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N° 21
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PRÉFACE
par Maurice VAÏSSE
Professeur des universités à l’Institut d’études politiques de Paris,
directeur du Centre d’études d’histoire de la Défense (1995-2001)
Les textes que voici réunis proviennent d’une table ronde qui a eu lieu en
février 2001. Il m’avait semblé judicieux de marquer le dixième anniversaire de
la guerre du Golfe par une réunion de caractère historique. Dix ans c’est bien
tôt pour en faire l’histoire, mais c’est une bonne mesure pour fixer la mémoire
des acteurs, car leurs souvenirs restent vifs. Il revenait au Centre d’études d’his-
toire de la Défense, chargé avec les Services historiques des Armées de promou-
voir l’histoire militaire, d’organiser une telle réunion en la consacrant aux aspects
proprement militaires du conflit et singulièrement à la participation française.
C’est pourquoi nous avons sollicité des acteurs – diplomates, comme Jacques
Andréani, ambassadeur à Washington, et Jacques Bernière, ambassadeur à Riyad ;
militaires, comme le général Schmitt, chef d’état-major des Armées, le général
Roquejeoffre, commandant des forces françaises en Arabie Saoudite, le général
Janvier, commandant de la division Daguet, l’amiral Bonnot, commandant des
forces maritimes dans l’océan Indien, le général Régnault, commandant en second
des forces aériennes du Golfe ; et des experts, comme Louis Gautier (par ailleurs
conseiller du ministre de la Défense, Pierre Joxe), François Cailleteau (chef du
Contrôle général des Armées), Étienne de Durand de l’Institut français de rela-
tions internationales. À l’exception de l’amiral Lanxade qui, au dernier moment,
n’avait pas pu se déplacer (mais on dispose depuis de son livre : Quand le monde
a basculé, Nil éditions, 2001), la plupart des grands chefs militaires avaient
répondu à notre invitation. Le public était strictement limité à d’autres personna-
lités qui avaient joué un rôle à ce moment-là. Pour éviter autant que possible de
déborder des aspects militaires, nous avions décidé de ne pas faire appel à des
personnalités du monde politique. La réunion a eu lieu à l’Institut de France grâce
à l’obligeante hospitalité de son chancelier M. Pierre Messmer, ancien Premier
ministre.
À l’origine, cette table ronde n’était pas destinée à être publiée, à la fois
par souci de discrétion et pour permettre au débat d’être aussi libre que possible.
En revanche les interventions et les discussions avaient été enregistrées. Le temps
a passé, les auteurs ont donné leur accord pour la publication. Voici donc les
actes de cette journée que mon successeur à la direction du CEHD, Jean-
Christophe Romer, a l’amabilité de me demander de préfacer : exercice toujours
délicat mais qui s’avère encore plus difficile après la deuxième guerre engagée
contre l’Irak en 2003. Inévitablement, la double question qui se pose est de relire
la guerre du Golfe à travers la grille du récent conflit :
1) La France avait-elle eu raison d’intervenir en 1991 ?
2) La France a-t-elle eu raison de s’abstenir en 2003 ?
Même si cette interrogation de haute politique n’est pas sans rapport avec
les aspects militaires, il convient de rester dans les limites de l’exercice prévu, en
tirant quelques idées générales des différentes interventions. Il va de soi que l’on
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PRÉFACE
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JACQUES ANDRÉANI
LE CONTEXTE GÉNÉRAL
par Jacques ANDRÉANI
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régimes pro-américains avaient été confortés. Les Américains jouaient sur l’im-
pression de malaise laissée par l’invasion de l’Afghanistan par les Soviétiques, sur
l’inquiétude des pays du Golfe vis-à-vis de l’Iran, c’est-à-dire sur des préoccupa-
tions régionales de sécurité.
Les événements peuvent être retracés depuis le désastre iranien. La région
du Golfe était considérée comme cruciale par Carter, et les États-Unis ne pou-
vaient tolérer la mainmise d’une puissance extérieure sur la zone. En 1981, ils ne
furent pas mécontents de la création du Conseil de coopération du Golfe. Mais il
existait un dilemme sur la question Irak/Iran : lequel de ces deux pays devait être
considéré comme l’ennemi principal ? Il s’agissait de l’Irak pour Israël, mais de
l’Iran pour les États-Unis (comme pour la France). Au milieu des années 1980, la
guerre s’intensifia et les Américains craignirent une défaite irakienne. L’attitude
américaine vis-à-vis de l’Irak fut celle d’un discret appui, afin d’éviter une défaite
de l’Irak, aux positions alors modérées. Les Américains cherchèrent à encourager
cette modération : des crédits américains pour la vente de produits agricoles furent
accordés, alors que le Congrès dénonçait cette politique au nom des droits de
l’homme et de la politique intérieure irakienne. Cette situation dura jusqu’au début
de l’année 1990, durant laquelle survint un brusque revirement irakien : le dis-
cours se fit alors vivement anti-israélien, en s’appuyant sur le thème d’un com-
plot entre Sionistes et Américains.
Au moment de la crise du Golfe, la situation est donc dominée par un sen-
timent d’incertitude et d’interrogation sur le « nouveau » système international : par
quoi la bipolarité va-t-elle être remplacée ? Les Américains sont heureux de leur
« victoire » sur l’URSS, mais ils sont aussi inquiets car ils ne connaissent pas la
façon dont l’URSS va évoluer, et ne savent pas comment les acteurs mondiaux
vont réagir à la fin de la guerre froide. Les Américains estiment aujourd’hui que
l’Irak avait conscience de l’évolution des rapports de forces, et que Saddam
Hussein a pensé qu’il fallait agir avant que ce rapport de forces soit totalement
modifié, et avant que les Américains puissent réagir (c’est en tout cas l’explica-
tion qui est donnée par George Bush dans son ouvrage).
Chez les Syriens, le réalisme et l’adaptation dominent. En Irak, au contraire,
on a envie de faire le maximum avant l’avènement du Nouvel Ordre mondial.
Quels que soient les enjeux stratégiques et économiques pour les États-Unis, il y
a une autre idée dans l’air : celle de l’avènement d’une nouvelle situation, d’un
nouvel ordre mondial, de la première crise de l’après-guerre froide. Après le coup
de force irakien, Eagleburger, numéro 2 du département d’État américain, plaide
pour une riposte très forte car il estime que les États-Unis vont être jugés à l’aune
de leurs actes, dans cette première crise de l’après-guerre froide. George Bush a
dû penser, au bout de quelques jours ou de quelques semaines, que les États-Unis
devaient faire la démonstration de leur capacité à réagir à une crise et à organi-
ser une riposte mondiale. Leur accumulation de puissance au Moyen-Orient depuis
plusieurs années, l’état d’esprit des dirigeants des monarchies du Golfe, les pro-
grès de l’influence occidentale dans le monde arabe, la coopération de l’URSS
étaient autant d’atouts pour les États-Unis.
