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Un an après, l’Argentine est gagnée à son
tour par la révolution #MeToo
PAR ANNA SLIZEWICZ
ARTICLE PUBLIÉ LE DIMANCHE 16 DÉCEMBRE 2018
L'actrice Thelma Fardin. © DR
La parole des femmes se libère en Argentine après le
témoignage d’une comédienne qui accuse un célèbre
acteur de l’avoir violée lorsqu’elle était mineure. Dans
ce pays qui connaît un élan féministe sans précédent,
des centaines de femmes racontent sur les réseaux
sociaux les abus dont elles ont été victimes.
Buenos Aires (Argentine), de notre
correspondante.-«Il a pris ma main, m’a dit :
“Regarde dans quel état tu me mets”, tout en me
faisant sentir son érection. » En pleurs devant la
caméra, Thelma Fardin raconte son viol, il y a neuf ans,
dans une chambre d’hôtel au Nicaragua. À l’époque,
l’actrice avait 16 ans et tournait dans la série populaire
pour adolescents Patito Feo (« Vilain petit canard »).
«C’était le seul adulte de l’équipe », explique-t-elle
dans cette vidéo diffusée mardi 11 décembre, où
elle accuse Juan Darthés, célèbre acteur argentin de
presque 30 ans son aîné, de l’avoir violée.
Épaulée par un collectif d’actrices, la jeune femme a
annoncé avoir porté plainte pour viol au Nicaragua
– les faits sont prescrits en Argentine – contre
Juan Darthés. Cet homme avait déjà été accusé
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publiquement de harcèlement sexuel par plusieurs
autres actrices, mais c’est la première fois qu’il fait
l’objet de poursuites judiciaires.
L'actrice Thelma Fardin. © DR
« Regarde dans quel état nous nous mettons »…
Comme un cri collectif, dès le lendemain, le mot-
dièse #MiraComoNosPonemos était repris sur Twitter
par des dizaines de milliers de personnes. Des
Argentines pour la plupart, qui ont affiché leur soutien
à la comédienne et ont, dans sa lignée, raconté
leurs propres expériences de viols ou d’agressions
sexuelles.
Le récit de Camila, 20 ans, séquestrée et violée à
répétition par son ex-petit copain, a été retweeté
plus de 18 000 fois. «Je ne m’y attendais pas du
tout, explique-t-elle au téléphone. J’ai tweeté ça pour
apporter ma pierre à l’édifice. Mais je n’arrête
pas de recevoir des notifications et plusieurs filles
m’ont contactée, d’Argentine mais aussi d’Uruguay,
du Brésil… pour me dire qu’elles avaient subi un
viol mais qu’elles n’osaient pas le dire, encore moins
porter plainte. » Cette étudiante les encourage toutes à
« en parler autour d’elles, à des femmes de confiance »
: « Je sais que ce n’est pas facile, mais il faut le faire ! »
Un an après la vague #MeToo, aux États-Unis, et
#BalanceTonPorc, en France, l’Argentine vit sa propre
libération de la parole des femmes. Un mouvement
« historique », selon Mónica Macha, députée du Frente
para la Victoria (« Front pour la Victoire », coalition
de centre-gauche), qui considère que « ce qui est en
train de se passer est absolument fondamental pour
permettre à l’Argentine d’avancer vers l’égalité entre
hommes et femmes ».
Le #MiraComoNosPonemos donne un nouvel élan à
une lutte féministe puissante, qui trouve ses racines
dans les années 1980, après la fin de la dictature
militaire (1976-1983) et s’est particulièrement
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développée en 2015, année de la création du collectif
Ni Una Menos (« Pas une de moins »). Lancé pour dire
basta aux féminicides dans le pays – il s’en produit un
toutes les 29 heures en moyenne, selon l’observatoire
féministe Ahora sí nos ven (« Maintenant oui, vous
nous voyez ») –, le mouvement a progressivement
étendu ses revendications à la lutte contre les violences
sexuelles, le droit à l’avortement (uniquement permis
en cas de viol ou si la grossesse présente un danger
pour la santé de la femme enceinte) ou encore l’égalité
salariale.
Pour l’historienne Valeria Pita, «il y a une prise de
conscience inédite en Argentine […] ; les mouvements
féministes n’ont jamais été aussi massifs et visibles
dans la rue. »
Plusieurs affaires ont contribué à cette mobilisation
sans précédent. En 2016, le meurtre sordide de Lucía
Pérez, adolescente de 16 ans, violée et torturée à
Mar del Plata, à 400 kilomètres de Buenos Aires, a
profondément choqué l’Argentine. Le mois dernier,
les violeurs et meurtriers présumés de la jeune fille
ont été acquittés pour ces faits, déclenchant des
manifestations de colère dans les rues de Mar del Plata
et de la capitale.
