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Presence Totale
Presence Totale
[1883-1951]
Membre de l’Institut
Professeur au Collège de France
(1934)
LA PRÉSENCE
TOTALE
Un document produit en version numérique par un bénévole, ingénieur français
qui souhaite conserver l’anonymat sous le pseudonyme de Antisthène
Villeneuve sur Cher, France. Page web.
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à partir du livre de :
Louis Lavelle
LA PRÉSENCE TOTALE.
Louis Lavelle
LA PRÉSENCE TOTALE
REMARQUE
Cette œuvre n’est pas dans le domaine public dans les pays où il
faut attendre 70 ans après la mort de l’auteur(e).
[251]
Avertissement [5]
Introduction [7]
Première partie :
la découverte de l’être [23]
Deuxième partie :
l’identité de l’être et de la pensée [61]
Troisième partie :
la dualité de l’être et de la pensée [109]
Quatrième partie :
la présence dispersée [157]
Cinquième partie :
la présence retrouvée [209]
[2]
Du même auteur
[5]
La présence totale
AVERTISSEMENT
[7]
La présence totale
INTRODUCTION
[12]
Dira-t-on que c’est par une extrapolation illégitime que nous dé-
passons la correspondance actuelle de telle opération et de telle
donnée, que rien ne nous autorise à poser un acte parfait qui résorbe
en lui toutes les données, et que cet acte premier ne peut être rien de
plus, à l’égard de notre propre conscience, qu’un acte de foi ? Mais
nous sommes ici au delà de toutes les oppositions que l’on peut éta-
blir entre l’expérience, la raison et la foi, au foyer même d’où elles
jaillissent. C’est en lui que la conscience se constitue en découvrant
à la fois l’indivisibilité de l’acte qui la fait être et l’extériorité de
toutes les données qui n’ont point de subsistance par soi et suppo-
sent toujours une relation avec un acte limité et empêché ; en créant
elle-même un trait d’union entre ces deux infinités de la source où
elle s’alimente et de l’objet vers lequel elle tend ; en rendant possi-
ble et en réalisant la communion de tous les êtres particuliers dans
l’unité du même univers, et la solidarité de tous les phénomènes
dans l’unité de la même pensée ; en retrouvant la présence actuelle
et inévitable de la totalité de l’être en chaque instant et en chaque
point. Et l’on conçoit volontiers que cet acte universel, [13] dont
nous parlons, mérite d’être nommé un acte de foi, s’il est vrai qu’il
ne peut jamais devenir un pur objet de connaissance, qu’il dépasse
toujours tout ce qui nous est donné, qu’il n’est jamais saisi que par
notre volonté de consentir à coopérer avec lui, de telle sorte que,
bien qu’il soit lui-même la condition de tout ce qui peut être posé, il
ne peut être posé en nous et par nous qu’à proportion de notre pro-
pre puissance d’affirmation et qu’il mesure toujours l’élan, l’ardeur
ou la défaillance de notre attention, de notre générosité et de notre
amour.
Nous savons toutes les réserves et toutes les suspicions que fera
naître l’effort pour porter d’emblée la conscience au niveau de
l’Être. Mais, sans la conscience, nous ne serions rien de plus qu’un
objet, c’est-à-dire que nous existerions seulement pour un autre, et
comme une apparence dans sa propre conscience. Toutefois, il ne
faut pas non plus considérer notre conscience personnelle comme la
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 14
les fait être : c’est pour cela qu’ils se propagent toujours sans se re-
trancher jamais. Le propre de la compensation, c’est seulement
d’exprimer cette loi de justice qui, semblable au déterminisme dans
le monde des corps, exige, à chaque instant, le maintien d’une har-
monie entre toutes les formes particulières de l’être réalisé, nous
astreint, en inscrivant notre propre figure dans la trame de l’univers,
à modifier, du même coup, la figure de l’univers tout entier, nous
interdit aucun recommencement, mais nous oblige pourtant à perce-
voir dans chacun de nos actes un retentissement infini, de telle sorte
qu’aucun d’eux ne se perde et qu’il n’y ait aucun mérite qui ne trou-
ve quelque part son efficacité, ni aucune faute qui n’appelle quelque
part sa réparation, dussent-elles à jamais nous demeurer inconnues
l’une et l’autre.
[20]
La philosophie dont on présente ici les principes essentiels
n’innove rien. Elle est une méditation personnelle dont la matière est
fournie par cette « philosophia perennis » qui est l’œuvre commune
de l’humanité, dont toutes les consciences doivent prendre posses-
sion à leur tour, et que chacune d’elles, donnant et recevant à la fois,
acceptant d’être indivisiblement à l’égard des autres « médiatisée et
médiatrice », doit continuer seulement à promouvoir. Si l’on vient à
s’en détourner, c’est parce que l’on succombe à quelque curiosité
particulière, ou à ce besoin de divertissement qui ne peut être satis-
fait que par une apparence de nouveauté, ou à ce manque de force et
de courage qui nous empêche de saisir les vérités les plus simples et
d’y conformer notre conduite. L’homme croit toujours pouvoir in-
venter le monde : mais alors il le quitte et cesse de le voir. Si l’être
nous est toujours et tout entier présent, l’orgueil des plus belles in-
ventions doit plier devant l’humilité de la plus pauvre découverte.
Notre existence propre, qui est à la fois distincte de la totalité du réel
et en communication incessante avec elle, ne peut se réaliser que
dans la lumière : les ténèbres l’abolissent, la connaissance [21] la
délivre et la multiplie. Là est la vérité éternelle de l’intellectualisme.
Mais la lumière n’est donnée qu’à celui qui la désire et qui la cher-
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 18
che. Elle n’est gardée que par celui qui l’incorpore à sa puissance
d’aimer et de vouloir. Et l’intellectualisme est stérile s’il n’est pas
pénétré de spiritualité.
Il est difficile d’admettre que les hommes puissent entrer en dis-
sension sur la poursuite d’un tel idéal. Mais la vérité, qui est com-
mune à tous, produit en chacun d’eux une révélation particulière, et
nous nous querellons parce que nous voulons que ces révélations se
ressemblent et non point qu’elles convergent. Cependant la guerre
ne peut régner qu’entre les corps où la destruction de l’adversaire
assure l’hégémonie du vainqueur. Au contraire, chaque esprit a be-
soin de tous les autres pour le soutenir, pour l’éclairer, pour prolon-
ger et compléter la vision de l’univers qu’il a lui-même obtenue. Les
différents esprits ne se sentent rivaux que par un amour-propre char-
nel dont ils n’ont point encore réussi à se dépouiller ; c’est pour le
défendre que chacun pense être seul à servir la vérité ; à mesure
qu’ils se purifient, ils s’apaisent, se réconcilient, et mettent leurs
forces [22] en commun. Chacun doit fixer le regard le plus ferme sur
la vérité qui lui est donnée, mais il sait que ce n’est jamais qu’un
aspect de la vérité totale ; s’il la communique à quelque autre, il faut
que ce soit avec prudence, pour lui proposer et lui demander une
aide, et non point pour le contraindre ou le scandaliser.
