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Together

Helena Hunting
Traduit de l’anglais
par Marc Sigala
© City Editions 2018 pour la traduction française
© Helena Hunting 2017
Publié aux États-Unis sous le titre Shacking Up.
This work was negociated by Bookcase Literary Agency
on behalf of Rebecca Friedman Literary Agency.

Code Hachette : 63 8050 1


Catalogues et manuscrits : city-editions.com/EDEN
Dépôt légal : Janvier 2018
1

Tourner sept fois sa langue dans sa bouche

RUBY
Je repose mon limoncello Martini à moitié vide sur la table (dans mon état
actuel, la boisson ressemble de plus en plus à une citronnade au miel), et attrape
un serveur qui passe à proximité. Saisissant l’une des serviettes à disposition, je
sélectionne délicatement tout une gamme de petits-fours, m’extasiant devant
chacun d’entre eux. Mais au-delà de leur aspect, c’est surtout leur goût et leur
valeur nutritive qui m’importent. Mes papilles dansent de joie, de même que
mon estomac. Si cette soirée de fiançailles présage ce que sera le mariage, il va
me falloir faire entrer des Tupperwares en cachette.
Ma meilleure amie, Amalie (que j’appelle Amie, et que je connais depuis
l’université), se marie à un type incroyablement riche, ce qui reste dans l’ordre
des choses, puisqu’elle vient elle-même d’une famille des plus aisées. Mais aux
yeux de ses parents, c’est tout de même une belle promotion sociale. Ce qu’on
appelle, dans le milieu, un choix réfléchi.
Issue moi-même de ce genre de famille, je dois dire que l’aspect financier de ce
type de parade nuptiale fait partie de ce que ce milieu a de plus laid. Nos parents
nous ont sans cesse répété l’importance de l’amour dans le mariage, mais le
mariage, dans bien des cas, a surtout à voir avec l’amour de l’argent et du statut
social. Le fiancé d’Amie a un compte en banque aussi fourni que l’entrejambe
d’un acteur porno, ce qui ne se vérifie pas dans ses mensurations personnelles,
aux dernières nouvelles, assez mauvaises en cela. Mais on ne peut pas tout avoir.
Je fourre délicatement un canapé à la crevette dans ma bouche pour faire un
peu de place sur ma serviette, ignorant la moue de désapprobation du serveur.
Des assiettes auraient été plus commodes, mais j’ai laissé la mienne quelque part
en arrière et on l’a déjà débarrassée. Je devrai me contenter de la serviette.
Mon actuel statut professionnel (chômeuse, pour être précise) m’a poussée à
revoir mon régime alimentaire pour en adopter un presque exclusivement
constitué de ramens. Je pourrais appeler mon père à l’aide, lui demander plus
que ce qu’il me donne déjà, mais requérir des fonds nous prouverait, à lui et à
moi, que je ne suis pas capable de m’en sortir toute seule. Ce qui n’est pas une
option. Si je lui demandais ça, il me rapatrierait immédiatement à Rhode Island
pour m’asseoir derrière une chaise et me transformer en employée modèle. Ce
qui se situe très loin sur ma liste des choses incroyables à faire dans la vie.
Une fois le serveur reparti vers un autre groupe et après avoir vérifié que
personne ne fait attention à moi, je feins de chercher quelque chose dans mon
sac (ce qui est le cas, en vérité). J’ouvre furtivement le plastique, enroule la
serviette sur le canapé à la crevette, et glisse le tout à l’intérieur.
C’est la troisième fois que j’entreprends ce petit manège ce soir. J’ai amassé un
bel éventail de petits-fours qui me feront tenir les quelques jours à venir. Ils
seront parfaits pour accompagner mes ramens du soir. Et du midi.
Entre deux vols d’amuse-gueules, j’ai surtout passé mon temps, étant
célibataire, à scruter les environs. J’aurais pu inviter quelqu’un, j’imagine, mais
une fête de fiançailles est le genre d’événement à éviter pour un premier rendez-
vous. Personne qui m’intéresse ici, en tout cas. Et j’ai une audition demain,
raison pour laquelle je dois me coucher tôt. Ce qui interdit tout fricotage
ultérieur, alors autant rentrer seule.
Au lieu de m’apitoyer sur mon sort, je classe les célibataires acceptables selon
leur coupe de cheveux et leurs chaussures. Les cheveux en disent long sur un
homme. Je note qui a des implants et qui n’en a pas. Les implants indiquent
généralement une haute estime de soi et une vanité excessive.
Les chaussures m’apprennent aussi beaucoup du type d’homme auquel j’ai
affaire. Si ses chaussures sont plus pointues que les miennes, il est probablement
hors d’atteinte pour moi, et par cela je veux dire qu’il s’attend à davantage de
conformisme que je ne pourrais jamais lui donner. Le pompon étant implants et
chaussures pointues. Ces hommes-là exigent la plupart du temps silicone et
liposuccion (tout pourvu que leur femme ressemble le plus possible à Barbie).
Hors de question d’être le trophée de qui que ce soit.
« Ruby ? Ça va ? » Amie a la main posée sur mon épaule.
« Quoi ? Oh, oui, tout va bien. Mais il faut que j’y aille, malheureusement. » Il
y a une demi-heure que j’aurais dû partir déjà, mais ces petits-fours sont
fantastiques.
Elle me prend dans ses bras. « Je suis contente que tu aies pu rester un peu.
— J’aurais aimé rester plus longtemps, mais je n’ai vraiment pas le choix, il
faut que je rentre. » Et sans avoir récolté un seul numéro de téléphone. Même si,
pour tout dire, j’ai surtout été occupée à profiter du buffet.
Elle secoue la main pour me dire de laisser tomber. « Il y aura sûrement
d’autres fêtes avant le mariage. J’imagine que tu dois être stressée avant
l’audition, et impatiente.
— Je croise tout ce que je peux croiser pour que ça fonctionne demain. J’aurais
croisé mes petites lèvres si elles pendaient assez bas. »
Amie tousse et jette un regard alentour pour s’assurer qu’aucun des riches
héritiers à proximité n’a entendu mon insupportable propos.
« Oups. Pardon. » Mais je n’en pense rien. Je n’en veux pas à mon amie, mais
ce n’est que depuis que son mari trois-carats est entré dans sa vie qu’elle prend
cet air arrogant et supérieur. Les blagues obscènes, c’était notre truc. À
l’université, du moins.
Elle agite sa main en l’air, la main au diamant, et sourit. « Ça va. Ça ne devrait
pas me gêner, mais la mère d’Armstrong ferait un malaise si elle t’entendait
parler de minette. »
Que ma meilleure amie utilise maintenant le terme « minette » pour désigner
les parties sexuelles féminines est une raison de plus de s’inquiéter de ce
mariage.
« Amalie ! Vous êtes là, je vous ai cherchée partout. J’ai besoin de vous pour
les photos. »
Amie se tourne pour s’adresser à la femme qui approche. « Oh ! Je suis
désolée. J’avais oublié qu’elles étaient prévues à cette heure. »
La femme semble être dans la cinquantaine bien avancée, quoiqu’une chirurgie
complète ait manifestement sauvegardé la jeunesse de sa peau, au niveau du
visage au moins. Le cou, lui, raconte une autre histoire. Je l’observe rapidement.
Elle porte une robe noire à laquelle on penserait pour un enterrement plutôt que
pour une fête de fiançailles, et une sorte d’animal inerte autour du cou. « Hé,
c’est vivant ? » dis-je en m’approchant comme pour caresser la bête. Mais elle
recule suffisamment pour se mettre hors d’atteinte.
« Ha ! aboie-t-elle. Vous êtes une marrante, vous. » Son ton semble indiquer
qu’elle ne me trouve pas drôle du tout, en vérité.
« Quelle splendide étole ! m’exstasié-je stupidement. C’est un renard ? »
Elle caresse l’animal mort pendu autour de son cou, sa lèvre retroussée par le
dégoût. « C’est un vison. »
Au moins, ce n’est pas un bébé phoque. Qui, de nos jours, porte encore des
fourrures, à moins d’avoir été abandonné dans la nature et d’en avoir besoin pour
survivre ? De plus, on est déjà en mai. « Espérons que les activistes de la PETA1
n’attendent pas dehors avec des seaux de peinture, hein ? »
Ses yeux clignent une fois ou deux.
« Gwendolyn, je vous présente ma meilleure amie et témoin de mariage, Ruby
Scott. Ruby, je te présente la mère d’Armstrong. »
Oups. Je viens juste d’insulter la future belle-mère de ma meilleure amie.
Mauvais départ.
Gwendolyn me tend alors la main comme si elle attendait que je l’embrasse. Je
la secoue à la place. « Oh, bien sûr. Amalie m’a parlé de votre famille. Scott
Pharmaceutics, c’est bien cela ? » Elle penche la tête et lève un sourcil. Enfin, à
ce qu’il me semble. C’est difficile à dire, car son visage ne possède pas une
grande amplitude d’expressions.
« Mhh, oui. » Sans doute la partie que je déteste le plus. Cette manière qu’ont
les gens de me regarder différemment dès qu’ils apprennent de quelle famille je
viens. Puis arrive un jugement plus nuancé, car il faut bien considérer qu’il s’agit
là de « nouveaux » riches, à la différence de la famille d’Amie, par exemple.
Pour ma part, je suis une riche de troisième génération, ce qui est considéré
comme récent, dans le milieu.
« Le nouveau laboratoire médical de votre père a fait de grandes découvertes
récemment, c’est bien ça ? » Elle semble désapprouver. Son mari a peut-être
découvert les merveilles du Viagra et son vagin fripé m’en veut à mort.
Mon père est celui qui produit la dernière médication
érectile en date. Une véritable légende du porno. J’acquiesce et souris, quoiqu’il
n’ait rien à voir avec les actuels développements du médicament, son équipe
s’occupant de ça pour lui. Il fait seulement croire que c’est le cas à qui veut bien
l’entendre.
« Ruby allait partir. Je vais la raccompagner et ensuite nous pourrons faire les
photos.
— Bien sûr, bien sûr. » Gwendolyn nous congédie d’une main molle tandis
qu’Amie saisit mon bras et me tire vers la sortie. Gwendolyn est déjà en train
d’entamer une conversation avec quelqu’un d’autre.
« Désolée pour le commentaire sur le renard, dis-je dans un murmure tandis
que nous traversons la pièce.
— T’inquiète pas, elle est saoule. Elle ne s’en souviendra sûrement pas demain,
de toute façon. »
Un sacré numéro, en tout cas. Ça explique pas mal de choses sur Armstrong. Je
n’arrive toujours pas à comprendre ce qu’Amie lui trouve. On dirait qu’il marche
avec tout un pot de cornichons coincé entre les fesses en permanence. La rapidité
avec laquelle les événements se sont déroulés m’inquiète aussi. Ils ne se
connaissent que depuis quelques mois, mais Amie est convaincue qu’ils sont
faits l’un pour l’autre. J’imagine que l’option scandaleuse du divorce reste
toujours possible, en cas de besoin.
Pas que je prédise un divorce, ou quoi que ce soit de ce genre.
J’ai seulement l’habitude de la manière dont ces hommes changent de femme
comme de voiture dès qu’apparaissent les premières rayures (et que le Botox ne
cache plus les rides). Mon propre père en est à sa troisième femme. L’actuelle
n’a que vingt-huit ans. C’était sa secrétaire. On ne peut pas faire plus cliché.
Amie joue avec une de mes mèches en arrivant à la porte du grand salon. J’ai
utilisé un fer à friser pour ce soir, mais les boucles factices commencent déjà à
retomber. Amie a de superbes cheveux blonds ondulés, à l’opposé des miens en
couleur et en texture. « Est-ce que je dois te passer un coup de fil demain ? Juste
pour être sûre que tu ne rates pas ton rendez-vous ?
— Pas la peine. Tu seras épuisée après tout ça. Fais la grasse matinée, pour une
fois.
— J’ai du travail demain. Je serai debout tôt. »
Choisir de faire une fête de fiançailles un lundi soir, voilà qui me dépasse. La
mère d’Armstrong sait apparemment se montrer très persuasive. Mais Amie se
serait probablement levée tôt même si la fête avait eu lieu un week-end. Peu
importe l’heure à laquelle elle va au lit, son horloge interne est réglée sur 5 h 45.
« D’accord, alors. Tu peux aussi venir me voir plus tard dans la journée, pour
manger par exemple ? » Je peux certainement grappiller assez d’argent pour
acheter les ingrédients nécessaires à deux sandwiches.
Elle refuse d’un air désabusé. « Je dois dîner avec la mère d’Armstrong pour
discuter de l’organisation du mariage. »
Je lui rends sa grimace. « Bon courage, alors.
— On peut dîner ensemble plus tard dans la semaine, si tu veux. C’est moi qui
invite.
— Non, je m’en occupe. » Pour tout dire, je ne peux techniquement pas inviter
Amie, à moins qu’il s’agisse du menu à un dollar du fast-food situé en bas de ma
rue, mais ma fierté se refuse à l’admettre. Amie s’est malheureusement
persuadée que l’endroit était un foyer infectieux et elle refusera de manger là-
bas. Être au chômage, quelle plaie.
« Je t’invite pour fêter ton audition.
— D’accord, si tu insistes. » J’adorerais manger quelque chose qui ne soit pas
emballé dans du cellophane.
« Oui, j’insiste. » Elle sourit, l’air de dire que ce n’est pas grand-chose. Je me
vois déjà en train de parcourir le menu du restaurant, salivant au descriptif de
chaque plat.
Amie n’est pas au courant de ma situation financière. Je n’avais pas compris
moi-même le niveau du désastre avant de vérifier mon compte hier. Celui dont
mon père ne connaît pas l’existence. Celui qui se rapproche fatalement du zéro.
Il y a trois semaines, j’avais un salaire solide et un rôle dans une pièce qui
connaissait un bon succès depuis cinq mois. J’ai compris que quelque chose
n’allait pas quand les deux derniers chèques sont arrivés en retard, avant de ne
plus arriver du tout. La compagnie a fait banqueroute, et je me suis soudain
retrouvée sans rien.
Pour ne rien arranger, mon agent a décidé de prendre sa retraite anticipée et
sans préavis une semaine plus tard. Elle a effacé la liste de tous ses clients et
nous a laissés seuls. Et pour l’instant, pas de nouvel agent ni de nouveau rôle à
l’horizon.
Il me faut absolument celui-là. Si je ne trouve rien, je vais finir par devoir faire
l’assistante et préparer des cafés hors de prix à des peigne-culs similaires à ceux
qui remplissent cette salle en ce moment même. Ce à quoi je ne suis pas opposée
par principe, seulement ça colle mal avec le triple diplôme que j’ai obtenu il y a
deux ans à Randolph2. Je pensais que savoir chanter, danser et jouer m’ouvrirait
automatiquement les portes de Broadway. Quelle naïveté. Je n’ai pour l’instant
décroché que deux rôles de seconde zone, et bien loin de Broadway. Mais si
l’audition de demain est une réussite, je serai de retour sur scène. Comme penser
aux alternatives ne m’enchante guère, je positive et garde espoir.
Je lui fais un câlin, vide mon Martini, pose le verre sur la table et lui souhaite
de bien s’amuser… enfin autant que possible, vu la foule dont elle doit
s’occuper. L’immense chandelier qui pend au plafond éclaire mal, ou peut-être
est-ce l’alcool qui affecte ma vision.
Je n’ai jamais été une grande buveuse. À l’université, j’étais la fille qui
s’agrippait au même gobelet en plastique rouge toute la soirée, pendant que les
autres engloutissaient verre sur verre au cours de défis qui duraient toute la nuit.
Le fait que la bière soit souvent la seule boisson disponible n’a jamais aidé à me
faire aimer l’alcool. Aussi, même si je sirote le même Martini depuis mon
arrivée, j’ai été assommée comme si je venais de boire une bouteille de vodka
cul sec et à jeun en finissant la dernière moitié d’une traite. L’effet ne dure pas
mais reste déconcertant.
Je franchis les portes et décide, avant de sauter dans le métro, d’utiliser ces
luxueuses toilettes une dernière fois, car je ne suis pas sûre que ma vessie puisse
tenir le coup jusqu’à mon appartement. Quelques personnes traînent dans les
couloirs, affairées avec leurs téléphones. Je repère le signe des toilettes et suis
cette direction, tentant de maintenir un semblant d’élégance.
La lumière, ici, est encore pire, et seules quelques lampes murales éclairent
sporadiquement le chemin. C’en est presque glauque. Les toilettes, pour leur
part, sont splendides, avec un canapé trônant dans le coin de la pièce et un miroir
ovale à côté du lavabo. Une femme aux talons exagérément élevés, aux jambes
anormalement longues et à la robe courte et serrée s’est approprié le miroir, la
moitié du contenu de son sac vidé sur le lavabo. Elle parle au téléphone en mode
haut-parleur. Elle doit être en conversation vidéo, vu la manière dont elle a calé
son appareil.
Elle marque une pause et ses yeux se tournent vers moi pour un rapide coup
d’œil. J’ai à peine le temps de former un sourire poli, quoique assez faux, que
son regard se mue en grimace, avant de se détourner.
J’entre par la première porte pour trouver des toilettes bouchées. Retenant un
haut-le-cœur, je me dirige vers les suivantes, qui sont nettes. Une fois le verrou
poussé, la chienne mannequinesque recommence sa conversation, comme si la
porte fermée m’empêchait d’entendre sa voix.
J’accroche mon châle et mon sac au crochet et soulève ma robe en la coinçant
autour de ma taille pour pouvoir m’accroupir sans risques. Ces toilettes ont beau
être particulièrement luxueuses, je préfère éviter que ma peau ne touche ce siège.
« Dis-moi, soupire la femme. Tu crois que cette robe me grossit ? »
Je fais une grimace en direction de la porte et retiens un ricanement. La pauvre
fille est squelettique.
« Tu es superbe. Je suis sûre que tu es plus belle que la fiancée d’Armstrong. Je
ne comprends pas pourquoi il se marie avec cette fille. Sa famille est quand
même bien moins riche que la sienne.
— Mais ce sont des “anciens” riches. Tu sais ce que ça veut dire. »
Son amie émet un son désapprobateur. « Enfin, tout de même.
— En tout cas, la robe de cette fille est complètement démodée. Pour le reste,
mon rendez-vous avec Banny se passe à merveille.
— Beaucoup plus séduisant depuis qu’il a arrêté le football et qu’il s’occupe
des affaires de la famille.
— Il jouait au rugby, en fait. Mais tout à fait d’accord avec toi. »
Je lève les yeux au ciel en entendant leur conversation. Ces filles représentent
tout ce que je rejette chez ces gens, là, dehors, et tous ceux qui s’associent à eux.
Tout ça est tellement superficiel.
« Est-ce que tu crois qu’il va de nouveau t’inviter chez lui ?
— J’espère. Ce serait l’idéal, mais je ne sais pas, il est malade, apparemment. Il
a pris des médicaments contre le rhume toute la soirée. Pas que ça me dérange.
Tu crois que je dois coucher avec lui, s’il m’invite ? Ou est-ce que je dois faire la
timide ? J’ai envie d’un autre rendez-vous, alors je ne veux pas lui donner ce
plaisir aussi facilement.
— Peut-être juste une pipe, alors ?
— Excellente idée.
— Et ne le laisse pas te déshabiller.
— Bien sûr que non. Je lui ai envoyé cette photo où j’ai une sucette dans la
bouche. Tu crois que c’est trop osé ?
— C’est un ancien sportif professionnel, j’imagine que ce genre de choses ne le
choque pas. »
Wow. La classe de cette conversation. Je finis mon affaire et évite tout contact
visuel tandis que je m’avance vers l’évier et ouvre le robinet, espérant couvrir le
bruit de leurs voix.
De petites fioles de lotion, des paquets de pastilles à la menthe et,
ironiquement, des sucettes, sont posées à côté des serviettes. J’en choisis une au
raisin, et prends aussi un paquet de pastilles. Si j’avais été seule, j’aurais tout
embarqué, et la corbeille avec.
J’enroule mon foulard autour de ma main pour ne pas directement toucher la
poignée.
Je suis en train de passer devant les toilettes pour hommes lorsque leurs portes
s’ouvrent sur un grand type en costume. Sa carrure est colossale, et ses épaules si
larges qu’il doit légèrement se tourner pour passer à travers la porte. Absorbé par
son téléphone, il manque de me rentrer dedans. J’ai assez d’instinct de survie
pour me mettre hors de sa trajectoire et éviter l’accident. Mais, ma maladresse
reprenant le dessus, je trébuche dans sa direction au lieu d’esquiver, tout en
essayant de retirer la sucette de ma bouche pour ne pas faire mauvais genre.
« Hey ! » Sa voix est rauque et profonde.
J’attrape le revers de son costume pour stopper ma chute et il me saisit par la
taille. Pour me garder à la verticale, je suppose. J’ai à peine le temps
d’apercevoir son visage qu’il se retrouve presque contre le mien. « Tu es plutôt
entreprenante, toi, pas vrai ? » Son nez caresse ma joue tandis qu’il me parle, son
souffle chaud sur mes lèvres. Un souffle fortement alcoolisé.
« Je ne crois pas… » Ma tentative de protestation n’a pas l’effet désiré
puisqu’il prend l’ouverture de ma bouche comme une invitation à y faire entrer
sa langue.
La première chose que je remarque est cette puissante odeur de whisky. Le pire
est que je pourrais probablement retrouver la marque, si je faisais un effort.
Il grogne contre moi et son bras se resserre autour de ma taille. Ce type est de
toute évidence en train de me confondre avec une autre, mais, aussi choquée que
je puisse être, je dois l’admettre, il embrasse comme un dieu.
Effluves de whisky mis à part, ses lèvres sont pleines et douces, et il opère ce
petit balayage avec sa langue qui fait oublier à mes genoux tous leurs objectifs
(rester debout, d’abord, et peut-être le châtier sévèrement pour être actuellement
en train de m’agresser à coups de langue). Tout mon corps commence à chauffer
et à fourmiller à mesure que nos bouches se mêlent. C’est vrai, je dis nos, car en
fait je lui rends franchement son baiser, même si je ne suis pas celle à qui il était
destiné.
Mes yeux sont grand ouverts, résultat du caractère inattendu de l’assaut non
repoussé, et je peux voir ses longs cils qui battent contre ses joues ainsi que
l’arête droite de son nez. En plus d’être costaud, il a l’air vraiment mignon. Je
pose mes mains sur son torse dans l’intention de le repousser, parce que c’est ce
que je devrais être en train de faire au lieu d’autoriser que cette gymnastique
buccale se transforme en routine. Je remarque d’abord l’épaisseur du muscle,
puis la douceur du tissu. Au lieu d’imposer une distance entre nous, ma main
s’égare contre mon gré et glisse sous sa veste, puis rejoint son col où elle
rencontre sa peau brûlante. Ses mains glissent de mes hanches à mes fesses. Je
sens tout à coup quelque chose gonfler derrière sa braguette. Il émet un nouveau
son de gorge, censé répondre à ma protestation étouffée.
Avant que je n’aie pu décider si je devais le repousser ou poursuivre l’action,
une voix perçante éclate et met fin aux grognements de l’Incroyable Embrasseur.
Juste à côté de mon oreille. « Ban… Mais qu’est-ce que tu fais ? »
Sa langue se retire immédiatement de ma bouche et sa main de ma fesse.
Comme il tourne la tête vers l’horrible bruit, son regard médusé se pose sur la
fille au selfie, puis sur moi, passant alternativement de l’une à l’autre. Puis il me
tousse dessus. En plein visage.
Dans un haut-le-cœur, j’utilise mon foulard pour m’essuyer la figure tandis que
l’Incroyable Embrasseur s’excuse, on ne sait trop auprès de qui. Il cherche
quelque chose dans sa poche, sans doute un mouchoir.
La fille des toilettes me lance un regard écœuré et tourne sa tête furieuse vers
l’Incroyable Embrasseur. « Tout ça. (Elle désigne d’un geste éloquent son corps
ultra-mince parfaitement moulé par sa robe.) Tu aurais pu l’avoir ce soir. » Ayant
dit cela, elle tourne sur ses immenses talons, fait tournoyer ses cheveux d’une
manière spectaculaire et nous dépasse le menton haut, marchant comme si elle
participait à un défilé de mode.
« Brittany, attends ! Je croyais que c’était toi ! »
Brittany, on aurait pu le parier. Un nom commun dans les milieux de l’argent,
comme Tiffany, ou Stephanie, ou tout autre nom finissant en -ie ou -any. Non
que le mien soit plus glorieux. Comment j’ai terminé avec un prénom comme
Ruby, je ne le saurai jamais. Je ne suis même pas née en juillet, aussi, rien à voir
avec ma pierre de naissance.
La seule chose qui nous rapproche, Brittany et moi, c’est que nous sommes
toutes les deux de sexe féminin, et que nous avons toutes les deux des cheveux
sur la tête. Les siens sont presque de la même couleur que les miens sous cette
affreuse lumière, mais au moins vingt centimètres plus courts. Nous sommes
aussi toutes les deux en robe sombre, la mienne bordeaux et la sienne noire.
Cependant, la mienne s’arrête quelques centimètres au-dessus des genoux, tandis
que la sienne lui remonte au ras des fesses.
Brittany se tourne d’un geste théâtral vers son partenaire sexuel éconduit,
pleine d’incrédulité. Elle me désigne d’une main parfaitement manucurée. « Es-
tu ivre à ce point ? Comment as-tu pu me confondre avec cette catin mal
fringuée ? »
Là, je me mets en colère. « Sérieusement ? Si ta robe était plus courte d’un
centimètre, on verrait ta chatte, et c’est moi que tu traites de catin ? » Le fait est
que je suis jalouse qu’elle lui aille si bien, mais c’est elle qui a commencé à
m’insulter. De plus, je ne suis pas en faute ici. C’est l’Incroyable Embrasseur qui
a fourré sa talentueuse langue dans ma bouche, avant de ruiner toute la sensualité
de la scène en me toussant au visage.
L’Incroyable Embrasseur se place entre nous, ses larges épaules m’empêchant
presque de voir la squelettique furie. « Oulah, Mesdames, il s’agit d’une erreur.
Ne nous emballons pas. » Je note le sifflement presque imperceptible à la fin de
chaque phrase. Il pose ensuite un bras contre le mur, comme s’il ressentait les
effets d’une soudaine attaque. Ce n’est qu’après quelques instants que je
comprends qu’il cherche seulement à rester debout. Il est complètement ivre. Ce
qui expliquerait aussi le numéro de tout à l’heure.
« Je ne vois pas pourquoi j’use ma salive pour toi, ricane Brittany. Je rentre
chez moi. Tu peux effacer mon numéro. »
Il passe une main frustrée dans sa chevelure épaisse et ondulée. Celui-là n’a pas
d’implants, en plus d’être séduisant. « Merde. » Il se retourne et me regarde
rapidement de haut en bas. Je fais de même et constate que ses chaussures sont
noires et cirées, sans bouts pointus. Simple et sans manières.
Je note quelques détails importants tandis qu’il me scrute, moi, l’erreur qui lui
a coûté une partie de jambes en l’air apparemment assurée. D’abord, ses yeux
sont injectés de sang et son regard est morcelé, ce qui pourrait expliquer son
incapacité à me distinguer de la furieuse Barbie aux cheveux noirs. Son nez est
légèrement rouge et il semble pâle. Son front brille un peu. Je remarque aussi le
très évident renflement qui gonfle l’avant de son pantalon. Je ressens une
certaine satisfaction à voir que j’ai été assez douée pour le faire bander.
Enfin, et peut-être le plus important, le colosse est vraiment mignon, même s’il
est actuellement malade, d’après les rapports de toilettes de Brittany. Sur une
échelle d’un à dix, il pourrait bien dépasser le million.
Il s’éclaircit la gorge. « Je suis sincèrement désolé. De vous avoir agressée
sexuellement et de vous avoir toussé dessus. J’ai pris des médicaments toute la
soirée et je crois que j’ai bu quelques whiskys de trop. Honnêtement, je vous ai
confondue avec elle, même si je vois bien maintenant que vous ne lui ressemblez
pas. »
Assez dur à encaisser, comme remarque.
Il désigne mon corps d’un geste, puis mon visage, tout en respirant avec
difficulté. « Je veux dire, vous êtes, wow, vraiment superbe. »
Peut-être pas si dur à encaisser que ça.
« Malheureusement, cette fille est une amie de la famille, et je dois régler ça. Je
dois y aller. Vous devriez prendre un peu de vitamine C en rentrant. Juste au cas
où. »
Après cette explication inutile, quoique appréciée, il se retourne et part en
courant dans le couloir.
J’imagine que je devrais être flatté qu’il puisse me prendre pour un top model,
même assommé par l’alcool et les médicaments.

1. Organisation militant pour l’éthique dans le traitement des animaux.


2. Randolph est une université formant aux arts de la scène.
2

Médicaments et alcool

BANCROFT
Je jette un dernier regard à la femme que j’ai accidentellement agressée
sexuellement avant de suivre le bruissement de cheveux et le derrière dandinant
de Brittany le long du couloir et à travers le vestibule. Si Brittany n’était pas ma
cavalière et si je n’avais pas promis à ma mère de lui donner une chance, je
serais sans doute revenu sur mes pas pour récupérer le numéro de cette fille.
Quelle bouche. Dans le très court laps temps où je l’ai embrassée, l’envie ne m’a
pas manqué d’y mettre autre chose que la langue. Pas très raffiné de ma part,
mais honnête néanmoins.
Une fois dans l’entrée, je me retiens de crier après Brittany. Je sais d’après sa
réaction récente qu’elle est capable de se transformer en véritable furie, ce qui ne
manquera pas de créer un nouveau scandale. J’aurais dû annuler ce rendez-vous.
Après tout, j’ai été malade comme un chien toute la semaine dernière. Mais je ne
voulais pas froisser ma mère, ni vexer celle d’Armstrong en manquant la fête de
fiançailles, voilà pourquoi j’ai serré les dents et pris tous ces médicaments.
Maintenant, je vais devoir calmer les choses avec Brittany.
Je l’avais à peine récupérée qu’elle envisageait déjà de revenir chez moi plus
tard dans la soirée.
J’ai entendu certaines rumeurs, notamment à propos de sa bouche (et pas
seulement pour sa tendance au bavardage, que je ne connais déjà que trop bien).
Le selfie à la sucette indiquait assez sérieusement que la soirée n’allait pas se
passer qu’en bavardages. Quand je suis tombé sur cette fille dans le couloir, j’ai
pensé que c’était Brittany qui passait à l’attaque, et j’ai instinctivement répondu
à l’appel. J’aurais d’ailleurs de toute manière mieux fait de m’abstenir, car ce
genre d’attitude ne peut m’attirer que des ennuis. Mais les médicaments et
l’alcool ont altéré ma capacité à prendre des décisions rationnelles et réfléchies,
d’où ma scandaleuse performance avec cette inconnue.
Cependant, sortir avec Brittany est un service que je rends à ma mère. Son
cavalier l’a apparemment plantée à la dernière minute et ma mère a vu là une
superbe occasion d’intervenir pour jouer les entremetteuses. Je ne suis pas censé
céder aux lubies de ma mère quand il s’agit de ma vie sentimentale, mais il y a
quelques années, j’ai fini par me rendre compte de l’importance de s’occuper des
siens. À cette époque, elle a eu un sérieux souci de santé, du genre à entraîner
toute une batterie de tests et beaucoup d’anxiété. Ça s’est passé en plein milieu
du championnat, et je n’ai pas pu être auprès d’elle alors qu’elle partageait son
temps entre la maison et l’hôpital. Pour ne rien arranger, ma grand-mère est
morte peu de temps après. C’était une femme extraordinaire, et sa perte nous a
tous affectés. Elle était le ciment de la famille. Ma mère essaie de me caser
depuis que je suis rentré à New York. Je me sens furieusement coupable de ne
pas avoir été là quand elle avait besoin de moi, c’est pourquoi j’ai cédé quand
elle a suggéré ce rendez-vous avec Brittany. Ça m’a aussi permis d’échapper aux
enchères des célibataires auxquelles elle voulait me faire participer, mais j’ai dû
accepter deux rendez-vous. Selon elle, Brittany vient d’une « bonne famille », ce
qui, dans le milieu d’où je viens, est beaucoup plus important que ça ne devrait.
Je comprends que cette vision du couple soit si répandue chez ceux qui ne sont
jamais sortis de cette sphère. Mais j’ai passé les sept dernières années dans le
monde du rugby professionnel, et mon point de vue a changé sur pas mal de
choses. En partie à cause des raisons du fonctionnement, ou plutôt des
dysfonctionnements, des relations amoureuses.
J’essaie de ne pas attirer l’attention sur moi tandis que j’avance d’un pas
rapide, quoique décontracté, vers les ascenseurs. Suivre une ligne droite est plus
difficile que je ne le pensais. Les gens n’ont pas arrêté de me tendre des verres
de whisky ce soir ; difficile de toujours dire non, vu la foule qu’il y avait. Les
très hauts talons de Brittany la gênent dans sa fuite. Elle marche toujours comme
si elle participait à un défilé, peu importe où elle se trouve. Ce qui est le plus
souvent assez ridicule. Elle atteint l’ascenseur au moment où la porte s’ouvre, et
je dois hâter le pas. Elle presse nerveusement le bouton, mais je parviens à
glisser mon bras entre les portes avant qu’elles se referment, et je monte avec
elle.
« Merci d’avoir retenu la porte. » Je devrais me tenir à carreau, mais je suis
irrité de la tournure que prend cette soirée. Et les médicaments ne font déjà plus
effet. Je suis vraiment au plus mal.
Elle émet un son contrarié, croise les bras sur sa poitrine et pose son regard
droit devant elle.
Je ne me sens pas d’attaque pour ça. Je pouvais encore la supporter quand elle
était charmeuse et pleine d’allusions sur la suite de la soirée. Elle s’est
maintenant drapée dans son rôle de princesse boudeuse, et les princesses
boudeuses ne m’intéressent pas. Je comprends son mécontentement cependant,
même s’il n’était pas nécessaire d’en faire autant. Méprise ou pas, j’ai bien
fourré ma langue dans la bouche d’une autre, alors que je suis supposé être son
cavalier.
Je m’adosse au mur opposé pendant que l’ascenseur entame sa descente. « Je
suis vraiment désolé pour ce qui s’est passé. Je pensais que c’était toi.
— Je ne viendrai pas chez toi ce soir en tout cas », soupire-t-elle.
J’enfonce mes mains dans mes poches. Si elle voulait toujours venir chez moi,
elle me causerait de toute façon plus de problèmes que je n’en ai maintenant. Pas
moyen que je passe la nuit avec elle. Je tiens à garder mes bijoux de famille là où
ils sont et j’aimerais éviter que son père me les arrache s’il apprend que j’ai
couché avec sa fille au premier rendez-vous.
« C’est sûrement mieux comme ça. Je ne me sens toujours pas très bien. »
J’ai un voyage d’affaires prévu dans quelques jours et une réunion demain
matin. Je n’ai pas le temps pour ça. Cette grippe carabinée ne passe toujours pas
et je ne peux pas me permettre de prendre un avion dans cet état.
« Je ne peux pas croire que tu m’as confondue avec elle. Je suis plus belle
qu’elle, non ? » Elle relève le menton et renifle d’un air offensé.
Cette autre fille est dix fois plus jolie qu’elle, mais exposer mon point de vue à
Brittany ne ferait que m’enfoncer encore un peu plus. L’honnêteté n’est pas
toujours le choix le plus sage. Quelle situation merdique. « Je ne l’ai pas
vraiment regardée. » Remarque bancale, mais je ne suis plus d’humeur à faire de
l’esprit. Dans ma tête, je suis déjà sous la douche à me soulager en pensant à
cette fille que j’ai embrassée ce soir, et pas à celle qui boude en face de moi.
Du reste, Brittany n’est vraiment pas mon genre. Elle est jolie mais porte
beaucoup trop de maquillage. Quant à la fille télescopée dans le couloir, et bien
que je n’aie pu l’observer que quelques secondes (après avoir reconnu mon
erreur), je peux dire qu’elle est vraiment superbe. Des cheveux sombres et des
yeux verts, pas trop petite et charnue là où il faut, et une beauté naturelle qui
m’excite encore. Et avec tous les médicaments que j’ai pris, ça veut dire quelque
chose. Je n’ai vraiment dû bander qu’une fois ou deux cette semaine, c’est dire à
quel point je suis malade.
« Pourquoi tu me regardes comme ça ? Je t’ai déjà dit que je ne viendrai pas
chez toi ce soir. » Brittany souffle et regarde fixement son image dans le miroir,
relevant une mèche sur son front de temps en temps.
Je secoue la tête pour me sortir du brouillard. J’ai à peine écouté ce qu’elle
vient de me dire. Mince, je suis dans un sale état. « Je vais quand même
m’assurer que tu rentres chez toi en sécurité. » Malgré ma frustration, je ne peux
pas me permettre de la laisser rentrer toute seule.
« Je sais comment appeler un taxi. »
J’abandonne la discussion et récapitule mentalement mon emploi du temps des
prochains jours. Mon costume est déjà prêt pour la réunion de demain (cette fête
de fiançailles organisée un lundi n’est pas faite pour m’arranger). Je dois me
lever aussi tôt que possible et réunir les dossiers pour le départ. Cinq semaines,
c’est un long voyage, et je ne dois oublier aucun document essentiel. C’est un
test grandeur nature destiné à prouver que je peux m’occuper des affaires sans
avoir mon père constamment sur le dos, et je dois le réussir.
L’ascenseur sonne et Brittany passe devant moi en se pavanant, ses cheveux en
profitant pour venir gifler mon visage. J’ai oublié d’appeler mon chauffeur, aussi
suis-je contraint de passer quelques minutes supplémentaires et embarrassantes
avec une Brittany toujours extrêmement remontée.
La voiture arrive finalement et Ralph, mon chauffeur, sort du véhicule en
s’excusant pour le retard. Je suis sûr qu’il comprend, à mon visage et à
l’expression amère de Brittany, qu’aucun de nous n’était enchanté de devoir
l’attendre.
J’ouvre la porte et lui tends une main, qu’elle refuse.
« Directement chez Mme Thorton, Ralph. » Je pose une main sur son épaule et
il lève un sourcil, mais reste silencieux comme je me glisse derrière ma cavalière
en furie.
Elle s’éloigne jusqu’à être aussi loin de moi que la banquette arrière le lui
permet. Je repose ma tête contre le dossier et attends, car je sais qu’elle n’en a
sans doute pas fini. Je suis si fatigué. Puis je me souviens que ma mère m’a fait
accepter deux rendez-vous. Je commence à me demander si les enchères des
célibataires n’auraient pas été une meilleure option. Ma mère va tout faire pour
que je tienne parole. Elle est déterminée à me trouver quelqu’un depuis que
Lexington, mon frère aîné, s’est séparé de sa petite amie il y a quelques mois, et
qu’il ne semble pas décidé à revenir dans la course aux rendez-vous galants, à
moins qu’une aventure sans lendemain soit en jeu.
Les sept dernières années que j’ai passées sur la route m’ont rendu incapable de
maintenir une relation. D’après mon expérience, peu de relations à distance
peuvent fonctionner. Quand j’ai accepté de venir travailler avec mon père, j’ai
pensé que c’était une bonne occasion de m’enraciner enfin quelque part.
Aujourd’hui, je pourrais vraiment me lancer dans une histoire sérieuse. Ça fait
longtemps que je n’ai pas eu de liaison stable, ou même sincère. Mais voilà qu’il
me faut voyager de nouveau, et je ne me sens pas capable de gérer la distance
pour l’instant.
« Je ne ressemble pas du tout à cette salope. »
Brittany me tire de ma rêverie. « Pas du tout. » Argumenter est inutile. « Même
si je ne suis pas sûr qu’on puisse affirmer que c’est une salope.
— Tu la connais ? Tu es déjà sorti avec elle ? Tu savais qu’elle venait à la
fête ? Je ne peux pas croire que tu m’aies humilié ainsi devant tous ces gens ! »
Je tourne lentement la tête vers elle. Comment un premier rendez-vous peut-il
être dramatique à ce point ? « Non, je ne la connais pas. Non, je ne suis jamais
sorti avec elle. Non, je ne savais pas qu’elle serait là, et qu’est-ce que tu veux
dire par “tous ces gens” ? Il n’y avait que nous dans le couloir.
— Elle t’embrassait elle aussi ! J’ai vu sa langue dans ta bouche ! » Elle pointe
sur moi un doigt accusateur. « Et ta langue était aussi fourrée dans la sienne ! »
C’est exact. En dépit du fait que je sois un inconnu, la mystérieuse fille me
rendait effectivement mon baiser. Quelque chose à méditer pour plus tard.
« Écoute, Brittany. Je t’ai déjà dit que c’était un malentendu. Et je t’assure
qu’elle ne te ressemble pas. Mais la lumière était mauvaise. J’ai vu de longs
cheveux et une robe sombre, et j’ai réagi par instinct. J’ai été malade toute la
semaine et j’ai pris des médicaments toute la soirée. Je ne voulais pas annuler
notre rendez-vous et j’en ai pris plus que prévu. Je sais que ce n’est pas une
excuse, mais c’est la vérité. » Je détourne le regard et ferme les yeux, essayant
de ne pas penser à cette fille ni à ce baiser.
« Tu as raison, ce n’est pas une excuse. On passait un bon moment, c’est
dommage. » Le ton pleurnichard, maintenant. « J’espère qu’embrasser cette
traînée valait le coup. »
C’est une bonne chose que mes yeux soient fermés, car elle me verrait les lever
au ciel.
La voiture s’arrête et Ralph m’appelle dans l’interphone pour nous signifier que
nous sommes arrivés. Il ne baissera pas la vitre ni n’ouvrira la porte avant que je
lui réponde.
« On est arrivés », dis-je.
Brittany fait une moue déçue. « Dommage, on aurait pu bien s’amuser. »
J’actionne l’interphone pour remercier Ralph. Je suis peut-être contrarié par ma
soirée, mais j’ai encore des manières. « Je vais te raccompagner jusqu’à la porte.
— Pas besoin. »
J’ouvre la portière et l’attends sur le trottoir. Elle réarrange sa robe et accepte
ma main tendue. Au moment de sortir, elle relève légèrement sa robe sur ses
cuisses. Elle ne porte pas de culotte, et j’ai droit à un aperçu de ce que je manque
ce soir. J’imagine qu’il s’agit de me narguer. Étant donné mon état actuel, la
manœuvre n’a aucune chance de fonctionner.
Au cours des dernières années, elles sont nombreuses à m’avoir fait le coup. Ça
a bien marché au début, mais le manque de défi devient vite ennuyeux. La
récompense est toujours meilleure quand on a dû travailler pour l’obtenir.
Je la raccompagne à sa porte et m’excuse, encore une fois, pour ce qui s’est
passé ce soir, même si je ne me sens pas si désolé que ça, au fond. Son caractère
théâtral a vraiment fini par me fatiguer.
Apparemment, ma conduite courtoise induit un autre de ses revirements
d’humeur. Après avoir déverrouillé la porte, elle se tourne vers moi et me
regarde fixement en se passant la langue sur les lèvres. « Tu sais (elle ajuste ma
cravate, qui était parfaitement droite avant qu’elle ne la touche), si tu le veux
vraiment, tu peux me prouver à quel point tu es désolé. »
Aussi drogué que je sois, l’invitation me saute aux yeux. « Oh ? Et comment
devrais-je m’y prendre ?
— En montant boire un dernier verre. »
Je tourne la tête et tousse dans le creux de mon bras. Je n’arrive pas à croire
qu’elle soit toujours intéressée après le fiasco de ce soir.
« Je devrais peut-être reporter l’invitation, étant donné mon état. Je ne voudrais
pas te rendre malade.
— Il y a d’autres parties de moi que tu peux embrasser en dehors de ma
bouche. »
Une forte envie de la faire asseoir pour lui expliquer ce qu’est la dignité monte
en moi, mais je la repousse. J’ai du mal à croire qu’elle me fasse des avances
après que j’en ai embrassé une autre, accidentellement ou pas.
« En général, je commence quand même par là, et ce n’est pas une bonne idée
vu mon état. Tu ne crois pas ? »
Elle soupire et passe une main sur ma poitrine. « J’ima-gine que tu as raison.
Tu es libre la semaine prochaine ? Je suis sûre que tu seras remis.
— Je dois partir en voyage d’affaires cette semaine, mais je t’appelle quand je
rentre ? »
Je grimace intérieurement tout en espérant que mon malaise ne se traduit pas
sur mon visage.
« D’accord ! » dit-elle, pleine d’enthousiasme.
Je la laisse m’embrasser sur la joue tout en évitant sa bouche, qu’elle essaie de
plaquer sur la mienne.
J’attends qu’elle soit rentrée et retourne à la voiture, décontenancé par l’intérêt
tenace qu’elle me manifeste.
Tout en m’asseyant, je repense à cette autre fille. Il me faut absolument savoir
qui elle est pour lui envoyer des fleurs, et peut-être quelques pastilles de
vitamine C, pour m’excuser de l’avoir malmenée.
3

Va en enfer, Incroyable Embrasseur

RUBY
Dans le métro, j’avale un paquet entier de bonbons fraîcheur pour tuer tout
germe provenant de la bouche de l’Incroyable Embrasseur. Le fond de l’affaire
m’ennuie, mais au moins il s’est excusé et semblait sincère sur le caractère
accidentel de l’assaut. Dommage que l’ardeur du souvenir soit gâchée par l’autre
enragée et l’explosion de toux finale.
Une fois à la maison, je me brosse les dents, prends six capsules de diverses
vitamines et prépare ma traditionnelle boisson du soir, de l’eau chaude au miel et
au citron, espérant être parvenue à me débarrasser de l’infection.
Je monte dans le lit et remarque que mes draps manquent de fraîcheur. J’essaie
de me rappeler la dernière fois que je les ai lavés, puis règle mon réveil et ferme
les yeux. Le bel inconnu m’apparaît aussitôt. Son nom est apparemment Banny,
ou peut-être est-ce Danny ? Peut mieux faire. Je vais m’en tenir à Incroyable
Embrasseur.
Passé le choc de la surprise, je commence à apprécier le caractère réellement
torride de cet homme. Dommage qu’il sorte avec des mannequins maigrelets,
insipides et égocentriques plutôt qu’avec des artistes crève-la-faim. Mais j’ai le
sentiment que « sortir avec » n’est pas le terme approprié. Il est également
regrettable qu’il tousse au visage des gens.
C’était sans doute un invité de la fête de fiançailles, donc il pourrait aussi être
présent le jour du mariage. Il pourrait faire un partenaire potentiel si je suis
toujours seule à ce moment-là, le tout dépendant bien sûr de sa proximité avec
Armstrong. S’ils sont amis, je ne crois pas qu’être impliquée dans un tango à
demi dévêtu à l’écart des célébrations soit une bonne idée. Je ne veux pas
prendre le risque de le rencontrer à nouveau si les choses devaient mal se
terminer.
J’arrête finalement de fantasmer sur ce que dissimule son costume et m’endors.
***
Je suis tout proche de découvrir ce que contient le pantalon de soie de
l’Incroyable Embrasseur quand un son répétitif et désagréable vient
m’interrompre. La scène s’arrête juste avant que ma main se pose sur
l’impressionnant renflement et qu’il penche ma tête en arrière pour m’embrasser,
ses lèvres sur les miennes, sa langue enflammée balayant mes…
Le tissu du rêve se délite et je finis par émerger. Le fantasme est stoppé net par
l’odieuse lumière du soleil qui hurle de me réveiller, de concert avec ce stupide
téléphone. Je suis parfois une sacrée coquine dans mes rêves.
Je saisis l’appareil, me souvenant qu’Amie m’a promis de m’appeler au cas où
je raterais mon réveil, ce qui est déjà arrivé par le passé. Mais j’étais sur mes
gardes, hier. J’ai programmé trois alarmes, toutes à cinq minutes d’intervalle,
pour m’assurer de ne pas replonger pour de bon.
« Lève-toi et brille, Ruby ! Je suis ton appel au réveil ! » Comment arrive-t-elle
à être si fraîche à 7 h 30 le lendemain de sa fête de fiançailles ? Je ne le
comprendrai jamais.
Un aboiement de phoque sort de ma bouche au lieu du bonjour que je voulais
prononcer.
« Ruby ? C’est toi ? »
J’essaye de parler à nouveau, mais je ne parviens qu’à produire un autre
aboiement.
« Ta connexion est mauvaise ? Je t’ai dit de ne pas choisir ce fournisseur bon
marché. Tu sais bien que sa réception est minable. »
Je m’éclaircis la gorge, mais le regrette aussitôt quand je ressens comme des
piqûres d’aiguille tout le long de mon œsophage.
« Ruby ? essaie-t-elle encore avant de pousser un soupir. Je raccroche et je te
rappelle. »
La communication interrompue, je lance immédiatement une conversation
vidéo, qu’Amie attrape au vol. Elle porte une robe blanche, ses cheveux sont
rassemblés en une queue-de-cheval et elle paraît aussi fraîche qu’un pain qui
vient de sortir du four. J’ai quant à moi une tête affreuse, à en juger par l’image
réduite qui s’affiche dans le coin de l’écran.
« Oh mon Dieu. Ruby, ça va ? »
Je désigne ma gorge et fais signe que non de la tête. Je fais un nouvel essai,
juste pour le cas où mon inaptitude à produire autre chose que des sons aléatoires
et à peine audibles ne soit que l’effet d’un réveil trop brutal. En général, je n’ai
pas à utiliser ma voix avant d’avoir pris mon café du matin. Tout ce que je
parviens à obtenir est un grincement geignard et davantage de douleur dans
la gorge.
Amie a un sursaut et plaque une main sur sa bouche. « Tu n’as plus de voix ! »
En effet.
« Comment tu vas faire pour l’audition ? »
Les derniers effets du sommeil commencent à se dissiper. Oh mon Dieu, peut se
lire articulé sur ma bouche. Sans voix, un rôle de mime est le seul pour lequel je
peux auditionner, ou celui d’une des danseuses sans texte. Ça ne paie pas aussi
bien qu’un rôle principal, ou même secondaire, soit la catégorie que je visais. Le
salaire est bien plus élevé pour ceux-là que pour un rôle sans une ligne. Ça ne
suffira jamais pour le loyer et les courses, sans parler de remplumer mon compte
en banque. Moi qui comptais sur cette audition pour me sortir de la mauvaise
passe que je traverse ces dernières semaines.
La conversation téléphonique est inutile puisque Amie ne sait pas lire sur les
lèvres et que je ne peux pas répondre. Elle annonce qu’elle passe me voir.
J’essaie de lui demander de ne pas le faire, mais sans mots, encore une fois,
difficile de communiquer. J’attends qu’elle ait raccroché et lui envoie un
message pour lui dire de ne pas s’occuper de moi. De plus, cette chose est
clairement contagieuse, puisque je l’ai moi-même reçue de l’Incroyable
Embrasseur, et je ne veux pas la lui transmettre.
Je roule hors du lit, tout mon corps souffrant à chaque mouvement. Je dois être
en train de mourir. Je dramatise à peine, car la douleur semble irradier chaque
cellule de mon corps. Je me traîne jusqu’à la cuisine et remplis la bouilloire. Une
tisane citron miel va peut-être m’aider à retrouver ma voix. Vu ma veine
actuelle, j’ai de sérieux doutes.
Je glisse jusqu’à la salle de bains, lance la douche et fouille dans l’armoire à
pharmacie à la recherche de quelque chose de plus puissant. Je ne trouve que du
Doliprane, il faudra faire avec. Je saute sous la douche sans avoir vérifié la
température (elle met une éternité à monter et fluctue ensuite entre tiède et
brûlante). J’arrive sous le jet en pleine phase brûlante et me blottis dans un coin
en attendant que la température redevienne supportable.
J’ai l’habitude de dire qu’une bonne douche fait toujours du bien. Ce n’est pas
le cas cette fois-ci, et même l’eau chaude ne fait pas fait grand-chose pour ma
voix. Je suis tout de même passée du couinement diffus au monosyllabe presque
audible. Je prie les dieux de la voix de permettre que le cocktail miel citron en
fasse davantage pour restaurer mes cordes vocales.
Une fois sortie de la douche, j’ajoute du citron et du miel à mon eau chaude. Le
breuvage me brûle la langue et me donne l’impression d’avaler du verre pilé.
J’enfile ensuite un pantalon noir et un haut noir, le tout assorti d’un chandail gris
à mailles lâches. Je me sèche les cheveux et me maquille en espérant pouvoir
arranger le tableau. Il me faut doubler les doses de poudre tant l’effort de
concentration me fait transpirer.
J’emporte une seconde ration de tisane médicinale dans le métro et arrive à
l’audition une demi-heure à l’avance. Non pas que ma promptitude me serve à
grand-chose. Je suis toujours incapable d’émettre davantage qu’un murmure.
Mon désespoir enfle comme une guimauve au micro-ondes face à la foule des
prétendants en train d’effectuer des exercices vocaux tout autour de moi.
J’essaie un moment de faire de même, mais mon croassement rauque est noyé
par la voix cristalline de la superbe femme installée juste à côté de moi. Alors
que j’écoute ces centaines de voix d’anges s’élever dans les airs, un tremblement
que je crains caractéristique d’un début de fièvre me traverse le corps. Je sens de
la sueur perler sur ma nuque et courir le long de ma colonne vertébrale, le tout
accompagné de violents frissons. Comme si les choses pouvaient encore empirer,
mon estomac commence à se manifester de la plus inquiétante des façons.
« Ruby Scott. »
Je jette un œil au metteur en scène, qui a heureusement l’air relativement frais,
et pas encore abattu par des centaines d’auditions à la chaîne. Je mets mon sac à
l’épaule et le suis dans le théâtre.
« Vous auditionnez pour le rôle d’Emma, c’est ça ? » Il ne me donne pas le
loisir de répondre. « J’aimerais que vous commenciez par la chanson du début de
l’acte deux.
— D’accord », dis-je dans un faible croassement. Au moins, je peux parler,
même si ma voix ressemble à celle d’un adolescent qui se serait coincé les
testicules dans sa braguette.
Le metteur en scène étudie son porte-bloc d’un air qui ne présage rien de bon.
« Je crois que j’ai perdu la voix. » Il doit faire un effort pour me comprendre.
Il pousse un soupir frustré. « Je ne peux pas vous auditionner si vous n’avez
plus de voix.
— Je ne voulais pas rater cette audition. Peut-être que je pourrais auditionner
pour la partie danse ? » Je devrais utiliser moins de mots.
Sa bouche se serre. « Les auditions pour les danseurs ont lieu plus tard dans la
semaine.
— Je comprends. Mais je suis là aujourd’hui, et si vous ne pouvez pas
m’entendre chanter, vous pouvez peut-être me voir danser ? » Je retiens un haut-
le-cœur alors qu’une nouvelle vague de nausée me submerge.
Il soupire et se radoucit, puis me désigne la scène. Je le remercie, dépose mon
sac au bord de l’estrade et me mets en position. Mon cerveau est brumeux et
mon corps me fait atrocement souffrir, mais je ne peux pas laisser passer cette
opportunité de toucher un salaire, certes modeste, mais régulier, pour les
quelques mois à venir. Je ne peux pas me permettre d’augmenter encore mon
découvert, et je ne veux pas devoir demander de l’argent à mon père ; ce serait
lui avouer l’impasse dans laquelle je me trouve. Ce serait lui laisser l’occasion
de me pousser à venir travailler pour lui, son objectif depuis le début. Je sais que
je peux y arriver.
La musique est lancée, mais au moment où je veux commencer mon
mouvement, mon estomac roule et se soulève à nouveau. Il n’y a aucune
nourriture à l’intérieur, mais la tisane citron miel consommée il y a peu décide
soudain de sonner la révolte. Je suis au milieu d’un tour (pas la meilleure idée
quand on a la nausée) quand la vague suivante me frappe, violente et
impitoyable.
Je fais tout pour garder la bouche close, mais l’intensité du spasme me force à
l’ouvrir. J’asperge la scène d’une eau miel citron partiellement digérée, mêlée à
ce qui semble être les vestiges des derniers petits-fours à la crevette et au
champignon, dans un style digne de L’Exorciste.
Ainsi s’achève mon audition.
*
J’aurais dû repasser plus tard dans la semaine pour les rôles de danseuses,
comme il me l’avait proposé. Aucune excuse ne pourra récupérer ce jet de vomi.
Et le fait que je sois parvenue à atteindre le metteur en scène, une performance
pourtant impressionnante, ne jouera certainement pas en ma faveur. Dans ma
hâte de trouver les toilettes les plus proches, je manque de glisser dans mon
propre vomi. Car une deuxième vague commence à monter. Je parviens à
atteindre le couloir, et une plante en pot, avant qu’elle ne frappe, et arrive aux
toilettes pour le troisième round. Elles sont malheureusement communes et, à en
juger par l’odeur, la propreté y est hautement discutable. Je me demande si c’est
révélateur du piètre succès de cette production théâtrale particulière.
Je passe une bonne heure enfermée, gémissant et reniflant jusqu’à ce que mon
estomac soit parfaitement vide.
Le pire est que j’ai oublié mon sac dans le théâtre. Je vais devoir attendre une
pause dans les auditions pour pouvoir le récupérer.
Heureusement pour moi, l’objet est toujours posé sur le bord de la scène.
J’avance tête baissée jusqu’à lui, l’attrape d’un geste furtif et me carapate pour
éviter de croiser de nouveau le metteur en scène (dans une sorte de chorégraphie
boiteuse qui doit être assez comique, vue de l’extérieur).
Le retour en métro est périlleux. Les gens gardent leurs distances,
probablement à cause de mon front en sueur et de l’affreuse odeur qui émane de
moi.
Une fois à la maison, je passe un certain nombre d’heures couchée sur le sol de
la salle de bains avec une serviette pour couverture et un rouleau de papier
toilette bon marché pour oreiller.
Des coups frappés à ma porte le matin suivant (je ne sais que c’est le matin
qu’à cause de la lumière qui filtre à travers la fenêtre de la salle de bains) me
forcent à m’extraire de mon lit de fortune.
Ma tête me fait très mal, comme le reste de mon corps. Je porte les mêmes
vêtements que le jour de l’audition et sens la régurgitation macérée. Les taches
qui maculent mon T-shirt gris me rappellent que je n’ai pas fait la meilleure
impression la veille. Je me rince la bouche à l’eau claire et me brosse les dents,
mais le dentifrice me brûle et je le recrache après quelques coups de brosse.
Je me glisse jusqu’à la porte et pose mon œil sur le judas avant d’ouvrir. Des
démarcheurs à domicile arrivent parfois jusque-là. Aucune envie que quelqu’un
essaie d’influencer mes opinions politiques ou me propose une nouvelle religion
aujourd’hui. Même si, avec mon apparence actuelle, je doute que quiconque
veuille me proposer de le rejoindre, quelle que soit la nature de son projet.
Ce n’est pas un démarcheur, c’est Amie. D’habitude, elle s’annonce toujours.
J’ai laissé la chaîne de la porte ouverte, apparemment peu concernée par ma
propre sécurité, aussi n’ai-je plus qu’à ouvrir.
« Ruby Aster Scott, qu’est-ce que ça veut dire ? » Elle tient une feuille de
papier qu’elle brandit en face de mon nez, trop près pour que je puisse la lire.
Elle reprend la feuille avant que j’aie pu m’en saisir, mes réflexes étant par
ailleurs plutôt émoussés.
La colère de son visage se mue en une expression choquée. « Oh mon Dieu !
Qu’est-ce qui t’est arrivé ? » Elle se fraie un chemin à l’intérieur, manquant de
me bousculer. Il faut dire que je suis assez instable, aussi, je ne lui en tiens pas
rigueur.
Amie se couvre la bouche avec sa manche. « C’est quoi, cette odeur ? Pourquoi
tu n’as pas répondu à mes appels ? J’étais prête à appeler la police !
— Je crois que j’ai la grippe », dis-je dans un croassement. J’ai plus de voix
aujourd’hui qu’hier. À peine plus.
« J’essaie d’avoir de tes nouvelles depuis vingt-quatre heures. Tu ne peux pas
me faire ça. Et bon sang, quelle est cette odeur ?
— Ça doit être moi. »
Elle abaisse son bras et hume l’air. Ses narines se froncent. « Tu as besoin
d’une bonne douche, ou d’un bain. » Elle inspecte mon appartement et le
froncement de sourcils s’accentue.
J’avoue ne pas être la meilleure ménagère du monde. Il y a quelques mois
encore, une femme de ménage venait travailler ici pour rendre l’appartement
présentable. Quand mon père a menacé de me couper les vivres, j’ai dû mettre
fin aux dépenses les moins nécessaires, dont Ursula faisait partie. Mais on mettra
le désordre actuel sur le compte de la maladie.
Les talons d’Amie frappent le sol tandis qu’elle se dirige vers la salle de bains.
Elle retient un haut-le-cœur devant l’odeur qui y règne, une version plus
concentrée de moi, j’imagine.
Une paire de gants en caoutchouc, du produit désinfectant, des plaintes répétées
et quinze minutes de récurage vigoureux rendent ma salle de bains de nouveau
utilisable. Amie me fait couler un bain dans la baignoire désinfectée de frais, me
pousse dedans et ferme la porte.
« N’en sors pas avant au moins vingt minutes », crie-t-elle depuis l’autre côté.
Amie et moi sommes amies depuis nos premières années d’université. Nous
avons rejoint New York ensemble il y a cinq ans pour y finir nos études. De nous
deux, elle est sans conteste celle qui s’en est le mieux sortie. Il faut dire qu’un
diplôme en études théâtrales pèse moins lourd qu’un double diplôme en
management et relations publiques.
Au cours des deux dernières années, elle est parvenue à transformer son stage
de fin d’études dans l’un des magazines de mode les plus cotés en boulot à plein
temps et a déjà été augmentée une fois. En plus d’un excellent poste, Amie a
aussi réussi à trouver l’homme de sa vie (c’est du moins ce qu’elle dit), tandis
que je suis péniblement parvenue à poursuivre quelques relations avant d’y
mettre fin, ou qu’on y mette fin pour moi quand je ne me décidais pas à le faire.
Je me fais aussi parfois embrasser par des étrangers porteurs de germes et
accompagnés de mannequins en furie. Je me demande si mon karma essaie de
me dire quelque chose. Et si c’est le cas, quel est le message ? N’utilise plus les
toilettes publiques ? Ne consomme plus de sucettes ? Comporte-toi comme une
salope ?
J’ai dû m’assoupir dans mon bain, car je sursaute aux coups donnés à la porte.
« Ruby ? Ça fait plus d’une demi-heure que tu es là-dedans. Ça va ?
— Encore cinq minutes ! » Ma voix est complètement brisée.
L’eau du bain s’est refroidie et je me dépêche de me savonner en frissonnant. Je
me sens plus humaine et moins nauséeuse en sortant de l’eau. Je quitte de la salle
de bains pour me rendre compte qu’Amie a nettoyé tout l’appartement.
Les assiettes sales qui encombraient le lavabo ont été lavées (ou jetées). Mes
draps ont été changés et la pile de vêtements sales qui jonchait le sol a été
remisée dans la corbeille à linge.
« Il ne fallait pas tout laver.
— Tu ne m’en as pas l’air capable toi-même. Tu as l’air au plus mal. J’imagine
que l’audition ne s’est pas bien passée.
— J’aurais eu une chance si j’avais auditionné pour un rôle dans L’Exorciste. »
Je me laisse tomber sur le lit. Ayant dépensé toute mon énergie pour prendre
mon bain, je dois m’allonger un peu.
« Qu’est-ce que tu veux dire ? Qu’est-ce qui s’est passé ? » Elle me tend une
tasse de tisane avec une tranche de citron. Je la pose sur la table de nuit, doutant
du fait que mon estomac puisse encaisser la dernière chose qu’il a rendue.
Je lui donne une version raccourcie des événements qui inclut les pires parties
de l’histoire, y compris le vomi projectile.
« Mon Dieu.
— Oui. Je ne crois pas pouvoir avoir une nouvelle audition avec ce metteur en
scène, à moins de changer d’identité
— Tu penses à une intoxication alimentaire ? Mon Dieu, c’est peut-être ma
faute ? » Elle plaque une main sur sa bouche et agrippe le bras du siège de
l’autre, horrifiée.
Le siège en question, passablement usé, est le seul objet qui m’appartienne ici.
Je le possède depuis nos premières années d’université. Je l’ai acheté sur une
brocante, dans un acte de rébellion contre mon père, totalement opposé à ce que
je poursuive des études théâtrales. Il a néanmoins financé les frais de scolarité
que mes bourses ne pouvaient pas couvrir. Et a versé de l’argent sur mon
compte, argent que j’ai manifestement dilapidé en cours de route, et pas en
ameublement.
« Non, ce n’est pas une intoxication. Un type m’a pris pour une autre fille hier,
et a décidé de fourrer sa langue dans ma bouche au moment où je quittais la fête.
Il m’a ensuite toussé dessus et sa copine m’a traitée de catin.
— Pardon ? » Elle laisse retomber sa main et me jette un regard incrédule.
Je peux comprendre que ça semble fou (et véritablement, toute cette histoire
l’est). Encore une fois, je dois me demander si mon karma n’est pas impliqué là-
dedans. Je lui explique toute l’histoire depuis le début.
« Alors, c’est bien ma faute.
— Comment pourrais-tu être responsable du fait qu’un inconnu se soit jeté sur
moi dans un couloir obscur ?
— Il s’agit sûrement d’un invité.
— Ça ne te rend pas responsable pour autant. » Je ferme les yeux et cherche à
savoir si mon estomac peut tolérer un peu de nourriture. La seule idée de devoir
mâcher m’épuise.
Après une longue pause, Amie me demande : « Quand as-tu demandé de
l’argent à ton père pour la dernière fois ? »
La question ne me semble pas avoir de rapport avec la situation actuelle. « Pas
depuis un moment, pourquoi ? » Amie sait à quel point ça me perturbe d’être
toujours dépendante de lui. Au cours des cinq dernières années, il a payé mes
loyers et pas mal d’autres dépenses. Quand il a menacé de me couper les vivres,
j’ai ouvert un compte avec une autre carte bancaire et une petite marge de crédit.
Mon plan était de mettre de l’argent de côté sans utiliser le sien pour lui
montrer, une fois pour toutes, que j’étais capable de survivre sans son aide.
N’ayant pas été payée depuis un moment, j’ai malheureusement dû utiliser ma
carte de crédit plus souvent que je ne l’aurais voulu ces derniers temps. De
même que mon crédit.
« Est-ce que tu as prévu de déménager sans me le dire ?
— Si je devais sortir de ce trou, tu serais bien la première à être au courant. » Je
n’ai aucune idée de la raison pour laquelle elle me demande ça.
« C’est bien ce que je craignais. » Amie soupire et étend son bras au-dessus de
mon bureau (qu’elle n’a pas cru bon de nettoyer) pour en tirer une feuille de
papier. J’habite un studio de trente mètres carrés, aussi, elle ne doit pas faire
beaucoup d’efforts pour trouver ce qu’elle cherche. « Je suis désolée de te
montrer ça maintenant, mais c’est le genre de problème dont il faut s’occuper au
plus vite. »
De grosses lettres capitales indiquent : PRÉAVIS DE RÉSILIATION DU CONTRAT DE
LOCATION sur le haut de la page, suivies d’une grappe de mentions légales
décrivant les paramètres de mon contrat de location et la date à laquelle je dois
avoir libéré l’appartement, c’est-à-dire, après un rapide calcul, d’ici cinq jours.
Je parcours rapidement tout le bla-bla administratif entre le mot RÉSILIATION et la
date d’expiration de mon contrat. Les trois derniers chèques ont été refusés.
« C’est impossible. » La nouvelle secrétaire de mon père, celle avec laquelle il
n’est pas marié, dépose de l’argent tous les mois sur ce compte pour payer le
loyer.
« Tu devrais peut-être appeler ton père. »
Je laisse tomber la feuille sur le matelas. Il doit forcément y avoir une
explication. « J’appelle la secrétaire. » J’ouvre ma liste de contacts et sélectionne
Yvette. Elle ne travaille pour mon père que depuis six mois. Je préférais la
secrétaire précédente, mais j’ai le sentiment que ma belle-mère n’a pas apprécié
sa jeunesse et sa pétulance. Yvette, quant à elle, est nettement plus âgée.
Elle répond à la troisième sonnerie. « Scott Pharmaceutics, Yvette à l’appareil.
Je vous écoute.
— Salut, Yve. » Je suis interrompue par une musique d’attente, suivie d’une
publicité pour le Viagra paternel. Je lève les yeux au ciel et mets le téléphone sur
haut-parleur.
Cinq minutes plus tard, elle me reprend finalement. « Merci d’avoir patienté.
Yvette à l’appareil, comment puis-je vous être utile ?
— Bonjour Yvette, c’est Ruby.
— Bonjour. Comment puis-je vous aider, Ruby ? »
Amie et moi échangeons un regard perplexe.
« Ruby, la fille de Harrisson.
— Oh ! Ruby, bien sûr. Quelle idiote je fais. Vous voulez parler avec
Harrisson ? Je crois qu’il est en réunion, mais si vous laissez un message pour
lui, je suis certaine qu’il vous rappellera dès que possible.
— En fait, c’est à vous que je voulais parler. Je viens de recevoir une
notification de fin de bail pour mon appartement. Apparemment, les trois
derniers chèques ont été refusés. Savez-vous, par hasard, s’il y a eu un défaut
d’approvisionnement ? » Je serre les poings pour éviter de me mettre à me
ronger les ongles.
« Oh, hmm. Je vais vérifier ça, dit-elle de sa voix haut perchée.
— Merci beaucoup, Yvette.
— Il n’y a pas de quoi. » Les cliquetis à l’autre bout du fil me disent qu’elle
ouvre mes dossiers financiers. « Oh, oui ! Je me souviens, maintenant ! Votre
père m’a demandé d’interrompre les versements sur ce compte il y a trois mois.
— Pourquoi aurait-il fait ça sans me prévenir ?
— Je vous ai envoyé un mail avec tous les détails. Laissez-moi le rechercher. »
De nouveaux cliquetis de son côté de la ligne. « Ah ! Je l’ai retrouvé. Oh. Oh
non, il est toujours en mode brouillon. Je l’envoie maintenant. Bloop. Le
message est parti. Voulez-vous que je vous le lise ? »
Ma boîte de réception sonne sur mon téléphone. « Non, c’est bon, je l’ai reçu.
— J’attends que vous l’ayez lu, alors. » Elle fredonne avec bonne humeur
tandis que j’ouvre le mail et le lis. Le malaise de mon estomac s’intensifie à
mesure que je prends connaissance des dernières nouvelles. Mon père a mis fin à
son aide financière il y a trois mois et a demandé à son incompétente de
secrétaire de me transférer son mail. Libre à moi de renouveler mon bail et de
poursuivre le paiement du loyer. Au cas où j’aurais oublié son plan, le mail se
termine par une note indiquant qu’un emploi sera disponible pour moi dès que je
reviendrai à Rhode Island, ma sadique de belle-mère étant impatiente de
travailler avec moi.
Une fois que mon père a été marié, il a transféré sa nouvelle femme dans un
autre département (il n’aurait surtout pas fallu que la promotion ressemble à un
conflit d’intérêts). Non seulement son salaire est exceptionnellement plus élevé
qu’avant, mais on lui a aussi offert d’importantes responsabilités. Et en
l’occurrence, mon père voudrait que je travaille sous sa direction. Je me passe la
main sur le visage. Je ne sais pas si je vais pleurer ou vomir de nouveau. C’est
vraiment pile ou face.
J’ai dû grogner, ou quelque chose comme ça, car Yvette reprend la
conversation. Si sa voix de crécelle avait un visage, je lui mettrais ma main dans
la figure. « Je m’excuse pour cette communication si tardive.
— J’aurais préféré avoir cette information quelques mois plus tôt. »
Remarquez, ça n’aurait pas changé grand-chose. Il aurait toujours fallu payer le
loyer, sans parler des extras, en plus des ramens que je mange depuis trois
semaines. J’aurais cependant commencé ce régime plus tôt, si j’avais su.
« Voulez-vous que je m’occupe de contacter votre père ? Je ne sais pas quand il
aura fini sa réunion, mais vous pouvez lui laisser un message, ou je peux en
prendre un et le lui remettre dès qu’il sera disponible. » Elle semble plus
nerveuse, maintenant.
Parler à mon père ne résoudra pas le problème. Probable que ça ne fasse que
l’empirer. « Non. Non, merci Yvette. Je dois vous laisser. Merci d’avoir répondu
à mes questions. » Je raccroche avant qu’elle ait pu dire quoi que ce soit.
Amie me fixe avec de grands yeux, la bouche béante. « Pourquoi tu ne veux
pas parler à ton père ? Il doit pouvoir arranger ça.
— J’ai besoin de réfléchir. » Je me masse les tempes. « Il faut que j’appelle
mon propriétaire. » Pas que ça doive changer quoi que ce soit. Il semble que
mon appartement est déjà loué, et je dois toujours trois mois de loyer. Que je ne
m’en sois pas rendu compte est d’ailleurs assez gênant. J’imagine que c’est mon
père qui a dû recevoir les rappels, étant donné que c’est lui qui paye
habituellement le loyer.
« Tu dois appeler ton père et lui demander de régler ça.
— Il ne peut plus rien faire, maintenant.
— Il peut au moins t’aider pour les impayés.
— Et après ? Ça ne va pas me trouver de nouveau logement. »
Il y a six mois, juste après que j’ai décroché mon dernier rôle, mon père et moi
avons eu une conversation plutôt houleuse au sujet de ma carrière. Il a
clairement désapprouvé mes choix, ajoutant qu’il ne les tolérait que par égard
pour ma mère. Son argent a toujours été marqué du sceau de la honte. Mes
études étant terminées, précisait-il, je devais être capable de trouver un vrai
travail. Si je ne parvenais pas à m’en sortir, je pouvais toujours revenir à la
maison pour travailler avec lui.
J’ai entendu ces arguments de si nombreuses fois que je pourrais les réciter par
cœur. Aujourd’hui encore, je sens parfois son souffle sur mon épaule. C’est après
cette conversation que j’ai ouvert mon compte en banque, fait faire ma propre
carte, et que j’ai souscrit ce petit crédit. Quand j’ai cessé de recevoir mon salaire,
j’ai préféré augmenter le montant du crédit de quelques milliers de dollars plutôt
que de revenir vers lui.
L’appeler maintenant, ce serait admettre ma défaite. Tout s’est toujours passé
comme s’il voulait que j’échoue, comme s’il attendait patiemment que ce
moment arrive. S’il apprenait ma situation réelle, il enverrait quelqu’un pour
venir me chercher. Ou peut-être n’enverrait-il personne et me mettrait-il dans le
premier avion, ce serait encore plus direct.
Mais ce n’est pas chez moi que j’ai envie d’être. Chez moi, c’est Rhode Island.
Chez moi veut dire que j’ai échoué. Chez moi veut dire que mon rêve est mort et
que mon père avait raison depuis le début : je ne suis pas assez bonne pour une
carrière à Broadway. Ni même à proximité de Broadway. Ni nulle part ailleurs,
sans doute.
Mais admettre mon échec ne serait pas le pire. Rentrer chez moi voudrait dire
travailler pour l’empire pharmaceutique de mon père et ses médicaments
érectiles. Me transformer en automate corporatif. M’asseoir derrière une chaise,
taper des lettres, coller des tampons et m’assurer que les réunions sont bien
prévues dans les bonnes salles, années après années. Toute ma créativité jetée à
la poubelle, et ma dignité avec.
Je sais que beaucoup de gens cherchent du travail, n’importe quel travail, et je
devrais me considérer comme privilégiée. Et même si travailler avec mon père
est loin d’être ce que je préférerais faire, ce n’est pas la fin du monde. Travailler
sous les ordres de ma belle-mère, par contre, serait assez proche de l’enfer sur
terre. Je ne suis pas du tout d’accord avec mon père quand il considère que ce
serait un bon moyen de faire connaissance et de créer des liens. Je lui ai
d’ailleurs dit que c’était surtout une excellente manière de me faire finir en
prison pour meurtre, trait d’humour qu’il n’a pas beaucoup apprécié.
« Tu te retrouves sans toit à cause de lui. Tu ne crois pas qu’il va se sentir
coupable et tout arranger ?
— Tu as lu ce qui est écrit sur cette feuille, l’appartement est déjà loué. Tu sais
comme moi qu’il n’attendait que ça. Il voulait que j’échoue.
— Non, ne dis pas ça. » Je lui lance un regard entendu et elle soupire. « Et ton
crédit ? Tu peux payer une partie du loyer avec ? »
Je consulte les détails de mon compte sur mon téléphone. Même si je pouvais
augmenter mon crédit de quelques milliers de dollars, impossible de payer trois
mois de loyer de retard. Je secoue la tête.
« Et une avance en liquide sur ta carte de crédit ?
— Je n’ai pas beaucoup de marge de manœuvre. » Il me reste peut-être trois
cents dollars avant d’atteindre la limite. C’est un petit prêt, mais augmenter
encore son montant ne semble pas la meilleure chose à faire dans la situation
actuelle.
« Mon Dieu.
— Comme tu dis.
— Je pourrais te prêter…
— Non. Pas moyen. » Je l’interromps avant qu’elle puisse continuer. « Je ne
t’emprunterai rien du tout.
— Tu dois me laisser t’aider. Je ne vais pas te laisser à la rue, tu ne vas pas t’y
faire. Dormir sur des cartons, c’est pas ton truc. »
Elle essaie de détendre l’atmosphère, mais sa plaisanterie me fait prendre
conscience du caractère désespéré de ma situation. Amie a raison. À moins que
je ne trouve un nouvel appartement et un travail qui me fasse gagner plus que le
loyer en question, je vais bel et bien finir à la rue ou devoir retourner à Rhode
Island. Pire, il va me falloir vivre chez mon père avec cette peau de vache qui a
seulement quatre ans de plus que moi et se tape probablement le jardinier, ou le
gars de l’entretien, ou les deux.
Me rendre en Alaska, où se trouve actuellement ma mère, serait une impasse
totale. Les hivers new-yorkais sont déjà assez longs. En plus de ça, sa cabane
dans les bois et sa coupure totale avec le monde sont une manière de vivre un
peu trop extrême pour moi. Je préfère demeurer dans un taudis de Harlem plutôt
que devoir supporter des températures négatives dans un no man’s land.
« Je vais me trouver un travail à mi-temps. »
Amie me lance un de ses regards maternels. « Très bien. Mais où est-ce que tu
vas vivre, en attendant ? Il te faut encore économiser pour payer la caution, et
payer ce que tu dois pour cet appartement-là. Il va te falloir pas mal d’argent si
tu veux t’en sortir toute seule. »
Encore un bon point. « Je n’ai pas le choix, Amie. Pas si je veux éviter Rhode
Island, qui est vraiment le dernier endroit où j’ai envie de me retrouver.
— Je ne peux pas croire que ton père t’ait fait ça. Il doit bien y avoir un moyen.
Et si tu venais chez moi ? »
Je scrute Amie. « Et où je dormirais ? Ton canapé n’est même pas dépliable. »
Amie serre les lèvres, considérant ma remarque. À mon tour de marquer un
point. Son appartement est petit. Son lit n’est pas immense non plus et occupe la
plus grande partie de sa chambre. Son salon ne peut même pas être utilisé pour
installer un lit, étant trop petit lui aussi.
« Je vais appeler Armstrong. Je suis sûre que je peux m’installer chez lui,
comme ça, tu pourras rester chez moi le temps de te remettre sur pieds. » Elle
appelle aussitôt son fiancé en posant un doigt sur sa bouche pour rejeter toute
protestation de ma part. « Salut, Armstrong. J’ai quelque chose à te
demander… » Elle ménage une pause avant de commencer. « Tu crois qu’il est
possible que je reste chez toi pendant un moment… disons une semaine ou
deux ? » Elle me lance un regard interrogatif, auquel je réponds par un
haussement d’épaules, puis un hochement de tête. Je doute que deux semaines
soient suffisantes, mais c’est toujours mieux que rien. « Mais, je… ce serait juste
pour… mais… » Ses yeux se plissent et elle commence à taper du pied.
Pas besoin d’entendre la conversation pour savoir de quoi il retourne. Je lui fais
signe de laisser tomber.
« Je comprends. Ne t’en fais pas. Je ne veux pas te causer de dérangement. On
va trouver une autre solution. » Son sarcasme est palpable. Elle raccroche
finalement. « J’ai probablement appelé au mauvais moment. J’essaierai plus
tard.
— Non, ce n’est pas la peine.
— Il est un peu particulier, c’est tout. Il a besoin de temps pour s’habituer à
l’idée. »
Ça me semble davantage qu’un peu particulier, mais je sais que deux semaines
ne seront de toute façon pas suffisantes pour me sortir de ce mauvais pas. Ma
situation est plus grave que je ne l’avais d’abord pensé, et mes options sont plus
que limitées. Je ne veux pas être cette gosse de riche gâtée jusqu’à la moelle à
qui on offre tout. Je veux prouver que je peux m’en sortir toute seule, sans l’aide
de mon père. Mais il semble qu’il ne me reste plus beaucoup d’issues.
« Oh, mon Dieu. » Les yeux d’Amie s’éclairent. « J’ai peut-être une solution.
— Laquelle ?
— Le cousin d’Army, Bane, n’est pas chez lui cette semaine.
— Et qu’est-ce que ça a à voir avec moi ? » Je suis déjà en train de me
demander quelle rue serait la plus appropriée pour que j’y installe mes cartons.
J’ai toujours ma carte de membre du club de gym, je crois qu’elle est encore
valable quelques mois. Je pourrai utiliser les douches, là-bas. « Attends, son ami
s’appelle Bane ? C’est quoi, un genre de Tom Hardy ?
— Euh, non. Son vrai nom est Bancroft, précise-t-elle.
— Ah. Un autre héritier à prénom atypique ?
— Mmm. C’est vrai qu’il vient d’une longue lignée d’héritiers à prénoms
atypiques, mais il est plutôt sympa, en réalité. En fait, il m’a demandé de passer
chez lui pour m’occuper de ses animaux pendant qu’il n’est pas là. Il sera parti
cinq semaines. Peut-être que tu peux t’occuper d’eux à ma place.
— Il ne me connaît pas, pourquoi serait-il d’accord pour laisser une étrangère
s’occuper de ses animaux ? Et ça ne résout pas vraiment mon problème de
logement.
— Tu es ma meilleure amie et si j’ai confiance en toi, il peut avoir confiance en
toi lui aussi. Il a un lapin, ou un cochon d’Inde, quelque chose comme ça. Il en a
hérité, je crois. Peut-être qu’on pourrait lui proposer que tu restes chez lui
pendant qu’il est en voyage.
— Pour m’occuper de son cochon d’Inde ?
— Pourquoi pas ? Il m’a dit qu’il avait besoin de beaucoup d’attention. Et tu
sais que je suis allergique aux animaux. Ça vaut le coup d’essayer, non ? Cinq
semaines devraient suffire à te trouver un boulot, et pendant ce temps-là, tu
pourrais faire des économies pour un autre appartement, pas vrai ?
— Ça devrait suffire, oui. » Je n’en suis pas sûre, en vérité, à moins que je
décroche rapidement un premier rôle. Mais cette solution me permettrait de
gagner du temps, et ce serait toujours mieux que de dormir sur le canapé
d’Amie.
« Nous devons dîner avec lui ce soir. Tu penses que tu peux avaler un repas ?
— Je peux essayer. »
Amie sourit : « Parfait.
— J’espère que ça va marcher. » Je croise les doigts pour que ça marche. Que
du bon karma. Et un vrai toit sur la tête.
4

