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Intervention présentée à la table ronde

« La place de la traductologie dans les institutions de recherche et les


sociétés savantes »
dans le cadre du colloque de l’Acfas 2012 intitulé Page | 1

Repenser la place de la traductologie dans les sciences humaines:


vers une interdisciplinarité réciproque

Tout d’abord, je souhaite remercier Marie-Alice Belle et Alvaro Echeverri, du Département de


linguistique et de traduction de l’Université de Montréal, pour avoir eu l’idée d’organiser ce
colloque et avoir pensé à inviter l’ACT. Pour moi, c’est un plaisir de parler au nom de l’ACT et
aussi de revoir les collègues, nouveaux ou de longue date.
Avant de parler d’interdisciplinarité, je tiens à préciser ma conception de
l’interdisciplinarité : il ne faudrait pas voir là, à mon avis, la fin de la disciplinarité. Je ne suis
pas de ceux qui soutiennent que l’interdisciplinarité est absolument nécessaire à la survie de la
recherche universitaire, loin de là.
Il est vrai que, de plus en plus, on encourage les universités à se décloisonner, qu’on
encourage la collaboration entre les départements, les facultés, les universités. Or, je suis ici à
titre de représentant d’une société savante, et je pense pouvoir affirmer sans trop de crainte de
me tromper que ce décloisonnement est beaucoup plus difficile à vivre à l’université que dans
les sociétés savantes, et ce, étant donné que les formations sont d’abord et avant tout
disciplinaires.
En ce qui concerne la traduction, une discipline qui est par définition interdisciplinaire
(sa pratique est disciplinaire, mais son champ d’application, lui, est multidisciplinaire), le
problème ne se pose pas avec la même acuité. Cependant, comme je suis ici pour parler des
associations, non des universités, je ferme ma parenthèse sur les universités.
Avant d’aller trop loin, j’aimerais tenter de démêler l’écheveau terminologique de
l’interdisciplinarité :

- Transdisciplinarité : Étude du même sujet par entrecroisement des disciplines (le texte
comme objet d’étude, la perspective littéraire, philologique, traductologique,
pragmatique, rhétorique, etc.)
- Pluridisciplinarité (multidisciplinarité) : perspectives différentes ET
COMPLÉMENTAIRES pour favoriser l’analyse et la compréhension d’un objet d’étude.
Étude holistique et exhaustive.
- Interdisciplinarité : les disciplines font plus que travailler ensemble, ou encore
collaborer : elles s’influencent mutuellement, etc.

L’interdisciplinarité peut se présenter de deux manières, à mon avis, soit comme une approche,
soit comme un objectif. On pourrait également dire qu’il s’agit parfois d’un constat.
A mon avis, l’interdisciplinarité va plus loin que le mouvement à la mode : cette approche se
présente comme option non seulement viable mais souhaitable lorsqu’une question scientifique
dépasse les balises disciplinaires, lorsqu’une seule discipline ne suffit plus à répondre de
manière satisfaisante à une question.
Par exemple, il y a quelques années, l’Université York à Toronto a lancé une campagne
de publicité axée, à mon avis, sur l’interdisciplinarité. Par exemple, on voyait une image de la Page | 2
planète Mars accompagnée de trois messages :
- Pour le scientifique, cela représente la prochaine frontière
- Pour l’astronome, cela représente les voisins d’à côté
- Pour l’étudiant en cinéma, cela représente le prochain succès en salle.
Ou encore l’image d’un hamburger :
- Pour l’économiste, cela représente le salaire minimum
- Pour l’étudiant en sciences de la santé, cela représente l’encéphalopathie spongiforme
bovine
- Pour l’étudiant en commerce, cela représente une chaîne d’approvisionnement
complexe.

On pourrait multiplier les exemples.


