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G. Dehaene-Lambertz, laboratoire de sciences cognitives et psycholinguistique, Paris, et service de neuropédiatrie, CHU Bicêtre
B. van Ooijen, laboratoire de sciences cognitives et psycholinguistique, Paris
es recherches sur les capacités de fonctions cognitives supérieures, mots et que, dès la fin de la première
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possibles. Les Anglais, par exemple, mestre de vie et expliquerait les difficul- tique est continu, et les mots ne sont
n’utilisent pas le « u » français et les tés des adultes à percevoir des pho- pas séparés par des silences, contraire-
Français n’utilisent pas le « th » anglais. nèmes étrangers. Nous ignorons encore ment à un texte écrit où ils sont séparés
Kuhl et al. ont montré qu’à six mois les la plasticité de cette réorganisation, les uns des autres par des espaces. Or, à
nourrissons réagissent particulièrement c’est-à-dire jusqu’à quel âge il est pos- la fin de la première année de vie, le
aux voyelles de leur langue maternelle sible de réacquérir les contrastes phoné- nourrisson est déjà capable de recon-
[9]. Alors que dans les premiers mois de tiques étrangers. naître les mots les plus familiers, et il
vie, les nourrissons discriminent quasi- semble vraisemblable que vers douze
ment tous les contrastes consonan- TROISIÈME ÉTAPE : mois les enfants comprennent une
tiques utilisés par les langues humaines, COMBINER LES PHONÈMES moyenne de quarante à cinquante mots
ils perdent la capacité à discriminer cer- Parallèlement à cet affinement des re- [16]. Comment le nourrisson a-t-il dé-
tains contrastes étrangers vers dix à présentations phonémiques de la couvert les mots dans les phrases ?
douze mois, comme le contraste hindi langue maternelle, les nourrissons entre Gleitman et Wanner ont fait l’hypothèse
dental rétroflexe /da/ /Da/ (2) pour les six et neuf mois accroissent leur que l’analyse prosodique était un élé-
nourrissons anglophones [10] (figure 2) et connaissance des règles phonotactiques ment stratégique primordial pour dé-
le contraste /ra/ /la/ pour les petits Ja- de leur langue, c’est-à-dire des succes- couvrir les mots de la langue [17]. La
ponais. Deux hypothèses ont été propo- sions de phonèmes permises ou non à structure prosodique des énoncés per-
sées pour rendre compte de cette perte l’intérieur des mots. Par exemple, en mettrait une première segmentation du
de compétence. Werker a postulé la français, aucun mot ne comporte la suc- signal en unités plus courtes, grâce à
persistance d’une représentation pho- cession « mk », qui est par contre pos- l’utilisation de caractéristiques comme
nétique universelle, la langue maternel- sible en hollandais. A six mois, les nour- l’allongement de la syllabe finale ou la
le ne créant que des filtres attentionnels rissons américains ne font pas de dis- baisse de l’intonation, qui signalent gé-
qui bloqueraient la perception de tinction entre des listes de mots anglais néralement la fin d’un groupe proso-
contrastes non présents dans la langue et des listes de mots hollandais, deux dique. Comme le découpage prosodique
maternelle des sujets [11]. Kuhl et al. ont langues dont la prosodie est proche. Ils est également très souvent parallèle au
suggéré plutôt une réorganisation le feront par contre à neuf mois [14]. Ils découpage grammatical des phrases, il
psychoacoustique de l’espace phoné- ont également découvert à cet âge la permet également d’initier une organi-
tique à l’intérieur du système auditif [9]. structure des mots anglais, où c’est la sation hiérarchique des énoncés et donc
Des études récentes de la perception de première syllabe qui est le plus souvent de découvrir la structure grammaticale
contrastes phonétiques étrangers en po- accentuée : les nourrissons de neuf de la langue maternelle.
