Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
135-156
135
Recherches
Alexie Tcheuyap
1. Cet article est le résultat d’un projet financé par le Conseil de recherches en sciences humaines
du Canada. Je remercie Serge Banyongen, Abdoulaye Gueye, Jean Philémon Megopé Foondé et les
évaluateurs anonymes de Politique africaine pour leurs observations.
2. F. B. Nyamnjoh, Africa’s Media. Democracy and the Politics of Belonging, Londres, Zed Books, 2005,
p. 149.
3. F. Eboussi Boulaga, La Démocratie de transit au Cameroun, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 360.
4. A. Kom, Éducation et démocratie en Afrique. Le temps des illusions, Paris, L’Harmattan, coll. « Études
africaines », 1996, p. 199.
Politique africaine n° 136 • décembre 2014
136
Recherches
« On m’a souvent demandé pourquoi j’aimais recourir aux pseudonymes. Parce que
je vends mes idées et non pas mon nom, ni ma personne. Généralement, les gens apprécient
ou minaudent un article en fonction des sentiments qu’ils éprouvent pour son auteur.
On peut bien ne pas aimer Célestin Lingo, mais être d’accord avec sa pensée, ou en discuter
sans a priori. Et vice versa…6 ».
L’objectif n’est pas de dire qui se cache derrière quel pseudonyme, mais de
comprendre ce qui se cache derrière celui-ci16. En ce sens, l’étude se distingue
des démarches biographiques révélant l’identité de divers auteurs17. Pour
mener ce travail, des centaines de titres publiés entre 1990 et 2014 et des
dizaines de journalistes ont été consultés18. Il s’agira d’analyser ces titres pour
définir les discours mis en travail par la signature. On se rendra compte que
si le pseudonyme apporte le confort de l’anonymat, il est aussi le lieu de
dynamiques complexes. À la peur du lynchage par le pouvoir ont succédé
chez les journalistes des stratégies de survie éditoriale, intellectuelle ou
économique. Cette étude situe d’abord historiquement et théoriquement les
pseudonymes. Elle se poursuit par un inventaire et se termine par une
esquisse de leur sociologie.
16. En dehors de Célestin Lingo qui avoue utiliser des pseudonymes sans dire lesquels (Interview
dans L’Actu, n° 224, mardi 13 mars 2012), mes recherches n’ont pas permis d’identifier de journaliste
assumant publiquement une autre identité. La seule « trahison » d’un pseudonyme porte sur Éyoum
Ngangué. Voir ci-dessous.
17. On citera, par exemple, J. Mullan, Anonymity. A Secret History of English Literature, Londres,
Faber and Faber, 2007 ; C. Ciuraru, Nom de Plume. A (Secret) History of Pseudonyms, New York, Harper
Collins, 2011.
18. Il s’agit d’entretiens effectués pendant mes séjours de recherche au Cameroun entre 2010 et
2014. On le verra, la pratique a d’autres enjeux, à tel point que, aux dires de beaucoup d’entre eux,
il est difficile de savoir exactement qui écrit dans la presse. C’est pourquoi on ne cherchera pas à
le déterminer dans cet article. Dans le cas de pseudonymes « flottants » qui circulent d’une rédac-
tion à une autre, une enquête peut facilement révéler qui pourrait se cacher derrière une signature.
Cette « circulation » correspond souvent à l’itinéraire d’un journaliste précis. On signalera aussi
que certains pseudonymes sont des anagrammes. Le plus connu est Cena, anagramme des initiales
d’Alain Christian Éyoum Ngangué du Messager. Je ne « révèle » pas ce pseudonyme puisque
César Eyoum l’a déjà fait dans au moins deux articles : « Eyoum Ngangué n’est pas… Miaffeu
Kouenkam III », Elimbi, n° 26, 30 janvier 1997, p. 8 et « “Libérez Eyoun Ngangué” : une campagne
qui sent la manipulation », Elimbi, n° 33, 20 mars 1997, p. 2.
