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Handicap: à trop petits

pas
DOSSIER. Accessibilité, enseignement, web... Dans
tous les domaines, les mesures qui permettraient
de faciliter la vie des handicapés, peinent à se
mettre en oeuvre.
A l'occasion de la semaine pour l'emploi des
personnes handicapées, Libération reprend dans
ce livre numérique les articles du cahier spécial
paru le mardi 18 novembre dans le quotidien
papier, enrichis de nouveaux témoignages.
Réalisé par Anne-Claire GENTIALON,
Marie PIQUEMAL, Véronique SOULÉ.
Coordination Fabrice DROUZY.
Illustration de couverture Sylvie SERPRIX
Table des matières
▪ Couverture
▪ Handicap: à trop petits pas
▪ Table des matières
▪ Loi sur l'accessibilité: retour à la case départ
▪ Les atouts de l’alternance
▪ «Une chance de redémarrer»
▪ Sur le Web, ça bugue
▪ A l'université: «C’est à nous de nous adapter»
▪ Carnet sonore: un tour du monde en vélo d'appartement
▪ Pour les familles, une parenthèse sans fin
Retour à la case
départ
ENQUÊTE. Les aménagements dans les locaux
ouverts au public devaient être terminés avant le
1er janvier 2015. Encore raté : de nouveaux délais
sont programmés.
Par Marie PIQUEMAL

Aller acheter son pain au coin de la rue, prendre le train, ou


soyons fous, se rendre dans un tribunal pour défendre ses
droits devant un juge… Les citoyens handicapés ne peuvent
toujours pas se payer ce luxe en France. Et ils vont devoir
encore attendre. Le gouvernement a récemment pris une or-
donnance accordant de nouveaux délais aux établissements
pour se mettre aux normes. La date limite était pourtant
prévue le 1er janvier 2015. La secrétaire d’Etat chargée du
Handicap se défend de tout «report ou de recul de l’objectif
de mise en accessibilité»; assurant prendre au contraire des
dispositions «pragmatiques» de bon sens. Les associations
ne sont pas de cet avis.
Reports incessants
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La première fois, c’était en 1975. Inscrit noir sur blanc dans


la loi: «Les aménagements des locaux d’habitation et des
installations ouvertes au public, notamment les locaux
scolaires, doivent être accessibles aux personnes handi-
capées.» Le texte n’a jamais été appliqué. En 2005, rebelote.
La loi sur l’égalité des chances, l’un des grands chantiers de
Jacques Chirac, pose le principe d’une accessibilité pour
tous. Cette fois, des sanctions sont prévues en cas de non-re-
spect mais la loi laisse dix ans à tous les lieux accueillant du
public (commerces, écoles, préfectures, cabinets médicaux,
transports…) pour faire les travaux. Des dérogations sont
possibles, dans les cas où les transformations sont irréalis-
ables ou d’un coût disproportionné.
Mais à quelques mois de l’échéance du 1er janvier 2015, con-
stat d’échec: «seuls 330 000 établissements sur plus de
1 million recevant du public sont aux normes», indiquait
cet été la secrétaire d’Etat Ségolène Neuville. Alors, plutôt
que d’appliquer les pénalités financières, le gouvernement a
préparé une ordonnance, mettant en place des agendas d’ac-
cessibilité : les Ad’ap, dans le jargon.
Gagner du temps
C’est la principale mesure de cette ordonnance: accorder des
délais supplémentaires aux établissements qui en font la de-
mande. La règle est de trois ans de rab. Mais cela peut être
le double ou le triple en fonction de la taille de l’établisse-
ment. Pour ceux susceptibles d’accueillir le plus de monde,
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le délai accordé sera de neuf ans. Sont concernées : les


