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MESURE DE L’AVERSION AU RISQUE ET PARADOXE D’ALLAIS

Sophie Nivoix, Maître de conférences à la Faculté de Droit et Sciences Sociales


Membre du CEREGE1, IAE de Poitiers
93 avenue du recteur Pineau 86022 POITIERS cedex
sophie.nivoix@univ-poitiers.fr

Résumé
Elément incontournable de toute décision financière, le risque influence les choix de l’agent
économique tout d’abord par la façon dont il est perçu. Ainsi l’aversion au risque joue un rôle
clé dans les choix financiers, et s’avère riche d’implications quant à la rationalité des
décisions. Notre étude s’est focalisée sur la mesure empirique de l’aversion au risque, et a
notamment permis de mettre en évidence des divergences de résultat selon le mode
d’estimation de cette aversion. Par ailleurs, au travers de la reprise des termes des choix
conduisant au paradoxe d’Allais, nous avons analysé nos résultats à la lumière de plusieurs
théories. Si le paradoxe semble conduire au verdict d’irrationalité pour certaines décisions au
regard de la théorie de l’utilité, ou de la théorie des perspectives de Kahneman et Tversky,
cette conclusion disparaît lorsque l’on analyse les résultats au moyen de la théorie du regret de
Loomes et Sugden. Dans le cadre de cette dernière en effet, les axiomes nécessaires sont
moins nombreux et laissent davantage de latitude à la forme de la fonction présidant à la
perception du risque. Et de ce point de vue il ressort que la théorie de l’utilité constitue un
cadre trop restrictif de la notion de rationalité.
Mots-clés :
décision financière, utilité, rationalité, aversion au risque

MEASURE OF RISK AVERSION AND ALLAIS PARADOX


Abstract
As a significant element of any financial decision, risk influences the economic agent’s
choices, and it does so through the way it is perceived first. Thus risk aversion plays a key
role in financial choices and has many implications when considering rationality of the
decisions. Our study focused on the empirical measure of risk aversion and, among others, our
results showed some differences depending on the way aversion was assessed. Besides, we
used the conditions of choices that lead to the Allais paradox, and we applied several theories
to analyze the results. The paradox would seem to point to the irrationality of some decisions
when these are viewed within the frame of reference of the expected utility theory, or the
prospect theory of Kahneman and Tversky. Though this verdict disappears when we consider
them through the scope of the regret theory of Loomes and Sugden. Indeed, according to this
theory there are fewer axioms required and they are less restrictive as regards the form of the
function that governs risk perception. This shows that the expected utility theory represents
too restrictive a rationality frame.
Key-words :
financial decision, utility, rationality, risk aversion

code JEL : C9

1
Cette recherche a été menée dans le cadre de l’ACI entre les laboratoires CEREGE (IAE de Poitiers) et CRIEF
(Faculté des Sciences Economiques de Poitiers)

1
L’analyse économique des choix financiers repose de façon privilégiée sur le concept de
rationalité maximisatrice. Celle-ci, parfaitement adaptée à un univers objectif et certain, se
plie également aux contraintes particulières d’un univers objectif et incertain. Dans ces deux
situations la prise de décision nécessite la connaissance de l’ensemble des choix possibles,
ainsi que la probabilité d’occurrence de chaque état final. L’agent économique détermine
alors l’état qui lui apparaît optimal parmi ceux qui lui sont accessibles. Nous n’envisagerons
pas ici les cas d’incertitude endogène, pour lesquels les résultats des choix effectués
dépendent des décisions d’autres agents. De telles configurations relèvent de la théorie des
jeux, qui sort du cadre de cet article.
La détermination de la décision optimale en cas d’incertitude exogène et probabilisable fait
appel à l’aversion au risque de l’agent. Cette aversion, outre sa variabilité selon les agents,
peut par ses caractéristiques conduire à des décisions asymétriques ou non linéaires. Par
ailleurs, l’instabilité de cette aversion pour un seul agent conduit à des atypies telles que le
paradoxe d’Allais. Celui-ci peut être analysé à la lumière non seulement de la théorie de
l’utilité, mais également en tenant compte des apports de la théorie des perspectives et de la
théorie du regret. Notre étude vise donc à mieux cerner empiriquement l’aversion au risque,
en utilisant plusieurs modes d’estimation de la valeur de ce paramètre.
Nous évoquerons dans la section 1 les principales théories de référence pour la notion
d’utilité, ainsi que leurs implications empiriques. Dans la section 2 nous aborderons
l’estimation empirique de l’aversion au risque par l’intermédiaire de deux indicateurs, puis
nous reviendrons sur l’analyse du paradoxe d’Allais.