19. S. Newell, The Power to Name. A History of Anonymity in Colonial West Africa, Athens, Ohio
University Press, coll. « New African Histories », 2013, p. 7-8. Voir aussi le chapitre 3, « The View
Alexie Tcheuyap
139
Écrire masqué. Des pseudonymes dans la presse camerounaise
from Afar. The Colonial Office, Imperial Government and Pseudonynmous African Journalism »,
p. 65-97.
20. C. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 256.
21. N. Lapierre, Changer de nom, Paris, Stock, 1995, p. 13.
22. M. Martin, Le Pseudonyme sur Internet. Une nomination située au carrefour de l’anonymat et de la
sphère privée, Paris, L’Harmattan, coll. « Langue et parole », 2006, p. 25.
23. A. Strauss, Miroirs et masques. Une introduction à l’interactionnisme, Paris, Métailié, 1992.
24. A. Durand-Delvigne, De l’Identité du sujet au lien social, Paris, Presses universitaires de France,
1999.
Politique africaine n° 136 • décembre 2014
140
Recherches
sunt qui nomen mentiuntur » (les pseudonymes sont ceux qui mentent au
nom)25. Le nomen falsum est donc une soustraction de l’ordre symbolique
en ce que le sujet rejette le patronyme (nomen verum) et, avec lui, la culture
de désignation à laquelle il appartient. Marcienne Martin parle aussi de
« supercherie26 » en ce que les formes onomastiques alternatives sont fondées
sur une polarité par laquelle le nomen verum est occulté par un nomen falsum.
De ce qui précède, il est clair que la praxis pseudonymique est non seu
lement un refus du patronyme, mais aussi une stratégie d’auto-marginalisation
de la part du sujet qui se construit une autre identité. Il crée un espace
dissident à travers lequel il établit de nouvelles intelligences entre lui et lui-
même. Il devient lui-même et autre, identique et différent, déploie une altérité
qui lui permet de se repositionner dans un lieu politique, culturel et historique.
Le pseudonyme comme signature professionnelle devient la nouvelle modalité
du paraître. Une illustration intéressante est offerte par l’auteur anglais Salman
Rushdie. Dans ses mémoires27, il explique qu’en raison des menaces consé
cutives à la publication des Versets sataniques, les services de sécurité lui ont
offert une identité : Joseph Anton, une combinaison de Joseph Conrad et
Anton Tchekhov. Il s’agit donc là d’une cohabitation identitaire dont les formes
prennent, dans le cas des médias étudiés dans cet article, des trajectoires
complexes, dans un contexte sociopolitique où le marquage onomastique est
obsessionnel. Ces deux strates de l’être et de l’identité, à savoir le nomen verum
et le nomen falsum (parfois il y en a plusieurs) dans la signature journalistique,
ont des ramifications historiques.
Dans Douala : Toponymes, histoire et cultures, Jean-Philémon Mégopé Foondé
explique que pendant la colonisation allemande, les populations superposaient
des sobriquets aux noms locaux. Ces noms d’emprunt avaient deux fonctions :
échapper au fisc, illustrer son assimilation des nouvelles valeurs symboliques28.
Il y a mieux : l’un des plus importants traités ayant façonné l’histoire du pays,
a été signé par des responsables aux noms étranges : Coffee Angwa, Locking
Glass Bell et Black Acqua29. Pour des documents juridiques d’une telle portée,
34. Son roman Ville cruelle (Paris, Présence Africaine, 1954) est d’ailleurs signé Eza Boto.
35. Voir par exemple « Conflit Nigéria-Cameroun. Mourir pour Elf-ERAP », Peuples Noirs Peuples
Africains, n° 22, juillet-août 1981, p. 1-4 ; « François Mitterrand survivra-t-il à l’Afrique “franco-
phone” ? », Peuples Noirs Peuples Africains, n° 21, mai-juin 1981, p. 1-7 ; « L’Affaire Debizet : l’Afrique
“francophone” enfin débarrassée des réseaux terroristes gaullistes ? », Peuples Noirs Peuples Africains,
n° 23, septembre-octobre 1981, p. 1-10.
