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Médecine

& enfance

Le langage dans les premières années


de la vie, nouvelles perspectives

G. Dehaene-Lambertz, laboratoire de sciences cognitives et psycholinguistique, Paris, et service de neuropédiatrie, CHU Bicêtre
B. van Ooijen, laboratoire de sciences cognitives et psycholinguistique, Paris

Il existe dans le monde plus de quatre mille langues parlées. L’acquisi-


tion du langage, pour le petit enfant, n’est donc pas seulement d’arriver
à communiquer avec ses congénères mais de le faire dans une langue
particulière, celle de son entourage. Depuis les années 70, les cher-
cheurs s’intéressent aux toutes premières étapes de cet apprentissage,
pendant la première année de vie. Ces étapes sont peu visibles car elles
sont essentiellement perceptives. Pourtant, à la fin de la première année
de vie, le nourrisson a déjà franchi des étapes essentielles dans l’acqui-
sition du langage. Il connaît les sons propres à sa langue, il sait com-
ment ils peuvent se combiner dans les mots et il est capable d’extraire
des mots de la parole. Toutes ces choses ne sont pas si évidentes si on
pense que la parole est un signal continu, où aucune pause ne signale
le début et la fin des mots, et si on réfléchit aux difficultés que rencon-
trent les ingénieurs qui travaillent sur la reconnaissance vocale. Nous
faisons ici le point sur les connaissances actuelles concernant ces pre-
mières étapes et sur les mécanismes à la base de cet apprentissage.

es recherches sur les capacités de fonctions cognitives supérieures, mots et que, dès la fin de la première

L linguistiques des nourrissons ont


été lancées par les travaux de Ei-
mas et al., qui, au début des années 70,
comme le langage ou le calcul, avaient
des prémices chez le nourrisson. Bien
plus, les études chez l’animal, notam-
année de vie, le nourrisson connaît
beaucoup de choses sur les formes
acoustiques possibles des mots dans sa
ont montré qu’il était possible de tester ment le primate, permettent parfois langue. Le deuxième axe s’intéresse
des nourrissons dans des paradigmes d’établir une continuité entre les capaci- plus aux bases cérébrales du langage et
expérimentaux rigoureux pour détermi- tés animales, celles du jeune enfant et aux contraintes liées à la maturation cé-
ner leurs capacités linguistiques pré- celles de l’adulte. La complexité des rébrale. Ce deuxième axe s’est dévelop-
coces [1]. Ces auteurs ont ainsi constaté compétences adultes ne semble donc pé plus récemment grâce à l’essor de
que les nourrissons de un et trois mois pas un élément singulier dans la nature l’imagerie cérébrale fonctionnelle. Bien
étaient capables de discriminer deux mais s’inscrit dans une chaîne continue que bon nombre de ces techniques ne
syllabes très proches comme /pa/ et de développement. soient pas encore utilisables chez le jeu-
/ta/. Depuis ces travaux précurseurs, Deux axes de recherche se dégagent au- ne enfant pour des raisons éthiques ou
notre connaissance des capacités lin- jourd’hui dans l’étude du langage chez techniques, les potentiels évoqués ont
guistiques précoces s’est considérable- le nourrisson. Le premier axe de re- apporté quelques éléments intéressants,
ment développée. Sans verser dans les cherche s’appuie sur des méthodes utili- de même que les études chez les adultes
excès médiatiques actuels qui font du sant des réponses comportementales et bilingues.
nourrisson un génie omniscient, les tra- a pour but d’étudier comment le nour-
vaux en psychologie cognitive de ces risson parvient à isoler les mots de sa
dernières années ont permis de recon- langue maternelle et apprend à les com-
RECONNAÎTRE SA LANGUE
naître que le nourrisson n’était pas une biner, c’est-à-dire comment il apprend MATERNELLE
« tabula rasa » attendant l’empreinte le lexique et la grammaire de sa langue.
d’un environnement qui le doterait pro- Ces études montrent que l’apprentissa- Chez l’adulte, la perception de la parole
gressivement de capacités de plus en ge de la langue maternelle commence se fait à travers le filtre de la langue ma-
plus complexes, mais que bon nombre bien avant la production des premiers ternelle, c’est-à-dire que toute parole
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entendue est codée dans un format ac-


