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V a c h e

d e s

O r p h e l i n s
Nadine Decourt

V a c h e

d e s

O r p h e l i n s

conte et immigration

Ouvrage publié avec le concours


du Fonds d'action sociale (FAS)
pour les travailleurs immigrés et leurs familles

Préface de Camille Lacoste-Dujardin


© Presses universitaires de Lyon, 1992
86, rue Pasteur - 69365 LYON CEDEX 07
ISBN : 2-7297-0419-1
A Jean-Claude
Avec mes plus vifs remerciements
à toutes celles et à tous ceux qui m'ont aidée,
et, tout particulièrement,
à Michèle Raynaud,
avec qui j'ai engagé et poursuis ce périple
au pays des variantes.

Je voudrais ici exprimer toute ma gratitude à Andrée Chazalette,


déléguée régionale du FAS pour la région Rhône-Alpes,
grâce à laquelle ce travail a pu aboutir.
PRÉFACE

C'est avec un grand bonheur que je préface ce livre. Il n'est pas com-
mun, en effet, d'avoir la chance de profiter des leçons d'une véritable
recherche expérimentale et pionnière ainsi que peut être qualifiée celle
menée par Nadine Decourt.
Bonheur d'autant plus grand que m'est cher et familier le "matériau"
ainsi traité, les contes, tout particulièrement maghrébins.
Bonheur que cette actualité du conte et sa présence aujourd'hui stimu-
lante, réactivée comme ici, dans l'histoire de l'immigration.
Bonheur encore, de voir renaître les joies, le plaisir du contage. Plai-
sir, certes souvent cultivé aujourd'hui, en France, par tous ces nouveaux
conteurs qui se produisent en public, mais ici plaisir retrouvé - ou même
découvert - plus intimement au sein des foyers familiaux, en même
temps que plus collectivement à l'école, établissant ainsi un pont ouvrant
la communication entre ces deux univers des enfants de parents
maghébins immigrés.
Bonheur de cette prise de conscience commune aux enseignants et aux
immigrés et, surtout à leurs enfants, des réelles richesses des contes. Ri-
chesses non seulement de leur contenu, mais aussi des qualités mécon-
nues de leur style oral. Car, pour les enfants maghrébins comme pour
leurs enseignants, cette expérience est révélatrice de bien des mystères
contenues dans la langue maternelle, dans cette forme particulière qu'est
le conte. Enseignants, parents, enfants, tous y découvrent les propriétés
de l'oralité, de ce style oral si élaboré, souvent même sophistiqué, que,
habitués de l'écriture, nous avons depuis longtemps perdu la faculté d'ap-
précier. Style oral que certains de ses spécialistes proposent même de
nommer "orature", ainsi comparable à la "littérature".
Bonheur de ces autres ponts établis entre l'oral et l'écrit et de la dé-
monstration faite de leur comptabilité et de leur complémentarité. S'il y
a, dans cette recherche-action", une redécouverte du conte en langue
maternelle, il y a aussi promotion du conte au rang de véritable médiateur
culturel, puisque, pour les enfants d'immigrés, il vient combler le hiatus
entre la culture orale des parents en langue maternelle et celle, nouvelle,
écrite, transmise à l'école, dans une autre langue.
Bonheur que le possible recours aux sources du "symbolique", don-
nant une nouvelle jeunesse à cette littérature orale, revigorée comme base
de départ vers une ouverture à d'autres acquisitions. Une telle revalorisa-
tion du patrimoine culturel oral maternel permet, du même coup, de
mieux connaître et apprécier la place qu'il occupe partout, dans le patri-
moine universel de l'humanité. Car le conte porte des messages transcul-
turels profonds, présents dans toutes les cultures, tout en prenant, en cha-
cune d'entre elles, des formes différentes étroitement liées à la transmis-
sion culturelle familiale.
A travers la constitution d'un "corpus immigré", à travers le travail
réalisé sur ces contes, il n'y a pas seulement sauvegarde d'un patrimoine,
il y a aussi réappropriation, reconnaissance et partage. Tout comme il
ouvre et entretient un dialogue - difficile, souvent perdu -, au sein du
groupe familial, entre parents et enfants, éventuellement même, comme
c'est le cas ici, entre trois générations, il établit aussi la communication
avec toutes les autres cultures, et, une fois confortée une certaine identité
culturelle, il s'avère apte à prédisposer à d'autres acquisitions.
Le conte, partie de la culture en langue maternelle orale, en contri-
buant à davantage de cohérence entre la culture du foyer, maternelle,
dans la langue de l'inconscient, langue symbole et la culture acquise au
dehors, dans la langue de l'école, des relations extra-familiales, la langue
de la socialisation, le conte, donc, prend ainsi place dans un processus de
résolution des contradictions nécessaire à la construction de l'identité des
enfants de parents immigrés.
Si bien que, sans prétention, mais en avançant toujours résolument
dans la même démarche active, Nadine Decourt réalise une belle démons-
tration : elle a inventé et défriché un chemin fertile, apte à aplanir les
difficultés de l'intégration, à faire dialoguer les cultures dans une estime
mutuelle.

