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ce qu’on appelle, sans se soucier des impacts du


secteur minier, la « transition énergétique ». Les
A Imider, au Maroc, la plus grande mine
cellules photovoltaïques représentent aujourd’hui 8 %
d’argent d’Afrique assoiffe les habitants de sa consommation. Selon le Silver Institute, qui
PAR CELIA IZOARD
ARTICLE PUBLIÉ LE VENDREDI 16 AOÛT 2019 regroupe les industriels du secteur, l’électrification
des voitures et l’augmentation de l’électronique
embarquée, notamment portées par la course aux
véhicules autonomes, pourraient en augmenter la
consommation mondiale de 148 % d’ici à 2030.
L’argent sert aussi de catalyseur pour obtenir du
polyéthylène (bouteilles plastique, emballages) et
du polyester (vêtements). Sans oublier la fonction
Assemblée d'opposants à la mine d'Imider (comité local d'Imider).
cruciale dévolue dans les centrales nucléaires à ce
Cellules photovoltaïques, véhicules électriques, puces métal très résistant à la chaleur : c’est avec des barres
RFID… La majorité de l’argent métal aujourd’hui en argent qu’on diminue la fission dans un réacteur,
consommé dans le monde est utilisée dans notamment pour le mettre à l’arrêt.
l’électronique, dont certains produits phares de la
transition écologique. Dans le sud du Maroc, son
extraction très polluante est dénoncée par les habitants
amazigh de l’oasis d’Imider, qui occupent depuis
2011 un des réservoirs d’eau d’une gigantesque mine
d’argent et de mercure.
Dans cette immensité rocailleuse du sud marocain,
deux montagnes se font face, séparées par le lit de Bassin de résidus de la mine d'Imider (comité local d'Imider).
l’oued Targuist et la nationale 10. D’un côté, le mont
Imider est le nom d’une oasis d’amandiers à 300
Alban, 1 500 mètres d’altitude, son flanc escarpé où
km de Marrakech où vivent 4 000 descendants de la
battent au vent les drapeaux amazigh et marocain,
tribu amazigh des Aït Atta. C’est aussi le nom d’un
ses petites maisons bâties en briques de terre par les
minéral : l’imitérite, un composé d’argent mercure.
occupants. De l’autre, le complexe minier de la Société
Il est exploité depuis les années 1980 par la SMI,
métallurgique d’Imider (SMI), ses puits, ses fumées
aujourd’hui filiale du groupe minier Managem, dont le
blanches. Chaque jour, le plus long sit-in écologique
principal actionnaire est la holding de la famille royale
de l’histoire du Maroc regarde la plus grande mine
du Maroc. Depuis 1987, la capacité de production de la
d’argent d’Afrique.
mine d’Imider a été multipliée par six, pour atteindre
On pourrait penser que l’argent sert principalement plus de 200 tonnes d’argent et une tonne de mercure
à fabriquer des bijoux et des pièces : ce n’est plus par an.
le cas. S’il figure aujourd’hui sur la liste des 27
« Je lutte contre cette mine depuis 40 ans et elle n’a
« métaux critiques » de l’Union européenne, c’est
cessé de s’étendre », constate Aïcha, la cinquantaine,
parce qu’il joue un rôle essentiel dans le secteur
qui est montée ce matin depuis le village sur le mont
de l’électronique, qui représente désormais 25 %
Alban avec ses voisines, chargée de légumes et d’huile
de la demande mondiale. Ce métal, connu pour sa
d’olive. « En 2011, il n’y avait plus d’eau dans les
conductivité, est présent dans la majorité des appareils
puits. Au robinet, elle ne coulait que deux heures par
qui nous entourent : interrupteurs, écrans, téléphones,
jour. C’est pour ça qu’on a démarré l’occupation. »
puces RFID… C’est également un métal phare de

