
J'éGtre Té#ane, 1B novembre 191BL,
4n ami de #eunesse
J-omédie)?ranNaise,1D décembre 19;1L, etc% Il a dé#! fait un élo$ieu" compte rendu des
5arces et moralités
danssa
7ronique des li$res
du 1@ avril 19@D et, depuis plusieurs années, il est devenu un amifidèle et fervent de irbeau ( comme de 3ules Tenard, d’ailleurs% Il n’est donc pas étonnantqu’il s’en$a$e pour le défendre et le louer, au moment o0 le scandale risque de porter pré#udice, non seulement ! cet ob#et littéraire ori$inal et fort attendu qu’est
La 628-E8
, mais,au)del!, ! l’ima$e même de notre imprécateur < au" *eu" d’un public dûment crétinisé,l’auteur des trois sous)c'apitres incriminés ne serait)il pas un vul$aire provocateur, amateur de scandales propices au" ventes #uteuses, et un diffamateur patenté de vieilles dames sansdéfense, plutCt qu’un paladin de la #ustice U -’est dans
Le 5igaro
du 1. novembre ( soit di" #ours après le début de l’affaire (, et en Aremier Aaris, ce qui souli$ne l’importance de sacontribution, qu’il prend position et entend, non seulement ré'abiliter son ami au" prises avecla malveillance de multiples ennemis, trop 'eureu" de pouvoir se livrer impunément au" #oiesde la calomnie, mais surtout faire éclater et admirer son e"ceptionnelle $énérosité au" *eu"d’un lectorat, certes socialement conservateur, mais supposé un tant soit peu EéclairéF% Ilintitule sa c'ronique 7eu" #olis $estes :, 'istoire de mettre moralement ! é$alité une fillesoucieuse de l’'onneur post'ume de sa mère et un écrivain 'ors normes, prêt ! sacrifier uneœuvre amoureusement concoctée ! des e"i$ences ét'iques #u$ées supérieures, non seulement! ses propres intérêts, mais aussi, ce qui est encore plus méritoire, ! ses préoccupationslittéraires et ! ses valeurs est'étiques%Aour parvenir ! ses fins, il renonce ! toute polémique, ne c'erc'e ! blesser personne et secontente de révéler ! des lecteurs de bonne foi les dessous d’une affaire dont, en réalité, ilsi$norent tout et qui est tout ! fait ! l’'onneur des deu" prota$onistes% Il commence par piquer leur curiosité en annonNant d’entrée de #eu une
anecdote
: ric'e en ensei$nements et !l’'onneur de la profession décriée des 'ommes de lettres, puis en attendant plus de la moitiéde l’article pour leur révéler l’identité des deu" anon*mes auteurs des
#olis gestes
: du titre%-ertes, les
7app+ fe
, amateurs de littérature, qui ont entendu parler de l’affaire depuisquelques #ours, ont vite fait de la deviner, cette identité% ais ils n’en sont pas moins incités ! poursuivre leur lecture par la lumière nouvelle que le début du récit #ette sur l’œuvre ! paraVtre
5
&e 1; novembre, irbeau écrit ! Tené de -'ava$nes, qui publie sa lettre dans le
.il Blas
du lendemain < WXY
#(ai $u 'ean .igou& c7ez lui, une fois, et #e l(ai rencontré plusieurs reprises, c7ez des amis communs, entre autres c7ez M! uguste 9odin
% : -es rencontres, si elles ont bien eu lieu, pourraient se situer en 1889)189@%
6
oir la notice istoire : du
0ictionnaire "cta$e Mireau
J'ttp<PPmirbeau%asso%frPdicomirbeauPinde"%p'pUoptionZcom[$lossar*KidZ1>9L%
7
Son
T7é:tre complet
a été publié en deu" volumes par ?lammarion en 19;D%
et sur son médiatique auteur, considéré, non comme un m*stificateur patenté, mais comme un
ma;tre
: et un
grand écri$ain
: suscitant respect et admiration%5nsuite 5dmond Sée s’attac'e ! entretenir l’intérêt dramatique et ! créer un
agréale suspens
: en ima$inant ( ou en rappelant U ( une lecture au terme de laquelle,comme au beau milieu de
L1<pidémie
, est apportée ! l’auteur, félicité de toutes parts, unem*stérieuse missive, qui, d’un seul coup, transmue sa fierté et sa satisfaction en unedouloureuse an$oisse% Si, on l’a vu, cette lettre de la comtesse nisec' a bien e"isté et a bienété e"pédiée, le . novembre 19@>, nous ne saurions affirmer pour autant que la lecture de