Camille Lacoste-Dujardin
AVANT-PROPOS

Le présent ouvrage est la version abrégée d'une thèse de littérature


comparée soutenue en juin 1990 à l'Université Paris-Nord sous la direc-
tion de Jean Perrot.
Les membres du jury, Camille Lacoste-Dujardin (directeur de recher-
che au CNRS), Charles Bonn et Jean Perrot (tous deux professeurs à
l'Université Paris-Nord) ont été en même temps les guides vigilants d'une
navigation périlleuse dans les espaces mouvants de l'immigration.
Formatrice au CEFISEM de Lyon (Centre de Formation et d'Information
pour la Scolarisation des Enfants de Migrants) depuis 1979, j'ai vécu les
tâtonnements et turbulences de la pédagogie dite interculturelle. Ce fai-
sant, j'ai vite éprouvé la nécessité et le désir de prendre quelque recul par
rapport à une réalité complexe, brûlante, "impliquante", de trouver des
repères dans une pratique au croisement des cultures et des savoirs, de
survivre à une instabilité et une ubiquité épistémologique permanentes.
Le conte, que je chérissais depuis l'enfance et mes primes lectures,
s'est avéré le support privilégié d'une indispensable gageure. Outil péda-
gogique bien rôdé, il s'est trouvé au cœur des activités interculturelles,
dans un objectif premier de médiation entre l'école et des familles encore
en prise avec la tradition orale. Il a été du même coup un catalyseur aussi
discret qu'efficace de "chocs culturels" et de questionnements. Sans doute
est-ce la révélation brutale et merveilleuse de l'oralité, tout comme celle
de la transformation irréversible de mon répertoire, qui ont présidé à cette
recherche.
A la quête d'identité - à travers le conte- s'est joint un souci
d'éthique, de déontologie. Quelle culture transmettre aux jeunes, compte-
tenu des apports de l'immigration et du fait migratoire ? Quelles fées
façonner au berceau des citoyens de demain ?
C'était en même temps se poser des questions d'ordre didactique.
Comment concevoir l'articulation entre oral et écrit ? N'y aurait-il pas
moyen d'aborder autrement le texte littéraire, notamment avec des élèves
qui ont quelque difficulté à entrer dans la culture graphique ?
Dans cette tâche délicate, j'étais fort démunie de modèles établis,
l'Université et la Recherche s'intéressant plus alors à l'Étranger qu'à
l'Immigré, plus à la langue qu'à la littérature. J'ai donc pris comme bâton
de pèlerin le T du conte-type T 450, illustré par les nombreuses versions
maghrébines de "La vache des orphelins", plus connu en Europe sous le
titre "Frérot et Sœurette" (qui est celui de la version des frères Grimm).
Une discipline de référence s'imposait, la littérature comparée, comme la
discipline la plus adéquate pour ressaisir, sous l'outil pédagogique, l'objet
littéraire et ses usages en situation interculturelle.
Tout mon travail s'est de fait orienté sur les enjeux de la variation
dans le contexte de l'immigration et par-delà. En effet, le collectage de
versions au hasard des banlieues et des écoles a été le prétexte pour
"lever" un corpus d'un nouveau type, l'analyser et en dégager quelques
pistes de travail. Ainsi le lecteur trouvera-t-il en miroir et en répons trois
corpus, le corpus de base qui a présidé à toute l'entreprise, corpus dans
tous ses états dont j'extrairai ensuite quelques versions collectées auprès
de familles d'origine maghrébine, enfin le corpus (sur-mesure en quelque
sorte) produit par les enfants engagés dans l'expérience. Ma préoccupa-
tion, tout au long de cette étude, sera d'associer en étroite gémellité, mé-
diation et variation. Je présenterai donc ici les premiers résultats d'une
recherche de terrain qui s'inscrit dans le long terme, comme invitation
fervente au plaisir des variantes.
INTRODUCTION
CONTE ET PÉDAGOGIE INTERCULTURELLE

