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PROCHE-ORIENT CHRÉTIEN 60, 2010, 100-133

RELATIONS INTERRELIGIEUSES

LORENZO PERRONE

“ABRAHAM, PÈRE DE TOUS LES CROYANTS”


LOUIS MASSIGNON ET L’ŒCUMÉNISME
DE LA PRIÈRE*

Il faut renoncer pour recevoir, il faut


confesser son impuissance pour que Sa
forte main nous enlève.
(Louis Massignon, “Soyons des sémites
spirituels”)

Introduction : le “secret” de Louis Massignon


Près de cinquante ans après sa mort, la figure de l’islamologue et
orientaliste Louis Massignon (1883-1962) est loin d’avoir épuisé son
importance culturelle et religieuse. Bien que l’horizon historique ait
profondément changé par rapport à son époque, surtout en raison de
l’émergence de poussées militantes dans le monde islamique et de la
menace constante d’un “conflit de civilisation” dans l’oikouménè tou-
jours plus globalisée, la force spirituelle de la vie et de l’œuvre de
Massignon semble retrouver une nouvelle actualité, précisément en
réponse aux complexes défis de la situation actuelle1. Il y a inévita-
________
*
Conférence donnée à l’occasion du colloque “Patristique et œcuménisme. Thè-
mes, contextes et personnages” (Faculté de théologie orthodoxe de ConstanŃa, 17-
19 octobre 2008). Je remercie fr. Daniel Attinger (Fraternité œcuménique de
Bose, Jérusalem) pour la traduction française.
1
J’en veux pour preuve, parmi d’autres, les nombreuses conférences internatio-
nales qui lui ont été consacrées ces dernières années, en Europe et dans le monde
arabe (Maroc, Palestine). Je ne rappellerai, à titre d’exemple, que le volume Louis
Massignon et le dialogue des cultures. Actes du colloque organisé par l’Organisa-
tion des Nations Unies pour l’Éducation, la Science et la Culture, l’Association
des amis de Louis Massignon et l’Institut international de recherches sur Louis
Massignon (Maison de l’UNESCO, 17 et 18 décembre 1992), à l’occasion du 30e
anniversaire de la mort de Louis Massignon (1883-1962), Textes réunis par Da-
niel Massignon, Paris 1996.
“Abraham, père de tous les croyants” 101

blement eu des tentatives de relecture critique, parfois plus pointues


et, au moins en partie, justifiées – telle l’analyse d’Edward Said, qui
reste toutefois sous-tendue par une profonde admiration pour la sta-
ture de cet homme2 –, parfois franchement maladroites, voire mesqui-
nes, à cause des velléités révisionnistes ou “cancanières” qui carac-
térisent souvent l’historiographie contemporaine, en recherche de dé-
tails scabreux ou piquants3. Mais, même alors, on ne peut que consta-
________
2
E.W. SAID, Orientalism. Western Conceptions of the Orient, New York – Lon-
don 1978, spéc. 267-274. Il relève ainsi les mérites et les limites de la vision que
Massignon a de l’islam et de l’Orient : “Massignon manœuvred himself into a
special position. He reconstructed and defended Islam against Europe on the one
hand and against its own orthodoxy on the other. This intervention – for it was
that – into the Orient as animator and champion symbolized his own acceptance
of the Orient’s difference, as well as his efforts to change it into what he wanted.
Both together, the will to knowledge over the Orient and on its behalf in Massi-
gnon are very strong” (p. 272).
3
Voir l’article de M. INTROVIGNE, “Louis Massignon, ‘il mistico spione’”, publié
dans le quotidien Il Foglio (12 novembre 2005), qui fait de Massignon un agent
des services secrets, spécule sur sa vie sexuelle et va jusqu’à l’accuser de propen-
sions gnostiques ou hérétiques et, comme si cela ne suffisait pas, d’un “antisionis-
me” mêlé de “traits authentiquement antisémites”. Si l’A. n’avait saisi ne serait-ce
qu’un brin de l’“esprit” de Massignon, il aurait compris combien rien ne lui était
plus étranger que d’agir comme “espion” en trahison de la “parole donnée” et de
l’“hospitalité sacrée”, accusation dont il lave aussi l’ami Charles de Foucauld :
“Déguisé en rabbin russe, Foucauld pouvait passer pour une antenne de la péné-
tration politique française […] mais sa loyauté farouche vit de suite le tuf psycho-
logique : l’honneur de ses guides, qui risquèrent leur vie pour l’hospitalité donnée
à leur hôte, dont ils sentaient bien qu’il n’était, au fond, pas un traître, mais un
camarade, avec qui ‘rompre le pain’ était permis” (“L’honneur des camarades de
travail et la parole de vérité” [1961], in L. MASSIGNON, Parole donnée, précédé
d’Entretiens avec V.-M. Monteil, Paris 1962, 1983, 293 – cité par la suite PD).
L’équivoque sur l’“homme des services” est né, comme Massignon l’atteste lui-
même, de son expérience archéologique sur le terrain en Iraq en 1908, qui fut
l’occasion de sa conversion : “J’ai été sauvé en terre d’Islam par la vertu de ce
droit d’asile, exercé héroïquement par mes hôtes musulmans, envers l’‛espion’
qu’on leur avait dénoncé en moi. Je ne l’étais pas, mais il y a eu tant de chargés de
missions scientifiques qui ont fait, par patriotisme européen, du ‘renseignement’
en terre d’Islam, que la pratique du droit d’asile s’y fait plus rare” (L. MASSI-
GNON, “Le respect de la personne humaine en Islam, et la priorité du droit d’asile
sur le devoir de juste guerre” [1952], in Opera Minora. Textes recueillis, classés
et présentés avec une bibliographie par Y. Moubarac, III, Beyrouth 1963, 550 –
par la suite OM avec l’indication du volume). L’année suivante, Massignon, cla-
rifiant son intérêt pour le lien entre mystique et vie sociale, répétait ne pas avoir
été un “chef de la cinquième colonne” : “Alors qu’on n’accède à la mystique,
102 Lorenzo Perrone

ter combien la grandeur de Massignon finit par s’imposer même aux


yeux de l’observateur prévenu ou malveillant. Cela confirme une
donnée existentielle, que de nombreux lecteurs ne cessent de répéter
(comme l’avaient déjà fait ceux qui l’avaient connu personnelle-
ment) : Massignon surprend toujours son interlocuteur ou l’interprète
qui s’efforce de dialoguer avec lui et de pénétrer d’une certaine ma-
nière dans son monde et sa pensée, par l’étendue des horizons spiri-
tuels et la richesse des idées, expériences et personnes qui les caracté-
risent. “Il est très difficile de parler d’un homme qui n’a de regard que
pour l’Absolu”, déclare de façon lapidaire le poète Salah Stétié dans
une intervention publiée à l’occasion du centenaire de sa conversion
(mai 1908)4.
En ce sens, celui qui aborde Massignon ne peut s’empêcher de
commencer par confesser sa propre inaptitude et par élaborer, pour
ainsi dire, un discours sur les prolegomena herméneutiques requis par
cette étude, tant sont nombreuses les compétences, les connaissances
et même les sensibilités dont il aurait besoin pour parvenir à se me-
surer, de manière pas trop imparfaite, avec l’univers de Massignon5.
________
surtout chez des Sémites, que par l’hospitalité parfaite, le droit d’asile l’irâm al-
dayf, la philoxénie ; tandis que le S.R. doit abuser de l’hôte pour le trahir, s’ex-
cluant ainsi pour toujours de le comprendre dans son âme intime, sa foi jurée, son
témoignage de Dieu” (“L’Islam et le témoignage du croyant” [1953], in PD 233).
Bien différent apparaît le jugement du poète libanais Salah Stétié, qui reconnaît
l’impossibilité d’un Massignon “politique” justement à cause de sa passion pour
la vérité : “Massignon, mauvais politique mais grand visionnaire, ne savait pas
mentir ; et il n’acceptait pas qu’autour de lui l’on mentît” (S. STÉTIÉ, “Louis Mas-
signon entre mystique et politique”, in Louis Massignon, Gabriel Bounoure,
Salah Stétié, Saint-Clément 2008, 44).
4
Ibid., 27. Je relève avec émotion le colophon de cette brochure : “Achevée d’im-
primer un soir de mai 2008, devant le Tâq, sur le Tigre”, bouleversant hommage
de l’éditrice, Fata Morgana, à la mémoire de Massignon et de sa conversion,
l’événement fondamental de sa vie. On comprendra l’émotion que suscite, aujour-
d’hui encore, cet épisode, en lisant les témoignages, recueillis, avec pietas filiale,
mais non sans engagement critique, par son fils Daniel in D. MASSIGNON, Le
voyage en Mésopotamie et la conversion de Louis Massignon en 1908, Paris,
2001.
5
Les auteurs de la biographie la mieux documentée font cet avertissement préala-
ble qui laisse entrevoir toute la complexité méthodologique de l’approche de
l’homme et du chercheur : “Massignon semble échapper aux catégories, à toutes
les catégories, par son génie, mais aussi et surtout par ses paradoxes, ses hésita-
tions, les contradictions entre l’homme public et l’homme privé. […] Massignon
“Abraham, père de tous les croyants” 103

Mais le “secret” de Massignon – que Patrick Laude ne ramène pas par


hasard à cette clé interprétative, familière aux patrologues, “selon
l’Esprit et non selon la lettre”6 – participe d’un trait partagé par cette
même tradition herméneutique aux prises avec le mystère des Écritu-
res inspirées : en se dérobant, faisant ainsi courir à l’interprète le ris-
que d’une mécompréhension en superficie, il invite à sonder en pro-
fondeur ; par là, il ne décourage aucunement la pénétration à l’inté-
rieur, pourvu que celui qui s’en approche se laisse gagner, lui aussi,
par ce “feu” spirituel qui caractérise notre personnage7. Massignon,
créateur de la méthode “intérioriste”, de la participation critique, mais
“de l’intérieur”, dans l’étude de l’islam, demande à son lecteur de se
laisser en quelque sorte “contaminer” par ses dispositions d’esprit
pour sortir de cette rencontre, fort d’une nouvelle expérience de vérité
qui lui sera propre. Comme peu d’autres auteurs que j’ai eu l’occasion
de lire au cours de ma vie, Massignon se prête à être “canonisé” au
sens que Walter Benjamin donne à ce terme : on peut le condenser
dans des “illuminations” sapientiales qui résument, en sentences, une
profondeur de pensée, produisant un choc intérieur de vérité8. Il a
________
fut aussi, fut d’abord, un formidable érudit, un infatigable chercheur, un véritable
archéologue de la connaissance, à l’affût des moindres détails, se faufilant dans
les plus étroits interstices pour appuyer certaines de ses percées ; tout ce savoir qui
devait servir à réveiller les défunts et à nous les rendre présents, tout ce qui a fait
de la Passion de Hallâj un travail sans équivalent” (C. DESTREMAU – J. MONCE-
LON, Louis Massignon, Paris, 1994, 10-11).
6
“[…] Une personnalité spirituelle aussi profonde et complexe que celle de Mas-
signon ne peut que courir le risque d’être incomprise […] et ce précisément parce
qu’il s’oriente toujours en fonction du cœur et du fiat divin, selon l’Esprit et non
selon la lettre” (P. LAUDE, Massignon intérieur, Lausanne 2001, 9-10).
7
Stimulé par l’expression de Jacques Berque, qui, à propos de la vision massigno-
nienne de l’islam, parle d’un “islam de brûlure”, on pourrait recueillir de nom-
breuses traces de la métaphore du feu tant en Massignon que dans ses interprètes,
à commencer par l’ouvrage de V.M. MONTEIL, Le linceul de feu (Louis Massi-
gnon, 1883-1962), Paris 1987. Mais ce thème a trouvé sa plus haute expression
dans la célèbre page de “La visitation de l’Étranger” : “l’Étranger qui m’a visité,
un soir de mai, devant le Tâq, sur le Tigre, dans la cabine de ma prison, et la corde
serrée après deux tentatives d’évasion, est entré, toutes portes closes. Il a pris feu
dans mon cœur que mon couteau avait manqué, cautérisant mon désespoir qu’Il
fendait, comme la phosphorescence d’un poisson montant du fond des eaux abys-
sales” (D. MASSIGNON, Le voyage en Mésopotamie et la conversion de Louis
Massignon en 1908, 76 ; cf. aussi ci-dessous, n. 20).
8
Cela est la conséquence de la particularité de l’écriture de Massignon, qui a fait
104 Lorenzo Perrone