Alexie Tcheuyap
143
Écrire masqué. Des pseudonymes dans la presse camerounaise
Njila Émilienne qui semblent moins virils que ceux de leurs compagnons, les
masques nominaux forment une même isotopie, celle de la violence du combat
pour la liberté. Une lecture rapide des pseudonymes précédents montre
aussi la préséance de figures révolutionnaires (gauchisantes-marxisantes)
ou militaires. Cela révèle la nature motivée, parfois belliqueuse du signe
pseudonymique. Y prédominent en effet l’allégorie par l’abstraction, la méta
phore par diverses associations. Les référents historiques et idéologiques
sont aussi déclinés : on se situe en pleine guerre froide, d’où la proximité avec
l’ancien bloc de l’Est. On pourrait donc se demander si dans leur pratique, les
journalistes qui préfèrent les pseudonymes sont déterminés par les mêmes
rationalités. On verra que si l’argument sécuritaire reste important ainsi que
l’admet James Nkell Mpakoua36, on peut aussi relever, dans certaines pratiques
du faux nom, tant des formes d’art que de véritables stratégies de survie.
36. Entretien, avril 2014.
37. Information transmise par Manuel Domergue dans un courriel du 24 octobre 2012. Voir aussi
les dispositions de la « loi Cressard » (loi 74-630 du 4 juillet 1974).
38. Conseil de presse du Québec, Droits et responsabilités de la presse, Montréal, novembre 2003
(3 e édition). http://conseildepresse.qc.ca/wp-content/uploads/2011/06/droits-responsabilites-
de-la-presse_fr.pdf, consulté le 17 décembre 2013.
39. Voir le code déontologique de l’agence : AP News Values & Principles, www.ap.org/company/
News-Values, consulté le 1er juin 2014
40. Canadian Association of Journalists, Ethics Guidelines, Submitted by the CAJ Ethics Advisory
Committee, juin 2011, http://www.caj.ca/wp-content/uploads/2011/09/Ethics-Guidelines.pdf,
consulté le 10 mars 2013.
41. Complété par la loi n° 96/04 du 4 janvier 1996.
Politique africaine n° 136 • décembre 2014
144
Recherches
* L’orthographe de ce pseudonyme varie suivant les numéros : Soh Ka’Nji, Soh Ka’Anjih, Nso Kadji
ou Soh Kadji : voir n° 245, 24 janvier 1992 ; n° 250, 20 février 1992 ; n° 264, 29 mai 1992 ; n° 271,
17 juillet 1992 et n° 309, 31 mai 1993.
43. Vu l’extrême variation de leurs usages et l’opacité des nombreuses rédactions − au personnel
fantomatique et dont le projet éditorial, dans plusieurs cas, répond à une logique mercantile −, un
inventaire exhaustif des pseudonymes est pratiquement impossible. On sait par exemple que dans
certains « journaux à gages », on « corrige », « rectifie » ou tire à bout portant sur une personnalité
publique en produisant de longs textes attribués… à une réaction de lecteur qu’on se dit « obligé »
de publier. À cause des batailles de positionnement successoral, l’élite politique au pouvoir se
sert de journaux pour discréditer des concurrents par des articles mensongers ou aussi des publi-
reportages déguisés. Lire à cet effet F. Pigeaud, Au Cameroun de Paul Biya, op. cit., p. 173-181.
Alexie Tcheuyap
147
Écrire masqué. Des pseudonymes dans la presse camerounaise
44. Source : Le Messager.
45. F. Eboussi Boulaga, La Démocratie de transit…, op. cit., p. 360.
46. Suite à un différent, Haman Mana, alors directeur de Mutations, démissionne. Il crée Mutations
Quotidien (à partir du n° 1948 de Mutations, mardi 17 juillet 2007) et, après une entente avec ses
anciens administrateurs, il, renonce au label. Il lance alors Le Jour.
47. À propos des difficultés de la presse camerounaise ainsi que des réflexes répressifs du pouvoir
politique, voir T. Atenga, Cameroun, Gabon…, op. cit. ; V. Nga Ndongo, Les Médias au Cameroun…,
op. cit. ; F. Eboussi Boulaga, La Démocratie de transit…, op. cit. ; R. S. Minlo, Cameroon Radio Television…,
op. cit.