Dans les pages qui suivent, on s’est efforcé de maintenir un
contact vivant avec une réalité à l’intérieur de laquelle il nous sem-
ble que le moi doit pénétrer pour comprendre sa propre nature, ses
limites, et la possibilité de son accroissement : si on est tombé dans
quelque illusion, c’est faute d’avoir su s’y établir. Les erreurs que
l’on a pu commettre ne seront pas inutiles si elles contribuent à rete-
nir sur la même pente tous ceux qui, sans cet exemple, auraient eu
peut-être spontanément pour elles la même complaisance.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 19
[23]
La présence totale
Première partie
LA DÉCOUVERTE
DE L’ÊTRE
[24]
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 20
[25]
Première partie.
La découverte de l’être
Chapitre I
LE MOI RECONNAÎT
LA PRÉSENCE DE L’ÊTRE
Il y a une expérience initiale qui est impliquée dans toutes les au-
tres et qui donne à chacune d’elles sa gravité et sa profondeur : c’est
l’expérience de la présence de l’être. Reconnaître cette présence,
c’est reconnaître du même coup la participation du moi à l’être.
Personne sans doute ne peut consentir à cette expérience élémen-
taire, en la prenant dans sa simplicité la plus dépouillée, sans éprou-
ver une sorte de frémissement. Chacun avouera qu’elle est primitive,
ou plutôt qu’elle est constante, qu’elle est la matière de toutes nos
pensées et l’origine de toutes nos actions, que toutes les démarches
de l’individu la supposent et la développent. — Mais, cette constata-
tion une fois faite, on passe vite : il suffit désormais [26] qu’elle res-
te implicite ; et nous nous laissons attirer ensuite par les fins limi-
tées que nous proposent la curiosité et le désir. Ainsi notre cons-
cience se disperse ; elle perd peu à peu sa force et sa lumière ; elle
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 21
[28]
Première partie.
La découverte de l’être
Chapitre II
LA VIE DE L’ESPRIT
EST UNE COMPLICITÉ
AVEC L’ÊTRE.
[31]
Première partie.
La découverte de l’être
Chapitre III
LA POSSESSION DE L’ÊTRE
EST LE BUT DE TOUTE
ACTION PARTICULIÈRE.
Quand nous disons que l’être est présent au moi et que le moi lui-
même participe à l’être, nous énonçons le thème unique de toute
méditation humaine. Il est facile de voir que ce thème est d’une ri-
chesse infinie. Il est le fondement de toutes nos connaissances parti-
culières qui s’y trouvent par avance enveloppées : mais elles ne sont
pour nous que des moyens de réaliser dans une sorte de nudité la
confrontation de notre propre intimité avec l’intimité même de
l’univers.
Il est évident que la présence de l’être doit être l’objet d’une in-
tuition et non pas d’une déduction : car on ne pourrait trouver un
principe plus haut d’où elle pourrait être dérivée. Toutes les déduc-
tions s’appuient [32] sur elle, s’accomplissent en elle et trouvent en
elle leur vérification. Mais elle est en même temps la fin de toutes
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 26
[35]
Première partie.
La découverte de l’être
Chapitre IV
LA DÉCOUVERTE DU MOI
CONTIENT DÉJA LA DÉCOUVERTE
DE L’ÊTRE.
[38]
Première partie.
La découverte de l’être
Chapitre V
LA CONNAISSANCE EST
DE PLAIN-PIED AVEC L’ÊTRE.
[42]
Première partie.
La découverte de l’être
Chapitre VI
LA PRÉSENCE DE L’ÊTRE CRÉE
NOTRE PROPRE INTIMITÉ
À L’ÊTRE.
[47]
Première partie.
La découverte de l’être
Chapitre VII
L’INTIMITÉ À L’ÊTRE
NE DIFFÈRE PAS DE
L’INTIMITÉ À SOI-MÊME.
gère déjà une présence [50] possible infiniment plus vaste que la
portion du réel à laquelle notre conscience est actuellement présente.
Cette présence possible et échelonnée deviendrait une présence réel-
le et simultanée pour une pensée beaucoup plus puissante que la nô-
tre. Et l’on pourrait alors concevoir la présence de l’être total com-
me indiscernable de la pensée infinie.
En se reconnaissant la possibilité idéale de se donner à lui-même
toute présence dont il est actuellement privé, le moi revendique un
droit d’incursion sur tout le domaine de l’être. Dès lors, on ne gagne
rien à prétendre que la présence absolue n’est qu’une extension de la
présence subjective, car cela revient à considérer celle-ci comme
une limitation de la présence universelle. C’est soutenir que la pré-
sence ne change pas de nature lorsque son contenu s’agrandit. Ainsi,
au lieu de se borner à dire avec le subjectivisme que nous ne pou-
vons pas sortir de nous-même, il est légitime d’affirmer que nous
pouvons pénétrer partout, précisément parce que, étant intérieur à
l’être, nous avons en quelque sorte accès dans toutes les parties de
son immensité.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 40
[51]
Première partie.
La découverte de l’être
Chapitre VIII
LA CONSCIENCE EST
UN DIALOGUE AVEC L’ÊTRE.
[56]
Première partie.
La découverte de l’être
Chapitre IX
LA PRÉSENCE DE L’ÊTRE
ILLUMINE L’APPARENCE
LA PLUS HUMBLE.
[61]
La présence totale
Deuxième partie
L’IDENTITÉ DE L’ÊTRE
ET DE LA PENSÉE
[62]
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 47
[63]
Deuxième partie.
L’identité de l’être et de la pensée
Chapitre I
LA PENSÉE NE SE DISTINGUE
DE L’ÊTRE QUE PAR
SON INACHÈVEMENT.
s’il est vrai qu’elle reçoit son mouvement de plus haut, même quand
elle cherche et quand elle tâtonne, si enfin elle se perfectionne dans
le temps en se conformant de plus en plus étroitement à son objet,
on demandera comment elle peut concevoir cet objet qu’elle distin-
gue d’elle-même et avec lequel elle aspire à s’identifier. En disant
qu’elle ne peut le considérer que comme son propre achèvement ou
sa propre perfection, on veut dire que l’objet n’est point, par rapport
à elle, dans un univers séparé, qu’il ne lui appartient pas d’en pren-
dre possession grâce à une sorte de détente ou de renoncement en
laissant envahir par lui sa propre puissance passive et réceptive,
comme le soutiennent certains défenseurs de l’intuition, mais qu’au
contraire l’objet ne peut, au moment où il est atteint, donner à la
pensée une satisfaction plénière que parce qu’il se confond avec son
pur exercice, de telle sorte que, si le contenu du réel paraît [65] être
devenu d’une transparence absolue, c’est qu’en fait ce contenu s’est
évanoui : alors seulement il n’oppose plus à l’esprit aucune résistan-
ce, même pas cette résistance purement logique que crée la dualité.