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En 2004, pour alimenter son expansion, la SMI a créé la sortie de la mine, ce véhicule a été contrôlé et
deux puits d’eau et construit un réservoir sur le mont le gardien a immédiatement sorti de l’argent métal
Alban. Ils sont venus s’ajouter au forage existant, en d’un endroit bien précis. En réalité, j’ai été condamné
contrebas, qui, selon les habitants, a déjà vidé les puits parce que je participais à l’agraw pendant mon temps
des fermes voisines et desséché des centaines d’arbres libre. »
fruitiers. À l’été 2011, les villageois privés d’eau ont À Imider, depuis le blocage du réservoir, l’eau
gravi la colline pour bloquer les vannes du réservoir est remontée dans les puits et les khettaras, ces
avec des chaînes, et y sont restés. Comme Mustafa, le aqueducs souterrains traditionnels qui acheminent
fils d’Aïcha : « La mine a bouleversé et déstructuré l’eau de la nappe vers les cultures. Mais le problème a
notre société. Notre structure sociale est entièrement simplement été déplacé : la SMI a réalisé de nouveaux
fondée sur le partage de l’eau. Nous sommes liés les forages dans la commune voisine d’Ouaklim. Son
uns aux autres par notre terre et par notre eau. » maire, qui dirige par ailleurs deux sociétés sous-
Aujourd’hui, le mont Alban abrite une cinquantaine traitantes de la mine, n’a pas fait de difficultés.
de minuscules maisons, construites de part et d’autre Selon un représentant de la Managem cité par le
du réservoir en béton et des conduites d’eau installées journal marocain Yabiladi.com, le site consomme
par la SMI. Il y a tout un quartier réservé aux femmes, annuellement 1 million de mètres cubes d’eau : 300
un potager et, au centre, une kasbah ornementée et 000 mètres cubes d’eau fraîche et 700 000 mètres
décorée d’un enduit rouge où nichent les pigeons. cubes d’eau dite d’exhaure, c’est-à-dire pompée au
En semaine, hommes et femmes se relaient jour cours de l’extraction dans les travaux souterrains.
et nuit pour garder les lieux en attendant l’agraw, C’est l’équivalent de la consommation annuelle de
l’assemblée démocratique du dimanche héritée des 38 000 personnes au Maroc. Mais dans cette région
coutumes amazigh et réhabilitée par le mouvement. À saharienne, on est bien loin de la moyenne nationale
la tombée de la nuit, on se retrouve pour un match de de 70 litres d’eau par jour et par personne. Ici, chaque
foot dans un espace délimité par les conduites d’eau de goutte compte.
la SMI, pour le coup bien utiles pour bloquer le ballon
et jouer les touches. « Ah, l’eau ! C’est toujours l’eau ! »
À la surconsommation des nappes souterraines
s’ajoute la pollution. « On trouve dans ce gisement
les éléments les plus toxiques qui existent : mercure,
plomb, cadmium, antimoine et arsenic, s’inquiète
Automne Bulard, ingénieure géologue, membre de
l’association SystExt, qui étudie les impacts des
mines. La présence d’une seule de ces substances
suffirait à rendre ce site préoccupant sur le plan
Près de la mine ((comité local d'Imider). sanitaire. » Ces éléments, libérés par l’extraction, se
La SMI, ayant réalisé ce forage illégalement, n’a pu retrouvent ensuite dans d’immenses bassins de résidus
engager de poursuites contre l’occupation. Mais des – ces lacs de déchets grisâtres qu’on aperçoit depuis
dizaines d’arrestations ont eu lieu, notamment lors des le mont Alban – avec les boues rejetées après le
manifestations sur la nationale 10, pour attroupement traitement du minerai.
illégal ou outrage. Mustafa a passé cinq ans en prison Car une fois remonté d’un des puits de la mine,
pour le vol présumé de 18 grammes d’argent alors qu’il le minerai brut nécessite, pour devenir métal, un
travaillait comme mécanicien saisonnier à la mine. déploiement impressionnant de chimie lourde : chaque
« On m’a tendu un piège : mon chef m’a donné une jour, 600 tonnes de roches sont broyées, puis trempées
voiture pour aller chercher du matériel en ville. À à plusieurs reprises dans des bains d’acide et de