d’ailleurs décrit lui-même cette expérience de lecture, qui se réalise


sous le signe d’une “fraternisation”, à propos des pages de Claudel9,
et, de manière encore plus intense, à propos des écrits de Hallâj, le
martyr mystique de l’islam crucifié à Baghdâd en 92210. Une parole
que Massignon – considérant le résultat de ses études sur Hallâj, dont
le sommet est l’incomparable Passion – s’est appliquée à lui-même
conclura au mieux ce préambule herméneutique, aussi nécessaire
qu’approximatif :
“Non pas que l’étude de sa vie, pleine et forte, droite et une, montante et
donnée, m’ait livré le secret de son cœur. C’est plutôt lui qui a sondé le
mien et qui le sonde encore11.”
________
l’objet d’observations et de jugements divers. Parmi ceux-ci se détachent les
considérations de Stétié : “Il parle, il énonce, il s’énonce en condensations gnomi-
ques, peut-être empruntées par porosité aux langues sémitiques […] et il faut
ensuite que son interlocuteur, que son lecteur, saisis, s’adonnent avec passion et
anxiété au déchiffrement de la proposition mi-lumineuse, mi-ténébreuse, au dé-
nouement de la complexe nouaison spirituelle (STÉTIÉ, “Louis Massignon entre
mystique et politique”, 28).
9
En raisonnant à partir de la condensation sapientiale des proverbes, Massignon
relève en Claudel “l’ascendant soudain de la phrase qui nous heurte au détour
d’une lecture ; ce n’est plus, alors, la pesée d’une expérience collective qui nous
fait céder, c’est, au-dedans de notre plus intime préférence, l’intervention douce-
ment persuasive d’une autre personnalité, déclenchant fraternisation. Personnelle
et spontanée, aiguë, cette phrase s’insinue comme le rappel, en confidence, d’une
commotion primitive qui nous aurait marqués, l’un et l’autre d’un seul et même
signe” (“Sortes Claudelianae” [1936], PD, 389).
10
“Et c’est ainsi, sans doute, par cette affinité intellectuelle de l’amitié d’esprit,
toute désintéressée, supraraciale, que la pensée hallagienne m’a atteint moi-même
[…] par cette soudaine résurgence d’une pure évidence en faveur d’une cause
juste calomniée, qui ‘retourne’ un adversaire de bonne foi” (La Passion de Hallâj
martyr mystique de l’islam. Étude d’histoire religieuse [Nouvelle édition], I-IV,
Paris 1975, I, 24). L’étincelle initiale de l’étude avait été allumée en 1907 au Cai-
re “par la rencontre de poignantes maximes sapientiales hallagiennes” (ibid., 19).
Une trace imprévisible de l’extraordinaire écho de l’opus magnum de Massignon
a émergé des chroniques du second conflit iraquien, lorsque le journaliste Bernar-
do Valli, pénétrant “dans une bibliothèque publique dévastée”, a retrouvé, parmi
“les livres, arrachés de leurs rayons et jetés par terre”, La Passion de Hallâj : “Je
n’ai pas résisté à la tentation, et j’ai emprunté le fameux ouvrage de Louis Massi-
gnon. La vie du ‘soufi’, semblable par certains aspects à celle du Christ, est une
lecture purifiante en ces jours iraquiens. Je restituerai l’‛emprunt’ (qu’en réalité
j’ai sauvé) avant de repartir” (La Repubblica, 13 avril 2003).
11
La Passion de Hallâj martyr mystique de l’islam, I, 30. Massignon y confesse
ensuite l’impossibilité de percer le mystère intime du martyr : “C’est en baissant
“Abraham, père de tous les croyants” 105

En première approximation : un homme de prière


Sans vouloir épuiser le “secret” de Massignon12, mais aussi pour
affronter plus directement l’objet de cette contribution, il me semble
qu’on peut proposer une clé fondamentale de lecture en rappelant
d’abord sa caractéristique d’homme de prière. Dans l’abondante litté-
rature secondaire sur Massignon, cet aspect n’est certes pas ignoré,
mais la figure de l’orant, que je sache, n’a pas fait l’objet d’une re-
cherche spécifique. Or, en parcourant même rapidement ses écrits ain-
si que les divers témoignages biographiques sur Massignon, on reste
frappé par l’abondance des références à l’expérience de la prière13.
Elle marque en profondeur toutes les circonstances de sa vie, de sa
conversion à sa mort. Ce n’est pas seulement en raison d’une voca-
tion qui lui serait propre que la prière remplit à ce point son histoire,
mais probablement aussi parce qu’il appartient à une génération im-
prégnée de l’esprit de la tradition qui caractérisait le catholicisme
romain avant le Concile du Vatican II. Bien que Massignon ait contri-
bué, par son œuvre, à alimenter les ferments de renouveau de la pério-
de conciliaire, en particulier en ce qui concerne l’attitude de l’Église
catholique envers les religions non chrétiennes14, sa spiritualité appa-
raît largement tributaire d’une époque aujourd’hui quasi totalement
disparue, car remplacée par une sensibilité bien différente.
Celui qui parcourt la correspondance de Massignon notera, par
exemple, combien le temps y est scandé principalement par les fêtes
des saints, même si son cœur bat en particulier pour certains d’entre
________
les yeux, markhiyâ ‛aynanyyâ, que je salue de loin cette haute figure, toujours
voilée pour moi, jusque dans sa nudité suppliciée” (ibid.). Sur le thème du “cœur”
dans la pensée islamique, en comparaison avec la tradition biblique et monasti-
que, voir l’article “Le ‘Cœur’ (Al-Qalb) dans la prière et la méditation musulma-
nes” (1950), OM II, 428-433.
12
Je fais mienne la prière de Stétié : “De ce Louis Massignon dont l’exemplarité
nous obsède, on peut dire, comme de certains des plus grands mystiques de l’is-
lam : ‘Que Dieu sanctifie son secret’” (STÉTIÉ, “Louis Massignon entre mystique
et politique”, 40).
13
Voir l’émouvante correspondance avec son filleul, l’étudiant marocain (Jean-)
Mohammed Abd-el-Jalil (1904-1979), converti au christianisme à Paris et devenu
par la suite franciscain et prêtre : Massignon – Abd-el-Jalil. Parrain et filleul,
1926-1962. Correspondance rassemblée et annotée par F. Jacquin, Paris 2007.
14
Parmi d’autres, G. RIZZARDI le rappelle dans son L. Massignon (1883-1962).
Un profilo dell’orientalista cattolico, Milano 1996, 37-50.
106 Lorenzo Perrone

eux (comme François ou Abraham), ou par d’autres mémoires chré-


tiennes (mais aussi musulmanes). La ferveur de la vie sacramentelle
fondée sur l’eucharistie est en outre soutenue par la participation aux
formes de dévotion privée ou collective, en particulier sur les lieux de
pèlerinage et, parmi ceux-ci, ceux qui ont un lien particulier avec
Marie, comme le sanctuaire de N.-D. de la Salette15. Cette attitude ne
signifie absolument pas que Massignon ait participé à la dévotion
maniériste, non seulement à cause de l’empreinte d’authenticité et de
souffrance intime qui l’accompagne souvent dans ses manifestations
orantes (et le conduit à repousser, avec son “mentor” Huysmans, la
“bondieuserie”, le bigotisme dévot traditionnel)16, mais aussi parce
que sa piété personnelle combine des éléments inédits par rapport à la
pratique diffuse ou remplit celle-ci de contenus nouveaux17. La célè-
bre boutade de Pie XI qui, lors de l’audience privée du 18 juillet
1934, l’aurait interpellé malicieusement comme “musulman catholi-
que”, en dit long sur l’originalité irréductible du chrétien Massi-
gnon18. D’ailleurs, en 1950, il a été ordonné prêtre dans le rite grec
melkite, à cause du lien particulier qu’il entretenait avec les chrétiens
orientaux en milieu musulman, sanctionnant ainsi un désir sacerdotal
qu’il couvait depuis les années qui suivirent immédiatement sa con-
version.

________
15
Je rappelle, non sans un brin de chauvinisme, qu’en 1899, au seuil de sa phase
agnostique et libertine, il visita avec sa famille le sanctuaire de la Madonna di San
Luca à Bologne.
16
Dans une lettre du 2 septembre 1934, Massignon se lamente de la situation
familiale à ce propos : “mon foyer, du fait de l’abstention de piété (très discrète et
très différente) de ma Femme, n’a jamais pu être un foyer fervent […] Ma Femme
trouve qu’on n’a pas besoin d’être si souvent (1 heure le matin et ¼ d’heure
l’après-midi) à l’église quand on n’est ni moine ni prêtre (comme si l’action de
grâces était une ‘profession’ matérielle réservée à certains” (Massignon – Abd-el-
Jalil, 109).
17
Qu’on pense à la neuvaine de prière faite en 1932 à La Verne avec le P. Abd-el-
Jalil, pour le 1300e anniversaire de la mort de Muhammad et mentionnée dans une
lettre du 7 octobre 1957 à Giorgio La Pira, maire de Florence. Cf. G. BASETTI-
SANI, en appendice : Carteggio tra L. Massignon e G. La Pira, Firenze 1985, 273.
18
“Il a béni debout ma ‘voie’ particulière et tous mes collaborateurs. Il m’a taqui-
né, disant qu’à force d’aimer, j’étais devenu un ‘musulman catholique’ pour qu’on
aime, par moi, les musulmans dans l’Église” (Massignon – Abd-el-Jalil, 109 [24
juillet 1934]).
“Abraham, père de tous les croyants” 107

L’importance de la prière dans l’itinéraire de Massignon est étroi-


tement liée à l’expérience de la conversion, alors que, talonné par la
“visite de l’Étranger”, lors de la crise spirituelle éprouvée après la
faillite d’une existence amorale, et sous l’impression rapprochée des
orants musulmans qu’il avait fréquentés dans son séjour à Baghdâd
(décembre 1907 – mars 1908), il retrouve sa prière de chrétien, en
prononçant ses premières paroles incertaines en arabe19. Ce n’est pas
encore l’expérience intime et spontanée du fait de prier, qu’il ne dé-
couvrira que plus tard comme acte rempli d’adoration, mais, dans
l’image de cette expérience cruciale, transmise par Massignon en de
nombreuses circonstances, parmi lesquelles la commémoration de
Charles de Foucauld lors du centenaire de sa naissance (18 mars
1959), la présence d’orants grâce auxquels il a pu retrouver la foi,
affleure toujours20. Le rappel de ces “orants invisibles” (parmi les-
quels sa mère, Huysmans et Foucauld) fait émerger le motif des
“âmes compatissantes” qui assument sur elles-mêmes de manière vi-
________
19
“Ma première et tremblante prière, en arabe, en prison, donnée par vœu au salut
d’un ami musulman, renégat désespéré, et à travers Hallâj et lui, à tous mes amis
musulmans” (L. MASSIGNON, “Toute une vie avec un frère parti au désert : Fou-
cauld” [1959], PD, 67). Massignon n’a cessé de se souvenir de son ami homo-
sexuel José-Luis de Cuadra (1887-1921), un espagnol converti à l’islam qu’il
avait fréquenté au Caire en 1906, avec lequel il est resté en contact jusqu’à son
suicide dans le Cárcel Modelo di Valencia (1921). En un certain sens, Luis est le
“double” de Louis, qui offrira sa propre vie pour le salut spirituel de son ami pour
qui il ne cessa de prier.
20
“[…] Arrêté comme espion, frappé, menacé d’exécution, essai de suicide par
horreur sacrée de moi-même, recueillement soudain, les yeux fermés devant un
feu intérieur qui me juge et me brûle le cœur, certitude d’une Présence pure, inef-
fable, créatrice, suspendant ma sentence à la prière d’êtres invisibles, visiteurs de
ma prison, dont les noms frappent ma pensée : le premier nom, ma mère (alors
priait à Lourdes), le cinquième, le nom de Charles de Foucauld” (ibid., PD, 67).
Sur les circonstances de cette conférence, tenue à la Sorbonne lors du centenaire
de la naissance de Foucauld, et sur la profonde impression qu’elle laissa sur le
public, voir le beau témoignage de Jean-François Six : “Moments bouleversants,
dans cette conférence, que le récit, dans une évocation à la fois discrète et passion-
née, de ses ‘contacts spirituels’ avec Foucauld, avant et après la mort de celui-ci.
Affirmation, plus vive encore, de ce qui avait été au cœur de leur vie : leur désir à
tous deux d’aller ‘aux humains les plus abandonnés’ (le terme ‘abandonné’ ponc-
tua constamment sa conférence), leur volonté de prendre sur eux, le plus possible,
les désarrois, les désespérances d’autrui qu’ils rencontraient, de sortir d’eux-mê-
mes et de faire don d’eux-mêmes” (J.-F. SIX, Le grand rêve de Charles de Fou-
cauld et Louis Massignon, Paris 2008, 285).
108 Lorenzo Perrone

