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Entre Osugui et Ishikawa il y a eu, bien sûr, quelques relations, surtout en prison. Ce dernier, anarchiste connu à
l’échelle mondiale, a été massacré par un gendarme sous couvert d’un désordre provoqué juste après un violent
séisme de magnitude 7,9, dans la région de Kantô, en 1923. Tous les deux ont montré assez tôt leur intérêt pour
Élisée Reclus (1830-1905). Ôsugui s’intéresse aussi à Mirbeau et Anatole France (p. 475 du 4 e volume de ses
œuvres).
2
Voir la notice Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/My%C5%8Dj%C5%8D.
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C’est l’édition où notre deuxième héros, Îda, a travaillé à partir de l’année 1929.
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Anarchiste, Motchizuki (1900-2001) a été une camarade d’Ishikawa. Voir la notice Wikipédia :
https://ja.wikipedia.org/wiki/%E6%9C%9B%E6%9C%88%E7%99%BE%E5%90%88%E5%AD%90.
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Naitô est connu comme l’excellent traducteur du Petit Prince (–「星の王子さま ) de Saint-Exupéry. Il était
professeur à l’Université de Tôkyo.
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劇集 ).
Le contexte historique
Homme de lettres anarchiste, maître après Zola et rival d’Anatole France, Octave
Mirbeau est décédé. Sous la même étiquette de socialiste, tandis que France, auteur à
l’apogée de sa gloire, est devenu immortel, Mirbeau, académicien Goncourt, se faisant
des ennemis un peu partout, a engagé un combat par l’écriture comme un polémiste.
Zola raconte, France critique, et Mirbeau raille.15
sentence inique qui vient d'être prononcée par un tribunal d'exception contre le docteur Benjiro Kotoku, Mme
Kano et vingt-quatre autres camarades japonais1. Il n'est pas vrai que ces vingt-six martyrs aient tramé ou aient
eu seulement l'intention de tramer un complot contre la famille impériale du Japon. »
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Il a déjà écrit un excellent livre sur l’histoire des mouvements socialistes d’Occident, dans la prison de Sugamo,
en 1908.
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Sur sa vie, voir la notice de Wikipédia : https://ja.wikipedia.org/wiki/%E7%9F%B3%E5%B7%9D
%E4%B8%89%E5%9B%9B%E9%83%8E. Il est né dans la ville de Honjô le23 mai 1876. Après sa sortie de
l’université centrale d’aujourd’hui, à l’âge de 26 ans, en 1902, il est devenu journaliste au Yorozu-tchohô (万
朝 報 ) (1892-1940), puis, à la suite de ses collègues Shûsui Kotoku, ToshihiSakai (1870-1933) et Kanzô
Utchimura (1861-1930), il l’a quitté et a fondé avec eux un hebdomadaire populaire, dont la publication
cessera dès 1905.
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Cet article nécrologique a été envoyé par Ishikawa au journal Yorozu-tchôhô en 1917 et a été recueilli dans son
autobiographie (dans le volume 8 de ses œuvres, Seido-sha, 1977, pp. 374-378).
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Et puis après avoir cité quelques mots de Laurent Tailhade, il continue ainsi :
La plume qu’il a employée, devenue entre ses mains un sabre aigu pour exterminer le
mal, est allée au cœur de la vie abominable des hommes contemporains et a découvert sa
vulgarité au public. Le monde hypocrite l’a attaqué unanimement. Mais notre auteur est
resté fidèle à ses résolutions. Ses cris, ses douleurs, ses indignations, sa littérature
enflammée qui jaillissant comme du sang, tout était une expression de sa sincérité. [...]
À la veille de la grande guerre, le Parti Socialiste de France a perdu un grand homme,
Jean Jaurès ; l’année suivante un combattant blanquiste tel que Vaillant ; et maintenant
il dit adieu à un écrivain enflammé tel que Mirbeau. Il doit sentir bien de la tristesse et
de la solitude, surtout dans une situation aussi critique qu’aujourd’hui..
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Toyoji Îda est né à Inazawa, dans le département d’Aitchi, le 1 er mars 1898, il est décédé à une date inconnue
Après la sortie du lycée industriel de Tokyo, il est entré dans la maison d’édition Kinsei-dô, qui publiera la
traduction des Mauvais bergers. Amateur de théâtre, il rêvait d’un théâtre où « les ouvriers puissent jouer à
l’usine, pendant l’heure de repos, ou pendant une réunion syndicale, dans leur bleu de travail ». Il a réalisé ce
rêve en montant sa pièce intitulée Nous sommes les criminels (俺達が犯人だ), sur laquelle nous n’avons aucun
témoignage. Il n’en reste qu’une annonce, parue en août 1930, dans le 4 e numéro spécial, commémorant l’affaire
Sacco et Vanzetti, d’une revue de poésie, Trajectoire ( 弾 道 ). Voir Kiyosh Akiyima, Histoire de la littérature
anarchiste au Japon (アナキズム文学史), édition Tchikuma, 1975, p. 310 et p. 314). Signalons qu’au Japon aussi
il y a eu des protestations contre l’exécution de Sacco et Vanzetti sur la chaise électrique et qu’une trentaine de
militants anarchistes (parmi lesquels Sanshirô Ishikawa) sont allés à l’ambassade des États-Unis, à Tôkyo, et ont
été arrêtés. Akiyama a dit, à propos de notre metteur en scène Îda, qu’il a été toute sa vie un homme prêt à
recevoir n’importe quelle demande, et qu’il a fait tous ses efforts pour accomplir son devoir, aussi bien avec ses
camarades et les habitants de son quartier que sur son lieu de travail. Il a publié aussi quelques œuvres
romanesques. Voir le Dictionnaire biographique des anarchistes du Japon (ぱる出版人名事典), 2004, p. 32.
