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Charles DEHEDIN

ADIEU MAROC !
Témoignage
d’un rapatrié du Maroc

Éditions des Quatre Fils Aymon


40, Rue du Cherche-Midi
— PARIS VIe —
Sommaire

Couverture
Page de titre

Dédicace
I - AVANT-PROPOS
II - UNE ŒUVRE FRANÇAISE
III - LE PROCES DE LA FRANCE
IV - LA FAUTE DES « COLONIALISTES »
V - LE MAROC JUSQU’A LA DEPOSITION DE MOHAMED BEN
YOUSSEF
VI - COMMENT FUT PERDU LE MAROC

VII - LA FRANCE DEVANT L’INDEPENDANCE MAROCAINE


VIII - LA SITUATION ECONOMIQUE DU MAROC INDEPENDANT
IX - L’AVENIR DU MAROC
X - POURQUOI LA FRANCE A PERDU LE MAROC
XI - CE QUI PEUT ENCORE ETRE SAUVE DE L’ŒUVRE DE
LYAUTEY
XII - HAUT LES CŒURS
Notes
Copyright d’origine

Achevé de numériser
A la mémoire du
MARÉCHAL LYAUTEY
et de tous ceux, soldats, administrateurs et colons,
qui firent le Maroc,
à ses martyrs,
et à la honte de ceux qui ruinèrent
une œuvre française.
Ce pays-ci ne doit pas se traiter
par la force seule. La méthode rationnelle,
la seule, la bonne, celle d’ailleurs
pour laquelle on m’y envoyé, moi et
non un autre, c’est le jeu continu et
combiné de la politique et de la force ».
Extrait d’une lettre du Maréchal Lyautey
citée par André Maurois.

*
Il y eut une cité, dont les habitants
vivaient en paix et en sécurité et
étaient comblés de tous les bienfaits ;
mais en dépit de tant de faveurs, ils
ont manifesté de l’ingratitude. Dieu les
a punis à cause de leur conduite en les
condamnant à la peur et à la faim ».
Verset tiré du Coran.
I

AVANT-PROPOS

pour ajouter à la nostalgie du départ, les hauts-parleurs


C OMME
installés à bord se mirent à diffuser l’air devenu populaire du film : « Le
pont de la Rivière Kway ». Tirée par deux remorqueurs, la « Ville de
Bordeaux » s’éloignait lentement, mètre par mètre, de la terre marocaine.
Accoudés au bastingage, et répondant aux adieux de ceux qui restaient à
quai, les partants n’étaient pas, comme jadis, des Français, que la
perspective de quelques semaines de vacances dans la Mère-Patrie rendait
joyeux. Pour la plupart, ils abandonnaient parents, amis, situation et biens,
pour aller courir sur le sol de la Métropole vers un sort incertain.
C’était notre cas : le mien, celui de ma famille.
Celui de combien d’autres. Hier, aujourd’hui, et demain !
Les yeux s’embuaient de larmes. Les femmes sanglotaient franchement,
sans aucune retenue.
ADIEU MAROC !
Depuis des années, nous y avions vécu. Nous nous étions tellement
incorporés à lui, qu’entre nous, nous nous appelions : « des Marocains », et
que, lorsque sur les routes de France ou d’Espagne, pendant la saison d’été,
nous nous reconnaissions à l’immatriculation de nos voitures — depuis
l’humble quatre chevaux jusqu’à la puissante Cadillac — nous nous saluions
de deux coups de clakson.
Nous avons fait souche au Maroc. Dans sa terre, nous y avons couché des
nôtres, aux côtés desquels nous pensions notre place marquée.
Chacun pour notre humble part, en moins d’un demi-siècle, nous avons
contribué à faire de ce pays, qui en était longtemps resté au stade
moyennâgeux, une nation comportant un équipement des plus modernes.
C’était notre deuxième patrie, sans que, pour autant, nous ayons jamais renié
la France. Mais, demeurant sur un sol, que ses militaires, ses
administrateurs, ses colons, ses travailleurs de toutes catégories avaient
contribué à transformer et à rendre plus fertile, tout le temps où, aux côtés du
drapeau marqué du sceau de Salomon, avait flotté le nôtre, nous nous étions
crus chez nous parmi les Marocains. Et, à tort ou à raison, nous avions le
sentiment profond que là, aussi bien — sinon mieux — que sur le vieux
terroir, en citoyens muets ne disposant pas du bulletin de vote, nous servions
la France. N’était-ce pas à Témara, avec des Français nés au Maroc pour
beaucoup, que s’était formée la 2e D.B. du Général Leclerc, libératrice de
Paris en Août 1944 ?
ADIEU MAROC !
Si un jour nous y revenons, ce ne sera plus comme des « Marocains »,
mais en touristes de passage, en étrangers, avec une âme différente, mûs par
le seul espoir de retrouver un peu d’un passé qui nous fut cher. Car, que
restera-t-il du Maroc de Lyautey, que nous avons connu ?

*
Ceci se passait à Casablanca, l’été dernier.
Ce spectacle n’est pas unique. Depuis des mois et des mois il se renouvelle
à chaque départ de bateau ou d’avion. Car, les uns après les autres, les
Français s’en vont : policiers remerciés par le Gouvernement Chérifien,
fonctionnaires écœurés, industriels, commerçants, artisans ruinés,
techniciens devenus sans emploi, médecins, avocats, dont la clientèle
s’amenuise...
Et cela au plus grand dam des travailleurs marocains, ainsi réduits au
chômage et à la misère.
— Le Maroc manque de cadres, observait au début de l’année 1957 M.
Guy Mollet, alors Président du Conseil, devant l’un de mes amis, venu
l’entretenir de la situation des Français au Maroc.
— Oui, de cadres de déménagement, répartit celui-ci, avec le sérieux
imperturbable, qui caractérise son ironie 1.
Car combien de Français sont partis depuis deux ans passés ?
Pour ma part, je connais des Français bientôt octogénaires, qui vivaient
au Maroc depuis les premières années du Protectorat, qui ont réalisé leur
propriété à vil prix, et sont rentrés en France, où leurs enfants les avaient
précédés.
*Les Français qui demeurent savent que, dans un temps plus ou moins
rapproché, ils devront à leur tour boucler leurs valises, et courir la même
aventure dans un monde rendu hostile par une âpre concurrence, où
personne ne les attend, en faisant appel à leur seule énergie. Mais les
Français d’Afrique du Nord ont maintes fois fourni la preuve, qu’ils n’en
manquaient pas.
Et demain, ce qui reste de l’Armée Française quittera un pays, dont elle fit
l’unité, après avoir amené une dernière fois nos couleurs.
Ce sont ces pensées, empreintes de regret et d’amertume, qui
m’assaillaient, tandis que s’estompaient déjà, dans le lointain, la forêt des
grues du port, et les silhouettes des buildings, dont Casablanca fait son
orgueil. A la mémoire me revenait cette phrase, que le Maréchal Juin — un
Marocain lui aussi — pressentant l’abandon, prononçait quelque temps
avant le retour de Mohamed Ben Youssef sur son trône : « Puissent les
Français d’Afrique du Nord ne pas avoir un jour prochain à maudire une
patrie ingrate ! » 2
Ce n’est pas le sentiment, qui m’anime. Ce n’est pas celui qui habite le
cœur de tous ceux qui, comme moi, à un âge où un homme a généralement
assuré ses arrières, se trouvent contraints de tout recommencer.
Mais l’épreuve est dure.
Si, le treize mai dernier, les Algérois — les activistes, les trublions, comme
écrivent certains folliculaires ne s’étaient pas soulevés dans un mouvement
de sainte colère, l’Algérie à son tour risquait d’y passer.
Pour nous, Français du Maroc, comme pour ceux de Tunisie, l’heure du
réveil national sonnait trop tard, et l’exode se poursuit.
La leçon cependant ne doit pas être perdue.
C’est le dessein que je poursuis, en essayant d’analyser les causes pour
lesquelles la France a perdu le Maroc.
Jusqu’ici, trop d’ouvrages écrits par des personnages politiques, qui ont
été mêlés aux événements du Maroc, n’ont été que des plaidoyers pro domo.
Ni de loin, ni de près, je n’ai joué un rôle dans ces événements. On ne m’a
pas demandé mon avis sur l’opportunité de chasser de son trône, au mois
d’Août 1953, le Sultan Mohamed Ben Youssef, pour l’y ramener deux années
plus tard.
Je ne suis qu’un témoin, ayant assisté impuissant à la ruine d’une œuvre,
dont les Français avaient le droit d’être fiers.
Mais, ayant habité de longues années le Maroc, ayant appris à en
connaître les mœurs, j’ose espérer que mon témoignage servira à la défense
de mes compatriotes, les Français du Maroc, trop souvent accusés de
« colonialisme », et à fixer certaines responsabilités.
Et puisse ce témoignage profiter à nos frères d’Algérie, à qui, malgré le
magnifique succès du referendum — mais l’expérience aidant — on ne
saurait trop recommander une sage et ferme vigilance.
II

UNE ŒUVRE FRANÇAISE

O UI,Lorsqu’au
la France avait le droit d’être fière de son œuvre au Maroc.
début de l’année 1942, j’y débarquais, quittant une France
sur laquelle s’appesantissait le poids de la défaite, avec son cortège
d’humiliations, de privations et de misères, je respirais plus largement.
Restée maîtresse de l’Afrique du Nord, où malgré la présence des
commissions d’armistice allemandes et italiennes, se reformait en secret une
armée — celle qui, de la Tunisie, de l’Italie, et des rives de la Méditerranée
jusqu’à celles du Danube, devait laver l’affront reçu — la France prenait
figure, aux yeux du nouveau débarqué, que j’étais, d’une nation encore
debout.
Malgré la défaite, les populations musulmanes lui gardaient leur fidélité.
L’espoir d’une libération du sol national restait permis. La suite des
événements devait bientôt en apporter la confirmation.
Ce que fût l’œuvre des Français au Maroc, j’en esquisserai les grandes
lignes, sans pour autant jeter un voile sur les imperfections, que comporte en
elle toute œuvre humaine, si réussie soit-elle
Jusqu’à l’intervention de la France, le Maroc était resté à l’écart des
grandes transformations économiques du XIXe siècle. Pour se représenter ce
qu’était la vie de ses habitants, il faut se reporter à notre treizième siècle.
Alors que, depuis les Croisades, qui avaient mis aux prises les deux
civilisations, occidentale et orientale, la première n’avait cessé d’évoluer, la
seconde en était restée au même point.
L’Algérie, la Tunisie, ses voisines, grâce à la France, avaient déjà bénéficié
des progrès de l’Occident. Le Maroc, non.
Il demeurait un pays mystérieux, aux frontières fermées, si bien que le
voyage qu’y fit celui, qui devait devenir l’apôtre du Sahara, le père Charles
de Foucauld, déguisé sous le caftan juif, à la fin du dernier siècle, passa pour
une expédition des plus aventureuses.
Seuls des ports, tels que Tanger, Mazagan, Mogador, s’ouvraient à de
maigres échanges et abritaient quelques agents consulaires.

L’anarchie la plus profonde régnait dans le pays. Les tribus, et en


particulier les tribus berbères, étaient sans cesse en lutte les unes contre les
autres, et méconnaissaient le plus souvent l’autorité du Sultan. Elles lui
refusaient l’impôt. « Bled Siba », était le nom, qu’on donnait à ces tribus, en
perpétuelle dissidence.
Il n’existait en fait de routes que de mauvaises pistes, et bien entendu,
aucun chemin de fer. Peu de ponts. Il fallait traverser à gué les oueds. Un
voyage de Casablanca à Rabat, que l’on effectue aujourd’hui par une
magnifique route, qui n’a rien à envier à nos grandes nationales, en un peu
plus d’une heure, exigeait deux à trois jours. Et il était prudent de ne pas s’y
aventurer seul.

Les rares installations portuaires dataient de l’occupation portugaise. Et


plus d’un « Vieux Marocain » — on nomme ainsi les Français qui se sont
établis au Maroc avant 1914 — se souvient d’avoir été transporté en barcasse
du bateau jusqu’aux quais de Casablanca, devenu depuis lors l’un des plus
grands et des plus modernes ports d’Afrique.
Que dire de l’état d’hygiène dans lequel vivait une population ne dépassant
pas trois millions d’âmes, pour un pays dont la superficie équivaut à peu près
à celle de la France. Pas de médecins. Des rebouteux. Aucun hôpital, aucune
infirmerie.
La mortalité infantile était considérable. La sélection était naturelle. Ne
survivaient que les plus robustes. Le paludisme, le typhus y régnaient à l’état
endémique, et chaque matin on ramassait, dans les ruelles des médinas les
cadavres des malheureux qui avaient succombé durant la nuit.
Un obscur moyen-âge, mais un moyen-âge que n’adoucissaient, ni l’ombre
de nos cathédrales, ni la charité chrétienne.
Tel était le tableau — et il n’est pas forcé — qu’offrait le Maroc en Août
1907, quand débarqua à Casablanca, en vertu de l’acte d’Algésiras, qui
accordait à la France le droit de rétablir l’ordre, le corps expéditionnaire
commandé par le général Drude, à la suite du meurtre d’ouvriers européens
qui travaillaient au port.
Quelques années plus tard, le 30 Mars 1912, l’occupation militaire se
transformait en un protectorat, après la signature du traité de Fès entre le
Sultan Moulay Hafid et le représentant de la France, M. Regnault.

La France et le Général Lyautey, nommé dès le mois de Mai 1912,


Commissaire Résident Général de la République Française au Maroc,
trouvaient dans le Sultan Moulay Youssef, père de l’actuel souverain, qui
avait remplacé son frère Moulay Hafid après l’abdication de celui-ci, et dans
les personnes du Grand Vizir El Mokkri décédé récemment en disgrâce à un
âge très avancé, et surtout du Pacha de Marrakech Thami El Glaoui des amis
fidèles.

L’intervention française qui, à l’origine, devait se borner à une simple


opération policière pour faire respecter nos droits et mettre fin aux incursions
de bandes armées sur le territoire algérien, se muait en une véritable
pacification du pays, tendant à la restauration de son unité politique, sous
l’égide du Sultan. Les Marocains eux-mêmes, las d’une anarchie qui n’avait
que trop duré, nous suppliaient de ne pas retirer nos troupes et de nous
installer à demeure chez eux.
Je ne retracerai pas les étapes de cette pacification. Tel n’est pas le but que
je poursuis, et d’autres l’ont fait mieux que je ne pourrais le faire.
De cette pacification, qui s’acheva dans le Tafilalet en 1934, et au cours de
laquelle tant de nos chefs, les généraux d’Amade, Gouraud, Franchet
d’Esperey, Moinier, Noguès, et j’en passe... s’illustrèrent, et tant d’officiers,
tel le légendaire Henry de Bournazel, et de soldats, versèrent leur sang.
Cette pacification était tellement avancée, deux années après la signature
du traité du Protectorat, que lorsqu’en Août 1914, éclata la guerre, le général
Lyautey, avec la seule aide des quelques bataillons, qui lui étaient
laissés — les autres ayant été rappelés en France — et des territoriaux venus
d’Algérie, pouvait, contrairement aux ordres, qui lui enjoignaient de retirer
ses troupes sur les villes de la côte, non seulement garder l’ensemble du pays
pacifié, mais étendre sa progression.
Malgré les efforts de ses agents, en particulier des frères Manessman,
l’Allemagne échouait dans ses tentatives en vue de soulever les Marocains
contre la France. Le Sultan Moulay Youssef déclarait la guerre à l’Allemagne
et engageait ses sujets à s’enrôler sous nos drapeaux. Dès l’année 1915,
45.000 Marocains se battaient dans les rangs de l’Armée Française, et ce
chiffre fut largement dépassé dans les années suivantes. Les Allemands,
stupéfaits, étaient obligés de reconnaître que notre empire colonial, « même
non pacifié, fortifiait la République au lieu de l’affaiblir ».
La même fidélité, nous devions la retrouver pendant la malheureuse
campagne 1939-1940, et ensuite en 1942, lorsqu’après le débarquement des
Alliés en Afrique du Nord, nos troupes reprenaient le combat. Sur les champs
de bataille de Tunisie, d’Italie, et de France, tirailleurs, goumiers et spahis
payaient du prix de leur sang leur loyauté vis à vis de la nation protectrice.
Loyauté dont ils témoigneront encore dans la guerre d’Indochine.

Mais l’œuvre française au Maroc, pour si importante qu’elle ait été, sur le
plan de la pacification et de l’unification ne serait rien, si elle s’était bornée
là.
Il n’en fut pas ainsi. Au fur et à mesure que l’armée pacifiait, que
l’anarchie cessait, que les Tribus se soumettaient à notre influence, une
administration s’installait aux côtés des chefs traditionnels Marocains :
Pachas et Caïds. Des colons défrichaient de nouvelles terres, fournissant du
travail à une main-d’œuvre inemployée, en lui inculquant nos méthodes.
Les richesses naturelles du pays, telles que les phosphates, étaient mises en
exploitation au seul profit de l’Etat Chérifien qui, aujourd’hui encore, en tire
le principal de ses revenus. Des routes remplaçaient les pistes. Des villes
modernes sortaient de terre. Des ports étaient creusés et pourvus de
l’équipement le plus moderne. Des lignes de chemin de fer, d’abord à voie
étroite, puis ensuite à voie normale et électrifiées, étaient tracées. Des ponts
étaient jetés sur les oueds. Des barrages, comme celui de Bin El Ouidane, qui
fit l’étonnement des Américains, étaient construits afin de fournir au Maroc
l’énergie électrique qui lui manquait. Des sociétés commerciales, des usines
étaient créées
D’immense étendues — telle la plaine du Gharb, aujourd’hui la plus
prospère du Maroc — jusqu’alors improductives et insalubres, étaient
asséchées et se couvraient de moissons.
Des revenus, par la création et par la perception régulière des impôts,
étaient assurés à l’Etat Marocain 3.
La Justice était organisée. Elle avait été jusque là entre les mains des Caïds
et Pachas, qui statuaient dans l’arbitraire le plus absolu — aucun droit écrit
n’existant — et, quand il s’agissait d’étrangers, entre celles de leurs Consuls,
en vertu du régime des Capitulations. Des Codes respectant les règles
traditionnelles du Droit Musulman, et le statut personnel des différentes
nationalités étaient rédigés. Et cette œuvre de jurisconsultes français était de
telle qualité qu’aujourd’hui encore, les gouvernants marocains ont conservé
l’organisation judiciaire créée par la France. Il faut ajouter que, plus confiants
en l’impartialité et en la droiture de nos magistrats qu’en celle des leurs, les
Marocains persistent à vouloir être jugés par les Tribunaux Français, à
présent dénommés Tribunaux Modernes, par opposition aux tribunaux de
droit commun 4.

Et, pour donner raison au grand Lyautey, qui a dit qu’on ne faisait rien en
ce bas monde sans « une parcelle d’amour », l’œuvre de la France a été aussi
une œuvre hautement sociale et humanitaire.

Une législation du travail a été instaurée. Des caisses d’Allocations


Familiales ont été créées.

Des hôpitaux, comme la France en possède peu, ont été édifiés. Des
infirmeries ont été établies dans les « Bleds » les plus éloignés. Combien
sont-ils encore aujourd’hui, ces médecins français qui, parfois, ont payé de
leur vie leur dévouement à leurs malades, et que le Protectorat entretenait
dans les hôpitaux et infirmeries pour assurer aux indigènes des soins
gratuits 5.
La mortalité infantile battant en recul, en quarante années, la population du
Maroc passait de trois à près de dix millions. Voilà qui répond à toutes les
attaques !
L’avenir de la jeunesse n’a pas été davantage méconnu. Pour autant qu’il
compte d’établissements scolaires et de Maîtres, le Maroc les doit à la France.
Ses dirigeants actuels nous ont reproché de ne pas avoir fait assez. C’est
possible. Mais qu’avaient-ils fait avant nous ?
Que les politiciens marocains, qui ne cessent de calomnier l’œuvre de la
France dans leur pays, le veuillent ou non, qu’ils s’en voilent la face s’il leur
plait, cette œuvre est gravée sur leur sol. Ils auront beau débaptiser nos rues
pour leur donner les noms d’infâmes tueurs de femmes et d’enfants, ils auront
beau déboulonner nos statues, ils ne pourront effacer quarante années de
présence française 6. S’ils le voulaient, il leur faudrait tout raser. Quarante
années d’oppression qui ont arrêté leur expansion économique, osent-ils
dire ? Non. Quarante années de progrès et de civilisation. Quarante années
qui ont permis au Maroc, encore plongé dans la nuit médiévale, de devenir en
un temps record un pays moderne. Qui fait mieux ?
III