grosses entreprises comme la SNCF ou les supermarchés,
les chaînes de magasin (cela pourrait être à partir de cin-
quante établissements portant la même enseigne, mais ce
point sera fixé par décret). Egalement concernés, les ser-
vices publics les plus importants, comme les mairies des
grandes villes, les préfectures ou les tribunaux. En revanche,
les petits commerces et les cabinets médicaux devraient eux,
se mettre aux normes, dans un délai de trois ans, avec des
possibilités de grappiller un an ou deux en cas de difficultés
financières. En contrepartie de ce délai, les responsables des
établissements doivent signer à la préfecture un «agenda
d’accessibilité programmée» (Ad’ap), où seront prévus et
échelonnés les travaux à effectuer.
L’idée est de mieux accompagner les gérants des établisse-
ments, pour s’assurer que les travaux sont faits au fur et à
mesure, et ne pas reproduire l’erreur de la loi de 2005, où
pendant dix ans aucune autorité publique ne s’est assuré
que les travaux ont seulement été envisagés.
Les associations furieuses
En découvrant le projet d’ordonnance en février dernier, El-
isa Rojas, avocate en fauteuil roulant, était furibonde. «Jetez
un œil au texte, vous comprenez tout de suite que c’est une
mesure prise par l’Etat pour l’Etat. Leur objectif, c’était
surtout de trouver une solution rapide pour s’éviter de pay-
er des amendes en janvier prochain.» Elle a essayé de faire
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barrage au texte en créant le collectif «Non au report» avec


les moyens du bord : via Facebook et avec un Tumblr re-
groupant des photos avec messages de protestation : «Pas
envie de faire la superwoman pour pisser au resto»,
«marre de demander à mon mec de faire la rampe», «je
veux pouvoir aller partout dans mon école»…
Des centaines de citoyens de tout âge ont joué le jeu, entre
humour et colère froide. «Cela n’aura servi à rien. Le
gouvernement a contourné le débat devant le Parlement,
en agissant par voie d’ordonnance. Le texte est désormais
publié, on ne peut plus rien faire», se désole l’avocate. Elle
est amère contre le gouvernement bien sûr, mais aussi
contre les grosses associations, présentes à la table des né-
gociations du ministère, et qui n’ont rien dit ou «se sont ré-
veillées bien trop tard, une fois la bataille perdue». Et de
tacler : «En même temps, ce n’est pas étonnant. Elles sont
gestionnaires d’établissements, donc utilisent l’argent pub-
lic… Comment voulez-vous qu’elles aient aussi la liberté de
parole pour défendre nos droits? Elles ne sont ni libres, ni
légitimes.»
«Non, ce n’est pas vrai», jure Nicolas Mérille, de l’Associ-
ation des paralysés de France (APF). Il a participé à la con-
certation organisée par le ministère. «Comme d’autres asso-
ciations, on s’est retrouvé pris au piège, le ministère nous a
instrumentalisés. Comment voulez-vous qu’on puisse être
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d’accord avec un tel texte qui détricote à ce point la loi de


2005?»
Une liste à rallonge
Pour l’APF, donc, on fait machine arrière, au lieu d’avancer.
«Non seulement, on reporte l’obligation mais en plus on ré-
gresse…» Nicolas Mérille pointe notamment le recul en
matière de transport. «En 2005, le principe avait été posé
que tous les points d’arrêts, dans la mesure du possible, soi-
ent accessibles. Désormais, ce sera seulement des points
dits prioritaires, décidés par décret… Nous avons perdu le
droit au transport pour tous.» Autre «recul» : cette déroga-
tion pour les établissements situés dans des copropriétés. Si
l’un des copropriétaires s’oppose aux travaux de mise aux
normes, le gérant n’est pas tenu de les réaliser. Cela con-
cerne dans les grandes villes notamment, énormément de
commerces et cabinets médicaux.
Michel Chassang, qui représente l’Union nationale des pro-
fessions libérales, n’est pas non plus convaincu par cette or-
donnance. «Reportez, oui, mais cela ne change pas le
problème. La vraie question, c’est le financement. Qui va
payer? Le cœur du sujet est là, il n’a pas changé depuis
2005. On a perdu dix ans. Car demander aux professions
de supporter le coût, ce n’est pas réaliste pour beaucoup
d’entre elles.»
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Les atouts
de l’alternance
ENQUÊTE. Ce type de formation permet
«d’apprivoiser son handicap» dans le monde du
travail.
Par Anne-Claire GENTHIALON

Un taux de chômage plus élevé que la moyenne nationale.


