Vous êtes sur la page 1sur 22

Politique africaine n° 136 • décembre 2014 • p.

 135-156
135
Recherches

Alexie Tcheuyap

Écrire masqué. Des pseudonymes


dans la presse camerounaise
Cet article est une réflexion diachronique sur la généralisation, puis la
banalisation de l’usage des pseudonymes par la presse camerounaise
depuis une vingtaine d’années. Il examine les conditions historiques,
politiques et culturelles de l’émergence, puis de l’usage répandu des
pseudonymes par une presse « libre ». Il montre comment l’absence
d’un cadre juridique spécifique permet à celle-ci de piéger les lecteurs
avec une illusion de signature. L’étude détermine non seulement les
stratégies mises en œuvre dans le choix des pseudonymes, mais surtout
les discours que les usages permettent de construire. L’analyse révèle
les conditions de pratique du journalisme dans un contexte alliant
répression et libertinage, qui fait de la facilité de se (re)baptiser une
forme de protection, un masque malicieux ou une fantaisie.

Cet article analyse une histoire secrète du journalisme camerounais sur


laquelle aucune recherche universitaire ne s’est encore penchée, et qu’il n’est
pas facile d’approcher1. Il s’agit de l’usage des pseudonymes dans la presse
écrite, principalement depuis les années 1990 marquées par une forte
répression des soulèvements sociaux. Dans Africa’s Media. Democracy and the
Politics of Belonging2, Francis B. Nyamnjoh note que pour contourner la cen-
sure dans les médias officiels, des journalistes anglophones emploient des
pseudonymes dans la presse écrite. Mais il n’en dit pas plus sur les enjeux de
leur pratique. Selon Fabien Eboussi Boulaga, des fonctionnaires, sous couvert
de pseudonymes, contribuent à divers journaux3. Ambroise Kom, quant à lui,
appelle « plumitifs/scribes de l’ombre4 » les cadres qui utilisent d’autres
identités pour écrire dans la presse. Dans ce contexte où la vie politique

1. Cet article est le résultat d’un projet financé par le Conseil de recherches en sciences humaines
du Canada. Je remercie Serge Banyongen, Abdoulaye Gueye, Jean Philémon Megopé Foondé et les
évaluateurs anonymes de Politique africaine pour leurs observations.
2. F. B. Nyamnjoh, Africa’s Media. Democracy and the Politics of Belonging, Londres, Zed Books, 2005,
p. 149.
3. F. Eboussi Boulaga, La Démocratie de transit au Cameroun, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 360.
4. A. Kom, Éducation et démocratie en Afrique. Le temps des illusions, Paris, L’Harmattan, coll. « Études
africaines », 1996, p. 199.
Politique africaine n° 136 • décembre 2014
136
Recherches

nationale est bipolarisée entre le pouvoir et une opposition enthousiaste,


rédiger des critiques virulentes ou des panégyriques passe souvent par des
pseudonymes que chaque utilisateur espère secret.
L’usage de ces pseudonymes continue en dépit de la relative libéralisation
en cours. Selon ses collègues de La Nouvelle Expression, Bertrand Toko, alias
Frank Ndoumbé Diwouta autrefois et désormais collaborateur à L’Œil du Sahel,
est auteur d’un ouvrage où il signale simplement, en quatrième de couverture,
travailler avec « un quotidien camerounais5 ». Dans ce que l’on pourrait
désigner par clandestinité identitaire, en dehors de Célestin Lingo, aucun
journaliste n’a fait de coming out et avoué en utiliser. Dans le journal L’Actu,
il explique, sans mentionner l’identité dont il se sert :

« On m’a souvent demandé pourquoi j’aimais recourir aux pseudonymes. Parce que
je vends mes idées et non pas mon nom, ni ma personne. Généralement, les gens apprécient
ou minaudent un article en fonction des sentiments qu’ils éprouvent pour son auteur.
On peut bien ne pas aimer Célestin Lingo, mais être d’accord avec sa pensée, ou en discuter
sans a priori. Et vice versa…6 ».

Au-delà du Cameroun, la liberté d’expression a été en partie conquise par


la presse privée7 qui a inventé des modes de survie éditoriale. Cette presse
est devenue un baromètre de la démocratie, dans la mesure où, pour faire
face à la répression et offrir d’autres discours, elle a fait prospérer l’écriture
pseudonymique8. Le journalisme officiel étant marqué par « la grossièreté
des procédés et des sophismes » dans la représentation du régime9, on utilise
d’abord les pseudonymes comme modalité de la dissidence. Un tel exercice
rend féconde l’interrogation de cet espace construit entre le nom et les identités
alternatives. Interroger cette pratique permet de mieux saisir les enjeux
théoriques, discursifs, politiques, culturels et sociologiques de l’acte de
signature. Pourquoi écrire masqué ? En contexte de domination, peut-on

5. La Nouvelle Expression, juillet 2012 et mars 2014.


6. L’Actu, n° 224, mardi 13 mars 2012.
7. Parmi les ouvrages sur la question, voir V. Nga Ndongo, Les Médias au Cameroun. Mythe et délires
d’une société en crise, Paris, L’Harmattan, 1993 ; C. Monga, Anthropologie de la colère. Société civile et
démocratie en Afrique noire, Paris, L’Harmattan, 1994 ; F. Eboussi Boulaga, La Démocratie de transit…,
op. cit. ; F. B. Nyamnjoh, Africa’s Media. Democracy…, op. cit. ; T. Atenga, Cameroun, Gabon : la presse
en sursis, Paris, Muntu, 2007.
8. Sur le rapport entre presse et démocratie, voir G. Muhlmann, Du journalisme en démocratie, Paris,
Éditions Payot & Rivages, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2004.
9. F. Eboussi Boulaga, La Démocratie de transit…, op. cit. ., p. 364. Sur les enjeux du contrôle des
médias officiels par le pouvoir politique, outre F. Eboussi Boulaga, voir aussi M. Tjade Éonè, Radios
publiques et pouvoir au Cameroun. Utilisation officielle et besoins sociaux, Paris, L’Harmattan, 1986 ;
R. S. Minlo, Cameroon Radio Television : un grand malade ? Diagnostic fonctionnel de l’audiovisuel public,
Paris, L’Harmattan, 2013.
Alexie Tcheuyap
137
Écrire masqué. Des pseudonymes dans la presse camerounaise

soutenir, avec Arthur Schopenhauer10, que le pseudonyme est un geste


honteux à « stopper » ?
Se servir d’un nom d’emprunt est un acte intelligible dans les conditions
historiques, intellectuelles et politiques de son émergence. La plupart des
journalistes savent qu’il est courant au Cameroun de signer un article sous
un autre nom. Comment savoir que Daniel Rim, Gamal Abdel Ekko ou
Jacques Mangue, Prosper Mongo Essama, Ossoubita Ebolo D’asso’Otol
ou Jean-Pierre Kamga Monkam sont des pseudonymes ? Comment ne pas
penser à l’hypothèse pseudonymique lorsqu’un certain Frank Robert
Herviaux, présenté par le journal La Nouvelle comme étant « journaliste
français », ne peut-être retracé dans aucune salle de rédaction11 ? Quelles sont
donc les logiques de ces masques ? Quels en sont les rationalités, les coûts
et les bénéfices ?
Vu l’importance du phénomène, cette réflexion inventorie et analyse les
enjeux de la pseudonymie. L’approche adoptée s’appuie sur l’analyse des
contenus médiatiques (ACM). Il s’agit d’une mesure qualitative et quantitative
qui part d’un échantillon représentatif des médias pour déceler les tenants
de la signature12. Partant des inventaires, l’ACM permet une meilleure
appréciation des écrits13. Cette démarche décrit les caractéristiques, la
substance et les formes des contenus médiatiques, notamment en ce qui a trait
aux contingences conduisant à l’utilisation de pseudonymes14. Comme le note
Erik Neveu15, toute production est un rapport instrumentalisé entre trois
pôles que sont les journalistes, les politiciens et l’opinion publique. Loin d’être
des constructions ex nihilo, elles tirent leur sens des codes politiques, sociaux,
historiques et culturels qui, dans le cadre du Cameroun, permettent de mieux
apprécier les routines pseudonymiques.