C’est ce que j’appellerais une approche interdisciplinaire centripète, où des expertises
variées se focalisent sur un objet de recherche, et non pas sur une question de recherche :
chacun a sa spécialité. Par exemple, ce serait le cas, dans notre discipline, d’une traductologue
qui travaillerait avec une équipe de chercheurs à mieux comprendre le syndrome de
l’immigrant en santé, c'est-à-dire le fait que les immigrants qui arrivent au Canada sont
généralement plus en santé que les Canadiens du même âge, mais que leur santé se détériore
dans les 10 années suivant leur arrivée au pays. Le traductologue pourrait tenter de déterminer
si les barrières linguistiques, et les aménagements prévus à cet effet, ont un effet sur la santé des
allophones. Les professionnels de la santé, les géographes et autres spécialistes pourraient se
pencher sur la même question, mais en faisant appel à leurs outils disciplinaires. C’est, à mon
sens, la forme d’interdisciplinarité la moins controversée.
Toutefois, il existe des expressions de l’interdisciplinarité qui sont davantage critiquées,
y compris en traduction, par exemple lorsque s’embrouille la frontière entre interdisciplinarité et
non-disciplinarité, c'est-à-dire l’absence de toute base scientifique fondamentale : un peu de ceci,
un peu de cela. Ceux qui ont lu Le Complexe d’Hermès de notre collègue Le Blanc y trouveront ce
genre de critique. On peut être d’accord ou non avec ce que d’aucuns ont considéré comme
étant un pavé lancé dans la mare, pour des raisons de forme ou de fond, mais il présente un
point de vue important, jusque-là tabou, sur les bases disciplinaires de la traductologie.
Je ne suis pas pour autant d’accord avec tout ce que Le Blanc avance. D’après moi, il
utilise parfois la notion de traduction comme bon lui semble : traduction-discipline, traduction-
opération et traduction-résultat sont rarement distinguées comme elles devraient l’être. Mais,
cela n’enlève rien à l’importance du questionnement qu’il soulève.
Je crains que le problème de la non-disciplinarité ne soit relativement fréquent en
traductologie, et si je puis me permettre, j’oserai même tenter de théoriser sur ses origines, et sur
les raisons qui font que cette forme d’interdisciplinarité soit tolérée en traductologie.
1. La traductologie est une science encore toute nouvelle, une science à laquelle se sont
formés à la dure les pionniers de la première heure : linguistes, sociologues,
philosophes, littéraires, scientifiques, etc., tous et chacun formés à une discipline Page | 3
d’origine puis ayant bifurqué vers la traduction par la suite. Forcément, leur approche
est fortement empreinte de leurs origines. Leur jupon dépasse, comme on le dit. Rien
d’étonnant qu’ils formeront leurs étudiants en puisant à même la boîte à outils qui les a
si bien servis. L’utilisation de ces outils, toutefois, n’en fera pas pour autant des
linguistes, des philosophes, des littéraires, des scientifiques, etc. Ce degré qui les sépare
de la discipline d’origine n’est pas anodin. En effet, il est suffisant pour qu’ils soient
taxés de fumisterie par les « vrais ». C’est une première hypothèse.
2. Ma seconde hypothèse repose sur le fait que la traduction comme profession porte la
fumisterie aux nues. Le traducteur digne de ce nom, celui qu’on respecte, n’écrit jamais
de sa propre voix. Plus il saura « écrire comme X » ou « parler comme X », plus on le
louangera. Le bon traducteur, c’est celui qui sait faire comme s’il était expert, et je me
demande si le respect démesuré que l’on accorde à ces mystificateurs que sont les
traducteurs professionnels n’est pas en partie imputable à la tendance que certains ont
en traductologie de chercher à théoriser hors de leur discipline, comme s’ils étaient
philosophes, sociologues, écrivains, etc. Le traductologue peut théoriser sur le texte, sur
ses manifestations, sa réception, sa transmission, sa transformation, sur le cadre de
communication, etc., mais il risque d’aller trop loin lorsque, d’aventure, il se prend au
jeu de confondre sa spécialisation avec celle de son objet d’étude.

C’est mon commentaire d’ouverture et la question que je souhaite lancer à tous.