Politique africaine n° 136 • décembre 2014
148
Recherches
48. Militant du parti au pouvoir, Charles Ateba Eyene, le montre bien dans Les Paradoxes du
« pays organisateur ». Élites productrices ou prédatrices : le cas de la province du Sud-Cameroun à l’ère Biya
(1982-2007), Yaoundé, Saint Paul, 2008.
49. Concernant les enjeux et les dangers liés à cette question, voir Collectif « Changer le Cameroun »,
Le Cameroun éclaté ? Anthologie commentée des revendications ethniques, Yaoundé, Éditions C3, 1992.
Voir aussi L. Sindjoun, L’État ailleurs. Entre noyau dur et case vide, Paris, Economica, 2002, p. 311.
L’auteur décrit l’équilibre régional comme « une modalité de construction de la perception nationale
du pouvoir d’État dont l’efficacité de la violence symbolique dissimule la réalité ».
50. Entretien, 6 avril 2014.
51. À ce sujet, François Aby Donfack, employé au journal Le Messager, mentionne que les contri
butions « clandestines » publiées par ce journal émanaient surtout d’hommes d’affaires et de cadres
bamiléké. Voir F. B. Nyamnjoh, « Media, Tribalism and Democracy in Cameroon », in F. Eboussi
Boulaga (dir.), La Démocratie à l’épreuve du tribalisme, Actes du Colloque-Débat du 11 au 12 avril 1996
organisé par la Fondation Friedrich Ebert et Gerddes-Cameroun, Yaoundé, Terroirs, 1997, p. 59-80.
52. Gamal Abdel Ekko confie avoir choisi ce pseudonyme après la couverture d’un meeting de
l’opposition à Mbanga où résidait à l’époque un leader d’opinion, Lapiro de Mbanga. Travaillant
aux pires moments des crises sociales, le nombre de militaires et d’agents du renseignement
Alexie Tcheuyap
149
Écrire masqué. Des pseudonymes dans la presse camerounaise
l’origine sociologique de l’auteur réel. Jacques Mangue ne s’est pas trop éloigné
de l’orthographe et de la phonétique de son patronyme, alors que James
Nkell Mpakoua a une consonance repérable dans l’Est du Cameroun. Il est
intéressant, à cet effet, de remarquer qu’en dehors de L’Œil du Sahel dont les
pseudonymes (sauf pour Bertrand Toko) sont assignables à une même aire
géographique, ceux-ci semblent assez souvent obéir à cette « répartition » qui,
dans certains cas, donne une illusion de représentativité « ethnique » et
brouille tout repérage. Les utilisateurs de pseudonymes peuvent être très
« loin » de l’origine « ethnique » suggérée dans la signature. Cela reproduit,
sur le marché des énoncés, une pratique politique critiquée par les mêmes
médias. Ce qui semble donc primer dans ces cas est non pas le talent, mais
peut-être une représentativité par laquelle un auteur fantôme devient un
délégué social ou « ethnique ».
Ainsi, selon les interlocuteurs rencontrés, Jean-Pierre Kamga Monkam,
dont les articles paraissaient dans Le Patriote, est un nom qui trompe sur
l’origine du personnage identifié comme signataire. Ce journal aujourd’hui
disparu était dirigé par des hommes du pouvoir qui, pour la plupart, se
recrutaient dans le même réseau sociologique. Si celui qu’on dit être Jean-
Pierre Kamga Monkam est bamiléké, il choisit de renier son groupe socio
logique pour embrasser un nom repérable dans le Haut Nkam, département
autre que le sien. Ce choix est-il un hasard ? De ce département « rebelle53 »
sont originaires trois figures qui, à des degrés inégaux, ont mis le régime de
Paul Biya en difficulté : Célestin Monga, Pius Njawé et Djeukam Tchameni.
Dans les billets de Kamga Monkam, les analyses ciblent l’opposition iden-
tifiée alors par un réflexe simpliste aux Bamilékés. Le « travail » permet donc
d’assurer une certaine « diversité » dans la dissidence (et la loyauté). Un
« frère du village » écrit pour s’attaquer à d’autres « frères », ce qui fait du
ralliement ou de la contestation politique un fait ethnique.