Plans de dîner

RUBY
Après avoir décidé que ma prochaine mission serait de devenir
squatteuse/gardienne d’animaux pour les cinq semaines suivantes, ce qui vaut
quand même mieux que la rue, Amie ouvre mon placard pour trouver une tenue
convenable à une première rencontre.
Au cours des dernières années, j’ai changé mes vêtements prétentieux, hors de
prix et souvent inconfortables pour une garde-robe simple et bon marché,
assortie de quelques pièces colorées pour les jours où l’envie me prend de me
rebeller contre les pratiques vestimentaires funéraires des New-Yorkais. Mes
récentes déconvenues financières ont cependant réduit ma capacité à renouveler
ma garde-robe, laquelle rétrécit à vue d’œil.
« Depuis combien de temps tu as cette robe ? » Amie tient un vêtement rouge
dans la main.
Je hausse les épaules. « Un moment.
— Est-ce que tu ne la portais pas au bal de promo ? »
En y réfléchissant bien, c’est tout à fait possible. Je lui prends la robe et vérifie
l’étiquette. C’est une Vera Wang, elle a donc dû coûter assez cher. À l’époque,
dépenser autant pour un vêtement ne me paraissait pas poser de problème.
Aujourd’hui, je me demande combien je pourrais en tirer en la mettant en vente
sur eBay.
« Je suis presque sûre que tu la portais au bal de promo, avance-t-elle devant
mon mutisme. Mais ça reste très classique et ce sera parfait pour ce soir. Tiens,
essaie-la. »
J’enfile une paire de bas avant de prendre la robe. Amie m’a vue dans certaines
postures plus que discutables, aussi, qu’elle m’aperçoive en culotte n’a aucune
espèce d’importance. Je récupère ensuite un soutien-gorge, qui a plus de mal à
passer qu’il ne le devrait, puis je me dandine dans la robe avant d’en tirer la
fermeture Éclair. Elle est un peu serrée sur la poitrine et les hanches, mais elle
me va toujours. Une tache de gras orne malheureusement mon entrejambe.
Je désigne la tache à Amie. « À moins de vouloir attirer l’attention sur cette
partie de mon anatomie, je crois qu’on va devoir se rabattre sur une autre idée.
— Ce ne serait pas forcément une mauvaise chose. Bancroft est plutôt mignon,
et d’après ce qu’on dit, il possède d’excellentes aptitudes au lit.
— Le fait qu’il y ait des rumeurs à propos de ses aptitudes n’est pas vraiment
un argument de vente. Et puis je ne cherche pas à coucher avec lui, mais à
coucher dans un lit, chez lui. Est-ce que tu sais s’il y a plusieurs chambres ?
— Il habite un penthouse à Tribeca. Et il y a plus d’une chambre, c’est certain.
Mais je ne pense pas que ce soit un coureur de jupons, c’est juste qu’on dit qu’il
est très bien… disons… équipé.
— Alors il a une grosse bite ? Fantastique ! Tu sais, la taille de son membre
n’est pas ma préoccupation principale en ce moment. »
Malgré mon manque d’enthousiasme quant à Bancroft, aux dimensions de ses
atouts et à ses aptitudes paraît-il exceptionnelles, j’essaie encore six robes avant
que le choix d’Amie ne s’arrête. Il faut que je m’allonge un moment avant de
reprendre une quelconque activité.
Elle passe le reste de la journée à me dorloter et à m’alimenter en médicaments,
en Gatorade et en bouillon de poule, le tout agrémenté de quelques biscuits salés.
Je suis au moins capable de garder liquides et biscuits dans mon estomac. Au
moment de se préparer, Amie s’occupe de me coiffer et de me maquiller, car je
n’en ai plus la force. J’ai envie de demander si c’est vraiment nécessaire, mais
comme c’est avec Armstrong et ce Bancroft que l’on dîne, j’imagine que nous
nous rendons dans un restaurant du genre huppé.
À 5 heures, nous laissons mon futur ancien appartement et prenons le taxi
jusqu’au restaurant (Amie paie la course, étant entendu que je ne peux
absolument rien dépenser en ce moment). À ce point de la soirée, je pourrais tout
aussi bien prendre une autre douche et faire une sieste de cinq heures. Je ne suis
pas sûre de m’être tout à fait remise de ce que m’a refilé l’Incroyable
Embrasseur, quoi que ça puisse être. J’espérais naïvement qu’il puisse s’agir
d’une sorte de crise limitée dans le temps, mais le filet de sueur qui commence à
courir le long de mon échine m’indique le contraire. Tout comme le léger roulis
qui travaille mon estomac. Rien à voir avec les convulsions d’hier, mais les
choses ne sont pas encore tout à fait rentrées dans l’ordre.
Je supporte assez bien le trajet, mais je transpire tellement, même avec la
fenêtre ouverte, que j’espère avoir bien pris mon déodorant avec moi. Si j’avais
su, je me serais couvert le corps avec pour parer ce problème de transpiration.
Amie se tourne vers moi. « Récapitulons l’histoire pour vérifier que tous les
détails sont bien en place.
— Allons-y. » La discussion n’est pas si atypique. Adolescentes, nous avions
l’habitude de nous couvrir mutuellement. Enfin, c’est surtout moi qui la
couvrais, mais le contraire est arrivé aussi. Ce n’est pas pour rien qu’on la
surnommait Anarchy Amie, à l’époque. Combien de fois a-t-elle prétexté dormir
chez moi pour sortir avec les garçons qu’elle fréquentait à l’université ? Qui
aurait cru que cette fille-là se marierait un jour avec un type nommé Armstrong ?
C’est un peu différent, cette fois, car il y a plus à risquer que de se faire
rabrouer pour un petit mensonge. C’est un potentiel logement et une opportunité
d’avoir le temps de chercher un boulot qui me permette de refaire mes
économies. Et de payer ma dette sans devoir en passer par mon père. Et d’éviter
de travailler sous les ordres de sa mégère. Maintenant qu’il m’a laissé tomber, je
vois bien quel genre de vie facile j’ai eu jusqu’à aujourd’hui. Je sais que je
devrais être reconnaissante du fait qu’il me viendra toujours en aide si les choses
tournent mal, mais la vérité est que je veux prouver, et plus à moi-même qu’à
n’importe qui d’autre, que je suis capable de m’en sortir toute seule.
« Pourquoi n’as-tu pas de logement ? me demande Amie, caressant ma main
pour me rassurer tandis que je grimace.
— Mon bail s’est terminé et, au lieu de le renouveler, j’ai prévu de déménager
dans un autre appartement, plus près du quartier des théâtres. Mais le nouveau
bail a été annulé.
— Excellent. Et pourquoi ?
— C’est vraiment nécessaire ? Ça m’étonnerait que ça tourne à l’inquisition.
— Il vaut mieux avoir une histoire pleine de détails qu’un résumé bancal.
— Je sais improviser.
— Je sais, mais là, tu es malade et je ne suis pas sûre que tes talents soient au
mieux de leur forme.
— Est-ce que tu peux éviter de dire ce mot à haute voix s’il te plaît ? » Rien
qu’entendre le mot malade me rend de nouveau nauséeuse.
Amie a raison, cependant. Ma capacité à faire autre chose que respirer et me
tenir droite est sévèrement compromise. Si je soupire, c’est que nous avons déjà
répété trois fois avant de quitter l’appartement. « Le bail a été annulé parce qu’il
y avait un problème avec les canalisations de l’appartement du dessus. On doit
vider les lieux et les travaux de rénovation peuvent prendre des mois. » Je
considère Amie d’un grand regard triste qui lui indique à quel point je me sens
perdue face aux circonstances. Et je le suis profondément.
« Parfait. » Amie acquiesce à ma bonne connaissance du scénario, ou à mes
superbes talents d’actrice, ou aux deux. « Et pourquoi ne peux-tu pas rester dans
ton ancien appartement ?
— L’appartement est déjà loué et le nouveau locataire vient y emménager d’ici
cinq jours. » Je poursuis de manière décousue : « Le seul logement encore libre
dans mon immeuble n’est disponible que quinze jours et je vais donc devoir
déménager mes affaires deux fois en l’espace de deux semaines. » Je me
tamponne la nuque avec un mouchoir. « Je ne crois toujours pas que ça doive
être aussi élaboré. On ne peut pas se contenter de dire qu’il y a un problème avec
mon nouvel appartement ? »
Amie me lance un regard glaçant. « Tu n’as donc rien appris au cours de nos
années d’université ? Il nous faut l’histoire la plus plausible possible. Plus il y
aura de détails, mieux ce sera. Ta situation professionnelle ?
— Je suis entre deux rôles en ce moment, mais j’ai de nombreuses auditions à
venir. » En fait, l’audition d’hier est la dernière que j’aie obtenue par
l’intermédiaire de mon ancien agent. Il faut que je me débrouille toute seule,
maintenant.
Elle me presse le bras. « Tu vas décrocher quelque chose, Ruby. Tu as trop de
talent pour que ça n’arrive pas. »
J’aimerais le penser, et je le croyais sincèrement il y a à peine quelques mois.
Mais mon incapacité à trouver un nouvel agent et tous ces petits rôles dans des
pièces secondaires ont assez sérieusement entamé ma confiance.
« On est arrivées. » Amie me sourit tandis que le chauffeur fait signe à un
employé du restaurant, qui s’empresse de venir nous ouvrir la porte. Avant
d’entrer, Amie passe une main dans mes cheveux pour les arranger une dernière
fois. « Bon. Quand Armstrong et Bancroft vont parler du voyage, je
mentionnerai l’histoire des animaux. Tu pourras alors t’extasier sur le cochon
d’Inde, ou quoi que ce soit d’autre.
— Ça m’a l’air bien.
— Allez. On va te trouver un nouvel appartement. »
J’acquiesce, prends une profonde inspiration, et me laisse conduire par le bras
tandis que le portier nous ouvre grand les portes. Le restaurant de ce soir est
exactement comme je l’avais imaginé. Des sexagénaires botoxées s’agrippent
aux bras de leurs maris chauves et pansus aux yeux vagabonds. Les trop
nombreux bijoux qu’elles portent révèlent qu’à ces yeux vagabonds ont
probablement dû succéder des mains vagabondes, et pire encore.
Ce scénario ne m’est que trop familier. Et pour cause, c’est exactement comme
ça que mon père s’est comporté avec ma mère. Cette dernière n’a jamais aimé
les bijoux cependant, et il a dû trouver d’autres moyens pour s’excuser de ses
indiscrétions. Au moins jusqu’à ce qu’elle se lasse de ses infidélités et foute le
camp.
Ma mère est une femme superbe, et elle n’a jamais voulu jouer avec ces règles-
là. Elle n’a jamais voulu de chirurgie, ni de lifting, ni chercher à ressembler à la
jeune fille de vingt-trois ans qu’elle était quand mon père l’avait épousée. Raison
pour laquelle il l’a échangée pour un modèle plus jeune, après en avoir essayé de
nombreux autres entre-temps.
Voilà pourquoi je suis vite désabusée quand on me parle de jeunes et beaux
héritiers. Tel père, tel fils, c’est en général comme ça que ça se passe, et je ne
connais pas beaucoup de pères qui ne regardent pas les amies de leurs filles
comme de nouveaux jouets potentiels. Ce qui est réellement répugnant.
Armstrong est déjà attablé avec un whisky (ou un bourbon, ou tout autre alcool
ambré), mais sans Bancroft. Une serveuse est debout à côté de la table, portant
son plateau en équilibre sur une paume tandis que l’autre repose sur sa hanche.
Elle rit à quelque chose qu’il lui dit et balance sa longue queue-de-cheval par-
dessus son épaule.
Je jette un regard à Amie, qui se raidit et serre mon bras un peu plus fort. J’ai
envie de croire que cette relation va marcher. Vu de l’extérieur, Armstrong a l’air
du mari idéal. Mais j’ai peur que cette histoire d’amour éclair n’obscurcisse son
jugement, comme le fait que ses parents approuvent le mariage.
En dépit de son côté sauvage, Amie est toujours à la recherche de l’approbation
des autres. Anarchy Amie était capable de faire les quatre cents coups, mais
regrettait amèrement son comportement dès l’instant où elle se faisait attraper.
Les rares fois où notre couverture n’a pas marché, elle passait généralement les
mois suivants à s’évertuer à être une fille modèle pour se faire pardonner. Une
dualité intéressante. Elle aime être dans les clous, mais cherche aussi toujours la
limite.
Même pour son diplôme, il s’agissait davantage de contenter ses parents que de
chercher à faire ce qu’elle aimait vraiment. Mais son travail lui plaît maintenant,
et au moins, elle en a un, alors il doit bien y avoir quelques avantages à son
comportement. J’aurais peut-être du travail, moi aussi, si j’avais suivi son
exemple. J’aurais peut-être même un fiancé.
Le sourire d’Armstrong s’amoindrit quand il nous voit arriver, puis s’élargit de
nouveau pour révéler ses dents parfaitement droites, parfaitement blanches. Il
fait un signe de tête à la serveuse et se lève, lissant sa cravate d’une main et
contemplant Amie de haut en bas. Elle porte la même robe noire et simple avec
laquelle elle est arrivée chez moi. Elle est cintrée à la taille avec une jupe crayon
qui met en valeur ses hanches courbées et son derrière sculpté par
d’innombrables heures de Pilates et d’aérobic.
« Ma superbe fiancée. » La serveuse se recule et Armstrong prend la main
d’Amie dont il baise chacune des phalanges.
Amie glousse et rougit tandis qu’il l’attire contre lui et lui murmure quelque
chose à l’oreille. J’imagine que les chuchoteries sont en lien avec certaines
activités devant qui viendront plus tard dans la soirée, étant donné la teinte rouge
vif que prend son visage.
Mais l’instant reste furtif. Armstrong se dégage et tourne son sourire enjôleur
vers moi. « Ruby, je suis content qu’Amalie t’ait invitée. Je crois que tu t’es bien
amusée à la fête de fiançailles.
— Oui, merci. C’était parfait. Et la nourriture était excellente. » Au moins
jusqu’au lendemain matin. Mais mieux vaut laisser cet épisode-là de côté.
« Excellent, excellent. » Il désigne de son bras une place de l’autre côté de la
table, où un serveur est déjà posté pour me retirer ma chaise, comme on le ferait
à un gosse de cinq ans. « Ça fait longtemps que j’ai envie de mieux te connaître.
Je n’ai pas eu l’opportunité de rencontrer beaucoup des amies d’Amalie, et
surtout qui la connaissent depuis aussi longtemps que toi.
— Oui, mais ça a été plutôt rapide entre vous, non ? » Je passe la main sur
l’arrière de ma jupe tandis que le serveur pousse la chaise sous mes fesses. Je
retombe dans ces habitudes que j’ai passé les dernières années à essayer
d’oublier et acquiesce avec un sourire poli en susurrant un merci.
Armstrong attend que le serveur soit reparti pour me gratifier de ce sourire
coincé qui semble décidément être sa signature. « Quand c’est là, on le sent tout
de suite. Je suis sûre que tu comprendras quand tu auras rencontré ton âme
sœur. » Il se tourne vers Amie et l’enveloppe d’un regard langoureux.
Je retiens ricanement et haut-le-cœur (quoique le dernier soit plus à mettre sur
le compte de l’état de mon estomac que de son attitude dégoulinante). Je réponds
par un sourire forcé et un signe de tête. « Je suis sûre que je serai aussi excitée
que vous quand ça m’arrivera. Ce sera même trop, j’aurai peut-être envie de
m’enfuir. » Je baisse les yeux vers la carte afin de dissimuler le manque de
sincérité qui doit se lire sur mon visage.
« Fuir serait suspect. Ce serait agir comme si tu avais quelque chose à cacher »,
dit Armstrong d’un air pédant. Presque tout ce qu’il dit me paraît prétentieux.
Toute réponse potentiellement sarcastique est stoppée par la soudaine arrivée
du cousin à prénom atypique chez qui j’espère emménager pour les cinq
prochaines semaines.
« Désolé, je suis en retard. J’ai été retenu au travail.
— Tu ne te reposes donc jamais ?
— Des détails de dernière minute à régler pour le voyage », répond-il.
Je lève les yeux du menu tandis que la chaise opposée à la mienne glisse sur le
sol feutré. La main qui tient la chaise n’est pas manucurée. Les ongles sont
irréguliers et les articulations couvertes de cicatrices. Et ces mains sont grandes.
Tellement grandes qu’elles semblent appartenir à une sorte d’homme des
cavernes monstrueux.
Comme je lève les yeux pour me faire une meilleure idée du fameux cousin, je
remarque que la main anormalement large est attachée à un avant-bras
gigantesque, lui-même relié à un impressionnant biceps. Je remonte encore
jusqu’à atteindre un cou puissant et une mâchoire saillante et mal rasée. Comme
pour tout spécimen au physique aussi attrayant, j’ai hâte de savoir si le visage
rend justice au reste du corps. Je rencontre alors une somptueuse bouche que sa
langue parcourt à cet instant, faisant luire sa lèvre inférieure à la lumière du
lustre hors de prix de la salle.
Son nez est plutôt droit, même s’il a quelque chose de spécial, que je ne
parviens pas à définir. Mon regard croise alors ses yeux, ses yeux sombres et
bleus. Ils sont incroyables. Irréels. Et la courbe parfaite de ses sourcils complète
la beauté de son visage. Amie ne m’avait pas menti. Cet homme est
sérieusement canon. Et je n’ai même pas encore vérifié s’il avait tous ses
cheveux.
Tandis que je réunis tous les composants de cette beauté sauvage, je commence
aussi à me rendre compte qu’en plus d’être irrésistible, il m’est également
terriblement familier. Au milieu des brumes qu’induisent en moi la fièvre et son
charme personnel, il me faut quelques secondes pour comprendre pourquoi cet
homme m’est si familier.
Je brise les règles de la bienséance qu’on a voulu m’imposer toute ma vie en
pointant mon doigt vers lui et en l’interpellant. « Toi ! » Heureusement, ma voix
est encore éraillée et s’avère moins retentissante que prévu.
Son sourire, son joli sourire immaculé se fane tandis qu’il penche la tête sur le
côté. Son visage exprime un début de reconnaissance, mais toujours mêlé à de la
confusion.
« Est-ce qu’on se connaît ?
— Est-ce qu’on se connaît ? dis-je en le parodiant.
— Je t’ai déjà vue quelque part, c’est sûr, mais où… ? » Il s’assoit sur la chaise
en face de moi. La chaleur de ses yeux pourrait faire brûler des pans entiers de
ma robe. Grands dieux. Cet homme est une bombe sexuelle prête à exploser. Je
suis sincèrement étonnée que les femmes de la salle ne soient pas déjà en train
de se frotter à son corps, comme dans une de ces pubs pour déodorant. Il doit
être obligé d’utiliser du répulsif pour femmes, c’est sûr. « J’ai même
l’impression qu’on se connaît bien, mais je n’arrive pas à me souvenir… »
Son sourire en coin me fait réévaluer l’importance de porter des culottes en
toutes circonstances.
Je me souviens l’avoir entendu dire qu’il avait pris des médicaments toute la
soirée. Sa mémoire est peut-être embrouillée. Chaque seconde de l’accidentel
baiser et de son dénouement malheureux me revient en mémoire.
Je m’y attarde encore un peu avant de pouvoir me souvenir comment placer des
mots dans le bon ordre. « Disons que tu as déjà mis ta langue dans ma bouche. »
Pas vraiment la meilleure réponse, ni la plus appropriée, malheureusement.
« Vous vous connaissez ? » Amie arbore un sourire serré et sa voix est
suraiguë.
Je le désigne de la main. « C’est l’Incroyable Embrasseur.
— Pardon, quoi ? » Elle semble maintenant préoccupée, et elle a sans doute
raison de l’être, car je suis sur le point d’exploser.
« C’est le type qui m’a embrassée avant de me tousser au visage. »
Les conversations des tables qui nous entourent cessent momentanément et
quelques regards se tournent vers nous pendant quelques secondes, avant que le
brouhaha reprenne.
L’Incroyable Embrasseur, dont je sais maintenant qu’il s’appelle Bancroft, a
l’air horrifié. Comme il le devrait. J’ai échoué à décrocher mon rôle à cause de
lui. Bon, encore aurait-il fallu que je produise la meilleure performance parmi les
cent soixante-quinze personnes venues ce jour-là. Mais j’aurais au moins pu
obtenir un rôle secondaire.
« Quoi ? » Armstrong, apparemment ignorant des détails de l’affaire, tourne
son regard vers Bancroft, puis vers moi, puis vers Amie.
« Quel désastre. » La détresse de Bancroft est sincère. J’ai d’abord pensé qu’il
s’agissait d’embarras, jusqu’à ce qu’il poursuive et exprime surtout du remords :
« Je suis tellement désolé pour tout ça. J’avais d’abord prévu de ne pas venir à
cette soirée, mais Armstrong est mon cousin et je ne pouvais pas rater ça. J’ai bu
trop de whisky et pris trop de médicaments, et le cocktail a été désastreux.
— On dirait bien. Ta cavalière n’était pas emballée non plus.
— Est-ce que quelqu’un peut m’expliquer ? » Armstrong a l’air complètement
perdu. Et contrarié par son igno-rance. Je n’arrive pas à savoir si c’est une bonne
ou une mauvaise chose, car cela veut dire que Bancroft n’a pas raconté l’incident
(s’il s’agit de honte ou de tact, je ne peux pas le dire, n’ayant pas encore
appréhendé sa personnalité). Ma connaissance de lui se limite à un bref contact
buccal, quoique proprement fantastique.
Je me tourne vers Armstrong et lui souris. « Il s’agit seulement d’une méprise.
Ce n’est pas bien grave. »
La serveuse nous rejoint pour prendre commande des apéritifs. Étant donné la
tournure des événements, je considère la possibilité d’un verre de prosecco, mais
choisis finalement de l’eau pétillante, espérant que les bulles aideront à stabiliser
mon estomac. Quoique l’alcool puisse s’avérer utile pour exterminer les derniers
germes éventuellement présents.
Armstrong, qui monopolise la conversation, récupère rapidement les références
de Bancroft à son voyage d’affaires pour en revenir à lui et à l’empire
médiatique familial. Ça semble être un parleur compulsif. Ou un imbécile
pompeux. Les deux options sont possibles, mais la dernière paraît la plus
probable.
Des amuse-bouches arrivent. Apparemment, Armstrong a pris la liberté de les
commander pour nous avant notre arrivée. Des plateaux de tapas nous rejoignent
à table, dont certains au saumon fumé et au calmar sauté. J’adore les fruits de
mer d’habitude, mais mon jeûne forcé d’aujourd’hui rend tout aliment fort en
goût plutôt suspect pour l’instant. Pour le menu, je choisis l’option la plus sûre :
croustilles de pita et houmous, et pasta primavera. Le plus simple sera le mieux.
« Tu dois être impatient de commencer ce voyage », dit Armstrong à Bancroft
avant d’avaler une huître, au grand désespoir de mon estomac.
Ce dernier hausse les épaules. « C’est comme ça. Maintenant que ma carrière
de rugbyman est terminée, je n’ai pas beaucoup d’autres options que de me
plonger dans les affaires de la famille. »
J’arrête de dessiner des formes dans mon assiette avec mon pain pita pour
l’observer à nouveau. Je comprends maintenant sa carrure, de même que les
cicatrices et le nez légèrement cabossé. « Tu étais joueur professionnel de
rugby ? »
Il se tourne vers moi, un léger sourire aux lèvres. « Oui. Pendant sept ans.
— Et tu as arrêté pour reprendre les affaires familiales ?
— Non. Je me suis blessé au genou.
— Ça ne va pas guérir ?
— Si. Mais avec un autre accident de ce genre, je risquerais de ne plus pouvoir
marcher sans canne. J’ai décidé que le risque ne valait pas la peine et il était
convenu qu’une fois ma carrière terminée, je travaillerais auprès de mon père. »
Il ne semble pas particulièrement ravi de la situation, et je comprends tout à fait
son manque d’enthousiasme. Je suis moi-même en train d’essayer de trouver un
moyen d’emménager chez lui pour éviter de me retrouver dans ce type
d’arrangements familiaux.
« Le rugby est un sport assez violent. » Wow. Je suis excellente aujourd’hui.
« Je préfère dire agressif. Tu suis ce sport à la télévision ?
— Je ne supporte aucune équipe en particulier, mais je suis allé voir quelques
matchs quand j’étais en Écosse. J’imagine que l’agressivité peut être une qualité,
transférée au monde des affaires. » C’est mon moyen de savoir de quel genre
d’affaires s’occupe la famille de Bancroft.
« J’espère pouvoir faire preuve d’autant de passion pour la gestion hôtelière
que pour le rugby, dit-il avec un soupçon de dédain.
— Je suis sûr qu’il sera facile de transférer les compétences de ton MBA
d’Harvard à l’empire Mills », dit Armstrong en lui tapant dans le dos.
Mills ? La vache ! « La chaîne de luxe ?
— Celle-là même. » Il me fait un sourire tendu.
Les hôtels Mills sont légendaires pour leurs spas et leur service. Ce ne sont pas
de simples hôtels, mais des lieux d’expériences uniques. C’est du moins ce que
disent leurs prospectus. Je ne veux même pas savoir ce que pèse sa famille,
même s’il est facile de se l’imaginer.
Armstrong annule toute opportunité de parler du voyage de Bancroft en
donnant des informations sur ma propre famille. « Le père de Ruby est Harrisson
Scott, de Scott Pharmaceutics. »
Bancroft se tourne vers moi, curieux. « Ah ? Le nom me dit quelque chose.
— Il est spécialisé dans le Viagra, dis-je en marmonnant.
— Vraiment ? Mince, j’espère que je n’aurai pas besoin de ses services avant
longtemps, alors. »
Armstrong éclate de rire.
Heureusement, le dîner arrive, éloignant toute conversation potentiellement
embarrassante. Les hommes com-mencent à parler affaires et Armstrong se lance
dans un long monologue à propos de sa première année de dirigeant d’équipe
dans le plus grand conglomérat médiatique du pays. Amie est pendue à chacun
de ses mots comme s’il était le maître d’un culte cherchant à l’enrôler comme
vierge expiatoire.
Je picore mon dîner, mon estomac continuant à produire ce roulis menaçant,
même avec le peu de nourriture que j’y dépose.
Pour ne rien arranger, tout ce qu’a commandé Armstrong sent fort et n’est pas
très appétissant. C’est sûrement dû à mon état, mais quand le gargouillis de mon
ventre commence à devenir audible, je m’empresse de me lever en m’excusant,
priant pour que la même humiliation ne m’arrive pas deux fois.
Je m’enferme dans la cabine du fond et prends plusieurs inspirations profondes
dans l’espoir de réussir à stabiliser mon estomac. Ces toilettes sont plutôt
confortables, mais des fesses qui ne sont pas les miennes s’y sont assises et ont
laissé des résidus de dîner cinq étoiles au fond de la cuvette. Je me sens
également assez mal à l’idée de pourrir les toilettes d’un endroit aussi luxueux.
Je mets de côté ces pensées importunes et me concentre sur ma respiration.
Cela prend quelques minutes, mais mon estomac se calme assez pour me laisser
espérer finir le dîner assise, au moins aussi longtemps que je n’avalerai rien
d’autre de solide.
Je jette un regard au miroir avant de quitter les toilettes. Je dois me contrôler, et
vite, si je veux avoir une chance de m’assurer un toit. Aucune personne saine
d’esprit ne voudrait décemment me confier son appartement et la garde de ses
animaux dans mon état actuel. J’aurais vraiment dû rester à la maison ce soir.
J’ai l’air dans un sale état, genre droguée en pleine descente. Je dis ça, mais je
n’ai jamais vu de drogué, excepté dans ces descentes policières filmées à la télé.
Je me tamponne le visage avec du papier absorbant (celui qui est épais et ne se
désagrège pas quand on le passe sous l’eau). Après avoir pris une pastille
mentholée, ajouté du rouge à mes lèvres et mis un peu de fard sur mes joues, je
sors dans le couloir pour percuter le même homme que lors de mon dernier
passage par des toilettes publiques.
Je m’accroche à la chemise de Bancroft tandis que je m’affale
(involontairement) sur lui. De nouveau. Il ne porte pas de veste, comme la
dernière fois, et il est plus facile de voir et de sentir ses muscles. Malgré mon
récent tête-à-tête avec la cuvette des toilettes, mon sexe n’est pas sans réagir à
son contact.
« Oups. Ça va ? »
Sa voix a ce profond ton de basse qui me fait fondre, assez littéralement
d’ailleurs. La manière dont il me regarde me fait regretter de ne pas avoir pris
d’autres pastilles, juste pour le cas où il m’embrasserait de nouveau par accident.
Oh, non. Il ne vaut mieux pas qu’il m’embrasse.
« Si tu comptes de nouveau m’agresser avec ta langue, tu ferais mieux de
t’abstenir. Je te préviens, je n’ai pas bonne haleine. » J’aurais aimé que mon
cerveau ne soit pas aussi ralenti que mon corps.
« Je suis sincèrement navré. » Il frôle mon visage du bout de ses doigts,
dégageant une mèche égarée sur mes yeux et posant le dos de sa main sur mon
front. « Mon Dieu. Mais tu as de la fièvre.
— Je suis juste un peu chaude.
— Un peu chaude ? On pourrait cuire un œuf sur ton front.
— Charmante image. »
Il fronce les sourcils. « C’est à cause de moi ? »
Ma première envie est de lui dire non, surtout parce que mon éducation veut
que j’endosse cette responsabilité. Mais aussi parce qu’il est vraiment craquant
et que je ne veux pas qu’il se sente mal à l’aise. Cela dit, il est totalement
responsable sur ce coup-là et j’ai vraiment besoin d’un endroit où loger, alors si
la culpabilité peut aider un peu, je ne m’y oppose pas. « De qui d’autre ?
— J’ai tellement honte. Je ne peux pas croire que je t’ai agressée et rendue
malade par-dessus le marché.
— Et tu as fait rater mon audition. » Pour une raison ou pour une autre, son
bras est toujours autour de moi. Pas que je m’en plaigne. Je me sens faible, et il
est plutôt bon d’avoir quelqu’un pour m’aider à me soutenir.
« J’ai fait ça ?
— J’avais une audition pour un rôle le lendemain matin, mais j’ai finalement
tellement vomi que j’ai éclaboussé le metteur en scène. Je n’ai plus aucune
chance de pouvoir travailler avec lui maintenant, et je suis sans doute sur liste
noire un peu partout. Je n’aurai jamais de rôle dans cette ville. » D’accord, je
surjoue un peu, mais s’il se sent assez mal, il acceptera peut-être que je squatte
son appartement pendant les cinq prochaines semaines.
« Tu es sérieuse ? » Il a l’air absolument horrifié. Je suis peut-être allée un peu
trop loin.
« Ne plus jamais travailler dans cette ville, j’exagère peut-être un peu, mais
impossible de décrocher un rôle si ce metteur en scène est impliqué d’une
manière ou d’une autre. »
Il me relâche finalement et passe une main dans son épaisse chevelure
légèrement bouclée tout en poussant un long soupir. « Je t’ai vraiment mise
dedans, hein ? »
Ça, tu me l’as bien mise dans la bouche. J’ai d’abord cru n’avoir prononcé ces
mots que dans ma tête, jusqu’à ce que je voie ses sourcils se lever.
« Je te l’ai mise dans… ?
— Euh. Ta langue. Quand tu m’as embrassée, avec ta langue. Tu as… » Oh,
mon Dieu, Ruby, arrête de parler. « Ma bouche. Avec ta langue. » Car c’est bien
ce qu’il a fait. Et il l’a très, très bien fait, d’ailleurs. Mon bas-ventre valide cette
évaluation au vu du fourmillement qui s’y propage. Je dois être en voie de
guérison si mon corps s’active de nouveau. Ou de plus en plus malade.
Il croise les bras sur sa poitrine. Un début de sourire narquois fait son
apparition au coin de sa bouche. « Tu m’as quand même embrassé aussi. »
Je cligne des yeux plusieurs fois. J’imagine qu’il a eu suffisamment de temps
pour le remarquer. Je ne vais certainement pas le lui avouer, en tout cas. « Tu
m’as eue par surprise, et j’avais bu.
— Bu ? Vraiment ? Et c’est parce que tu avais la gueule de bois que tu as vomi
sur ce metteur en scène, alors ? »
Le simple emploi du mot vomir fait réagir mon estomac de façon inquiétante.
« Je n’ai bu qu’un verre ! Et j’ai toujours envie de… » Je fais le geste avec la
main au lieu de dire le mot.
« Tu ne peux pas jouer sur tous les tableaux, ma belle.
— Tableaux ? Mais de quoi tu parles ?
— Je parle de tes excuses bidon pour justifier le fait que tu m’as effectivement
rendu mon baiser, alors que tu ne me connaissais même pas. »
Ma bouche s’ouvre involontairement. Je la referme aussitôt, juste au cas où, et
le regarde droit dans les yeux. « J’ai une mauvaise tolérance à l’alcool. J’avais
seulement bu un Martini. » Je tiens mon doigt tendu devant son visage. « Ça m’a
fait beaucoup plus d’effet que prévu.
— Oui, bien sûr. » Son sourire en coin est insupportable. J’aimerais le faire
disparaître de son joli petit minois, avec ma bouche si possible.
« Espèce de… » Je retiens l’insulte et resserre les paupières. J’ai tellement
chaud, et je ne crois pas que ce soit seulement la maladie. « Tu sais,
indépendamment de ton avis sur ce qui s’est passé l’autre nuit, c’est bien à cause
de toi que je me retrouve sans travail, et bientôt à la rue. Alors j’espère au moins
que ça t’amuse bien de m’avoir gâché la vie.
— À la rue ? » L’information balaye le joli sourire narquois.
Je n’aurais pas dû raconter cette partie. « Laisse tomber. » Je me retourne. Je ne
suis pas sûre de la suite du plan. Je considère l’idée d’une retraite, même si
laisser derrière moi les trois quarts d’un délicieux repas alors qu’il ne me reste
que six paquets de ramens à la maison semble un pur gâchis. Je ne serai peut-
être pas capable de terminer aujourd’hui, mais je peux emporter le reste chez
moi. Des pâtes peuvent bien tenir quelques jours au réfrigérateur, le temps que je
me remette.
« Wow, wow ! » Bancroft m’attrape par le bras avec douceur, mais fermeté.
« Tu ne peux pas dire quelque chose comme ça et te sauver après.
— Ce n’est pas comme si ça te concernait », dis-je, embarrassée. Je ne peux
pas croire que je me sois mise dans une telle situation.
« Si, ça me concerne, surtout si je suis responsable de la situation. Tu as
vraiment un problème de logement ? »
J’agite ma main en l’air tandis que je me demande si je dois lui servir l’histoire
concoctée par Amie ou une version plus proche de la vérité. Je me sens tellement
perdue, ce soir. « Il y a eu un problème avec mon renouvellement de bail. La
location n’était plus possible, et difficile de trouver un autre appartement dans le
coin, surtout sans travail. » Ce n’est pas vrai à cent pour cent, parce que, même
avec ce rôle, je n’aurais pas pu payer mes factures en retard et mon appartement
est déjà loué, alors je vais finir sans domicile de toute manière. Mais il semble
avoir quelques remords par rapport à ça, et j’ai besoin d’un endroit où vivre. Je
ne suis pas contre un peu de manipulation. Ni quelques pleurs de fillette. Surtout
qu’il me plaît pas mal.
« Tu n’as personne pour t’aider ? Et ta famille ?
— Mon père n’est pas très enthousiaste à propos de mes choix professionnels,
alors lui demander de l’aide n’est pas une option. » Voilà que je recommence à
lui donner trop d’informations. Sa voix fonctionne comme un sérum de vérité.
De nouveau ce froncement de sourcils et ces plis sur le front. Même ses
froncements de sourcils sont attirants. « Tu ne crois pas qu’il t’aiderait ?
— Il m’a clairement fait comprendre qu’il ne m’aiderait pas.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il pense que je devrais rentrer à la maison et abandonner mes rêves
pour travailler pour la famille, comme mon frère et ma sœur. » Avant qu’il
n’épouse ma mère, mon père a été marié deux ans à une autre femme. Assez
longtemps pour me donner un frère et une sœur aînés qui ont vécu avec leur
mère, vacances mises à part, jusqu’à ce qu’ils soient assez âgés pour être
embauchés par la compagnie pharmaceutique.
La mâchoire de Bancroft se raidit. Je ne peux pas dire si c’est une bonne ou une
mauvaise chose. Et je n’ai pas le temps d’en décider, car Amie apparaît au coin
du couloir.
« Ah, vous êtes là. Je commençais à m’inquiéter. » Elle nous regarde l’un après
l’autre. « Tout va bien ? »
Je recule d’un pas, réalisant la proximité dans laquelle nous nous trouvons, et
lisse le devant de ma robe, arborant ce que j’espère être un sourire naturel.
« Tout va bien. On était en train de retourner à table.
— Je reviens dans quelques minutes », marmonne Bancroft avant de se
retourner pour pénétrer dans les toilettes pour hommes. C’est peut-être une
invention de mon imagination, mais j’ai l’impression qu’il agite légèrement sa
jambe gauche.
« Ça va ? Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
— Je vais bien. Il m’a accusée de l’avoir embrassé moi aussi.
— Il t’a accusée de quoi ? » Amie s’arrête de marcher, mais son bras est
attaché au mien et me tire brusquement en arrière. « Oh ! Pardon, pardon !
— Il m’a d’abord accusée de l’avoir embrassé aussi, puis il s’est excusé.
— Je suis soulagée qu’il se soit excusé. » Elle semble rassurée. « Comment
peut-il t’accuser de l’avoir embrassé ? »
Je ne lui réponds pas, occupée à rechercher d’hypothétiques peluches sur ma
robe.
« Ruby ? »
Je marmonne quelque chose d’incompréhensible.
« Tu l’as embrassé aussi ? »
Je lève les épaules, comme pour m’excuser.
« Mais tu ne le connaissais même pas !
— Il m’a eue par surprise. Il embrasse super bien. Et tu l’as regardé ? Ce type
est tellement brûlant qu’il pourrait ramener un corps à la vie.
— Tu sais que tu me fais peur, parfois ? » Amie regarde par-dessus son épaule
et soupire. « Je suis vraiment désolée. Je ne pouvais pas savoir que Bancroft était
l’embrasseur mystère. Je vais trouver autre chose. Je ne te laisserai pas à la rue. »
Ses yeux s’allument soudain, diaboliques.
Elle a la même expression que quand nous étions jeunes et qu’elle s’apprêtait à
faire une énorme bêtise, et ça me rend plutôt nerveuse.
« En fait, les choses tournent en notre faveur.
— Une faveur ? Cette humiliation ?
— Laisse opérer ma magie.
— C’est justement de ta magie que j’ai peur. »
5

Un toit pour la sans-abri

RUBY
Nous retournons à table. Armstrong a l’air un peu vexé d’avoir été laissé de
côté. J’imagine que les différents plats du dîner n’ont pas été sensibles à sa
fascinante conversation.
Je m’assieds et me rends compte que mon assiette a été débarrassée.
« Quelqu’un a récupéré mes pâtes ?
— Récupéré ? » Les narines d’Armstrong tressaillent, comme s’il tentait de
masquer son dégoût. Chez lui, les restes doivent être destinés au chien. Et le
chien doit être hypoallergénique et ne jamais aboyer.
« Tu sais, pour les prendre à la maison. » Je dois faire un effort terrible pour lui
parler normalement, et pas comme à un enfant.
« Pourquoi tu ferais ça ?
— Parce que je les ai à peine touchées.
— Je pensais que c’était parce que tu n’aimais pas. »
Il me fait un sourire forcé, se tournant vers Amie comme s’il n’était pas sûr
d’avoir fait quelque chose de mal.
« Ce n’est pas grave. » Je lisse ma serviette sur mes genoux pour avoir un
endroit où fixer mon regard. Cette soirée empire de minute en minute. Non
seulement je n’ai rien pu manger, mais je ne peux même pas profiter des restes
maintenant que mon estomac commence à aller mieux. Et mon réfrigérateur est
vide, mis à part quelques citrons, et peut-être de la vinaigrette et un pot de
moutarde. Si je n’étais pas déjà vraiment embarrassée par la situation, je crois
que je me mettrais à pleurer.
« Et si on prenait un dessert ? suggère Amie.
— Tu es sûre, ma chérie ? » demande Armstrong.
S’il sous-entend qu’Amie devrait faire attention à sa ligne, cet imbécile mérite
une claque, ou peut-être même un coup de poing, et en dessous de la ceinture.
Amie est superbe, avec un corps fabuleux dont elle prend soin à l’aide de
séances de gym régulières. Pas comme moi, qui ne compte que sur ma diète
involontaire pour garder ma silhouette. Qui n’ai pas réellement une silhouette de
mannequin, même si mes vêtements ont commencé à être plus lâches ces
derniers temps.
« Je ne sais pas vous, mais je suis vraiment impatient de voir la carte des
desserts. » Bancroft se glisse en douceur dans la chaise qui me fait face.
Il y a peut-être du sorbet ou quelque chose qui peut convenir à un estomac
dérangé.
Amie commande un fondant au chocolat, même si Armstrong fait remarquer
qu’il contient du gluten. Elle demande aussi un café au lait, mais sans crème.
Bancroft commande une part de tarte aux pommes avec de la glace,
accompagnée d’un café alcoolisé à la cannelle. J’opte pour un thé à la menthe et
un sorbet au melon, qui devraient être acceptés par mon ventre rebelle.
Armstrong commande un expresso. Noir. Sans sucre. Évidemment.
« Alors Bancroft, ton départ est prévu pour ce week-end ? »
On y est. Je peux voir à son expression qu’elle est passée en mode offensif.
Armstrong ne la fréquente pas depuis assez longtemps pour connaître son côté
machiavélique.
« Oui. D’ailleurs, tu es toujours d’accord pour passer et t’occuper de Francesca
et de Tiny pendant mon absence ?
— Il faut juste les nourrir, c’est ça ?
— Et changer la litière de Francesca deux ou trois fois par semaine », ajoute
Bancroft.
Amie fait une grimace, suggérant que l’idée de changer une litière ne lui est pas
agréable. Elle a grandi avec un chien, mais je ne crois pas qu’elle ait été chargée
de s’occuper de ses déjections.
« Oh. D’accord. Je suppose que je m’en sortirai.
— J’ai laissé une liste d’instructions qui devrait te guider. » Il réajuste sa
cravate, visiblement tendu. J’imagine que c’est en rapport avec la grimace de
dégoût. « Je suis désolé de te demander ça, mais je ne veux pas faire appel aux
services d’un garde professionnel. Je n’ai pas eu le temps de vérifier leurs
références et j’ai besoin d’une personne de confiance. »
Ça se tient, même si l’expérience d’Amie en matière d’animaux reste assez
limitée. La famille avait un caniche, Queenie, d’ailleurs aussi nerveux que sa
mère. Elle le promenait de temps en temps, mais c’était assez rare, et ce chien a
probablement reçu plus d’attention de ma part que de toute la famille réunie.
Amie n’y était pour rien. Sa mère ne la laissait pas s’approcher du chien à cause
de ses allergies, même si Queenie était aussi hypoallergénique qu’un chien peut
l’être. Elle ne perdait même pas ses poils.
« Et je ne dois y passer que quelques minutes par semaine, c’est ça ?
— Euh… en fait, Francesca a besoin de pas mal d’attention, et…
— Quel genre d’attention ? Il vaudrait mieux que je prenne mes pilules contre
les allergies, non ? » Elle se tourne vers moi. « Tu pourrais peut-être
m’accompagner ? Juste pour le cas où je ferais une réaction et où j’aurais besoin
d’aide. »
Je hausse les épaules. « Si tu veux. » Amie a vraiment gâché un potentiel. Elle
aurait pu obtenir un bon rôle avec la prestation qu’elle est en train de réaliser.
Elle se tourne avec un grand sourire vers Bancroft. « Ruby est très douée avec
les animaux. Elle a failli devenir vétérinaire. »
Ce n’est pas vrai du tout. J’ai découvert en cours de biologie que je n’étais pas
faite pour les odeurs organiques et les dissections de petits animaux sans
défense. Même s’ils sont morts et embaumés.
Bancroft m’observe un moment tandis qu’il replie sa serviette et la place
délicatement sur la table. Oh, oui, cet homme vient d’une bonne famille. Ce qui
est affreux à remarquer. Je déteste que ce genre de réflexe soit imprimé dans
mon ADN.
« Tu as déjà eu des animaux ?
— Pas depuis que je suis à New York. Mais j’ai grandi avec deux chiens et un
chat, et ma mère a eu un corbeau pendant un moment. »
Bancroft lève un sourcil. « Un corbeau ?
— On peut dire que c’est lui qui a adopté ma mère. Jusqu’à ce qu’un stupide
gamin le tue avec un pistolet à air comprimé. »
Bancroft jette un œil autour de lui et baisse le ton. « Tu t’es déjà occupée d’un
furet ?
— Tu as un furet ? Je croyais que tu m’avais dit que c’était un lapin ou un
cochon d’Inde », dis-je à Amie.
Elle hausse les épaules. « Tous ces animaux ont une fourrure et vivent dans des
cages, non ? »
L’opinion que je me fais de Bancroft commence peu à peu à changer. Les furets
sont des bêtes atypiques. Je travaillais dans un refuge pour animaux quand j’étais
adolescente et cette espèce me fascinait. Je voulais adopter un de ceux qui
s’étaient retrouvés au refuge, mais pour tout un tas de raisons, je n’en ai pas eu le
droit. D’abord, ils sentent très fort tant qu’on ne leur a pas retiré les glandes,
chose que j’ignorais avant cette expérience. Ils doivent aussi rester enfermés, car
leur taille leur permet de se glisser dans des espaces très réduits. Et mon chien
n’en aurait probablement fait qu’une bouchée.
« J’ai aussi une tarentule. » Bancroft tapote sur la table, attendant ma réaction.
J’essaie de garder ma voix aussi neutre que possible. « Wow. C’est… original.
— Tu as peur des araignées ?
— Pas vraiment, non. » Je n’aime pas particulièrement les araignées, mais je ne
fais pas partie de celles qui grimpent sur une chaise en hurlant chaque fois
qu’elles en croisent une. Et je préfère les mettre dehors plutôt que les écraser s’il
arrive qu’elles s’installent chez moi.
« Elle est plutôt inoffensive si on sait la manipuler.
— Je n’ai jamais touché de tarentule.
— Tu verras, ce n’est pas désagréable. » Bancroft me gratifie d’un sourire qui
ajoute à ma fièvre, toujours bien présente.
« Alors tu n’as pas peur… (Armstrong effectue une série de gestes qui
trahissent son caractère pincé) des animaux bizarres ? conclut-il enfin.
— Je ne dirais pas qu’ils sont bizarres, ils sont juste atypiques. J’ai travaillé
comme bénévole dans un refuge pour animaux quand j’étais à l’université.
— Vraiment ? Mais en quoi cela pouvait-il améliorer ton CV ?
— En rien. J’y suis allée parce que j’en avais envie. » Et aussi parce que ça
pouvait m’éviter de passer mes week-ends au bureau de mon père à remplir des
papiers ou à corriger des brochures médicales traitant de pilules et d’érection.
Bancroft s’appuie sur la table et s’avance légèrement. « Ruby, ça te plairait de
t’occuper de Francesca et de Tiny ?
— Francesca est le furet, c’est ça ? » Je peux sentir mon nez se plisser avec
mon sourire. J’essaie de tempérer cet élan. Mon père m’a toujours dit que ça me
donnait un air enfantin et stupide.
Les joues de Bancroft semblent rougir un peu et il me retourne mon sourire.
« C’est bien ça. Mais j’ai le regret de t’informer que je n’ai pas eu le plaisir de la
nommer moi-même, aussi seyant que soit son nom actuel.
— J’ai hâte de la rencontrer. » Je ne dis pas ça seulement pour servir mes
intérêts. Je suis sincèrement enthousiaste à cette idée, bien que je n’aie pas
oublié à quel point cela arrange mes affaires.
Bancroft tourne son regard vers Amie, puis revient vers moi. Il lisse de
nouveau sa serviette. Je me demande si c’est un tic inconscient. Comme parfois
quand je me concentre très fort et que le bout de ma langue finit par sortir du
coin de ma bouche. C’est assez embarrassant. Quand j’étais enfant, mon père me
mettait ce produit amer sur la lèvre pour m’empêcher de sortir la langue. Ça a
marché jusqu’à ce que je finisse par en aimer le goût.
« Tu sais, ce serait bien pour Francesca d’avoir quel-qu’un sur une base plus
régulière, dit-il.
— Je peux y passer en alternant avec Amie, si tu penses que c’est mieux. Elle
va avoir besoin de pas mal d’attention, non ?
— Oui, elle est vraiment malheureuse toute seule. » Bancroft manipule
toujours sa serviette. « Mais je pensais à quelque chose de… plus impliqué.
— Plus impliqué ? » Il se peut que le plan d’Amie soit en train de fonctionner.
« Tu as besoin d’un endroit où habiter et j’ai besoin de quelqu’un pour
s’occuper de mes animaux. Pour Francesca, avoir quelqu’un sur place serait la
meilleure solution. Au moins, je suis sûr qu’elle pourra jouer tous les jours. »
La manière dont il dit jouer produit d’intéressants phénomènes au niveau de ma
taille. Je n’ai plus chaud seulement à cause de la fièvre, mais parce que je
m’imagine maintenant ce à quoi jouer pourrait ressembler avec lui. Ce que je
devrais probablement arrêter de faire si la conversation prend bien la tournure
que je crois qu’elle prend. Fantasmer sur son potentiel employeur/propriétaire
n’est clairement pas recommandé.
« Quelle bonne idée ! » Amie frappe des mains. « N’est-ce pas une excellente
idée ?
— Tu veux que Ruby emménage chez toi pour s’occuper de tes animaux ? »
L’expression d’Armstrong reflète sa confusion.
« Est-ce que tu serais d’accord ? » me demande Bancroft.
Touchée. Je cligne innocemment des yeux. « Si tu penses que ça peut aider.
— Ça aiderait énormément. » Il me sourit de nouveau. C’est un sourire un peu
nerveux, mais c’est compréhensible. Il ne me connaît pas et il est sur le point de
me laisser emménager chez lui et m’occuper de ses animaux pendant plus d’un
mois. Mais, grands dieux, quel sourire à croquer.
« Je pars pour cinq semaines. C’est raisonnable pour toi ? Ça devrait t’aider
dans ta recherche d’appartement, non ?
— Oui, ça va vraiment m’aider.
— Parfait. Alors, c’est dit. » Il se rassoit au fond de sa chaise, continuant de
sourire. « Tu emménages quand tu veux. »
Mission Ne pas finir à la rue accomplie.
6

