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Mais, quand les difficultés qui environnent toutes ces questions, laisseraient quelque lieu de

disputer sur cette différence de l'homme et de l'animal, il y a une autre qualité très spécifique
qui les distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c'est la faculté de se
perfectionner ; faculté qui, à l'aide des circonstances, développe successivement toutes les
autres, et réside parmi nous tant dans l'espèce, que dans l'individu, au lieu qu'un animal est, au
bout de quelques mois, ce qu'il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu'elle
était la première année de ces mille ans. Pourquoi l'homme seul est-il sujet à devenir
imbécile ? N'est-ce point qu'il retourne ainsi dans son état primitif, et que, tandis que la Bête,
qui n'a rien acquis et qui n'a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct, l'homme
reperdant par la vieillesse ou d'autres accidents, tout ce que sa perfectibilité lui avait fait
acquérir, retombe ainsi plus bas que la Bête même ? Il serait triste pour nous d'être forcés de
convenir, que cette faculté distinctive, et presque illimitée est la source de tous les malheurs
de l'homme ; que c'est elle qui le tire à force de temps, de cette condition originaire, dans
laquelle il coulerait des jours tranquilles et innocents ; que c'est elle, qui faisant éclore avec
les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus le rend à la longue le tyran de lui-
même et de la Nature.
Jean-Jacques ROUSSEAU,