10. A. Schopenhauer, « The Art of Literature », in A. Schopenhauer, Parerga and Paralipomena : a


Collection of Philosophical Essays, New York, Cosimo Books, 2007.
11. F. R. Herviaux, «  Controverse autour d’un livre : un journaliste français trahit le manège
Pigeaud », La Nouvelle, 22 août 2011, http://cameroon-info.net/stories/0,29237,@,controverse-­autour-
d-un-livre-un-journaliste-francais-trahit-le-manege-pigeaud.html, consulté le 24 février 2012. Frank
Robert Herviaux réagit aux analyses de Fanny Pigeaud dans son livre Au Cameroun de Paul Biya,
Paris, Karthala, coll. « Les terrains du siècle », 2011.
12. A. A. Berger, Media Research Techniques, Thousand Oaks (CA), Sage Publications, 1998, p. 25.
13. S. Walgrave et P. Van Aelst, « The Contingency of the Mass Media’s Political Agenda Setting
Power : Towards a Preliminary Theory », Journal of Communication, vol. 56, n° 1, 2006, p. 88-109.
14. K. A. Neuendorf et P. D. Skalski, « Quantitative Content Analysis and the Measurement of
Collective Identity », in R. Adbelal, Y. M. Herrera, A. I. Johnston et R. McDermott (dir.), Measuring
Identity : a Guide for Social Scientists, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 203-236.
15. Voir E. Neveu, « Des questions “jamais entendues”. Crise et renouvellements du journalisme
politique à la télévision », Politix, vol. 10, n° 37, 1997, p. 25-56.
Politique africaine n° 136 • décembre 2014
138
Recherches

L’objectif n’est pas de dire qui se cache derrière quel pseudonyme, mais de
comprendre ce qui se cache derrière celui-ci16. En ce sens, l’étude se distingue
des démarches biographiques révélant l’identité de divers auteurs17. Pour
mener ce travail, des centaines de titres publiés entre 1990 et 2014 et des
dizaines de journalistes ont été consultés18. Il s’agira d’analyser ces titres pour
définir les discours mis en travail par la signature. On se rendra compte que
si le pseudonyme apporte le confort de l’anonymat, il est aussi le lieu de
dynamiques complexes. À la peur du lynchage par le pouvoir ont succédé
chez les journalistes des stratégies de survie éditoriale, intellectuelle ou
économique. Cette étude situe d’abord historiquement et théoriquement les
pseudonymes. Elle se poursuit par un inventaire et se termine par une
esquisse de leur sociologie.

Du pseudonyme : enjeux historiques et théoriques

Dans The Power to Name. A History of Anonymity in Colonial West Africa,


Stephanie Newell montre que le journalisme inclut les usages politiques des
pseudonymes, lieux rhétoriques permettant de signifier des identités. Parmi
les exemples, tirés d’une étude consacrée au Ghana, elle cite Tired (fatigué),
Won Hu Nos (le connaisseur), A Youngman (un jeune homme), Overworked
(surexploité), Proud of Name (fier de son nom), Bored (s’ennuie), Bashful (modeste,
timide), The Man in the Moon (l’homme de la lune), A Negro (un nègre), Old
Black Joe (le vieux noir Joe) ou Jim Crow (Jim Cocorico)19. Jim Crow est éclairant

16. En dehors de Célestin Lingo qui avoue utiliser des pseudonymes sans dire lesquels (Interview
dans L’Actu, n° 224, mardi 13 mars 2012), mes recherches n’ont pas permis d’identifier de journaliste
assumant publiquement une autre identité. La seule « trahison » d’un pseudonyme porte sur Éyoum
Ngangué. Voir ci-dessous.
17. On citera, par exemple, J. Mullan, Anonymity. A Secret History of English Literature, Londres,
Faber and Faber, 2007 ; C. Ciuraru, Nom de Plume. A (Secret) History of Pseudonyms, New York, Harper
Collins, 2011.
18. Il s’agit d’entretiens effectués pendant mes séjours de recherche au Cameroun entre 2010 et
2014. On le verra, la pratique a d’autres enjeux, à tel point que, aux dires de beaucoup d’entre eux,
il est difficile de savoir exactement qui écrit dans la presse. C’est pourquoi on ne cherchera pas à
le déterminer dans cet article. Dans le cas de pseudonymes « flottants » qui circulent d’une rédac-
tion à une autre, une enquête peut facilement révéler qui pourrait se cacher derrière une signature.
Cette « circulation » correspond souvent à l’itinéraire d’un journaliste précis. On signalera aussi
que certains pseudonymes sont des anagrammes. Le plus connu est Cena, anagramme des initiales
d’Alain Christian Éyoum Ngangué du Messager. Je ne « révèle » pas ce pseudonyme puisque
César Eyoum l’a déjà fait dans au moins deux articles : « Eyoum Ngangué n’est pas… Miaffeu
Kouenkam III », Elimbi, n° 26, 30 janvier 1997, p. 8 et « “Libérez Eyoun Ngangué” : une campagne
qui sent la manipulation », Elimbi, n° 33, 20 mars 1997, p. 2.
19. S. Newell, The Power to Name. A History of Anonymity in Colonial West Africa, Athens, Ohio
University Press, coll. « New African Histories », 2013, p. 7-8. Voir aussi le chapitre 3, « The View
Alexie Tcheuyap
139
Écrire masqué. Des pseudonymes dans la presse camerounaise

parce que selon l’auteure, il met en avant sa filiation raciale en rapprochant


l’oppression coloniale des pratiques ségrégationnistes américaines. Les
pratiques camerounaises font écho à cet usage politique du pseudonyme car
en octobre 1916, Jim Crow devient Rambler, promeneur, randonneur. Près d’un
siècle plus tard, Le Messager signe également une rubrique par Le Promeneur.
Le pseudonyme serait-il un lieu mobile d’observation ?
Réfléchir au nomen falsum autorise d’approcher la question sur au moins
cinq angles qui ne seront pas tous nécessairement considérés ici : culturel,
philosophique, littéraire, sémiologique et même politique. Contrairement aux
traditions où, selon Claude Lévi-Strauss, le patronyme reste un « classificateur
de lignée20 », au Cameroun, l’option patronymique ne révèle pas nécessaire-
ment une filiation, ne permet pas de « retracer » dans sa généalogie. Pour
Nicole Lapierre, se situant dans une perspective historique et généalogique,
le patronyme est un « signe d’origine et de filiation ». Il « fait lien par l’ins­
cription dans une lignée, une histoire, un déploiement temporel outrepassant
naissance et mort, dont la profondeur tend originairement vers la pérennité21 ».
Si nommer un sujet c’est, selon Marcienne Martin, le « convoquer dans une
chaîne généalogique, c’est faire appel implicitement à sa construction iden­
titaire, à ses groupes d’appartenance et/ou d’opposition, et enfin à la définition
de son statut22 », pareille tâche n’est pas évidente dans le contexte camerounais
où aucune loi n’oblige l’enfant à porter le nom de son père. Il n’est pas rare
que celui-ci donne à son fils le nom d’un parent ou d’un ami cher. Le patronyme
n’induisant pas forcément de lien généalogique, la question se complique avec
le pseudonyme qui, souvent, a pour principe d’existence l’instabilité.
Un degré important de lecture de cette dissimulation réside dans un fait
linguistique, à savoir le refus d’un symbole qui détermine la filiation par le
nom. Selon Anselm Strauss23, l’acte de nommer revient à (re)connaître, à
identifier comme faisant partie d’une catégorie. Pour Hélène Chauchat et
Annick Durand-Delvigne24, on ne construit toute réalité qu’en la nommant.
C’est plus qu’un fait taxinomique : nommer est aussi une affirmation identitaire
pouvant être faussée par l’usage de ces réinscriptions qui opèrent un effa­
cement référentiel derrière la signature. En effet, dans La Pensée du pseudonyme,
Maurice Laugaa reprend cette définition de Daniel Georg Morhof : « pseudonymi

from Afar. The Colonial Office, Imperial Government and Pseudonynmous African Journalism »,
p. 65-97.
20. C. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 256.
21. N. Lapierre, Changer de nom, Paris, Stock, 1995, p. 13.
22. M. Martin, Le Pseudonyme sur Internet. Une nomination située au carrefour de l’anonymat et de la
sphère privée, Paris, L’Harmattan, coll. « Langue et parole », 2006, p. 25.
23. A. Strauss, Miroirs et masques. Une introduction à l’interactionnisme, Paris, Métailié, 1992.
24. A. Durand-Delvigne, De l’Identité du sujet au lien social, Paris, Presses universitaires de France,
1999.
Politique africaine n° 136 • décembre 2014
140
Recherches