On vérifie ainsi une fois de plus que notre pensée se trouve pla-
cée à mi-chemin entre un objet encore inconnu, dont elle détache par
l’analyse une suite d’aspects qui forment les états de la conscience
subjective, et un objet parfaitement connu, qui est le terme de son
effort, qui recouvre l’objet primitif auquel elle s’était appliquée
d’abord, et qui doit être conçu désormais comme une idée pure, bien
que la conscience, inséparable de l’individu et distincte par essence
de l’objet quelle enveloppe, se retire nécessairement de celui-ci au
moment où, par sa plénitude même, elle vient se confondre avec lui.
L’écart entre la pensée et l’être, c’est donc l’écart entre une pensée
inachevée et une pensée achevée, entre une pensée qui se cherche et
une pensée qui se trouve.
On comprendra dès lors pourquoi il y a entre l’idée et le réel à la
fois homogénéité, distinction et liaison. Il y a entre eux homogénéi-
té, ou en d’autres termes le semblable seul peut connaître le sembla-
ble, puisque la pensée doit participer à l’être [66] et que l’être au-
quel la pensée s’applique ne peut être pensé lui-même que comme
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 49
une pensée sans limitation. Il y a entre eux une distinction, car cette
distinction est la condition sans laquelle une pensée individuelle,
limitée et imparfaite, mais capable de progrès, c’est-à-dire une cons-
cience, ne pourrait pas se constituer. Enfin, la liaison de ces deux
termes est la loi selon laquelle, au sein d’une pensée totale, s’insère
une pensée particulière qui tient de la première à la fois son origine
et son essence, mais qui se meut dans le temps et qui, pour rendre
sienne l’activité primitive à laquelle elle participe, doit rompre
l’unité de celle-ci en opposant l’être à la pensée et chercher ensuite à
les unir empiriquement dans un admirable circuit, toujours recom-
mencé et toujours incapable d’être fermé, qui constitue la vie émou-
vante de tous les esprits finis.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 50
[67]
Deuxième partie.
L’identité de l’être et de la pensée
Chapitre II
LA PENSÉE DE L’ÊTRE PORTE
DÉJA EN ELLE L’ÊTRE MÊME
QU’ELLE PENSE.
[73]
Deuxième partie.
L’identité de l’être et de la pensée
Chapitre III
L’IDÉE DE L’ÊTRE
CONTIENT TOUTES LES IDÉES
PARTICULIÈRES.
Dira-t-on que, quelle que soit la manière dont l’être puisse être
considéré, c’est toujours la pensée qui le considère et qu’elle ne doit
par suite atteindre sous ce nom qu’une idée et même la plus abstraite
de toutes ? Ainsi, en attribuant à la pensée une sorte d’ascendant par
rapport à l’être, dont on fait un objet pour la pensée, on est amené à
regarder l’être comme une idée particulière parmi beaucoup
d’autres. Le problème métaphysique se pose alors sous la forme sui-
vante : entre tous les termes possibles de la pensée, y en a-t-il un qui
mérite proprement le nom d’être, quel est ce terme et quel droit
avons-nous de le poser ?
Pour que l’être devînt une idée particulière il faudrait le définir,
c’est-à-dire limiter [74] son idée de quelque manière en l’opposant à
quelque autre idée qui serait limitée autrement. Mais cette entreprise
se heure à d’insurmontables difficultés. Car si on essaie de saisir
l’être sous la forme d’une idée indépendante, en la distinguant de
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 55
toutes les autres idées qui forment justement son contenu, on voit
cette idée s’appauvrir peu à peu, puis se volatiliser et s’évanouir. Il
devient impossible de la déterminer, puisque tous les caractères que
l’on essaierait de lui accorder seraient l’objet de quelque autre idée
particulière. Ainsi l’idée de l’être serait la plus déficiente de toutes
et, par une sorte de paradoxe, elle serait la plus éloignée de son objet
et la plus proche du néant.
Cependant on n’en continue pas moins à opposer le néant à
l’être. Mais ce ne peut être qu’en conférant maintenant à celui-ci
quelque réalité, au moins comme objet de pensée : il devient ainsi
l’acte positif par lequel l’idée de l’être est niée. Et dès lors on est
naturellement incliné à introduire entre l’être et le néant une série de
termes intermédiaires qui expriment précisément toute la richesse du
monde. Entre la simple affirmation et la simple négation viennent
prendre place toutes les opérations mixtes [75] qui participent de
l’une et de l’autre et par lesquelles nous appréhendons tous les ob-
jets particuliers.
Mais ce sont là des artifices de la logique pure destinés à nous
donner l’illusion de reconstruire le monde dans l’abstrait, quand
nous ne faisons qu’introduire en lui notre activité concrète et parti-
cipée. Il est évident qu’il ne faut pas s’étonner, dans une telle
conception, qu’aucune idée ainsi isolée ne puisse coïncider avec
l’être, l’idée de l’être moins que toutes les autres, bien que toutes,
même l’idée du néant, participent à l’être. C’est qu’en réalité il est
nécessaire de distinguer autant de formes de l’être que de termes
auxquels la pensée s’applique. En ce sens, tout objet de la pensée est
lui-même un être, y compris le néant : puisqu’on ne peut le nommer
sans en faire une idée actuelle, il y a contradiction à vouloir
l’opposer à l’être et par conséquent à le mettre hors de lui. D’une
manière plus générale, tous les termes que l’on distingue de l’être en
sont des aspects. Toutes les idées abstraites sont obtenues par une
analyse de l’être, mais l’être qui les contient toutes et qui est le prin-
cipe vivant de leur séparation et de leur accord est aussi la seule idée
qui ne soit ni séparée ni abstraite. [76] Ainsi, en demandant quel est
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 56
[79]
Deuxième partie.
L’identité de l’être et de la pensée
Chapitre IV
L’ÊTRE EST LA TOTALITÉ
DU POSSIBLE.
[85]
Deuxième partie.
L’identité de l’être et de la pensée
Chapitre V
L’ÊTRE D’UNE CHOSE
EST IDENTIQUE À LA RÉUNION
DE TOUS SES ATTRIBUTS.
née, la réalité l’est aussi. Et sur ce point nous sommes d’accord avec
le sens commun contre la spéculation. On ne peut parler de
l’existence d’une chose sans admettre en même temps la présence en
elle de la totalité de ses déterminations. Or, si l’on suppose au
contraire que l’existence est un simple schéma conceptuel auquel il
faut adjoindre, pour lui donner une valeur concrète, un ensemble de
qualités, on admet d’une manière contradictoire que l’on peut poser
une existence pure qui ne serait l’existence de rien, — non pas mê-
me l’existence d’une idée, puisqu’une telle existence serait concrète
et plénière dans son ordre, — mais une pure existence en idée, à la-
quelle on conférerait ensuite une sorte d’existence nouvelle qui se-
rait la seule existence réelle, le jour où on l’enrichirait par des attri-
buts qui, sans participer primitivement à l’être, seraient capables
pourtant, en s’unissant à cette existence abstraite, d’engendrer
l’existence concrète.