Et une insertion professionnelle toujours à la peine. Malgré
les obligations légales d’embauche de personnes en situ-
ation de handicap (6 % des salariés pour les entreprises de
plus de 20 personnes), ces dernières restent encore
éloignées du monde du travail. Selon un rapport de la Dares
publié en octobre 2013, 21% d’entre elles étaient à la recher-
che d’un emploi en 2011 contre 9% en moyenne pour l’en-
semble de la population. Et ça ne va pas en s’arrangeant.
«En 2012, dans le contexte de crise que nous connaissons,
le nombre de demandeurs d’emploi handicapés a progressé
de 17,2%» rappelle Sylvain Gachet de l’Agefiph.
Placements. Principal frein à leur embauche en entreprise
? Le manque de qualification. Près de 80% de personnes en
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situation de handicap ont en effet un niveau inférieur au bac


contre 50% environ pour la population valide. «Or, les en-
treprises ont bien souvent des attentes de compétences à
bac+3 et au-delà», souligne Julien Viaud de Cap Emploi 75,
organisme de placement spécialisé.
Alors, face à ce contexte, l’alternance semble constituer le
remède idéal pour leur insertion professionnelle. Voilà deux
ans maintenant que les institutions mettent le paquet sur ce
mode de formation.
Augmentation des partenariats, des aides financières aux
entreprises pour les inciter à recourir à ce type de contrat,
financement de la formation au tutorat… Dans certaines
branches d’activité - banques, assurances, propreté, inform-
atique, industrie aérospatiale -, ce sont carrément des
filières de formations en interne qui sont proposées pour
«gérer les écarts» entre les besoins des entreprises et les
compétences des personnes handicapées. En 2013, ce sont
ainsi près de 5000 contrats d’alternance - professionnalisa-
tion et apprentissage confondus - qui ont été signés. Soit
une progression de près de 28% par rapport aux années
précédentes.
Avec des résultats à la clé : pour 55% des cas, six mois après
la fin de leur alternance, un contrat de longue durée dans
l’entreprise qui les a formés ou une autre.
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Transition. Boris Bertin, de l’association Arpejeh, qui ac-


compagne les projets d’études des jeunes handicapés, con-
sidère l’alternance comme une «transition en douceur» :
«Entre leurs parents et l’école, ils évoluent bien souvent
dans un environnement très protecteur. Lorsqu’ils arrivent
sur le marché du travail, ils se retrouvent généralement
seuls, un peu perdus. L’alternance leur permet ainsi d’ap-
privoiser leur handicap dans le monde du travail.»
Mais si elle répond à certains besoins de ce public, l’altern-
ance n’est pas pour autant la solution miracle. «C’est du cas
par cas», rappelle Eric Blanchet, directeur général de l’Ad-
apt, l’association pour l’insertion sociale et professionnelle
des personnes handicapées. «Derrière le handicap, il y a
tellement de réalités différentes. Il est important d’évaluer
en amont les motivations, les besoins en matière
d’organisation.» Car faire la navette entre le centre de form-
ation et l’entreprise tout en se ménageant du temps pour les
soins peut s’avérer épuisant.
D’autres se heurtent aux difficultés de trouver un em-
ployeur. «Cela ne concerne pas que les personnes handi-
capées, défend Sylvain Gauchet. Ces problématiques sont
vraies aussi pour les autres publics !» Certaines associ-
ations pointent une forme de précarisation, l’augmentation
des alternances non transformées en emploi.
«Nous sommes très attentifs aux suites données pour que
les personnes ne perdent pas le bénéfice de leur parcours,
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conclut Sylvain Gauchet. Si l’embauche dans la même en-


treprise ne peut se faire, la personne handicapée aura tout
de même augmenté son niveau de qualification et ses
chances d’être recrutée ailleurs.»
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Témoignages
sur l'alternance
Indira, 24 ans.