sunt qui nomen mentiuntur » (les pseudonymes sont ceux qui mentent au
nom)25. Le nomen falsum est donc une soustraction de l’ordre symbolique
en ce que le sujet rejette le patronyme (nomen verum) et, avec lui, la culture
de désignation à laquelle il appartient. Marcienne Martin parle aussi de
« supercherie26 » en ce que les formes onomastiques alternatives sont fondées
sur une polarité par laquelle le nomen verum est occulté par un nomen falsum.
De ce qui précède, il est clair que la praxis pseudonymique est non seu­
lement un refus du patronyme, mais aussi une stratégie d’auto-marginalisation
de la part du sujet qui se construit une autre identité. Il crée un espace
dissident à travers lequel il établit de nouvelles intelligences entre lui et lui-
même. Il devient lui-même et autre, identique et différent, déploie une altérité
qui lui permet de se repositionner dans un lieu politique, culturel et historique.
Le pseudonyme comme signature professionnelle devient la nouvelle modalité
du paraître. Une illustration intéressante est offerte par l’auteur anglais Salman
Rushdie. Dans ses mémoires27, il explique qu’en raison des menaces consé­
cutives à la publication des Versets sataniques, les services de sécurité lui ont
offert une identité : Joseph Anton, une combinaison de Joseph Conrad et
Anton Tchekhov. Il s’agit donc là d’une cohabitation identitaire dont les formes
prennent, dans le cas des médias étudiés dans cet article, des trajectoires
complexes, dans un contexte sociopolitique où le marquage onomastique est
obsessionnel. Ces deux strates de l’être et de l’identité, à savoir le nomen verum
et le nomen falsum (parfois il y en a plusieurs) dans la signature journalistique,
ont des ramifications historiques.
Dans Douala : Toponymes, histoire et cultures, Jean-Philémon Mégopé Foondé
explique que pendant la colonisation allemande, les populations superposaient
des sobriquets aux noms locaux. Ces noms d’emprunt avaient deux fonctions :
échapper au fisc, illustrer son assimilation des nouvelles valeurs symboliques28.
Il y a mieux : l’un des plus importants traités ayant façonné l’histoire du pays,
a été signé par des responsables aux noms étranges : Coffee Angwa, Locking
Glass Bell et Black Acqua29. Pour des documents juridiques d’une telle portée,

25. M. Laugaa, La Pensée du pseudonyme, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Écriture »,


1986, p. 53.
26. Idem, p. 23.
27. S. Rushdie, Joseph Anton. A Memoir, Londres/New York, Random House, 2012.
28. Sur ces pratiques de dédoublement vis-à-vis des maîtres, voir celles, assez similaires, des
ouvriers sud-africains. R. Cohen, « Les formes cachées de la résistance et de la conscience
ouvrières », in M. Agier, J. Copans et A. Morice (dir.), Classes ouvrières d’Afrique noire, Paris, Karthala/
Orstom, 1987, p. 113-136.
29. J.-P. Mégopé Foondé, Douala : Toponymes, histoire et cultures, Yaoundé, Ifrikiya, 2011, p. 42. Il s’agit
du Traité germano-camerounais de 1884. C’est en fait un traité germano-duala puisque l’emprise
territoriale dudit traité se limitait à l’espace « ethnique » duala. Comme dans un marché de dupes,
moyennant des traités secondaires, l’Allemagne va l’étendre à l’ensemble du territoire (Kamerun)
qu’elle occupera.
Alexie Tcheuyap
141
Écrire masqué. Des pseudonymes dans la presse camerounaise

pourquoi respectivement Toi Mbongué, Ejangué Moudoumbou et Edjenguélé


Ngando, dignitaires douala, ont-ils choisi de signer par des pseudonymes ?
Le destin postcolonial du Cameroun aurait-il été scellé sur la base d’un
document « faux » ? Était-ce, pour les signataires, une manière de discréditer
la signature ? La posture nominale varie plus tard lorsque s’éveillent les
consciences collectives.
Pendant les luttes anticoloniales, les nationalistes ont eu amplement recours
aux noms d’emprunt. Et il est intéressant de remarquer que les usages du
nomen falsum semblent similaires dans les régions qui avaient en commun le
projet national. L’un des premiers à avoir relevé l’emploi de pseudonymes est
Achille Mbembe30 qui mentionne les « noms de guerre » dans les unités de
combat. Selon Joseph Yves Mintoogue, les pseudonymes ou lileñba ngédi étaient
fréquents en pays bassa, surtout dans les sociétés secrètes. Toutefois, avec le
déclenchement des guerres anticoloniales qui imposaient des mesures de
sécurité, le masque nominal devenait indispensable. Mintoogue en dresse
une liste : Kan Mbog (justice/sentence sans appel) ; Masela (caractère insaisis­
sable) ; Ngibe (grand courroux) ; Sebako (remarquable par sa rectitude) ; Ngaa
(fusil) ; Llémb Njé (langue de panthère) ; Mbog-yi (l’univers du savoir) ; Diga
Yémbel (nous vaincrons)31. Ici, le pseudonyme est un signe porteur de sens.
Meredith Terretta32 mentionne à cet effet de nombreux exemples. Henri
Tamo était connu sous le nom de Leconstant Pengoye, Emmanuel Fankem
comme Fermeté. Jean Djonteu Djonteu était couvert par deux pseudonymes :
Dieu de l’indépendance et, celui qu’il préférait parce qu’il déclarait lors de ses
interrogatoires n’avoir jamais tué, Dieu de la paix. Jean Chedjui s’appelait
Orange et Wafo Pierre, Ngwanon. Ngouo Woungly-Massaga, l’un des
dirigeants de l’Union des populations du Cameroun, a, pour nom de guerre,
Commandant Kissamba. De même, Prince Dika Akwa s’appelait Colonel
Nya Bobé.
Dans un entretien publié sur le site d’icicemac.com33, Njassep Matthieu,
compagnon de plusieurs nationalistes camerounais, livre une série de noms

30. A. Mbembe, La Naissance du maquis dans le Sud-Cameroun (1920-1960). Histoire des usages de la


raison en colonie, Paris, Karthala, 1996, p. 357.
31. J. Y. Mintoogue, L’« Indigène » comme acteur politique. Militantisme et formes de participation politiques
dans l’Union des populations du Cameroun (UPC) 1948-1955, Mémoire de master 2 en études africaines,
Université Paris 1, 2011, p. 101-102.
32. M. Terretta, Nation of Outlaws, State of Violence : Nationalism, Grassfields Tradition and State-Building
in Cameroon. Athens, Ohio University Press, 2013 ; « Cameroonian Nationalists Go Global. From
Forest Maquis to Pan-African Accra », Journal of African History, vol. 51, n° 2, 2010, p. 189-212 ; « Chiefs,
Traitors, and Representatives : The Construction of a Political Repertoire in Independence-Era
Cameroun », The International Journal of African Historical Studies, vol. 43, n° 2, 2010, p. 227-253.
33. http://www.icicemac.com/actualite/11828/janvier-1971-janvier-2012-hommage-ernest-ouandie-
njassep-matthieu-parle, consulté le 24 février 2012. Aujourd’hui, le lien n’est plus actif.
Politique africaine n° 136 • décembre 2014
142
Recherches