LE PROCES DE LA FRANCE

C ERTES, Protectorat ne signifiait pas annexion. En 1912, il ne pouvait


être question de faire du Maroc une colonie Française. Ce pays éveillait
trop de convoitises de la part de l’Allemagne. Dans son discours de Tanger,
en 1905, son Empereur Guillaume II, qui se posait en protecteur du Sultan
Abd-Ul-Aziz, avait laissé clairement entendre qu’une annexion équivaudrait
à la guerre. Et l’envoi de la cannonière « La Panthère » et du croiseur
« Berlin » en 1911, devant Agadir, ne faisait que confirmer cette prise de
position. La France devait d’ailleurs payer d’une partie du Congo la
reconnaissance par l’Allemagne de son droit d’intervention au Maroc 7.
La mission, que le Gouvernement Français donnait au Général Lyautey,
son premier Résident au Maroc, était difficile et complexe. Il devait organiser
le pays et « le mettre en valeur en respectant nos engagements vis à vis des
puissances, en demeurant fidèle à la conception même du Protectorat,
exclusive de gouvernement direct ». Il devait exécuter un programme tout à
la fois économique et stratégique, qui ferait accepter par les tribus
Marocaines notre présence et notre autorité.
Nous avons déjà vu comment Lyautey mit en œuvre ce vaste programme,
en pacifiant le pays et en l’ouvrant à une large activité économique moderne.
Certes, de nombreux Français, venus s’installer dans le pays, y ont trouvé
leur compte, mais les Marocains n’y ont pas perdu, eux non plus, car cette
activité leur était ouverte à égalité. Si beaucoup d’entre eux, qui comptent
parmi nos adversaires les plus acharnés, comme l’actuel directeur de la
Sécurité Nationale, M. Laghzaoui, ont pu échafauder de gigantesques
fortunes, ils le doivent aux transformations économiques, que leur pays a
subies grâce à la France. Sans elle, que seraient-ils restés ? Des marchands de
tapis ou de cotonnades dans les ruelles de la Médina de Fès.
Pour être sincère, il faut cependant reconnaître que, contrairement aux
instructions données à l’origine, les fonctionnaires français installés auprès
des autorités marocaines, qu’ils étaient chargés de contrôler, tendirent peu à
peu à se substituer complètement à elles. Les nationalistes marocains n’ont
pas manqué de nous le reprocher, en prétendant que nous avions trahi l’esprit
du traité de Fès.
Erreur certaine de notre part que cette administration directe, car le
Protectorat fut ainsi rendu responsable par les Marocains des erreurs
inhérentes à toute organisation humaine. Il eut été beaucoup plus sage,
beaucoup plus habile surtout, d’en laisser l’impopularité à leurs propres
dirigeants. Mais il faut dire, à la décharge de nos Contrôleurs Civils et de nos
Officiers des Affaires Indigènes, que l’Administration Marocaine était des
plus rudimentaires, et que les Marocains, en s’adressant de préférence à eux,
parce qu’ils leur accordaient davantage confiance, ont été les propres auteurs
de cette administration directe, dont ils nous ont tant fait grief. Au fond, qui
d’ailleurs s’en plaignait réellement, en dehors du petit nombre des ennemis
de la France ?
Je ne peux mieux illustrer ce qui précède qu’en citant le cas de cet avocat
nationaliste marocain, un temps ministre au lendemain de l’Indépendance,
qui, lors d’un congrès professionnel, reprochait à la France d’avoir maintenu
les juridictions chérifiennes, dont il connaissait toutes les tares, et entre
autres, la vénalité de ses magistrats, « dans le seul but — disait-il — de
mieux les ridiculiser », par contraste avec les Tribunaux français.
Mais, si nous avons supprimé les juridictions chérifiennes, on peut être
assuré qu’il nous l’eût imputé comme un nouvel acte d’administration
directe.
Les nationalistes ont aussi reproché à la France d’avoir accaparé toutes les
places de l’Administration, ne laissant à leurs nationaux, le plus souvent
d’anciens militaires ayant servi sous nos armes, que les places de
« chaouch » 8. Je suis tenté de leur donner raison sur ce point. Car, en effet, si
toutes nos facultés et nos écoles leur étaient ouvertes, autant qu’à nos enfants,
tant en France qu’au Maroc, et si les professions libérales leur étaient
largement accessibles, par contre l’Administration leur restait à peu près
fermée. Il y avait là une anomalie, mais il faut dire que la situation de
fonctionnaire ne leur souriait guère, car ils préféraient faire carrière plus
fructueuse dans le négoce.
Il n’avait d’ailleurs pas échappé à la France que les Marocains, en ayant la
capacité, avaient droit de participer à la gestion des affaires de leur propre
pays, et c’est pour cette raison que, dans les dernières années du Protectorat,
une Ecole d’Administration avait été créée à Rabat à leur intention. Mais les
candidats n’y abondaient pas. Toutefois, la voie était libre, et il ne tenait
qu’aux Marocains de s’y engager.
Autre grief : l’Ecole !
Que de fois n’a-t-on pas reproché à la France de n’avoir pas fait l’effort
suffisant pour pallier à l’analphabétisme de la majeure partie de la masse
marocaine. Là encore, il faudrait être juste et objectif. En pareille matière,
l’effort n’est jamais suffisant 9. Et pourtant, si aujourd’hui le Maroc peut se
vanter de posséder une élite intellectuelle, dont il ne faudrait exagérer ni
l’importance, ni la culture, à qui la doit-il 10 ?
Qu’y avait-il, avant 1912, en dehors des écoles coraniques et de quelques
universités telles que « LA KAROUYNE », de Fès, dont les études se
bornaient à l’exégèse des versets du Coran qui, pour contenir toute la sagesse
du monde, ne correspond tout de même plus aux besoins de la vie moderne.
Le Protectorat français a créé des écoles franco-musulmanes. Nos écoles
primaires ont toujours été ouvertes à leurs enfants, et les fils de leur
bourgeoisie se sont assis sur les mêmes bancs de lycée que ceux des Français.
Alors ?
Vont-ils nous reprocher de leur avoir apporté les moyens d’accéder à une
culture plus moderne, sous prétexte qu’il fallait faire mieux encore ?
Faut-il ajouter — je l’ai déjà dit — que les Marocains avaient accès à nos
Facultés et à nos Grandes Ecoles. Pourquoi n’en ont-ils pas davantage
profité ? Plutôt que de se cantonner dans les seules études juridiques,
pourquoi ne se sont-ils pas dirigés vers la médecine, ou vers les carrières
d’ingénieurs ?
S’ils manquent aujourd’hui des cadres les plus indispensables au
fonctionnement normal d’une nation moderne, et si, de bien mauvais gré, ils
sont obligés de recourir à l’aide de techniciens étrangers, la faute n’en
incombe pas à la France, qui leur a fourni les moyens de les former, mais à
eux seuls. A leur manque d’initiative, à leur indolence native, à ce fatalisme,
qui, jusqu’à l’intervention française, les avaient tenus à l’écart des grands
courants du progrès.
La meilleure preuve de ce que j’avance, c’est que les Juifs-Marocains ont
beaucoup mieux profité que les Musulmans de l’évolution sociale et
politique, à laquelle la France avait donné l’éveil. Eux — les Juifs — se sont
installés dans les quartiers modernes. Ils y ont ouvert des magasins. Ils ont
créé des Sociétés, se sont intéressés à l’industrie naissante du pays. De leurs
fils, ils ont fait des médecins, des avocats, des ingénieurs, des hommes
d’affaires... Tandis que les Musulmans plaçaient leur orgueil à continuer à
vivre comme leurs pères et maintenaient leurs femmes sous le voile du haïk
et à l’ombre des harems. Pourquoi ont-ils boudé si longtemps à l’évolution
que nous leur offrions ? Ils en étaient pourtant au même point que les Juifs
sur la ligne de départ. Mais il est vrai que, tout Marocains qu’ils soient, ils
répugnent à les considérer comme leurs compatriotes 11.
Et maintenant, j’ai beau scruter ma conscience de « colonialiste », je ne
vois vraiment pas de quoi les Marocains peuvent encore accuser la France et
les Français. D’avoir dû aliéner une part de leur souveraineté nationale ?
Mais la plupart des tribus, avant la pacification par l’Armée Française, ne
reconnaissaient pas l’autorité du Maghreb 12. L’Armée Française n’était pas
une armée d’occupation. C’était l’armée d’un pays ami, puisque sa présence
résultait d’un traité signé par le Sultan. D’ailleurs, quelle nation, de nos jours,
peut se dire assez forte et assez riche pour vivre isolée dans une totale
indépendance ?
Mais au fait, ne sont-ce pas des politiciens et des écrivains, véritables
masochistes prenant plaisir à rabaisser et humilier leur patrie — je pense aux
Mauriac, et aux rédacteurs de Témoignage Chrétien, de l’Express et de
France-Observateur — qui ont fourni à une poignée d’intellectuels
marocains, dont l’envie le disputait à l’outrecuidance, les arguments du
mauvais procès qu’ils nous font.
Mauvais procès car, si, sur les deux plateaux d’une balance, il était
possible à la France de placer : sur l’un la somme des erreurs et des injustices
commises par elle au Maroc, mais sur l’autre, la somme de ses bienfaits et de
ses services, le poids de ce dernier plateau serait tel qu’il ferait sauter en l’air
le premier.
IV

LA FAUTE DES « COLONIALISTES »

D EVANT les réalisations, qui crèvent les yeux, qui s’étalent en pleine
lumière, sans la moindre tache d’ombre, il faut bien s’incliner et
reconnaître l’œuvre de la France.
Lors de son passage au Maroc en Juin 1956, on a prêté au malheureux Roi
Fayçal d’Irak, depuis lors massacré dans les circonstances tragiques, que l’on
sait, d’avoir dit, en contemplant le panorama de Casablanca : « Si les Anglais
en avaient fait autant dans mon pays, ils y seraient encore ».
La France non coupable, il n’en demeurait pas moins nécessaire de
découvrir et dénoncer les responsables de son échec au Maroc, comme en
Tunisie. Alors, une certaine presse française — quelques noms des journaux
les plus représentatifs ont déjà été cités 13 — à laquelle la presse marocaine
s’empressa d’emboîter le pas, a mis à la mode du jour le qualificatif de :
« colonialistes ». Ce qualificatif qu’elle jette comme un crachat à la face des
Français d’Afrique du Nord.
A l’entendre, ceux-ci, ces infâmes « colonialistes », ont trahi la mission
généreuse de la France. Si on l’en croit, ils n’ont été guidés que par l’esprit de
lucre, par la seule volonté de s’enrichir par tous les moyens, en dépouillant et
en réduisant à la misère les malheureux indigènes, livrés à leur merci par une
administration qui n’avait de complaisances que pour eux. En un mot — pour
reprendre une expression typiquement nord-africaine — ils n’ont été bons
« qu’à faire suer le burnous ».
Ah ! je n’ignore pas qu’il faut bien, pour faire oublier au Français le prix
du beefsteak, la charge des impôts, ou la guerre d’Algérie, trouver des
victimes expiatoires à offrir en pâture à la foule. En 1936, c’étaient les 200
familles. A présent, ce sont les « colonialistes ».
Eh bien, parlons-en un peu de ces fâmeux « colonialistes », auxquels
j’entends me solidariser avec une conscience parfaitement en paix.
Ces « colonialistes », ce sont des Français. Ils ont droit à ce titre, autant
que ceux qui croient les injurier. Des Français de toutes origines, de toutes les
contrées de France, qui là-bas, le dimanche, sous le soleil d’Afrique, à
l’ombre parcimonieuse des chênes-lièges de la forêt de Boulhaut, ou de celle
de la Mamora, au son des binious bretons ou au rythme de la bourrée
auvergnate, parfois revêtus de leurs costumes régionaux, s’efforcent de
réveiller les échos de la province natale, dont ils entendent transmettre
l’amour à leurs enfants. Des Français, descendants d’Alsaciens et Lorrains,
qui en 1871, après le traité de Francfort, refusèrent de devenir allemands, et
émigrèrent en Algérie, puis, par la suite, au Maroc. D’anciens soldats,
d’anciens légionnaires qui, leur temps de service fini, sont restés dans le pays.
Des descendants d’Espagnols devenus Français — ceux que cette même
presse, qui se targue pourtant de n’être ni nationaliste, ni raciste — a parfois
traités de néo-français, comme si, sur les monuments des deux guerres, les
noms des Martinez, des Fernandez, des Gonzalez, ne se mêlaient pas
étroitement à ceux des Dupont, Durand ou Duval. Et puis, oui, des paysans,
des commerçants, des industriels, des ingénieurs, des ouvriers, des artisans,
des hommes d’affaires, des médecins, des fonctionnaires... venus tenter leur
chance dans un pays neuf, qui s’offrait à leur activité, à leur désir de sortir
des sentiers battus...
Qu’il y ait eu parmi eux des aventuriers ? Nul doute. N’en existe-t-il donc
qu’en Afrique du Nord, et la Métropole ne compte-t-elle pas, elle aussi, son
lot d’aigrefins et de chevaliers d’industrie ? Et n’est-ce pas Lyautey, qui s’y
connaissait en hommes, qui a dit : « On ne fait pas une colonie avec des
pucelles ».
Certains, de ceux qui s’en venaient planter leur tente sur le sol marocain,
ont réussi. Certains s’y sont enrichis. Le plus grand nombre y a simplement
vécu et élevé ses enfants. Et combien d’autres, victimes de ses mirages, en
sont partis plus pauvres qu’ils n’y étaient arrivés.
Le Maroc était un pays qui poussait trop vite : d’où des crises économiques
sévères. Je ne parle pas de celle qui sévit actuellement — ce n’est plus une
crise, c’est une liquidation — , qui est dûe à une indépendance bâclée, sur les
conditions de laquelle je reviendrai plus loin. Mais entre les deux guerres, le
Maroc connut la faillite de nombreux commerçants, et sa marche des colons
« tondus » sur Rabat 14.
Et puis, quand cessera-t-on de reprocher à des hommes entreprenants
d’avoir préféré l’aventure à la médiocrité, et d’avoir réussi ? La voie était
largement ouverte à tous, mais beaucoup préféraient leur tranquillité aux
hasards de l’expatriement.
Car ce qu’on passe sous silence, c’est que ces colons — véritables
pionniers à l’exemple des hommes du Texas, de Californie, d’Australie ou
d’Afrique du Sud — n’ont pas d’emblée joui de cette prospérité, qui suscite
tant de méprisable envie. Leur aisance, leur bien-être, leur fortune si on veut,
il leur a fallu les conquérir de haute lutte, à force de travail, malgré les
épidémies, malgré les échecs, malgré le « chergui » qui brûlait leurs récoltes,
malgré les années de sécheresse, et à l’occasion, les pluies de sauterelles. De
leur réussite, c’est d’ailleurs au passé qu’il faut en parler. C’était hier que leur
sort était enviable. Aujourd’hui, il est des plus précaires, car ils sont à la
merci d’une expropriation, d’une expulsion, d’une révolution, sinon de
nouvelles vêpres siciliennes.
Les terres, qui ont été distribuées aux colons, étaient des terres incultes,
couvertes de doum, qu’il leur a fallu épierrer et défricher. Il n’existait aucune
habitation. Durant de longues années, ces colons ont vécu sous la tôle
ondulée, qui ne les protégeait, ni des ardeurs du soleil l’été, ni du froid et de
la pluie l’hiver. Le plus souvent, ils avaient à leurs côtés leur fusil pour se
défendre contre les pillards 15.
Des « colonialistes », c’est vite dit. En tout cas, des hommes qui ont
parfois payé de leur vie. Les massacres d’Oujda (Août 1953), de Casablanca
(Noël 1953 et 14 Juillet 1955), de Port-Lyautey (Août 1954), d’Oued-Zem
(20 Août 1955), et de Meknès (Octobre 1956), ne sont pas si lointains, pour
qu’ils soient déjà oubliés. 16
Mais de ceux qui sont toujours prêts à verser un pleur sur le sort des
ennemis de la France, nous n’avons pas entendu beaucoup de protestations.
Leur pitié, ils la réservent aux assassins. N’est-ce pas, Mr. François
Mauriac ? N’est-ce pas, MM. les Rédacteurs de l’Express, de France
Observateur, de Témoignage Chrétien et autres feuilles ? Il est vrai que, pour
eux, la France et les Français ont toujours tort, et que rien ne les réjouit autant
qu’un coup de pied au c..., car le moins qu’on puisse dire c’est qu’ils
composent la plus belle collection d’invertis moraux, qu’on ait jamais
connue.

*
Des « Colonialistes », les Français du Maroc ?
Et pourtant ?
S’ils avaient été ces affameurs que l’on prétend, comment expliquer que
les Marocains préféraient être à leur service plutôt qu’à celui de leurs
coreligionnaires ? C’est bien simple. Chez les Français, ils avaient la
certitude d’être humainement traités, d’être régulièrement payés de leur
salaire, de jouir des avantages sociaux résultant des lois, qui étaient l’œuvre
du Protectorat. Cette même certitude, ils ne l’avaient nullement, quand ils
louaient leurs services à leurs coreligionnaires : propriétaires ou
commerçants. Le salaire minimum était rarement respecté par ceux-ci, pour
ne pas dire jamais. Parfois, le maître se contentait de subvenir à l’entretien de
son serviteur et des siens. Le temps de l’esclavage n’est pas si lointain.
Quant aux avantages sociaux, mieux vaut n’en point parler, car peu
d’employeurs marocains sont en règle avec la loi sur les accidents du travail,
ou à jour de leurs cotisations avec la Caisse d’Aide Sociale dispensatrice des
Allocations Familiales. Le Musulman n’a pas le sens social, au sens où nous
l’entendons.
Je vois encore le geste désabusé de la pauvre Halima — notre domestique
indigène — qui sanglotait en nous disant adieu, et qui nous embrassa tous,
nous les odieux patrons « colonialistes », alors que ma femme, essayant de lui
prodiguer ses consolations, l’assurait que des Marocains, qui devaient
s’installer dans la villa, que nous quittions, l’embaucheraient sans doute. Je
me souviendrai toute ma vie de l’épicier du coin qui, lui aussi, nous
embrassa, ma femme et moi, et nous mit de force entre les mains une
bouteille de whisky. Simple geste peut-être d’un commerçant vis à vis de
clients, qui lui avaient été fidèles, mais geste qui, tout de même, en dit long.
Voilà les « colonialistes » que nous avons été. Et, quand je dis nous, c’est
de l’immense majorité des Français du Maroc, dont je parle.

*
Colonialistes ?
Si, par ce terme, on entend les multimillionnaires, c’est à dire l’infime
exception, qu’on se rassure sur leur sort !
Ceux là, trop souvent, ont joué contre la France en faveur de
l’indépendance marocaine. Tel M. Lemaigre-Dubreuil, propriétaire du journal
« Maroc-Presse » qui fût assassiné à Casablanca durant l’été 1955 dans des
conditions restées mystérieuses. De son côté, M. Walter, le richissime
propriétaire des mines de Zellidja, qui fut, aussi, un temps, celui de « Maroc-
Presse », a couvert ses risques en cotisant à l’Istiqlal. Reste à savoir si
l’assurance qu’il a contractée est bien sûre, car pour se tromper, il n’est
souvent que d’être un grand financier.
Un autre, que nous abandonnons bien volontiers, c’est M. Masse, de la
Banque du même nom, propriétaire au Maroc de toute la presse de langue
française, mais non d’esprit. M. Masse avait d’abord joué la carte du Glaoui
contre son ennemi mortel, le Sultan Mohamed Ben Youssef. Ce dernier
l’ayant finalement emporté, M. Masse s’empressa de se rallier à sa cause.
Mais le Sultan avait la rancune tenace, et la tribu Masse dût déguerpir du
Maroc 17.
Il me faut également citer ce propos de la femme d’un gros industriel de
Casablanca, ayant prospéré dans les huiles et savons qui, au lendemain de la
proclamation de l’indépendance, disait dans un salon parisien :
« Il faudra que la France se montre compréhensive vis à vis du Maroc ».
Traduisez :
« Il faudra que les contribuables français continuent à se saigner pour
permettre aux petits jeunes gens de l’Istiqlal de jouer aux ministres et aux
ambassadeurs, et à nous, les gros capitalistes, de continuer à écouler notre
camelote. »
Mais, quand ces Messieurs de « l’Express » vouent à la vindicte publique
« les colonialistes », ce n’est pas MM. Masse et Consorts qu’ils visent. Ceux
là- sont « tabous ». M. Mendès France n’a-t-il pas fait le voyage de Paris à
Casablanca pour conduire le deuil de son ami, l’ancien « cagoulard »
Lemaigre-Dubreuil ?
Non. Pour eux, les « colonialistes », ce sont tous les Français — militaires,
fonctionnaires, colons, ingénieurs — qui ont fait le Maroc, et qui avaient la
naïveté de penser qu’une pareille réussite leur avait acquis le droit d’y
demeurer, et, avec eux, d’y maintenir la présence de la France.
V

LE MAROC JUSQU’A LA DEPOSITION DE


MOHAMED BEN YOUSSEF

C OMME les peuples heureux, jusqu’en 1942, le Protectorat de la France


au Maroc, n’eut pas d’histoire. Tandis que la pacification s’achevait,
l’équipement agricole et industriel du pays s’organisait. Marocains et
Français coexistaient en bonne intelligence, les uns et les autres vivant
suivant leurs mœurs et les lois de leur religion, dans un climat de tolérance
réciproque.
Les Marocains tenaient à honneur de recevoir leurs amis français dans
leurs « diffas » et plus d’un musulman s’est assis à une table française 18.
Le Sultan se faisait un devoir d’ignorer la poignée de jeunes intellectuels
bourgeois nationalistes menés par Allal El Fassi, Ahmed Balafrej, et El
Ouazzani1.
Nous avons déjà dit, quelle aide précieuse les volontaires marocains
avaient apportée à la France, pendant les guerres de 1914-1918 et de 1939-
1945. Le 14 Juillet 1939, le Sultan qui assistait à la revue, était acclamé par la
foule sur les Champs-Elysées, et lors de la déclaration de guerre en
Septembre suivant, par une proclamation qui fut lue dans toutes les
mosquées, à l’exemple de son père, il se rangeait loyalement aux côtés de la
nation protectrice.
Ce loyalisme, il le manifesta encore, malgré la défaite, au long de la
période d’armistice. Son attitude ne commença à se modifier qu’après son
entrevue avec le Président Roosevelt, lors de la Conférence d’Anfa, au début
de l’année 1943, entrevue, dont contrairement aux usages diplomatiques, le
représentant de la France, le Général Noguès fut écarté 19.
Un an après, des incidents éclataient à Rabat au cours desquels quatre
Français furent massacrés. Mais l’intervention de la Division du Général
Leclerc, qui campait aux portes de la ville, rétablit l’ordre instantanément.
On a dit à cette occasion, que le Sultan lui-même avait livré aux autorités
françaises les noms des instigateurs de cette première émeute. On a aussi écrit
dans certains journaux français de la Métropole, qu’à la même époque, il
envoyait des émissaires à Tanger, où fourmillaient les agents allemands, pour
assurer Hitler de ses meilleurs sentiments. N’ayant jamais eu la preuve de ces
rumeurs, je me contente de les relater au passage.

Après le départ du Général Noguès, considéré par le Comité d’Alger


comme s’étant compromis avec Vichy, et le passage à la Résidence de M.
Puaux, le Maroc hérita en 1946 de l’Ambassadeur Eric Labonne, qui offrait
cette particularité de promener un impeccable huit reflets sous les soleils les
plus ardents
On lui faisait, également, la réputation d’avoir une idée nouvelle chaque
jour. Las, il devait en avoir trop, car sa mission ne fut pas couronnée de
succès. C’est sous son proconsulat, en effet, que les rapports entre le Palais et
la Résidence commencèrent à se dégrader sérieusement. De plus, le parti
communiste et sa presse eurent toute latitude pour saper les positions
françaises.
Dans le courant de l’été 1947, une sombre bagarre mettait aux prises dans
la nouvelle médina de Casablanca, des tirailleurs sénégalais avec des
indigènes. Elle avait commencé par une rixe entre soldats et prostituées et
leurs souteneurs. Il y eut des morts de part et d’autre. Quelques semaines plus
tard, le Sultan prononçait à Tanger un discours dans lequel, pour la première
fois, il osait revendiquer l’indépendance du Maroc.
A la suite de ce discours, qui fit l’effet d’une bombe, M. Eric Labonne fut
appelé à Paris, et n’en revint pas, même pour y effectuer la traditionnelle
tournée d’adieu. Mme Labonne en fut quitte à décommander la garden-party,
qu’elle se proposait de donner à la Maison de France à Casablanca.
Le gouvernement de la IVme République eut alors l’excellente idée — une
fois n’est pas coutume — de déléguer au Maroc le plus prestigieux de nos
chefs militaires, le vainqueur de la campagne d’Italie : le futur Maréchal
Alphonse Juin.
Celui-ci avait l’immense avantage de bien connaître l’âme musulmane
pour être né à Bone, et pour avoir longtemps servi au Maroc, sous les ordres
du Maréchal Lyautey. En outre, il jouissait auprès de ses anciens soldats,
rentrés dans leurs douars la guerre finie, d’une grande popularité.
Les Français du Maroc, qui commençaient à s’inquiéter des extravagances
de leur Ambassadeur en gibus, soufflèrent.

*
L’arrivée au Maroc du Général Juin, le mardi qui suivit le dimanche de
Pentcôte de l’année 1947, revêtit une solennité inaccoutumée.
Une importante escadre française se trouvait dans le port de Casablanca,
quand y pénétra le croiseur sur lequel avait pris place le nouveau Résident
Général, et la première personne qui l’accueillit et le serra dans ses bras au
débarcadère, n’était autre que la compagne du créateur du Maroc moderne :
la Maréchale Lyautey 20.
C’est au milieu d’une foule enthousiaste, entre les haies d’honneur formées
par les troupes de la garnison et aussi par les cavaliers des Tribus, au nombre
de plusieurs milliers, debout sur leurs étriers, leur « moukhala » aux crosses
incrustées de nacre à la main, que le Général Juin se rendit du port au Palais
où le Sultan, qui avait estimé politique de faire le déplacement de Rabat à
Casablanca, l’attendait.
Sous l’énergique direction de Juin, le Maroc allait encore vivre quatre
années de calme et connaître une invraisemblable prospérité, qui se
manifestait notamment par la construction de nouveaux quartiers européens
et indigènes dans toutes les villes du Maroc.
Mais les rapports, cependant, se tendaient entre le Palais et la Résidence.
Le Sultan, tout en se plaignant d’une emprise trop grande de la France sur son
pays, s’opposait à toutes les réformes qu’elle tentait d’y introduire et laissait
en instance les Dahirs proposés à sa signature.
Au Conseil du Gouvernement, sorte d’Assemblée Consultative, où siégeait
la section marocaine composée de notables musulmans, un incident très vif
éclata entre le Général Juin et quelques-uns de ses membres, parmi lesquels
figuraient M. Laghzaoui, gros transporteur de Fez, que j’ai déjà eu l’occasion
de citer. Ce dernier allait jusqu’à reprocher à la France de n’avoir fait des
routes que pour ses ressortissants, comme si lui-même ne les utilisait pas. Ses
propos reflétaient une telle haine, que le Résident Général l’expulsa de la
salle, lui et ses comparses.
Vers la fin de l’année 1950, un nouvel incident plus grave se produisait
entre le Sultan et notre fidèle ami le puissant Pacha de Marrakech, Thami El
Glaoui. Je ne sais plus quelle fête musulmane — « Aïd El Kebir » ou « Aïd
El Seghir » — correspondait comme date avec Noël, cette année-là. Toujours
est-il que le Pacha venu à Rabat au Palais Impérial pour faire preuve
d’allégeance vis à vis de son souverain, reprocha vivement à celui-ci de
prêter une oreille complaisante aux propos des gens de l’Istiqlal, dont il
s’entourait volontiers. Le Sultan prit fort mal la chose, et chassa le Pacha du
Palais. Mais en partant, celui-ci entraînait derrière lui, tous les Pachas et
Caïds du Sud, qui remportaient les cadeaux, qu’ils destinaient au Sultan.
C’était l’annonce d’une véritable scission. Thami El Glaoui, le vieux et fier
combattant ne devait pas oublier l’outrage, qu’il avait subi.
Quelques mois après, au début de l’année 1951, les cavaliers des Tribus,
dont certains brandissaient des drapeaux français, venant de tous les points du
Maroc, mais surtout de la montagne berbère, se mettaient en marche et s’en
venaient camper sous les murailles de Rabat, à quelques pas du
« Mechouar ». Le Sultan comprit le danger qui menaçait son trône, et comme
le courage, dit-on, n’est pas sa vertu dominante, il mit « les pouces » en
désavouant publiquement l’Istiqlal. En outre il congédiait les membres de son
Cabinet, qui étaient tous inféodés à ce parti, dont les tendances anti-françaises
n’étaient un secret pour personne.
A l’époque on a prétendu, que le Sultan n’avait dû son salut qu’à
l’intervention du Président de la République, M. Vincent Auriol.
En tous cas, le coup était raté. Et en politique, il est souvent des choses
qu’on ne réussit pas une deuxième fois.
Peut-on penser que si, l’opération avait été conduite jusqu’au bout, la
déposition du Sultan, à cette date, n’aurait pas eu les mêmes conséquences
que celles, qu’elle devait connaître deux ans plus tard. Il est difficile de
répondre à cette question.
Mais est-il besoin de dire, qu’après cette aventure, la sympathie de
Mohamed Ben Youssef pour la France n’en sortait pas renforcée. Cela est
assez humain. Et le danger passé, huit jours après avoir solennellement
désavoué l’Istiqlal, à l’occasion d’une interview donnée par lui à des
journalistes américains — toujours eux décidemment — il revenait sur cette
condamnation en déclarant qu’il avait dû céder à la contrainte.
Un tel aveu, dans la bouche d’un souverain ou d’un chef d’Etat occidental,
l’eut à jamais déconsidéré auprès de son peuple et forcé à l’abdication ou à la
démission. Mais il en va tout autrement en pays d’Islam. On n’y a pas le
même sentiment de l’honneur et le même respect de la parole donnée.

