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PREMIER PLAN

Portrait
Un cheikh en exil
A Rabat vit un cheikh syrien qui a fui son pays en 2011, après s’être opposé
au régime de Bachar Al Assad. Toujours actif sur la scène syrienne, cet homme
public au lignage prophétique cultive la discrétion. Retour sur son parcours.

© tniouni
Mohamed Aboul Houda Al Yaqoubi est réfugié depuis quatre ans au Maroc, la terre de ses ancêtres qui descendaient de Moulay Idriss.

A
peine la porte de la pe- pour une autorité confrérique vers l’Algérie puis vers la Sy- soir de ramadan au sujet des
tite villa rbatie ouverte, qui revendique un lignage di- rie. Lui a fait le chemin en sens différences entre fatwa et
un fort parfum de oud rect avec le prophète Moham- inverse en 2011 pour fuir le ré- qada. Ces rencontres, Al Ya-
se fait sentir. C’est celui de med via son petit- fils Hassan gime de Bachar Al Assad. Sa qoubi les doit au prestige de
cheikh Mohamed Aboul Houda Ibn Ali. D’une politesse exquise, nouvelle vie marocaine, il ses origines et de ses an-
Al Yaqoubi, une personnalité il s’excuse pour les milliers de continue à la consacrer à la re- ciennes fonctions. Fils et pe-
majeure du monde sunnite. livres religieux empilés du sol ligion. Il revient d’ailleurs tout tit-fils de religieux, il a com-
Morchid et juriste, il est le guide au plafond : « Je viens de les faire juste de Taounate, où il a mencé à prêcher dès l’âge de
spirituel syrien de la Shadhiliya, acheminer, je n’ai pas eu le temps animé une veillée pour le quinze ans à Damas, sa ville
une des Tariqa soufies les plus d’y mettre de l’ordre ». Mawlid. Ses yeux s’illuminent natale. Nommé mufti de
importantes et les plus in- à l’évocation de cette nuit. Et Suède, où il a vécu dans les an-
fluentes du monde, tant par sa « Je me sens bien ici » de citer quelques-unes des nées 1990, il est ensuite de-
taille que par son histoire. Le « Je me sens très bien ici, pays belles rencontres qu’il a vécues venu enseignant à la fameuse
cheikh, turban de rigueur, le dans lequel j’ai des racines. Je au Maroc, avec Ahmed Toufiq, Grande Mosquée des
teint pâle, la barbe oscillant suis un descendant de Moulay le ministre des Habous, soufi Omeyyades de Damas, où il
entre le blanc et le roux Idriss, le fondateur de Fès », lui aussi, Cheikh Hamza, mor- s’est réinstallé en 2006. Auteur
et les yeux bleus délavés, précise ce quinquagénaire chid de la Boutchichiya, mais d’ouvrages juridiques sur des
alterne entre le « je » et le dont les ancêtres ont migré, il aussi Mohammed VI, devant sujets comme la fixation des
« nous » de majesté. Classique y a plus de 150 ans, du Maroc qui il a discouru en 2012 un prix et les procédures judi-

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PREMIER PLAN

ciaires, ce juriste attaché au émettait une fatwa en 2011 sur


rite malékite a récemment pu- A l Ja z e e r a , a u j o u r d ’ h u i
blié au sein d’une maison nombre des ses interventions
d’édition marocaine un petit publiques, dans des médias
recueil de prières à adresser arabes ou américains, dé-
au prophète Mohammed. Al n o n c e n t l e s a c t e s et l e s
Yaqoubi ne cache pas appré- groupes terroristes. Son visage
cier la sollicitude dont il fait se referme quelque peu
l’objet au Maroc, où mosquées lorsqu’on le questionne à ce
et écoles lui demandent régu- sujet. « À leurs yeux, je suis un
lièrement d’intervenir. Mais hérétique. Voyez comment ils
ça ne lui fait pas oublier sa ré- détruisent les mausolées ».
alité, celle d’un exilé. Néanmoins, Al Yaqoubi in-
siste : une défaite du terro-