C’est la même logique qui prévaut dans d’autres situations. Dans Le
Messager, de nombreux articles qui s’attaquaient au régime de Paul Biya,
étaient signés par Frank Essomba54. Or, cette presse privée a souvent qualifié
le régime Biya de « régime béti », c’est-à-dire constitué exclusivement de Bétis
55. M. Sibafo, « Succession de Paul Biya en 2018 : le plan des hommes de Maurice Kamto »
La Nouvelle, n° 160, 19 mars 2012, http://www.cameroon-info.net/stories/0,32598,@,succession-
de-paul-biya-en-2018-le-plan-des-hommes-de-maurice-kamto.html. Noter aussi que La Nouvelle
était autrefois La Nouvelle Presse, qui a dû fermer. La création d’un journal relevant du régime de
déclaration, on comprend la prolifération des titres sur un marché étroit. Selon les statistiques
du Conseil national de communication, Répertoire des médias au Cameroun, Yaoundé, 2013, il existe
643 journaux au Cameroun, auxquels s’ajoute le quotidien gouvernemental Cameroon Tribune.
56. Source : Challenge Hebdo, confirmée par deux enseignants.
57. À titre d’exemple, lire M. Tafou « Tricherie. Lancement de parti : un nid de bandits politiques
débusqué. Kamto en flagrant délit de banditisme », La Météo, n° 275, 16 août 2012, http://cameroon-
info.net/reactions/@,36829,7,tricherie-lancement-de-parti-un-nid-de-bandits-politiques-debusque-
kamto-en-flag.html
Alexie Tcheuyap
151
Écrire masqué. Des pseudonymes dans la presse camerounaise
58. L’Œil du Sahel, n° 518, 2 février 2013, p. 5-7. Noter, d’ailleurs, que Guibai Gatama, le directeur de
ce titre, a été plusieurs fois interpellé et inquiété.
59. Source : Le Messager.
60. La personne signe par exemple deux articles dans l’édition n° 180 du lundi 30 juillet 2012, elle
est mentionnée dans la rédaction générale du n° 179 mais pas dans les n° 154, 164, 166, 168 ou 178.
Il est intéressant de noter que, quoique ne figurant pas sur le personnel de rédaction, le n° 178 du
Politique africaine n° 136 • décembre 2014
152
Recherches
La Nouvelle après y avoir été « stagiaire61 ». Dans L’Œil du Sahel, au moins un(e)
journaliste signe avec trois pseudonymes, dont un de femme : Raoul Guivanda,
Yvonne Salamatou et Douworé Ousmane. Cette tricherie au genre offre
d’intéressantes variations au nom de plume, permettant ainsi aux directeurs
de publication de tromper un lectorat ayant l’illusion que, dans un milieu
aussi rude que celui de la presse, les femmes parviennent à se trouver une
voie-voix.
Un aspect important de la praxis du double consisterait en ce qu’on peut
appeler « pseudonymie ponctuelle ». Contrairement aux usages de pseudo
nymes précis dans un journal donné, celle-ci consiste en un recours épisodique.
Si pour cet Ondoua qui publie une analyse intitulée « Multipartisme : la juste
part de la conscience nationale », le mobile est difficile à déterminer selon
les journalistes interrogés, pour Guci Ma’Azang, le pseudonyme garantit la
sécurité. En effet, l’auteur de l’article sur l’intégration nationale intitulé
« Toutes les vérités ne sont pas bonnes à cacher62 » confirme, lors d’un entre
tien, qu’il était alors étudiant. Ayant pris des risques dans les frondes à
l’Université de Yaoundé, il ne voulait pas se rendre plus « visible » en signant
de son nom propre, comme le faisait déjà Kamguia Komchou dans le même
journal63. Cette « pseudonymie épisodique » était assez régulière dans les
colonnes du journal Le Messager, et il est difficile de tout inventorier.