tentiels évoqués chez l’adulte sont plu- mois, mais pas ceux de six mois, préfè- Dans chaque unité prosodique, les
tôt en faveur de la seconde hypothèse. rent écouter des listes de mots bisylla- nourrissons analysent ensuite les proba-
Elles ont montré qu’une réponse préco- biques accentués sur la première syllabe bilités de transitions entre différents
ce, dans le système auditif, de détection plutôt que des listes de mots accentués phonèmes et découvrent, par cette ana-
d’un changement phonétique n’était sur la dernière syllabe [15]. Des nourris- lyse distributionnelle, les suites de pho-
présente que si le changement de pho- sons français devraient avoir un com- nèmes fréquemment rencontrées, donc
nème avait une valeur dans la langue portement inverse, puisque qu’en fran- à l’intérieur des mots, des suites de pho-
maternelle des sujets (passer par çais l’accent tombe toujours sur la der- nèmes plus rares, donc entre les mots.
exemple de /ba/ à /da/ pour des nière syllabe. Pour démontrer que cette stratégie était
adultes français). Lors d’un changement utilisable par les nourrissons, Safran,
de phonèmes sans valeur dans la langue TROUVER LES MOTS Aslin et Newport ont familiarisé pen-
maternelle des sujets (passer par dant deux minutes des nourrissons de
exemple de /da/ à /Da/, deux syllabes Ces études ont permis de mieux cerner huit mois à quatre pseudo-mots (com-
hindi), aucune différence n’était enre- le calendrier des acquisitions du nour- me bitako) répétés en ordre aléatoire
gistrée par rapport à une situation risson. Au cours de la première année [18]. Ces nourrissons étaient ensuite ca-
contrôle où la syllabe restait identique de vie, les nourrissons affinent leur pables de reconnaître ces mots et de les
[12]. Cette réponse précoce spécifique connaissance de la langue maternelle et différencier de mots (comme takobi)
aux catégories phonétiques de la langue en retour cette connaissance modifie constitués des mêmes syllabes présen-
maternelle mettrait en jeu un réseau leurs capacités perceptives. Mais com- tées dans un ordre différent de celui de
neuronal dans le planum temporale ment cette représentation plus précise la phase de familiarisation. A la fin du
prédominant à gauche [13]. Cette réor- de la langue maternelle va-t-elle débou-
(2) Ce contraste n’existe pas non plus en français et cor-
ganisation de l’espace perceptif autour cher sur l’identification des mots ? Les
respond à un « da » prononcé avec la langue contre les
des phonèmes de la langue maternelle mots sont en effet rarement prononcés dents (dental) et à un « Da » prononcé avec la pointe de
aurait donc lieu dès le deuxième tri- isolés. Dans une phrase, le signal acous- la langue vers le palais (rétroflexe).
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troisième trimestre, les nourrissons sont stocker des formes acoustiques qui sur-
donc capables d’isoler des mots simple- viennent fréquemment dans la parole, Figure 3
ment en analysant les probabilités de indépendamment de leur sens. Relation entre l’âge d’arrivée aux Etats-
transitions entre syllabes. Une telle ana- Ce n’est donc pas le sens qui permet aux Unis et le score à un test de grammaire
lyse permettrait ainsi aux nourrissons nourrissons de découvrir les mots, et il anglaise. Cette courbe illustre la difficulté
français de remarquer que la suite de semble qu’ils soient d’abord sensibles d’apprentissage de la grammaire d’une
seconde langue en fonction de l’âge
phonèmes « tr » est plus fréquente que aux formes acoustiques. La distance
d’apprentissage (d’après Johnson et
« lr », donc que « tr » peut exister dans parcourue depuis la naissance n’est
Newport [22]).