[87]
Mais qui ne voit que l’existence, au lieu d’être une sorte de
schéma abstrait et pour ainsi dire de cadre notionnel de toutes les
autres notions, exprime au contraire la plénitude parfaite de chacune
d’elles ? Car ce n’est que lorsqu’un acte intellectuel est entièrement
déterminé et qu’il n’y a plus rien en lui d’abstrait, c’est-à-dire
d’inachevé, qu’il coïncide avec la réalité. Jusque-là, la distinction
persiste toujours entre la connaissance et l’être : mais la perfection
d’une connaissance ôte à celle-ci son caractère subjectif, la dénoue
des lisières dans lesquelles l’enferme la perspective de chaque cons-
cience et nous permet par conséquent de la confondre avec l’être lui-
même. Et si l’on prétend que cette perfection ne peut être qu’idéale,
nous sommes prêts sans doute à le reconnaître, mais nous nous de-
mandons comment, dans une connaissance imparfaite, se réalise la
distinction entre la représentation et l’objet, sinon parce que nous
considérons l’objet comme une représentation qui serait achevée. Il
ne faut pas s’étonner par suite si la notion de conscience implique
toujours une limitation de l’être pensant sans laquelle la représenta-
tion et l’objet représenté seraient indiscernables. Mais dès lors on se
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 64
rend [88] compte que l’être est sans doute la plus riche de toutes les
notions puisque nous ne pouvons employer ce terme légitimement
que lorsque la connaissance ne trouve plus rien à ajouter à l’image
qu’elle se fait du réel. C’est qu’alors, au lieu d’une image, on se
trouve en présence du réel lui-même.
On objectera que, si cette idée de l’achèvement se confond avec
l’idée même de l’être, il n’y a pas une seule idée de l’être, mais une
infinité, autant d’espèces d’être qu’il y a d’objets différents formés
d’un ensemble défini d’attributs particuliers. Mais on ne peut mé-
connaître que la notion de l’achèvement reste la même, quels que
soient les différents éléments dont la réunion constitue précisément
à nos yeux chaque objet individuel. Et ce paradoxe reçoit une justi-
fication si l’on s’aperçoit, d’une part, qu’à l’intérieur de tout objet il
y a une richesse inépuisable d’attributs, d’autre part, que chaque ob-
jet se trouve en fait relié à tous les autres, de telle sorte que les diffé-
rents objets contiennent en eux le même tout et qu’ils ne se distin-
guent que par la vue ou la perspective originale que chacun d’eux
nous ouvre sur lui. On voit donc que si c’est par sa liaison avec tous
les autres que chaque objet se réalise [89] et s’achève, la notion
d’être ou d’achèvement est partout la même. Elle se confond avec la
notion même de cet univers indivisible à l’intérieur duquel chaque
terme particulier est suspendu par les mêmes fils innombrables qui
viennent se recroiser en lui comme en tous.
[90]
Deuxième partie.
L’identité de l’être et de la pensée
Chapitre VI
LA PENSÉE TOTALE
ET LA TOTALITÉ DE L’ÊTRE
SONT INDISCERNABLES.
[96]
Deuxième partie.
L’identité de l’être et de la pensée
Chapitre VII
L’ÊTRE EST UN ACTE
OMNIPRÉSENT ET NON PAS
UNE SOMME.
Mais s’il est utile de toujours considérer l’idée du tout afin que
l’unité de l’être ne cesse de nous être présente, on ne saurait mécon-
naître pourtant que la seule considération de l’extension de l’univers
risquerait de nous disperser en nous invitant à abandonner chacune
des formes particulières de l’être, dès la première rencontre, afin de
courir sans trêve de l’une à l’autre. Aussi est-il bon de se souvenir
aussitôt que le tout est présent dans chacune d’elles et qu’il s’agit
pour nous de pouvoir l’y retrouver grâce à un regard assez pénétrant.
Dans ce sens on pourrait dire que les esprits les plus forts sont ceux
qui saisissent l’être dans sa simplicité plutôt que dans sa variété, qui
recherchent non pas une connaissance en largeur, qu’on obtient en
parcourant pour les réunir le plus grand nombre possible des aspects
du réel, mais une connaissance en profondeur qu’on obtient en ban-
nissant toute vaine curiosité, en demeurant dans une sorte
d’immobile activité qui nous permet, au-dessous de chaque aspect
du réel, même le plus humble, d’atteindre l’origine concrète et la
racine commune de toute diversité. Lorsqu’un contact toujours iden-
tique et toujours nouveau, et qui, s’il n’est pas maintenu par une in-
cessante opération, [100] s’abolit aussitôt, est réalisé entre notre
conscience et l’unité de la présence universelle, la contemplation
des formes multiples de l’existence nous donne une joie pleine de
sécurité qui, sans nous troubler et sans nous divertir, met à la portée
de notre sensibilité cette abondance infinie que la première expé-
rience intellectuelle de l’être nous avait fait pressentir et, en droit,
livrée déjà tout entière.
[101]
Deuxième partie.
L’identité de l’être et de la pensée
Chapitre VIII
LA PRÉSENCE FONDE
TOUTES LES DIFFÉRENCES
PLUTÔT QU’ELLE
NE LES CONTIENT.
[105]
Deuxième partie.
L’identité de l’être et de la pensée
Chapitre IX
L’ÊTRE PUR, QUI EST TOUT,
N’EST RIEN DE PARTICULIER.
[109]
La présence totale
Troisième partie
LA DUALITÉ DE L’ÊTRE
ET DE LA PENSÉE
[110]
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 81
[111]
Troisième partie.
La dualité de l’être et de la pensée
Chapitre I
LA PENSÉE DISCURSIVE INSCRIT
DANS L’ÊTRE TOUTES
SES OPÉRATIONS.
car il est également vrai de dire d’une part, que le tout subsiste hors
de la pensée individuelle et que celle-ci ne réussira [116] jamais à
s’identifier avec lui, et d’autre part, que notre pensée, si elle était
poussée jusqu’à son point de perfection, c’est-à-dire si elle pouvait
s’achever, viendrait coïncider rigoureusement avec son objet, de tel-
le sorte que, comme on l’a vu, l’objet lui-même pourra être défini
comme étant une pensée parfaite, mais une pensée sans dualité et
par conséquent sans conscience.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 85
[117]
Troisième partie.
La dualité de l’être et de la pensée
Chapitre II
L’AVÈNEMENT
DU PARTICULIER EST
UN EFFET DE L’ANALYSE.
C’est parce que l’existence ne peut être attribuée qu’à ce qui est
complet et achevé, ou à ce qui se suffit, que la notion d’existence ne
peut convenir primitivement qu’au tout ; et puisque hors du tout il
ne peut rien y avoir, cette notion est parfaite et immuable, elle ne
peut subir ni accroissement ni diminution. Cette observation nous
conduit à deux conséquences : la première, c’est que l’existence
n’appartient aux êtres particuliers que dans la mesure où ils font par-
tie du tout, la seconde, c’est que la seule méthode légitime dont
l’intelligence puisse se servir est la méthode analytique. C’est donc
dans le tout achevé que nous devons distinguer toutes les formes de
l’inachèvement, c’est-à-dire tous les modes particuliers de l’être,
opposer les [118] modes objectifs aux modes subjectifs et introduire
le temps lui-même, qui est l’instrument de l’analyse du tout et un
élément intégrant de ce monde de la connaissance, ou de
l’expérience, qui n’est que le tout analysé.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 86
[122]
Troisième partie.