La coopération soviétique va beaucoup jouer dans l’attitude américaine. Le
2 août, à Irkoutsk, James Baker parle de l’affaire à Chevardnadze : les deux
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LE CONTEXTE DIPLOMATIQUE
DE LA GUERRE DU GOLFE
par Jacques BERNIÈRE
(1) Il convient d’ajouter maintenant les mémoires du président Bush, A World Transformed ;
celles de Mme Thatcher ; et celles de l’amiral Lanxade, Quand le monde a basculé.
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de l’Irak à la mer par le nouveau port de Umm Qasr, devenu d’autant plus néces-
saire que la navigation sur le chott El Arab, toujours encombré de carcasses de
véhicules et de tanks, demeure impossible après la guerre Iran-Irak. Le fait nou-
veau est que ces deux revendications sont assorties de menaces et que, contrai-
rement aux habitudes qui suivent le rétablissement d’une paix, l’Irak n’a pas
démobilisé son armée, considérée comme la quatrième du monde, alors que le
conflit avec l’Iran est terminé.
On peut penser, à ce moment, qu’un règlement diplomatique de la crise est
possible : l’argument tiré des limites de l’Empire ottoman ne tient pas puisqu’il
faudrait, sinon, accepter de remettre en cause toutes les frontières héritées de la
colonisation, ce que la communauté internationale a, jusque-là et à juste titre, refusé
de faire. L’invasion d’un pays membre, reconnu des Nations unies, par un autre
paraît si évidemment contraire au droit international que personne n’envisage une
hypothèse si déraisonnable.
Quant au contentieux relatif au pétrole ou aux dettes de guerre, tout le
monde pense qu’un règlement financier va intervenir comme d’habitude, et que
Saddam Hussein fait simplement monter les enchères pour que les compensations
soient les plus élevées possibles. Plusieurs faits précis confirment cette analyse :
l’émir Al Jaber, du Koweït, ordonne ainsi le retour dans leurs casernes des troupes
que ses généraux avaient commencé à déployer à la frontière de l’Irak, l’idée étant
qu’on réglerait l’affaire avec de l’argent, comme à l’accoutumée. Le département
d’État faisait la même analyse, ajoutant que « jamais un pays arabe n’en attaque-
rait un autre ». L’importance de l’Armada que maintenait en activité Saddam
Hussein impressionnait certains dirigeants de la région, dont le prince Sultan,
revenu quelque peu inquiet d’une visite à Bagdad. Mais le conflit Iran-Irak était
encore présent dans les esprits et l’on n’était pas mécontent de savoir qu’une armée
puissante pourrait s’opposer à l’activisme iranien s’il se manifestait à nouveau,
comme en témoignaient les incidents qu’avait provoqués récemment Téhéran au
pèlerinage de La Mecque.
Et, en effet, à la fin de juillet, les négociations s’étaient bien engagées entre
l’Irak et le Koweït, à Djeddah, sous les auspices du roi Fahd. Nous savons main-
tenant par les indications que m’a fournies le prince Saoud, le 9 janvier 1991, que
Saddam Hussein n’avait pas vraiment à se plaindre des offres que lui faisaient les
Koweïtiens : ceux-ci proposaient de compenser les pertes relatives au champ pétro-
lifère de Rumailah (fourniture de 15 000 b/j), d’annuler complètement les dettes
de guerre irakiennes, d’accorder un bail de 99 ans sur les îles de Boubyan et
Warda ainsi qu’un don de 500 millions de dollars par an en contrepartie d’une
reconnaissance définitive de la frontière avec le Koweït. Or l’Irak a refusé cette
offre. C’est donc bien la preuve qu’il n’était prêt à négocier que pour tromper son
monde et donner le change sur ses préparatifs militaires. Ce comportement a bien
entendu nourri l’argument que nous ont constamment présenté les Saoudiens, en
particulier le roi Fahd : non seulement Saddam Hussein a commis un acte inac-
ceptable en envahissant un autre État – au surplus arabe –, mais il a en plus trahi
la confiance de ses interlocuteurs en engageant une fausse négociation.
La diplomatie avait-elle encore une autre possibilité qui eût consisté pour la
communauté internationale, en particulier pour les États-Unis, à lancer une énergique
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(2) L’amiral Lanxade nous a appris que peu de temps auparavant il avait convoqué une réunion
à l’Élysée où tous les experts présents avaient exclu l’éventualité d’une invasion irakienne du Koweït.
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Saddam Hussein a massé, en position offensive, sept divisions dont cinq blindées
à la frontière entre le Koweït et l’Arabie Saoudite, prend alors, contre l’avis des
princes, la décision capitale, et risquée pour lui, d’autoriser le déploiement des
forces américaines sur le territoire du royaume. Contrairement à ses habitudes et
à l’avis des princes, sa décision est d’ailleurs immédiate (« Les Koweïtiens ont
attendu avant de se décider. Ils sont aujourd’hui invités dans nos hôtels » dit-il).
Reste le problème posé par les propos d’April Glaspie. La surprise que
manifestent les dirigeants américains à la fin de juillet et au tout début d’août
devant l’imminence de l’invasion du Koweït, montre bien, a contrario, qu’ils n’ont
pas donné instruction à leur ambassadrice d’indiquer à Saddam Hussein, ou même
de lui laisser entendre, le 25 juillet, qu’il avait carte blanche au Koweït. En agis-
sant ainsi, ils auraient d’ailleurs pris le risque énorme de lui laisser le contrôle du
Golfe et de ses richesses pétrolières, alors que les Émirats de la région étaient
leurs alliés traditionnels. En outre, le respect des frontières existantes figurait parmi
les clauses du maintien de la paix internationale, auxquelles ils étaient attachés.
La réponse d’April Glaspie doit donc s’interpréter pour ce qu’elle est : les pro-
pos de quelqu’un qui n’a pas d’instruction particulière sur un dossier qu’elle ignore,
comme c’est d’ailleurs le cas dans toutes les chancelleries de l’époque qui n’ont
en aucune manière à l’esprit des querelles de frontières dont on n’entend plus par-
ler depuis près de trente ans.
En revanche, on voit bien quel intérêt Saddam Hussein avait à divulguer
les paroles supposées d’April Glaspie, qui lui créaient une sorte d’alibi, au moins
chez les plus crédules de ses partisans étrangers. C’est d’ailleurs lui qui semble
être à l’origine de la divulgation de ces propos. Tout autre aurait été la réponse
de celle-ci si la demande avait porté sur l’acceptation ou non par les États-Unis
de l’occupation irakienne du Koweït. En outre, à la date du 25 juillet, si l’on tient
compte des délais d’acheminement des troupes et de préparation de leur logistique,
le plan d’invasion du Koweït était déjà très probablement à l’œuvre et n’avait pas
besoin d’encouragement, à supposer qu’il y en ait eu un. Il est significatif que le
général Schwarzkopf ne cite pas les fameux propos d’April Glaspie dans ses
mémoires. Il la félicite au contraire pour la clairvoyance qu’elle manifeste, lors-
qu’il la rencontre au Koweït en octobre 1989 et qu’elle attire son attention sur la
menace que représente l’armée irakienne : ne pas en tenir compte reviendrait pour
les États-Unis à « nier l’existence d’un cancer ». La mise en relief des propos
d’April Glaspie a donc toutes les apparences d’une contribution à la défense de
Saddam Hussein par les partisans de la thèse du complot américain. L’interprétation
qui en a été donnée est, à mon avis, des plus suspectes (3).