Après cette première tentative de déposition du Sultan, la situation du


Général Juin devenait des plus délicates, et quelques mois après, il cédait la
place au Général Guillaume.
Précédé de diverses alertes, un début d’émeute éclatait le 8 Décembre 1952
à Casablanca dans un quartier de la Ville Indigène dénommé « Les Carrières
Centrales ». La foule donnait l’assaut à un Commissariat de Police, et pour se
défendre, les agents étaient obligés d’ouvrir le feu. Le lendemain, plusieurs
Français, parmi lesquels un ancien Contrôleur Civil, qui s’était porté à la
rencontre des émeutiers, dans l’espoir de les calmer, étaient sauvagement et
isolément assassinés. A la même heure, la police et la troupe encerclaient la
maison des Syndicats, rue Lassalle, où se tenait un meeting, et il était procédé
à l’arrestation de plusieurs centaines de manifestants armés de tire-points
soigneusement affûtés. Comme on le voit, leurs intentions étaient des plus
pacifiques.
S’il n’approuvait pas, en tous cas le Palais Impérial se taisait, et lorsqu’à
l’occasion des funérailles des victimes à l’Eglise du Sacré-Cœur, la musique,
à l’arrivée des personnalités officielles, après la Marseillaise, entama les
premières mesures de l’Hymne Chérifien, une tempête de sifflets s’éleva
d’une foule exaspérée, incapable de dominer ses nerfs.
« Sultan des Carrières Centrales », s’écria le Glaoui au lendemain de ces
faits, en désignant avec mépris son souverain.
Dans le cœur du Pacha, le ressentiment n’était pas mort. De plus, ami dès
la première heure de la France, au service de laquelle un de ses fils officier
était tombé, il voyait avec désespoir se détériorer de jour en jour, les relations
entre les deux pays. Il savait, bien que la sincérité de son patriotisme ne pût
être mise en doute, que l’éviction des Français ne servirait pas la cause du
Maroc. Il pensait que son pays, trop jeune, où régnait toujours la loi féodale,
aurait besoin longtemps encore de la protection de la France.
Une certaine presse française a craché sur son cadavre. Nous, Français du
Maroc, nous n’ignorions pas les défauts de ce grand et dernier Seigneur de
l’Atlas, mais nous connaissions aussi son sens de l’honneur, et la haute
fidélité, dont il avait témoigné vis à vis de notre Patrie. Qu’il nous soit donc
permis de ne pas faire chorus avec ceux qui l’injurient, et qui n’ont
d’indulgence que pour nos ennemis, sans que, pour autant, ceux-ci aient
réputation de plus grande vertu.
— « Les chacals aboient, la caravane passe », comme dit le proverbe
arabe.
La vie cependant continuait, laborieuse. Au Maroc, grâce au ciel, les
Français n’étaient pas dressés les uns contre les autres en factions, et la
politique ne tenait pas la première place dans leurs préoccupations. Ils
auraient dû se méfier davantage. Car c’est elle — la sale politique des partis
et des comités — qui a anéanti leur œuvre.

*
Dans les mois qui suivirent les événements, que je viens de relater, le
Glaoui se mit à la tête d’une véritable ligue, dont le but avoué était d’obtenir
la déposition du Sultan Mohamed Ben Youssef. Des pétitions commencèrent
à circuler chez les pachas et les Caïds et, au mois de Mai 1953, la presse
révélait qu’une adresse signée par plusieurs centaines d’entre eux, avait été
remise entre les mains du Président de la République Française, M. Vincent
Auriol. Cette adresse demandait instamment à la France de ne pas s’opposer
au départ du Sultan. Les Pachas et Caïds invoquaient ses mœurs dissolues et
celles des membres de sa famille. Ils reprochaient notamment à la Princesse
Lalla Aïcha de se faire l’apôtre de l’émancipation des femmes musulmanes,
qu’elle incitait à se dévoiler. Ils reprochaient également au Sultan de protéger
ceux qu’ils considéraient comme les ennemis du Coran, c’est-à-dire les
membres de l’Istiqlal. Prétexte, sans doute, mais n’oublions pas que nous
sommes en Islam, où tous les problèmes se rattachent à la religion du
Prophète.
L’événement était d’importance.
Je me souviens, à cette époque, avoir demandé à des personnages
approchant de près les milieux gouvernementaux français de Rabat ou de
Paris, ce que cachait une telle pétition.
A mon sens d’homme de la rue, il m’apparaissait que, si une telle
manœuvre devait rester sans suite, elle compromettrait dangereusement la
France, car les milieux nationalistes marocains ne manqueraient pas de lui
reprocher d’en avoir été l’inspiratrice. La France devait donc avoir un plan
d’action, bien défini, ou sinon elle se devait d’étouffer sans tarder la
campagne anti-Sultan qui s’orchestrait. Il ne pouvait échapper, en effet, à
n’importe quel esprit, tant soit peu averti des choses marocaines, que la
déposition du Sultan, Chef des Croyants, et au nom de qui la prière était dite,
était grave de conséquences. Ou il fallait aller jusqu’au bout, quels qu’en
fussent les risques, ou y mettre fin sans tarder.
Les deux personnages auxquels je m’adressais me répondirent :
« Hélas, le malheur est qu’il n’existe aucun plan, et qu’à Paris, on n’a
aucune idée des suites où la campagne des Pachas et Caïds peut nous
entraîner ».
Ce n’était guère rassurant.
Mais, si le Gouvernement Français n’avait aucune idée arrêtée sur les
événements, qui se déroulaient au Maroc, le Chef de la sédition, le Pacha de
Marrakech, savait, lui, où il allait. Après un voyage en Angleterre, où il avait
rencontré son ami Winston Churchill — d’aucuns ont prétendu qu’il avait
obtenu son blanc-seing — il parcourait le Maroc, rassemblant les tribus
autour de sa personne, et de celles des Pachas et Caïds ralliés à sa cause, et
dont le nombre augmentait. A l’issue de cette campagne, il se rendait avec ses
partisans à la Ville Sainte du Maroc, à Moulay Idriss, et là, sur le tombeau du
Saint, il immolait de sa main un jeune taureau, en signe de serment liant les
conjurés jusqu’à la mort. Cette fois, les dés étaient jetés. La France ne pouvait
plus s’opposer à la volonté de la majeure partie des cadres traditionnels du
Maroc. Il n’y avait d’ailleurs que peu de défections. Les Pachas des grandes
villes avaient fini par se joindre au Glaoui, et seul, de Paris où il se trouvait,
le Pacha de Sefrou, Si Bekkai, prenait fait et cause pour Mohamed Ben
Youssef. Celui-ci en témoignera sa reconnaissance en en faisant deux ans
plus tard le Président du premier Gouvernement Marocain.
Après la cérémonie de Moulay Idriss, durant le mois d’Août 1950, les
conjurés se réunissaient dans le Palais du Pacha de Marrakech, et
proclamaient Iman des Croyants un membre de la famille des Alaouites,
oncle de Mohamed Ben Youssef : Mohamed Ben Arafa.
Malgré l’intervention de deux fonctionnaires Français : MM. Vallat,
Directeur de l’Intérieur, et Boniface, Chef de la Région Civile de Casablanca,
le Pacha et ses amis restaient intransigeants dans leur décision. Il s’agissait
d’ailleurs d’une affaire strictement Marocaine, dans laquelle il était malaisé à
la France d’imposer sa volonté.
Aussitôt après cette assemblée, de nouveau, comme deux années avant, les
hommes des tribus, sous le commandement de leurs Caïds et de leurs
Cheikhs, enfourchaient leurs chevaux et, s’armant de leurs vieux
« Moukhala », reprenaient la route de Rabat.
La Résidence de France était toujours sans instructions. Il faut dire qu’à la
même époque, la France connaissait la grève des Transports, et qu’une fois
de plus, son Gouvernement — c’était alors M. Joseph Laniel, qui était
Président du Conseil — était placé devant des faits, qu’il n’avait pas prévus,
et incapable de prendre ses responsabilités.
Ce furent les hommes de Rabat, qui durent y suppléer. Et c’est au Général
Duval, Commandant Supérieur des Troupes, qu’il faut rendre hommage car,
s’emparant du téléphone, au bout duquel se trouvait le Ministre des Affaires
Etrangères, M. Georges Bidault, il lui demanda s’il devait faire tirer sur des
hommes — Caïds et cavaliers des tribus — couverts de décorations gagnées
au service de la France, par nos troupes, qui protégeaient le Palais du Sultan.
Placé devant une telle alternative, le gouvernement Français ne pouvait
évidemment que s’incliner.
Il ne restait au Résident Général, le Général Guillaume, qu’à accomplir la
peu agréable mission de se rendre au Palais, pour signifier au Sultan stupéfait
que, sur un terrain proche, un avion l’attendait, lui et ses Fils Moulay Hassan
et Moulay Abdallah, pour les emmener en Corse. Le reste de la famille devait
suivre quelques jours après.
Le Sultan était, a-t-on dit, tellement apeuré, que, lorsqu’il débarqua à
Ajaccio, où l’attendait le Préfet, quelques heures après il eut un geste de recul
en apercevant une section d’infanterie alignée sur le terrain, car il crut qu’il
allait être fusillé sur le champ. Il fallut que son Fils, Moulay Hassan, le
rassurât en lui disant :
« Rien n’est perdu, tu ne vois donc pas qu’ils te rendent les « honneurs ».
A l’heure même, où son Maître quittait le Palais, le Grand Vizir El Mokkri,
déjà plus que centenaire, annonçait au peuple Marocain, en rendant louange à
Dieu, qu’il avait un nouveau Sultan en la personne de Mohamed Ben Arafa,
que les Oulemas s’empressaient de reconnaître comme tel 21.
Qu’on ne crie pas au scandale ! Les choses vont ainsi en pays Musulman.

*
Certes, la déposition du Sultan avait été décidée et voulue par la quasi
totalité des chefs Marocains, dont l’autorité s’étendait sur tous les habitants
des campagnes, sinon sur tous ceux des villes. Que de hauts fonctionnaires
aient favorisé l’opération dans la coulisse, il serait hypocrite de ne pas le
reconnaître. Il leur apparaissait de plus en plus que le Sultan et son Fils aîné,
Moulay Hassan, étaient des ennemis déclarés de la France. En prêtant la main
à leur éviction, ils estimaient, en toute bonne foi, servir leur pays, et je ne
pense pas, qu’il puisse leur en être fait grief.
Mais il fallait tirer profit de la situation nouvelle pour affermir l’autorité et
l’influence de la France, un instant compromises. Malheureusement, ce fut
tout le contraire qui se produisit. Le départ du Sultan n’est devenu une faute
qu’en raison de la carence de nos gouvernements successifs, qui rendit
inévitable, deux ans plus tard, son retour.
VI

COMMENT FUT PERDU LE MAROC

D EUX jours après le départ brusqué de son prédécesseur, Mohamed Ben


Arafa faisait son entrée dans sa capitale.
J’eus la curiosité d’y aller, tenant à me rendre compte de l’accueil que lui
réserverait le peuple marocain.
Tout au long de la ligne de chemin de fer, que suit la route de Casablanca à
Rabat, et sur laquelle devait passer le train, qui amenait de Marrakech le
nouveau souverain, les gens des Tribus s’étaient rassemblés pour l’acclamer.
Face à la gare de Rabat, derrière les uniformes rouges de la Garde Noire, et
les troupes françaises qui rendaient les honneurs, s’alignaient les « harkas »
des cavaliers marocains aux montures richement harnachées. L’enceinte du
Méchouar était envahie par une foule immense, au sein de laquelle les
femmes poussaient leurs you-you stridents en signe de bienvenue.
Le peuple reconnaissait « Sidna » en Mohamed Ben Arafa 22.
C’était un noble vieillard à barbe blanche, « pétri de sainteté », dira de lui,
le Maréchal Juin.
Tout paraissait donc être rentré dans l’ordre, et les Français du Maroc
étaient persuadés que le bail entre la France et l’Empire Chérifien venait
d’être reconduit pour une longue durée dans l’intérêt des deux pays et de
leurs peuples.
Il aurait dû en être ainsi, et quoiqu’on ait dit et écrit, il devait et il pouvait
en être ainsi.
Mais pour affermir le nouveau Souverain, dans l’autorité dont il avait
besoin, il eut fallu inaugurer son règne par de profondes réformes, que le
peuple marocain attendait. Il eut fallu aussi faire comprendre à tous,
Européens comme Marocains, que s’imposait une amélioration du sort des
travailleurs. Le nouveau Sultan eut ainsi apparu à ses sujets comme l’envoyé
chargé des bienfaits d’Allah, et sa popularité eut été assurée.
C’était trop demander à une administration imbue de ses prérogatives, et
qui, se voyait seule maîtresse des destinées du Protectorat.
Au lieu de renforcer le pouvoir du Sultan, on s’empressa de le
découronner, en créant le Conseil des Directeurs et des Vizirs, qui ne laissait
au Souverain qu’un simple rôle d’apparat.
On a prété au Secrétaire Général du Protectorat de l’époque des propos qui
reflètent bien cet état d’esprit :
« Dorénavant, aurait-il dit, nous pourrons faire les Dahirs sans le
Sultan ».
C’était laisser la partie belle à ses adversaires, qui représentèrent aussitôt
celui-ci comme un fantoche entre les mains des Français. Comme l’esprit
français s’exerce souvent à nos dépens, une histoire courut alors, dans
laquelle le pauvre Arafa apparaissait comme signant, dans sa naïve bonne
volonté, même les menus du wagon-restaurant, que le maître d’hôtel lui
présentait au cours de ses voyages officiels à travers le Maroc.
Mais de voyages officiels, il n’y en eut guère.
A l’une de ses premières sorties, à l’occasion de la prière solennelle du
Vendredi, un fanatique se précipita sur le Sultan, et il l’eut poignardé, si un
sous-officier français de la Garde Noire ne l’avait abattu.
Quelques temps après, au cours d’un voyage à Marrakech, le Souverain
était cette fois atteint et légèrement blessé à l’œil. Cible trop désignée aux
coups des assassins, il devait dès lors s’enfermer dans son Palais et n’en plus
sortir.

Après les quelques semaines de calme, qui avaient suivi l’intronisation de


Mohamed Ben Arafa, et qui auraient pu être utilement employées à asseoir
son prestige, le terrorisme faisait son apparition.
Entre Rabat et Port Lyautey — on dit aujourd’hui Kénitra — les rails
étaient déboulonnés et un train déraillait faisant plusieurs victimes.
Chaque jour la presse relatait l’assassinat d’un « mokkadem » 23 ou d’un
débitant de tabac indigène. Les terroristes s’attaquaient particulièrement à ces
derniers, parce que l’Istiqlal en signe de protestation contre le départ en exil
de Mohamed Ben Youssef, avait interdit aux Marocains de fumer. D’où un
climat de terreur, qui s’était développé chez ces commerçants, qui
s’empressaient de remettre leur licence à la disposition de la Régie des
Tabacs. Certains Français recevaient des lettres signées du « Croissant
Noir », dans lesquelles on les menaçait du rapt de leurs enfants.
Mais le premier attentat spectaculaire ne fut commis que la veille de Noël
de l’année 1953.
Ce matin-là, vers onze heures trente, effectuant les achats en vue du
réveillon, il y avait, circulant dans les allées du Marché Central de
Casablanca, une foule particulièrement dense, quand éclata une bombe, qui
fit une trentaine de morts et de blessés, parmi lesquels plusieurs musulmans.
A la même heure, une autre bombe déposée à la Poste Centrale, était
heureusement découverte avant qu’elle n’éclatât.
Pendant deux ans, Marocains et Français, nous allions vivre dans cette
atmosphère de terrorisme. Je rappelerai, parmi d’autres, les assassinats du Dr
Eyraud, Directeur de « La Vigie Marocaine » exécuté en plein jour et en
pleine ville, avec une audace presque égale à celle de l’attentat manqué
contre M. Soustelle, celui du Dr Rémy... les émeutes de Port Lyautey du mois
d’Août 1954, la bombe du 14 Juillet 1955, qui éclata près d’une terrasse de
café, place Mers Sultan à Casablanca, et qui fit une dizaine de victimes, le
massacre d’Oued Zem du 20 Août suivant... et combien j’en passe...
Le massacre d’Oued Zem excepté, le terrorisme était le fait d’une poignée
d’individus sans aveu, à la solde des meneurs de l’Istiqlal, et l’immense
majorité de la population musulmane désapprouvait les attentats, qui faisaient
plus de victimes parmi elle, que parmi la colonie européenne.
Un jeune Marocain, pourtant nationaliste convaincu, et que j’avais surpris
pleurant lorsque Mohamed Ben Youssef avait été déposé, me disait le 24
Décembre 1953, après l’attentat du Marché Central :
« S’ils se mettent à tuer des femmes et des enfants, je n’en suis plus... »

*
Ce que je tiens à affirmer hautement, c’est que le terrorisme, pour si odieux
qu’il fût, n’aurait pas triomphé de la volonté qui animait l’immense majorité
de nos compatriotes, de maintenir la présence de la France au Maroc, s’ils
n’avaient pas été les victimes de pauvres et basses manœuvres politiques, qui
devaient se solder par le plus éclatant des échecs.
Pas plus qu’en Algérie, les bombes ou les mitraillettes des terroristes
n’auraient au raison des nerfs de la population française, qui poursuivait ses
occupations quotidiennes. Qu’on fasse l’honneur aux Français d’Afrique du
Nord de croire, qu’ils ne sont pas moins courageux que leurs compatriotes de
la Métropole, qui pendant quatre années ont vécu sous des bombardements
aériens autrement meurtriers !
Les parachutistes du Général Massu ont bien eu le bout du terrorisme à
Alger. Il n’existait aucune raison pour qu’il en fût autrement au Maroc. Le
« Bled » — il importe de le souligner — tenu bien en mains par ses Caïds,
tous amis de la France, était parfaitement paisible. Et il n’existait encore
aucune armée dite de Libération. Celle-ci ne verra le jour que dans les toutes
dernières semaines qui précédèrent l’abandon, alors que celui-ci était
virtuellement décidé.
Mais il fallait rassurer, en la protégeant, la population musulmane des
villes, sur laquelle les représentants de l’Istiqlal exerçaient un véritable
chantage de la peur. Il fallait surtout laisser au Pacha El Glaoui et à ses
compagnons, les auteurs de la déposition de Mohamed Ben Youssef, qui la
revendiquaient, la responsabilité de découvrir et de châtier les coupables, les
autorités françaises se contentant de maintenir l’ordre dans les quartiers
européens.
Je ne doute pas que la répression eut été sévère, mais que d’innocentes
victimes d’un terrorisme aveugle, eussent été épargnées. Et en outre, nous
n’aurions pas connu la honte de voir massacrer ou emprisonner, après le
retour de Mohamed Ben Youssef au Maroc, les meilleurs amis de la France,
ceux qui s’étaient compromis pour sa cause.
Puisqu’il fallait choisir, mieux valait opter pour ceux qui nous étaient
fidèles. Et l’ordre — on pouvait sur ce point faire confiance au Pacha de
Marrakech — eut été rétabli.

*
J’ai dit plus haut que la déposition de Mohamed Ben Youssef, le 20 Août
1953, avait été un acte d’énergie. Acte d’énergie tellement inhabituel de la
part d’un gouvernement de la IVme République, que le Sultan ne s’y attendait
nullement, et qu’il faisait sa sieste lorsque le Général Guillaume se rendit au
Palais pour le prier de plier bagages.
Puisque la France avait accompli cet acte rendu d’ailleurs obligatoire par la
volonté quasi unanime des Pachas et Caïds, dont les hommes marchaient déjà
sur Rabat, le bon sens exigeait qu’elle s’y tint, même si c’était une erreur. En
politique, l’erreur ne devient une faute que lorsqu’on la reconnait.
Or, toute une partie de la Presse de la Métropole se déchaîna en faveur de
Mohamed Ben Youssef, et « l’Humanité » trouva d’étranges accents pour
défendre la légitimité monarchique.
Inutile de dire, que les nationalistes marocains firent leurs choux gras de
ces campagnes de presse, qui leur fournissaient le meilleur de leur
argumentation contre la France. En d’autres temps cela se fut appelé trahison.
D’excellente au départ, notre position s’avérait de jour en jour plus difficile.
Et si les assassins — entre autres l’un de ceux qui tuèrent le Dr
Eyraud — trouvaient asile en zone espagnole, les chefs nationalistes, qui ne
mettaient pas la main à la pâte, mais donnaient les ordres, se réfugiaient à
Paris, quand ils se sentaient brûlés. Là, avec l’aide de certains politiciens, ils
pouvaient continuer en toute sécurité, leur besogne de sabotage. Car ce n’est
pas en terre africaine que fut perdu le Maroc.

*
Au mois de Juin 1954, le Général Guillaume était remplacé par M. Francis
Lacoste, qui déjà, quelques années auparavant, avait occupé le poste de
Ministre Plénipotentiaire au Maroc, aux côtés du Général Juin 24. Certains
éléments de la colonie française accueillirent assez mal M. Lacoste à son
arrivée, en signe de protestation contre le départ du Général Guillaume, qu’il
eut été plus sage de maintenir. Néanmoins les préventions manifestée contre
le nouveau Résident étaient injustes, car durant l’année qu’il passa à Rabat,
les choses ne s’envenimèrent pas. Il soumit, a-t-on dit, un plan de réformes à
Paris, mais sans obtenir de réponse. D’autres projets devaient germer dans
l’esprit de M. Edgar Faure, devenu entre temps Chef du Gouvernement
français.
A cette époque, il n’était pas encore question ni de l’indépendance du
Maroc, ni du retour de Mohamed Ben Youssef, dans l’esprit des Marocains
eux-mêmes.
Je n’en veux pour preuve, que la longue conversation, que j’eus dans le
courant du mois de Décembre 1954 avec un nationaliste marocain, membre
influent de l’Istiqlal, qui occupe aujourd’hui un poste de première
importance, et dont je ne me reconnais pas le droit de donner le nom, pour ne
pas trahir la confiance qu’il me témoigna.
« La crise franco-marocaine, me disait-il, n’est qu’une crise d’amour-
propre. J’aieété nourri aux sources de la culture française. Je parle le
français aussi facilement, sinon mieux que l’arabe. Les Marocains ne
méconnaissent pas l’importance des services que la France a rendus à leur
pays, mais il leur est désagréable de se l’entendre répéter chaque jour dans
les colonnes de la « Vigie Marocaine ».
Et comme j’insistais, en y mettant les formes, pour ne pas le froisser dans
sa susceptibilité, sur la nécessité du maintien de liens étroits entre la France et
le Maroc, il ajouta textuellement, ces mots sont restés gravés dans ma
mémoire :
« Je vais vous dire quelque chose qui vous fera plaisir. A la rigueur, en
1912, nous pouvions continuer à vivre comme nous vivions. Aujourd’hui,
nous ne le pouvons plus. C’est assez vous exprimer que nous aurons encore
besoin longtemps de la France ».
« Alors, que désirez vous pour mettre fin au conflit qui nous oppose, pour
faire cesser le terrorisme, lui dis-je ? Le retour sur son trône de Mohamed
Ben Youssef ? »
« Nous le souhaiterions, me répondit-il. Ce serait la joie dans tout le
peuple. Mais nous savons que cela est impossible. La France ne peut pas se
désavouer ».
C’est cependant ce qu’elle allait faire moins d’un an plus tard.
Sur ces entrefaites, mon interlocuteur partit en France, et je ne devais plus
que l’entrevoir se prélassant sur les coussins de puissantes voitures
officielles.