ceptable par la langue maternelle. Par Figure 1
exemple, /ebzo/ va être entendu /eb- Temps de réaction (ms) de nourrissons de deux et quatre mois pour leur langue
zo/ par un Français et /ebuzo/ par un maternelle et une langue étrangère. Les nourrissons s’orientent plus vite pour les
Japonais. En effet, le japonais ne per- énoncés de leur langue maternelle que pour ceux d’une langue étrangère (d’après
mettant pas une succession de Dehaene-Lambertz et Houston [7] et Bosch et Sebastian [8]).
consonnes, un « u » est inséré entre le Nourrissons de deux mois Nourrissons de quatre mois
« b » et le « z ». Cette insertion d’une ms ms
nourrissons américains
voyelle supplémentaire est totalement 1800 1800
inconsciente de la part des Japonais, et 1600 1600
nourrissons français
ils ont beaucoup de mal à distinguer
1400 1400 nourrissons catalans
/ebzo/ de /ebuzo/ [2]. Un Italien entend
deux mots différents pour « ancora » et 1200 1200 nourrissons espagnols
« ancora », alors qu’un français n’entend 1000 1000
anglais français catalan espagnol
que la répétition du même mot. La posi-
tion de l’accent n’étant pas utilisée en Figure 2
français pour distinguer deux mots, les Pourcentage d’identification correcte, en fonction de l’âge et de l’expérience
Français sont devenus sourds à l’accent, linguistique des sujets, de deux contrastes phonémiques : /ba/ vs /da/, présent dans la
ce qui n’est pas le cas des Anglais, des langue anglaise et le hindi, et /da/ vs /Da/, présent uniquement en hindi. Le long d’un
Italiens ou des Espagnols, dont la continuum variant sur la place d’articulation, les adultes de langue anglaise ne
langue utilise ce paramètre [3]. Cette perçoivent que deux catégories phonémiques /ba/ et /da/, alors que les adultes hindi en
surdité perceptive explique certaines de perçoivent trois /ba/, /da/ et /Da/. Les nourrissons canadiens anglophones de six à huit
nos difficultés à acquérir une seconde mois identifient correctement le contraste commun et aussi le contraste hindi. Les
langue. nourrissons de onze à treize mois, par contre, se comportent comme les adultes, c’est-à-
dire qu’ils ne sont plus capables de discriminer un contraste qui n’est pas utilisé dans
PREMIÈRE ÉTAPE : LA PROSODIE (1) leur langue maternelle (d’après Werker et Lalonde [10]).
Les recherches de ces dernières années
% /ba/ vs /da/
chez le nourrisson ont montré que ce 80
codage de la parole dans le format de la /da/ vs /Da/
70
langue maternelle est une des pre-
60
mières étapes de l’acquisition de la
50
langue, celle qui permet par la suite
d’apprendre les mots de cette langue. 40
Ce codage, d’abord grossier à la nais- 30
sance, se raffine pendant la première 20
année de vie. Ce filtre est présent dès la 10
naissance et permet au nouveau-né de 0
classifier grossièrement les langues sui- 6-8 mois 11-13 mois adultes anglais adultes hindi
vant leurs caractéristiques mélodiques
et rythmiques. Des nouveau-nés fran- représentation de leur langue maternel- qu’ils entendent autour d’eux appar-
çais de quatre jours discriminent ainsi le, qui les amène à réagir différemment tiennent à un même ensemble, leur
des phrases anglaises de phrases japo- à des phrases selon qu’elles appartien- langue maternelle.
naises. Cette classification des langues nent à leur langue maternelle ou pas.
est imparfaite, puisqu’elle ne leur per- Des nouveau-nés peuvent en effet mo- DEUXIÈME ÉTAPE :
met pas de distinguer ces mêmes difier leur succion de façon à obtenir VOYELLES ET CONSONNES
phrases anglaises de phrases hollan- des phrases de leur langue maternelle A partir de quatre à six mois, les nour-
daises. Le hollandais et l’anglais ont en plutôt que celles d’une autre langue [5, rissons deviennent sensibles aux
effet des caractéristiques prosodiques 6] . Ils s’orientent également plus vite voyelles et aux consonnes, c’est-à-dire
trop proches pour être distingués à par- vers un haut-parleur diffusant des aux phonèmes de leur langue maternel-
tir d’une analyse de la parole fondée sur phrases de leur langue maternelle que le. Chaque langue n’utilise en effet
ce seul paramètre [4]. Cette analyse pro- vers celui diffusant des phrases d’une qu’un répertoire restreint des phonèmes
sodique de la parole est néanmoins suf- langue étrangère [7, 8] (figure 1). Dès les
fisante pour permettre aux nouveau-nés premières semaines de vie, les nourris- (1) La prosodie d’une langue correspond aux caractéris-
de se former rapidement une première sons ont donc reconnu que les phrases tiques rythmiques et mélodiques de celle-ci.