(3) Cette analyse est désormais confirmée par les mémoires du président Bush qui donne le
contenu complet du télégramme envoyé par Mme Glaspie : dès le début de la conversation, celle-ci a
clairement indiqué à Saddam Hussein que les États-Unis ne soutiendraient jamais la solution d’un
contentieux territorial autrement que par des moyens pacifiques. Le président irakien ne peut donc
tirer d’alibi de cette conversation. De plus, au cours de l’audience, le président égyptien a appelé
Saddam Hussein à donner son accord pour que les négociations s’engagent à Djeddah sans délai. Le
président irakien a avisé son interlocuteur égyptien que « rien ne se produirait d’ici la réunion » ni
après « si les Koweïtiens donnaient quelque espoir ». Or on sait que ceux-ci ont fait une offre géné-
reuse – voir supra.
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Koweït à Oman. Ceci aurait permis à Saddam Hussein d’acquérir ainsi un atout
de négociation à la mesure du risque encouru, car il aurait alors été, s’il réus-
sissait, en position de faire « chanter » le monde entier à travers l’élévation du
prix du baril, de se poser ainsi en seul véritable dirigeant du monde arabe et en
interlocuteur incontournable du reste du monde pour traiter le problème israélo-
palestinien. C’est la thèse que n’ont cessé de nous soutenir nos interlocuteurs du
Golfe, en particulier saoudiens. Elle a été esquissée devant moi par le prince Sultan,
ministre saoudien de la Défense, et confirmée par le roi Fahd, quelques jours plus
tard, lors de la venue à Djeddah de M. J.-L. Bianco, dépêché par le président
François Mitterrand. Différents indices tendraient à prouver que cette thèse n’est
pas sans pertinence.
• Dès le 2 août, l’invasion du Koweït est non seulement achevée, mais sept
divisions irakiennes dont cinq blindées sont placées en position offensive à la fron-
tière de l’Arabie Saoudite. Pour quoi faire ? Le danger paraît si grand au roi Fahd
que, dès le 6 août, il autorise les Américains, comme on l’a vu, à déployer leurs
forces terrestres dont l’action prend le titre significatif de Bouclier du désert.
• Il faut mettre ce premier indice en relation avec d’autres : Radio Bagdad
ne parle plus, s’agissant de l’Arabie Saoudite, que « des provinces du Nedj et du
Hedjaz », au centre, c’est-à-dire en excluant la province de Médine et de La Mecque
à un moment où le roi Hussein de Jordanie se croit autorisé à s’appeler « Chérif
des Lieux Saints », comme l’avait été son arrière-grand-père, en excluant enfin la
province de l’Assir, au sud de l’Arabie, toujours revendiquée par le Yémen réuni-
fié depuis le 22 mai. Il y a donc dans l’air un véritable dépeçage de l’Arabie
Saoudite, dont celle-ci se souviendra.
• Rien d’étonnant donc qu’à l’ONU le Yémen s’abstienne lors du vote de
la résolution 661, et qu’à la réunion de la Ligue arabe du 3 août, l’Organisation
de libération de la Palestine (OLP), la Jordanie, le Yémen et le Soudan votent
contre la condamnation de l’agression irakienne. Sauf l’OLP, ces États sont
d’ailleurs membres du Conseil de coopération arabe (CCA), récemment créé par
Bagdad. Tout laisse penser qu’ils sont de connivence avec Saddam Hussein, comp-
tant bien se faire rétribuer en territoires en cas de succès. On conçoit bien, dans
ces conditions, l’angoisse des pays du Golfe, en particulier de l’Arabie Saoudite.
« Ce n’est pas avant la mi-septembre », dit le général Schwarzkopf, « qu’une indi-
cation claire est donnée montrant que l’Irak n’a plus l’intention d’attaquer l’Arabie
Saoudite ». Pendant toute cette période, il n’y a donc pas d’ouverture de l’Irak à
une solution diplomatique. Tout au contraire, il s’agit pour lui d’aller plus loin
que la simple conquête du Koweït. Seules les données militaires, sur le terrain,
l’empêchent de poursuivre son agression. Tout porte à croire que Saddam Hussein
s’était trouvé une âme de conquérant. « D’une main il tient la Lune et de l’autre
le Soleil » nous a dit plusieurs fois le roi Fahd, citant le Coran.
Dans la suite du conflit, l’Irak n’offre pas davantage de solution diploma-
tique et ne saisit pas les occasions, parfois très avantageuses, qui lui sont offertes
et qu’il prend pour des actes de faiblesse, lesquels devraient, selon lui, aboutir à
la division de la communauté internationale et l’empêcher finalement de mettre ses
menaces à exécution. Il commet ainsi de nouvelles erreurs de calcul. Les tenta-
tives sont nombreuses des deux côtés.
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une « 5e colonne ». Le Yémen perd les ressources en devises qu’ils lui apportaient.
La Tunisie perd, au bénéfice du Caire, le siège de la Ligue arabe. Ces pays n’ont
été d’aucune gène pour la communauté internationale. Mention particulière doit être
faite de l’erreur de l’OLP qui se range, elle aussi, du côté de Saddam Hussein :
l’erreur de calcul paraît grande, ici aussi, puisque prendre parti, c’est accepter une
occupation territoriale, celle du Koweït, alors qu’il s’agit pour l’OLP de se libé-
rer d’une autre, celle des territoires occupés par Israël. C’est aussi accepter que
des résolutions des Nations unies (la résolution 660 en particulier) ne soient pas
exécutées, alors que Yasser Arafat ne cesse de réclamer l’application des résolu-
tions 242 et 338 de l’ONU. C’est enfin s’exposer aux sanctions des pays du Golfe
qui ne manquent pas d’interrompre les versements financiers dont vit l’OLP.
Les pays du champ de bataille manifestent une unité et une détermination
étonnantes. Ceci est vrai des pays de la Ligue arabe et d’abord des pays du Golfe
membres du CCG (Conseil de coopération du Golfe), qui, se sentant tous mena-
cés, répéteront sans défaillance leur position visant à la libération du Koweït, au
rétablissement de la famille des Al Sabah, et à la destruction du potentiel irakien.