A un ministre, qui l’interrogeait sur le poste qu’il désirait occuper, M.


Gilbert Grandval aurait, à ce qu’on dit, répondu avec la superbe dont il ne se
départit jamais :
« Le plus difficile ».
On lui donna le Maroc, et c’est ainsi que le Sorcier nous échut.
Je ne voudrais pas être trop sévère pour M. Grandval car, si j’en crois ce
qu’a écrit sur lui André Figueras, il fut un jouet inconscient entre les mains
du plus subtil de nos politiciens : M. Edgar Faure 25.
Mais lorsque M. Grandval affirme sérieusement, dans le plaidoyer pro
domo, qu’il a écrit sur sa mission au Maroc, que s’il avait été écouté,
Mohamed Ben Youssef ne serait remonté que plus tard sur son trône, et que
la France eût gardé la plus grande partie des attributions que lui conférait le
Protectorat, qu’il me permette d’en douter.
Et d’abord, rien ne prédisposait M. Grandval, ambassadeur de fraîche date,
à servir dans un pays dont il ne connaissait ni les hommes ni les mœurs.
En tous cas, il indisposa immédiatement la colonie française, en déclarant à
Casablanca, devant les corps constitués venus le saluer, qu’il n’avait pas
l’intention de faire « la politique des Français du Maroc ».
Bon Dieu, qu’y était-il venu faire ?
Lui aussi devait considérer les Français du Maroc comme des
« colonialistes », s’il se gardait d’employer le terme.
Dans les jours qui suivirent son arrivée, il crut habile d’aller se montrer
dans une voiture découverte à travers les médinas indigènes. On acclama le
nom de Mohamed Ben Youssef. C’est lui-même qui le raconte.
Passons...
Ces manifestations de basse démagogie ne payèrent pas.
Au soir du 14 Juillet, la bombe de la place Mers Sultan, faisait l’effet d’une
douche glacée sur l’optimisme béat, qu’avait jusque là manifesté M.
Grandval.
Quelques jours après, un ami me conviait à me joindre à une délégation,
qui allait tâter la température auprès du nouveau Résident à Rabat. Cette
délégation était des plus composites, car elle réunissait à peu près toutes les
tendances, des plus libérales aux plus résistantes. Après quelque hésitation,
j’acceptai. C’est la seule fois que je vis M. Grandval, mais je ne crois pas
sans intérêt de rapporter l’entretien, que j’eus avec lui au cours de cette
entrevue.
M. Grandval n’était pas très satisfait. Je le comprends. Aux funérailles des
malheureuses victimes du 14 Juillet, auxquelles il assistait avec toutes les
autorités, la foule s’était livrée à son égard à des manifestations déplacées.
Son discours avait été couvert par des bordées de sifflets. Il avait même été
malmené. Manifestations regrettables car, à l’étranger plus que sur le sol
national, on se doit de respecter le représentant de son pays 26.
« Je sais que les Français du Maroc ne m’aiment pas, et qu’ils souhaitent
mon départ », nous dit-il en ouverture de rideau, après nous avoir fait assoir
dans le bureau, dont les fenêtres donnaient sur la perspective des magnifiques
jardins créés par le Maréchal Lyautey.
Puis il nous exposa, qu’il était venu au Maroc pour y faire des réformes
libérales, sur le sens desquelles il ne s’étendit pas. En tous cas, il était dès lors
avéré que, dans son esprit, le malheureux Sultan Mohamed Ben Arafa,
prisonnier dans son Palais, était condamné, car il défendit devant nous la
thèse du fameux Conseil du Trône vacant, ce qui ne tranchait rien, puisqu’il
faudrait bien, tôt ou tard, pourvoir à cette vacance.
Et, comme je lui objectais, que la loi marocaine ne prévoyait pas la
Régence — en définitive, ce Conseil du Trône n’était pas autre chose — il
me rétorqua d’un air agacé, qu’il avait pris ses renseignements à bonne
source. Je n’avais plus qu’à me taire.
C’est pourtant ce que je ne fis pas, car un peu agacé à mon tour par le ton
de flagornerie à l’égard de M. Grand val que prenait l’entretien, je demandai
et repris la parole.
Je l’assurai d’abord poliment de mes bons sentiments. Le Maroc avait trop
souffert des changements fréquents de Résidents. Puisqu’il y était, qu’il y
restât ! Pour si cavaliers que fussent mes propos, ils étaient sincères.
J’exprimai ensuite mon opinion sur le rôle néfaste qu’avait eu une certaine
presse depuis deux ans, et je citai « Le Figaro », et « Le Monde » 27. En effet,
ces 2 journaux n’avaient cessé de désavouer la révolution de Palais du 20
Août 1953, à laquelle la France avait prêté la main. Ils avaient ainsi sapé
consciemment l’autorité du Sultan Mohamed Ben Arafa, et de ceux qui le
soutenaient qui, comme par hasard, étaient les amis de la France.
Sur quoi j’insistais surtout, c’était sur ce fait capital à mes yeux, qu’aucune
réforme importante ne devait être introduite au Maroc, sans que ne fût défini
auparavant le statut des Français.
« Statut privilégié, insistai-je, c’est à dessein que j’emploie ce terme, qui a
priori peut vous choquer, mais les Français ne peuvent pas être traités dans
ce pays comme de vulgaires étrangers, car c’est la France qui a fait le
Maroc ».
Savez-vous ce que me répondit ce diplomate, à qui mes propos ne
semblaient pas beaucoup plaire :
« Monsieur, vous m’avez fait de la peine, en attaquant « Le Figaro » et
« Le Monde », car ce sont les deux seuls journaux qui me soutiennent ».
Mais, du statut futur des Français, pas un mot.
Cette fois, je n’avais plus qu’à me taire pour de bon.
D’ailleurs déjà, derrière la porte, attendait pour être reçue par M. Grandval,
une délégation du parti communiste Marocain, bien que ce parti eut été
déclaré illégal.

*
Cet entretien se situait peu de jours avant que les sanglantes émeutes
d’Oued-Zem et de Khenifra viennent une fois de plus faire monter la fièvre
au Maroc.
L’évènement était nouveau. Calmes et pacifiques jusqu’alors, les tribus du
Bled rejoignaient les forces du désordre. Le nombre des victimes
européennes s’élevait à plus de quatre vingt. De leur côté, les ouvriers de
Khouribga sabotaient les installations de l’Office Chérifien des Phosphates,
causant plusieurs milliards de dégâts.
On a prétendu que M. Grandval, prévenu par les rapports des Officiers des
Affaires Indigènes des mouvements qui s’opéraient dans les tribus, autour
d’Oued-Zem et de Khenifra, avait refusé de prendre les mesures qui
s’imposaient pour y faire échec, persuadé qu’il était qu’elles se dérouleraient
dans le calme.
Quand je disais que M. Grandval ne connaissait rien des mœurs et des
hommes du Maroc.
Je tiens à préciser que je ne me fais ici que l’écho de bruits, dont il m’était
impossible de contrôler l’exactitude. Il apparait toutefois surprenant que les
mouvements des Tribus qui assaillirent Oued Zem et Khenifra soient passés
inaperçus, et que les Officiers des Affaires Indigènes n’en aient pas rendu
compte.

*
L’expérience avait assez duré. Moins de deux mois s’étaient écoulés
depuis l’arrivée de M. Grandval, et le Maroc était à feu et à sang.
En toute hâte, des renforts prélevés sur les troupes françaises stationnées
en Allemagne, étaient dirigés sur le Maroc, pour y rétablir l’ordre.
C’est ce à quoi s’employa l’armée. La répression à Oued Zem fut sévère.
Comme au temps de la pacification, les Tribus qui s’étaient révoltées vinrent
demander « l’Aman » 28, c’est-à-dire faire leur soumission. Le Général
Franchi, commandant la Région Militaire de Casablanca, les reçut sur le front
des troupes et, s’adressant à ces hommes un moment atteints de folie
collective, en un discours, dont les phrases hâchées une à une étaient traduites
aussitôt en arabe, il s’exprima en ces termes :
« Vous êtes tous placés sous mes ordres. Les tribus des Aït Smala se sont
conduites comme des chacals puants, et si la France n’avait pas de cœur,
aucun de vous ne serait encore vivant aujourd’hui.
» Je tiens à affirmer que tous les coupables seront châtiés jusqu’au
dernier, et que ma justice sera terrible.
» Je vous demande de bien mettre dans votre tête que rien n’arrivera de
bon aux Marocains, si les Français et les Marocains ne marchent pas la
main dans la main ».
Et en implorant le pardon pour ses administrés, le Caïd Bennis, ancien
lieutenant-colonel dans l’Armée Française, pleurait.
« Pitrerie anachronique » dira M. Sartout, directeur de « Maroc-Presse »,
s’adressant à des journalistes de la Métropole. C’était cependant le langage
qui convenait, le seul que ces hommes pouvaient comprendre.
M. Grandval fuyant devant ses responsabilités — il donna sa
démission — son remplaçant était tout désigné. Tout le Maroc l’avait espéré.
C’était le Général Duval, le Commandant Supérieur des Troupes Françaises
au Maroc, un magnifique soldat qui, en 1945, avait eu raison en peu de jours
de la révolte de Sétif. Hélas le sort s’acharnait sur nous. Inspectant ses
troupes dans le Tadla, en pilotant lui-même son avion, le Général Duval
s’était écrasé sur le sol, et avait trouvé la mort, avec son officier
d’ordonnance, quelques jours auparavant.
Il est permis de penser, que si le Général Duval avait été nommé au poste
de Résident Général, le cours des événements au Maroc eut été différent.
C’est le Général Boyer de la Tour, Résident Général de France à Tunis, qui
fut choisi.
Qu’en dire ?
Sinon qu’aidé en cela par M. de Panafieu, ministre plénipotentiaire, et un
autre diplomate, M. de Lipowski, il réalisait point par point les plans de M.
Edgar Faure, et ce malgré la résistance du fidèle Hadj Abderrahman El
Hajoui, Directeur du Protocole de Sa Majesté, et des dirigeants du
groupement « Union pour la Présence Française » : Me Le Coroller, le
colonel Reymond, et M. Reimbold. Sur la promesse solennelle, qui lui était
faite par le Président de la République M. René Coty, que Mohamed Ben
Youssef ne reviendrait pas à Rabat, Sa Majesté Mohamed Ben Arafa
acceptait de se retirer à Tanger 29.
Le fameux Conseil du Trône pouvait enfin être mis en place. Il était
composé du Grand Vizir El Mokkri, de Si Bekkaï, l’ancien Pacha de Sefrou,
que M. Grandval avait fait rentrer au Maroc, de S’Bihi, et de Tahar Ouossou.

*
Peu avant, ou concurremment aux événements qui se déroulaient au
Maroc, une conférence s’était tenue à Aix-les-Bains, où M. Antoine Pinay,
ministre des Affaires Etrangères, faisait sa cure. Successivement y avaient été
convoqués les amis, mais aussi les ennemis de la France : les gens de
l’Istiqlal, à qui était ainsi offerte une tribune.
L’ouverture de la conférence avait coïncidé avec le massacre d’Oued-Zem.
Il n’arrêta pas pour autant les palabres. Il n’y eut de la part des délégués de
l’Istiqlal, ni la moindre parole de regret, ni le moindre désaveu. Tous les
espoirs leur étaient donc permis.
Comédie que cette conférence. Car si M. Pinay, qui porte dans l’affaire
Marocaine de très lourdes responsabilités, ignorait dans sa naïveté, où ce jeu
conduisait, M. Edgar Faure, lui, le savait fort bien.
N’en a-t-il pas passé l’aveu au Général Boyer de la Tour qui lui faisait
remarquer, que l’installation du Conseil du Trône menait tout droit au retour
de Mohamed Ben Youssef, en lui faisant cette réponse :
« En avez-vous jamais douté ? »
Ce à quoi le Général Boyer de la Tour aurait répliqué :
« Tout cela finira en Haute-Cour ».
Mais il y a beau temps, qu’en France la trahison n’est plus un crime.

*
Le départ d’Arafa, la mise en place du Conseil du Trône, et la promesse de
ramener l’ex-Sultan et sa famille de Madagascar en France, donnaient aux
Nationalistes Marocains la première manche.
Il leur fallait obtenir la seconde, en restaurant sur son trône Mohamed Ben
Youssef, dont ils avaient fait aux yeux du peuple le symbole de
l’Indépendance Marocaine.
Et comme les choses n’allaient pas assez vite à leur gré, dans les premiers
jours d’Octobre 1955, après un nouveau massacre de familles de militaires
français à Immouzer des Marmoucha, ils déclanchaient une deuxième guerre
du Rif, qui devait se prolonger jusqu’après le retour du Sultan.
Les choses en étaient là, lorsque le 26 Octobre, le Pacha de Marrakech,
Thami El Glaoui, dans une déclaration publique, se rallia à l’idée du retour
sur son trône de son ennemi Mohamed Ben Youssef.
Ah ! que les politiciens — les Edgar Faure, Pinay, July et Consorts, qui ont
perdu le Maroc — n’en rejettent pas la responsabilité sur ce vieil allié de la
France. Ils avaient tout fait pour l’écœurer. Leurs intrigues, ou leur stupidité,
ou leur veulerie, nous avaient placés dans une telle impasse — mais n’était-ce
pas ce que désirait M. Edgar Faure ? — qu’il n’existait plus d’autre solution.
Trahi par eux, le Glaoui était en droit de reprendre sa liberté d’action. Il les
en avait d’ailleurs loyalement prévenus. Il n’est pas un Français du Maroc,
digne de ce nom, qui lui en ait tenu rigueur. Leur rancune, leur mépris,
s’adressent à d’autres.
Après avoir rendu visite aux membres du Conseil du Trône, le vieux
Pacha, avec toute la noblesse qui le personnifiait, tel Vercingétorix se rendant
à César, devait aller s’humilier devant son vainqueur à la Celle-Saint-Cloud.
Rongé par le chagrin et la maladie, il s’éteignait quelques mois après à
Marrakech. Oublieux du pardon accordé, Mohamed V devait plus tard se
venger sur ses fils, en les faisant arrêter et en confisquant leurs biens.

*
La déclaration du Glaoui mettait évidemment fin à toute hésitation.
Dans les derniers jours d’Octobre, un avion ramenait de Madagascar en
France, Mohamed Ben Youssef et sa famille. Sans s’arrêter dans la résidence
qui lui avait été préparée à grands frais à Beauvallon, sur la côte d’Azur, le
Sultan gagnait immédiatement Paris, et s’installait au château de la Celle-
Saint-Cloud.
Mais le retour maintenant inévitable de Mohamed Ben Youssef à Rabat,
n’entraînait pas de facto l’abrogation du traité de Fès de 1912, et la
renonciation de la France à son protectorat sur le Maroc.
Près de quatre cent mille Français y vivaient. Les investissements français
se chiffraient par plusieurs milliers de milliards. Les uns et les autres
méritaient d’être défendus. On pouvait encore se mettre à table et parler,
pendant que près de cent mille hommes de nos troupes tenaient le pays. La
crise ouverte par la déposition du Sultan datait de deux années, pendant
lesquelles le Protectorat avait survécu. On pouvait donc attendre. Rien ne
pressait.
Quels ne furent donc pas l’étonnement et l’indignation des Français du
Maroc quand ils apprirent que, dès la deuxième visite qu’il rendit à Mohamed
Ben Youssef, le Ministre des Affaires Etrangères — ah ! combien étranger il
leur était ! — M. Pinay, les avait « donnés », le mot n’est pas trop fort, en
accordant l’indépendance au Maroc.
M. Grandval a raconté la scène, qui s’est déroulée le 6 Novembre :
« Pinay et le Sultan se sont approchés les mains tendues. Pinay a dit au
Sultan : « Majesté, l’ indépendance que vous me demandez, je vous
l’accorde ».
Encore un, qui se prend pour la France !
« Indépendance dans l’interdépendance », dira M. Pinay pour sa défense ?
Mais encore eut-il fallu en définir les conditions, et les limites de cette
interdépendance ?
Et pourtant, M. Pinay avait promis de s’opposer de toutes ses forces au
retour de Mohamed Ben Youssef. S’il n’avait pas donné sa démission, en
même temps que le Général Kœnig, et M. Triboulet, Palewski et Bayrou,
quand furent percés à jour les projets tortueux de M. Edgar Faure, c’était,
expliqua-t-il, pour les déjouer.
Il a encore invoqué pour sa défense, qu’il voulait mettre fin au terrorisme,
éviter de nouveaux Oued-Zem.
Mauvaise plaidoirie, car l’indépendance n’a arrêté, ni les massacres, ni les
exactions. C’est un an après, lors de l’arrestation de Ben Bella et de ses
acolytes, que ce sont produits les sanglants événements de Meknès, qui firent
plus de victimes que ceux de Oued-Zem.
Que d’autres, après M. Pinay, n’aient pas su mieux défendre les dernières
positions françaises, ce n’est que trop vrai. Mais le principal avait été lâché. Il
n’en reste donc pas moins acquis, pour l’Histoire, que c’est M. Pinay, qui
prétendait, sous l’ancienne législature, au rôle de Chef des Nationaux au
Parlement, qui a donné le premier coup de pioche dans l’édifice Français
d’Afrique du Nord, dont le Maroc constituait un maillon. Et quel coup 30 !
VII

LA FRANCE DEVANT L’INDEPENDANCE


MAROCAINE

A CQUISE en son principe dès le 6 Novembre 1955, l’indépendance


marocaine ne sera officiellement proclamée et n’entrera en vigueur que
le 3 Mars suivant.
Durant ces quelques mois, le Maroc connut un régime assez hybride, mais
en fait, tous les liens découlant de l’état de Protectorat se relâchèrent
immédiatement. Il eut été vain de compter sur l’énergie de M. André Louis
Dubois qui, de Résident Général, avait pris le titre tout provisoire de Haut-
Commissaire de la République Française au Maroc, pour s’accrocher aux
dernières positions encore défendables 31.
Le retour du Sultan Mohamed Ben Youssef, qui deviendra bientôt le Roi
Mohamed V, s’accompagna de nombreuses manifestations populaires.
Chaque jour, des milliers de Marocains entassés dans des cars et des camions
largement pavoisés aux couleurs chérifiennes, se rendaient à Rabat pour y
saluer le Souverain. Mais, outre qu’elles se soldèrent par de nombreux
accidents de la circulation — les bas-côtés de la route de Casablanca à Rabat
étaient remplis de voitures et de camions — ces manifestations ne furent pas
toujours des plus pacifiques. Des Marocains, parmi lesquels le Caïd de
Fechtala, furent égorgés ou lynchés dans l’enceinte du Palais, en raison des
sentiments pro-français qu’ils avaient manifestés. D’autres, à Fès, furent
enduits d’essence et brûlés vifs. De nombreux règlements de compte
s’opéraient, à Casablanca et ailleurs. Et dans le Rif, la guerilla continuait
entre troupes françaises et les bandes de l’armée de Libération. D’une armée,
qui voulait libérer on se demandait quoi, puisque le gouvernement de M.
Edgar Faure avait fait cadeau au Maroc de son indépendance !
Quelques mois plus tard, lors des trois jours de fête, qui correspondirent à
la proclamation officielle de cette indépendance, ce fut le rouge au front, que
les Français assistèrent aux scènes qui se déroulaient sous leurs yeux en
présence d’une police, qui avait l’ordre de laisser faire.

Des centaines de jeunes voyous, faisant claquer des pétards sous les pieds
des femmes effrayées, s’étaient répandus dans les quartiers européens, et
injuriaient ouvertement la France en d’ignobles parodies.

Les uns, déguisés en policiers français, faisaient mine de « passer à tabac »


de malheureux marocains. D’autres promenaient des effigies de l’infortuné
Arafa, auxquelles ils mettaient le feu, ou encore bottaient les fesses d’un
comparse ayant revêtu une défroque d’officier français.

Incidents sans grande portée, dira-t-on, simples enfantillages, je veux bien,


mais qu’un gouvernement marocain, qui se prétendait ami de la France, se
devait d’interdire.

*
Mais que pensait la colonie française, dont aucun représentant qualifié, à
ma connaissance, n’avait été consulté par MM. Edgar Faure, Pinay ou July,
sur l’opportunité d’une indépendance du Maroc, bien qu’elle dût en faire les
frais.
D’abord frappée de stupeur, elle se raccrochait à l’espoir de cette fameuse
interdépendance, à laquelle avait été subordonnée l’octroi de l’indépendance
elle-même. De plus, le discours prononcé par le Sultan le 18 Novembre, à
l’occasion de la fête du Trône, quelques jours après sa rentrée à Rabat, avait
un peu rassuré les Français.
« Il importe de ne pas oublier, disait-il, que le Maroc compte parmi ses
habitants un nombre appréciable de citoyens français, qui ont contribué à
son évolution générale, et plus particulièrement à sa prospérité économique.
Nous avons constaté avec satisfaction l’esprit de compréhension, dont la
plupart d’entre eux ont fait preuve à l’égard des aspirations de notre peuple
à la liberté et à l’indépendance. Nous tenons à ce qu’ils soient tous rassurés
quant à leur avenir. Nous sommes toujours disposés à garantir leurs intérêts,
leurs droits et leur statut personnel, dans le respect de la souveraineté
marocaine. Notre vœu est de voir Marocains et Français coopérer pour la
prospérité du Maroc et le bien de tous, en vue de consolider leurs relations et
de sauvegarder l’amitié de nos deux pays ».

Les Français — ceux du Maroc autant que ceux de la Métropole — ne


sont-ils pas les éternels jobards, convaincus que le reste du monde les aime ?
Bêtement optimistes, bien que vexés dans leur amour-propre national, ils
pensaient donc que le Maroc avait trop besoin de leur présence, que leurs
intérêts y étaient trop importants et que la France y avait trop fait pour que, de
gaieté de cœur, son gouvernement acceptât de tout abandonner.

Naïfs que nous étions, moi le premier !