2.3.3.1 Explication
La question traitée ici par Rousseau est celle de la différence entre l'homme et l'animal, selon
lui, si en de nombreux points la question est difficile à résoudre, il en est un qui ne fait aucun
doute et qui permet de marquer la différence essentielle entre l'homme et l'animal, c'est la
faculté de se perfectionner qu'il nomme perfectibilité. Cette faculté permet à l'homme
d'acquérir des facultés qui n'apparaissent pas initialement et spontanément en lui, ces facultés
ne naissent qu'à la suite d'une stimulation extérieure, que si elles sont, comme l'écrit
Rousseau, suscitées "à l'aide des circonstances".
2.3.3.1.1 1°partie
Dans un premier temps (du début à "... la première année de ces mille ans"), Rousseau
commence par évacuer tous les autres points au sujet desquels la question de la différence
entre l'homme et l'animal pourrait porter à discussion "Mais, quand les difficultés qui
environnent toutes ces questions, laisseraient quelque lieu de disputer sur cette différence de
l'homme et de l'animal,...", pour ensuite affirmer que le seul caractère distinctif qui ne fasse
aucun doute est "la faculté de se perfectionner".
Cette faculté Rousseau la définit ensuite de la manière suivante : "faculté qui, à l'aide des
circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans
l'espèce, que dans l'individu, au lieu qu'un animal est, au bout de quelques mois, ce qu'il sera
toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu'elle était la première année de ces
mille ans."
Il convient donc pour bien comprendre en quoi consiste cette faculté d'expliciter précisément
chaque élément de cette définition. "faculté qui, à l'aide des circonstances, développe
successivement toutes les autres". Ici Rousseau insiste sur le fait que cette faculté permet de
développer en l'homme des facultés qui ne se manifestent pas en lui naturellement, dès la
naissance, mais qui n'apparaissent qu'en fonction des situations et des besoins auxquels il se
trouve confronté.
En quelque sorte l'homme possède en lui de nombreuses facultés sous forme de potentialités,
mais celles-ci ne se développent pas nécessairement, elles ne le feront que si les circonstances
le demandent, c'est-à-dire, si le milieu extérieur exige une telle évolution.
La perfectibilité est donc en quelque sorte "la faculté des facultés", la faculté qui permet le
développement de toutes les autres, la faculté qui conditionne toutes les autres. Cette faculté "
réside parmi nous tant dans l'espèce, que dans l'individu", c'est-à-dire qu'elle rend possible
aussi bien l'évolution de l'humanité toute entière (l'espèce), que celle de chacun d'entre nous
(l'individu). Cette faculté est donc celle qui permet une évolution propre à l'homme et dont
aucun animal n'est capable, ce qui explique que, seul (nous ne parlons pas ici de l'animal
domestique qui évolue grâce à l'homme), l'animal est incapable de progresser ("un animal est,
au bout de quelques mois, ce qu'il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce
qu'elle était la première année de ces mille ans."), alors que l'homme est quant à lui en mesure
de se transformer et de s'adapter aux diverses situations qu'il peut rencontrer.
2.3.3.1.2 2° partie
Cependant, si la perfectibilité est définie comme la faculté permettant le progrès de toutes les
autres, l'argument utilisé par Rousseau dans la seconde partie du texte, pour justifier son
existence, peut sembler contradictoire. En effet Rousseau écrit : "Pourquoi l'homme seul est-il
sujet à devenir imbécile ?", il semblerait que la capacité de l'homme à se perfectionner se
trouve attestée, confirmée, par sa capacité à devenir imbécile. L'imbécillité est pourtant une
imperfection, comment une telle imperfection peut-elle être considérée comme un gage de
perfectibilité ? C'est que précisément la perfectibilité n'est pas la perfection, elle est même
plutôt le signe de l'imperfection humaine ; si l'homme a besoin de se perfectionner, d'acquérir
de nouvelles facultés, n'est-ce pas parce qu'il est imparfait ? Un être parfait, n'a, quant à lui,
aucune raison d'évoluer, de se parfaire.
De ce point de vue, l'animal est peut-être, en un certain sens plus parfait que l'homme, dans la
mesure où il est parfaitement adapté par la nature à son milieu. En revanche, c'est parce que
l'homme est inadapté, imparfait qu'il doit sans cesse acquérir de nouvelles qualités, mais le
problème vient ensuite de ce que ces qualités étant acquises, elles ne s'inscrivent pas
définitivement dans la nature de l'homme, elles ne deviennent pas un composant essentiel de
son être et donc il risque à tout moment de les perdre. "N'est-ce point qu'il retourne ainsi dans
son état primitif, et que, tandis que la Bête, qui n'a rien acquis et qui n'a rien non plus à
perdre, reste toujours avec son instinct, l'homme reperdant par la vieillesse ou d'autres
accidents, tout ce que sa perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la
Bête même ?"
2.3.3.1.3 3° partie
C'est pourquoi dans la dernière partie du texte Rousseau insiste sur le caractère corrupteur de
cette perfectibilité, car au lieu de rendre l'homme nécessairement meilleur, elle peut aussi
contribuer à le rendre mauvais, à le dénaturer, à lui faire perdre son innocence originelle : "Il
serait triste pour nous d'être forcés de convenir, que cette faculté distinctive, et presque
illimitée est la source de tous les malheurs de l'homme ; que c'est elle qui le tire à force de
temps, de cette condition originaire, dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et
innocents ; que c'est elle, qui faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses
vices et ses vertus le rend à la longue le tyran de lui-même et de la Nature." En effet en
développant sa perfectibilité, l'homme s'est en quelque sorte laissé enivrer par la puissance
qu'il peut exercer sur le monde et sur lui-même et en est arrivé parfois à se rendre plus
malheureux que ne l'avaient rendu les raisons qui l'avaient initialement conduit à mettre en
œuvre de nouvelles facultés.
2.3.3.1.4 Conclusion
Ainsi l'homme ne naît pas achevé, il doit cultiver, pour s'adapter à son milieu, toutes les
facultés que la nature a laissé en sommeil en lui, cette perfectibilité le rend certes plus
puissant que les autres êtres vivants, mais elle le rend aussi plus libre, c'est pourquoi Rousseau
nous met ici en garde contre les effets destructeurs de cette faculté qui rend l'homme capable
du meilleur comme du pire. "c'est elle qui le tire à force de temps, de cette condition
originaire, dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et innocents ; que c'est elle, qui
faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus le rend à la
longue le tyran de lui-même et de la Nature."

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