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aux minorités (AFAM). Les femmes représentent 80


% de celles-ci et les enfants 20 %. Quand on réussit
Cinq ans après le génocide, 3 000 femmes
à localiser une ou plusieurs femmes, ainsi que des
yézidies toujours disparues enfants, le Bureau de Netchirvan Barzani [le président
PAR JEAN-PIERRE PERRIN
ARTICLE PUBLIÉ LE LUNDI 12 AOÛT 2019 du gouvernement régional du Kurdistan – ndlr] en est
informé. C’est lui qui verse les rançons permettant de
Cinq ans après le génocide perpétré dans le nord de
les libérer. Ce sont des opérations ultra-secrètes avec
l’Irak par l’État islamique, la situation des Yézidis
beaucoup de risques pour les intermédiaires comme
reste dramatique. La région est
pour les femmes et leurs familles. »

11 août 2014. Des Yézidis fuient la ville de Sinjar, dans le


Une fillette de 6 ans, sur la route de l’exode en 2014. © Youssef Boudlal / Reuters
nord-ouest de l'Irak, prise par l'État islamique. © Reuters
toujours instable, les villages ne sont pas reconstruits Lorsque les hommes d’Abou Bakr al-Baghdadi, qui
et 400 000 personnes demeurent dans des camps. Les vient de s’autoproclamer calife quelques semaines
enfants nés des viols ne sont pas intégrés et ceux qui plus tôt, à la suite de la prise de Mossoul, attaquent le
furent embrigadés rejettent leurs familles. 3 août 2014 le massif du Sinjar, ils obéissent à un plan
Près de 3 000 Yézidies, femmes, jeunes filles ou très élaboré.
adolescentes, sont toujours portées disparues après la Dans ce massif montagneux du nord de l’Irak,
défaite de l’État islamique (EI) en Irak et Syrie. Et résident l’essentiel des Yézidis, soit quelque 550 000
avec elles plusieurs centaines d’enfants. Beaucoup de personnes. Leurs racines dans ces montagnes
familles de cette minorité kurdophone voulaient croire remontent à 6 500 ans mais beaucoup sont venus y
que la chute, à la fin du mois de mars, de Baghouz, la trouver refuge après avoir enduré pendant des siècles
dernière grande enclave djihadiste syrienne, près de la massacres et persécutions religieuses. C’est là aussi
frontière irakienne, allait leur permettre de retrouver que se trouvent nombre de leurs lieux de culte auxquels
qui une sœur, qui une fille ou une mère. ils sont passionnément attachés.
Espoir déçu : les captives yézidies se sont avérées Lors des raids de ce 3 août, rien n’est laissé au hasard.
fort peu nombreuses dans ce réduit. Aujourd’hui, on Les localités sont encerclées, les routes coupées. Les
ne sait donc quasiment rien de ce que sont devenues peshmergas du Parti démocratique du Kurdistan d’Irak
ces milliers de femmes qui furent pendant cinq ans (PDK), censés protéger la région et « aller jusqu’au-
les esclaves sexuelles de Daech et qui, pour nombre devant de la mort » (ce que signifie le nom de
d’entre elles, le sont encore. Elles seraient détenues peshmerga), se sont enfuis pendant la nuit sans même
dans des régions de Syrie encore contrôlées par l’EI ou prévenir la population yézidie, ce qui laisse penser
dispersées dans des régions reculées d’Irak. Certaines, qu’il y a eu une entente entre eux et les hommes en
contraintes de suivre les djihadistes dans leur fuite, noir.
pourraient se trouver en Turquie ou dans des pays
arabes. Dans chaque village, les djihadistes rassemblent
les familles, séparent les hommes des femmes et
« Ce sont environ 3 250 personnes qui sont encore des enfants de moins de onze ans. Les premiers
dans les mains de Daech, indique Shirin Azadpour, seront exécutés collectivement, souvent après avoir dû
présidente de l’ONG Action pour les femmes et l’aide creuser les fosses communes, certains seront décapités