Leur attitude sur ce dernier point suivra exactement la montée en puissance des
forces de la coalition sur le territoire de l’Arabie et le passage de l’opération
Bouclier du désert à celle, offensive, de Tempête du désert. Au début, ils se gar-
dent bien de pousser l’idée des frappes préventives à partir de leurs territoires, ce
qui aurait pu inciter Saddam Hussein à passer à l’action sans qu’il puisse être
sérieusement arrêté. C’est ainsi que les frégates saoudiennes restent sagement à
Djeddah et ne se risquent en aucun cas dans le Golfe, de la même manière
d’ailleurs qu’au cours de la guerre Iran-Irak. Par la suite, les États du Golfe seront,
pour des raisons évidentes, les plus farouches partisans de l’élimination complète
des armements irakiens. À relever aussi qu’ils augmenteront très rapidement, en
particulier l’Arabie Saoudite qui doublera sa production, leurs quotas pétroliers à
l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), afin de compenser la perte
de la production pétrolière irakienne désormais soumise à l’embargo. De la sorte,
ils évitent au monde une crise économique majeure qui aurait probablement poussé
très haut (100 $ ?) le prix du baril, provoquant un nouveau choc pétrolier et
accroissant le chômage de façon dramatique.
De façon plus étonnante, Damas, traditionnellement hostile à Israël à cause
du Golan, ne reprend pas la rhétorique de Bagdad et se range aux côtés de la
coalition en envoyant deux divisions blindées dans le Golfe, tout en faisant payer
fort cher son concours (au moins 1 milliard de dollars).
L’Égypte, fidèle d’entre les fidèles dès le départ, recueille vite les bénéfices
de son engagement, lequel porte également sur l’envoi de deux divisions : elle
récupère le siège de la Ligue arabe et obtient l’annulation de 8 milliards de dol-
lars de dettes, tout en recevant différentes aides nouvelles.
Les résolutions de la Ligue arabe sont hostiles à l’agression de Saddam
Hussein, même si celle du 10 août, prévoyant une action militaire contre l’Irak,
n’est décidée qu’à une seule voix de majorité.
Hors de la Ligue arabe, l’attitude de l’Iran est inattendue : Téhéran fera
preuve pendant toute la durée du conflit d’une parfaite neutralité, ne saisissant pas
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moyens pacifiques mais qui ne seront pas entendus par Saddam Hussein. À noter
également que Dick Cheney, le 29 décembre, déclare publiquement que si Saddam
Hussein utilise l’arme chimique, les États-Unis se réservent, à l’inverse du prési-
dent F. Mitterrand qui exclut l’arme atomique, la possibilité de recourir à tout type
d’arme de représailles. Ce message, qui a été aussi transmis par la voie diploma-
tique à Saddam Hussein via Moscou, est très probablement la raison qui a empê-
ché le recours de Saddam Hussein aux armes chimiques qu’il avait déjà utilisées
contre les Kurdes et les Iraniens.
La Grande-Bretagne se présente comme le meilleur allié des États-Unis. Elle
envoie une division blindée sur le terrain et se prononce constamment en faveur
de la fermeté (visites à Riyad de Tom King et de John Major, par exemple).
C’est aussi finalement la position de la France, malgré les reproches qui
lui sont faits concernant sa politique irakienne antérieure (mais l’Arabie Saoudite
avait elle-même fourni une aide de plus de 25 milliards de dollars à l’Irak pen-
dant la guerre contre l’Iran). On lui reproche aussi certaines propositions (dis-
cours de François Mitterrand, le 24 septembre, à New York, comportant une ouver-
ture sur l’établissement de la démocratie dans la région – ultime proposition de
paix du 14 janvier qui semble se contenter « d’intention » de l’Irak quant à son
retrait). Mais tout le monde, à cette époque, y compris aux États-Unis, avait besoin
de prouver aux opinions publiques que tout avait été fait pour régler pacifique-
ment le problème, avant de s’engager dans une guerre dont personne ne savait,
au départ, qu’elle serait brève et peu coûteuse en vies. Le président F. Mitterrand
avait dû ainsi lutter contre les réticences de certains dirigeants du parti socialiste
(MM. Jospin et Joxe) peu soucieux de protéger les monarchies du Golfe quali-
fiées de rétrogrades et féodales. À relever d’ailleurs que si la contribution mili-
taire française a été limitée en termes d’effectifs, elle a été d’une très grande
importance politique pour l’opinion publique dans les pays arabes, en particulier
en Arabie Saoudite, car venant d’un pays qui, à l’inverse des États-Unis, n’était
pas considéré comme « sioniste ». C’est la raison pour laquelle le roi et les princes
saoudiens ont tant insisté pour que la France soit présente sur le sol de leur pays
avec des forces terrestres. Ce point n’est évidemment pas mentionné par le géné-
ral Schwarzkopf dans ses mémoires. Les dirigeants saoudiens n’ont pas caché, de
leur côté, leur admiration pour le président F. Mitterrand, la clairvoyance qu’il
avait manifestée dès le départ, craignant que la guerre ne pût être évitée et main-
tenant constamment son engagement sur le fond, de sorte que la démission de
M. J.-P. Chevènement, jugée sévèrement par les Américains qui l’attribuaient à ses
sympathies pour l’Irak, resta sans effet sur les relations franco-saoudiennes.
L’URSS, qui vit alors ses derniers instants, lâche Saddam Hussein, contre
toute attente, et permet, en n’exerçant pas son droit de veto, l’adoption de toutes
les résolutions des Nations unies condamnant l’Irak, même si, en se prononçant à
plusieurs reprises pour une solution non militaire du conflit et un règlement inter-
arabe, Mikhaïl Gorbatchev a parfois semé le trouble dans les esprits, sans pour
autant entamer la résolution de la coalition. Ainsi, son ministre, Evgeni Primakov,
n’est-il pas écouté à Riyad, sans pour autant que soit affectée la reconnaissance
par l’Arabie Saoudite de son pays, laquelle aboutit, le 17 septembre, au rétablis-
sement de ses relations diplomatiques avec Moscou, interrompues depuis 1939.
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Conclusion.
Le bilan diplomatique que l’on peut tirer dans la période qui suit immé-
diatement le conflit est cependant mitigé, tant il mêle succès incontestables et
échecs relatifs. Du côté des succès, il faut enregistrer :
– la libération du Koweït ;
– l’élimination, pour l’essentiel, du potentiel militaire irakien qui débar-
rasse ainsi la région de la terreur qu’il y faisait régner ;
– la négociation qui paraît s’engager sérieusement, à la conférence de
Madrid, sur la solution du problème israélo-palestien ;
– la consolidation des régimes modérés du Golfe, qui conservent leurs
ressources pétrolières à l’aide desquelles ils pratiquent une politique
de prix raisonnable, ne compromettant pas les chances de la crois-
sance économique mondiale, tandis que les réformes progressent à leur
rythme (élections au Koweït et rétablissement du Conseil consultatif
en Arabie Saoudite) ;
– le rétablissement de bonnes relations entre les pays du Golfe et l’Iran,
et la consolidation de leurs rapports avec Damas et Le Caire ;
– le maintien par la France de son rang dans le concert des nations.