Du reste, proche de l’élément précédent, le dernier, « l’instabilité pseudo
nymique », se réfère à son interchangeabilité. Elle tient à ce que, contrairement
au seul principe du double, la signature journalistique semble être le lieu du
multiple. On le voit avec Youssouf Kassap, Prosper Mongo Essama, Frank
Essomba64 et Marlyse Sibafo, le signataire se démultiplie et se meut. De
même, Kom Petit-Homme, Albert Biombi, Wamba Sop et Flore Edimo sont,
comme ceux du Messager, des « pseudonymes maison » qui permettaient
aux responsables éditoriaux d’affecter des noms d’emprunt chaque fois
qu’une contribution est jugée « délicate » ou soumise par une personne
employée ailleurs 65. Ce serait aussi la même chose pour une rubrique
lundi 16 juillet 2012 comporte un article intitulé « Quand Camair-Co fait le “clando” » endossé par
cette personne.
61. La Nouvelle, n° 163, lundi 9 avril 2012.
62. Le Messager, n° 192, 24 juillet 1990.
63. Voir par exemple « Une vue critique des défis culturels de l’intégration nationale au Cameroun »,
Le Messager, n° 175, 28 décembre 1989. Edmond Kamguia Koumchou m’a confié, lors d’un entretien
en juin 2011, avoir décidé de désormais signer systématiquement Edmond Kamguia K. parce qu’il
ne voulait pas être pris pour un cousin, même lointain, d’Augustin Kontchou Kouemegni, ministre
de la Communication pendant les années de plomb.
64. Devenu vraisemblablement Frank Joseph Essomba dans le journal La Nouvelle, qui a importé
d’autres pseudonymes.
65. Source : Mutations et Le Jour.
Alexie Tcheuyap
153
Écrire masqué. Des pseudonymes dans la presse camerounaise
66. Voir par exemple « Des salaires de misère », La Messagère, n° 7, 13 janvier 1993, p. 15 ; « Le pouvoir,
c’est l’argent », La Messagère, 22 janvier 1993. Avec le régime de déclaration, La Messagère prend la
relève de son prédécesseur Le Messager lorsque ce titre est suspendu.
67. J. Le, « Liberté de la presse et responsabilité sociale du journaliste au Cameroun. Sortir du
mythe pour la réalité », Cameroon Tribune, 3 mai 2012.
68. Un exemple intéressant est celui de Christophe Bobokiono, à qui son ancien employeur suggère
de ne plus écrire sur un dossier « sensible » impliquant un puissant homme d’affaires. Il soumet
quand même un article à ce sujet et face au refus de sa hiérarchie, il le fait publier ailleurs sous un
pseudonyme. Il est remercié.
Politique africaine n° 136 • décembre 2014
154
Recherches
lui permettre de vendre son journal sans mettre en cause les rapports avec
un proche ou une source dans le service incriminé, le pseudonyme s’impose.
Et, il faudrait le noter, tout cela se joue souvent sur décision du rédacteur
en chef qui engage ainsi la responsabilité pénale du directeur de publication,
généralement occupé à assurer la survie économique du journal69. Dans
cette démarche du double emploi, il est clair que Le Messager, La Nouvelle
Expression et Mutations (à ses débuts) sont en peloton de tête dans le recrutement
des talents.
Alexie Tcheuyap
Département d’Études françaises
Université de Toronto
Abstract
Masked Writers and Pseudonymity in the Cameroonian Press
This essay is a diachronic examination of the generalization and trivialization of
pseudonyms by Cameroonian journalists in the past twenty years. It explores the
political, historical and cultural determinants of the use of “fake” and pen names by
a so-called “free” press. In the absence of a rigorous legal framework, journalists
75. François Aby Donfack donne un exemple du journal Le Messager où il travaillait. Il parle d’un
certain Kamga Joseph, délégué provincial du ministère de l’information relevé de ses fonctions
pour collaboration clandestine à ce journal. Voir F. B. Nyamnjoh, « Media, Tribalism… », op. cit.
76. M. Laugaa, La Pensée du pseudonyme, op. cit., p. 171.
Politique africaine n° 136 • décembre 2014
156
Recherches
mislead readers by means of frequent forged signatures. The article not only uncovers
the rationalities used in the choice of pseudonyms and local journalistic practices, but
also the various discourses constructed within the context of an authoritarian regime.
The power to (re)name, then, becomes a strategy of self-protection, a roguish practice
or a whim.