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possibles. Les Anglais, par exemple, mestre de vie et expliquerait les difficul- tique est continu, et les mots ne sont
n’utilisent pas le « u » français et les tés des adultes à percevoir des pho- pas séparés par des silences, contraire-
Français n’utilisent pas le « th » anglais. nèmes étrangers. Nous ignorons encore ment à un texte écrit où ils sont séparés
Kuhl et al. ont montré qu’à six mois les la plasticité de cette réorganisation, les uns des autres par des espaces. Or, à
nourrissons réagissent particulièrement c’est-à-dire jusqu’à quel âge il est pos- la fin de la première année de vie, le
aux voyelles de leur langue maternelle sible de réacquérir les contrastes phoné- nourrisson est déjà capable de recon-
[9]. Alors que dans les premiers mois de tiques étrangers. naître les mots les plus familiers, et il
vie, les nourrissons discriminent quasi- semble vraisemblable que vers douze
ment tous les contrastes consonan- TROISIÈME ÉTAPE : mois les enfants comprennent une
tiques utilisés par les langues humaines, COMBINER LES PHONÈMES moyenne de quarante à cinquante mots
ils perdent la capacité à discriminer cer- Parallèlement à cet affinement des re- [16]. Comment le nourrisson a-t-il dé-
tains contrastes étrangers vers dix à présentations phonémiques de la couvert les mots dans les phrases ?
douze mois, comme le contraste hindi langue maternelle, les nourrissons entre Gleitman et Wanner ont fait l’hypothèse
dental rétroflexe /da/ /Da/ (2) pour les six et neuf mois accroissent leur que l’analyse prosodique était un élé-
nourrissons anglophones [10] (figure 2) et connaissance des règles phonotactiques ment stratégique primordial pour dé-
le contraste /ra/ /la/ pour les petits Ja- de leur langue, c’est-à-dire des succes- couvrir les mots de la langue [17]. La
ponais. Deux hypothèses ont été propo- sions de phonèmes permises ou non à structure prosodique des énoncés per-
sées pour rendre compte de cette perte l’intérieur des mots. Par exemple, en mettrait une première segmentation du
de compétence. Werker a postulé la français, aucun mot ne comporte la suc- signal en unités plus courtes, grâce à
persistance d’une représentation pho- cession « mk », qui est par contre pos- l’utilisation de caractéristiques comme
nétique universelle, la langue maternel- sible en hollandais. A six mois, les nour- l’allongement de la syllabe finale ou la
le ne créant que des filtres attentionnels rissons américains ne font pas de dis- baisse de l’intonation, qui signalent gé-
qui bloqueraient la perception de tinction entre des listes de mots anglais néralement la fin d’un groupe proso-
contrastes non présents dans la langue et des listes de mots hollandais, deux dique. Comme le découpage prosodique
maternelle des sujets [11]. Kuhl et al. ont langues dont la prosodie est proche. Ils est également très souvent parallèle au
suggéré plutôt une réorganisation le feront par contre à neuf mois [14]. Ils découpage grammatical des phrases, il
psychoacoustique de l’espace phoné- ont également découvert à cet âge la permet également d’initier une organi-