Déménagement

RUBY
Deux jours plus tard, mes affaires sont rassemblées en une ridicule pile de
cartons amassés dans le hall d’entrée (par chance, l’ascenseur n’est pas en panne
aujourd’hui), où Armstrong et Bancroft attendent pour les charger dans la
fourgonnette.
C’est Bancroft qui conduit le van, ce qui le rend encore plus craquant. Et ce
n’est même pas une location, ce dont je n’ai jamais entendu parler à New York.
C’est un beau véhicule, une de ces éditions limitées toutes options. Mais ça reste
une fourgonnette, et je n’avais jamais vu quelqu’un de son milieu en conduire
une. Je peux comprendre pourquoi il y est attaché, aussi peu pratique que ça
puisse être sur New York.
Ce qui est craquant aussi, c’est la manière qu’ont ses muscles de se bander
chaque fois qu’il prend un carton et le transporte jusqu’au coffre. Il porte un
short et un T-shirt d’Harvard. La seule chose qui gâche un peu le tableau, ce sont
ses chaussettes. Elles sont blanches et lui remontent jusqu’aux tibias. S’il
pouvait les enlever ou les changer pour une paire plus courte, il serait parfait.
Il fait chaud. L’atmosphère dehors est étouffante et c’est encore pire en haut,
étant donné que je n’ai pas l’air conditionné. Heureusement, il ne reste pas
grand-chose dans l’appartement. J’imagine que Bancroft habite un logement
plutôt confortable, puisque c’est à Tribeca. Et avec l’air conditionné.
Il a insisté pour que je prenne toutes mes affaires plutôt que de louer un box,
d’autant que je n’ai pas grand-chose en termes de possessions terrestres. J’étais
assez mal à l’aise avec ça jusqu’à ce qu’il me dise qu’il a trois chambres, dont
deux ne sont pas occupées. Le fait que je n’aie pas d’argent pour me payer un
box a fini de clore discussion.
La porte de l’ascenseur s’ouvre sur Amie chargée de ma valise principale,
remplie du contenu de ma commode et de mon armoire. Il fut un temps où ces
valises auraient été pleines à craquer. C’est moins le cas aujourd’hui.
« C’est la dernière ! dit-elle, enjouée. Tu n’as plus qu’à aller faire un dernier
tour de vérification et on peut y aller ! »
Comment peut-elle être aussi radieuse après avoir passé la dernière heure à
faire des allers-retours dans l’ascenseur ? C’est vraiment quelque chose qui me
dépasse. Mais c’est appréciable, d’autant plus que je ressemble plutôt pour ma
part à une fleur fanée. Ce truc grippal que m’a passé Bancroft ne veut pas me
lâcher.
« J’y vais ! » Une fois en haut, je passe en revue tous les placards et vérifie tous
les recoins de l’appartement pour m’assurer que je n’oublie rien derrière moi. Je
me tiens un moment au milieu de mon petit salon, un peu triste de le quitter.
Même si ce n’était pas le meilleur de la ville, c’était chez moi.
Je récupère mon sac et y glisse mon pack de petites bouteilles d’eau. Au
moment de refermer la porte sur ce chapitre de ma vie, j’examine l’appartement
une dernière fois, en commençant par le matelas nu avec une tache orange en
son centre, à l’endroit où j’ai fait tomber de la soupe au potimarron l’an passé.
Mon regard atterrit finalement sur ma chaise longue. Le seul élément de
mobilier qui n’était pas déjà dans l’appartement. Pas moyen de la laisser ici. Elle
est trop lourde, aussi, je décide de la traîner sur le sol. Il me faut ensuite lui faire
passer le pas de la porte. Je suis en nage après avoir réussi à la transporter
jusqu’à l’ascenseur. Plus qu’avant d’avoir entrepris la manœuvre, en tout cas.
Je la fais glisser d’un côté, puis de l’autre pour qu’elle passe la porte de
l’ascenseur, presse le bouton du rez-de-chaussée et m’affale dedans, exténuée.
Une fois en bas, les portes s’ouvrent et il me faut manœuvrer la chaise de
nouveau.
« Un coup de main, peut-être ? » La voix de basse de Bancroft retentit derrière
moi.
« C’est bon. Je maîtrise la situation. » La chaise n’est pas dans le meilleur des
états. Elle s’affaisse un peu sur la droite quand on l’incline. Mais c’est la mienne.
Et je préfère l’emporter, même si elle devrait finir aux ordures. Je m’éternise et
les portes de l’ascenseur commencent à se refermer sur moi.
Bancroft a un petit rire. « Ici. » Il tapote ma hanche. J’ai l’impression qu’une
décharge électrique est partie de son doigt pour se faufiler jusqu’à mon vagin. La
zone de fourmillement commence à s’étendre dangereusement. Je saute sur le
côté et il m’adresse encore ce satané sourire charmeur. Il soulève ensuite la
chaise comme un fétu de paille. « Tu veux que je la laisse sur le trottoir où… »
Je lui lance un regard noir. « Non, je la garde. »
Un de ses sourcils se soulève légèrement, et ce même sourire qui s’agrandit
encore. « C’est toi qui commandes. »
J’observe son dos incroyablement musclé tandis qu’il transporte la chaise
jusqu’à l’extérieur, puis je sors à sa suite. L’air est chaud et moite. Comme mes
dessous. Comme mon corps tout entier. Armstrong semble écœuré de voir
Bancroft porter l’objet comme s’il ne pesait rien.
Il s’avance vers la chaise. « On ne devrait pas laisser ça sur le trottoir ? Ça
pourrait bien être infesté de puces. Vous le prenez pour le déposer à la décharge ?
— Army, le réprimande Amie.
— Amalie, je t’ai déjà dit que je n’aimais pas que tu m’appelles comme ça en
public », la réprimande Armstrong.
Amie m’a souvent parlé de lui en utilisant ce surnom, mais jamais en sa
présence. Je sais maintenant pourquoi.
« J’aime cette chaise, dis-je pour clore le débat.
— Vous devez être nombreux à l’avoir aimée, marmonne Armstrong.
— Rien d’autre là-haut ? » Bancroft attrape le bord de son T-shirt pour essuyer
la sueur qui lui coule dans le cou. Le bas de son ventre apparaît d’abord, puis son
nombril, parfaitement dessiné, avant de laisser place à de fantastiques
abdominaux entre lesquels j’ai immédiatement envie de passer ma langue, même
avec toute cette sueur dégoulinante. D’accord, je n’irais peut-être pas aussi loin.
Mais s’il sautait sous la douche, il ne faudrait pas me le dire deux fois.
Ce serait génial s’il pouvait enlever son T-shirt, là, tout de suite.
« Pardon ? » dit-il.
Est-ce que j’ai dit ça à voix haute ? Je suis à peu près sûre de l’avoir dit dans
ma tête. Je me racle la gorge. « C’est tout. » Ma voix est encore un peu éraillée
et je suis essoufflée.
« Tant mieux. Cette chaleur est étouffante. Amalie, appelons le chauffeur et
rentrons à la maison. J’ai besoin d’une bonne douche », dit Armstrong.
Amie fait la grimace. « On ne va pas chez Bancroft ?
— Tu vas t’en sortir tout seul, pas vrai, Bane ? Et puis on va dîner chez mes
parents ce soir.
— On n’en a pas pour longtemps.
— Mais il va te falloir du temps pour te préparer », argumente Armstrong.
Amie n’a jamais été du genre à se pomponner pendant des heures. Elle peut
passer du yoga à la salle de bal en moins de vingt minutes.
« C’est bon. Ruby n’a pas tant d’affaires que ça. Tout va entrer dans l’ascenseur
en un seul voyage, réplique Bancroft.
— À plus, alors. » Armstrong fait tourner une paire de clés autour de son doigt.
« Et bon voyage. »
Amie me fait un rapide câlin. « Désolée pour Armstrong, il ne supporte pas ce
genre de chaleur. Tu es sûre que ça va aller ?
— Pourquoi ça n’irait pas ? je demande.
— Je ne sais pas. La précipitation, toute cette nouveauté.
— Ça va, ne t’inquiète pas. » Peut-être un peu nerveuse, mais soulagée d’avoir
un endroit où atterrir.
« Appelle-moi quand tu peux.
— D’accord. »
Bancroft m’ouvre la porte comme doit le faire un gentleman, et je monte à
l’intérieur. Son odeur imprègne l’habitacle. Il y a une grosse console de
commande et une large banquette arrière, place où est actuellement rangée ma
valise. La situation devrait être gênante, mais je suis étonnamment à l’aise avec
cet homme que je connais à peine. Mis à part ses indéniables qualités
d’embrasseur, son penchant pour les animaux atypiques et son empressement à
accueillir une étrangère me le rendent encore plus sympathique.
Il grimpe côté conducteur et démarre le moteur. De l’air chaud s’échappe de la
ventilation, qui se rafraîchit rapidement.
« Il faut que je m’arrête pour acheter quelque chose à boire, dit Bancroft.
— Oh ! J’ai de l’eau ! » J’écarte les genoux pour pouvoir atteindre le sac posé
entre mes pieds. Je récupère une bouteille et la lui tends.
« Tu es une déesse. » Il dévisse le bouchon et le pose sur le tableau de bord. Il
relève la tête et ouvre sa ravissante bouche pour y faire tomber le contenu de la
bouteille en moins de trente secondes. Impressionnant.
« Tu en veux une autre ?
— Tu en as encore ? »
Je sors le reste du pack de mon sac.
« Et qu’est-ce que tu caches d’autre, là, entre tes jambes ? »
Je retiens une toux. « Je présume que tu parles du contenu de mon sac et pas de
ma petite culotte ?
— Tu peux présumer ce que tu veux, mais si tu caches des bouteilles d’eau
dans ta culotte, je dois dire que je serais curieux de voir comment tu t’y prends.
— Oh mon Dieu. Tu n’as pas dit ça. »
Il fait une grimace. « Trop loin ?
— À ton avis ? » Bien qu’à la vérité, je ne rechignerais pas à lui montrer ce que
cache ma culotte. Après avoir pris une douche. Oh non. J’ai vraiment besoin de
garder le contrôle de mon esprit.
« Mets ça sur le compte de la déshydratation. » Il rit en silence et attrape une
autre bouteille, en dévisse la capsule et répète la séquence, que j’observe à la
dérobée. « Je dois avoir une odeur de vestiaire de salle de sport. Est-ce que tu
peux ouvrir la boîte à gants pour moi, s’il te plaît ? »
J’actionne le loquet et la boîte s’ouvre. Il tend le bras et ses doigts effleurent
mes genoux avant d’atteindre un déodorant en stick et un T-shirt enroulé sur lui-
même.
Oh non. Il va changer de T-shirt. Devant moi. Dans un espace confiné. Je me
demande si j’ai assez de temps pour attraper mon téléphone et prendre quelques
photos au moment où il fait passer son T-shirt au-dessus de sa tête.
Certains hommes ont des visages ordinaires et de superbes corps. D’autres de
superbes visages et des corps ordinaires. Cet homme-là est superbe en tout. Sur
une échelle de un à canon, il est carrément atomique. Il a aussi un tatouage. Un
grand tatouage qui part de son épaule et parcourt son biceps. Tellement sexy.
Il enfile rapidement son T-shirt propre, couvrant son tatouage. Il se passe
ensuite un coup de déodorant, le repose dans la boîte à gants et m’adresse un
sourire désolé. « Je me sens mieux. J’espère que je sens un peu moins mauvais,
maintenant.
— Je ne trouve pas que tu sens mauvais. Mais je suis à peu près sûre que c’était
une excuse pour te mettre torse nu devant moi. »
Son sourire s’élargit un peu. « Tu ne crois pas que c’était par simple
courtoisie ? Que je voulais éviter d’offenser tes narines délicates ?
— Tu as vu où je vis ? » Je désigne l’immeuble du doigt. C’est vieux et
délabré. Pas désagréable à vivre, mais ce n’est pas Tribeca. « Au moins une fois
par semaine quelqu’un déclenche l’alarme incendie et tout l’immeuble sent le
toast brûlé. Je peux supporter l’odeur de sueur d’un homme.
— Mais est-ce que je dois t’infliger ça pour autant, telle est la question. »
Il enclenche un rapport, actionne le clignotant et s’insère dans le trafic.
« Alors, euh, depuis combien de temps tu vivais là ? » demande Bancroft.
Maintenant que nous sommes en route pour aller chez lui, avec toutes mes
affaires dans son coffre, sa nervosité est palpable. Je me demande s’il regrette sa
proposition.
« Cinq ans. Je ne suis pas sûre que l’endroit me manque tant que ça. C’était
sympa d’avoir son chez-soi, mais la moitié des équipements ne marchaient pas
correctement.
— Je vois. » Il tapote le volant. « Et comment tu en es venue à habiter à
Harlem ?
— Les parents d’Amie lui avaient déjà acheté un appartement au moment où
j’ai été prise à Randolph, mais il n’y avait qu’une chambre et je devais trouver
mon propre logement. Mon père était opposé à ce que je m’installe en ville, mais
il m’a tout de même donné un petit budget pour une location, espérant que je
revienne à la maison quand je me serais rendu compte du prix de la vie à
New York. Mais je voulais rester, et ici les prix étaient raisonnables. Et c’était
meublé et sans colocataire.
— Pas fan des colocations ? demande Bancroft.
— Ce n’est pas ça, mais… vivre avec quelqu’un d’autre est parfois compliqué,
non ? On a tous nos habitudes et nos petites manies. Si j’avais dû vivre avec
quelqu’un, ça aurait été Amie. Mais comme ça ne s’est pas fait, j’ai préféré
habiter seule. Et toi ? Tu as déjà vécu en colocation ?
— Seulement au cours de déplacements pour des matchs ou des tournois.
J’aime avoir mon propre espace. » Le tapotement reprend.
« Oui, moi aussi. Aussi petit soit-il, d’ailleurs. C’était le mien, au moins. Je ne
pouvais m’en prendre qu’à moi-même si la vaisselle restait dans l’évier toute la
semaine.
— Tu es du genre à laisser s’amasser ?
— Cette dernière semaine, oui. » J’évite de lui dire que c’était aussi le cas la
semaine d’avant, et les mois précédents également. Heureusement, il ne sera pas
là pour apprécier mes piètres talents de ménagère.
Il n’y a pas beaucoup de monde sur la route et nous arrivons à Tribeca en moins
d’une demi-heure.
Le bâtiment où il habite est beau et élégant, tout en vitres et en verre miroitant.
Nous déposons mes affaires dans l’ascenseur avec l’aide de deux employés de
l’immeuble (qui s’adressent à Bancroft en l’appelant M. Mills). Au moment où
je m’apprête à entrer dans l’ascenseur, Bancroft pose une main sur mon épaule.
Mes tétons réagissent immédiatement. Ils sont tellement dépravés quand un
homme qui leur plaît est dans le coin.
« Ils vont se charger de tout monter. On va prendre l’autre ascenseur. »
L’autre ascenseur a un sol en marbre noir et des miroirs sur tous les murs, ce
qui me permet d’avoir une vue de Bancroft sous tous les angles. Les chaussettes
posent toujours un sérieux problème.
Une fois au bon étage, Bancroft ouvre la voie. Le couloir est vide et les murs
peints en champagne, avec un sol de marbre noir. Les portes des appartements
sont très espacées du fait des immenses surfaces habitables.
Au bout du couloir, Bancroft tape un code, ouvre la porte avec un sourire un
peu nerveux, et m’invite à entrer.
Je le dépasse et m’arrête un moment dans l’entrée. Mon appartement passerait
déjà plusieurs fois dans son salon. Bancroft me rentre dedans par-derrière. Je
suis projetée en avant et ses bras, ses larges bras musculeux, m’attrapent par la
taille, m’évitant de faire un vol plané sur le superbe parquet lustré.
Sa poitrine se presse contre mon dos pendant un bref instant. Il me semble
pouvoir sentir la forme de ses abdominaux. Dommage que ce ne soit pas arrivé
quand il n’avait pas son T-shirt. Dommage que j’aie encore le mien, et je
pourrais en dire de même de tous nos vêtements. À mon grand regret, il ne tarde
pas à me reposer sur mes pieds.
« Ouah. Vraiment désolé.
— C’est de ma faute. » J’avance de quelques pas encore. « C’est vraiment joli.
— Oui, c’est bien, murmure-t-il.
— C’est un peu mieux que bien. »
L’appartement est immense. C’est le genre d’endroit auquel je devrais être
habituée, mais ces cinq dernières années vécues à Harlem m’ont habituée aux
espaces étriqués et aux équipements défectueux.
Une cuisine s’ouvre sur la gauche. Une grande et belle cuisine équipée de plans
de travail en granit et en inox. À droite, un couloir aboutit à deux portes à
distance l’une de l’autre. Une baie vitrée, en face de moi, offre une superbe vue
sur l’East River. Ça vaut mieux qu’un mur de briques, comme c’était le cas chez
moi.
Le salon comprend un immense canapé en cuir et un fauteuil imposant couvert
de motifs branchés qui ne semble pas du tout du style de Bancroft. Bien que je
ne le connaisse pas encore assez bien pour me faire une véritable opinion de lui.
J’enlève mes chaussures et me dirige vers le fauteuil pour m’affaler dedans.
L’espace est si grand. Il n’est d’ailleurs pas particulièrement chaleureux ou
accueillant. Aucun bibelot qui soit en mesure de me renseigner sur sa
personnalité.
En face du fauteuil où je me suis vautrée, un meuble immense coupe la pièce
en deux, d’autant plus grand qu’il atteint le plafond, lui-même très haut. Une
gigantesque télévision occupe le centre de la structure et des livres bien alignés
remplissent les étagères latérales. Un rugbyman lecteur. Ça commence vraiment
à me plaire.
Mon regard se porte derrière le mur. « Ça alors ! Tu as même une salle de gym
perso ? » Je m’élance hors du fauteuil et traverse la pièce, refrénant mon envie
de faire quelques tours sur moi-même pour exprimer mon enthousiasme.
Une série de machines de musculation sont alignées derrière l’étagère murale.
Il y a là un tapis de course, un vélo couché, une machine de Pilates ainsi qu’un
banc de musculation, assorti de nombreux poids.
« Wow. Pas étonnant que tu sois si musclé. » Je désigne ses formes athlétiques
d’une main, puis l’installation dans son ensemble. « Tu utilises tout ça tous les
jours ? »
Il se passe une main sur le torse. « J’essaie.
— C’est super. » Mon club de gym est probablement à au moins une demi-
heure d’ici, et c’est en parlant des jours où le métro circule correctement. C’est
une salle fréquentée et il n’est pas toujours facile d’avoir une place sur la
machine de son choix. En plus, le tapis est installé de manière à surplomber la
rivière. La vue est spectaculaire.
Un bureau est positionné en face de l’espace de musculation, un bureau rangé
avec un bel ordinateur et un écran assez grand pour pouvoir visionner des films
confortablement. À sa gauche, un terrarium est installé. « Oh ! Est-ce que c’est
l’antre de Tiny ?
— Oui. »
Je m’avance sur la pointe des pieds, je ne sais pas bien pourquoi. Ce n’est pas
comme si j’allais l’effrayer et qu’elle allait me sauter à la gorge par-dessus sa
vitre. Je m’accroupis pour mettre mon regard à niveau. De longues pattes velues
apparaissent au-dessus d’une petite pierre. « Ouf. Elle est énorme », dis-je dans
un murmure.
Le reflet de Bancroft apparaît dans la glace. Mon estomac se noue tandis qu’il
s’agenouille derrière moi, son torse caressant presque mon épaule. Je suis
hypnotisée par ses lèvres, qui s’approchent actuellement de mon oreille. Je peux
sentir la chaleur de son souffle sur mon cou. Pendant un instant, je m’attends à
sentir de nouveau ces lèvres sur ma peau.
Enfin, il murmure : « Elle peut sentir ta peur. » Il émet ensuit un hululement de
film d’horreur. Je frissonne et il éclate de rire, posant une main par terre pour se
retenir de tomber. « Du calme. Elle est vraiment inoffensive. » Bancroft soulève
le couvercle du bac.
Si je tourne la tête sur la gauche, mon visage ne sera qu’à quelques centimètres
de son entrejambe. Je résiste, mais la chose relève du défi. Mon regard reste
droit et ses mains apparaissent dans la boîte. Il en ouvre une et tapote l’arrière-
train de Tiny de l’autre pour la faire grimper.
C’est une très grosse araignée, et ses pattes recouvrent les imposantes mains de
Bancroft. Ses mains sont vraiment énormes. Je me demande si le reste est en
proportion.
Je baisse les yeux et lorgne de côté. Il a revêtu un short de basket. Trop large
pour pouvoir confirmer ou infirmer si la taille de son pénis est liée à celle de ses
mains. Et il porte toujours ces satanées chaussettes.
« Tu veux la prendre dans ta main ? demande Bancroft.
— Quoi ? Oh. Je ne sais pas. » Je perds l’équilibre et retombe sur les fesses.
« Ça va bien se passer. Je serai là pour la récupérer si elle devient nerveuse. » Il
se baisse et s’assoit en tailleur sur le sol, comme si on se préparait à écouter une
histoire au cours d’une veillée. Sauf que l’heure n’est pas aux contes. Il tient une
énorme araignée dans la main. Après quelques secondes d’hésitation, je donne à
ma main la position de sa paume.
Il fait bouger son seul doigt libre. « Viens un peu plus près. »
Mon Dieu. Pourquoi est-ce que tout ce qu’il dit me semble avoir une
signification sexuelle ? S’il ne tenait pas cette gigantesque araignée, l’idée de
grimper sur ses genoux après avoir retiré tous mes vêtements m’apparaîtrait
irrésistible. J’ai décidément besoin de quelque chose pour fixer ma pensée quand
je suis près de lui.
J’approche de quelques centimètres. Il roule les yeux au ciel et glisse vers moi
jusqu’à ce que ses genoux touchent les miens. Bon, mes genoux touchent en fait
le milieu de son tibia, mais au moins nos corps sont en contact. Pas
particulièrement les parties les plus excitantes, mais mes tétons ne semblent pas
faire la différence, au vu de leur réaction actuelle.
Bien entendu, il poursuit ensuite en élevant sa main et tout l’effet érotique
s’éclipse face à l’arachnide velu qui me fixe de ses quatre paires d’yeux.
« Donne-moi ta main. »
Devant ma réticence, il attrape ma main droite, que je contracte
immédiatement. « Elle ne va pas se jeter sur toi, tu sais. Et même si elle te mord,
elle n’est pas venimeuse. Comment tu pourrais prendre soin d’elle si tu ne peux
même pas la toucher ? »
Un point pour lui. Je déploie mes doigts et son pouce aplatit ma paume. Pour
quelqu’un d’aussi impressionnant, sa douceur est étonnante. En ce qui me
concerne, mes parties intimes répondent comme si ce contact leur était
directement destiné. Je commande mentalement à mes hormones de se calmer,
ce qui se fait sans difficulté lorsqu’il dépose l’araignée dans ma main.
Je frissonne au contact de ses pattes, puis laisse échapper un petit rire. « Ça
chatouille.
— Tu vas t’y habituer. » Sa main tient toujours la mienne.
« Qu’est-ce que je dois faire ?
— Tiens-la juste comme ça, sans mouvement brusque. Ce sont des animaux
assez fragiles, il vaut mieux éviter de la faire tomber. »
Je la tiens comme ça un moment. Je ne la trouve pas effrayante, maintenant que
je l’ai dans la main. « Avec quoi tu la nourris ?
— Des criquets, des vers, ça dépend.
— Vivants ? » Je lui jette un coup d’œil.
« Oui, vivants.
— Tous les jours ?
— Non, seulement une à deux fois par semaine. Il faut changer son eau tous les
jours, par contre. Tu crois que c’est faisable pour toi ? » Son expression se fait
tout à coup plus sérieuse.
J’acquiesce. « Oui, c’est dans mes cordes. Est-ce que je peux entrer la main
comme ça dans le terrarium ? Elle ne va pas me mordre ?
— Tu dois d’abord faire descendre un crayon en face d’elle pour qu’elle
comprenne que tu vas mettre la main dans son espace. Mais je te montrerai
comment faire plus tard. Je te montrerai aussi comment la nourrir, même si elle a
déjà mangé il y a quelques jours et que je ne sais pas si elle aura faim.
— D’accord. »
Je la laisse explorer mon avant-bras, ses pattes velues me chatouillant la peau.
La sonnette retentit et nous surprend tous les trois. « Ça, ce sont tes affaires. »
Bancroft la récupère délicatement et la dépose dans son terrarium, où elle file
rapidement, pendant que je vais ouvrir la porte.
Ma valise et mes cartons sont empilés avec soin dans le couloir. Il faut moins
de cinq minutes aux employés de l’immeuble pour faire entrer toutes mes
affaires dans l’appartement. Ma chaise est la dernière à arriver. Dans ce cadre
luxueux, elle semble plus décrépite que jamais.
Je fais une moue et me tourne vers Bancroft. « Je devrais peut-être la jeter,
finalement.
— Pourquoi ? » demande-t-il alors que les aides referment la porte derrière
eux. Ces derniers laissent le chariot à disposition pour transporter mes affaires
dans ma chambre. Enfin la chambre dans laquelle je vais dormir le temps de
mon séjour ici, plutôt. Je suis contente de ne pas avoir trop d’affaires. Au moins,
le déballage sera plus facile.
« Regarde-la. » Je montre la chaise délabrée. « Elle fait tache dans le décor.
— Je n’ai pas choisi ce décor, alors si tu veux ajouter ta touche pendant que tu
es là, n’hésite pas. »
Je pense à quelques parties de lui sur lesquelles je voudrais bien ajouter ma
touche, en commençant par ces satanées chaussettes dont je le débarrasserais
bien. Et le reste de ses vêtements. Pour toujours. Je peux peut-être brûler toute sa
garde-robe. Ou tout faire rétrécir au sèche-linge pendant qu’il n’est pas là.
Je le regarde en battant des sourcils. « Tu pourrais regretter de me donner les
pleins pouvoirs. » Un des côtés de sa bouche se rétracte imperceptiblement,
comme s’il savait vers quelles pensées mon esprit s’égare. Je détourne les yeux
et désigne les cartons. « J’imagine que je devrais enlever ça de là ? »
Bancroft fait un petit mouvement de tête. « Tu as raison. Je ne suis pas un très
bon hôte. Je vais te montrer ta chambre. » Je le sens un peu nerveux. Comme je
le suis moi-même, d’ailleurs. C’est une situation plutôt inhabituelle, et nous ne
nous connaissons pas vraiment, seulement à travers un dîner et un baiser
accidentel. Maintenant que nous sommes chez lui, j’imagine qu’il est logique
qu’une certaine gêne s’installe.
Il charge quelques cartons dans le chariot et je saisis la poignée de ma valise à
roulettes pour le suivre en direction du couloir.
« J’ai deux chambres libres, celle-là est la plus grande des deux. Si tu veux, on
peut entreposer tes cartons dans l’autre pièce. C’est comme tu veux. » Il ouvre la
porte et entre dans la pièce.
« Oh, wow. » Cette chambre a à peu près la taille de mon ancien appartement.
Et le matelas est vraiment grand, ce qui constitue une sérieuse amélioration en
comparaison avec le lit étroit dans lequel j’ai dormi ces cinq dernières années.
« C’est plutôt vide, mais comme je te l’ai dit, tu peux décorer à ton goût. Tu
peux aussi aller voir l’autre chambre, si tu veux.
— Non, non, c’est parfait. Celle-ci est très bien. » Les murs sont peints dans un
bleu-gris pastel. La couette est blanc cassé, la bordure du lit étant de la même
couleur crème. C’est coquet sans être trop féminin. Je me demande qui a choisi
la décoration, si ce n’est pas lui.
« Il y a une salle de bains là-bas, et ici un dressing. Je peux mettre les cartons
dedans, si tu veux.
— Pose-les contre le mur, ce sera parfait. Je rangerai ceux dont je n’ai pas
besoin plus tard.
— Comme tu veux. » Bancroft fait rouler le chariot à travers la pièce et dépose
les cartons contre le mur du fond.
Je traverse la pièce jusqu’à la salle de bains. C’est du cinq étoiles. Il y a là une
profonde baignoire dans laquelle je pourrai sans doute faire une ou deux brasses,
et une douche séparée avec pommeau à effet de pluie. Il y a même une double
vasque.
L’émotion me serre la gorge un instant et les larmes me montent presque aux
yeux. Ça fait si longtemps que je n’ai pas eu accès à de si belles choses. Bien sûr,
c’est le cas quand je rentre à la maison pour rendre visite à mon père, mais je n’y
reste généralement qu’un jour ou deux avant de revenir en ville. J’ai toujours
considéré les visites à la maison comme des séjours à l’hôtel : un luxe
temporaire.
Et pour les cinq prochaines semaines, tout ce luxe est à moi. Revenir à un
appartement pourri va être difficile. Et encore, il va me falloir trouver un boulot
qui me permette de louer mieux qu’une chambre dans une auberge de jeunesse.
J’ai intérêt à profiter de ce que j’ai ici.
Après avoir déposé tous les cartons, Bancroft reste immobile sur le pas de la
porte, les mains dans les poches, un peu incertain.
« Je peux, euh, te laisser le temps de t’installer ? Et après on pourrait
commander de quoi manger et je t’expliquerai ce qu’il y a à savoir d’autre. »
Je ne vois pas ce qu’il y aurait à savoir d’autre, mais un dîner me conviendrait
parfaitement. « D’accord. Mais est-ce que je ne devrais pas voir Francesca
d’abord ? »
Il laisse échapper un petit rire. « Tu as raison. C’est pour ça que tu es là, après
tout. Suis-moi. » Il rejoint le salon et me fait signe de le suivre vers la porte
située au bout de l’appartement. « Généralement, je la laisse en liberté dans le
salon, mais je ne voulais pas que le bruit et tous ces déplacements lui fassent
peur, alors je l’ai mise dans ma chambre. »
Il ouvre la porte. Pendant une brève seconde, je m’imagine que le baiser
accidentel s’est finalement transformé en autre chose. Une nuit torride, ou même
une proposition de mariage.
Sa chambre ressemble à une caverne. Je veux dire, pas littéralement. Elle n’est
pas taillée dans la roche. Mais elle incroyablement grande. Et le lit. Ne me
lancez pas sur les lits. Je crois finalement que je suis obsédée par les lits. Les
grands lits, surtout. Et celui-là est immense.
C’est une chambre d’homme à cent pour cent. Plus que ça, c’est une chambre
d’athlète. Un short léger est pendu à une chaise, avec des chaussures de sport à
ses pieds, assorties de plusieurs chaussettes dépareillées. Le même genre de
chaussettes qu’il porte actuellement. Du genre à remonter jusqu’aux tibias et à
me gâcher la vue sur ses magnifiques mollets sculptés.
Les couleurs sont un peu plus claires que dans ma chambre et le couvre-lit est
bleu sombre. Quelqu’un, une femme j’imagine (peut-être sa mère ou sa sœur, s’il
en a une), a décoré son lit avec de petits coussins à motifs.
Je choisis d’écarter l’implication potentielle d’une ancienne petite amie, ou
d’une petite amie tout court, d’ailleurs, si on repense à sa récente aventure avec
Brittany. Je croise les doigts pour que l’accident de l’autre soir ait mis un terme à
cette histoire d’amour naissante. Quoi qu’il en soit, les coussins jurent
terriblement avec le reste du lit, comme c’est souvent le cas avec ce genre de
décorations.
Sur l’énorme couche sont posées une valise ouverte et trois housses à costume
encore vides. C’est une bonne chose. Si le lit était libre, j’aurais pu succomber à
l’envie de lui proposer un combat de coussins, mais sans vêtements. Il me faut
toute mon énergie, à ce moment précis, pour m’empêcher d’imaginer la scène.
« Désolé pour le désordre. » Il entre dans la chambre et récupère quelques
vêtements laissés au pied du lit pour les jeter dans la salle de bains.
Pendant qu’il s’exécute, j’observe la chambre et tombe finalement sur la cage
de Francesca. Il est d’ailleurs étonnant que je ne l’aie pas remarquée avant, celle-
ci étant le deuxième objet le plus volumineux de la pièce. Comme tout le reste
ici, c’est un modèle de luxe avec de nombreux tubes et niveaux, et elle a
beaucoup de place pour s’y balader.
« Salut, ma belle », lui dis-je doucement tandis que sa tête apparaît à la sortie
d’un tube. Son museau tressaille en même temps que sa tête se relève vers moi
avec curiosité. Une bande de fourrure noire lui barre le regard et lui donne l’air
d’un bandit masqué. Elle se glisse hors du tube, son long corps brun s’étendant
sur la surface du sol. Elle effectue une petite roulade, exposant son ventre clair.
Elle est vraiment adorable.
« Voilà ma petite chérie », dit Bancroft derrière moi. L’affection qu’il y a dans
sa voix me donne le tournis. Je veux dire encore un peu plus qu’avant. Les
hommes qui aiment les animaux sont tellement attirants. Ce qui hisse Bancroft à
des niveaux volcaniques.
Il ouvre la cage et la prend délicatement. Aussitôt dans ses bras, elle escalade
sa poitrine et s’enroule autour de ses épaules, mordillant sa joue et toilettant sa
barbe naissante. Ce que j’aimerais faire moi aussi. Mais après une douche.
Il lui roucoule quelque chose et la laisse se pelotonner contre lui. Elle est toute
mignonne, et lui aussi, en étant si doux avec elle. Je crois que mes ovaires sont
en train de fondre, ou de pleurer, ou de supplier ses spermatozoïdes de venir les
rejoindre.
Après une bonne minute de câlin, il me demande : « Tu veux la prendre ?
— Bien sûr !
— Tu peux la prendre par la peau du cou (il attrape la peau lâche de sa nuque
avec délicatesse et la soulève) ou la tenir par le dessous des pattes. »
Je choisis la dernière option, qui me permet, en passant, d’entrer en contact
physique avec Bancroft. Ce dernier a tout de suite commencé très haut dans mon
classement, mais sa douceur, sa patience et sa gentillesse sont en train de le faire
sortir du cadre des mesures connues. Comment ce type peut-il être encore
célibataire ? Il a peut-être des manies effrayantes. En plus de ses chaussettes.
Francesca est adorable et pleine d’espièglerie, ce qui fait partie du charme des
furets. À peine l’ai-je dans les bras que je me souviens du furet du refuge, et de
la raison pour laquelle j’avais tant voulu l’adopter. Je suis sous le charme en
moins de deux minutes.
Je la repose sur le sol avec la permission de Bancroft et elle s’élance aussitôt
vers la porte. Elle traverse le couloir et se retrouve dans le salon en quelques
secondes.
« Rapide, fais-je observer.
— Oui. L’appartement a été repensé pour elle, alors pas de danger. Tous les fils
électriques sont hors d’atteinte. » Il montre le mur, où les câbles devraient
normalement être visibles autour des prises.
« Ça a dû demander pas mal de travail.
— Un professionnel est venu m’installer tout ça. Il lui a fallu un petit moment
pour tout réaliser, mais ça en valait la peine. Enfant, j’ai toujours voulu avoir un
chien, mais ma mère était allergique et mon père voyageait trop. Plus tard, je
jouais trop souvent pour avoir le temps de m’en occuper, et ça n’aurait pas été
juste pour lui.
— Alors pourquoi tu as pris un furet au lieu d’un chien ?
— C’était un accident. Quelqu’un a introduit un furet dans l’un des hôtels de
mon père. Avoir de tels animaux est illégal dans certains États et elle risquait de
se faire abattre, c’est pourquoi je l’ai prise. » Il semble nerveux en attendant ma
réaction.
« Vraiment ? C’est illégal dans certains États ? » Je n’en avais aucune idée.
« Seulement quelques-uns.
— Mais pas New York, pas vrai ? »
Il esquisse un mouvement des lèvres, mais reste silencieux.
Je m’approche de lui et lui passe une main dans le dos. Ses muscles se tendent
et il pousse une brève inspiration.
« Qu’est-ce que tu fais ?
— Je cherche tes ailes, petit ange. »
Il rit et s’avance vers Francesca, dont la tête dépasse de sous le canapé. Elle
bondit à travers le salon et se glisse dans la cuisine. « Regarde-la. Comment
aurais-je pu les laisser la prendre ?
— Tout à fait d’accord. Tu as bien fait de la garder. Sois tranquille, je ne dirais
à personne que tu caches un furet fugitif.
— J’apprécie ta discrétion. Je n’avais pas pris conscience des efforts que ça me
demanderait, mais elle m’a largement prouvé que ça en valait la peine. Je n’avais
pas imaginé que j’aurais beaucoup de déplacements, aussi, je ne pensais pas que
ce serait un problème. J’espère que cette situation ne durera pas trop. »
Francesca a trouvé une balle contenant un grelot, comme celles que l’on donne
aux chats, et la fait rouler sur le sol. « Tu veux jouer, ma belle ? » Je la pousse à
travers la pièce et elle s’élance à sa poursuite.
Elle la rattrape et vient la déposer à mes pieds. Je me tourne vers Bancroft, qui
me regarde d’un air amusé.
« Elle sait rapporter !
— C’est son jeu préféré. Elle adore aussi se pelotonner contre moi quand je
regarde la télé.
— Je suis déjà sous le charme. »
Il murmure quelque chose que je ne saisis pas. « Si tu es à l’aise avec elle, tu
crois que je pourrais aller prendre une douche ? Je peux aussi la remettre dans sa
cage pour que tu puisses en prendre une toi aussi. »
Pendant une demi-seconde, mon esprit divague dans la mauvaise direction.
Sans doute parce qu’au moment où il prononce le mot douche, je l’imagine nu et
ruisselant. « Va prendre ta douche, j’en prendrai une quand tu auras fini.
— D’accord. Merci. Et après on se commande un dîner ?
— Mmh. Pas la peine de t’embêter. On peut se faire un plat tout simple. Je
crois que je mangerais à peu près n’importe quoi. » Sauf ce qu’avait commandé
Armstrong l’autre jour. Et puis mon budget ne me le permet pas.
« Mon réfrigérateur est plutôt vide. Mais c’est moi qui invite. »
Je ressens une certaine culpabilité à accepter encore un don de sa part, mais je
suis assez affamée pour passer par-dessus. « D’accord, comme tu veux.
— Très bien. Je ne serai pas long. » Je souris et me retourne vers Francesca, qui
tapote ma main de son museau, la balle déjà à mes pieds.
Je la lance et l’observe bondir à travers le salon. Elle est vraiment craquante.
Elle revient avec une souris en peluche dans la gueule. Je saisis le rongeur et
l’agite devant elle tandis qu’elle saute pour l’attraper. Quand Bancroft revient, je
suis allongé sur le dos, la souris au bout de l’orteil et la balle dans la main.
Ses pieds apparaissent dans mon champ de vision. Enfin, ses chaussettes. C’est
quoi, son problème, avec ça ? Il a peut-être quelque chose contre les pieds nus ?
Il hait peut-être les pieds tout court. Ou il aime profondément les chaussettes.
Celles-là sont courtes, au moins, et ne cachent pas ses superbes mollets. Je lève
la tête et mes yeux passent sur ses genoux avant d’atteindre son short et sa
braguette à moitié fermée. À travers laquelle j’ai le temps d’apercevoir un éclat
rouge avant qu’il fourre ses mains dans ses poches. Dommage qu’il porte des
sous-vêtements. Non pas que j’en aurais réellement profité s’il n’en portait pas,
mais j’en aurais au moins tiré de quoi fantasmer pour le mois qui vient.
Je me souviens soudain de la sensation ressentie au cours de notre baiser
accidentel, quand ce qu’il cache derrière sa braguette était plaqué contre mon
ventre. Je continue à remonter les yeux le long de l’impressionnante masse de
son corps. Il porte un T-shirt rouge. Plutôt décevant. J’aurais préféré qu’il s’en
soit passé. Peut-être vais-je fabriquer un panneau de signalisation pendant son
absence, du genre « Chaussettes et T-shirts interdits », ou quelque chose comme
ça. Je crois que ça pourrait le faire rire. Et qu’il pourrait s’exécuter pour jouer le
jeu.
« Tu veux que je prenne la relève ? demande-t-il.
— Avec plaisir. » Je lui lance la balle, qu’il attrape en effectuant un pas de côté,
étant donné le manque de précision de mon lancer.
Francesca se précipite sur lui et essaie de grimper le long de son genou. Il la
prend dans les bras plutôt que de lancer la balle. « Je vais commander le repas
pendant que tu prends ta douche. Après, on pourra parler des règles de la
maison.
— Les règles de la maison ? je lève un sourcil. Tu veux dire du genre pas de
garçon dans les chambres après 21 heures ? »
Bancroft fronce les sourcils. « Tu as un copain ?
— Pas en ce moment. » Même si j’aimerais bien sûr copiner avec ce qui se
cache derrière la braguette entrouverte de ce short. Je me relève en effectuant un
demi-pont. « Est-ce que ça veut dire que je dois annuler la fête prévue pour
demain soir ? »
Les sourcils de Bancroft se soulèvent.
« Ce n’est rien, il faut juste que je retire cette invitation que j’ai postée il y a
quelques heures. Je crois qu’à peine deux cents personnes ont répondu. »
Un sourire gagne tout de même douloureusement son visage. « Seulement deux
cents personnes ?
— Je comptais passer une annonce dans le Times demain matin, distribuer
quelques milliers de flyers, ce genre de choses, mais j’imagine que je vais devoir
tout annuler. J’aurais pu me faire un peu d’argent en faisant payer l’entrée vingt
dollars, mais du coup, je vais me contenter de regarder la télé avec Franny et
Tiny. » Je frôle Bancroft en regagnant ma chambre provisoire, ravie de son
expression dubitative.
« Tu dis ça pour plaisanter, pas vrai ? » me lance-t-il alors que je m’éloigne.
J’éclate seulement de rire en fermant la porte, lui laissant le soin de deviner ce
qu’il en est réellement.
Une fois dans la chambre, je passe en revue mes cartons et bénis Amie de
m’avoir aidée à empaqueter mes affaires. Sans elle, je serais bien en peine de
retrouver quoi que ce soit. Heureusement, la boîte estampillée Salle de bains est
proche du haut de la pile. Je l’emporte, mais me rends compte que je n’ai pas
demandé comment fonctionnait la douche. Elle est dotée de dizaines de boutons
et de manettes dont j’ignore totalement l’utilisation.
Je fais un essai avec une des touches du centre. De l’eau froide se met à jaillir
de la paroi au niveau de mon visage. Je pousse un cri et tente d’appuyer à
nouveau sur le bouton, mais rate ma cible et atteins son voisin, qui active un
second jet. J’essaie de me mettre hors de portée des projections au lieu de sortir
carrément de la douche. Des jets brûlants sortent maintenant par alternance des
six ouvertures prévues à cet effet. Ça ressemble assez à une version améliorée du
jeu de la taupe, à la différence que je suis malmenée par de féroces jets d’eau au
lieu d’être frappée par un maillet.
Des coups se font entendre à la porte de ma chambre au milieu de mes cris de
panique. La voix étouffée de Bancroft se fait entendre. « Ruby ? Tout va bien ?
— Je crois que j’ai besoin d’aide !
— Est-ce que je peux entrer ?
— Oui, dépêche-toi !
— Ruby ? » La voix de Bancroft est plus proche, maintenant, dans la chambre,
mais en dehors de la salle de bains.
« Je suis là ! Je suis coincée dans la douche !
— Coincée ? » L’inquiétude rend sa voix encore un peu plus profonde.
« Les jets me crachent de l’eau brûlante dessus. Je ne peux pas sortir !
— Tu ne peux pas les éteindre ? » On dirait maintenant qu’il se retient de rire.
« J’ai essayé !
— Tu es… (il a un bref moment d’hésitation, suivi d’un raclement de gorge)
habillée ?
— Je suis en train de me faire ébouillanter dans ta salle de bains et tu
t’inquiètes de ça ? »
La porte s’ouvre doucement et la chevelure sombre de Bancroft apparaît, suivie
de ses yeux, lesquels se tournent vers la douche. Ses sourcils se froncent, puis se
relèvent. Des rides commencent à apparaître aux coins de ses yeux. Il ouvre la
porte en grand. « Comment tu as fait pour te retrouver dans la douche tout
habillée ?
— N’aie pas l’air si déçu. C’était un accident, dis-je pour me défendre.
— Mince, il y a de l’eau partout. Attends une minute, je reviens.
— Où tu vas ? Ne me laisse pas comme ça !
— Je vais poser Francesca dans sa cage et je suis à toi. Donne-moi une
seconde. » Il disparaît, mais est rapidement de retour.
Après quelques secondes d’observation, il attend le bon moment, plonge un
bras dans la douche et actionne trois boutons. L’eau s’arrête. Seul son avant-bras
a été atteint par un jet. Quant à moi, je suis mouillée de la tête aux pieds.
Mon haut, bleu clair et rendu transparent par toute cette eau, me colle à la peau.
Ce qui signifie que Bancroft peut aussi voir le soutien-gorge bleu foncé qui se
cache dessous. Mon short est trempé lui aussi, laissant transparaître les contours
de ma culotte. Qui n’est d’ailleurs qu’un contour, puisqu’il s’agit d’un string.
Le regard de Bancroft s’égare sur mes seins.
« Je peux avoir une serviette, s’il te plaît ? » Maintenant que l’eau brûlante ne
coule plus, l’air conditionné se fait sentir et je commence à avoir la chair de
poule. Avec ce soutien-gorge sans rembourrage, mes tétons sont particulièrement
visibles.
« Oui, bien sûr. » Il en attrape une sur l’étagère et me la tend comme je sors de
la douche.
« Merci. » Maintenant que la peur de finir ébouillantée s’éloigne, je me sens
plutôt embarrassée. Comme je devrais l’être en pareille situation. Le fait que
Bancroft se retienne de sourire n’arrange pas la situation. « Ne te moque pas de
moi. »
Il lève une main pour s’en défendre. « Heureusement que tu n’as pas attendu
demain pour essayer la douche, ou tu serais restée bloquée jusqu’à ce qu’il n’y
ait plus d’eau chaude.
— Je me suis crue dans un volcan.
— L’eau n’est pas brûlante à ce point. Il y a une sécurité pour empêcher que la
température monte trop haut. Je ne comprends pas pourquoi tu n’es pas passée à
travers les jets pour ressortir, mais j’accepte d’endosser le rôle du chevalier
blanc.
— J’ai la peau sensible et j’ai paniqué.
— Dommage que tu ne te sois pas déshabillée avant de paniquer. Je suis quand
même un peu déçu. »
Je fais la moue. « Ça, c’est moins chevalier blanc. »
Son sourire s’élargit. « Je t’ai quand même sauvée d’une douche de lave en
fusion.
— Seulement parce que tu croyais pouvoir me voir toute nue, apparemment. »
Ses yeux s’activent à nouveau et me parcourent de ma tête jusqu’à mes pieds,
autour desquels une flaque d’eau s’est formée. « Les chevaliers blancs n’ont pas
le droit d’avoir leurs fantasmes, eux aussi ?
— Tu sais ce qui me ferait plaisir ? » Je resserre la serviette autour de mes
épaules.
« Dis-moi. » Il lui faut un petit moment, mais son regard finit par retrouver le
chemin du mien. Il y a du feu dans ce regard. Le genre de regard à me donner
envie de laisser tomber ma serviette et d’enlever tous mes vêtements. Le genre à
me pousser à me demander en quoi consistent les fantasmes en question. Je
pourrais profiter de la situation si seulement je ne dépendais pas de lui pour
autant de choses.
Je m’éclaircis la voix et tente de paraître offusquée plutôt qu’émoustillée. « Ce
serait bien que tu arrêtes de te moquer de moi et que tu me montres une fois pour
toutes comment fonctionne ta douche du futur.
— Je t’ai un peu vexée, là, non ? » Il continue à sourire. C’est aussi aguichant
qu’exaspérant.
Je me contente de le regarder sans rien dire, surtout parce que je m’inquiète de
ce qui pourrait sortir de ma bouche si je commence à parler.
Bancroft m’explique la fonction de chaque commande. Il s’avère que je dois
programmer la température. C’est vraiment de la haute technologie. Il fait couler
l’eau du pommeau et je lui dis quand la température est suffisante pour moi.
« Tu es sûre ? me demande-t-il en passant la main sous l’eau tiède.
— J’ai la peau sensible, je te l’ai dit.
— Mais c’est à peine chaud.
— Et alors ? Ce n’est pas comme si on allait prendre notre douche ensemble.
Qu’est-ce que ça peut te faire ? »
Ses sourcils se resserrent imperceptiblement. « Tu n’aurais pas besoin d’eau
chaude si j’entrais là-dedans avec toi. » Mon expression faussement outragée lui
arrache un sourire narquois. « Je vous laisse, toi et ton eau tiède. »
J’observe son petit derrière sortir de la salle de bains (et lui avec, mais ce sont
ses fesses qui sont dans mon viseur). Et ses foutues chaussettes. Je ne sais pas
pourquoi je les déteste autant.
Une fois que j’ai entendu la porte de ma chambre se refermer (ma grande et
belle chambre), je retire mes vêtements mouillés et me jette sous la douche.
C’est vrai qu’elle est plus froide que chaude, mais je préfère ça à l’eau
volcanique de tout à l’heure. Et puis, ça ne me fait pas de mal de me refroidir un
peu après cet épisode.
La douche est vraiment agréable, et la pression bien meilleure que dans mon
ancien appartement. Après quelques minutes, j’augmente la température d’un
degré ou deux. Bancroft a raison, elle est plutôt froide, et maintenant qu’il ne
chauffe plus la pièce par ses commentaires et sa présence irrésistible, je peux me
permettre de l’augmenter un peu.
Une fois rincée, je passe au moins cinq minutes à trouver une tenue
convenable. Tous mes vêtements sont froissés après ces deux derniers jours dans
une valise, mais je ne peux pas faire grand-chose contre ça. Je n’arrive même pas
à trouver de culotte décente, aussi, je décide de m’en passer, et tout ce que je
peux trouver d’autre est un short de sport, un débardeur et un haut assez lâche.
Ce n’est pas que je veuille impressionner Bancroft, ni le séduire avec des
dessous affriolants. Pas tant que je dépendrai de lui pour un toit. Ça rendrait les
choses compliquées. Mais ça ne veut pas dire que je ne peux pas flirter un peu.
Bancroft est allongé sur le canapé et regarde un match de rugby avec Francesca
sur les genoux. Juste au niveau de son sexe. La coquine. J’aimerais bien être à sa
place.
Il se tourne vers moi. « On dirait que tu t’es remise de ton traumatisme.
— Ha, ha, ha. » Ma chaise a été déplacée dans le salon, à côté de l’énorme
fauteuil. Elle paraît encore plus délabrée en comparaison. « C’est toi qui as
choisi ce fauteuil ?
— Non, c’est ma mère. Elle aime beaucoup les meubles. Elle pense que cet
appartement n’a pas assez de… (il désigne la pièce d’un mouvement de main) de
personnalité, comme elle dit.
— Ah. Et tu es d’accord ? »
Bancroft hausse les épaules. « Elle était contente que je revienne à New York et
j’étais en convalescence après mon opération du genou, aussi, les questions de
décoration intérieure ne faisaient pas partie de mes priorités. Elle a toujours été
impliquée dans la décoration des hôtels familiaux, et ça lui faisait plaisir, alors je
l’ai laissée faire.
— C’est très joli. Mais c’est vrai que ça ne te ressemble pas.
— Et qu’est-ce qui me ressemblerait ? demande-t-il.
— Mmmh. Bonne question. » Je me tapote la lèvre du doigt. « Tu pourrais
peut-être remplacer ce fauteuil par un trône. Tu sais, pour coller à ce côté
chevalier blanc. »
Il émet un ricanement amusé.
Au lieu de m’asseoir sur le fauteuil, je me glisse entre le canapé et la table
basse. Bancroft me lance un regard interrogatif tandis que j’avance une main
pour caresser Francesca.
« Euh… qu’est-ce que tu fais ? »
Il me semble entendre un soupçon d’excitation dans sa voix.
« Qu’est-ce que j’ai l’air de faire ? Je caresse ton furet »
Francesca me regarde de ses yeux somnolents. Je lui donne une caresse
profonde et appuyée, pensant à cette autre chose sous elle, que je ne serais pas
contre de caresser aussi.
7

Pantalon en feu

BANCROFT
Ruby Scott va me rendre fou. Mon sexe est dans un état d’excitation
insoutenable avec tout ce qui se passe en ce moment. Il a vraiment du mal à
trouver le repos, en tout cas dès qu’il s’agit de la femme qui est actuellement en
train de caresser mon furet, lequel a choisi un endroit plutôt gênant pour faire sa
sieste.
J’ai passé les deux derniers jours à repenser à la proposition que j’ai faite à
Ruby. Revenir sur ma parole m’aurait fait passer pour un salaud, mais la dernière
fois que j’ai fait garder Francesca par quelqu’un, elle a bien failli s’échapper. Et
tous les criquets de Tiny ont fini en liberté dans l’appartement. C’était répugnant.
Laisser Amalie s’occuper de Tiny et de Francesca n’aurait pas été idéal, mais
c’est quelqu’un sur qui je peux compter. Comme Francesca est clandestine, j’ai
besoin d’une personne de confiance pour s’occuper d’elle quand je ne suis pas
là. Mais je ne suis pas absent si longtemps, d’habitude. L’ancienne petite amie de
Lex aurait pu s’en occuper, mais comme ils ne sont plus ensemble, impossible de
le lui demander. Je connais Amalie personnellement, et elle semble avoir la tête
sur les épaules. Mais quelques visites par semaine n’étaient pas suffisantes,
d’autant plus que je pars pour plus d’un mois. C’est pourquoi j’ai fait cette
proposition à Ruby. En désespoir de cause et poussé par mon sentiment de
culpabilité envers elle, mais aussi par l’idée qu’elle pourrait soin d’elle. Elle est
donc là, à côté de moi, en train de caresser mon furet.
Alors que les longs cheveux bruns de Ruby chatouillent mon bras et que son
décolleté s’ouvre devant moi, m’offrant une vue imprenable, je dois bien
admettre, contre moi-même, que mon sexe a tout contrôle dès que cette fille est
dans les parages, et qu’il est en réalité partiellement responsable du fait qu’elle
ait atterri ici.
Elle est toujours en train de caresser Francesca. Ce qui est une bonne chose, si
l’on excepte qu’elle se situe en ce moment juste au-dessus de mon sexe. Et le fait
que ce dernier sache à quelle proximité se trouve la main de Ruby est en train de
provoquer une réaction désastreuse, car il voudrait bénéficier du même
traitement.
Ce qui n’arrivera pas. Pas ce soir en tout cas. Pas alors que je m’apprête à la
laisser seule ici pour les cinq prochaines semaines. Je la connais à peine. C’est
peut-être le genre de fille qui considère automatiquement toute relation sexuelle
comme une histoire d’amour en puissance. Et comme elle s’occupe de mes
animaux, je ne peux pas me permettre de complications supplémentaires. Ce sera
peut-être une possibilité à mon retour, et quand elle aura retrouvé un
appartement. Malheureusement, faire revenir ma raison au-dessus de ma ceinture
et garder en tête les inconvénients que j’aurais à lui retirer sa culotte ce soir est
au-dessus de mes forces.
Mince. Je dois parvenir à contrôler mes pensées. J’aurais dû déplacer
Francesca, je reconnais que son endroit préféré pour faire la sieste est un peu
bizarre. Normalement, personne n’est là pour le voir. Je commence à bander et
elle est la seule chose qui dissimule ce qui ne manquera pas de devenir un
problème si Ruby continue à la caresser comme ça.
Pour ma défense, le short qu’elle porte ne fait rien pour m’aider. Il couvre à
peine ses fesses. Ses magnifiques fesses bien bombées. À cet instant, je retiens
justement ma main pour qu’elle reste sagement derrière ma tête. La tentation est
forte de tendre le bras pour m’emparer de ces fesses. En tant qu’athlète (ancien
athlète, plutôt), je me rends compte des efforts nécessaires pour obtenir des
fesses si fermes.
Je ne suis pas un type obscène. En tout cas pas volontairement. Elle sort tout
juste de la douche et, vu son accoutrement, elle ne cherche pas à me plaire. Et
c’est peut-être ça qui me plaît, justement. Elle est différente des femmes que j’ai
l’habitude de côtoyer, surtout depuis que ma mère s’immisce dans ma vie privée.
Je relève les yeux, m’éloignant du globe parfait de ses fesses pour passer sur
les courbes de sa taille, puis jusqu’à son décolleté et le long de son cou et des
lignes de sa joue. Je bloque soudain sur sa bouche. Sa langue dépasse un tout
petit peu, cette langue que j’ai eue en bouche il n’y a pas si longtemps. Ma
mémoire est encore trouble à cause des médicaments et de l’alcool, mais je m’en
souviens toujours (et j’aimerais voir ce dont cette bouche experte et fougueuse
est capable d’autre). Mais pas ce soir.
C’est mon nouveau mantra. Je dois pouvoir retenir mes mains et ma bouche
assez longtemps pour arriver à prendre cet avion sans qu’il se passe quoi que ce
soit. Je sais me contrôler, d’habitude. Toutes ces années pendant lesquelles j’ai
pratiqué le sport à haut niveau, où bien des groupies se montraient prêtes à se
débarrasser de tous leurs vêtements au moindre sourire, on ne peut pas dire que
j’en aie beaucoup profité. Quand même profité un peu, soyons clairs, mais ça a
été assez rare.
D’abord et avant tout, ça aurait pu rejaillir sur la réputation de la famille. J’ai
vu éclater assez de scandales pour connaître les effets en cascade que ça peut
avoir. J’ai vu comment mes parents se comportaient entre eux, et même s’ils ne
font pas preuve d’une affection débordante l’un envers l’autre, mon père
respecte assez ma mère pour limiter ses errements à leur minimum. Ce qui n’est
pas toujours le cas dans le milieu. Je n’ai jamais voulu être le genre de personne
qui croit qu’argent ou statut social dispensent de toute moralité.
Mais quelque chose en Ruby Scott me donne terriblement envie de mal me
comporter. Très mal, même. Quelque chose qui me pousse à m’imaginer lui
arracher son short, pencher ce superbe derrière sur la chaise et le baiser jusqu’à
ce que cette dernière s’effondre.
Je me tourne vers l’horloge. Il est à peine 7 heures. Encore dix heures à tenir.
J’ai juste à me contrôler jusqu’à demain et cet avion mettra un océan entre nous,
ce qui me permettra de reprendre le contrôle. Ça ne devrait pas être aussi
difficile que ça.
Ruby donne encore quelques caresses à Francesca avant de s’installer dans sa
chaise (je l’ai mise là au cas où elle aurait envie de s’y asseoir). Elle se laisse
tomber dans l’affreuse antiquité. Elle fait un superbe tableau. Ses longues jambes
bronzées sont étendues sur le bras de la chaise. Ses orteils sont nus et ne sont ni
manucurés ni vernis. C’est rafraîchissant. C’est ce qu’est Ruby : rafraîchissante.
La prétention est un défaut quasiment gravé dans l’ADN familial. Même si le
gène semble avoir été inactivé chez moi, c’est ce que j’ai appris à endurer et à
attendre des autres. Ruby est logée à la même enseigne, au moins si l’on se base
sur son prénom et l’identité de son père. Mais comme moi, elle semble être
dépourvue de ce gène. Cette chaise en est une preuve suffisante. De même que
l’appartement où elle vivait. L’aventure de la douche semble indiquer qu’elle est
sortie du circuit depuis un moment, et je veux savoir comment elle en est arrivée
là, et pourquoi.
Malheureusement, je n’ai pas le temps pour ça ce soir. Pour l’instant, l’objectif
est de s’assurer qu’elle s’occupe bien des animaux et qu’elle ne détériore pas
l’appartement pendant que je ne suis pas là. Pour ce que j’ai pu en voir jusque-là,
elle a un caractère bien trempé. J’essaie surtout, pour le moment, de deviner qui
elle est vraiment.
« J’ai commandé italien, j’espère que ça t’ira. »
Ses yeux s’écarquillent. « Pizza ?
— Euh, non. »
Son expression retombe un peu.
« Traiteur italien. Spaghettis bolognaise, poulet au parmesan, boulettes, pasta
primavera, ce genre de choses. Je ne voulais pas te déranger alors que tu étais
sous la douche et que les jets n’avaient pas l’air de vouloir t’agresser pour une
fois, alors j’ai pris un peu de tout.
— Très drôle. En tout cas, tout ça a l’air parfait. » Elle se donne une petite tape
sur le ventre. « J’espère que mon estomac va pouvoir encaisser.
— Comment tu te sens ? Tu as pu manger quelque chose depuis la dernière
fois ? » Chez moi, ce virus avait duré plusieurs jours, si bien que j’avais douté un
moment pouvoir prendre mon avion. Mais tout est rentré dans l’ordre
maintenant, même si j’ai perdu quelques kilos. Ruby est plutôt petite. Elle est
compacte et robuste, tout en muscles et en légèreté. J’aimerais bien savoir ce
qu’on ressent sur elle. Ou sous elle. Merde. Cette fille pervertit vraiment mes
pensées.
« Ça va mieux. Après cette cure de Gatorade et de biscuits, je crois que le pire
est passé.
— Je suis désolé de t’avoir fait ça. » Je suis aussi désolé d’être en train
d’imaginer toutes ces choses que j’aimerais pouvoir te faire.
Ruby hausse les épaules et montre l’appartement et la chaise sur laquelle elle
est assise. « Tu t’es largement rattrapé. J’apprécie beaucoup ton geste.
— Ça nous arrange tous les deux, non ? Tu as un endroit où dormir le temps de
te retourner et j’ai quelqu’un pour s’occuper de Francesca et de Tiny. »
Elle me sourit. Elle a un très joli sourire, avec des dents blanches et régulières,
excepté une canine légèrement tournée. J’aime les petites imperfections. Après
des années de rugby, j’en ai moi-même pas mal.
La sonnette retentit, indiquant que quelqu’un sera bientôt là avec le repas. « Ça
doit être notre dîner. » Je me lève et Francesca émet un petit reniflement tandis
que je la pose sur le côté, me retournant pour que Ruby ne me voie pas effectuer
les petits ajustements nécessaires.
« Je devrais sûrement apprendre tous les codes de l’immeuble, non ? » Ruby
bondit hors du fauteuil, prenant contact sans bruit avec le parquet. Elle est
incroyablement gracieuse. Tout ça doit se traduire de manière intéressante dans
toutes sortes d’activités nocturnes.
Je parviens à maîtriser ma pensée assez longtemps pour faire à Ruby un résumé
du fonctionnement de l’immeuble. « Toutes les livraisons sont interceptées par la
réception.
— On ne doit pas descendre pour aller les chercher ?
— Généralement, quelqu’un s’occupe de les monter jusqu’ici, sauf demande
contraire.
— Génial. Chez moi, je devais attendre ce stupide ascenseur, ou descendre
quatre étages à pied s’il prenait trop de temps ou s’il était en panne, ce qui
arrivait assez souvent.
— Tu n’auras pas ce problème ici. Cet étage a un ascenseur privé, et il est
rarement emprunté.
— Tu pourrais vraiment vivre en ermite ici, non ? demande-t-elle.
— Si je n’aimais pas les gens, j’imagine que je pourrais. »
Ruby penche légèrement sa tête sur le côté, son sourire empreint d’une
curiosité gourmande. « Tu aimes les gens ?
— Ça dépend lesquels.
— Mais moi, tu m’aimes bien ? » Elle fait une grimace, embarrassée par sa
propre remarque.
« Pour ce que je connais de toi, oui. » Je souris au rouge qui lui monte aux
joues. « Avant de partir, je te transférerai l’accès aux services que j’utilise,
comme ça, tu pourras les utiliser. »
Sa voix se durcit, comme si elle était offensée par l’offre. « Non, ce n’est pas la
peine.
— Tu vas vivre ici. Tu en auras sûrement besoin à un moment, pour toi, ou
pour Francesca ou Tiny. Je ne vais pas te laisser dépenser ton argent pour
t’occuper d’eux. »
Elle baisse le regard. « Tu as sans doute raison. »
Je dois me préoccuper de sa situation financière. Elle vient d’une famille riche,
mais cette révélation, au restaurant, est une des raisons pour lesquelles je lui ai
proposé de venir ici. Ma famille, au moins, m’a soutenu dans ma carrière. Il
semble qu’elle n’ait pas cette chance.
« On me livre des courses tous les vendredis. Je comptais annuler la
commande, mais puisque tu es là… » Je change rapidement de sujet sans lui
laisser le temps de répondre. « Je vais te montrer ce dont Tiny et Francesca ont
besoin.
— D’accord. » Ruby arbore une expression indéfinissable. Je ne suis pas sûr de
ce qu’elle peut signifier, et je n’ai pas le temps de le deviner, car à ce moment-là
quelqu’un frappe à la porte.
Ce qui me rappelle que Francesca doit retourner dans sa cage. « Est-ce que tu
peux la ramener dans ma chambre pendant que je vais ouvrir ?
— Bien sûr. » Ruby virevolte au-dessus du canapé, récupère Francesca et
l’emporte dans le couloir.
J’attends qu’elle soit entrée pour ouvrir la porte, récupère la livraison, donne un
généreux pourboire et referme la porte. Pour être tout à fait honnête, je suis assez
nerveux à l’idée de laisser Francesca. Surtout depuis que les furets sont interdits
à New York. C’est d’ailleurs à cause de ça qu’elle s’est retrouvée avec moi. Les
personnes qui l’ont fait entrer dans l’hôtel n’avaient pas l’air de comprendre ce
que ça impliquait. Ou peut-être que si, puisqu’elles l’avaient fait entrer en douce.
En tout cas, elle n’était pas en cage et s’est échappée, rongeant les fils
électriques et causant toutes sortes de dommages avant de disparaître dans une
ventilation. Ses propriétaires l’ont tout simplement abandonnée. Elle a de la
chance d’être encore en vie.
Mon père comptait la remettre aux autorités, ce qui aurait probablement
signifié sa mort. Je lui ai dit que j’allais m’en occuper. Et je l’ai fait, mais pas
comme il l’imaginait.
Vingt-quatre heures plus tard, une cage était livrée ici et je l’installais dans ma
chambre. Les quelques personnes qui sont au courant de la situation reçoivent
une compensation pour leur silence. Ça fait assez mafia, mais ce n’est pas grand-
chose, en réalité.
Quand je l’ai recueillie, je n’avais pas prévu de devoir m’absenter aussi
longtemps. J’ai pressé mon père pour m’éviter ce voyage, mais sans succès. Je
sais comment il fonctionne. Si je veux avoir une chance d’obtenir quelque chose
de lui, je dois lui donner ce qu’il attend de moi, c’est-à-dire des semaines de
déplacements et de prospection pour apprendre les ficelles du métier et pouvoir
m’insérer dans l’entreprise.
Je déballe tous les paquets. C’est le meilleur italien de la ville, en tout cas à ma
connaissance. La pizza y est excellente aussi, mais j’ai préféré commander
quelque chose que je suis sûr que Ruby aimera, des pasta primavera, par
exemple.
Je sors une bouteille de blanc, et aussi une de rouge, au cas où elle préférerait
cette option. Elle a dit aimer le Martini, mais je n’en ai pas, alors le vin devra
faire l’affaire. Et puis je ne sais pas si elle est tout à fait rétablie. Il m’avait fallu
plus d’une semaine pour me débarrasser de ce truc.
Je me demande si je mets le couvert sur la table du salon ou sur le plan de
travail. La table ferait un peu trop officiel. Il vaut mieux quelque chose de plus
décontracté. Je sers deux verres d’eau pétillante et dispose les assiettes. Puis
j’attends qu’elle revienne. Pour quelque raison que ce soit, je me sens un peu
nerveux. Comme s’il s’agissait d’un premier rendez-vous, et pas d’une rencontre
pour parler garde d’animaux domestiques.
Un petit rire m’arrive du couloir. Un très joli petit rire féminin. Je me dirige
vers le son, qui s’amplifie à mesure que je me rapproche de la chambre. Mais
qu’est-ce qu’elle fabrique ? Mille et un scénarios hautement inappropriés me
traversent l’esprit.
Je pousse la porte et la scène que j’aperçois n’est finalement pas si loin de ce
que j’imaginais. En plus habillé seulement. Quoique pas beaucoup plus, étant
donné la tenue actuelle de Ruby.
Mes costumes ont été déplacés sur la commode et ma valise gît ouverte sur le
sol. Mon hôte se trouve au milieu de mon lit (mon lit défait), sur les genoux. Son
short est mal ajusté et laisse voir la naissance de ses fesses. Une bosse se déplace
sous la couette et elle la suit en gloussant chaque fois que Francesca prend une
nouvelle direction. C’est un jeu auquel je joue parfois avec elle. C’est un jeu
auquel j’aimerais jouer avec Ruby. Y jouer nus.
« Le dîner est prêt. » Ma voix est légèrement rocailleuse.
Ruby se relève brusquement au milieu d’un rire. « Elle adore jouer sous… »
Je me demande à quoi doit ressembler mon expression pour que la fin de sa
phrase tombe ainsi en suspens.
« Les draps. » Je la termine pour elle, ma voix toujours trop grave. « Je sais. »
Elle regarde de côté, puis vers le bas, réalisant peut-être où elle se trouve. Ses
yeux s’écarquillent d’une manière assez comique, puis elle soulève le drap,
récupère Francesca et se précipite hors du lit. « Je suis désolée. Ce n’était
pas… » Elle montre le lit défait. « Je ne voulais pas… Je l’ai posée là pour
pouvoir ouvrir la cage, et puis on a commencé à jouer… »
Je la laisse ramer quelques secondes de plus avant de lui adresser un grand
sourire. « Ne t’inquiète pas, ça ne me dérange pas. C’est un de ses endroits
préférés pour jouer.
— Il est tellement grand, ce lit, et il y a tellement de place pour s’amuser. »
Je ne suis pas sûre qu’elle l’entende de la manière dont mon cerveau
l’interprète. Elle transporte Francesca jusqu’à sa cage, son short toujours en
bataille. La moitié de sa fesse gauche est maintenant visible. C’est une très belle
fesse. J’aimerais y passer ma main, y plonger mes dents même. Il faut vraiment
que je reprenne le contrôle. Que je me calme. Et c’est ce que je vais faire. Plus
tard, quand je serai seul dans ma chambre et qu’elle sera enfermée dans la
sienne.
Je me rapproche de Ruby pour voir si elle a correctement saisi le mécanisme du
loquet. Il m’est déjà arrivé de le laisser ouvert par erreur. Francesca aime les
endroits chauds et confortables. Encore une chose qu’elle partage avec mon
sexe. La différence étant qu’elle est capable de trouver des cachettes dont je ne
pourrais pas facilement l’extraire.
« On y est, dit doucement Ruby tandis qu’elle repose Francesca dans sa cage.
Ça t’arrive de dormir avec elle ?
— J’essaie d’éviter. Ça peut être compliqué de la retrouver le matin, et je ne
peux pas la laisser en liberté quand je pars au bureau. » Il m’est déjà arrivé de la
retrouver sous la couette après m’être endormi avec elle devant la télé. C’est un
des rares endroits où elle aime dormir, mais comme je dors généralement nu, la
voir là m’a quand même fait un choc le matin. Depuis, j’ai pris l’habitude de
dormir en boxer, d’autant plus que je connais sa fascination pour tout ce qui
pendouille.
« J’imagine que ce serait problématique.
— Étant donné l’aménagement spécial de l’appartement, ça peut aller, mais je
ne veux pas tenter le diable si ce n’est pas nécessaire.
— Personne ne veut tenter le diable. » Ruby me gratifie d’un large sourire qui
sous-entend exactement le contraire. « Je suis affamée. Allons voir si je peux
enfin avaler quelque chose ! »
Sur ces mots, elle quitte la pièce sans m’attendre, dansant presque en traversant
le couloir. Je vérifie la cage une dernière fois, juste pour le cas où. Quand je la
rejoins, toutes les boîtes sont ouvertes et elle est déjà en train d’en vider une.
Elle fait tourner sa fourchette dans le plat pour rassembler les spaghettis. En
impressionnante quantité. Elle fait basculer sa tête en arrière, ouvre grand la
bouche et y glisse l’amas de pâtes, produisant un son que je ne parviens
définitivement pas à réserver au domaine du plaisir gustatif.
Elle émet un grognement et se tourne vers moi, pose une main sur sa bouche et
me dit : « Chai trop bon.
— C’est vrai, ça te plaît ? » Je saisis une fourchette et prends une assiette, lui
en tendant une pour qu’elle ne se sente pas obligée de manger à même la boîte.
Elle l’accepte, ses joues rougissant légèrement alors qu’elle continue à se
démener avec son énorme bouchée. Elle se sert ensuite dans l’assiette. Je suis
sincèrement étonné de la quantité de nourriture qu’elle y dépose, étant donné son
gabarit, mais je ne fais pas de remarque. J’aime les femmes qui ont de l’appétit.
Une fois que nous sommes servis, elle se glisse dans la chaise située à côté de
la mienne.
« Du vin ? » Je montre les bouteilles ouvertes sur le comptoir.
« Oh. Euh, du blanc, peut-être ? » Elle semble incertaine.
« Ne te sens pas obligée.
— Non, ça va. » Je lève un sourcil et elle effectue un signe scout. « Promis. Je
ne me force pas. C’est juste que je n’ai pas bu d’alcool depuis ma transformation
en Vomitron, la semaine dernière.
— Vomitron ?
— C’est mon nom de super-héroïne. Pas très glamour, mais adapté, tout bien
considéré. »
Nous mangeons en silence pendant quelques minutes. J’ai tellement faim. Je
n’ai rien avalé depuis le petit déjeuner et je pourrais engloutir deux ou trois
boîtes sans problème. Mais j’essaie de me contenir pour ne pas passer pour un
goinfre.
Ruby émet un son d’inconfort. « Je crois que j’en ai trop pris.
— Tu as eu les yeux plus gros que le ventre », fais-je remarquer. Elle a à peine
fini la moitié de son assiette.
Elle se tapote le ventre. « On dirait bien. »
L’affaire de la douche et le T-shirt mouillé m’ont donné le temps d’observer ses
formes. De très, très belles formes. Je redirige mes yeux vers le haut, me
permettant de m’attarder quelques secondes sur sa poitrine avant de retrouver le
chemin de son regard. « Tu as encore un peu de place pour le dessert ? »
Les yeux de Ruby s’allument tout à coup, puis ses paupières s’affinent, comme
sa voix. « Dessert ?
— Je prends toujours un dessert quand je commande quelque chose dans ce
restaurant. C’est au réfrigérateur.
— Oh. Très bien. J’ai besoin de temps pour que mon estomac se rétracte un peu
avant que je puisse y ajouter quoi que ce soit. » Elle se masse légèrement le
ventre pour illustrer son propos.
Je fais l’effort de garder les yeux en lieu sûr, loin de son décolleté.
Elle s’éclaircit la gorge. « Maintenant que nous avons pris notre douche et que
nous avons bien mangé, on peut peut-être parler des règles de la maison ?
— Oui, bonne idée. Attends une seconde. » Je me lève et traverse la cuisine
pour récupérer le classeur placé là en attente. Je suis parti pour une longue
période et je préfère couvrir tous les scénarios possibles.
« Wow. Un classeur ? » Ruby a l’air de tenter de s’empêcher de rire.
« Il y a de nombreux points à voir.
— …
— Quelque chose me dit que tu trouves ça excessif. »
Elle me retire le classeur des mains et commence à le parcourir. « Il y a
combien de pages, là-dedans ? Plus d’une centaine non ?
— Quatre-vingt-dix-huit. Francesca et Tiny ont des besoins bien précis.
— Quatre-vingt-dix-huit pages de besoins ! » Elle commence à feuilleter le
classeur et murmure : « Si seulement quelqu’un pouvait se soucier à ce point de
mes besoins. »
Je me mords la langue pour ne pas lui faire part de ma volonté de répondre à
chacun de ses besoins si elle veut bien retourner dans la chambre pour jouer à
« cache-cache » avec moi. « Tout ne concerne pas Francesca et Tiny. Il y a aussi
des codes, des mots de passe, les instructions de sécurité en cas d’incendie, des
notices sur les équipements électroniques, des informations sur les transports en
commun, les zones à éviter, ce genre de choses.
— Est-ce qu’il y a une section qui explique comment faire un lit ? Avec un
schéma, ou quelque chose du genre ?
— Tu peux faire ton lit comme tu l’entends. »
Elle s’arrête de faire défiler les pages et en pointe une en particulier. « Tu as
des instructions pour le lave-vaisselle et le sèche-linge ?
— C’est une demande d’une personne qui est restée coincée sous la douche
parce qu’elle ne trouvait pas comment ajuster la température, ni faire marcher les
jets. Mais il est vrai que ces appareils peuvent s’avérer très compliqués. » Il m’a
fallu trois réponses pour être sûr qu’elle se moquait bien de moi.
« J’ai plutôt une mémoire visuelle. Pourquoi ne me montrerais-tu pas tout ça
toi-même ? Tu as une liste détaillée des points à voir ? J’aurai droit au dessert
quand je maîtriserai les fondamentaux. » Ses yeux s’allument de ce même air
malicieux déjà entrevu tout à l’heure, quand je l’ai surprise au lit avec Francesca.
Je passe donc les heures suivantes à faire le tour des lieux pour tout expliquer,
de l’endroit où jeter les poubelles au fonctionnement de la télécommande, en
passant par les réserves de nourriture de Francesca et de Tiny. Ruby semble très
attentive. Quand elle a une question, elle pose la main sur mon bras et me
regarde avec de grands yeux curieux.
Je suis au milieu d’une explication pour lui montrer où trouver casseroles et
poêles, au cas où elle voudrait cuisiner, quand elle fait deux pas en arrière.
« Oh, qu’est-ce que c’est que ça ? » Elle désigne la table basse située à côté du
terrarium de Tiny.
« C’est un répondeur téléphonique.
— De quand ça date ? Des années quatre-vingt ? »
Elle n’est probablement pas loin de la vérité.
« Il y a même une mini-cassette ! » Elle a l’air sidéré. « Tu as un téléphone
portable, non ?
— Oui.
— Alors pourquoi tu gardes ce machin ? » Ruby le saisit et il me faut toute la
force du monde pour ne pas le lui arracher des mains.
Je lui retire délicatement l’objet et le repose précautionneusement sur la table,
l’essuyant pour enlever poussière et empreintes de doigts. « C’est sentimental.
— Parce que tu es né avant l’an 2000 ?
— Il appartenait à ma grand-mère. Je l’ai toujours vue avec. Les cassettes sont
devenues vraiment difficiles à trouver, et je m’étais lancé le défi de lui apprendre
à utiliser un téléphone portable. Elle a toujours refusé, et j’ai toujours continué à
essayer de la persuader.
— Tu as réussi ? »
Je fais signe que non. « Je lui disais souvent que si on devait jouer au poker
l’un contre l’autre, je n’aurais aucune chance. »
Ruby rit. « C’est une as du bluff ?
— C’était.
— Vous étiez proches, on dirait.
— Oui. Elle est morte l’année dernière. » J’étais loin à l’époque et j’ai presque
manqué les funérailles, comme j’ai manqué de nombreuses choses en rapport
avec ma famille. C’est aussi pour ça que je suis content d’être de retour à
New York.
« Je suis désolée. » Ruby fait un mouvement vers moi et pose la main sur mon
bras, le serrant légèrement.
« Moi aussi. C’était une femme extraordinaire. C’est son cerveau qui était
derrière tout l’empire familial, même si la gloire en est revenue à mon grand-
père. Bref, quand nous avons déménagé sa maison, j’ai trouvé ça, et je l’ai pris.
Le genre de chose… dont je devrais probablement me débarrasser, mais…
— Tu es mignon.
— Presque personne ne m’appelle sur cette ligne. Ma mère le fait parfois. Il y a
un manuel dans le tiroir, si ça t’intéresse. » Je tapote sa hanche du dos de la main
et elle se pousse sur le côté. J’ouvre le tiroir et lui montre le manuel écorné dans
son sac Ziploc. Son nez se plisse. « Je vais peut-être laisser ça là où ça se
trouve. »
Je m’adosse au comptoir. « C’est sans doute préférable. S’il y a un problème, tu
peux de toute façon m’appeler ou m’écrire un mail.
— Ce sera plus facile que d’en passer par là. » Elle tapote le classeur coincé
sous son bras. « À moins qu’il y ait là-dedans une annexe avec un résumé. »
Comme je ne réponds rien, elle vient s’installer à côté de moi, son bras frôlant
le mien tandis qu’elle pose le classeur sur le plan de travail, et examine la
dernière page qui contient, en effet, une annexe avec des résumés, mais
seulement pour les principales mesures d’urgence, comme la conduite à tenir en
cas de maladie de Francesca ou de début d’incendie, choses qui, je l’espère,
n’arriveront pas.
« Wow. Tu es, euh… super-organisé, non ? »
Je hausse les épaules. « Je préfère être préparé en cas de problème. »
Elle se déplace légèrement, penchant son corps en direction du mien. Je suis
plus grand qu’elle, et ma vue sur son décolleté est imprenable.
« Tu es un ancien boy-scout ?
— J’ai passé quelques années chez les louveteaux.
— Ah. Alors tu es vraiment discipliné ?
— J’imagine. » J’imagine que je le suis par certains aspects. En tant qu’athlète,
j’ai l’habitude de devoir me dépasser. Surtout quand j’ai été blessé.
« Est-ce que ça veut dire qu’en plus d’être organisé, tu suis les règles à la
lettre ?
— Ça dépend, je suppose.
— De quoi ?
— De si j’aime la règle ou non. »
Elle rit. « Alors tu aimes imposer les règles, mais pas les suivre ?
— Quelque chose comme ça. »
Ruby pince la manche de mon T-shirt et la soulève jusqu’à la naissance de mon
tatouage.
« Ceci ne me paraît pas aller dans le sens du règlement.
— Tu crois ? Tout le monde a des tatouages, de nos jours.
— Moi, je n’en ai pas.
— Je parie que tu as déjà pensé à t’en faire faire un. » J’imagine quelque chose
de discret, de moins grand que le mien.
Ruby hausse les épaules. « Si je m’en étais fait faire un, ça aurait été à un
endroit que personne ne peut voir.
— Sur la hanche, par exemple ? » J’appuie sur le lieu désigné avec mon doigt,
puis le retire rapidement face au sursaut que provoque le contact.
« Peut-être. Et après, quel intérêt d’avoir un tatouage si personne ne peut en
profiter ?
— Toi, tu pourrais le voir, et j’imagine que ton copain aussi.
— Seulement si je me mets en maillot, et encore.
— Ou si tu es toute nue », dis-je, au supplice.
Ruby se penche encore un peu. Sa poitrine n’est qu’à quelques centimètres de
la mienne. Elle doit lever le menton pour pouvoir me regarder dans les yeux. Si
je n’avais pas un contrôle correct de mes hormones, je serais sérieusement tenté
de me pencher vers elle et de l’embrasser. Mais mon sexe n’est pas encore aux
commandes, et mon cerveau veille au grain. Pour l’instant.
Sa voix est basse et suave. « Tu te rends compte que c’est la deuxième fois que
tu parles de me mettre toute nue ?
— Tu prends des notes ? »
Elle fait rouler la bretelle de son haut. « Je remarque simplement ton apparente
obsession pour ma nudité.
— Simple suggestion. C’est toi qui me parles de tatouages mal placés. »
Elle émet un son moqueur et recule d’un pas. Ce qui est dommage, car j’aurais
juré avoir senti le bout de ses seins contre moi il y a quelques secondes à peine.
Mais je prends peut-être mes désirs pour des réalités. En tout cas, je ne lui dirais
pas non si elle faisait le premier pas. Ce qui est sûr aussi, c’est que ce n’est pas à
moi de le faire, si on veut bien se rappeler que je l’ai agressée dans un couloir
sombre avant de l’inviter à emménager chez moi.
« C’est beaucoup d’interprétations pour un tatouage que je n’aurais
probablement jamais.
— Il ne faut jamais dire jamais.
— Je déteste les aiguilles et je n’ai aucune intention de laisser quelqu’un en
planter une aussi près de mon… de mon…
— De ton ? »
Elle baisse la tête et marmonne : « Mon endroit secret. »
J’éclate de rire. « Ton endroit secret ?
— Ferme-la. » Elle me donne un coup sur le torse et je lui attrape la main.
« Tu peux faire mieux que ça. » Je devrais vraiment m’arrêter, car mon sexe est
presque à l’agonie, mais j’ai envie de l’entendre dire quelque chose d’obscène.
« Tu veux dire, quelque chose comme minette ? Antre d’amour ? Petite fleur ?
Bouton de rose ? Ou tu préfères que je dise fente ? » Elle fait légèrement traîner
le f, puis passe sa langue sur sa lèvre inférieure. « Non, bien sûr. Tu es plutôt du
genre à aimer la chatte, toi, pas vrai ?
— Et comment ! » Peut-être que je devrais me moquer des complications, après
tout. Je tiens toujours son poignet, et elle ne fait rien pour se dégager. J’approche
ma tête à quelques centimètres de cette bouche charnue et malicieuse. Ses yeux
plongent dans les miens et ses lèvres s’entrouvrent. Elle veut que je l’embrasse.
Oh, et puis merde.
Je suis à deux doigts de lui donner ce qu’elle veut quand mon foutu téléphone
se met à sonner. Ça suffit à briser l’élan. Ruby fait un pas en arrière, les yeux
absents et la tête baissée, pendant que je lâche un juron et regarde qui m’appelle.
C’est mon père. « Il faut que je décroche, désolé.
— Bien sûr. » Sa main se pose sur sa gorge et elle me fait un petit sourire
nerveux. Je décroche et m’éloigne vers le salon et l’espace bureau, réajustant
mon érection, qui en a profité pour faire un retour en force. Je me suis déjà
masturbé dans la douche, mais je crois que je vais devoir m’y remettre avant
d’aller au lit.
La conversation avec mon père est brève et, à mon avis, inutile. Quand je
retourne dans le salon, j’imagine qu’elle est retournée dans sa chambre à cause
de mon comportement. Elle est toujours là. Elle s’est installée sur sa chaise
longue et s’affaire à engloutir une tasse de tiramisu. Un second dessert est placé
en face du canapé. Pour moi, j’imagine.
« Je crois que je maîtrise les fondamentaux, maintenant. Alors j’ai droit à mon
dessert. Mais je t’ai attendu, juste pour être sûre. »
Je reçois un autre de ses sourires malicieux, ce qui est un soulagement. J’ai
failli rendre la situation encore plus embarrassante en laissant le contrôle à mes
pulsions. « Tu as sans doute mérité les deux coupes. » Je pose mon téléphone sur
la table basse, à côté du dessert, et m’affale sur le canapé. « Désolé pour ça,
recommandations de dernière minute.
— Tout va bien ? me demande-t-elle.
— Oui. Mon père aime avoir le contrôle sur tout.
— Ça semble un trait commun des pères, dit Ruby.
— Quelque chose qui t’est familier ?
— Il y a une raison au fait que je sois ici et mon père à Rhode Island. Enfin,
plusieurs raisons. » Elle sourit et baisse le regard. « Alors toi et Armstrong êtes
très proches. »
Quel brusque changement de conversation. Clairement, parler de son père lui
est aussi désagréable qu’à moi. « On était ensemble en prépa. Nos parents se
fréquentaient beaucoup, ça nous a un peu forcés à nous côtoyer, si on peut dire. »
Armstrong et moi sommes proches à certains égards, mais il fait un tas de choses
qui m’horripilent. Si je devais travailler tous les jours avec lui, je l’aurais
probablement déjà assommé. Et plus d’une fois. Il est péremptoire et
insupportable la plupart du temps.
Ruby penche un peu la tête en me regardant, comme si elle cherchait à deviner
le fond de ma pensée. « Tu seras à ce mariage ?
— Oui, j’y serai. Toi aussi, non ?
— Je suis la demoiselle d’honneur d’Amie. Je suis d’ailleurs surprise de ne pas
t’avoir rencontré à la fête de fiançailles, enfin avant le… l’incident des toilettes
— Je suis resté un peu à part toute la soirée. Je ne me sentais pas très bien. On
aura tout loisir de rattraper le temps perdu quand la cérémonie sera fixée.
— Mmmh. Oui. »
C’est maintenant mon tour de chercher à analyser son ton. « Ça n’a pas l’air de
t’enthousiasmer.
— Le mariage ? » Ruby lève une épaule. « C’est juste que ça a été tellement
rapide. Je veux dire, il paraît que quand on sait, on sait, mais Amie n’a jamais été
du genre à se précipiter, en tout cas pas pour ce genre de choses. Ça me semble
un peu… hâtif. »
Armstrong est une personne entière. Quand il veut quelque chose, il n’y va pas
par quatre chemins, et ne pèse pas toujours ses actions. Ça a déjà causé des
conflits, en particulier avec mon frère Lexington, tous les deux ayant
apparemment un penchant pour le même type de femmes. Mon autre frère,
Griffin, est le seul des trois à avoir une relation stable. Mais c’est le plus âgé,
alors j’imagine que c’est dans l’ordre des choses. « Tu as dit à Amalie ce que tu
en pensais ? »
Elle semble incrédule. « Bien sûr que non. Je ne veux pas gâcher son bonheur.
Je suis sans doute trop protectrice. Ça fait des années qu’on est amies. Je veux
juste qu’elle soit heureuse.
— Et tu penses qu’elle l’est ?
— Elle en a l’air.
— Mais…
— Mais rien, j’imagine. Je la soutiendrai quoi qu’il arrive, même si me coltiner
la mère d’Armstrong va probablement me donner des ulcères. »
J’éclate de rire. « Gwendolyn peut être assez éprouvante.
— Je prends tout conseil qui me permettrait d’y survivre.
— Ne la laisse pas ressentir ta peur. »
Ruby est parcourue par un frisson. « Super. Merci. Autrement dit, elle n’est pas
bien différente d’une mygale. »
Elle plonge sa cuillère dans le dessert et la porte délicatement à sa bouche, sa
bouche grande ouverte. Elle gémit d’aise. « C’est délicieux.
— Ils ont les meilleurs desserts de la ville.
— La prochaine fois je sauterai le plat principal et me contenterai de
commander six desserts. » Elle plonge à nouveau sa cuillère dans le bol et en
retire une quantité encore plus invraisemblable. Sa tête bascule en arrière et ses
yeux se ferment. « Sérieusement, Bancroft. C’est à peine croyable. »
La façon dont mon nom sonne dans sa bouche ne me laisse pas indifférent.
Sentiment apparemment partagé par mon sexe, qui semble vouloir faire signe à
Ruby depuis mon caleçon. Le répit n’aura pas duré bien longtemps. « Je te
laisserai la carte avant de partir.
— Il est possible que je ne mange rien d’autre pendant cinq jours si tu fais ça. »
Une fois arrivée à la moitié de son dessert, elle soupire et lève les yeux.
Je n’ai pas mangé le mien, trop occupé à la regarder. « Alors tu n’as pas de
petit ami ? Même pas d’histoire en cours ? »
Elle s’arrête, la cuillère à moitié dans sa bouche. « Quoi ? »
Oups. Ce n’est pas une question que je peux poser comme ça, sans raison. Je
patauge quelques secondes, essayant de trouver une sortie honorable. « Ou des
amis que tu comptes inviter ici ?
— Oh, euh… juste Amie, je pense. Et les deux cents personnes qui ont déjà
répondu à mon invitation, bien sûr. » Elle fait remuer ses sourcils.
Je tapote ma cuillère contre le bord de mon dessert et lui lance un petit sourire
gêné. « C’est vrai. Comment oublier ? »
Elle me scrute en profondeur. « Tu préférerais que personne ne vienne ? »
Si ce sont des hommes, je préfère définitivement qu’ils ne viennent pas ici,
mais je ne peux pas lui dire ça. Ça me ferait passer pour un connard territorial, ce
que je n’ai aucunement le droit d’être. « Non, non, ça va. Mais je préfère que tu
ne donnes pas le code d’entrée.
— Bien sûr que non. J’accueillerai personnellement chaque invité. » Son
sourire est espiègle. « Est-ce quelqu’un qui a le code est susceptible de passer, à
part la femme de ménage ?
— Seuls mes frères et la famille proche connaissent le code, mais il n’y a
aucune raison qu’ils viennent si je ne suis pas là. »
Elle tapote le bras du fauteuil et m’observe fixement pendant quelques
secondes. « Alors… cette fille avec qui tu étais à la fête de fiançailles, j’imagine
que ce n’est pas ta petite amie ? Pas de risque qu’elle débarque ici et fasse un
scandale parce qu’une autre habite chez toi ?
— Brittany ? Euh, non. Ce n’est pas du tout ma petite amie.
— Bon à savoir.
— Avec tous ces voyages, avoir une petite amie n’est pas facile. »
Elle penche la tête. « Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Quand j’étais professionnel, j’étais très souvent sur la route. Et aujourd’hui
ça semble devoir continuer. Au moins pour un moment. Difficile de s’investir
dans ces cas-là.
— Oh. Je comprends. Le monde du spectacle est assez exigeant aussi. Les
horaires sont compliqués, et on travaille surtout les soirs et le week-end. À
moins de sortir avec un autre acteur, ce n’est pas facile. » Elle continue à plonger
sa cuillère dans son tiramisu. « Alors cette Brittany, c’était juste un coup d’un
soir ? »
Je suis persuadé que Brittany aurait été parfaite pour un coup d’un soir, mais je
ne le précise pas à Ruby. « Je suis sorti avec elle pour rendre service. »
Elle grimace. « Wow. Sacré service.
— Ce n’est pas une si mauvaise fille, tu sais. » Je ne sais pas pourquoi je
défends Brittany, si ce n’est que je vois que ça irrite Ruby.
« Elle m’a traité de salope !
— Oui, bon… tu étais en train de m’embrasser, alors… » Mon sourire se
rétracte assez vite face à son air choqué.
Elle pointe sa cuillère vers moi, ne cachant plus son agacement. « Tu m’as
embrassée. »
Je passe un bras derrière ma tête. « On va dire que tu ne t’es pas beaucoup
défendue. »
Sa bouche s’ouvre en grand, pour se refermer aussitôt. La même réaction que
l’autre au jour au restaurant, et sur le même sujet.
Ses yeux se rétrécissent jusqu’à ne plus former que deux petites fentes. Je suis
sûr que c’est une vraie tornade quand elle est en colère. J’ai l’envie malsaine de
la pousser à bout pour voir à quoi elle ressemble une fois en furie. Faire l’amour
avec elle quand elle est en colère doit être fantastique. Est-elle du genre à tirer
les cheveux, à mordre, à griffer ? Wow. Mon esprit dérive de plus en plus vite.
Elle resserre de nouveau les yeux. « Ce n’est pas de ça qu’on était en train de
parler.
— Est-ce que tu m’as embrassé, toi aussi ? Je ne voulais pas te le demander,
mais maintenant que c’est sur le tapis…
— Disons que ce n’était pas intentionnel. » Ses joues rougissent.
Je ne peux pas m’en empêcher. Je continue à l’agacer. « Non, je ne marche pas.
Tu viens toi-même d’admettre m’avoir embrassé en retour. Tu as ouvert la porte.
Je traverse la porte. Pourquoi embrasserais-tu un parfait étranger ?
— J’ai dit qu’on n’était pas en train de parler de ça. » Le rouge qui lui montait
aux joues atteint maintenant ses oreilles.
La situation est vraiment amusante. Une sacrée colère est en train de monter, on
dirait. « Je te laisse mon appartement pour un mois, il vaut mieux que je puisse
être sûr de ton jugement.
— Je te rassure, mon jugement est habituellement très sûr. Cependant, quand
un homme extraordinairement attirant me surprend et glisse sa langue dans ma
bouche, la réponse la plus logique reste de l’embrasser en retour.
— Tu me trouves extraordinairement attirant ? »
Elle roule les yeux au ciel. « Bien sûr, c’est l’élément sur lequel tu choisis de te
focaliser. Tu te vois dans la glace tous les jours, non ? Tu ne vas pas me dire que
tu n’es pas au courant. Je souligne juste un fait. »
Mon ego gonfle un peu en entendant ça. Je sais que je ne suis pas laid, mais
mon nez a été cassé plusieurs fois, et il a une bosse que je ne pourrais enlever
qu’à grand renfort de chirurgie plastique. J’ai déjà eu une opération pour le
genou et je ne supporte pas bien les anesthésies, aussi, je préfère laisser ce
scénario de côté. J’ai encore quelques petites cicatrices sur le visage après toutes
ces années de rugby, ce qui, dans le milieu d’où je viens, est plutôt un défaut. Pas
que ça m’importe. C’est ma mère qui s’en soucie, comme de chacune de ses
rides et chacun de ses cheveux blancs. C’est une bénédiction qu’elle n’ait pas eu
de fille.
« Je vois. Donc si n’importe quel homme incroyablement attirant agissait de la
même manière que moi, tu l’embrasserais aussi.
— Non, tu généralises. Là, il y avait un concours de circonstances.
— Qu’est-ce que tu entends par concours de circonstances ?
— Eh bien, je me suis dit que tu étais un invité toi aussi.
— Et ça rend les choses plus acceptables ? Que nous ayons été invités à la
même fête ? »
Elle marque une pause, sa cuillère sur les lèvres. « Ce n’est pas ce que j’ai dit.
— C’est ce que tu as l’air de sous-entendre. » La cuillère glisse dans sa bouche
et elle la lèche un moment avant de répondre. Pendant ce temps, des pensées de
plus en plus obscènes investissent mon esprit.
Elle patauge un peu. « Ce n’est pas comme si j’avais été dans un bar miteux
rempli de vieux dégueulasses. C’était une soirée de fiançailles.
— Ça me rend forcément meilleur, donc ?
— Tu es toujours autant de mauvaise foi ? » Elle lève les mains en l’air. « Tu
m’as embrassée. Tu sentais bon et tu savais y faire avec ta langue. Voilà, j’en ai
profité. Ne me juge pas.
— Je ne te juge pas, je pose seulement la question. Alors en plus d’être
incroyablement attirant et de sentir bon, je suis aussi un embrasseur hors pair ?
— Je n’ai jamais dit hors pair, tu rajoutes tes propres adjectifs. Et si tu
continues à parler de toi de cette manière, tu vas descendre de dix à neuf assez
rapidement.
— Oh, je suis à dix ?
— Tu étais à onze avant de commencer ton cinéma. Rien que la dernière
question t’a fait descendre à huit et demi.
— J’imagine que je devrais changer de sujet avant de tomber dans les négatifs.
— Tu viens de regagner un demi-point.
— Je vais arrêter pendant que je suis encore en avance, ou du moins pas trop en
retard.
— Excellente idée. » Elle se penche, attrape la télécommande et allume la télé.
J’imagine que la conversation est terminée. Pour le moment.
Nous finissons notre dessert en silence. Pas un silence inconfortable, mais un
silence lourd. Je me tourne régulièrement vers Ruby, ayant parfois l’impression
qu’elle me regarde. Mais c’est peut-être juste mon imagination. Ou peut-être est-
ce que je cherche des raisons pour continuer à la provoquer.
Quand je me retourne à nouveau vers elle, elle a les yeux fermés. Ses jambes
pendent toujours en dehors de la chaise, mais son corps est affalé et sa tête est
dans une position inconfortable. Si elle reste comme ça trop longtemps, elle va
finir par se bloquer le cou. La boîte de tiramisu est vide entre ses cuisses, juste
au-dessus d’un autre dessert que je donnerais cher pour pouvoir goûter. Elle tient
toujours la cuillère dans sa main, et un peu de glace coule sur son haut. Elle doit
être épuisée après cette grippe que je lui ai passée.
« Ruby. »
Elle émet un petit bruit et se tourne un peu, ses sourcils s’agitant en même
temps qu’elle essaie de trouver une position confortable. Elle n’y parvient pas,
n’ayant pas assez d’espace pour manœuvrer. J’éteins la télé, conscient que je
dois me coucher tôt si je ne veux pas rater cet avion demain. Et j’ai plusieurs
heures de travail à accomplir à bord.
Ses mains s’affaissent sur son ventre et se nichent entre ses cuisses tandis
qu’elle tente de se mettre sur le côté. J’aimerais passer ma main entre ses
cuisses, entre autres parties de son corps. Pas maintenant bien sûr, je ne suis pas
ce genre de salaud.
Je secoue légèrement son épaule. « Ruby. »
Ses yeux s’ouvrent d’un coup pour retomber presque aussitôt. Ses sourcils
s’agitent de confusion tandis qu’elle me regarde et qu’elle regarde l’appartement
autour de nous.
« Tu t’es endormie.
— Oh. » Elle jette un œil à ses mains, calées entre ses cuisses, et les retire
aussitôt.
Il lui faut un moment pour retrouver ses repères. Elle se lève et s’étire, ses bras
se croisant derrière sa tête, sa poitrine se soulevant dans l’opération. Son haut se
retrousse légèrement, laissant voir ses abdominaux et… oui, c’est bien un
piercing au nombril. Comment ai-je pu le rater ? Cette fille a vraiment un petit
côté rebelle.
Elle avance en traînant les pieds. Un frisson parcourt son échine et lui donne la
chair de poule. Son short est de nouveau de travers, continuant de laisser voir la
moitié de fesse. Elle a un petit grain de beauté sur cette fesse droite. Pas que je
l’observe attentivement, mais je l’aperçois.
Je jette les boîtes vides dans la poubelle et laisse les cuillères dans l’évier. Ruby
se tient dans l’embrasure de sa chambre temporaire. « À quelle heure tu te lèves
demain ? » Sa voix est embrumée de sommeil.
« Tôt. Avant 6 heures. »
Son nez se renfrogne. « Beurk. Ce n’est pas une heure pour se lever.
— C’est assez courant pour moi.
— C’est parfois l’heure où je vais au lit.
— Tu es du genre fêtarde ?
— Plutôt un oiseau de nuit. Les représentations sont généralement prévues le
soir, ça rend mes horaires atypiques. Enfin, dans les périodes où j’ai un rôle. »
Elle pose sa tête contre le montant de la porte. « Mais je n’aurai pas de problème
pour m’endormir ce soir. » Elle étouffe un bâillement. « Bon, j’imagine qu’on se
revoit dans cinq semaines.
— Je te donnerai plus de précisions quand je serai arrivé là-bas.
— D’accord. »
Nous nous regardons dans les yeux quelques longues secondes, puis elle
s’avance doucement vers moi. « Merci encore de me faire confiance pour
m’occuper de tes bébés. » Soudain, son corps se retrouve contre le mien et ses
bras autour de ma taille.
J’ai à peine le temps de lui retourner son câlin avant qu’elle me relâche et fasse
un pas en arrière, les yeux fixés au sol et les joues légèrement rosées.
« Je suis contente qu’on puisse tous les deux se rendre service.
— Moi aussi. » Elle se mord la lèvre, son regard revenant au mien. « Fais bon
voyage, Bancroft. Bonne nuit.
— Bonne nuit. »
Elle m’adresse un dernier petit sourire, entre dans sa chambre et ferme la porte.
Je rejoins la mienne pour pouvoir m’occuper du problème qui me tiraille depuis
un bon moment, avant de profiter des quelques heures de sommeil qu’il me
reste. Puis je laisserai cette femme chez moi pour cinq semaines pendant que
j’apprendrai comment gérer une chaîne hôtelière.
8

