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enfanter la monstruosité du crime contre l’humanité.


C’est en affrontant cette vérité, et donc en soldant
Le racisme nous étouffe
PAR EDWY PLENEL
son héritage, que l’on évitera le retour, inévitablement
ARTICLE PUBLIÉ LE VENDREDI 5 JUIN 2020 meurtrier, d’une hiérarchie des humanités. Oui, le
chemin vers nos modernités est indissociable des
Gardienne de la paix publique, la police dit la vérité
idéologies de nations et de civilisations supérieures à
d’un État. Quand le racisme la gangrène, c’est que
d’autres, donc de peuples et de cultures inférieurs.
le pouvoir, ses sommets et ses élites, sont eux-
mêmes malades, gagnés par une haine sourde de la
démocratie, du peuple, de l’égalité. Le constat vaut
pour la France, pas seulement pour les États-Unis.
« I can’t breathe » (« Je ne peux pas respirer ») :
cette phrase est devenue le cri de ralliement
de manifestations aussi massives que spontanées
contre les violences policières dont les premières et « J’ai quitté les États-Unis parce que j’avais plus de respect pour le gouvernement
principales victimes, dans la vie quotidienne, sont les français. Plus maintenant ! », affirme, sur cette pancarte, un Américain qui
prend part au rassemblement parisien du 2 juin 2020. © Rachida El Azzouzi
personnes racisées.
Il fut pavé par l’esclavage (mise en servitude et
Elle fut prononcée par Eric Garner, le 17 juillet exploitation forcenée des populations africaines), la
2014, avant de mourir d’une immobilisation par conquête (prise de possession et annexion violente
étranglement opérée par un policier new-yorkais. Elle de territoires sur tous les continents), l’extermination
fut aussi dite par George Floyd, le 25 mai 2020, (annihilation de peuples premiers, notamment les
avant de mourir étouffé par un policier de Minneapolis Indiens d’Amérique), le colonialisme (refus de
dont le genou écrasait son cou. « Je n’arrive plus à l’égalité des droits aux indigènes), l’impérialisme
respirer » : ce furent aussi les derniers mots d’Adama (course à la puissance mondiale dont la xénophobie
Traoré, le 19 juillet 2016, à Beaumont-sur-Oise, avant et le nationalisme furent les leviers), l’antisémitisme
de mourir des suites d’un plaquage ventral effectué (cristallisation du racisme impérialiste en haine de
par des gendarmes. Américains ou Français, tous trois l’humanité via la diabolisation du Juif – autre,
avaient en commun d’être noirs de peau. différent, cosmopolite, diasporique, etc.).
Oui, le racisme nous étouffe, empêchant la société Le nazisme est en effet au bout de la chaîne,
de respirer, de s’épanouir, d’avancer. Sa diffusion, comme le rappelait Aimé Césaire dans son Discours
sa contagion, son expression nous concernent toutes sur le colonialisme : « C’est là le grand reproche
et tous, que nous en soyons victimes ou non. Car le que j’adresse au pseudo-humanisme : d’avoir trop
racisme est une machine de guerre contre l’affirmation longtemps rapetissé les droits de l’homme, d’en
autonome de la vitalité populaire, le cheval de Troie avoir eu, d’en avoir encore une conception étroite
de sa dépossession et de sa soumission. En jetant et parcellaire, partielle et partiale et, tout compte
en pâture des boucs émissaires, en accoutumant aux fait, sordidement raciste. […] Au bout du capitalisme,
discriminations, en autorisant des violences, il répand désireux de se survivre, il y a Hitler. Au bout de
le poison d’une inégalité naturelle, liée à l’apparence l’humanisme formel et du renoncement philosophique,
ou à l’origine. Et, dès lors, il légitime une remise en il y a Hitler. »
cause générale de l’égalité des droits.
Toute tolérance envers le racisme est un pas de
Toute l’histoire européenne en témoigne, tant le plus vers la catastrophe. Toute acceptation, silence,
racisme fut consubstantiel de la projection de notre indifférence, minimisation, négation des crimes
continent sur le monde, de son accumulation de racistes, et d’autant plus quand ils sont commis par
richesses, de ses appétits de domination, jusqu’à