caire, par “substitution” ou transfert spirituel, les fautes des pécheurs,


œuvrant ainsi, par leurs prières et le sacrifice de leur propre vie, pour
le salut des hommes. Si Massignon, qui ressent clairement l’influence
surtout de la vision mystique de Huysmans21, semble vouloir par là
ramener à la source de la prière les principaux motifs inspirateurs de
sa spiritualité, dont on saisira mieux par la suite l’impact si vaste et si
profond, il vit l’oraison dans toutes ses dimensions : adoration, louan-
ge et remerciement ; confession de la faute et contrition, supplication
et intercession. On relèvera toutefois l’accent particulier qu’il met sur
la prière de demande et d’intercession, dont il ne met pas en doute
l’efficacité, bien qu’il en accueille toujours le résultat à la lumière du
dessein impénétrable de Dieu : comme telle, au lieu d’être simple-
ment une “élévation à Dieu” plus ou moins spontanée, selon la classi-
que définition de l’oraison depuis les temps d’Évagre, la prière est
plutôt l’expression d’un moment sacrificiel, autre idée connue d’ail-
leurs de l’antiquité patristique, comme on peut le voir en Origène22.
________
21
“Cette substitution d’une âme forte débarrassant celle qui ne l’est point de ses
périls et de ses craintes, est une des grandes règles de la Mystique” (J.-K. HUYS-
MANS, En route. Édition présentée, établie et annotée par D. Millet, Paris 1996,
111) ; “ils sont les paratonnerres de la société. […] Ils attirent sur eux le fluide
démoniaque, ils résorbent les séductions des vices, ils préservent par leurs prières
ceux qui vivent dans le péché comme nous ; ils apaisent enfin la colère du Très-
Haut et l’empêchent de mettre en interdit la terre” (ibid., 113). Après ce roman de
la conversion (1895), l’écrivain illustrera le principe de la substitution salvifique
en évoquant la figure exemplaire d’une mystique hollandaise dans Sainte Lydwine
de Schiedam (1901). Dans sa reconstruction de la généalogie spirituelle de Massi-
gnon à la lumière de Foucauld, SIX, Le grand rêve de Charles de Foucauld et
Louis Massignon, 60-61, ramène à l’influence de Huysmans l’idée de l’expiation
vicaire des fautes de l’humanité.
22
Sans prétendre tracer la “théologie de la prière” de Massignon, je relève ici
quelques points de réflexion qui montrent combien ce thème mériterait une en-
quête ad hoc. Ainsi, lorsqu’il fait allusion aux “fondements” de la prière pour les
morts, il repousse les critiques de certains théologiens musulmans et rappelle la
valeur intrinsèque de la prière : “Ce sont des nominalistes, qui ne comprennent
pas que la prière a une valeur intrinsèque, comme l’eau d’une source, qui s’offre à
tous les passants, mais peut ne pas faire de bien à ceux qui l’ont forcée pour eux
seuls” (“La cité des morts au Caire” [1958], PD, 381). Réfléchissant dans la “Let-
tre annuelle n° XIII, commencée à Damiette (Égypte) le 19 décembre 1959, ache-
vée à Paris le 26 mars 1960, anniversaire de Hallâj)”, sur la “vie de substitution”
de la Badaliya (sur laquelle voir infra), Massignon introduit de cette manière sa
réflexion sur la prière : “On dit que la prière est une élévation de l’âme vers Dieu.
Elle est, surtout, un essai d’évasion hors du péché, un expatriement, une percée
“Abraham, père de tous les croyants” 109

Mais, tout en exaltant la dimension à la fois oblative et mystique de la


prière, Massignon, recourant à une image suggestive, la voit aussi
comme une “sorte de linceul de lumière enveloppant l’être aimé”23.
C’est fort de ces convictions que, dès les premières années de la
foi retrouvée, il est poussé à chercher la compagnie solidaire d’autres
orants, qui s’associent à lui dans un même engagement de prière.
D’abord Paul Claudel24, puis Charles de Foucauld et enfin, sur son
initiative, l’amie égyptienne Mary Kahil. Massignon se trouve ainsi
faire partie d’unions de prière qui se proposent, chaque fois, des buts
apostoliques spécifiques. Mais le dénominateur commun de ces di-
vers groupes semble être une fidélité plus grande au message de salut
de l’Évangile et une attention privilégiée envers les exclus et les
abandonnés, pour que ce message les rejoigne eux aussi. Cela corres-
pondait à une inspiration que Massignon tire en particulier du projet
d’une “Union” de prière de Foucauld : il s’agissait, à son avis, du legs
le plus important de l’ermite de Tamanrasset, car, dans le “directoire”
de tel groupe de laïcs et d’ecclésiastiques, il préfigurait, à l’intérieur
du monde arabo-islamique et dans les associés situés au dehors de lui,
une vie de témoignage chrétien, vécu dans le silence, la prière et la
charité fraternelle à l’égard des plus humbles25. En profonde syntonie

________
hors de ce nœud d’angoisse où l’âme sent sa vocation intime étranglée par son
destin communautaire, auquel elle doit consentir par l’offrande exhalée vers le
ciel d’un sacrifice total” (L. MASSIGNON, L’hospitalité sacrée, Textes inédits pré-
sentés par J. Keryell, Préface de R. Voillaume, Paris 1987, 416). Pour l’idée de
prière comme anabasis chez Évagre et pour son équivalence sacrificielle chez
Origène, je renvoie à mon travail en cours d’élaboration : L’impossibilità donata.
Uno studio su Origene e la preghiera.
23
“La cité des morts au Caire”, 379.
24
“Merci pour votre lettre du 28, date qui m’est chère, notre union de prières avec
Paul Claudel ayant sa fête de famille le jour de St Augustin” (Massignon – Abd-
el-Jalil, 47 [6 septembre 1928]). Il s’agissait, comme le rappelle Françoise Jac-
quin, d’une “coopérative de prières” fondée par Massignon en 1913 : “À la fin des
années 1920, elle réunissait une petite centaine d’intellectuels catholiques (clercs
et laïcs) en une chaîne de prières aux intentions des uns et des autres” (ibid., 47,
n. 1). Cf. aussi V.-M. MONTEIL, “Entretiens”, PD, 10.
25
C’est cela le “grand rêve”, daté originellement de 1909, auquel Six a consacré
sa passionnante reconstruction (Le grand rêve de Charles de Foucauld et Louis
Massignon), qui fait de Massignon l’interprète et le témoin le plus fidèle de
l’enseignement de Foucauld : “Ce legs, ce ne sont pas des congrégations ou des
‘fraternités’, mais une ‘Union’ destinée ‘à toute âme de bonne volonté’ qui veut
110 Lorenzo Perrone

avec cet esprit, Massignon, réalisant une vieille espérance, toujours


alimentée par l’attraction qu’exerçait sur lui la figure de St François,
était devenu, en 1931, tertiaire franciscain sous le nom d’“Abraham”,
souvent indiqué dans sa forme arabe, “Ibrahim”26.
Le fruit le plus mûr de ces diverses expériences de prière – celui
dans lequel l’intention universelle ou, pourrions-nous dire, “œcumé-
nique” se profile le plus clairement – est représenté par la création à
Damiette (Égypte) en 1934, avec Mary Kahil (1889-1979), de la Ba-
daliya. Ce terme signifie littéralement (selon l’acception originale du
terme arabe) “argent de rachat” ; il qualifie ainsi une association œu-
vrant au travers de la “substitution” – par la prière, la charité et la
sanctification personnelle – dans le but d’assurer le salut des exclus
et, particulièrement, des musulmans27. Plus généralement, la Badaliya
veut être l’expression d’une disposition sacrificielle au bénéfice des
ennemis ou des adversaires et, en tant que telle, rien d’autre qu’une
garantie, comme Massignon le répéta souvent, pour éviter que le
monde ne se précipite dans la catastrophe28. Le modèle sous-jacent est
________
prier pour ‘les plus délaissés spirituellement’ (Directoire, art. XXXIX)” (ibid.,
122). Alors qu’il s’apprêtait à devenir tertiaire franciscain, il déclare sa propre
dette à l’égard de la “règle de prière” de Foucauld dans une lettre à son filleul :
“D’autre part, ma règle de prière est déjà si chargée (et je me dois au P. de Fou-
cauld) que je ne puis m’engager à dire chaque jour toutes les oraisons demandées
aux tertiaires” (Massignon – Abd-el-Jalil, 64 [26 août 1930]).
26
“J’ai pris le nom d’Abraham, un saint de l’Ancien Testament qui m’est cher, et
dont la présence spirituelle, auprès du T.S. Sacrement, comblait pour moi la soli-
tude apparente de cette chapelle, avec la présence, aussi, des saints et saintes de
l’Ordre qui m’ont aidé […] en des circonstances décisives de ma vie […] en in-
time pensée d’intercession, enfin, pour les pécheurs” (ibid., 68 [9 février 1931]).
27
La règle de prière, très simple, s’inspirait d’ailleurs de la dévotion tradition-
nelle : “Prière : Sans aucune obligation stricte, les membres de la Badaliya offrent
pour leurs frères les trois angélus de chaque jour et leur communion du vendredi”
(L’hospitalité sacrée, 376). L’importance du vendredi comme jour de prière com-
mune aux musulmans et aux chrétiens était aussi favorisée par la “Ligue de prière
du vendredi pour la conversion des musulmans” (Massignon – Abd-el-Jalil, 133
n. 4, 287-288 ; cf. en outre la lettre de Mary Kahil du 1er février 1939 : “n’est-ce
point le jour qu’ils ont choisi, afin que dans la Passion du Christ, nous puissions
prier avec eux et à leur place ?” [ibid., 149]).
28
Dans la “Convocation” du 5 décembre 1958 “pour une paix sereine, entre chré-
tiens et musulmans, particulièrement en Afrique du Nord et en Orient”, parlant de
sa récente intervention à l’un des colloques pour la paix réunis par La Pira à Flo-
rence, Massignon écrit : “Comme l’un de nous l’a dit au Colloque de Florence,
“Abraham, père de tous les croyants” 111

toujours celui des saints intercesseurs ou des âmes compatissantes,


dont – outre les exemples rappelés ci-dessus – on pourrait rappeler les
antécédents patristico-monastiques29, idéalement proches de ceux de
l’islam que Massignon connaît bien, même s’il relève que Muham-
mad se limita à prier pour la communauté musulmane, sans aller jus-
qu’à intercéder pour tous les pécheurs30. À la base de la nouvelle
________
tant que l’un ne se met pas à la place de l’autre, en esprit de badaliya, de substi-
tution fraternelle à son adversaire, le monde va à la catastrophe, qu’il s’agisse de
l’apologie de la contre-torture contre la torture terroriste, ou des explosions ato-
miques ‘à l’essai’, pour empêcher la guerre obsession démoniaque dont l’exorcis-
me de la Prière et du jeûne, avec le Sacrifice saint, peuvent seuls délivrer les mal-
heureux, baptisés ou non, qui préconisent et intensifient ces pratiques génocides”
(L’hospitalité sacrée, 426).
29
Rappelons par exemple la lettre de Barsanuphe de Gaza dans laquelle il rappel-
le que le monde est préservé des catastrophes grâce à la prière de trois interces-
seurs : Eijsi; de; trei'õ a[n[ dreõ tevleioi tw/' Qew/' oi{tineõ uJperevbhsan to; mevtron th'õ
ajnqrwpovthtoõ kai; e[labon th;n ejxousivan tou' lu'sai kai; dh'sai kai; ajfh'sai aJmar-
tivaõ kai; krath'sai. Kai; sthvkousin ejn th/' qrauvsei tou' mh; uJfe;n ejxoloqreu'sai
o{lon to;n kovsmon, kai; dia; tw'n eujcw'n aujtw'n met! ejlevouõ paideuvei. Kai; ejrrevqh
aujtoi'õ o{ti ejpi; ojlivgon crovnon ejpimevnei hJ ojrghv. Su;n aujtoi'õ ou\n eu[xasqe. Sun-
antw'si de; aiJ eujcai; tw'n triw'n touvtwn ejn th/' eijsovdw/ tou' ajnwtevrou qusias-
terivou tou' Patro;õ tw'n fwvtwn. Kai; sugcaivrousin ajllhvloiõ kai; sunagavllontai
ejn toi'õ ejpouranivoiõ. {Otan de; prosevcwsin th;n gh'n, sumpenqou'si kai; sug-
klaivousi kai; sunoduvrontai dia; ta; kaka; ta; ginovmena kai; kinou'nta th;n ojrghvn.
“Il y a trois hommes parfaits devant Dieu qui ont dépassé la mesure humaine et
ont reçu le pouvoir de lier et de délier, de remettre les fautes et de les retenir. Ils se
tiennent debout sur la brèche pour empêcher que le monde entier ne soit anéanti
d’un seul coup, et grâce à leurs prières, Dieu châtiera avec miséricorde. Il leur a
été révélé que la colère durerait peu de temps. Priez donc avec eux. Les prières de
ces trois se réunissent pour accéder au sublime autel du Père des lumières. Ils se
félicitent les uns les autres en une commune exultation dans les cieux. Mais
lorsqu’ils considèrent la terre, ils se lamentent, ils pleurent et s’affligent ensemble,
à cause du mal qui est commis et qui provoque la colère” (Lettre 569, in
BARSANUPHE et JEAN DE GAZA, Correspondance, II : Lettres 399-616, SC 451,
Paris 2001, 732-734 ; traduction de L. Regnault, ibid., 733-735).
30
Comme l’observe M. BORRMANS, “Aspects théologiques de la pensée de Louis
Massignon sur l’islam”, in Louis Massignon et le dialogue des cultures, 109-135,
Massignon “reprenant la méditation des mystiques musulmans sur ‘l’ascension
nocturne’ (mi’râj) de Muhammad […] confesse qu’‘il faut constater que demeuré
sur le seuil [de l’enceinte divine], ébloui, il [Muhammad] ne tente pas de
s’avancer dans l’incendie divin, et par cela même, il s’exclut de comprendre ab
intra la vie personnelle de Dieu, ce qui l’aurait sanctifié. Invité à prier pour les
grands pécheurs, il n’ose pas intercéder pour eux tous, il s’en tient aux limites de
son origine, il ne prie que pour ceux de la communauté musulmane’” (pp. 124-
112 Lorenzo Perrone

association de prière se trouve de toute façon l’offrande de soi à Dieu,


faite avec Mary Kahil, pour le salut de Luis de Cuadra, l’ami double-
ment exclu, parce qu’homosexuel et parce que converti à l’islam31. La
composante personnelle d’une expérience d’amitié, qui a laissé une
trace indélébile dans la vie de Massignon, est inséparable de la per-
spective de son “œcuménisme”. Du reste, il comprendra l’intercession
d’Abraham pour les Sodomites comme une manifestation de bada-
liya32. Fondée symboliquement sur le lieu même de la “croisade spi-
rituelle” de St François, modèle authentiquement christique aux yeux
de Massignon qui trouve son sceau dans les stigmates de La Verne, la
badaliya ne perd jamais pour l’islamologue sa double racine, en
Abraham et en Christ. Comme l’attestent les lettres que Massignon
envoyait annuellement aux associés, il tressait les motifs abrahami-
ques de l’“expatriement spirituel” et de l’“hospitalité sacrée” avec
l’appel universel au salut provenant de l’Évangile :
“La Badaliya n’est ni une règle d’oraison, ni une méthode systématique
de pénétration apostolique, c’est une mise à la disposition spirituelle tout
offerte au désir que Jésus a des âmes, pour répondre à leur place à son appel.
C’est un expatriement spirituel pour Lui offrir l’hospitalité dans ces autres
âmes, en toute humilité, pudeur et foi33.”
“La racine divine de l’esprit de Badaliya est dans l’exercice de l’Hos-
pitalité envers le Pauvre des Pauvres, l’Expatrié par excellence, Dieu, qui se
cache sous l’aspect du plus désarmé de nos hôtes étrangers. Celui qui nous
dira au Jugement, Hospes fui, et suscepisti Me (Mt XXV, 35)34.”