«Après mon BTS en biologie “analyses et contrôles”, j'ai


postulé pour faire une licence professionnelle "Métiers des
vigilances industrielles" en alternance. Je suis handicapée
moteur depuis ma naissance. Je marche avec une béquille
mais j'ai des soucis de lenteur. Pour moi, la recherche d'un
contrat d'apprentissage a été difficile. Faute d’avoir trouvé
une entreprise, j’ai dû décaler mon inscription en licence
d’une année. Lors de mes entretiens, j’ai eu l’impression que
je devais rassurer mes interlocuteurs sur mes compétences
intellectuelles, mais aussi sur mon handicap, préciser que ce
ne sera pas un obstacle...
Je me suis tournée vers une association spécialisée, l'
arpejeh qui accompagne les projets d'études d'étudiants
handicapés et qui m'a aidé à enfin trouver un laboratoire.
En entreprise, ça s'est très bien passé. Le DRH a fait en
sorte que mes transports soient pris en charge, on m'a in-
stallé un cale-pied et il y avait toujours des collègues qui se
proposaient pour me porter mon plateau à la cantine ou se
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rendaient disponibles quand j’avais des questions à leur


poser.
Malheureusement, je n'ai pas pu valider ma licence pro: je
dois repasser des épreuves théoriques. L'apprentissage c'est
un rythme soutenu, intense et je pense que n'avais pas
mesuré les efforts physiques que ça me demandait.»

Pascale, 46 ans

«Pour moi l’alternance c’est une chance de redémarrer.


Quand on se retrouve à quarante ans passés, en situation de
handicap, face à l’obligation de se reconvertir profession-
nellement, on se demande vraiment ce qu’on peut faire.
Pendant vingt ans, j’ai été esthéticienne-vendeuse. Mais
après une opération du genoux qui a mal tourné, je me suis
retrouvée avec de grandes difficultés pour marcher. Rester
debout m’étant impossible, je ne pouvais plus exercer mon
métier.
Je n’avais aucune connaissance informatique, je n’avais pas
passé d’entretiens depuis des années et je ne savais pas trop
où j’en étais au niveau de mes compétences... C’est très
déstabilisant et ça peut être ravageur pour la confiance en
soi.
Un cabinet de placement spécialisé m’a orienté vers une
formation en assurance. Un monde complètement nouveau
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mais j’ai sauté sur l’occasion: mon impératif était de ret-


rouver du travail. J’ai été admise en BTS et dans une grande
compagnie d’assurance pour l’alternance. Ces deux années
ont été épuisantes: le retour à l’école n’est pas évident et j’ai
perdu physiquement car je ne pouvais pas assurer toutes
mes séances de rééducation. Mais la confiance de l’entre-
prise, l’aide des tuteurs, ça nous pousse à dépasser le handi-
cap. Et c’est gagnant: après l’obtention de mon BTS, j’ai été
embauchée en CDI.»
Recueilli par Anne-Claire GENTHIALON
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Sur le Web,
ça bugue
REPORTAGE.L’e-accessibilité des sites est
massivement délaissée.
Par Anne-Claire GENTHIALON

Madjid Guitoune, 40 ans, se souvient encore du temps où,


pour s’informer, il fallait qu’il trouve quelqu’un pour lui lire
le journal. De ses études de droit où il galérait pour obtenir
l’emploi du temps ou pour consulter la moindre documenta-
tion. Désormais, grâce à un logiciel de synthèse vocale, ce
déficient visuel fait ses recherches, ses courses et s’informe
sur Internet. «On ne réalise pas toujours que le Web permet
un gain d’autonomie, de liberté. C’est un facteur d’intégra-
tion ! Nous n’avons plus besoin d’une "bonne âme" pour
nous assister dans la moindre démarche», souligne ce
bibliothécaire.
Son enthousiasme se heurte pourtant à un sérieux écueil :
l’accessibilité des sites. «Peu le sont en réalité. Bon nombre
proposent des vidéos sans alternatives textuelles, sans par-
ler de ceux qui obligent à remplir un formulaire, à recopier
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une image pour valider sa requête… Par contre, le site des