1. Plusieurs cadres théoriques pour l’utilité

Selon le type de choix financier qu’effectue un agent économique, les paramètres qu’intègre
le processus de choix se révèlent plus ou moins nombreux. En fonction de cela, une théorie
peut expliquer correctement des observations empiriques jusqu’à un certain niveau de
complexité, au-delà duquel une autre théorie, plus complète et au moins partiellement
compatible avec la précédente, s’impose.
La prise de décision financière inclut la notion d’utilité et d’aversion au risque, mais la
perception de la valeur d’une opportunité financière s’avère également fonction de l’aversion
à la perte. Ainsi dans la théorie de l’utilité la richesse constitue le support de la valeur. La
maximisation de l’utilité de l’agent économique nécessite l’aptitude à hiérarchiser les résultats
des différents choix possibles. Ceci implique que ceux-ci soient comparables, au travers d’une
même unité de mesure par exemple, et de manière transitive, ce qui exclut une configuration
de circularité des préférences. La connaissance exhaustive des choix possibles s’avère
également nécessaire, faute de quoi l’agent peut opter pour une décision le conduisant à un
optimum local et non global dans l’espace des choix.
D’où la nécessité pour la théorie de l’utilité de reposer sur certains axiomes, comme
l’existence d’une relation d’ordre (avec les propriétés d’asymétrie et de transitivité), la
continuité de la relation entre plusieurs variables, et l’indépendance. Cependant la description
du comportement en terme d’utilité amène à rejeter l’ensemble des états finaux comme
définition de la fonction d’utilité (Thaler, 1994). L’utilité perçue par les investisseurs ou les
consommateurs pourrait alors davantage dépendre de leur situation financière initiale que des
états finaux qu’ils peuvent atteindre.
Lorsque deux problèmes sont identiques quant à la situation financière finale, il apparaît que
certains individus tendent à évaluer les possibilités en termes de gains et pertes relatifs à un

2
point de référence, plutôt qu’en termes de situation finale. Lorsqu’une perte est envisagée les
choix se portent davantage sur la possibilité la plus risquée, alors que lorsqu’un gain se profile
l’attitude est plus prudente (rejet du risque). Ceci a été mis en évidence par la fonction de
valeur de Kahneman et Tversky (1979). Celle-ci intègre trois constats sur la perception et le
choix.
Tout d’abord les personnes semblent réagir aux gains et pertes perçus plutôt qu’à leurs
situations finales en termes de richesse (comme le suppose la théorie de l’utilité). La fonction
de valeur repose sur les variations en tant support de la valeur.
Ensuite il y a une sensibilité marginale décroissante vis-à-vis des variations, quel que soit leur
signe. La fonction de valeur est donc supposée concave pour les gains et convexe pour les
pertes (v’’(x)>0 pour x<0, et v’’(x)<0 pour x>0).
Enfin les pertes semblent peser davantage que les gains. Donc la fonction est plus pentue pour
les pertes que pour les gains, soit v(x)<-v(-x) avec x>0. On peut qualifier ce point d’aversion
à la perte qui, compte tenu de la forte désutilité associée à la perte perçue, peut parfois
s’avérer plus utile que la notion d’aversion au risque.
Il faut toutefois préciser aussi que la théorie des perspectives de Kahneman et Tversky ajoute
à la théorie de l’utilité un ensemble de violations théoriques. La théorie des perspectives
suppose également que les agents arrondissent les probabilités d’occurrence des résultats de
leurs choix, par valeur supérieure ou inférieure selon leur valeur initiale. Elle suppose aussi
l’existence d’une fonction de pondération ! (p) des probabilités p, qui surpondère les petites
probabilités, sous-pondère les fortes probabilités, et implique les propriétés de sous-
proportionnalité et de sous-additivité (avec une discontinuité aux bornes 0 et 1). En fin la
fonction de valeur (proche d’une fonction d’utilité) doit y avoir au moins un point d’inflexion,
voire plusieurs.
A partir de ces constats, nous avons testé deux premières hypothèses.
Hypothèse H1 : l’aversion au risque est différente selon que l’agent économique encourt un
gain ou une perte
Hypothèse H2 : l’aversion au risque varie selon le montant financier concerné par la
transaction

Quant aux optiques d’Allais (1953) puis de Machina (1982), elles continuent à supposer
l’existence d’une relation d’ordre des préférences. Cela reprend deux axiomes importants de
la théorie de l’utilité : les binômes de choix obéissent à une relation transitive, et les
ensembles de choix ayant des distributions de probabilités identiques pour leurs conséquences
sont équivalents (axiome d’équivalence). Ces deux auteurs ne conservent pas l’axiome
d’indépendance, mais comme ils conservent l’axiome d’équivalence cela revient à
abandonner le principe de la chose certaine (" sure-thing principle ").
C’est l’inverse que font Loomes et Sugden (1982) dans leur théorie du regret : ils retiennent le
principe de la chose certaine et abandonnent l’axiome d’équivalence ainsi que l’axiome de
transitivité. Ces deux axiomes reposent sur l’idée que la valeur d’un choix ne dépend que de
la relation entre les conséquences probabilisées de ce choix et les préférences individuelles, y
compris en matière de risque. La nature et la relation d’ordre concernant des choix alternatifs
n’influence donc pas le choix réalisé dans cette optique. D’où la possibilité d’une relation
d’ordre complète et transitive pour tous les choix. Et la proposition " A est préféré à B " n’est
pas équivalente à ce qu’énonce la théorie du regret " choisir A et rejeter B est préféré à choisir
B et rejeter A " . Cette dernière formulation autorise des préférences non transitives sans ereur
logique de l’agent. De plus un telle situation ne génère aucune difficulté de circularité des
choix car d’une part les binômes de choix sont ordonnés et permettent donc toujours de
choisir entre deux possibilités proposées seules, d’autre part la présence simultanée de tous les

3
choix possibles ne permet plus de constater la non-transitivité de la relation d’ordre entre les
binômes.