________
125). En revanche dans la Passion l’islamologue soutient que “[Pour Hallaj]
l’essentiel est d’obtenir le pardon de tous par une prière d’offrande totalement
dénuée” (La Passion de Hallâj martyr mystique de l’Islam, I, 266 ; cf. aussi ibid.,
28-29 sur l’universalisme de la prière du mystique).
31
Il résulte de la “Convocation” du 1er juillet 1960 que Massignon se rendit en
pèlerinage à la prison dans laquelle l’ami s’était ôté la vie : “Le Scellement, au
bout de trente-neuf années, de notre blason (le Cœur percé par la Lance), sur
l’autel même de la prison où se tua le premier frère désespéré pour qui la Badaliya
fut fondée à Damiette – en Espagne (à Mislata de Valence), doit nous confirmer
dans notre vocation (Luis)” (L’hospitalité sacrée, 442).
32
Dans la “Lettre annuelle no VII” écrite à Jérusalem (9-13 décembre 1953), il
rappelle avoir célébré une messe “à Béni Naïm […], l’endroit exact de la grande
prière de badaliya d’Abraham sur Sodome, méditée par nous dès 1908 (Baghdad)
et 1913, dans sa lettre et son symbole” (ibid., 406).
33
“Lettre annuelle n° IV”, écrite à Hébron et Bethléem à Noël 1950 (ibid., 403).
34
“Convocation” du 3 février 1962 (ibid., 457).
“Abraham, père de tous les croyants” 113

Malgré son groupe “infime” d’associés et ses “moyens pauvres”35,


cet “œcuménisme de la prière” représenté par la Badaliya se référera
à l’arrière-fond toujours plus ample d’une histoire mondiale qui ne se
réduit pas à la dialectique islam-christianisme et à l’urgence de la
paix entre chrétiens et musulmans, mais inclut le sort même du mon-
de contemporain pris entre la menace des totalitarismes belliqueux et
l’avancée “concentrationnaire” de la technique36. En faisant cela Mas-
signon incorpore encore d’autres éléments de provenances diverses,
articulant ainsi un discours spirituel qui veut répondre efficacement
aux grands défis du présent en se servant en particulier de l’arme de
la prière.
Les résonnances patristiques d’une spiritualité engagée
Une autre clé de lecture, subordonnée certes à la première, mais
qui n’est pas seulement un prétexte, peut provenir de la question de la
présence de motifs patristiques dans la spiritualité de Massignon. Une
grande partie de la vie de ce chercheur se déroule en effet à l’intérieur
de l’arc formé par la crise moderniste, au début, et par Vatican II, à la
fin, période qui voit se manifester un intense ressourcement patristi-
que, très actif en France dès les années Trente. Nous savons que l’is-
lamologue était l’ami d’un de ses protagonistes, Jean Daniélou, avec
qui il collabora, dès après la seconde guerre mondiale, à l’expérience
significative de la revue Dieu vivant37. Au-delà de cette relation
________
35
Voir la “Convocation” du 2 juin 1961 : “Nous pouvons, nous devons, cons-
cients de notre nombre infime et de notre faiblesse apparente, redoubler notre
confiance surnaturelle dans les arma Christi, dans la participation aux moyens
pauvres et efficaces que Jésus a employés toute sa vie pour sauver les hommes de
la séduction perverse des puissances du sang et d’argent, soi-disant ‘mises au ser-
vice’ de l’ordre et de la vérité” (ibid., 450).
36
Sur le rapport de Massignon avec la modernité, cf. J. KERYELL, Massignon au
cœur de notre temps, Paris 1999 ; LAUDE, Massignon intérieur, 174-202.
37
Cf. M.-TH. BESSIRARD, “Louis Massignon et le Père Daniélou”, in Louis Mas-
signon et ses contemporains, sous la direction de J. Keryell, Préface de M. de
Gandillac, Paris 1997, 163-180. Tout en prenant acte de la diversité existant entre
les deux (que, par commodité, on peut résumer dans le schéma “enraciné” [Danié-
lou] – “expatrié” [Massignon]), cet auteur relève leurs convergences spirituelles :
“Si Massignon, par sa compréhension de l’islam, conforte l’intuition missionnaire
de Jean Daniélou qui voit dans les valeurs musulmanes (sens de la transcendance,
primat de la prière, devoir d’hospitalité, jeûne, pèlerinage) autant de ‘pierres d’at-
tente’, Massignon trouve en Daniélou un pouvoir de sympathie, une ouverture du
114 Lorenzo Perrone

d’amitié, comme j’ai parfois tenté de le suggérer, des échos de la tra-


dition patristique ne manquent pas, qui affleurent à titres divers et qui
découlent en premier lieu de l’attraction que le “berceau oriental” du
christianisme exerce sur Massignon38. Ainsi, l’importance fondamen-
tale qu’il accorde à la figure d’Abraham n’est pas sans rappeler cer-
taines perspectives développées dans la pensée patristique : la recon-
naissance de la foi du patriarche à la base des trois religions mono-
théistes – dans l’ordre historique de leur manifestation, judaïsme,
christianisme et islam – ne peut pas ne pas faire penser au privilège
reconnu, par exemple, par Eusèbe de Césarée, à Abraham, d’ailleurs à
la suite des passages évangéliques et pauliniens concernant le patriar-
che, dans la vision de l’histoire du salut39. Comme l’historien ecclé-
________
cœur profondément intériorisée, un respect de la différence que son enracinement
scripturaire et doctrinal ainsi que son discernement purifient de tout syncrétisme”
(p. 170). Il serait intéressant de vérifier de quelles lectures des écrits des Pères et
des études à leur sujet Massignon disposait. De quelques annotations occasion-
nelles on relève une connaissance, non privée pourtant de réserves, des résultats
de la recherche hagiographique moderne. Dans OM I, 31, il critique la méthode de
Delahaye appliquée à la mystique, tandis que dans OM III, 699, il observe de ma-
nière polémique : “je trouve assez écœurante toute une école moderne d’hagiogra-
phes qui déclarent que les vierges martyres qui ne se laissaient pas violer dans
l’antiquité chrétienne, au moment des persécutions, ont été ‘inventées’”. Dans “La
Cité des Morts au Caire”, il rappelle les études du byzantiniste E. Honigmann sur
les Sept dormants d’Éphèse (PD, 380), des références aux Pères ne manquent pas
non plus, particulièrement à Augustin, dans La Passion de Hallâj et ailleurs. Dans
une lettre du 27 août 1937 il rappelle les recherches sur la “mentalité berbère” au
travers des œuvres latines de l’évêque d’Hippone (Massignon – Abd-el-Jalil,
131). Mais ce qui frappe surtout, ce sont les “touches” augustiniennes qui affleu-
rent dans “La prière sur Sodome” en rapport avec le De civitate Dei et occasion-
nellement dans les réflexions trinitaires de Massignon. En ce sens Keryell relève
l’idée d’un “Dieu qui est l’Amour, l’Aimant et l’Aimé” (L’hospitalité sacrée, 20 ;
cf. les passages correspondants aux pp. 430-431, 455).
38
Selon LAUDE, Massignon intérieur, l’attraction du christianisme oriental nais-
sait de la réaction au christianisme “privé de vigueur” de l’Occident : “symboli-
quement parlant, cette insuffisance spirituelle implique aussi de la part des chré-
tiens une distance progressivement accrue par rapport au berceau oriental du
christianisme et donc vis-à-vis de l’inspiration authentiquement sémitique qui le
garderait de toute idolâtrie” (p. 15).
39
Cf. J. SIRINELLI, Les vues historiques d’Eusèbe de Césarée durant la période
pré-nicéenne, Paris 1961 ; M. TETZ, “Christenvolk und Abrahamsverheißung.
Zum ‘kirchengeschichtlichen’ Programm des Eusebius von Caesarea”, in
T. KLAUSER, E. DASSMANN, K. THRAEDE (Hrsg.), Jenseitsvorstellungen in Anti-
ke und Christentum, Münster 1982, 30-46. Le parallèle peut sembler surprenant, si
“Abraham, père de tous les croyants” 115

siastique, qui voit en Abraham le représentant d’une piété originelle


propre aux “hommes amants de Dieu” (theophileis andres), restaurée
par le christianisme après la parenthèse de la loi mosaïque réservée au
peuple juif, l’islamologue regarde lui aussi le patriarche, l’“ami de
Dieu” pour les musulmans, dans une optique décidément universa-
liste, comme “père de tous les croyants”. D’autre part, à la différence
de la tradition patristico-monastique qui, sans ignorer le rôle d’Abra-
ham priant, semble se concentrer plutôt sur la figure de Moïse, pour
Massignon le patriarche ne personnifie pas seulement l’homo reli-
giosus ouvert à l’accueil du mystère de Dieu, mais surtout le modèle
de l’intercesseur de salut, selon l’interprétation suggestive et cons-
tante qu’il en donne avec le plus de densité dans les célèbres Trois
prières d’Abraham40.
À Abraham priant se rattache idéalement le “nuage des témoins”
(He 12,1) participants, eux aussi, de l’expérience de la prière, en rela-
tion avec le jeûne et avec toutes les épreuves et souffrances que le

________
l’on considère ce qui émerge de la “Lettre à Mme R. Charles-Barzel”, dans “Ô
Vierge puissante”, où Massignon résume les étapes de l’histoire du salut en sui-
vant ce schéma : “Dans l’histoire de l’humanité, nous avons trois périodes reli-
gieuses : 1) l’état de nature, blessé par le péché d’Adam, correspondant à l’époque
patriarcale ; 2) l’état légal, qui commence au décalogue du Sinaï ; 3) l’état évan-
gélique, qui commence au Christ et à la Pentecôte. […] L’Islam est encore à l’état
patriarcal, au temps d’Abraham” (in BORRMANS, “Aspects théologiques de la
pensée de Louis Massignon sur l’islam”, 128). Dans l’une des dernières lettres à
Abd-el-Jalil il reprend le même schéma qu’il associe au souvenir de Monchanin :
“L’Islam remonte vers le passé d’avant Moïse et même Noé, il y a là cette ferme-
ture du temps par remontée vers nos origines que Monchanin a, comme moi, saisi
et compris” (Massignon – Abd-el-Jalil, 277)
40
Pour les Pères, Abraham est d’abord l’homme de l’exode et de la foi en Dieu,
comme nous le voyons dans l’interprétation de Daniélou : “Pour le théologien
familier des Pères de l’Église, Abraham est l’homme à qui Dieu demande de par-
tir, et qui a accepté ce saut dans l’inconnu. […] Du commencement absolu à l’at-
tente du retour du Christ, la foi d’Abraham mise à l’épreuve dans la stérilité de
Sara, dans l’abandon d’Ismaël, dans le sacrifice d’Isaac, cette foi domine la pen-
sée du Père Daniélou” (BESSIRARD, “Louis Massignon et le Père Daniélou”, 171-
172). Toutefois, celui-ci montre qu’il fait siens les accents typiques de Massignon
sur Abraham intercesseur (cf. p. 173). Les trois prières d’Abraham comprennent
quatre textes de différentes périodes : “La prière sur Sodome”, “L’hégire d’Is-
maël”, “Le sacrifice d’Isaac” et “Les trois prières d’Abraham père de tous les
croyants”. Je les citerai selon leur titre à partir de l’édition préparée par son fils
Daniel : L. MASSIGNON, Les trois prières d’Abraham, Paris 1997.
116 Lorenzo Perrone

dessein mystérieux de Dieu leur réserve. C’est une ligne de continuité


qui se déploie de l’antiquité à nos jours et franchit les frontières du
milieu chrétien lui-même41. Or, le binôme prière-jeûne est fondamen-
tal pour l’horizon religieux de Massignon. À partir de ses prémisses
évangéliques, il le relit en compagnie des Pères du monachisme occi-
dental et oriental, antique et médiéval, dont il suit en partie les traces
en pieu pèlerinage. L’article paru dans Dieu vivant en 1949, qui syn-
thétisait la réflexion prolongée sur les trois prières d’Abraham, part
justement de la mémoire des témoins dans une sévère “discipline de
prière et de jeûne”, qui débouche dans la Trappe – “fille de St Benoît”
et “nièce de St Augustin, St Basile et St Pacôme” – et se prolonge
dans le puissant témoignage de Gandhi, auquel cette même tradition,
enracinée en St Pacôme et St Basile, parvient à travers les saints soli-
taires slaves et Tolstoï42. La mention de Gandhi – qui représente une
inspiration essentielle pour l’action publique que Massignon déploie-
ra dans les dernières décennies de sa vie –, alignée dans ce texte sur
les figures-clés de la vocation religieuse de Massignon (Huysmans,
Bloy, Foucauld), montre que la référence aux Pères du monachisme
n’est pas une réflexion occasionnelle, mais une déclaration d’appar-
tenance et une revendication d’identité. Ce n’est pas par hasard qu’il
rappelle le pèlerinage de 1910 sur le lieu du monastère de Pacôme,
faisant sienne la vocation de prière et de jeûne, dans la solitude du
désert et dans le silence intérieur d’où a jailli le monachisme chré-