dont se servaient les combattants. Si Njassep indique qu’il s’appelait lui-même


Ben Bella, il révèle que leur leader Ernest Ouandié s’appelait Camarade Émile
et un autre de leurs compagnons, Makembé Tonlo Adolphe, s’appelait Free
Boy. Quant à Noumbissi David, le chauffeur de Free Boy, il s’appelait Nkrumah.
Un de leurs dirigeants militaires, formé en Chine, s’appelait Jean Chine et
Jean Bad Heart (littéralement, Jean Mauvais Cœur). Un autre s’appelait
Château Dynamite, du fait de ses actions déterminantes. Il y en a encore deux :
Kana David dit Malam Défense, ainsi que la camarade Njila Émilienne
alias Souvenir.
L’usage du pseudonyme au Cameroun relève aussi de pratiques culturelles
et politiques. Le cas de Mongo Beti, un des pseudonymes d’Alexandre Biyidi34,
est connu. Dans sa revue Peuples Noirs Peuples Africains (PNPA), de nombreux
articles critiques de la France et des dictatures tropicales étaient signés Odile
Tobner, pseudonyme de son épouse. La revue publiait des dossiers explosifs
signés PNPA35 servant à la fois de pseudo et de signature collective. Il en est
de même des analyses commises par Vince Remos (ou VR), pseudonyme qui
signifie « nous vaincrons ». En plus de pseudonymes, Peuples Noirs Peuples
Africains a également choisi un autre type de dissimulation ouverte. Pendant
près de cinq ans, sur plus de trente numéros, la revue publiait systématiquement
en couverture le même titre : « Ce que nous attendons pour publier notre
comité de rédaction ». Ce maquis éditorial visait à protéger les intellectuels
africains coupables de collaboration avec une revue dissidente.
Si on considère une actualité plus récente, on se souvient que, lors du
soulèvement à l’ancienne Université de Yaoundé pendant les années 1990, les
leaders estudiantins avaient adopté les noms de figures politiques et
militaires : Corentin Talla, alias général Schwarzkopf ; Robert Waffo Wanto,
alias Colin Powell, Nestor Noah, alias Samba ; Guillaume Tene K. Sop, alias
Tarek Aziz ; Jean-Claude Um Mahop, alias Um Nyobé ; Fadimatou Nene, alias
Winnie Mandela ; Théophile Ngantchouko Foussom, alias Malcom X ; Aaron
Paul Ngomo, alias Fanon ; Claude Roger Youdom, alias Nasser.
Ces noms de guerre, et particulièrement pour ceux du colonel Nya Bobé,
du Commandant Kissamba et des étudiants camerounais, sont aussi (devenus)
des noms publics, mais surtout des noms de gloire. Ils se situent dans une
stylistique du pouvoir et du combat. Le registre interpelle ouvertement une
logique de conquête. En dehors des pseudonymes d’Ernest Ouandié ou de

34. Son roman Ville cruelle (Paris, Présence Africaine, 1954) est d’ailleurs signé Eza Boto.
35. Voir par exemple « Conflit Nigéria-Cameroun. Mourir pour Elf-ERAP », Peuples Noirs Peuples
Africains, n° 22, juillet-août 1981, p. 1-4 ; « François Mitterrand survivra-t-il à l’Afrique “franco-
phone” ? », Peuples Noirs Peuples Africains, n° 21, mai-juin 1981, p. 1-7 ; « L’Affaire Debizet : l’Afrique
“francophone” enfin débarrassée des réseaux terroristes gaullistes ? », Peuples Noirs Peuples Africains,
n° 23, septembre-octobre 1981, p. 1-10.
Alexie Tcheuyap
143
Écrire masqué. Des pseudonymes dans la presse camerounaise

Njila Émilienne qui semblent moins virils que ceux de leurs compagnons, les
masques nominaux forment une même isotopie, celle de la violence du combat
pour la liberté. Une lecture rapide des pseudonymes précédents montre
aussi la préséance de figures révolutionnaires (gauchisantes-marxisantes)
ou militaires. Cela révèle la nature motivée, parfois belliqueuse du signe
pseudonymique. Y prédominent en effet l’allégorie par l’abstraction, la méta­
phore par diverses associations. Les référents historiques et idéologiques
sont aussi déclinés : on se situe en pleine guerre froide, d’où la proximité avec
l’ancien bloc de l’Est. On pourrait donc se demander si dans leur pratique, les
journalistes qui préfèrent les pseudonymes sont déterminés par les mêmes
rationalités. On verra que si l’argument sécuritaire reste important ainsi que
l’admet James Nkell Mpakoua36, on peut aussi relever, dans certaines pratiques
du faux nom, tant des formes d’art que de véritables stratégies de survie.

Inventaire des pseudonymes

Si l’usage du pseudonyme est réglementé dans les pays où les journalistes


jouissent d’une plus grande liberté, ce n’est pas le cas au Cameroun. En France,
les pseudonymes sont légaux, quoique moins courants qu’autrefois. Sur la
carte de presse, une case permet même d’indiquer son pseudonyme habituel37.
Tout en insistant sur la responsabilité de l’auteur, le Conseil de presse du
Québec (art. 2.1.6) n’oblige pas les journalistes à signer leurs articles et consi­
dère les noms d’emprunts comme « une pratique journalistique reconnue38 ».
En revanche, The Associated Press les proscrit39. Dans un souci essentiel de
trans­parence, le code éthique de l’Association canadienne des journalistes
(adopté en juin 2011) demande à ses membres d’éviter les pseudonymes.
Toutefois, lorsque leur emploi est jugé essentiel, le public en est informé40. Mais,
au Cameroun, leur usage est libre. Si la loi n° 90/052 du 19 décembre 199041
sur la communication sociale (art. 7.2) requiert « les noms et prénoms des

36. Entretien, avril 2014.
37. Information transmise par Manuel Domergue dans un courriel du 24 octobre 2012. Voir aussi
les dispositions de la « loi Cressard » (loi 74-630 du 4 juillet 1974).
38. Conseil de presse du Québec, Droits et responsabilités de la presse, Montréal, novembre 2003
(3 e édition). http://conseildepresse.qc.ca/wp-content/uploads/2011/06/droits-responsabilites-
de-la-presse_fr.pdf, consulté le 17 décembre 2013.
39. Voir le code déontologique de l’agence : AP News Values & Principles, www.ap.org/company/
News-Values, consulté le 1er juin 2014
40. Canadian Association of Journalists, Ethics Guidelines, Submitted by the CAJ Ethics Advisory
Committee, juin 2011, http://www.caj.ca/wp-content/uploads/2011/09/Ethics-Guidelines.pdf,
consulté le 10 mars 2013.
41. Complété par la loi n° 96/04 du 4 janvier 1996.
Politique africaine n° 136 • décembre 2014
144
Recherches

membres de l’équipe de rédaction permanente constituée d’au moins deux


journalistes professionnels liés à l’organe de presse par un contrat de travail »,
personne ne veille à l’application de cette exigence qui, d’ailleurs, n’oblige point
à dire exactement qui signe un article.
La question pourrait se poser de savoir comment déterminer un pseu­do­
nyme dans un contexte où son emploi se veut discret. Mais, comme le montre
le cas de Franck Robert Herviaux, on est obligé de se demander quel est ce
« journaliste free-lance » impossible à repérer. Cet exemple rappelle ce « trait
distinctif » qui, selon Maurice Laugaa42, déclenche chez le récepteur la
certitude qu’on est en présence d’une astuce. Lorsque, systématiquement,
Le Messager signe la rubrique « Takala et Muyenga » par Le Promeneur,
il est  clair qu’un humain se cache derrière ce surnom. D’autre part, pour qui
est familier de la composition sociologique du Cameroun, des appellations
comme Debankon, Ben Ndiaye (Le Messager), Jean Bibi (Le Jour), Diop (FM 94),
Ossoubita Ebolo D’asso’Otol (Le Patriote) ou Ponus (Challenge Hebdo) semblent
peu habituelles en ce qu’elles ne permettent pas de les situer facilement dans
une chaîne généalogique ou sociologique.
Pour comprendre donc ce phénomène, des journalistes ont révélé la liste
des noms d’emprunt en cours dans leur milieu. Dans de nombreux cas,
le professionnels nous ont informé eux-mêmes qu’ils employaient des
pseudonymes. Des personnes consultées, on notera quatre directeurs de
journaux dont trois sont des quotidiens, et l’autre un bihebdomadaire. Dix
des journalistes sollicités travaillent depuis au moins 1990, alors que l’autre
douzaine a moins de dix ans de métier. Un animateur de la chaîne publique
FM 94 qui avait recours à un pseudonyme à la même époque a collaboré.
Les réponses ont été comparées pour en déterminer les constances. À ces
journalistes, il faudrait aussi ajouter nombre d’enseignants et camarades
d’université qui, pendant les années de grandes secousses sociales, écrivaient
sous d’autres noms dans Le Messager, Challenge Hebdo ou La Nouvelle Expression.
Vu que certains des pseudonymes les plus populaires continuent d’être
utilisés aussi bien dans les mêmes journaux par d’autres personnes que dans
d’autres titres par la même personne, ce secret des rédactions restera maintenu.
L’article s’abstient donc, autant que possible, de donner quelque indication
permettant de « repérer » un personnage qui choisit de se dissimuler. Autrefois
« nom de guerre », le pseudonyme devient un mode de survie intellectuelle
et d’existence professionnelle. La liste suivante est un relevé non-exhaustif
des pseudonymes en cours depuis 1990.