Le conte s'est trouvé au cœur des premiers tâtonnements de la péda-


gogie interculturelle. Comme aux États-Unis à la fin du siècle dernier
(lorsqu'il avait fallu commencer à alphabétiser des immigrants venus du
monde entier) , il a semblé un outil privilégié d'intégration. Comment, en
effet, prendre directement en compte les cultures dites d'origine sans pui-
ser abondamment au trésor des contes ? La pédagogie du conte était
suffisamment familière aux enseignants et les recueils de contes suffi-
samment nombreux pour offrir une riche matière.
De fait, le terme d'interculturel a été utilisé de manière très large, pour
désigner très grossièrement l'irruption de l'immigration dans le champ
des pratiques pédagogiques. L'interculturel est un concept problématique,
né sur le terrain, dans l'urgence. Il a bien fallu, dans les quartiers des vil-
les et des banlieues, faire face aux problèmes spécifiques que posait la
présence massive à l'école d'enfants d'origine étrangère, le plus souvent
en échec scolaire. Leur échec était-il imputable à une insuffisante maî-
trise du français due au niveau socio-économique des familles ? Et, dans
ce cas, comment les amener à la maîtrise de notre langue ? Était-il dû à
des écarts culturels rendant encore plus difficile leur adaptation au sys-
tème scolaire et aux valeurs dominantes véhiculées par celui-ci ? Si les
discussions sont vite allées bon train, il n'en fallait pas moins agir. Le
conte non seulement a servi de support mais, par ses ressources propres,
il a contribué, loin des feux de l'actualité, dans l'ombre et dans la discré-
tion, à faire évoluer les débats.

Enfants de migrants et lutte contre l'échec scolaire

La scolarisation des enfants de migrants a d'abord été marquée par


toute une période d'intégration par la langue. Des structures spéciales ont
été créées en 1970 (pour l'école primaire 1 et en 1973 (pour le collège 2)
afin d'accueillir les élèves non-francophones. L'objectif était (et demeure)
d'apporter le plus rapidement possible aux enfants les rudiments de la
langue française leur permettant de rallier la classe qui conviendrait à leur
âge. Les méthodes préconisées dans les circulaires officielles étaient donc
celles du Français Langue Étrangère diffusées par le BELC (Bureau pour

1. CLIN : classes expérimentales d'initiation pour enfants étrangers (circulaire du 13 janvier 1970,
BO n° 5 du 29 janvier 1970)
2. CLAD : classes d'adaptation pour enfants étrangers non francophones arrivant en France entre 12
et 16 ans (circulaire du 25 septembre 1973, BO n° 36 du 4 octobre 1973).
l'Enseignement de la Langue et de la Civilisation) et le CRÉDIF (Centre
de Recherche et d'Étude pour la Diffusion du Français).
Les difficultés d'adaptation rencontrées ensuite par les enfants ont été
telles qu'une deuxième approche a été tentée : le détour par les langues
maternelles. Et si, au lieu de redouter les interférences et les habitudes de
la langue maternelle de l'apprenant, on prenait vraiment en compte sa
personne, et partant son identité ? Des cours, dès 1975, ont été mis en
place à la suite d'une série d'accords culturels avec les pays concernés 3.
Des ELCO (Enseignants de Langue et Culture d'Origine), envoyés et
payés par leur pays, ont assuré ces cours, soit pendant le temps scolaire
soit en dehors, aux élèves de même nationalité dont les parents en fai-
saient la demande. Les contenus n'étaient certes pas très précis et ont
permis toutes sortes de dérives, qui attirent aujourd'hui l'attention. Cours
de Coran ? Cours de civilisation ? Méthodes rigides ? Toujours est-il que
les effets pervers ne se sont pas fait attendre. Certains enfants vivaient
mal d'être arrachés pour un temps aux activités de la classe, qu'elles fus-
sent jugées "fondamentales" ou "festives". Entre Algériens, Marocains et
Tunisiens, les choses ne se passaient pas toujours bien, sans parler des
enfants berbérophones et perdus dans la masse. Quant au choix raisonné
de l'arabe littéraire, il ne donnait pas toujours satisfaction. Bien souvent,
la langue maternelle annoncée pouvait se révéler une langue "nationale"
créant un autre effet de rupture et d'étrangeté. Enfin, il était impossible,
dans un établissement scolaire donné, de répondre aux besoins de toutes
les ethnies représentées.
Ces expériences ont eu cependant pour mérite d'attirer l'attention sur
la notion d'identité culturelle. Si l'on ne pouvait agir efficacement par la
langue, on allait essayer par la culture. Prendre en compte la diversité
culturelle, valoriser les enfants à travers les témoignages de leur culture
d'origine, telle a été la nouvelle tentative. R. Berthelier, psychiatre et in-
tervenant régulier au CEFISEM de Lyon, a beaucoup contribué à dégager
ce que l'on pourrait appeler "l'hypothèse interculturelle Des ensei-
gnants ont ouvert leur classe, des parents sont venus conter, faire de la
cuisine ou de la musique, notamment à la maternelle. Des relations se
sont établies entre des écoles et des centres sociaux. Il s'agissait d'ouvrir
l'école aux différences, d'en démontrer à tous la richesse et la légitimité.