Bon voyage

RUBY
Un bruit me réveille à 5 h 36. Identifier le son me prend quelques secondes. Je
ne suis pas habituée au silence, aussi, les pas et la valise à roulettes qui
traversent le couloir semblent sûrement plus bruyants qu’ils ne le sont en réalité.
Bancroft doit être en train de partir. Nous nous sommes dit au revoir hier, mais
je suis bien réveillée et alerte. Je ne vais pas le voir pendant cinq semaines. Je
fixe le plafond et l’écoute se déplacer dans la cuisine et le salon, essayant de
décider si je dois me lever pour lui dire au revoir à nouveau ou rester au lit. Mon
vagin décide pour moi. Il veut une dernière dose de Bancroft avant qu’il s’en
aille tout un mois.
Je me dégage des couvertures et marche sur la pointe des pieds jusqu’à la salle
de bains, m’aveugle avec la lumière et m’observe dans le miroir. Mes cheveux
sont ébouriffés et j’ai des cernes sous les yeux, mais l’ensemble reste correct.
Enfin, à peu près. Je me rince la bouche et arrange un peu mes cheveux. Assez
pour éviter de ressembler à un troll, mais pas au point de montrer que j’ai fait un
effort particulier. Je m’éclaircis la voix, constatant que ma gorge ne me fait plus
souffrir. Mon estomac n’a pas l’air mal non plus.
J’entrouvre la porte et jette un œil dehors. De la lumière filtre depuis la cuisine.
Je frissonne au contact du plancher froid sous mes pieds. Je ne suis décidément
pas habituée à l’air conditionné. J’aperçois deux valises noires posées près de
l’entrée.
Puis j’aperçois Bancroft. Sainte mère de Dieu. Cet homme arrête-t-il parfois
d’être aussi beau ? Il est debout au comptoir, en costume complet, et occupé à
écrire quelque chose sur une feuille de papier. L’assortiment de ses larges
épaules et de sa taille fine le rend absolument fantastique. Ses cheveux sont
soigneusement coiffés, ses boucles sombres disciplinées par un gel quelconque.
Une forte envie d’y passer ma main pour les décoiffer me prend. Il est rasé de
près, contrairement à hier, et habillé avec classe.
« Salut. » Ma voix est grave, probablement à cause du sommeil, ou parce que je
suis en train de penser au plaisir que j’aurais à le débarrasser de son costume.
Avec les dents. Et à accéder à toutes les bonnes choses qu’il dissimule.
Il sursaute et se tourne vers l’endroit où je me tiens, à moitié dans le noir.
J’entre dans la pièce et un éclat passe dans ses yeux tandis qu’il m’observe.
« Je ne voulais pas te réveiller. » Sa voix est aussi rauque que la mienne. Il se
redresse et ajuste sa cravate. Il lisse le tissu bleu électrique de son costume. Je
suis ses mouvements des yeux tandis qu’il referme les boutons de sa veste. Il
était habillé de la même manière à la fête de fiançailles, mais je n’ai pas pu en
profiter à ce moment-là.
Je l’admire tandis qu’il me parle. Je me rends soudain compte que je suis en
train de me ronger les ongles. Je les retire de ma bouche. « Ne t’inquiète pas. J’ai
l’habitude de vivre au milieu des bruits du trafic. Il faut juste que je m’habitue au
silence. »
Ses yeux continuent à s’attarder sur mon corps. Ils semblent d’ailleurs s’égarer
de plus en plus longuement.
Je suis son regard en me demandant ce qui cloche, quand je me rends compte
que ma tenue n’est vraiment pas appropriée. Je porte un haut blanc, qui n’est pas
un problème puisqu’il cache ce qui doit être caché (mis à part mes tétons, qui
semblent à la fête). Ce que je n’ai pas pris en considération est le fait que la
partie basse de mon corps n’est couverte que par une culotte. Au moins rien
n’apparaît au grand jour, mais dans mon demi-sommeil, j’ai saisi celle qui me
tombait sous la main, et celle-ci s’avère assez affriolante. J’ai déjà mis pire pour
certaines représentations, mais vu le contexte, ce n’est pas ce que j’avais de
mieux à faire. Ou peut-être que si, si on considère la difficulté dont il fait preuve
pour maintenir le contact visuel avec moi.
« Oh. » J’abaisse les mains et couvre mon entrejambe, comme si cela arrangeait
les choses. « Euh. Je reviens. »
Les sourcils de Bancroft se relèvent et un début de sourire gagne son visage,
tandis que je me retourne et m’éloigne dans le couloir, les mains plaquées sur les
fesses.
« Ne te sens pas obligée de te rhabiller pour moi », me dit-il de loin.
Je récupère mon kimono sur le crochet de la salle de bains (l’un des rares
vêtements à avoir été déballés hier soir) et me le passe sur les épaules. Le bon
côté des choses, c’est que la couleur de mes joues se marie à merveille avec les
fleurs du tissu. Je retourne dans la cuisine, où Bancroft sirote maintenant une
tasse de café, son amusement trahi par la courbe de ses sourcils.
« Désolée. J’ai l’habitude de vivre seule, alors…
— Ne t’excuse pas. Tu choisis ta garde-robe comme tu l’entends. Je ne vais
certainement pas m’en plaindre. » Il arbore un petit sourire satisfait et malicieux
tandis qu’il me contemple une nouvelle fois.
J’appuie ma hanche contre le comptoir et croise les bras sur ma poitrine. « On
ne t’a jamais dit qu’il était impoli de regarder les gens comme ça ? »
Ses yeux se fondent dans les miens et il s’approche un peu, sa voix plus basse
maintenant, comme s’il allait me révéler un secret. « En vérité, je ne suis pas
toujours très poli. »
Grands dieux. J’aimerais expérimenter son impolitesse dans tous les recoins de
cet appartement. Ce plan de travail ferait un excellent endroit pour commencer.
J’opte pour la raillerie plutôt que pour la proposition de lui servir de petit
déjeuner. « Tu vas de nouveau descendre en dessous de neuf si tu continues
comme ça. »
Son sourire charmeur s’agrandit. « Heureusement que je m’en vais bientôt. Ça
m’aurait embêté de descendre trop bas. »
Je suis la première à briser le contact visuel. « Qu’est-ce que tu étais en train
d’écrire ? » Je désigne le bout de papier déposé sur le comptoir. Il y a aussi
quelques enveloppes. Celle du dessus porte mon nom, mais c’est la note qui
retient mon attention. « Est-ce que les centaines de pages du classeur n’étaient
pas suffisantes ? »
Il rougit un peu. « Juste quelques détails que j’ai oublié de préciser. Et nous
n’avons pas parlé du paiement.
— Paiement ? Pour quoi ?
— Pour t’occuper de Francesca et de Tiny.
— Tu me laisses habiter ici, et même de quoi manger.
— Tu auras d’autres dépenses. Il te faut un salaire. Est-ce que deux mille te
suffiraient ? Je t’ai laissé un peu de liquide pour les premières semaines. » Il
désigne l’enveloppe. « Je mettrai un virement en place pour plus tard.
— Bien sûr, ça semble raisonnable. » Deux mille pour avoir un toit sur la tête et
de quoi manger, tout ça va rendre les choses plus simples pour me remettre en
selle.
Je me saisis de la feuille. L’écriture est quasiment illisible. « Je suis supposée
pouvoir lire ça ? C’est quoi, des hiéroglyphes ?
— Arrête, je n’écris pas si mal.
— C’est ce que ta mère te disait quand tu étais en primaire ?
— Je t’écrirai un mail plus tard. » Il essaie de s’emparer de la feuille, mais je la
cache derrière mon dos. La posture met en avant mon buste, qui attire tout de
suite son attention.
« Ne t’inquiète pas. Je trouverai un dictionnaire runique sur Internet. Ce sera
comme déchiffrer un de ces messages codés. »
Il ouvre la bouche, prêt à riposter, mais son téléphone sonne à ce moment-là. Il
fouille ses poches à la recherche de son portable. « Il faut que je réponde. » Ce
qu’il fait. « Bancroft Mills à l’appareil. » Une courte pause s’ensuit. « Je suis là
dans une minute. » Il raccroche et remet son téléphone dans sa poche. « C’est
mon taxi pour l’aéroport. » Il me gratifie d’un nouveau regard perçant. C’est
peut-être le fruit de mon imagination, mais il ne m’a pas l’air ravi de partir.
« Bon voyage. Je te promets de bien m’occuper de Francesca et de Tiny en ton
absence.
— Je te fais confiance pour ça. Je t’enverrai un message dès que je serai arrivé.
Et je prendrai des nouvelles plus tard dans la semaine.
— Parfait. » Nous restons plantés là quelques secondes, à nous regarder l’un
l’autre. Je suis à deux doigts de prendre une très mauvaise décision en
l’agrippant pour ramener ses ravissantes lèvres vers moi quand il détourne le
regard en s’éclaircissant la voix. C’est suffisant pour me couper dans mon élan.
« Bon, il faut que j’y aille. » C’est la deuxième fois qu’il dit ça. Il lève une
main vers ses cheveux, mais la laisse retomber. Il vérifie ses poches, puis se
dirige vers ses valises.
« Je vais t’ouvrir la porte. » Je fais jouer le verrou et lui ouvre le passage.
Il s’arrête sur le seuil. Il semble vouloir ajouter quelque chose.
« Je te promets qu’ils seront bien avec moi. On pourra toujours organiser un
chat vidéo s’ils te manquent trop.
— D’accord. Bonne idée. »
J’aime faire des câlins. J’ai toujours aimé les câlins. Dans mon monde, on se
serre dans les bras. Aussi, c’est par habitude, et aussi peut-être pour une petite
raison hormonale, que je me serre contre lui. Je me rends compte, trop tard, que
mon réflexe n’était peut-être pas le bon. Il a l’air embarrassé.
« Euh. D’accord », murmure-t-il pendant que ma tête cogne contre sa poitrine
et que mes bras entourent sa taille. Je suis à deux doigts de me reculer quand il
me retourne mon étreinte, ses bras se glissant derrière moi. Quelle force dans ces
bras. Et il sent incroyablement bon. Un mélange de linge frais et d’eau de
Cologne. Ses bras resserrent leur accolade et sa tête retombe, mettant ses joues
rasées de frais en contact avec ma tempe.
La pression de ses paumes contre le bas de mon dos me fait imperceptiblement
avancer contre lui. J’entends et ressens sa respiration contre ma joue, puis son
autre main se met à remonter le long de mon dos, entre mes omoplates, puis sous
mes cheveux. Ce qui me donne furieusement envie d’attraper le revers de sa
veste pour coller ma bouche à la sienne.
Je m’arrête de respirer quand le bout de ses doigts se met à caresser ma nuque
et que ses lèvres effleurent mon oreille. J’étouffe un halètement inconvenant
quand la main pressée contre le creux de mes reins descend un peu plus bas
encore. « Je m’en sortais bien avant cette petite culotte », murmure-t-il.
Le claquement d’une porte dans le couloir et l’aboiement d’un chien nous
séparent péniblement l’un de l’autre.
« Bancroft ! » La voix appartient à une femme portant plus de maquillage
qu’un clown de cirque. Je n’ai aucune idée de l’âge qu’elle peut avoir, ni même
si je dois l’apparenter aux êtres humains ou à quelque race extraterrestre étant
donné la quantité de chirurgie qu’elle semble avoir reçue pour obtenir son faux
air de jeunesse. Un petit chien sautille autour de ses pieds, aboyant et faisant
claquer sa mâchoire en l’air. Il tente de se ruer vers nous, mais la femme-clown
tire sur la laisse. « Non, Précieux ! Assis ! »
Précieux ne s’assoit pas, et préfère grogner et montrer les dents à Bancroft. La
femme le prend dans ses bras et le réprimande en même temps qu’elle le cajole.
« Bonjour, Mme Blackwood. Bonjour, Précieux. Vous êtes levés tôt
aujourd’hui. » Le sourire de Bancroft est aussi tendu que la peau de la femme-
clown tandis qu’il fait un pas pour s’éloigner de moi. Il met aussi ses mains dans
ses poches, peut-être pour effectuer quelques réarrangements. Je me mords
l’intérieur de la lèvre pour m’empêcher de rire.
« J’ai passé une semaine au Spa. » Le Spa doit être un nom de code de riches
pour signifier bloc opératoire, ou rééducation. Je penche pour la première plutôt
que la seconde solution. Le regard de Mme Blackwood passe sur Bancroft (elle
le reluque carrément !), puis glisse sur moi. « Qui es-tu en train de cacher ? »
Un tic nerveux apparaît sur la joue de Bancroft, comme s’il tentait à tout prix
de garder son sourire en place. Il semble aussi embarrassé que moi. « C’est Ruby
Scott. Elle va s’occuper de mon appartement pendant mon absence.
— Oh ? » Elle me gratifie d’un regard fortement spéculatif. « C’est une amie à
toi, alors ?
— En effet.
— Mmh. Voilà qui est très bien. Bienvenue dans notre immeuble. Mme Scott,
c’est bien ça ? »
Elle me tend sa main fripée, une main loin d’être assortie à la structure lisse de
son visage.
Je garde une main sur mon kimono pour éviter qu’il s’ouvre, et lui tends l’autre
à mon tour. « Ravie de faire votre connaissance, Mme Blackwood.
— Oui. Bien sûr. Est-ce que notre bâtiment vous plaît ? »
Si elle n’approchait pas des quatre-vingts ans, je m’inquiéterais du regard avec
lequel elle fixe Bancroft.
Je ne suis pas sûre de ce qui se passe, mais il semble y avoir une sorte d’étrange
tension entre eux. « Oh, oui. » Je lance un grand sourire à Bancroft et bats des
cils. « Bancroft est un hôte exceptionnel. »
Le tic de sa joue revient, mais c’est qu’il essaie maintenant d’empêcher son
sourire de s’agrandir. Il doit y avoir une histoire avec cette Mme Blackwood.
« Bon ! Profitez bien de votre séjour au spa. » Je simule un bâillement et
enchaîne sur un grand sourire en direction de Bancroft. « Fais bon voyage. Je
vais me recoucher. Tu m’as gardée éveillée trop tard hier soir. Appelle-moi dès
que tu arrives. » Je dépose un baiser sur sa joue et me retire ensuite rapidement.
Mme Blackwood a l’air scandalisé, et Bancroft prêt à arracher mon kimono et
peut-être même à me donner la fessée. Bon, d’accord, j’ajoute la dernière partie
pour me faire plaisir. Quoi qu’il en soit, j’emporte cette pensée au lit avec moi.
Je les salue tous les deux. « Au revoir, Bancroft, au revoir, Mme Blackwood. »
Je referme la porte sur son air horrifié et pousse le loquet avant de poser mon œil
sur le judas. Bancroft jette un dernier regard en arrière avant de se diriger vers
l’ascenseur.
Cinq semaines de flirt téléphonique avec lui vont finir de m’achever. Mais si
c’est le cas, ce sera sans doute la plus douce des morts.
9

Appels téléphoniques

RUBY
Je retourne au lit, m’offre un petit orgasme en pensant à Bancroft et retombe
rapidement dans le sommeil. Je ne me réveille à nouveau qu’à 2 heures de
l’après-midi. Et la seule raison pour laquelle je sors de ce lit est que ma vessie
m’y oblige. Ce matelas est aussi confortable qu’un nuage.
Une fois passée par les toilettes, je traverse le couloir et me dirige vers la
chambre de Bancroft. La porte est entrebâillée. Son lit est fait, cette fois,
quoiqu’à la va-vite. Les couvertures sont froissées et grossièrement ajustées.
L’envie de tout réarranger me prend soudain. Je n’ai jamais été bonne pour le
rangement et l’organisation, mais j’ai toujours mis un point d’honneur à faire
correctement mon lit. Même enfant, alors qu’une femme de chambre était là
pour ça, je tenais à m’en occuper moi-même.
« Coucou, Franny ! », dis-je alors qu’elle sort sa tête de l’un de ses tubes. Elle
émet un petit bruit et court d’avant en arrière pendant que j’ouvre la trappe.
Je lui caresse la tête et la prends dans mes bras. Elle se presse contre moi pour
me faire un câlin, mais se débat ensuite, clairement désireuse de se déplacer à
son gré. Mon estomac gargouille tandis que je cours dans le couloir à sa
poursuite. Il semble que je sois apte à prendre un café pour la première fois
depuis que Bancroft m’a rendue malade.
Je trouve ce qu’il faut dans la cuisine et réchauffe quelques restes de la veille,
regardant l’assiette tourner sur elle-même dans le micro-ondes futuriste de
Bancroft. Tout ce qu’on peut trouver ici est d’une complexité folle, et chaque
objet est muni d’une impressionnante quantité de boutons.
Après avoir englouti les restes, je prends le café et Francesca dans ma chambre
en refermant la porte derrière moi, pour pouvoir garder un œil sur elle pendant
que je trie mes cartons. Je bénis Amie une nouvelle fois de les avoir tous
étiquetés. Les seules choses dont j’ai réellement besoin ici sont mes vêtements et
mes affaires de toilette.
Je vérifie que Francesca ne s’est pas aventurée sous les draps avant de poser
mon énorme valise sur le lit et de commencer le processus de transfert de mes
effets personnels vers le placard.
Francesca grimpe dans l’un des tiroirs et passe la tête dans une de mes culottes.
Ses griffes se coincent dans l’élastique et elle se débat en jouant jusqu’à se
retrouver complètement emmaillotée. Je saisis mon portable et prends une photo,
puis l’envoie à Bancroft sans vraiment y penser.
Je ne reçois pas de réponse tout de suite (j’imagine qu’il est toujours en vol,
étant donné qu’il se rend en Grande-Bretagne). Je mijote donc dans ma propre
bêtise tout en rangeant le reste de mes affaires. C’était l’une de mes plus belles
culottes. Je prends garde à ce que tous mes produits restent hors de portée de
Francesca et que tout ce qui comporte un cordon demeure bien enfermé.
Une fois le gros du travail effectué, je retourne dans la chambre de Bancroft et
fais une petite partie de cache-cache avec elle sous les couvertures, défaisant
encore un peu plus le lit, jusqu’à ce qu’elle finisse par fatiguer. Elle se love sur
elle-même, rentre la tête dans son cou et s’endort pendant que je la caresse. Je
comprends pourquoi il n’a pas supporté qu’elle soit livrée aux services
vétérinaires. Elle est vraiment adorable.
Je la repose donc dans sa cage et fouine dans la chambre de Bancroft. Sa salle
de bains est fantastique, avec une immense baignoire et une douche deux fois
plus spacieuse que la mienne, contenant au moins deux fois plus de boutons.
Pour selon qu’elle appartient à un homme, je note qu’elle est relativement
propre. Le siège des toilettes est baissé, ce qui lui fait immédiatement marquer
des points. Une serviette de toilette bleue dépasse du panier à linge et une autre
pendouille sur le porte-serviettes.
Je quitte sa chambre pour poursuivre mon tour de l’appartement. La nuit
dernière, j’étais trop occupée à observer ses bras, ses fesses et tout le reste.
Je me dirige vers la salle de gym et jette un œil à Tiny au passage. Elle est
postée juste derrière sa gamelle d’eau, que je dois changer aujourd’hui. Je suis
les instructions du classeur et la remplis à nouveau. Puisqu’elle a déjà mangé
hier, je n’ai pas besoin de lui donner de criquet avant quelques jours. Elle est de
loin l’animal le plus facile des deux.
Un des détails que j’avais manqués (et je ne sais vraiment pas comment) est
cette photo grandeur nature de Bancroft affichée au mur. Il a apparemment servi
de mascotte pour l’affiche du championnat de rugby il y a quelques années. Le
cliché le représente en pleine action, au moment où il s’apprête à effectuer un
drop.
Mon Dieu, quelles cuisses. Sans parler du reste. La seule chose qui améliorerait
la photo serait qu’il soit torse nu. Son visage dégouline de sueur, ce qui n’est pas
du tout repoussant. Ses cheveux bouclent sur sa nuque et collent à son front.
Chaque muscle de son corps semble tendu par l’effort. Je me demande si je peux
détacher l’affiche et l’installer dans ma chambre. J’en examine les bords et les
coins, mais elle est solidement fixée. Dommage.
Mon téléphone sonne quelque part dans l’appartement. Trois mesures de la
même mélodie se font entendre tandis que je cherche l’appareil. L’avantage de
vivre dans un studio, c’est qu’on retrouve plus facilement les objets.
L’appartement de Bancroft fait au moins deux cents mètres carrés, ce qui signifie
que les endroits où l’on peut perdre quelque chose sont démultipliés. Je suis
d’ailleurs du genre à laisser mon téléphone dans les coins les plus improbables.
Un réfrigérateur, par exemple. C’est arrivé. Le son n’est cependant pas assez
étouffé pour qu’il s’y trouve cette fois.
Je manque l’appel, mais retrouve finalement mon téléphone dans la chambre de
Bancroft, sur son lit. Mon excitation monte à l’idée que c’est peut-être lui qui
m’a appelée. Je ne sais pas combien de temps est censé durer son voyage,
quoique l’information se trouve sans doute quelque part dans le classeur.
J’ai bien un message, mais d’Amie, pas de Bancroft. Je la rappelle sans prendre
la peine d’écouter mon répondeur. Je tombe directement sur sa messagerie
vocale, puis essaye à nouveau, sans succès.
Je lui envoie un message pour lui dire d’arrêter d’essayer de m’appeler. Une
demi-seconde plus tard, je reçois exactement le même message de sa part. Je ris
de bon cœur et patiente deux minutes, me demandant si nous allons finir par y
arriver. Je reçois un point d’interrogation et décide de l’appeler de nouveau.
« J’ai pensé à toi toute la journée », me dit-elle en guise de salut.
Je me laisse tomber sur le lit de Bancroft. « Est-ce qu’Armstrong sait que tu
fantasmes sur mon compte ? Je garderai le secret, promis. »
Elle émet un ricanement délicat. « Si tu recommences à faire ce genre de
blagues, c’est que tu te sens mieux.
— Bien mieux, en vérité. J’ai dormi comme un loir la nuit dernière. Bancroft a
le lit le plus confortable du monde. » Je place le coussin derrière ma tête,
commençant à m’installer pour la discussion.
« Quoi ? Tu as dormi avec Bane ? » La voix d’Amie est tellement stridente
qu’on dirait une alarme incendie.
Je comprends la méprise et éclate de rire. « Je veux dire le lit de la chambre
d’amis, pas le sien.
— Ah. J’allais te dire, ce n’est pas ton genre de coucher le premier soir.
Excepté cette fois où…
— Cette fois dont on ne parlera plus jamais.
— J’ai vu Drew récemment.
— Tu as raté la partie de ma phrase qui disait plus jamais ? » Je suis
brièvement sortie avec Drew McMaster pendant ma seconde année d’université.
Et quand je dis brièvement, c’est que nous ne sommes sortis ensemble qu’une
fois. On a flirté et, après quelques semaines d’insistance de sa part, j’ai
finalement accepté de sortir avec lui. Je me suis fait embobiner et j’ai fini dans
son lit la première soirée. Une expérience terne, pour rester polie. Cet incapable
a passé deux minutes à me faire l’amour comme s’il avait un marteau-piqueur
greffé aux hanches. Il a joui sans que j’aie eu le temps de ressentir le moindre
plaisir. Et son pénis était loin de faire l’affaire. Même pas dans la moyenne, à
mon avis.
C’est la première et la dernière fois que je suis sortie avec lui. Après cette
malheureuse expérience, je me suis promis de ne plus jamais me retrouver nue,
ni même proche d’être nue, à un premier rendez-vous. Si le type en vaut la peine,
il sera bien capable de patienter avant d’expérimenter les merveilles que cachent
mes dessous. Un moyen d’avoir un nombre suffisant de rendez-vous et de
séances préliminaires. Les préliminaires sont tout un art. Si le type ne sait pas s’y
prendre, il ne saura probablement pas s’y prendre pour le reste. Bien sûr, si
j’avais rencontré Bancroft dans un autre contexte et que je n’étais pas
dépendante de lui, je ne lui aurais pas dit non, malgré la règle que je me suis
fixée. Je suis sûre qu’il fait l’amour comme un dieu, surtout avec les cuisses
qu’il a.
« Oui, je sais que tu ne veux pas en parler et que ça te donne des cauchemars,
mais je me suis dit que tu aimerais savoir qu’il est déjà presque chauve.
— Mais il a seulement vingt-six ans.
— Je sais.
— C’est horrible, mais tu ne peux pas savoir à quel point ça me fait plaisir.
— Ça n’a rien d’horrible, c’est justifié. Ce type est un abruti.
— C’est le cas de le dire. » En parlant d’abruti… « Comment s’est passé le
dîner avec les parents d’Armstrong ?
— Ça va. C’était bien. Très bien. »
La manière dont sa voix monte dans les tons habituellement réservés aux
pépiements d’oiseaux me dit qu’elle ment. « Amie ?
— Disons que sa mère est un peu froide. »
Bel euphémisme. Sa température est à peu près comparable à celle d’un
congélateur, au moins d’après ce que j’ai pu en voir l’autre jour. « Je suis sûre
qu’elle va finir par changer d’attitude. Tout le monde t’adore. Et son père ? C’est
un peu mieux ? » Je n’ai fait que le croiser pour une poignée de main et une
brève introduction.
« Fredrick est adorable. Il a été très gentil avec moi. En fait, je ne comprends
pas comment quelqu’un de si gentil peut être marié à un tel iceberg.
— Peut-être qu’elle le laisse passer par la porte de derrière.
— Ruby ! » Son air choqué se transforme en rire.
« Les hommes sont prêts à toutes les concessions pour ce genre de choses. »
Amie glousse. « Je crois qu’elle a déjà quelque chose de coincé à cet endroit. Il
ne reste probablement plus de place pour quoi que ce soit. »
Ça, c’est l’Amie que je connais. Celle avec laquelle je peux avoir des
conversations tordues, pas celle qui regarde par-dessus son épaule dès que le mot
vagin est prononcé.
« Bon, arrêtons de parler des préférences sexuelles de ma future belle-mère. Je
dois la voir pour déjeuner cette semaine et j’aimerais éviter d’y penser au cours
du repas. Tu t’es bien installée ? Comment ça s’est passé avec Bane, hier soir ?
— Très bien. Je suis bien installée et il a été très sympa. Il est très organisé, en
tout cas. » Je ne lui parle pas de l’incident de la douche, ni des embrassades de la
nuit dernière et de ce matin, ni de l’étrange rencontre avec la voisine ou du fait
qu’il semblait à deux doigts de m’embrasser avant que cette dernière vienne
nous interrompre.
« Armstrong dit qu’il peut être un peu… rude. Il a toujours été gentil avec moi,
mais je ne l’ai rencontré que quelques fois. Armstrong dit qu’il est un peu brut
de décoffrage. »
J’imagine que sa carrière de joueur de rugby a pu le rendre un peu moins
précieux que ce à quoi est habitué Armstrong.
Son commentaire de ce matin me revient en mémoire, quand il disait ne pas
toujours être poli. Cette pensée, combinée au souvenir de sa main sur mes fesses
et à ses mots concernant ma petite culotte, ravive un frisson le long de mon
échine. Je ne suis pas contre l’idée de ressentir sa rudesse d’un peu plus près,
surtout s’il s’agit de ses joues râpeuses entre mes cuisses. Il faut que j’arrête ce
délire, au moins pendant que je suis au téléphone avec Amie.
« Il m’a paru plutôt bien élevé, ce qui est presque dommage quand on connaît
ses talents d’embrasseur. »
Mon téléphone vibre contre ma joue et j’observe mon écran, ratant la réponse
d’Amie. J’ai un nouveau message. De Bancroft. Quand on parle du loup… Je
mets Amie sur haut-parleur pour pouvoir lire le message.
« … rencontrer les amis d’Armstrong.
— Pardon ? Je n’ai pas entendu. Qui est-ce que je dois rencontrer ?
— Il y a une fête vendredi prochain, tu devrais venir. Je peux te présenter les
amis d’Armstrong que tu n’as pas eu l’occasion de rencontrer aux fiançailles. Ça
sera une ambiance plus décontractée.
— Je ne sais pas. Il n’y aura que des couples, non ? Tu ne vas pas essayer de
me caser avec un de ces types, au moins ? » Il faut savoir qu’Amie aime jouer
les entremetteuses. Elle a toujours essayé de me caser avec les copains de ses
petits amis. Et ça a rarement été un succès.
« Pas de tentative de casage, promis. Même si plusieurs d’entre eux sont
vraiment mignons.
— Bon, je viendrai. Mais mignon ou pas, je ne sortirai avec personne de ton
cercle proche. » J’adore passer du temps avec Amie, mais à chaque fois que je
me rends à l’une de ces fêtes, j’ai l’impression de postuler pour le rôle de
femme-objet ou de maîtresse. Les hommes plus vieux (ceux dont les cheveux
ont pour la plupart succombé) ont tendance à rester bloqués sur leur compte en
banque, entre deux conversations portant sur leurs voitures de sport, leurs
acquisitions immobilières ou leurs investissements boursiers.
Les plus jeunes parlent de leur prochaine promotion et confient à quel point
une fellation dans les toilettes est pour eux le summum du plaisir. J’exagère la
dernière partie, mais aucun d’entre eux ne refuserait l’offre, mariage ou pas.
Je parviens finalement à lire le message de Bancroft.
BANCROFT : Je suis à l’hôtel. Je peux t’appeler ?
RUBY : Au téléphone avec Amie. Donne-moi deux minutes.
J’interromps Amie, qui déblatère toujours sur la fête de vendredi prochain,
pour lui dire que Bancroft est arrivé et qu’il veut m’appeler.
« Oh ! D’accord. Passe-lui le bonjour de ma part. On se rappelle demain. Tu me
diras quel jour je peux venir te voir.
— Pas de problème. Encore merci de m’avoir aidée, hier. »
Nous raccrochons toutes les deux et mon téléphone sonne une minute plus tard.
C’est Bancroft. Je réponds, le ventre noué par l’excitation. « Allô ? »
La ligne grésille quelques secondes avant de se stabiliser. « Allô ? Ruby ? »
Certains hommes ont de belles voix au téléphone. Du genre à réchauffer toute
partie du corps se trouvant sous la ceinture. Bancroft Mills a ce type de voix. Et
il n’a encore prononcé que deux mots.
« Salut ! Comment s’est passé ton voyage ? » Je manque de souffle, sans
raison, hormis le fait que sa voix me donne envie d’avoir des orgasmes à
répétition.
« C’était long, mais ça va. Est-ce que je te dérange ? »
Je fourre ma tête dans son coussin et m’éclaircis la voix avant de répondre.
« Non. Non, pas du tout.
— Tu as passé une bonne journée ? Comment ça va à la maison ? »
De toute évidence, il me teste pour vérifier que je n’ai pas laissé mourir ses
animaux au cours des douze dernières heures. J’envisage de lui dire que j’ai
perdu Francesca et que Tiny s’est échappée de sa boîte, mais je ne pense pas que
ça le fasse vraiment rire. « On a passé une bonne journée. Francesca s’est
amusée tout l’après-midi et Tiny est en mode super-tranquille.
— En mode super-tranquille ?
— Disons qu’elle n’a pas vraiment fait la fête avec nous. Francesca, par contre,
a fait la folle et a essayé tous mes strings pour quelques photos de nus. » Mon
Dieu. Mais qu’est-ce que je raconte ?
Je me dis que ces mots vont être suivis d’au moins cinq secondes de blanc
appuyées d’un d’accooord, mais j’ai droit, au lieu de ça, à un puissant éclat de
rire qui retentit dans toute la pièce avant de venir se coller à mon clitoris.
« Heureusement que tu n’en portais pas quand tu es venue me dire bonjour ce
matin.
— Pourquoi ça ? » Je resserre les cuisses et attends sa réponse.
« Parce que le voyage a déjà été assez douloureux comme ça.
— Je ne vois pas en quoi le choix de mes sous-vêtements peut avoir un impact
sur ton voyage. » Mon Dieu. Est-ce qu’il veut dire ce que je crois qu’il veut
dire ?
« Est-ce que tu as seulement une idée de ce à quoi ressemble ton cul ? Ou de ce
que j’aurais pu ressentir, coincé dans cet avion avec une telle vision dans la tête,
et sans occasion de m’en défaire ? »
Je suis à peu près sûre que Bancroft vient de me dire qu’il serait capable de se
masturber en pensant à mes fesses. Ou peut-être que c’est ce qu’il vient de faire.
Il s’éclaircit la voix, mais ça ne la rend pas sa voix moins, ni mon clitoris moins
vibrant. « Désolé, je m’éloigne un peu du sujet. Le deuxième endroit préféré de
Francesca est mon tiroir à sous-vêtements, alors ce n’est pas surprenant qu’elle
ait pris les tiens en affection.
— Je suis sûre que les miens sont plus enthousiasmants que les tiens.
— D’après ce que j’ai pu en voir, tout à fait d’accord avec toi. »
Bon. Je dois éloigner cette conversation de mes petites culottes avant de devoir
effectivement en changer, ou avant que je succombe à l’envie de lui envoyer de
nouvelles photos, en situation cette fois. « Quelle heure est-il en Angleterre ?
— Deux heures du matin. Il faudrait que j’aille au lit, mais je ne suis pas sûr
d’arriver à dormir. J’ai un rendez-vous à 9 heures, mais je ne suis pas fatigué du
tout.
— Quand je n’arrive pas à dormir, je lis le dictionnaire de littérature du
XVe siècle.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est tellement ennuyeux que ça me fait dormir en moins de
cinq minutes. »
Il rit de nouveau. « C’est une idée. » On dirait que des meubles sont déplacés
derrière lui. « Quels sont tes plans pour la soirée ?
— Eh bien, il y a cette fameuse fête qui commence d’ici une heure, alors ça
devrait m’occuper. J’ai réussi à faire tomber le nombre de convives à une
centaine. C’est plus raisonnable, non ?
— Bien plus raisonnable que les deux cents prévus au départ.
— Je le crois aussi.
— Tu as prévenu les pompiers, au cas où ?
— Il n’y a que des pompiers parmi les invités, ne t’inquiète pas pour ça. »
Il rit de nouveau, même si le ton de sa voix paraît un peu plus nerveux.
« Et toi, c’est quoi, cette réunion, demain ?
— Je dois examiner des plans pour mettre à jour certains des hôtels que nous
avons ici à Londres. Il y en a cinq en tout et quatre doivent être rénovés. Je suis
là pour superviser le projet avec l’un de mes frères aînés.
— Ça n’a pas l’air de t’emballer.
— On est assez différents tous les deux, et travailler avec lui peut être assez
pénible. Comme c’est ce que je vais devoir faire pendant les cinq prochaines
semaines…
— Ça s’annonce compliqué ?
— Lexington aime tout contrôler, et il a l’impression de toujours tout savoir.
— C’est de famille ? » Je me mords la lèvre pour m’empêcher de rire face à sa
réaction vexée.
« Lex est pire que moi, et de loin. Si mon père avait envoyé Griffin à sa place,
ça aurait été plus facile.
— Alors tous les deux travaillent aussi pour ton père ?
— Ils sont dans les affaires de la famille depuis la fin de leurs études.
— Vous vous ressemblez, tous les trois ? » Des clones de Bancroft arpentant les
rues de Manhattan, c’est plus de sex-appeal que la ville ne pourrait en supporter.
« Pas vraiment.
— Dommage. » Il faut que je fouille un peu pour trouver des photos de famille.
« Lex n’a jamais été un coureur de jupons et Griffin est déjà pris. Je suis à peu
près sûr qu’il va nous annoncer un mariage pour cet automne, alors ne te fais pas
trop d’idées de ce côté-là. »
Un soupçon d’irritation sincère perce sa voix, comme s’il n’appréciait que
moyennement le tour que prend la conversation. « Du calme. Je te cherche un
peu, c’est tout.
— Excuse-moi. Je suis un peu à bout avec ce décalage horaire, et je préférerais
être à la maison plutôt que coincé ici pendant cinq semaines.
— Je sais ce que tu ressens. Être poussé à faire quelque chose qu’on ne veut
pas vraiment est toujours désagréable.
— Oui. Enfin, ma carrière de joueur professionnel ne pouvait pas durer
éternellement, alors c’était inévitable. Mais je ne vais pas pleurer sur mon sort.
Et il vaut mieux que j’arrête avant de perdre de nouveaux points. Je suis à huit et
demi depuis ce matin, c’est ça ?
— Mmh. Et ça ne va pas être si facile de regagner ce demi-point.
— Je vais devoir faire de mon mieux, alors.
— L’avantage, c’est qu’il va être plus facile de bien te tenir avec un océan entre
nous.
— Je pourrais te surprendre, tu sais… dit-il dans un murmure. Attends une
seconde, on m’apporte mon dîner. »
Surprenant qu’on le serve à 2 heures du matin. Mais après tout, si l’hôtel
appartient à sa famille, il peut sans doute obtenir ce qu’il veut.
J’entends sa voix au loin, puis de nouveau toute proche. « Je ne sais pas
pourquoi je te retiens au téléphone ; tu dois avoir mieux à faire que m’écouter
manger.
— En fait, je n’ai pas dîné non plus, alors je peux me faire chauffer quelque
chose et on pourra manger ensemble.
— Il n’est pas déjà 9 heures, à New York ?
— J’ai pas mal dormi et j’ai déjeuné tard. » Je ne lui précise pas que je me suis
levée à 2 heures de l’après-midi. Pas alors qu’il a voyagé toute la journée.
Je mets le haut-parleur pendant que je réchauffe un plat de restes au micro-
ondes.
« Qu’est-ce que tu as pour le dîner ? demande-t-il.
— Je suis sur le poulet au parmesan. J’ai fini les pâtes aux légumes à midi. Et
toi ?
— Hamburger frites. C’était la seule option à cette heure. »
Une fois mon plat réchauffé, je le dépose sur le plan de travail, récupère une
bouteille de Perrier dans le réfrigérateur et m’assois sur un tabouret.
« Alors, ce genre de voyage, tu vas devoir en faire d’autres ? » Je fais tourner
les spaghettis autour de ma fourchette.
« Sûrement, oui. Au moins jusqu’à ce que mon père considère que j’ai fait mes
preuves.
— Une chance que tu aies l’habitude des déplacements, alors ?
— Le voyage en lui-même ne me dérange pas, mais j’estime en avoir assez fait
au cours de ces sept dernières années. Ça peut être… (il fait une pause de
quelques secondes, cherchant ses mots) une expérience assez solitaire. Et ça m’a
fait manquer de nombreux événements familiaux. J’avais envie de pouvoir
passer plus de temps avec les miens, m’enraciner, en quelque sorte, mais il
semble que je doive attendre encore un peu pour ça.
— Tu es proche de ta famille, alors ?
— Oui, c’est important pour moi. Ma mère a été malade il y a quelque temps,
et je n’ai pas été là pour elle. J’aimerais pouvoir rester sur place le plus possible.
Il y a des projets new-yorkais sur lesquels je pourrais éventuellement travailler,
mais ça dépend vraiment de la rapidité avec laquelle je peux convaincre mon
père. » Il semble un peu abattu.
« Ça va te demander beaucoup de temps ? » Je n’ai aucune idée des
compétences que la gestion hôtelière requiert.
« J’ai appris toute la théorie à l’université, mais je n’ai jamais eu l’occasion de
la mettre en pratique. C’est une période d’essai, en quelque sorte.
— D’accord. Alors, après avoir acquis les bases, tu devras quand même
travailler en dehors de New York ?
— Pas seulement, mais j’espère qu’on me confiera la responsabilité de
quelques-unes des propriétés situées aux États-Unis. Mes trajets en seraient
grandement limités.
— C’est ce que tu préférerais ?
— Oui, je crois. C’est juste une période de transition. Il va me falloir
m’habituer aux costumes plutôt qu’aux chaussures à crampons.
— Mmh. C’est un changement radical. » Je me relève, m’appuyant sur le
rebord du plan de travail pour observer l’affiche géante et transpirante accrochée
au mur. « Si ça peut te rassurer, tu as aussi fière allure en costume qu’en
crampons.
— Ça équivaut à un neuf sur dix ?
— Ça l’aurait valu si tu n’avais pas posé la question. »
Il éclate de rire. « Et sinon, comment une Scott a pu finir à New York,
cherchant se faire une place à Broadway ? Je croyais que vous étiez tous nés
avec une calculatrice dans la tête. »
J’émets un petit grognement amusé. « Oui, en général c’est comme ça que ça se
passe. Il y a un rebelle dans toutes les familles, malheureusement. Le théâtre a
toujours été ma passion, et mon père ne m’a laissée venir à New York qu’à
contrecœur. Et peut-être aussi pour se débarrasser de moi pendant quelques
années, histoire que je ne gâche pas sa lune de miel.
— Comment ça ?
— Ma mère a attendu que je sorte de l’université pour demander le divorce,
puis elle est partie en Alaska. J’ai postulé pour entrer à Randolph avant que ça
arrive et ma mère m’a toujours soutenue dans ma démarche. Mon père,
beaucoup moins. Ayant fait aménager sa nouvelle femme à la maison deux
semaines après que ma mère soit partie, il a bien sûr eu plus de facilité à accepter
que je parte.
— Ouch.
— Sa secrétaire chez Scott Pharmaceutics. Elle travaillait avec lui depuis
deux ans. Je suis à peu près sûre qu’il se la tapait depuis un moment, déjà. Alors
il m’a laissée partir pour New York sans trop faire d’histoires.
— Trop aimable de sa part. » La moquerie de Bancroft me remonte le moral.
De toute évidence, mon père est assez intelligent pour avoir établi un contrat
prénuptial, aussi ne peut-on pas dire qu’il soit du genre à laisser son pénis guider
toutes ses actions.
C’est ce qu’il avait déjà fait avec ma mère, mais l’argent n’était pas important
pour elle. J’ai été le ciment de leur couple, et quand j’ai été assez grande pour
faire mes propres choix, elle est finalement partie. Ça a été difficile de la voir
s’éloigner de moi comme ça. J’ai ressenti de la colère, jusqu’à ce que je me
rende compte de son sacrifice, et du fait que mon père n’était rien d’autre qu’un
salaud gâté par ses privilèges.
« Oh, et tu n’as pas entendu le meilleur. Il s’est remarié dès que le divorce a été
prononcé, et ma belle-mère a seulement quatre ans de plus que moi.
— Quoi ? » Sa réaction scandalisée me met du baume au cœur.
« Oui, ma belle-mère. Elle a vingt-huit ans et j’en ai vingt-quatre.
— C’est vraiment…
— Dégueulasse ? Malheureusement typique ? Au moins, elle est plus âgée que
moi. Par contre, elle est de cinq ans plus jeune que ma demi-sœur, et de sept ans
plus jeune que mon demi-frère.
— C’est contre nature.
— Et à plusieurs niveaux. Ils travaillent tous ensemble. Elle a été affectée à un
autre département et n’est plus directement sous les ordres de mon père.
— Ça ressemble à une mauvaise blague, dit Bancroft, choqué.
— Tu trouves aussi ? Mais c’est toujours lui le patron et elle est toujours
l’employée pour laquelle il a planté sa femme et sa famille. Je trouve ça plutôt
ironique que son produit phare soit un médicament pour traiter les dysfonctions
érectiles. Bien sûr, il a besoin d’une femme-trophée pour parader et montrer à
tout le monde qu’il peut encore bander. Ce qui est assez embarrassant.
— Je comprends mieux pourquoi New York paraissait aussi attrayant pour toi.
Et continue de le rester.
— Honnêtement, vivre à Rhode Island m’aurait poussée à commettre un
meurtre. Déménager était la seule option valable.
— Plus simple pour tout le monde, et moins de complications qu’en cas de
meurtre », dit Bancroft. J’ai envie de faire un chat vidéo avec lui pour pouvoir
apercevoir son sourire.
« En effet. Et j’aimerais éviter l’option criminelle. J’adore les films d’horreur,
mais je suis à peine capable de découper un morceau de viande. J’aurais toutes
les peines du monde à faire disparaître un corps. »
Bancroft émet un rire sincère, puis se met à bâiller.
« Je t’ennuie avec mes histoires de meurtre ?
— Désolé. Je crois que le décalage horaire me rattrape, finalement.
— Je vais te laisser. Il vaut mieux que tu dormes un peu avant tes rendez-vous.
— Je crois que c’est plus sage. Je te rappelle dans la semaine, d’accord ?
— D’accord. Alors à bientôt, Bancroft.
— Tu peux m’appeler Bane, tu sais ?
— Le fléau3 de mon existence ? »
J’ai droit à un autre rire rauque et ensommeillé en guise de réponse. « C’est ce
que je suis pour toi ?
— Non, pas du tout. Tu es mon chevalier blanc en armure étincelante, grâce
auquel je ne dors pas sur un carton dans la rue, obligée de chanter dans le métro
pour gagner ma vie. » Même si ma remarque prend le tour de la blague, c’est
réellement grâce à lui que je ne suis pas obligée de retourner à Rhode Island, au
moins pour le mois qui vient.
« Je ne suis pas sûr de mériter ce titre, étant donné mon rôle dans le sabotage de
ton audition, dit-il tristement.
— Tu es largement pardonné.
— Ça soulage ma conscience plus que tu ne peux l’imaginer. Bonne nuit,
Ruby. » La chaleur de sa voix m’enveloppe comme une couverture.
« Bonne nuit, Bane. »

3. Bane, en anglais, signifie fléau.


10

Pas de chance

RUBY
Je ne reçois pas de nouvelles de Bancroft pendant les deux jours suivants,
excepté quelques messages pour savoir si tout va bien. Pour qu’il s’assure que
ses animaux sont toujours en vie, je lui envoie des photos de Francesca et de
Tiny, assorties de quelques bulles dans lesquelles ils proclament leur amour pour
moi. Ça a l’air de beaucoup l’amuser.
Après cela, nous prenons l’habitude de nous parler toutes les nuits. Bancroft
m’appelle généralement à l’heure du dîner, ce qui, là où il se trouve, correspond
plutôt pour moi à celle du coucher. Cela ne me dérange pas, d’ailleurs. D’autant
que j’ai eu droit à un chat vidéo il y a deux jours, car Francesca et Tiny lui
manquaient trop. Francesca devient à moitié folle quand je le mets sur haut-
parleur, et je voulais qu’il voie à quel point elle est mignonne quand elle fait ça.
À chaque fois que je l’ai vu, il portait un maillot de corps blanc qui collait à ses
pectoraux et laissait deviner ses abdominaux à travers le tissu. Je ne sais pas ce
qu’il porte en dessous, étant donné qu’on ne se déshabille pas pour se parler au
téléphone, mais j’aime me l’imaginer en boxer, moulant agréablement tout ce
qu’il y a à mouler.
Nos conversations commencent généralement par des nouvelles de Francesca et
de Tiny, puis je lui demande comment s’est passée sa journée. Il me raconte ce
que son frère lui fait subir, ce à quoi je lui rétorque qu’il n’est pas loin de se
comporter de la même manière lui-même.
Quand il me demande si ma recherche de travail avance, je lui réponds que ça
évolue plutôt pas mal. J’ai réussi à décrocher deux auditions pour la semaine
prochaine, mais il s’agit de petits rôles, pas suffisants pour payer l’acompte d’un
loyer, encore moins pour commencer à rembourser mes dettes. Il y a deux jours,
j’ai obtenu un mi-temps de serveuse dans un bar. Je ne sentais pas ce boulot, en
partie parce que le gérant m’a engagée sans même regarder mon CV. Sur ce
coup-là, mon radar à « mauvais plans » ne s’est pas trompé.
J’ai tenu une soirée. Pas parce que j’étais incapable de faire le travail, mais
parce que le gérant en question m’a fait des avances dès le premier soir, ce qui
n’augurait rien de bon pour la suite. J’ai empoché les cent vingt dollars de
pourboire pour ne plus jamais revenir.
J’essaie de rester positive. J’ai mes auditions, et encore un peu de temps devant
moi. C’est ce que je continue à me dire, en tout cas.
*
La semaine suivante, je reprends ma recherche un peu plus sérieusement.
Quand je ne joue pas avec Francesca ou avec Tiny (la laissant monter et
descendre le long de mon bras), je passe le plus clair de mon temps sur Internet
pour trouver de potentielles auditions, chercher un nouvel agent et envoyer mon
CV à tous les endroits auxquels je peux penser.
Ma première audition est un désastre, vraiment. J’en suis à la moitié de ma
chanson quand quelque chose se coince dans ma gorge. Je double la mise en
toussant et en expectorant une énorme mouche couverte de bave. C’est la seule
chose que j’aie pu faire pour ne pas vomir de nouveau sur scène.
La nuit précédant ma seconde audition, la pression commence à monter. Et
pour de bonnes raisons. J’ai le sentiment d’être maudite. Je me suis entraînée
tout l’après-midi et je connais parfaitement le rôle. Je connais chaque pas,
chaque parole de la chanson. Je pourrais l’exécuter les yeux fermés. Le soir, je
me contente d’une soupe et d’une tisane au citron, voulant éviter tout risque
gastrique. Bancroft me dit merde, ce qui est censé porter bonheur. Mais je suis
plutôt inquiète une fois au lit.
Je me réveille au beau milieu de la nuit en hurlant à la mort à cause d’un
cauchemar dans lequel Tiny s’est échappée après que j’ai oublié de refermer son
terrarium. Dans mon rêve, je sens quelque chose grimper sur moi et je bondis
hors du lit, marchant alors sur quelque chose de chaud et d’humide. Je reproduis
le bond hors du lit dans la réalité, et la chose chaude et humide s’avère être le
gant de toilette que j’utilise pour me donner l’habituel orgasme inspiré par
Bancroft. Dans ma précipitation pour échapper au terrifiant objet, je glisse et
atterris sur les fesses.
J’aurais dû me douter, avec le manque de sommeil, le cauchemar et ce derrière
douloureux, que l’audition serait un échec.
La journée suivante s’avère en effet merdique, comme me l’avait prédit
Bancroft. La chorégraphie que je connais si bien tourne à la déroute quand je
glisse sur une flaque d’eau traîtresse et m’écrase au sol la tête la première en
plein milieu de l’audition. Je rentre à la maison (ou plutôt à l’appartement)
complètement abattue. J’ai le sentiment que mon karma me fait un doigt
d’honneur.
Après cette journée épique, au cours de laquelle je ne me suis pas seulement
couverte de honte sur scène, mais où j’ai aussi été refoulée à trois postes de
caissière, tout ce dont j’ai envie est de me rouler en boule dans mon lit et
d’oublier que le monde existe.
Bancroft est absent encore trois semaines et je suis toujours sans emploi. Ce
n’est pas bon. L’enveloppe de liquide, qui contient mes cinq semaines de salaire
(en fait le double, mais ce n’est pas ma faute s’il ne sait pas compter) m’aide
beaucoup, mais il faut encore que je rembourse ma dette et que j’économise pour
mon prochain appartement. J’ai une autre audition dans deux jours, mais au train
où vont les choses, j’ai peur d’un nouveau désastre. Tout ce que je fais bien, en
ce moment, c’est m’occuper de Francesca et Tiny.
J’ai failli craquer en parlant au téléphone avec mon père, plus tôt dans la
semaine. Il m’a demandé si je m’en sortais, point de vue logement. J’ai joué
l’idiote et lui ai demandé ce qu’il entendait par là. Apparemment, son écervelée
de secrétaire lui a parlé de mon appel, même si je lui avais précisé que ce n’était
pas la peine. Pas moyen d’admettre que je ne contrôle pas la situation. Je ne suis
pas encore au bout du rouleau. Même si j’en suis proche.
J’enlève mes chaussures et me dirige vers la cage de Francesca. Quelques jours
après le départ de Bancroft, je l’ai déplacée dans le salon, l’endroit qu’elle
semble préférer. Elle est déjà en train d’escalader les barreaux, effectuant des
cabrioles pour moi.
« Salut, ma belle, dis-je en gazouillant. Je t’ai manqué aujourd’hui ? Toi, tu
m’as manqué ! » J’ouvre la cage et la laisse sortir. Elle me câline, fouillant mon
décolleté comme si elle pensait y trouver de quoi grignoter. Elle fait ça à chaque
fois que je la prends. C’est ma petite lumière dans un quotidien qui s’avère
autrement plus merdique.
Je l’emmène dans le couloir, exténuée et abattue, réfléchissant à ce qui pourrait
me remonter le moral. J’attrape mon téléphone en chemin, au cas où on
déciderait de voir un film pour se changer les idées. C’est une des choses que je
préfère faire, surtout après une journée difficile. Francesca adore les reportages
animaliers et sa compagnie est plus qu’appréciable quand je regarde des films
d’horreur.
Je dépasse ma chambre et continue à avancer. Au cours des deux dernières
semaines, je n’ai dormi dans ma chambre qu’une fois. La première nuit. La
moitié de mes cartons sont toujours fermés et alignés contre le mur. Un rappel
constant du fait qu’il faut que je me trouve un travail, et vite.
Je pousse la porte de la chambre de Bancroft. Le lit est fait (sinon, ce ne serait
pas amusant de le défaire). La semaine dernière, j’ai changé les draps, qui
n’étaient plus très frais, mais les ai aspergés avec l’eau de Cologne de Bancroft,
pour qu’ils gardent quand même son odeur. Ce n’est pas sa vraie odeur, mais ça
fait illusion. Je refuse d’admettre que mon comportement soit bizarre, je me dis
plutôt que je fais ça pour Francesca, pour qu’elle ne se sente pas abandonnée.
Je la pose sur le lit et elle me fait son petit reniflement, sautant tout autour de
moi en attendant que je me décide à jouer. Je suis fatiguée et grincheuse, mais sa
présence me remonte le moral. Je tire le drap sur elle et elle commence à grogner
d’excitation. Nous jouons ensemble pendant quinze ou vingt minutes, jusqu’à ce
qu’elle en ait assez et qu’elle vienne réclamer son câlin.
Il n’est que 6 heures, mais je n’ai pas bien dormi la nuit dernière et mes échecs
successifs m’ont épuisée, aussi, j’éteins les lumières et je me mets à la recherche
d’un bon film d’horreur. Ce genre de film m’aide parfois à me rappeler que ma
vie n’est pas si mal.
Je ne me sens pas la force de préparer à manger. Francesca se tortille pour se
frayer un chemin sous mon chemisier et fait ressortir sa tête par l’ouverture de
mon col. Elle aime se nicher sur mon ventre, près de mes seins. Je la laisse se
blottir contre moi et ferme les yeux. Il ne me faut pas plus de deux minutes pour
m’endormir.
Une sonnerie me tire de mon assoupissement. Je cligne des yeux plusieurs fois,
tentant de faire disparaître les brumes du sommeil. Je réalise que le son vient de
mon portable. Je regarde l’heure. Il est 20 h 03. Merde. Bancroft a dit qu’il
m’appellerait à 7 heures, et il est généralement très ponctuel. Ce qui veut dire
qu’il essaie de me joindre depuis une bonne heure au moins.
Je tâtonne et finis par trouver la touche pour répondre, mes doigts encore
endormis tentant péniblement de maintenir le téléphone dans ma main.
« Ruby ? Tu es là ? Ruby ? » L’inquiétude est palpable dans ses mots.
« Oui, je suis là, dis-je d’une voix rauque. Je me suis endormie. Désolée. Je
suis là, maintenant.
— Est-ce que la connexion est mauvaise ? Je ne vois rien. »
La chambre est dans le noir. Je n’ai même pas réussi à atteindre le début du
film, apparemment. « Attends une minute. » J’atteins la lampe située sur la table
de chevet et l’allume. La luminosité m’aveugle et je me mets les mains sur les
yeux, laissant tomber le téléphone sur le lit. Je regarde autour de moi à la
recherche de Francesca, mais je ne la vois pas pour l’instant.
« Ruby ?
— Oui, ici. Je suis désolée, ça fait longtemps que tu m’appelles ?
— Euh… un moment, oui. Tout va bien ?
— Oui, tout va bien. Juste une journée difficile. Et toi, comment ça va ? » Je
me concentre finalement sur l’écran. Bancroft est dans un lit. Torse nu. Dans un
lit. Ses cheveux sont humides, comme s’il venait de sortir de la douche. Est-ce
que j’ai déjà mentionné le fait qu’il était dans un lit, et torse nu ?
La petite fenêtre située dans le coin de l’écran me renvoie mon image. Je
ressemble à un doggy-bag plein. Mes cheveux sont complètement désordonnés
et mon visage est strié de marques de draps.
Les sourcils de Bancroft se froncent. « Où tu es ?
— Pardon ? » Je lui demande ça parce que la réponse à cette question n’est pas
de celles que j’ai envie de donner.
Il penche sa tête sur le côté. « Tu es dans ma chambre ?
— Quoi ? » Je commence à paniquer tandis que je cherche une réponse sensée
à lui apporter.
« Tu es dans mon lit ? »
Oh mon Dieu. Est-ce qu’il est en colère ? Son visage paraît sombre. Cela dit, la
chambre dans laquelle il se trouve n’est pas très bien éclairée.
« Je, euh… J’ai déplacé Francesca ici pour faire le ménage dans l’appartement,
et puis on a commencé à jouer à cache-cache sous les draps, et après j’ai dû
m’endormir. Je suis vraiment désolée. Je laverai les draps et je referai le lit, ne
t’inquiète pas. »
Un petit sourire apparaît au coin de sa bouche. « Pas besoin de t’excuser
d’avoir joué avec Francesca. Comment va ma petite chérie ? »
Un bref instant, je crois que c’est moi qu’il appelle ainsi, mais je comprends
qu’il parle de son animal, qui n’est d’ailleurs visible nulle part. « Elle va bien.
On était en train de faire un câlin quand je me suis endormie.
— Où est-elle, maintenant ?
— Hum, attends une seconde. » Je pose le téléphone de manière qu’il ne puisse
voir que le plafond. Je saute du lit et l’appelle à plusieurs reprises. Je regarde
d’abord sous le lit, qui constitue la cachette la plus logique.
« Ruby ?
— On faisait un câlin quand je me suis endormie ! » lui dis-je de loin. Toutes
les histoires d’horreur de ces derniers jours me reviennent en mémoire. Il vaut
mieux qu’elle ne se soit pas échappée. Ce pour quoi les furets sont généralement
très doués.
J’observe la pièce. La porte est fermée. Elle doit toujours être ici avec moi.
Je me rends dans la salle de bains. Elle aime parfois se cacher dans les
serviettes sales. Car en plus de dormir dans la chambre de Bancroft, j’ai aussi
utilisé sa douche. Elle est encore mieux que celle de ma chambre, quoique
encore un peu plus compliquée à utiliser, mais j’ai réussi à me laver sans
m’ébouillanter.
Mais elle n’est pas dans la salle de bains.
« Ruby ?
— Elle est là, quelque part ! » J’observe le lit et décèle un mouvement près des
oreillers. Une petite tête brune sort de sous les draps. « Elle est là ! » Je
m’approche du lit et la prends dans mes bras, puis récupère le téléphone et
l’appuie sur la tête du lit pour pouvoir poursuivre la discussion tout en la tenant
contre moi.
« Tu m’as fait peur, lui dis-je gentiment, ma voix se brisant sur la fin. Papa a
envie de te voir. » Je suis tellement soulagée de l’avoir retrouvée que des larmes
me montent aux yeux. Je cligne des paupières pour les ravaler et la tiens devant
mon visage en agitant sa petite patte face à l’écran.
« Quelque chose ne va pas ? demande-t-il.
— Non, non. Tout va bien. » J’essaie de le rassurer, mais en vérité, ça ne va pas
fort. J’arrive à garder le contrôle jusqu’à ce qu’il me pose la question de trop.
« Comment s’est passée l’audition d’aujourd’hui ? »
J’ouvre la bouche pour parler, mais tout ce qui vient est un bref couinement. Et
ces stupides larmes qui commencent à rouler aux coins de mes yeux.
« Ruby ? »
Francesca se tortille et se dégage tandis que je bouge la main pour lui dire de
laisser tomber. J’essaie de respirer, mais impossible d’y parvenir sans produire
d’affreux bruits suraigus.
« Chérie, qu’est-ce qu’il y a ? »
J’essaie de me contrôler. Autant que possible. Je bégaie : « J-J’ai r-raté
l’audition.
— Je suis sûr que ce n’était pas si terrible que ça.
— Je suis tombée au milieu de mon numéro de danse. J’ai un bleu sur le
front. » Je m’approche pour qu’il puisse se rendre compte de l’étendue des
dégâts. C’est encore douloureux au toucher.
Bancroft serre les lèvres. « Oh, je suis désolé.
— Et si je n’y arrive pas ? Et si je dois retourner à Rhode Island vivre avec
mon père et ma harpie de belle-mère ? Si je dois travailler pour lui et que sa
sorcière de femme devient réellement ma patronne ? » La panique monte de
nouveau. Je ne veux pas craquer complètement devant Bancroft. Je ne veux pas
qu’il pense que je suis une folle instable. Je veux que ma vie soit sereine, comme
celle d’Amie.
Il faut que je me sorte de cette situation avant que Bancroft rentre. Parce que
plus je lui parle, plus j’ai envie de faire davantage que parler avec lui. Au point
où j’en suis, je veux plus que du sexe (même si j’ai terriblement envie de ça
aussi), et j’ai l’impression que ce sentiment est partagé. Mais il ne voudra rien
faire avec une pleurnicharde sans emploi et sans toit qui a un crédit de dix mille
dollars sur le dos et des dettes à rembourser.
Mon babillement interne ne fait rien pour arranger mon flot de larmes.
« Peut-être que mon père a raison, peut-être que je n’y arriverai jamais. Je
voulais juste lui prouver qu’il avait tort. » Ma voix est toujours coincée dans les
aigus.
« Du calme. Respire, Ruby. » Sa voix est douce et rassurante.
Je suis son conseil et prends une longue et profonde inspiration.
Il acquiesce. « Encore une fois. »
Je continue à respirer profondément jusqu’à ce que la panique se dissipe. « La
honte, dis-je dans un murmure, une fois mon état stabilisé.
— Non, pas de ça. Tu as eu une journée difficile, ça t’a un peu chamboulée. Tu
vas reprendre en douceur et ça va aller. »
Je laisse échapper un rire à peine audible.
« Je suis sûr que tu vas décrocher un rôle, tu as trop de talent pour que ça
n’arrive pas. »
Il ne m’a jamais vue jouer, ni danser. Il m’a déjà entendue chanter, par contre,
car il m’arrive de le faire inconsciemment. Il suffit qu’il y ait de la musique dans
une pièce pour que je me mette à fredonner. « J’aimerais pouvoir être aussi
confiante que toi.
— Tu sais ce que je ferais si j’étais avec toi ? » Sa voix est tellement apaisante.
J’aimerais la sentir dans le creux de mon oreille en même temps que son corps
contre le mien, sans vêtements entre nous.
« Quoi ? » Ma voix est maintenant moins aiguë et plus calme.
« Je te ferais prendre une bonne cuite.
— Pour pouvoir mieux profiter de moi ? » Je dis surtout ça par sarcasme, et
sans passion.
Son ton devient plus sérieux. « J’ose espérer que je n’aurais pas besoin de tels
stratagèmes pour t’attirer dans mon lit.
— Je suis déjà dans ton lit, alors j’imagine qu’on est déjà à mi-chemin, non ? »
La langue de Bancroft glisse sur sa lèvre inférieure. « Tu devrais te servir un
verre de vin. J’ai une bouteille ici avec moi, on pourrait boire ensemble.
— Tu as passé une mauvaise journée, toi aussi ?
— J’en ai connu de meilleures. »
J’attrape mon téléphone et l’emporte dans la cuisine pour pouvoir fouiller sa
cave à vin. J’opte pour un blanc pétillant. De plus, ses draps sont trop clairs pour
que je me risque à boire un rouge.
Je me sers un verre et retourne dans la chambre. Francesca est blottie sur le
dessus de la couette. Dès que je m’allonge sur le lit, elle me rejoint et se fraye un
chemin vers son endroit favori, sa tête hors de mon décolleté et son corps calé
entre mes seins.
Je la désigne à Bancroft, qui semble apprécier son choix. Il me parle de sa
journée, de l’erreur à plusieurs millions commise par l’un des membres de son
équipe et du coup de téléphone de son père. Ses problèmes ne me remontent pas
nécessairement le moral, mais ils m’aident à relativiser les miens. Au moins,
mes erreurs ne m’ont pas coûté des millions.
11

Fête

RUBY
Après que je lui ai raconté mon naufrage, Amie me force à l’accompagner à
cette fête que je voulais d’abord éviter. Elle pense que sortir et m’amuser me
ferait du bien. Pour ma part, il me semble qu’un pot de Ben & Jerry’s format
familial me ferait plus de bien que passer la soirée avec une bande de coincés,
mais comme je n’ai pas vu Amie depuis que j’ai emménagé chez Bancroft, je
finis par céder.
Amie ayant parlé d’une « fête », j’avais bêtement pensé qu’il y aurait tout un
tas de gens auxquels je pourrais me mêler. Il me suffirait d’arborer mon air le
plus snob, de fournir quelques remarques plus ou moins spirituelles en passant
d’un groupe à l’autre tout en envoyant baisers et sourires de-ci de-là. J’avais
aussi pensé que la fête aurait lieu dans un salon, ou une salle de bal, comme c’est
le cas habituellement.
Je ne m’attendais certainement pas à me retrouver dans un manoir de grand
héritier aux côtés de onze autres invités, tout en étant la seule femme célibataire
de la soirée. Ai-je mentionné que le groupe ne comportait qu’un autre homme
célibataire ? Ce qui ressemble à la pire et plus grossière tentative d’entremise
jamais vue. Je n’ai vraiment pas besoin de ça, étant donné les soucis plus
importants qu’il me faut régler en ce moment.
Je tiens un verre de prosecco. Il ne semble pas y avoir d’options non
alcoolisées en cet instant, et j’ai soif. Avant de venir, j’ai passé une heure sur le
tapis de course de Bane, le regard fixé sur le reflet de son portrait grandeur
nature dans la vitre du salon. Faire de l’exercice serait plus facile si je pouvais le
voir en vrai, et tous les jours.
La tentation de sortir un sachet plastique de mon sac pour amasser des petits-
fours est grande, mais j’y résiste. Il semble que je commence à m’améliorer sur
ce point. Grâce aux livraisons régulières offertes par Bane, je goûte de nouveau
aux plaisirs de l’abondance. Une abondance de vraie bonne nourriture, et pas
d’apéritifs émiettés roulés dans du film plastique. Je suis actuellement occupée à
remplumer cette robe. Dommage que mes hanches soient les premières à
prendre, et mes seins les derniers.
Le coincé numéro 11, seul célibataire de la soirée, ronronne à propos de son
éducation élitiste et du fait que les médisants supposent que son poste chez
Salauds, Connards & Cie lui a été offert, ce qui est totalement faux, cette
position étant amplement méritée au vu des efforts qu’il a dû fournir pour
l’obtenir. Je lui réponds de la fermer. Pas à voix haute. Dans ma tête. Je sais de
source sûre que le père de Wentworth William’s (son nom même est une
allitération) détient cinquante pour cent du capital de la compagnie qui
l’emploie, ce qui signifie qu’il n’a qu’à envoyer le CV de son connard d’élite de
fils à la direction pour qu’un poste soit créé dans l’heure.
Mon père n’aurait jamais agi comme ça. Pas pour moi, en tout cas. Si je
travaille avec lui, je sais que je commencerai tout en bas de l’échelle. Et la chose
ne me dérangerait pas si mes frères et sœurs n’avaient pas obtenu, pour leur part,
des postes haut placés dès leur entrée dans l’entreprise. Pas que je souhaite
travailler avec lui, mais ce n’est pas juste. Si je veux prendre part au népotisme
ambiant, je devrai me contenter du peu qu’on voudra bien me donner.
Wentworth est toujours en plein discours. J’acquiesce et souris poliment,
posant quelques questions pour simuler mon intérêt et vérifier qu’il est toujours
bloqué dans son trip égocentrique. Il est en train de dérouler son CV devant moi,
littéralement. Le jeu de la séduction, dans les classes supérieures, prend des
détours vraiment étranges. Les gens paradent comme des poneys de concours,
attendant que quelqu’un vienne leur agrafer une médaille d’or à la boutonnière.
J’observe la pièce tout en faisant semblant de l’écouter. Voici vingt minutes que
je suis debout. Je porte des talons et ma position commence à devenir
inconfortable. Mes mollets fatiguent à cause de l’heure passée sur le tapis de
course de Bancroft.
Amie est un peu plus loin. Armstrong a un bras autour de sa taille. Je suis à peu
près sûre qu’il est en train de lui passer une main sur les fesses pendant qu’elle
parle à l’une des autres fiancées de la soirée, si j’en juge par la manière dont ses
yeux s’agrandissent soudain ainsi que par l’éclat pervers qui passe furtivement
sur son visage.
Son regard croise le mien et elle me gratifie d’un de ses sourires désolés. Je lui
lance une œillade noire. Ses yeux s’agrandissent, semblant implorer mon pardon.
Impossible qu’elle ait même pensé à me caser avec ce type. Sûrement une idée
d’Armstrong. Quel salaud.
« Armstrong m’a dit que tu étais actrice. » Wentworth m’oblige finalement à
éteindre mon regard meurtrier pour me reconcentrer sur lui. Ce n’est pas
vraiment une question, mais c’est la première fois qu’il prononce une phrase qui
n’est pas centrée sur son nombril.
« Oui, c’est vrai.
— Mais ta famille n’est pas dans les produits pharmaceutiques ? » Il penche
légèrement la tête, clignant plusieurs fois des paupières et arborant un petit
sourire en coin. Une expression de fausse attention. Ses yeux continuent de fixer
mon décolleté, ce qui ne m’étonne pas outre mesure, car on pourrait le qualifier
d’épique, ce soir. Que je n’emboîte pas le pas aux affaires familiales semble me
faire passer pour une originale en puissance. Ce que je suis, sans doute. Et pour
une partie de ces imbéciles, je reste une sorte de petit animal sauvage à
apprivoiser.
« Mon père, oui.
— Et pas ta mère ?
— Ils sont divorcés. Ma mère est artiste. » J’espérais que l’évocation du
divorce le ferait passer à un autre sujet. Raté.
« Ah. C’est donc d’elle que tu tiens ton côté créatif ? » Il se met à tripoter une
mèche de mes cheveux et frôle mes seins par la même occasion. « C’est aussi
d’elle que tu tiens ta beauté ? »
Je suis certaine qu’il se croit bon. Je suis aussi sûre que la plupart des femmes
dont il a l’habitude minauderaient et placeraient leurs mains sur son avant-bras
en émettant un gloussement ridicule. Quant à moi, je ne fais rien de cela. Je pose
plutôt une question que je ne devrais sans doute pas dû poser, étant donné les
gens avec qui je me trouve et le futur rôle d’Amie dans ce regrettable cercle
social. « Pourquoi ? C’est les couguars, ton truc ? »
Ses yeux s’écarquillent devant mon propos scandaleux, puis un sourire indécis
finit par apparaître sur son visage. Ce type est sans doute considéré comme
plutôt mignon. Il est grand, plus d’un mètre quatre-vingt, mais pas très épais. Il
n’est pas maigre non plus, mais il est clair qu’il passe plus de temps derrière son
bureau qu’en salle de sport.
En temps normal, ce n’est pas quelque chose qui me rebute, mais mes
standards semblent avoir changé depuis que je connais Bancroft.
Wentworth s’approche encore, sa bouche maintenant tout proche de mon
oreille. Il est en train de boire un alcool fort, un whisky de luxe fumé et tourbé
qui rend son haleine pour le moins envahissante. « J’ai envie de prendre du bon
temps avec toi. »
Je recule d’un pas. Plusieurs interprétations de cette horrible phrase sont
possibles. Au vu de son ton et de son expression, il semble bien qu’il parle du
sens dénudé et horizontal du bon temps. Je décide de jouer la carte de la naïveté.
« Pardon ? »
Il cligne plusieurs fois des yeux, tentant d’évaluer ma réaction. Je fais l’idiote,
quoique mon dégoût soit réel. Il cherche à couvrir sa remarque salace par un
autre sourire. « J’ai envie de passer du temps avec toi.
— N’est-ce pas ce que nous sommes en train de faire ? » Je bois une gorgée de
prosecco. Mon verre est presque vide.
« Il serait encore plus agréable de le faire en privé, tu ne crois pas ? » Il fait un
petit geste censé désigner le reste des invités. La plupart d’entre eux discutent en
groupes. Nous sommes les seuls à être à l’écart. Et Amie est collée à Armstrong.
Je n’ai pas l’occasion de lui répondre, car le chef cuisinier entre dans la salle
pour nous annoncer que le dîner est servi. J’essaie de me placer près d’Amie,
mais ma tentative est mise en échec par Wentworth. Ce dernier parvient à
s’insérer entre nous deux et me repousse par la même occasion en bout de table.
Le véritable flirt commence alors. J’ai droit au coup du frôlement de genou au
moins une bonne vingtaine de fois. Puis il décide de s’inquiéter de mes cheveux,
et les replace aimablement au-dessus de mon épaule de peur qu’ils tombent dans
mon assiette. Avant que le plat principal arrive (filet mignon et queue de
homard), j’ai déjà failli le poignarder plusieurs fois avec mon couteau à viande.
Il faut dire que j’en suis à mon deuxième (ou troisième ?) verre de prosecco.
L’un des serveurs s’acharne à me resservir dès que j’ai le dos tourné, aussi ce
dernier est-il constamment plein. Mon visage commence à chauffer. Le moment
est sans doute venu de passer à l’eau minérale.
Mon téléphone se manifeste au moment même où les plats arrivent sur la table.
Il est en mode vibreur, mais je peux le sentir contre ma jambe. Je ne m’en
préoccupe pas. Je n’attends pas d’appel de Bancroft ; il est en déplacement
aujourd’hui. Il a un vol pour Amsterdam et je ne pense pas l’avoir au téléphone
avant demain. Quoique, avec le décalage horaire, je peux me tromper.
Le téléphone arrête de se manifester, puis vibre à nouveau. La troisième fois, je
m’excuse et me dirige vers les toilettes.
En chemin, je fouille mon sac pour essayer de répondre avant que la sonnerie
s’arrête. C’est Bancroft. Il m’appelle en chat vidéo. Mon estomac se noue un
peu, comme chaque fois que je m’apprête à l’avoir au bout du fil. Je ne songe
même pas au fait que décrocher son téléphone au beau milieu d’un dîner peut
être considéré comme impoli. Mon excuse est que j’habite chez cet homme et
que je m’occupe de ses animaux, aussi peut-il avoir quelque chose d’important à
me demander. La vérité, c’est que je ne lui ai pas parlé depuis au moins vingt-
quatre heures et que je meure d’envie de l’entendre.
Je décroche au moment où j’entre dans les toilettes, puis referme la porte
derrière moi. « Hé, coucou ! » Il me faut tâtonner alentour pour trouver la
lumière.
« Ruby ? Tout va bien ?
— Oui, tout va bien. » Je parle d’une voix basse et un peu essoufflée. Je
m’efforce de ne pas me faire remarquer, car je suis en pleine discussion dans les
toilettes, au beau milieu du dîner, qui plus est avec un homme étendu sur un
canapé et vêtu d’un maillot de corps. Ses cheveux sont humides cette fois
encore, et ses joues grisées par une barbe naissante. Il semble épuisé. Et attirant.
Et épuisé. Mais tellement, tellement attirant.
Ses sourcils se froncent. Cette expression-là est particulièrement irrésistible.
« Tu es dans les toilettes ?
— Quoi ? » Je regarde autour de moi, comme si je n’en étais pas sûre, bien que
j’aie moi-même choisi de m’y enfermer. « Oh, oui. Je suis dans les toilettes. » Le
prosecco semble finalement faire effet.
« Tu n’es pas à la maison ? » Sa manière de dire à la maison provoque un
frisson le long de ma colonne vertébrale, et un net réchauffement de mon
entrejambe. Je l’imagine de retour à l’appartement, couché sur le canapé avec
moi comme couverture. « Ruby ? Où est-ce que tu es ?
— Je suis à une fête.
— Une fête ? » répète-t-il. Il s’assoit maintenant dans une chaise, posant sa
tasse sur la table basse, ses sourcils se fronçant de plus en plus. « Quelle fête ?
Avec qui ? »
Je n’aime généralement pas qu’un homme se mêle de mes faits et gestes. Je
suis une vraie femme du XXIe siècle, convaincue que j’ai le droit de faire ce que
je veux, quand je veux et sans avoir à me justifier d’aucune manière. Bien sûr, si
je suis investie dans une relation, je m’y engage à fond, et je ne suis pas du genre
à mentir ou à tricher avec mon partenaire. Mais il y a quelque chose dans sa
manière de me questionner qui relève clairement de l’inquiétude, voire de la
panique, et cela diffuse une intense chaleur dans la partie inférieure de mon
corps. Enfin, disons, plus que d’habitude. Ce qui signifie, pour être clair, que
mes dessous menacent littéralement de s’embraser.
« Ruby ? Est-ce que la connexion est mauvaise ?
— Oh ! Désolée. Je ne t’entendais pas pendant une seconde, lui mens-je. Amie
m’a forcée à venir à cette fête. Mais je ne me suis manifestement pas assez
renseignée, car ce n’est pas vraiment une fête, plutôt une réunion de couples
dans la maison d’un richissime héritier. Enfin, maison n’est sans doute pas le
terme approprié. On devrait préférer le terme manoir, étant donné que la salle de
bains fait à peu près la taille de mon ancien appartement.
— Qui organise la fête ? Un des amis d’Armstrong ? » La voix de Bancroft se
fait soudain basse et uniforme.
« J’imagine que c’est un ami. Ou peut-être un collègue. » La manière dont la
mâchoire de Bancroft travaille me déconcentre. « À part moi et lui, tout le
monde ici est fiancé ou marié. On dirait que quelqu’un veut jouer les
entremetteurs.
— Amalie essaie de te caser avec quelqu’un ? » Il semble plutôt incrédule.
Je ne suis peut-être pas la fille la plus civilisée et la plus raffinée qui soit, mais
je ne pense pas être un mauvais coup. Peut-être un peu sauvage, mais ce n’est
pas nécessairement une mauvaise chose.
« Je ne pense pas que ce soit Amie. Plutôt Armstrong, à mon avis. Et rien ne
m’oblige à rester toute seule à la maison toute la nuit, lui dis-je, sur la défensive.
— Tu n’es pas seule. Tu as Tiny, et Francesca, et moi. » Son incrédulité se mue
en irritation. « Avec qui essaie-t-il de te caser ?
— Wentworth quelque chose, je crois. » J’essaie de comprendre comment se
positionne Bancroft. Le flirt et les commentaires parfois ouvertement sexuels
sont devenus habituels dans nos conversations et sont, pour être honnête,
quelque chose que je cherche à provoquer. Mais il m’a appelée chérie l’autre
jour, et il semble maintenant franchement jaloux. Considérant la distance qui
nous sépare, nous avons passé vraiment beaucoup de temps ensemble. Tout ça
brouille un peu les lignes que je me suis fixées jusqu’à maintenant.
« Wentworth Williams ? » L’irritation se change maintenant en colère.
« Oui, c’est lui.
— Oh, non. Pas lui ! Tu ne peux pas sortir avec lui !
— Pardon ? » Je pose mon téléphone à côté du lavabo et commence à fouiller
mon sac à la recherche de mon rouge à lèvres. Je déteste qu’on me dise ce que je
dois faire.
« Ce type est un vrai salaud. Impossible qu’il entre chez moi. Jamais. Tu ne
peux pas sortir avec lui. Je te l’interdis.
— Tu me l’interdis ?
— Tu m’as bien entendu.
— Vraiment ? » Je pose une main sur ma hanche, puis me rends compte que la
caméra donne sur mon sac, et non pas sur moi. Je réajuste l’appareil. Il a
maintenant une vue imprenable sur ma robe, que j’ai bien remplumée ces
derniers jours. L’angle est plutôt flatteur et mes seins tout à leur avantage.
Bancroft se passe une main dans les cheveux. Il est dans un état pas possible.
Ses sourcils sont froncés et sa mâchoire agitée par un tic nerveux. Bon sang.
Pourquoi doit-il être aussi attirant alors qu’il se comporte comme un idiot ?
« Et qu’est-ce que tu portes ? poursuit-il brusquement.
— Une robe. Qu’est-ce que tu veux que ce soit ? » Et qui me va très bien, à
mon avis.
« On ne voit que ton décolleté. Tu n’as pas un châle ? Tu ne peux pas te couvrir
un peu ?
— Excuse-moi. » Je baisse les yeux vers ma poitrine et vérifie le placement de
mes seins, m’assurant que je ne montre rien de ce qui ne doit pas être vu. Tout
est à sa place. « Mon décolleté est très bien. Il n’est pas excessif.
— C’est juste que… tu ne peux pas. Wentworth est un salaud. Il est sorti avec
la cousine de la sœur d’un ami l’année dernière et l’a trompée avec trois filles
différentes, dont une escort-girl. » Il est debout, maintenant, et en train de faire
les cent pas vu la manière dont l’écran titube.
« Escort ? Ce n’est pas juste un joli mot pour dire prostituée ?
— C’est le cas.
— C’est dégueulasse.
— Ça l’est. Tu comprends maintenant pourquoi je t’interdis de sortir avec lui. »
La notion d’interdit me hérisse le poil. C’est un mot que mon père utilise à tout
bout de champ. Même si je n’ai aucune intention de flirter avec Wentworth, je
crois que Bancroft a mérité de mijoter un peu, d’autant plus que je déteste qu’on
m’interdise quoi que ce soit et qu’il est beaucoup trop autoritaire sur ce coup-là.
« Je ne crois pas que je l’intéresse, de toute manière.
— Vu comme tu es habillée, je suis à peu près sûr que tu te trompes là-
dessus. »
Voilà qu’il insulte ma tenue, maintenant. « À mon avis, il veut juste tirer un
coup. »
La mâchoire de Bancroft se resserre et ses narines se dilatent. Ses paupières
rétrécissent et ses yeux s’assombrissent. Qu’est-ce qu’il me plaît quand il est
comme ça. Beaucoup plus qu’il ne le devrait. « Ruby. » Mon nom résonne
comme un avertissement.
Je lui souris gentiment et ajuste mon décolleté pour en montrer volontairement
plus, plutôt que moins. « Ne t’inquiète pas, Bane, je n’amènerai personne chez
toi pour un coup d’un soir. Je dois y aller. Nous sommes au milieu du dîner et je
me suis déjà éclipsée trop longtemps.
— Ruby, ne raccroche… » Je mets un terme à l’appel et éteins mon téléphone
avant qu’il ait pu finir sa phrase. Mon ventre est noué et la sueur perle le long de
mon échine. Bancroft agit comme un parfait imbécile. Et il est carrément
possessif. Me concernant et concernant mon décolleté. Et je dois reconnaître
qu’en un sens, ça m’excite.
On entre là dans un jeu dont je ne connais pas les règles. Bancroft me plaît. S’il
n’y avait pas un océan entre nous et si je ne dépendais pas de lui pour mon
modeste salaire actuel et pour mon logement, j’aimerais formellement me
retrouver sous lui, dans son lit, sur son canapé, à même le sol ou n’importe où
ailleurs, mais les circonstances me l’interdisent. Alors je vais pour l’instant le
laisser mijoter dans son bain de testostérone néandertalien, même si je trouve ça
terriblement attirant. Mais ça, il n’a pas besoin de le savoir.
12