42. M. Laugaa, La Pensée du pseudonyme, op. cit., p. 66.


Alexie Tcheuyap
145
Écrire masqué. Des pseudonymes dans la presse camerounaise

JOURNAUX PSEUDONYMES TOTAL


Challenge Hebdo Prosper Mongo Essama
Youssouf Kassap 3
Ponus
Radio FM 94 Yaoundé Kemta Nguenda Diop 2
Le Jour Chantal Kenfack
Flore Edimo 4
Roxane Bateki
Jean Bibi
Le Messager Frank Essomba
Samako Minmenkem
Ben Ndiaye
Kamoja Leprince
Le Promeneur
Le Babillard
Daniel Rim
Pierre Kaptué
Marlyse Sibatcheu
Debankon 19
Adrien Kotchap
Hervé Charles Malkal
Guci Ma’Azang
Ondoua
CENA
L’iconoclaste
Gamal Abdel Ekko
James Nkell Mpakoua
Soh Ka’Nji*
Mutations Albert Biombi
Hervé Charles Malkal
Kom Petit’Homme 6
Wamba Sop
Michel Kamwa
Chantal Kenfack
La Nouvelle Darlene Ndatchoua
Franck Robert Herviaux 4
Marlyse Sibafo
Frank Joseph Essomba
Politique africaine n° 136 • décembre 2014
146
Recherches

La Nouvelle Bless Mon Cœur


Expression D. Danouda
D. Bob Klaxon
Frank Ndoumbé Diwouta
Jean de Dieu Sibafo 10
Gamal Abdel Ekko
Jacques Mangue
Bertrand Toko
James Nkell Mpakoua
De la Savane
Le Patriote Ossoubita Ebolo
D’asso’Otol 2
Jean-Pierre Kamga
Monkam
Aurore Plus Muna Dimbambe 1
L’Actu Hervé Charles Malkal 2
Adeline Balo
L’Œil du Sahel Raoul Guivanda
Yvonne Salamatou 4
Douworé Ousmane
Bertrand Toko
La Météo Michel Tafou 1
Le Quotidien Nathanael Njog 1

* L’orthographe de ce pseudonyme varie suivant les numéros : Soh Ka’Nji, Soh Ka’Anjih, Nso Kadji
ou Soh Kadji : voir n° 245, 24 janvier 1992 ; n° 250, 20 février 1992 ; n° 264, 29 mai 1992 ; n° 271,
17 juillet 1992 et n° 309, 31 mai 1993.

Il ressort de ce tableau indicatif43 que les journaux utilisent de manière


inégale les pseudonymes. Avec un total de dix-neuf pseudonymes, Le Messager
reste de loin le journal qui y recourt le plus. Des enquêtes menées, il ressort
qu’en dehors de Frank Essomba ou de Marlyse Sibatcheu et, dans une moindre
mesure, des notes du Babillard – qui étaient des « pseudonymes maison »

43. Vu l’extrême variation de leurs usages et l’opacité des nombreuses rédactions − au personnel
fantomatique et dont le projet éditorial, dans plusieurs cas, répond à une logique mercantile −, un
inventaire exhaustif des pseudonymes est pratiquement impossible. On sait par exemple que dans
certains « journaux à gages », on « corrige », « rectifie » ou tire à bout portant sur une personnalité
publique en produisant de longs textes attribués… à une réaction de lecteur qu’on se dit « obligé »
de publier. À cause des batailles de positionnement successoral, l’élite politique au pouvoir se
sert de journaux pour discréditer des concurrents par des articles mensongers ou aussi des publi-
reportages déguisés. Lire à cet effet F. Pigeaud, Au Cameroun de Paul Biya, op. cit., p. 173-181.
Alexie Tcheuyap
147
Écrire masqué. Des pseudonymes dans la presse camerounaise

pouvant être employés par différents journalistes en fonction de la sensibilité


des publications –, tous les autres étaient réservés à une seule personne44.
Ce nombre élevé pourrait même faire penser que Le Messager n’avait pas de
journaliste puisque face à la répression politique, le journal bénéficiait des
contributions de collaborateurs discrets45.
Dans le palmarès des pseudonymes, Le Messager est suivi par La Nouvelle
Expression, ce qui est compréhensible dans le contexte de l’époque. Avec Challenge
Hebdo, ces titres menaient la dissidence contre le pouvoir. Arrivent ensuite Le
Jour et Mutations, le premier né d’un divorce d’avec le second. Il faudrait relever
que Mutations inaugure son premier numéro avec cinq pseu­donymes sur les
sept noms du comité de rédaction. Plus intéressant, lors de la « guerre » qui
oppose les deux journaux et voit la parution de deux titres, Mutations et
Mutations Quotidien46, il se pose alors une intéressante question juridique sur
l’exclusivité du « droit des pseudonymes ». En effet, les « partants », Mutations
Quotidien, employaient les pseudonymes Wamba Sop, Kom Petit’Homme et
Chantal Kenfack encore en usage chez Mutations. Ils ont ensuite abandonné
les deux premiers à la création de leur nouveau quotidien Le Jour. De même,
des journalistes de La Nouvelle Expression indiquent que, lors du départ de
James Nkell Mpakoua pour Le Messager, ils n’ont plus employé ce pseudonyme
ayant une valeur affective et filiale pour son utilisateur.
Par ailleurs, on peut se demander comment deux journaux créés après les
années de violence sociale peuvent recourir au même procédé que Le Messager,
La Nouvelle Expression et Challenge Hebdo, dont les contributeurs étaient forcés
de se réfugier derrière de nouvelles appellations47. Ces logiques pseudo­
nymiques sont plurielles, et seront explorées ci-dessous. C’est probablement
dans cette perspective qu’il faut apprécier l’emploi de noms tels que Diop ou
Kemta Nguenda dans une radio publique, FM 94. Un média d’État, soumis
à l’ordre de la propagande officielle, n’est certainement pas le lieu pour
occulter une identité. Et comme l’a confirmé un des présentateurs, c’est le
besoin de faire un certain art du divertissement qui a conduit à cette stratégie
de nomination. L’État contrôle trop bien « ses » radios pour permettre que
des inconnus s’y aventurent. Comment saisir cette distribution des pseudo­
nymes à travers divers titres ?

44. Source : Le Messager.
45. F. Eboussi Boulaga, La Démocratie de transit…, op. cit., p. 360.
46. Suite à un différent, Haman Mana, alors directeur de Mutations, démissionne. Il crée Mutations
Quotidien (à partir du n° 1948 de Mutations, mardi 17 juillet 2007) et, après une entente avec ses
anciens administrateurs, il, renonce au label. Il lance alors Le Jour.
47. À propos des difficultés de la presse camerounaise ainsi que des réflexes répressifs du pouvoir
politique, voir T. Atenga, Cameroun, Gabon…, op. cit. ; V. Nga Ndongo, Les Médias au Cameroun…,
op. cit. ; F. Eboussi Boulaga, La Démocratie de transit…, op. cit. ; R. S. Minlo, Cameroon Radio Television…,
op. cit.
Politique africaine n° 136 • décembre 2014
148
Recherches

Sociologie des pseudonymes

Un élément essentiel est ce qu’on pourrait appeler la « sociologie des pseu­


donymes ». Le nom, au Cameroun ou ailleurs, n’est jamais gratuit. Nommer
permet de repérer, d’assigner à un espace, une origine « ethnique ». Ce fardeau
patronymique impose, dans de nombreux documents officiels, de préciser
une « origine ». S’il est évident que la venue de Paul Biya au pouvoir a renforcé
une politique qui lui a permis de gonfler les services publics et la haute
administration de personnes venant des provinces du Centre et du Sud
dont il est lui-même originaire48, l’enquête généalogique n’est pas nou-
velle : elle est connue sous le nom d’« équilibre régional ». Il s’agit d’un mode
tropical d’« égalité des chances » qui a souvent permis des promotions
spectaculaires et l’exclusion de groupes victimes d’un « délit numérique49 ».
De l’avis de nombreux journalistes, une lecture « ethnique » des pseudonymes
serait accessoire parce qu’il s’agissait, dans les années 1990, d’échapper à la
répression. D’où l’urgence, comme lors de luttes anticoloniales, de trouver
des « noms de guerre ». C’est ce que soutient James Nkell Makoua dont le
pseudonyme est celui de son grand-père, qui l’avait acquis pour sa bravoure
guerrière50. Toutefois, on est obligé de remarquer que les auteurs choisissent
souvent leurs nouveaux noms dans d’autres communautés sociologiques.
Cela, dans la culture politique camerounaise, ne saurait être fortuit puisque,
malheureusement, on confond nom, origine parentale et même positionnement
politique51. En dépit de ses limites, une telle lecture mérite un questionnement
rigoureux.
Dans La Nouvelle Expression par exemple, en dehors de Gamal Abdel Ekko52
qui, selon l’auteur derrière son nom d’emprunt, est la manifestation d’une
sympathie nassérienne, les pseudonymes étaient souvent « éloignés » de