3. Circulaire du 9 avril 1975 (BO n° 15 du 13 mai 1975) : "Enseignement des langues nationales à
l'intention d'élèves immigrés dans le cadre du tiers temps pédagogique", première de toute une série
de circulaires.
4. R. BERTHELIER, "L'échec scolaire des enfants de migrants : un problème de langue?", Enfances
et cultures, problématiques de la différence et pratiques de l'interculturel, ANPASE, Toulouse,
Privat, 1986.
U n e circulaire est v e n u e e n 1978 valider tout ce r e m u e - m é n a g e 5 L'idée
m i s e e n a v a n t est d o n c celle d'une reconnaissance, d'une l é g i t i m a t i o n
d'une l a n g u e et d'une culture dévalorisées. C e q u e vise le p é d a g o g u e ,
c'est la possibilité, p o u r des enfants qui vivent l'exclusion, d e n'avoir pas
honte de leurs parents, de trouver leur place dans l'école et d'oser dire
"Je". T e l est le projet des f e m m e s réunies au centre social de M o n t f e r r é à
Saint-Étienne. L a préface de leur recueil de contes en porte fièrement
témoignage :

" E n m e t t a n t ces c o n t e s p a r écrit, p a r - d e l à l ' i n t é r ê t d e m a i n t e n i r v i v a n t e t o u t e


u n e tradition orale, n o u s a v o n s r e c h e r c h é la m i s e à l ' h o n n e u r d e l a f a m i l l e :
l a p a r o l e d e la m è r e et d u p è r e est i m p o r t a n t e : e l l e e s t e n r e g i s t r é e p u i s
écrite, les e n f a n t s é c o u t e n t c e t t e p a r o l e v e n a n t soit d e l e u r s p a r e n t s , so i t d e
p e r s o n n e s qu'ils c o n n a i s s e n t b i e n : é c o l e , c e n t r e s o c i a l , h a l t e - g a r d e r i e 6

L e conte entre ainsi au c œ u r d'un dispositif d e m i s e e n échec de


l'échec scolaire. C e p e n d a n t le risque a p p a r a î t très vite d'un e n f e r m e m e n t
dans le ghetto et le folklore de cultures d'origine, alors q u e l'immigration
s'impose c o m m e fait p e r m a n e n t de la société moderne.

L e défi d e l ' o u v e r t u r e culturelle

L a p u b l i c a t i o n , e n 1 9 8 5 , d u r a p p o r t p r é s e n t é p a r J. B e r q u e , s p é c i a l i s t e
du m o n d e a r a b o - m u s u l m a n , au ministre de l'Éducation Nationale, L'im-
m i g r a t i o n à l ' É c o l e d e l a R é p u b l i q u e 7 p r e n d v a l e u r d e s i g n a l d ' a l a r m e . J.
B e r q u e e n effet a p o s é u n n o u v e a u regard sur les enfants "issus d e l'im-
migration" et s u r leurs cultures familiales, conçues n o n en termes de
cultures étrangères ou d'origine m a i s e n termes d'"apports" au patrimoine
français. L e m o u v e m e n t des Beurs et le succès m é d i a t i q u e d e l'associa-
t i o n S O S R a c i s m e , à travers l a p e r s o n n e d ' H a r l e m D é s i r , o n t d o n n é rai-
s o n à l ' a n a l y s e d e J. B e r q u e e t d e v a i e n t s o n n e r l e g l a s d e l ' â g e d ' o r d e
l'interculturel. L e respect des différences cède le pas au "droit à l'indiffé-
rence", revendication révélatrice aujourd'hui des volontés et des difficul-
tés de l'intégration.
C e p e n d a n t le conte sort intact et victorieux des p o l é m i q u e s a u t o u r
d'un interculturalisme perçu de plus en plus c o m m e "pédagogie du cous-

5. Circulaire du 25 juillet 1978 (BO n° 31 du 7 septembre 1978 : "Scolarisation des enfants


immigrés , avec, en troisième point, "Valorisation des langues et cultures d'origine".
6. S.A.H.Y.O.D., Lundja. Contes du Maghreb, Paris, L'Harmattan, 1987, p. 9.
7. J. BERQUE, L'Immigration à l' école de la République, Paris, La Documentation Française, 1985.
cous". Le conteur B. de La Salle, lui-même un des moteurs du renouveau
du conte en France, attire à juste titre l'attention des lecteurs de la revue
Grand Maghreb 8 sur le rôle de la culture maghrébine dans ce renouveau,
à côté d'autres facteurs (tels que l'exemple américain avec l'institution de
"l'heure du conte" 9, le retour aux traditions folkloriques et musicales,
l'intérêt nouveau pour le patrimoine oral, le malaise devant une
civilisation de plus en plus marquée par les progrès de la science et la
toute-puissance de la rationalité 10 M. Belhalfaoui ouvre la voie à une
nouvelle génération de conteurs, parmi lesquels N. Khémir, A. Bouzzine.
Depuis les répertoires se sont multipliés (Turquie, Vietnam, Cambodge,
Laos). Ils témoignent à la fois d'une diversité culturelle en France et de la
volonté d'éviter le ghetto maghrébin. Le conte s'impose donc comme
l'outil par excellence d'une éducation à la diversité et trouve une nouvelle
légitimité à travers les recommandations des experts du Conseil de l'Eu-
rope. M. Abdallah-Pretceille conclut ainsi son rapport sur "L'éducation
aux droits de l'homme dans les écoles préélémentaires" :