impôts, lui, est très bien fait…»
«Ça coince». Les malvoyants ne sont pas les seuls à peiner
sur la Toile. Pas toujours facile de naviguer sur un site
quand, on ne peut pas se servir d’une souris comme certains
handicapés moteur ou juste de lire une page lorsqu’on est
sourd et qu’on ne connaît que la langue des signes.
«L’e-accessibilité pour les personnes handicapées, c’est
comme pour le bâtiment, soupire Dominique Burger,
président de l’association BrailleNet. On sait tous ce qu’il
faut faire mais ça coince!»
Car des solutions existent. Dès les débuts du Web, les con-
cepteurs ont bûché sur des normes pour permettre son ac-
cès à tous. Sous-titrage des vidéos, agrandissement des
tailles de caractères, claviers spécifiques… Toute une batter-
ie de mesures a été élaborée au niveau international pour
rendre accessible un maximum d’éléments sur un site
Internet.
Retard. En France, «l’accessibilité des sites internet de ser-
vices publics» est inscrite dans la loi de 2005 sur l’égalité
des chances, la participation et la citoyenneté des personnes
handicapées. Le Référentiel général d’accessibilité pour les
administrations, édité en 2009, imposait même la mise en
conformité aux normes internationales des sites de l’Etat
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pour 2011 et ceux des collectivités territoriales d’ici à 2012.


Mais cinq ans après ces délais, rien, ou si peu, n’a été fait.
En mars dernier, l’association BrailleNet a passé au crible
plus de 600 sites de services publics, aussi bien des pages
web de ministères que de mairies, préfectures ou conseils
régionaux. Résultats? « Moins de 4% de ces sites publient
leur attestation de conformité au Référentiel comme ils en
ont l’obligation », déplore Dominique Burger. «Et lorsque
ces attestations sont présentes, pour certains sites, elles
sont désormais obsolètes.»
Formation. Pourquoi de tels bugs ? Manque de connais-
sances des problèmes rencontrées par les personnes handi-
capées, absence de volonté politique, d’une autorité de con-
trôle, évolution des technologies trop rapide… Mais surtout
un manque de formation des développeurs web à la ques-
tion. Et l’idée, tenace, qu’une mise en conformité coûte cher.
«C’est sûr que le coût est d’autant plus élevé que rien n’a été
fait auparavant», souligne Sylvie Duchateau d’Access42,
une société de conseils en accessibilité numérique. «L’idéal
serait que les développeurs aient le réflexe d’intégrer ces
normes dès la conception d’un site web, au même titre
qu’une charte graphique.»
D’ici à la fin de l’année, une nouvelle mouture du référentiel
français de mise en conformité est prévue. Comprenant un
appel à contribution et un plan de formation. Une «lueur
d’espoir» pour Dominique Burger. «Un Web plus accessible
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n’est pas seulement bénéfique pour les personnes en situ-


ation de handicap», précise le président de BrailleNet.
«Douze millions de Français souffrent de plusieurs défi-
ciences, temporaires ou permanentes, la société est vieillis-
sante: ces efforts permettent d’augmenter la qualité
générale des services pour tout un pan de la population. Et
s’il est compliqué de faire un Web adapté à tous, il est né-
cessaire que tous les citoyens aient le même niveau
d’information.»
Reste un dernier gros bémol pointé par les associations. Ces
recommandations n’engagent que les services publics, pas
les sites privés… Soit une infime part de la Toile.
A l'université: «C’est à
nous de nous
adapter»
REPORTAGE. Fatalistes, débrouillards ou obstinés,
nombre de jeunes handicapés tentent de relever le
défi des études supérieures. Souvent avec succès.
Par Véronique SOULÉ

Dans quelques jours, Stéphanie Olivier, 23 ans, va commen-


cer son stage dans le service de relations humaines d’une
entreprise. «Je suis ravie, c’est exactement ce que je veux
faire plus tard : travailler dans la communication in-
terne», explique l’étudiante coquette et souriante, de longs
cheveux noirs sur les épaules. Elle a déjà repéré les lieux, à
deux pas du pont Garigliano à Paris. En deuxième année de
master au Cnam (conservatoire national des arts et méti-
ers), Stéphanie Olivier est mal-voyante. «J’ai un reste de
vue et je peux lire les grosses lettres», précise-t-elle d’em-
blée parce qu’elle préfère tout expliquer «pour combler le
fossé».
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Quelque 16 000 jeunes en situation de handicap pour-