Ce point est capital : si la France était restée les bras croisés devant l’agres-
sion d’un État membre des Nations unies par un autre, elle n’aurait pas assumé
ses responsabilités de membre permanent du Conseil de sécurité, à un moment où
bien d’autres pays étaient candidats à un tel poste. Elle aurait ainsi perdu l’ami-
tié d’un grand nombre de pays arabes qui entretiennent avec elle des liens privi-
légiés et qui ont été très sensibles à son engagement à leurs côtés (il y a un pro-
verbe arabe qui dit la même chose que celui des Anglais : « A friend in need is
a friend indeed »). Cette préoccupation était, selon Hubert Védrine, essentielle aux
yeux du président F. Mitterrand. Sur le plan pratique, de nombreux et importants
contrats récompensent l’attitude française.
Du côté des échecs, il faut mentionner :
– le maintien de Saddam Hussein au pouvoir – l’objectif des résolu-
tions des Nations unies n’étant pas de l’éliminer – et les révoltes
intérieures de l’Irak ayant été sévèrement réprimées, malgré les
espoirs qu’elles contenaient (« on ne peut tuer cinq mouches avec
cinq doigts » dit un proverbe chinois que m’a cité l’ambassadeur
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CAHIERS DU CEHD
DÉBAT
Jacques ANDRÉANI.
Ce sujet est toujours sensible dans l’opinion américaine, mais il n’y avait
pas d’alarme à ce moment-là. C’est l’agression elle-même qui a impressionné les
Américains. Cela s’est senti dans l’avertissement que James Baker a adressé à
Tarek Aziz, à Genève, en lui laissant pratiquement entendre qu’en cas d’usage
d’armes bactériologiques et chimiques, aucun niveau de riposte ne serait écarté.
Jacques BERNIÈRE.
Ce dernier point est important. Il y a eu une intervention de Dick Cheney, le
29 décembre. Dans ses mémoires, Norman Schwarzkopf dit que le même message a
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DÉBAT
été transmis à Saddam Hussein via Moscou, spécifiant que l’utilisation de l’arme
chimique impliquait, côté américain, l’utilisation de n’importe quel type d’armes.
C’est très important, car cette initiative a dû dissuader Saddam Hussein, qui avait
utilisé l’arme chimique contre les Kurdes et les Iraniens, d’en faire usage dans le
Golfe. Ce point s’est révélé très positif, car il a facilité les interventions, a évité
des pertes nombreuses et des réactions de l’opinion publique. Les propos de James
Baker et de Dick Cheney, transmis à Saddam Hussein par voie diplomatique, ont
eu un rôle indiscutable.
Jacques BERNIÈRE.
Il n’y a pas eu d’inquiétude réelle quant à l’attitude de la Turquie, qui s’est
comportée en fidèle membre de l’OTAN et a fait à chaque fois ce qu’on lui a
demandé. Elle a permis l’utilisation de ses bases, et lorsqu’elle est venue « pleu-
rer » qu’elle n’avait plus de pétrole, on lui en a donné. Sa fidélité s’est manifes-
tée aussi dans l’opération Provide Comfort, durant laquelle elle a permis l’utilisa-
tion de ses bases. Il s’agissait de sauver la révolte kurde. On aurait pu s’attendre
que la Turquie soit réservée sur le sujet, puisqu’elle-même avait, dans la région
de Djarkebir, une très importante communauté kurde, dont elle ne facilitait pas la
tâche. Mais elle a fait passer sa fidélité à l’OTAN avant ses préoccupations propres,
et a permis qu’une certaine aide soit apportée au Kurdistan d’Irak.
Jacques BERNIÈRE.
La première chose à dire du côté des Occidentaux, et notamment des
Américains (cela a d’ailleurs été fait clairement par l’ambassadeur des États-Unis à
Riyad), c’est que les résolutions de l’ONU ne prévoyaient pas de faire disparaître
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CAHIERS DU CEHD
Saddam Hussein. Ce point était clair, d’après Hubert Védrine, dans l’échange de
conversations Bush-Mitterrand, où il a été dit que les résolutions visaient à libé-
rer le Koweït, et non à prendre Bagdad et à tuer Saddam Hussein. Si tel avait
été le cas, on serait sorti du cadre de l’ONU, et on aurait pu craindre que les
populations arabes s’émeuvent et affirment que l’on cherchait en réalité à abattre
le régime irakien. L’ONU n’était pas d’accord, et je crois que cette limitation a
été une arme.
Sur la question du maintien de l’Irak comme entité, plusieurs déclarations
américaines et françaises ont rappelé que le but de la guerre n’était pas de détruire
l’Irak et sa population, à l’égard de laquelle il n’y avait pas de reproches à for-
muler, mais d’obtenir la libération du Koweït. Je crois que c’était une vue partagée
par tous les Alliés. Les Américains pensaient que les différentes révoltes qui allaient
se manifester en Irak auraient pour effet d’abattre à elles seules le régime de Saddam
Hussein. Je me souviens très bien de mon collègue américain, très grand spécialiste
de la Chine, interprète de Richard Nixon et d’Henry Kissinger à Pékin, me citant
un proverbe chinois selon lequel : « On ne tue pas cinq mouches avec cinq doigts. »
Dans son esprit, cela signifiait que Saddam Hussein ne pourrait pas faire face simul-
tanément à ses militaires (qui allaient lui reprocher la perte de l’armée), aux Kurdes,
aux Chiites, aux opposants, etc. Il s’effondrerait donc de lui-même, et cela permet-
trait de respecter les résolutions des Nations unies. De même, on ne serait pas exposé
à une guerre qui aurait été probablement beaucoup moins facile que la guerre du
désert, parce qu’il aurait fallu s’emparer d’une ville maison par maison, quartier par
quartier, avec des pertes importantes. Le commandement américain ne voulait sur-
tout pas qu’il y ait de body bags. La chose était donc censée se passer toute seule :
le régime tomberait de lui-même, sans que l’on ait eu pour objectif de supprimer
l’Irak. La population avait, pour sa part, tout à fait le droit de vivre dans ses fron-
tières. Il eût été d’ailleurs tout à fait contradictoire de s’être battu pour le respect
des frontières du Koweït et d’admettre qu’ensuite l’Irak pouvait faire l’objet d’un
dépeçage, d’autant que l’Iran avait laissé de forts mauvais souvenirs.
Voilà la représentation que je me suis faite des choses, mais je ne prétends
pas connaître tous les échanges qui ont eu lieu.
Jacques ANDRÉANI.
Je suis d’accord avec l’analyse de mon collègue, et j’ajouterai que l’on dis-
cutait à Washington, avec nos amis américains, qui partageaient ce point de vue.