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cyanure pour récupérer l’argent. Le mélange est quelques khetarras sur 300 mètres au bord de la route.
ensuite chauffé dans des fours pour récupérer le Mais si la mine continue à pomper l’eau et à polluer,
mercure, après quoi l’argent est fondu à 962 °C puis plus personne ne pourra vivre ici. »
encore affiné pour en éliminer les scories comme le Enfin, il y a le risque que les digues des bassins de
plomb. résidus cèdent à la suite de précipitations importantes,
Le site d’Imider compte maintenant dix de ces à l’image des catastrophes survenues au Brésil ces
bassins de déchets hautement toxiques dont le contenu dernières années. C’est arrivé à vingt kilomètres
s’infiltre lentement dans le sol. Rare acquis de la lutte : d’Imider, en novembre 2015, quand un barrage
le fond du nouveau bassin a été colmaté avec une de déchets cyanurés de la mine d’or de Tiouit
géomembrane. Mais il suffit d’emprunter la route qui s’est effondré. Le ministère de l’énergie s’est fendu
traverse la mine pour constater les risques de pollution. d’un communiqué de presse rassurant, et aucune
Les 375 hectares du site sont sillonnés de petits oueds : information n’a filtré.
au moment des pluies torrentielles de l’automne, il est « Managem est en phase d’accélération de croissance,
inévitable qu’une partie de ces résidus se retrouve, en on aspire à doubler de taille dans les 3, 5 ans
aval, dans l’oued principal qui dessert les cultures et », explique Meryem Tazi, attachée de presse de
le village. l’entreprise. Pour la première édition de la Marrakech
Mining Convention qui se tenait fin avril, les
organisateurs ont voulu du faste : palais des congrès
aux lustres scintillants, montagnes de pâtisseries et
amphithéâtre feutré à l’effigie du roi Mohammed VI.
Avec ce congrès international, l’État veut inciter les
entreprises minières du monde entier à exploiter son
sous-sol, dans le sillage du grand programme lancé
en 2015 pour multiplier par dix les investissements
Réservoir d'eau de la mine, avec un portrait de Mustapha,
condamné à 5 ans de prison, sur le mont Alban. miniers. La Managem est aux avant-postes : elle
« Les gens d’Imider souffrent de maladies étranges, détient 12 mines opérationnelles et 850 permis
s’insurge Mohammed, tout en préparant un tagine d’exploration au Maroc : de l’argent, de l’or, des terres
dans sa petite chambre à l’entrée du mont Alban. Il rares pour l’électronique, du cobalt pour les batteries,
y a beaucoup de cancers, de problèmes respiratoires du cuivre pour les circuits électriques…
et de maladies de peau. Des enfants de 6 et 7 ans
sont morts brutalement et l’hôpital local a refusé de
communiquer les causes des décès. Nous n’avons pas
les moyens de faire analyser notre eau pour savoir
si elle est potable. » Si du côté de la Managem on
assure que la loi les oblige à fournir chaque mois au
ministère des bilans environnementaux, les riverains
Assemblée d'opposants à la mine d'Imider (comité local d'Imider).
n’ont jamais eu accès à une étude d’impact. « Il y a
eu des comités de dialogue avec la Managem, poursuit Et l’eau dans tout ça ? « Ah, l’eau ! C’est toujours
Mohammed. Après le début du mouvement, elle nous l’eau ! soupire l’attachée de presse. C’est vrai que
a proposé des subventions et des postes pour qu’on nous avons eu des problèmes à Imider, mais grâce à
abandonne le sit-in. Elle a financé le renforcement de notre technologie, nous avons beaucoup investi pour
apporter l’eau aux villages. Imider, c’est de l’histoire
ancienne ! » Vraiment ? Alors que l’occupation

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n’a jamais cessé, que des manifestations ont lieu peuvent qu’aggraver une situation déjà intenable. Et
régulièrement ? La remarque paraît d’autant plus ce, au Maroc comme dans de nombreuses régions
irréelle que le conflit n’est pas près de se tarir : sur son du monde où, malgré les prévisions alarmantes sur
stand, une entreprise canadienne, Maya Gold, arbore le réchauffement, les projets miniers se multiplient,
fièrement la carte de ses permis de recherche, parmi portés par le boom de l’électronique et la spéculation
lesquels « Imider Bis », un gisement d’argent, or et sur les métaux précieux.
cuivre situé à quelques encablures de la SMI. Boite noire
Mais le problème est loin de se limiter à la région Celia Izoard est autrice, traductrice et membre de
d’Imider. Au Maroc, le volume d’eau disponible la revue Z. Elle a notamment contribué à : La
par personne a été divisé par cinq entre 1980 et Liberté dans le coma, signé du Groupe Marcuse (La
aujourd’hui, et le pays est largement passé sous le seuil Lenteur, réédité en 2019), La Tyrannie technologique.
de pénurie fixé par les Nations unies. La température Critique de la société numérique (L’échappée, 2007),
a augmenté d’un degré en moyenne en quarante ans La machine est ton seigneur et ton maître (Agone,
et les eaux souterraines sont surexploitées à hauteur 2015). Elle a également retraduit 1984, le roman de
d’un million de mètres cubes par an. En plus du George Orwell, pour les Éditions de la rue Dorion à
réchauffement climatique, la principale cause en est Montréal, en 2019, à paraître chez Agone en 2020.
l’agriculture d’exportation : les melons, tomates et
bananes vendus dans les supermarchés européens. Celia Izoard a été invitée par l’association Systext,
Les besoins de l’industrie minière en plein essor ne membre de la fédération Ingénieurs sans frontières,
pour réaliser ce reportage.

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