La théorie du regret permet en outre d’expliquer des choix en deux étapes qui contredisent
l’axiome d’équivalence et ne peuvent être acceptés selon Allais ou Machina, ou encore le
phénomène de renversement des préférences mis en évidence par Grether et Plott (1979).
Cependant, bien qu’expliquant davantage d’atypies que les théories de l’utilité ou des
perspectives, la théorie du regret se heurte à d’autres phénomènes : l’effet de cadrage
(" framing effect ") ou l’influence du contexte (environnemental, psychologique,…) sur la
décision. Les paramètres composant la théorie du regret ne prétendent pas à cet égard à
l’exhaustivité, même s’ils permettent de comprendre une large part des choix des agents
économiques. De plus, le verdict d’irrationalité d’un choix apparaît moins fréquemment dans
le cadre de cette théorie, dont les visées normatives se font moins contraignantes que dans la
théorie de l’utilité.
En effet l’idée fondamentale développée par Loomes et Sugden (1982) réside dans le fait que
de nombreuses personnes éprouvent des sensations de satisfaction et de regret2, et qu’elles
essaient de les anticiper lors des prises de décision en situation d’incertitude. Il est à ce propos
particulièrement appréciable de relever une convergence de vue avec des travaux récents en
neuropsychologie sur le rôle du cortex orbitofrontal dans l’expérience du regret (Camille et
al., 2004). D’après leurs résultats, un individu éprouve des émotions simples comme la joie ou
la déception lorsqu’un gain obtenu ou non obtenu ne peut pas être comparé à l’alternative
rejetée. En revanche la réaction émotionnelle lors d’un gain ou d’une perte s’avère plus
complexe lorsque l’individu compare ce qu’il obtient à ce qu’il aurait pu obtenir si son choix
avait été différent. Indépendant de la déception, le regret constitue une émotion résultant du
traitement cognitif de la situation. Ainsi l’expérience et l’anticipation du regret, expression du
sens de la responsabilité de l’individu vis-à-vis de ses propres choix, sont des facteurs
déterminants dans les processus décisionnels.

2. Résultats empiriques

La collecte des données a été réalisée début 2005 auprès d’étudiants de second cycle en
économie et gestion, au moyen d’un questionnaire écrit, après explication des thèmes de
l’étude. 85 questionnaires exploitables ont été recueillis. Toutes les questions impliquaient des
évaluations de gains ou pertes en euros, et bien qu’il n’y ait pas eu de transactions réelles les
sujets furent priés de répondre comme si leurs choix avaient des conséquences financières
concrètes pour eux.
L’analyse de l’aversion au risque a été réalisée au travers de mises en situation de choix
d’investissement impliquant des niveaux de risque variés. Les réponses proposées furent de
type dichotomique. Quant à l’attitude vis-à-vis du risque, elle a été codifiée au moyen de
réponses sur une échelle de Likert en 5 points.
Dans le but d’évaluer la perception du risque et son aversion, nous avons posé deux séries de
questions amenant les sujets à comparer un montant financier certain à un autre affecté d’une
probabilité d’occurrence. Le risque pouvant donc provenir soit du montant soit de la
probabilité d’occurrence de la variation de richesse, nous avons analysé séparément chacune
de ces deux sources de risque.

2
La traduction du mot anglais "regret" ("unhappiness because of the loss of something or because something ha
or has not happened", Longman Dictionnary) est plus précise avec le mot français "regret" ("chagrin causé par
une perte ou un mal, contrariété causée par la non-réalisation d’un désir, d’un souhait", Larousse) que "remords"
("vive douleur causée par la conscience d’avoir mal agit", Larousse).

4
2.1. Mesure de l’aversion au risque par estimation de montant

La première série des questions s’est attachée à l’estimation des montants financiers et fut du
type suivant : Pour vous, être certain de gagner (perdre) n euros est équivalent à 1 chance sur
100 de gagner (perdre) combien ? La probabilité de 0,01 étant facilement identifiable et
proche d’une des bornes de définition des probabilités ([0 ;1]), sa comparaison avec une
variation certaine visait à éviter les erreurs de compréhension.
La proposition de gains ou de pertes certains d’ordres de grandeurs différents a permis
d’obtenir les résultats présentés sur le graphique 1. Y figurent les variations de valeur
estimées par les sujets, au travers de leur moyenne, leur médiane ainsi que la réponse
purement statistique à la question.

Graphique 1 - Estimation de la variation de valeur équivalente


à la proposition certaine si la probabilité est de 0,01
5000
valeur estimée avec une probabilité de

4000

3000

2000 Moyenne
Médiane
0,01

1000 Réponse Stat


variation certaine (en euros)
0
-30 -20 -10 0 10 20 30
-1000

-2000

-3000

On remarque tout d’abord que les réponses moyennes sont en valeur absolue sensiblement
inférieures à la réponse statistique lorsqu’il s’agit d’une perte, et sensiblement supérieures
lorsqu’il s’agit d’un gain. La fonction de valeur v(x) est donc convexe pour les pertes
(v’’(x)>0 pour x<0), mais elle n’apparaît ni réellement concave ni convexe pour les gains. Ce
point pourrait aisément être approfondi en reconduisant l’étude avec des montant financiers
différents. L’aversion au risque se révèle donc différente selon que l’agent économique
encourt un gain ou une perte, ce qui confirme l’hypothèse H1.
Ensuite l’éventualité de subir des pertes importantes (-y) semble être surévaluée, alors que
celle d’obtenir des gains élevés (y) apparaît sous-évaluée. D’où une fonction d’évaluation des
variations probabilisées 0,01y plus pentue pour les gains que pour les pertes. Ainsi, après
calcul effectif des valeurs, il apparaît une sous-estimation de la valeur réelle du montant
proposé avec une probabilité de 0,01 lorsqu’il s’agit d’un gain (4529 euros sont perçus
comme 3000, la réponse statistique), et une surestimation lorsqu’il s’agit d’une perte (-834
euros sont perçus comme –3000, la réponse statistique3), soit v(x)<-v(-x) avec x>0. Ceci

3
Pour les gains on a donc 0,01x4529 perçu comme équivalent à 30 (=0,01x3000). Etant donné que la probabilité
de 0,01 est connue et stable pour chaque question, si le décalage entre les réponses données et la réponse