La Mort de Balzac
! des amis a bien eu lieu le même soir% On ne saurait l’e"clure, bien entendu,et, en ce cas, 5dmond Sée, rentré de vo*a$e le 11 octobre précédent, aurait effectivement pufaire partie des
7app+ fe
invités ! * assister, par e"emple ?ernand andérem, Sac'a et&ucien 4uitr*, 4eor$es +ourdon, ristan +ernard, Qlbert Tobin, ?éli" allotton ou Tomain-oolus% al'eureusement nous n’avons trouvé aucun témoi$na$e qui atteste de cette'*pot'étique lecture, et, au cas o0, ce nonobstant, elle ne serait pas pure invention pour les besoins de la cause, il est douteu" qu’elle se soit déroulée le . novembre au soir, deu" #oursseulement avant la date pro$rammée de la sortie publique de
La 628-E8
% Selon toutevraisemblance, le récit qu’5dmond Sée fait de cette prétendue lecture est une fiction de lamême farine que celui que irbeau lui)même fait de l’a$onie de +alacX 5t 5dmond Sée lereconnaVt lui)même lorsqu’il situe cette lecture, non quelques #ours plus tCt, mais
quelquesmois ou quelques semaines
:% ais si ce récit est bien romancé, il n’en est pas moins profondément véridique mal$ré tout, et c’est cette vérité 'umaine qui leur importe ! tousdeu", infiniment plus que la véracité des faits bruts%-’est précisément ce qu’5dmond Sée, ! travers cette anecdote en forme de fable,s’emploie ! mettre en lumière dans la deu"ième partie de sa c'ronique% Aour lui,
La Mort de Balzac
appartient
ien plus % l(7istoire romanesque qu(% l(7istoire tout court
:% Obli$eant lelecteur ! se mettre ! la place du romancier dépité, il recourt au st*le indirect libre pour luifaire parta$er sa vision des c'oses <
=(a$ait-il pas c7erc7é la $érité > =e l(a$ait-il pastrou$ée, et, sinon trou$ée, du moins imaginée, reconstruite, a$ec une telle s)$e, une telle fi)$re poétique? une telle puissance de coloris, une telle intelligence du détail, que c(était sa$érité % lui, et non pas n(importe quelle autre qui demeurerait, qui de$ait désormais demeurer seule régnante % #amais >
: \ l’instar de son
ma;tre
: et ami, il considère même avecméfiance la prétention des 'istoriens ! établir ne serait)ce que
des $érités
: partielles, !défaut de la érité avec un ma#uscule<
m@me pour ce qui est des $érités dites 7istoriques, #(a#outerai que la plupart ont été proclamées gr:ce % des Adéductions intuiti$es en tout point semlales % celles dont l(écri$ain s(était ser$i au#ourd(7ui
:% out bien considéré, l’'istoiren’approc'e pas plus de l’inaccessible vérité que la littérature et ses mét'odes ne sont pasfoncièrement différentes, puisqu’elles laissent une lar$e part ! l’interprétation sub#ective desdocuments et ! l’intuition des 'istoriens% ais la littérature possède du moins un avanta$edécisif quand elle est l’œuvre d’un maVtre tel que irbeau, lancé ! la quête du 4raal <
les grands romanciers, les grands artistes sui$ent d(autres lois que le commun des mortels
? #(entends celles qui commandent % leur cer$eau, qui tou#ours fume et out et les entra;ne siloin et si $ite % la rec7erc7e de la $érité qu(ils n(ont gu)re le pou$oir de se ressaisir une fois partis!!!
: -’est précisément cette supériorité intellectuelle du $énie créateur, au" prises avec desvérités dépassant de très loin l’'orion du commun des mortels, qu’il s’a$isse de +alac ou de
8
Aour sa part, irbeau écrit, dans
La Mort de Balzac
<
=ous ne de$ons point soumettre Balzac au&r)gles d(une ant7ropométrie $ulgaire! L(enfermer dans l(étroite cellule des morales courantes et des respects sociau&, c(est ne rien comprendre % un tel 7omme, c(est nier, contre toute é$idence, le prodige, l(e&ception qu(il fut! =ous de$ons l(accepter, l(aimer, l(7onorer tel qu(il fut!
:
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