La dualité de l’être et de la pensée
Chapitre III
L’ÊTRE FINI SE CRÉE
LUI-MÊME PAR UN ACTE
DE PARTICIPATION.
Pour être, notre pensée doit saisir, en le faisant sien, un des as-
pects de l’être total, ce qui lui permet de se distinguer de l’être et
pourtant d’en faire partie : et comme cet aspect de l’être qu’elle sai-
sit appelle solidairement tous les autres, elle se reconnaît la compé-
tence de les embrasser, bien qu’elle ne puisse le faire que successi-
vement. Ainsi l’identité de l’être et de la pensée est à la fois suppo-
sée et progressivement réalisée.
Bien plus, dans l’opération dérivée par laquelle la pensée crée
son propre objet nous trouvons une image et un effet de cet acte in-
temporel par lequel l’être total crée éternellement sa propre présence
à lui-même.
Cependant l’existence du sujet étant celle d’une opération, le su-
jet est dans un état [123] perpétuel de transition et
d’accomplissement. De là les difficultés qu’on éprouve à le saisir :
avant que son activité s’exerce, il ne se détache pas de l’existence
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 89
[127]
Troisième partie.
La dualité de l’être et de la pensée
Chapitre IV
LA PARTICIPATION
PRODUIT L’APPARITION
DE LA CONSCIENCE.
[132]
Troisième partie.
La dualité de l’être et de la pensée
Chapitre V
LA CONSCIENCE CREUSE
UN INTERVALLE ENTRE
L’ACTE ET LA DONNÉE.
[137]
Troisième partie.
La dualité de l’être et de la pensée
Chapitre VI
L’INTELLIGIBLE ET LE SENSIBLE
S’ENVELOPPENT L’UN L’AUTRE.
noncerait, dans le champ qui lui est propre, à sa liaison avec tous les
termes qui lui sont homogènes (c’est-à-dire avec le tout) et par
conséquent à son existence même.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 101
[143]
Troisième partie.
La dualité de l’être et de la pensée
Chapitre VII
LE TOUT ET LA PARTIE
NE PEUVENT PAS ÊTRE
DISSOCIÉS.
[147]
Troisième partie.
La dualité de l’être et de la pensée
Chapitre VIII
LA CONSCIENCE EST MÉDIATRICE
ENTRE LE TOUT ET LA PARTIE.
tain sens dans chaque partie. C’est pour cela que, en s’appliquant à
la partie, le sujet semble recevoir d’elle la réalité qu’il lui a donnée
et qu’en la limitant, il accuse vis-à-vis d’elle sa propre limitation.
C’est pour cela aussi que toute pensée particulière est inadéquate à
toute chose particulière : elles doivent être toutes les deux imparfai-
tes et inachevées, bien que d’une manière différente, afin précisé-
ment que la conscience puisse naître. Il est donc bien vrai de dire
que chaque acte de pensée appelle nécessairement tous les autres
afin de réaliser l’idée de la pensée totale, et que par conséquent il y
a en lui une puissance et une efficacité qui surpassent infiniment le
terme qu’il appréhende dans l’instant : aussi doit-il se renouveler et
se répéter sans cesse au delà. Mais il est non moins vrai de dire que,
pour [149] que chaque terme ait une réalité actuelle, il ne suffit pas
qu’il appelle, pour le soutenir, tous les autres termes qui forment
avec lui la totalité de l’univers représenté, il faut que le tout soit
aussi présent en lui bien que sous une forme imparfaitement analy-
sée, il faut par conséquent qu’il surpasse lui-même infiniment l’acte
de pensée qui le saisit et qui n’épuisera jamais tout son contenu.
C’est que, si chaque conscience dissocie le tout en parties pour
constituer son propre horizon, c’est à condition d’en faire un ensem-
ble de phénomènes qui n’ont d’existence que pour elle et qu’elle
relie entre eux dans un tout subjectif ou représentatif, qui est une
perspective sur le tout où elle prend place elle-même. Mais puis-
qu’elle ne pourrait s’identifier avec le véritable tout qu’en
s’abolissant, ce tout à son tour ne peut être défini que comme le
point d’origine et le point de convergence d’une infinité de perspec-
tives particulières, dont chacune est caractéristique d’une conscien-
ce. Dès lors, aucune partie ne se distinguerait plus du tout dont on
l’a détachée si l’on rejoignait en elle toutes les vues particulières
que toutes les consciences peuvent prendre sur elle. En fait, elle ne
[150] pouvait exister comme partie que par les liens qui l’unissaient
à toutes les autres parties, mais qui rendaient déjà présentes en elle
toutes les influences émanées de tous les points de l’univers et qui
venaient se croiser en elle.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 106
[152]
Troisième partie.
La dualité de l’être et de la pensée
Chapitre IX
CHAQUE INDIVIDU IMITE
LE TOUT À SA MANIÈRE.
Il n’y a que le tout qui existe par soi : dire qu’un individu existe,
c’est dire qu’il fait partie du tout. Mais le tout est lui aussi un indi-
vidu. C’est même le seul individu véritable, c’est-à-dire qui se suffi-
se pleinement à lui-même et ne puisse être ni enrichi par un appel à
des ressources extérieures, ni divisé en éléments capables de subsis-
ter hors de lui.
Chaque individu particulier, entre les bornes où nous
l’enfermons, l’imite à sa manière. Il y a plus : nous rencontrons sans
doute ici le caractère le plus profond de l’existence ; car, si elle est
toujours semblable à elle-même et si sa simplicité empêche que l’on
distingue en elle des degrés, l’objet auquel on l’applique est toujours
unique et individuel, autrement l’existence [153] ne serait qu’une
idée abstraite. Ainsi, en posant l’existence, il faut poser du même
coup l’individualité de tout l’univers ou, ce qui revient au même, le
caractère universel de la notion même d’individualité.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 108
[157]
La présence totale
Quatrième partie
LA PRÉSENCE DISPERSÉE
[158]
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 111
[159]
Quatrième partie.
La présence dispersée
Chapitre I
LA PRÉSENCE TOTALE
SE DISPERSE EN PRÉSENCES
PARTICULIÈRES.
[162]
On peut par l’intermédiaire du temps rendre intelligibles les dif-
férentes formes de l’être grâce à une déduction des fonctions psy-
chologiques, sensibilité et entendement, mémoire et imagination,
désir et volonté ; c’est par elles que le moi se confronte progressi-
vement avec le tout afin de dégager son originalité propre et
d’inscrire en lui son développement autonome.
Par là on verra apparaître tour à tour la variété infinie des modes
selon lesquels la présence se réalise : directe et indirecte, partielle et
totale, possible et nécessaire, sensible et idéale, prochaine et lointai-
ne, imaginaire et corporelle ; l’objet de la théorie de la connaissance
sera de les distinguer et de montrer les relations qui les unissent.