5
témoigne d’une forte aversion à la perte, davantage que d’une aversion globale au risque. Ce
phénomène s’accentue lorsque la perte ou le gain s’accroissent, ce qui valide l’hypothèse H2
(l’aversion au risque varie selon le montant financier concerné par la transaction).
La moyenne peut toutefois se trouver biaisée par quelques observations atypiques, ce qui nous
a conduit à contrôler l’amplitude de nos données. Les valeurs minimales aléatoires observées
furent pour chaque montant certain testé inférieures à celui-ci, ce qui signale dans ces rares
cas une compréhension imparfaite de la question. Par ailleurs les valeurs maximales aléatoires
furent pour chaque montant certain testé supérieures à la valeur statistique de la réponse,
témoignant d’une forte aversion au risque. Quant à la dispersion des réponses, elle s’est
traduite par un ratio moyenne/écart-type assez stable suivant les montants financiers et proche
de 0,7.
Afin de vérifier si un effet de distorsion a pu perturber nos observations, nous avons
déterminé la médiane pour chaque série de réponses (graphique 1). Cet indicateur n’étant pas
décalé par les éventuelles réponses extrêmes, volontaires ou liées à une mauvaise
compréhension de la question, il nous fournit une information utile. Il montre ici un effet
d’aversion à la perte encore plus marqué que la moyenne, confirmant H1, et validant H2 pour
les pertes. Pour les gains, la médiane s’avère très proche de la valeur statistique des réponses,
ne créant que peu de décalage, et témoignant d’une relative neutralité vis-à-vis du risque.

2.2. Mesure de l’aversion au risque par estimation de probabilité

Dans la seconde série de questions, nous avons testé la perception du risque non plus au
travers de l’estimation d’une variation financière avec une probabilité imposée, mais en fixant
le montant de cette variation et en demandant l’estimation de la probabilité associée. Cette
série de questions fut du type suivant : Pour vous, être certain de gagner (perdre) n euros est
équivalent à combien de chances sur 100 de gagner (perdre) 100n euros ?
Nous avons repris les mêmes montants que précédemment pour les variations certaines. Le
graphique 2 présente les moyennes, les médianes et les réponses purement statistiques.

Graphique 2 - Estimation de la probabilité d'une variation


de valeur 100 fois supérieure à une variation certaine

30
Probabilité estimée (en %)

25

20

15 Moyenne
Médiane
10
Réponse stat
5

0
-30 -20 -10 0 10 20 30
variation certaine (en euros)

statistique provenait de ce niveau de probabilité, nous observerions des décalages identiques pour toutes les
valeurs testées ; ce qui n’est le cas ni en valeur absolue ni en valeur relative à la variation de valeur certaine.

6
Ce qui frappe tout d’abord est le fort décalage de la médiane des réponses, et plus encore de
leur moyenne, par rapport à la réponse statistique attendue (1%). Ainsi une variation certaine
de –10 euros est perçue comme équivalente à une perte de 1000 euros affectée d’une
probabilité de 9% pour la médiane, et de 14,7% pour la moyenne. Lorsque la perte certaine
s’accentue, l’écart par rapport à la réponse statistique de 1% se réduit (3% pour la médiane et
12,8% pour la moyenne) mais les valeurs annoncées demeurent significativement supérieures.
L’aversion au risque crée donc de très forts décalages de perception de valeur, au travers de
probabilités largement surévaluées dans le cas de l’option incertaine. Concernant la situation
de gain la surévaluation de la probabilité est encore plus sensible, et croissante lorsque la
variation certaine augmente. Signalons que la présence de valeurs extrêmes (proches de 0 ou
100%) dans tous les cas génère un écart-type des réponses élevé et stable, entre 20 et 25%.

L’hypothèse H1 (l’aversion au risque est différente selon que l’agent économique encourt un
gain ou une perte) se trouve donc à nouveau confirmée, mais l’aversion au risque s’avère cette
fois supérieure en cas de gain. Une explication relative à un coût d’opportunité4, valable ici,
ne l’est pas lors de la série de questions précédentes. On ne peut donc conclure que l’aversion
pour la perte est supérieure à l’aversion au risque en cas de gain. Notons que l’hypothèse H1,
avait déjà été acceptée à l’issue d’une précédente étude, dans laquelle l’ensemble des
paramètres étaient imposés lors de l’énoncé du choix financier (Nivoix, 2005)5. L’aversion au
risque s’y avérait alors supérieure en situation de perte. La prise de décision avec probabilité
et montants incertains imposés semble donc s’apparenter à la prise de décision avec la seule
probabilité imposée. En exprimant les choses autrement, on peut penser qu’une estimation de
montant se révèle systématiquement plus aisée qu’une estimation de probabilité, même pour
des individus ayant des connaissances économiques et financières. Les résultats hétérogènes
entre les deux séries d’estimations peuvent ainsi être liés à une difficulté à répondre à la
seconde série de questions, visant à estimer des probabilités.

De même, l’hypothèse H2 (l’aversion au risque varie selon le montant financier concerné par
la transaction) est à nouveau validée, même si l’évolution de cette aversion selon le montant
de la variation financière n’est pas identique à ce qui a été relevé précédemment. Afin de
clarifier ce point, il conviendrait de tester d’autres montants, d’ordres de grandeur nettement
supérieurs à ceux considérés ici. Il est en effet possible que la fonction d’aversion au risque
suivant le montant de la variation de richesse ne soit ni monotone ni symétrique.