Mais ils ont commis deux erreurs politiques majeures dans la suite de la guerre
du Golfe. Ils étaient sûrs que Saddam Hussein tomberait, en six mois selon Dennis
Ross, et que l’OLP ne s’en remettrait jamais, et disparaîtrait. Ce n’était pas la
première fois que les Américains condamnaient l’OLP. Déjà, après les accords de
Camp David, ils disaient : « Bye, bye PLO. » Ils avaient échafaudé toute une théo-
rie selon laquelle l’OLP disparaîtrait à cause de ses différents courants internes.
32
DÉBAT
Jacques BERNIÈRE.
Il y a eu une déception de l’Arabie Saoudite à l’égard du maintien au
pouvoir de Saddam Hussein. À plusieurs reprises, le prince Saoud m’a dit :
« Saddam Hussein est comme Hitler. » Le roi pensait la même chose, de façon
plus feutrée. Mais il ne souhaitait pas pour autant la disparition de l’Irak, car
l’Arabie Saoudite soutenait un général irakien sunnite opposant depuis long-
temps : le général Négui. Les Saoudiens ne voulaient pas de Chiites. En Arabie
Saoudite, il y avait eu auparavant la crainte que les Iraniens chiites aillent eux
aussi jusqu’à envahir le royaume et prendre possession des lieux saints
d’Arabie, ce qui aurait renversé l’orthodoxie de l’Islam. La position de Riyad
consistait donc à regretter que Saddam Hussein soit encore au pouvoir, et à
prôner le désarmement de l’Irak (la peur des armes bactériologiques a conduit
l’Arabie Saoudite à accepter les Américains en permanence sur son territoire,
d’où l’attentat de Dharan).
Cette position consistait à souhaiter le maintien de l’Irak (territoire, popu-
lation), tout en conservant une certaine crainte à l’égard de Saddam Hussein et de
l’avenir. L’Arabie aurait été favorable à un changement de régime des Sunnites, et
non pas de Chiites, dangereux pour le royaume.
François CAILLETEAU.
Vous avez parlé de l’intention présumée de Saddam Hussein de poursuivre
vers l’Arabie (il avait mené des préparatifs dans ce sens). Pourquoi ne l’a-t-il
pas fait ?
Jacques BERNIÈRE.
Il y a une raison simple à cela : il s’agit de la visite de Dick Cheney et
Norman Schwarzkopf à Djeddah, le 6 août, et de la décision du roi d’autoriser
le déploiement des troupes américaines en Arabie. C’était une décision difficile
et sans doute mal vue par certaines autorités religieuses et l’opinion saoudienne,
car les États-Unis sont sionistes. Cette décision a entraîné la venue de la 82e divi-
sion aéroportée américaine, arrivée dans les jours suivants. On a pu voir sur les
photos aériennes que Saddam Hussein avait remis ses divisions en position défen-
sive, même s’il ne fallait pas grand-chose pour les replacer en position offensive.
Le général Schwarzkopf dit que la situation est devenue vraiment tranquille à la
mi-septembre. Le changement de position des divisions irakiennes montre que
Saddam Hussein a été tout de suite impressionné : le jeu devenait plus difficile.
Pour nous, qui étions sur place, le danger était réel car l’Arabie Saoudite n’avait
que des demi-brigades. À ce moment-là, l’opinion occidentale ne se préoccupait
guère du problème. Elle était beaucoup plus inquiète en janvier, alors que sur
place, on ne l’était plus car il y avait moins de danger, en raison de la quantité
de matériels et d’hommes arrivés depuis août. La vraie crainte datait donc du
mois d’août. Les Américains ont très bien manœuvré, en laissant filer dans la
presse un plan qui aurait été utilisé si Saddam Hussein avait attaqué l’Arabie
Saoudite. On pouvait alors penser que les Américains étaient encore une fois tra-
his par une nouvelle fuite. Mais ce papier expliquait que Saddam Hussein serait
écrasé. Il s’agissait en fait d’une fuite « volontaire », destinée à faire croire à
33
CAHIERS DU CEHD
Saddam que les choses ne seraient pas si faciles. Le général Schwarzkopf ajoute
dans ses mémoires qu’à un moment, un journaliste américain lui a posé la ques-
tion : « Si Saddam Hussein pousse plus loin, comment l’arrêterez-vous ? ».
Norman Schwarzkopf a répondu : « Si les Irakiens sont assez bêtes pour attaquer,
ils vont payer un prix terrible », alors qu’en fait il n’avait pas de quoi l’arrêter.
Il bluffait avec beaucoup d’intelligence car cette réponse, Saddam pouvait l’en-
tendre en regardant CNN.
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MAURICE SCHMITT
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CAHIERS DU CEHD
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MAURICE SCHMITT
participer aux actions offensives éventuelles, je me rendis à Riyad après avoir ren-
contré Colin Powell en tête-à-tête, à Paris. Il revenait de Riyad et avait fait une
escale de vingt-quatre heures à Paris. Au cours de notre entretien, il m’interrogea
sur notre éventuelle présence aux côtés des Américains en cas d’action offensive
(ils avaient alors quelque inquiétude sur notre position). Fort de ce que m’avait
dit le président, je lui dis que la France serait là, mais qu’il devait garder cette
information pour lui. À Riyad, accompagné du général Roquejeoffre, je rencontrai
le général Schwarzkopf, le 7 décembre. Il me décrivit les grandes lignes de sa
conception des opérations :
– conduire une puissante action aérienne pour neutraliser les forces vives
de l’Irak, les voies de communication, la défense aérienne, et enfin
les divisions du corps de bataille. Cette action devait durer autant que
nécessaire, en principe une quinzaine de jours ;
– détruire ensuite l’armée irakienne en l’encerclant par l’est et l’ouest,
avant de faire porter l’effort au centre, contre la garde présidentielle.
Simultanément, et même avant, retenir les forces irakiennes au Koweït
en préparant ostensiblement un débarquement.
Le général Schwarzkopf indiqua que ses forces allaient doubler avant
l’attaque terrestre, et retint ma proposition d’engager les forces terrestres françaises
à l’ouest du dispositif, en couverture face à Bagdad, proposition que j’avais déjà
faite à Colin Powell.
À mon retour, je rendis compte au président, qui approuva l’ensemble, ainsi
que le doublement des forces aériennes et terrestres confiées au général
Roquejeoffre. Avant le 15 janvier, le dispositif était en place et juste après le début
de l’attaque aérienne, la division Daguet entreprit son mouvement vers Rafha, dans
le plus grand secret.
Quelques jours auparavant, du 12 au 14 janvier 1991, j’étais retourné en
Arabie Saoudite. Le 13, accompagné du général Roquejeoffre, j’avais rencontré
Norman Schwarzkopf. Il m’indiqua que l’attaque aérienne débuterait le 17 janvier
à 2 heures du matin. J’en informai immédiatement le président, qui décida d’avan-
cer de vingt-quatre heures une convocation extraordinaire de l’Assemblée. Celle-ci
soutint la position du président par 523 voix contre 43. Le 16 au soir, le prési-
dent me fit porter l’ordre écrit confirmant l’engagement des forces françaises : il
s’agissait d’une confirmation, mais la démarche avait un caractère symbolique.