Ainsi l’expérience paraît créée par le sujet, mais grâce à une ana-
lyse du tout et sous la forme d’une représentation corrélative d’un
exercice limité de ses puissances. Le sujet divise et échelonne la
présence, mais sans pouvoir s’en séparer autrement qu’en renonçant
lui-même à la connaissance et à la vie ; il la filtre à travers le guichet
de l’instant, mais dans un compte d’entrées et de sorties qui
n’intéresse que lui. Toutes les opérations s’y font nécessairement au
présent : si elles diffèrent entre elles selon [163] le temps, c’est par
la matière à laquelle elles s’appliquent, mais non par leur vertu opé-
ratoire, qui exige qu’elles soient toujours actuelles puisqu’elles sont
une participation du même acte intemporel.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 114
[163]
Quatrième partie.
La présence dispersée
Chapitre II
LE TEMPS EST LA CLEF
DE LA PARTICIPATION.
après avoir été tiré du néant de l’avenir. Mais notre conception est
bien différente. Les apparences ou les choses ne s’engagent dans le
temps que si on les sépare de l’acte qui les fait être tantôt comme
perceptions, tantôt comme images, et qui s’exerce toujours dans le
présent. Elles doivent s’inscrire dans l’être absolu, mais elles le font
par l’intermédiaire de la conscience individuelle. Or il faut que la
perception puisse se transformer en image sous le nom de mémoire,
et l’image en perception sous le nom de volonté, pour qu’il soit
permis à l’individu de s’affranchir du tout sans cesser d’y puiser.
Cependant puisque la matière de toutes les apparences est puisée en
effet dans le même tout, chaque expérience, bien que rigoureuse-
ment individuelle, doit s’accorder avec toutes les autres.
[166]
En résumé, tout se passe donc comme si l’on avait affaire à une
confrontation perpétuelle d’apparences infiniment variées avec un
centre immobile, foyer d’une existence qui, sans rien perdre d’elle-
même, fonde chaque sujet et rayonne sur chaque objet. Cette
confrontation n’est possible que parce que l’être est acte : une parti-
cipation imparfaite, mais qui est la condition sans laquelle un sujet
fini toujours placé dans le présent ne pourrait pas être, fera naître les
apparences qui se développent seules dans le temps. Cela ne veut
pas dire pourtant qu’elles séjournent jamais par elles-mêmes dans un
passé ou dans un avenir hypostasié, sinon par métaphore et pour es-
sayer de recevoir encore, au delà de l’acte par lequel le sujet les
évoque, une existence qui ne peut leur convenir et qui, hors de la
sphère de notre participation, ne saurait appartenir qu’à un acte non-
participé. Que chaque sujet fini ne puisse sortir du présent, c’est la
preuve suffisante de sa participation à l’être absolu : d’autre part la
multiplicité infinie des sujets finis et leur communion sont justement
les moyens par lesquels l’acte pur réalise sa perfection et son être
même.
Dira-t-on que cette distinction entre la [167] présence réelle et
l’objet présent est empruntée à l’observation d’une simultanéité
comme la simultanéité spatiale, qu’en voulant que l’analyse isole à
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 116
[169]
Quatrième partie.
La présence dispersée
Chapitre III
IL Y A UNE AVENTURE
TEMPORELLE DE
TOUS LES ÊTRES FINIS.
[174]
Quatrième partie.
La présence dispersée
Chapitre IV
L’INSTANT EST LE SÉJOUR
DES CORPS OU DES APPARENCES.
corps, mais elle fait de lui un spectacle pour un autre et elle nous
oblige à devenir pour notre propre corps un spectateur qui lui est
étranger. Notre corps n’est plus alors pour nous qu’un objet au mi-
lieu des autres et toutes les actions qu’il en reçoit ou qu’il leur ren-
voie doivent être considérées comme actuellement exercées. Mais la
sensation enveloppe encore le corps d’une manière toute différente
en lui donnant accès dans notre intimité individuelle : il apparaît
alors comme la condition de celle-ci. Le spectacle des choses, au
lieu d’être une toile anonyme où il occupe une place variable, de-
vient une perspective originale dont il est le centre. Les influences
qu’il subit de la part des autres corps ou qu’il réfléchit sur eux dé-
passant dans tous les sens le point et l’instant où elles s’exercent, la
conscience devient capable de les garder en réserve et de les es-
compter à l’avance, d’en souffrir ou d’en jouir, de les utiliser et de
les régler.
Cependant il se produit dans l’instant une sorte de coïncidence
entre la présence de la sensation et la présence du corps : c’est cette
coïncidence qui donne à chacune [178] d’elles sa réalité propre
puisque le corps est absent s’il est pensé au lieu d’être senti et que la
sensation se convertit en image dès qu’elle se détache de la présence
du corps. Ainsi, bien que chaque corps subisse l’influence de tous
les autres corps et engage l’histoire de tout l’univers, bien que cha-
que sensation, par les états qui la préparent et par ceux qu’elle susci-
te, engage l’histoire de tout le moi, c’est dans l’instant que la sensa-
tion et le corps acquièrent une existence originale qui, pour
s’expliquer et se fonder, doit s’épanouir simultanément dans
l’existence objective du réel tout entier et dans l’existence subjecti-
ve de la conscience tout entière.
Aussi est-il facile de comprendre pourquoi la plupart des hom-
mes identifient l’être avec le sensible et avec le corps. Ce préjugé
est en un sens légitime non seulement parce que le moi, en tant qu’il
est un être limité, ne peut se représenter sous une forme actuelle
l’être total et même dans une certaine mesure sa propre nature que
comme une donnée passive, mais encore parce que le souvenir et le
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 123
[180]
Quatrième partie.
La présence dispersée
Chapitre V
TOUTES LES APPARENCES
SONT SITUÉES DANS
L’ÊTRE ABSOLU.
fort que l’on donnait à ce mot, mais seulement des perspectives sur
le réel qui s’accordent [185] et qui se complètent et dont le réel est
en quelque sorte l’intégration. Rectifier une apparence, c’est tou-
jours faire appel à une autre apparence plus cohérente et mieux
adaptée à nos besoins.
Bien plus, l’opposition décisive entre le monde de l’être et le
monde du connaître a sans doute elle-même son origine dans un
contraste hypostasié entre ce monde de la perception visuelle et ce
monde de la perception tactile que la science ne cesse de rapprocher
l’un de l’autre sans parvenir jamais à les confondre. Plus tard la dis-
tinction entre l’image et la perception sera utilisée pour évoquer une
distinction symétrique entre la perception et un objet que l’on n’a
jamais perçu.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 128
[186]
Quatrième partie.
La présence dispersée
Chapitre VI
LA PRÉSENCE SENSIBLE
ALIMENTE LA PRÉSENCE
SPIRITUELLE.
[191]
Quatrième partie.
La présence dispersée
Chapitre VII
LE MOI REÇOIT DE L’ÊTRE
LA PRÉSENCE QU’IL PARAÎT
LUI DONNER.
être que totale et, poser la présence de chaque objet, c’est poser sa
présence propre à l’intérieur d’une présence universelle. Mais c’est
dire soit que l’idée du tout donne la présence à tout ce qui est, soit
que la présence pure doit être identifiée avec l’idée même du tout.