2.3. Risque et utilité : un bref retour sur le paradoxe d’Allais

Ce paradoxe constitue l’un des plus célèbres exemples de contradiction de la théorie de


l’utilité. Il apparaît intéressant de revenir sur ce test dans la mesure où il permet d’analyser la
solidité de l’axiome d’indépendance, important pour la construction d’une fonction d’utilité.
Cet axiome peut s’énoncer ainsi (Guala, 2000) :
" p tel que 0<p # 1
on a x>y $ px + (1-p)z > py + (1-p)z (1)
et signifie que la préférence entre deux choix n’est pas altérée par l’adjonction à chacun d’un
troisième paramètre identique de choix.

4
On manque l’opportunité d’un gain certain, d’où l’exigence d’une probabilité élevée pour accepter de choisir le
gain aléatoire.
5
Les questions proposaient un choix entre une variation de richesse certaine C et une variation D probabilisée,
telle que : C = p(D)xD+(1-p(D))x0.

7
Nous avons repris les termes du paradoxe d’Allais concernant les montants financiers et les
probabilités associées, mais avec une mise en situation impliquant la gestion d’une entreprise,
et non le cas d’une loterie avec un espoir de gain personnel. Les montants en question ainsi
que la prise de décision d’investissement étant familiers aux sujets interrogés, leur implication
et leur volonté d’atteindre une situation financière optimale ne faisait pas de doute. Même si
l’on sait depuis Grether et Plott (1979) que les caractéristiques de formulation de l’offre
financière influencent le choix effectué, et depuis Thaler (1994) que le contexte d’une
transaction financière n’est pas neutre vis-à-vis du résultat de celle-ci, notre mise en situation
est restée suffisamment similaire à celle d’Allais pour échapper à ces biais.
La première question fut ainsi :
Votre entreprise va réaliser un investissement. Que lui conseillez-vous entre ces deux
possibilités :
(U1) L’investissement lui apportera une hausse certaine de 1 million d’euros de son
résultat annuel.
(U2) L’investissement a 10 chances sur 100 de lui apporter une hausse de 5 millions
d’euros de son résultat, 89 chances sur 100 d’apporter une hausse de 1 million, et 1 chance
sur 100 d’être sans effet sur son résultat.

La seconde question fut ensuite :


Votre entreprise hésite entre deux nouveaux produits à lancer. Que lui conseillez-vous
entre :
(U4) Un produit générant avec 11 chances sur 100 une hausse de 1 million d’euros de son
résultat annuel, et avec 89 chances sur 100 aucun effet sur le résultat.
(U5) Un produit générant avec 10 chances sur 100 une hausse de 5 million d’euros de son
résultat annuel, et avec 90 chances sur 100 aucun effet sur le résultat.

Parmi les quatre possibilités de binômes de réponses, deux sont cohérents avec la théorie de
l’utilité : le binôme U1U4 témoigne d’une aversion au risque marquée, et le binôme U2U5
affiche une aversion plus faible. Les deux autres binômes (U1U5 et U2U4) sont en principe
incompatibles avec cette théorie. En cas de quasi-indifférence entre les réponses U1 et U2,
ainsi qu’entre U4 et U5, il est possible que la théorie de l’utilité se trouve en partie mise en
défaut. Cependant, la persistance d’une forte proportion de réponses incompatibles avec la
théorie s’avère plus gênante, plus particulièrement si l’un des deux types de binômes est plus
fréquent.
Les réponses obtenues aux questions sont présentées dans le tableau 1.

Tableau 1 – Termes du paradoxe d’Allais et utilité

Réponses U1U4 U2U5 U1U5 U2U4


Observations 7 60 13 5

La compatibilité de ces résultats avec la théorie de l’utilité peut être évaluée de deux façons.
Tout d’abord il convient d’observer la fréquence des réponses non prévues par la théorie.
L’hypothèse nulle H0 de compatibilité avec la théorie implique que cette fréquence V0 soit
égale à 0. Les données recueillies indiquent une fréquence réelle V1 de 0,21 (soit ((13+5)/85).
Sachant que N est le nombre total d’observations, et que la variance de la proportion trouvée
est V1(1-V1)/(N1-1), on peut calculer la statistique du test de différence de proportion :

8
V1 % V0
DV '
V1 (1 % V1 ) V0 (1 % V0 )
&
N1 % 1 N0 %1

DV valant 4,73, cela signifie que relativement à une distribution normale on peut affirmer
qu’au seuil d’erreur de 1% V1 est supérieure à V0. Donc H0 est rejetée et les observations ne
s’avèrent pas compatibles avec la théorie de l’utilité. Ce résultat concorde avec celui de
Conlisk (1989), qui obtient une valeur de 5,03 pour DV en interrogeant le même type de
sujets.

Dans le cadre de la théorie de l’utilité nous pouvons poser :


x = u (5 millions), y = u (1 million), d’où U1 = y et U2 = 0,1x + 0,89y
on a alors U4 = 0,11 y = 0,11 U1 = U1 – 0,89U1
et U5 = 0,1x = U2 – 0,89U1 = U2 – U1 + U4

Donc U2 > U1 $ U2 – U1 > 0


$ U2 – U1 + U4 > U4
$ U5 > U4

Nous pouvons sur ce point utiliser le triangle unitaire de Marschak-Machina6, qui permet de
tracer des courbes d’indifférence concernant les problèmes de loteries ayant au maximum 3
résultats ordonnés x1<x2<x3. Etant donné que la somme des trois probabilités est 1, seules
deux probabilités ont besoin d’être spécifiées pour définir une loterie (on a p2 = 1-p1-p3).

p3 1
(x3 = 5)

préférences croissantes

U2 U5
U1
0 (x1= 0) U4 1 p1

Les lignes à l’intérieur du triangle relient les ensembles de loteries entre lesquelles les agents
sont indifférents. La théorie de l’utilité implique que les courbes d’indifférence traversent le
triangle du sud-ouest au nord-est, ce qui amène une loterie à dominer toutes celles qui se
situent graphiquement à son sud-est. Si l’on admet l’hypothèse d’indépendance (illustrée par
l’équation (1)) ces courbes doivent être des droites parallèles. Toutefois le paradoxe d’Allais
suggère que ces courbes d’indifférence s’écartent les unes des autres en éventail dans le
triangle. La pente de ces courbes représente l’intensité de l’aversion au risque.