Elle est à moi

BANCROFT
Elle ne s’est pas contentée de me raccrocher au nez, elle a aussi éteint son
téléphone. Je regarde fixement l’écran vide pendant quelques secondes avant de
recomposer le numéro, pour tomber directement sur sa messagerie vocale.
J’essaie encore, mais le résultat est le même.
Quelque part au fond de moi, je me rends compte que j’ai agi de manière
irrationnelle. En vérité, je ne pense pas que Ruby va se laisser avoir par
Wentworth. Elle est plus intelligente que ça. Toutes les conversations que nous
avons eues jusqu’ici me l’indiquent. Enfin, c’est ce que je crois. Ou plutôt, c’est
ce que j’espère.
L’image de ce salaud en train de faire l’amour à Ruby dans mon appartement
me hante, et je n’ai qu’une envie : prendre le prochain avion et la rejoindre. Ce
qui, encore une fois, est hautement irrationnel. Même si je pouvais accélérer les
choses, il me faudrait encore rester ici au moins quelques semaines. Terminer
aussi rapidement que je le voudrais relèverait du miracle.
Au-delà de la possibilité qu’elle sorte avec Wentworth (ce qui reste improbable,
j’en suis conscient), la seule idée qu’elle puisse chercher quelqu’un me rend
malade. Depuis que je suis parti, le seul moment de la journée que j’attends avec
impatience est celui où je l’aurai au bout du fil.
Après ces réunions sans fin et ces longues heures passées en compagnie de
cadres supérieurs à discuter des détails du projet hôtelier, Ruby est ma seule
bouffée d’air frais. Elle est la raison pour laquelle j’ai tant envie de rentrer. Ce
qui pose problème, j’imagine, dans le sens où je ne suis pas son petit ami, et où
elle est censée partir à mon retour.
Je n’ai aucun moyen de savoir si elle entretient une relation, sérieuse ou pas,
pendant que je ne suis pas là. Pour ma part, je n’ai vraiment pas le temps pour
ça. Enfin, je suppose que ce n’est pas tout à fait vrai. Plusieurs femmes m’ont
clairement fait part de leur désir de sortir avec moi, mais mon planning ne me
laisse pas beaucoup d’opportunités. Et mes soirées sont de toute manière
réservées à mes conversations téléphoniques avec Ruby. Bien que pendant mon
séjour à Amsterdam, j’ai commencé à l’appeler de bon matin, étant donné que je
suis un lève-tôt et qu’elle semble être un oiseau de nuit. Sa tenue de nuit est
d’ailleurs celle que je préfère. C’est en général léger, et je peux parfois deviner
ses tétons à travers le tissu.
Mais ce n’est pas le plus attirant. Ruby est une femme superbe et dynamique,
avec un caractère bien trempé. Elle est pleine de feu et de folie. Et ça me plaît.
Énormément. Elle est drôle, spirituelle et pleine de douceur. Et on a de
nombreux points communs, comme cette frustration quant aux attentes de nos
familles respectives. Lui parler et entendre son point de vue est toujours
vivifiant. Elle ne s’exprime jamais pour flatter mon ego, ce qui fait une
différence appréciable par rapport aux femmes avec qui j’ai pu sortir jusqu’à
présent. Qu’elle ferait du bien dans ces soirées insipides auxquelles je suis obligé
de participer ! J’aimerais qu’on sorte ensemble. J’aimerais qu’on entre ensemble
dans mon lit. Celui sur lequel elle s’allonge si souvent avec Francesca.
Rien de tout ça n’arrivera si elle entame une relation pendant mon absence. Ça
pourrait arriver. En plus de sa beauté, le compte en banque de son père peut
attiser bien des convoitises. Ce fait seul suffirait à intéresser la plupart des
célibataires vicieux du cercle d’amis d’Armstrong. Cet imbécile de Wentworth
en étant un prototype parfait.
J’essaie d’appeler à nouveau, mais je suis redirigé, une fois encore, vers sa
messagerie. Elle doit avoir éteint son téléphone. Pas grave. J’ai d’autres moyens
de la joindre. Je décide d’appeler Armstrong, mais il ne répond pas. Je téléphone
une deuxième, puis une troisième fois. Il répond enfin.
« Allô ? » On dirait que je dérange.
« Salut, Armstrong.
— Bane ! Comment vas-tu ?
— Ça va, ça va, je vais bien. »
Il murmure quelque chose et j’entends le bruit d’une chaise qui se déplace,
ainsi que des voix en arrière-plan.
« Super. J’ai entendu dire que tes projets avançaient bien. Comment tu as
trouvé Amsterdam ? Tu as profité des douceurs locales ? »
C’est bien sûr sa première question. « Si tu veux parler des coffee-shops, la
réponse est non. » Ce qui ne semble pas être le cas de Lex. Il a l’air à côté de la
plaque ces derniers jours, bien que je ne sois pas certain de la raison. Quoi qu’il
en soit, l’un de nous doit être attentif aux diverses réunions auxquelles nous
devons participer.
« Je pensais à autre chose.
— Je ne vais pas risquer ma santé contre un tour au quartier rouge. » Ce que
j’imagine parfaitement Armstrong faire, au moins avant qu’il ne connaisse
Amalie.
« Tu me déçois, Bane. Tu ne peux pas ne pas profiter de la prostitution dans un
pays où elle est légale.
— Dommage que tu ne sois pas à ma place, pas vrai ?
— Ça, j’aurais mieux su jouir des attractions locales que toi, tu peux en être
sûr. »
Je ricane. « Sauf que tu n’es pas célibataire.
— C’est sur un autre fuseau horaire. Ça ne compte pas, dans ce cas-là. »
Sa réplique ne me fait pas rire. « Écoute, Ruby m’a dit qu’elle était à un dîner
avec toi et Amalie, ce soir. Elle est dans le coin ? J’ai essayé de la joindre, mais
son portable doit être sur silencieux
— Elle est là, mais on est en plein milieu du dîner. Je peux lui demander de
t’appeler plus tard, si tu veux.
— C’est assez urgent. Ce serait mieux que je puisse lui parler tout de suite.
— D’accord, je vais la chercher. » Il couvre ensuite sans doute le téléphone de
sa main, car j’entends sa voix, mais étouffée.
Puis j’entends la voix de Ruby, étouffée elle aussi.
ARMSTRONG : Il dit que c’est une urgence.
RUBY : Oh… Très bien, passe-le-moi.
Le téléphone semble changer de main. J’entends un bruit de talons, puis une
porte qui s’ouvre et se referme, le tout toujours étouffé et ponctué d’un :
« Urgence, mon œil. » Une seconde plus tard, sa voix irritée me parvient. « Tu te
fous de moi, Bancroft ? »
J’aime quand elle prononce mon nom. J’aime qu’elle n’utilise que rarement le
diminutif, et toujours de manière ambiguë. J’aime aussi quand elle est en furie et
qu’elle en a contre moi. Oui, je suis bizarre, je sais.
« Tu as éteint ton téléphone ? » Je ne sais pas pourquoi je commence par cette
question idiote.
« Oui.
— Tu ne peux pas me faire ça. »
Entendre sa respiration provoque un effet assez incroyable sur ma queue. Je la
dégage un peu sans pouvoir m’empêcher de sourire.
« Je peux si tu te comportes comme un connard, réplique-t-elle.
— Je m’inquiète.
— À propos de quoi ? Je t’ai dit que je ne coucherai pas avec cet imbécile.
Qu’est-ce que tu veux de plus ?
— Ce n’est pas du tout ce que tu as dit.
— C’est exactement ce que j’ai dit. »
Je donnerais cher pour la voir en ce moment. Je l’imagine une main posée sur
la hanche, le menton relevé en guise de défi. « Non. Tu as seulement dit que tu
ne le ramènerais pas dans mon appartement. Tu m’as largement laissé interpréter
le reste.
— Mais de quoi tu parles, enfin ? » Je sens que sa colère faiblit un peu. C’est
tout ce dont j’ai besoin. « Et je crois même que tu l’as fait exprès.
— Tu racontes vraiment n’importe quoi (sa voix semble hésiter). Est-ce que cet
appel a un objet précis ou est-ce que tu essayes de démarrer une nouvelle
engueulade sur une question de ressenti ?
— Ce n’est pas une question de ressenti.
— Tu es insupportable ! C’est quoi, ton problème, exactement ?
— Je te l’ai dit, je suis inquiet.
— Pour quelle raison, je te prie ?
— Tu as bu et tu es susceptible de prendre de mauvaises décisions quand tu es
sous l’emprise de l’alcool.
— Oh, la vache. Tu me prends vraiment la tête, là.
— Il n’y a pas si longtemps, tu as embrassé un parfait inconnu après avoir bu
un verre, tu ne crois pas que c’était une mauvaise décision ? » Je la pousse à
bout. C’est une mauvaise idée, mais je ne peux pas m’en empêcher. Je ne veux
pas que quelqu’un comme Wentworth lui fasse tourner la tête et profite d’elle. Je
veux être celui qui le fera. Et plusieurs fois de suite. Mais sans l’aide de l’alcool.
Je préfère qu’elle soit sobre et consentante quand je la mettrai nue.
« C’est ça, ton urgence ? Tu veux me reparler de cette histoire de baiser ? Dans
quel but ? Pour t’assurer qu’aucun des amis d’Armstrong ne me mette la main
dessus ? Je te le répète, Wentworth ne m’intéresse pas du tout. C’est l’exact
opposé de mon type de mec. Mais si tu continues à me harceler ce soir avec des
âneries pareilles, je vais finir par coucher avec lui juste pour t’emmerder.
— Tu ne le feras pas.
— Tu essayes encore de me dire ce que je dois faire ? »
Si elle pouvait m’atteindre, je suis sûr qu’elle passerait sa main à travers le
téléphone pour m’étrangler. « Je ne crois pas que tu sois capable de coucher avec
quelqu’un juste pour m’emmerder.
— Tu es parfaitement certain de ça, Bane ? » Sa voix est soudain plus douce,
menaçante, même. « Tu veux vraiment me mettre au défi ? »
Je n’ai aucune réponse valable à ça. Je m’en rends compte en même temps que
j’ouvre puis referme la bouche, et qu’aucun mot ne trouve son chemin hors de
ma gorge. Je n’en suis pas sûr, en vérité. Je crois que j’ai raison. J’espère que j’ai
raison. J’ai le sentiment que Ruby est plus réservée qu’elle veut bien l’admettre,
ou au moins plus sélective.
L’embarras qui existe chez elle au sujet de la scène du baiser me le fait penser.
Je pense aussi qu’elle est plus susceptible de prendre de mauvaises décisions
quand elle a bu (m’embrasser alors qu’elle ne me connaissait pas, par exemple).
Décision que je ne regrette pas le moins du monde, cependant. Ce que je regrette
peut-être un peu, c’est de ne pas avoir obtenu une sorte d’exclusivité en la
laissant habiter chez moi. Mais à ce moment-là, je ne la connaissais que depuis
deux jours. Ça aurait été un comportement assez bizarre et tout à fait autoritaire.
Quelques mots auraient suffi. Si Mme Blackwood n’avait pas interrompu nos
adieux, je lui aurais donné ce baiser et on ne serait pas en train d’avoir cette
dispute maintenant.
Je prends une profonde inspiration et décide de jouer la carte de l’honnêteté.
« Ruby Scott, je te connais déjà trop bien pour savoir que je ne peux en aucun
cas te dire ce que tu dois faire, mais la dernière chose que je veuille est qu’un
abruti comme Wentworth te mette la main dessus, surtout si c’est seulement pour
te baiser. »
Sa respiration se fait ensuite entendre pendant quelques secondes. Une
respiration profonde. Le genre dont je m’accommode très bien. Le genre que
j’aimerais entendre en contexte sexuel.
« Je vais raccrocher, maintenant, et tu ne vas pas me rappeler ce soir, parce que
tu ne veux pas savoir jusqu’où il faut me pousser pour atteindre ma limite. »
La liaison est coupée sans que j’aie droit à un mot de plus. Je brûle d’envie de
la rappeler, mais je sais que c’est une mauvaise idée. Une très mauvaise idée. Je
décide donc d’abandonner pour ce soir. Il est tard. Je devrais aller dormir. Mais
ce salaud de Wentworth me revient sans cesse en tête, de même que l’angoisse
qu’un autre homme puisse séduire Ruby, et ainsi me retirer toutes mes chances
avec elle.
*
Ça fait quarante-huit heures, maintenant. J’ai essayé d’appeler Ruby hier, mais
la seule réponse que j’aie obtenue consistait en deux photos impersonnelles de
Tiny et de Francesca. Tiny était sur le dos de sa main. Francesca se cachait sous
mes draps. Mes draps en désordre. Cela me rappelle qu’elle a mes animaux sous
sa garde et toutes mes affaires à disposition, mon lit inclus.
Je n’ai sans doute pas bien réagi à l’affaire Wentworth. J’ai appelé Armstrong
le lendemain pour lui passer un savon. Sauf qu’il a bien ri et trouvé ma réaction
injustifiée. Puis il a poursuivi en me disant que je n’avais rien à craindre,
qu’autant qu’il pouvait en juger, Ruby était une fille frigide et qu’il doutait
qu’elle puisse ouvrir ses cuisses ou même sa bouche pour qui que ce soit. Je l’ai
à nouveau insulté pour avoir dit ça.
Je sais que ce qu’il dit est faux. Elle a ouvert sa bouche pour moi. Et j’espère
que les cuisses suivront.
Le jour suivant, elle finit par répondre à mon appel. J’ai envoyé un bouquet à
l’appartement en espérant que ça l’apaiserait un peu. « Salut », dis-je en guise
d’introduction.
Elle me considère fixement à travers l’écran. Si j’étais dans l’appartement avec
elle, je serais en mesure d’effacer cette moue boudeuse de son visage. Mais je
suis à l’autre bout du monde, et je n’ai que les mots.
« Je suis désolé. »
Les bords de sa bouche se contractent. Imperceptiblement, presque un tic
nerveux. Elle est en train de manger des pâtes. Elle plonge sa fourchette dans le
bol et la tourne lentement tout en contemplant son repas avec intensité. Puis elle
ouvre la bouche. Sa bouche pulpeuse. Celle dans laquelle ma langue est déjà
entrée. Celle que j’aimerais sentir autour de ma… la fourchette glisse entre ses
lèvres.
Un bruit la fait sursauter. Puis je réalise que c’est moi. Je viens de grogner.
La fourchette ressort maintenant. Elle mange des pasta primavera. La sauce est
à base d’ail et d’huile d’olive. Son haleine doit être horrible, à l’heure actuelle,
mais ses lèvres sont luisantes et mon esprit devient incontrôlable, comme le
contenu de mon pantalon.
C’est elle qui a la main. Elle le sait. Elle lève un sourcil et mâche lentement. Il
lui faut une éternité pour dire enfin quelque chose. « Tu t’excuses ?
— Oui. » Ma voix est basse et rauque. Bon sang. Il faut que je reprenne le
contrôle de mon esprit. Pourquoi est-elle aussi attirante ? Pourquoi est-ce que
j’aime qu’elle ne veuille pas me pardonner mon attitude de l’autre jour ?
Pourquoi suis-je excité par sa colère ?
« De quoi tu t’excuses exactement ? D’avoir été un connard ?
— Les fleurs sont arrivées ? » J’avoue que j’espérais que le bouquet soit un peu
plus efficace.
« Oui. Elles sont très belles. Mais j’aimerais quand même savoir pourquoi tu es
désolé au point de m’envoyer des fleurs. »
C’est une très bonne question. Une question légitime. La carte n’était pas assez
grande pour que je puisse m’étendre en explications, aussi ai-je opté pour un
lapidaire Désolé d’avoir été un connard. Je dois me débrouiller pour lui donner
une explication qui ne m’enfonce pas encore un peu plus la tête sous l’eau. « Je
te présente mes excuses pour avoir douté de toi. » Comme je n’obtiens rien de
nouveau, je poursuis. « Je sais que tu es une femme intelligente, et plus que
capable de prendre les bonnes décisions. Ce n’est pas de ça que j’avais peur,
mais de la possibilité que Wentworth profite de la situation. »
Un long silence s’ensuit. Elle mâche avec lenteur, puis se tamponne
délicatement la bouche avec une serviette. « Bon. J’imagine que tes craintes
étaient fondées. Wentworth est une véritable ordure et j’ai effectivement
embrassé un étranger après un verre de Martini. Mais pour ma défense, j’ai été
prise de court et l’étranger en question était incroyablement attirant. »
C’est à mon tour de garder le silence. « Était ?
— Mmmh.
— Mais n’est plus incroyablement attirant ?
— Son comportement récent lui a fait perdre quelques points.
— Quelques points ?
— Je suis sûre qu’il est capable de les regagner s’il endosse l’attitude adéquate,
cela dit.
— Combien de points j’ai perdu ?
— Pourquoi tu penses que je parle de toi ? » La légèreté de son ton s’estompe
et son attention se concentre à nouveau sur ses pâtes. « Comment sais-tu que je
n’ai pas embrassé un autre inconnu, influencée par un verre de Martini pendant
que tu profitais des attractions locales de la belle ville d’Amsterdam ?
— Les attractions locales ? »
Elle lève à nouveau sa fourchette après avoir engrangé quelques spaghettis,
mais elle marque un arrêt et ces dernières retombent dans le bol, tandis qu’elle
me lance un regard entendu. « Allez, Bane, tu es dans un pays où les drogues
sont légales, de même que la prostitution. Tu ne passes pas ta vie au travail,
non ?
— Tu crois que je paierais pour du sexe juste parce que c’est légal ? »
Elle hausse une épaule avec désinvolture, mais son corps reste dans une
attitude sévère. Depuis qu’on est loin l’un de l’autre, je suis devenu plutôt bon
pour la deviner. Ruby est assez expressive, en vérité : gestes des mains,
expressions du visage, posture me disent ce que ses mots épineux ne me disent
pas. Et je sens que ça l’énerve. Cette constatation me rassure, car il me semble
que nous revenons en terrain connu.
« Tu le penses vraiment, Ruby ? » dis-je sur un ton mordant et sincère.
Son regard croise le mien. J’y perçois ce que j’espérais y voir : de l’inquiétude.
« C’est assez vexant, je dois dire. Tu devrais me connaître un peu mieux que
ça, maintenant. »
Elle émet un ricanement moqueur.
« Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire ? »
Son regard retombe maintenant, en même temps que sa voix.
« Armstrong a laissé entendre que tu t’amusais bien, là-bas. »
Enfoiré d’Armstrong. La prochaine fois que je joue au golf avec lui, il se prend
un fer n° 9 dans la tête. « Armstrong est parfois un vrai connard. »
Elle triture sa serviette jusqu’à ce qu’elle finisse par se déchirer.
« Alors tu n’es pas allé voir de prostituée ? Tu n’as même pas fumé un narguilé
dans un de ces coffee-shops ?
— Cette dernière activité est-elle approuvée ou est-ce que ça va encore me
coûter des points ? »
Un soupçon de sourire apparaît au coin de sa bouche. « Tu pourrais en regagner
quelques-uns si tu m’envoyais une photo. »
J’aimerais tant pouvoir la toucher à travers l’écran. « Tu pourrais t’en servir
pour me faire chanter. »
Elle bat des cils. « Tu crois que je serais capable de si basses manœuvres ?
— Je ne sais pas. Tu m’as laissé entendre que tu serais capable de coucher avec
Wentworth. Ma foi est quelque peu ébranlée.
— Tu essayais de me dire quoi faire ! »
Je contre-attaque. « Tu étais ivre et tu risquais de prendre la mauvaise
décision ! »
Elle se penche en avant, les yeux mi-clos, le feu de retour dans son regard. « Je
n’étais pas ivre. »
Je lève un sourcil.
Elle penche sa tête sur le côté et me concède le point. « D’accord. J’étais un
peu ivre.
— Et il y avait ce décolleté. Cet immense décolleté.
— Il n’était pas immense. C’était un décolleté parfaitement proportionné. Tu as
utilisé la notion d’interdit. À ce stade, tu devrais savoir que l’emploi de ce terme
ne peut que me donner envie de faire exactement le contraire de ce que tu
souhaites. Tu sais ce qui s’est passé la dernière fois que quelqu’un a essayé de
m’empêcher de faire quelque chose ?
— J’ose espérer que ce n’était pas coucher avec un imbécile. » Tant de pensées
inappropriées me traversent l’esprit. Je songe à tester sa notion d’interdit à
travers toute une variété de scénarios.
Ruby me lance un regard noir, comme si elle devinait mes pensées. « Non. J’ai
déménagé à New York pour poursuivre mon rêve. » Elle marmonne quelque
chose d’autre que je ne parviens pas à saisir. « Peu importe. Si tu as encore du
temps pour te payer du bon temps avec autre chose qu’une prostituée, je te
conseille de te rendre dans un coffee-shop pour un bon narguilé, ça va te calmer
un peu. »
Je me passe une main dans les cheveux. « Je suis très calme, en général.
— Tant que mon décolleté et Wentworth n’entrent pas en considération.
— Je n’ai aucun problème avec le décolleté, tant que Wentworth reste à
distance.
— Mais dans tous les autres cas, le décolleté est recevable.
— Je ne répondrai pas sur ce point. Je suis déjà noyé sous une pluie de déficits
de points, et là c’est une question piège. »
Elle pointe sa fourchette vers l’écran. « Ça finit par rentrer, à ce que je vois.
— Comment vont mes deux autres chéries ? » J’essaie de changer de sujet pour
éviter de continuer à m’enfoncer.
Ruby cligne plusieurs fois des yeux, comme si ma réplique l’avait choquée.
« Autres chéries ?
— Tiny et Francesca. » J’aime quand elle fait mine de ne pas comprendre.
« Oh. Bien sûr. » Elle secoue imperceptiblement la tête. « Tu veux les voir ?
— Quand tu auras fini de manger. Ne laisse pas ton plat refroidir.
— C’est bon, j’ai fini. » Elle m’amène d’abord voir le terrarium, où Tiny se
repose sur un rocher. Puis elle va rendre visite à Francesca, qu’elle sort de sa
cage et qu’elle dépose dans ma chambre.
« Désolée, je n’ai pas fait ton lit. On s’est amusées jusque tard dans la nuit, hier
soir. »
Il y a du remue-ménage. J’entends quelques objets s’écraser au sol, puis elle
cale le téléphone contre un coussin et grimpe dans le lit. Elle porte encore ce
petit caleçon. Et ce petit haut. Ses jambes sont incroyables. J’ai envie de pendre
ses chevilles à mes épaules et que le peu de vêtements qu’elle porte se perde
dans l’opération. Pas que ce scénario ait été mûrement réfléchi, mais il me passe
tel quel par la tête.
Francesca court partout sur le lit et joue à cache-cache sous les couvertures
jusqu’à ce qu’elle commence à fatiguer. Elle grimpe alors sur les genoux de
Ruby et passe sa tête sous son T-shirt.
« Qu’est-ce qu’elle fabrique ?
— Elle adore se cacher dans mes seins. » Francesca fait ressortir sa tête par son
col.
« Petite maligne. »
Je ne tiens plus, il faut que je rentre à la maison. En fait, j’ai bon espoir de
pouvoir revenir un peu plus tôt. Je n’ai plus que quelques détails à régler à
Amsterdam avant de rentrer à Londres. Lexington y retourne avant moi pour
continuer d’avancer là-bas. Ce qui me va bien, parce qu’il commence à me taper
sur le système, à tout vouloir contrôler. Il me semble aussi que son incapacité à
laisser les prostituées tranquilles interfère avec la qualité de son travail. Il sait se
tenir normalement, mais en ce moment, c’est loin d’être le cas. Il aurait besoin
de décrocher quelques jours.
J’ai vu tout ce que j’avais à voir ici, et c’est à la maison que j’ai envie d’être,
maintenant. Dormir dans mon lit, manger ma propre nourriture, préparée dans
ma propre cuisine. J’ai envie d’un dîner avec Ruby. Sauf qu’elle est censée
repartir au moment où je vais rentrer. Ce qui ne me convient pas du tout.
J’aimerais pouvoir passer plus de temps avec elle.
« Et pour le boulot, ça avance ? »
Ruby se mord la lèvre et son regard se détourne. « Ça va. J’ai une autre
audition cette semaine. Et j’ai quelques entretiens pour des boulots à mi-temps,
plutôt de l’alimentaire.
— Oh. Ce sont de bonnes nouvelles, alors ? » Son ton donne à penser que c’est
le contraire. Le fait qu’elle cherche quelque chose en dehors du théâtre veut dire
qu’elle a du mal à trouver un rôle. Pourtant c’est une actrice née, en tout cas
d’après les histoires qu’elle m’a racontées. Dès qu’elle a su parler, elle a
commencé à jouer. Les concerts de fin d’année, les cours de théâtre, les rôles
principaux dans tous les spectacles, au lycée. Son histoire ressemble à la mienne
avec le rugby, sauf que sa carrière n’a jamais vraiment décollé et que la mienne
est déjà finie.
« Oui, c’est vrai. On dirait que les choses s’améliorent.
— Et pour ton appartement ? Tu en as vu un qui te plaisait ? » C’est une des
raisons pour lesquelles je veux rentrer au plus vite. J’ai envie de pouvoir profiter
d’elle un peu avant qu’elle parte.
« Oh, euh, eh bien… je cherche toujours. Mais j’ai quelques amis chez qui je
peux rester quand tu seras revenu. » Elle approche ses doigts de sa bouche. Elle
ne se ronge pas les ongles, mais j’ai l’impression qu’elle en a envie.
« Ça fait beaucoup de travail pour rien.
— De quoi ?
— Déménager tes affaires encore une fois.
— Oh. Il n’y a pas tant d’affaires que ça, en fait.
— Quand même. Ce n’est pas la peine. Je veux dire, partir au moment où je
reviens. Tu peux aussi rester jusqu’à ce que tu trouves quelque chose qui te
convienne vraiment.
— C’est vraiment gentil de ta part, Bancroft, mais je ne veux pas m’imposer.
Tu as déjà fait suffisamment pour moi.
— Non, tu ne m’imposes rien, Ruby. J’ai de la place, et Francesca t’adore. Je
n’ai pas envie que tu doives déménager encore pour recommencer quelques
semaines plus tard. Il n’y a aucune raison de se presser. Je ne veux pas que tu te
précipites juste parce que tu penses que tu peux être une gêne pour moi. »
Ruby pose sa joue sur son poing. Francesca est toujours nichée entre ses deux
seins, le museau en l’air. « Tu es sûr de ça ?
— Absolument sûr. Il y a largement la place.
— Évidemment, je paierai un loyer et je participerai aux frais quotidiens.
— On pourra négocier ça plus tard. Ce n’est pas le plus important.
— Je ne veux pas être entretenue. »
Je serais plus que ravi de l’entretenir aussi longtemps qu’elle le désirera, mais
je garde cette pensée pour moi. « On en reparlera quand je serai de retour.
— D’accord. Merci, Bancroft. Tu es vraiment trop gentil avec moi, surtout
après que je t’ai laissé sans nouvelles pendant deux jours.
— J’essaie de regagner quelques points. J’en suis où, d’ailleurs ? »
Elle sourit et baisse la tête, puis grattouille le menton de Francesca, idéalement
placé juste au-dessus de ses seins. Jamais je n’aurais cru pouvoir être jaloux d’un
furet. Au moins, j’ai une bonne excuse pour contempler cette zone-là. Ses yeux
se relèvent et un sourire commence à poindre. « Un solide neuf et demi,
maintenant. Tu es presque revenu à ton score de départ.
— Parfait. » Je me mets peut-être dans une position difficile en lui proposant de
rester, mais je ne compte pas laisser passer cette chance d’obtenir ce que je veux.
13

Du boulot pour les chômeurs

RUBY
Ma situation se stabilise sur le court terme, ce qui est une bonne chose, car je
commençais à paniquer sérieusement avec le retour de plus en plus imminent de
Bancroft. J’aimerais vraiment pouvoir ralentir le temps.
« Bien. Tu as un endroit où vivre pour le moment. C’est une bonne nouvelle. »
Amie a l’air rassuré.
J’acquiesce, même si je ne suis pas sûre qu’on puisse qualifier la situation de
« bonne ».
Bancroft va me laisser vivre dans son appartement jusqu’à ce que je trouve un
nouveau chez-moi. C’est de loin la meilleure option pour moi. Jusque-là, j’avais
réussi à rester relativement positive, mais plus le retour de Bancroft approchait,
plus je m’inquiétais de devoir retourner à Rhode Island pour travailler avec mon
abrutie de belle-mère.
Cela dit, le petit jeu qui s’est installé entre lui et moi paraissait acceptable tant
que je savais devoir quitter son appartement. Puisque je n’étais que sa gardienne
d’animaux temporaire, la chose restait assez inoffensive. Maintenant que je
m’apprête à devenir sa colocatrice, je ne suis plus sûre que ce soit si acceptable
que ça. La situation pourrait se compliquer, surtout si ça ne marche pas entre
nous et que je vis toujours là.
« Et tu es à deux doigts de trouver du travail. Une audition demain, c’est ça ?
Les choses se débloquent, c’est génial !
— Et j’ai quelques entretiens pour un mi-temps. » Je suis contente qu’au moins
l’une de nous deux soit optimiste.
Elle sirote sa tisane thérapeutique. Elle suit une sorte de régime santé. Ça
ressemble d’ailleurs surtout à un régime tout court. Ce qui est absolument
ridicule, étant donné le gabarit d’Amie. Elle n’a d’ailleurs jamais dû faire
d’efforts pour ça, étant naturellement taillée comme un mannequin. Elle ne s’est
jamais souciée de son poids. Jusqu’à récemment. Ce que je mets sur le compte
des remarques incessantes et absurdes d’Armstrong. Celui-là, je l’aime de moins
en moins à mesure que j’apprends à le connaître. « Pour quel genre de boulot tu
postules ?
— Un dans un restaurant, l’autre dans un café. J’ai juste besoin d’un peu
d’argent rapidement pour m’en sortir. » J’évite les boîtes de nuit pour le moment.
Je n’ai aucune envie de me retrouver dans la même situation que la dernière fois.
« Oh. » Amie fait une moue désapprobatrice. « Et si je demandais à Armstrong
s’il ne peut pas te trouver quelque chose ?
— Merci, mais je ne préfère pas. » Si j’accepte un travail d’Armstrong, ça
arrivera tôt ou tard aux oreilles de mon père. Ce que je veux éviter à tout prix.
« Allez, Ruby. C’est juste le temps que tu décroches le rôle que tu mérites. »
Je prends une gorgée de café. J’ai besoin du maximum d’énergie possible. Je
vais bientôt me remettre à distribuer des CV et à répondre à des offres d’emploi.
Pour des boulots que j’aurais dû chercher à l’université, pas après.
« Et qu’est-ce que je vais faire quand Bancroft va rentrer ? Je sais que je peux
rester un peu ici, mais je vais bien devoir me trouver un autre logement que sa
chambre d’ami. » Comme sa propre chambre, par exemple.
« Tu auras un chez-toi, ne t’inquiète pas. »
Je ne sais pas si elle a raison, mais je n’ai pas envie de lui dire ça. Je me suis
mise toute seule dans cette situation. Elle en a fait assez pour moi en me trouvant
un endroit où vivre le temps que les choses s’arrangent. Si seulement tout cela
pouvait se débloquer, et vite.
« Qu’est-ce que c’est que cette odeur ? » Le nez d’Amie se plisse tandis que je
sors mon téléphone de mon sac. Je pose une main sur ma bouche, également
gênée par l’odeur. « Mais qu’est-ce que c’est ? » J’observe les alentours,
essayant de trouver l’origine de la puanteur ambiante.
« Je ne sais pas, mais on ne devrait pas rester dans le coin. Ce truc m’a l’air
toxique. »
Je rassemble mes affaires. J’ai du pain sur la planche, aujourd’hui. Les pauses-
café sont faites pour ceux qui ont un vrai travail.
*
Sans que je sache pourquoi, l’horrible odeur sentie au café semble me
poursuivre. Je continue à me demander comment elle a pu se greffer à mes
narines. Les gens que je croise semblent aussi vouloir m’éviter.
Je vérifie mes semelles, à la recherche d’un reste de carcasse ou de crotte de
chien, mais je ne trouve que quelques gravillons coincés dans leurs rainures.
Tout ça est vraiment bizarre.
À la fin de la journée, je me sens au bord de la crise de nerfs. Je viens de
refermer la porte d’un dernier café. La situation était assez embarrassante, le
patron devant avoir à peine dix-sept ans, si l’on en juge par son incapacité à
arborer plus qu’un lambeau de moustache duveteux.
Cette journée a été un échec sur toute la ligne. Tout ce que je veux, c’est un
travail. Peu importe ce que c’est, tant que je peux avoir un salaire décent. J’ai été
économe avec ce que m’a laissé Bancroft, mais je ne veux pas devoir compter
sur cet argent. D’autant plus que je suis bientôt censée devoir lui payer un loyer.
Appeler mon père n’est pas une option, celui-ci ayant clairement laissé
entendre que je devais rentrer à Rhode Island si je voulais améliorer ma
situation. J’ai vraiment besoin de prendre l’air, aussi, je décide de rejoindre le
métro pour gagner Central Park.
Bancroft est en transit aujourd’hui encore. Il doit rentrer à Londres pour
boucler son tour européen, et je ne devrais pas avoir de nouvelles de lui avant ce
soir ou demain. Le ronronnement du métro m’apaise. Je ferme les yeux, fatiguée
par l’inquiétude que provoquent son retour imminent et le fait que je n’ai
toujours rien à faire valoir après toutes ces semaines à battre le pavé.
Un mouvement de la rame plus brusque que les autres me tire de ma rêverie.
Apparemment, je me suis endormie un moment, car je ne reconnais pas la
station. Je sors du métro presque vide et rejoins le quai, confuse et désorientée.
Le soir commence à tomber, et je me rends compte que je me suis absentée un
moment. Je dois être sacrément crevée. Je suis dans une partie totalement
inconnue de la ville. Et je dois aller soulager ma vessie comme personne d’autre
en ce monde.
Je trouve ce qui ressemble à un bar nommé EsQue. C’est ouvert, et je me
dépêche d’entrer. Le couloir est peint dans un bordeaux intense, et une volée
d’escaliers mène à un sigle lumineux et clignotant en forme de flèche. Les
clients un peu trop éméchés doivent payer un lourd tribut à ce passage. Mon
envie d’aller aux toilettes l’emporte sur mon désir de trouver un autre endroit.
Je dévale les marches et tombe nez à nez avec un videur. « Carte d’identité, s’il
vous plaît. » Sa main est levée pour me barrer le passage.
Je sautille d’un pied à l’autre pour éviter l’accident en même temps que je
fouille mon sac à la recherche de mon portefeuille. Je suis soudain frappée par
cette odeur odieuse. Cette même odeur insupportable qui m’a suivie toute la
journée. Comme si un rongeur s’était glissé dans mon sac pour venir s’y
décomposer. Je touche quelque chose de mou et retiens un haut-le-cœur.
J’enfonce mon nez dans le creux de mon bras pour me protéger de l’infection
tandis que je m’agenouille pour faciliter l’opération.
Le videur émet un grognement, mais ne m’aide pas pendant que je fouille mon
sac au niveau de son entrejambe. Je me démène comme je peux tout en évitant
d’approcher l’étrange matière malodorante, en même temps que je fais un effort
terrible pour ne pas me pisser dessus. La manœuvre, bien évidemment, ne fait
que sublimer le panache nauséabond.
Le videur laisse entrer trois hommes en costume sans leur demander leur carte,
mais j’imagine que leurs tempes grises parlent pour eux.
— Vous avez une carte d’identité ou pas ? demande-t-il, irrité.
« Vous n’avez pas une lampe de poche ? Je n’y vois rien ! »
Il m’aveugle avec la lampe de son téléphone avant de la diriger vers mon sac.
Je retrouve mon portefeuille entouré de rouges à lèvres, de quelques stylos, de
serviettes hygiéniques, d’une liasse de mouchoirs et de… trois sacs congélation.
C’est à ce moment que je me souviens des apéritifs amassés en douce aux
fiançailles d’Amie. Après l’épisode de la grippe, ils m’étaient complètement
sortis de la tête. Je n’ai pas retouché à ce sac depuis ce jour-là. Ça fait donc des
semaines qu’ils marinent là-dedans. Leur contenu semble s’être liquéfié pendant
la phase de pourrissement. L’un des sachets en particulier, qu’on devine luisant,
semble être la source principale de l’odeur putride. Je parviens à récupérer le
portefeuille sans déranger les sacs et montre ma carte au videur.
« C’est vingt dollars l’entrée.
— Mais je veux juste aller aux toilettes.
— C’est vingt dollars l’entrée », répète-t-il, totalement inexpressif.
Au vu de la situation, je n’ai pas le temps de trouver autre chose. Je tire vingt
dollars de mon portefeuille en grognant, puis me dirige tout droit vers les
panneaux indiquant les toilettes. Il n’y a pas foule, heureusement. Je passe
ensuite le meilleur moment de ma vie dans ce genre de lieu. La manifestation
physique même du mot soulagement. Ça valait bien ses vingt dollars.
Une fois mon affaire terminée, je retire précautionneusement les sachets
explosifs de mon sac et les laisse tomber dans la poubelle. Puis je me lave les
mains quatre fois de suite. L’odeur semble incrustée dans mes narines et une
fuite dans l’un des sachets a souillé tout le fond de mon sac. J’essaie de le
nettoyer au mieux avec du papier toilette, consciente de ma chance qu’ils n’aient
pas tout simplement éclaté à force d’être transbahutés, d’autant plus qu’un ciseau
et une pince à épiler traînent quelque part. J’ai malheureusement l’impression
que je vais devoir jeter ce sac, ce qui me rend un peu triste, car je l’aime bien et
que je n’ai pas les moyens de m’en payer un autre.
En sortant des toilettes, je manque de bousculer une autre femme. Je fais un pas
de côté et murmure une excuse.
« Il y a une odeur horrible, là-dedans », dis-je pour qu’elle ne pense pas que
j’en suis responsable, même si c’est effectivement le cas. Puisque je suis dans le
bar et que j’ai payé l’entrée, autant me commander un verre, le temps de penser
au meilleur moyen de rentrer.
L’absence de queue aux toilettes pour femmes aurait dû me mettre la puce à
l’oreille, mais comme il n’est pas très tard, j’ai mis cela sur le compte de la
faible affluence. De plus, l’urgence dans laquelle se trouvait ma vessie m’a
empêchée de vraiment prêter attention aux lieux. La salle est presque
exclusivement occupée par des hommes, avec quelques femmes éparpillées çà et
là.
Je me dis d’abord que je suis dans un club de strip-tease, mais les femmes qui
dansent sur scène ne se semblent pas vouloir se dévêtir. Enfin, pas totalement.
Elles sont légèrement vêtues, mais leurs tenues ressemblent davantage à des
déguisements. L’absence de barres de danse ajoute à mon doute initial.
Il me faut quelques secondes de plus pour me rendre compte que je suis en fait
dans un cabaret burlesque. Pas du vrai burlesque, disons plutôt une variante
moderne. Ces femmes ne sont pas là pour se mettre nues. Bien sûr, leurs
costumes sont extravagants et osés, mais le spectacle reste du domaine du
sensuel. Et il n’y a pas de barres autour desquelles danser ou glisser. J’ai
auditionné pour un rôle dans une pièce burlesque, récemment. La fois où je suis
tombée sur la tête.
Je m’assieds au bar et commande un soda. Une boisson alcoolisée me coûterait
trop cher et je serais tentée de vider mon verre d’un trait. Le spectacle est en fait
assez élégant, plus élégant que celui pour lequel j’ai auditionné. Chaque pièce de
costume est pensée pour être retirée de façon stratégique, sans que ça ne paraisse
jamais pornographique. Les danseuses savent ce qu’elles font. La plupart, en tout
cas. C’est un vrai travail de professionnelles, mais quelque chose semble clocher
dans la chorégraphie. On dirait qu’une personne manque à l’appel.
Je sirote mon soda, qui est rapidement terminé, étant donné ma grande soif. La
serveuse me rejoint et me demande si je veux un autre verre. Je regarde mon
téléphone et me demande si j’ai vraiment le temps de consommer des boissons
non alcoolisées dans un bar.
Elle pose un verre plein devant moi avant que j’aie pu formuler une réponse.
J’ouvre alors mon sac, mais elle me fait un signe de la main. « C’est pour moi.
— Merci. » Je lui lance un regard interrogatif et elle hausse les épaules. « Je
dois avoir l’air plutôt désespéré. »
Elle me fait un petit sourire en même temps qu’elle essuie le bar devant moi.
« J’ai vu ce qui s’est passé à la porte. J’imagine que tu n’avais pas prévu
d’atterrir ici. Et, oui, désespérément innocente semble devoir être ton
qualificatif. »
Je ris de bon cœur, puis soupire et lève mon verre avant de me retourner vers la
scène. « Ce sont toutes des pros, non ?
— La plupart. Deux des meneuses ont fait une école de burlesque. Les autres
ont été danseuses avant. »
J’observe la fille qui tient le centre de la scène. Ses formes sont incroyables.
« Combien gagne une danseuse, ici ?
— Ça dépend des filles, du nombre de numéros qu’elles font et de la foule
qu’elles attirent.
— Ce n’est pas un tarif horaire ?
— Elles peuvent gagner pas mal de pourboires pendant leurs numéros solos.
Pourquoi ? Tu cherches du boulot ? »
Je me retourne vers elle. Son expression semble indiquer qu’elle pense me faire
une blague.
Je me tourne à nouveau vers la scène. J’ai l’entraînement et les compétences
pour apprendre ces mouvements. Ils ne sont pas étrangers à mon répertoire. J’ai
probablement vu Burlesque un bon million de fois. Mon père ne s’en remettrait
pas s’il savait que je travaille dans un cabaret parce que je n’ai ni argent ni
alternative d’emploi. Ce qui ne serait pas une si mauvaise chose, finalement. Si
je lui faisais suffisamment honte, il est possible qu’il m’interdise de jamais
travailler pour lui.
Je me rends compte que je n’ai pas encore répondu à la question. « Tu sais si le
manager embauche ? »
La serveuse m’observe attentivement, le regard soudain intéressé et scrutateur.
Je reste vague. « J’ai une formation professionnelle. »
Elle semble sceptique. « Quel genre de formation ?
— Cours de danse, de chant et de théâtre, à l’université. » Je tourne le verre
entre mes doigts.
« Ah bon ? Quelle université ?
— Une petite université en dehors de la ville. » Si elle me demande de préciser
encore, jamais elle ne voudra me donner une audition, et encore moins un
travail, alors je me dépêche d’enchaîner : « J’ai eu mon diplôme il y a deux ans,
mais difficile de se faire une place dans le milieu quand on ne connaît personne.
J’ai réussi à avoir quelques petits rôles, mais rien de sérieux. On a toutes des
rêves de gloire, non ?
— Pour sûr. » Son regard se tourne vers mon sac. Heureusement, le nom de la
marque est caché. « Reviens demain à midi si tu es prête à t’engager
sérieusement. »
Je relève un peu le buste. « Sérieusement ?
— Je ne te promets rien. » Elle fait glisser sa carte sur le bar, et je m’en saisis
comme s’il s’était agi d’un billet de cent dollars. « Mais la troupe a besoin d’une
nouvelle fille. Si ça se trouve, tu peux faire l’affaire. Si tu sais bouger, bien sûr. »
*
Je ne traîne pas longtemps dans le bar. Je laisse un pourboire pour le verre
gratuit (pas trop gros, pour ne pas donner l’impression que j’essaie d’acheter le
job), puis regagne la rue et entre l’adresse du bar dans mon téléphone. Je suis
sacrément loin de la maison. En fait, je suis beaucoup plus près de mon ancien
appartement. Le travail est loin d’être idéal, mais c’est un boulot, et faire
quelque chose d’un peu osé peut s’avérer amusant en attendant de trouver
mieux.
Ce serait seulement transitoire. Pour pouvoir mettre mes dettes sous contrôle et
en attendant qu’une audition intéressante se présente.
Rentrer chez Bancroft me prend au moins une heure. Je lis des articles sur le
burlesque pendant le trajet en métro. Le degré de paillardise varie beaucoup,
mais ce club semble tourné du côté conservateur et classieux du genre, ce qui
vaut quand même mieux. Je ne voudrais pas d’un boulot qui me donnerait
l’impression de glisser vers une carrière de strip-teaseuse. C’est une ligne que je
ne franchirai jamais. J’ai une formation jazz et classique, aussi, je devrais
pouvoir apprendre n’importe quelle chorégraphie. Je n’ai qu’à faire comme pour
n’importe quelle autre audition. Une fois à la maison, je lance des vidéos
musicales et me lance dans une chorégraphie que j’ai en tête depuis que j’ai vu
le film Burlesque.
Je mets quatre alarmes en place et prépare mon trajet du lendemain matin. Je
vais ensuite au lit et effectue une petite prière aux dieux de la stabilité financière,
pour qu’ils m’aident à décrocher ce travail.
Le lendemain matin, je reçois un message de Bancroft quelques minutes avant
de partir. Je lui explique que je suis en route pour une audition et reçois un fer à
cheval et un trèfle à quatre feuilles en guise de réponse.
À midi moins le quart, je suis devant la porte du bar, habillée de ce que j’espère
être une tenue d’audition décente. Sous une robe classique, je porte un caraco
noir à lacets et une paire de bas de danse, noirs également. C’est simple et ça en
montre assez, enfin j’espère. Mes chaussures sont dans mon sac. J’ai apporté des
talons et des chaussures simples, pour parer à toute éventualité.
Le bar semble un peu plus miteux, à la lumière du jour, qu’il ne l’était l’autre
nuit. J’essaie d’ouvrir la porte, mais elle est fermée. Il y a peut-être une sorte de
porte de service. Je fouille mon sac pour retrouver la carte que m’a remise la
serveuse. J’en ai changé ce matin, avant de partir. Je suis toujours en deuil de
mon ancien sac qui, je le crains, va sentir l’apéritif décomposé pour l’éternité.
J’y ai tout de même vidé un paquet entier de bicarbonate de soude avant de
l’asperger d’eau de Cologne, avec le mince espoir de le récupérer.
La porte s’ouvre avant que je retrouve la carte. La serveuse de la nuit dernière
m’accueille, en costume et en corset plutôt qu’en jean. « Wow. Je suis surprise
que tu sois venue. Tu dois être vraiment désespérée.
— J’ai besoin d’un boulot, c’est tout. » Je maintiens ce que j’espère être un
sourire crédible.
Elle éclate de rire et lève les yeux au ciel, ouvrant la porte en grand pour me
laisser entrer. Le bar semble complètement différent sans l’éclairage de la nuit
dernière. Les murs sombres ont besoin d’un rafraîchissement et les tables sont
ébréchées dans les coins. Je me rappelle mentalement que tout ça est temporaire
tandis que la serveuse, qui ne s’est toujours pas présentée, prend un siège et me
montre la scène de la main. Quelques employés sont dans la pièce, un homme
qui transporte des cartons et une femme occupée à griffonner sur un bloc-notes,
mais ils ne font pas attention à moi.
« Tu veux une chanson en particulier ? » me demande-t-elle.
Je fouille mon sac et en sors mon portable. « J’ai apporté de la musique, juste
au cas où. »
Elle lève les sourcils, mais m’adresse ensuite un petit sourire. « Tu t’es
préparée, c’est bien. »
J’ai l’impression qu’elle est condescendante avec moi, mais j’ai besoin de ce
travail, et j’ai eu mon père sur le dos ces vingt-cinq dernières années, aussi, ce
genre d’attitude ne m’atteint pas vraiment.
Je pose mon sac sur la table, retire ma robe et règle le volume. Je lance la
musique et prends position.
Pendant tout le trajet, je me suis motivée mentalement. Je me dis qu’au pire, ça
servira d’entraînement à l’audition prévue en début de semaine prochaine, juste
avant le retour de Bancroft. Si je parviens à avoir le rôle, je n’aurai pas besoin de
ce travail, de toute façon.
J’effectue ma chorégraphie sans jeter un coup d’œil à la serveuse. J’évite de le
faire de peur de tout gâcher. Et si je la vois me regarder avec dédain, c’est ce qui
risque d’arriver. Une fois la chanson terminée, je me retourne enfin vers elle.
Elle arbore un air pensif, le menton posé sur ses mains croisées. « Où est-ce
que tu as dit que tu as fait tes études ?
— Je ne l’ai pas dit. »
Son expression sérieuse retombe et elle commence à rire. « Tu as une formation
plutôt sophistiquée, à ce que je vois. »
Je serre les poings pour stopper le tremblement de mes mains. « Je danse
depuis que je suis toute petite.
— Nos chorégraphies sont différentes de celles dont tu as sûrement l’habitude.
— Ça me convient. » Est-elle en train de me dire que je suis prise ?
Je croise les doigts dans mon dos tandis qu’elle se tapote la lèvre de son ongle
verni. Elle repousse la chaise et se dirige vers moi. « Montre-moi tes bras.
— Quoi ?
— Tes bras. J’ai besoin de les voir. Paumes ouvertes. »
Je les lui tends et elle attrape mes poignets, examinant mes avant-bras. Il me
faut quelques secondes pour comprendre ce qu’elle cherche. Mon Dieu. Dans
quel genre d’endroit suis-je tombée ? « Je ne me drogue pas.
— On n’est jamais trop prudent. » Elle relâche mes bras. « Très bien. Tu viens
de te trouver un boulot. Je vais te signer un contrat et te passer quelques vidéos à
travailler. Tu sais bouger, mais tu vas devoir progresser si tu veux vraiment faire
de l’argent. »
Elle s’éloigne dans le couloir et disparaît par une porte tandis que je range mes
affaires dans mon sac. C’est la plus étrange audition que j’aie jamais passée.
Elle revient quelques minutes plus tard avec trois feuilles de papier et une pile
de vidéos. « Regarde ça attentivement et remplis-moi ce contrat pour demain,
même heure. Si tu arrives à t’entendre avec ma meneuse et qu’elle pense que tu
peux faire l’affaire, le boulot est à toi.
— Quand est-ce qu’on parle du salaire ? » Je lui lance la question alors qu’elle
disparaît déjà au fond de la salle.
« Quand les filles m’auront confirmé que tu fais l’affaire. »
*
La serveuse, Dottie, est en réalité la patronne du bar. Ce n’est pas elle qui
m’accueille le lendemain matin, mais Diva, la meneuse. Je ne sais pas si ce sont
leurs vrais noms, des noms de scène, ou quelque chose d’intermédiaire. C’est
elle qui est entrée derrière moi dans les toilettes, après l’épisode des sacs
contaminés. J’espère sincèrement qu’elle ne me croit pas responsable de
l’infection.
Je passe le test, qui consiste en quatre heures de danse en chaussures à talons,
ponctuées de nombreux hurlements et de plusieurs références à ma ressemblance
à un morse à la dérive. Je suis plutôt trapue et tout en muscles, rien à voir avec
un morse à la dérive. Elle est dure, sur ce coup-là. Mais c’est aussi une
formidable danseuse, raison pour laquelle j’accepte ses critiques. La séance
s’apparente presque à du bizutage. Du genre, si tu es capable d’entendre toutes
ces saloperies sans broncher, tu peux faire partie de la bande. Ce que j’ai besoin
de savoir maintenant, c’est le montant de la paie. Si elle est suffisante pour me
sortir du trou, je peux m’arranger pour supporter Diva aussi longtemps qu’il le
faudra.
Elle me donne mon emploi du temps avant de repartir. J’ai répétition de trois à
sept heures pour le reste de la semaine, et je suis sur scène pour la première et la
deuxième parties seulement, de huit heures à neuf heures et de neuf heures et
demie à dix heures et demie. Les troisième et quatrième parties se jouent de
onze heures à minuit et de minuit et demi à une heure et demie. C’est
apparemment là que les meilleurs pourboires se gagnent.
D’après Diva, je n’aurai accès aux dernières parties que quand j’aurai fait mes
preuves. Mais comme il leur manque une fille, faire mes preuves ne devrait pas
prendre trop de temps. Le salaire de base n’est pas mirobolant, mais en ajoutant
les pourboires, ça devrait pouvoir devenir intéressant (en tout cas, mieux que
l’actuel salaire que me verse Bancroft). C’est un point de départ, et c’est tout ce
dont j’ai besoin.
Je pose la question à Diva : « Combien de temps tu crois qu’il me faudra pour
pouvoir participer à la troisième partie ? »
Elle hausse les épaules. « Ça dépend de combien de temps tu mets à arrêter de
massacrer la chorégraphie. »
Je devrais être heureuse au moment de rentrer à l’appartement (enfin, mon
appartement temporaire). Mais justement, tout semble devoir être temporaire
dans ma vie, et ce n’est pas toujours facile.
Une autre audition se profile à l’horizon, cependant. Peut-être que la chance
tourne, finalement. Peut-être même que mes problèmes vont se régler plus tôt
que prévu.
14

Chaussures de danse

RUBY
Avoir trouvé du travail me rassure, même si l’emploi en question peut paraître
douteux. Je décide de le regarder comme un emploi de circonstance, ce qui
m’aide à m’accommoder de la situation. J’ai un travail ; ça reste le plus
important.
La nature potentiellement scandaleuse de l’activité est secondaire au regard du
revenu qu’elle va me rapporter. Et je ne serais plus entretenue par Bancroft.
C’est primordial, car je ne veux pas dépendre de lui quand il rentrera. Je me
rapproche peu à peu de l’autonomie. Je suis vraiment impatiente de savoir si
notre relation va déboucher sur quelque chose, mais pas avec ces histoires
d’argent entre nous.
La situation me ferait trop penser à celle que j’ai vécue avec mon père. Il m’a
tout payé dans la vie, dont mes études, mais ce système avait une date
d’expiration et son objectif était de me rendre prisonnière d’une manière ou
d’une autre. C’est aussi comme ça que ma mère s’est fait avoir. Leur mariage a
été une suite de complaisances et de compromis, jusqu’à ce qu’elle estime que le
jeu n’en valait plus la chandelle. S’exiler en Alaska était une mesure radicale,
mais je la comprends mieux maintenant que je commence à sortir moi-même de
sa sphère d’influence. Je ferai tout pour ne jamais me retrouver dans ce genre de
situation.
Je suis tout sourires quand Bancroft m’appelle un peu plus tard dans la soirée.
Jusqu’à ce que je pense que je vais devoir trouver un intitulé à ma nouvelle
fonction. Le théâtre est une chose, mais le cabaret burlesque est loin de ce qu’on
pourrait appeler un emploi acceptable dans le monde d’où je viens. Et il serait
désastreux que ça arrive aux oreilles de mon père. Je ne veux pas que Bancroft
soit au courant, lui non plus. Il est devenu à moitié fou quand il s’est imaginé
qu’un ami d’Armstrong pouvait profiter de mon décolleté, il va probablement
avoir un infarctus s’il apprend que ce dernier va devenir mon gagne-pain. Je n’ai
pas besoin de ça en ce moment.
« Tu as l’air en forme », observe-t-il.
Je suis couché sur son lit avec Francesca qui joue avec mes cheveux. Mes pieds
me font atrocement souffrir, mais peu importe. J’ai trouvé du travail.
« Ça y est, j’ai du boulot.
— Génial ! Tu as décroché un rôle ? Ou c’est un de tes entretiens ? Peu
importe, on va fêter ça. Je vais commander une bouteille de champagne et tu en
ouvres une de ton côté.
— Non, pas de champagne. Ce n’est pas un boulot qui vaut cet honneur.
— C’est un travail, c’est tout ce qui compte. Allez, va te servir un verre.
— Tu es un peu directif, là, non ? » Je ne me fais pas prier, cependant. Pas que
j’ai envie de boire, mais parfois, c’est important de marquer le coup, même s’il
s’agit de petites victoires. Je me sers donc un verre pendant qu’il appelle le
service de chambre. Je suis à la moitié du verre numéro un quand sa bouteille
arrive à la porte.
« Alors, parle-moi de ce travail », dit-il tandis que je retourne dans sa chambre,
où j’ai laissé Francesca.
Si j’avais eu un rôle dans une vraie pièce, ça n’aurait pas été un problème d’en
parler. Mais ce n’est pas réellement comparable. « C’est une sorte de… dîner-
spectacle. » On y sert à manger, donc ce n’est pas faux. Enfin pas tout à fait.
« C’est bien, non ?
— C’est un début et un salaire.
— Deux bonnes choses, donc.
— C’est vrai. Et toi ? Comment vont tes affaires, à Londres ? » Je m’installe
sur son lit.
« Les choses ne bougent pas assez vite. J’ai vraiment hâte de rentrer. Et de
dormir à nouveau dans mon lit.
— Je te comprends. C’est un très bon lit. Il doit te manquer.
— Oui. Surtout maintenant.
— Pourquoi, surtout maintenant ?
— Parce que tu es dedans. »
J’adosse le téléphone à un coussin et pose mon menton sur mes mains. J’essaie
de masquer le plaisir que me fait sa remarque. J’abaisse ma voix jusqu’à
produire un murmure voluptueux. « Tu es jaloux ? »
Il me lance un regard caressant. « Peut-être un peu.
— Juste un peu ? » J’étends mes jambes et mes bras sur le dessus du lit.
« Regarde-moi toute cette place. » Je joue à rouler d’avant en arrière à travers
l’immense matelas. « Il est tellement ferme. » J’émets un petit gémissement
discret au cours de l’opération, puis reviens en roulant devant l’écran, sur le
ventre. « Et tellement large », je m’attarde sur ce dernier mot et bats des cils,
mordant ma lèvre dans un petit sourire.
La langue de Bancroft perce entre ses lèvres, puis disparaît. « Tu sais, je vais
bientôt être là pour mettre fin à ton tourment.
— Tu me crois tourmentée ?
— Est-ce que tu essayes de me faire croire que tu ne l’es pas, avec ta façon de
gémir, tes roulades sur mon lit, et habillée comme tu l’es ? » Il me désigne à
travers l’écran.
Je me relève en poussant sur mes bras. Mon haut laisse voir un décolleté béant
tandis que je m’installe sur mes talons. Je pose une main sur le tissu. « Quel est
le problème avec ma tenue ?
— Tu plaisantes ?
— Je suis prête à aller au lit, quoi de plus normal ?
— Je peux voir tes tétons d’ici. »
Je passe un bras sur mes seins. « Il fait froid. La clim est toujours à fond, ici.
— Tu ne portes pas de soutien-gorge ? » Le bras de Bancroft quitte l’arrière de
sa tête et se déploie, passe le long de son torse et disparaît du champ de la
caméra.
Je me penche en avant, comme si ça allait changer mon angle de vue. « Qu’est-
ce que tu fais ?
— Tu essaies d’esquiver ma question ? »
Son biceps se contracte. Mais qu’est-ce qu’il est en train de faire ?
« Ruby ? »
Je relève les yeux. « Hein ?
— Ma question ? Tu vas y répondre, oui ou non ? »
Je suis trop occupée à me demander où est passée sa main pour prêter attention
aux questions. « Euh… c’était quoi, déjà ?
— Tu ne portes pas de soutien-gorge, pas vrai ?
— Non. » Son biceps continue à se tendre. Je suis comme hypnotisée.
« Et ta culotte ? »
Seigneur. Quand sa voix devient grave comme ça, j’ai envie de retirer tous mes
vêtements.
« C’est exactement ce que tu devrais faire.
— Quoi ?
— Retirer tous tes vêtements. »
Mince. J’ai dû parler à voix haute. « Tu veux que je me roule sur le lit toute
nue ?
— Oh, ouais.
— Pendant que tu regardes ? » Je ne sais pas s’il est vraiment sérieux ou s’il
plaisante.
« Oh la vache, oui. Mais tu peux garder ta culotte, si tu es trop timide. »
De toute évidence, il semble que nous soyons en train de franchir toutes les
limites du platonique ce soir. Et Bancroft n’a pas l’air du genre à avoir froid aux
yeux, ce qui n’est pas pour me déplaire. « Et si je n’ai pas de culotte ? » Je me
relève sur les genoux, ne rendant plus visible que la zone de mes seins au haut de
mes cuisses.
« C’est encore mieux. »
Je fais glisser mes mains le long de mes flancs jusqu’à atteindre l’élastique de
mon caleçon. Ce dernier ne cache d’ailleurs par grand-chose, et s’enroule la
plupart du temps sur lui-même, ressemblant alors plutôt à une culotte. Ce qui fait
parfaitement l’affaire en ce moment. Je passe mes mains dans l’élastique et fais
glisser le tissu sur mes hanches.
« Oh, bordel », grogne Bancroft.
Je continue à faire descendre mes mains, en m’arrêtant avant d’en montrer trop.
Je dégage ensuite les doigts d’une de mes mains et commence à soulever ma
nuisette, laissant apercevoir mon nombril.
« Parle-moi de ce piercing, supplie Bancroft.
— Ça ? » Je suis son regard et passe un doigt sur la petite boule qui sort de
mon nombril.
« Depuis quand tu l’as ?
— Quand j’étais ado. Mon père me l’a formellement interdit, évidemment. » Je
lui fais un sourire coquin. « Tu peux voir à quel point ça a été efficace.
— Bien sûr, tu ne l’as pas écouté. »
Je secoue lentement la tête et soulève la nuisette le long de mes côtes.
« Quelle mauvaise fille tu fais », ajoute Bancroft, qui contemple ma peau à
mesure qu’elle se dévoile.
Je marque une pause juste au-dessous de mes seins, laissant échapper un petit
gémissement. Qui n’est pas simulé. Les lèvres de Bancroft sont entrouvertes et
son regard d’une intensité folle. Si nous étions dans la même pièce tous les deux,
je suis prête à parier qu’il serait déjà sur moi. Et je ne sais toujours pas ce qui se
passe avec cette main disparue. C’est alors que je me dis que ce que je suis en
train de faire n’est sans doute pas une bonne idée. Que va-t-il se passer si je finis
vraiment toute nue sur son lit ? Il n’est pas là pour s’occuper de moi, et je ne vais
quand même pas me masturber devant lui en direct. Nous n’en sommes pas là de
notre relation. Nous n’avons même pas encore de relation du tout.
Je laisse retomber le T-shirt.
« Attends. Mince. Qu’est-ce que tu fais ? »
Mon caleçon revient à sa place.
L’expression de Bancroft est peut-être la chose la plus comique que j’aie jamais
vue. « Non, non, non, chérie, qu’est-ce que tu fais ? » Il se précipite sur le
téléphone comme s’il s’apprêtait à escalader et traverser l’écran. « Pourquoi tu
t’arrêtes ?
— Il est minuit passé. Il faut que j’aille au lit, et toi, tu dois aller au travail.
— Merde au travail. Tu as promis que tu te mettrais toute nue.
— Je n’ai rien promis du tout. C’est toi qui l’as suggéré. » Je récupère le
téléphone, roule sur le dos et mime un baiser que je lui envoie. « Passe une
bonne journée. Je te rappelle plus tard.
— Attends, attends ! » Ses yeux sont grand ouverts et s’agitent dans tous les
sens, comme s’il cherchait quelque chose dans sa tête. « Je… je t’interdis de te
déshabiller. » Il arbore un sourire victorieux.
J’éclate de rire. « Ce n’est pas comme ça que ça marche, Bane.
— Allez, Ruby, c’est pas gentil.
— Je ne suis pas toujours gentille. » Je raccroche sur ces mots et configure mon
téléphone en mode avion.
Je passe les vingt minutes suivantes à me caresser en pensant à lui, et plonge
ensuite dans les plus délicieux rêves du monde.
*
Les jours qui suivent, Bancroft et moi continuons notre petit jeu par appels et
messages interposés. Il ne fait pas allusion à ce qui s’est passé, ou ne s’est pas
passé, la nuit dernière, et moi non plus. Les horaires de discussion ont à nouveau
changé. Nous nous parlons maintenant pendant qu’il mange, généralement à une
table et avec un bruit de fond qui rend toute conversation sérieuse impossible.
C’est midi pour moi, soit l’heure de manger solidement pour encaisser les heures
de danse qui m’attendent.
Je deviens de plus en plus anxieuse et excitée à mesure que le week-end
approche. Anxieuse, car je fais ma première apparition en troisième partie ce
dimanche soir. Le dimanche est le jour le plus calme, mais il attire quand même
une foule importante.
Je suis excitée, car Bancroft doit rentrer à la fin de la semaine prochaine. J’ai
noté ses horaires de vol dans mon agenda. J’ai veillé à ce que la femme de
ménage vienne plus tôt dans la journée, et j’ai passé commande chez l’épicier
pour que le réfrigérateur ne soit pas vide à son retour.
Mon travail à EsQue se passe bien. Les pourboires augmentent à mesure que je
me fais connaître. Si les choses continuent comme ça, je serai bientôt en mesure
de payer la caution d’un nouvel appartement. Aussi, quand on m’a proposé un
rôle dans une toute petite production, j’ai sérieusement dû peser le pour et le
contre. Mais les revenus n’étaient pas comparables, et j’ai préféré refuser.
Je me lève de bonne heure ce lundi pour me rendre à l’épicerie située en bas de
la rue. Je me suis réveillée avec une terrible envie de s’mores4. Pas ce qu’il y a
de mieux en termes de diététique, mais je brûle tellement de calories en dansant
que je peux largement me le permettre.
Je traverse le couloir en jonglant avec mon sac à main et mes courses, tout en
me fourrant des guimauves dans la bouche. J’aime les guimauves à un degré
purement irrationnel. J’ai aussi craqué pour un paquet de biscuit Graham et un
pot de Nutella. J’ai décidé de préparer des s’mores au micro-ondes pour ne pas
perdre de temps.
J’insère deux guimauves de plus dans ma bouche avant de taper le code de
l’appartement. Je suis à peine à l’intérieur que le téléphone commence à sonner.
Pas mon portable, qui est dans la poche arrière de mon jean, mais celui de
l’appartement, celui qui est branché au répondeur sans âge.
C’est la première fois que je l’entends sonner. Il y a déjà quelques messages sur
le répondeur, messages que je n’ai pas écoutés, conformément aux instructions
de Bancroft. Je le laisse donc sonner, étant donné que l’appel ne risque pas d’être
pour moi.
Après cinq sonneries dans le vide, un bip se fait entendre, puis la puissante et
profonde voix de Bancroft retentit dans l’appartement. Bon, d’accord, elle ne
« retentit » peut-être pas, mais on dirait qu’il est vraiment là, de l’autre côté de la
pièce.
« Vous êtes sur le répondeur de Bancroft Mills. Je ne suis pas disponible pour
le moment, mais laissez votre nom, numéro et message, et je vous rappellerai dès
que possible. »
Le message est plutôt classique, mais je pourrais le réécouter en boucle juste
pour entendre le son de sa voix. Je pose les sacs sur le plan de travail, sauf celui
des guimauves, dans lequel je pioche toujours sans retenue, et m’avance vers le
répondeur. J’observe la petite cassette, attendant qu’elle se mette en route. Je ne
sais pas pourquoi, mais l’objet me fascine. Je trouve touchant que Bancroft ait
gardé ce vieil objet en souvenir de sa grand-mère. Il est tellement décalé par
rapport à son appartement, au moins autant que ma vieille chaise pliante (dans
laquelle je ne me suis pas assise depuis le départ de Bancroft, d’ailleurs).
Je suis déçue que personne n’ait laissé de message. Je hausse les épaules et me
tourne vers Francesca, qui s’excite dans sa cage. J’ouvre la trappe et la prends
pour lui faire un petit câlin. « Tu as bien dormi, ma belle ? » Elle émet son petit
bruit satisfait puis me dégringole des bras pour bondir à travers la pièce vers le
répondeur. Elle donne de petits coups de patte contre les pieds du meuble. Je
devrais peut-être faire un peu de rangement dans ce coin. J’ai laissé le courrier
de Bancroft s’accumuler sur la table et la pile à l’air assez instable.
« Tu as entendu Bancroft ? Il te manque, ton papa, hein ? »
Je retourne à mes sacs de courses et défais mon précieux butin. Je localise les
biscuits Graham et en déchire complètement la boîte. J’en arrange quatre sur un
plat, j’ajoute une guimauve sur chacun d’entre eux et dépose le tout dans le
micro-ondes. J’appuie sur le bouton de départ quand le téléphone sonne de
nouveau. J’oublie les s’mores un moment pour tendre l’oreille à la chaude voix
de Bancroft.
Il me semble qu’il doit m’appeler aujourd’hui, mais je ne me souviens plus à
quelle heure. Quand on a parlé, hier, il portait un costume et une cravate
desserrée, et tout ce que j’entendais, dans ma tête, était : Enlève tes vêtements,
Ruby, et ensuite tu enlèveras les miens. Je suis à peu près sûre qu’il n’a jamais
rien dit de tel cette fois-là, mais mon imagination est complètement débridée
depuis ce moment où je me suis retrouvée en nuisette et en caleçon, à rouler sur
son lit.
Le message recommence, mais j’en change les mots dans ma tête : Vous êtes
bien sur la messagerie de Bancroft Mills. Je suis trop occupé à lécher la superbe
femme qui vit actuellement dans mon appartement et suis donc indisponible pour
le moment. Vous pouvez laisser un message, mais je ne pourrai pas vous
répondre avant au moins une semaine, voire deux.
Mon rêve éveillé connaît une fin brutale quand une voix féminine et haut
perchée y fait irruption.
« Hé, Banny ! C’est Brittany. Je sais que tu es en voyage d’affaires, mais
comme tu rentres bientôt, je voulais que tu saches que j’ai beaucoup pensé à toi
ces derniers temps. J’espère vraiment qu’on pourra sortir ensemble quand tu
seras de retour en ville.
— Sortir ensemble ? dis-je en toussant. Comme si Bancroft voulait sortir avec
toi. » Je me saisis du pot de Nutella avec l’intention de le balancer sur la
machine, mais je considère ensuite le caractère antique de l’objet et sa valeur
sentimentale, de même que la possibilité que le remplacer soit hors de prix, voire
impossible.
Brittany radote sur le fait qu’il est si agréable de passer du temps avec
quelqu’un de tellement équilibré et bien dans ses affaires, et qu’elle espère
vraiment qu’il se sentira mieux la prochaine fois, pour qu’ils puissent savoir,
enfin, s’ils n’ont pas de vrais atomes crochus.
« Bancroft n’est pas intéressé par tes atomes crochus ! » Je jette une guimauve
à la machine, puis une autre, et une autre encore. Mais ce n’est pas aussi
satisfaisant que ça l’aurait été avec le pot de Nutella.
Une détonation me tire de mon délire et me fait lâcher le paquet de guimauves.
« Oh, mince ! »
Ceux qui étaient dans le micro-ondes ont explosé comme le Bibendum
Chamallow de Ghostbusters. J’ai programmé deux minutes au lieu de vingt
secondes. Je me précipite pour éteindre l’appareil, mais trop tard. De la
guimauve fondue constelle la vitre du micro-ondes. Ça va être l’enfer à nettoyer.
« … d’accord ? Bon, on se voit bientôt Banny. Byeee !
— Son nom est Bancroft, grosse vache. »
Je laisse le micro-ondes refroidir quelques secondes avant d’ouvrir pour
évaluer les dégâts. Oh, oui. C’est un véritable carnage, là-dedans. Je passe un
doigt dans l’assiette, mais glapis au contact de la matière brûlante.
Comme si j’avais besoin de ça, mon téléphone sonne. Sauf que ce n’est pas un
appel. C’est un chat vidéo. Et c’est Bancroft. Je ne sais pas pourquoi je ne le
laisse pas sonner. Ce serait bien plus malin que ce que je suis en train de faire,
c’est-à-dire me précipiter pour répondre.
« Hé ! Salut ! Bye ! » Je viens de couvrir toutes les salutations possibles.
« Salut. Je te dérange, peut-être ? » Il porte un costume blanc et une cravate
noire. Elle est desserrée et ses cheveux sont un peu en désordre, comme s’il y
avait passé la main récemment. Il est bien plus appétissant qu’un s’more.
« Oh, non. Pas du tout. Je me fais un petit déjeuner avec Francesca.
— Comment va ma chérie ? Où est-elle ? Je peux la voir ? » Le ma chérie me
rend toute chose. Je trouve son affection pour son furet vraiment adorable.
« Bien sûr. Attends, je vais la chercher. » Je laisse le téléphone sur le plan de
travail et me mets à appeler Francesca. Je la retrouve à côté du répondeur en
train de grignoter une guimauve. « Oh, non ! Franny, ce n’est pas pour toi, ça ! »
Elle saute de la table, faisant tomber la pile de courrier au sol. Dans sa chute,
une enveloppe s’ouvre et une liasse de billets de vingt dollars s’étale par terre. Je
n’ai pas le temps de m’occuper de cette soudaine pluie, car Francesca s’attaque à
une autre guimauve.
« Est-ce que tout va bien ? Est-ce qu’elle fait quelque chose qu’elle ne devrait
pas ?
— C’est bon ! J’ai juste fait tomber quelques guimauves par terre en déballant
les courses. » J’en récupère un maximum avant que Francesca parvienne à en
attraper une autre. Elles sont toutes légèrement mâchonnées, comme si elle avait
voulu goûter à chacune d’entre elles. Je les jette à la poubelle pour qu’elle ne
puisse pas y revenir. Je ramène une Francesca plutôt mécontente devant l’écran,
après avoir retiré les particules de guimauve qui constellaient ses moustaches.
« On y est ! » Je récupère le téléphone en essayant de contenir Francesca, qui
est déchaînée. Au moins, elle n’est pas parvenue à ses fins. Elle semble vouloir
explorer le sac que je n’ai pas encore déballé.
« Donne-moi quelques secondes. » Je pose l’appareil contre un régime de
bananes pour pouvoir me libérer les mains. « Dis bonjour à papa ! » J’agite sa
petite patte devant l’écran et prends une voix haut perchée. « Bonjour, papa. »
Le sourire qui éclate sur le visage de Bancroft pourrait mettre en feu toutes les
culottes du monde.
« Est-ce qu’elle fait des bêtises ?
— Rien de bien grave.
— Et Tiny ?
— Ça va. Elle a eu un criquet hier au dîner et elle digère depuis. »
Bancroft éclate de rire. Sans conteste l’un des meilleurs sons du monde. « Et
toi ? Comment tu vas ?
— Je vais bien. » Je me tourne vers les billets éparpillés au sol. Maintenant que
je suis moins confuse, que des guimauves ne sont pas en train d’exploser au
micro-ondes et que cette salope de Brittany a arrêté de pleurnicher dans le
répondeur, je me rends compte qu’il n’y a pas là que des billets de vingt. Mais
aussi cinquante et cent. Qui a déposé tout ce liquide dans une enveloppe ?
« Euh… j’ai une question pour toi.
— Ah ? » Ses sourcils se soulèvent. « Quel genre de question ?
— Pas une question coquine, si c’est ce à quoi tu penses.
— Mmmh, dommage. Tout va bien ?
— Je crois, oui, mais j’ai fait tomber ton courrier et une liasse de billets s’est
répandue sur le sol. Tu peux m’expliquer ? »
Il fronce les sourcils. « Une liasse de billets ?
— Oui. Francesca a fait tomber la pile de courrier et tout un tas de billets se
sont répandus sur le sol. Je me dis qu’il vaudrait mieux que tu sois au courant, au
cas où un dangereux trafiquant vienne pointer le bout de son nez pour me
demander où est passé son kilo de poudre.
— Tu peux me montrer ?
— Bien sûr. » Je penche le téléphone sur le tas de courrier.
« Tu peux retrouver l’enveloppe d’où c’est tombé ?
— Donne-moi une seconde. » Je cale l’appareil contre le répondeur, me baisse
et récupère les lettres et l’argent. Toutes les enveloppes sont scellées, sauf une,
qui porte mon nom et un # 2, le tout gribouillé par Bancroft, semble-t-il. Il reste
quelques billets de vingt à l’intérieur. Je l’observe à nouveau. « Pourquoi y a-t-il
mon nom là-dessus ? »
Le front de Bancroft se plisse à nouveau. Je ne savais pas qu’un front plissé
pouvait être aussi séduisant, mais de toute évidence, c’est le cas. « Mince. Mais
c’est ce que j’avais laissé pour toi. C’est resté dans les notes que je rédigeais
avant de partir. »
Il me faut un moment pour comprendre de quoi il veut parler. « Tes
hiéroglyphes, c’est ça ?
— Mon écriture n’est pas si mal.
— Disons qu’il y a débat. Mais je ne comprends toujours pas pourquoi tu m’as
laissé une autre enveloppe. Il y avait déjà trop dans la première. » Je commence
à rassembler les billets. Il y en a vraiment pas mal.
« Ça me semblait mieux qu’un chèque.
— Un chèque pour quoi ? » Je les trie par valeur. Je n’arrive pas à compter et à
parler en même temps.
« Pour t’occuper de Francesca et de Tiny. C’est le traitement dont nous avions
convenu. »
Je marque une pause pour scruter son regard à deux dimensions. J’ai tellement
envie de me moquer de lui quand il utilise des mots comme traitement et
convenu. « Mais la première enveloppe contenait déjà plus que ce dont nous
avions convenu pour mon séjour ici.
— Non, pas du tout.
— Mais il y avait plus de deux mille dollars dans l’enveloppe.
— Exactement. Deux mille par semaine pendant cinq semaines.
— Deux mille par semaine ? Pour m’occuper de tes animaux ? Tu es fou. Je
pensais que tu voulais dire deux mille pour tout le séjour ! »
L’expression de Bancroft est intense tandis qu’il ajuste sa cravate. « Ça n’a rien
de délirant. C’est ce que ça vaut. Tu prends soin des êtres que j’aime pendant
que je suis absent alors que je ne peux pas le faire moi-même. C’est normal qu’à
mon tour, je prenne soin de toi. » En temps normal, le je prenne soin de toi
devrait me hérisser le poil, mais sa manière de le dire le rend plus mignon
qu’autre chose.
« Tu n’as pas à m’en donner autant.
— Bien sûr que si. Et je te dois encore les deux dernières semaines. Quand tu
m’auras donné tes coordonnées bancaires, je te verserai le reste.
— Ce n’est pas nécessaire. Je n’ai pas besoin de plus. C’est déjà beaucoup trop.
— Mais comment tu t’es débrouillée, puisque tu ne touchais pas de salaire ? Ne
me dis pas que tu n’avais que ça pour vivre ?
— Je n’avais pas de courses à faire, alors c’était largement faisable, et tu m’as
laissé la première enveloppe, tu te souviens ?
— Tu l’as utilisée, au moins ?
— Une partie. » Je me concentre sur le déballage des courses pour ne pas avoir
à le regarder dans les yeux. Pour une raison que j’ai du mal à m’expliquer, cette
conversation m’embarrasse.
« Considère cet argent comme un simple salaire.
— Deux mille par semaine pour garder des animaux, ce n’est pas ce que
j’appellerais un simple salaire. » Le fait que Bancroft puisse se séparer de
deux mille dollars toutes les semaines comme d’un battement de cils me rappelle
le fossé qui existe entre nos situations financières respectives. Le minimum légal
sur Broadway est encore très loin de cette somme.
« Je ne suis pas d’accord.
— Tu as le droit d’avoir ton opinion, si fausse soit-elle.
— Ruby.
— Bane. » Je sors de l’écran pour pouvoir ranger les boîtes de céréales sur
lesquelles j’ai jeté mon dévolu.
« Tu ne vas pas prendre cet argent, n’est-ce pas ?
— Non. » Là-dessus, je ne suis pas raisonnable. Je devrais au moins en prendre
une partie. Ça m’aiderait vraiment à régler mes dettes. Mais le montant est
excessif pour cinq semaines de gardiennage d’animaux, surtout quand le gîte et
le couvert sont offerts.
Une partie de moi se refuse aussi à m’habituer de nouveau à la richesse. L’idée
me terrifie, à vrai dire. Et je suis gênée par les facilités que Bancroft me procure.
Accepter cet argent d’un homme avec lequel j’ai envie de coucher me semble
contre nature.
« Tu sais que je vais trouver un moyen de te payer ce que je te dois ?
— Pas sans mon numéro de compte.
— Tu m’en crois incapable ? »
Je me tourne vers lui. Oh oh. Il a l’air vraiment contrarié. Ça doit être le côté
nerveux dont parlait Armstrong. Je crois que ça va me plaire, finalement.
« Quoi ? Tu es pirate informatique à tes heures perdues ?
— Je ne comprends pas pourquoi tu me contraries sur ce point, mais sois sûre
que je vais trouver un moyen.
— Bonne chance, alors.
— Tu sais que tu n’es pas facile, ma belle ? » Ses doigts tapotent nerveusement
la table.
« Je suis raisonnable, c’est tout. Tu veux me donner beaucoup trop pour le
travail que je fournis. » Je vérifie l’heure. Il est déjà une heure passée. Je dois
nettoyer le micro-ondes et commencer à me préparer si je ne veux pas être en
retard. « Je dois y aller, le travail m’appelle. »
J’approche mon doigt de l’écran.
« Non, attends ! dit Bancroft.
— Il faut vraiment que j’y aille.
— Tu es en colère contre moi ? » demande-t-il.
Je soupire. Je ne suis pas en colère du tout. Plutôt embarrassée que ma situation
soit si mauvaise qu’une telle somme me paraisse aussi inconvenante. C’est une
importante leçon à retenir. Connaître la difficulté m’a appris à ne pas me
contenter de tendre la main pour qu’on la remplisse.
« Non, je ne suis pas en colère. Tu es très généreux. Ça te fait passer à dix et
demi, et c’est beaucoup trop pour moi.
— Dix et demi ? » Son expression sérieuse devient plus sexy à mesure que son
sourire s’agrandit.
« Oups. Tu viens de retomber à dix. Bye, Bancroft.
— Bye, Ruby. »
Je suis en plein nettoyage de micro-ondes quand le téléphone sonne à nouveau.
Celui sur lequel le répondeur est branché. C’est Brittany. Encore. Apparemment,
elle veut s’assurer que Bancroft n’a pas perdu son numéro.
J’efface le message. Ainsi que le premier qu’elle a laissé. Sans d’ailleurs
ressentir le moindre sentiment de culpabilité.
*
Deux jours plus tard, je passe à la banque pour faire un dépôt sur mon compte
grâce à mes bons pourboires. Je découvre que ce dernier n’est plus dans le rouge.
Qu’il en est même très loin.
J’appelle Bancroft dès que je suis de retour à la maison. « Tu viens de perdre
six points, dis-je en guise de salutation.
— Six ? Comment diable ai-je pu creuser un trou de cette taille ?
— Comment as-tu eu mon numéro de compte ? C’est de la fraude !
— Ce n’est une fraude que si j’essaie de retirer de l’argent de ton compte, pas
si j’en dépose.
— Tes méthodes sont sournoises.
— Je t’ai dit que je te ferai parvenir l’argent d’une manière ou d’une autre. Je
ne mentais pas et ça n’a rien de sournois. Je t’avais prévenue. »
J’émets un grognement contrarié.
« Il ne faut pas m’en vouloir, Ruby.
— Tu veux m’imposer ce que je dois ressentir ? » Putain. Ça ne devrait pas me
mettre en colère à ce point. Ce n’est vraiment pas rationnel. Je ne devrais pas
être gênée qu’il veuille me donner une compensation pour ce travail, même si
c’est en plus d’un logement, et même si le montant est exorbitant.
« S’il te plaît, ne sois pas fâchée contre moi. Je me sens responsable pour cette
audition ratée. Je t’ai gâché des mois de salaire potentiel, Ruby. Laisse-moi faire
ce que je peux pour me rattraper de t’avoir transmis cette horrible grippe.
— Alors, c’est par culpabilité ? »
Bancroft soupire. « De toute façon, rien de ce que je vais dire ne va pouvoir te
convaincre. Je te demande simplement de ne pas m’en vouloir de faire ce que je
pense être juste. »
Je comprends soudain pourquoi cette question d’argent me dérange autant. Ces
dernières semaines, j’ai arrêté de regarder Bancroft comme mon employeur. En
fait, je crois que je ne l’ai jamais vu comme tel. Même au début, si je suis
honnête avec moi-même. M’offrir un endroit où dormir, de la nourriture et des
livraisons gratuites est une chose, et une petite somme pour couvrir les frais
passe encore, mais un salaire pareil pour garder ses animaux brise l’illusion qu’il
y a plus entre nous. Qu’il pourrait y avoir plus. Et je me sens piégée, un
sentiment que je ne peux que ramener à mon rapport avec mon père. Et je ne
veux plus jamais me retrouver dans une telle situation.
« Je suis désolée. Je ne suis pas en colère contre toi. C’est juste que je veux
m’en sortir toute seule.
— Tu es en train de t’en sortir toute seule. »
Je désigne les alentours d’une main. « Aux dernières nouvelles, je n’habite pas
dans mon appartement, à moins que tu aies décidé de transférer le contrat de
propriété à mon nom. »
Bancroft soupire. « Tu sais, tu as de la chance que je ne sois pas là en ce
moment.
— Et pourquoi ça ?
— Parce que tu n’es pas facile, et que je saurais te faire entendre raison si
j’étais avec toi. »
Je pose un poing sur ma hanche. « Ah oui, vraiment ?
— Oui, vraiment.
— Et comment t’y prendrais-tu, exactement ? » La manière dont il me regarde
me donne des frissons.
Il passe sa langue sur sa lèvre inférieure, son sourire devenant véritablement
démoniaque. « Je ne crois pas que je puisse répondre à cette question sans
risquer la totalité de mes points. »
*
Le jeudi après-midi, je reçois un appel de Bancroft. Je suis encore à moitié
endormie de m’être levée si tard. Je ne suis pas rentrée avant 3 heures du matin,
la nuit dernière, ce qui n’est pas courant pour ce jour de la semaine, mais le bar
avait été loué pour une grosse fête. J’ai d’ailleurs gagné de bons pourboires. J’ai
mis un peu de temps à trouver le sommeil après toute cette excitation et j’ai à
peine dormi six heures. En général, il m’en faut huit au minimum.
C’est un appel vidéo. Ce qui ne m’arrange pas, car je ne dois pas ressembler à
grand-chose. Je n’ai même pas eu le courage de retirer mon maquillage avant de
me coucher. J’ai probablement l’air d’une prostituée en bout de course, à cet
instant.
Je réponds, mais pose le téléphone à plat sur la table.
« Ruby ? »
Je jette un coup d’œil, mais reste hors cadre. Il a l’air d’être dans un bus.
« Salut. » Ma voix est rauque et enrouée.
« Je te réveille ?
— Oui, mais ça va, ne t’inquiète pas. Il fallait que je finisse par me lever, de
toute façon. » Je m’affale sur le lit en disant cela.
« J’ai de bonnes nouvelles !
— Ah ? » Je m’approche du téléphone et aperçois le désastre capillaire. J’ai dû
utiliser une dose massive de laque pour que ma coiffure tienne toute la
représentation, et je ne me suis pas douchée avant d’aller au lit. Un bref coup
d’œil m’apprend que j’aurais dû le faire.
« Pourquoi je ne peux pas te voir ?
— Parce que j’ai une tête horrible.
— Impossible que ta tête soit horrible.
— Pas envie de tester cette théorie pour le moment. Quelle est la bonne
nouvelle ?
— Je rentre bientôt.
— Quoi ?
— Nous avons fini plus tôt que prévu. Je serai bientôt à la maison. »
Je me saisis du téléphone. Puis le relâche aussitôt. Mon Dieu. Je ressemble à
une prostituée sous crack déguisée en clown. J’attrape le tissu le plus proche, qui
s’avère être un débardeur, et l’enroule autour de ma tête. On dirait que je porte
un foulard de grand-mère russe. Je ne peux rien faire pour le maquillage qui
macule mon visage, mais au moins le scandale que constituent mes cheveux
n’éclate pas au grand jour.
J’ai envie d’être enthousiaste, et je le suis, au fond. Je vais enfin voir Bancroft
après quatre semaines et demie de conversations quasi quotidiennes.
Conversations d’ailleurs ponctuées d’une quantité phénoménale de sous-
entendus lourds de sens. Mais l’appartement est sens dessus dessous et le
réfrigérateur vide, étant donné que j’avais prévu son retour pour dans deux jours
seulement.
Je reprends le téléphone.
Il éclate de rire. « Qu’est-ce qui t’es arrivé, belle bergère ? »
J’ignore la pique. « Mes cheveux sont horribles.
— Et pour ton visage ? » Il désigne ma tête d’un geste de la main.
« Maquillage de scène. Quand est-ce que tu seras là, alors ? Ce soir ?
— Probablement dans une heure, ça dépend des embouteillages.
— Une heure ? » Ça ressemble plus à un hurlement. Un cri perçant qui dénote
très clairement ma panique. « Mais tu n’étais censé rentrer que dans deux jours.
Je ne suis pas prête ! »
Le sourire de Bancroft devient carrément lascif. « Tout ce que tu as à faire est
de te passer un coup d’eau sur le visage et tu seras parfaite pour moi, ma belle. »
Sainte mère du fourmillement vaginal. Si je n’étais pas dans un état
d’affolement extrême, j’aurais été en mesure d’apprécier sa voix de baryton et le
caractère torride de son regard. Mais la panique est totale, car sa chambre est une
porcherie, et le reste de l’appartement ne vaut guère mieux.
Je roule hors du lit. « Il faut que j’y aille. Je dois faire le ménage.
— Hé, tu es dans ma chambre, non ?
— Euh… » Merde. Merde. Qu’est-ce que je réponds à ça ? La réponse est
clairement oui. « Je me suis endormie devant la télé en jouant avec Francesca
hier soir. On se voit bientôt. Bonne route ! » Je raccroche. J’espère qu’il y aura
des bouchons monstres.
« Oh bordel ! » Je le crie à haute voix. Je balance le débardeur enroulé sur ma
tête et me mets à tourner en rond à toute vitesse, me demandant par où je vais
bien pouvoir commencer. Mes vêtements sont éparpillés partout au sol. Je me
suis laissé aller ces dernières semaines, et la salle de bains est jonchée d’affaires
à moi. J’aurais besoin d’un bulldozer pour débarrasser ce foutoir. La femme de
ménage ne sera pas là avant quelques heures, ce qui, concrètement, ne me sera
d’aucune utilité.
Bon, d’accord, ce n’est peut-être pas si dramatique. Mais c’est pour le moins
ennuyeux. Ranger sa chambre est la priorité numéro un. J’attrape le panier à
linge et commence à récolter les vêtements sales qui jonchent le sol. Il y en a
vraiment beaucoup.
Je retire les draps et les housses des coussins, faisant la grimace à la vision des
traces noires laissées par mon mascara. Une fois cette étape accomplie, je
parviens à peine à voir au-dessus de la corbeille à linge tant elle est remplie.
Je jette le tout dans la machine à laver avec une pastille de lessive et retourne
dans la chambre de Bancroft avec le panier. Je retire tous mes produits de son
lavabo, récupère mes affaires dans la douche, dont mon gant de toilette et toutes
mes serviettes sales, et les dépose rapidement dans ma chambre.
Je refais le lit de Bancroft, nettoie sa salle de bains du mieux que je peux et me
précipite dans la cuisine pour tenter d’y remettre un peu d’ordre. La situation
n’est pas désespérée, mais elle n’est pas reluisante non plus. Beaucoup de petites
choses traînent un peu partout, et d’après le souvenir que j’ai de mon premier
jour ici, Bancroft est quelqu’un de très ordonné.
Je fais du mieux que je peux avec le peu de temps que j’ai. Qui s’avère
finalement être un peu moins d’une heure. Je suis en train d’essayer de caser la
dernière tasse sur l’égouttoir plein à craquer quand j’entends le tintement de
l’ascenseur du couloir. Je me fige et retiens ma respiration, dans l’attente. Les
tonalités du code que l’on frappe produisent sur moi l’effet d’un électrochoc.
Je ressemble toujours à une prostituée déguisée en clown. Sous crack. J’ouvre
la bonde de l’évier et bondis à travers la cuisine, puis vers le couloir. Je survole
le sol de ma chambre jusqu’à la salle de bains, claquant la porte derrière moi
tandis que les vibrations de basse de l’envoûtante voix de Bancroft me
parviennent depuis l’entrée, se répandant jusqu’à ma petite culotte. Oh mon
Dieu. Il est rentré. Je suis beaucoup trop excitée par la situation.
J’actionne tous les boutons de la douche. J’ai totalement oublié son
fonctionnement, puisque j’ai utilisé celle de Bancroft pendant son absence.
« Ruby ? sa voix, étouffée, me parvient d’une zone non définie de
l’appartement.
— Hé ! Je serai là dans une minute. » Je crie en espérant me faire entendre
malgré le ruissellement de l’eau.
Je prends la douche la plus rapide et la plus brutale de ma vie, ne parvenant pas
à stopper les jets latéraux avant d’avoir presque fini. Je retire le maquillage de
mon visage, me passe une brosse dans les cheveux et entre dans ma chambre (où
mes cartons trônent toujours), enveloppée dans une serviette.
C’est bien sûr le moment que choisit Bancroft pour apparaître dans l’embrasure
de la porte. Il porte Francesca dans ses bras et lui fait des câlins. Il est en
chemise et pantalon de costume. Tellement craquant. Et, mon Dieu, je suis
presque nue, et il est là.
Le regard de Bancroft passe sur moi, lentement, avant de plonger dans mes
yeux. « Salut. » Un seul mot, mais lourd de si nombreuses questions.
Il est tellement beau, là, à caresser Francesca d’un air absent tandis qu’il me
regarde. Regard que je lui rends, gourmande de sa beauté. Il est mal rasé et sa
chemise est légèrement froissée. Et il est un peu décoiffé. Tout ça le rend encore
plus irrésistible.
Mon cœur bat la chamade. Je n’ai qu’une envie : traverser la pièce et me jeter
dans ses bras. Ou que ce soit lui qui approche pour me prendre, me soulever et
me déposer dans le lit. J’ai envie de sa bouche. Partout. Mais je ne fais rien de
tout ça, et me contente de prononcer un timide « Salut. »
Un mois de badinages, de conversations passées légèrement vêtus, ou au lit, ou
dans des pyjamas plutôt aguichants, rend cette situation réellement
embarrassante. Bien sûr, le fait que je sois presque nue n’arrange rien.
« Je vois que tu t’es lavé le visage.
— J’ai pris une douche. »
Ses yeux s’abaissent et sa langue perce sous ses lèvres, glissant discrètement
entre elles. « Je vois ça, aussi. »
Je resserre ma prise sur la serviette. Mes doigts veulent vraiment la laisser
tomber au sol, juste pour voir ce qui se passera.
Il fait un pas en avant et moi aussi. Tout mon corps irradie de la chaleur.
Francesca se tortille dans ses bras et se dégage de son emprise. Elle saute au sol
et se faufile à travers la pièce, avant de disparaître dans le couloir. Bancroft ne
semble pas s’en soucier et continue d’avancer vers moi. Est-ce qu’il va
m’embrasser ? Est-ce que c’est une bonne idée ? Je n’en sais rien, et je ne suis
pas sûre de vouloir me poser la question.
Il n’est qu’à quelques dizaines de centimètres de moi. Il hésite et regarde par-
dessus son épaule. Une ou deux secondes passent avant qu’il ne se retourne à
nouveau vers moi. À ce moment-là, je desserre ma serviette jusqu’à révéler le
haut de mes seins. Si je la baisse d’encore quelques centimètres, il verra mes
tétons. Un grand bruit se fait entendre dans la cuisine. « Mince, murmure-t-il. Je
reviens tout de suite. »
Il se retourne en courant, les poings serrés, et disparaît dans le couloir.
J’expulse un long soupir et regarde l’heure. Oh non, il est déjà plus de
deux heures. Je dois bientôt partir au boulot, ce qui ne me laisse pas le temps de
profiter de Bancroft, ni même de l’écouter me raconter son voyage.
Je referme la porte et m’habille en quatrième vitesse, enfilant une culotte, un
soutien-gorge de sport et un T-shirt large, étant donné qu’il ne me reste plus
grand-chose de propre ici.
Je prépare mon sac, ce qui va vite, car je ne l’ai presque pas défait hier soir. Je
prends ensuite plusieurs inspirations profondes, que j’espère libératrices. Il nous
faut simplement dépasser cet embarras initial de nous revoir après un mois de
conversations téléphoniques quotidiennes pleines d’allusions sexuelles. Ça va
aller. Je n’ai pas besoin de lui sauter dessus tout de suite. Je devrais
probablement même éviter de le faire, à vrai dire. Mais je suis tellement excitée
de le voir. Beaucoup trop excitée. Il faut que je me calme.
J’ouvre la porte et sors dans le couloir. Il est dans sa chambre. Celle dans
laquelle j’ai dormi pendant des semaines. Je jette un coup d’œil à mon sac pour
vérifier qu’il est bien fermé. Je n’ai même pas dit la vérité à Amie, pour le
boulot. Je ne veux pas qu’elle en parle accidentellement à Armstrong, qui a l’air
d’une vraie pipelette.
J’aperçois Bancroft par l’embrasure de la porte. La corbeille à linge est
installée à côté de lui, et sa valise ouverte sur le lit. Il jette des affaires de sa
valise à la corbeille.
Je toque et passe une tête par l’embrasure de la porte. « Tout va comme tu
veux ?
— Oui. Francesca est montée sur le comptoir et a fait tomber quelques affaires,
mais rien de grave. Viens, entre. »
Oh, mon Dieu. Sa voix est à peine croyable. Et profonde. Comme l’océan.
Comme… je ne sais pas. Elle est encore plus sensuelle en vrai qu’au téléphone,
et provoque de drôles de choses en moi. De bonnes choses. D’incroyables
choses.
Il arrête ce qu’il était en train de faire en me voyant. Il jette un coup d’œil au
sac qui pend sur mon épaule et fronce les sourcils. « Tu vas quelque part ? »
Je le dépose sur le sol de sa chambre. « Il faut que j’aille au boulot. »
Sa moue s’approfondit. « Oh. Je pensais que tu n’y allais que plus tard.
— On a une répétition, aujourd’hui. » J’observe la chambre pour m’assurer que
je n’ai rien laissé traîner de personnel. Ça a l’air d’aller.
« Tu seras rentrée pour dîner ? »
Je secoue la tête. « Je vais rentrer tard, ce soir.
— Oh. » Il manque la corbeille avec un pantalon, sans prendre la peine de le
ramasser. « Et demain ?
— Je travaille aussi, demain. »
Il passe une main sur sa nuque. « Mince, ça tombe mal. Quand est-ce qu’on va
pouvoir rattraper le temps perdu ? »
Je ne sais pas ce qu’il y a vraiment à rattraper, étant donné qu’on s’est parlé
presque tous les jours au téléphone, mais passer du temps avec lui me va bien.
Passer du temps avec lui nue et dans son lit à jouer à cache-cache m’irait bien
aussi. Mince. Il faut vraiment que je garde le contrôle de mon esprit. C’était plus
facile quand il était à l’autre bout du monde.
« J’ai mon lundi et mon mardi de libres.
— C’est dans quatre jours !
— On peut se voir le matin ?
— Il faut que je parte tôt.
— Hmmm. Bon, je vis ici, alors ce n’est pas comme si on allait manquer
d’occasions de se voir, pas vrai ? » Pourquoi l’ambiance est-elle si lourde ? Je ne
veux pas que de la gêne s’installe entre nous. Je ne sais pas si ça vient de lui, ou
de moi, ou de nous deux.
« Mais tu viens de rentrer. Tu ne veux pas te reposer un peu ? »
Bancroft hausse les épaules. « Je n’ai pas grand-chose à faire ici à part défaire
ma valise. J’ai pas mal de débriefings et de réunions dans les prochains jours.
Tant qu’à faire, autant que je m’avance un peu. Et puis ça m’empêchera de
m’écrouler de fatigue au milieu de l’après-midi.
— Oui, c’est une bonne idée. » Je hais l’ambiance tendue qui règne entre nous
en ce moment. « D’accord. Bon. Je vais y aller. On se voit peut-être demain
matin ?
— D’accord. Bonne chance pour ce soir. »
Je grimace. Pas parce que j’ai peur de manquer de chance, même si j’ai raté pas
mal d’auditions ces derniers temps, mais parce que je sens que je m’enfonce
dans le mensonge.
« Je n’aurais pas dû dire ça ? » demande Bancroft.
Je lui lance un sourire forcé. « Non, pas du tout. Merci. Merci à toi. » Je
trébuche sur les mots, consciente que je dois partir, mais j’ai du mal à le laisser
sans un câlin.
Mais je n’ai pas à m’en soucier longtemps. Tandis que je piétine, la large main
de Bancroft vient s’enrouler autour de ma taille. La sensation est complètement
magique. Ça fait maintenant presque cinq semaines que je n’ai pas été en contact
avec lui. Encore plus longtemps depuis la dernière fois où il m’a embrassée
(accidentellement ou pas). Et entre-temps, je n’ai cessé de flirter avec lui par
téléphone. Tellement de séduction entre nous. Et tellement d’orgasmes après
avoir raccroché.
Et là, nos corps sont en contact. J’ai dû émettre une sorte de bruit, car son
regard se fixe dans le mien et il hésite. Seulement un bref instant. Je ne veux pas
perdre cette opportunité, aussi je m’avance vers lui. C’est un signal assez clair, et
il m’attire contre lui, m’enserrant de son bras libre.
Le contact est maintenant total. Il enroule son bras autour de ma taille, me
caressant imperceptiblement de sa paume en m’attirant plus près de lui. Quelle
différence cela aurait fait si je n’avais eu qu’une serviette sur moi ?
Je jurerais l’avoir entendu gémir. Je résiste avec peine à l’envie de poser ma
main sur ses fesses.
J’ai le temps de sentir son nez dans mes cheveux et son souffle dans mon cou
avant qu’il ne me relâche. Il se recule d’un pas en mettant immédiatement ses
mains dans ses poches.
« Je suis contente que tu sois rentré, dis-je. Sans encombre. Que tu sois
rentré. » Je m’embrouille sur la fin. Le caractère haletant de mes paroles et le
courant électrique qui parcourt mes nerfs n’arrangent pas les choses.
« Moi aussi. » D’après le son rauque de sa voix, je suis tentée de penser que je
ne suis pas seule à ressentir cela.
« Bon. Il faut vraiment que je file, maintenant.
— Très bien. » Il hoche la tête plusieurs fois de suite.
« On se voit demain. » Ce qui ne sera possible que si je suis encore réveillée
quand il se lève.
« D’accord. Super. »
Je quitte l’appartement avant de faire ou de dire quoi que ce soit de stupide. J’ai
besoin d’avoir mon propre logement, cette réalité m’apparaît maintenant de plus
en plus nettement. Je suis attirée par cet homme, et il ne s’agit pas seulement
d’attraction physique. C’est un sentiment qui s’est solidement ancré au cours des
dernières semaines. De mon côté, en tout cas.
Si je continue à économiser, je devrais bientôt avoir de quoi déménager. Le
mois prochain, ou peut-être même plus tôt. Plus je resterai ici, plus la tension
sexuelle qui existe entre nous sera difficile à gérer. C’est en tout cas ce que
semblent indiquer ces premières retrouvailles.
Si possible, j’aimerais être sortie de chez lui avant de me glisser dans son lit.
Coucher avec lui alors que j’habite ici créerait un déséquilibre dans lequel je ne
veux pas me retrouver. Je ne veux pas me sentir entretenue, et c’est exactement
ce qui arriverait si les choses devaient se passer comme ça.