Est-il possible cependant de maintenir dans toute sa rigueur ce
principe, que, si rien ne peut être présent que ce qui est, inversement
rien ne peut être qui ne comporte une présence réelle ? On alléguera
en effet que toute présence est subjective et inséparable de l’acte de
conscience qui se la donne. Mais il est évident que la présence sub-
jective est la manifestation de la présence plutôt que son essence.
Car si elle situe l’être représenté à l’intérieur de la conscience qui se
le représente, elle confère en même temps à la conscience son carac-
tère de réalité et elle la situe donc elle-même dans l’être sans condi-
tion. C’est pour cela qu’elle n’est qu’un aspect particulier [193] et
limité de la présence totale : elle témoigne de celle-ci sans épuiser
son contenu.
La présence de l’objet connu est actualisée par la présence de la
conscience de la même manière que la présence de la conscience est
actualisée par la présence même de l’être. Tout d’abord la présence
propre de chaque objet est évidemment une présence relative puis-
que nul objet particulier ne peut être pensé en lui-même indépen-
damment des autres objets particuliers avec lesquels il soutient de
proche en proche de nouvelles relations à l’infini. Mais on voit tout
de suite que cette présence mutuelle des objets les uns aux autres, —
ou leur présence commune dans la même expérience, — est
l’ouvrage de la conscience, car tous les objets particuliers, soit
qu’on les considère dans leur nature originale, soit qu’on les consi-
dère dans leurs relations, sont inséparables d’une pensée discursive
et finie qui fonde leur réalité. En se confrontant tour à tour avec cet-
te même pensée, ils acquièrent, pourrait-on dire, une face subjective
commune. Et c’est parce qu’elle est incapable de sortir d’elle-même
que toute pensée discursive et finie appelle la possibilité idéale de la
présence de tout le [194] donné dans la conscience du même sujet.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 133
[197]
Quatrième partie.
La présence dispersée
Chapitre VIII
NOS ÉTATS SONT LIÉS ENTRE EUX
PARCE QU’ILS FONT PARTIE
D’UNE PRÉSENCE IDENTIQUE.
[203]
Quatrième partie.
La présence dispersée
Chapitre IX
LA PRÉSENCE DE TOUS LES ÉTATS
EST SUSPENDUE À LA PRÉSENCE
DU MÊME ACTE.
nous nous remémorons, et que nous désirons. Ces actes diffèrent les
uns des autres par leur objet, c’est-à-dire non pas par la richesse de
leur contenu, mais par leur limitation. La perception, le souvenir et
le désir sont [208] mêlés de passivité : aussi est-il possible de les
décrire jusqu’à un certain point comme des états. Car l’être tout en-
tier est présent à la perception sans que l’acte de la perception lui
soit adéquat ; le moi passé est présent tout entier au souvenir sans
que l’acte de la remémoration lui soit adéquat ; enfin l’être et le moi
distincts et associés sont présents à la fois et tout entiers au désir qui
naît de la conscience de l’inadéquation de celui-ci à celui-là. Seul
l’être absolu est un acte pur auquel n’est lié aucun état.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 143
[209]
La présence totale
Cinquième partie
LA PRÉSENCE RETROUVÉE
[210]
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 144
[211]
Cinquième partie.
La présence retrouvée
Chapitre I
LA PHILOSOPHIE EST
UNE GENÈSE INTÉRIEURE
DE L’ÊTRE.
[215]
Cinquième partie.
La présence retrouvée
Chapitre II
IL Y A UNE COMPENSATION
ENTRE TOUTES LES ACTIONS
PARTICULIÈRES.
Un tout qui n’est pas un total, un tout qui est donné avant ses par-
ties, afin que ses parties soient découvertes en lui grâce à une parti-
cipation qui rend possibles à la fois le progrès des esprits et la genè-
se des choses, ne peut être que l’acte qui féconde toutes les partici-
pations. Il surpasse sans doute l’appréhension de tous les êtres indi-
viduels et les limites dans lesquelles s’exerce chacune de leurs fa-
cultés. C’est que ces facultés sont multiples et diffèrent entre elles
comme elles diffèrent d’un individu à l’autre. Mais ces différences
viennent de l’objet auquel elles s’appliquent ou de la fin qu’elles
poursuivent, c’est-à-dire de leurs bornes ou encore des conditions
sans lesquelles aucune participation ne serait possible : elles ne
viennent pas de [216] la source où puisent toutes leurs opérations et
qui leur donne leur commune efficacité. Aussi rien ne permet de dis-
tinguer de cet acte universel l’intégralité de ses formes participées.
Il est surabondant à l’égard de chacune d’elles : il ne peut pas l’être
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 148
[221]
Cinquième partie.
La présence retrouvée
Chapitre III
LE TEMPS EST À LA FOIS
LA MEILLEURE DES CHOSES
ET LA PIRE.
[226]
Cinquième partie.
La présence retrouvée
Chapitre IV
L’INDIVIDU EST ESCLAVE
DU TEMPS DÈS QUE
SON ACTIVITÉ FLÉCHIT.
che, l’invite à communier avec tous ceux qui sont comme lui aptes à
la recevoir. Ne retenant rien pour eux-mêmes, ils s’unissent à Dieu,
laissant se poursuivre entre les choses matérielles ce jeu des causes
et des effets auquel, dans la partie intime de leur être, ils sont en
quelque sorte devenus étrangers.
La seconde remarque prolonge et complète la première. Car, si le
temps est la forme de notre expérience, nous nous laissons entraîner
par lui dans la mesure où notre activité fléchit et se détend ; nous le
surmontons dans la mesure au contraire où elle se concentre. Dès
lors, l’étroitesse de la participation nous oblige à dilater l’extension
de la durée pour embrasser l’être qui, à chaque instant, semble nous
fuir, tandis qu’au contraire la durée se resserre et devient inutile
pour celui qui, désintéressé à l’égard de tous les modes, s’attache
dans chaque instant au principe qui les produit. Ainsi, c’est parce
que le temps est subjectif que chaque conscience [228] en fixe le
rythme en le réglant sur l’intervalle qui la sépare de l’être pur. Ce
rythme est indéfiniment varié, mais il ne peut être contracté dans la
perfection de l’unité qu’en certains points culminants de notre vie
d’où nous ne cessons de déchoir pour les atteindre à nouveau, car
l’individu n’a pu les rencontrer qu’en se dépassant lui-même et, s’il
y découvre l’exercice d’une activité pure qui triomphe du détermi-
nisme, il faut qu’il ne garde jamais rien de ce qu’il a cru acquérir,
qu’il renouvelle indéfiniment ce qu’il croit posséder et qu’il puisse à
chaque instant tout regagner et tout reperdre.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 157
[229]
Cinquième partie.
La présence retrouvée
Chapitre V
L’INSTANT EST
UN MOYEN D’ACCÈS
DANS LE PRÉSENT ÉTERNEL.
[233]
Cinquième partie.