6
Voir par exemple Machina (1987), Conlisk (1989) ou Guala (2000).

9
Dans la seconde manière d’évaluer la compatibilité de ces résultats avec la théorie de l’utilité,
il importe de repérer la dominance éventuelle de l’un des deux binômes atypiques.
L’hypothèse nulle H’0 de compatibilité avec la théorie de l’utilité implique que la fréquence
W0 de la première catégorie d’atypie (U1U5) est la même que celle de la seconde (U2U4),
donc égale à 0,50. Nos observations montrent que la fréquence réelle W1 atteint 0,72 (soit
13/(13+5)). Avec le test de différence de proportion on obtient DW=3,01, ce qui indique que
W1 est supérieure à W0 au seuil de 1%. Donc H’0 est rejetée et les résultats ne s’avèrent pas
compatibles avec la théorie de l’utilité. Cette conclusion est à nouveau cohérente avec celle de
Conlisk (1989). Il faut souligner ici que c’est l’atypie qui s’avère incompatible à la fois avec
la théorie de l’utilité et avec la théorie des perspectives qui se révèle la plus rare (6% du total
des réponses, comme dans les résultats de Conlisk).

Ces observations nous apportent en outre une information relative à l’aversion au risque.
Ainsi les choix les moins risqués pour chaque question (U1 puis U4) sont effectués par une
minorité de sujets (respectivement 20 et 12 sur 85), de façon significative (Khi-deux=9,41 et
1-p=99,78%). Afin de mieux cerner si cet apparent attrait pour le risque est dû à une quasi-
indifférence entre les deux propositions à chaque fois, ou s’il s’agit d’une réelle faible
aversion au risque, nous avons eu recours à deux questions complémentaires.
Juste après la première question relative au paradoxe d’Allais, il fut demandé :
Dans la question précédente (choix entre U1 et U2), en dessous de quelle hausse certaine
du résultat conseillez-vous la seconde possibilité (U2) ?

Bien qu’il existe, comme à chaque question, des réponses extrêmes indiquant ponctuellement
une très forte ou une très faible aversion au risque, et donc décentrant la moyenne, les
résultats affichent une médiane égale à 1,2 millions d’euros. Non seulement cette valeur est
supérieure à la valeur certaine, de U1 (1 million), ce qui est logique avec la préférence
majoritaire pour U2, mais surtout elle se trouve proche de ce seuil. D’où une aversion au
risque qui persiste, ainsi que le montre la comparaison avec les espérances mathématiques de
chacune des propositions :
E(U1) = 1 million
E(U2) = 0,1x5 + 0,89x1 + 0,01x0 = 1,39 millions.
Il aurait donc fallu que E(U1) soit au moins égale à 1,2 pour que la proposition U1 devienne
majoritaire, bien que E(U2) lui demeure supérieure. Ce seuil d’indifférence ne saurait
expliquer tous les choix effectués dans la mesure où il n’est pas identique pour tous les agents,
mais il contribue à atténuer l’ampleur du paradoxe par l’écart qu’il permet avec les résultats
de la théorie de l’utilité.

De même, après la seconde question du paradoxe il fut demandé :


Dans la question précédente (choix entre U4 et U5), à partir de quelle hausse du résultat
avec 11 chances sur 100 conseillez-vous la première possibilité (U4) ?

Ici la médiane des réponses est de 4,5 millions d’euros. Non seulement cette valeur est
supérieure à E(U4), ce qui –comme précédemment- est logique, mais elle s’avère proche de la
valeur de 5 millions utilisée pour E(U5). En effet, on a :
E(U4) = 0,11x1 + 0,89x0 = 0,11 million
E(U5) = 0,1x5 + 0,9x0 = 0,5 million
alors que le niveau médian d’indifférence donne 0,11x4,5 = 0,495 million.
Là encore, on note que le choix majoritaire pour la proposition risquée ne reflète pas
forcément un réel attrait pour le risque, mais l’influence sensible d’une espérance de gain
nettement supérieure dans la proposition contenant la plus forte probabilité d’un gain nul

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(U5). Et la même relation d’ordre entre les préférences avec un écart de valeur des espérances
légèrement plus faible génèrerait probablement un choix majoritaire de la proposition
contenant la plus faible probabilité d’un gain nul (U4). D’où la disparition potentielle du
paradoxe, comme lorsque les valeurs des probabilités utilisées sont moins proches des bornes
0 et 1 (Conlisk, 1989).
On remarque qu’ici ni la commensurabilité des choix, ni leur connaissance exhaustive, ni une
éventuelle circularité des préférences ne pose problème.