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des représentants de la loi et de l’ordre, précipite les « gilets jaunes », yeux crevés et mains arrachées,
l’avènement de pouvoirs autoritaires, remettant en subissant le même sort que les jeunesses racisées des
cause les libertés et les droits fondamentaux. Loin quartiers populaires.
d’être un combat annexe des enjeux démocratiques, Que ces surgissements interviennent alors que
sociaux ou écologiques, l’antiracisme en est le ressort l’humanité est confrontée à une pandémie universelle
universel car il proclame le refus intraitable des ne tient pas au hasard. Car la maladie est aussi un
idéologies inégalitaires. révélateur social. « Selon que vous serez puissant ou
Terreau des dominations économiques, le darwinisme misérable / Les jugements de cour vous rendront blanc
social des gagnants, vainqueurs, puissants et autres ou noir » : que la morale des Animaux malades de
« premiers de cordée » est cousin des idéologies la peste, cette fable de La Fontaine sur une épidémie
racistes. Il fait l’éloge de la compétition, de la (« Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient
concurrence, de la rivalité quand l’antiracisme défend frappés »), soit précisément la question de l’injustice
la solidarité, la fraternité et l’entraide. Comment, de et l’inégalité sociales n’est pas sans à-propos. La
ce point de vue, ne pas être frappé que le formidable négation du racisme systémique en France a ainsi
sursaut autour de l’affaire Adama, ce rassemblement permis d’invisibiliser les inégalités et injustices liées
immense du mardi 2 juin (voir le portfolio de Rachida à l’origine ethnique. Et, dès lors, de ne pas prendre
El Azzouzi et Khedidja Zerouali), ait été précédé, conscience du tribut payé au Covid-19, au sein des
le samedi 30 mai, par le succès de la « Marche des classes populaires (la Seine-Saint-Denis, département
solidarités », elle aussi interdite (lire ici) ? le plus pauvre de France, fut le plus touché), par les
À la protestation contre l’invisibilité officielle des minorités (lire l’article de Camille Polloni).
crimes racistes, ce déni qui en redouble la violence, Il est temps d’en finir, de dire « stop », de mettre
faisait écho le défilé des invisibles, ces travailleurs un coup d’arrêt définitif à cette course à l’abîme dont
sans papiers qui font tourner la machine économique, le racisme, en actes et en paroles, est l’accélérateur.
ces sans-droits dont nombre d’entre eux ont assuré le Encourager, tolérer ou nier le racisme revient au
quotidien d’une nation confinée par le coronavirus, même : à le laisser proliférer. Il n’y a qu’une différence
ces exilés, migrants et demandeurs de refuge qui nous de degré entre un président américain explicitement
rappellent au respect de ce dont la France aime se suprémaciste blanc, incendiaire soufflant sur les
glorifier sans le respecter, à savoir : « Les hommes braises de la haine raciale, et un président français
naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les indifférent au sort des nombreuses victimes de
distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur violences policières, sans un mot de compassion
l’utilité commune » (article 1er de la Déclaration de ou d’indignation, mais en revanche extrêmement
1789). soucieux de celui d’un idéologue raciste patenté en la
personne d’Éric Zemmour, définitivement condamné
Combattre sans relâche le racisme, c’est être du
à ce titre par la justice mais néanmoins toujours promu
côté des « premiers de corvée », en défendant
par des médias pousse-au-crime (lire l’article d’Ellen
une exigence sociale sans frontières, sans guerre
Salvi).
fratricide des opprimés entre eux, dans l’union face
à des adversaires communs. De par le monde, la La France n’a aucune leçon à donner aux États-
mobilisation contre les violences policières est le Unis, sinon de se lever pour en finir avec le racisme
chemin de cette convergence, exprimant la conscience ici même, chez elle. En pleine émotion mondiale
aiguë que ces répressions étatiques cherchent à provoquée par le meurtre de George Floyd, le préfet
congédier, museler, étouffer les protestations, révoltes de police de Paris, déjà devenu le symbole d’un État
et colères populaires (lire l’article de François en guerre contre la société, s’est empressé de nier
Bougon). En France, ce fut l’épreuve traversée par l’évidence de pratiques, comportements et violences

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racistes dans l’institution policière, tout en interdisant documentées, par exemple nos enquêtes inaugurales
et calomniant les manifestations de solidarité (lire ici). sur les contrôles au faciès ou les quotas dans
Les révélations successives de Mediapart/Arte et de le football. C’est par ses informations que le
Streetpress sur l’effroyable banalisation du racisme public prend progressivement conscience des liens
au sein de la police devraient suffire à le disqualifier. entre toutes les discriminations, qu’elles soient
S’il fallait un énième symbole disant combien, à racistes, antisémites, sexistes, homophobes, comme
travers le combat antiraciste, se joue notre sort le prouvent abondamment les enregistrements des
commun, on le trouverait dans ce rôle d’une policiers rouennais que nous avons révélés (lire ici).
presse libre et indépendante, celle-là même que les Nous faisons ce travail parce que c’est notre métier,
pouvoirs tolérants vis-à-vis du racisme mettent en au nom d’un droit fondamental, le droit de savoir tout
cause, suspectent ou répriment. C’est par elle que ce qui est d’intérêt public, qui garantit l’exercice de
les récits mensongers sur les violences policières la souveraineté populaire. Mais nous le faisons aussi
sont démasqués, ainsi de nos révélations sur parce que toute tolérance vis-à-vis du racisme nous
l’affaire Legay à Nice (lire les articles de Pascale est insupportable. Parce que c’est le combat de notre
Pascariello et Fabrice Arfi). C’est par elle que vie : comment pourrions-nous continuer à respirer si
les discriminations quotidiennes et ordinaires sont le racisme nous étouffe ?

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