tique à l’intérieur du système auditif [9]. structure des mots anglais, où c’est la sation hiérarchique des énoncés et donc
Des études récentes de la perception de première syllabe qui est le plus souvent de découvrir la structure grammaticale
contrastes phonétiques étrangers en po- accentuée : les nourrissons de neuf de la langue maternelle.
tentiels évoqués chez l’adulte sont plu- mois, mais pas ceux de six mois, préfè- Dans chaque unité prosodique, les
tôt en faveur de la seconde hypothèse. rent écouter des listes de mots bisylla- nourrissons analysent ensuite les proba-
Elles ont montré qu’une réponse préco- biques accentués sur la première syllabe bilités de transitions entre différents
ce, dans le système auditif, de détection plutôt que des listes de mots accentués phonèmes et découvrent, par cette ana-
d’un changement phonétique n’était sur la dernière syllabe [15]. Des nourris- lyse distributionnelle, les suites de pho-
présente que si le changement de pho- sons français devraient avoir un com- nèmes fréquemment rencontrées, donc
nème avait une valeur dans la langue portement inverse, puisque qu’en fran- à l’intérieur des mots, des suites de pho-
maternelle des sujets (passer par çais l’accent tombe toujours sur la der- nèmes plus rares, donc entre les mots.
exemple de /ba/ à /da/ pour des nière syllabe. Pour démontrer que cette stratégie était
adultes français). Lors d’un changement utilisable par les nourrissons, Safran,
de phonèmes sans valeur dans la langue TROUVER LES MOTS Aslin et Newport ont familiarisé pen-
maternelle des sujets (passer par dant deux minutes des nourrissons de
exemple de /da/ à /Da/, deux syllabes Ces études ont permis de mieux cerner huit mois à quatre pseudo-mots (com-
hindi), aucune différence n’était enre- le calendrier des acquisitions du nour- me bitako) répétés en ordre aléatoire
gistrée par rapport à une situation risson. Au cours de la première année [18]. Ces nourrissons étaient ensuite ca-
contrôle où la syllabe restait identique de vie, les nourrissons affinent leur pables de reconnaître ces mots et de les
[12]. Cette réponse précoce spécifique connaissance de la langue maternelle et différencier de mots (comme takobi)
aux catégories phonétiques de la langue en retour cette connaissance modifie constitués des mêmes syllabes présen-
maternelle mettrait en jeu un réseau leurs capacités perceptives. Mais com- tées dans un ordre différent de celui de
neuronal dans le planum temporale ment cette représentation plus précise la phase de familiarisation. A la fin du
prédominant à gauche [13]. Cette réor- de la langue maternelle va-t-elle débou-
(2) Ce contraste n’existe pas non plus en français et cor-
ganisation de l’espace perceptif autour cher sur l’identification des mots ? Les
respond à un « da » prononcé avec la langue contre les
des phonèmes de la langue maternelle mots sont en effet rarement prononcés dents (dental) et à un « Da » prononcé avec la pointe de
aurait donc lieu dès le deuxième tri- isolés. Dans une phrase, le signal acous- la langue vers le palais (rétroflexe).