Le 17, l’attaque débuta à l’heure prévue. Nos avions participèrent, à
l’aube, à la destruction de l’aérodrome d’Al Jaber, au sud de la ville de Koweït,
en opérant à très basse altitude. Quatre Jaguar furent touchés, le capitaine
Mahagne fut blessé à la tête. Les frappes alliées ayant neutralisé l’ensemble de
la défense aérienne irakienne, nos avions attaquèrent ensuite en semi-piqué, et
au cours d’un millier de missions, ne comptabilisèrent aucune perte. Prévue pour
trois semaines au plus, la préparation aérienne en dura cinq. Comme me le dit
Colin Powell le 11 février à Washington, la météo ayant perturbé la planifica-
tion, le taux d’attrition des forces irakiennes, jugé insuffisant par le Pentagone,
nécessitait cette prolongation : il fallait prendre son temps et allonger de quinze
jours la « préparation feu ».
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CAHIERS DU CEHD
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MAURICE SCHMITT
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CAHIERS DU CEHD
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MICHEL ROQUEJEOFFRE
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CAHIERS DU CEHD
aussi été facilitée par les rapports étroits qui existaient entre le CEMA, le géné-
ral Schmitt et moi-même. Ils sont dus en grande partie à la connaissance mutuelle
que nous avions tissée depuis de nombreuses années, et à la confiance que le
CEMA m’accordait.
Dans une affaire aussi sensible que la crise du Golfe, avec des interlocu-
teurs séparés par des milliers de kilomètres, il était indispensable que les princi-
paux protagonistes forment une équipe soudée par la connaissance antérieure et
l’estime réciproque. Le binôme CEMA-COMFOR, maillon essentiel d’une opéra-
tion extérieure, ne doit comporter aucune faille. En outre, avant mon départ, nous
avions mis au point avec le CEMA un accord qui se révéla judicieux : je ne rece-
vrais d’ordres que du général Schmitt, et je ne rendrais compte qu’à lui-même.
Cela signifiait qu’il ne devait pas y avoir d’ingérence externe. Cette disposition fut
strictement respectée dans tout ce qui fut opérationnel, malgré quelques tentatives
gouvernementales ou militaires.
Je précise aussi que, tout au long du conflit, je suis resté sous comman-
dement français. Ce point était précisé dans la directive personnelle que j’avais
reçue du CEMA avant mon départ : « Vous conserverez le commandement opéra-
tionnel des éléments français », confirmée le 9 janvier par une autre directive du
CEMA : « Vous restez et resterez sous mes ordres directs…, la logistique restera
sous commandement national. » Enfin, dans le protocole que j’ai signé le 17 jan-
vier 1991 avec le général Schwarzkopf, il est dit : « Les forces françaises restant
sous commandement national…»
Cette mission initiale se situait dans le cadre plus large de la mission des
forces françaises, qui était dans un premier temps de défendre l’Arabie Saoudite
contre une invasion irakienne, puis de participer à la libération du Koweït. Pendant
mon séjour, mes responsabilités furent élargies au contrôle de l’entraînement durant
la phase défensive et la préparation de la phase offensive, au soutien des forces
engagées, au suivi et aux comptes rendus pendant l’engagement, à la préparation
et à l’exécution du désengagement et du retour en France.
42
MICHEL ROQUEJEOFFRE
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CAHIERS DU CEHD
rendus militaires. Ce constat m’a amené à mettre en œuvre une chaîne identique
en rapidité, délivrant elle aussi de l’information brute, mais recoupée plus tard
par les circuits traditionnels. Cette chaîne « oméga flash » a procuré au CEMA,
et au-delà aux instances supérieures, des renseignements fiables, précédant ceux
des médias (6).
Je ferai deux observations. Pour la première fois, nous avons utilisé le tom-
fax chiffrant, ce qui a fait faire un bon considérable dans la réception et l’envoi
des comptes rendus. Seconde observation : une station lourde Syracuse TL 10,
implantée à mon PC à Riyad, a permis une liaison téléphonique « Secret Défense »
du COMFOR avec les abonnés du réseau de cryptophonie de haute sécurité (CHS),
en particulier le COA de l’EMA, la division Daguet, la base aérienne d’El Asha,
ALINDIEN (amiral commandant la marine de l’océan Indien), et c’est ainsi que
plusieurs fois par jour je pouvais dialoguer directement avec le général Schmitt ou
avec mes subordonnés, puis confirmer par fax chiffré.
Dans le domaine des télécommunications, cette opération a mis en valeur
des enseignements majeurs, à savoir : utiliser au mieux l’infrastructure existante ;
disposer de façon systématique de liaisons militaires par satellite ; disposer de
moyens RITA adaptés à un engagement extérieur (climatisation des stations, aéro-
transportabilité de centres nodaux...) ; prévoir des groupes de protection spécifiques
pour les stations isolées ; posséder des stations FM travaillant en évasion de fré-
quence ; posséder des moyens d’extrémités modernes et adaptés (équipements de
cryptophonie, tomfax chiffrant, petits autocommutateurs...) ; parfaire l’interopérabi-
lité entre les matériels de l’armée de l’Air et ceux de l’armée de Terre. J’espère
que ces éléments auront été pris en compte par les différents plans d’équipement.
Les effectifs français de la force Daguet à la veille de l’intervention ter-
restre, le 23 février, étaient de 14 700 hommes. L’effectif total de Daguet (avec
les relèves) s’élève à environ 16 500 hommes. La division Daguet, ayant sous
contrôle opérationnel aux alentours de 3 500 soldats américains, représentait 13 000
hommes. Le personnel santé, en plus des 464 PEVA, était de plus de 1 000 per-
sonnes, en pourcentage supérieur à l’effectif santé américain. Les capacités de la
force à la même date comportaient 365 lanceurs antichars, toutes catégories confon-
dues, Air et Terre, tubes et missiles, une cinquantaine de lanceurs antiaériens.
L’artillerie française représentait 38 tubes (canons et mortiers), ce qui était vrai-
ment insuffisant ; heureusement, la division Daguet avait sous contrôle opération-
nel près de 80 canons ou lance-roquettes multiples (MLRS) américains (7).