un mot alors que « lr » est peu probable donc pas négligeable, et le nourrisson
et donc qu’il doit exister une frontière possède à la fin de la première année de score moyen
de mots entre « l » et « r » comme dans vie un moule, une forme acoustique de
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l’expression « une gazelle rapide ». Cette ce que sont les mots de sa langue. En-
stratégie peut être source d’erreurs, suite commence une autre étape, où 260
comme le prouvent « le nananas » ou « le l’enfant va faire correspondre ces
navion » produits quelques mois plus formes acoustiques à un sens et aug- 240
tard. « Na » est en effet un début de mot menter de façon rapide, en quelques
220
tout à fait licite en français. « Un avion » mois, son stock lexical. Cette période
peut donc être segmenté en « un est beaucoup plus visible de l’extérieur, 200
navion ». par les parents et les pédiatres, puisque natif 3à7 6 à 10 11 à 15 17 à 39
Ces études suggèrent que les nourris- l’enfant va utiliser la richesse de ce nou- âge d’arrivée aux Etats-Unis (ans)
sons remarquent des formes acous- vel outil pour communiquer, mais elle
tiques de mots bien avant d’en ne doit pas faire oublier les prémices Plus l’apprentissage est précoce,
connaître le sens. Leur stratégie d’ap- souterraines qui l’ont rendue possible. meilleures sont les performances [20, 21].
prentissage des mots semble donc très Weber-Fox et Neville ont montré que
différente de celles des adultes, qui, BASES CÉRÉBRALES tous les aspects du langage n’étaient pas
lorsqu’ils apprennent une seconde également sensibles à l’âge d’apprentis-
langue, associent une nouvelle forme ET CONTRAINTES sage [21]. Par exemple, l’adulte n’a au-
acoustique à un sens qu’ils possèdent BIOLOGIQUES DU LANGAGE cun mal à apprendre de nouveaux mots,
déjà. P. Jusczyck a pu vérifier cette hy- alors qu’il fait de nombreuses erreurs
pothèse en montrant que des nourris- Si nous commençons à mieux connaître grammaticales dans la seconde langue
sons de sept mois sont capables de repé- les capacités linguistiques précoces des même après des années de pratique.
rer la répétition de formes sonores, cor- nourrissons et les apprentissages essen- Johnson et Newport ont testé des immi-
respondant à des mots, dans des énon- tiels qui se produisent pendant les pre- grés chinois aux Etats-Unis et ont mon-
cés, sans bien sûr avoir accès au sens de miers mois de vie, nous ignorons tout tré que leur compétence en anglais ne
ces mots. Les nourrissons exposés à une des bases cérébrales de ces apprentis- dépendait pas de la durée de leur séjour
dizaine de répétitions d’un mot comme sages précoces. Existe-t-il une période aux Etats-Unis mais de l’âge de leur ar-
« king » préfèrent ensuite écouter des critique pour ces apprentissages ? La rivée [22]. Sur des tests grammaticaux,
phrases où ce mot apparaît que des spécialisation hémisphérique gauche seul le groupe constitué de sujets arri-
phrases sans ce mot. Il est remarquable pour le traitement linguistique est-elle vés aux Etats-Unis entre trois et sept ans
de constater que si les enfants sont ex- présente dès la naissance ou se dévelop- avait des performances identiques aux
posés à « king », « kingdom » présenté pe-t-elle au cours de l’acquisition de la américains anglophones de naissance
ensuite n’entraîne aucune préférence, langue maternelle ? Quelles sont les (figure 3). Ces mauvaises performances
démontrant que les nourrissons ont cor- modifications cérébrales sous-tendant ne semblent pas liées au fait qu’il s’agis-
rectement isolé le mot « king ». Ils sont les modifications des performances des se d’une seconde langue, dont l’acquisi-
également capables de mémoriser ces nourrissons ? tion pourrait être gênée par la première
formes acoustiques plusieurs jours. langue. Newport a obtenu des résultats
Après avoir écouté une demi-heure PÉRIODES CRITIQUES ? équivalents chez des sujets sourds
d’histoire pendant dix jours, des nour- LE CAS DU BILINGUISME congénitaux, dont le contact avec le