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troisième trimestre, les nourrissons sont stocker des formes acoustiques qui sur-
donc capables d’isoler des mots simple- viennent fréquemment dans la parole, Figure 3
ment en analysant les probabilités de indépendamment de leur sens. Relation entre l’âge d’arrivée aux Etats-
transitions entre syllabes. Une telle ana- Ce n’est donc pas le sens qui permet aux Unis et le score à un test de grammaire
lyse permettrait ainsi aux nourrissons nourrissons de découvrir les mots, et il anglaise. Cette courbe illustre la difficulté
français de remarquer que la suite de semble qu’ils soient d’abord sensibles d’apprentissage de la grammaire d’une
seconde langue en fonction de l’âge
phonèmes « tr » est plus fréquente que aux formes acoustiques. La distance
d’apprentissage (d’après Johnson et
« lr », donc que « tr » peut exister dans parcourue depuis la naissance n’est
Newport [22]).
un mot alors que « lr » est peu probable donc pas négligeable, et le nourrisson
et donc qu’il doit exister une frontière possède à la fin de la première année de score moyen
de mots entre « l » et « r » comme dans vie un moule, une forme acoustique de
280
l’expression « une gazelle rapide ». Cette ce que sont les mots de sa langue. En-
stratégie peut être source d’erreurs, suite commence une autre étape, où 260
comme le prouvent « le nananas » ou « le l’enfant va faire correspondre ces
navion » produits quelques mois plus formes acoustiques à un sens et aug- 240
tard. « Na » est en effet un début de mot menter de façon rapide, en quelques
220
tout à fait licite en français. « Un avion » mois, son stock lexical. Cette période
peut donc être segmenté en « un est beaucoup plus visible de l’extérieur, 200
navion ». par les parents et les pédiatres, puisque natif 3à7 6 à 10 11 à 15 17 à 39
Ces études suggèrent que les nourris- l’enfant va utiliser la richesse de ce nou- âge d’arrivée aux Etats-Unis (ans)
sons remarquent des formes acous- vel outil pour communiquer, mais elle
tiques de mots bien avant d’en ne doit pas faire oublier les prémices Plus l’apprentissage est précoce,
connaître le sens. Leur stratégie d’ap- souterraines qui l’ont rendue possible. meilleures sont les performances [20, 21].
prentissage des mots semble donc très Weber-Fox et Neville ont montré que
différente de celles des adultes, qui, BASES CÉRÉBRALES tous les aspects du langage n’étaient pas
lorsqu’ils apprennent une seconde également sensibles à l’âge d’apprentis-
langue, associent une nouvelle forme ET CONTRAINTES sage [21]. Par exemple, l’adulte n’a au-
acoustique à un sens qu’ils possèdent BIOLOGIQUES DU LANGAGE cun mal à apprendre de nouveaux mots,
déjà. P. Jusczyck a pu vérifier cette hy- alors qu’il fait de nombreuses erreurs
pothèse en montrant que des nourris- Si nous commençons à mieux connaître grammaticales dans la seconde langue
sons de sept mois sont capables de repé- les capacités linguistiques précoces des même après des années de pratique.
rer la répétition de formes sonores, cor- nourrissons et les apprentissages essen- Johnson et Newport ont testé des immi-
respondant à des mots, dans des énon- tiels qui se produisent pendant les pre- grés chinois aux Etats-Unis et ont mon-
cés, sans bien sûr avoir accès au sens de miers mois de vie, nous ignorons tout tré que leur compétence en anglais ne
ces mots. Les nourrissons exposés à une des bases cérébrales de ces apprentis- dépendait pas de la durée de leur séjour
dizaine de répétitions d’un mot comme sages précoces. Existe-t-il une période aux Etats-Unis mais de l’âge de leur ar-
« king » préfèrent ensuite écouter des critique pour ces apprentissages ? La rivée [22]. Sur des tests grammaticaux,
phrases où ce mot apparaît que des spécialisation hémisphérique gauche seul le groupe constitué de sujets arri-
phrases sans ce mot. Il est remarquable pour le traitement linguistique est-elle vés aux Etats-Unis entre trois et sept ans
de constater que si les enfants sont ex- présente dès la naissance ou se dévelop- avait des performances identiques aux
posés à « king », « kingdom » présenté pe-t-elle au cours de l’acquisition de la américains anglophones de naissance
ensuite n’entraîne aucune préférence, langue maternelle ? Quelles sont les (figure 3). Ces mauvaises performances
démontrant que les nourrissons ont cor- modifications cérébrales sous-tendant ne semblent pas liées au fait qu’il s’agis-
rectement isolé le mot « king ». Ils sont les modifications des performances des se d’une seconde langue, dont l’acquisi-
également capables de mémoriser ces nourrissons ? tion pourrait être gênée par la première
formes acoustiques plusieurs jours. langue. Newport a obtenu des résultats
Après avoir écouté une demi-heure PÉRIODES CRITIQUES ? équivalents chez des sujets sourds
d’histoire pendant dix jours, des nour- LE CAS DU BILINGUISME congénitaux, dont le contact avec le
rissons de huit mois préfèrent écouter, Les études chez des adultes bilingues langage des signes était plus ou moins
quinze jours plus tard, des listes de soulignent les contraintes développe- précoce [20] . Le même type d’erreurs
mots extraits de ces histoires plutôt que mentales dans l’apprentissage du langa- grammaticales était retrouvé chez les
des listes de mots qu’ils n’ont jamais en- ge. L’âge d’apprentissage apparaît com- sourds apprenant tardivement le langa-
tendus [19]. Cette expérience démontre me un facteur essentiel déterminant les ge des signes que chez les entendants
que les nourrissons sont capables de performances dans la seconde langue. apprenant secondairement une deuxiè-
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tique de la langue ou certaines règles