La présence retrouvée
Chapitre VI
IL N’Y A DE NÔTRE QUE
L’ACTE DANS L’INSTANT
OÙ IL S’EXERCE.
versel qui la fonde avec toutes les autres. C’est par là seulement que
nous pourrons assurer notre liaison avec l’être absolu et omnipré-
sent et nous assujettir en un point fixe d’où nous pourrons désormais
assister et collaborer sans désir, sans crainte et sans regret au déve-
loppement illimité de notre être limité.
Ainsi on ne pourra plus nous reprocher d’arrêter et
d’emprisonner par avance le développement du moi en inscrivant
dans un tout immuable à la fois son origine, sa fin et l’intervalle
même qui les sépare et qui lui permet d’éclore. Si l’on préférait ou-
vrir devant lui une carrière mystérieuse et indéfinie, mais en rejetant
l’idée d’un tout dans lequel il s’alimente, on serait bien empêché
pour expliquer qu’il pût s’enrichir et seulement se mouvoir. Au
contraire, on voit bien comment, par un contact sans cesse renouvelé
avec un être immobile, notre moi empirique s’accroît pour ainsi dire
sans y penser en intégrant dans sa nature propre tous les aspects
successifs que ses différentes rencontres avec l’être lui ont révélés.
— Pour éviter l’idolâtrie [237] qui consisterait à poser un tout dans
lequel toutes les manifestations de l’être seraient réalisées en une
fois, antérieurement à l’apparition des individus, il suffit d’admettre
que ces manifestations n’existent en effet que pour des individus,
mais que, sous peine de les exclure de l’être et de les rendre inintel-
ligibles, il faut les poser en acte à l’intérieur de la totalité des choses
avec tous les individus qui les actualisent par leurs opérations auto-
nomes. Le tout, tel que nous l’avons défini, n’est point séparé de ses
parties : il est le principe qui non seulement contient en lui d’une
manière indivise toutes les possibilités, mais exige et réalise le pas-
sage à l’acte de chacune d’elles selon les conditions définies qui
permettent à toutes les parties, au moment où elles apparaissent, de
constituer elles-mêmes leur être participé.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 163
[238]
Cinquième partie.
La présence retrouvée
Chapitre VII
L’ACTE EST UN
ET INTEMPOREL.
[243]
Cinquième partie.
La présence retrouvée
Chapitre VIII
LE SAGE EST INDIFFÉRENT
AUX ÉTATS.
d’ouvrir en nous l’accès à une opération qui vient de plus haut, qui
les engendre et qui les comprend, mais qui les surpasse toutes.
L’activité n’a point les états pour fin : elle est elle-même le principe
et la fin ; et les états l’expriment, mais comme des ombres qui
l’accompagnent et qui nous la rendent sensible. C’est seulement
quand nous nous détachons de chaque état particulier que nous pou-
vons découvrir la source surabondante dont ils émanent tous. Dès
lors, il ne faut pas s’étonner si nous avons l’impression de ne rece-
voir la grâce et la force inséparables de l’innocence primitive et d’un
contact constamment renouvelé avec l’être que si notre âme paraît
être devenue semblable à cette feuille blanche où aucun caractère
n’est inscrit avant la dictée de l’inspiration, à ce miroir vide
d’images, mais qui reflète la pureté de la lumière, à ce mouvement
spontané [245] qui se poursuit avec aisance dans un milieu docile et
même complice où aucun obstacle ne le retarde et ne l’arrête.
Aussi les sages et les saints, experts à pratiquer toutes les res-
sources de l’âme pour obtenir la puissance et la joie, regardent-ils
comme la première condition de l’initiation spirituelle cette vertu
négative par laquelle l’être, renonçant d’abord à toutes les images
extérieures auxquelles s’est appliquée jusque-là sa préoccupation,
demeure enfin seul avec lui-même et par conséquent face à face
avec l’acte qui le fait être. On peut donner à cette vertu le nom de
purification, de dépouillement ou d’indifférence.
Mais on gagne tout quand on croit tout perdre : car si on se puri-
fie, c’est seulement des misères de l’amour-propre, si on se dépouil-
le, c’est seulement des objets qui emprisonnaient celui-ci, si on est
indifférent, c’est seulement à toutes les jouissances séparées qu’il
cherchait vainement à retenir. Ainsi, en croyant abandonner ce qui
nous appartient, nous n’abandonnons que ce qui nous limite. Nous
découvrons l’identité de l’être qui remplit notre capacité et de l’être
qui la déborde. Les formes différentes de l’être ne s’opposent plus
entre elles, [246] bien que chacune d’elles ne puisse assurer sa liai-
son avec le tout qu’en remplissant exactement sa vocation et son
destin particuliers.
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 168
[247]
Cinquième partie.
La présence retrouvée
Chapitre IX
LA JOIE EST LA PERFECTION
DE L’ACTE MÊME.
vait tenir : elle ne met point sa confiance en elles. Elle les ramasse et
les surmonte à la fois.
Il y a en elle une lumière, une aisance, une sérénité qui ne se ren-
contrent dans la puissance et dans la connaissance que lorsqu’elles
ont atteint leur objet et par conséquent qu’elles ont fini de s’exercer.
C’est dans la joie qu’elles trouvent toutes deux l’aboutissement et le
port. Mais elles oublient alors les objets particuliers qu’elles avaient
poursuivis et qui n’étaient que les obstacles dont elles devaient
triompher. La perfection de la joie l’empêche de se laisser empri-
sonner par aucun objet. Celui-ci serait pour elle non point une raison
d’être, mais une limitation. Elle nous unit à un principe capable
d’engendrer toutes les vérités particulières, à la source dont dérivent
toutes les actions, toutes les victoires et toutes les conquêtes de la
puissance. Et même on peut dire que dans la joie le principe de la
connaissance s’identifie avec le principe de l’action. De telle sorte
que le succès dans l’un ou l’autre de ces deux domaines n’est qu’un
moyen pour nous d’aller plus loin. [249] Dans la joie, l’activité, in-
différente à toutes les fins particulières, oublieuse qu’elle se ramifie
en facultés distinctes, s’alimente de son pur exercice.
La connaissance et la puissance sont des moyens de produire la
joie. Sans doute elles nous donnent une joie propre qui est comme
l’accompagnement de leur jeu. Mais à la fin il faut qu’elles viennent
l’une et l’autre se dénouer et se perdre en elle. A ce moment-là, la
pensée et l’action font naître en nous une émotion nouvelle et in-
comparable, c’est celle qui accompagne l’anéantissement de leur
opération propre et séparée dans la conscience qu’elles ont, en dis-
paraissant, d’aboutir.
La joie ne diffère pas de la présence même de l’acte. C’est que
l’acte ne peut pas connaître d’échec, puisqu’il ne réside pas dans son
effet, mais dans le principe qui le fait être. Il ne se distingue pas de
la personnalité qui l’accomplit et dont il exprime l’essence vivante
et dématérialisée. Ou plutôt la matière lui cède comme la volonté à
la grâce. Nul ne pourrait concevoir qu’il fût autre : et pourtant il est
souverainement libre comme il est souverainement aisé. On ne peut
Louis Lavelle, La présence totale. (1934) 171
Fin