________
41
Dans le texte “À la limite”, écrit pour Noël 1956, Massignon fait sienne la per-
spective des témoins souffrants de He 12, comme compagnons de prière et de lut-
te : “À la limite où notre effort d’intercession suppliante entre deux terrorismes
plie, accablé, comme celui de Gandhi à Noakhali en 1947, sur les genoux, – rele-
vons nos yeux en haut, vers la vie éternelle, vers le ‘nuage de témoins qui nous
ont précédés’ ; ils ont été marqués, eux aussi, abandonnés, otages et rançon de la
justice, avant le temps, dans la participation au Calice de la Passion, dans la Soli-
tude à deux avec le Seigneur, dans l’esseulement de l’Essentiel Désir” (PD, 284 ;
cf. aussi 376).
42
“Gandhi a rejoint dans une mort puissante pour les pauvres et les persécutés,
l’effort des saints solitaires slaves, issus de saint Pacôme et de saint Basile, dont
Tolstoï lui avait transmis, avec l’amour des Béatitudes évangéliques, le dernier
écho” (“Les trois prières d’Abraham père de tous les croyants”, 131). Sur les rap-
ports avec Gandhi, voir Massignon et Gandhi, la contagion de la vérité. Textes
choisis et présentés par C. Drevet, Préface de Y. Moubarac, coll. “Chrétiens de
tous les temps” 23, Paris 1967.
“Abraham, père de tous les croyants” 117

tien43. Si la pratique du jeûne apparente le christianisme primitif (et


oriental) à l’islam, la valeur de l’hésychia représente elle aussi un
point de convergence entre les deux traditions religieuses : silence et
prière sont les deux armes pour la bataille de l’anachorète, la même
au travers de laquelle le Fils de Dieu entre dans la passion (comme
Massignon le relève, en syntonie idéale, et à distance, avec l’Origène
des Series in Matthaeum)44. Mais, en embrassant un engagement d’as-
cèse et de prière, celui qui se voue à une vie contemplative assume
sur lui-même les péchés des hommes pour détourner le châtiment
divin qui les menace45.
Il faudrait approfondir ici, dans le contexte de l’interprétation que
Massignon donne de l’islam, jusqu’à quel point l’image du monachis-
me antique, avec son idéal de perfection ascétique (rahbaniya), déter-
mine la vision du christianisme selon Muhammad et la tradition cora-
nique46. Il est certain que Massignon opère parfois, à cette lumière,

________
43
“Priant, il va y avoir quarante ans, et essayant d’imiter ces trois amis et aînés,
dans un coin de désert de Haute Égypte, Fao, là où fut jadis Phboou, l’ermitage de
Pacôme, le premier centre historique de la militante ascèse chrétienne, il me fut
donné d’en goûter la force : lorsque l’inconscience obstinée d’un compagnon en-
traîné jusque-là s’ouvrit soudain pour un instant à la percée de la Grâce” (“Les
trois prières d’Abraham père de tous les croyants”, 132). Sur les circonstances de
ce voyage, voir SIX, Le grand rêve de Charles de Foucauld et Louis Massignon,
42-43. Le souvenir du monachisme dans l’Arabie préislamique est évoquée dans
“L’hégire d’Ismaël”, 64.
44
Je renvoie ici à mes contributions : “La preghiera nel Commento a Matteo di
Origene” et “La morte in croce di Gesù epifania divina del mistero del Logos fatto
carne (Origene, Commentariorum Series in Matthaeum, 138-140)” (en cours de
publication).
45
Cet orant est pour Massignon (fils explicite de Huysmans) un témoin de Dieu,
défiguré et méconnaissable aux yeux des hommes : “Quand Dieu se choisit un
témoin, même dans le domaine le plus humble, il le rend aux autres méconnais-
sable et odieux. Il voile son âme pour la défendre de la vaine gloire, comme le
Targui se voile contre le vent de sable, afin qu’elle ne découvre son visage que
pour Lui. Mais en même temps, ce déguisement l’a substituée aux autres, pour
porter à leur insu leurs péchés et détourner d’eux le châtiment” (“Les trois prières
d’Abraham père de tous les croyants”, 133).
46
Cf. BORRMANS, “Aspects théologiques de la pensée de Louis Massignon sur
l’islam”. L’A. rappelle que pour Massignon “les chrétiens devraient toujours abor-
der les musulmans ‘comme des frères en Abraham, nés non du même sang (na-
sab), mais du même Esprit de foi et de sacrifice’, renvoyés qu’ils sont, par ces
derniers, aux exigences de la Règle de vie évangélique, cette Rahbâniya (idéal
118 Lorenzo Perrone

une condensation vertigineuse autant qu’inattendue entre les tradi-


tions scripturaires (tant bibliques que coraniques) et la réflexion pa-
tristique, entre pratique ascético-monastique et profession de foi (tant
chrétienne que musulmane), comme lorsqu’il résume la signification
que revêt le jeûne dans une condition orante et contemplative de
l’âme :
“Pour l’islam, comme pour le christianisme primitif, jeûner (siyâm) n’est
pas seulement s’abstenir d’aliments, mais dans le cas, précisément visé par
le Qur’ân (XIX, 27), de la Vierge Marie, s’abstenir de parler : par un vœu de
silence... permettant à la Parole divine d’être conçue en elle47.”
Sur la même longueur d’onde viennent aussi se situer les réfle-
xions relatives à deux thèmes chers à la spiritualité patristico-monas-
tique, celui des larmes et celui du vœu, auxquels nous pouvons ajou-
ter celui du pèlerinage – que Massignon a vécu avec une intensité
exempte de formes de spiritualisation, où se ressent clairement l’in-
fluence biblico-judaïque et surtout islamique48. À bien y regarder tou-
________
monastique) dont le Coran dit que Dieu l’a mise dans le cœur de ceux qui ont sui-
vi Jésus” (p. 127).
47
Cf. PD, 273. Massignon se réfère à la conception et à la naissance de Jésus dans
la Soura XIX (‘Marie’), où nous lisons au v. 26 : “J’ai voué un jeûne au Miséri-
cordieux, je ne parlerai à personne aujourd’hui” (Le Coran, Introduction, traduc-
tion et notes par D. Masson, [Bibliothèque de la Pléiade], Paris 1967). Comme le
montre, p. ex., la “Convocation” de la rencontre de la Badaliya du 2 octobre 1959,
Massignon associe le passage coranique à Ignace d’Antioche : “C’est à cette priè-
re, pensons-nous, que saint Ignace d’Antioche consacrait une de ses Épîtres, par-
lant de cet appel muet, de ce petit cri étranglé, arraché à une jeune fille très pure,
par la compassion divine, devant l’atroce misère du monde. Ce cri fit apparaître à
Nazareth l’Ange de l’Annonciation, à l’instant du plus grand désespoir d’Israël”
(L’hospitalité sacrée, 433). Come le rappelle Keryell, “ce n’est que dans un silen-
ce consentant, voué, que la Parole divine peut être conçue en nous. C’est l’amorce
de toute mystique, celle du Fiat” (ibid., 18).
48
Le thème des larmes est particulièrement lié à la figure de Marie, aussi sous
l’effet de la dévotion de Massignon pour N.-D. de la Salette, comme nous le
voyons dans le passage autobiographique de “Notre-Dame de la Salette : le voile
de ses larmes sur l’Église” (1946) : “Tel ou tel chrétien isolé retrouve, en y repen-
sant, l’émotion poignante d’une comparution anticipée où, montant vers cette ci-
me, il a cru voir son Avocate en larmes, soutenant amèrement son Juge aux mains
percées” (PD, 168). Il lui a aussi consacré une réflexion, suggestive et pénétrante,
comme toujours, dans l’essai “Mystique et continence en Islam” (1951) : “Ces
Larmes de l’intercession, pourtant toutes puissantes, ne la leur obtiendront-elles
pas, au delà de l’éternité convenable ? Qui peut, ici-bas, dépasser ces Larmes, leur
Voile solennel d’intercession ? L’Immaculée pleure, parce qu’elle sait, pour ceux
“Abraham, père de tous les croyants” 119

tefois, il s’agit toujours, dans toutes ces manifestations de vie ascéti-


que et spirituelle, richement attestées par la tradition des Pères, de
prolongements de la pratique orante, d’articulations dans lesquelles se
mêlent les multiples formes de l’oraison, comme nous le voyons aussi
de la valeur d’intercession qui justifie, aux yeux de Massignon, la
pratique du pèlerinage49.
La profonde syntonie avec quelques traits fondamentaux de la
spiritualité patristique se reflète dans l’adhésion convaincue de l’isla-
mologue à la méthode de lecture “anagogique” des Écritures dont il a
certainement bénéficié dans le climat favorable du ressourcement pa-
tristique que nous avons déjà évoqué. Toutefois, les influences qu’il a
subies doivent avoir été plus complexes, puisque d’une part Massi-
gnon renvoie à Léon Bloy et que de l’autre il est ami personnel de
Paul Claudel, le grand poète catholique qui, outre à la pratiquer lui-
même, a revendiqué avec force les droits de l’exégèse spirituelle de la
Bible50. Ceci explique l’union d’intentions entre Massignon, Claudel
________
qui ne savent pas, que la mort est le chaste secret de l’amour des Saints. […] Le
mystique doit traverser la continence, sans s’y arrêter, afin de mourir brûlé” (PD,
280). À propos de l’arrière-fond biblique, patristique et monastique, voir en der-
nier lieu K.C. PATTON, “‛Howl, Weep and Moan, and Bring It Back to God’ :
Holy Tears in Eastern Christianity”, in Holy Tears. Weeping in the Religious Ima-
gination, ed. by K.C. Patton and J.S. Hawley, Princeton – Oxford 2005, 255-273 ;
K. WARE, “‛An Obscure Matter’ : The Mystery of Tears in Orthodox Spiritua-
lity”, ibid., 242-254.
49
Dans sa contribution de 1949 intitulée “Le pèlerinage”, avec une accentuation
qui reflète aussi la pratique islamique du pèlerinage à la Mecque, Massignon l’in-
terprète selon la catégorie “apotropaïque” de la “substitution” : “il ne serait pas
absolument nécessaire qu’il y en eût beaucoup en temps normal ; car un seul pèle-
rin est l’ambassadeur, le témoin intercesseur de tout un groupe croyant, même s’il
n’en a pas conscience. Mais, ce qu’il faut, c’est qu’il y en ait, chaque année, une
permanente continuité, formant une série ‘apotropéenne’ de témoins. Et, dans les
périodes de catastrophes, il est bon qu’il en vienne davantage, car Dieu est désir”
(OM III, 818). La convergence des diverses thématiques sur le noyau dur de la spi-
ritualité massignonienne se vérifie aussi de sa conception du vœu, soutenue entre
autre par le fort renvoi à la figure de Gandhi ; cf. in particulier, “Le vœu et le des-
tin” (1957), in OM III, 688-702.
50
Cf. M. ALEXANDRE, “Le poète et la Bible : Paul Claudel continuateur des Pè-
res”, in Bulletin de la Société Paul Claudel : Trois points de vue sur Le Poète et la
Bible, n° 185, mars 2007, 10-34 : “comme l’annonce au soir de Noël 1886 la lec-
ture ‘prophétique’ d’Emmaüs, l’Écriture, pour Claudel, est tout entière orientée
vers le Christ, son accomplissement. De ce christocentrisme, les témoignages sont
constants” (p. 14). Quant à Bloy, il aurait été initié “par un saint Prêtre, L. Tardif
120 Lorenzo Perrone

et Daniélou, nonobstant les sensibilités et les conceptions diverses,


union qui se manifeste à l’occasion d’une polémique en 1949. Clau-
del réagit en effet de manière critique à un article de Jean Steinmann
publié dans La vie intellectuelle où celui-ci, mettant en scène un dia-
logue fictif entre Bossuet et Richard Simon, prenait ses distances par
rapport à la lecture spirituelle de la Bible au nom de la méthode histo-
rico-critique. Dans une intervention sur Dieu vivant, Massignon
s’associa aux répliques de Claudel et de Daniélou51. Si Claudel
protestait avec véhémence contre l’idée que l’Ancien Testament n’é-
tait passible que du sens littéral, en opposant à Steinmann l’entreprise
pluriséculaire de “cette énorme littérature patristique inspiratrice de
tant de beauté et de dévotion”52, Massignon, de son côté, dans sa vi-
brante contribution intitulée “Soyons des sémites spirituels”, corrob-
orait l’idée de la pluralité des sens scripturaires au travers d’une ana-
lyse subtile des caractéristiques linguistiques de la Bible hébraïque.
Ailleurs (comme dans “La prière sur Sodome”), l’islamologue montre
qu’il se réfère directement à la doctrine patristico-médiévale du “qua-
druple sens des Écritures”, selon la pratique codifiée de l’exégèse
catholique traditionnelle53, mais ici, il préfère parcourir la voie d’un
raisonnement complexe sur le polysémantisme inné, de façon congé-
nitale, au triradicalisme sémitique, qui ne peut être abordé, comme