"L'éducation à la diversité, point d'appui d'une éducation aux Droits de


l'Homme, se nourrit de l'imaginaire et réciproquement. En conséquence, il
convient de développer toutes les situations éducatives, tous les enseigne-
ments qui enrichissent l'imaginaire. L'éducation artistique constitue, en ce
sens, un lieu privilégié d'intervention. (...)
Le conte représente aussi un excellent support de manifestation de l'imagi-
naire et, par ses multiples variantes et variations, il facilite l'approche de la
diversité 1 1

Les exemples ne manquent pas de recueils plurilingues. J'en prendrai


pour seul exemple, l'ouvrage, publié en Haute-Marne sous l'égide de
l'Association Haut-marnaise pour les immigrés, Enfants d'ici-Histoires
d'ailleurs, écrit en français, en arabe, en portugais et en turc 12.
Cependant il demeure, à l'évidence, plus facile de recueillir les contes
de l'ailleurs, d'aller chercher du côté de l'immigration la marque de la di-

8. B. DE LA SALLE, "La culture maghrébine dans le renouveau du conte", Grand Maghreb, n° 35,
novembre 1984, p. 64-65.
9. Voir là-dessus le témoignage de Marguerite GRUNY : "L'Heure Joyeuse", Dire, n° 3, automne 87,
p. 39 à 41.
10. Voir à ce sujet les actes du colloque "Le renouveau du conte en France et ailleurs", organisé au
Musée National des Arts et Traditions Populaires, Paris, 21-24 février 1989, édité par G. CALAME-
GRIAULE sous le titre Le Renouveau du conte, CNRS, Paris, 1991.
11. Conseil de l'Europe, M. ABDALLAH-PRETCEILLE, Rapport du 40ème séminaire du Conseil de
l'Europe pour enseignants sur l'éducation aux droits de l'homme dans les écoles préélémentaires,
Conseil de la coopération culturelle, DECS/EGT, Strasbourg, 1989, p. 48.
12. Enfants d'ici - Histoires d'ailleurs, Langres, Jeunesse et Sports - AHMI, 1988.
versité, au risque du ghetto. Les ouvrages les plus récents n'offrent guère
de changement par rapport à celui qui inaugura la série, Le Parfum de la
Terre 13 et qui, par chance, rassemble des contes du Mexique, du Brésil,
du Portugal, de l'Italie et du Maghreb. Malgré tous les efforts et toutes les
précautions, il se pourrait fort que le conte, ainsi compris, entre dans un
dispositif pédagogique spécifique à destination d'un public spécifique :
les enfants issus de l'immigration. Les ZEP (Zones d'Éducation Prioritai-
res) pourraient rester longtemps terre d'élection de la littérature orale en
France.
Cependant, chemin faisant, un élément s'est imposé : la nécessité d'un
partenariat. Si le conte était choisi comme support privilégié pour ouvrir
l'école sur l'extérieur, pour nouer des relations avec les familles et désco-
lariser les apprentissages, le pédagogue ne pouvait plus rester seul dans
cette tâche. Des moyens administratifs et financiers (par le biais notam-
ment des Projets d'Action Éducative) ont été donnés : ils ont facilité l'en-
trée en scène d'experts, tels que les conteurs et les ethnologues.

LES APPORTS DE L'ETHNOLOGIE ET DES ETHNOLOGUES

La question de la place de l'ethnologie s'est posée dès le départ. En


choisissant les contes les plus riches en indices culturels pour éveiller
chez les enfants concernés quelque résonance, le pédagogue mettait de
fait l'auditeur en position d'informateur de sa culture. Cette parole autour
du conte est ce qui avait justement valeur de production valorisante.