4. Dessert populaire aux États-Unis et au Canada, composé d’une guimauve grillée et d’un carré de chocolat entre deux biscuits
Graham.
15

Câlins accidentels

RUBY
Il est presque 2 heures du matin quand je rentre à l’appartement. Tout est
silencieux. Bancroft doit dormir. Décidée à aller au lit, je me dirige vers sa
chambre sans réfléchir. Ce qui constituerait une erreur hautement embarrassante.
Pour la première fois depuis son départ, je vais dormir dans la chambre d’ami
qui est censée être la mienne. Ça me fait vraiment bizarre.
Je croise Bancroft qui erre dans l’appartement.
Mis à part un boxer, il est nu. Pas de T-shirt. Pas de chaussettes. Juste un boxer.
Pour une raison que j’ignore, il est trempé, de même que ses sous-vêtements. Je
ne sais pas pourquoi il est dans cet état, mais je lui propose de l’aider à retirer ses
sous-vêtements, lesquels gouttent et forment une flaque d’eau à ses pieds. Je
passe mes mains sous l’élastique de son boxer, consciente que je vais contre mon
propre plan, qui est d’éviter de finir au lit avec lui, tout en observant sa peau
moite se dévoiler. Je me réveille au moment où le tissu glisse sur ses hanches.
Quelle tristesse.
Le rêve s’évanouit et me laisse avec la bouche sèche et le clitoris vibrant. Je
cherche le verre d’eau posé sur la table de nuit, mais il est vide. Il est 4 heures du
matin. Ça fait seulement une heure que je suis endormie. Je ne me souviens pas
d’avoir fini le verre avant de m’endormir. Je me rappelle par contre m’être fait
jouir en enfonçant la tête dans mon coussin juste avant de sombrer. Ce dernier
effort nocturne a sans doute joué sur ma déshydratation actuelle. J’ai aussi mal à
la tête, probablement pour les mêmes raisons. Diva m’a conseillé de boire plus
d’eau la nuit dernière, mais il semble que ça n’ait pas suffi.
Je rejette les couvertures et me hisse hors du lit. J’attrape le tube d’aspirine
dans le tiroir de la table de chevet et récupère le verre avant de gagner la cuisine.
Le distributeur inclus dans le réfrigérateur fournit une eau fraîche et filtrée.
Exactement ce dont j’ai besoin.
Je pose la tête contre l’appareil pendant que le verre se remplit, y jette mes
deux cachets d’aspirine et retourne au lit les yeux mi-clos.
Je me glisse sous des draps refroidis, frissonne un peu et repose ma joue contre
l’oreiller. Les yeux fermés, je tente de me remémorer le rêve que j’étais en train
de faire quand la soif m’a réveillée. Je cherche à revenir au début du rêve, où
Bane a sans doute été habillé, car ce que je préfère est le fait même de le
déshabiller tout entier. Je l’imagine en chemise, avec sa cravate desserrée. Et en
dessous, son maillot de corps moulant.
Tandis que je le déshabille mentalement, il me semble soudain percevoir son
odeur. Je dois être presque revenue dans le rêve, car les sensations sont
extraordinairement vivaces. Je m’enfonce encore un peu plus dans l’oreiller,
espérant que mon esprit ira dans la direction où mon corps veut qu’il l’amène.
J’entends un grognement, sourd et profond, puis quelque chose qui bouge dans
le lit. Soudain, un bras puissant vient agripper ma hanche.Mes yeux s’ouvrent
d’un coup. Qu’est-ce que ? Non, ce n’est pas un rêve. Qui est dans le lit avec
moi ? J’entends un froissement de draps et le matelas réagit tandis que la main
posée sur ma hanche commence à remonter le long de mon corps.
« Mmmh. C’est doux », murmure la voix appartenant à la main qui me caresse
sous les draps.
Mon Dieu. Bane est avec moi dans le lit. Qu’est-ce que Bane fait avec moi
dans le lit ?
Je reste figée. Je ne sais pas quoi faire, car même si les sensations que me
procurent ces caresses (à travers le drap) sont indéniablement agréables, je suis
désorientée, ne comprenant toujours pas pourquoi nous sommes ensemble dans
le même lit. Ni comment la chose a pu arriver.
Je sens soudain la poitrine chaude et musculeuse de Bancroft dans mon dos.
Eh, attends une minute. Oh mon Dieu. Mon Dieu. Est-ce que… ce ne serait pas.
Mais si. C’est bien ça.
Bane est nu. Comment je le sais ? Parce que je peux le sentir sur le haut de mes
fesses, ma culotte ayant légèrement glissé vers le bas, laissant une belle zone de
chair disponible. Et je sens son érection (son énorme érection) pressée juste
contre le haut de mes fesses. Ma théorie sur les hommes aux grandes mains est
définitivement vérifiée.
Il fourre son nez dans ma nuque, se frayant un passage à travers mes cheveux
jusqu’à ce que son menton mal rasé soit contre mon cou. Je crois qu’il n’est pas
réveillé. Aussi, je reste immobile, attendant qu’il… je ne sais pas… qu’il arrête
de se frotter à moi ? J’ai juste besoin qu’il cesse un moment pour réfléchir à la
marche à suivre. Bon. En vérité, je sais ce que je devrais faire. Mais tout ça me
plaît beaucoup trop pour vouloir que ça s’arrête.
Malheureusement, il ne s’immobilise pas. Il passe plutôt sa main entre les draps
pour entrer en contact avec ma peau. Son bras glisse le long de ma taille et
s’insère entre mon ventre et le tissu de mon haut. Sa main attrape un élastique au
passage et fait remonter tout le tissu avec elle.
Il finit par attraper mon sein à travers plusieurs replis de tissu et grogne de
satisfaction. Je retiens avec peine le même soupir quand je le sens rouler ses
hanches contre mes fesses.
J’ouvre la bouche pour dire quelque chose, comme peut-être : « Hé, Bane.
Pourquoi tu es dans mon lit, à me tripoter ? » Ou : « Si tu avais vraiment envie
de moi, il y avait quand même des moyens plus francs que de te glisser par
surprise dans mon lit au beau milieu de la nuit. » Ou encore : « Ça ne t’ennuie
pas, si je t’emprunte cette énorme chose que je sens, là, dans mon dos ? »
Mais rien ne sort de ma bouche. Tout ce dont je suis capable est de proférer son
nom dans une sorte de gémissement chuchoté : « Ban-croft… »
Cela ne semble pas avoir d’effet sur ses mains, et il continue à me caresser les
seins. En fait, plutôt à les pétrir. Il tente de passer sous l’élastique une seconde
fois en émettant un grognement.
Je dois mettre un terme à ça. Mon cerveau enregistre la commande, mais la
classe immédiatement dans le tiroir des demandes rejetées.
Je devrais couper court à tout ça et me lever. Cette situation ne devrait pas
pouvoir arriver au milieu de la nuit et sans une discussion raisonnée entre
adultes, du genre à peser le pour et le contre, et peut-être à nous tempérer un peu.
Surtout qu’il a lui-même dit ne pas être intéressé par une relation sérieuse tant
que tous ces voyages étaient prévus. Mais comme j’ai fantasmé ce même
scénario de nombreuses fois, je ne peux pas m’empêcher d’avoir envie qu’il se
déroule un peu plus avant.
Il réussit cette fois à atteindre ma peau, sa large main, brûlante attrapant
généreusement mon sein. Je sens alors son souffle sur ma nuque, suivi de ses
lèvres sur ma peau. Oh, mon Dieu. Est-il en train de, oh non… oh oui… il fait
rouler mon téton entre son pouce et ses doigts, gémissant contre moi et passant
maintenant sa langue sur ma peau.
D’accord, à ce stade je n’ai plus aucune raison valable de ne pas faire quelque
chose pour l’arrêter, car il est évident qu’il n’est pas encore tout à fait conscient.
Mais au lieu de faire la seule chose valable dans cette situation, je m’arc-boute et
presse mes fesses contre son sexe. Ce dernier s’ajuste parfaitement entre mes
deux fesses (mes sous-vêtements offrent encore une séparation, mais étant plutôt
légers, ils permettent tout de même une grande surface de contact). Après avoir
serré mon sein une dernière fois, et assez fort, sa main glisse rapidement sur mon
ventre.
Mes yeux s’agrandissent tandis que je comprends son objectif. J’aimerais
pouvoir dire que la décision que je prends est motivée par l’idée que les choses
sont allées trop loin. En fait, elle a davantage à voir avec le fait qu’il faudrait que
je me rase avant tout développement supplémentaire. J’attrape sa main au
moment où elle dépasse mon nombril et me manifeste en même temps.
« Wow ! »
Mon cri semble suffire à le faire sortir de sa transe onirique. Sa main se retire et
il roule en arrière en même temps que je saute hors du lit.
C’est alors que je me rends compte qu’on n’est pas dans ma chambre, mais
dans la sienne.
« J’ai juste… je n’ai pas… j’ai fait… » Je bafouille comme une idiote tandis
que Bancroft, endormi et bouffi, me regarde, plein de confusion. Qu’il est beau
au réveil. Mon regard suit sa main, qui caresse son ventre. Et je m’aperçois que
les draps ne sont plus sur lui. Il est nu. Je peux voir chaque centimètre carré de
son corps.
La vision est un enchantement. Le corps de Bancroft est une merveille à nulle
autre pareille.
« Mon Dieu, elle est énorme ! » est tout ce que je trouve à dire au moment où je
tombe sur la pièce maîtresse du tableau.
Il ne fait pas tout à fait noir, ici, grâce notamment aux oiseaux de nuit de
l’immeuble d’en face, dont plusieurs ont laissé leurs appartements éclairés. Je
peux très clairement me rendre compte de l’impressionnante dimension de son
sexe. Et je suis réellement bouche bée. Pour ma défense, il y a de quoi. Ma
bouche salive littéralement, c’en est à ce point.
Jusqu’à ce jour, je n’ai jamais été vraiment impressionnée par un pénis. S’il
existait un classement par taille, Bancroft serait hors concours. Mais l’effet est
peut-être aussi dû aux ombres projetées par la faible luminosité ambiante. Il est
possible que la silhouette ainsi découpée paraisse plus impressionnante qu’elle
ne l’est réellement.
Je parcours son corps nu, avide d’en imprimer le négatif dans mon esprit, car il
s’agit vraiment d’un cadeau du ciel. Et son érection touche au sublime.
Sur une échelle de un à dix, un représentant le fond du panier et dix le domaine
du divin, son sexe est tellement beau qu’il ferait pleurer les anges et pousserait
des vierges à se donner en sacrifice. D’accord, peut-être pas la dernière partie,
mais c’est un superbe sexe et je suis vraiment transportée.
J’ai maintenant envie de retourner sous ses draps avec lui et de prétendre que je
ne suis pas là par accident. Je le laisserai alors me caresser, encore un peu, peut-
être beaucoup plus longtemps.
« Ruby ? » Il tire le drap pour cacher l’objet du délit. « Qu’est-ce que tu… » Il
m’observe fixement, la main posée sur son sexe. La main tenant son sexe.
J’aurais pu me retrouver à cette place si j’avais été assez maligne pour tirer profit
de la situation.
Je tente de me couvrir, car ma tenue de nuit ne laisse plus grand-chose à
l’imagination. Enfin, c’est toujours mieux que lui, mais ça reste assez sommaire.
« C’était un accident ! Désolée ! » Je me retourne et me précipite hors de la
pièce en refermant la porte derrière moi. Je traverse le couloir en courant et me
réfugie dans ma chambre, dont je referme aussi la porte. À clé. Mon embarras
est immense (plus immense même que ce sexe que je contemplais il y a peu).
Impossible, ce soir, que je croise Bane à nouveau.
16

Dur de maîtriser sa dureté

BANCROFT
Je suis couché dans le lit, la main serrée sur mon sexe et les yeux fixés sur la
porte close, me demandant encore ce qui vient de se passer.
Enfin, je sais ce qui vient de se passer, mais deux questions restent en suspens :
comment Ruby est-elle arrivée dans mon lit, et surtout pourquoi en est-elle
sortie ? Autant moi que mon érection (qui dirige actuellement mon cerveau,
quoique de manière très linéaire), nous aimerions avoir une réponse à ces
questions.
J’hésite à me lever pour aller voir si tout va bien, mais je bande tellement dur
que je ne peux aller nulle part pour le moment. De plus, d’après son incapacité à
construire des phrases cohérentes et son départ précipité, il semble qu’elle soit
plutôt embarrassée par la situation. Je suppose que je peux attendre jusqu’à
demain, qui n’est après tout que dans deux heures, et que nous pourrons en
reparler à ce moment-là.
Couché dans mon lit, je navigue entre les brumes de l’événement qui vient
juste de se produire et tente de faire la part des choses entre ce à quoi j’étais en
train de rêver et ce qui s’est réellement passé. Je me souviens surtout de seins
pressés, de torsions de tétons et de frottements de bassins. J’aimerais
recommencer tout ça, mais en étant bien réveillé, cette fois.
Après cinq minutes supplémentaires passées à penser à Ruby, je m’abandonne
à mes fantasmes et elle réapparaît, comme par magie, pour soulager mon désir.
Sauf que je suis seul. J’ai au moins matière à rendre la chose réaliste,
maintenant. Tout ce qui me manque, c’est que Ruby se glisse à ma place pour
prendre le relais.
L’orgasme constitue généralement un bon sédatif, mais cette fois les résultats
sont faibles. Je ne parviens pas vraiment à me rendormir et somnole jusqu’à ce
que mon réveil sonne, quatre-vingt-dix minutes plus tard. J’enfile un boxer et un
short, ce à quoi il semble que je doive m’habituer avec Ruby dans les parages.
Au moins le temps que cette situation étrange se débloque. M’étant réveillé la
main presque dans sa culotte, j’ai bien cru sur le moment qu’on avait résolu le
problème. Avant qu’elle ne prenne la fuite.
Je lance un café et parcours le contenu du réfrigérateur. Il a vraiment besoin
d’être rempli. Je n’ai même pas pensé à le vérifier avant de partir au bureau, hier
après-midi.
Mon retour ne s’est vraiment pas passé comme prévu. Je m’imaginais Ruby
m’attendant à la porte, pleine d’enthousiasme et relativement peu vêtue. Mon
espoir n’a pas été déçu en ce qui concerne la tenue, mais l’enthousiasme s’est
plutôt transformé en malaise. Et je n’avais pas pris en compte le fait qu’elle allait
devoir travailler, et encore moins les quatre prochains jours.
C’est pourquoi j’ai décidé de me rendre au bureau à peine rentré au lieu de
rester assis là à me lamenter. Travailler, au moins, m’a aidé à m’occuper l’esprit.
Et ça m’a donné une certaine avance sur Lex, qui ne s’est montré que quatre
heures après moi. Pendant ce temps, j’avais déjà revu les tableaux comptables,
les plans marketing et les coûts de développement avec mon père. Ce dernier a
semblé impressionné par mon implication dans le projet. J’avais atterri quelques
heures auparavant seulement, et il pensait, à juste titre, que je prendrais ma
journée. Ce que j’aurais fait si Ruby avait été à la maison.
Je passe à nouveau en revue le contenu du réfrigérateur. J’ai les ingrédients
nécessaires pour me faire des pancakes. J’ai pris l’habitude de commencer et de
finir ma journée avec Ruby, et j’aimerais que ça puisse continuer.
Une fois le café prêt, je vais frapper doucement à sa porte. Silence. J’essaie de
nouveau, le nœud que j’ai dans l’estomac se resserrant un peu plus. Je l’appelle
après un court silence : « Ruby ? »
J’essaie la poignée, mais la porte est verrouillée. Merde. Est-ce qu’elle pensait
que j’allais vouloir la poursuivre jusque dans son lit la nuit dernière ? Était-ce
préventif, ou seulement révélateur de son embarras ?
Nous avons parlé ensemble presque tous les jours depuis que je suis parti. Et
nos conversations ont été pleines de sous-entendus sexuels. D’une certaine
manière, ça ressemblait à une relation à distance entre deux amants. J’ai eu
plusieurs semaines pour apprendre à connaître Ruby, pour apprendre à apprécier
son sens de l’humour. Pour découvrir ses traits de caractère. Ce qui peut
l’énerver, ce qui peut lui faire peur, son amour pour les animaux et son goût
certain pour les tenues de nuit. Je peux me tromper, bien sûr, mais j’imaginais
qu’à mon retour, ce flirt bidimensionnel se transformerait en quelque chose de
palpable. Et de dévêtu. Être passé si près du but hier soir me rend encore plus
impatient. Même si j’ai le mauvais pressentiment que ça ne va pas arriver tout de
suite.
J’essaie une dernière fois. Je n’ai aucune idée de l’heure à laquelle elle est
rentrée, et je me suis endormi dans le canapé hier soir, pour ne me réveiller
qu’après minuit. Elle n’était pas rentrée, je crois, même si je ne suis pas allé
jusqu’à vérifier sa chambre. Ses chaussons sont généralement rangés près de
l’entrée, mais je ne peux pas dire s’ils y étaient toujours quand je me suis couché
dans mon lit.
J’abandonne l’idée de réveiller Ruby. Je prends mon temps pour me préparer,
espérant qu’elle se montre avant mon départ. Mais elle n’apparaît pas.
Je passe la journée en réunion, à présenter les graphiques préparés sur le trajet
du retour, pendant que Lex dormait. Je ne l’ai d’ailleurs pas consulté, résolu à
exposer mes propres conclusions. Il rumine actuellement juste en face de moi. À
chaque fois qu’il essaie de me piéger, j’ai la bonne réponse, ou au moins une
réponse qui satisfait mon père. Il y a toujours eu une certaine compétition entre
nous, et sur ce coup-là, je n’ai rien fait pour arranger les choses. Mais je n’aime
pas qu’on me dise quoi faire, et c’est ce que j’ai subi ces cinq dernières
semaines.
J’espère que j’ai suffisamment pu prouver mes compétences sur ce projet et
que ce voyage est le dernier avant un moment. Nous possédons une dizaine de
propriétés à New York, aussi, m’insérer sur ce créneau paraît possible.
Une fois la réunion terminée, mon père me prend à part.
Il faut absolument que je lui en parle. Mais je vais devoir marcher sur des œufs.
Il a toujours de nombreux plans derrière la tête ; j’espère qu’il ne compte pas
m’envoyer à nouveau au bout du monde.
Je m’installe dans l’un des sièges où il reçoit habituellement et il s’assoit en
face de moi, plutôt que derrière son bureau. « Bon travail à Londres. »
Ce qui constitue un véritable compliment venant de mon père. « Merci. C’était
très enrichissant pour moi. Je crois que j’ai acquis une bonne expérience dans le
domaine de la rénovation.
— Une fois que tu te seras reposé, je crois que ce serait une bonne idée de te
faire travailler avec l’équipe architecturale sur les nouveaux concepts de
construction prévus pour l’Allemagne. »
Plutôt ça que de bosser avec Lex, mais si je fais partie de l’équipe archi, il y a
de grandes chances pour que mon père veuille que je travaille du côté de
l’innovation. Ce qui signifie de nombreux voyages, soit précisément ce que je
veux éviter.
« Layla gère ça très bien, non ? Tu ne crois pas que je ferais mieux de travailler
avec Griffin, plutôt ? » Griffin s’occupe des hôtels de Chicago. Chicago qui est
bien plus près de New York que l’Allemagne.
« Est-ce que tu doutes de ta capacité à rester concentré avec Layla dans
l’équipe ?
— Pardon ? » Je passe une main sur ma cravate. Layla fait partie de l’équipe
archi depuis un moment. Elle est extraordinairement carriériste et très concentrée
sur ses objectifs, et je ne vois pas pourquoi il pense que je manquerais de
concentration en faisant équipe avec elle.
Mon père roule les yeux au ciel. « Allez, Bancroft. Tu as passé les sept
dernières années avec un entourage de groupies passant leur temps à te courir
après. Je tiens simplement à te rappeler que dans le monde des affaires, il n’y a
pas de place pour ça, et que tu vas devoir apprendre à garder la tête froide, même
auprès de femmes comme Layla.
— Qu’elle soit jolie ou non n’est pas la question. J’ai été joueur de rugby
professionnel, pas gladiateur dans une arène. Je peux me retenir si une jolie fille
passe dans les parages. Et en plus, Layla n’est pas du tout mon genre. » Avant
qu’il ne le mentionne, je ne m’étais pas vraiment demandé si elle était jolie ou
pas. Elle est petite et blonde. Je préfère les cheveux sombres et les corps plus
charpentés. Comme celui de Ruby. « Et pour les rénovations locales ? Travailler
avec toi, ce serait l’idéal, pour moi. » Flatter l’ego est ce qui marche le mieux
avec mon père.
Il sourit et tapote son stylo contre le bras de la chaise. « Ça arrivera dans le
futur, une fois que tu auras plus d’expérience.
— Tu ne penses pas que c’est à tes côtés que j’en gagnerai le plus ? » J’essaie
de tempérer ma frustration. Je ne veux pas qu’il me ferme la porte au nez avant
d’avoir réussi à crocheter la serrure.
« Tu bénéficieras toujours de mon expertise. Je superviserai tous les aspects des
projets sur lesquels tu vas travailler. Mais il te faut au moins un an pour
apprendre les ficelles du métier. Je veux que tu te familiarises avec tous les
employés importants de l’entreprise.
— Quand commence le projet allemand ?
— À l’automne prochain, si tout se passe bien. Mais il y a d’autres plans sur
lesquels je veux que tu te penches : du travail sur les hôtels en Californie et une
acquisition au Costa Rica qui nous intéresse beaucoup. »
Il parle de plus en plus de voyages, comme je le craignais. Je ne veux plus
voyager. Sauf que si je voyage encore, j’aurai besoin de quelqu’un pour prendre
soin de Tiny et de Francesca. Ce serait une bonne excuse pour avoir Ruby plus
longtemps chez moi, ou au moins périodiquement. Si ça l’intéresse toujours. Il
faut que je lui parle dès que j’en aurai terminé avec cette réunion. En espérant
qu’elle soit réveillée.
« Et à propos des rénovations sur New York ? »
Il est déjà occupé par son téléphone, prétextant consulter ses mails. C’est ce
qu’il fait toujours quand il en a fini avec une discussion ou qu’il souhaite éviter
un sujet. Malheureusement pour lui, je suis son fils et, lui ressemblant à bien des
égards, je refuse d’abandonner la partie si facilement.
« Est-ce qu’il n’est pas prévu de commencer ce projet au début de l’année
prochaine ? C’est bien Griffin qui s’occupe de la rénovation sur Times Square,
non ? Maintenant que je suis sur place, je peux travailler avec lui là-dessus. Le
projet avancerait plus vite. On pourrait commencer juste après le Nouvel An, ce
qui nous permettrait de ne pas rater les vacances d’été. »
Mon père s’arrête dans la lecture d’un mail et me regarde. « Tu as vraiment
pensé à tout ça ?
— Bien sûr. Le secteur de New York est une très belle opportunité. J’aimerais
beaucoup travailler sur ce projet. » Je me mords la langue avant de préciser que
je voudrais en faire mon pôle central.
« On a encore un peu le temps. On en reparlera plus tard. »
Ce n’est pas un non, ce qui n’est déjà pas mal.
*
J’aurais aimé voir Ruby en rentrant à la maison, mais elle n’est pas là. Je lui
envoie un message pour lui demander si tout va bien, puis m’effondre sur le
canapé. Je ne me réveille que vers 1 heure et me traîne péniblement jusqu’à ma
chambre.
Je n’ai toujours pas de réponse le lendemain matin. Je me pose la question
d’aller frapper à nouveau à sa porte, mais je n’ai aucune idée de l’heure à
laquelle elle est rentrée, et comme elle n’a pas répondu à mon message, je décide
de la laisser tranquille, même si ce n’est pas ce que je veux.
Ma matinée est à nouveau remplie par des réunions concernant les projets en
Grande-Bretagne et ailleurs. Je suis maintenant engagé à fond sur le plan
managérial de la compagnie. Je comprends le point de vue de mon père. Il ne
veut pas que je m’enferme dans un département, mais plutôt que je puisse avoir
un aperçu d’ensemble, car l’entreprise comporte en effet de nombreuses facettes.
Si je dois diriger un jour avec mon frère, il me faut en connaître tous les aspects
importants. Et pouvoir travailler sur chacun d’entre eux, même si cela constitue
un défi difficile.
À midi, je n’ai toujours pas de nouvelles de Ruby. J’ai besoin de prendre un
verre ou de martyriser un punching-ball. Ou de parler à Ruby. Je préférerais bien
sûr la dernière option.
J’ai une bonne raison de la contacter, cependant : l’emploi du temps de
Francesca.
Maintenant que je suis rentré, nous devons nous entendre pour ne pas la nourrir
chacun de notre côté. Francesca et moi avions nos habitudes, mais j’imagine
qu’avec les horaires décalés de Ruby, les choses ont dû changer.
Je m’efforce d’envoyer un message assez complexe, qui je l’espère demandera
une explication supplémentaire.
Et ça marche. Sa réponse arrive plus tard, ponctuée de plusieurs points
interrogation.
Je ferme la porte du bureau, tourne le loquet et lance un appel vidéo. Ruby
répond à la troisième sonnerie.
« Salut. » Sa voix est rauque et assez grave.
Je ne la vois pas, cependant, car le téléphone est à nouveau fixé sur le plafond.
« Je te réveille ?
— Oui, mais il fallait que je me lève. Que se passe-t-il ? Ce message était pire
que ton écriture, je n’ai rien compris.
— Oui, désolé. Je me suis rendu compte que je ne connaissais pas l’emploi de
Francesca pour les repas. Il a sûrement changé pendant que je n’étais pas là. Je
me suis dit qu’il serait plus facile d’en parler directement. »
J’entends s’ouvrir un classeur. « Je n’y avais pas pensé. Je l’ai juste nourrie
comme tu avais l’habitude de le faire. Je n’aurais pas dû ? Tu veux t’occuper de
ça toi-même ?
— On peut peut-être continuer comme ça le temps qu’on ait un créneau pour en
discuter tranquillement à la maison ?
— D’accord. Pas de problème. »
Je ne vois toujours que le plafond, mais je peux entendre des bruits de pas.
« Qu’est-ce que tu fabriques ?
— Je m’habille.
— Tu réponds toute nue au téléphone ? »
L’écran bouge soudain et je me trouve nez à nez avec les sourcils levés de
Ruby. « C’est une vraie question ? »
Je lutte pour que le sourire qui veut éclore sur mon visage ne s’y répande pas.
« C’est une question légitime, non ? »
Elle pose le téléphone contre la commode, c’est du moins ce que je devine
d’après l’angle de vue. « Tu sais, tu peux m’appeler sans la vidéo maintenant,
comme les gens normaux le font.
— C’est une habitude. J’aime bien te voir. » Et te sentir, comme cette autre nuit
dans mon lit.
« Je ne suis pas très attirante au réveil. »
Elle m’offre la transition parfaite. « En parlant de réveil, tu ne veux pas qu’on
parle de ce qui s’est passé l’autre nuit ? »
Son regard se détourne et semble occupé à observer quelque chose se situant
hors de mon champ de vision. « Pardon, l’autre nuit ? » Sa voix est
étonnamment calme.
« Est-ce qu’on va faire comme si rien ne s’était passé ?
— Faire semblant que quoi ne s’est pas passé ? » Elle ne me regarde toujours
pas.
« Toi. Dans mon lit. »
Ses sourcils se soulèvent. « Tu veux dire quand tu n’étais pas là ? Mais je t’ai
dit que je m’étais endormie là plusieurs fois. J’ai changé les draps avant que tu
reviennes. Si c’était un vrai problème pour toi, tu aurais dû me le dire.
— Je parle de toi, dans mon lit, avec moi. »
Elle cligne plusieurs fois des yeux. Elle ne lâche pas un pouce de terrain. Un
sourire rusé apparaît au coin de sa bouche et sa voix se change en un murmure
voluptueux. Elle laisse traîner un doigt le long de son cou. Je suis le mouvement
de sa main, espérant qu’elle rejoigne les seins que je caressais il y a peu de
temps encore. « Est-ce que tu rêves de moi, Bane ? »
Mes yeux reviennent à son visage. Impossible que j’aie rêvé ça. C’était bien
trop intense. Des coups frappés à ma porte m’empêchent de poser davantage de
questions et de vérifier si cette fille n’est pas réellement en train de me faire
perdre la tête. Griffin tapote le cadran de sa montre à travers la surface vitrée. Je
regarde l’heure. Mince. La réunion commence dans cinq minutes. « Je dois y
aller.
— Je dois donner à manger à Francesca ?
— Je l’ai fait ce matin. Tu peux juste la faire jouer un peu, si tu veux.
— Parfait, j’adore jouer. » Le sourire que j’aperçois avant que l’écran s’éteigne
m’apparaît comme diaboliquement sexuel.
Il semble que le flirt à distance soit toujours en cours. Il faut que je réarrange
un peu mon pantalon avant de pouvoir sortir.
Je récupère mon ordinateur, ma tablette et ma pochette de documents et les
maintiens au niveau de ma taille. Je vais devoir finir par trouver une solution à
ce problème-là.
*
Je vais au bureau samedi matin et travaille à la maison dimanche. Je me lève tôt
et effectue un peu d’exercice sur le tapis de course. Je sors de la douche vers
9 heures et toujours pas de nouvelles de Ruby. Je ne sais qu’elle est là que parce
que ses chaussures sont devant la porte.
Je m’installe à mon ordinateur avec un café et sors quelques documents de ma
pochette. Mentalement, les dernières semaines ont été éprouvantes. Mon esprit
commence à s’habituer à ce genre d’exercices analytiques, mais il m’a fallu une
période d’adaptation. Je suis cerné de diagrammes circulaires et de graphiques.
L’analyse de données comparatives n’a jamais été mon domaine préféré, mais
j’ai appris à me débrouiller.
À midi, j’entends du mouvement dans la cuisine. J’entends ensuite un
grommellement et le bruit de la porte du réfrigérateur en train de s’ouvrir. Je
reste immobile, à l’écoute.
J’hésite encore à me manifester quand j’entends un grand bâillement et des
bruits de pas qui se rapprochent. « Salut, Tiny, dit-elle, suivi d’un : Salut, beau
gosse. »
Je pense d’abord qu’elle s’adresse à moi, mais je pivote sur ma chaise et me
rends compte qu’elle se tient debout devant l’affiche qui me représente en train
de marquer un drop au cours du championnat de l’an passé. La photo a été prise
moins de dix minutes avant que je me détruise le genou.
Ruby observe l’image avec intensité. Elle boit une gorgée dans son verre.
« Pourquoi est-ce que tu n’es pas torse nu ?
— Si j’étais torse nu, personne ne saurait quel numéro je suis. » Ruby sursaute
en poussant un cri et le verre lui glisse des mains. Il heurte ensuite le sol et se
brise à ses pieds, formant une dangereuse flaque de jus d’orange et de verre pilé.
Je me lève instantanément. « Mince. Désolé. Ne bouge pas, surtout. »
Son visage a la couleur du maillot de l’affiche, mais elle fait ce que je lui dis et
ne bouge pas d’un centimètre. J’esquive les zones sinistrées et récupère la
première paire de chaussures disponible. Je reviens vers Ruby, toujours
immobile, un petit bijou au milieu d’une mare de verre et d’orange pressée.
« Sortons-nous de ce mauvais pas. » Je pose mes mains sur sa taille et la
soulève. Elle attrape mes épaules et s’appuie contre moi, sa poitrine se pressant
contre la mienne.
« Je ne voulais pas te faire peur. » Je la repose, mais j’ai quand même du mal à
la lâcher.
« Je n’avais pas vu que tu étais là. » Elle évite mon regard. Ses mains glissent
le long de mon torse et elle me repousse doucement. « Je vais chercher un balai
et une serpillière pour nettoyer tout ça.
— Laisse, j’y vais. Il ne faut pas que tu marches ici sans chaussures. » Je la
repose finalement pour m’occuper du sol. Heureusement que Francesca est
toujours dans sa cage.
Ruby semble me donner raison et reste immobile pendant que je saisis une
serpillière et une petite poubelle.
« Tu peux attraper mes sandales, s’il te plaît ? »
Je les lui passe et nous commençons à nettoyer en silence. Une fois que le jus
est nettoyé et que le gros du verre est ramassé, Ruby sort l’aspirateur et je
m’occupe de préparer un seau d’eau savonneuse.
« Je suis désolé pour tout ça. Je me croyais seule. » Elle murmure presque,
toujours embarrassée, tandis qu’elle déroule le tuyau de l’aspirateur.
« C’est ce que j’ai compris quand tu t’es mise à parler à cette affiche comme si
elle allait te répondre. »
Elle grimace et me lance un petit regard noir. « Merci de me rappeler cet
épisode…
— Tu me pardonnes tout si j’enlève mon T-shirt ?
— Ouch. Je crois que je vais me retourner me coucher. » Elle se retourne pour
quitter la pièce, mais je la retiens par le poignet. Je ne sais pas ce qui se passe
depuis mon retour, mais je n’aime pas du tout cette gêne qui s’est installée entre
nous.
« Attends. Non, s’il te plaît. J’arrête. Viens manger quelque chose avec moi.
— Il faut que je me prépare pour la répétition.
— À quelle heure tu dois y être ? Je peux t’amener. Il faut que tu manges
quelque chose avant de partir, non ? Allez, on déjeune ensemble. » Merde. J’ai
vraiment l’air désespéré, maintenant. Peut-être parce que c’est véritablement le
cas. « On ne s’est pas vus depuis que je suis rentré, Ruby. C’est comme si tu
cherchais à m’éviter. »
Son regard s’abaisse.
« Tu cherches à m’éviter ? »
Elle tripote ses doigts. Ce n’est pas la Ruby que je connais. « J’ai eu beaucoup
de travail, et toi aussi.
— C’est à cause de ce qui s’est passé l’autre nuit ? Du fait que tu t’es retrouvée
dans mon lit ?
— Je n’étais pas très bien réveillée.
— Alors tu admets que ça s’est bien passé. » Mon Dieu, merci. Je commençais
à me demander si je n’étais pas en train de devenir fou.
Ma réponse me donne droit à un regard furieux, que je préfère, et de loin, à
l’indifférence qui s’est installée depuis quelques jours. « Arrête avec ça !
— Tu m’as poussé à douter de la réalité de ce qui s’était passé, mais je savais
que c’était trop intense pour être un rêve. »
Ruby serre les lèvres. « Tu vas me harceler avec ça, maintenant ? C’était un
accident !
— Tu peux reproduire ce genre d’accident quand tu veux. »
La bouche de Ruby s’ouvre en grand. J’ai envie d’effacer cet espace entre nous.
J’ai envie de glisser mon doigt dans sa bouche pour sentir ses lèvres. Envie de
voir si elle va le sucer ou le mordre. Mais j’ai le sentiment qu’agir ainsi ne ferait
que créer plus de distance entre nous.
« Ça ne serait pas arrivé si tu avais eu le bon goût de fermer ta porte à clé !
— Comme tu as fermé la tienne ? »
Elle cligne des yeux. « Parce que tu essaies d’entrer dans ma chambre pendant
que je dors, maintenant ?
— Tu m’évites depuis que je suis rentré.
— Ce n’est pas vrai !
— Si, c’est vrai. »
Elle plante ses poings des deux côtés de ses hanches. « C’est le jardin
d’enfants, ici ? Tu vas me tirer la langue et me faire na-na-nère ? »
Je n’arrive pas et n’ai d’ailleurs pas envie de retenir mon sourire. Je vois bien
qu’elle essaie d’être sérieuse, mais qu’elle joue un rôle. Et elle aussi commence
à sourire.
« Allez, je sais que je t’ai manqué, cette semaine. » Je lui prends la main et
l’attire vers la cuisine. « Viens passer un peu de temps avec moi avant de
partir. »
Ses doigts acceptent le contact et serrent légèrement ma main. « Bon,
d’accord. »
*
Le vendredi suivant, Armstrong et son ami Drew, un type que je ne connais pas
et que je ne suis pas sûr d’apprécier, ainsi que mon frère, me suivent dans le
couloir qui mène à mon appartement. J’ai invité les gars pour regarder un match,
mais je ne suis pas certain de l’ambiance qui va régner, étant donné que Lex
profite de chaque occasion pour tacler Armstrong. Ces deux-là sont en
compétition constante, surtout en ce qui concerne les filles. Je n’ai jamais
vraiment compris pourquoi.
Ruby étant absente jusqu’à Dieu sait quelle heure, j’ai décidé que faire quelque
chose d’autre qu’attendre son retour me ferait du bien. Car ce mode de vie
commence à être un problème. En fait, c’est un problème depuis plusieurs jours,
mais c’est de pire en pire. Surtout depuis la nuit où nous nous sommes retrouvés
ensemble au lit.
J’aimerais trouver un moyen d’arranger la situation, mais je n’y arrive pas. Les
horaires de Ruby sont complètement décalés par rapport aux miens, et nous ne
sommes pas souvent ensemble à la maison. En plus, j’ai dû rester au bureau plus
tard tous les jours de la semaine, et nous ne nous sommes presque pas vus. Et
quand ça a été le cas, elle s’est constamment défilée, comme si ma présence la
rendait nerveuse. Même notre jeu de séduction et de sous-entendus s’est évaporé
depuis mon retour. Et je ne parviens pas à la coincer assez longtemps pour
mettre les choses à plat.
Ce soir, pas de stress sexuel à gérer, puisque Ruby travaille. Je tape le code
d’entrée de l’appartement. Nous avons droit à un bref répit dans le monologue
d’Armstrong tandis qu’un son de basse commence à monter. Je le sens vibrer
dans mes pieds et ma main au moment où j’ouvre la porte. Ruby a peut-être
laissé la télé ou la radio allumée.
Je me rends compte, en ouvrant la porte, que je suis loin de la vérité.
La vision qui s’offre alors à moi s’ancre pour toujours au plus profond de mon
esprit. Cinq femmes se tiennent au milieu de mon salon, toutes en talons et
légèrement vêtues, leurs fesses faisant face à la porte.
Je repère immédiatement Ruby. C’est la plus proche de moi, sur la droite. Elle
porte ce short qui me rend à moitié fou.
« C’est un enterrement de vie de garçon ? Tu as invité des strip-teaseuses ? »
Armstrong semble enchanté par le tournant que prend la soirée.
Je coupe court. « Ce ne sont pas des strip-teaseuses. »
Sauf que leur manière de bouger, de faire onduler leurs hanches et leurs fesses
me fait douter de ma propre affirmation.
Elles effectuent une sorte de demi-tour lascif pour se retrouver face à la porte.
Elles sont tellement concentrées sur leur chorégraphie, attentives aux ordres que
leur crie la meneuse, située au centre, qu’elles ne nous remarquent même pas.
Concentré sur Ruby, je suis du regard son demi-tour, prestement accompagné
d’un lever de jambe dont l’amplitude amène sa cheville jusqu’à son oreille.
Ce niveau de flexibilité doit être fabuleux au lit. Quand j’aurai réussi à la faire
venir dans le mien. Si seulement ça pouvait être tout de suite.
« Hé, je connais celle de droite ! », dit Drew en pointant Ruby du doigt.
Au moment de faire retomber sa jambe, elle nous remarque, moi et les autres,
pétrifiés dans l’embrasure de la porte.
« Qu’est-ce que tu fais ? crie la fille du centre. On est en plein milieu de… »
Ruby l’interrompt, les yeux fixés sur moi. « Mais. Je croyais que tu sortais, ce
soir.
— Et moi, je croyais que tu étais au travail. » Ma voix est plus caverneuse que
jamais.
« Tu m’as dit que tu allais voir un match avec les gars. » La voix de Ruby est
anormalement perçante.
« C’est ce que je suis en train de faire. Tu m’as dit que tu avais répétition.
— C’est le cas. On y est. Je suis vraiment désolée. Quand tu as parlé du match,
je pensais que vous alliez le voir dans un bar, pas ici. » Ruby transpire et sa
frange lui colle au front. Sa peau est légèrement luisante et ses joues rosées. Très
similaire au visage que je lui prête quand je m’imagine que je la fais jouir. De
manière intense et répétée.
Elle porte si peu de vêtements que je peux me représenter la scène de manière
assez nette. Elle porte son petit short et un soutien-gorge de sport. Ses
abdominaux sont incroyables. Elle est incroyable. Et le soutien-gorge n’est pas
de ceux qui réduisent une poitrine à une surface monotone. Il est en fait plutôt
aguichant, même s’il semble complexe à retirer. Du genre à ne pas résister à ma
hâte de la déshabiller. Ce que je donnerais tout pour faire.
« Ruby ? » À la voix de Drew, nous tournons tous les deux la tête.
Ses yeux s’agrandissent. « Drew ?
— Vous vous connaissez ? » En fait, ma question ressemble plus à un
grognement qu’à autre chose.
« Wow. » Les yeux de Drew glissent sur le corps de Ruby d’une manière trop
familière à mon goût. « Ça fait un bail. Tu ne t’es pas laissé aller. »
Son expression devient soudain offensive. « Pas laissé aller ?
— Comment vous vous connaissez, tous les deux ? » C’est maintenant un
grognement en règle.
« On est sortis ensemble il y a quelques années », dit Drew comme si de rien
n’était, les yeux posés sur Ruby. Il arbore ce regard obscène qui me laisse penser
qu’il sait à quoi elle ressemble toute nue.
Si je m’en réfère à la teinte que prennent les joues de Ruby, il semble
malheureusement que je suis dans le vrai. « Une fois. Et ce n’était pas grand-
chose, précise-t-elle.
— Tu devrais me redonner ton numéro », suggère Drew.
Les lèvres de Ruby se serrent. « Pff… non, merci. Je me souviens très bien de
notre dernier rendez-vous. Crois bien que je ne suis pas prête à revivre ces trois
médiocres minutes.
— Oh, bouhhh ! », dit l’une des filles derrière Ruby, tandis que les autres
pouffent.
De mon côté, je me retiens de ne pas fracasser la tête de Drew avant de le jeter
du toit de l’immeuble.
« Je vois que ton sale caractère n’a pas changé, répond-il.
— Je vois que tes cheveux te haïssent assez pour avoir commencé à quitter ta
tête », rétorque Ruby.
Une assez bonne réplique, en vérité. Lexington, qui ricane dans son coin,
semble apprécier.
Drew se passe inconsciemment la main sur la tête. « Une chieuse et une salope,
je me souviens maintenant pourquoi je ne t’ai pas rappelée. »
Ruby se jette sur Drew. Je l’attrape par la taille avant que sa jambe ait pu
atteindre ses testicules. Je regrette presque de lui avoir fait manquer sa cible.
Je pointe un doigt sur Drew. « Surveille ton langage si tu veux garder tes dents.
— Oh, merde. C’est ta copine, ou quoi ? », demande Drew.
Ruby me tape sur la poitrine et tente de se libérer. « Pose-moi, Tarzan.
— Je m’excuse de l’avoir appelée… comme ça. » Drew semble mal à l’aise,
sans doute parce que je pèse vingt kilos de plus que lui et que, contrairement à
lui, je n’ai pas peur de recevoir des coups.
Je pose Ruby au sol, laquelle se retrouve juste en face de lui, son poing
maintenant sur sa hanche. « Je suis là, branleur, et si tu veux t’excuser de
m’avoir insultée, c’est à moi qu’il faut le dire. »
Son short est toujours en bataille, l’un des côtés montrant la moitié de sa fesse.
C’est toujours le côté droit. Je tends la main et attrape l’ourlet du short pour le
faire redescendre.
Elle sursaute et repousse ma main. « Qu’est-ce que tu fabriques ?
— Je remets ton short en place, c’est tout. »
Elle me fixe du regard. Un regard furieux, excitant.
Griffin tente de changer de sujet : « Peut-être qu’on devrait aller dans un
bar… » Son expression reflète son malaise devant la situation actuelle.
« On avait presque fini, de toute façon. » Ruby se retourne vers les filles. Je ne
manque pas de remarquer que tous les regards, celui d’Armstrong y compris,
sont captés par les fesses de Ruby. « Désolée, les filles. Je vais récupérer
quelques affaires et on y va.
— Vous n’êtes pas obligées de partir. On n’est pas contre l’idée de partager
l’espace », tente Lex.
Je me retiens d’intervenir. Elles lui retournent à peine un regard tandis qu’elles
commencent à se rhabiller et à récupérer leurs sacs sur le canapé. La plus grande
des filles s’avance vers nous, ses hanches oscillant légèrement pendant qu’elle
nous passe en revue. « Tu dois être Bancroft.
— Oui. Et tu es ?
— Diva. Désolée pour la méprise. Et merci de nous avoir laissé utiliser ton
appartement. Vous devriez venir nous voir plus tard, les gars. » Elle pose son
regard sur Drew. « Sauf toi, peut-être. » Elle fouille dans son sac et me tend une
carte. « On commence à 10 heures. Le solo de Ruby est à 11 heures.
— Merci. Je vais voir si je peux me libérer. » J’empoche la carte sans la
regarder de plus près. Je ne sais pas si j’ai envie que ces types voient Ruby se
tortiller comme ça. Et surtout pas ce Drew, qui a apparemment déjà eu le plaisir
de connaître Ruby de trop près. Enfoiré.
Ruby apparaît quelques secondes plus tard, vêtue d’un pull-over trop grand qui
lui tombe jusqu’en haut des cuisses, son sac à l’épaule. Elle a remplacé ses
talons par des chaussures simples.
« Désolée pour tout ça. Je t’avais mal compris, me dit-elle avant de se tourner à
nouveau vers Drew. Je crois qu’il me faut être tout à fait honnête avec toi. Si tu
m’avais rappelée pour une autre aventure (elle met ce terme entre guillemets à
l’aide de ses doigts), crois bien que je t’aurais envoyé balader, étant donné ta
piètre performance de la première fois. Pour ta gouverne, j’ai juste eu
l’impression de faire l’amour à un marteau-piqueur. » Elle se détourne ensuite de
lui, l’ensemble des filles à sa suite, et chacune d’entre elles lui lance un regard
lourd de reproches.
Celle qui se fait appeler Diva fait un clin d’œil à Armstrong en passant, que ce
dernier lui renvoie.
Un aboiement familier me fait grincer des dents. Mme Blackwood se tient dans
le couloir, Précieux farouchement tenu dans ses bras. Ses yeux sont aussi
écarquillés que possible et sa bouche est une barre rouge et figée. Elle semble
absolument scandalisée quand Diva sautille jusqu’à elle pour tapoter le museau
de Précieux, qui grogne avec férocité.
Elle se tourne vers moi tandis que les filles s’éloignent dans le couloir. « Je ne
savais pas que tu étais rentré, Bancroft. Est-ce que ce sont… (elle semble avoir
du mal à prononcer le mot) des amies à toi ?
— Je suis rentré la semaine dernière. Et, oui, ce sont des amies de Ruby. »
Devant son regard interrogateur, j’ajoute : « Elle a gardé mon appartement
pendant mon absence, vous vous souvenez ?
— Oh, oui. Bien sûr. Mais elle vit toujours là ?
— Elle vit toujours là.
— Bon. J’espère que ses amies ne causeront pas trop de problèmes. »
Je lui adresse un petit sourire assorti d’un clin d’œil. « Ne vous inquiétez pas,
Mme Blackwood. Je sais comment régler les problèmes. »
Une fois la porte refermée, Lex émet un petit sifflement. « Maintenant, je sais
pourquoi tu l’as laissée emménager chez toi. Cette fille est fumante.
— Ce n’est pas pour ça que je l’ai laissée emménager. J’avais besoin de
quelqu’un pour garder Tiny et Francesca. »
Armstrong ricane.
« À d’autres, frangin. » Lex pose sa main sur son entrejambe. « Je lui ferais
bien voir mon furet, en tout cas. »
Je me rapproche de lui. « Garde ce maudit furet à dis-tance, si tu ne veux pas
qu’il lui arrive malheur. »
Il m’adresse l’un de ses sourires triomphants. « Oh, mais ça explique tout.
— De quoi tu parles ?
— De Londres, imbécile. Tu voulais toujours remonter dans ta chambre plus tôt
au lieu de sortir. Tous ces coups de fil que tu ne devais rater sous aucun prétexte.
Tu te la fais, c’est ça ?
— Moi, je me la suis faite », dit Drew.
Il commence à ricaner, mais je me tourne vers lui en le pointant du doigt. « Tu
devrais sérieusement la fermer si tu ne veux pas que je te casse le nez. »
Il acquiesce, soudain sérieux. « Je la ferme.
— Tu te la fais, pas vrai ? » Lex pose à nouveau la question. Je ne sais pas
pourquoi il insiste comme ça.
Je le regarde de travers. « Je ne couche pas avec Ruby. » Pas encore.
Il me regarde, bouche bée. « Écoute, petit frère. Il faut qu’on s’asseye et qu’on
ait une discussion sérieuse tous les deux. Comment est-il possible que tu n’aies
pas encore couché avec elle ? Tu as vu ce qu’elle est capable de faire avec ses
jambes ? Tu as vu ses fesses ? » Il soulève une main comme s’il attrapait les
fesses en question. L’expression de son visage prêterait à rire s’il ne s’agissait
pas de Ruby. Ses yeux s’allument soudain. « On va voir leur spectacle, ce soir,
pas vrai ? »
Je tire la carte de ma poche arrière et l’observe de plus près. L’adresse est au
dos.
Griffin regarde par-dessus mon épaule. « Je croyais que tu m’avais dit que
Ruby était dans le théâtre.
— Elle l’est.
— Mais, c’est… »
Je lui donne un coup de coude dans les côtes. La carte ne présente pas un dîner-
spectacle, plutôt un cabaret burlesque.
« Alors… Vous voulez qu’on aille chez moi pour regarder le match ? demande
Griffin.
— Bonne idée. » Pas moyen que quelqu’un d’autre que moi voie ce spectacle-
là.
17