48. Militant du parti au pouvoir, Charles Ateba Eyene, le montre bien dans Les Paradoxes du
« pays organisateur ». Élites productrices ou prédatrices : le cas de la province du Sud-Cameroun à l’ère Biya
(1982-2007), Yaoundé, Saint Paul, 2008.
49. Concernant les enjeux et les dangers liés à cette question, voir Collectif « Changer le Cameroun »,
Le Cameroun éclaté ? Anthologie commentée des revendications ethniques, Yaoundé, Éditions C3, 1992.
Voir aussi L. Sindjoun, L’État ailleurs. Entre noyau dur et case vide, Paris, Economica, 2002, p. 311.
L’auteur décrit l’équilibre régional comme « une modalité de construction de la perception nationale
du pouvoir d’État dont l’efficacité de la violence symbolique dissimule la réalité ».
50. Entretien, 6 avril 2014.
51. À ce sujet, François Aby Donfack, employé au journal Le Messager, mentionne que les contri­
butions « clandestines » publiées par ce journal émanaient surtout d’hommes d’affaires et de cadres
bamiléké. Voir F. B. Nyamnjoh, « Media, Tribalism and Democracy in Cameroon », in F. Eboussi
Boulaga (dir.), La Démocratie à l’épreuve du tribalisme, Actes du Colloque-Débat du 11 au 12 avril 1996
organisé par la Fondation Friedrich Ebert et Gerddes-Cameroun, Yaoundé, Terroirs, 1997, p. 59-80.
52. Gamal Abdel Ekko confie avoir choisi ce pseudonyme après la couverture d’un meeting de
l’opposition à Mbanga où résidait à l’époque un leader d’opinion, Lapiro de Mbanga. Travaillant
aux pires moments des crises sociales, le nombre de militaires et d’agents du renseignement­
Alexie Tcheuyap
149
Écrire masqué. Des pseudonymes dans la presse camerounaise

l’origine sociologique de l’auteur réel. Jacques Mangue ne s’est pas trop éloigné
de l’orthographe et de la phonétique de son patronyme, alors que James
Nkell Mpakoua a une consonance repérable dans l’Est du Cameroun. Il est
intéressant, à cet effet, de remarquer qu’en dehors de L’Œil du Sahel dont les
pseudonymes (sauf pour Bertrand Toko) sont assignables à une même aire
géographique, ceux-ci semblent assez souvent obéir à cette « répartition » qui,
dans certains cas, donne une illusion de représentativité « ethnique » et
brouille tout repérage. Les utilisateurs de pseudonymes peuvent être très
« loin » de l’origine « ethnique » suggérée dans la signature. Cela reproduit,
sur le marché des énoncés, une pratique politique critiquée par les mêmes
médias. Ce qui semble donc primer dans ces cas est non pas le talent, mais
peut-être une représentativité par laquelle un auteur fantôme devient un
délégué social ou « ethnique ».
Ainsi, selon les interlocuteurs rencontrés, Jean-Pierre Kamga Monkam,
dont les articles paraissaient dans Le Patriote, est un nom qui trompe sur
l’origine du personnage identifié comme signataire. Ce journal aujourd’hui
disparu était dirigé par des hommes du pouvoir qui, pour la plupart, se
recrutaient dans le même réseau sociologique. Si celui qu’on dit être Jean-
Pierre Kamga Monkam est bamiléké, il choisit de renier son groupe socio­
logique pour embrasser un nom repérable dans le Haut Nkam, département
autre que le sien. Ce choix est-il un hasard ? De ce département « rebelle53 »
sont originaires trois figures qui, à des degrés inégaux, ont mis le régime de
Paul Biya en difficulté : Célestin Monga, Pius Njawé et Djeukam Tchameni.
Dans les billets de Kamga Monkam, les analyses ciblent l’opposition iden-
tifiée alors par un réflexe simpliste aux Bamilékés. Le « travail » permet donc
d’assurer une certaine « diversité » dans la dissidence (et la loyauté). Un
« frère du village » écrit pour s’attaquer à d’autres « frères », ce qui fait du
ralliement ou de la contestation politique un fait ethnique.
C’est la même logique qui prévaut dans d’autres situations. Dans Le
Messager, de nombreux articles qui s’attaquaient au régime de Paul Biya,
étaient signés par Frank Essomba54. Or, cette presse privée a souvent qualifié
le régime Biya de « régime béti », c’est-à-dire constitué exclusivement de Bétis

quadrillant la ville rendait l’aventure professionnelle risquée. Le rassemblement politique a


­d’ailleurs failli tourner au drame.
53. À cet égard, voir l’article de Joe Ehigue, « Après les nominations : grogne politique dans le
département du Haut-Nkam », L’Épervier, 30 mars 2012, http://www.cameroon-info.net/­
stories/0,32932,@,apres-les-nominations-grogne-politique-dans-le-departement-du-haut-nkam.
html, consulté le 1er avril 2012.
54. L’article au sujet de la santé de Paul Biya (Le Messager, 22 décembre 1997), qui conduit Pius Njawé
en prison, est signé par Frank Essomba. Pour Francis Nyamnjoh, ce dernier en est l’auteur : voir
F. B. Nyamnjoh, Africa’s Media. Democracy…, op. cit., p. 174. Mais tous les témoignages sont concor­
dants, c’est un autre journaliste qui avait produit cet article.
Politique africaine n° 136 • décembre 2014
150
Recherches

et servant leurs intérêts : il est néanmoins attaqué par un supposé « Béti »,


Frank Essomba, aux dépens du lecteur ainsi piégé. De même, dans un écrit
contre une élite bamiléké qui s’activerait, à travers divers lobbies, à infiltrer
les structures du pouvoir en vue de l’élection présidentielle de 2018, c’est
« une » journaliste « bamiléké », une certaine Marlyse Sibafo, autrefois Jean
de Dieu Sibafo dans La Nouvelle Expression, qui mène la charge. « Elle » signe
dans La Nouvelle55 dont « elle » ferait désormais partie de la rédaction générale,
une agression contre de richissimes hommes d’affaires prêts à « déstabiliser »
le régime de Paul Biya. Le groupe tenterait ainsi de forcer une alternance
et transférer la magistrature suprême dans l’Ouest du Cameroun. Il en est de
même de Prosper Mongo Essama, alias Youssouf Kassap, deux pseudonymes
employés par un universitaire de la province de l’Ouest56. Les articles au
vitriol contre les errements du régime permettent ainsi au journal Challenge
Hebdo d’offrir aux lecteurs une variété illusoire dans l’analyse. On notera aussi
Bertrand Toko dans La Nouvelle Expression qui « sonne proche » de Touko,
nom bamiléké, alors que le signataire n’est aucunement originaire de l’Ouest,
mais du Centre. Selon ses collègues, il signe aussi Frank Ndoumbé Diwouta,
pseudonyme douala toujours utilisé malgré son départ du journal. Bless Mon
Cœur, alias Jean de Dieu Sibafo, qui devient Marlyse Sibafo dans La Nouvelle,
va aussi choisir son pseudo loin de son aire géographique.
Dans Mutations, « la » journaliste Chantal Kenfack est originaire du Centre,
et non de l’Ouest. C’est la même conscience tribale qu’on observe avec Kemta
Nguenda à FM 94 dans les années 1990 : le nom bamiléké vise à cacher non
seulement la véritable « origine ethnique » de l’animateur, que le repérage
sociologique situe assez loin du cadre connoté par la phonétique pseudo­
nymique, mais aussi à leurrer les auditeurs sensibles à ce qu’on pourrait
nommer la « phonétique tribale ». Le cas d’un certain Michel Tafou qui serait
journaliste à La Météo et qui, depuis la démission de Maurice Kamto du
gouvernement, signe les articles les plus injurieux à l’égard de ce dernier,
obéirait à la même logique57. Non seulement son nom ne figure pas toujours