Débats et polémiques

Les démarches ont été le plus souvent intuitives, exposant parfois les
enseignants à de singulières découvertes qui ont fait naître autant de be-
soins en formation. Comment interpréter les contes africains ? Comment
traiter la violence manifestée aux yeux de certains par les contes
d'ogresse ? Les nouvelles terres du conte pulvérisaient tout d'un coup les
certitudes acquises. Plus question d'invoquer B. Bettelheim pour justifier
"les horreurs". Force a donc été de faire retour sur notre propre culture du
conte, de renouer avec une tradition populaire masquée par l'héritage
savant de C. Perrault, d'entrer dans une approche résolument compara-
tive, s'intéressant au conte comme genre mais aussi comme pratique so-

13. Le Parfum de la terre, Grenoble, La Pensée Sauvage, 1979.


ci ale, comme "performance". L'éclairage ethnologique a contribué, me
semble-t-il, à sortir le conte de l'enfance où nous l'avions enfermé 14, à
revivifier le désir du conte, un peu éteint par des pratiques d'écriture de-
venues quelquefois routinières. L'intérêt pour l'ethnologie est à compter
comme facteur de ce renouveau du conte dont nous avons déjà signalé le
phénomène. Le Maghreb a occupé d'emblée une place de choix, compte
tenu de l'importance de l'immigration maghrébine et de l'ampleur des
problèmes posés à notre société par la compréhension de l'Islam et par les
phénomènes corollaires de délinquance et de racisme. Enfin, il y avait
suffisamment de livres sur le marché pour que le répertoire s'imposât.
Cependant les déceptions ont été aussi fortes que les enthousiasmes.
Les débats se sont organisés autour de trois questions :

1) Les contes sont-ils un moyen de s'ouvrir aux autres cultures ?


2) Le pédagogue a-t-il toute la compétence requise ?
3) La tradition orale a-t-elle encore droit de cité dans notre société ?

Une certaine méfiance s'est fait jour quant au pouvoir de médiation et


du conte et du pédagogue. Dans une intervention au CEFISEM de Paris
en juin 1982, J. Drouin (chercheur au CNRS) insiste sur le danger de
toute interprétation hâtive :
"La littérature est source de connaissance de la société dans la mesure où
cette connaissance de cette société permet de comprendre et d'évaluer cette
littérature 15."

Le conte peut fort bien contester un ordre établi et révéler, plus qu'un
état de faits, des aspirations nouvelles. En outre, le recours au conte ris-
que de s'avérer de plus en plus illusoire dans une société moderne en
rupture avec la tradition orale. Même si un renouvellement des pratiques
du conte s'observe çà et là, ne touche-t-il pas essentiellement le milieu
des bibliothécaires et des enseignants ? Quant au problème soulevé par la
compétence du pédagogue, il a pu se trouver en partie résolu par le parte-
nariat. Il est même arrivé qu'une ethnologue mette ses ressources à la
disposition des enseignants. C'est ainsi que S. Platiel, spécialiste des
contes africains, est venue, pendant plusieurs années, offrir les contes de
sa collecte à des élèves de collège et de lycée de la région parisienne.

14. Voir là-dessus les travaux de M. SORIANO ou de J. ZIPES.


15. Loin du conte, CEFISEM de Paris, École Normale des Batignolles, Paris, 1984.
U n e e t h n o l o g u e s u r le t e r r a i n

Il s ' a g i s s a i t p o u r S . P l a t i e l d e l u t t e r c o n t r e l a x é n o p h o b i e , d e d o n n e r
u n e i m a g e positive des Noirs et de l'Afrique susceptible de revaloriser d u
m ê m e c o u p les M a g h r é b i n s et tous les enfants appartenant à des cultures
en situation de domination. L e deuxième volet de sa démarche consistait
à aider les enfants sur le p l a n langagier. L e conte, dans cette hypothèse,
d o i t p o u v o i r , c o m m e e n A f r i q u e , s e r v i r à é d u q u e r l a p a r o l e ; il y a p e u t -
être m o y e n d e mettre à profit, d a n s le contexte d e l'immigration, u n m o -
d è l e p é d a g o g i q u e l i é à l a t r a d i t i o n o r a l e . Il s e p e u t m ê m e q u ' i l s o i t p a r t i -
c u l i è r e m e n t adapté aux enfants d e m i g r a n t s et leur d o n n e plus qu'à d'au-
tres d e s c h a n c e s d e réussite. S. P l a t i e l a d o n c p r o p o s é u n c o n t a g e qui,
tout e n s'inscrivant dans le t e m p s scolaire, ne devait pas faire l'objet d'un
travail pédagogique, au sens habituel du terme, m a i s devait plutôt laisser
le conte dérouler sa p é d a g o g i e intrinsèque. C h e z les S a n a n d u B u r k i n a
F a s o en effet, les enfants n o n s e u l e m e n t écoutent mais sont invités à
conter à leur tour, à faire preuve de " m i m é t i s m e créatif' :