Pour en revenir aux questions que Marie-Alice et Alvaro ont eu la gentillesse de nous envoyer,
voyons ce que j’en pense :

1. Comment l’interdisciplinarité est-elle perçue au sein de l’ACT ?


Je dirais qu’elle est plutôt bien perçue, bien qu’il existe un certain snobisme par rapport
aux approches interdisciplinaires. Je m’explique : si l’on encourage les recherches sur
des sujets tous azimuts, il faut avouer qu’il existe une hiérarchie des sujets d’étude,
hiérarchie qui, à mon avis, est totalement arbitraire et non fondée. Une science, c’est une
discipline qui cherche à faire progresser le savoir sur un sujet. Or, si la recherche du
savoir, c’est la recherche de la vérité, il serait mal venu de catégoriser les vérités en
fonction de ce que l’on considère comme étant plus ou moins noble. Par ailleurs, les
approches théoriques, elles, font également l’objet de modes et de jugements de valeur.
Cette situation est parfois à ce point inconfortable que certains traductologues se
convertissent à d’autres disciplines, comme la philosophie, l’histoire, la communication,
la littérature comparée, etc. Toutefois, je ne pense pas qu’il faille jeter la faute sur la
traductologie, mais bien sur les traductologues. La traductologie est jeune, et les
pionniers de la première heure ont dû se battre pour affirmer l’existence de leur
discipline. Cette lutte en a mené certains à dresser de véritables barricades autour de la
discipline, ce qui eut pour effet de créer un sentiment de méfiance envers tout ce qui
n’était pas traductologie. Or, qu’est-ce que la traductologie sinon une
« interdiscipline » ? La traductologie pure n’existe pas, du moins pas encore. Il n’y a que
des traductologies. Page | 4

2. Quels sont les avantages de l’interdisciplinarité ? Quels sont les désavantages ?


Les avantages : la richesse des approches et des points de vue ; la capacité d’étudier une
question de manière exhaustive ; l’enrichissement personnel de tous les intervenants,
dans la mesure où ils sont ouverts à l’altérité. Les inconvénients : l’incompréhension
mutuelle, parfois ; l’absence de focalisation ; l’apparence d’un manque/de l’absence de
rigueur (on peut fait tout et n’importe quoi) ; on ne peut juger à 100% du travail de ses
collègues (on ne sait jamais tout).

3. L’interdisciplinarité a-t-elle un avenir au sein de l’ACT ?


L’interdisciplinarité est là depuis toujours, et je pense qu’elle est là pour rester.
L’interdisciplinarité et l’ACT continueront de chercher un mode de cohabitation, car il
faut reconnaître que les traductologues ont pour but premier de former des traducteurs,
donc d’inculquer les principes d’une pratique professionnelle, une pratique par
définition disciplinaire. Certes, on peut théoriser sur cette pratique à partir de différentes
perspectives disciplinaires : philosophie, littérature, communication, éducation, etc.
Cependant, lorsqu’on sait que les programmes de traduction actuels s’avouent être en
prise directe sur le marché, et que les conditions du marché sont dictées par une poignée
d’employeurs qui ne veulent rien savoir de l’enseignement théorique, on comprend
pourquoi l’interdisciplinarité se vit difficilement concrètement. Cela est sans aucun
doute dû au fait, en partie du moins, que certains traductologues n’ont jamais traduit
une ligne. En outre, c’est aux études supérieures que l’on commence à aborder
sérieusement la question de l’interdisciplinarité. Toutefois, comme la recherche en
pédagogie et en didactique de la traduction est un sujet de recherche mal vu auprès des
organismes subventionnaires (c'est-à-dire de nos collègues qui siègent à ces comités), on
comprend mieux le clivage entre « enseignement » et « recherche ». Dans notre
discipline, les deux sphères ont bien peu de choses en commun.

4. Comment choisit-on les sujets pour le congrès annuel de l’ACT ?


Les membres les proposent à l’AGA. Il n’y a pas de mauvaises idées. Les promoteurs
d’une idée ou d’un thème sont généralement retenus pour prendre l’organisation
scientifique du congrès en charge.