55. M. Sibafo, « Succession de Paul Biya en 2018 : le plan des hommes de Maurice Kamto »
La Nouvelle, n° 160, 19 mars 2012, http://www.cameroon-info.net/stories/0,32598,@,succession-
de-paul-biya-en-2018-le-plan-des-hommes-de-maurice-kamto.html. Noter aussi que La Nouvelle
était autrefois La Nouvelle Presse, qui a dû fermer. La création d’un journal relevant du régime de
déclaration, on comprend la prolifération des titres sur un marché étroit. Selon les statistiques
du Conseil national de communication, Répertoire des médias au Cameroun, Yaoundé, 2013, il existe
643 journaux au Cameroun, auxquels s’ajoute le quotidien gouvernemental Cameroon Tribune.
56. Source : Challenge Hebdo, confirmée par deux enseignants.
57. À titre d’exemple, lire M. Tafou « Tricherie. Lancement de parti : un nid de bandits politiques
débusqué. Kamto en flagrant délit de banditisme », La Météo, n° 275, 16 août 2012, http://cameroon-
info.net/reactions/@,36829,7,tricherie-lancement-de-parti-un-nid-de-bandits-politiques-debusque-
kamto-en-flag.html
Alexie Tcheuyap
151
Écrire masqué. Des pseudonymes dans la presse camerounaise

sur la liste du personnel de rédaction, mais cette dernière se résumerait en


fait à quelques personnes. Dans les cas de Mutations et du quotidien Le Jour,
il y a quête d’un certain équilibre dans les options pseudonymiques en ce que
les origines, quoique trompeuses, sont variées.
Mais dans cette galaxie de l’inexactitude dans la représentation, on peut
noter les exceptions suivantes : vu la « phonétique tribale » trahie dans les
pseudonymes, Raoul Guivanda, Yvonne Salamatou et Douworé Ousmane de
L’Œil du Sahel « préservent » la région dont sont originaires les journalistes
signant les articles. Dans ce journal, les pseudonymes composés de prénoms
chrétiens permettent aussi de garantir la diversité sociologique d’une région
où il n’y a pas que des Peuls. Dans tous les cas, la créativité reste importante
dans les techniques permettant non seulement de donner l’illusion d’une
existence autonome, mais, surtout, de signer parfois des articles que la
rédaction estime « sensibles ». Un autre exemple est la publication d’une liste
de numéros de comptes bancaires étrangers, avec l’adresse des institutions
concernées. Les détenteurs seraient des personnalités politiques souvent
emprisonnées. Vu la sensibilité des révélations et la frilosité du pouvoir qui
n’a pas complètement renoncé à réprimer, « l’enquête » est signée par Raoul
Guivanda58.
Un autre fait méritant d’être relevé dans les stratégies d’occultation consiste
en ce qu’on pourrait appeler respectivement une « tromperie sur le genre »
et une « instabilité pseudonymique ». En effet, la re-nomination permet
d’abriter des tentatives de dosage du genre en permettant à des hommes
d’endosser des noms féminins. Les informations recueillies indiquent que
Chantal Kenfack, Darlene Ndatchoua et Marlyse Sibafo sont bien des hommes
et, dans les deux derniers cas, le même homme signerait avec les deux
pseudonymes dans le journal La Nouvelle. Ce cas est d’autant plus intéressant
que ce pseudonyme « flottant », « propriété collective » était masculin à La
Nouvelle Expression, Jean de Dieu Sibafo. Sibafo rappelle aussi Marlyse
Sibatcheu utilisé au journal Le Messager à un moment où il n’y avait aucune
femme dans l’équipe de rédaction. Les journalistes devenaient donc Marlyse
Sibatcheu au gré des circonstances59. Dans le même registre, on se demande
si La Nouvelle n’a pas « transféré » un pseudonyme du Messager, en l’occurrence
Frank Joseph Essomba. Cette personne figure dans le personnel60 du journal

58. L’Œil du Sahel, n° 518, 2 février 2013, p. 5-7. Noter, d’ailleurs, que Guibai Gatama, le directeur de
ce titre, a été plusieurs fois interpellé et inquiété.
59. Source : Le Messager.
60. La personne signe par exemple deux articles dans l’édition n° 180 du lundi 30 juillet 2012, elle
est mentionnée dans la rédaction générale du n° 179 mais pas dans les n° 154, 164, 166, 168 ou 178.
Il est intéressant de noter que, quoique ne figurant pas sur le personnel de rédaction, le n° 178 du
Politique africaine n° 136 • décembre 2014
152
Recherches

La Nouvelle après y avoir été « stagiaire61 ». Dans L’Œil du Sahel, au moins un(e)
journaliste signe avec trois pseudonymes, dont un de femme : Raoul Guivanda,
Yvonne Salamatou et Douworé Ousmane. Cette tricherie au genre offre
d’intéressantes variations au nom de plume, permettant ainsi aux directeurs
de publication de tromper un lectorat ayant l’illusion que, dans un milieu
aussi rude que celui de la presse, les femmes parviennent à se trouver une
voie-voix.
Un aspect important de la praxis du double consisterait en ce qu’on peut
appeler « pseudonymie ponctuelle ». Contrairement aux usages de pseudo­
nymes précis dans un journal donné, celle-ci consiste en un recours épisodique.
Si pour cet Ondoua qui publie une analyse intitulée « Multipartisme : la juste
part de la conscience nationale », le mobile est difficile à déterminer selon
les journalistes interrogés, pour Guci Ma’Azang, le pseudonyme garantit la
sécurité. En effet, l’auteur de l’article sur l’intégration nationale intitulé
« Toutes les vérités ne sont pas bonnes à cacher62 » confirme, lors d’un entre­
tien, qu’il était alors étudiant. Ayant pris des risques dans les frondes à
l’Université de Yaoundé, il ne voulait pas se rendre plus « visible » en signant
de son nom propre, comme le faisait déjà Kamguia Komchou dans le même
journal63. Cette « pseudonymie épisodique » était assez régulière dans les
colonnes du journal Le Messager, et il est difficile de tout inventorier.
Du reste, proche de l’élément précédent, le dernier, « l’instabilité pseudo­
nymique », se réfère à son interchangeabilité. Elle tient à ce que, contrairement
au seul principe du double, la signature journalistique semble être le lieu du
multiple. On le voit avec Youssouf Kassap, Prosper Mongo Essama, Frank
Essomba64 et Marlyse Sibafo, le signataire se démultiplie et se meut. De
même, Kom Petit-Homme, Albert Biombi, Wamba Sop et Flore Edimo sont,
comme ceux du Messager, des « pseudonymes maison » qui permettaient
aux res­ponsables éditoriaux d’affecter des noms d’emprunt chaque fois
qu’une contribution est jugée « délicate » ou soumise par une personne
employée ailleurs 65. Ce serait aussi la même chose pour une rubrique

lundi 16 juillet 2012 comporte un article intitulé « Quand Camair-Co fait le “clando” » endossé par
cette personne.
61. La Nouvelle, n° 163, lundi 9 avril 2012.
62. Le Messager, n° 192, 24 juillet 1990.
63. Voir par exemple « Une vue critique des défis culturels de l’intégration nationale au Cameroun »,
Le Messager, n° 175, 28 décembre 1989. Edmond Kamguia Koumchou m’a confié, lors d’un entretien
en juin 2011, avoir décidé de désormais signer systématiquement Edmond Kamguia K. parce qu’il
ne voulait pas être pris pour un cousin, même lointain, d’Augustin Kontchou Kouemegni, ministre
de la Communication pendant les années de plomb.
64. Devenu vraisemblablement Frank Joseph Essomba dans le journal La Nouvelle, qui a importé
d’autres pseudonymes.
65. Source : Mutations et Le Jour.
Alexie Tcheuyap
153
Écrire masqué. Des pseudonymes dans la presse camerounaise

comme « Bloc-notes du Babillard » pour laquelle l’auteur, « Le Babillard »