________
de Moidrey, missionnaire de Jérusalem et de La Salette, au sens anagogique de
l’Écriture Sainte, qui est son sens réel, primitif et final” (“Le pèlerinage” [1949],
in OM III, 817).
51
P. CLAUDEL, L. MASSIGNON, J. DANIÉLOU, “Sur l’Exégèse biblique”, in Dieu
Vivant, 14, 1949, 73-93. Comme l’éditorial le rappelait, “la redécouverte du sens
spirituel de l’Ancien Testament, c’est-à-dire de son caractère préfiguratif, est un
des caractères essentiels du renouveau présent de l’exégèse. C’est une cause pour
laquelle Dieu Vivant a toujours combattu” (p. 75).
52
“Et que pense M. Steinmann affirmant avec sérénité que l’Ancien Testament
n’a qu’un sens, le sens littéral, entendu au sens le plus bas et le plus grossièrement
trivial possible, que pense-t-il de cette énorme littérature patristique, inspiratrice
de tant de beauté et de dévotion, qui, pendant je ne sais combien de siècles, a
prétendu le contraire ?” (“Lettres au Révérend Père Maydieu directeur de la Vie
Intellectuelle”, 77). Contre Steinmann, qui voyait en Origène l’inventeur de l’in-
terprétation figurée, Claudel rétorqua : “J’avais cru jusqu’à ce jour que c’était
saint Paul” (ibid., 78 ; cf. aussi 79).
53
Expliquant le nom de Sodome, il énonce à la suite les sens littéral, allégorique,
tropologique et anagogique (“La prière sur Sodome”, 35). Cf. ci-dessous, n. 64.
“Abraham, père de tous les croyants” 121

tel, qu’au travers d’une tradition interprétative54. Soutenant de fait les


efforts déployés par de Lubac et Daniélou pour la redécouverte de
l’“interprétation figurée”, Massignon niait donc qu’elle fût une in-
vention, même splendide, du christianisme hellénistique, la recondui-
sant avec force à la dimension originelle “sémitico-spirituelle” de la
Bible, et par là à l’“unité du dessein qui l’a inspirée”55. En prenant
ainsi – comme il le précisa ailleurs – ses distances d’une approche
“hypercritique”, incapable de saisir le “suc vital” de la Parole inspi-
rée, Massignon se faisait, à cette occasion aussi, le porte-parole de
motifs et d’exigences qui font en profondeur la substance de sa spiri-
tualité56.
Le cœur d’un œcuménisme orant :
Abraham et l’hospitalité sacrée
Les lignes essentielles de ce que l’on pourrait appeler, en troisiè-
me approximation, un “œcuménisme orant” ont déjà émergé à diver-
ses reprises, mais il convient de s’arrêter encore un instant sur son
noyau inspirateur : Abraham et l’hospitalité sacrée. Massignon a
scruté à fond la “vocation œcuménique” du patriarche “père de tous
les croyants”, référence indispensable pour l’“espérance” des juifs, la
“foi” des musulmans et la “charité” des chrétiens, selon le schéma
paulinien des vertus théologales que l’islamologue exploite pour sa
________
54
“Soyons des sémites spirituels”, in Dieu Vivant, 14, 1949, 82-89 : “surtout dans
les langues sémitiques, le sens des phrases, qui sont condensées, paratactiques,
gnomiques, sapientiales, et même le sens des mots isolés, qui sont moulés sur des
moules rigides, centrés sur des racines trilitères invariantes […] – ce sens n’est
pas un sens unique, mais complexe, polyédrique, ainsi que deux phénomènes irré-
cusables, synonymes et homonymes, nous le laissent même ailleurs entendre”
(p. 84).
55
“Redisons donc avec force qu’il nous faut devenir des ‘sémites spirituels’ ;
mais non pas, évidemment, des ‘sémites littéralistes’ ; qu’il y a, nous ne disons
pas l’inspiration elle-même, mais une prédisposition au recueillement sanctifiant,
dans l’originalité structurale des langues sémitiques. […] Comprendre la Bible,
c’est, non pas unifier à notre guise, par des théories nouvelles, des significations
préalablement morcelées en contraposition, – mais c’est remonter à la plus pure
unité du dessein qui l’a inspirée, à la Personne du Juge qui y est annoncé, qui y a
passé, et que nous attendons” (ibid., 89).
56
“Nous ne savons plus méditer la Bible, l’hypercriticisme nous en a tari le suc
vital” (“Le respect de la personne humaine en Islam, et la priorité du droit d’asile
sur le devoir de juste guerre”, in OM III, 549).
122 Lorenzo Perrone

vision des rapports entre les trois religions monothéistes. Massignon


souhaitait que l’Église catholique célébrât plus consciemment le culte
du saint de l’Ancien Testament et cela permet de comprendre com-
bien l’abrahamisme de sa spiritualité dérivait en premier lieu, par
“contagion spirituelle”, de sa fréquentation de l’islam, sans pourtant
jamais céder à la tentation du syncrétisme57. Du reste, les relations
qu’il dessine entre les trois monothéismes de matrice abrahamique
sont à l’enseigne d’une dialectique d’interaction réciproque que la
triade paulinienne que je viens d’évoquer n’illustre que partiellement.
Dans sa perspective, en effet, toute tradition religieuse est appelée à
se confronter aux autres et à tirer bénéfice du patrimoine spirituel que
chacune d’entre elles représente spécifiquement, même si l’échange
peut, au début, se produire sous le signe de la provocation, voire mê-
me du conflit, comme dans l’optique du jihâd spirituel (et non seule-
ment tel) de l’islam contre les “idolâtres”58. Le résultat de la réflexion
massignonienne débouche donc sur un processus de “contamination”
positive, puisqu’il implique un réciproque enrichissement religieux et
culturel et est accompagné, sur le plan humain, d’une expérience de
fraternisation59.

________
57
“[…]Tandis que le christianisme dégénéré n’entrevoit dans Abraham qu’une
silhouette folklorique incohérente, le monde musulman tout entier croit en son
père Abraham, l’invoque de façon solennelle et communautaire, pour le salut de
chacun, et le salut de tous, le Dieu d’Abraham à la Fête annuelle des Sacrifices,
‛Id al-Qurbân, à la fin des Cinq prières quotidiennes, aux fiançailles et aux funé-
railles” (ibid., 549). Massignon composa une prière pour la fête de S. Abraham (9
octobre) et l’inscrivit en tête de “La prière sur Sodome” “ut solemnius a S. Roma-
na Ecclesia memoria recolatur sancti Abrahae Patriarchae omnium credentium
Patris” (Les trois prières d’Abraham, 32).
58
“Pour l’Islam, toute paix en ce monde est bâtarde, qui n’est pas fondée sur le
Dieu d’Abraham” (“Les trois prières d’Abraham, père de tous les croyants”, 140).
Dans “L’hégire d’Ismaël” Massignon rappelle également “cette mobilisation sour-
de des croyants musulmans, au nom de la transcendance divine que tout pouvoir
temporel doit reconnaître” (p. 63).
59
Il a mis cela en lumière grâce aussi au principe de Gandhi du satyagraha (“non-
violence” ou “poignée de main de la vérité”) : “J’avais été frappé d’y trouver de
quoi rappeler aux Musulmans croyants un principe d’action sociale qu’ils ont trop
souvent oublié et qui s’appelle : al-amr bi’l-ma’rûf, c’est-à-dire prescrire ce qui
est juste, par devoir civique : traiter l’étranger comme un hôte, ‘l’hôte de Dieu’”
(“La Palestine et la paix dans la justice”, PD, 222-223).
“Abraham, père de tous les croyants” 123

L’islamologue a utilisé la catégorie de “réincorporation” à propos


de la réappropriation islamique, qu’il souhaitait vivement car elle n’é-
tait pas encore advenue, du martyr mystique Hallâj60, mais il effectue
lui-même une incorporation analogue de l’islam dans le christianis-
me, en annexant en particulier les figures de ses saints. Nourrie de sa
racine en Abraham, celle-ci culmine en effet dans la réflexion sur la
mystique islamique et sur Hallâj, en souvenir de qui Massignon com-
posa une Oratio pro Hallagio, mille ans après son martyre (1922), qui
revendique la configuration christique du soufi crucifié grâce auquel
il avait recouvré la foi61. En outre, la “réincorporation” de Hallâj, sou-
tenue par l’idée des témoins “compatissants” et de leur “substitution”
mystique, à l’intérieur de ce que Massignon nomme la “géographie
spirituelle des intercessions”, lui offre un modèle pour d’analogues
processus de réappropriation, déjà réalisée ou encore à venir : par
exemple, de Jeanne d’Arc, désormais réintégrée au sein du catholi-
cisme, ou de Marie et Jésus dans le judaïsme qui doit encore les faire
siens62.
Ce rapprochement entre horizons religieux divers repose, pour
Massignon, sur les dispositions spirituelles qu’Abraham incarne et
________
60
Dans son grand œuvre l’A. parcourt les traces de la mémoire de Hallâj rappor-
tée par une “chaîne de témoins” qui prélude à la “réincorporation officielle à la
Communauté islamique d’ici-bas” (MASSIGNON, La Passion de Hallâj martyr
mystique de l’Islam, I, 20).
61
“Souvenez-vous, Seigneur, souvenez-vous de ce fils spirituel d’Abraham, mort
il y a mille années, que Vous avez attiré si visiblement à Votre passion pour les
âmes, et que son agonie pour Ismaël configure, par tant de traits, à la Vôtre. […]
Martyr de la Croix, comme il l’avait prédit : ‘c’est dans la confession de la Croix
que je mourrai’ : mourir sur un gibet qui domine tout l’Islam, et le somme d’a-
vouer que la crucifixion est bien réelle ; et que, quoique Mohammed l’ait tu, c’est
la voie héroïque de l’union divine, le sceau adorable de la sainteté” (L’hospitalité
sacrée, 463 ; cf. aussi “Perspective transhistorique sur la vie de Hallaj” [1955],
PD, 90-91). La dévotion pour Hallâj est attestée aussi par une lettre du 9 avril
1949 : “Hallâj m’aide beaucoup en ce moment. C’est un saint, walî min awliyâ’ al
Rabb [Un saint parmi les saints du Seigneur]” (Massignon – Abd-el-Jalil, 195).
62
“De telles âmes amoureuses, qui ont reçu vocation de prier et souffrir pour tous
[…] continuent de grandir, et de faire grandir, en intercédant, après leur mort”
(“Perspective transhistorique sur la vie de Hallaj”, 96). Dans l’esquisse de 1949
du “Sacrifice d’Isaac”, la troisième des prières d’Abraham longuement méditées
par Massignon, il écrit à propos d’Israël : “C’est dans la compassion d’Israël seul
que peut se réaliser la promesse faite à Abraham d’une bénédiction salvatrice sur
les gentils ; et Israël ne peut se désolidariser de la Mère de Jésus en cela” (p. 127).
124 Lorenzo Perrone

que l’on peut résumer dans le motif de l’“hospitalité sacrée”. Telle


qu’attestée par le patriarche, et particulièrement dans l’épisode de la
philoxenia de Mamré (Gn 18), elle renferme inséparablement le dou-
ble accueil de Dieu et des hommes. L’hospitalité, en effet, est offerte
à l’étranger, et Dieu est tel par excellence, comme nous le savons par
l’admirable confessio sur sa conversion confiée par Massignon à la
“Visitation de l’Étranger”63. C’est au nom de l’hospitalité violée qu’il
associe toujours le rappel de la prière d’Abraham sur Sodome à celles
pour Ismaël et pour Isaac, même au prix d’introduire à première vue
un “facteur de trouble” dans sa vision des trois fois monothéistes.
Mais pour Massignon le péché de la cité maudite consiste, pourrait-
on dire de manière augustinienne, dans l’amor sui et dans le refus des
hôtes dont les Sodomites veulent abuser64. Sans pouvoir examiner ici
l’analyse complexe de l’homosexualité – désignée par des termes au-
jourd’hui désuets, pour ne pas dire “politiquement incorrects”, tels
qu’“uranisme” ou “inversion”, mais humainement et chrétiennement
inspirée par son urgence intérieure du lien d’amitié avec Luis de Cua-
dra65 –, on notera qu’elle tend à déboucher sur la dénonciation du