Bas les masques

RUBY
Je suis tellement embarrassée. Et contrariée. Et embarrassée. Qu’est-ce que
Drew faisait avec Bane ? J’imagine que ce n’est pas si difficile à croire, étant
donné que tous les super-riches de la ville semblent devoir s’agglutiner
ensemble. Une sorte d’inceste par l’argent.
Je suis d’une humeur terrible tandis que j’enfile mon costume. Ce dernier est
très joli, gracieux et transparent. Il est plutôt évocateur, ce qui n’est pas
inhabituel pour un spectacle burlesque, mais qui, après que j’ai vu comment
Drew me regardait (comme une proie dans laquelle il aimerait à nouveau plonger
ses dents), me rappelle que ce travail ne fait pas partie de ceux que je souhaite
poursuivre longtemps.
Dans les semaines qui ont suivi mes débuts ici, j’ai fait tomber beaucoup
d’inhibitions. On peut dire que ça m’a même été utile, d’une certaine manière.
Mais garder ce genre de secret est trop lourd.
Diva est assise à côté de moi et se maquille, tout comme moi. Elle dépose une
généreuse couche de gloss sur sa lèvre inférieure, puis se poudre et enchaîne
avec le crayon à lèvres. Elle répète le processus trois fois. Ses lèvres sont
toujours superbes. J’ai appris pas mal d’astuces, avec ces filles. La seule chose
que je ne supporte pas, ce sont les paillettes. Elles s’insinuent partout. Je dis bien
partout. Toujours.
« Dis-moi. Quelles sont les chances que tu parviennes à récupérer le numéro
d’un de ces gars qu’on a vus tout à l’heure ? »
Je mets l’application de mascara en pause et me tourne vers elle. « Je ne crois
pas que tu veuilles sortir avec un de ces types. À part peut-être Bancroft, mais
c’est chasse gardée.
— Je ne veux pas sortir avec lui. Je veux le rendre accro à ma chatte pour qu’il
me paye de belles choses. Pour le reste, ne t’inquiète pas, ma chérie, il était clair
à la seconde où il est entré dans la pièce que ce Bancroft n’en a que pour toi.
— Comment ça ? » Les choses ont pas mal changé depuis son retour de
Londres. C’est ma faute si ça a mal tourné. Je suis tellement confuse. J’ai envie
de lui, mais je ne veux pas avoir l’impression d’être à lui, d’être une charge pour
lui. Et dès que je suis près de lui, j’ai toutes les peines du monde à m’en
souvenir. C’est pourquoi je l’évite, ce qui n’aide pas beaucoup.
Diva ricane. « Je suis surprise qu’il ne t’ait pas jetée sur ses épaules pour
t’emmener dans sa chambre sitôt rentré, genre homme des cavernes. Il est
comment, au lit ?
— Aucune idée. »
C’est maintenant à son tour de s’arrêter pour se tourner vers moi. « Pardon ? Tu
peux répéter ce que tu viens de dire ?
— On ne couche pas ensemble.
— Ha ha ha. Une fois qu’il t’aura vu bouger ton petit cul, ça va vite changer.
— Je devrais peut-être répéter mon solo pendant qu’il regarde un match, la
semaine prochaine. » Je ricane à cette idée, puis repense à la manière dont il m’a
regardée ce soir.
« Je crois que ça va arriver plus vite que tu ne le crois.
— Pourquoi tu dis ça ? »
Diva ajuste son diadème. « Je les ai invités, lui et ses amis, à venir nous voir ce
soir.
— Tu as fait quoi ? »
Diva me gratifie d’un de ses regards tranquillisants. « Ma belle, ce gars va
complètement dérailler quand il va te voir danser ici. »
Je ne peux pas lui dire que Bancroft ne connaît pas l’exacte teneur de ce boulot.
J’aime beaucoup Diva. J’aime toutes les filles avec qui je travaille. Elles sont
plus intelligentes que la plupart des filles avec lesquelles j’ai grandi et que j’ai
dû me coltiner au cours d’interminables réunions de culs serrés arrogants. Les
inviter à répéter chez Bancroft a été toute une histoire. Je leur ai expliqué que
j’habitais là temporairement, qu’un ami d’un ami à qui j’avais rendu service, bla,
bla, bla. Je n’avais pas besoin d’une histoire longue, juste de quelque chose de
crédible.
La seule chose qui les intéressait était la possibilité d’avoir tout cet espace pour
travailler, sans les relents de bière et de désirs inassouvis qui traînent toujours au
club.
Mais maintenant que j’y pense sérieusement, je suis obligée d’avouer que
mentir à tout le monde m’emplit de culpabilité. J’ai menti à ces filles qui sont
devenues mes amies ces dernières semaines. J’ai menti à ma meilleure amie, à
l’homme qui me laisse vivre dans son appartement depuis plus d’un mois et qui
m’assaille de gentillesse. L’homme dans le lit duquel j’ai dormi. Et avec lequel
j’aimerais dormir sur une base régulière.
Oh, mon Dieu. Je voudrais qu’il devienne mon petit ami, ou un ami qui partage
son corps avec moi. Tous les jours, si possible. Ces dernières semaines, j’ai
vraiment commencé à m’attacher à lui. Et maintenant, il va savoir que je lui ai
menti.
Si je ne venais pas d’une famille si riche, ce boulot ne poserait pas de
problème. Mais c’est le cas, et la situation peut devenir compliquée. J’ai aussi
gardé le secret car une partie de moi a honte. Ce qui ne devrait pas être le cas.
Ces filles ont le cœur sur la main et elles travaillent dur.
Et maintenant, Bancroft va me voir sur scène. Et peut-être Armstrong. Et même
ce crétin de Drew. À moins que Bancroft ait fini par l’assommer. Ce qui serait
mérité.
J’attrape mon téléphone et envoie un message à Bancroft :
Ne viens pas ce soir.
J’obtiens une réponse dans la minute. C’est une photo de la carte du bar, suivie
d’un message :
Ça n’a pas l’air d’un dîner-spectacle.
Je peux lire le ton de reproche entre les lignes. Fais chier. Je n’ai pas besoin
qu’il me juge. Je le fais assez bien moi-même.
Bien vu, Sherlock.
Le message suivant est un smiley renfrogné. Un autre arrive, qui finit de
m’achever :
À très bientôt.
« Merde.
— Qu’est-ce qu’il y a ? », demande Diva, clairement inconsciente de mon
calvaire. Comment y serait-elle sensible, puisque je lui ai menti depuis le début.
Je ne suis vraiment pas fière de moi. Et je commence à sérieusement paniquer.
« Bancroft va venir ce soir.
— J’espère qu’il ne viendra pas seul, dit-elle avec un clin d’œil. Tu vas faire
des miracles, Ruby, tu fais toujours des miracles. Tu bouges comme une
déesse. »
Elle veut me remonter le moral. Elle pense que je suis nerveuse. Et je le suis,
mais pas pour les raisons qu’elle imagine.
« Allez, on doit être sur scène à 10 heures », dit-elle en me posant la main sur
l’épaule.
J’envoie un dernier message à Bancroft, mais il ne me répond pas. Mon
estomac est complètement noué. Je n’ai vraiment pas besoin de ça en ce
moment, mais je vais devoir faire avec. Je vais devoir faire avec beaucoup de
choses, on dirait.
Je finis de m’apprêter et me prépare à subir le Jugement dernier. Diva a
cependant raison sur un point. Je suis bonne dans ce que je fais. J’ai souvent joué
des rôles plutôt en retrait, et mes numéros de danse ont toujours été beaucoup
plus classiques que les chorégraphies apprises ici en accéléré. Le résultat est
peut-être loin de ce qui se fait à Broadway, mais ça reste une belle expérience.
Nous sommes en plein milieu de la première partie quand je l’aperçois.
Impossible de le manquer. Il est plus massif et plus grand que les videurs de
l’entrée. Toutes les tables sont prises et il est adossé au fond de la salle, les bras
croisés sur la poitrine. Il est contrarié. Et séduisant. Et contrarié. Wow, est-ce que
je l’ai déjà vraiment vu en colère ?
Et sa colère me met en colère à mon tour. Il n’a pas le droit de m’en vouloir. Il
n’a qu’à se mettre son jugement où je pense.
Le tour de piste se termine, et j’ai à peine le temps de changer de costume. Mon
solo est différent. Un peu moins débauché et un peu plus proche des
mouvements classiques auxquels je suis habituée. Le tout reste sexy, notamment
grâce au costume que je porte, léger à l’extrême, quoique de bon goût.
Bancroft est toujours installé à la même place quand je commence. Il ne peut
pas me voir, car la scène est encore dans l’ombre, mais moi, je peux le voir. Il a
les yeux fixés sur la droite, en direction de la porte qui mène aux coulisses.
Puis les lumières s’allument et son regard se pose immédiatement sur moi. Je
ne veux pas croiser son regard. Je suis si nerveuse. On dirait que c’est la
première fois que je monte sur scène. Je me souviens de ce moment-là, de mon
ventre noué. Je me souviens de la nausée après la première partie, et après la
seconde. Je me sens un peu dans le même état. Il ne faut pas que je me laisse
aller. J’ai besoin de garder ce travail.
Ce sont les quatre minutes et trente-sept secondes les plus longues de ma vie.
Les applaudissements m’arrachent généralement un sourire sincère.
Aujourd’hui, il est feint.
Bancroft applaudit lentement et régulièrement, mais son visage est fermé. Je ne
sais pas ce qu’il pense. Est-ce qu’il va m’attendre à la sortie ? Est-ce qu’il va me
mettre à la porte et changer le code de chez lui ? Cette dernière réflexion est un
peu trop fataliste. Il n’a pas de raisons de réagir de manière aussi drastique. Il
peut être déçu que je lui aie menti. Il peut juger mes choix, mais j’ai au moins eu
le courage de me battre pour ne pas retourner chez mon père. Enfin, pas encore.
Dottie m’arrête alors que j’entre dans les loges. « Il y a un type qui te cherche.
Il dit qu’il est ton coloc et qu’il est là pour te ramener à la maison, mais qu’il ne
peut pas attendre longtemps. Je voulais juste vérifier avec toi que ce n’était pas
un genre d’admirateur fanatique.
— Grand, cheveux foncés, plus épais que les videurs et mignon à en crever ?
— Ça doit être lui.
— J’en ai pour cinq minutes. Tu peux lui demander de m’attendre près de
l’entrée de service ?
— Si tu veux. Il n’a pas l’air content, en tout cas.
— Je sais. Je me dépêche. » Je ne change même pas de costume. Je récupère
mes affaires, les mets dans mon sac, enfile mon cardigan trop grand, le tout sans
prendre le temps de me démaquiller. Je m’occuperai de ça à la maison, après la
crise que ses jugements ne vont pas manquer de provoquer.
Je le trouve planté à l’entrée du club, l’air embarrassé. Ses yeux se posent sur
moi, mais je n’ai droit à aucun sourire. Juste un regard froid. « On rentre ? »
Je le dépasse en silence, la tête haute et le ventre noué. Une fois en haut des
escaliers, je me rends compte que je n’ai aucune idée de l’endroit où il est garé,
et qu’il serait peut-être préférable que j’évite de provoquer la dispute tout de
suite.
Qu’il est beau. Il porte un pantalon noir et une chemise blanche à boutons
noirs. Le dernier est ouvert. Il me fait penser à Johnny Cash à l’instant ; il a la
même classe et le même air ténébreux. Mais tellement séduisant. Je suis contente
de ne pas m’être trop avancée sur la dispute, au moins, je suis en mesure
d’apprécier en partie la situation.
Il tourne à gauche en me lançant un bref regard et je le suis dans la rue. Il
marche vite, et je n’ai pas changé de chaussures. Je suis plutôt douée avec des
talons, mais il fait sombre et je ne peux pas voir assez les éventuels trous et
fissures de la chaussée pour maintenir cette allure.
« Tu peux marcher un peu moins vite ? On ne court pas un marathon. »
Bancroft se retourne et je manque de lui rentrer dedans. En fait, j’ai seulement
le temps d’avancer un bras devant moi pour ne pas le heurter de face. Ses poings
sont serrés. Ses narines sont grandes ouvertes et son torse se soulève à intervalles
rapides. Tout ce que j’ai envie de faire est de le déshabiller et de le monter
comme un taureau de rodéo. Dommage que ça ne risque pas d’arriver pour le
moment.
Sa joue gauche est parcourue par un tic nerveux. « Tu n’avais pas l’air d’avoir
de problème pour bouger avec ces chaussures quand tu étais sur scène.
— C’est une surface plate et régulière. » Je désigne le trottoir. « Celle-là ne
l’est pas.
— Tu veux que je te porte ?
— Je ne suis pas habillée convenablement pour ce genre de chose. »
Son regard sombre se pose sur moi. « Non, en effet. »
À ces mots, il fait un pas en avant, se met presque sur les genoux, enroule un
bras autour du haut de mes cuisses (si haut que son pouce effleure une partie
dont il ne compte sans doute pas s’occuper tout de suite, vu son humeur).
« Qu’est-ce que tu fais ?
— Je te ramène à la maison. » Et il se lève.
Si je n’étais pas une danseuse entraînée avec de très bons abdominaux, je me
serais probablement pliée en deux, ce qui, clairement, est son plan : me
transporter comme un homme des cavernes. Exactement comme Diva me l’a dit.
Je me demande si elle est voyante.
« Qu’est-ce que tu fais ? » dis-je, irritée. Je suis à deux doigts de perdre mon
sac. Je songe un moment à le frapper avec ce dernier pour le faire lâcher prise,
mais ça risque de faire une sacrée chute. Je ne peux pas me permettre de me
fouler une cheville, et un bleu serait difficile à cacher, même avec du maquillage.
Je laisse glisser le sac le long de mon bras et lui frappe les fesses avec. Si je me
détends complètement et que je le laisse faire, mon visage va se retrouver écrasé
contre ses fesses, mais au moins, il aura obtenu ce qu’il voulait. Je ne sais pas
vraiment ce qu’il aura obtenu, d’ailleurs, à part le droit de me mettre dans son
camion. Peut-être le sentiment d’avoir été vertueux envers moi.
Je reste tendue, imprimant une forte pression sur son épaule avec la paume de
ma main pour maintenir cette position contre nature. Nous dépassons une
douzaine de couples sur le chemin. Bancroft est outrageusement poli avec eux,
leur demandant comment s’est déroulée leur soirée, leur souhaitant une bonne
nuit, commentant le temps qu’il fait. Tout ce temps, son pouce est toujours
proche de mon sexe, qui ne semble pas vouloir reconnaître que la situation ne va
probablement pas déboucher sur une partie de plaisir.
Moins d’une minute plus tard, Bancroft me trimballe à travers un parking.
L’endroit est louche, comme le reste du quartier, mais un gardien veille à
l’entrée. Ce dernier nous observe alors que nous passons. Bancroft le salue d’un
geste de la main.
Je suis quand même un peu perturbée par le fait qu’aucun de ceux que nous
avons croisés n’a semblé vouloir me demander si tout allait bien. Que Bancroft
soit beau gosse et bien habillé ne veut pas dire qu’il n’est pas en train de me
kidnapper. Bien sûr, les choses seraient sans doute différentes si je me débattais
un peu.
Il me dépose juste à côté du camion. Il actionne l’ouverture centralisée et tend
la main vers la poignée. Et sa main effleure mes fesses au passage.
Je croise les bras sur ma poitrine. « Tout ça n’était vraiment pas nécessaire.
— Je ne suis pas d’accord avec toi. Tu veux bien monter dans ce camion,
maintenant ?
— Non, pas particulièrement. »
Bancroft me sourit, mais c’est un sourire forcé.
« Est-ce que tu veux bien monter avant qu’un groupe de truands nous encercle
et tente de t’enlever ?
— Personne ne va m’enlever. »
Il s’approche de mon visage. « Si j’étais un truand, je t’enlèverais. »
Là, ça commence à devenir déconcertant. « Pourquoi quelqu’un voudrait-il
m’enlever ?
— Tu peux monter dans le camion ? »
Je déteste quand les gens répondent à une question par une autre question. Je
déteste les gens évasifs. Comme si je pouvais donner des leçons là-dessus. « Si
tu me laissais un peu de place, je pourrais peut-être passer. »
Il passe son bras autour de ma taille et m’attire contre lui. J’émets un petit
halètement. Je ressens quelque chose de dur contre mon ventre, et je ne crois pas
que ce soit sa ceinture.
Mais il me dépose assez vite dans la voiture, faisant suivre mon sac et claquant
la porte derrière moi, plus fort que nécessaire.
Sa mâchoire est serrée et ses sourcils froncés tandis qu’il fait le tour de la
voiture. Il se glisse côté conducteur et démarre sans dire un mot. Sa manière de
faire me met hors de moi. Il s’engage dans la rue. Toujours sans un mot. Je suis
la première à briser le silence. « Tu n’as pas le droit de me juger.
— Je ne te juge pas. »
Je n’en crois pas un mot.
Nous arrivons à un feu rouge et il s’arrête. L’ambiance est tellement dense
qu’on pourrait la couper au couteau. Il tourne la tête vers moi dans un geste très
lent. « Pourquoi tu penses que je te juge ?
— Allez, Bancroft. » Je me tourne vers lui à mon tour. « Regarde-moi. » Je fais
tomber mon cardigan de mes épaules et désigne ma tenue de soirée. Ma tenue
légère et translucide. Pour dire la vérité, je ne me suis jamais sentie aussi
séduisante sur scène qu’avec cette tenue. Mais c’est un autre sujet.
« Oh oui, je regarde. » Le feu passe au vert et il engage la première. Je n’ai
jamais appris à utiliser un levier de vitesse. Sur une voiture, en tout cas.
Je souffle une nouvelle fois de dépit.
« Tu veux savoir ce que je pense ?
— J’imagine que tu vas me le dire même si je n’en ai pas envie.
— Il n’y a que toi qui te juges. »
Je me mords la lèvre, essayant de trouver une réplique valable. Mais je n’en
trouve pas. Parce qu’il a raison. Je me juge moi-même. J’ai tellement peur de ce
que les gens vont penser de ce boulot (qu’on pourrait voir comme un échec
cuisant, étant donné mon ambition initiale) que je me dévalue moi-même, tout en
m’attendant à ce que les autres en fassent autant. Ce qui est une torsion de la
réalité.
« Bien sûr que je me juge moi-même. Ce n’est pas la direction qu’est censée
prendre ma carrière. Mais ça n’explique pas pourquoi tu es tellement en colère
contre moi.
— Tu te demandes vraiment pourquoi ? » Bancroft semble incrédule.
Je lève les bras au ciel. Pourquoi faut-il que je sois si théâtrale ? « Oui, je me
demande. Pourquoi ?
— Parce que tu m’as menti.
— Je me suis arrangée avec la vérité. »
Bancroft pousse un long et lent soupir. Ses mains sont fermement agrippées au
volant. « C’est à des années-lumière d’un dîner-spectacle, Ruby.
— Et qu’est-ce que tu voulais que je dise ? J’ai trouvé un travail : danser à
moitié nue dans un cabaret burlesque ?
— Oui, Ruby. C’est exactement ce que je veux. La vérité.
— Je ne vois pas pourquoi ça t’importe tant. Je garde juste tes animaux. »
La mâchoire de Bancroft tressaille soudain. Je peux presque entendre ses dents
grincer à l’intérieur de sa bouche. Il marmonne quelque chose
d’incompréhensible.
« Qu’est-ce que tu dis ? Je n’ai pas compris.
— C’est ce que tu penses vraiment ? Pour toi, tu gardes juste mes animaux ?
— Quoi d’autre ? » Mon estomac est sens dessus dessous. Cette discussion
devient dangereuse. Je sais que je suis plus que ça pour lui. Que cette relation
s’est transformée en autre chose. Mais j’ai tellement peur de me voir
financièrement dépendante de lui que j’ai oublié l’essentiel. Je suis déjà
sentimentalement dépendante de lui, ce qui est bien pire.
Il contourne la question en y ajoutant une autre. « Tu vis dans mon
appartement. Je t’ai laissé l’accès à tout ce que je possède. Je t’ai fait confiance
et tu prends le risque de briser cette confiance, tout ça parce que tu penses que je
ne vais pas approuver ton travail ?
— Et alors ? Tu l’approuves, peut-être ?
— Qu’est-ce que ça peut me faire, puisque tu gardes juste mes animaux ?
réplique-t-il.
— Arrête de répondre à mes questions par d’autres questions. » Je suis en train
de crier, maintenant.
Il se passe la langue sur les lèvres, les yeux fixés sur la route. « Je n’aime pas le
quartier dans lequel tu travailles. Je n’aime pas que tu doives rentrer seule en
métro en pleine nuit. »
Je garde les yeux posés sur le tableau de bord. « Quand il est vraiment tard,
j’appelle un taxi.
— Est-ce que tu rentres avec quelqu’un, d’habitude ? Quelqu’un qui peut
s’assurer que tu es bien rentrée ? Ou est-ce que tu es seule ? » Son ton est dur,
colérique.
Je reste évasive. « Le quartier n’est pas si terrible que ça…
— Ce n’est pas non plus le plus sûr de New York. » Sa mâchoire tique de
nouveau.
« Mon ancien appartement n’était pas situé dans un quartier plus reluisant. Et
personne n’a jamais tenté de m’enlever »
Il me désigne du doigt. « Et tu étais habillée comme ça ?
— Généralement, je me change avant de sortir. Aujourd’hui, c’était une
exception. »
Bancroft tourne à droite et entre dans le parking souterrain de son immeuble. Je
ne suis pas passée ici depuis le jour du déménagement. Ce qui, je l’espère, n’est
pas une sorte de mauvais présage.
Il s’arrête devant le gardien, mais pour le prévenir qu’il va se garer lui-même,
puis il s’insère habilement entre deux véhicules. Il me laisse sortir seule. « Tu ne
me jettes pas sur ton épaule, cette fois ? »
Il me lance un coup d’œil de travers. Quand il est en colère, son regard est
insoutenable. Il me donne des picotements sous la peau, ce qui est très
désagréable.
« C’est ce que tu voudrais ?
— Non. »
Je suis dans le hall. Il place son corps de manière à me couvrir du regard des
vigiles.
« Tu as peur qu’on te juge pour t’avoir vu en ma compagnie ? » dis-je dans un
murmure.
Il me lance une œillade glacée, glisse sa carte dans le capteur de l’ascenseur et
m’invite à entrer. L’ascenseur est dédié à l’étage, aussi, peu de gens l’utilisent.
La montée est silencieuse et lourde de tensions.
Je suis soulagée que nous ne croisions personne. Spécialement
Mme Blackwood. Je l’ai vue quelquefois aller et venir et elle a toujours été très
polie, mais avec cette condescendance propre aux gens riches quand ils sont
persuadés d’être supérieurs à vous. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour
lesquelles j’ai gardé le secret concernant ce travail, parce que j’ai grandi dans un
milieu où ce type d’attitude était la règle.
Bancroft laisse la porte se fermer sans l’accompagner. Il jette ses clés sur le
plan de travail et se débarrasse de ses chaussures, avant de se diriger vers le
couloir.
Je l’interpelle avant qu’il disparaisse. « Où tu vas ?
— Dans ma chambre. »
Je pose un poing sur ma hanche. « C’est tout ? »
Il déboutonne ses boutons de manchette. « J’ai besoin de me changer.
— Tu as fait tout ce chemin pour venir me reluquer, être désagréable avec moi
le temps du retour et aller te coucher en arrivant ? »
Il revient vers moi à grandes enjambées, le regard furieux. Pourquoi est-il si
attirant quand il est en colère ? « Non. Je suis venu pour voir dans quel
mensonge tu t’étais empêtrée. Je suis venu à cause du quartier et parce que
j’avais peur que tu rentres seule. Je suis venu parce que j’avais envie de te voir
danser. Maintenant, je vais me changer, et tu devrais faire de même.
— Et si je ne veux pas… ? » Voilà que je me comporte comme une enfant
gâtée, maintenant. C’est parce que j’ai peur de cette conversation, peur d’avoir
ruiné mes chances qu’il se passe quelque chose d’autre entre nous.
« Je ne crois pas pouvoir avoir cette conversation avec toi tant que tu es
habillée comme une… une… » Il agite la main de haut en bas en désignant mes
vêtements.
« Comme quoi ? » Je crie presque, maintenant.
« Comme ça ! rétorque-t-il.
— Et à quoi je te fais penser ? » Je connais la réponse à cette question, mais je
veux l’entendre le dire. Je veux une raison d’exploser, car son hypocrisie me
rend malade. Il est capable de sortir avec une fille comme Brittany, qui s’habille
sûrement tous les jours comme une salope, et il ne peut pas supporter que mon
costume soit évocateur ? J’entends bien que ce dernier est du genre léger et que
la moitié de mes fesses est visible la plupart du temps, mais ce n’est pas comme
si on pouvait ajouter beaucoup plus de tissu pour ce type de numéro. Et ce n’est
pas comme si je portais ce genre de tenue en dehors de la scène.
Le visage de Bancroft est écarlate. Ses yeux se ferment et restent clos un bon
moment, puis ils s’ouvrent à nouveau. « Toute la salle te regardait ! »
Je ne comprends toujours pas pourquoi il refuse de répondre directement aux
questions. Je lève les mains en l’air. « C’est ce qu’ils sont censés faire ! C’est un
spectacle.
— Mais pourquoi dans cette tenue ? Pourquoi tu dois avoir l’air tellement…
tellement… » Il s’avance d’un pas, les poings serrés.
Je lève le menton en signe de bravade, le défiant de dire ce qu’il a sur le bout
de la langue. « Tellement quoi ?
— Tellement excitante, putain ! » C’est davantage un grognement qu’une
phrase digne de ce nom.
Et pas les mots que j’attendais. Du tout. Je pensais qu’il utiliserait un
vocabulaire plus négatif. « Je suis censée l’être. C’est comme ça que je gagne ma
vie, en ce moment. Est-ce que ce n’est pas pour ça que tu es en colère ? Parce
que ce que je fais ne te plaît pas ?
— Oui. Non. Tu m’as menti. Toi. Tu es en train de me rendre fou. Je veux… »
Le souffle de Bancroft n’est plus qu’un halètement saccadé.
Je n’ai aucune idée de ce qui se passe. Il y a deux minutes, il était furieux parce
que je lui avais menti, et maintenant, il devient fou parce que je suis trop
excitante pour lui. « Qu’est-ce que tu veux ? » Nous sommes presque nez à nez,
moi, sur la pointe des pieds et lui, la tête rentrée dans les épaules. Ses bras se
tendent des deux côtés de son corps. « Toi. Baiser. Je veux.
— C’est censé vouloir dire quelque chose ? » Doux Jésus, a-t-il bien dit ce que
j’ai entendu ?
Sa voix se mue en un murmure rocailleux. « J’ai envie de toi. »
Il l’a dit. À voix haute. Enfin. Il ne fait pourtant pas de mouvement dans ma
direction, aussi, je le pousse une dernière fois dans ses retranchements. « Et
comment tu vas t’y prendre pour régler ce problème ?
— Rien n’est jamais facile avec toi, hein ? » Ses mains jaillissent et ses doigts
plongent dans ma chevelure. Son emprise se resserre tandis qu’il me renverse la
tête et qu’il pose sa bouche sur la mienne.
Ça n’a rien à voir avec le baiser accidentel. Si ce premier baiser était une
flamme crépitante, celui d’aujourd’hui est une explosion atomique.
Des semaines de tension refoulée se consument en une seconde au moment où
je sens sa langue pénétrer mes lèvres et son grognement résonner dans ma
bouche. Je m’agrippe à ses cheveux, car il n’y a aucun moyen de faire machine
arrière, maintenant.
Au fond de mon esprit, ma raison me dit que tout ça est une très mauvaise idée.
Je vis toujours ici. Il est en colère que je lui aie menti. Je suis en colère contre
moi-même de ne pas avoir réussi à dire la vérité à ceux que j’aime, et de m’être
mise dans cette situation. Il faut qu’on ait une discussion sérieuse. Faite de mots,
de phrases logiques. Mais ma logique vient de sauter par la fenêtre et est en train
de dégringoler du vingtième étage.
Mon Dieu, cet homme fait des choses extraordinaires avec sa langue. Je parie
que ses talents s’étendent bien au-delà, et il me semble que je suis tout proche de
découvrir la vérité à ce sujet.
Bancroft passe sa main sous ma jupe. Il n’a que peu d’efforts à faire pour y
arriver, étant donné le peu de tissu qui lui barre la route. Il attrape ma fesse à
peine recouverte par ma culotte et me presse contre lui. Comme la dernière fois
que nous nous sommes embrassés, je sens son immense sexe en érection contre
mon ventre. Je ne peux plus attendre pour le toucher. Mieux encore, pour le
chevaucher. Au diable les arguments et les conversations. Au diable les soucis de
logement.
J’ai une main libre et je lui rends la politesse en attrapant ses fesses à mon tour.
Son emprise s’affermit et il commence à bouger les hanches, cherchant le
frottement. Initiative que je partage totalement.
Il arrête de m’embrasser assez longtemps pour me préciser le fond de sa
pensée. « Je te veux dans mon lit. »
Je gémis en avalant sa langue, qui est déjà de nouveau dans ma bouche.
« Si tu étais restée dans mon lit l’autre nuit, on aurait pu s’y mettre beaucoup
plus tôt.
— J’ai dormi dans ton lit toutes les nuits pendant ton absence. »
Il desserre son étreinte sur mes cheveux et se retire de ma bouche. « Tu quoi ? »
Merde. Je n’aurais peut-être pas dû admettre ça. « Je… j’ai dormi dans ton lit
toutes les nuits. » La phrase ressemble plus à une question qu’à une déclaration.
« Et tu as fait quoi, dans ce lit, à part dormir ? » Ses lèvres s’arrêtent juste au-
dessus des miennes. Je ne peux pas les atteindre, cependant, car il me tient
toujours les cheveux. Pas de manière brutale, mais fermement.
« J’ai joué à cache-cache avec Franny », dis-je dans un murmure. Ce qui est
vrai.
« C’est tout ?
— Quoi d’autre ? » Je me mords la lèvre.
Son nez passe sur ma joue et ses lèvres se collent à mon oreille. « Tu t’es fait
jouir dans mon lit ?
— Ou-oui. » L’aveu vient dans un gémissement.
« Oh... » Il mord le lobe de mon oreille et m’arrache un nouveau gémissement.
Sa main descend le long de mon flanc. « Comment ? »
Ma respiration s’accélère tandis qu’il passe ses doigts sur les contours de ma
culotte et en suit le tissu pour se glisser à l’intérieur de mes cuisses.
« Je veux que tu me dises comment, murmure-t-il.
— Comment j’ai joui ? » Je demande une clarification, car je suis distraite par
ce que font ses doigts en ce moment même.
« Est-ce que tu t’es doigtée en pensant à moi ? » Sa langue glisse le long de
mon cou.
J’émets un grognement sourd censé signifier un oui, mais je ne suis pas sûre
que le mot ait réellement été prononcé. Il m’attrape par l’entrejambe. « Tu l’as
fait, oui ou non ? »
J’acquiesce de la tête. Enfin, autant que possible, car il me tient toujours la tête
renversée en arrière.
« Souvent ? »
J’admets. « Toutes les nuits. »
Il se glisse à l’intérieur de ma culotte. Sa main passe sur mon clitoris et il fait
entrer un de ses doigts en moi. « Comme ça ? »
J’acquiesce vigoureusement et me retiens à ses épaules, car mes genoux
menacent de lâcher. « Mais plus fort, et plus.
— Plus de doigts ? » Ses lèvres se déplacent à nouveau sur ma joue, puis il
recule légèrement la tête pour plonger ses yeux dans les miens.
Cet homme est volcanique. « Oui. »
Il ajoute un second doigt au premier et commence à aller et venir lentement.
Ses doigts sont longs et épais. Beaucoup plus que les miens. « C’est bon ? » Ses
lèvres touchent les miennes tandis qu’il me parle.
« Plus vite, s’il te plaît, et plus fort. »
Son sourire est absolument maléfique. « Entendez-moi ça. » Mais il fait ce que
je lui demande, me pénétrant plus fort et plus profondément.
Je crie, agrippée à sa chemise pour me maintenir debout. « Bane ! » Ma voix
est tourmentée.
« Je veux te sentir jouir sur mes doigts.
— Non, c’est pas possible. Merde, donne-moi ta queue. » Au diable les
manières.
Bane ricane. « Et cette vilaine bouche que j’aime tant. »
Il m’embrasse passionnément et continue à faire venir ses doigts, prenant de la
vitesse tandis que je commence à trembler sous l’effet d’un puissant orgasme.
Puis ses mains se libèrent et je me retrouve plaquée au mur, les jambes autour de
ses hanches qu’il commence à bouger et, bien sûr, je lui réponds. Je retire sa
chemise en la passant par-dessus sa tête et pose mes mains sur sa poitrine. Quel
torse impressionnant. Tellement épais, et ferme.
« Ça te plaît ? me demande-t-il.
— Oh, oui.
— À moi aussi. » Il attrape le bord de ma jupe (si on peut appeler ça une jupe,
en fait quelques pièces de tissu cousues ensemble), et la passe au-dessus de ma
tête. Mon soutien-gorge et ma culotte sont blancs et étincelants, comme c’est
souvent le cas dans le burlesque.
Bancroft tombe sur les genoux, le visage au niveau de mon sexe. Il lève les
yeux et touche mon piercing du doigt. « Ça, j’adore. » Puis il redescend les
mains vers mes hanches et baisse ma culotte. « Enfin. »
Apparemment, Bancroft apprécie la découverte. Je suis encore parcourue par
les spasmes de mon premier orgasme.
Il lève la tête suffisamment pour pouvoir croiser mon regard et passe sa langue
sur sa lèvre inférieure. « Tu sais ce que je vais faire, maintenant ? »
La perspective m’enivre déjà. J’ai l’impression de savoir, mais je veux
l’entendre le dire pour voir jusqu’où ses mots peuvent aller. D’après ce que j’ai
pu voir de lui, il devrait pouvoir aller assez loin dans ce petit jeu-là. Je fais non
de la tête en même temps que mon corps s’arc-boute, tentant d’approcher mon
sexe de sa bouche.
« Non ? » Il passe la main sur l’extérieur de mes cuisses, les serrant par
endroits. « Tu ne sais pas ? »
Je secoue de nouveau la tête. « Vas-y, dis-le. »
Le rictus qui apparaît sur le côté droit de sa bouche fait trembler mes genoux
l’un contre l’autre. Le mouvement attire Bancroft vers le bas, vers cette partie de
moi qui ne demande que son attention.
Il passe son nez sur mon bassin, lentement. Ses yeux se tournent de nouveau
vers moi. « Je vais te bouffer la chatte jusqu’à ce que tu jouisses dans ma
bouche. » Il s’arrête une seconde. « Ça te plairait ?
— Oh oui, vas-y. S’il te plaît.
— Quelle politesse… » Il passe un pouce derrière mon genou et soulève ma
jambe, la plaçant sur son épaule. Puis il commence à me lécher. Il ne cherche pas
à être doux. Chaque coup de langue est rapide et conquérant, et, oh mon Dieu,
est-il en train de grogner ? Oui, c’est indubitablement un grognement. Si les
préliminaires ressemblent à ça avec lui, j’ai hâte de passer à la suite.
Je m’accroche à ses cheveux, ayant besoin d’équilibre. Même contre le mur et
avec une jambe sur sa tête, j’ai besoin de quelque chose à quoi m’accrocher pour
ne pas basculer. Mon état de danseuse me permet d’avoir un meilleur équilibre
que la plupart des gens, mais c’est beaucoup me demander de rester debout sur
un pied pendant qu’il me lèche et alors qu’il va bientôt me faire jouir, d’autant
que mes jambes tremblent encore du premier orgasme.
Ces dernières commencent d’ailleurs rapidement à flancher, ce qui ne m’étonne
pas vu la vigueur avec laquelle il stimule mon clitoris. J’émets toute une gamme
de sons aléatoires et non prémédités auxquels se mêle vaguement son nom. Puis
l’orgasme éclate. À nouveau. Un orgasme intense qui me fait perdre pied.
Quand je reviens à moi et que je peux respirer et voir à nouveau, je me rends
compte que je suis allongée sur le sol, les yeux tournés vers la lumière
aveuglante du plafond.
Et Bancroft continue. Ce type est une machine. Il va me tuer. Ma raison chavire
sous cette avalanche de sensations plus intenses les unes que les autres. Je crois
que je viens de tomber amoureuse de sa langue. S’il est aussi doué avec son sexe
qu’avec sa bouche, je vais me voir contrainte d’embrasser une nouvelle religion.
Je ris, à moitié délirante, puis commence à crier quand il m’envoie au tapis avec
l’orgasme numéro trois. Je ne savais même pas qu’il était possible d’en avoir
autant à la suite.
Mes yeux roulent dans leurs orbites et un voile scintillant recouvre ma vue
tandis que je me tords de plaisir, poussant mon bassin en avant pour qu’il fasse
corps avec sa bouche. Quand je reviens à moi, j’ouvre un œil et me rends compte
que je suis sur le seuil d’une chambre. Je renverse ma tête en arrière et aperçois
les pieds du lit de Bancroft. On peut voir quelques vêtements éparpillés sous le
lit. Il se pourrait qu’il y ait là une culotte à moi, ou une paire de chaussettes.
Apparemment, sa femme de ménage n’est pas allée jusque-là.
La sensation de sa barbe mal rasée sur mon clitoris ramène mon attention vers
lui. Ses cheveux sont complètement ébouriffés. À cause de moi. Ses lèvres sont
gonflées d’avoir tant travaillé. Nous avons réussi à nous déplacer d’un bout du
couloir à l’autre, le point d’arrivée semblant somme toute assez adéquat. Une
sorte de curling cunnilingus.
Son sourire est plein de promesses inavouables. « Au moins, on est arrivés
jusqu’à la chambre. »
Il se relève sur ses genoux et passe un bras dans mon dos avant de me soulever.
Il nous fait rejoindre le lit en deux grandes enjambées et me jette sur le matelas.
J’y rebondis une fois avant qu’il ne soit sur moi, entre mes cuisses, lesquelles se
sont ouvertes pour lui comme par magie. Sa bouche est de nouveau sur la
mienne tandis qu’il ajuste son bassin contre le mien. Je le sens maintenant qui se
frotte tout entier contre moi. Ça promet d’être la meilleure baise de ma vie. Les
orgasmes accumulés jusque-là en sont un assez bon indicateur.
Il stoppe son baiser et ses lèvres descendent le long de mon cou, dans un
mélange de coups de langue et de dents. « Je n’en peux plus, il faut que je te
prenne, me murmure-t-il à l’oreille.
— Je devrais te sucer d’abord, tu ne crois pas ? »
Il se fige et lève la tête pour me regarder dans les yeux. Mes joues sont
probablement roses à souhait.
« Répète-moi ça ? »
J’ai envie de lui dire non, mais vu la manière dont il me regarde, il est difficile
de ne pas poursuivre. « Je devrais te sucer. » Je m’attarde sur le mot sucer, le
rendant plus susurrant.
Son sourire est aussi lascif que ses mots. « Avec cette belle et vilaine
bouche ? » Il passe son pouce sur ma lèvre inférieure avant de l’introduire dans
ma bouche.
Je le suce, bien sûr, puisque c’est ce qu’il attend de moi. Et puisque ça
préfigure ce que je m’apprête à lui faire. Je vais pouvoir voir son sexe de plus
près, et en tête-à-tête. Je suis plutôt excitée à cette idée.
Je le mords un peu.
Son expression s’assombrit. « J’espère que ce n’est pas ce que tu prévois de
faire à mon sexe une fois qu’il sera entré dans cette belle bouche. »
Je fais tourner ma langue sur le bout de son pouce. « À peu près sûre que je
vais devoir me décrocher la mâchoire pour pouvoir faire entrer ce monstre. »
Son sourire est un rictus. « Tu crois que tu ne vas pas y arriver ?
— Amène-le-moi ici, on va bien voir. »
Bancroft s’appuie sur ses bras, son sourire sombre et délicieux. Je lève les
sourcils et me passe la langue sur la bouche. Il murmure quelque chose
d’inintelligible et retire son pantalon.
Je l’observe de haut en bas et me rends compte qu’il porte toujours ses
chaussettes. Elles sont noires et lui montent jusqu’aux tibias.
« Il faut enlever ça, d’abord.
— Quoi ?
— Tes chaussettes. Enlève-les. »
Il me regarde, désarçonné. « Je t’ai déjà fait jouir trois fois et tu te préoccupes
de mes chaussettes ? »
Il cherche à m’ignorer, mais j’étends la main devant lui en signe de refus.
« Rien n’entrera dans ma bouche si tu n’enlèves pas ces chaussettes. Je m’en
chargerai moi-même si tu ne le fais pas. »
Avant que j’aie eu le temps de réagir, il me retourne sur le ventre et me donne
une fessée. « J’ai tellement attendu de pouvoir faire ça. »
Je crie, mais plus de surprise que de douleur. Puis je sens la morsure de ses
dents au niveau de mon autre fesse. « Et ça aussi. » Il me retourne à nouveau.
Il me chevauche de manière que ses genoux soient disposés des deux côtés de
ma poitrine. Je jette un coup d’œil derrière lui. Les chaussettes ont disparu. Je
souris et observe Bancroft. Je n’ai jamais fait de fellation dans cette position,
mais je sens que ça va me plaire.
Il semble hésiter au-dessus de moi, son sexe dans sa main. Cet homme me
donne envie de faire la plus belle pipe de ma vie. Maintenant, il y a un problème.
Bancroft est très, très bien monté. Je plaisantais à moitié quand je parlais de me
décrocher la mâchoire. Mais cet angle semble préférable, car il empêche que son
sexe aille trop loin dans ma bouche. Enfin, c’est seulement une supposition, et je
croise les doigts pour avoir raison.
Il dirige son engin vers le bas, approchant son gland de mon menton. Des
paillettes décorent le lit. Ce qui n’est pas étonnant, car ma culotte et mon
soutien-gorge en étaient constellés.
Il continue à avancer son sexe jusqu’à ce qu’il touche ma lèvre inférieure,
comme s’il comptait toquer à la porte pour qu’on l’invite à entrer. Il passe
ensuite son sexe sur mes lèvres comme un gloss. Je souris, mais parviens à me
retenir de rire.
Son expression est intense, et ses lèvres s’entrouvrent en même temps que les
miennes tandis qu’il fait bouger ses hanches et que son gland pénètre ma bouche.
Jusqu’ici, tout va bien.
Il gémit au moment où je passe la langue sur le bout de son sexe. « Tu ne peux
pas imaginer le nombre de fois où j’ai imaginé ça. »
J’acquiesce par un gémissement. Je ne peux pas vraiment utiliser de mots dans
la situation où je me trouve, mais même si c’est une chose que je me suis
imaginée moi aussi, je doute que ce soit à la même fréquence. Bien sûr, j’ai
imaginé qu’il me fasse jouir avec sa langue, mais j’ai surtout fantasmé sur la
suite des événements.
Je garde les yeux sur lui pendant qu’il se mord la lèvre et avance un peu plus.
« Jusqu’où tu crois que je peux aller ? »
Bonne question. Une de celles dont je n’ai pas la réponse, n’ayant jamais mis
quelque chose d’aussi gros dans ma bouche. « On va bien voir. » La réponse est
un peu étouffée, mais il a l’air de comprendre.
Il s’avance encore un peu et je passe les mains sur ses cuisses incroyablement
musclées. On dirait des troncs d’arbre. Puis je caresse son dos pour accéder à ses
fesses. Ses fesses nues. Tellement fermes. Je relève un peu la tête tandis qu’il
avance d’un centimètre de plus.
Il jure quand je pince ses fesses en l’amenant encore plus profond. Sa main
libre passe derrière ma tête. Il n’essaie pas d’utiliser cette dernière pour forcer le
passage, mais plutôt pour soutenir ma tête, ce qui est appréciable, car ma nuque
commence à fatiguer. Je commence à pomper plus énergiquement, ce qui lui
arrache un autre juron.
« Tu es vraiment belle quand tu fais ça, tu sais ? »
Son compliment me donne envie de voir jusqu’où je peux le prendre. J’ouvre la
bouche plus grand et avance jusqu’à ce que mes lèvres touchent le bout de son
pouce et son gland le fond de ma gorge. Je me retiens à ses cuisses et reste
comme ça quelques secondes avant de me dégager, pour revenir une nouvelle
fois en une aspiration encore plus profonde. Je recommence mon manège deux
ou trois fois avant qu’il ne relâche mes cheveux.
« Arrête, arrête. » Il prend son sexe dans sa main et le retire de ma bouche, le
bout de son gland couvert par son autre main.
Pour la première fois de ma vie, j’ai vraiment envie de continuer. « Je
commençais tout juste à m’amuser. » Je pourrais pleurnicher comme une fillette
pour qu’il me la donne encore.
Il passe son pouce sur ma lèvre inférieure. « J’adorerais jouir dans cette bouche
un jour, mais pas aujourd’hui. »
Il relâche son sexe et se baisse. Il passe les bras sous mes épaules et me replace
à son niveau dans le lit. Il me chevauche toujours à ce moment-là et se penche
sur moi pour m’embrasser. Je me tortille, essayant de dégager mes jambes des
siennes tout en prenant garde à ne pas endommager ce superbe membre.
Il arrête de m’embrasser et se rassoit, passant les doigts sur mes seins et suivant
les contours de mes tétons avant de les faire rouler sous ses paumes. On arrive à
la meilleure partie. Pas que le reste n’ait pas été bon, mais c’est ce moment que
j’ai attendu, que j’ai fantasmé depuis ce jour où il m’a accidentellement
embrassée.
Il dessine un cercle autour de mon nombril, puis suit la courbe de ma hanche.
S’il voulait bien passer la main entre mes cuisses, ça m’arrangerait. Il s’éloigne
légèrement de moi et caresse l’extérieur de mes jambes, jusqu’à ce qu’il atteigne
mes genoux. Il m’encourage à les replier, puis englobe le contour de mes mollets
et glisse ses mains jusqu’à mes chevilles. « Tu es du genre flexible ?
— Euh… plutôt flexible, pourquoi ? »
Il lève mes genoux, les gardant maintenus ensemble tandis qu’il pose la plante
de mes pieds sur sa poitrine. « J’essaie juste de définir dans quelle position je
vais te baiser. »
Oh, Seigneur. Cet homme et sa vilaine bouche. Ces mois ont été un mélange de
sous-entendus et de retenue, le tout semblant devoir s’évaporer face à la
promesse de jouissance devant laquelle nous nous trouvons.
« Est-ce que j’ai mon mot à dire ? » La remarque se voulait sarcastique, mais le
fait qu’elle soit prononcée par une voix faible et haletante lui retire toute
crédibilité.
« Si tu as une idée en tête, bien sûr. » Bancroft fait glisser ses mains sur mon
tibia, ses larges mains enserrant de nouveau ma cheville. Son regard se relève
pour rencontrer le mien. « Je suis ouvert à toute proposition. »
Bien qu’il s’agisse davantage d’un ordre que d’une requête, je suis toute
disposée à lui obéir. Il m’a quand même léchée sur toute la longueur du couloir,
et déjà offert de nombreux orgasmes. S’il voulait bien se servir de cette superbe
queue pour faire jouir ma belle petite chatte, j’en serais ravie.
Je peux presque entendre les dents de Bancroft se serrer dans sa bouche au
moment où il baisse le regard. Je ne sais pas ce qu’il trouve à mon vagin, mais sa
vue provoque chez lui de profonds grognements, ce qui m’excite au-delà du
raisonnable.
Je suis complètement offerte à lui. À nu pour lui. Vulnérable. Mais nos esprits
ne ressentent aucune gêne, comme je l’avais craint, et l’expression de Bancroft
est celle d’un désir pur et sans filtre.
Il se courbe en avant, écartant grand mes jambes, les mains toujours refermées
sur mes chevilles. Je n’ai aucune idée de ce qu’il va faire jusqu’à ce qu’il me
lèche de nouveau. Il me donne un long et lent coup de langue, puis tourne autour
de mon clitoris et l’aspire ensuite sans ménagement.
Je crie et m’arc-boute, mais il tient toujours mes chevilles, et je ne parviens pas
à éloigner mon vagin de la fournaise de sa bouche. Il maintient mes jambes
écartées et continue à faire venir sa langue, jusqu’à m’amener au bord de
l’orgasme.
Avant que je ne sombre dans les abysses bienheureux d’un nouvel orgasme, il
libère une de mes chevilles, mais juste une, et me regarde à travers l’ouverture
de mes jambes. Puis il prend son sexe dans sa main. « Je vais te baiser,
maintenant, Ruby. Est-ce que tu es prête pour ça ?
— Oh oui. S’il te plaît, vas-y. » J’aurais aimé être moins impatiente, mais il me
fait mijoter depuis un moment et j’ai envie qu’il me prenne au plus vite.
Son sourire me dit qu’il sait exactement ce qui se passe dans ma tête. Ou peut-
être est-ce ma voix haletante, ou le fait que j’essaie désespérément de soulever
mes hanches même s’il me bloque toujours une cheville.
Il frotte son gland contre mes lèvres et je jouis aussitôt en poussant un long
gémissement. Il libère finalement ma cheville et passe ses bras sous mes genoux,
les replie sur ma poitrine et vient s’allonger contre moi.
Je peux le sentir, énorme et dur entre mes jambes. Je me tortille pour essayer de
l’inciter à venir en moi, mais sans beaucoup de succès. « Je croyais que tu avais
dit que tu allais me baiser. » J’essaie de le provoquer pour obtenir ce que je veux.
« Ça va venir. Un peu de patience, ma belle. » Il en fait peut-être un peu trop,
sur ce coup-là.
« J’ai attendu ça pendant des semaines.
— Alors tu peux sans doute attendre encore un peu. » Il recule ses hanches et
fait glisser l’épais membre sur mon sexe, laissant son gland s’attarder contre
mon clitoris. Il tend ensuite son bras vers la table de nuit et fouille le tiroir
pendant quelques secondes avant de trouver la boîte de préservatifs. Il en déchire
l’emballage et en enfile rapidement un. Puis il s’enfonce en moi, moi gémissant
et lui grognant.
Les premiers va-et-vient sont lents et doux, le temps de nous ajuster. Mais ce
sont les seuls qui tombent dans cette catégorie, et Bancroft perd rapidement toute
civilité. Il s’enfonce en moi, ses hanches frappant les miennes à un rythme
soutenu. Je jouis. Puis jouis à nouveau quand il approche sa bouche de mon
oreille pour la remplir d’insanités. Me répétant à quel point ma chatte lui plaît, et
qu’elle est à lui, maintenant. Et que plus personne ne peut plus la prendre à part
lui.
J’aime quand il dit ça.
Il jouit et s’effondre sur moi. Pas complètement. Il retient son poids sur ses
avant-bras tremblants et fatigués. Je n’ai jamais été aussi satisfaite de ma vie.
Je suis toute transpirante. Je suis sûre qu’il y a des paillettes partout dans le lit.
Et sur Bancroft. De toute manière, je ne peux pas y faire grand-chose.
S’il y a bien quelque chose dont j’ai pu me rendre compte, c’est que ces
paillettes sont incontrôlables. J’ai beau laver mes affaires encore et encore, il en
reste toujours quelques-unes pour me rappeler, dans un scintillement discret, la
réalité de mon travail.
« Est-ce que ça veut dire que tu n’es plus fâché ?
— Pour l’instant.
— Tu prévois de te fâcher de nouveau contre moi ?
— Je mets la chose en suspens jusqu’à demain matin.
— Bonne idée. » Je me love contre lui, me pelotonnant pour trouver la position
la plus confortable. On aura le temps de se dire tout ce qu’il y a à se dire plus
tard. Pour l’instant, je vais profiter de lui. Et après dormir. Et peut-être refaire
l’amour après tout ça.
18

Du bonheur aux mauvaises nouvelles

BANCROFT
Faire l’amour avec Ruby est différent de ce que j’ai pu connaître avec d’autres
filles. Ce n’est pas tendre, mais pas sauvage non plus. Ruby est au parfait point
d’équilibre entre douceur et perversité assumée, et elle sait exactement quand
utiliser l’un et quand utiliser l’autre. Elle est vraiment douée.
Le plus gros problème que nous avons, c’est que nos emplois du temps ne
collent pas. Elle va au lit une ou deux heures avant que je me lève. Au moment
où je rentre à mon tour, elle est soit sur le départ, soit partie depuis longtemps.
Deux jours après notre première dispute, suivie par la baise du siècle, je suis
réveillé vingt minutes avant que mon réveil ne sonne par une fellation surprise.
Je jouis cette fois dans la superbe bouche de Ruby.
Lundi est un jour de repos pour elle. Je vais au bureau de bonne heure, mais
prévois de passer l’après-midi à la maison. Pas pour travailler. Plutôt pour
m’occuper de Ruby. Tout le reste de la journée et sur toutes les surfaces
disponibles.
J’arrive un peu après 2 heures et la trouve dans la cuisine en train de fredonner,
occupée à préparer café et s’mores au micro-ondes. Ça a l’air d’être son péché
mignon. Je passe un bras autour de sa taille et l’attire contre moi, fouillant son
cou avec mon nez. « C’est ta vision d’un petit déjeuner équilibré ? »
Elle se tourne contre moi. « Équilibré, non. Petit déjeuner, oui. Tu en veux un ?
— Ce n’est pas de ça que j’ai faim.
— Oh ? »
Je secoue la tête et la prends par les hanches pour la déposer sur le plan de
travail. Elle porte son peignoir japonais. Il est en soie blanche et décoré de fleurs
rouges. Je suis plus intéressé par ce qui se cache là-dessous. Je défais le nœud
situé à sa taille et découvre son ventre musclé et ses seins enjoués. Nue, elle est
vraiment fantastique. Je lui fais l’amour sans prendre de détours. Nous passons
le reste de la journée à profiter l’un de l’autre dans ma chambre.
Je me réveille toujours à la seconde où elle se glisse dans mon lit. Peu importe
qu’il soit 2 heures ou 4 heures du matin et que je doive me lever à 6 heures
moins vingt pour une journée de douze heures. Il suffit qu’elle presse son corps
contre le mien pour que je sois instantanément réveillé. Puis nous faisons
l’amour jusqu’à ce que le réveil sonne. Nous avons arrêté les préservatifs après
en avoir utilisé deux boîtes en quatre jours, et après qu’elle m’a confirmé qu’elle
prenait la pilule.
C’est arrivé le jour où elle a décidé de répéter son spectacle nue devant moi. On
n’a pas réussi à aller plus loin que le sol du salon. J’en ai encore des bleus aux
genoux.
Nous ne parlons pas des questions importantes restées en suspens, comme le
fait qu’elle habite ici alors que nous couchons ensemble. Pour être honnête, je
n’ai pas envie de risquer la relation que nous avons en ce moment, maintenant
qu’on en profite enfin. Ça peut finir par poser problème : il y a tout de même des
choses dont il nous faut discuter. Je ne veux pas particulièrement qu’elle parte,
mais je sais aussi que rester ici ne faisait pas partie de son plan. Et je ne veux pas
lui faire peur en lui proposant de s’installer ici, même si j’ai commencé à y
réfléchir sérieusement. C’est encore un peu tôt.
Une semaine n’est certainement pas un temps suffisant pour se forger une
opinion de notre relation. Mais avoir Ruby dans mon lit chaque nuit n’a pas de
prix. Elle suce incroyablement bien. Une bouche de déesse. Elle aime que je lui
parle mal. Mais il s’agit surtout de comptabilité sexuelle ; reste à voir si cet
accord se confirme en dehors de la chambre à coucher. Il y a deux heures que
j’ai quitté Ruby, qui dort dans mon lit. Quatre heures que je ne lui ai pas fait
l’amour, et je suis déjà en manque.
Le temps ne m’a jamais paru aussi long. Plus le temps passe, plus je prends
conscience que nous allons bientôt devoir parler sérieusement de tout ça. Il n’y a
pas de date limite, mais je suis bien conscient qu’elle cherche un nouvel agent et
qu’elle espère toujours un rôle qui la dirigerait vers Broadway.
Je suis dans une situation assez confuse. Pour être tout à fait honnête, je suis
toujours un peu en colère contre elle à cause de ses mensonges, même si je peux
comprendre qu’elle ait voulu me cacher la nature de ce travail. J’ai mis du temps
à accepter le fait que la plupart des gens de ma sphère sociale et familiale
n’approuveraient jamais ma carrière sportive, même si elle était complètement
légitime et que je gagnais bien ma vie. Mais la situation de Ruby est un peu
différente.
La seule chose qui ne passe toujours pas, c’est que je pensais avoir
suffisamment gagné sa confiance pour qu’elle soit honnête avec moi, et le fait
qu’elle n’ait pas réussi à se confier à moi m’inquiète.
Malheureusement, cette discussion ne va pas pouvoir se tenir tout de suite, car
je suis assis à mon bureau, attendant que mon père m’appelle pour le rejoindre
en réunion. J’ai reçu son coup de fil à 8 heures du matin, une heure où je suis
généralement réveillé, mais Ruby et moi avons été plutôt occupés cette nuit, et il
était tard quand je lui ai soutiré son dernier orgasme, le dernier d’une longue
série. Et il est samedi. Devoir aller au travail ce jour-là est particulièrement
désagréable. Mais devoir s’y rendre pour attendre à ne rien faire est encore pire.
Le téléphone du bureau sonne et je décroche, pensant avoir mon père concernant
la réunion. C’est en fait ma mère.
« Salut Bancroft, comment ça va ? » Les conversations téléphoniques avec ma
mère sont généralement très convenues. C’est une bonne personne, mais elle est
influençable, notamment à propos des divers ragots qui circulent dans son cercle
d’amies. La plupart de nos entretiens comprennent le passage en revue des
derniers scandales locaux.
« Je vais bien. J’attends un coup de fil de papa pour une réunion d’urgence.
— Ah. D’accord. Il ne devrait plus être très long, il vient de partir.
— Il vient juste de partir ? Mais il m’a appelé il y a deux heures pour me dire
que je devais immédiatement me rendre au bureau.
— Oui. Il a eu… euh… un petit contretemps. Il est en route. »
Je grimace. Le mot contretemps a plusieurs significations possibles, sur
lesquelles je ne veux pas trop m’attarder pour le moment.
« C’est pour ça que tu m’appelles ? Pour me dire qu’il va arriver en retard ?
— Oh ! Non. Je voulais être sûre que tu étais toujours disponible pour venir
dîner le week-end prochain.
— Je serai là. C’est marqué sur mon agenda. Est-ce que tu veux que j’apporte
quelque chose ?
— Non, tout a été prévu.
— Très bien. » Bien sûr que tout a été prévu. Ma mère n’entre presque jamais
dans sa cuisine, à part pour se servir un verre de vin. D’aussi loin que je me
souvienne, un cuisinier s’est toujours occupé des repas de la famille. Et une ou
deux nounous lui permettaient de se rendre à ses réunions de charité pendant que
mes frères et moi étions à nos activités extrascolaires. Pour moi, c’était
généralement le sport.
« Quelques amis vont se joindre à nous.
— Oh. » Je tapote sur le bureau avec mon stylo. Je me demande qui m’a mère a
invité, et pourquoi. « Je peux amener ma petite amie, alors ? » C’est le week-end
et Ruby ne sera sans doute pas disponible, aussi, je ne sais pas pourquoi je
demande.
Un long silence fait suite à ma proposition.
« Mimi ? » Je ne me suis jamais fait à l’idée de l’appeler maman, même si c’est
comme ça que je parle d’elle quand elle n’est pas là.
« En fait, je ne préfère pas.
— Griffin ne va pas venir avec Imogen ?
— Bien sûr, c’est sa fiancée.
— Alors pourquoi pas moi ?
— Les Thorton viennent aussi. »
Je pensais avoir définitivement évacué les suites de l’affaire Brittany.
« Maman. »
Elle émet un son gêné.
« Je croyais qu’on en avait déjà parlé…
— Tu étais malade comme un chien, la dernière fois. Et Brittany est une fille
adorable. »
Brittany est une enfant gâtée doublée d’une emmerdeuse. J’ai esquivé ses
appels depuis cette dernière fois où nous sommes sortis ensemble.
« Je vois quelqu’un, tu sais. » Il vaut mieux que je sois franc, ça m’aidera peut-
être à me sortir de ce traquenard.
« Depuis quand ?
— C’est récent.
— Alors ce n’est pas encore sérieux. L’amener à la maison va blesser Brittany,
et j’ai arrangé ce dîner alors que tu étais encore célibataire. Je ne peux pas
changer mes plans maintenant. Et ton père fait des affaires avec le sien », sa voix
se fait suppliante.
Il faut toujours que les affaires viennent s’en mêler. Mon père ne peut pas faire
autrement. J’aimerais pouvoir dire non à ma mère, mais ce n’est pas comme si
Ruby pouvait venir, de toute façon. « D’accord. Mais c’est pour toi que je le fais.
Et c’est la dernière fois.
— C’est tout ce que je demande. »
C’est un dîner, avec de la famille et des amis, aussi, ce n’est pas comme sortir
avec elle. Mais ça reste tout de même très gênant.
Un double appel interrompt la conversation. J’espère que c’est mon père. J’ai
hâte que cette réunion se termine pour pouvoir rentrer retrouver Ruby avant
qu’elle ne parte elle-même au travail.
« Je dois te laisser, j’ai un autre appel.
— D’accord. Merci de me rendre les choses plus faciles. Passe une bonne
journée. À bientôt, Banny.
— Salut, maman. » Je raccroche avant de faire éclater mon agacement. Elle sait
que je déteste qu’on m’appelle Banny.
C’est l’assistant de mon père, qui me prévient que la réunion va commencer
dans cinq minutes dans la salle de conférences. Avec seulement deux heures et
vingt minutes de retard. J’aurais pu rester au lit avec Ruby tout ce temps.
Je rassemble mes affaires et me dirige vers la salle de conférences. Mon père
est déjà assis en bout de table. Ses assistants déposent du café et plusieurs
dossiers devant lui.
« Alors. Quelle est cette urgence ? demandé-je en prenant la chaise située à
côté de Griffin.
— Il y a un problème avec l’un des hôtels de Londres. »
Je suis soudain mal à l’aise. « Un de ceux sur lesquels j’ai travaillé ? »
Il secoue la tête et je pousse un petit soupir de soulagement. Mon père ne tolère
aucune erreur.
« Lex s’en occupait. »
Je suis surpris. Je ne savais pas qu’il s’occupait d’un autre hôtel que les quatre
que nous gérions ensemble.
« Quel hôtel ?
— Le Concord. »
Nous nous y sommes arrêtés brièvement, aussi ai-je pu me faire une idée de
l’établissement et de l’équipe managériale pendant que nous étions sur place.
C’est un hôtel fonctionnel et à jour, et qui n’a besoin, à ma connaissance,
d’aucune réfection. « Quel est le problème ? Je ne savais pas qu’on travaillait sur
cet hôtel.
— On n’était pas censés s’en occuper avant l’année prochaine, mais il semble
que certains travaux aient été commencés avant l’obtention des permis. »
C’est une mauvaise nouvelle. Je me demande si c’est pour ça qu’il est rentré
plus tôt que moi à Londres. Lex entre dans la salle, l’air endormi. « Désolé pour
le retard. Qu’est-ce que j’ai raté ? »
Mon père ouvre la chemise de documents et la fait glisser vers lui. « Tu n’as
qu’à voir par toi-même. »
Le sourire de Lex s’évapore instantanément et il blanchit à mesure qu’il prend
connaissance du document.
Trois heures plus tard, je suis toujours dans la même salle de réunion. La
première heure a été consacrée à passer un savon à Lex. Aucun moyen de venir à
son secours, puisque je n’étais même pas au courant que nous travaillions sur le
projet. Au cours des deux heures suivantes, nous avons revu les plans originaux
concernant les rénovations mineures de la salle de réception et de la piscine
intérieure du Concord, qui ne sont pas prévues avant au moins un an. Obtenir les
permis pour ce type de travaux n’aurait pas dû poser de problème.
C’est la rénovation de la piscine intérieure qui semble bloquer. J’écoute à peine
la conversation. C’est déjà le début de l’après-midi. Je n’ose pas envoyer de
message, car mon père risque de disjoncter s’il me voit faire ça. Il est vraiment
d’une humeur terrible. J’aimerais avoir un peu de temps pour parler à Ruby. Si je
ne parviens pas à sortir d’ici avant deux heures, je ne pourrai pas la voir avant
qu’elle parte travailler.
« C’est d’accord, Bancroft ? »
J’observe le papier sur lequel je suis en train de gribouiller. Un cercle est
dessiné sur la feuille. Avec un autre cercle à l’intérieur. Et encore un dans ce
dernier. Ça ressemble assez remarquablement à un sein.
« Pardon, quoi ? »
Mon père à l’air furieux. Ce n’est pas bon. Je n’ai pas envie de l’énerver plus
qu’il ne l’est déjà.
« Tu vas superviser l’obtention des nouveaux permis.
— Mais je n’ai aucune connaissance du dossier. »
Il tape la table de son stylo trois fois, puis le fait tourner dans sa main. C’est un
de ses tics. Quand il est en colère ou frustré, il effectue de petits mouvements
nerveux de ce genre, fréquents et contrôlés. Ce n’était pas la chose à dire. « Tu
as les bases avec cette réunion. Griffin ira avec toi. »
Griffin et moi nous regardons. Ça semble le surprendre autant que moi.
« Je peux arranger ça, dit Lexington. J’irai seul. »
Notre père se tourne vers Lex, hors de lui. « Tu ne vas rien faire du tout. Tu vas
rester ici, au bureau, et réviser les règles d’urbanisme aussi longtemps que ce
problème ne sera pas réglé. »
La bouche de Lex se rapetisse en une fine ligne, mais il garde le silence. Aucun
de nous n’oserait contredire notre père. En tout cas pas ici, pas devant des
personnes qui ne font pas partie de la famille.
« Vous partirez ce soir.
— Aujourd’hui ? » La question est prononcée d’une même voix.
Nous avons droit au même regard noir que quand nous étions petits et qu’il
nous surprenait à faire quelque chose d’interdit. « Ce problème doit être réglé au
plus vite et c’est impossible à distance. Les investisseurs doivent être rassurés et
convaincus que nous avons la situation en main.
— Combien de temps on doit rester là-bas ?
— Aussi longtemps que le problème ne sera pas réglé. Mais si vous êtes
efficaces, ça peut être bouclé à la fin de la semaine. »
Je serre les dents. Je ne veux pas partir, pas encore. Je veux rester ici, avec Tiny
et Francesca, avec Ruby. Il faut qu’on ait cette conversation. Une vraie
conversation. Malheureusement, il semble que celle-ci doive encore rester en
suspens.
19

Je hais Brittany

RUBY
Je me réveille dans un lit vide, ce qui n’a rien d’étonnant puisqu’il est midi
passé. Mon corps tout entier est endolori, tout ça grâce à ma nouvelle machine
de gym nommée Bancroft. Ce type fait l’amour comme personne.
Je m’étire en souriant et appelle Bancroft. Personne ne répond. On est samedi,
pourtant, et il ne m’a pas dit qu’il devait aller au bureau aujourd’hui. Je rejette
les couvertures et m’assois, mes courbatures s’amplifiant tandis que je me lève
et me dirige, nue, vers la cuisine. La cafetière est sur le plan de travail, mais le
café est froid. Il a été fait il y a plusieurs heures.
« Bancroft ? » Toujours pas de réponse.
Il est peut-être à son bureau avec des écouteurs. Il fait ça, parfois, comme je me
réveille le plus souvent bien après lui. J’avance sur la pointe des pieds et passe
ma tête au-delà de l’angle du mur. Il n’est pas là non plus. Étrange.
De retour à la cuisine, je fouille mon sac à la recherche de mon téléphone. Peut-
être est-il allé nous chercher quelque chose à manger ? Il est tellement prévenant,
ça se pourrait. Le seul message que j’aie est d’Amie. Elle est partie quelques
semaines avec Armstrong faire des repérages pour leur lune de miel. Ils sont
descendus dans un hôtel Mills, aussi, j’imagine que leur séjour a été agréable. Je
remarque une note sur le plan de travail, rédigée dans le style gribouillis runique
propre à Bancroft.
Réunion d’urgence. Je ne sais pas quand je rentre. Bane.
Je fais la grimace, déçue que ma nudité soit ainsi gaspillée et que ma journée ne
commence pas aussi bien qu’a fini ma nuit. Je consulte mon téléphone et lis le
message d’Amie.
Elle vient de rentrer de ses repérages et elle me donne rendez-vous pour
déjeuner. Mince. J’ai moins d’une heure pour me préparer et la retrouver en
ville. Et j’ai besoin de me laver, car je sens le sexe et Bancroft. Je saute sous la
douche après avoir envoyé un message à Amie, pour la prévenir que j’ai bien
noté le rendez-vous. Vingt minutes plus tard, je suis lavée et habillée. Mes
cheveux sont toujours mouillés, mais ils sécheront sur le chemin. Je me passe un
coup de maquillage, attrape mon sac et me rue dans le couloir.
Amie est déjà attablée quand j’arrive. Elle n’est jamais en retard. Elle pause son
téléphone au moment où je m’assieds à côté d’elle.
« J’allais justement t’envoyer un message. Comment ça va ? Et depuis que
Bancroft est rentré, surtout. On ne s’est pas vues depuis une éternité. » Elle
regarde autour d’elle et baisse la voix. « Est-ce que tu l’as vu se balader torse nu
dans l’appartement ? »
Je me sens assez mal d’avoir fait l’amour à Bancroft comme une dingue depuis
une semaine sans que ma meilleure amie soit au courant. Cependant, ce n’est pas
vraiment de ma faute si elle a été absente. Et je m’en veux aussi de lui avoir
menti à propos de mon travail. Aussi, je décide de tout lui dire. Enfin, presque
tout. On est dans un lieu public et il y a quand même quelques détails que
j’aimerais éviter de divulguer à des inconnus. Mais je lui raconte le travail, et la
venue de Bancroft au club la semaine dernière, ainsi que la dispute qui s’est
ensuivie.
Le serveur nous apporte notre plat juste avant que j’arrive à la partie la plus
intéressante. Je marque une pause le temps que les assiettes soient servies. J’ai
commandé un steak frites et Amie une salade.
« On a oublié la vinaigrette, fais-je remarquer.
— Pas besoin.
— Sans vinaigrette, c’est juste une assiette de feuilles.
— J’aime les saveurs naturelles. » Elle agite sa fourchette en l’air pour couper
court au débat. « Alors Bancroft t’a ramenée à la maison, et après ? »
Je laisse tomber la question de la vinaigrette et poursuis mon histoire. Je
censure tous les meilleurs passages, dont le curling orgasmique, les dialogues
cochons et la pipe d’anthologie, pour finir par un : « Et après on a couché
ensemble. » Je mets une frite dans ma bouche en attendant sa réaction.
Amie me regarde fixement pendant de longues secondes, immobile. Elle
regarde alentour et se retourne vers moi en protégeant sa bouche de sa main pour
que personne ne puisse l’entendre. « Tu as couché avec lui ? »
J’acquiesce.
« Oh, mon Dieu. » Elle pousse un soupir, éberluée, clignant des yeux à
intervalles réguliers, puis repose sa fourchette. « Tu as couché avec lui il y a plus
d’une semaine et tu ne m’as rien dit ? » Elle semble blessée, ce que je voulais
éviter.
Je m’approche et parle plus bas, l’implorant de comprendre. « Je n’en ai pas eu
l’occasion. Tu étais loin. C’est la première fois que je te vois depuis que c’est
arrivé et je ne voulais pas te le dire au téléphone. »
Elle se rassoit au fond de sa chaise. « Juste une fois ? »
Je fais non de la tête.
« Combien de fois ? »
Je hausse les épaules. « J’ai perdu le compte. Beaucoup.
— On dirait que ta semaine a été plus excitante que la mienne, murmure-t-elle.
Vous êtes ensemble, alors ? »
Je pique une frite avec ma fourchette. « Je ne sais pas. On n’en a pas encore
vraiment parlé.
— Vous avez passé la semaine tout nus tous les deux et vous n’avez pas réussi
à avoir une discussion sérieuse ? » Amie lisse sa serviette de table. « Tu n’es pas
du genre à avoir des aventures sans lendemain. Est-ce qu’il est au courant, au
moins ? Tu sais s’il veut une relation durable, de son côté ? »
Je hausse à nouveau les épaules. Je n’ai pas encore de réponse à cette question.
La seule conversation que nous avons eue à ce sujet a eu lieu avant qu’il parte, et
peut-être une autre au téléphone à propos de la difficulté des relations à distance.
Mais il est à la maison, maintenant, et il n’a pas mentionné de nouveau départ.
Cependant, il est vrai que nous n’avons pas beaucoup discuté cette semaine,
gémissements et grognements mis à part.
Je songe à tout le temps que j’ai passé avec lui ces dernières semaines. Pour
être honnête, ça ressemblait déjà à une relation avant même qu’il rentre de
Londres.
« Tu devrais parler avec lui et essayer de savoir si vous êtes sur la même
longueur d’ondes », fais remarquer Amie, me tirant de ma rêverie.
J’acquiesce.
« Tu crois que vous l’êtes ?
— Je crois. Peut-être ? Mon Dieu, j’espère qu’il ne me considère pas comme
un coup d’un soir.
— Je suis sûre qu’il veut la même chose que toi. J’imagine que tu vas quand
même devoir te trouver un appartement à toi. Tu peux te le permettre,
maintenant, non ? » Amie me tapote la main d’un geste qui se veut rassurant. Je
crois que je commence à paniquer.
« Je ne peux plus vivre chez lui, c’est vrai. » Ce n’est pas une question. La
réalité me revient comme une claque en plein visage.
« Maintenant que vous couchez ensemble, ça simplifierait les choses que tu
aies ton chez-toi. »
J’acquiesce bêtement. Elle a raison sur ce point. Je ne peux pas habiter chez lui
si nous sommes au début d’une vraie relation. Même si ce point reste à vérifier.
Au-delà, le fait que je dépende de lui financièrement crée un déséquilibre dans
lequel je ne veux pas m’installer. Je ne veux pas avoir l’impression que mes
services sont monnayés, aussi exceptionnels qu’ils soient selon lui.
« Alors ?
— Quoi ? » J’ai encore décroché de la conversation.
Elle mime le mot sexe et répète : « C’était bon ? »
Je repense à la nuit dernière. À mon arrivée dans son lit à 3 heures du matin, à
la fellation surprise à laquelle il a eu droit et aux deux heures de baise torride qui
ont suivi. Bancroft aime à tester minutieusement ma souplesse. Nous faisons
l’amour dans des lieux et dans des positions auxquels je n’aurais jamais pensé
auparavant. Et cette bouche… Seigneur. « Jamais rien connu de meilleur. »
Ses sourcils se lèvent d’un coup. « Vraiment ? Raconte !
— Il est d’une intensité folle. » Je me penche sur la table et précise en un
murmure : « Il aime me dire toutes sortes de saloperies. Et il a une endurance
incroyable. Il peut faire ça pendant des heures. »
Amie se mord la lèvre inférieure et semble tout à coup songeuse. « Tu n’es pas
épuisée ?
— Seulement de la meilleure manière possible. » Je suis à peu près certaine que
toute autre relation est maintenant compromise pour moi. Bancroft Mills, sa
bouche salace et son énorme sexe sont mon nouveau standard minimum.
« Est-ce qu’il est… » Elle tourne autour du pot en effectuant quelques
mouvements de sourcils. Je lève mes propres sourcils pour lui retourner la
question.
« … bien monté ?
— Mieux que ça, je réponds.
— Mieux que ça ? » Elle touche le collier qu’elle porte au cou. C’est une
chaîne en or jaune sertie de diamants. Amie n’aime pas l’or jaune, elle préfère le
blanc. J’imagine que ce collier est un cadeau de son affligeant fiancé.
« Beaucoup mieux que ça. »
Elle avale sa feuille de salade et se penche vers moi. « Dans quelle mesure ? »
Je n’ai aucune idée de la raison pour laquelle la taille du pénis de Bancroft
l’intéresse tant que ça. « Tu me demandes les dimensions exactes ? »
Elle acquiesce. J’observe la table pour chercher un point de comparaison, mais
je ne trouve rien de valable. « Plus large que ce verre, et à peu près long comme
ça. » J’écarte les mains, réduisant ensuite un peu l’écart jusqu’à tomber sur la
bonne distance.
« Wow, souffle Amie. Ce n’est pas… inconfortable ?
— Il est imbattable en préliminaires. »
Ses joues rosissent et elle plonge les yeux dans son assiette, triturant une feuille
de salade du bout de sa fourchette.
« Il n’est jamais trop tard pour troquer ton modèle actuel pour un autre aux
dimensions supérieures. » Je harponne une frite et en croque un bout.
Amie glousse et pose la main sur sa bouche, ses yeux parcourant nerveusement
la salle. L’Amie qui se moque de ce que peuvent penser les autres me manque
terriblement. Nous aurions dû aller dans un restaurant moins huppé, nous aurions
pu avoir cette conversation autrement qu’en chuchotant. Car cette gêne me
touche aussi.
Il est 2 heures quand je rentre à la maison (enfin, chez Bancroft). Je suis
nerveuse, maintenant. J’adore cette bulle sexuelle dans laquelle nous nous
sommes enfermés, mais Amie a raison, il faut qu’on parle sérieusement et je dois
me trouver un point d’ancrage en dehors d’ici. J’espère sincèrement que je ne me
suis pas plantée et qu’il y a effectivement plus que le sexe entre nous. Je pense
que oui. Le peu de conversations que nous avons eues jusqu’à maintenant me
laisse penser que oui.
L’appartement n’a pas bougé depuis que je suis partie, ce qui veut dire que
Bancroft n’est pas encore rentré. Je devrais probablement changer les draps
après les folies de la nuit dernière. Je m’arrête devant la cage de Francesca. De
toute évidence, elle a mangé il n’y a pas longtemps. Bancroft s’en est sans doute
occupé avant de partir ce matin.
« Salut, ma belle. » Je la caresse un peu et l’amène avec moi dans le couloir.
Une fois dans la chambre de Bancroft, je remarque que le lit n’est pas
exactement comme je l’avais laissé. Il est toujours défait, mais quelques
vêtements y sont étalés, principalement des pièces de costume. Et l’armoire est
ouverte.
Mon estomac commence à travailler tandis que je me rends dans la cuisine
pour consulter mon téléphone. J’ai raté un appel de lui il y a une vingtaine de
minutes. Il m’a laissé un message vocal.
« Hey. Salut, Ruby. Je… Écoute, je suis à l’aéroport. Je dois retourner à
Londres pour régler un problème urgent. Je ne sais pas quand je vais pouvoir
rentrer, mais il faut qu’on parle sérieusement et je préférerais qu’on ne le fasse
pas par téléphone… »
S’ensuivent une brève pause, puis un soupir.
« Il faut qu’on réajuste un peu notre accord. Tout ça est arrivé un peu plus vite
que ce que j’avais prévu… Peut-être que… Mince. Je te rappelle dès que je suis
à Londres. »
Mon estomac semble vouloir sortir tout entier par ma gorge. Ça ne sent pas
bon. Je m’assieds sur un tabouret et remarque l’enveloppe posée contre le
régime de bananes. Je rougis au souvenir de ce que j’ai fait hier avec l’une
d’entre elles dans le but sournois de le distraire pendant un appel téléphonique.
Action qui m’a valu d’être plaquée sur le plan de travail, fessée et baisée sans
ménagement.
Mon nom est sur l’enveloppe, toujours dans ce gribouillis informe. Je l’ouvre et
trouve une liasse de billets. Je les compte deux fois de suite en les faisant glisser
entre mes doigts. Mon Dieu. Il m’a laissé cinq mille dollars. J’essaie d’analyser
rationnellement à quoi peut correspondre cette somme exorbitante, mais d’après
le message que je viens d’entendre, on pourrait penser qu’il me paie pour nos
relations sexuelles.
Je tiens toujours Francesca dans mes bras, laquelle se débat pour que je la
libère. Je lui donne une ou deux caresses et la pose au sol.
Je me fais peut-être des idées. Je dramatise trop. Il est peut-être tout
simplement prévoyant, pour le cas où son absence s’éterniserait.
Au moment où je passe à côté de l’antique répondeur de Bancroft, je remarque
que le chiffre un clignote en rouge. Il y a un message. J’appuie sur le bouton.
« Salut, Banny, c’est Brittany ! Je viens d’avoir Mimi et je n’arrivais pas à te
joindre sur ton portable, alors j’essaie ici. Je suis tellement triste que tu doives
repartir cette semaine. Alors que tu viens juste de rentrer. J’espère que tu pourras
être de retour pour le dîner de ce week-end. Mais ne t’inquiète pas, si tu ne peux
pas, je ne t’en voudrai pas. On pourra toujours remettre notre rendez-vous à plus
tard. Mimi m’a dit que tu étais aussi excité que moi à l’idée qu’on puisse de
nouveau passer du temps ensemble. J’ai hâte qu’on puisse reprendre là où on
s’est arrêtés la dernière fois. Appelle-moi quand tu peux ! »
Je regarde fixement la machine. J’appuie de nouveau sur le bouton. Puis je
réécoute le message vocal de Bancroft.
Le doute n’est plus permis. Je n’arrive pas à croire qu’il m’ait baisée dans tout
l’appartement tout le week-end, me répétant sans cesse que ma chatte était à lui,
et qu’il prévoit un rendez-vous avec une autre fille. Brittany, qui plus est.
Je réécoute le message, à la recherche d’un signe m’indiquant que je fais fausse
route. Il a joué avec moi tout ce temps ? Je me souviens de notre discussion à
propos de Brittany, le jour où j’ai emménagé ici. Je le revois me dire qu’elle
n’est pas si mauvaise. Est-ce qu’il a couché avec elle ce soir où il m’a embrassée
la première fois ? Est-ce qu’il l’a appelée elle aussi pour flirter, quand il était en
déplacement ? Ça a l’air d’être le cas, si on en croit son enthousiasme. Et que
veut dire cette écervelée par « reprendre là où on s’est arrêtés la dernière fois » ?
Espèce de salaud.
Me parler, à moi, de confiance et de vérité, et m’avoir baisée comme il compte
baiser Brittany ce week-end.
Plus aucun doute, maintenant. Il faut que je parte d’ici. Et le plus tôt sera le
mieux.
20