Cela n’atténue en rien l’écrasante responsabilité de M. Pinay, mais je lui


concède qu’au lendemain de l’entrevue du 6 Novembre 1955 à la Celle Saint-
Cloud, la France forte, non seulement de l’armée, qui se trouvait au Maroc,
mais surtout de son œuvre, pouvait encore disputer certaines prérogatives
découlant du traité de Fès, qui n’était toujours pas abrogé.
Mais les successeurs de M. Pinay n’ont pas mieux défendu les intérêts de
la France et des Français.
Que le Maroc eût son propre gouvernement, qu’il eût un parlement avec
ses partis — grand bien lui fit — sa propre administration interne, d’accord,
c’était acquis.
Mais ce qu’au nom de l’interdépendance acceptée par le Sultan dans la
déclaration de la Celle Saint-Cloud, il fallait à tout prix sauvegarder, c’était :
— Le maintien sans limitation de durée, avec liberté de manœuvre des
garnisons et des bases militaires, ne fut-ce que pour la sécurité de la
colonie française.
— La neutralité absolue du Maroc dans l’affaire algérienne.
— La charge de la représentation diplomatique du Maroc par la France à
l’Etranger.
— Le contrôle de l’emploi des fonds, dont le Trésor Français continuait à
faire l’avance à Rabat.
— La police — j’insiste sur ce point — des quartiers habités par les
Européens.
— Une justice rendue par des Magistrats Français, quand nos
ressortissants étaient en cause.
Enfin, pour l’honneur de notre pays, il fallait exiger du Sultan la promesse
solennelle, qu’il ne serait attenté, ni à la vie, ni à la liberté, ni aux biens des
marocains, qui avaient pris fait et cause aux côtés de la France lors des
événements, qui avaient amené son départ en exil en Août 1953.
N’avait-il pas lui-même déclaré à M. Pinay :
« Dieu a créé l’exil pour les Souverains, pour leur permettre de réfléchir,
de méditer et de s’amender. C’est terminé. Ne pensons plus au passé.
L’avenir est inquiétant. Unissons nos efforts pour régler ses problèmes » 32.
Or, que s’est-il passé ?
Aux politiciens marocains, dont les formations l’Istiqlal et le P.D.I.
faisaient assaut de surenchère pour tout arracher à la France, qu’avons-nous
opposé ?
Nous avons tout lâché.
Les fonctionnaires et les militaires, qui faisaient preuve d’énergie — tel le
Général Burgound, qui avait donné l’ordre aux troupes de la garnison de Fès
d’encercler quelques douars à la suite de la capture d’une patrouille de
tirailleurs sénégalais, pour reprendre ses hommes morts ou vifs — étaient
désavoués et rappelés du Maroc.
Notre ancien Protectorat créait bientôt son propre ministère des Affaires
Etrangères et sa propre diplomatie, en faisant à la France l’affront
d’abandonner à la seule Espagne le soin de le représenter auprès des
Républiques de l’Amérique du Sud. Et avec des effectifs tirés de nos
régiments de tirailleurs marocains, et des goums, vêtus d’uniformes et
équipés d’armement et de matériel fournis par la France, il organisait son
armée forte d’une trentaine de mille hommes. 33
L’encadrement de cette armée était pour partie formé par des officiers et
sous-officiers français, auxquels le Ministre de la Défense Nationale faisait
un devoir d’accepter d’y servir. Mieux valait évidemment des Français.
Mais ce qu’il faut que l’on sache, c’est que lors du premier défilé, qui se
déroula à Rabat au mois de Mai ou Juin 1956, ces gradés, qui arboraient leurs
décorations et leurs insignes français, avaient fait le serment de quitter les
rangs, si un seul drapeau algérien — blanc et vert avec croissant
rouge — était brandi sur le parcours, et si l’armée de Libération, qui campait
dans les bois tout proches de l’Aguedal, émettait la prétention, qu’elle avait
nourrie un instant, d’y participer.
Comme on craignait des incidents, pour plus de précautions, d’importants
détachements de troupes françaises stationnaient autour de Rabat.
*

A cette époque, Mohamed V personnellement, car il n’en allait pas de


même de ses ministres, affectait encore une certaine neutralité vis à vis de la
question algérienne, et à l’occasion d’une prise d’armes, il faisait écarter un
drapeau algérien. Mais, depuis lors, son attitude s’est bien modifiée.
Bien qu’averti par le représentant de la France, que celle-ci considèrerait ce
geste comme inamical, il recevait, dans le courant du mois d’Octobre 1956
une délégation du F.L.N. à la tête de laquelle se trouvait Mohamed Ben Bella.
Cette délégation devait l’accompagner dans son voyage officiel à Tunis, car
notre protégé de la veille avait la prétention, avec son complice Habib
Bourguiba, de se muer en arbitre des destinées de la France en Algérie. 34
On connait la suite. L’avion, qui transportait la délégation de rebelles était
dérouté sur Alger, et ces derniers se faisaient cueillir à leur descente de
l’appareil. D’où la grande fureur de Mohamed V et de son gouvernement, qui
considérèrent cette arrestation comme une injure personnelle. Car, si ces
Messieurs se reconnaissent le droit d’agir contre la France, ils lui dénient
celui d’user de réciprocité à leur égard.
Cet acte, auquel la quasi totalité des Français du Maroc applaudissait, bien
qu’ils y fussent étrangers, ne justifiait pas dans tous les cas les horribles
massacres, auxquels des hordes déchaînées toujours prêtes au pillage et au
meurtre se livrèrent à Meknès. J’ai déjà dit avec quelle sauvagerie digne des
temps les plus reculés elles se conduisirent. Est-ce cela que Mohamed V
considère comme le signe de la « maturité politique de son peuple fidèle » ?
Et ce qui est lamentable, c’est que Meknès était encore à cette date bourrée
de troupes françaises, qui n’intervinrent pas.
L’Officier Supérieur qui commandait dans cette ville n’a, que je sache, été
l’objet d’aucune sanction. Par hasard, n’aurait-il pas reçu l’ordre de maintenir
à tout prix ses troupes dans leurs casernes ? Mais les malheureux
« Meknassis », eux, n’ont pas compris. Pas plus qu’ils n’ont admis que ces
crimes restâssent impunis.
Je tiens à placer ici une anecdote que je tiens d’un officier de réserve de
l’Armée de l’Air.
A quelque temps de là se tenait à Casablanca une réunion d’officiers de
réserve de cette arme, au cours de laquelle, l’officier supérieur qui la
présidait, déclara que si de nouveaux massacres de Français se produisaient,
l’aviation interviendrait, au besoin en bombardant les médinas.
L’un des assistants se leva et, faisant remarquer qu’à Meknès, il y avait eu
une centaine de morts, demanda combien il en faudrait pour provoquer cette
intervention.
La question demeura sans réponse.
Voilà où nous en étions, moins d’une année après la proclamation de
« l’indépendance dans l’Interdépendance ».

*
Dans le drame algérien, qui n’intéresse que la France, le Gouvernement
Marocain n’a cessé de lui manifester son hostilité. Les réceptions de
délégations du F.L.N., leur participation à des cérémonies officielles se sont
succédées, et tout dernièrement Rabat, comme Tunis, ont reconnu le pseudo-
gouvernement formé au Caire, malgré la volonté exprimée par l’Algérie, lors
du referendum, de rester Française. En d’autres temps, la reconnaissance d’un
gouvernement rebelle eut entrainé la rupture des relations diplomatiques,
mais une fois de plus, hélas, notre gouvernement a subi l’affront, en se
contentant d’élever de platoniques protestations.
Enfin, que dire de l’aide constante, que le Maroc, à l’exemple de la
Tunisie, apporte aux bandes du F.L.N., pourchassées par nos troupes, qui se
réfugient sur son territoire, et auxquelles il fournit des armes, peut-être
prélevées sur celles que la France lui a livrées pour équiper les « Forces
Armées Royales » de S.A.R. le Prince Moulay Hassan.
En même temps, le Maroc élève d’insoutenables prétentions sur la
Mauritanie, bien qu’il n’y ait aucun droit, et s’efforce d’y créer des troubles.
Il vote à chaque occasion contre la France à l’O.N.U.

*
Avec une hâte fébrile, le gouvernement marocain s’est empressé de
remercier les fonctionnaires français, et de les remplacer par des incapables.
Il y aurait long à dire sur ce chapitre.
La presque totalité des policiers français, coupables aux yeux des
dirigeants marocains d’avoir combattu le terrorisme, a été remise à la
disposition du gouvernement français. Les nouveaux policiers sont parfois
des terroristes, que l’indépendance a libérés des prisons et promus — ces
massacreurs d’innocentes victimes — au titre de patriotes résistants, que leur
décernait déjà dans ses plaidoiries, l’avocat de l’Istiqlal : Jean-Charles
Legrand 35. Il en a été de même dans l’administration pénitentiaire.

*
La Justice et l’Enseignement sont les seuls corps à avoir conservé un
personnel presque exclusivement français, car le Maroc n’avait personne à
mettre à la place de nos magistrats, de nos professeurs et instituteurs. Des
postes aussi obscurs et aussi peu rétribués n’intéressent guère, d’ailleurs, ces
« Nouveaux Messieurs ». Ils leur préfèrent les maroquins, et les lambris des
ambassades.
Je dirai plus loin ce que je pense du champ d’action qui reste ouvert à la
culture française, dans le domaine de l’Enseignement.
Mais quant à la Justice, qu’on ne nourrisse pas trop d’illusions, malgré la
signature de la convention judiciaire, qui remonte au mois de Juillet 1957 !
Dès que le Maroc aura un nombre suffisant de licenciés en Droit — au
besoin, on allègera les programes pour gagner du temps — les magistrats
français, eux aussi, seront remis à la disposition de leur Gouvernement. Déjà,
certains ont été déclarés indésirables. Les autres, déçus par des nominations,
qui ne tiennent compte, ni des titres, ni de la valeur, ni de l’ancienneté des
services, ne souhaitent pas renouveler un contrat, qui arrivera à expiration à la
fin de l’année judiciaire 1958-1959. En outre, en raison des départs, les
greffes auprès de la Cour d’Appel de Rabat et des Tribunaux, sont en pleine
désorganisation.
Un fonctionnaire de la Justice me confiait récemment avoir rendu visite au
ministre Abd-El-Krim Benjelloun, en vue d’attirer son attention sur cette
situation, qui risquait de paralyser définitivement la marche déjà lente des
Tribunaux.
« Si les Français s’en vont, recrutez des Marocains, lui déclara
l’Excellence ».
« Je ne manque pas de le faire, répartit son interlocuteur, mais souvent
ceux-ci ne sont pas aptes à remplir les fonctions auxquelles je les destine. Ils
parlent insuffisamment le Français » .
Alors le Ministre de s’écrier, en tapant sur la table :
« Croyez-vous que c’est pour continuer de plaider en Français devant nos
Tribunaux, que nous avons obtenu l’Indépendance ! »
*

Les hôpitaux, dont l’administration a été remise aux Marocains, présentent


déjà un état lamentable. Ne dit-on pas que médicaments, couvertures et draps,
disparaissent pour être revendus dans les médinas, et que pour obtenir un lit,
la famille du malade ou du blessé doit acquitter à l’infirmier ou au garçon de
salle, le traditionnel « bakchich » 36. Sinon, le patient peut croupir longtemps
dans un coin, et sans soins.
Beaucoup de médecins Français, qui se dévouaient dans ces hôpitaux
depuis des années, ont été remerciés, sans aucun égard pour l’ancienneté de
leurs services. Devant une telle situation, les hôpitaux militaires français ont
dû ouvrir leurs portes à la colonie civile.

Les Marocains, qui s’étaient toujours montrés les amis de la France, ont été
abandonnés, sans qu’aucune protestation s’élevât de Paris. La liste est longue
de ceux, dignitaires dans l’Ordre de la Légion d’Honneur pour services
rendus à notre pays, qui ont été placés en résidence surveillée, et dont les
biens ont été confisqués. La voilà bien la mansuétude du potentat oriental,
que d’aucuns ont un jour comparé, sans rire, à notre chevaleresque Henri IV !

L’interdépendance supposait le maintien du statu-quo de l’Armée


Française au Maroc, d’autant plus que d’énormes frais avaient été engagés
pour l’installation de bases aériennes et aéro-navales. Mais, dès les premiers
mois de l’Indépendance, l’Armée Française se voyait discuter une liberté de
mouvement, qui devait sans doute contrarier les trafics d’armes à la frontière
algéro-marocaine. Et lorsqu’au lendemain des incidents de Sakhiet, la Tunisie
réclama le départ immédiat des troupes françaises de son territoire, le Maroc
lui emboita le pas.
L’Armée Française, qui avait fait l’unité de l’Empire Chérifien, ne
représentait-elle pas, pour employer le vocabulaire des politiciens marocains
« des séquelles du colonialisme ? »
Une fois de plus, la France a cédé. Déjà, de nombreux contingents ont
quitté le Maroc, et demain, loin des places publiques, loin des artères des
villes construites avec nos capitaux, sur le terrain d’une base d’aviation
provisoirement encore Française, les derniers détachements de nos troupes
défileront une suprême fois — aux accents du chant du départ, je
suppose — et nos couleurs seront amenées.
Alors, comment conseiller à des Français de demeurer sans nulle
protection, ni policière, ni militaire, dans un pays dont les gouvernants, et une
minorité d’agitateurs, qui fait la loi, leur sont profondément hostiles ?

Car si le petit peuple Marocain, celui des boutiquiers, des artisans, et des
fatmas, voit partir avec regret les Français — avec eux, c’est son pain qui
disparait — , il n’en va pas de même des dirigeants, qui ne manquent pas une
occasion d’humilier la France, et ses ressortissants.
Le souvenir est encore dans toutes les mémoires, puisque les faits ne
remontent qu’au mois de Juillet dernier, de cette cavalcade de chars, qui se
déroula à Casablanca, en présence du Prince Héritier et de tout le Corps
Diplomatique, à l’occasion de la Fête de la Jeunesse. L’Armée Française y
était représentée par un général tenant une valise à la main, et aussi par un
soldat mettant en joue, avec son fusil, une malheureuse femme musulmane 37.
Pour les motifs les plus grotesques — celui d’avoir appelé un chien
« Sultan » — les Français sont poursuivis devant les Tribunaux, et ensuite
expulsés.
Au mois de septembre 1956, à l’occasion d’une stupide affaire montée en
épingle sous le nom d’ « Affaires des Tracts Berbères », 60 Français furent
mis en avion et expédiés sur la France, sans même qu’on leur laissât le temps
de faire leurs valises. Un boucher fut appréhendé dans sa stalle en tenue de
travail... Un colonel en retraite bientôt octogénaire fut embarqué en pyjama et
en pantoufles.
Ces Français étaient absolument étrangers à la rédaction et à la diffusion
des tracts, mais ils avaient commis le crime de militer pour le maintien de la
présence française au Maroc. L’occasion était trop belle de s’en débarrasser,
sans le moindre souci de leurs intérêts familiaux ou matériels 38.
Quelle fut la protestation de la France ? Quelques jours après, me trouvant
à Paris, je m’autorisai d’anciennes relations avec le Ministre de l’Intérieur de
l’époque, M. Gilbert Jule, pour lui demander rendez-vous afin d’attirer son
attention sur la grave injustice, qui était faite à des Français. J’étais persuadé
de trouver en lui une oreille attentive.
Mais à chaque incident pénible pour les Français du Maroc, que je lui
signalais, M. Gilbert Jule levait les bras au ciel, en me disant :
« Que voulez-vous faire, mon vieux, ils sont indépendants ».
Et s’agissant plus spécialement des Français, qui venaient d’être expulsés,
et parmi lesquels je comptais des amis, il ajouta :
« N’importe quel pays a le droit d’expulser de son territoire ceux qui sont
une cause de désordre. La France peut en faire autant ».
Je ne pus résister à l’envie de lui faire observer, et cette remarque tirait tout
son sel de ce qu’elle s’adressait au Ministre de l’Intérieur :
« Le malheur, c’est qu’elle ne le fait pas ».
Certes, M. Gilbert Jule ne portait pas la responsabilité de la perte du
Maroc, dont les affaires ne dépendaient d’ailleurs pas de son département,
mais j’étais navré de trouver en un ministre Français tant d’indifférence
apparente vis à vis des malheurs de ses compatriotes du Maroc.
Et malgré ses protestations, dont je n’ai aucune raison de suspecter la
sincérité, je ne pus m’empêcher de lui dire, en prenant congé :
« J’ai compris, on nous laisse tomber ».
Ce n’était malheureusement qui trop vrai.

*
Veut-on encore des preuves de la volonté manifeste des dirigeants
marocains d’accumules les vexations contre la France ?
Il y a quelques mois, une quelconque Haute-Cour de Justice se réunissait à
Rabat, dans les mêmes locaux, que ceux où siègent encore des magistrats
français. Et là, à la demande de l’un des membres les plus haineux de
l’Istiqlal, le nommé Bachir Ben Abbès, qui cumule les fonctions de ministre
et de procureur, cette juridiction condamnait à la peine de mort, en même
temps que l’ex-gouverneur Marocain de la province du Tafilalet, le Colonel
Hubert et un autre officier supérieur français. Coupables de quoi ? D’avoir
fait leur devoir d’officiers français.
Grâce à Dieu, la condamnation était prononcée par contumace, les
intéressés n’ayant même pas été cités à l’audience, et ignorant tout, du procès
qui leur était fait.
C’était si gros, qu’à la suite d’une protestation de la France, le Procureur
Général de la Cour Suprême du Maroc était chargé de requérir l’annulation
de cette décision, dont le ridicule le disputait à l’ignominie.

Et planant au-dessus de toutes ces humiliations, et de tous les meurtres de


Français, qui ont ensanglanté le Maroc, il y a le spectre du Martyr, dont on se
refuse à prononcer le nom dans les milieux officiels, tant il fait tâche à
l’honneur de la nation marocaine toute entière : Le capitaine Moureau. Cet
officier, prisonnier de l’Armée de Libération, dont les yeux ont été crevés,
dont les avant-bras ont été brisés et mal ressoudés, dont le torse a été
émasculé, et que ses geôliers promenaient juché sur un âne, tenu en laisse
avec un collier de chien au cou dans les souks du Sud pour être livré aux
injures et aux jets d’immondices de la populace à laquelle un crieur public le
présentait, en disant : « Voilà ce qu’on fait maintenant des officiers
français ».
Oui, voilà ce qu’a fait d’un officier français un peuple primitif et cruel, que
MM. Edgar Faure, Pinay et Consorts ont jugé digne de l’indépendance ! 39
Et pas plus, qu’il n’a intéressé nos gouvernants, le sort du capitaine
Moureau n’a ému M. François Mauriac, et les rédacteurs de « Témoignage
Chrétien ». A n’en pas douter, entre les Croisés de Godefroy de Bouillon ou
de Saint-Louis, et les Infidèles, ils eussent pris parti pour ceux-ci.

*
« Peu importe la perte du Maroc ! » pensera M. Prudhomme et, indifférent
au sort de ses compatriotes, qui s’y étaient installés, il dira :
« Ils n’avaient qu’à faire comme moi, et ne pas y aller ».
Mais ce à quoi M. Prudhomme, qui se lamente d’avoir un fils qui combat
en Algérie, n’a pas réfléchi, c’est que l’abandon du Maroc par la France est
précisément la cause de son inquiétude paternelle.
Car l’Algérie, le Maroc et la Tunisie, formaient un tout indivisible.
C’est pour défendre et garder les frontières de l’Algérie, que la France
avait étendu sa présence, sur la Tunisie d’abord, sur le Maroc ensuite.
Je me souviens de mon vieux professeur d’histoire et de géographie qui, en
classe de philosophie, nous disait en nous désignant sur la carte l’Afrique du
Nord :
« Nous ne garderons pas toujours l’Indochine. C’est trop loin ». — A sa
décharge, il faut dire que l’aviation était encore du domaine des sports
dangereux — « Mais là, nous y resterons ».
Il n’avait pas compté sur nos politiciens.
Et Lyautey, qui commandait alors la division d’Oran, et venait de faire
occuper Oujda par ses troupes, en représailles du meurtre du Dr. Mauchamp à
Marrakech, écrivait en 1907 à son ami E.M. de Voguë :
« Qu’on le veuille ou non, le Maroc est un brûlot aux flancs de l’Algérie, et
à moins d’évacuer celle-ci, il faudra forcément y intervenir, car son anarchie
a une répercussion étroite sur notre autorité et nos intérêts algérien... 40 »
M. Pinay aurait pu méditer cette opinion du grand Soldat. Mais s’est-il
donné la peine de se pencher sur sa correspondance ?
L’indépendance accordée aussi imprudemment au Maroc entraîna du
même coup celle de la Tunisie qui, quelque temps auparavant, s’était déclarée
satisfaite de l’autonomie interne. Il était d’autant plus difficile de refuser à M.
Bourguiba ce que nous venions de lâcher à Mohamed V, que le peuple
Tunisien est nettement plus évolué que le peuple marocain, et compte une
élite intellectuelle plus nombreuse.
L’Algérie s’encadrait ainsi de deux pays, dont la possibilité d’aider les
rebelles s’accroissait en raison inverse du déclin de l’autorité et du pouvoir de
contrôle de la France dans ses anciens protectorats.
Et quel aliment recevaient Ferhat Abbas et ses amis pour encourager et
élargir la révolte algérienne. Car s’il est exact, que celle-ci, qui date du 1er
Novembre 1954, est antérieure d’un an à la reconnaissance de l’Indépendance
Marocaine, elle n’a réellement pris qu’ensuite toute son ampleur.
En plus de l’aide matérielle et de l’appui moral de nos anciens protectorats,
le F.L.N. tirait de leur abandon une leçon combien dangereuse à l’usage de
ses partisans, et de la masse des hésitants.
Et c’est pourquoi M. Prudhomme avait grand tort de se désintéresser de la
perte du Maroc.
VIII

LA SITUATION ECONOMIQUE DU MAROC


INDEPENDANT

A compter des événements du mois de décembre 1952, l’essor prodigieux,


que le Maroc avait connu depuis la fin de la guerre, marqua un certain
ralentissement 41. Un début d’inquiétude commençait à se manifester dans la
population européenne. Il est toutefois inexact de dire, que la crise
économique, que l’Empire Fortuné connait présentement est née de la
déposition du Sultan au mois d’Août 1953. Malgré le terrorisme, le
développement et l’équipement industriels du Maroc se poursuivaient. N’est-
ce pas durant le court règne de S.M. Mohamed Ben Arafa, que fut inaugurée
la plus belle réalisation Française : le barrage de Bin El Ouidane ? Le rythme
de la construction se maintenait. Il n’y avait pas de chômage dans la
population Marocaine, et pas un Français, et pas un étranger, ne songeaient à
partir.
La seule cause réelle de la crise économique extrêmement grave, que
traverse le Maroc, tient aux conditions dans lesquelles l’indépendance a été
accordée, car c’est l’insécurité, qui en a découlé pour eux, qui a entraîné
l’exode des Européens. La prospérité du pays tenant essentiellement à leur
présence, il eut fallu, que les Marocains, à l’instant même où ils arrachaient
d’un gouvernement débile leur indépendance, cherchassent par tous les
moyens à rassurer la colonie française et étrangère afin de la décider à
demeurer. Or, nous avons déjà vu, qu’ils avaient fait tout le contraire. Dans
leur xénophobie, ils ont multiplié vis à vis des Français, auxquels se
solidarisaient instinctivement les autres étrangers d’origine occidentale, les
vexations, les expulsions et les injustices, quant ils n’ont pas eu recours au
meurtre. Comment concevoir que se développât dans de semblables
conditions le climat de confiance indispensable à ce qu’il est de coutume
d’appeler « la relance économique du Maroc Nouveau » ?

Jusqu’à la reconnaissance de l’indépendance, les bénéfices réalisés au


Maroc y étaient aussitôt réinvestis. Colons et industriels n’avaient qu’une
idée : celle d’améliorer leur matériel, et d’édifier de nouveaux bâtiments. Car
il faut dire à l’avantage des Français du Maroc, que Claude Farrère
dénommait « les hommes nouveaux », que l’esprit d’entreprise ne leur faisait
pas défaut. Il n’était jusqu’au plus petit fonctionnaire ou employé, qui ne
songeât à construire sa villa, persuadé qu’il était de finir ses jours au Maroc.
D’où une activité économique, qui profitait aussi bien aux Marocains, qu’aux
Français. Mais depuis lors, ces derniers, inquiets de leur avenir au Maroc,
plus ou moins menacés de se voir expropriés des terres, qu’ils ont fertilisées à
force de labeur, n’ont plus eu qu’un souci : celui d’évacuer le maximum de
capitaux vers la Métropole, afin de s’y ménager une position de repli. Les
colons ont conservé, en le réparant, un matériel usé jusqu’à la corde, qu’ils
eussent auparavant jeté au rebut pour le remplacer par du neuf. Cette forme
d’économie nouvelle au Maroc, où l’on pêchait plutôt par excès contraire,
s’est propagée dans les domaines autres que l’agriculture, et a entraîné la
mévente.
Je ne puis mieux traduire cet état d’esprit qu’en reproduisant les propos
que Pierre et René Gosset ont prêtés à des colons des environs de Meknès au
lendemain des émeutes d’Octobre 1956, qui ensanglantèrent la ville et sa
région :
« Notre grande erreur, à nous colons marocains, nous dit Edmond Isman,
a toujours été de ne pas avoir de bas de laine. Aussitôt un million gagné, il
nous brûlait les doigts. Nous le réinvestissions en toute hâte en nouveau
matériel, plus moderne, en bâtiments neufs, en défrichage de terres, en
pépinières. Nous croyions à l’avenir, à très long terme ».
« Aujourd’hui, le colon français le plus optimiste n’envisage plus la
moindre œuvre de longue haleine ».
« Un Lorrain, propriétaire d’un domaine dans les environs de Fès, qu’il
exploite avec ses deux gendres et qu’il n’entend abandonner à aucun prix,
nous faisait visiter avec fierté un élevage d’agneaux astrakan entamé il y a
quelques années. Il est allé en Australie, aux Etats-Unis, en Allemagne. Il
s’est attaché à l’étude des mutations. Il a obtenu des résultats spectaculaires.
» C’est fini, j’abandonne. Cela demande trop de capitaux et trop de soins
pour un rapport trop éloigné. Et puis, aujourd’hui, mes bergers sont
syndiqués. Ils rentrent tous les jours à cinq heures précises. C’est leur droit.
Mais c’est le mien, à moi, de ne plus bâtir ici pour mes petits enfants...

» Car l’autre risque, pour le Maroc, c’est que, décidés à rester tant qu’ils
le pourront mais sans illusion pour l’avenir, les colons qui ont fait la richesse
rurale de ce pays cessent d’exploiter leurs terres en bons pères de famille et,
après avoir supporté si longtemps l’accusation de « faire suer le burnous »,
qu’ils fassent « suer le bled » avant d’abandonner, les poches enfin pleines,
une terre épuisée.

» Avouez que ce serait ironique, nous dit Edmond Isman, si, pour la
première fois nous devenions vraiment les colonialistes, qu’on nous a tant
reproché d’être... 42 »

*
Ce manque de confiance dans l’avenir du Maroc, les Européens ne sont pas
seuls à le ressentir. Leur pessimisme est partagé par la majeure partie des
Israëlites Marocains. Pour mettre fin à leur départ vers Israël ou d’autres
pays, le gouvernement marocain a dû opposer un refus à leurs demandes de
passeport.
Récemment, un tailleur israëlite me confiait sa décision de liquider son
fonds de commerce, et de quitter le Maroc avant un an, car la validité de son
passeport étant alors venue à expiration, il lui serait impossible de s’en
procurer un nouveau.
Les Juifs n’ignorent pas, qu’ils sont toujours les premières victimes.
Il n’est pas jusqu’aux Musulmans fortunés, qui, dans la crainte de
bouleversements sociaux n’évacuent leurs capitaux à l’Etranger. Et ne
murmure-t-on pas que Mohamed V, qui est l’un des souverains les plus riches
du monde, a pris ses précautions en déposant d’importantes sommes d’argent
dans des banques suisses.