Figure 4 grammaticales, ne sont vraiment acquis
En haut : Cartographie du voltage de la réponse évoquée à une syllabe chez des que si l’exposition à la langue est très
nourrissons de trois mois et demi, suivant le contexte dans lequel elle a été représentée. précoce. Ces études chez l’adulte
Répétition: la syllabe est identique aux syllabes précédentes ; changement acoustique: confortent l’hypothèse de différents mo-
la syllabe appartient à la même catégorie phonétique que les syllabes précédentes ; dules linguistiques, ayant des
changement phonétique: la syllabe appartient à une catégorie phonétique différente de
contraintes cérébrales fortes avec des
celle des syllabes précédentes.
périodes critiques différentes, et renfor-
En bas : Localisation des générateurs électriques. Alors que la réponse au changement
cent l’importance des étapes percep-
acoustique est similaire pour les deux changements, elle est plus importante et plus
étendue lors du changement phonétique. Les générateurs sont plus dorsaux et
tives de la première année de vie. Une
postérieurs dans ce dernier cas. Ces résultats suggèrent donc l'activation de réseaux étude récente vient néanmoins de re-
neuronaux différents dans ces deux cas et donc l'existence d'un traitement spécifique mettre en cause ces affirmations. Pallier
des informations linguistiques dès le plus jeune âge. (d'après Dehaene-Lambertz [28]). et al. ont testé des adultes coréens,
adoptés en France dans leur petite en-
fance. Ces sujets adultes disent avoir to-
talement oublié leur langue maternelle,
qu’ils ont pourtant pratiquée pour cer-
tains jusqu’à huit ans. Dans les tâches
avant comportementales portant sur la recon-
naissance de phrases coréennes parmi
droite d’autres langues ou la traduction de
mots coréens, ils ne sont pas meilleurs
que des sujets français. Bien plus, les ac-
Répétition Changement acoustique Changement phonétique
tivations en IRMf sont identiques à
celles de sujets français pour le français
et pour le coréen, comme si ces sujets
avaient totalement remplacé leur
G langue maternelle par le français. L’ac-
croissement des difficultés des sujets bi-
D
lingues dans la langue seconde serait
donc plus lié aux interférences entre la
langue seconde et une langue maternel-
le de mieux en mieux dominée avec
l’âge plutôt qu’à une réelle période cri-
me langue. Ces erreurs sont d’ailleurs, brales impliquées dans le traitement de tique pour l’acquisition du langage. Les
d’après Newport, très différentes des er- la langue maternelle et de la seconde études se poursuivent avec ces adultes
reurs grammaticales que fait le jeune langue chez des hommes droitiers bi- pour déterminer s’ils n’ont pas de déficit
enfant dans sa langue maternelle, que lingues [25, 26] . Le traitement de la plus subtils en français ou si des rémi-
celle-ci soit orale ou gestuelle. Comme langue maternelle met en jeu de vastes niscences de leur langue maternelle ne
le système grammatical, le système des régions de l’hémisphère gauche, relati- subsisteraient pas dans des domaines
sons d’une seconde langue semble de vement fixes à travers les sujets. Par plus restreints.
plus en plus difficile à acquérir avec contre, le traitement de la seconde
l’âge [23, 24] : des adultes bilingues cata- langue implique des régions très va- SPÉCIALISATION CÉRÉBRALE
lans-espagnols, pourtant éduqués dans riables d’un sujet à l’autre, avec des acti- PRÉCOCE POUR LE LANGAGE
les deux langues depuis au moins l’âge vations notables de l’hémisphère droit Peu de données sont actuellement dis-
de six ans, ne possèdent pas les mêmes [27]. Il semble que la compétence dans la ponibles chez le nourrisson. Les mé-
catégories phonétiques suivant la seconde langue et/ou l’âge d’acquisition thodes expérimentales les plus couram-
langue de leur entourage dans les pre- précoce soit un facteur déterminant ment utilisées à cet âge sont en effet ba-
mières années de vie. Les sujets d’origi- pour une plus grande asymétrie en fa- sées sur des réponses comportemen-
ne espagnole ne discriminent pas « é » veur de la gauche dans le traitement de tales, comme la succion ou l’orientation
de « è », contrairement aux Catalans [23]. la langue. oculaire, qui ne peuvent donner accès
Le développement de l’imagerie céré- Ces études chez les bilingues suggèrent aux bases cérébrales de ces apprentis-
brale fonctionnelle (PET scan et IRMf) a donc qu’un certain nombre de para- sages précoces. Les techniques d’image-
permis de visualiser les régions céré- mètres linguistiques, comme la phoné- rie fonctionnelle, en plein développe-
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Dehaene-Lambertz, 2001 #2706) = ?