" Q u a n d l'enfant écoute, au travers des aventures de tous ces héros, c'est en
e f f e t le c o d e s o c i a l et e t h n i q u e d e s a s o c i é t é qu'il i n t è g r e s a n s c o n t r a i n t e et
i n c o n s c i e m m e n t . M a i s d e p l u s q u a n d , d è s son p l u s j e u n e â g e , il est e n c o u -
r a g é à r a c o n t e r d e s h i s t o i r e s qu'il a i m e d e v a n t s e s é g a u x e n â g e , m a i s aussi
d e v a n t les a d u l t e s , tout en " i n t é r i o r i s a n t le m e s s a g e " d u c o n t e , il a p p r e n d
p a r la p r a t i q u e et d a n s u n e s i t u a t i o n d e c o m m u n i c a t i o n qui le c o n f r o n t e à u n
p u b l i c , c e r t e s b i e n v e i l l a n t , m a i s n é a m m o i n s a t t e n t i f et c r i t i q u e , à t r o u v e r les
f o r m u l e s , les i m a g e s , l ' i n t o n a t i o n e t l ' a r t i c u l a t i o n d u d i s c o u r s qui s u s c i t e n t
e t r e t i e n n e n t l'attention, é t o n n e n t , a m u s e n t , c r é e n t le s u s p e n s 1 6

D e fait, raconte-t-elle, les e n f a n t s o n t été i m m é d i a t e m e n t fascinés p a r


ces récits. L a " m a g i e du c o n t e " a c é d é le pas ensuite à la curiosité :

" C e t t e p é r i o d e d ' a s s i m i l a t i o n d u r e e n v i r o n d e u x m o i s (7 à 9 s é a n c e s a u
c o u r s d e s q u e l l e s les é l è v e s n e m e p o s e n t q u e les q u e s t i o n s n é c e s s a i r e s p o u r
c o m p r e n d r e les m o t s q u ' i l s i g n o r e n t : karité, c o é p o u s e , c i r c o n s c i s i o n , griots,
c a n a r i , mil, etc. C e n ' e s t q u e t r è s l e n t e m e n t q u ' i l s p é n è t r e n t d a n s c e t u n i v e r s
é t r a n g e r . P u i s , p e u à p e u , la d i f f é r e n c e d e v i e n t o b j e t d e c u r i o s i t é . F a i s a n t
a l o r s la p a r t d u réel e t d e l ' i m a g i n a i r e , ils v e u l e n t e n s a v o i r p l u s s u r la
réalité. A i n s i a u f u r et à m e s u r e q u e les s é a n c e s s ' a j o u t e n t a u x s é a n c e s , e l l e s
c o m p o r t e n t d e m o i n s e n m o i n s d e c o n t e s et d e p l u s en p l u s d e q u e s t i o n s ; et,
d a n s c e d i a l o g u e qui s'instaure e t c e t a l l e r - r e t o u r c o n s t a n t e n t r e les c o n t e s ,

16. S. PLATIEL, "Conte et spécificité culturelle", in : A. AISSOU, Les Beurs, l'École et la France,
Paris, CIEMI/L'Harmattan, 1987, p. 175.
leurs e x p l i c a t i o n s , les q u e s t i o n s , les r é p o n s e s , les é l è v e s a p p r e n n e n t m i l l e
c h o s e s s u r les S a n a n , l e u r c u l t u r e et leur p a y s 17."

L e c o n t e u r e s t ici e t h n o l o g u e e t p e u t a v o i r r é p o n s e à tout. L e c o n t e
devient alors u n b o n support d'initiation à une culture dont la xénité, qui
plus est, est f o r t e m e n t m a r q u é e p a r u n e a b o n d a n c e de m o t s "exotiques",
lesquels seront (et ce n'est pas u n hasard) parfaitement mémorisés. Les
é l è v e s o n t eu e n v i e d'écrire e u x aussi les contes d a n s u n livre et se s o n t
lancés d a n s u n e restitution particulièrement fidèle. Q u a n t aux enfants
d ' o r i g i n e a f r i c a i n e , d ' a b o r d m u e t s et m é f i a n t s , ils se s o n t m i s à p r e n d r e l a
p a r o l e à p a r t i r d u m o m e n t o ù ils o n t p u c o n s t a t e r l a q u a l i t é d e l a c u r i o s i t é
d e l e u r s p a i r s . Ils o n t p u ainsi r e s s a i s i r l e u r c u l t u r e et l e u r identité. E n f i n
u n d é b l o c a g e des enfants e n difficulté a p u être o b s e r v é tant à l'oral qu'à
l'écrit : d é v e l o p p e m e n t des facultés d'écoute, structuration du langage,
m o d i f i c a t i o n des rapports entre enfants, m a i s aussi des rapports entre
enfants et parents (à qui les enfants ont raconté les contes) sont autant de
points positifs à retenir.
S. P l a t i e l i n s i s t e t o u t p a r t i c u l i è r e m e n t s u r l ' i m p o r t a n c e d e c e t t e r e s t a u -
ration d u dialogue à l'intérieur de la famille, u n dialogue qui ne peut
a v o i r lieu tant q u e n'est pas l e v é e la h o n t e d e l a l a n g u e et de la culture
d ' o r i g i n e . Q u a n t à s a v o i r à q u i c e t t e e x p é r i e n c e a l e p l u s p r o f i t é , il e s t t r è s
difficile d e le dire. L e s enfants d e l ' i m m i g r a t i o n ont-ils m i e u x réussi que
l e s a u t r e s ? S. P l a t i e l a s e u l e m e n t s o u l i g n é l ' i n s t a u r a t i o n , d a n s l a c l a s s e ,
d ' u n c l i m a t n o u v e a u s o u s l'influence d e c o n t e s qui n e privilégient p a s la
réussite i n d i v i d u e l l e m a i s d o n n e n t le d e r n i e r m o t à la solidarité d u vil-
lage, à la cohésion d u groupe.
Cette expérience m o n t r e bien l'usage p é d a g o g i q u e et didactique qui
p e u t être fait d u c o n t e dans sa spécificité culturelle. L a présence d'une
"vraie" e t h n o l o g u e a sans doute permis d'aller jusqu'au bout d'une démar-
che qui p r e n d du m ê m e c o u p valeur tout à fait exemplaire.