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ou brûlés vifs. Les femmes et les filles, après avoir précaire, comme le montre l’assassinat, le 23 juillet, de
été dépouillées de tous leurs bijoux, seront emmenées deux Yézidis par un commando de l’EI. La plupart des
en bus dans des « centres de tri », puis données ou villages n’ont pas été reconstruits et pas davantage les
vendues aux djihadistes, en particulier celles âgées dizaines de sites religieux anéantis à coups d’explosifs
de 12 à 16 ans. Bientôt, comme on peut le voir sur et de bulldozers.
certaines vidéos diffusées par l’EI, s’organiseront de L'envoyée spéciale de l'ONU en Irak, Jeanine Hennis-
véritables marchés aux esclaves. Plasschaert, n’hésite pas, dans un communiqué, à
Selon les données du Bureau kurde pour les Yézidis, dénoncer « l’échec actuel de la stabilisation ».
les rafles du 3 août 2014 et des jours suivants ont « Quelque 20 % de la population du Sinjar est
permis aux djihadistes de kidnapper 6 417 Yézidies, revenue y vivre mais seulement 5 % sont des Yézidis,
dont 3 425 ont été libérées ou sont parvenues à s‘enfuir précise Shirin Azadpour. La ville même de Sinjar est
pendant leur captivité. Au moins 3 200 hommes et complètement détruite et inhabitée, les infrastructures
adolescents de plus de 11 ans ont été exécutés – à ce sont inexistantes. Les rares personnes qui y retournent
jour, quelque 80 fosses communes ont été découvertes sont à la recherche de leurs biens et ne restent que
– et des dizaines de villages pillés, détruits ou brûlés. quelques jours. Après, elles s’en retournent dans les
« Les partisans de l’État islamique soumettent chaque camps où elles disent se sentir plus en sécurité. »
femme, chaque enfant et chaque homme yézidi qu’ils Contraintes d’abandonner les enfants nés de
capturent aux atrocités les plus horribles», établira viol
peu après dans son rapport le président de la « C’est vrai que la petite ville de Sinjar est à peu près
commission d’enquête mandatée par le Conseil des déserte, hormis un boulanger qui a fait le choix de
droits de l'homme de l'ONU. Pour la communauté revenir y vivre, raconte le chirurgien et cofondateur de
yézidie, il s’agit de la 74e campagne génocidaire de Médecins sans frontières Jacques Bérès, qui a séjourné
son histoire, la plus effroyable restant celle de 1915 dans la région. Question sécurité, il y a bien des milices
qui a vu des massacres sans nombre – peut-être jusqu’à kurdes et d’autres arabes mais elles se méfient les unes
250 000 personnes – dans la zone frontalière entre la et des autres et patrouillent séparément. »
Turquie et ce qui deviendra l’Irak.
En août 2014, entre 120 000 à 150 000 personnes
parviennent cependant à échapper aux tueries et aux
rapts pour se réfugier sur le mont Shingal (Sinjar
en arabe), une montagne désolée et un haut lieu
spirituel yézidi qui sera rapidement encerclé et où des
centaines d’entre eux, en particulier des enfants et des
personnes âgées, mourront de faim et de soif. Les Une fillette de 6 ans, sur la route de l’exode en 2014. © Youssef Boudlal / Reuters

survivants seront sauvés par une opération militaire Revenir dans le Sinjar pour les Yézidis, c’est non
audacieuse menée par les combattants du PKK (Parti seulement revenir sur les lieux traumatisants des
des travailleurs du Kurdistan), qui ouvriront une récents massacres, mais aussi devoir coexister avec
brèche dans l’encerclement des djihadistes, permettant les tribus arabes de la région qu’ils accusent d’avoir
leur évacuation vers les régions kurdes d’Irak. collaboré avec l’État islamique, participé aux pillages
des maisons et aux viols des femmes, voire, selon
Cinq ans plus tard, l’EI a été terrassé mais
certaines vidéos djihadistes, aux exécutions.
la situation des Yézidis demeure extrêmement
dramatique. Quelque 400 000 d’entre eux vivent C’est aussi se placer sous la protection de la police
encore dans des camps de réfugiés dans le Kurdistan de l’État irakien, qui n’a rien fait pour les protéger
d’Irak et en Turquie. Dans le Sinjar, la sécurité reste ou des milices chiites pro-iraniennes de Hachd al-