L’année 2018 a été historique pour le mouvement
féministe, qui a mobilisé des millions d’Argentins
dans la rue pour réclamer la légalisation de
l’interruption volontaire de grossesse (IVG). Adoptée
par la Chambre des députés mais rejetée par le Sénat au
mois d’août, la proposition de loi et les débats qui l’ont
accompagnée ont permis de briser un tabou au sein de
la société argentine. Aujourd’hui, malgré leur échec
au Congrès, les militants pro-IVG restent mobilisés :
les foulards verts de la Campagne nationale pour le
droit à l’avortement légal, sans risques et gratuit sont
toujours fièrement noués aux anses des sacs à dos et
aux poignets des jeunes Argentines et Argentins.
« On ne peut pas expliquer le
#MiraComoNosPonemos sans prendre en compte le
contexte dans lequel ce mouvement survient : cette
marée verte impressionnante, la colère après le
verdict dans l’affaire Lucía Pérez… tout est lié »,
indique Verónica Gago. Cette professeure de sciences
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politiques, membre du collectif Ni Una Menos, juge
« extrêmement positive » la dynamique insufflée
par Thelma Fardin et estime que cette « explosion
de témoignages contre les violences sexuelles a été
rendue possible grâce au mouvement féministe, à
cette voix collective qui s’est construite ces dernières
années ».
Depuis quelques jours, les masques tombent : ici,
le fondateur d’un célèbre centre culturel licencié
après avoir été accusé d’attouchements par une
jeune femme ; là, un musicien qui reconnaît ses
comportements douteux par le passé et présente ses
excuses sur Instagram…
Un sénateur est également visé par la plainte d’une
employée du Congrès pour agression sexuelle. Sur
les réseaux sociaux, les femmes le répètent : « Nous
ne nous tairons plus. » Vingt-quatre heures après la
déclaration de Thelma Fardin, les appels au 144, la
ligne d’urgence pour les violences sexuelles, avaient
augmenté de 100 %, selon les statistiques officielles.
Comme en France et aux États-Unis un an plus tôt,
ce mouvement de libération de la parole a aussi ses
détracteurs. Le mot-dièse #YoTeCreoJuan (« Moi je te
crois Juan », en référence à l’acteur Juan Darthés) s’est
répandu sur Twitter après que le principal intéressé
s’est défendu des accusations de Thelma Fardin, lors
d’une interview télévisée ce jeudi. « C’est elle qui m’a
fait des avances », affirme-t-il, avant de se lamenter
sur la « mort annoncée » de sa carrière. L’Association
argentine des acteurs a de fait suspendu Juan Darthés.
Il a été exclu d’un festival de danse et un spot
publicitaire du gouvernement (dénonçant précisément
les violences machistes) où il apparaissait a été retiré
des réseaux sociaux.
L’affaire a créé une telle onde de choc que le
gouvernement argentin s’est senti obligé de réagir.
Le président de droite, Mauricio Macri, a annoncé,
vendredi 14 décembre, l’adoption d’un « Plan
d’égalité des chances et des droits » – qui n’a pas
encore été détaillé – pour défendre l’égalité entre
hommes et femmes. Une annonce de façade, selon les
membres de l’opposition, qui soulignent qu’une bien
maigre part du budget 2019 est consacrée à ce sujet.
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L’Institut national des femmes, principale institution
publique dédiée à la lutte contre les discriminations et
les violences sexuelles, perdra l’an prochain 18 % de
son budget en valeur réelle – c’est-à-dire en prenant
en compte le taux d’inflation, qui devrait dépasser 45
% en 2018.
Face à la profonde crise économique qui affecte le
pays, le gouvernement Macri a négocié cette année
un emprunt de 56,3 milliards de dollars auprès du
Fonds monétaire international (FMI) en échange d’un
plan d’austérité drastique. « Les femmes vont être
les premières victimes de ces coupes budgétaires ! »
s’indigne la députée Mónica Macha, qui dénonce déjà
« le manque de moyens alloués actuellement à la lutte
contre les violences sexuelles ».
Sur les réseaux sociaux, les victimes de viol réclament
un meilleur accompagnement psychologique lors du
dépôt de plainte : dans un récit glaçant sur Twitter,
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Société des Amis de Mediapart.
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une Argentine raconte qu’elle a dû confier ses sous-
vêtements pour analyse, puis attendre plusieurs heures,
en jupe, que des policiers prennent sa déclaration au
milieu d’un commissariat bruyant.
Camila, qui croise régulièrement son violeur dans les
rues de sa ville du centre du pays – il vient d’être libéré
pour bonne conduite après trois ans et demi de prison
–, confie « vivre dans un état de peur permanent »
et aimerait qu’on lui offre « davantage qu’une simple
injonction d’éloignement » pour se sentir protégée.
«Je crois que beaucoup de femmes n’osent pas porter
plainte, car elles savent que la police ne travaille
pas bien et craignent des représailles de la part des
agresseurs», estime la jeune femme, à qui la justice a
donné un boîtier d’alarme à activer en cas de danger.
Le dispositif, qui doit en théorie lui permettre d’entrer
immédiatement en contact avec la police, n’a pas
fonctionné lorsqu’elle l’a testé.
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