© afp
Mufti, non merci risme en Syrie est impossible
Dans le monde policé et sou- Mosquée des Omeyyades de Damas, où Al Yaqoubi a enseigné, sans un départ de Bachar Al
mis des théologiens et autori- durant une manifestation d'opposants au régime. Assad. « La majorité des cadres
tés religieuses syriens, Al Ya- du Front Al Nosra (branche sy-
qoubi faisait depuis longtemps rienne d’Al Qaïda, ndlr) ont été
figure de poil à gratter. Quand plus restreinte pour se laisser plique-t-il, sans cacher ni son libérés par le régime, qui a très
on lui propose le titre de mufti filmer et condamner plus clai- inimitié envers Al Bouti, ni sa tôt remis en liberté les radicaux
de Damas en 2006, il refuse, rement le régime. Des agents tristesse au moment où il a ap- mais pas les opposants démo-
voyant là un moyen de coop- des forces de l’ordre campent pris son décès. En 2013, Al Ya- crates ». Et comme il avait
tation par le régime. Quelques dès lors devant son domicile. qoubi est brièvement nommé transmis un courrier à Bachar
années plus tard, un prêche Durant presque un mois, il vit au Conseil national, instance Al Assad en 2011, il a écrit en
soutenant la révolution en Tu- de maison en maison, évitant de l’opposition, avant d’en être novembre 2014 une lettre ou-
nisie et une critique acerbe de de rentrer chez lui, jusqu’à ce écarté par les Frères musul- verte à Abou Bakr Al Baghdadi,
la doctrine wahhabite, alors qu’un ami introduit dans le mi- mans. Depuis le Maroc, il émet leader de l’État islamique,
que le régime syrien tente lieu sécuritaire le prévienne une dizaine de fatwas à l’inten- alias Daech, dans laquelle il
d’apaiser ses relations avec que les services de renseigne- tion des combattants rebelles, condamne, sur des bases reli-
l’Arabie Saoudite, lui valent ment l’ont définitivement parmi lesquels il conserve une gieuses, les conversions for-
des interrogatoires. Mais c’est dans le viseur. En juin, il fuit certaine influence, dans un cées, l’excommunication, la
avec le soulèvement syrien, vers la Turquie, puis vers le pays où la tradition soufie est torture et bien d’autres pra-
qui éclate en mars 2011, qu’il Maroc. Peu de temps plus tard prégnante. « Un exercice sen- tiques en vigueur dans les
bascule irrémédiablement et après un détour par la Jor- sible car, sur le terrain, la colère villes tenues par les jihadistes.
dans une opposition totale. danie, sa famille, qui compte est grande », accorde celui qui Cette vie d’opposant, Al Ya-
Dès les premières manifesta- quatre enfants, l'y rejoint. a expressément condamné la qoubi, on le sent bien, s’en pas-
tions, il fait transmettre par un capture d’étrangers ou l’assas- serait bien. Son vœu le plus
ami commun une lettre au sinat des prisonniers de guerre. cher est de reprendre ses le-
Depuis le Maroc,
président Bachar Al Assad, Il envisage, dans un premier çons à la mosquée de Damas,
il émet des fatwas
qu’il a déjà eu l’occasion de temps, de créer avec d’autres surtout celles dédiées à Gha-
pour les combattants
rencontrer. Il lui demande soufis syriens un « Mouvement zali, un auteur qu’il chérit par-
rebelles syriens
entre autres de libérer plu- pour bâtir la civilisation » et ticulièrement. En attendant,
sieurs prisonniers politiques entre en contact avec des sa croyance et ses convictions
et d’écarter certains sécuri- Commence alors pour le groupes armés. Il décidera fi- religieuses nourrissent son en-
taires impliqués dans la ré- cheikh une vie semblable à nalement de mener une acti- gagement. « Je mets la miséri-
pression. « Je voulais préser- celle que connaissent nombre vité caritative en faveur des corde et la préservation de la
ver l’unité nationale avant qu’il d’opposants politiques en exil. civils. Sa fondation a bâti et vie au centre de mes actes », af-
ne soit trop tard », commente- De l’étranger, il enchaîne les gère un hôpital et des boulan- firme-t-il, lui qui pense que
t-il. En avril, les morts de ci- déclarations, dont certaines se- geries au nord d’Alep, dans son rôle dans une Syrie libé-
vils se multiplient. Al Yaqoubi couent l’opinion publique sy- une zone libérée, ainsi que rée serait avant tout « d’absor-
délivre un premier prêche à ce rienne. Comme lorsqu’il laisse des écoles dans les camps de ber toute cette colère assimilée,
sujet devant plus d’un millier entendre que le très populaire réfugiés en Jordanie. essayer d’en prendre une part
de fidèles encadrés de poli- cheikh Al Bouti, un proche du sur moi ». La voix basse, l’air
ciers en armes, évitant d’adop- régime tué dans un attentat en En attendant Ghazali un brin énigmatique, il sourit
ter un ton trop véhément pour 2013, pourrait avoir été assas- La progression du terrorisme et glisse : « Le cœur peut par-
ne pas attiser les tensions. Dé- siné par les services de sécu- sur le terrain syrien a aussi fois faire des choses dont la po-
but mai, il profite d’une dis- rité. « Il se chuchotait qu’il poussé Al Yaqoubi à réagir. Si litique est incapable ».
cussion devant une assemblée préparait sa défection », ex- c’est contre le régime qu’il Jules Crétois @julesjibril

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