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D’après le Dictionnaire historique du Japon (Maison Franco-japonaise / Maison Neuve & Larousse, 2002),
c’était une « Législation visant à maintenir le système impérial et le capitalisme ». La loi de sécurité publique est
passée devant la Diète impériale et a été mise en vigueur en 1925 : « Composée de sept articles, elle avait en vue
d’interdire : 1) La formation de toute société ayant pour but de modifier la structure sociale du pays et d’abolir la
propriété privée. 2) La diffusion de toute idée tendant à ces mêmes buts. 3) Les activités en rapport avec ces
mouvements. En 1928, par une ordonnance d’urgence émanant de l’empereur, un amendement ajouta la peine de
mort et celle de travaux forcés à perpétuité aux sanctions prévues. [...] En vertu de cette loi visant au contrôle
idéologique, un grand nombre d’intellectuels, d’hommes politiques, de réformistes sociaux, communistes ou
libéraux, ou bien perdirent leur position ou bien furent jetés en prison : la liberté de pensée et d’expression fut
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quelques contes satiriques et antimilitaristes18 , était à l’origine un simple amateur de théâtre.
Mais, ayant une fois accepté la responsabilité de la mise en scène, il s’est ingénié à satisfaire le
public. Au début ils avaient l’intention de représenter Un nouveau converti , pièce de Stepnyak
(1851-1895), mais mécontents du contenu de socialisme prématuré [ ?] pendant les
répétitions, ils ont sauté sur la traduction des Mauvais bergers qui venait de paraître.
Cependant ils n’ont pu créer l’intégralité de cette pièce pour deux raisons : leurs
principes de représentation et la censure des autorités. En ce qui les concerne, nous avons un
document précieux : « Le cahier de scène des Mauvais bergers », rédigé par Toyoji Îda lui-
même. Il a été publié en décembre 1927, dans le dernier numéro (n° 11) de la revue Littérature
libérée ( 文芸解放 19 ).
Le metteur en scène a procédé à trois manipulations par rapport au texte originel :
1) Il a choisi comme protagoniste principal de cette pièce, non pas Madeleine, mais
Jean Roule.
2) Il a mis à nu le thème de la lutte des classes en supprimant les détails des
sentiments et les passages trop verbeux.
3) Il a accéléré le rythme du déroulement des actions et supprimé les passages
boursouflés.
Parmi ces trois modifications, les deux dernières sont tout à fait admissibles, et nous
nous intéresserons surtout à la première. Il se trouve que le traducteur de la pièce, Ishikawa, a
affirmé, dans sa préface, que Mirbeau l’avait écrite pour une grande actrice, Sarah Bernhardt,
ce qui est faux.. À ce propos, notre metteur en scène déclare :
[…] Une pièce écrite pour Sarah Bernhardt… ce serait excitant pour les journalistes.
Mais, en ce qui nous concerne, nous nous inquiétons plutôt que l’auteur, trop soucieux de
la presse, n’ait pas été avant tout en quête de la vérité artistique. S’il en était bien ainsi,
jouer cette pièce classique sans changement, nous semblait assez dangereux et
inconvenant.20
Il semble donc qu’en l’occurrence Ishikawa et Îda ne soient pas du même avis sur le
sens de l’intervention de la grande actrice. À en juger par ce que révèlent les recherches de
Pierre Michel21 , le metteur en scène nous semble avoir bien réagi et avoir fait preuve d’esprit
critique et de libre arbitre en tant qu’homme de théâtre.
Quant aux trois modifications susdites, il les a jugées nécessaires, ne serait-ce que
ainsi sévèrement réprimée au Japon. L’institution de la loi de sécurité publique coïncidant avec celle de la loi sur
le suffrage universel, le gouvernement aurait attribué à cette loi le rôle de limiter l’expansion de l’influence des
forces ouvrières et paysannes dans la formation de la Diète, par suite du suffrage universel. »
18
Ses quelques contes ont été recueillis dans le 8e volume de 新興文学全集, paru aux éditions Heibon.
19
Le texte a été recueilli dans Histoire de la littérature anarchiste, pp. 306-310.
20
Histoire de la littérature anarchiste, p. 306.
21
Voir Dictionnaire Octave Mirbeau, L’Âge d’homme. 2011, pp. 47-48 (notice sur Sarah Bernhardt), et 571-573
(notice sur Les Mauvais bergers).