L A CONTRIBUTION DES CONTEURS

L e s c o n t e u r s o n t p u intervenir d a n s les écoles b e a u c o u p plus facile-


m e n t q u e l e s e t h n o l o g u e s . Ils o n t été d e s p a r t e n a i r e s p r i v i l é g i é s d a n s l a
m e s u r e o ù ils a p p o r t a i e n t a v e c e u x l ' a r t d u c o n t e , c ' e s t - à - d i r e u n e n s e m b l e
de savoirs et de savoir-faire d o n t les enseignants se sentaient dépourvus.

17. S. PLATIEL, "A l'école du conte africain", Le Français aujourd'hui, n° 68, décembre 1984, p. 51-
52.
Figures de médiateurs culturels

Les conteurs sont arrivés dans un premier temps comme les conteurs
d'une culture. Certains y ont puisé une vocation. C'est ainsi qu'une docu-
mentaliste de collège, Christine Adjahi, parce qu'elle était d'origine béni-
noise, a dû répondre à des demandes de plus en plus nombreuses qui l'ont
amenée à renouer, à Lyon, avec les contes de son enfance et à devenir
"conteuse".
Deux types de personnes-ressources intéressent le pédagogue dans le
cercle de plus en plus large des "nouveaux conteurs", définis par V.
Görög 18 Si ce terme ne plaît guère à certains, il n'est pas moins signifi-
catif d'un jeu de l'offre et de la demande entre des conteurs et un nouveau
public citadin, plus ou moins relié à l'école et à ses projets éducatifs. Il y
a d'abord les conteurs qui se réclament d'une culture et s'en font les mes-
sagers. Tel est le cas de la grande conteuse Mimi Barthélémy. Cette der-
nière explique comment son arrivée en France s'est traduite par une dé-
culturation l'amenant jusqu'à l'extinction de voix et comment, par le
conte, elle a pu ressaisir et sa voix et son identité d'haïtienne 19. Ce qui
l'intéresse dans le conte, c'est "parler d'Haïti, être une haïtienne qui parle
de son pays et de sa culture". Catherine Zarcate est à situer à l'autre ex-
trême d'un axe d'opposition qu'elle définit ainsi :

"Je crois qu'il y a deux sortes de conteurs, ceux aux racines terrestres, de
terroir et ceux dont la racine n'est pas une terre mais une idée et dont le ré-
pertoire puise aux sources du monde entier, représentant le terroir de cette
idée 2 0

C. Zarcate puise, elle, à toutes les sources et s'intéresse au conte en


tant qu'il contient toujours un enseignement : il enseigne ce que doit être
un être humain, il enseigne le cheminement vers la connaissance de soi.
Elle ne s'est donc pas limitée à la tradition juive dont elle était l'héritière
mais s'est mise véritablement au service du conte, dans un désir de spiri-
tualité ouvert à tous les répertoires :

"Je lis des contes pour mon plaisir. Tout d'un coup j'en trouve un qui me
parle, qui a quelque chose à me dire, à ce moment de mon histoire, de ma

18. V. GÖRÖG, "Qui conte en France aujourd'hui. Les nouveaux conteurs", CLO, n° 11, 1982,
p. 95-116.
19. "Portrait : Mimi Barthélémy", propos recueillis par O. Poubelle, Dire, n° 4, hiver 1987, p. 5-7.
20. "Catherine Zarcate. Portrait d'une conteuse", propos recueillis par O. Poubelle, Dire, n° 1,
printemps 87, p. 7-11.

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