ment actuellement chez l’adulte, ne d’un nouveau-né souffrant d’une lésion nelle, et ce dès la naissance. Ces travaux
sont pas facilement utilisables pour des massive de son hémisphère gauche [30]. augmentent également notre compré-
raisons éthiques et techniques, en de- Ce type de lésion gauche donne chez hension du fonctionnement linguistique
hors des potentiels évoqués. Grâce à l’adulte un déficit de discrimination de l’adulte normal, dont les succès et les
cette technique, nous avons pu montrer phonétique. Ces méthodes utilisant les insuffisances, notamment dans l’ap-
que le cortex auditif des nourrissons est potentiels évoqués sont en plein déve- prentissage d’une seconde langue, ne
organisé, comme celui de l’adulte, en loppement. Elles se révèlent intéres- sont que la conséquence des contraintes
réseaux fonctionnels distincts qui co- santes, car elles permettent d’étudier liées à la maturation cérébrale. Enfin,
dent, en parallèle, les différentes pro- l’organisation cérébrale précoce chez le ces études devraient remettre en cause
priétés d’un son, comme par exemple la nourrisson normal et également d’obte- notre conception des troubles du langa-
durée ou l’intensité. Parmi ces réseaux nir des données individuelles chez le ge de l’enfant et notre prise en charge
existe un réseau spécifiquement dédié nourrisson pathologique. Nous espé- des enfants ayant des lésions cérébrales
au traitement des sons du langage [28] rons qu’elles sortiront un jour du cadre précoces. Certains paramètres linguis-
(figure 4). Ce réseau implique chez l’adul- de la recherche pour entrer dans le tiques sont en effet fixés précocement,
te les régions périsylviennes posté- cadre clinique. et les rééducations orthophoniques pro-
rieures gauches. Chez le nourrisson, posées actuellement semblent trop tar-
cette asymétrie est différente. Les ré- VERS UNE NOUVELLE dives à la lumière de ces résultats. Au-
ponses évoquées sont bilatérales, cune donnée n’est disponible actuelle-
quoique significativement plus amples PRISE EN CHARGE DES ment sur la possibilité de déficits pré-
au-dessus de l’hémisphère gauche, et TROUBLES DU LANGAGE ? coces, qui existent certainement. Les
l’asymétrie n’est pas plus importante potentiels évoqués cognitifs sont dans
pour des stimuli linguistiques, comme Les recherches sur les capacités linguis- cette perspective un outil intéressant
des syllabes, que pour des sons non lin- tiques précoces menées ces dernières qui devrait permettre d’étudier les mé-
guistiques comme des tons [29]. L’impli- années ont révolutionné notre façon de canismes de ces déficits précoces et d’en
cation de l’hémisphère droit dans la considérer les jeunes nourrissons. Ce ne suivre la récupération éventuelle. Nous
perception des syllabes est confirmée sont plus des sujets passifs sur lesquels devrions donc assister dans les pro-
par l’enregistrement de réponses de dis- l’environnement imprime sa marque, chaines années à une redéfinition de la
crimination en réponse à un change- mais des individus engagés dans un ap- prise en charge orthophonique des
ment de syllabe sur l’hémisphère droit prentissage actif de leur langue mater- troubles du langage. 

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septembre 2002
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