*
Que trois récoltes médiocres aient aggravé la situation économique du
Maroc, c’est certain. Elles sont néanmoins insuffisantes pour l’expliquer. Il y
eut aussi des années de sécheresse au temps du Protectorat. C’est assez
courant au Maroc.
La véritable cause — je dirai volontiers la seule de la crise
Marocaine — réside dans le départ massif des Français depuis deux ans et
demi.
A combien chiffrer ces départs ?
Dans l’ignorance où je suis des statistiques officielles, il m’est difficile de
le faire. Je me contenterai donc de donner deux évaluations.
La première émane du Journal « Le Monde » des 19 et 20 Octobre 1958,
qui se basant sur le chiffre des votants au referendum au Maroc, estimait à
160.000 le nombre des départs sur 360.000 Français résidant au Maroc avant
l’Indépendance. Encore eut-il fallu décompter le nombre de ceux, qui étant
partis depuis six mois, et n’ayant pu se faire inscrire sur les listes électorales
en France, ont voté par correspondance.
La seconde de ces évaluations, je l’ai trouvée dans un reportage de
Christian Isabel, paru dans « La Voix du Nord » du 6 Novembre 1958.
« Et ce qui n’a rien arrangé, écrit-il, le départ massif des Français. Il y en
eut au Maroc jusqu’à 400.000. Selon les chiffres de l’Ambassade de France,
il en restera 150.000 environ au 31 Décembre prochain. »
De toutes façons, le nombre des Français au Maroc est appelé à diminuer
encore considérablement dans les années qui viennent, car chaque départ en
entraine nécessairement d’autres. Leur clientèle s’en allant, la plupart des
commerçants ne pourront tenir longtemps et se résigneront à partir en
liquidant leur fonds à n’importe quel prix, ou même simplement en mettant la
clef sous la porte. Si de nombreux Français demeurent au Maroc, c’est sans
grand espoir, et uniquement parce qu’il leur est impossible de réaliser leur
avoir. En fait, s’ils savaient où aller, tous sont volontaires pour le départ,
même quand ils affirment le contraire.
Afin qu’on ne m’accuse pas de parti-pris, je tire encore de l’article de
Christian Isabel ce qui suit :
« Le Maroc, qui entend être réellement indépendant, a commencé par
éliminer un grand nombre de fonctionnaires français, à commencer, bien
entendu, par les policiers. C’était son droit le plus strict D’autres catégories
ont suivi : magistrats, administrateurs civils, douaniers, etc. Parmi les
Français qui étaient restés ici — médecins, avocats, par exemple — nombre
d’entre eux sont partis d’eux-mêmes. Beaucoup d’hommes d’affaires aussi et
de commerçants, ainsi que des milliers de techniciens et d’ouvriers
spécialisés.
« Certains, en instance de départ (ils ont attendu un an, puis un an
encore), sont à présent découragés. Un libraire du centre de la ville ne me
l’a pas caché : « Mon chiffre d’affaires est tombé de plus de cinquante pour
cent. » Un représentant de commerce qui se trouvait là a ajouté : « Moi, je ne
faisais plus rien, je viens de vendre ma voiture, je quitte le Maroc. » Le
maître d’hôtel de mon restaurant était, lui aussi, désabusé : « Pour moi, plus
de problème : Les Messageries Paquet. J’ai retenu mes places. » Je citerais
des dizaines et des dizaines de propos aussi pessimistes que j’ai entendus.
Les entreprises de déménagement sont débordées. Il faut prendre son tour
plusieurs mois à l’avance pour transporter son mobilier jusqu’aux bateaux
des lignes régulières.
« Certains, sans doute, sont partis... et revenus. Petits industriels,
notamment, et artisans. Mais n’ayant pu reconvertir leur affaire en France,
ils sont rentrés pour tenter leur deuxième chance. Ils sont tout aussi déçus.
« Quant aux ouvriers, et plus spécialement les salariés de toutes
professions, mécaniciens, spécialistes du bâtiment, employés de magasins et
de l’hôtellerie, des transports, etc.., ils sont sans illusions. Priorité dans
l’emploi, est donnée aux autochtones. Les règlements sont formels. Les
Français, et les étrangers en général, n’ont une chance d’être embauchés que
si les Marocains sont placés. Cela est fort défendable. Personne ne pourrait
s’étonner du fait qu’un pays réserve des privilèges d’emploi à ses nationaux.
Mais, le disant, nous ne faisons qu’expliquer pourquoi les Français s’en
vont. » 43

*
Qu’il me soit permis d’ajouter mon témoignage personnel.
En plein centre commercial de Casablanca, un immeuble dont la
construction avait été commencée peu avant l’indépendance, et qui devait
s’élever jusqu’à sept ou huit étages, en est resté au rez-de-chaussée. Depuis
plus d’un an, qu’il est achevé, aucun des locaux commerciaux, qui y ont été
aménagés, n’a trouvé preneur.
Les villes de Meknès, de Fès, de Marrakech et Safi, ont vu s’éloigner plus
de la moitié de la population européenne. Agadir, Mazagan, Mogador, n’en
comptent plus guère. A Taza, sur 6.000 Français ou étrangers, il n’en reste
que 800. 44.
Le départ de l’Armée Française, que l’Istiqlal réclame à grands cris,
privera le Maroc d’une rentrée de l’ordre de cinquante à soixante milliards
par an. Chiffre énorme pour un pays à trésorerie pauvre ! Car différemment
des Américains, qui vivent en vase clos, et importent des vivres et tout ce qui
leur est nécessaire des Etats-Unis, les troupes françaises se ravitaillent
entièrement au Maroc.

Mais, m’objectera-t-on, que représente le départ de deux ou trois cent mille


européens dans un pays, qui compte près de dix millions d’âmes ? Quelle
influence leur exode peut-il avoir, en définitive, sur l’économie marocaine ?
N’est-ce pas précisément l’occasion inespérée pour elle de se libérer du joug
étranger et de s’ouvrir toute grande à ses nationaux ?
Si c’est là le but, que poursuivent les dirigeants marocains, l’erreur, qu’ils
commettent est grave. Elle risque d’être mortelle pour leur pays.
Car ce n’est pas seulement deux civilisations, deux modes de vie
totalement différents, qui coexistent au Maroc, mais aussi 2 économies.
L’une moderne, représentée par l’Industrie, et le Commerce d’importation
et d’exportation, l’autre archaïque, n’ayant guère dépassé le stade du petit
artisanat, et du souk...
Or, à de rares exceptions près, les Musulmans sont demeurés les artisans et
les boutiquiers, qu’ils étaient avant l’arrivée des Français. Les
« tajers » — les riches — surtout représentés par de gros propriétaires
fonciers, ont continué à exploiter leurs domaines agricoles. Ils ont construit
des immeubles de rapport dans les quartiers européens. Les plus
entreprenants se sont intéressés à l’importation des tissus, des cotonnades, et
des denrées, que consomment principalement leurs coreligionnaires : le thé,
le sucre... Ils se sont faits entrepreneurs de transport...
Mais l’industrie proprement dite, qui transforme une matière et nécessite
l’emploi d’une importante main-d’œuvre, les a laissés indifférents. Au
Maroc, l’industrie n’est pas marocaine. Elle n’existait pas avant le
Protectorat. Elle a été créée par des Français, avec des capitaux français. Or,
cette industrie, qui utilisait la main-d’œuvre indigène, est contrainte de
réduire, sinon d’arrêter sa production par suite du départ de sa principale
clientèle, qui était française. D’où un important chômage, d’où une misère
noire dans le peuple, car, au Maroc, l’allocation de chômage est chose
inconnue. 45
L’industrie périclitant, le Maroc est donc menacé à brève échéance de
retomber dans son état primitif de pays essentiellement rural à industrie
artisanale.
Mais le drame, c’est que depuis 1912, le Maroc, qui comptait trois millions
d’habitants, a vu s’élever ce chiffre à dix millions. Dix millions, parmi
lesquels figure un prolétariat formé de ceux, qui ont déserté le « Bled » pour
la ville, un prolétariat qui n’existait pas, il y a cinquante ans. C’est l’armée de
la Révolution de demain, celle à laquelle songe Ben M’Barka.
Riches bourgeois marocains de Casablanca, ou de Fès, qui rêviez pour vos
fils, jeunes intellectuels inféodés à l’Istiqlal, de portefeuilles ministériels, y
avez-vous songé ?
IX

L’AVENIR DU MAROC

U NE idée, dont il faudrait que les Français de la Métropole, abusés par une
certaine presse, se pénètrent bien, c’est que la révolution, qui s’est
opérée contre la France au Maroc, n’est pas une révolution libérale ou
populaire.
La révolution marocaine est essentiellement bourgeoise. Elle a été
fomentée par une poignée d’intellectuels, dont la plupart ont été éduqués dans
nos écoles et nos Universités. Ils étaient les fils des bourgeois marocains
enrichis grâce à la prospérité, que la France a apportée à leur pays.
Les gens de l’Istiqlal ont beau emprunter notre vocabulaire révolutionnaire
et qualifier de « trois glorieuses » les trois journées, qui ont suivi le retour de
Mohamed Ben Youssef au Maroc, cela ne change rien à la réalité des choses.
Leur révolution s’est opérée autour de l’idée de la légitimité monarchique.
C’est pour restaurer le plus absolu des monarques, que les hommes, qui se
disent de gauche, et même les communistes se sont finalement dressés en
France. Agréable paradoxe !
Le parti de l’Istiqlal n’a rien d’un parti démocratique. C’est un parti
fasciste, un parti à tendance totalitaire, qui entend s’emparer de tous les
rouages de l’Etat et ne supporte aucun rival. Les hommes du P.D.I. et les
indépendants successivement écartés du gouvernement s’en sont vite aperçus.
Tous les postes de l’administration sont réservés aux membres du parti de
l’Istiqlal.
Que, dans cette révolution, le peuple d’abord indifférent ait joué son rôle,
c’est indéniable, car rien n’eut été possible sans lui. Mais son action ne s’est
exercée que sur un second plan. Il fut le chœur, qui soutint le jeu des
principaux acteurs. Et pour sortir le peuple des médinas et du « Bled » de son
indifférence, les hommes de l’Istiqlal n’ont pas usé des « slogans » avec
lesquels ont fait marcher les foules dans les pays occidentaux. Ils ont prêché
la guerre sainte, la haine du « roumi » toujours latente dans le cœur du
musulman le plus pacifique en apparence.
Comme à des enfants, qu’on allèche avec l’espoir d’une récompense, ils
ont promis à ce peuple encore primitif le partage des biens des Français. Dans
les mois, qui précèdèrent l’indépendance, nombre de Marocains se
distribuaient déjà les villas. Des fatmas demandaient naïvement à leurs
patronnes de leur faire don par écrit de leur mobilier, pour pouvoir en
revendiquer la propriété après leur départ. 46
Mais il y a loin des promesses à la réalité et le peuple marocain, qui en a
fait l’expérience, commence à regretter sérieusement le départ des Français,
car il se rend compte, qu’il est générateur de chômage et de misère.
Ça et là, des manifestations, que l’on a tues, se sont déroulées, au cours
desquelles des sans travail réclamaient le retour au régime du Protectorat, si
honni il y a peu de temps.
Dans l’intimité, plus d’un Marocain vous confie ses regrets et ses
inquiétudes.
C’est un propriétaire de nombreux immeubles à Casablanca, à qui je faisais
dire, que le départ des Français du Maroc n’était pas souhaitable. Ses
locataires sont des Français.
Au lendemain de l’Indépendance, un agent immobilier parlant parfaitement
l’arabe demandait à un de ses clients marocains, qu’il connaissait de longue
date :
« Eh bien, tu dois être satisfait à présent, tu es indépendant ! »
« Non, répondit-il dans son style imagé d’oriental, je ne suis pas content et
tu vas comprendre. Avant, nous étions comme des enfants, qui jouent à tirer
sur une corde. D’un côté, il y avait les Français. De l’autre, il y avait les
Arabes. Tantôt c’étaient les uns, qui l’emportaient, tantôt les autres. Mais un
jour, vous Français, vous avez brusquement lâché la corde, et nous les
Marocains, nous sommes tombés sur le c... »
Une autre expression aussi, qu’emploient volontiers les Marocains :
« Nous vous demandions un lac, et vous nous avez donné la mer ».
Oui, c’est bien cela, une mer, dans laquelle ils sont en train de se noyer.
Car s’il est relativement aisé de constituer, avec quelques avocats ou
médecins un ministère, et de s’y distribuer les portefeuilles, autre chose est de
gouverner et administrer un pays.
Or, le Maroc n’a ni les fonctionnaires, ni les techniciens indispensables.
L’indépendance marocaine était une œuvre à longue échéance, qui ne
pouvait se faire qu’avec l’aide de la France, et sans que soient lésés les
intérêts légitimes de ses ressortissants. Elle devait aussi se faire dans l’amitié.
En accordant l’indépendance dans les conditions précipitées, où se fit
l’opération — en lâchant brusquement la corde — le gouvernement de M.
Edgar Faure, en même temps qu’il trahissait les intérêts des Français, a rendu
au Maroc le plus mauvais des services. Mais ce ne sont pas les dirigeants du
Maroc actuel aveuglés par l’orgueil, et la francophobie, qui le confesseront.
Que périsse le malheureux peuple marocain, pourvu qu’ils continuent à
être les Seigneurs !
Car du peuple, ils s’en moquent bien.
N’est-ce pas l’un des leurs, qui disait :
« Plutôt l’enfer, que le Paradis avec les Français ! »
Et cet autre, dont l’attention était attirée sur le chômage et la misère de la
masse :
« Le Marocain est endurant. Il peut se contenter d’un verre de thé et d’un
morceau de pain ».
Oui, l’enfer et le morceau de kesra pour le peuple, mais pour eux les
traitements confortables, les grosses voitures américaines, les voyages, et les
grandes réceptions !
Car le sort, qui attend le Maroc indépendant, c’est celui des états du
Moyen-Orient, où une oligarchie vit fastueusement aux frais d’une masse
misérable.
A moins que cette masse prenant conscience de sa misère et de sa force ne
secoue un jour prochain le joug de l’Istiqlal pour tomber sous celui des gens
de Moscou... ou encore que le Maroc ne retombe dans l’anarchie, qui était
son état naturel avant le Protectorat.
Déjà des signes avant coureurs se manifestent.
La montagne berbère s’insurge contre l’Istiplal, tandis que celui-ci élève
contre le Palais ses prétentions à l’omnipotence.
S.M. Mohamed V n’a pas la certitude de terminer ses jours sur le trône.
Son fils, le prince héritier Moulay Hassan, est encore moins assuré de lui
succéder.
Si on en croit M. Pinay, à la Celle Saint-Cloud, le Sultan lui aurait dit :
« Je connais mon peuple : mon trône s’écroulera le jour où il ne sera plus
étayé par la France » 47.
Paroles probablement prophétiques. Lui et son fils sauront ce qu’il en
coûte d’avoir secoué la tutelle protectrice de la France.
X

POURQUOI LA FRANCE A PERDU LE MAROC

J ’reste
AI essayé d’exposer dans quelles conditions fut perdu le Maroc. Il me
à rechercher, en dehors des manœuvres des politiciens, les causes
profondes, qui ont conduit à la ruine d’une des plus belles œuvres réalisées
par la France Outre-Mer.
D’abord, inutile d’accuser les Américains !
Les Américains offrent cette originalité d’être racistes chez eux et anti-
colonialistes chez les autres, d’être anti-communistes, et de n’avoir cessé
depuis Potsdam de faire le jeu des Soviets. C’est leur faute, si le Hitler au
petit pied du Moyen-Orient, le Colonel Nasser, continue du Caire à pousser
ses rodomontades, et à brandir la torche, qui risque un jour ou l’autre de
mettre le feu aux poudres.
Qu’au Maroc comme ailleurs les Américains nous aient tiré dans les
jambes, c’est trop certain. Depuis l’Indochine, nous les rencontrons partout
en face de nous, et j’ai déjà dit que le Sultan n’avait commencé à songer à
l’émancipation de son pays, qu’après son entrevue avec M. Roossevelt au
début de l’année 1943.
Mais les Américains sont les Américains. Ils jouent bien ou mal leur rôle
d’américains. Plutôt mal que bien. Tout comme les Espagnols ont cru devoir
jouer le leur 48. Mais la question n’est pas là. Ce qui nous importe à nous,
c’est de savoir, si notre gouvernement a joué la carte française. C’est à lui que
nous sommes en droit de demander des comptes. Non aux autres.

*
Si le Maréchal Lyautey a pu mener à bien sa tâche, qui consistait à pacifier
et à unifier le pays, en même temps qu’il le dotait de l’équipement nécessaire
à son expansion économique, c’est parce qu’il a duré. Son proconsulat,
commencé en 1912, n’a pris fin qu’en 1925. Soit treize années seulement
interrompues par une courte période durant laquelle, en 1917, il fut ministre
de la Guerre 49.
On sait dans quelles conditions peu honorables pour lui, le gouvernement
de M. Painlevé rappela celui, qui avait donné un empire à la France.
Depuis lors, exception faite pour le général Noguès et pour le Maréchal
Juin, qui demeurèrent à Rabat, le premier de 1936 à 1943, et le second de
1947 à 1951, les Résidents ne cessèrent de se succéder.
Pas plus qu’en France, cette instabilité politique ne valait au Maroc.
N’est-ce pas un Bey de Tunis, qui se plaignait de s’endormir le soir avec
un Résident, et de se réveiller le matin avec un autre ?
De plus, si le Maréchal Lyautey avait toujours fait preuve vis à vis de Paris
d’une farouche indépendance, il n’en fut plus de même de ses successeurs,
que le pouvoir central prit l’habitude de brider de plus en plus, leur enlevant
tout esprit d’initiative. Et c’est ainsi que le Maroc fut dirigé des bords de la
Seine, par de hauts fonctionnaires n’y ayant jamais mis les pieds, alors que
c’est de Rabat, qu’il eût fallu gouverner.

*
Or, c’est tout ignorer de l’âme musulmane, que de s’imaginer que l’on
gouverne ou qu’on administre en pays d’Islam, comme on le ferait à
Dunkerque ou à Perpignan.
J’ai déjà dit que la démagogie électorale avait peu de prise sur les Arabes.
Mais qu’on leur prêche la guerre sainte, ils suivront. Qu’on leur promette le
pillage, qu’on leur accorde le droit de tuer, de violer, ils ne comprendront,
hélas, que trop bien. Mais ce qu’ils admettront volontiers, c’est la force, c’est
l’autorité appuyant une justice, dont ils ont un sens très aigu. Sensibles aux
bontés, aux soins, que l’on a pour eux, ils témoignent parfois de façon
touchante de leur gratitude.
Dans l’intérêt même de ce peuple, qu’elle avait pris l’engagement de
protéger, et dont elle avait à assurer l’évolution, la France se devait donc de
maintenir intacts son autorité et son prestige.
Cela, un Lyautey l’avait fort bien compris, lui, qui en 1914, faisait défiler
vingt mille territoriaux à Rabat devant les Marocains, pour qu’ils ne puissent
s’imaginer la France affaiblie par la guerre.
« Montrer la force pour ne pas avoir à s’en servir », était sa devise
favorite.
Etait-ce, lui aussi, un « colonialiste » ?
C’est lorsque la France a donné des signes de faiblesse, c’est lorsque
Mauriac et ses pareils ont inculqué aux Français mauvaise conscience en en
faisant d’avance des vaincus, que Mohamed Ben Youssef et son entourage
ont relevé la tête.
Sans ces signes d’abdication, ils n’en auraient pas eu l’audace. L’entente
entre Marocains et Français aurait continué de régner. Il n’y aurait pas eu de
crise dynastique. Il n’y aurait pas eu d’exil et, du même coup, de retour du
Sultan, accompagnée par surcroît de l’indépendance avec la bénédiction du
Député Maire Ministre de Saint-Chamond.

*
Que la déposition de Mohamed Ben Youssef ait été une erreur en 1953, ce
n’est pas si évident, parce qu’à cette époque, la France avait à ses côtés tous
les Pachas et Caïds du Maroc, qui s’étaient rangés sous l’étendard du Glaoui.
S’étant « mouillés » dans l’opération, ils ne pouvaient souhaiter le retour de
l’ancien Sultan. C’était une force, qui n’était pas négligeable, car ils tenaient
solidement sous leur commandement tout le peuple du « Bled », c’est-à-dire
la majeure partie du Maroc.
Mais le changement de Souverain, j’y insiste à nouveau, aurait dû
s’accompagner de réformes, trop longtemps restées en suspens de par la
volonté de Mohamed Ben Youssef, qui laissait sans réponse toutes les
propositions, qui lui étaient présentées par la Résidence.
Or, pendant les deux années, qui se sont écoulées entre son départ en exil
et son retour, rien n’a été fait. Le gouvernement français a fait preuve de
l’immobilisme le plus total, alors que plus que jamais il eut fallu agir, et agir
vite. Il a laissé pourrir de jour en jour la situation. C’est ce qu’exprimait
admirablement le Pacha de Marrakech dans une lettre, qu’il faisait remettre
par son fils aîné Brahim à M. Edgar Faure au début du mois d’Août 1955 :
« Il m’est pénible de rappeler à cette occasion que S.M. Ben Arafa nommé
par les amis de la France, a fait savoir au gouvernement Français, dès son
avènement, qu’il était prêt à promouvoir les réformes, qui seraient proposées
par celui-ci.
J’ai fait moi-même des déclarations dans le même sens en exprimant le
désir de voir la jeunesse marocaine participer à la gestion du Maroc.
Deux ans se sont écoulés. A ce jour, aucune réforme n’a été proposée par
le gouvernement français, auquel il appartient, d’après le traité de Fès, de
prendre l’initiative de ces réformes ».
Bien entendu M. Edgar Faure acquis à l’idée de l’installation d’un Conseil
du Trône, prélude au retour de son client et ami Mohamed Ben Youssef n’a
jamais répondu. Il préféra organiser la conférence d’Aix-les-Bains, pour
donner la parole aux hommes de l’Istiqlal.

Erreur ou non, dans tous les cas, la France ne devait revenir à aucun prix
sur la déposition de Mohamed Ben Youssef. Pour en arriver là, ce n’était
vraiment pas la peine de se payer le ridicule, quelques temps auparavant, de
l’éloigner de Corse pour l’envoyer à Madagascar. En le ramenant à Rabat, la
France a perdu la face aux yeux des Marocains, ce que m’exposait fort bien
un an auparavant mon interlocuteur nationaliste, en reconnaissant que notre
gouvernement ne pouvait se désavouer.
Qu’on ne gardât pas au besoin Mohamed Ben Arafa, dont nous avions
laissé l’autorité s’effriter, mais de retour de Mohamed Ben Youssef, il ne
devait être question. N’importe quelle autre solution était préférable. Il fallait
des républicains pour faire de la Monarchie élective marocaine une
Monarchie héréditaire !
« La France, avec toute son armée, a capitulé devant quatre revolvers ! »
disait au lendemain de l’Indépendance un Caïd de nos amis.