5. Est-il juste de parler de « sujets de centre » et de « sujets périphériques » en


traductologie ? Existe-t-il une hiérarchie de sujets à l’intérieur de la traductologie ?
Bien entendu, mais la hiérarchie n’est pas statique. Y a-t-il une conspiration contre
certains sujets ? Non, pas à ma connaissance. Cependant, la traductologie évolue en
fonction des modes et des tendances. Au fil des ans, la traductologie obéit à des modes :
Benjamin, Berman, post-colonialisme, genre, féminisme, localisation, histoire, approche
intermédiale, médiation linguistique, Lévinas, Borges, etc. Curieusement—mais doit-on
s’en étonner–les thèmes de l’ACT, décidés des années à l’avance, sont souvent à l’avant-
garde de ces mouvements. Donc, mon conseil : suivez les activités de l’ACT, ou mieux
encore devenez membres, pour demeurer au fait de votre profession. Page | 5

6. Quels sont les rapports que l’ACT maintient avec les autres associations
universitaires – sociétés savantes et quelles actions sont entreprises pour faciliter les
échanges avec les autres associations ?
Chaque année, dans le cadre du Congrès des sociétés savantes – le Congrès de la
Fédération des sciences humaines est sociales, les responsables du thème du congrès de
l’ACT tentent d’organiser des activités conjointes avec l’une ou l’autre des quelque 75
associations qui participent au congrès de la fédération. Nous avons eu des rencontres
avec des historiens, des littéraires, etc. Cette année, nous avons une rencontre conjointe
avec l’Association canadienne des études sur l’incapacité, durant laquelle nous nous
pencherons de plus près sur l’adaptation des médias pour les personnes vivant avec une
incapacité sensorielle : non- ou malvoyants, malentendants ou sourds, etc.

7. Y a-t-il des efforts concertés au sein de l’ACT pour favoriser l’interdisciplinarité ?


Favoriser l’interdisciplinarité, je ne crois pas. Nous tentons de favoriser la disciplinarité,
d’abord et avant tout. Je pense qu’à l’ACT, l’interdisciplinarité s’exprime de façon
spontanée, en raison de la multiplicité des horizons d’où proviennent nos membres. Il
n’existe pas de comité chargé de connecter les collègues d’une métadiscipline A à ceux
d’une métadiscipline B. Cependant, dans le cadre de ses congrès, l’ACT s’efforce de
réduire au minimum le nombre de séances parallèles (ce qui est très difficile), et ce, pour
encourager les participants à assister à des communications portant sur des sujets et
préconisant des approches qui leur sont entièrement inconnus. Ça aussi, c’est de
l’interdisciplinarité, ou du moins c’est une façon d’encourager l’interdisciplinarité.

8. D’après vous, combien avons-nous avancé en ce qui concerne le statut disciplinaire de


la traductologie ?
L’objet d’étude et les approches théoriques sont de moins en moins bien définis, car ils
s’élargissent de jour en jour. L’approche philologique a cédé le pas à l’approche
linguistique, qui a cédé le pas à l’approche culturelle, etc. Il ne devrait pas y avoir de
« modes » dans une science digne de ce nom. Or, dire qu’on est traductologue et qu’on
fait appel aux outils de la linguistique pour aborder une question ou pour décrire un
phénomène, c’est un peu avouer une tare intellectuelle. Pourquoi ? Je discutais un jour
avec un collègue qui a aussi beaucoup travaillé en pédagogie de la traduction et je disais
que la traductologie avait énormément à apprendre des sciences de l’éducation, ce à
quoi il a rétorqué : Mais, qu’est-ce qu’ils peuvent bien savoir que nous ne savons pas
déjà ? Le traductologue n’a pas le monopole de la vérité. Je dirais aussi qu’au sein même
des associations de traductologues, on doute encore de la validité de la traductologie.
Par ailleurs, ces mêmes détracteurs de la traduction et de la traductologie (soit dit en
passant, ce sont souvent les mêmes qui n’ont jamais traduit une ligne de leur vie)
forment des traductologues et créent des doctorats en traductologie. C’est à la fois
navrant et délirant.

En résumé, je suis très heureux qu’on parle d’interdisciplinarité, parce que ça nous amène en Page | 6
même temps à parler de la disciplinarité. Si la traduction est une pratique multidisciplinaire par
définition, il demeure que ses bases sont encore fragiles ou encore à faire. C’est un beau projet
de construction auquel j’invite tous ceux qui s’y intéressent, en commençant par se joindre à
l’ACT.

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