2.4. Discussion théorique de nos résultats

Considérons une atypie après l’autre. Pour U1U5 on peut écrire selon la théorie de l’utilité :
) EU(U1) ( EU(U2) ) y ( 0,1x & 0,89y )0,11y ( 0,1x
* $* $*
+EU(U5) ( EU(U4) + 0,1x ( 0,11y +0,1x ( 0,11y
donc cette atypie est par construction impossible
Cependant cette impossibilité ne contredit pas exactement l’équation (1), dans la mesure où
le terme (1-p)z ne correspond pas à (1-0,11)y.

On peut alors se tourner vers une fonction de pondération ! (p) , énoncée par Kahneman et
Tversky (1979) dans leur théorie des perspectives (prospect theory). L’objectif y est de
modéliser un effet de distorsion dans la perception des probabilités, avec ! (p) croissante
avec p non linéairement.
Ainsi on peut réécrire que :
) EU(U1) ( EU(U2) )! (1)y ( ! (0,1)x & ! (0,89)y
* $* $ ! (1)y ( ! (0,11)y & ! (0,89)y
+EU(U5) ( EU(U4) + ! (0,1)x ( ! (0,11)y
$ ! (1) ( ! (0,11) & ! (0,89) (2)
ce qui est cohérent avec une fonction ! (p) croissante avec p et sous-additive.

Ensuite pour l’atypie U2U4 on peut écrire selon la théorie de l’utilité :


) EU(U2) ( EU(U1) )0,1x & 0,89y ( y )0,1x ( 0,11y
* $* $* qui est impossible
+EU(U4) ( EU(U5) + 0,11y ( 0,1x +0,11y ( 0,1x
Et d’après la théorie des perspectives on obtient :
) EU(U1) ( EU(U2) )! (0,1)x & ! (0,89)y ( ! (1)y
* $* $ ! (0,11)y & ! (0,89)y ( ! (1)y
+EU(U5) ( EU(U4) + ! (0,11)y ( ! (0,1)x

$ ! (0,11) & ! (0,89) ( ! (1) (3)


ce qui cette fois contredit aussi la théorie des perspectives.

Il est alors possible de faire appel à la théorie du regret (regret theory) de Loomes et Sugden
(1982), qui modélise l’utilité avec une fonction M(.) qui dépend de l’état du monde que
l’agent rencontre sans l’avoir choisi. On a alors l’utilité:
n
EU = , p U(x ) qui est remplacée par l’utilité espérée modifiée
i '1
i i

n
notée E ik ' , p jmijk
j'1

avec j l’état du monde

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i le choix effectué
k un choix possible qui n’a pas été fait
p la probabilité assignée à chaque possibilité
mijk ' M(cij , c kj ) ' cij & R(cij % c kj ) l’expression modifiée de l’utilité incluant R(.) la fonction de
regret-satisfaction, cij l’utilité correspondant à la conséquence du choix réalisé et ckj la
conséquence du choix possible mais non réalisé.

Cette théorie met en évidence la différence de conséquence entre un processus de choix ayant
impliqué une décision de l’agent à un moment donné et un processus ne l’ayant pas impliqué.
La différence entre m ijk et cij correspond alors à une hausse ou une baisse d’ « utilité liée à la
sensation de satisfaction ou de regret » (Loomes et Sugden, 1982, p.808).

Dans ce cadre nous pouvons reconsidérer chacune des atypies précédentes.


Examinons tout d’abord le choix entre U1 et U2. En reprenant la notation Xi =(x1,p1 ;x2, - )
pour le choix qui a été fait, et Xk=(x2,p2+ - ) pour le choix qui n’a pas été fait, avec p2+ - # 1
et x1 > x2 > 0, on a :
x1 = 5, p1 = 0,10 , x2 = 1, p2 = 0,11 et - =0,89
d’où U1 = (1 ;1)
et U2 = (5;0,10 ; 1;0,89).

L’alternative U1U2 conduit alors au tableau suivant:


Choix p1(p2+ - ) p1(1-p2- - ) - (p2+ - ) - (1-p2- - ) (1-p1- - )(p2+ - ) (1-p1- - )(1-p2- - )
0,10 0 0,89 0 0,01 0
U2 5 5 1 1 0 0
U1 1 0 1 0 1 0

et d’après la théorie du regret (équation (9) p.812 de Loomes et Sugden, 1972) on peut écrire :

U2 ! U1 $ 0,10Q(c(5))-0,11Q(c(1))-0,10x1[Q(c(5))-Q(c(5)-c(1))-Q(c(1))]<0
$ 0,10Q(c(5)-c(1))<0,01Q(c(1))
$ -0,01Q(c(1))<-0,10Q(c(5)-c(1))

Et l’alternative U4U5 conduit alors au tableau suivant:


avec x5 = 5, p5 = 0,10 , x4 = 1 , p4 = 0,11 , U4=(1 ;0,11) et U5=5 ;0,10)
Choix p4p5 p4(1-p5) (1-p4)p5 (1-p4)(1-p5)
0,011 0,099 0,089 0,801
U5 5 1 0 0
U4 1 0 5 0

et d’après la théorie du regret (équation (7) p.811 de Loomes et Sugden, 1972) on peut écrire :
U5 " U4 $ 0,10Q(c(5))-0,11Q(c(1))-0,011[Q(c(5))-Q(c(5)-c(1))-Q(c(1))]>0
$ 0,089Q(c(5)-0,099Q(c(1))>-0,011Q(c(5)-c(1))

Toujours dans ce cadre, l’atypie U1U5 s’exprime au travers du système :


) U1 " U2
* $ -0,10x1[Q(c(5))-Q(c(5)-c(1))-Q(c(1))]<-0,011[Q(c(5))-Q(c(5)-c(1))-Q(c(1))]
+ U5 " U4
$ -0,10<-0,011