Nouveaux problèmes

RUBY
Rien n’arrive sans raison. Je déteste dire ça, même si c’est vrai la plupart du
temps. C’est ce que les gens vous disent quand la vie vous met une grande
claque dans la gueule. Facile de se payer de mots quand on n’est pas celui qui a
reçu la claque. Les gens disent surtout ça pour vous remonter le moral.
Seulement, ce genre de discours n’aide pas à sortir du trou. En fait, ça a l’effet
contraire la plupart du temps.
C’est la raison pour laquelle je suis si heureuse d’avoir Amie pour soutien de
toujours. J’attends quand même d’avoir fini ma crise de larmes. Il me faut une
bonne vingtaine de minutes pour retrouver le contrôle de la situation. Je devrais
être en colère, mais c’est pour l’instant la douleur qui a le dessus, une immense
douleur. Je l’appelle et lui raconte tout.
« Tu te fous de moi ? » Amie jure rarement aujourd’hui. Sa colère me fait du
bien.
« J’ai besoin d’un nouvel appartement. Genre demain.
— Tu veux venir chez moi le temps de trouver ? Je sais qu’il n’y a pas
beaucoup de place, mais ça vaut mieux que de rester toute seule, non ? Tu n’as
qu’à préparer tes affaires et je m’occupe de venir te chercher demain.
— Et Armstrong ?
— Quoi, Armstrong ?
— Qu’est-ce que tu vas lui dire ? Il va te demander pourquoi j’habite chez toi.
— Il n’a pas besoin de le savoir. Il ne vient jamais ici. Mon matelas n’est pas
assez confortable et il n’y a pas suffisamment de place à son goût. Je vais
probablement dormir chez lui deux nuits la semaine prochaine. Je peux essayer
de négocier plus, mais tu sais comment il est, il a besoin de son espace. Au
moins, tu n’auras pas à dormir sur le canapé ou sur un matelas gonflable ces
soirs-là. Tu veux que je vienne te chercher ce soir ?
— Non, pas besoin. Bancroft est dans l’avion actuellement, et il ne rentrera pas
ce soir, ni même avant quelques jours. Et il faut que je fasse mes cartons.
— D’accord. Demain matin, j’ai du travail. Tu veux que je prenne ma journée
pour venir plus tôt ?
— Pas la peine. J’ai un numéro ce soir, mais je suis libre toute la journée,
demain. Je vais voir si je peux trouver un van de location ou quelque chose du
genre. »
Elle reste silencieuse quelques secondes. « Oh ! Et le camion de Bancroft ? Tu
as les clés, non ?
— Tu es un génie. Je ne sais pas pourquoi je n’y ai pas pensé. En plus, je suis
sûre que je peux demander aux gardiens de l’immeuble de descendre mes
cartons.
— Et tu ne devrais pas te gêner. »
Je suis tellement remontée que je ne pense même pas à demander son
autorisation à Bancroft.
Je passe le reste de l’après-midi à empaqueter mes affaires. Ce qui consiste
surtout, en l’occurrence, à jeter des objets dans des valises et à éclater en
sanglots quand je n’arrive pas à les fermer. Je suis tellement stupide. J’ai vu une
histoire là où il n’y avait rien. J’étais persuadée qu’il y avait quelque chose entre
nous, mais de toute évidence, je me suis trompée. Et je dois bientôt partir au
travail, ce qui ne m’arrange pas. Peu importe le temps que j’ai pu passer allongée
avec des rondelles de concombre sur les yeux, ces derniers sont toujours rouges
et bouffis.
Il semble que Bancroft a finalement rejoint le clan des héritiers sans morale.
J’ai eu tort de mélanger sexe et sentiments. Je m’endors immédiatement et
profite de quelques heures d’un sommeil agité. Peu importe, il faut que je sorte
d’ici. Je trouve les clés du camion de Bancroft et appelle les employés de
l’accueil pour qu’ils me prêtent un chariot afin de déplacer les cartons.
Mme Blackwood sort pour voir d’où vient tout ce remue-ménage. Précieux est
calé entre ses bras. Il grommelle dans ma direction.
« Oh, Renée, vous nous quittez ? » Elle regarde derrière moi, en direction de
l’intérieur de l’appartement. Je recule d’un pas et ferme en partie la porte, la
cage de Francesca étant dans le salon.
Je ne reviens pas sur l’erreur de prénom. Elle se trompe à chaque fois, même si
la première lettre est toujours la bonne.
« Oui, je pars. C’était un plaisir d’habiter en face de chez vous ! » dis-je,
faussement enthousiasmée. Je lui tends la main pour la forme.
Elle accepte la poignée de main, quoiqu’après avoir eu un mouvement
d’hésitation. Je lui adresse un doigt d’honneur une fois qu’elle a disparu dans
son appartement.
Il faut quinze minutes à Stan (l’employé de l’accueil) pour charger mes cartons
sur le chariot. Pendant qu’il s’occupe de les descendre, je vais voir Francesca.
Sauf qu’elle n’est plus dans sa cage. J’ai un moment de panique, même plusieurs
moments de panique, et je cours partout à sa recherche. Je la retrouve finalement
cachée sous les coussins de Bancroft.
Je pleure de soulagement de ne pas l’avoir perdue. Francesca est ce qui me
manquera le plus, ici. À part Bancroft, bien sûr. Je pleure en jouant avec elle
dans les draps. Je sais que je la reverrai avant que Bancroft revienne, mais je suis
une émotionnelle et elle va me manquer.
Une fois qu’il sera rentré, rien n’indique que je pourrai la revoir. Et le fait que
je la perde veut dire que je perds Bane, même s’il ne m’a jamais vraiment
appartenu, en vérité. Je change l’eau de Tiny et lui donne un criquet, bien qu’elle
ait déjà mangé il y a deux jours. Mes yeux sont rouges et bouffis au moment où
je vais récupérer les clés du camion.
Stan semble inquiet en me voyant manœuvrer le véhicule tout en reniflant
abondamment. Heureusement, un radar de recul m’indique quand je m’approche
trop d’un obstacle. Et ça semble arriver assez souvent avec cet engin. Enfin, je
parviens à sortir du parking sans rien heurter.
Conduire un camion dans les rues de New York est une folie. Je ne sais pas
comment Bane a pu s’y faire. Il est vraiment énorme. Et les voies de circulation
sont minuscules. L’avantage, cependant, est que tous les autres conducteurs
s’écartent dès que je veux changer de voie. Je ne leur laisse pas vraiment le
choix. Le fait que je me moque totalement de rendre le camion avec une bosse
ou une rayure me donne bien sûr une assurance supplémentaire.
Amie m’a passé ses clés, aussi, aucun problème pour accéder à son
appartement. Monter toutes mes affaires jusqu’au douzième étage, par contre,
n’est pas une partie de plaisir. Six trajets d’ascenseur en tout. J’aligne ma pauvre
pile de cartons contre le seul mur disponible et redescends pour garer le camion.
Heureusement pour moi, l’immeuble où habite Amie dispose d’un garage
souterrain. J’utilise l’argent du sexe pour payer ma place pour la nuit. Je rendrai
le camion demain ; je ne pense pas que Bane en ait besoin d’ici là.
Après tout ça, je suis en sueur et j’ai faim. J’ouvre le réfrigérateur d’Amie,
mais la déception est au rendez-vous. Le choix est pour ainsi dire minimal. Il y a
là de la salade et quelques fruits, mais j’ai pris l’habitude de vivre avec un ancien
rugbyman, et son régime alimentaire était considérablement plus riche. De plus,
mon travail est énergivore. J’ai besoin de calories pour maintenir ce derrière qui
me nourrit à mon tour. Amie habite près du quartier des théâtres, pas très loin de
chez Bancroft. Son appartement est vraiment bien situé et coûte les yeux de la
tête. Mais il faut dire qu’elle gagne bien sa vie. À moins d’avoir un rôle majeur
dans une grosse production, jamais je ne pourrai me permettre d’habiter ici.
Constat qui achève de me déprimer totalement.
J’attrape mon sac et sors en ville. Il est midi passé et j’ai une faim de loup. Je
consulte mon téléphone tout en marchant dans la rue. J’ai un message d’Amie,
mais rien de Bancroft. Il doit être arrivé à Londres à l’heure qu’il est. Je reçois
cette absence de nouvelles comme un nouveau coup de poing dans le ventre.
Il faut que je mange quelque chose de réconfortant. Quelque chose de gras et
de mauvais pour la santé. Je continue à descendre la rue, résolue à trouver de
quoi avaler sans attendre. Je veux juste manger, rentrer chez Amie pour prendre
une douche et peut-être dormir un peu avant de retourner au travail.
Tandis que je passe devant l’un de ces petits théâtres éclectiques situés sur les
rues parallèles, je remarque une affiche agrafée sur la porte annonçant des
auditions. C’est pour aujourd’hui. Et même pour tout de suite.
C’est dans ce genre de situation que l’adage « rien n’arrive sans raison » peut
éventuellement s’avérer payant. J’abandonne ma recherche de nourriture pour
suivre cette piste. C’est pour une pièce dont je n’ai jamais entendu parler. Pas
que ce soit un problème. Tant que je peux avoir le temps de lire le script et
d’apprendre mes répliques, ça vaut le coup d’essayer. Je n’ai rien dans le ventre,
aussi, pas de risque que je vomisse sur le metteur en scène. Le pire qui peut
m’arriver, c’est qu’il ne me rappelle pas.
J’entre dans le théâtre. L’intérieur est superbe, avec des plafonds hauts et des
piliers ornés de sculptures. Une femme portant des lunettes à monture écaille et
un rouge à lèvres écarlate attend assise à une table.
Je lui souris de manière franche et amicale. « Il y a bien des auditions ouvertes,
aujourd’hui ? »
Ses yeux s’écarquillent quand elle m’aperçoit. « Oui, c’est ici », dit-elle après
une légère hésitation.
Je me passe rapidement en revue. J’ai vraiment l’air débraillée. Mon T-shirt est
taché et mon pantalon troué par endroits. Je suis loin d’être présentable. Bon.
Maintenant que je suis là… « Parfait. J’aimerais passer l’audition, alors. »
Elle me gratifie d’un sourire condescendant et me tend un formulaire.
« Remplissez ça, s’il vous plaît. »
Je le complète rapidement et l’échange contre un script. « On va vous appeler
bientôt. Vous êtes la dernière avant la pause-déjeuner.
— Merci. » Jusqu’ici, j’ai de la chance. Je suis ses indications pour trouver la
salle où se déroulent les auditions et commence à parcourir le script.
La scène choisie est lourde d’émotion. Le personnage principal de la pièce, une
femme, est en colère, triste et tumultueuse. Sentiments que je ressens en ce
moment même. Même si je ne suis pas prise, auditionner pour ce rôle aura sans
doute un effet cathartique.
Je quitte le théâtre moins en colère, mais beaucoup plus affamée. Je trouve un
camion à pizza et m’achète plusieurs belles parts que je mange sur le chemin du
retour, avant de prendre une douche et de me préparer pour partir au travail.
Demain, il faut que je me trouve un appartement. Je ne peux pas encombrer
Amie plus longtemps. Plus que ça, je veux pouvoir gérer ma vie toute seule et ne
pas avoir à me reposer sur quelqu’un pour m’en sortir, au moins financièrement.
La situation n’est pas glorieuse, mais mon travail me permettra au moins de me
trouver un appartement et de couvrir mes frais de base. Je n’ai besoin ni ne veux
de vie luxueuse si ça implique ce genre déceptions sentimentales.
C’est étrange de travailler ce soir. Je continue à espérer que Bancroft soit là, au
fond de la salle, l’air furieux. Mais je ne le vois pas, car il est à l’autre bout du
monde. Je suis en colère, et triste aussi. C’était devenu un ami. Quelqu’un qui ne
me jugeait pas et qui m’acceptait comme je suis.
Au petit matin, je suis définitivement dégoûtée. Je n’ai toujours reçu aucune
nouvelle de sa part. J’imagine que ça confirme clairement la situation.
Je ramène le camion à son immeuble et laisse un employé le garer à ma place.
Je suis plutôt surprise de l’avoir rendu sans une égratignure, mis à part le café au
lait que j’ai accidentellement renversé sur le tableau de bord. Et que j’ai nettoyé,
bien sûr, quoique sans grande conviction. J’espère que ça sentira le lait rance
quand il reviendra. Je n’aime pas ce désir de vengeance, mais je lui en veux
vraiment pour ce qu’il m’a fait.
Je passe une heure à jouer avec Francesca et m’assure que Tiny a tout ce qui lui
faut. Elle n’a pas besoin d’être nourrie avant ce week-end, et Bancroft sera rentré
d’ici là. Enfin, j’espère, car revenir ici est vraiment douloureux. Laisser
Francesca me serre le cœur également.
Je lui caresse le ventre pendant qu’elle se roule sur le sol. « Tu vas tellement
me manquer. »
Elle s’entortille autour de ma main et mordille mes doigts, puis monte sur mes
genoux et passe sa tête sous mon T-shirt. S’appuyant sur ses pattes arrière, elle se
hisse et finit par passer sa tête hors de mon décolleté. Je ris à voix haute, puis
recommence à pleurer.
Elle tapote mon menton de son museau et se frotte ensuite la tête contre mon
cou. Je lui fais un long câlin, laissant mes larmes couler librement jusqu’à ce
qu’elle commence à se tortiller pour que je la libère. Je n’aurais jamais imaginé
que j’allais autant m’attacher à elle, ni à Tiny, ni à Bancroft.
J’ai besoin de penser à autre chose, aussi j’ai décidé que ma mission du jour
serait de me mettre en quête d’un appartement. Trouver quelque chose
d’abordable et de disponible tout de suite ne va pas être facile. Je ne suis pas
enchantée à l’idée de recommencer ma cure de ramens, mais j’en passerai par là
si ça peut me permettre de poursuivre ce rêve que je ne veux abandonner sous
aucun prétexte.
Je suis presque arrivée chez Amie quand je reçois un appel d’un numéro
inconnu. C’est un numéro local ; ça ne peut pas être Bancroft. Je réponds à la
troisième sonnerie.
« Bonjour, Ruby Scott ? »
C’est la voix d’un homme que je ne connais pas. Mon Dieu, j’espère que ce
n’est pas une agence de recouvrement. J’ai pourtant été raisonnable avec mon
compte en banque, ces derniers temps. « Oui, c’est moi.
— Jack Russell à l’appareil. Je vous ai auditionnée, hier. »
Mon cœur fait un bond. Je croise les doigts. « Oui. Oui, c’est exact.
— Nous avons beaucoup apprécié votre performance.
— Merci beaucoup.
— Malheureusement, le rôle pour lequel vous avez auditionné a été attribué »,
dit-il.
Évidemment qu’il l’est. Avec la chance que j’ai. Et parce que je suis nulle.
Parce que je ne peux pas m’en sortir toute seule. Parce que je suis destinée à être
une employée robotisée s’occupant de vendre des pilules de Viagra pour le reste
de ses jours. Ou à finir en prison pour avoir assassiné ma sorcière de belle-mère
après avoir été forcée à travailler avec elle.
Je reviens à la réalité juste à temps pour entendre : « ...aujourd’hui pour un
autre rôle.
— Pardon, est-ce que vous pouvez répéter ?
— C’est un rôle un peu plus technique, mais le questionnaire que vous avez
rempli indique que vous avez des compétences en chant. Si vous êtes intéressée,
nous aimerions que vous reveniez pour passer une audition.
— Oui, bien sûr, je suis intéressée. À quelle heure voulez-vous que je vienne ?
— À 2 heures, ce serait possible ? Il y a un créneau à ce moment-là.
— J’y serai. C’est au même endroit ?
— En fait, non, c’est un peu plus bas dans la rue. Ce n’est pas très loin. » Je
gribouille l’adresse et me rends compte qu’il parle en fait du New World Stages,
sur la 50e rue. C’est un gros théâtre. Pas aussi gros que ceux de Broadway, mais
important sur la scène new-yorkaise. Ce serait un énorme pas dans la bonne
direction. Avoir ce rôle, ou même n’importe quel rôle dans cette pièce, serait
fantastique pour ma carrière.
J’appelle Amie, avide de partager mon excitation avec quelqu’un, mais je
tombe sur son répondeur. Un vif sentiment de tristesse me parcourt quand
j’aperçois le numéro de Bancroft dans les appels récents. Il y a quelques jours, il
aurait été la première personne à recevoir mon coup de fil. Sans doute avant
Amie. Ce qui en dit long sur l’intensité de mon attachement à lui.
Je suis cette fois présentable et préparée. J’arrive une demi-heure à l’avance,
espérant avoir assez de temps pour réviser le script (je ne pense même pas à
demander de quelle pièce il s’agit, ni de quelle partie, excitée comme je le suis).
On m’appelle dix minutes après mon arrivée, alors que j’ai à peine parcouru le
script et appris la chanson que je suis supposée chanter. Je n’ai même pas eu le
temps de commencer à avoir le trac.
Et c’est peut-être pourquoi j’ai été aussi bonne. La pièce a l’air excellente et
l’acoustique du théâtre est fabuleuse. Je suis de nouveau sur le haut de la vague
quand je ressors dans la chaleur ensoleillée de la rue. Alors que je passe le long
du petit théâtre dans lequel j’ai auditionné hier, je remarque un mot épinglé sur
la porte. Il est inscrit sur fond jaune fluo. Impossible de le rater. Il annonce : À
LOUER.
Je ne sais pas depuis combien de temps il est là, mais je suis en veine en ce
moment, et j’appelle aussitôt.
Je tombe sur un répondeur et laisse un message avant de prendre une photo de
l’annonce. Ça ne doit pas être loin d’ici. Ce serait génial que je puisse trouver un
endroit si près de chez ma meilleure amie. Au moins tant qu’elle habite encore
là.
Je dois être au club à 6 heures et il est déjà presque 4 heures, aussi, je
rassemble mes affaires et entreprends de trouver quelque chose à manger. Il va
falloir que je m’occupe de remplir ce réfrigérateur. La sélection végétale d’Amie
n’a rien d’inspirant, ni de nourrissant d’ailleurs.
Je décide de partir en avance pour éviter de ressasser l’idée qu’il y a quelques
jours, c’est avec Bancroft que j’aurais partagé mon enthousiasme, et que je ne
peux plus le faire aujourd’hui. Je ne peux pas vraiment en parler avec les filles
non plus.
Si j’obtiens ce rôle, je vais être obligée de quitter mon travail actuel, ou de
réduire mes apparitions sur scène. Il est plus probable que je doive démissionner.
Et ça me rend quand même un peu triste, car aussi scandaleux qu’il puisse
paraître, cet emploi a été une expérience libératrice. Plus que ça, je me suis
vraiment éclatée. Il n’y a que les crampes et les ampoules que je ne regretterai
pas.
Mais ce nouveau rôle sera sans doute associé à un salaire assez important. Un
salaire grâce auquel je pourrai vivre décemment. De plus, la pièce est prévue
pour un moment. C’est pour ce genre de rôle que je travaille si dur depuis si
longtemps. C’est vraiment ce qu’il me faut. J’essaie de ne pas trop
m’enthousiasmer, un peu en vain.
Le téléphone sonne juste au moment où j’enfile mes chaussures. Je reconnais le
numéro de l’affiche pour la location. J’imagine qu’on va me dire que l’annonce
est ancienne et que l’appartement est loué, mais ce n’est pas le cas. C’est une
sous-location, disponible pour deux mois seulement.
Ce n’est pas forcément une mauvaise chose. Le court terme peut être
intéressant pour moi à l’heure actuelle. J’organise un rendez-vous pour le
lendemain. Tout ce que je sais, c’est qu’il s’agit d’un duplex situé en rez-de-
chaussée, quelque part dans le coin.
Le lendemain, je prends le métro pour m’y rendre. L’endroit, un petit
appartement d’à peine quarante mètres carrés, est chaleureux et fonctionnel. Un
panneau coulissant divise la pièce en deux, donnant l’illusion d’une chambre à
coucher séparée, qu’on installe en tirant un lit escamotable.
L’appartement tout entier rentrerait dans la chambre que j’avais chez Bancroft.
Qui n’est plus ma chambre. Et ne l’a jamais été. C’est toujours resté un lieu de
transition, comme le sera celui-ci. Une étape de plus dans ma quête d’une vie
plus stable.
« Je sais que c’est petit… s’excuse la femme qui me reçoit, comme si elle était
responsable du fait que l’appartement n’ait pas quelques mètres carrés de plus.
— Non, ça me convient plutôt bien. À combien est le loyer ? » Je crains le
chiffre qu’elle s’apprête à m’annoncer. J’ai de sérieux doutes quant à ma
capacité à m’offrir ce luxe.
« J’en demande mille huit cents dollars par mois, avec une caution de cinq
cents dollars qui sera rendue si l’état des lieux de sortie est satisfaisant. »
Je la considère fixement un moment. Elle doit plaisanter. Je sais ce que ce
genre d’appartement peut coûter. Vivre dans ce quartier ne devrait pas être
possible pour moi pour le moment. Il s’agit vraiment d’une bonne affaire.
Je n’hésite pas une seconde. Je peux rester ici les deux prochains mois,
stabiliser ma situation puis trouver quelque chose de plus durable.
21

De pire en pire

BANCROFT
Ce voyage s’annonce comme le pire de ma vie. Pire encore que la fois où j’ai
mangé ces tacos périmés avant d’embarquer, et où j’ai été malade pendant les
neuf heures de trajet. Pour commencer, mon vol avait des correspondances, au
cours desquelles mes bagages ont été perdus. Comme si ça ne suffisait pas,
Griffin, qui n’a pas l’habitude de prendre l’avion, s’est rendu compte qu’il avait
égaré son passeport à l’arrivée, et sortir de l’aéroport nous a pris des heures. Une
fois à l’hôtel, j’ai eu la mauvaise surprise de me rendre compte que j’avais
oublié mon téléphone et ma tablette dans l’avion.
Après avoir récupéré un second téléphone, j’ai vu que je n’avais pas mis à jour
mon cloud, et que tous les contacts ajoutés au cours des trois derniers mois
avaient disparu. Dont le numéro de Ruby, que je n’ai pas réussi à contacter
depuis. Je lui ai laissé des messages sur Facebook et Instagram, mais je n’ai
aucune réponse, ce qui commence à m’inquiéter sérieusement.
J’ai aussi laissé un message à Armstrong, mais il n’écoute presque jamais son
répondeur. Je n’ai malheureusement pas le temps de m’occuper de ça, car nous
avons d’autres problèmes plus sérieux à résoudre, il nous faut notamment
remplacer le passeport de Griffin pour éviter de rester bloqués à Londres une
semaine de plus.
Le problème de permis soulevé par mon père est plus grave que ce qu’il a
laissé entendre. Ou peut-être que ce qu’il pense. On est passés à deux doigts du
procès en bonne et due forme. Lex n’était pas dans son assiette durant ce voyage.
Il prend généralement des décisions avisées, mais cette fois, il a vraiment fait
n’importe quoi. Pour régler la question, j’ai dû passer plus de temps au téléphone
avec mon père au cours des dernières vingt-quatre heures qu’au cours des quinze
dernières années.
Le seul élément positif de ce voyage est que nous avons évité un procès et que
mon père nous a sincèrement félicités pour avoir résolu le problème.
Je suis épuisé et passablement stressé quand je rentre chez moi le samedi
suivant. Je n’ai eu aucune nouvelle de Ruby, ce qui n’est pas son genre. Je
m’attendais au moins à recevoir un message de sa part, mais je n’ai rien reçu, et
Armstrong ne m’a jamais répondu pour me donner son numéro. Je pose ma
valise près de l’entrée et l’appelle à haute voix, même si je suis conscient qu’elle
doit être au travail.
Je m’arrête à la porte de sa chambre. Elle la laisse généralement fermée, aussi,
je suis surpris qu’elle soit cette fois grande ouverte, avec la lumière allumée.
Quelque chose semble différent. Ça semble plus rangé que d’habitude. Elle n’est
pas là, manifestement. Je me dirige vers ma chambre, mais le mauvais
pressentiment qui monte en moi depuis quelques jours s’accentue de plus en
plus. Je devrais ressentir le contraire, maintenant que je suis à la maison.
Mon lit est exactement comme je l’ai laissé en partant, défait avec mes affaires
dessus. C’est étrange. J’avais pensé que Ruby dormirait dedans. Quelque chose
ne tourne pas rond.
Ce sentiment désagréable me frappe à nouveau et empire à mesure que je me
rapproche de sa chambre. J’allume la lumière et me précipite sur le placard pour
l’ouvrir. Les cartons. Ils ont disparu. Peut-être qu’elle les a déplacés dans l’autre
pièce. Mais je sais que j’essaie de me rassurer. Je me rue dans la salle de bains et
ouvre les portes de l’armoire. Elle est vide, à part quelques serviettes. Tout a
disparu.
Elle est partie.
Qu’est-ce qui a bien pu se passer pendant mon absence ?
Il faut que je la retrouve. Il faut que je lui parle. Il faut qu’elle revienne vivre
ici.
Mais je n’ai toujours pas son numéro. J’ai celui d’Amalie quelque part, il faut
juste que je le retrouve. Je peux toujours rappeler Armstrong, même s’il ne m’a
pas été d’un grand secours jusqu’à maintenant.
Je rejoins la table basse sur laquelle je range mon courrier, mon répertoire et les
papiers à traiter. J’imagine que ce coin sera en désordre, Ruby ayant déposé là
tout mon courrier, mais il est toujours aussi organisé qu’à mon habitude. Mon
répondeur a enregistré un message. J’appuie sur le bouton d’écoute en même
temps que je fouille dans la pile de papier, à la recherche d’un numéro que je ne
suis pas sûr de trouver. Perdre mon téléphone a été l’une des pires choses qui me
soient arrivées depuis longtemps.
Je frémis à la voix nasillarde et suraiguë de Brittany, et me fige dans ma
recherche.
« Salut, Banny, c’est Brittany ! Je viens d’avoir Mimi et je n’arrivais pas à te
joindre sur ton portable, alors j’essaie ici. Je suis tellement triste que tu doives
repartir cette semaine. Alors que tu viens juste de rentrer. J’espère que tu pourras
être de retour pour le dîner de ce week-end. Mais ne t’inquiète pas, si tu ne peux
pas, je ne t’en voudrai pas. On pourra toujours remettre notre rendez-vous à plus
tard. Mimi m’a dit que tu étais aussi excité que moi à l’idée qu’on puisse de
nouveau passer du temps ensemble. J’ai hâte qu’on puisse reprendre là où on
s’est arrêtés la dernière fois. Appelle-moi quand tu peux ! »
Je reste bloqué sur le « notre rendez-vous ». Je n’ai pas parlé à Brittany depuis
le dernier fiasco. Pas une seule fois. Le fait qu’elle considère un dîner, que
j’avais d’ailleurs complètement oublié et auquel toute ma famille sera présente,
comme un rendez-vous, est pour le moins inquiétant. Le « reprendre là où on
s’est arrêtés » n’est pas là pour me rassurer non plus. Merde au dîner. Je n’irai
pas.
J’espère que Ruby n’a pas entendu ce message. Le répondeur est
malheureusement si vieux qu’il n’y a pas moyen de savoir s’il a été consulté ou
pas.
Je continue à chercher le numéro d’Amalie, mais quinze minutes
supplémentaires finissent de me décourager. Je décide d’appeler Armstrong et
j’obtiens cette fois une réponse, mais c’est Amalie qui décroche.
« Bane. » Elle prononce mon nom sur un ton de profond dégoût.
« J’espère que je ne te réveille pas. » Elle semble levée depuis un moment,
malgré l’heure matinale.
« Non, je ne dormais pas. Mais Armstrong est encore au lit.
— C’est à toi que je voulais parler, en fait.
— Allons bon. » Amalie est généralement une femme douce et agréable.
Aujourd’hui, c’est le contraire, elle est froide et tranchante.
« Je cherche Ruby.
— Désolée, je ne peux pas t’aider. »
Mais qu’est-ce qui se passe ? « Tu ne peux pas ou tu ne veux pas m’aider ? » Je
soupire face à son silence. « Où est-elle ?
— Je ne répondrai pas à cette question.
— Je suis rentré cet après-midi et sa chambre est vide, toutes ses affaires ont
disparu.
— Tu parles d’une surprise. »
Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter un tel traitement ? « Est-ce qu’elle va bien ?
Elle est en sécurité ? Tu peux me dire ça, au moins ?
— Elle va aussi bien que possible.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Elle est en sécurité. »
Bon, cette information calme un peu mon angoisse. « J’imagine que tu ne vas
pas me dire où je peux la trouver ?
— Elle dort probablement. Dans son lit. Ou dans celui de quelqu’un d’autre, si
elle a suivi mes conseils.
— Quoi ? Je… » La tonalité de fin d’appel se fait entendre avant que j’aie pu
prononcer autre chose.
Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Qu’a-t-il bien pu se passer en
quelques jours, entre le moment où Ruby était dans mon lit et sa disparition ?
Vu l’heure, elle est probablement au club. Je m’y rends sur-le-champ. Je ne
cherche même pas à changer mon costume froissé. Pour gagner du temps, je
prends le camion au lieu d’appeler un taxi. Une femme que je reconnais comme
l’une de celles qui raclaient énergiquement mon plancher l’autre jour
m’accueille à la porte.
Elle pose un poing sur sa hanche. « Si tu cherches Ruby, elle n’est pas là. »
Elle travaille toujours les samedis, et elle se rend plus tôt au club, en général.
« Elle va arriver plus tard, aujourd’hui ? »
Elle me jette un regard froid. « Elle ne travaille plus ici. Il faut que j’aille me
préparer, maintenant. On a une nouvelle et elle est aussi mal dégrossie que Ruby
quand elle est arrivée. »
Elle me ferme ensuite la porte au nez.
Qu’est-ce qui s’est passé ? On l’a renvoyée ? Amalie doit en savoir plus. Si elle
ne venait pas elle-même au dîner, j’aurais tout annulé pour éviter Brittany. Il
semble maintenant que je n’ai pas le choix si je veux découvrir ce qui s’est
passé. Comment les choses ont-elles pu changer à ce point pendant mon
absence ?
Avec toute cette agitation, j’arrive avec une heure et demie de retard. Ma mère
est furieuse. Je le vois au tic nerveux qui agite son œil gauche.
« Bancroft, tu es en retard, me reproche-t-elle tout bas pendant que je me
penche pour recevoir un baiser sur la joue.
— Excuse-moi, Mimi, les bouchons…
— Tout le monde a réussi à les éviter, aujourd’hui.
— J’ai dû choisir le mauvais itinéraire. »
Je suis de trop mauvaise humeur pour m’excuser davantage, et je suis bien sûr
agressé par Brittany à la seconde où j’entre dans le salon. Elle est placée non loin
de la porte et à peine suis-je entré dans la pièce qu’elle jette ses bras autour de
mon cou.
« Banny ! » Sa voix stridente provoque un frisson glacé le long de mon échine.
Elle m’embrasse sur la joue, gloussant tandis qu’elle en retire les résidus de
rouge à lèvres qu’elle vient d’y déposer. « Je suis si contente que tu aies pu venir.
Mimi dit que ton avion a atterri il y a quelques heures à peine. Quel galant
cavalier.
— J’ai fait aussi vite que j’ai pu », dis-je en mentant. Je pose mes mains sur ses
épaules et recule d’un pas, tentant de faire croire que j’admire sa robe. « Tu es
très belle, comme toujours. » C’est faux. Ainsi que toutes les fois où j’ai été
forcé de sortir avec elle, elle est habillée comme si elle s’apprêtait à partir en
boîte de nuit. Le fait que ses parents soient là eux aussi ne semble pas lui poser
de problème.
Je sens un dard dans mon dos et me retourne pour apercevoir Amalie, qui me
regarde fixement par-dessus son verre.
Quand je parviens enfin à me rapprocher d’elle, elle m’adresse un sourire
tendu.
« Il faut que je te parle, dis-je calmement.
— Tu n’as rien à me dire que j’aie envie d’entendre », réplique-t-elle dans un
sourire de façade.
Ma mère nous appelle à table. Bien évidemment, Brittany parvient à se faufiler
à côté de moi. Lexington prend le siège voisin. Dommage que ma mère n’ait pas
essayé de la caser avec lui. Il me semble qu’il aurait pu s’entendre avec elle. Ou
du moins avec ce qu’elle est capable de proposer plus tard dans la nuit.
Il me faut retirer de ma cuisse la main de Brittany au moins quatre fois au cours
du dîner. Elle croit me faire plaisir. Si elle savait comme elle me casse les pieds.
Bien sûr, si ce genre d’avances m’étaient faites par Ruby, ce serait une tout autre
histoire.
À un moment, elle s’excuse et rejoint les toilettes. Elle me gratifie d’un clin
d’œil tout sauf discret avant de quitter la table. J’imagine qu’il s’agit d’une sorte
d’invitation. Je l’ignore. Elle comprend sans doute au bout de quelques minutes
que je ne la rejoindrai pas et revient s’asseoir, visiblement vexée.
Amalie est froide tout au long du dîner et je la surprends plusieurs fois les yeux
fixés sur moi. Elle pousse ses aliments avec sa fourchette sans avoir l’air de se
décider à manger. À la fin du repas, elle s’excuse et se lève. Je lui donne deux
minutes d’avance et me lève à mon tour.
Je l’attends en dehors des toilettes pour éviter toute confusion supplémentaire.
Elle détient les informations dont j’ai besoin. Je veux aussi lui dire la vérité pour
Brittany, car il est clair qu’elle pense que je sors avec elle.
Aussitôt que la porte s’ouvre, je me mets au milieu du couloir, rendant toute
retraite impossible. « Il faut que je te parle. »
Elle grogne et croise les bras sur sa poitrine. « Je vais te donner un coup de
pied là où ça fait mal si tu ne t’écartes pas de mon chemin.
— Tu sais, je crois que je serais capable de te laisser ce plaisir si tu voulais bien
me dire ce qui se passe. »
Elle arrête d’essayer de me contourner. Ses sourcils se froncent et elle me jette
un regard dubitatif. « Tu me laisserais te frapper à cet endroit-là ?
— Si tu me dis pourquoi Ruby ne m’a pas contacté depuis une semaine et
pourquoi elle ne travaille plus au club, je serais prêt à le faire. » Je tourne les
yeux vers ses pieds. « Mais pas avec ces chaussures. Vraiment trop dangereux. »
Elle porte le même genre d’escarpins que Ruby quand elle fait son numéro. En
réalité, ça a l’air d’être exactement les mêmes.
Mon regard revient vers son visage. Son regard est effrayant, peut-être parce
qu’elle est d’habitude si douce et si gentille. Elle n’a jamais été insolente avec
moi, comme l’est toujours Ruby. Ce qu’elle me manque.
Amalie s’avance d’un pas, les yeux remplis d’une flamme que je ne leur ai
jamais vue. « Ruby m’a tout raconté à propos du message que tu lui as laissé et à
propos de Brittany. Quel genre de personne es-tu pour croire que tu peux
l’acheter ? C’est répugnant.
— L’acheter ? Mais pour quoi ?
— Pour le sexe. » Elle me fait cette révélation comme si j’étais la personne la
plus stupide du monde. Clairement, c’est l’impression que j’ai à cet instant.
« Wow, wow. Attends une seconde. Pourquoi penserait-elle que je veux la
payer pour ça ?
— Parce que tu lui as laissé cinq mille dollars et un message lui expliquant que
votre arrangement avait changé, abruti. Et pendant ce temps-là, tu préparais des
rendez-vous avec cette salope de Brittany. Ruby ne couche pas comme ça, au
hasard, figure-toi. Elle avait des sentiments pour toi et voilà comment tu la
traites. Et tu t’en vas et tu disparais comme ça pendant une semaine ? Quelle
espèce de salaud es-tu ? »
Quel bordel. Maintenant, je commence à comprendre. « D’accord. D’abord, je
n’ai jamais eu l’intention de payer Ruby en échange de sexe. Je n’avais aucune
idée du temps qu’il me faudrait m’absenter et j’avais besoin d’être sûr que Tiny
et Francesca ne manqueraient de rien. Deuxièmement, je connais Brittany depuis
que je suis tout petit et elle est là parce que ma mère veut qu’on sorte ensemble,
mais pas moi. Pourquoi est-ce que Ruby ne m’a pas appelé avant de partir ? Et
elle ne travaille plus au club. Ne me dis pas qu’elle est retournée à Rhode
Island ? » Je n’avais pas considéré cette option jusqu’à présent. Ma panique
commence à s’amplifier.
« Elle est partie pour se protéger de toi. » Elle garde la bouche fermée un
moment. « Je ne sais même pas pourquoi je continue de te parler. Je ne crois pas
un mot de ce que tu dis. »
Amalie essaie de passer en force, mais je l’attrape par le bras. « J’ai juste
besoin d’un numéro. Je dois l’appeler pour tout lui expliquer. À moins que tu
puisses me dire où elle se trouve ?
— Expliquer quoi, exactement ? Que tu la baisais en même temps que tu
baisais je ne sais qui d’autre pendant qu’elle habitait chez toi ? Tu n’as même
pas essayé de l’appeler depuis ton départ. Qu’est-ce qu’elle est censée
comprendre ?
— Je ne baise personne d’autre et je n’ai aucune intention de m’y mettre. J’ai
perdu mon téléphone dans l’avion et je n’avais pas mis à jour mon cloud ; je
n’avais plus son numéro. Et elle n’a répondu à aucun des messages que je lui ai
laissés sur les réseaux sociaux. Il faut absolument que je lui parle, Amalie. Je ne
veux pas la perdre. Je l’aime. Je veux être avec elle. Elle me manque
terriblement. S’il te plaît. »
Les yeux d’Amalie s’écarquillent. Elle semble un peu choquée par mon
langage. « Oh… ça explique l’absence de messages… mais toute cette histoire
avec Brittany ?
— Je ne suis pas un salaud, Amalie… Je n’ai jamais eu l’intention de sortir
avec Brittany. Cette fille est psychotique, elle ne m’intéresse pas. Dis-moi juste
où est Ruby, s’il te plaît. Il faut que j’arrange toute cette histoire. »
Amalie m’observe un long moment avant de tirer son téléphone de son sac.
« Elle est chez moi. Elle a décroché un rôle cette semaine. Un grand rôle. Elle
emménage dans son nouvel appartement la semaine prochaine.
— Elle a déjà trouvé autre chose ?
— Un coup de chance, vraiment. C’est une sous-loca-
tion. »
Mon téléphone émet une sonnerie dans ma poche. Je le récupère et ajoute le
numéro à ma liste de contacts. « Je peux avoir l’adresse de ton appartement ? »
Mon téléphone sonne de nouveau.
« Je vais faire mieux que ça. » Elle fouille dans son sac et en tire un jeu de clés.
« Ne me fais pas regretter d’avoir fait ça. Maintenant, va réparer le cœur de mon
amie. »
22

De la crème glacée pour les cœurs brisés

RUBY
J’en suis à mon deuxième pot de Ben & Jerry’s. Le premier était au cookie, le
deuxième à la vanille. Amie est partie dîner chez les parents de Bancroft et il est
censé s’y rendre aussi s’il rentre assez tôt de Londres. Elle a proposé de se faire
porter malade et de rester avec moi pour me soutenir, mais j’ai besoin qu’elle
revienne avec des informations. Je veux savoir si cette salope de Brittany est là
avec lui. J’ai aussi proposé qu’elle mette une bonne dose de laxatif dans son café
s’il sort bien avec elle ce soir. Amie a refusé cette dernière demande. J’ai quand
même laissé le flacon dans son sac au cas où elle changerait d’avis.
À 7 heures, je reçois mon premier message d’Amie.
La salope est là. Habillée comme une salope. Bancroft n’est pas là.
Quarante-cinq minutes plus tard, j’en reçois un autre. Bancroft est arrivé. La
salope lui colle aux fesses. J’ai trouvé le laxatif. Je vais peut-être en mettre dans
son café, finalement.
La crème glacée en prend vite un coup. J’attends d’avoir d’autres nouvelles,
mais après une demi-heure, je craque et la relance :
Est-ce qu’ils sortent ensemble ?
Je dois attendre quelques minutes avant d’avoir une réponse.
Je crois bien que oui. :-(
Je n’arrive pas à croire qu’il y a une semaine à peine nous faisions l’amour à
travers tout l’appartement. J’aurais dû me tenir plus à distance. Habiter avec lui a
tout gâché.
Je reçois un nouveau message. C’est Amie.
On s’est trompées sur toute la ligne.
Je lui envoie une demande de clarification, mais n’obtiens pas de réponse. Je la
harcèle donc avec une cinquantaine de messages à mots uniques en espérant que
l’accumulation l’obligera à répondre, ne serait-ce que pour que l’avalanche
s’arrête.
À propos de Bancroft. Tu comprendras bientôt.
Ce genre de texto énigmatique ne fait pas grand-chose pour m’aider. Le reste
des messages que je lui envoie demeure sans réponse. Des coups frappés à la
porte et le bruit des clés qui tournent dans la serrure provoquent un mouvement
de panique en moi. Je suis étonnée que le dîner soit déjà fini. Les dîners de
riches durent généralement jusqu’à minuit, le repas laissant place à des
discussions sur les avancées des affaires de chacun. Ce qui m’a toujours semblé
profondément puéril. Amie est peut-être partie plus tôt pour passer du temps
avec moi. Elle a peut-être d’autres nouvelles. Mon estomac se tord d’angoisse et
réclame déjà la prochaine crème glacée compensatrice.
Sauf que ce n’est pas Amie qui apparaît sur le pas de la porte. C’est Bancroft.
« Qu’est-ce que tu fais là ? » Ma question est davantage un aboiement. Je
résiste au besoin de me ruer dans la salle de bains pour me rendre un peu plus
présentable. Je dois être affreuse. Mes cheveux sont noués en un chignon
désordonné et j’ai mis mon pyjama le plus confortable, c’est-à-dire le plus laid.
Et je n’ai pas de soutien-gorge.
Il traverse la pièce, le regard intense. Il est tellement beau. Maudit soit-il.
« Il faut qu’on parle. »
J’agrippe le coussin du canapé pour me retenir de me jeter sur lui. « On n’a
plus rien à se dire.
— Là, je ne suis pas d’accord avec toi. Je crois au contraire qu’on a beaucoup
de choses à se dire.
— Et par quoi tu veux commencer ? Par le fait que tu sors avec Brittany la
salope ? Ça lui a plu de reprendre les choses là où vous les aviez laissées ? Tu
nous as manipulées toutes les deux pendant tout ce temps ? »
Il lève les mains en l’air, paumes ouvertes. « Je n’ai manipulé personne.
— Ah, non ? Combien de fois t’a-t-elle appelé pendant que tu étais à Londres ?
Est-ce que tu lui as aussi demandé de se mettre toute nue dans tes chats vidéo ?
Tu lui as parlé de ses petites culottes ?
— La dernière fois que je l’ai vue, elle ne portait pas de culotte », ronchonne-t-
il, pensif.
Ma bouche s’ouvre en grand et je lui lance la première chose à portée de ma
main, qui s’avère malheureusement être un coussin, ce qui rend cette riposte
totalement inoffensive. « Quel genre de salaud es-tu pour te permettre de la
baiser alors que j’habite chez toi ?
— Wow. Attends. C’est là qu’on a un gros problème. » Il agite la main en l’air
pour bien capter mon attention. « Je n’ai jamais couché avec Brittany. Je ne l’ai
même jamais embrassée. »
Comme si j’allais le croire. « Et comment tu sais qu’elle ne porte pas de
culotte, alors ?
— Parce qu’elle a voulu m’allumer en me le laissant voir la dernière fois.
— Pourquoi est-ce que je devrais te croire ? » Je me lève du canapé pour
pouvoir poser mon poing sur ma hanche. Cette posture aurait sans doute plus de
poids si je n’avais pas l’air si pathétique. « Et puis après, en quoi tout ça est-il
important puisqu’on doit “réajuster un peu notre accord” ? On devrait peut-être
parler de l’argent que tu m’as laissé en échange de mes “services” ? »
Bancroft secoue la tête. « Tes services ? Je n’ai même pas…
— Je dois être dans la mauvaise branche professionnelle si ma chatte vaut cinq
mille dollars par semaine. » Je désigne la zone dont il est ici question.
Bancroft a l’air complètement désorienté, maintenant.
« Qu’est-ce que je suis censée penser du fait que tu me laisses une enveloppe
de liquide en échange de mon corps ? Personne ne peut m’acheter, Bane. » Je
crois que je vais pleurer.
Son expression devient vague et il croise les bras sur sa poitrine. « Tu penses
sérieusement que je t’ai payée pour faire l’amour avec moi ?
— Et pour quoi ce serait, sinon ? Pour le cas où je me serais décroché la
mâchoire en essayant de te sucer jusqu’à la garde ? » Bon, je n’étais peut-être
pas obligée d’aller si loin.
« J’avais peur de partir plus longtemps que prévu. Je ne voulais pas que tu
puisses manquer de quoi que ce soit. Je n’ai jamais essayé de t’acheter, Ruby. Je
voulais juste prendre soin de toi.
— Je n’ai pas besoin qu’on prenne soin de moi. Et tu disais qu’il fallait faire
des ajustements à notre arrangement, que tout était allé trop vite. Et la première
chose que tu fais en rentrant est de sortir avec Brittany. » Mes bras s’agitent dans
tous les sens. Si j’étais assise, je pourrais au moins les coincer sous mes cuisses
pour les immobiliser un peu.
« Merde. Voilà pourquoi je déteste les répondeurs. » Bancroft se masse les
tempes, comme si cette conversation commençait à lui donner une sérieuse
migraine. « Je ne suis pas sorti avec Brittany. C’est ma mère qui essaie encore de
nous caser ensemble. Brittany ne m’a jamais intéressé. La seule raison pour
laquelle je me suis rendu à ce dîner est qu’Amalie y venait aussi, et qu’elle seule
pouvait me révéler où te trouver. Quand j’ai dit que les choses allaient vite, ça ne
se voulait pas nécessairement négatif. J’étais perturbé par le fait de devoir
retourner à Londres. Je me suis très mal exprimé.
— Oh. » C’est très différent de ce que j’avais imaginé. « Mais tu ne m’as pas
appelée une seule fois depuis ton départ.
— J’ai perdu mon téléphone dans l’avion et je n’avais pas mis mon cloud à
jour. Impossible de récupérer ton numéro. Je t’ai envoyé des messages sur les
réseaux sociaux en espérant que tu les trouves, mais je n’ai eu aucune réponse.
Tu as la moindre idée de ce que j’ai pu ressentir quand je suis arrivé dans mon
appartement vide ? »
J’imagine que supprimer ses messages privés sans les avoir lus était sans doute
un peu hâtif de ma part. Il semble lire la culpabilité dans mes yeux, car il pousse
un long soupir.
« Je savais déjà qu’il fallait qu’on ait une discussion sérieuse, et je comptais
l’engager au plus vite. Mais tout à coup, j’ai dû repartir pour Londres, et j’ai été
forcé de la remettre à plus tard. Honnêtement, je n’avais pas prévu qu’on couche
ensemble si tôt après mon arrivée. Mais il y a eu cette histoire du club, et tu m’as
fait perdre mon sang-froid. »
Je lève une main pour l’arrêter. « Tu avais prévu de coucher avec moi ? »
Il s’avance d’un pas jusqu’à ce que ma paume ouverte repose sur ma poitrine.
« Prévoir semble sournois et calculateur. »
Je ne bouge pas d’un centimètre, mais relève mon menton pour pouvoir faire
face à son visage. « Tu as été sournois et calculateur ? »
Bancroft hausse les épaules. « Heureusement que je suis parti à l’étranger juste
après ton arrivée. Cette première nuit déjà, j’ai eu toutes les peines du monde à
m’empêcher de prendre une mauvaise décision, qui était pourtant très, très
tentante. Je suis désolé de ne pas avoir été clair dans mes intentions et d’avoir
mis aussi longtemps à les exprimer. Il faut que tu me pardonnes. Tu crois que
c’est possible ? »
J’acquiesce. « Je suis désolée de ne pas t’avoir accordé le bénéfice du doute,
mais les messages et l’argent… » J’avale ma salive pendant qu’il prend mes
mains dans les siennes. Il m’est difficile de résister à l’enivrement que me
procure sa proximité. « Je préfère qu’on n’ait pas cédé à la tentation avant que tu
partes. »
Il penche la tête, son regard soudain interrogateur.
« Si j’avais couché avec toi avant ton départ, ça aurait tout compliqué. J’aurais
eu l’impression d’avoir été achetée. »
Il lève ma main et pose mes doigts sur sa bouche.
« C’est ce que tu as ressenti quand je suis parti la semaine dernière ?
— J’ai été dépendante de mon père pendant tant d’années. Mais son argent était
un moyen d’avoir une emprise sur moi, et je ne veux plus jamais revivre ça.
Même sans cette incompréhension, il aurait fallu que je déménage, de toute
façon.
— Mais j’aime être avec toi. » Les doigts de sa main libre se mettent à courir le
long de ma nuque. C’est assez perturbant.
« Je ne peux pas, Bane. C’est chez toi. J’ai besoin de sentir que je m’en sors
toute seule. On ne peut pas vivre sous le même toit alors qu’on commence une
relation.
— C’était ce qu’on vivait, et ça marchait plutôt bien.
— Tant que j’étais ta gardienne d’animaux et ta colocataire, c’était différent.
Tout a changé, depuis.
— Tu peux au moins revenir chez moi le temps que ton appartement se libère.
— Il est prêt en début de semaine et toutes mes affaires sont déjà ici. »
Le visage de Bancroft se ferme.
« On pourra faire des soirées pyjama. Je viendrai chez toi quelques nuits cette
semaine et tu pourras venir chez moi quand je serai installée.
— Ce n’est pas pareil.
— Non. Mais j’ai besoin de temps pour consolider ma situation. J’aimerais que
ma vie se soit stabilisée avant de la mélanger à celle de quelqu’un d’autre. On
devrait prendre le temps de sortir ensemble comme le font les gens normaux.
— J’imagine qu’on peut faire ça. Si c’est vraiment ce que tu veux. » Il me fait
la tête, maintenant.
J’éclate de rire. « C’est quand même un peu plus logique que de m’installer
tout de suite avec toi, non ?
— Pour combien de temps tu as cet appartement. Moins d’un an ? » Son
froncement de sourcils est revenu.
« Seulement deux mois.
— Combien il te coûte ?
— C’est abordable. »
Son doigt passe et repasse sur l’arrière de mon bras. « D’accord. Alors dans
deux mois, tu emménages avec moi et si je dois partir de nouveau, tu reviens
t’occuper de Francesca et de Tiny ? Et je veux au moins trois soirées pyjama par
semaine pendant ce temps où on sort ensemble “comme des gens normaux”.
— On dirait que tu négocies un contrat d’affaires.
— Je négocie ton statut de petite amie, celui-ci incluant d’ailleurs une clause de
pratique sexuelle régulière. »
Ses mains sont maintenant sur mes hanches et le bas de mon dos.
« Régulière et ébouriffante.
— C’est aussi ébouriffant que ça ? » Sa paume se plaque contre ma fesse
droite.
« Ça l’est, dis-je dans un souffle.
— On devrait le faire à nouveau. Tout de suite. On sort officiellement
ensemble, après tout.
— Ça me semble une excellente idée. »
Une demi-seconde plus tard, la bouche de Bancroft est sur la mienne. Ce baiser
est explosif. Je me démène pour déboutonner son costume et desserre sa cravate
tandis qu’il me dévore littéralement la bouche.
Me mettre nue ne prend que quelques secondes, puisqu’il s’agit juste d’enlever
mon T-shirt et de baisser mon short. Bancroft fait courir ses mains sur mes
hanches et le long de mes côtes pour atteindre mes seins, qu’il saisit à pleines
mains, avant de m’embrasser à nouveau.
« Tu ne crois pas qu’Amalie va rentrer, ce soir ? demande-t-il.
— Normalement, non. C’est le week-end, elle va sans doute rester chez
Armstrong, surtout si elle sait que tu es là.
— C’est ce que j’espérais. »
Je continue à faire sauter les boutons du costume tout en attirant Bancroft vers
la chambre. J’hésite une seconde, puis ouvre la porte. Ce n’est pas mon lit. Les
draps sont propres, cependant. Je les ai changés ce matin.
« On devrait peut-être faire l’amour par terre. » Je dénoue la boucle de sa
ceinture.
« Tu crois que son lit ne va pas supporter la manière dont je vais te baiser ? »
Elle est revenue, cette vilaine bouche qui m’a tant manqué.
« Je ne sais pas trop. » Le cadre du lit est en fer forgé, plutôt du genre subtil et
délicat. Celui de Bancroft est en bois massif. Il est renforcé comme un Bunker et
il peut me baiser sur toute la surface du matelas sans que le cadre bouge d’un
centimètre. Je ne suis pas sûre que le lit d’Amie puisse en supporter autant,
même si je suis surtout gênée par le fait de faire l’amour là où ma meilleure amie
dort tous les soirs.
« Voyons ce dont il est capable. » Bancroft m’attrape par la taille et me jette sur
le lit. Je me réceptionne sur les coudes, le dévorant du regard pendant qu’il se
déshabille. J’aurais bien aimé avoir de la musique, quelque chose de sexy pour
qu’il me fasse un strip-tease.
Mais avec ou sans musique, le spectacle vaut le détour. Son pantalon glisse le
long de ses jambes, révélant un boxer rouge dont le contenu semble prêt à
exploser. Une faible lumière projette des ombres sur les appétissants reliefs. Je
me mords la lèvre et pousse un gémissement d’appréciation.
Il passe la main sous l’élastique du sous-vêtement et l’écarte un peu de sa peau.
« Ça te plaît ?
— J’aime tout sur ce corps, mais ce qui se cache dans ce boxer remporte bien
évidemment la palme. »
Il abaisse le côté droit, puis le côté gauche, de plus en plus bas, jusqu’à ce que
son gland apparaisse. Je pousse un soupir en le voyant complètement nu.
Bancroft se passe la main sur le sexe et je fais un mouvement pour m’approcher
de lui, désireuse de le prendre à mon tour en main, mais il fait un geste pour
m’arrêter. « Laisse-moi venir sur toi. »
Il se débarrasse définitivement de son boxer. Écartant mes cuisses avec son
genou, il vient s’étendre sur moi. Mes jambes pendent toujours hors du lit,
comme les siennes d’ailleurs.
« D’abord, je vais te baiser. Ensuite, je te ferai l’amour. »
Je frissonne à cette promesse et à la chaleur de sa voix. Puis je gémis quand son
gland vient caresser mon sexe humide. Bancroft garde les yeux plongés dans les
miens tout en allant et venant contre moi.
Il me pénètre d’abord lentement, mais cette longue semaine de silence et
d’incertitude a entraîné un sentiment de désarroi qui rend notre tendresse plus
difficile à retrouver.
« Je suis désolée », lui dis-je en chuchotant.
Il caresse ma joue de ses doigts. « Pourquoi ?
— Pour avoir imaginé le pire.
— Tu n’as pas à t’excuser. Mais si tu te sens vraiment mal, tu peux me laisser
jouir dans ta bouche, tout à l’heure.
— C’est ce que je comptais faire, de toute manière. »
Il me donne un sourire gourmand. « C’est bien ce que je me disais, vu le temps
que tu as mis à me lâcher la dernière fois.
— Tu perds de nouveau des points.
— J’imagine que je devrais tout faire pour les regagner, dans ce cas. »
Bancroft commence par de lentes remontées qui font légèrement grincer le lit,
puis augmente la cadence et se met à me baiser furieusement, aggravant de
manière inquiétante le grincement du sommier.
Je suis proche de l’orgasme, mais la peur de casser le lit d’Amie me perturbe.
« On devrait peut-être aller par terre », dis-je à bout de souffle. Pas facile de
parler et de faire l’amour en même temps.
Bancroft passe une main sous moi, attrape fermement ma fesse droite, place ma
paume sur sa nuque et me soulève avant de se retourner, de me plaquer contre le
mur et de continuer à me prendre sauvagement.
Chaque muscle de son torse est gonflé par l’effort. Ses tissus se tendent, de
même que les muscles de ses bras. Il ne plaisantait pas quand il disait qu’il allait
me baiser. Avec toutes ces émotions, l’orgasme qui monte en ce moment risque
d’être particulièrement éprouvant.
Je lutte pour garder les yeux rivés aux siens, pour boire son regard sombre et
intense, la beauté de son visage, ses lèvres entrouvertes.
« Allez, ma belle. Je veux te sentir jouir. Laisse-moi voir à quel point ma queue
t’a manqué. »
Je n’ai aucune idée de la raison pour laquelle ce qu’il me dit m’excite
tellement, mais l’effet est immédiat. Je jouis. Un orgasme intense.
« On y est », grogne-t-il.
Tout est noir autour de moi. Pas parce que je suis aveuglée, mais parce que mes
pupilles révulsées sont passées derrière mes paupières. Je me force à les faire
redescendre pour le voir. Bancroft a l’expression même du mâle satisfait. Me
tenant toujours par une fesse, il rapproche son autre main et son pouce glisse le
long de ma joue. Il me tient le visage, sa bouche à quelques centimètres de la
mienne.
« C’est ça que je veux. Je te veux, toi. Comme tu es là en ce moment même.
Cette émotion qu’il y a entre nous. Ne m’enlève plus jamais ça. »
Ça ressemble plus à une supplication qu’à un ordre. Il m’embrasse
profondément et je sens ses jambes trembler en même temps qu’il jouit en moi.
Nous reprenons tous les deux notre souffle, puis il recule lentement jusqu’à
pouvoir s’asseoir sur le lit. Il se baisse et je décroise les jambes pour pouvoir
passer au-dessus de lui.
Il glisse une main derrière mon cou et réclame mes lèvres. Après quelques
minutes, il roule sur le côté et se retrouve à nouveau sur moi.
« Qu’est-ce que tu fais ? » On dirait qu’il recommence à bander.
Il se met à balancer lentement les hanches. « Exactement ce que j’ai dit que
j’allais faire.
— C’est-à-dire ?
— Je t’ai baisée ; maintenant, c’est le moment de te faire l’amour, tu ne crois
pas ? »
Et c’est ce qu’il fait. Toute la nuit. Avec ces vilains chuchotements dont je ne
peux désormais plus me passer.
23

Croisons les doigts

RUBY
« Il faut que tu appelles ton père. »
L’eau coule dans l’évier, aussi, je fais semblant de ne pas avoir entendu
Bancroft, ajoutant d’autres bruits d’eau et de métal en entrechoquant les
casseroles entre elles. Faire la vaisselle est un de mes exercices antistress
préférés avant de monter sur scène. Je ne l’ai d’ailleurs vraiment compris que la
semaine dernière.
Ses bras passent autour de ma taille et ses lèvres caressent doucement le
contour de mon oreille. « Est-ce que tu es en train de m’ignorer ? »
Je penche la tête sur le côté, l’encourageant à poursuivre son exploration. Il
passe sa bouche de mon oreille à mon épaule tout en me mordillant par endroits.
« La première est dans moins d’une semaine, tu devrais l’appeler pour le
prévenir.
— Il ne va pas prendre un avion pour venir me voir faire mon cinéma. » Sa
bouche et ses mains me distraient.
Avec douceur, Bancroft se saisit de la casserole que je tiens entre mes mains et
la pose au fond de l’évier, puis me retourne vers lui. Il me maintient prisonnière
avec ses hanches et ses bras.
« D’abord, tu ne devrais pas te sous-estimer comme ça. Tu as un vrai talent, et
appeler ça faire du cinéma est inacceptable. Ensuite, tu dois au moins lui laisser
le choix de venir ou pas. Ce rôle est un véritable accomplissement et il doit
apprendre à apprécier le travail que tu as fourni pour en arriver là. » Je déteste
qu’il soit si doux, si attentionné et si logique à la fois. Il ne me laisse que peu de
prise pour contre-attaquer.
Il y a deux semaines, après que Bancroft a insisté (et m’a amadouée à force
d’orgasmes et de restaurants italiens, dans cet ordre précis), j’ai craqué et appelé
mon père pour l’informer de la bonne nouvelle.
Sa réponse : « Alors tu n’as toujours pas abandonné l’idée de devenir actrice. »
Ça m’a fait de la peine. J’ai dû supplier Bancroft de ne pas le rappeler pour lui
dire le fond de sa pensée. Je ne veux pas que leur premier rapport consiste en
une engueulade où Bancroft traiterait mon père de pourri gâcheur de rêves. Cela
dit, j’aime la manière qu’il a de voler à mon secours. C’est agréable et rassurant.
« Je l’appellerai plus tard. Après les répétitions. »
Bancroft soupire. « Appelle-le maintenant, sinon tu vas y penser toute la
journée. »
Faire comme il dit serait à double tranchant. « S’il dit qu’il n’a pas le temps, ça
va me gâcher la journée, et j’ai besoin d’être en forme, aujourd’hui. La répétition
générale a lieu dans quelques jours et rien ne doit venir me perturber. »
Bancroft soupire et passe le bout de son doigt sur ma joue. « Tu l’appelleras ce
soir, alors ? »
J’avale ma salive et réponds oui de la tête.
« Est-ce qu’il y a quelque chose que je peux faire pour rendre ta journée plus
agréable ? »
Je désigne les boutons de sa chemise. Avec mes gants jaunes et dégoulinants, je
fais quelques taches sur sa tenue. « Tu pourrais me faire l’amour, et après me
baiser, dis-je dans un souffle.
— Tu veux que je te fasse l’amour d’abord ? » Il retire les gants savonneux de
mes mains.
« Oui, s’il te plaît. »
Il prend mon visage dans ses mains et m’embrasse. Le fait qu’on sorte
ensemble officiellement depuis un mois ne change rien à l’affaire : ses baisers me
donnent toujours le même frisson.
« Mais je te fais toujours l’amour, pas vrai ? soupire-t-il contre mon oreille.
— Oui. Et j’aime quand tu le fais lentement et doucement autant que quand tu
me baises comme une traînée. »
Bancroft fait tomber mon short et ma culotte au sol et me soulève sur le plan de
travail. Il s’avance ensuite et me fait l’amour, d’abord avec sa bouche, puis avec
ses doigts, et enfin avec sa queue, tout en restant complètement habillé.
Tout ça est excellent pour les nerfs, et je ne m’en lasse pas.
*
Plus tard, cette même soirée, je suis assise sur ma chaise longue (cette vieille et
affreuse chaise qui continue d’encombrer le salon de Bancroft), révisant mon
script pour la quatre millième fois pendant que Bancroft regarde un match de
rugby en différé. J’ai envie de venir m’asseoir près de lui, mais il va commencer
à poser sa main sur moi et me concentrer me sera impossible.
Je connais mon texte. Je peux visualiser la scène, mon placement, la position
du rôle masculin (que je dois embrasser à un moment, ce qui me rend un peu
nerveuse, car Bancroft va y assister). Je ne suis pas sûre de la manière dont il va
réagir. Il dit que ça ne lui pose pas de problème, mais je ne suis pas certaine que
ce sera toujours le cas quand la scène se déroulera réellement sous ses yeux.
« Tu l’as appelé ? »
Je lève les yeux en faisant comme si je n’avais pas compris la question.
« Hmm ?
— Ton père. Tu l’as appelé ?
— Il était en réunion. J’ai laissé un message à sa secrétaire.
— Il ne t’a pas rappelée ?
— Non, pas encore. Il le fera quand il aura un moment de libre. » Ce qui peut
être dans quelques jours, ou même la semaine prochaine. Ce qui serait parfait,
puisque la première serait alors derrière moi.
Bancroft soupire mais n’ajoute rien. Il insiste beaucoup ; je comprends
pourquoi. C’est une vraie victoire. Je tiens le rôle principal d’une des meilleures
pièces hors Broadway. Et j’ai réussi à le décrocher toute seule, sans personne
pour se charger de me trouver des auditions. Mon nouvel agent, avec qui je
travaille depuis la semaine dernière, était sincèrement impressionné.
J’ai payé toutes mes dettes, et mon compte bancaire n’est plus indexé sur le
minimum autorisé. Il va me falloir quelque temps pour rembourser mon crédit,
mais ma vie est maintenant sous contrôle, ce qui est le plus important.
Si j’emménage dans l’appartement de Bancroft, ce qui est une possibilité au
train où vont les choses, je veux pouvoir contribuer aux frais (peut-être pas avec
un énorme compte banque, mais sans jamais être un fardeau non plus).
« Tu te rends compte à quel point ce que tu es en train de réussir est
important ? »
C’est à mon tour de soupirer. « Je sais que tu veux juste m’aider, mais tu dois
comprendre que la seule priorité de mon père, ça a toujours été lui-même. »
C’est d’ailleurs pour ça que ma mère est en Alaska (elle aurait adoré être là pour
la première, mais elle se trouve au milieu de l’océan à photographier des
baleines, ou je ne sais quoi d’autre). J’ai eu beaucoup de mal à l’entendre à cause
du vent et du bruit des vagues.
Elle viendra me rendre visite plus tard dans le mois et a promis de rester au
moins une semaine. J’ai hâte de pouvoir lui présenter Bancroft. Elle va l’adorer.
Bancroft abandonne la conversation, ce qui me soulage. Je ne suis pas sûre
d’avoir envie d’être de nouveau confrontée au dédain de mon père.
*
Six jours plus tard, je suis en costume complet, la boule au ventre. Je passe la
tête à travers le rideau. Amie et Bancroft sont là, quelque part dans la foule. Ce
dernier voulait amener ses parents, mais je lui ai dit qu’il vaudrait mieux attendre
un peu pour ça. Nous avons dîné chez eux plus tôt dans la soirée. Bancroft m’a
prévenue que sa mère était quelque peu rigide. Je crois qu’il a forcé le trait
cependant, car elle a été très gentille avec moi. Et ses frères sont aussi fort
sympathiques. Il avait raison, ils ne se ressemblent pas du tout, hormis le fait
qu’ils soient tous immenses.
Il y a trois jours j’ai parlé avec mon père. Il m’a informé qu’il avait de
nombreuses réunions et parties de golf, mais qu’il essaierait de se rendre
disponible plus tard dans le mois.
J’ai essayé de ne pas être déçue, mais au fond je le suis. Bancroft et Amie le
savent, je suis fatiguée de toujours devoir lui prouver ma valeur. Voilà longtemps
qu’il n’est plus un modèle pour moi. Il a fait fortune en vendant des pilules de
Viagra, et nos idées sur ce qui compte dans la vie sont aux antipodes.
Je mets de côté ces soucis de fond et me concentre sur le moment présent. C’est
la soirée d’ouverture, et j’ai le premier rôle féminin dans une pièce importante.
Ce qui constitue un grand pas en avant. Un accomplissement, même. C’est dans
cet état d’esprit que je monte sur scène et attends ma première réplique.
Ce n’est qu’à la fin du spectacle, quand les lumières s’allument, que j’aperçois
finalement Amie et Bancroft dans le public. Armstrong ne pouvait pas être là, ce
qui n’est pas plus mal étant donné la difficulté que nous avons à nous entendre,
même après tout ce temps. Mon père est assis à côté de Bancroft. Il fait une
bonne tête de moins que lui, et est aussi sec et nerveux que Bancroft est massif.
Ses cheveux gris sur les tempes commencent à manquer ailleurs. Son visage
généralement imperturbable se fend d’un large sourire.
Je tourne le regard vers Bancroft tandis que je m’avance vers le devant de la
scène pour saluer, en ligne avec les autres comédiens. Les vivats et les
acclamations s’accentuent. Un tonnerre d’applaudissements qui me serre le cœur
et m’arrache des larmes.
L’accueil unanime et le théâtre bondé me remplissent de fierté. Quelqu’un me
tend un énorme bouquet, si lourd qu’il me fait mal aux bras. Un vent d’excitation
souffle dans les coulisses. Nous vibrons tous de la consécration d’une
performance réussie.
Je me dépêche de me changer afin de rejoindre ceux qui sont restés pour nous
féliciter de cette réussite. Mon estomac est noué tandis que je fends la foule à la
recherche de Bancroft. Je suis régulièrement arrêtée pour serrer des mains et être
introduite auprès d’inconnus, qui tous me félicitent pour ma performance.
Je viens de finir de remercier quelqu’un quand je sens un bras glisser autour de
ma taille. « Comment va notre diva préférée ? » dit Bancroft à mon oreille. Il
s’excuse poliment et m’attire à part.
« C’est toi qui es responsable de ça ? » Je lui pose la question pendant qu’il
nous guide à travers la foule en direction de mon père et d’Amie.
Il n’a pas besoin que je précise ma question. « Je l’ai appelé et j’ai eu une
discussion sérieuse avec lui sur l’importance qu’a son soutien à tes yeux. Il a été
très réceptif quand je lui ai expliqué à quel point tu avais travaillé pour en arriver
là. Et sur le fait que se frayer son propre chemin demande souvent plus de
courage que de suivre celui qu’on a tracé pour vous. Je crois que ça a fait écho
en lui. »
Je m’arrête et saisis les revers de son costume. Il semble d’abord étonné, puis
sourit et se penche vers moi pour m’embrasser. « Je t’aime tellement.
— Tu as été fabuleuse ce soir. Vraiment parfaite.
— Tu n’es sans doute pas très objectif, puisque tu sors avec moi.
— Je pense que la réaction du public indique que je suis dans le vrai, malgré
mon parti pris. J’ai aussi eu envie de tuer cet acteur quand il t’a embrassée. Une
fois à la maison, je compte bien reprendre ce qui m’est dû.
— J’attends ça avec impatience. »
Amie est la première à me prendre dans ses bras, puis je me tourne vers mon
père, me préparant déjà à encaisser ce qu’il va me dire. Il tient un énorme
bouquet de fleurs et a l’air aussi nerveux que moi. Je ne l’ai pas vu depuis Noël,
et il n’avait même pas répondu à mon invitation.
« Je suis vraiment fier de toi, Ruby. » Puis il me serre très fort dans ses bras, un
geste dont j’avais oublié qu’il était capable. Et c’est tout ce que je lui demande.
Son amour et sa fierté de m’avoir.
ÉPILOGUE

Chaussettes

BANCROFT
Quatre semaines plus tard.
L’emploi du temps de Ruby est complètement opposé au mien, aussi, messages
et brefs coups de fil sont parfois les seuls contacts que nous parvenons à avoir
dans la journée.
Ce soir, c’est l’une de ses rares soirées de relâche. Elle joue cinq fois par
semaine et souvent deux fois par jour, surtout les week-ends.
Elle passe la plupart de ces jours-là chez moi. Elle est actuellement dans son
horrible siège inclinable, et je suis allongé sur le canapé, Francesca lovée sur
mes genoux. Cette dernière est venue me voir il y a quinze minutes à peu près,
après être passée par le T-shirt et le décolleté de Ruby. Ruby pense qu’elle a
besoin d’un amoureux. Je préférerais qu’on essaie avec une peluche d’abord. Je
ne sais pas pourquoi elle s’est assise aussi loin (sauf pour donner une raison à
cette horrible chaise de continuer à encombrer mon salon). Pas que je veuille
m’en débarrasser, même si j’ai déjà menacé de le faire.
Au cours de cette nouvelle période de notre relation, j’ai réussi à convaincre
mon père de limiter mes déplacements professionnels et de m’autoriser à
travailler sur les hôtels new-yorkais avec Griffin.
Ruby a joué un grand rôle dans ce nouvel arrangement. Mon père l’adore. Ce
qui n’est pas surprenant, car elle est vraiment adorable. Mon père s’est adouci
quand je lui ai expliqué que les voyages m’éloigneraient de cette nouvelle
relation que j’essaie de construire. Je me suis délesté sur mon frère Lexington,
rappelant à mon père qu’il n’était pas engagé, et que l’envoyer à ma place ne
serait pas une si mauvaise idée. J’espère aussi que ça va aider mon père à lui
faire confiance à nouveau.
Et puis je lui ai prouvé ma valeur dans le domaine de la rénovation, et lui ai fait
entendre qu’approfondir cette compétence particulière ferait de moi un sérieux
atout pour l’entreprise.
Je passe un bras derrière ma tête. « Tu vas rester assise dans cette chaise toute
la soirée ? »
Elle se tourne vers moi, puis vers la télé. « Tu regardes un match de rugby. Tu
ne vas même pas faire attention à moi si je me rapproche.
— Je ne vais pas t’ignorer non plus. » Je place Francesca sur ma poitrine et
écarte les jambes, lui désignant où venir s’asseoir.
« Je viendrai près de toi si tu enlèves ces chaussettes. » Elle fait un geste en
direction de mes pieds.
Mon regard suit le sien. « Quoi ? Pourquoi ? »
Elle me fixe intensément.
Ruby a un problème avec mes chaussettes. Apparemment, elle ne les supporte
pas, raison pour laquelle je les porte toujours quand elle est là. Par ailleurs, je
n’aime pas avoir froid aux pieds.
Je relève la jambe, attrape mon pied et rapproche ma tête pour le sentir. Il ne
sent pas mauvais du tout.
« Beurk. Je ne peux pas croire que tu viens de faire ça.
— Je vérifiais si l’odeur était le problème.
— L’odeur n’est pas le problème. C’est juste que ça me gâche vraiment la
vue. » Elle lève les yeux au ciel et boit une gorgée de vin.
« Mais de quoi tu parles ? Tu es ivre ?
— Je n’ai bu qu’un verre.
— Alors tu es bien saoule.
— Ma tolérance est meilleure qu’avant. » C’est en partie vrai. Ruby s’est
découvert une passion pour le vin et le préfère maintenant au Martini. Le
moindre degré d’alcool et le fait qu’elle mette deux heures à terminer un verre
l’empêchent généralement de finir vraiment saoule. Même si ça lui est arrivé une
fois ou deux. À ce sujet, je dois dire qu’elle est particulièrement explosive au lit,
quand elle a bu. Ce qui n’est pas peu dire, étant donné l’ouverture d’esprit dont
elle fait naturellement preuve dans ce domaine.
Elle s’agite en essayant de replier le repose-pieds du siège. Il bascule toujours
en avant quand elle fait ça, suite à quoi elle renverse généralement son vin. Le
verre bascule et elle le rattrape, faisant couler un peu du liquide rouge sur sa
main. Elle pose le verre sur la table basse, semblant éviter soigneusement le
sous-verre prévu à cet effet. La table est déjà constellée de traces. Ça devrait me
faire grimper au plafond, mais je reste calme. En vérité, ça m’irrite quand même
pas mal, mais la femme de ménage vient demain et ces traces disparaîtront
bientôt.
Ruby essuie sa main sur sa nuisette, celle qui se porte sans soutien-gorge. Ça
me fait oublier les traces sur la table. Et le match qui continue à l’écran. Ça me
fait oublier à peu près tout, en fait.
Elle contourne la table basse, attrape le bout d’une de mes chaussettes et
commence à la retirer.
« Qu’est-ce que tu fais ?
— J’améliore le tableau. » Elle jette la chaussette au sol, puis s’occupe de la
seconde. Elle se relève ensuite sur les genoux.
Je me dis d’abord que je vais avoir droit à son traitement spécial. Surtout que
j’ai vu sa langue percer à travers sa bouche quand elle m’a enlevé la seconde
chaussette. Les performances orales de Ruby sont phénoménales.
Elle écarte une mèche de ses yeux, enroule sa main autour de ma cheville et me
masse vigoureusement le mollet.
Elle s’appuie sur ma cuisse pour changer de position. Elle porte mon short
préféré. Celui qui laisse voir sa fesse droite la plupart du temps.
Elle pose son poing sur sa hanche. « Bien mieux. »
Je reviens à son visage, m’attardant quelques secondes sur sa poitrine au
passage. « Tu veux qu’on parle de ce problème ?
— Tu sais quel est le problème.
— Je ne comprends pas pourquoi tu détestes autant mes chaussettes. »
Ruby soupire, irritée. Qu’elle est belle quand elle est énervée. Et j’avais raison,
faire l’amour est encore meilleur quand elle est dans cet état. J’avais aussi vu
juste sur le fait qu’elle aimerait mordre et griffer.
« Tes chaussettes sont un tue-l’amour. Tu ruines tout ton potentiel en portant
des trucs pareils.
— Et sans ? »
Sa voix devient plus grave. « Tellement plus séduisant.
— Plus séduisant ?
— Oui.
— Le plus séduisant ?
— Mmm, il va falloir que tu ajoutes un petit quelque chose pour arriver à ce
stade. » Son sourire semble le symbole même du péché.
« Mais encore ? »
Son sourire grandit encore et elle attrape l’ourlet de mon maillot de corps.
Francesca bondit et se réfugie au bout du canapé, à l’abri de toute agitation.
« Qu’est-ce que tu fais ?
— Je te rends plus séduisant encore. » Elle relève le vêtement le long de mon
torse, jusqu’à ce que je n’aie plus d’autre choix que de lever les bras en l’air. Elle
le passe avec difficulté au-dessus de ma tête, puis le jette au sol près de mes
chaussettes.
La manière dont elle me regarde tend chaque muscle de mon corps, surtout
celui situé sous la ceinture.
« Parfait. » Elle soupire et retourne s’asseoir dans sa chaise.
« C’est tout ?
— À moins que tu veuilles enlever le bas, oui. » Elle attrape son verre de vin et
se concentre sur la télé.
« Et si je n’ai pas de caleçon ?
— C’est encore mieux, murmure-t-elle.
— Tu te rends compte que tu me traites comme un objet ? »
Elle lève brièvement le regard. « Tu m’as demandé comment améliorer le
tableau, je t’ai montré comment faire. Personne n’a dit que tu devais rester
comme ça. »
J’étends mon bras sur le dos du canapé et replie mes genoux. Ses yeux se
posent sur moi.
« Et pour ce qu’il en est de mon tableau ? »
Elle fait un signe vers la télé. « Tu peux toujours changer de chaîne, si tu
préfères.
— Je ne parle pas de la télé. »
Elle s’observe un moment, étend ses jambes et fait remuer ses orteils. « Je ne
porte pas de chaussettes, aussi, ta vue est parfaite.
— Je ne crois pas que nous soyons à égalité. » Je désigne ma poitrine de la
main et reporte le geste sur elle.
Ruby saisit la bretelle de son haut. « Ça, tu veux dire ? »
Je baisse un sourcil et attends.
Elle continue de me regarder tout en mettant la main sur le bord de son haut. Je
ne bouge plus. Je ne respire plus. Le vêtement, qui n’en cache pas tant que ça en
vérité, se lève peu à peu, exposant d’abord son piercing, puis ses seins, avant de
tomber au sol. Nous sommes à égalité, maintenant. Je me lève du canapé alors
qu’elle essaie de remettre le repose-pieds en place. Je passe mes jambes entre les
siennes et me ménage une place contre elle.
« Je ne suis pas sûre que cette chaise puisse soutenir le poids de deux
personnes. » Elle palpe mon érection à travers mon short.
Un bruit de grelot sépare nos regards pendant une seconde. Francesca a trouvé
l’un de ses jouets préférés et semble vouloir jouer. Elle va devoir attendre son
tour.
« J’imagine que c’est le moment de savoir ce que vaut cette chaise. » Je pose
une main sur le dossier du siège, m’appuyant dessus pour le faire basculer. « Tu
n’as pas idée depuis combien de temps j’ai envie de faire ça.
— Faire quoi ? » Elle fait glisser sa main sur ma poitrine.
« Te baiser sur cette chaise. J’ai eu envie de ça la première nuit où tu es venue
ici.
— C’est vrai ? » Elle passe les jambes derrière mon dos.
« Oui, c’est vrai. J’avais envie de te pencher et d’arracher ce foutu short pour
savoir ce que ça faisait d’être en toi. » Le dossier semble arrivé à un point de
blocage. Je pousse un peu plus fort et la chaise cède dans un énorme craquement.
Nous nous écrasons au sol, l’un sur l’autre.
Elle tourne la tête dans tous les sens, visiblement choquée. Francesca passe au-
dessus de nous dans un bond et se carapate dans le couloir.
« Hum. Dans la scène que je m’imaginais, on pouvait aller beaucoup plus loin
que ça.
— Tu as détruit ma chaise !
— Cette chaise était trop fragile. » Je l’embrasse dans le cou.
« J’aimais cette chaise. »
Je relève la tête. « Plus que moi ? »
Elle émet un grognement et me lance un regard noir. Elle est vraiment furieuse.
« Si cette chaise ne peut pas supporter le poids de l’amour que j’ai pour toi, elle
est inutile de toute façon. Je t’en trouverai une autre. Ou nous pouvons utiliser
celle-là, plutôt. » Je désigne le siège restant, le grand siège dans lequel nous
pouvons entrer tous les deux facilement.
« Je suis sûre que tu l’as fait exprès.
— C’est faux. Si tu n’avais pas commencé à m’enlever mes vêtements et à
retirer les tiens, ta chaise serait sans doute encore en un seul morceau. » Je baisse
la tête et embrasse le bout de son sein.
Sa main pénètre ma chevelure, s’y accrochant fermement pour s’assurer que je
reste au même endroit. Sa voix est maintenant chaude et haletante. « Je savais
que j’aurais dû la ramener chez moi. »
Je me déplace sur l’autre sein. « À quoi ça aurait servi, puisque tu ne vas plus
rester là-bas bien longtemps ?
— J’ai encore… (son souffle s’interrompt au moment où elle ressent ma petite
morsure) un peu de temps. »
Je me relève sur mon bras pour pouvoir la regarder à nouveau. « Tu n’es pas
obligée de rester là-bas jusqu’à la fin du contrat. En plus, mon appartement est
plus près du théâtre.
— À peine cinq minutes de moins.
— Pourquoi tu ne veux pas faire simple ? Pourquoi ça doit toujours être aussi
dur, avec toi ? »
Elle sourit et raffermit l’emprise de sa jambe autour de ma taille.
« J’aime ce qui est dur. »
J’ignore le commentaire, même si ça me demande un certain effort. « Je veux
que tu reviennes vivre ici. »
Son sourire retombe un peu. « Je croyais qu’on avait dit qu’on attendait la fin
de la location.
— Tu veux vraiment patienter jusque-là ?
« Ben, c’était le plan. » Elle joue avec les cheveux situés derrière ma tête. C’est
ce qu’elle fait quand une conversation la rend nerveuse.
Nous sommes toujours affalés sur le sol. Je pousse sur mes genoux, ce qui
cause un autre craquement, au cours duquel le haut et le bas du fauteuil se
désolidarisent définitivement. Au moins, il n’y a plus aucun moyen de le réparer,
maintenant.
« Est-ce qu’on est obligés de suivre le plan ? » Je m’assieds au sol et la reçois
sur mes genoux.
Elle observe la chaise démembrée et en touche une partie du bout du pied.
« Pas forcément.
— Alors viens habiter ici. Tu as prouvé que tu pouvais t’en sortir toute seule et
je sais que c’était important pour toi. On sait tous les deux que tu en es capable,
maintenant. J’aimerais bien qu’on passe le pas.
— Tu es sûr ? Ça ne fait pas si longtemps…
— Ça fait des mois, si tu prends en compte tous nos chats vidéo.
— On dirait que tu décris une mauvaise relation Internet. »
Mon estomac se noue un peu. Je me suis peut-être trompé sur toute la ligne.
Peut-être qu’elle n’est pas aussi intéressée que moi ? « Tu essaies de contourner
le sujet ?
— Tu es tellement mignon quand tu doutes de toi. » Elle passe ses bras autour
de mon cou. « Je voulais juste nous laisser assez de temps pour nous assurer que
ce qui se passe n’est pas seulement une question d’hormones. Et, tu sais, que le
sexe ne finisse pas par nous ennuyer… »
À la vue de mon regard soudain étroit, elle se penche en avant et m’embrasse
doucement en souriant.
« Évidemment que je veux emménager avec toi.
— On peut déménager ton appartement demain. »
Elle éclate de rire. « On est si pressés que ça ?
— Je sais ce que je veux. Et je ne veux pas attendre davantage si rien ne s’y
oppose.
— Ça a dû être l’enfer pour toi d’attendre cinq semaines entre nos deux
premiers baisers.
— L’enfer, parfaitement
— D’accord, on déménage tout demain.
— Et ce soir, on fête ça.
— Oooh… » Ruby se mord la lèvre. « Quel genre de fête ? »
Je passe une main sous elle pour empoigner sa fesse et la serrer contre moi.
« Une fête tout nus, avec plein d’orgasmes. Tu en es ?
— Il y aura un peu d’obscénité en plus de la nudité et des orgasmes ?
— En as-tu déjà manqué ? »
Elle n’a pas besoin de répondre et je n’ai rien besoin d’ajouter. Elle parcourt
mes lèvres du bout de ses doigts, puis les remplace par sa bouche.
Chaque baiser est un écho de cette première fois. Accident ou pas, à ce
moment-là, une partie de moi l’avait déjà reconnu et savait déjà qu’on était faits
pour s’aimer.
Sommaire
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23. 23
24. Épilogue

Landmarks
1. Cover

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