________
63
Écrit en réponse à un questionnaire sur Dieu, Massignon le présente comme
l’“Hôte” accueilli par l’âme au moment de la conversion : “Cet Hôte fragile,
qu’elle porte en son sein, détermine dès lors tous ses comportements […] c’est un
Étranger mystérieux qu’elle adore, et qui l’oriente : elle s’y voue” (“Visitation de
l’Étranger. Réponse à une enquête sur Dieu”, PD, 281).
64
“Au sens anagogique, spiritualiter, Sodome est la cité de la fausse hospitalité
qui a voulu abuser des anges, donc la cité du péché contre l’Esprit Saint” (“La
prière sur Sodome”, 34). “Sodome est la cité qui s’aime elle-même, qui se refuse à
la visitation des anges, des hôtes, des étrangers ou qui veut en abuser” (“Les trois
prières d’Abraham, père de tous les croyants”, 137-138).
65
La floraison contemporaine des gay and gender studies semble ne pas prêter
attention aux thèses complexes de Massignon sur le phénomène homosexuel, ren-
forcées par un ensemble d’arguments historiques, sociologiques et psychologi-
ques, certes aujourd’hui assez discutables. Deux des œuvres les plus représenta-
tives de la nouvelle vague d’études, comme J. BOSWELL, Christianity, Social
Tolerance and Homosexuality. Gay People in Western Europe from the Beginning
of the Christian Era to the Fourteenth Century, Chicago – London 1980, et M.
BRINKSCHRÖDER, Sodom als Symptom. Gleichgeschlechtliche Sexualität im
christlichen Imaginären – eine religionsgeschichtliche Anamnese, Berlin – New
York 2006, ignorent totalement la singulière approche de Massignon, que Jean
Genet en revanche apprécie : “Non seulement l’analyse – fulgurante – du mal ob-
servé replace admirablement le problème, mais chaque mot a un éclat, un prolon-
“Abraham, père de tous les croyants” 125

manque d’accueil de l’autre, c’est-à-dire de l’offense faite à l’“hospi-


talité sacrée”66. En bref, Massignon voit dans le phénomène homo-
sexuel la manifestation d’une société grégaire, technique, en solution
de continuité avec le foyer domestique, mais y reconnaît aussi, en
germe (non sans une dette transparente au platonisme), l’aspiration
idéale vers le dépassement de la différentiation sexuelle, encore que
cela représente concrètement une tentation à repousser. Traduit en
termes d’exégèse “typologique” d’inspiration patristique, le rapport
Abraham – Sodome est donc décrit par Massignon à l’aide du couple
antithétique “type – antitype”67. Toutefois, Massignon n’évoque pas
le souvenir de l’hospitalité violée par les Sodomites au nom d’une
condamnation millénaire des “divers”, puisqu’il confère encore une
validité à l’intercession d’Abraham pour leur salut. En conséquence,
pour donner suite à la prière du patriarche, il se fera le promoteur
d’initiatives de prière au bénéfice des homosexuels, qui donneront
lieu, avec, parmi d’autres, le soutien de l’ami Daniélou, à l’institution
en 1943 d’une messe mensuelle pour les “rejetés de Sodome”68.

________
gement très lointain : le ton de votre voix est inoubliable” (lettre à Massignon du
13 avril 1956 in Les trois prières d’Abraham, 165-166).
66
Le lien entre les deux thématiques semble parfois susciter l’embarras des inter-
prètes. Ainsi, Rizzardi, qui développe pourtant une réflexion intéressante sur la
première prière, ne parle jamais de la sodomie : “Dans la première prière, Abra-
ham joue le rôle de l’intercesseur en faveur de Sodome, il restitue l’hospitalité
reçue de cette terre, cette hospitalité qu’il avait déjà réservée aux trois personna-
ges divins (Gn 18,1ss). Hospitalité et substitution sont les deux attitudes intérieu-
res d’Abraham à l’égard des ‘étrangers’ et des ‘exclus’” (RIZZARDI, L. Massignon
(1883-1962). Un profilo dell’orientalista cattolico, 101). Pour D. CANCIANI,
“Louis Massignon : Un ostaggio nella casa dell’islam”, in L. MASSIGNON, L’ospi-
talità di Abramo all’origine di ebraismo, cristianesimo e islam, Milano 2002, 7-
52, “même si en commentant la première prière [Massignon] s’arrête ensuite sur
un thème apparemment étranger, celle-ci reconduit en réalité, une fois saisi le mo-
tif inspirateur, à une commune matrice de valeurs, constitutives des trois religions.
Ces valeurs sont l’‛hospitalité’, et la ‘fidélité à la parole donnée’” (p. 15).
67
“La vocation sainte de l’un a précisément pour antitype le crime de l’autre : du
côté d’Abraham, l’acceptation de la paternité familiale, sanctifiée par l’abnégation
et couronnée par la grâce mystique de l’union ; et du côté de Sodome, la tentation
uranienne de l’idéalisme qui délivre du joug de la nature et fait sombrer dans
l’inversion physique” (“La prière sur Sodome”, 35-36).
68
Comme le rappelle CANCIANI, “Louis Massignon : Un ostaggio nella casa del-
l’islam”, 16, Massignon applique aussi aux homosexuels le principe de substitu-
tion salvifique : “l’idée de ‘substitution’ […] qui la sous-tend, est pour lui trop
126 Lorenzo Perrone

Comme nous l’avons déjà relevé, l’hospitalité sacrée, telle que la


conçoit Massignon, n’ignore pas l’aspect du conflit, mais transforme
positivement la relation conflictuelle avec l’étranger et avec l’ennemi,
en en faisant un hôte. En ce sens, sans jamais perdre de vue la filia-
tion abrahamique de l’islam, il a également approfondi la pratique de
l’hospitalité dans le monde arabo-islamique à la lumière de ses études
historico-anthropologiques, la voyant, déjà sur le plan de la société
primitive, comme une “offrande de participation” aux valeurs et à la
vie du milieu d’accueil69. Toutefois, dans le monothéisme abrahami-
que de l’islam – comme Massignon ne se lasse de le répéter – l’hospi-
talité devient aussi un des actes canoniques prévus par cette religion
selon la tradition coranique70. En outre, dans le repas offert par Abra-

________
importante pour considérer cette prière et l’illustration historique qu’il en offre, un
simple tribut au climat culturel du temps. Certes, l’homosexualité par laquelle il a
été en partie effleuré voire même, par personne interposée, touché, était un phéno-
mène diffus dans le milieu intellectuel et artistique, même parmi certains conver-
tis au catholicisme de ces années. Cela explique probablement l’attention parti-
culière qu’il lui prête dans le long excursus où, toutefois, l’amour platonique et
l’inversion, et les diverses formes qu’ils ont assumées dans la société et dans
l’Église, sont examinés avec une grande sensibilité, qui le mène à découvrir, au-
delà de toute explication psycho-analytique, qui reste pourtant nécessaire, dans les
déviations sexuelles la manifestation détournée d’une aspiration spirituelle origi-
nelle. La thérapie suggérée fait référence à l’union mystique, à l’aide gratuite
garantie par Dieu qui seul peut constituer un rempart qui préserve du mal et per-
met de se maintenir solidement dans le réel.” À propos de la prière composée par
Massignon, voir G. HARPIGNY, Islam et christianisme chez Louis Massignon,
Louvain-la-Neuve 1981. Sur l’adhésion de Daniélou à l’engagement de prière de
l’ami, cf. BESSIRARD, “Louis Massignon et le Père Daniélou”, 173.
69
“L’hospitalité, avec ses préambules, salutations cérémonieuses et palabres, est
un embryon de relations internationales, une offre de participation proposée à
l’étranger, à l’ennemi, à la notion de personne humaine que la tribu s’est formée
pour ses membres. L’hospitalité est une merveilleuse initiative humaine, elle est,
pour le primitif, sacrée ; tandis que chez nous, elle est désécrée, elle n’est qu’un
moyen de faire des affaires, et une tactique rentable” (“Le respect de la personne
humaine en islam, et la priorité du droit d’asile sur le devoir de juste guerre”,
OM III, 547).
70
Cf. la “Convocation” du 5 mai 1961 : “dans le Coran, l’hospitalité donnée à
‘l’hôte de Dieu’, c’est-à-dire à tout passant désarmé (ibn alsabîl) est définie com-
me une application du devoir canonique de l’Aumône […] Sous les racines AWA,
JWR, DYF, le Coran donne 26 exemples de la pratique héroïque de l’hospitalité
‘divine’ (car il s’agit d’une parole donnée, infiniment noble et généreuse) ; de la
part de prophètes (Abraham et Lot ; Marie à Rabwé ; Muhammad orphelin ; les
“Abraham, père de tous les croyants” 127

ham à ses hôtes de Mamré, est déjà incluse en germe l’expérience de


convivialité, trait caractéristique de l’hospitalité71. Elle est aussi le
gage de l’universalité contenue dans les promesses de Dieu à Abra-
ham, qui se réalisera avec l’unité de tous les hommes. Plus : dans la
fonction historico-salvifique que Massignon assigne à l’islam grâce à
la comparaison dialectique avec le judaïsme et le christianisme, il voit
ce dernier exposé au reproche que lui adresse la foi islamique de ne
pas avoir saisi dans toute sa plénitude de signification le “signe de la
Table” eucharistique72.
Du conflit à l’espérance de la réconciliation :
les “armes” de la prière
La vocation œcuménique de la racine abrahamique agissant au
sein des trois traditions religieuses qui s’en réclament, s’est accentuée
toujours plus pour Massignon dans son élan universaliste face aux
conflits surgis après la seconde guerre mondiale : d’abord, les événe-
ments de la Palestine avec les guerres et le partage du territoire entre
arabes et juifs, qui, de son point de vue, contredisent radicalement la
signification universelle de Jérusalem et de la Terre Sainte comme
lieu de la convocation de toutes les nations, selon la promesse de
Dieu à Abraham et à l’image de la “tunique sans couture” du
Christ73 ; en second lieu, avec non moins de souffrance et d’engage-
________
Sept Dormants dans la Caverne). Ces exemples ont servi de modèles à d’innom-
brables actes d’hospitalité désintéressée dans l’histoire” (L’hospitalité sacrée,
449).
71
Réfléchissant sur le lien entre hospitalité et pèlerinage, Massignon rappelle que
“aux étapes du pèlerinage l’hôte étranger nous convie au repas, à l’agape de l’ami-
tié divine où reposer notre fatigue dans la Paix de Dieu, se substituant à nous
comme un frère. Et comme Dieu, puisque nous croyons à l’Incarnation” (“Le
pèlerinage”, OM III, 819).
72
Dans un court texte qui condense de nombreux motifs biographiques et des
idéaux en relation avec l’hospitalité sacrée et avec le rapport avec l’islam arabe,
Massignon rejetait la méthode du prosélytisme missionnaire, proposant en revan-
che la voie d’un partage fraternel : “Le repas d’hospitalité partagé entre compa-
gnons de travail, dans l’honneur, est la préfigure de l’extension à toute humanité
de la dernière Cène, où certain hors-la-loi, condamné à notre place, nous a tendu
le pain et le vin de l’Hospitalité divine” (“L’honneur des camarades de travail et la
parole de vérité”, PD, 295).
73
“L’hospitalité d’Abraham est un signe annonciateur de la consommation finale
du rassemblement de toutes les nations, bénies en Abraham, dans cette Terre
128 Lorenzo Perrone

ment militant de la part de l’islamologue, le rapport entre la France et


ses territoires magrébins, investis par le processus de décolonisation
qui culminera dans la révolte et l’indépendance de l’Algérie (1962).
Grâce à son intense méditation des trois prières d’Abraham, menée au
long de cinquante ans (de 1912 à sa mort)74, Massignon élabore un
modèle pour dépasser les conflits qui dans le courant de l’histoire ont
opposé entre eux chrétiens, juifs et musulmans. La voie de la réconci-
liation est indiquée par l’appel, implicite ou explicite, à une révision
critique des rapports antagonistes des uns à l’égard des autres et à une
prise de responsabilité face à l’histoire, pour donner ainsi corps aux
attentes celées dans les promesses divines. À ce propos, bien avant la
reconnaissance de faute et la demande de pardon faites par le pape
Jean-Paul II, Massignon a dénoncé avec véhémence les violences
séculaires perpétrées par l’Église à l’égard des juifs75.
Point n’est besoin de souligner combien cette attitude d’autocri-
tique et de conversion intérieure est requise en germe par tout proces-
sus de rapprochement œcuménique. Toutefois, Massignon s’efforce
________
Sainte qui ne doit être monopolisée par aucune” (“Le respect de la personne
humaine en Islam, et la priorité du droit d’asile sur le devoir de juste guerre”,
548). Dans une intervention dans Dieu vivant de 1948, dans le cadre du partage
entre Israël et la Palestine (Transjordanie), Massignon exaltait la vocation univer-
selle des Lieux saints du judaïsme, du christianisme et de l’islam : “cette Terre
sainte, qui ne devrait pas être un objet de partage entre privilégiés, mais la tunique
sans couture de la réconciliation mondiale, un lieu d’intime mélange entre tous,
et, pour commencer, entre ceux qui ont tout de même plus de raisons de s’unir
que de se haïr, sémites, juifs et arabes, fils d’Abraham, et chrétiens spirituellement
sémites, qui devraient avoir tous renié le culte des idoles car ces idoles sont celles
de crimes parfaitement vains : que rapporte, en effet, un assassinat, comme le di-
sait Gandhi, puisque l’âme est immortelle ?” (“La Palestine et la paix dans la
justice”, 224-225).
74
Pour la genèse de ces écrits, voir l’introduction de D. Massignon à Les trois
prières d’Abraham, 8-10.
75
Si, à la lumière de la prière d’Abraham sur le mont Moriyya (Gn 22,1-19), Mas-
signon accuse les juifs, peuple sacerdotal au travers du patriarche, pour le légalis-
me et l’infériorité reconnue à la femme, il attaque avec non moins de virulence les
fautes de l’Église, du IVe siècle à l’inquisition médiévale et après. Cette conduite
séculaire a représenté la négation pratique du “Messie de douceur et de paix”
(“Les trois prières d’Abraham père de tous les croyants”, 143), génératrice de
violences inouïes à l’encontre des juifs, mais aussi des musulmans. La vision de
l’antisémitisme chrétien est tragiquement marquée par le Concile de Vienne
(1311-1312) avec l’attribution aux juifs de la pratique de l’usure.
“Abraham, père de tous les croyants” 129