rissons de huit mois préfèrent écouter, Les études chez des adultes bilingues langage des signes était plus ou moins
quinze jours plus tard, des listes de soulignent les contraintes développe- précoce [20] . Le même type d’erreurs
mots extraits de ces histoires plutôt que mentales dans l’apprentissage du langa- grammaticales était retrouvé chez les
des listes de mots qu’ils n’ont jamais en- ge. L’âge d’apprentissage apparaît com- sourds apprenant tardivement le langa-
tendus [19]. Cette expérience démontre me un facteur essentiel déterminant les ge des signes que chez les entendants
que les nourrissons sont capables de performances dans la seconde langue. apprenant secondairement une deuxiè-
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ment actuellement chez l’adulte, ne d’un nouveau-né souffrant d’une lésion nelle, et ce dès la naissance. Ces travaux
sont pas facilement utilisables pour des massive de son hémisphère gauche [30]. augmentent également notre compré-
raisons éthiques et techniques, en de- Ce type de lésion gauche donne chez hension du fonctionnement linguistique
hors des potentiels évoqués. Grâce à l’adulte un déficit de discrimination de l’adulte normal, dont les succès et les
cette technique, nous avons pu montrer phonétique. Ces méthodes utilisant les insuffisances, notamment dans l’ap-
que le cortex auditif des nourrissons est potentiels évoqués sont en plein déve- prentissage d’une seconde langue, ne
organisé, comme celui de l’adulte, en loppement. Elles se révèlent intéres- sont que la conséquence des contraintes
réseaux fonctionnels distincts qui co- santes, car elles permettent d’étudier liées à la maturation cérébrale. Enfin,
dent, en parallèle, les différentes pro- l’organisation cérébrale précoce chez le ces études devraient remettre en cause
priétés d’un son, comme par exemple la nourrisson normal et également d’obte- notre conception des troubles du langa-
durée ou l’intensité. Parmi ces réseaux nir des données individuelles chez le ge de l’enfant et notre prise en charge
existe un réseau spécifiquement dédié nourrisson pathologique. Nous espé- des enfants ayant des lésions cérébrales
au traitement des sons du langage [28] rons qu’elles sortiront un jour du cadre précoces. Certains paramètres linguis-
(figure 4). Ce réseau implique chez l’adul- de la recherche pour entrer dans le tiques sont en effet fixés précocement,
te les régions périsylviennes posté- cadre clinique. et les rééducations orthophoniques pro-
rieures gauches. Chez le nourrisson, posées actuellement semblent trop tar-
cette asymétrie est différente. Les ré- VERS UNE NOUVELLE dives à la lumière de ces résultats. Au-
ponses évoquées sont bilatérales, cune donnée n’est disponible actuelle-
quoique significativement plus amples PRISE EN CHARGE DES ment sur la possibilité de déficits pré-
au-dessus de l’hémisphère gauche, et TROUBLES DU LANGAGE ? coces, qui existent certainement. Les
l’asymétrie n’est pas plus importante potentiels évoqués cognitifs sont dans
pour des stimuli linguistiques, comme Les recherches sur les capacités linguis- cette perspective un outil intéressant
des syllabes, que pour des sons non lin- tiques précoces menées ces dernières qui devrait permettre d’étudier les mé-
guistiques comme des tons [29]. L’impli- années ont révolutionné notre façon de canismes de ces déficits précoces et d’en
cation de l’hémisphère droit dans la considérer les jeunes nourrissons. Ce ne suivre la récupération éventuelle. Nous
perception des syllabes est confirmée sont plus des sujets passifs sur lesquels devrions donc assister dans les pro-
par l’enregistrement de réponses de dis- l’environnement imprime sa marque, chaines années à une redéfinition de la
crimination en réponse à un change- mais des individus engagés dans un ap- prise en charge orthophonique des
ment de syllabe sur l’hémisphère droit prentissage actif de leur langue mater- troubles du langage.
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