*
Je crois utile de revenir sur la lettre du Glaoui citée plus haut, car il avait
raison, quand il reprochait au gouvernement Français, de n’avoir pris
l’initiative d’aucune réforme.
En effet, le Protectorat ne constituait pas une institution définitive. Pour
reprendre la phrase de Clémenceau parlant du traité de Versailles, le traité de
Fès aurait dû être « une création continue ». Il en portait en lui la puissance.
Le régime de complète tutelle, qui était bon avant 1914, et qui l’était
encore entre les deux guerres, avait cessé de l’être au lendemain de la
dernière. Il avait convenu à la génération, qui avait été témoin de
l’instauration du Protectorat, parce qu’il avait sorti le pays d’une anarchie
profonde, et l’avait ouvert au progrès. Mais il ne s’adaptait plus,
reconnaissons-le sincèrement, aux légitimes aspirations d’une jeunesse
intellectuelle, qui avait reçu dans nos écoles et nos universités, une formation
occidentale.
Il était nécessaire de faire à cette nouvelle génération sa place, non
seulement dans les professions libérales, dans le commerce, ou dans les rangs
de nos régiments de spahis ou de tirailleurs marocains, place qui ne lui fut
jamais contestée, mais aussi dans l’administration de son pays.
Il fallait aussi trouver l’antidote à sa susceptibilité, à cette espèce de
complexe d’infériorité, dont souffrait et souffre encore cette jeunesse.
« Crise d’amour-propre » me disait ce jeune nationaliste dont j’ai déjà cité
les propos.
Si j’y reviens, c’est parce que, comme lui, j’étais persuadé, que c’était là le
fond du problème.
Ses amis et lui ne reprochaient rien à la France. Ils reconnaissaient
volontiers — comment faire autrement ? — l’immensité des services qu’elle
avait rendus à leur pays. Ils se louaient d’avoir bénéficié des bienfaits de sa
culture. Ce dont ils se plaignaient, c’était de se voir rappeler chaque jour dans
des journaux de langue française, comme « La Vigie Marocaine » la valeur et
l’importance de ces services. Ce qui les choquait, c’était ce terme de
« Protectorat », qui plaçait leur pays au rang des nations mineures.
Certes, l’ensemble du peuple n’en avait nullement la notion. Il acceptait
d’un cœur léger notre tutelle. C’est la poignée de jeunes intellectuels,
auxquels se sont joints quelques fanatiques de l’espèce d’Allal El Fassi, qui
ont mis bas l’édifice français au Maroc 50.
Avec un peu d’imagination, la catastrophe pouvait être évitée. Mais
l’imagination créatrice, et la prévision, c’est précisément ce qui a le plus
manqué aux gouvernements éphémères de la défunte République numéro
quatre, qui ont toujours subi l’événement.
Entre la formule devenue trop étroite du Protectorat, et celle trop large de
l’Indépendance, il y avait place pour d’autres solutions donnant satisfaction à
l’amour-propre des Marocains, mais assurant la protection des droits
incontestables acquis par la France.
Il y avait à la rigueur la solution de l’autonomie interne, dont les
Marocains se seraient contentés, à l’exemple des Tunisiens. Il y avait la
formule de l’association des deux états.
Mais de là à tout abandonner, sans même exiger un statut en faveur des
nombreux Français résidant au Maroc, non et non !
MM. Edgar Faure et Pinay n’avaient pas le droit de renier l’œuvre de
Lyautey et de « lâcher » plusieurs centaines de milliers de leurs compatriotes,
qui avaient commis le crime de croire en une plus grande France.

*
En agissant comme ils l’ont fait, ils ont été au-delà de toutes les espérances
de Mohamed Ben Youssef, qui le 26 Décembre 1954, écrivait d’Antsirabé à
Me Izard, son avocat, du Barreau de Paris :
« Antsirabé, le 26 décembre 1954 »
« Cher Maître,
» Nous vous accusons réception de votre lettre du 20 décembre, ainsi que
des deux notes qui lui étaient jointes. Nous avons étudié le tout avec le plus
grand soin. Afin d’avoir une vue d’ensemble aussi complète que possible sur
la genèse et le développement des pourparlers, il serait utile d’en faire
l’historique.
» Le gouvernement de la République, ayant le ferme désir de régler le
problème marocain au plus tôt, avait confié au Docteur Dubois-Roquebert
une mission officieuse qui avait pour but : d’obtenir l’abdication de Notre
Majesté, d’avoir notre appui moral en vue de cautionner, auprès de l’opinion
marocaine, l’intronisation d’un nouveau souverain.
» Dans l’esprit du gouvernement, ce double résultat aurait été l’amorce
de toute une série de mesures tendant à ramener le calme au Maroc et à
faciliter la formation d’un conseil de réformes qui aurait été chargé de
négocier des réformes tendant à régler le différent franco-marocain.
» Nous avons alors chargé le Docteur Dubois-Roquebert de rapporter à
M. le ministre des Affaires marocaines et tunisiennes la réponse que Nous
pouvons résumer comme suit :
» Nous refusons d’abdiquer pour les raisons religieuses,
constitutionnelles et politiques que vous savez déjà.
» Nous n’acceptons pas de cautionner auprès de l’opinion marocaine
l’intronisation d’un troisième homme, pour la simple raison qu’une telle
mesure n’aurait fait qu’aggraver la situation déjà fort compromise.
» Nous Nous montrions enfin sceptique sur le rôle déterminant que l’on
voulait faire jouer au conseil de réformes.
» Une semaine après le départ du Docteur Dubois-Roquebert, Nous Nous
sommes entretenus avec vous, à Antsirabé, du problème marocain tel qu’il
résultait de la situation créée par la réponse négative dont le Docteur-
Roquebert avait été porteur.
» Apparemment, on pouvait craindre de se trouver dans une impasse.
» Mais à la lumière des entretiens que nous avons eus avec vous, cher
maître, une possibilité de solution est apparue, et nous nous sommes mis
d’accord sur un plan constructif dont l’avantage réside dans le fait qu’il
rassemblera autour de lui une certaine convergence d’opinions, ce qui n’était
pas le cas pour les plans élaborés auparavant.
» Ce plan comprend : une phase de négociations officieuses et secrètes à
Madagascar et une phase ultérieure de négociations ouvertes, libres et
finalement publiées en France. L’articulation de ce plan est la suivante :
» I — CRÉATION D’UN CONSEIL GARDIEN DU TRÔNE, avec
possibilité pour Nous de désigner personnellement un de ses membres. Ce
Conseil aurait pour rôle d’être le dépositaire, provisoirement, des attributs
du souverain.
» II — INSTITUTION D’UN GOUVERNEMENT MAROCAIN
PROVISOIRE DE NÉGOCIATIONS.
» A) Composition :
» Les ministères qu’il comprendrait seraient dévolus à des éléments
amplement représentatifs de l’élite marocaine :
» B) Rôle :
» Son rôle serait triple :
» 1° - Il aurait pour but de négocier avec le gouvernement de la République
les bases d’un nouvel accord régissant les rapports franco-marocains,
garantissant au Maroc l’intégrité de sa souveraineté et admettant
l’Interdépendance du Maroc et de la France sur les plans économique,
stratégique, culturel et politique. La notion de la stricte indépendance étant
largement dépassée de nos jours, le Maroc ne saurait prétendre vivre isolé,
d’autant plus qu’il a encore besoin de la France pour mettre en valeur ses
richesses économiques, mettre sur pied son organisation administrative,
parfaire le fonctionnement de ses institutions culturelles et scientifiques et
l’aider par son expérience à pratiquer les rouages de la démocratie :
» 2° - Sur le plan interne ce gouvernement aurait pour but de promouvoir les
réformes institutionnelles en vue d’établir au Maroc un régime de monarchie
constitutionnelle, seul capable de sortir le pays de l’ornière de son
gouvernement archaïque ;

» 3° - Enfin ce gouvernement aurait pour but en plein accord avec le


gouvernement français et avec le concours des représentants les plus
qualifiés des Français du Maroc, de définir les droits, les intérêts
économiques et culturels de la colonie française. Ce gouvernement aurait
aussi pour but d’étudier la mise sur pied d’organismes purement français
afin que les Français du Maroc puissent valablement défendre leurs
revendications légitimes sans porter atteinte à la souveraineté marocaine. Il
serait utile aussi de prévoir la création d’un organisme d’arbitrage pour
trancher les conflits qui pourraient surgir d’une fausse interprétation des
conventions ou de l’adoption d’une mesure discriminatoire à l’encontre de la
colonie française du Maroc.

» Ce que Nous disons là n’est point une nouveauté, car dans Notre
mémoire du 14 Mars 1952 (gouvernement provisoire et ses attributions) sont
exposés les mêmes idées et se trouve formulée la même volonté d’aboutir à
un accord sur ces mêmes bases.
» Toutes ces difficultés étant résolues : le Maroc et la France étant liés
par une nouvelle convention, basée sur la liberté de s’engager — les
Marocains étant sûrs d’accéder, avec le concours de la France, au rang de
citoyens libres d’un Etat souverain — les Français du Maroc ayant la
garantie de leurs intérêts et de leur patrimoine présent et futur, tous ces
éléments créeront un choc psychologique tellement grand que la tension
disparaîtra et que le calme reviendra au Maroc, et que, dans l’euphorie
générale, les esprits s’élèveront au-dessus des vindictes personnelles.
» Alors, et alors seulement, les Marocains, en toute liberté, pourront
choisir, pour les gouverner, le souverain qu’ils voudront. Le problème
dynastique étant un problème psychologique, il serait préférable que la
désignation du souverain légitime intervint à froid. Auparavant sera
intervenue la réconciliation entre tous les Marocains, on aura fait
abstraction des griefs réciproques pour ne voir que l’intérêt général du pays
et la cause supérieure du Maroc et de la France.
» Pour résumer plus succinctement Nos idées, il faut dire que le problème
marocain est double et que, pour le résoudre d’une façon définitive, il faut
porter remède :
a) Au problème dynastique créé par le coup de force du mois d’Août 1953 ;
b) A la crise des rapports franco-marocains, crise qui dure depuis la fin de
l’année 1950.
» L’heureux règlement de ces deux aspects du problème franco-marocain
ne peut avoir que des conséquences salutaires qui, tout en laissant la porte
ouverte à des réaménagements, trancheront une fois pour toutes les raisons
de tension dont les résultats, néfastes aussi bien pour la France que pour le
Maroc, empêchent nos deux pays d’aller de l’avant dans la voie de l’amitié,
de la perennité des liens et de la confiance.
» Ce plan a pour lui le grand avantage de réunir les suffrages de toute
l’élite pensante et active du Maroc, c’est-à-dire la plus valable, celle avec
laquelle la France devra forcément parler dans les années à venir. Ce plan a
aussi pour avantage, s’il était mis à exécution, de ménager toutes les
susceptibilités — du fait que le règlement des questions subjectives ne serait
que la consécration des promesses d’autonomie faite par la France aux pays
protégés — et de garantir pour de longues décades, et plus que ne pourrait le
faire une politique axée sur l’immobilisme et la répression, une ère d’entente
qui se traduirait dans les faits, pour le plus grand bonheur du Maroc et de la
France.

» Nous ne pouvons prévoir l’accueil qui sera réservé à ces suggestions. Le


Maroc a les yeux tournés vers la France. Il espère en elle. Elle se doit de
répondre à son appel comme il a répondu au sien, et Nous souhaitons du
fond de Notre cœur que ces deux pays gagnent la bataille de la paix comme,
ensemble, ils gagnèrent celle de la guerre. Il serait injuste envers le pays que
le gouvernement actuel, qui a heureusement aplani les difficultés
indochinoises et tunisiennes, ne se penchât point sur le sort du Maroc. Nous
sommes convaincus que le président du Conseil, par son objectivité et son
réalisme, parviendra à trouver la solution adéquate à la situation actuelle, et
que son ministère marquera, pour les Français et les Marocains, une ère
d’entente et de confiance et la fin de leurs dissentiments.
Quant à Nos sujets, qu’ils sachent que Notre sort personnel nous intéresse
secondairement. La dignité et l’honneur des Marocains sont également les
Nôtres. Nous ne ferons jamais rien qui puisse entacher cette dignité et cet
honneur 51.

*
Ainsi le Sultan lui-même, du fond de son exil, reconnaissait les droits de la
France sur les plans Economique, Stratégique (c’est-à-dire la défense
militaire), Culturel (c’est-à-dire l’enseignement), et Politique (c’est-à-dire la
représentation du Maroc auprès des puissances étrangères). Il reconnaissait
également les droits de la colonie française, dont les intérêts et le
« patrimoine présent et futur » devaient être garantis. En un mot, le statut
privilégié, dont j’avais soumis l’idée à M. Grandval. Il admettait même le
choix d’un autre souverain que lui.
Ainsi donc, après le retour de Mohamed Ben Youssef, lors des entrevues
de la Celle-Saint-Cloud, la discussion restait possible. La partie n’était pas
encore définitivement perdue. La lettre à Me Izard en apporte la preuve
irréfutable.
Mais alors, comment qualifier la politique de ceux, qui ont abandonné le
Maroc autrement que par le mot de Trahison ?
XI

CE QUI PEUT ENCORE ETRE SAUVE DE


L’ŒUVRE DE LYAUTEY

A PRÈS l’exposé d’un pessimisme raisonné, que je viens de faire, le titre


de ce chapitre peut paraître étrange. Mais j’ai le souci de faire
honnêtement le bilan de ce qui peut encore être sauvé, de près d’un demi-
siècle de présence française.
Oh ! loin de moi l’idée d’une reconquête. Pas un Français n’y songe Sur le
plan politique, le Maroc est perdu et bien perdu. La France n’a pas l’âme
d’une reconquête. Et puis, on ne réussit pas deux fois l’œuvre d’un Lyautey.
J’ai décrit plus haut, l’exode des Français. J’ai indiqué des chiffres. Pour
les raisons, que j’ai fournies, il m’apparaît bien difficile de l’arrêter. L’élan
est donné et rien n’est plus contagieux que l’exemple. D’ailleurs, les
dirigeants marocains ne souhaitent pas la présence des Français. Il n’y a pas
si longtemps, que M. Balafre j, président du Conseil, dans un discours
prononcé à Azrou, déclarait que le chiffre des Français ne devait pas être
supérieur à 100.000.
Cet exode n’était pourtant pas inévitable. Les Français, qui avaient acquis
des biens au Maroc, qui y exerçaient leur métier, qui appréciaient son soleil et
son ciel bleu, ne demandaient pas à s’en aller. Ce n’est qu’un an après
l’indépendance et les massacres de Meknès, que les départs ont réellement
commencé.
Mais pour persuader aux Français de demeurer au Maroc, il eut fallu une
autre politique, et que le gouvernement la définit clairement.
Tout outrage fait à notre pavillon a été vivement ressenti au Maroc et a nui
aux Français, car encore moins qu’ailleurs la lâcheté n’est payante en Afrique
du Nord.
En fait nos gouvernants se sont comportés comme des vaincus devant nos
protégés de la veille, donnant ainsi raison au président Bekkaï, quand il disait
peu avant l’indépendance :
« On peut tout exiger des Français. Ils sont en pleine décadence ».
Non pas tous les Français, M. Bekkaï. Ceux que vous avez fréquentés, et
les gouvernants à la petite semaine d’avant le 13 Mai.
Pour restaurer la confiance des Français, pour les décider à maintenir dans
un Maroc devenu indépendant une présence française, il eut fallu d’autres
hommes, que les pâles ambassadeurs que le quai d’Orsay a envoyés à Rabat.
Il eut surtout fallu, que la France parlât haut, qu’elle tapât du poing sur la
table, et au besoin fit « sonner les éperons ». Elle en avait le droit, et Dieu sait
si les occasions ne lui ont pas manqué. Pour justification, outre une
population à protéger, elle avait l’œuvre, qu’elle y avait réalisée, depuis les
ports jusqu’aux hôpitaux.
En premier lieu, le gouvernement français n’aurait jamais dû accepter, que
le gouvernement marocain remit à sa disposition, sans aucun préavis, les
fonctionnaires, policiers ou autres, qui n’avaient pas son agrément. Il était en
droit d’exiger un plan de relève échelonné sur un certain nombre d’années.
Au cas de refus, il pouvait user de la menace de retirer sur l’heure tous les
autres agents de l’Etat, sans aucune exception. Il y avait là de quoi faire
réfléchir ces Messieurs de Rabat.
Se sachant défendus, les fonctionnaires, à qui le gouvernement français eut
fait comprendre, qu’il était de leur devoir de rester, n’auraient pas demandé à
être réintégrés dans les cadres métropolitains, désorganisant du même coup
toute l’administration. Et les fonctionnaires demeurant à leur poste, la grande
majorité des Français, se sentant en sécurité, eut adopté la même attitude.

Pas davantage, Paris ne devait passivement tolérer l’expulsion de


nombreux Français. Des mesures de retorsion étaient possibles et
souhaitables. A chaque expulsion d’un Français du Maroc devait répondre
l’expulsion d’un Marocain d’un territoire français.

Mais nos politiciens, qui au mépris des intérêts français, ont mis à bas le
Protectorat, n’ont pas été plus heureux dans la réalisation de l’indépendance.
Celle-ci a été littéralement « bâclée ». Ils se sont débarrassés de la question
marocaine comme d’un cauchemar, qui troublait leur quiétude et leurs
mesquins soucis électoraux. Et ça ose se dire des patriotes, et des Français...
Tout au plus de petits hommes, de très petits hommes...
*

Mais alors ?
Si nos nationaux désertent le Maroc, si l’administration, que nous y avons
créée, est en pleine désorganisation, si le commerce et l’industrie sont
définitivement condamnés, que peut-on encore sauver de l’œuvre française ?
Qu’en raison du départ de leur clientèle, de nombreux commerçants soient
mis dans l’obligation, avant longtemps, d’en faire autant, cela m’apparaît
inéluctable. Mais il en est d’autres que les départs n’atteignent pas. Il y a les
exportateurs d’agrumes, de primeurs, de conserves de sardines, de minerais...
Il y a les industriels, qu’alimentent ces exportations... Ces commerçants et ces
industriels ne vivent pas avec le pays. Ils s’y fournissent simplement.
Mais surtout, il y a les colons attachés à la terre, qu’ils ont travaillée et fait
rendre avec le même amour, que celui que porte à la sienne n’importe quel
paysan de France.
Bien que réduite, une colonie française d’une certaine importance est donc
appelée à demeurer au Maroc.
Mais qu’on sache bien, que la foi de cette colonie est fortement entamée, et
qu’elle ne renaîtra que dans la mesure où la France, tournant le dos à la
politique d’abandon des dernières années, lui rendra, en même temps que sa
fierté, la conviction que ses droits seront dorénavant défendus plus
efficacement que par de vaines protestations.
Il faut notamment, que les colons soient assurés que la propriété des terres,
qu’ils ont légitimement acquises et mises en valeur, ne leur sera pas
contestée.

Et enfin, il reste à la France un dernier ambassadeur, c’est la langue


française.
Tous les Marocains tant soit peu cultivés savent le Français et connaissent
nos auteurs. Il les ont étudiés sur les bancs de nos écoles et de nos facultés.
Ils parlent et écrivent le français, et bien que l’esprit cartésien leur soit
étranger, ils pensent en français. Et cette place, qu’occupe la langue française
ne lui sera pas ravie, car la langue arabe se révèle un véhicule trop pauvre,
non seulement de la pensée scientifique, mais aussi de la pensée juridique ou
philosophique. D’où la nécessité pour les Marocains de maintenir l’usage de
la langue française, qui leur est devenue plus familière qu’aucune autre
langue étrangère.
Devant les tribunaux, le gouvernement marocain a décidé, que la langue
arabe était la langue officielle, mais que le Français resterait la langue de
travail. Il fallait sauver la face, mais quel aveu !
Quel aveu aussi que celui du ministre de l’Instruction Publique annonçant,
qu’on devait renoncer dans les écoles musulmanes à l’enseignement du calcul
en arabe, et revenir au français. Et cette réforme s’accompagnait d’une autre
rendue de ce fait nécessaire : l’augmentation du nombre d’heures destinées à
l’étude de notre langue.
Il est jusqu’à des ministres, qui préfèrent rédiger leurs discours en français
et les faire ensuite traduire en arabe.
Il reste donc à nos professeurs et instituteurs un grand rôle à jouer : celui
d’être les porte-parole de la culture française au Maroc.
C’est à ce dernier bastion de son œuvre que la France doit s’accrocher de
toutes ses forces. Elle peut s’y maintenir longtemps car le Maroc n’a pour
l’instant que fort peu de maîtres capables d’assurer la relève des nôtres.
Aucun sacrifice ne sera trop grand pour continuer à faire rayonner le prestige
de notre langue et de notre pensée aussi bien dans les établissements
dépendant de notre mission culturelle que dans ceux, qui sont devenus
propriété de l’Etat chérifien.
Les professeurs et instituteurs marocains imprégnés de notre culture la
transmettront à leur tour à d’autres générations.
Et le temps aidant, quand les haines et les rancœurs se seront apaisées,
c’est dans cette culture puisée aux mêmes sources et s’exprimant dans la
même langue, que Français et Marocains retrouveront, j’en forme le vœu
sincère, cette amitié qu’avait voulu Lyautey, et que les politiciens des deux
pays ont tant contribuée à ruiner.
XII

HAUT LES CŒURS

E Tvousmaintenant, je me tourne vers vous, amis Français du Maroc, et vers


aussi, amis Français de Tunisie, victimes d’un sort commun dû aux
mêmes causes.
Ma pensée va d’abord vers les côtes du Maghreb, à ceux, qui contre vents
et marées s’efforcent d’y poursuivre leur tâche, malgré les difficultés, les
vexations quotidiennes, et les dangers, qui peuvent les menacer. Je ne les
confonds pas avec la misérable petite bande d’ignares qui, dans l’espoir de
sauver une situation, ont aidé à faire l’indépendance marocaine, ou s’y sont
ralliés d’enthousiasme, et dont les noms s’étalent chaque jour dans les
rubriques du « Petit Marocain » ou de « La Vigie », aux côtés de ceux de nos
pires adversaires marocains. Hier, ils les méprisaient. Aujourd’hui, ils leur
« lèchent les pieds », et sont prêts à renier leur propre patrie. L’esprit
populaire les a affublés d’un qualificatif admirable, dont je demande à nos
amis marocains d’oublier le caractère outrageant, qu’il peut avoir pour eux.
Ils les appellent les « collaboratons » 52. Je connais assez les Marocains et leur
fierté naturelle pour deviner, comment ils apprécient entre eux cette politique
de « fesses tendues » et d’échines courbées.
Non, les Français, qui sont restés au Maroc, dans leur immense majorité,
ne méritent pas d’être appréciés à la côte de la presse Masse. Condamnés au
silence, à moins de prendre sur l’heure l’avion, ils gardent leur dignité, et leur
croyance en la France, malgré les déceptions qu’ils en ont subies par la faute
de ses gouvernants. La joie, qu’ils manifestaient au moment du 18 Mai, leur
vote massif, (plus de 95 % des voix) en faveur de la nouvelle constitution, le
28 Septembre dernier, en apportent la preuve éclatante.
Il n’y a pas qu’aux Français que je songe, mais aussi à tant de Marocains
restés fidèles à l’amitié. Anciens militaires des deux guerres, qui continuent à
arborer fièrement nos décorations, petit peuple de boutiquiers ou d’artisans,
qui nous regardent avec mélancolie nous éloigner les uns après les autres. Car
l’ensemble du peuple marocain, ce peuple encore fruste, mais parfois si
émouvant, ne doit pas, lui non plus, être confondu, ni avec ses dirigeants, qui
nous haïssent à la mesure de ce qu’ils nous doivent, ni avec les tristes héros
du terrorisme.
Pauvre peuple marocain promis, en l’absence des Français, à un avenir
misérable.
S’il est un sentiment qui m’a étreint le cœur durant les dernières heures que
j’ai vécues parmi lui, c’est bien celui de la pitié, au point d’en avoir ressenti
une impression de désertion, accompagnée d’un sentiment d’envie vis à vis
des Français, qui restaient.