suivent des études supérieures. Leur nombre s’accroît
régulièrement depuis la loi de 2005 sur le handicap, au
rythme de 15% à 20% par an. Beaucoup suivent des filières
courtes, de deux ans après le bac, comme les Sections de
techniciens supérieurs [qui délivrent des BTS, ndlr] ou les
Instituts universitaires de technologie.
Dans leur très grande majorité, ils choisissent la fac plutôt
que des écoles, d’ingénieurs ou de commerce, qui ont
souvent moins de dispositifs adaptés. Toutes les universités
disposent désormais de services dédiés au handicap. L’étu-
diant peut s’y adresser pour demander une aide - pour la
prise de notes durant les cours, pour passer un examen dans
une salle à part, etc. Les bâtiments ont été adaptés et sont,
au moins en partie, accessibles, avec des ascenseurs à recon-
naissance sonore, des bandes tactiles au sol pour avertir
d’un obstacle, des couloirs assez larges pour laisser passer
des fauteuils, etc.
La situation varie toutefois beaucoup. «Dans les universités
récentes comme la nôtre, explique Dominique Archam-
bault, le chargé de mission Handicap à Paris 8 Saint-Denis,
c’est faisable même si tous ces aménagements coûtent cher.
A la Sorbonne, c’est nettement plus compliqué».
Stéphanie n’a jamais aimé demander de faveurs ou de dis-
penses. «C’est à nous de nous adapter, dit-elle. Comme ça,
en plus on devient vite très débrouillards». A la fac, son
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ordinateur ne la quitte pas. Elle prend les cours avec, rédige


ses devoirs… Lorsque le prof passe des power points, elle lui
demande une copie. Pour les examens qu’elle passe en
numérique, elle a droit à un tiers-temps supplémentaire.
«A l’université, c’est allé tout seul, c’est au lycée que ça a été
dur», explique-t-elle. Jusque-là, Stéphanie fréquentait une
école spécialisée. Mais en seconde, elle a voulu rejoindre le
système classique. «Je me suis retrouvée la seule avec un
handicap dans la classe, on était 35 contre une dizaine av-
ant…» Il y a aussi la gêne de ses camarades en début d’an-
née. «Dans ce cas, je dis : posez-moi un maximum de ques-
tions. Histoire de montrer qu’un aveugle ça ne mord pas»,
ajoute-t-elle en riant.
Voix de robot. Nidhal, 26 ans, est en doctorat de lettres à
la Sorbonne Paris IV. Il ne distingue que la lumière et
l’obscurité. Jusque-là, il circulait avec une canne blanche.
Depuis une semaine, il a un chien, qu’il a calé sous ses
jambes le temps de la rencontre. Lui non plus ne se sépare
guère de son ordi portable. Mais à la différence de
Stéphanie, il utilise le synthétiseur vocal, une voix qui lit les
consignes, les mails, les documents… «Je reconnais que
c’est une voix un peu robotique mais c’est terriblement
efficace, dit-il après une démonstration. J’ai lu des milliers
de pages pour ma thèse comme ça.» Il travaille sur un
auteur méconnu, «Lucien Descaves 1861-1949», qui a not-
amment écrit un roman sur les aveugles : les Emmurés.
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Archives. Stéphanie et Nidhal fréquentent l’association


«Baissez les barrières», qui accompagne les étudiants défi-
cients visuels. C’est grâce à elle que Stéphanie a trouvé son
stage. Nidahl, lui, a pu avoir accès à des livres universitaires
qui ne sont pas traduits en braille. L’association, qui a déjà
numérisé 1 600 titres, les scanne, page par page, puis les
met dans un format compatible avec le logiciel de lecture.
Pour explorer les archives de Lucien Descaves et trier les
vieux manuscrits impossibles à scanner, il a par ailleurs reçu
l’aide d’une étudiante de l’école des Chartes.
L’association «La parole voyageuse» aide, elle, les déficients
auditifs. Qu’ils communiquent en langue de signes ou qu’ils
soient appareillés et parlent un peu, les sourds ont souvent
un faible niveau de français et très peu parviennent jusqu’au
supérieur. L’association propose aux étudiants un soutien
en langue et en méthodologie, notamment afin de rédiger
leurs mémoires. Elle organise aussi des rencontres entre
étudiants malentendants le samedi matin.
Parcours sinueux. Angelo Fremeaux, 28 ans, des an-
neaux incrustés dans le lobe de l’oreille, une petite queue-
de-cheval blonde, est sourd de naissance. En master 2 à
l’Ecole des hautes études en sciences sociales, il fait une
thèse sur la communauté des sourds. Il avait auparavant
suivi un parcours sinueux. Après une scolarisation en partie
bilingue - langue des signes et français -, il a tout abandonné
en seconde. Il a tenté une formation dans la photo. Puis il a
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enseigné la langue des signes. Il a fini par trouver une li-