d’approfondir les dispositions spirituelles nécessaires à une telle ré-


conciliation, reconnaissant – dans sa formulation plus audacieuse-
ment “œcuménique” – la présence du Christ “en toutes les âmes vi-
vantes”, sans que sa grâce ne puisse être monopolisée seulement par
un groupe d’élus. Si, en se risquant à de telles affirmations courageu-
ses, l’islamologue va au-delà des limites de l’attitude œcuménique la
plus répandue dans l’Église de son temps, particulièrement envers les
religions non-chrétiennes, il semble par ailleurs récupérer une doctri-
ne typiquement patristique : on ne peut manquer en effet de relever
l’affinité substantielle existant entre son universalisme christique et la
doctrine justinienne du Logos spermatikos76. En ce sens, Massignon
utilisera, pour qualifier les musulmans, l’expression “frères séparés”,
habituellement réservée par les catholiques aux chrétiens des autres
confessions77. Cette conscience œcuménique semble parfois se sou-
________
76
L’affinité avec la doctrine de Justin est évidente dans le texte d’une “Convo-
cation”, celle du 1er avril 1960 : “Il n’y aurait plus d’athée, parmi eux [scil. les
vivants] si, comme le disait Gandhi, nous réalisions que tout homme qui pense, ne
peut que vouloir ‘penser vrai’, – et qu’ainsi notre recherche s’unit à la sienne,
puisque Dieu est Vrai” (MASSIGNON, L’hospitalité sacrée, 439). Voir aussi le
texte daté du 6 juin 1958 : “L’Islam peut être authentiquement mystique dans un
climat de grâce. Il n’y a pas de peuple élu, la grâce du Christ circule partout. Le
Christ est présent à toutes les âmes vivantes. Il n’y a aucun péril à voir le
surgissement de la grâce, c’est le fruit de la Rédemption. Le grand obstacle vient
de nous. C’est nous qu’il faut purifier, notre pensée, notre vision. […] Le Christ
n’est pas le monopole d’un petit nombre d’hommes, partout où il y a une vie
christique, il y a présence du Christ. Si nous baissions les yeux, si nous saisissions
au cœur de Jésus ce regard que nous avons pour nos frères orthodoxes en nous
exerçant à la même fraternité vis-à-vis de nos frères musulmans, nous verrions
que rien ne peut être en dehors du Christ” (ibid., 423). Pour CANCIANI, “Louis
Massignon : Un ostaggio nella casa dell’islam”, 21, Massignon “signale constam-
ment dans le Coran et dans de nombreux textes mystiques, la présence mysté-
rieuse de ‛Îsa ibn Maryam, et l’action implicite de ce que les théologiens appellent
les ‘semences du Verbe’”. RIZZARDI, L. Massignon (1883-1962). Un profilo
dell’orientalista cattolico, 107, reconnaît lui aussi la proximité avec la “tradition
patristique des ‘semences du Verbe’, expression du christocentrisme universel”.
77
L’expression figure dans la “Lettre annuelle no VII”, écrite à Jérusalem en dé-
cembre 1953 : “Nous y cherchons amoureusement le témoignage de la Vérité
Unique, nous y vénérons les parcelles de grâce et les appels de l’Esprit Saint, sans
Qui la piété n’existerait plus. Nous y unissons l’imploration toute-puissante du
Christ souffrant et de sa Mère douloureuse. Comme le Bx. Robert d’Arbrissel,
prédicateur de la première Croisade en terre d’Islam, qui dédia son Ordre (Fonte-
vrault, où un spécial office de saint Abraham figurait au missel) à cette parole du
130 Lorenzo Perrone

der, dans son aspiration de réconciliation, à la reconnaissance d’un


“point vierge” existant au cœur de l’homme, même du criminel le
plus tenace, que seul Dieu est capable de connaître, et qui jugera tout
homme78. S’il est peut-être excessif de discerner en cela un écho loin-
tain de l’espérance universelle du salut conforme à la doctrine origé-
nienne de l’apocatastase, il s’agit en tout cas d’une mise en garde
contre la présomption de jugement, qui reste en revanche la préroga-
tive exclusive de Dieu. À sa place, selon le message constamment
répété dans l’expérience de prière de la Badaliya, doit s’instaurer un
sentiment de compassion universelle, qui se focalise sur les rejetés,
les pauvres, les exclus, et incite à s’adosser par substitution mystique
le poids de leurs fautes et de leurs souffrances. Massignon fait même
de cette compassion réparatrice et non violente, vécue à l’image du
Christ crucifié, de Marie au pied de la croix et de tous les saints souf-
frants et intercesseurs du judaïsme, du christianisme et de l’islam, la
“pierre angulaire de toute reconstruction de la société humaine”79. Il
s’ensuivait aussi pour lui la renonciation à tout militantisme agressif
au nom des valeurs et des doctrines professées en faveur d’un témoi-
gnage humble et silencieux, fidèle au modèle de Charles de Foucauld,
visant par conséquent sa propre conversion et celle de l’autre à l’ap-
________
Christ en croix à saint Jean ‘Voilà ta Mère’, lui montrant la Vierge des Douleurs
et de l’Intercession, debout sur le Calvaire, sachons que notre direction spirituelle,
l’unique source de notre substitution aux âmes de nos frères séparés, jaillit de ce
Cœur maternel et virginal tout à la fois, nous enseignant par là même toute l’in-
tensité et la pudeur de notre vœu d’abandon” (MASSIGNON, L’hospitalité sacrée,
407).
78
“Il y aura à la fin, dans la sauvagerie du primitif, je dirais, le plus capable de
crimes, il y a un ‘point vierge’ que seul Dieu connaît, et qui nous jugera tous”
(“Le vœu et le destin”, 693).
79
Voir la “Lettre X” (veille de Noël 1956) : “Nous pressentons que la compassion
non violente est la pierre angulaire de toute reconstruction de la société humaine.
[…] Par la ‘substitution’, sans aucune usurpation généalogique, nous entrons, à la
place des invités défaillants de la Parabole nuptiale, dans des chaînes continues de
témoins fortuits, racolés par la grâce dans les carrefours, parmi les abnâ el-sabîl
(les passants), promus soudain ‘témoins apotropéens’ (abdal) de la Pitié divine ;
arrachés, par là même, à notre parenté charnelle, et l’en faisant souffrir ; affiliés
par cette privation ‘virginale’ au privilège angélique des anges gardiens, dépassant
même les limites de leur incorporéité pour compléter humainement ce qui manque
à nos frères pécheurs, déportés, exclus, proscrits de la Loi : pour qu’ils soient gra-
ciés, amnistiés ; à chacun de nous ils le demandent” (MASSIGNON, L’hospitalité
sacrée, 408).
“Abraham, père de tous les croyants” 131

pel de Dieu dans l’intimité, en évitant tant le prosélytisme que la vo-


lonté d’humilier l’adversaire. Massignon assume ici les accents d’un
prophète du dialogue œcuménique et de son esprit le plus authenti-
que, aujourd’hui encore malheureusement trop souvent esquivé :
“Si ceux qui croient détenir la vérité la dardent sur leurs ‘ennemis’ com-
me une fusée éblouissante, ils ne les persuaderont pas. Bien des intégristes
de l’orthodoxie le font aux dépens de la charité fraternelle. La vérité de la
non-violence est nue et désarmée sur la Croix, après avoir été revêtue de la
robe des fous par Hérode. La vérité est l’épouse des âmes de compassion et
de douleurs, qui sont prêtes à suivre le Maître80.”
Face aux multiples conflits et lacérations qui font obstacle à la
fraternité universelle, fruit de l’“hospitalité sacrée”, Massignon ne se
sentait ni désarmé ni impuissant. Au contraire, soutenu par sa profon-
de conviction de la force décisive de la prière et des gestes qui lui
sont associés, le jeûne et le pèlerinage, il en a fait ses “armes” spiri-
tuelles pour parvenir à la solution des conflits, en particulier, en
priant et en agissant pour la réconciliation et pour une “paix sereine”
entre chrétiens et musulmans. Ce n’est pas par hasard que dans un
texte récapitulatif sur les trois prières d’Abraham, la réflexion de
Massignon se termine par une méditation de la figure de Marie, qui
attire les pèlerins en Terre sainte (en ayant été elle-même symboli-
quement le “type”)81 sur les traces de l’appel de Dieu à la foi en Lui
comme “Père commun” de tous les hommes, assoiffés de justice et de
paix. En se réappropriant ainsi, dans toute sa densité, l’attente escha-
tologique commune aux juifs, chrétiens et musulmans, Massignon

________
80
“Convocation” du vendredi 3 juin 1960 (ibid., 441). L’œcuménisme devrait
faire trésor aussi des indications contenues dans la “Convocation” du vendredi 6
octobre 1961 : “un témoignage brutal en faveur de la vérité, sous sa non-violence
physique apparente, recèle le recours à une violence spirituelle, à une arme plus
menaçante que les pires armes matérielles, l’arme de la Vérité conçue comme
notre privilège et monopole, contraignant l’adversaire à s’humilier comme un
menteur […] car nous voulons mourir anathème, pour nos frères qui sont perdus”
(ibid., 453).
81
“Elle est aussi la vraie Terre sainte, étant cette ‘argile’ vierge, prédestinée, sub-
limiori modo redempta, où sont conçus, avec leur Chef, tous les élus. C’est donc
Elle qui, comme une ligne de faîte, et non pas de partage, où l’on pressent son
apparition, attire les pèlerins qui cherchent justice sur les hauts lieux de Palestine,
juifs, chrétiens, musulmans, sans qu’ils s’en doutent, même ces derniers” (“Les
trois prières d’Abraham père de tous les croyants”, 145).
132 Lorenzo Perrone

exprimait le désir de pouvoir mourir en Terre sainte, comme frère de


tous – en Abraham et en Christ82.
Lorenzo PERRONE
Alma Mater Studiorum – Università di Bologna
Dipart. di Filologia Classica e Medioevale
Via Zamboni 32, I-40126 Bologna
<lorenzo.perrone@unibo.it>

SUMMARY : Lorenzo PERRONE, “Abraham, Father of All Believers”. Louis


Massignon and the Ecumenism of Prayer. — In spite of the fact that there have
been profound changes in the political and religious situation during the half
century since Massignon passed away, his thought and works still prove to be in-
fluential. They certainly demand challenging hermeneutics in order to convey
Massignon’s message for the present time. The article attempts to find a key to
understand the contemporary significance of this imposing figure, pointing first of
all to Massignon as a “man of prayer”. This aspect deeply characterizes the
scholar and his engagement in the society and the church from his conversion
(1908) until his death (1962). It is indeed a major feature of his spiritual profile
as a believer, which received its imprint from other figures of praying mediators
and patrons starting with Charles de Foucauld and J.-K. Huysmans. Though
prayer, for Massignon, took form in all its manifold expressions, he especially
focused on it as intercession for the salvation of the others, more particularly the
marginal, the poor and all those excluded from the Christian salvific appeal,
among them special attention is devoted by him to the spiritual destiny of Mus-
lims. Massignon’s spirituality betrays a debt to patristic and oriental Christianity,
sharing with it many features such as the importance not only of prayer but also
of the eminent value of the contemplative life. Massignon also shared with the
patristic tradition the conviction that the Bible demands a ‘spiritual reading’ and
also the idea of the importance of Abraham as a saint of Christianity as well as of
Judaism and Islam. The patriarch indeed became the core of Massignon’s view
on the “sacred hospitality” which determined his approach to the three mono-
theistic religions. In his eyes the figure of Abraham assumes major importance,
since he is the “Father of all believers”. Yet Massignon does not want to promote

________
82
“C’est là qu’il faut aller entendre, sous un déferlement de profanations annon-
ciatrices du Jugement, l’appel de notre Père commun, appelant tous les cœurs qui
ont faim et soif de la Justice, au pèlerinage, à la Ville sainte ; appel redit ici, au
retour d’une treizième visite, faite non sans un grand désir, encore inexaucé, d’y
mourir” (ibid., 146).
“Abraham, père de tous les croyants” 133

a form of syncretistic religion through him. On the contrary, he recognizes the


distinctive, and even conflicting, features of Judaism, Christianity and Islam and
pleads for a dialectic of mutual respect and acceptance of the respective heritage
and values. Massignon’s discourse finds its most complex and stimulating for-
mulation in his famous Les trois prières d’Abraham. The most direct response to
the view he traced in this writing was for him the resort to what we can nowadays
term as a “praying ecumenism” and which is the only powerful way to overcome
the interreligious and political conflicts.

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