*
Quant à nous, Français rapatriés, les uns parce que le choix ne leur en fut
pas laissé par ces Messieurs de Rabat ou de Tunis, les autres parce qu’ils n’y
avaient plus leur place, nous voici disséminés à travers toute la France
essayant d’y recréer un foyer et d’assurer l’avenir de nos enfants.
Ah certes, nous ne sommes pas de ceux, qui se laissent aisément
décourager. Nous nous sentons encore de taille à remonter la pente. Nous
retrouverons l’ardeur, qu’exige une réussite. Nous sommes de ceux, qui sont
toujours prêts à tout recommencer. Mais les ans ont passé depuis que l’esprit
d’aventure, la volonté de faire du neuf nous a entrainés vers les terres
d’Afrique. Et puis, on ne nous attendait pas en France. On ne nous y
connaissait qu’en visiteurs, durant les mois de vacances, et trop souvent nous
n’avons été jugés et appréciés qu’à la longueur de certaines voitures, qui
faisaient scandale... comme si nous avions été les seuls à en posséder. Et je
crois pouvoir traduire vos sentiments en écrivant, que vous vous sentez
terriblement isolés, pour ne pas dire étrangers, dans votre propre patrie.
C’est en assistant à une de ces réunions, où se retrouvent les Français
d’Afrique du Nord, que je l’ai compris. Peu importe le nom de la ville, où se
tenait cette réunion. Elles se ressemblent, de Perpignan jusqu’à Dunkerque. Il
y avait là des hommes, des femmes de toutes origines et de toutes conditions :
des fonctionnaires, un colon sinistré de Meknès, la veuve d’une victime du
terrorisme, des ingénieurs, des représentants des professions libérales...
Chacun à tour de rôle y a exposé ses ennuis personnels, ses difficultés à
trouver un logement...
Ah j’aurais souhaité, que ceux, qui nous traitent de « colonialistes », et qui
se figurent que nous en sommes revenus riches, du Maroc ou de Tunisie, à ne
savoir que faire de nos millions, vous nous voyiez !
Mais au dessus de ces ennuis, et les dominant il y avait une joie, celle
qu’éprouvaient ces hommes et ces femmes à se retrouver, à échanger leurs
impressions, à évoquer les mêmes souvenirs, à parler le même langage.
Ce contre quoi, nous devons nous défendre, je le dis pour l’avoir éprouvée
moi-même, c’est contre cette impression d’isolement, dont je parlais plus
haut. Nous ne devons pas être des déracinés dans notre pays. Et pour ne pas
l’être, je ne connais qu’un remède : celui de nous sentir les coudes, et de nous
les sentir très fort.
Nous avons besoin de nous connaître, de nous rassembler. Nous sommes à
présent plusieurs centaines de mille en France. Demain se joindront à nous
les Français de Guinée... Après ceux d’Indochine, des villes des Indes, de
Tunisie, et du Maroc, j’ose espérer que la liste sera close.
Isolés, nous ne représentons rien. Réunis, nous pouvons constituer une
force appréciable même sur le plan électoral. Or de cette force nous en avons
le plus grand besoin.
Nous avons à défendre des droits, qui ont été gravement lésés, et les
réparations, auxquelles nous prétendons, sont aussi légitimes que d’autres.
Les victimes d’une politique d’abandon, à laquelle elles n’ont pas souscrit, ne
sont pas moins dignes d’intérêt, que celles des inondations ou de la grêle... Ce
n’est d’ailleurs pas une charité, que nous mendions, mais simplement une
aide, qui nous permette de démarrer.. des prêts de réinstallation, que nous
rembourserons.
Il est un autre devoir plus sacré pour nous : celui d’obtenir des pouvoirs
publics, que les veuves, les orphelins de ceux qui sont tombés sous les balles
ou les éclats des bombes des terroristes, les infirmes, soient indemnisés du
préjudice matériel et moral, qu’ils ont subi, autrement que par des secours. 53
De plus, tant que nous sommes, nous pouvons être amenés, principalement
sur le plan professionnel, à nous rendre réciproquement bien des services. Ce
n’est pas le côté le plus négligeable de la question.
Que ceux d’entre nous, qui ont pu se réinstaller en France sans grande
difficulté, parce qu’ils en avaient les moyens, ne se désintéressent pas de
leurs compatriotes d’Afrique du Nord moins fortunés, et qui sont de
beaucoup les plus nombreux.
Pour une fois, sachons faire abstraction de cet esprit individualiste, qui ne
cache le plus souvent qu’un égoïsme. Renonçons également à notre éternel
esprit critique, et sans créer de nouvelles chapelles, laissons nous entrainer au
sein d’un seul groupement, dans un grand et généreux mouvement de
solidarité.

*
Et enfin, il nous reste un dernier devoir. A mes yeux, ce n’est pas le moins
important.
Nous nous plaignons souvent de l’incompréhension, que nous rencontrons
chez les Français de la Métropole. C’est vrai. Mais cherchons-en les raisons,
et faisons très franchement notre examen de conscience.
Au Maroc, et en Tunisie — au Maroc surtout, puisque la Tunisie connut
l’invasion à la fin de l’année 1942 — avons-nous bien réalisé la somme des
souffrances, que les Français ont endurées pendant plus de quatre années de
guerre et d’occupation ? Nous sommes-nous beaucoup inquiétés avant le
désastre de Dien-Phen-Phu, de la tragédie, qui se déroulait loin de nous dans
les rizières de l’Indochine ? Pourtant, notre propre défaite y était inscrite.
Alors, pourquoi voulez-vous que les Français de la Métropole mal
renseignés, quand ils n’étaient pas volontairement induits en erreur par la
Presse ou la Radio, aient compris notre drame ?
La vérité, c’est que la France et son Empire auraient dû former un tout
indivisible. Ce n’est ni la faute des Français de la Métropole, ni de ceux de
ses possessions d’Outre-Mer, si la politique, après les avoir divisés, les a
laissés se faire battre séparément.
Il nous appartient donc, à nous Français d’Afrique du Nord rentrés au
bercail, de nous faire comprendre des Français de France.
Mais surtout si je prêche en faveur de notre rassemblement, c’est parce que
je crois indispensable de maintenir haute et ferme cette flamme patriotique,
qui nous anime tous, d’autant mieux que les querelles politiques nous ont
moins divisés, bien qu’en définitive, nous en ayons été les premières
victimes.
Unis aux jeunes soldats qui reviennent d’Algérie, et qui ont compris le rôle
de la France et des Français dans ce pays, malgré tous les mensonges dont la
propagande avait pu les abreuver, nous pouvons être, nous les rapatriés du
Maroc et de Tunisie, au sein même du vieux terroir, les meilleurs soutiens de
nos frères d’Algérie, qui les premiers, enfin, ont donné le 13 Mai, le signal du
réveil national.
Octobre- Novembre 1958.
Notes

1
Il n’y avait jusqu’à ces dernières années que quatre maisons de
déménagement à Casablanca. Elles sont à présent 38, et suffisent
difficilement aux demandes. Les Français ont bien ri lorsque « Le Petit
Marocain », il y a quelque temps, relatant l’inauguration des locaux d’une
nouvelle maison de déménagement qui s’installait, cita ce fait comme une
manifestation de la prospérité de la Ville.

2
Discours prononcé à St-Mihiel au mois d’Août 1955.

3
Il est nécessaire de préciser que la majeure partie des impôts était payée par
les Européens. Les agents du Fisc avaient instruction de se montrer
conciliants vis à vis des Marocains. La perception de l’impôt à leur encontre
était d’ailleurs rendue difficile par l’absence, chez les commerçants
indigènes, de toute comptabilité.

4
Il n’est pas rare, aujourd’hui encore, de voir un Marocain, dans un litige
ressortissant de la compétence des Tribunaux Marocains de Droit Commun,
se servir d’un Européen comme prête-nom, pour devenir ainsi justiciable du
Tribunal Français.

5
Le médecin-Chef de l’Hôpital d’Oued-Zem, le Dr Fischbacher, a été
massacré le 20 Août 1955, lors des incidents qui firent quatre-vingt-dix
victimes parmi la population européenne, au milieu de ses malades
musulmans. Le Dr Rémy, de Casablanca, a été lâchement assassiné la même
année, alors qu’il allait donner ses soins à un malade indigène dans la
Médina.

6
La statue du Maréchal Leclerc a été enlevée de son socle. L’avenue qui va du
Port à la Place de France s’appelait Bd. du 4me Zouaves. En 1957, elle a été
dénommée Bd. Mohamed El Ansali. Or, Mohamed El Ansali n’est qu’un
vulgaire bandit, condamné à mort et exécuté en 1953, qui, lors de la
Pentecôte 1951, dans le Tadla, tua froidement, sans raison, six personnes,
dont cinq Français, en promenade. Ces crimes antérieurs à la déposition de
Mohamed V n’avaient aucun caractère politique. Les Marocains en on fait
cependant leur premier résistant.

7
Ceci pour répondre à des Français qui, ignorant la conjoncture internationale
de l’époque, ont parfois reproché devant moi au Maréchal Lyautey de ne pas
avoir fait du Maroc un territoire de pleine souveraineté française.

8
Un chaouch est une sorte d’appariteur, de garçon de salle.

9
La France elle-même n’a ni les locaux, ni les maîtres répondant aux besoins
de ses écoliers.

10
Au moment de l’Indépendance, on pouvait évaluer à une centaine le nombre
de licenciés en droit musulmans, la plupart inscrits aux différents Barreaux
du pays, et à une vingtaine le nombre de médecins. Ajoutons-y quelques
pharmaciens, quelques professeurs, et une demi-douzaine d’ingénieurs, dont
un polytechnicien, qui fut Ministre des Travaux Publics. Convenons que c’est
peu.

11
Bien qu’ils représentent une importante minorité (70 à 80.000 rien qu’à
Casablanca), les juifs-marocains, en général plus instruits et plus doués que
les Musulmans, n’ont accès à aucun poste important. Dans le premier
ministère formé après le retour de Mohamed V — celui de M. Bekkaï — un
médecin israëlite, très estimé, s’était vu attribuer un portefeuille de second
rang : celui des P.T.T. Bien qu’il se soit fort honorablement acquitté de sa
tâche, ce portefeuille lui a été retiré lors de la formation du ministère Balafrej,
à composition presqu’exclusivement Istiqlal.

12
Le Maghreb est le gouvernement marocain.

13
J’aurais pu mentionner l’Humanité et la presse communiste en général. C’est
à dessein que je ne l’ai pas fait. En effet, elle porte en manchette : « Anti-
française ». On sait donc à quoi s’en tenir. Autrement dangereuse par son
hypocrisie est la presse crypto-communiste, ou qui se dit progressiste.

14
Pour mieux symboliser leur dénuement, de nombreux colons s’étaient
effectivement fait tondre le crâne. D’où le nom de « marche des tondus » qui
fût donnée à la manifestation qu’ils organisèrent à Rabat.

15
Il serait faux de croire que les colons européens — je dis européens car il n’y
a pas que des Français, mais aussi des Italiens, des Espagnols, des Suisses,
etc... — occupent ou occupaient la majeure partie des terres. A peine un
dixième est, ou était, entre leurs mains, le reste étant entre celles des fellahs,
c’est-à-dire des cultivateurs Marocains. Mais, évidemment, les terres
occupées par les Européens étant mieux travaillées, sont plus productives.
Peut-on leur en faire grief ? Et pourtant...

16
Il faut tout de même qu’on se souvienne qu’à Oued Zem et à Meknès, des
enfants ont été massacrés dans leur berceau, et que des voyous, à Meknès, ont
joué au foot-ball avec des têtes humaines. Dans cette dernière ville, des
femmes ont été vues buvant du sang humain. Dans les environs de Meknès,
un briquetier a été enfourné vif dans son foyer à cuire les briques. Les
membres d’une famille de colons ont été ficelés dans des bottes de paille, et
transformés en torches vivantes. Je passe sur les viols et les émasculations,
qui sont monnaie courante en pareille fête.
Au moment des incidents de Meknès, le Maroc était devenu un Etat
indépendant. Le gouvernement marocain n’a exprimé aucun regret et n’a
offert aucune réparation. Aucune condamnation à mort contre les auteurs
d’une telle sauvagerie — sauf par contumace — n’a été prononcée.
On conçoit que, dans de telles conditions, les Français du Maroc éprouvent
quelque amertume quand ils voient traiter le Roi Mohamed V — tout
compagnon de la Libération qu’il soit — ou ses ministres, en amis de la
France. Sans doute, est-ce la politique qui le veut. Mais, tout de même, on
avait plus fière allure au temps de Lyautey.

17
Dans le palmarès, M. Masse a droit à une place toute spéciale. S’étant
compromis durant la période de 1940-42 par une politique particulièrement
favorable à l’axe — ne murmure-t-on pas que les membres des Commissions
d’armistice trouvaient le meilleur accueil au sein de sa demeure — M. Masse
crut habile, en 1945, d’affermer son journal « Le Petit Marocain » au
syndicat cégétiste. Ainsi, grâce à ce capitaliste, le Maroc posséda durant cinq
années un quotidien à tendance communiste.
C’est alors que fût fondé « Maroc-Presse », avec des subsides recueillis
chez les colons, pour combattre l’influence du « Petit Marocain », à ce qu’on
leur promit. S’ils avaient su ! En 1950, la C.G.T. n’ayant pas tenu ses
engagements vis à vis de lui, M. Masse reprit possession de sa feuille, dont il
remit la direction à son fils Yves. Mais, concurremment, « Maroc-Presse »
avait racheté le « Petit Marocain » à la C.G.T., si bien qu’à cette époque, il y
eut paraissant à Casablanca, deux « Petit Marocain ». De plus, les éditeurs de
« Maroc-Presse » fournirent à la C.G.T. le matériel et les fonds, qui lui
permirent de publier un nouveau journal, qui n’eut qu’une existence
éphémère. M. Masse intenta à cette occasion à « Maroc-Presse » un procès
qu’il gagna.
De 1953 à 1955, alors que la presse Masse — « Petit Marocain » et
« Vigie » — le Directeur de « La Vigie », le Dr. Eyraud, fut assassiné en
1954 — jouait la carte française, « Maroc-Presse » prenait fait et cause pour
le
Sultan détrôné. C’est ce journal qui a publié la fameuse « lettre des soixante-
quinze », dont l’inspirateur fut un ancien Conseiller d’Etat devenu agent
d’affaires : M. Charles Cellier. Cette lettre des soixante-quinze « fut
largement exploitée par les nationalistes marocains contre la France.
Après l’éviction de la France du Maroc, « Maroc-Presse » s’est sabordé en
s’accordant le satisfecit de la tâche bien remplie. Quant à M. Masse, il a une
fois de plus opéré sa conversion, en mettant ses journaux à la dévotion de ses
ennemis de la veille : S.M. Mohamed V et l’Istiqlal. Vraiment, une belle page
pour la presse dite française du Maroc !

18
La diffa est un repas de jour de fête. On y mange assis en cercle sur des
coussins autour de tables basses. Le maître de maison ne se met pas à table, et
veille à ce que ses convives fassent bonne chère. Les femmes demeurent
invisibles, mais la bienséance veut que les femmes européennes qui sont
invitées à la « diffa » aillent à son issue leur rendre une courte visite dans
leurs appartements.
1) Alla El Fassi et Balafrej, étaient les meneurs de l’Istiqlal. El Ouazzani
est le Chef du Parti Démocrate de l’Indépendance (P.D.I.), qui a été évincé du
pouvoir lors du 1er remaniement ministériel.

19
La France, aux termes du traité de Fès de 1912 était de droit chargée de la
représentation du Maroc auprès des nations étrangères. Le Président
Roosevelt commettait donc une incorrection grave vis-à-vis de notre pays en
excluant de l’entretien son représentant le Résident Général. Mais sur
l’attitude de M. Roosevelt à l’égard de la France il y aurait long à dire. Je ne
puis que conseiller la lecture du livre écrit par son fils Elliot : « Mon père m’a
dit ».

20
Grâce à Dieu, la Maréchale Lyautey est décédée à Casablanca en 1953, avant
d’avoir vu la ruine de l’œuvre de son mari, à laquelle elle avait tant contribué
par sa charité. Elle repose à ses côtés dans le mausolée de Rabat.

21
Les Oulemas composent le Collège chargé d’élire le Sultan, qui est choisi
parmi les membres de la famille des Alaouites.

22
« Sidna » signifie le Seigneur, le maître. Textuellement Notre Seigneur.

23
Le « Mokkadem » est le chef d’un derb, c’est-à-dire d’un quartier.
24
M. Francis Lacoste, diplomate de carrière, ne doit pas être confondu avec M.
Lacoste, qui fut ministre résidant à Alger jusque peu avant le 13 mai 1958.

25
« Lyautey assassiné », paru à « Volonté Française », 140, Boulevard St-
Germain, Paris.

26
Des manifestations également regrettables s’étaient produites à Casablanca.
En ville européenne, des boutiques d’épiciers indigènes avaient été
saccagées. Des voitures conduites par des Marocains avaient été incendiées.
Ces manifestations ne trouvaient d’excuse que dans l’exaspération de la
foule, qui s’estimait insuffisamment protégée contre le terrorisme, et qui
voulait venger ses morts. Ces manifestations ne servaient pas à ramener le
calme dans les esprits.

27
Ce sont les colonnes du journal bien pensant « Le Figaro », qui ont accueilli
la prose venimeuse de M. François Mauriac. Juste récompense de ses
services, le « Figaro » a été récemment interdit au Maroc, et son envoyé
spécial, M. Duquaire, a été expulsé. Je m’empresse d’ailleurs de préciser que
la conduite de celui-ci a toujours été irréprochable du point de vue français.
Son expulsion est toute à son honneur.

28
Cette cérémonie de la soumission s’appelle encore Targuiba.

29
Il importe de rappeler que le Général Boyer de la Tour, fidèle à la parole
d’honneur, qu’il avait donnée à S.M. Mohamed Ben Arafa avant son départ
pour Tanger, que Mohamed Ben Youssef ne remonterait pas sur le trône,
remit sa démission au Gouvernement Français, quand celui-ci, violant la
promesse faite, décida du contraire. Il fut remplacé par l’ineffable M. Dubois
(A.L., Dubois), Préfet de Police de la Seine. Encore une trouvaille.

30
A plusieurs reprises, M. Guy Mollet a déclaré, que M. Pinay était le chef de
« la plus bête des droites » qu’il ait connues. Est-ce par courtoisie que le
leader socialiste n’inverse pas les termes ?

31
A cette époque, un ami, qui connaissait bien M.A. L. Dubois, m’a dit :
« C’est un malin. Tant qu’il restera à Rabat, les Français n’ont rien à craindre.
Le jour où il sentira que les choses se gâtent, il s’en ira ». Effectivement,
soudain attiré par la profession journalistique, M. Dubois donna sa démission
de son poste d’ambassadeur à Rabat, peu avant les événements de Meknès.

32
« Lyautey assassiné » d’André Figueras déjà cité.

33
A la suite des faits que je rapporte, le Général Burgound, qui avait succédé au
Général Boyer de la Tour comme Commandant Supérieur des Troupes
Françaises au Maroc, fut envoyé en A.O.F.

34
Un groupement dénommé « Conscience Française », réunissant quelques
dizaines de personnes, et représenté en l’occurence par un médecin et un
avocat, dont toute l’ambition se borne à copier servilement son confrère, Me
J.C. Legrand — j’aurai la charité de taire les noms — eut l’indignité
d’adresser au Sultan un télégramme flétrissant l’arrestation des bandits du
F.L.N., et déclarant qu’elle constituait « une honte pour la France ». On
attend toujours la protestation de « Conscience Française » contre les
massacres de Meknès. Ce devait encore être la France qui en était
responsable.

35
L’avocat Jean-Charles Legrand, radié du Barreau de Paris, pour faute
professionnelle, collaborateur notoire pendant la guerre, et que le Barreau de
Casablanca a eu la faiblesse d’admettre en son sein en 1948, n’a pas hésité,
en 1954, devant le Tribunal Militaire siégeant à Marrakech, à dire : « Ces
hommes — il s’agissait des terroristes, qu’il défendait — qu’on appelle des
tueurs, et qui n’en sont pas, et que moi, j’appelle : « les Combattants du
Roi ».
C’est ce même avocat qui a comparé ces hommes, qui déposaient des
bombes, lesquelles tuaient indistinctement hommes, femmes et enfants, aux
résistants français.
Au soir du 14 Juillet 1955, après l’éclatement de la bombe de la place Mers
Sultan, la foule, dans son indignation, se précipita au domicile de J.C.
Legrand. Celui-ci s’empara de son revolver, fit feu, et tua un malheureux
jeune homme. A la suite de ces faits, Legrand fut expulsé du Maroc, où il ne
rentra qu’après le retour de Mohamed Ben Youssef. Pour le meurtre, il a
bénéficié d’une ordonnance de non-lieu, le Magistrat instructeur ayant estimé
qu’il se trouvait en état de légitime défense. Il n’en porte pas moins, aux yeux
des Français du Maroc, la responsabilité morale de cette mort. Aujourd’hui,
Legrand est Conseiller auprès du Ministre de la Justice Marocaine, ce qui
démontre que la trahison est parfois rentable.

36
Un pourboire conséquent.

37
A cette occasion, les représentants de la France — cela va de soi — et aussi
tout le Corps Diplomatique, quittèrent la Tribune Officielle.

38
Les tracts, qui étaient censés émaner d’éléments berbères hostiles au Sultan et
à sa famille, avaient été rédigés et ronéotypés par deux anciens membres du
groupement « Présence Française ». Ils ont payé de longs mois de prison leur
imprudence. Je reste persuadé qu’à défaut de ce prétexte, le Directeur de la
Sûreté Nationale du Maroc en eut trouvé un autre, pour procéder à ces
expulsions décidées de longue date.

39
Aux dernières nouvelles, le Capitaine Moureau aurait été fusillé récemment à
Akka, dans le Sud Marocain.

40
Lettre citée par André Maurois dans son livre « Lyautey » aux éditions Plon.

41
Casablanca était alors une des villes du monde, où on construisait le plus.
42
Enquête parue dans le n° d’Avril 1957 de la Revue « Réalités ».

43
Je ne partage pas l’opinion de M. Isabel, quand il estime légitime que les
Français ne soient embauchés qu’après les Marocains. En effet, en raison des
services rendus par leur pays au Maroc, les Français devraient bénéficier d’un
traitement d’égalité. C’est ce qu’il eût fallu définir dans ce que j’ai appelé le
statut privilégié des Français au Maroc.

44
Le Monde des 19 et 20 Octobre 1958.

45
En Mai 1958, le nombre des sans travail était de 600.000. Dans ce chiffre ne
figurent pas les chômeurs volontaires, qui sont foule dans les pays
méditérannéens.

46
Je n’invente rien. La crédulité du peuple marocain est si grande qu’après le
départ en exil du Sultan, les meneurs de l’Istiqlal répandirent le bruit, qu’il
apparaissait chaque soir dans la lune, et on eut le spectacle de quantité de
femmes arabes montant sur les terrasses dans l’espoir de l’apercevoir.

47
Propos rapporté par André Figuéras dans « Lyautey assassiné ».

48
Lors de la déposition de Mohamed Ben Youssef, l’Espagne crut habile de se
désolidariser de la France et, à l’occasion, donna asile aux terroristes dans la
zone Nord, où s’étendait son Protectorat. Elle n’y gagna que d’être obligée de
reconnaître, elle aussi, l’indépendance du Maroc.

49
Ecœuré par l’attitude des parlementaires, qui en pleine guerre, poursuivaient
leurs intrigues, Lyautey donna sa démission et demanda à retourner au
Maroc, où le Général Gouraud avait assuré son intérim.
50
Allal El Fassi n’a rien d’un occidental. C’est un oriental persuadé de la
supériorité de la culture arabe. Il a dit un jour, qu’il ne voyait aucun
inconvénient à ce que les Marocains aident les Français à démolir les
barrages, que ceux-ci ont construits dans le pays.

51
Lettre reproduite par André Figuéras, dans son livre « Lyautey assassiné ».

52
Il est nécessaire que j’insiste, en donnant quelques noms, sur l’attitude
révoltante d’un petit nombre d’individus, qui desservent au mépris de
l’honneur la cause de la France et des Français du Maroc.
J’ai déjà dit quelle fut l’attitude du groupement dénommé « Conscience
Française » lors de l’arrestation de Ben Bella et des massacres de Meknès.
Il y a quelques mois, S.M. le Roi inaugurait à Casablanca la : « Maison des
Orphelins de la Résistance », c’est-à-dire des tueurs de Français. Que des
Marocains s’y soient trouvés, c’est normal. Je suis à présent fixé sur la valeur
de l’amitié franco-marocaine, dont on continue à nous rabâcher les oreilles.
Mais des Français n’ont pas rougi d’y assister : Mme Grevin, la femme du
médecin, Mme Calamel, présidente de la Croix Rouge Française, le
Conseiller Morère, et cet olibrius de Padovani, qui se prend pour un
diplomate parce qu’il est Consul de Monaco... Les noms ayant figuré le matin
dans « Le Petit Marocain », qui avait pieusement rendu compte de la
cérémonie, ils en furent tellement gênés, car s’ils souhaitaient retirer un profit
de leur présence, ils en déclinaient la publicité, qu’ils les firent supprimer
dans le numéro de « La Vigie », qui paraît l’après-midi.
A ce palmarès heureusement limité de mauvais Français du Maroc,
j’ajouterai encore ces valets de la plume qui, comme la dénommée Christiane
Darbor, de son vrai nom Couerbe, compagne de voyage de Ben Bella, ont
loué leurs services à des journaux marocains comme l’Istiqlal, dont les
colonnes ne sont remplies que d’attaques contre la
France, ainsi que les « Ferdonnet », de la radiodiffusion marocaine et de la
Tribune Publique du Dimanche soir...
Il y a partout des lâches et des s... Il fallait leur faire un sort. Mais à présent
brûlons du souffre et passons...
53
Sous le protectorat, en 1954, avaient été promulgués des textes prévoyant
l’indemnisation des victimes du terrorisme, aussi bien marocaines,
qu’européennes. A ces fins, une commission administrative avait été créée à
Rabat. Elle a cessé de fonctionner en 1956, dès la proclamation de
l’Indépendance, le nouveau gouvernement chérifien ayant renié les
engagements pris sous le Protectorat. Encore un point qui n’a fait l’objet
d’aucun règlement entre les deux Etats. De ce fait, beaucoup de victimes ou
ayants droit n’ont pu faire fixer le montant des indemnités auxquelles ils
pouvaient prétendre, et l’Ambassade de France à Rabat leur distribue de
temps à autre des secours. Cette situation est d’autant plus injuste et
intolérable pour ces victimes, que les premières ont été indemnisées. Aucun
parlementaire ne s’en est ému, que je sache. Il est vrai, que les Français au
Maroc ne sont pas électeurs.
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