cence dans cette discipline à Paris 8, une université en
pointe dans les sciences du langage, la seule à avoir un dé-
partement de langue des signes.
Angelo n’avait jamais imaginé arriver jusque-là. Pourtant
d’après lui, il reste beaucoup de chemin à parcourir. «Il ne
suffit pas de faire une loi qui nous donne des droits,
explique-t-il, il faut que les moyens suivent». En master 1, il
avait neuf séminaires à valider. A chaque fois, il fallait deux
interprètes qui se relayaient toutes les demi-heures. «Au
total cela a coûté 18 000 euros alors que l’Etat n’alloue que
10 000 euros. Heureusement à l’EHESS, ils sont com-
préhensifs, mais ailleurs ?». Angelo conclut véhément, les
mains accélérant leurs mouvements dans l’air : «Alors
quand on me parle égalité des chances, moi, je
m’interroge.»
Un tour du monde en
vélo d'appartement
CARNET SONORE. En 2012, le dessinateur Éric
Tournaire apprend qu'il est atteint de la maladie
de Parkinson... Un carnet réalisé dans le cadre du
concours Libération Apaj.
Par Elsa LANDARD

A écouter ici.
Pour les familles,
une parenthèse sans
fin
REPORTAGE. Parents, enfants, frères, sœurs ou
amis… Victimes collatérales du handicap, ils sont
des millions à aider des proches.
Par ANNE-CLAIRE GENTHIALON

Ils se regardent en souriant. Tous les deux les yeux cernés.


Ils essaient de se rappeler la dernière fois qu’ils sont allés au
cinéma, qu’ils ont vu des amis, ou qu’ils ont pris un peu de
temps pour eux. «Cinq ans peut-être?». Il y a longtemps,
dans une autre vie, Dominique était assistante commerciale,
adorait lire et faire de l’équitation. Rachid, lui, était inform-
aticien et jouait du saxo. Depuis sept ans, ils ont abandonné
leur travail pour s’occuper à temps complet de leur fils
Jessy, poly-handicapé.
«Jusqu’à ses 20 ans, Jessy était en institut médico-éducatif,
raconte Dominique. Mais en raison de ses fréquentes crises
d’épilepsie, il a besoin d’une surveillance en continu et a été
refusé dans les autres établissements spécialisés.» Alors, ils
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assurent tout. Tout seuls. Les soins, la toilette, les repas…


Dominique passe même ses nuits à ses côtés. Ils parlent de
leur vie mise «entre parenthèses» pour assurer «la vie la
plus agréable possible» à leur fils.
Comme Dominique et Rachid, ils sont 8,3 millions d’aidants
en France. Des parents mais aussi des enfants, des frères,
des sœurs ou des amis qui soutiennent au quotidien un
proche malade ou en situation de dépendance. Victimes col-
latérales du handicap ou de la maladie, ces aidants bien
souvent s’oublient, épuisés par la charge humaine et finan-
cière, contraints de renoncer à leur vie sociale, à leur
emploi.
Souffler. Alors, pour avoir une «bouffée d’oxygène» dans
leur quotidien, Dominique, Rachid et Jessy se rendent deux
fois par semaine à Handi-Répit 94, à Créteil (Val-de-
Marne), Une structure, encore expérimentale, qui accueille
enfants, ados et adultes en situation de handicap, pour une
journée ou quelques heures. Et qui prend en charge égale-
ment les aidants en leur offrant un peu de temps et de sou-
tien. «Etre aidant, on ne le choisit pas, on le devient», rap-
pelle Hélène Rippoli, mère d’Arnaud, autiste âgé de 42 ans,
à l’initiative du projet. «L’espérance de vie des personnes en
situation de handicap a augmenté, il y a de plus en plus de
maintien au domicile. Les aidants peuvent se retrouver de
plus en plus désemparés, à devoir tout gérer… Et n’osent
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même pas admettre qu’ils ont besoin d’aide, comme si