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pour produire davantage d’effet avec des comédiens inexpérimentés. Il a dû apporter pas mal
de changements, supprimer des répliques inutiles, et centrer franchement l’intrigue, autour de
la grève, qui en constitue le point culminant. À cette fin, il a raccourci la première partie de
l’acte II d’environ 20% et, au premier acte, a supprimé un certain nombre de répliques. À
d’autres endroits, il a simplifié le style fleuri de l’auteur.
Là-dessus, les autorités japonaises de 1927 sont intervenues sur les planches pour
activer les ciseaux de la censure. Celui qui l’a subie a présenté ainsi leurs exigences :
Les conflits entre patronat et syndicats, qui reflètent notre société d’aujourd’hui, c’est
ce que nous ne pouvons dissimuler. Donc, bien qu’il soit indispensable de les présenter
tels quels, il serait très dangereux pour l’un de ces camps de crier victoire : car l’autre
classe antagoniste serait saisie de terreur. D’ailleurs, c’est important, la réconciliation
des deux : il ne serait pas très souhaitable de préciser et d’accentuer leur opposition.
Enfin, non seulement le grand discours tenu par Jean Roule dans le 4 e acte constitue une
menace, mais il serait aussi inapproprié que la fille du patron ordonne aux domestiques
de fermer les portes, à l’acte II, quand les ouvriers s’apprêtent à déferler sur le
château du patron, parce que cela révèlerait une hostilité entre les ouvriers et le patron. 22
À cause de cette censure, Îda a été obligé de faire pas mal d’additions. Quant au 4 e
acte, réduit presque à néant, il ne sert plus qu’à faire la jonction avec l’acte V. Notre metteur en
scène n’a pas compris pourquoi cette œuvre s’appelle Les Mauvais bergers. Cependant, pour
limiter l’effet de la censure, il a remplacé les phrases supprimées (à l’acte IV) par des
pantomimes continues de lumières et ombres qui, selon les mots d’Akiyama, étaient très
efficaces et impressionnantes.
À la fin de son témoignage, Îda, chercheur avide de l’expressivité artistique, a
écrit :
[...] La situation de la France, où Mirbeau a passé sa colère contre ces gens-là [tous
les partis du prolétariat et les leaders ouvrier], n’est-ce pas notre cas, à trente ans
d’écart ? C’est ce que nous voulions vous [au public] faire savoir, vous crier. On n’a pas
pu nous empêcher de vous le faire sentir. Et en plus nous sommes très contents de vous
voir émus, bien que le 4e acte, tel qu’il est mis en scène par nous, n’ait pas conservé
l’aspect du texte originel. 23
22
Histoire de la littérature anarchiste, p. 308.
23
Histoire de la littérature anarchiste, p. 309.
24
Son adresse nous est inconnue.
7
direction d’un certain Ken Tohara ( 戸原謙 ), dont nous ne savons rien. Ce théâtre avait pour
but de propager l’anarchisme et de stimuler l’intérêt pour son activité pratique. À cet égard, il
ne pouvait y avoir de meilleure pièce.
Pour finir, nous voudrions évoquer un fait curieux, qui touche le cœur de notre
problème de censure. Après la fin de la guerre, en 1945, et après l’abrogation de la loi de
sécurité publique, en 1946, la traduction des Mauvais bergers par Sanshirô Ishikawa a été de
nouveau publiée, dans une revue, où, malheureusement, nous n’avons à ce jour pu lire que
l’acte V. Mais nous y avons du moins noté une coupure symptomatique : la scène où
Madeleine, s’adressant aux femmes avant de mourir, évoque l’enfant de Jean Roule qu’elle
porte : « Mon enfant n’est pas mort !… Je l’ai senti remuer dans mon ventre… »
Qu’est-ce que cela veut dire ? S’agit-il d’une simple faute d’attention ? Ou bien
faut-il y voir le début d’une censure d’un type nouveau : l’autocensure ?
Hirobumi SUMITANI
Université d’Osaka-kyôiku, Japon
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Quelques photos d’ISHIKAWA Sanshirô
1 ISHIKAWA Sanshirô 37ans avant son exil 1913
2 « Japanese Martyrs » novembre 1904 (hébdomadaire Populaire 平 民 新
聞 ) lorsqu’ au premier anniversaire de la fondation, on publie la traduction de
la « Manifeste du parti communiste » et qu’elle est censurée, on prend cette photo.
KÔTOKU Shûsui(à gauche) SAKAI Toshihiko(en haut) NISHIKAWA Kôjirô( à
droite) ISHIKAWA Sanshirô(en bas)
3 TANAKA Shôzô( un vieillard à la canne) et ISHIKAWA
Sanshirô(accroupi) 1910
4 M. et MmePaul Reclus et ISHIKAWA Sanshirô 1914
5 ISHIKAWA Sanshirô qui dessine 1914
6 ISHIKAWA Sanshirô au bureau 1935
7 ISHIKAWA Sanshirô en cardigan rouge(le 76 e anniversaire) le 25 mai
1952