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Chaabi (les Forces de la mobilisation populaire), Les enfants nés des viols posent d’autres problèmes.
nombreuses dans le Sinjar et qui considèrent aussi la Si le Conseil spirituel suprême yézidi a accepté
religion yézidie comme « hérétique ». Cette méfiance que « les survivantes du génocide » puissent être
envers le gouvernement irakien a été manifeste réintégrées dans la communauté, ce qui a constitué
lors de la reprise du massif du Sinjar par Bagdad un changement historique puisque, jusqu’alors, les
au Gouvernement régional du Kurdistan, après le femmes qui contractaient un mariage avec un homme
référendum de septembre 2017 sur l’indépendance d’une autre confession s’en voyaient exclues, il a
kurde : nombre de Yézidis qui étaient revenus dans exigé, en revanche, qu’elles abandonnent les enfants
leur région sont alors repartis vers les camps de nés de ces viols.
réfugiés du Kurdistan d’Irak. « Honte à la communauté, s’est indignée la chercheuse
À Bagdad, le génocide a bien été commémoré, irakienne Belkis Wille, qui travaille notamment pour
mais les discours du président Barham Saleh et l’ONG Human Rights Watch. Tant de captives de
du premier ministre Adel Abdelmahdi relevaient l’État islamique ayant donné naissance à des enfants
d’un pur opportunisme. Ce qu’a d’ailleurs relevé à la suite de viols m’ont dit combien ce fut douloureux
l’avocat yézidi Saïb Khider : « Ce n’est pas une pour elles de devoir les confier à des orphelinats
commémoration. [Car] nous continuons de vivre ce ou aux familles des djihadistes avant de pouvoir
génocide jusqu’à ce jour, dans tous ces détails. Nos retourner vivre dans leur communauté. »
plaies sont toujours ouvertes. » Elles le sont d’autant De son côté, Bagdad a imposé que tous ces enfants
plus que les massacres et les féminicides orchestrés soient de religion musulmane en application de la loi
par Daech, s’ils ont été à plusieurs reprises qualifiés de irakienne. D’où cette réplique cinglante de l’ancienne
génocide par les enquêteurs des Nations unies, n’ont députée yézidie Vian Dakhil : « Si l’État islamique
pas été officiellement reconnus comme tels par l’Onu. ne représente pas [aux yeux de Bagdad] l’islam,
Il n’y a pas eu davantage de poursuites contre les pourquoi le gouvernement irakien force-t-il les enfants
responsables des massacres, puisque ni l’Irak ni la nés de viols à être enregistrés comme musulmans ? »
Syrie n’étant membres de la Cour pénale internationale Le gouvernement irakien et celui du Kurdistan ne
(CPI) et le Gouvernement régional du Kurdistan faisant rien pour créer les conditions nécessaires au
n’étant pas considéré comme un État, celle-ci n’a pas retour des Yézidis se pose la question de l’avenir de
de mandat pour procéder à une enquête. cette minorité dans son propre pays. Haïder Elias, le
Au-delà des traumatismes provoqués par la campagne président de Yazda, l’a formulée ainsi : « Aujourd’hui,
génocidaire de l’EI, et même si celle-ci a fait beaucoup nous demandons à la communauté internationale
bouger les lignes, c’est toute une société, naguère soit de nous donner un véritable soutien pour nous
largement traditionnelle et conservatrice, qui peine à permettre de demeurer sur notre terre, soit de nous
venir à bout de ses déchirures. L’une d’elles porte sur aider à partir pour des pays où nous serons en
la question des enfants yézidis kidnappés et convertis à sécurité. »
l’islam, dont la plupart furent aussitôt embrigadés afin L’ancienne esclave sexuelle et prix Nobel de la paix
de devenir des enfants-soldats. Aujourd’hui, 1 921 ont 2018, Nadia Murad, dont la mère et les six frères ont
pu être libérés. « Beaucoup de ceux que nous avons pu été tués par les djihadistes, et qui, inlassablement, fait
sauver rejettent à présent complètement leur famille et campagne pour que sa communauté puisse retrouver
leur identité. Certains considèrent même leurs parents son pays, a finalement obtenu de rencontrer, le 17
comme des “adorateurs du Diable” », déplore, dans juillet, Donald Trump. Elle espérait que son message
un mémorandum, Haïder Elias, le président de Yazda, soit entendu et qu’il puisse faire pression sur Bagdad
la principale ONG humanitaire yézidie.

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et Erbil. Elle s’est entendu répondre : « Et vous avez eu


le prix Nobel ? C’est incroyable ! Ils vous l’ont donné
pour quelle raison ? » No comment.

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