c’était tabou.»
Lieux. Pour éviter l’épuisement psychologique et physique
mais aussi prévenir d’éventuelles maltraitances, ce «droit
au répit» est inscrit comme objectif prioritaire dans
plusieurs plans gouvernementaux (Alzeihmer, AVC ou en-
core Autisme). De nombreuses initiatives se développent en
parallèle pour soulager les proches - comme les «cafés des
aidants» ou des villages «Vacances Répit Famille» mis en
place par l’AMF-Téléthon -, car bon nombre de soutiens
peinent à trouver des solutions. «Le monde du handicap est
souvent très rigide», explique Philippe Hedin, directeur de
Handi-Répit et président de l’association La Vie à Domicile.
«Les lieux sont trop souvent répartis selon les pathologies et
les aidants doivent alors faire des kilomètres pour trouver la
structure adaptée. Notre objectif, c’est d’être le plus ouvert
possible et d’accueillir les personnes, quel que soit le
handicap.»
Les familles inscrites peuvent ainsi venir à Handi-Répit
quand elles le souhaitent, dans la limite des douze places
disponibles et des 90 jours de prise en charge par an. Ici,
aidants et aidés sont sur le même plan. Sur les 300 mètres
carrés de la structure, une partie est consacrée aux enfants
et adultes handicapés. Elle propose des activités, des sorties
ainsi qu’une équipe d’infirmières, d’aides-soignants, de psy-
chomotriciens et d’éducateurs spécialisés. Ce jour-là,
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certains jeunes font de la peinture avant d’aller en balade.


Quand d’autres, plus lourdement handicapés, profitent
d’une salle avec des jeux de couleurs, des rideaux lumineux
pour les stimuler…
L’autre section du bâtiment est, elle, dédiée aux parents.
Certains profitent de ces quelques heures accordées pour
dormir sur les canapés de la salle de repos. Ou juste ne «ri-
en faire». D’autres filent faire des courses, vont chez le coif-
feur. Pour d’autres, c’est aussi l’occasion de passer du temps
avec leurs autres enfants.
Une fois par mois, un ostéo est présent. «L’expression "à
corps perdu" prend tout son sens pour eux. Les aidants
oublient leur propre santé», soupire Philippe Hedin. Selon
l’enquête Handicap-Santé, ils sont ainsi 48% à souffrir
d’une maladie chronique et 25% à ressentir une fatigue
physique et morale.
Nathalie est la mère de Kevin, 30 ans, lui aussi épileptique
sévère. «Il y a deux ans, je suis tombée en dépression,
raconte-t-elle. Trop compliqué à gérer, je n’y arrivais
plus… Aujourd’hui, ça va un peu mieux. De toute façon, je
n’ai pas le choix!». Ceux qui le souhaitent peuvent pousser
la porte de Constance Limbosch, la psychologue. Mais peu le
font. «C’est un travail de longue haleine de faire prendre
conscience aux aidants de leur condition, de les inciter à
prendre soin d’eux», explique la psychologue.
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Relais. Aux murs, des photos et des panneaux d’informa-


tion pour inciter les familles à échanger leurs coordonnées.
«Le handicap ravage tout sur son passage, poursuit Phil-
ippe Hedin. Nous travaillons sur la convivialité, nous don-
nons des moments de plaisir pour faire en sorte que les
parents retrouvent leur place de parent.» Pas toujours fa-
cile pour eux de passer la main. D’accorder leur confiance.
Alors ici, les portes sont toujours ouvertes entre les deux
sections. Et les barrières sautent une fois qu’ils constatent
les bénéfices pour leur enfant.
Handi-Répit accueille 54 familles et a 35 dossiers en attente
venant de toute l’Ile-de-France. «Je souhaite que l’on nous
copie un peu partout, soupire Philippe Hedin. Il n’existe pas
assez de structures. Il faut multiplier les solutions pour ces
aidants. Le premier des répits à leur apporter, c’est une ré-
ponse professionnelle et des services adaptés!»
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