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car Q(c(5))-Q(c(5)-c(1))-Q(c(1))>0 (4) qui correspond à l’hypothèse de convexité de la
fonction Q(c) pour tout c>0 et x1 > x2 > 0 (à savoir que Q’(c) est croissante)

Et l’atypie U2U4 s’exprime au travers du système :


) U1 ! U2
* $ -0,089Q(c(5))+0,089Q(c(1))>0,001Q(c(5)-c(1))
+ U5 ! U4
$ Q(c(5))-Q(c(1))<-0,011Q(c(5)-c(1))
qui est incompatible avec l’hypothèse (4), ce qui implique que les agents ayant fait le choix
U2U4 possèdent une fonction Q(c) concave (Q(c(5))-Q(c(5)-c(1))-Q(c(1))<0 pour tout c>0 et
x1 > x2 > 0 , à savoir que Q’(c) est décroissante). La théorie du regret laisse en effet la
possibilité aux agents économiques d’avoir une fonction Q(.) croissante ou non, linéaire ou
non.

Quant au choix risquophobe U1U4 on peut l’exprimer avec :


) U1 " U2
* $ 0,20Q(c(5))-0,22Q(c(1))-0,011[Q(c(5))-Q(c(5)-c(1))-Q(c(1))]<0
+ U5 ! U4
$ 0,089Q(c(5))-0,209Q(c(1))-0,111Q(c(5)-c(1))<0
$ Q(c(5))-Q(c(1))<1,348Q(c(1))+1,247Q(c(5)-c(1))
$ 0<1,348Q(c(1))+0,247Q(c(5)-c(1)) en utilisant (4)

Et le choix risquophile U2U5 avec :


) U1 ! U2
* $ 0,20Q(c(5))-0,22Q(c(1))-0,011[Q(c(5))-Q(c(5)-c(1))-Q(c(1))]>0
+ U5 " U4
$ 0,089Q(c(5))-0,209Q(c(1))-0,111Q(c(5)-c(1))>0
$ Q(c(5))-Q(c(1))-1,348Q(c(1))+1,247Q(c(5)-c(1))>0
$ Q(c(5))-Q(c(5)-c(1))-Q(c(1))>1,348Q(c(1))+0,247Q(c(5)-c(1)) qui est
compatible avec (4)
Les inégalités (5) et (6) demeurent compatibles l’une avec l’autre à la condition que la
fonction d’utilité modifiée M(.) soit personnelle à chaque agent, et puisse varier selon
l’importance qu’il accorde au regret d’avoir renoncé à une possibilité. Si une telle
configuration laisse la place à toutes les combinaisons possibles de choix, elle n’en met pas
moins ne relief certaines d’entre elles. A la différence des autres théories, la sentence
d’irrationalité n’est plus crainte sur l’ensemble des réponses des agents économiques, puisque
c’est le critère de cohérence pour chaque agent qui devient dominant. L’irrationalité se fait
alors individuelle si un agent contredit ses choix d’une situation à l’autre.

Ces constatations permettent donc de nuancer les conclusions précédentes sur la prévalence
des atypies au regard de la théorie de l’utilité. Signalons enfin que les analyses croisées de
l’ensemble des questions avec les réponses aux deux éléments concernant le paradoxe
d’Allais montrent une bonne cohérence globale. Ainsi les sujets ayant opté pour U1 (et dans
une moindre mesure U4) ont fourni des réponses montrant une aversion au risque supérieure à
celle des sujets ayant opté pour U2 (et dans une moindre mesure U5).
Ainsi que le souligne Guala (2000), la définition minimale de la rationalité peut prendre appui
sur la notion de cohérence, présente dans les résultats ci-dessus. La cohérence implique que
l’agent économique poursuit des buts compatibles entre eux (ex : acceptation d’un gain
inférieur pour cause d’aversion au risque), et qu’il emploie des moyens adaptés à ces buts
(choix de l’option la plus pertinente pour lui).

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Conclusion

Cette étude empirique a donc permis d’apporter plusieurs résultats intéressants concernant les
décisions financières. Tout d’abord nos tests ont confirmé une observation antérieure, à savoir
que l’aversion au risque diffère selon que l’agent économique encourt un gain ou une perte.
On peut aussi suggérer la présence d’une convexité pour les pertes dans la fonction de valeur,
accentuant l’aversion au risque plus élevée pour les pertes. Par ailleurs l’aversion au risque
varie selon le montant financier de la transaction considérée, et de façon non symétrique selon
le sens de la variation de richesse de l’agent. Nous avons pu à ce propos mettre en évidence
une difficulté méthodologique dans le recueil des différents facteurs de décision, source
d’hétérogénéité des résultats.
Ensuite la reprise des éléments constitutifs du paradoxe d’Allais a indiqué une voie de
réduction de celui-ci par la détermination d’un seuil d’indifférence. Cette observation atténue
la fragilisation de l’axiome d’indépendance, souvent évoqué dans la formalisation de la
fonction d’utilité, tout en restant compatible avec des approches de la rationalité incluant la
notion de cohérence des choix. Enfin la lecture de ce paradoxe à la lumière de la théorie des
perspectives permet d’écarter le verdict d’irrationalité de l’une des deux atypies relevées par
la théorie de l’utilité. Quant à l’autre atypie, seule la théorie du regret permet de justifier la
possibilité de son existence sans violation de ses axiomes fondamentaux. La notion
d’irrationalité n’apparaît alors plus lors d’une contradiction avec un cadre théorique mais
lorsque l’agent contredit ses propres choix ou se montre incohérent avec sa perception de la
valeur d’une situation de choix à l’autre.

BIBLIOGRAPHIE

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