variait parfois dans cet anonymat. Mais il est aussi arrivé que ce soit un certain
Essomba Frank qui signe ces notes66.
D’autre part, il convient de relever que certains pseudonymes « circulent »
entre rédactions : Hervé Charles Malkhal est parti du Messager pour Mutations,
et est actuellement à L’Actu. Chantal Kenfack a quitté Mutations pour Le Jour.
Après La Nouvelle Expression, Jean de Dieu Sibafo (désormais Marlyse) et
Frank Essomba (ou Frank Joseph Essomba) se retrouvent dans La Nouvelle
Presse, puis La Nouvelle, deux journaux appartenant au même directeur de
publication. Suite à une grève à La Nouvelle Expression, James Nkell Mpakoua
et Abdel Gamal Ekko rejoignent Le Messager, avant de réintégrer le journal
qu’ils avaient quitté. Le premier est reparti du journal et vit désormais à
l’étranger, alors que le second y reste. Après La Nouvelle Expression, Bertrand
Toko contribue depuis janvier 2014 à L’Œil du Sahel. L’autre aspect du pseu­
donymique est, en plus de la protection des identités, le double emploi qui,
autrefois prégnant dans Le Messager en contexte de répression, a pris d’autres
dynamiques.
Avec le recrutement de spécialistes de la communication dans la fonction
publique camerounaise en 2010, de nombreux journalistes, qui ont préféré
maintenir un confort intellectuel ou s’assurer une certaine sécurité finan-
cière pour échapper aux aléas du privé, adoptent des pseudonymes. On le
sait, la presse privée, dont certains des responsables, selon Joseph Anderson
Le, sont des « négriers », paye très mal ses employés67. La fonction publique
devient une « fonction refuge » qui protège contre la précarité. Si elle reste
quand même présente, l’objectif n’est plus toujours la recherche du gain.
Malgré le confort de la fonction publique où triomphent souvent obséquiosité
et nivellement par le bas, grâce au pseudonyme, la survie intellectuelle du
journaliste, désormais salarié régulier, passe par des piges dans la presse
privée. Beaucoup n’hésitent pas non plus à écrire pour des concurrents :
dans cette position, le recours au pseudo devient indispensable68. Il apparaît
tout autant incontournable pour protéger une source qui a transmis une
information cruciale. Le brouillage nominal crée alors ce flou confortable
puisqu’il permet d’éliminer tout repère. Pour publier une information qui va

66. Voir par exemple « Des salaires de misère », La Messagère, n° 7, 13 janvier 1993, p. 15 ; « Le pouvoir,
c’est l’argent », La Messagère, 22 janvier 1993. Avec le régime de déclaration, La Messagère prend la
relève de son prédécesseur Le Messager lorsque ce titre est suspendu.
67. J. Le, « Liberté de la presse et responsabilité sociale du journaliste au Cameroun. Sortir du
mythe pour la réalité », Cameroon Tribune, 3 mai 2012.
68. Un exemple intéressant est celui de Christophe Bobokiono, à qui son ancien employeur suggère
de ne plus écrire sur un dossier « sensible » impliquant un puissant homme d’affaires. Il soumet
quand même un article à ce sujet et face au refus de sa hiérarchie, il le fait publier ailleurs sous un
pseudonyme. Il est remercié.
Politique africaine n° 136 • décembre 2014
154
Recherches

lui permettre de vendre son journal sans mettre en cause les rapports avec
un proche ou une source dans le service incriminé, le pseudonyme s’impose.
Et, il faudrait le noter, tout cela se joue souvent sur décision du rédacteur
en chef qui engage ainsi la responsabilité pénale du directeur de publication,
généralement occupé à assurer la survie économique du journal69. Dans
cette démarche du double emploi, il est clair que Le Messager, La Nouvelle
Expression et Mutations (à ses débuts) sont en peloton de tête dans le recrutement
des talents.

On peut le constater, de nombreuses signatures dans les journaux restent


des entités résolument instables. De ce point de vue, la pratique pseudonymique
se distingue sensiblement de ce qu’on observe dans les ex-colonies anglaises
ou le domaine littéraire par exemple70. Alors que, nous dit Yves Lamy71, le
faux nom en littérature est un caprice commercial qui peut permettre de
séparer la vie publique de la vie privée, chez les journalistes camerounais,
les entités pseudonymiques sont, dans maintes situations, des modes de
protection consécutifs à ce que, dans le sillage de Michel de Certeau72, on
pourrait appeler calcul tactique. L’évaluation des rapports de force conduit
le sujet à créer de nouveaux rapports au dire et au réel, sous des modalités
nominales alternatives. Cela protège son existence ou sa fonction publique.
Cette stratégie n’est pas toujours un pari réussi comme en témoignent les
nombreux exemples de « chasse au pseudonyme » qui ont fait des victimes.
En 1992, Célestin Lingo, alors chef de service à l’agence de presse officielle
Camnews, est relevé de ses fonctions parce qu’on l’accuse d’être derrière un
certain pseudonyme dans la presse privée dont les billets agacent73. Alors
qu’il était encore employé au quotidien gouvernemental Cameroon Tribune,
ses chroniques « Feuilles au vent » rencontraient souvent d’énormes difficultés
pour paraître. Daniel Rim nous apprend aussi que la même année, Kamoja
Leprince et Samako Minmenkem, deux fonctionnaires collaborant comme
lui au journal Le Messager sous pseudonymes, sont limogés. Si ces journalistes
sont pourchassés malgré leurs recours à ces « infidélités patronymiques74 »,
c’est parce qu’ils ne se sont pas spécialement distingués par leur dithyrambe
à l’égard du pouvoir. Bien plus, Kamoja Leprince et Samako Minmenkem ont
assuré la survie du journal lorsque son directeur général Pius Njawé a été

69. C’est cette responsabilité pénale qui envoie Pius Njawé en prison.


70. Voir S. Newell, The Power to Name…, op. cit.
71. Y. Lami, Les Anagrammes littéraires. Pseudonymes et cryptonymes. Paris, Belin, 2008, p. 20.
72. M. de Certeau, L’Invention du quotidien. Les arts de faire. Paris, Gallimard, 2002.
73. Entretien téléphonique, 13 mars 2012.
74. C. Lingo, Interview dans L’Actu, n° 224, mardi 13 mars 2012, p. 12.
Alexie Tcheuyap
155
Écrire masqué. Des pseudonymes dans la presse camerounaise

contraint de s’exiler au Bénin75. En dehors de Daniel Rim qui ne se cache pas


spécialement et dont l’identité est connue dans le milieu, la plupart des
pseudonymes restent souvent des mystères. Et, dans bien des cas, ils illustrent
cette logique selon laquelle, nous dit Maurice Laugaa, « la quête des pseudo­
nymes et leur identification sont bel et bien un procès, avec son réquisitoire,
des plaidoiries, sa sentence76 ». Cela nous éloigne des préoccupations parfois
culturelles ou ludiques que décrit Stéphanie Newell pour maintenir le pseu­
donyme dans des contingences exclusivement politiques. On peut le voir, « écrire
masqué » est une pratique presque banale dans l’univers médiatique
camerounais, et le lecteur souvent piégé. Le secret éditorial et le vide juri-
dique garantissent toutes sortes de pratiques dans un milieu complexe. Si le
pseudonyme, pendant les années de braise, a permis à des citoyens engagés
de soutenir une presse muselée, il s’est révélé au fil du temps une stratégie
de survie professionnelle et intellectuelle. On écrit désormais pour les
concurrents, on signe des articles de haut vol pour se maintenir intellec­t uel­
lement dans des bureaux où l’on est contraint d’encenser le régime. On écrit
seul trois ou quatre articles dans un numéro de journal où le « comité
éditorial » est de deux ou trois personnes. On attribue à des « lecteurs » des
écrits au vitriol. Bref, dans le cafouillage médiatique camerounais où tout
s’écrit, où tous peuvent écrire, mais, surtout, où la loi ne contraint point les
« patrons de presse » à dire qui écrit dans leurs journaux, le « journalisme de
pseudonyme » est devenu tout un art, et surtout une tactique de survie.

Alexie Tcheuyap
Département d’Études françaises
Université de Toronto

Abstract
Masked Writers and Pseudonymity in the Cameroonian Press
This essay is a diachronic examination of the generalization and trivialization of
pseudonyms by Cameroonian journalists in the past twenty years. It explores the
political, historical and cultural determinants of the use of “fake” and pen names by
a so-called “free” press. In the absence of a rigorous legal framework, journalists

75. François Aby Donfack donne un exemple du journal Le Messager où il travaillait. Il parle d’un
certain Kamga Joseph, délégué provincial du ministère de l’information relevé de ses fonctions
pour collaboration clandestine à ce journal. Voir F. B. Nyamnjoh, « Media, Tribalism… », op. cit.
76. M. Laugaa, La Pensée du pseudonyme, op. cit., p. 171.
Politique africaine n° 136 • décembre 2014
156
Recherches

mislead readers by means of frequent forged signatures. The article not only uncovers
the rationalities used in the choice of pseudonyms and local journalistic practices, but
also the various discourses constructed within the context of an authoritarian regime.
The power to (re)name, then, becomes a strategy of self-protection, a roguish practice
or a whim.

Vous aimerez peut-être aussi