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MICHEL ROQUEJEOFFRE
arrivée, j’eus un premier entretien avec lui. Immédiatement, nos rapports furent
marqués par une grande franchise et une volonté de coopération étroite, ce qui
n’était pas évident a priori. Nous ne nous connaissions pas. Nos commandements,
bien qu’orientés tous les deux vers des actions extérieures sur les mêmes théâtres,
n’avaient jamais été en relation. Le concept d’emploi de la FAR, applicable à la
composante terrestre de la force Daguet, était mal connu aux États-Unis. Je pro-
fitais de ces premières rencontres pour lui présenter l’aptitude originale et exclu-
sive de cette force. Il avait tout de suite été réceptif à cet apport qualitatif des
éléments français dans une éventuelle phase offensive. Le général Schwarzkopf
avait besoin d’une force capable d’effectuer un raid offensif rapide et de couvrir
le flanc gauche de la coalition. Il écrit dans ses mémoires : « And the French
units fit the ticket exactly. » C’est à partir de ce moment que les forces améri-
caines considérèrent les forces françaises comme un élément dont la qualité et la
spécificité effaçaient largement la quantité, dont certains nous reprochaient la fai-
blesse. D’ailleurs, à la fin des opérations offensives, le général Schwarzkopf m’a
confié que l’une de ses premières décisions, s’il avait été chef d’état-major de
l’armée de Terre américaine, poste qu’il a refusé, aurait été de créer une force sur
le type de la force d’action rapide, dont le concept était centré autour de l’aéro-
mobilité, de la mobilité terrestre due à un équipement uniquement en engins à
roues, des transmissions spéciales et spatiales, un armement puissant sous un faible
poids et une logistique de corps expéditionnaire. Le général Sullivan, chef d’état-
major de l’armée de Terre (CEMAT) américain en 1992-1993 y réfléchissait et je
constate qu’à partir de 2001 l’US Army se dote de brigades légères équipées de
blindés à roues de moins de 20 tonnes, inspirées des enseignements de la guerre
du Golfe « avec ses progressions rapides et enveloppantes ».
Mi-novembre, m’appuyant sur les instructions reçues de Paris « être en
mesure de participer à un mouvement offensif décidé par l’ONU » avec un groupe
très restreint d’officiers de mon état-major, je mis au point plusieurs scénarios
offensifs applicables à la division Daguet et à la composante aérienne française.
Évidemment, je les fis approuver par le général Schmitt et je pus les présenter à
Schwarzkopf, après le vote par l’ONU de la résolution 678 qui autorisait l’emploi
de la force pour libérer le Koweït. Très intéressé, comme je l’ai dit plus haut, par
le rôle essentiel que pouvait jouer notre composante terrestre dans la manœuvre
d’ensemble, le général Schwarzkopf accepta la mission proposée pour la division
Daguet, précédant le XVIIIe corps, dans le secteur le plus à l’ouest du dispositif,
mettant ainsi en application ses capacités de manœuvre rapide sur terre et dans
les airs, avec de vastes débordements et des capacités de destruction puissante et
par surprise. Il a pu ainsi déclarer dans ses mémoires, après la libération du
Koweït : « Peu de personnes savent qu’à la fin du premier jour de l’attaque ter-
restre, après avoir réalisé leur percée fantastique, les forces françaises se trouvè-
rent le plus au nord, le plus à l’ouest. C’étaient elles qui avaient le plus profon-
dément pénétré en Irak. Elles ont accompli, avec succès, les missions qui leur
avaient été confiées et ce d’une manière formidable ! »
La planification officielle avec les Américains a duré du 18 décembre (pré-
sentation aux Français des scénarios de la 3e armée américaine et du XVIIIe corps
américain) jusqu’à la veille de l’attaque aérienne. Les projets des plans d’inter-
vention, aussi bien de la composante terrestre que de la composante aérienne, ont
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CAHIERS DU CEHD
46
MICHEL ROQUEJEOFFRE
Ce fut un des points que je développai longuement dans mon rapport d’opé-
rations : « Le théâtre imparti à Central Command (l’Afrique orientale depuis la
Libye, le Proche et le Moyen-Orient jusqu’au Pakistan inclus) risque d’être dans
les prochaines années une zone où la France aura à intervenir, dans un conflit de
même intensité que celui du Golfe ou d’une autre nature. La France ne sera cer-
tainement pas seule : ce sera de nouveau au sein d’une coalition où automati-
quement les Américains seront présents. » Depuis, l’affaire de Somalie, entre autres,
ne m’a pas démenti.
Il était donc souhaitable que des contacts très serrés soient établis entre les
commandements américains et français, de façon à ce que les personnes qui
seraient de nouveau amenées à combattre ensemble se connaissent déjà, aient eu
des relations étroites et fréquentes, et se soient entraînées en commun. Je préco-
nisais donc dans mon rapport : des rencontres annuelles entre commandeurs, la
mise en place d’officiers de liaison, des échanges et visites réciproques au niveau
des états-majors, des études en commun de scénarios d’intervention permettant de
réfléchir sur les aides réciproques, logistiques en particulier, les engagements pré-
visibles, etc. Je préconisais enfin la participation à des exercices et manœuvres
communs aussi bien sur le théâtre qu’en France ou aux États-Unis. J’ai été satis-
fait de constater que nombre de mes propositions avaient été retenues. Leur réa-
lisation a permis que la planification de notre intervention en Somalie, la mise en
place de notre contingent, l’exécution des premières missions, se déroulent effica-
cement, en raison des délais extrêmement courts pour réagir. À cette occasion,
nous avons envoyé un petit état-major à San Diego auprès du commandement des
Marines, qui devait prendre le commandement en Somalie. Nous avons donc par-
ticipé à la planification de cette intervention.
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CAHIERS DU CEHD
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MICHEL ROQUEJEOFFRE
ANNEXE 1
49
50
ANNEXE 2
EMIA DAGUET
(Au 12 février 1991)
EFFECTIFS
CAHIERS DU CEHD
TERRE 265
AIR 64
MER 3
TOTAL 332
COMMANDEMENT CABINET
TERRE CEM 43
PROTECTION 31
MICHEL ROQUEJEOFFRE
ANNEXE 3
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CAHIERS DU CEHD
ANNEXE 4
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ANNEXE 5
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MICHEL ROQUEJEOFFRE
CAHIERS DU CEHD
ANNEXE 6
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MICHEL ROQUEJEOFFRE
ANNEXE 7
60 HAC HOT
24 VAB HOT
44 AMX 30 B2
FEUX
AC
96 AMX 10 RC
12 ERC 90
99 MILAN
26 JAGUAR
FEUX
AS
4 F1 CR
FEUX
14 Mi 2000 C
AA
18 155 TR F1
ARTI
SS
20 Mortiers 120
26 MISTRAL
ARTI
6 STINGER
SA
5 CROTALE
55
56
ANNEXE 8
CENTAF
EM US NAVCENT
COMBINE CENTCOM
SOCCENT
QTR
NIG
SNG DIV
24 82 101
OMAN DAG
BARH
EAU
BENG
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MICHEL ROQUEJEOFFRE
CAHIERS DU CEHD
ANNEXE 10
DÉTACHEMENTS DE LIAISON
EM COMB
EMIA DAGUET AS/US
RIYAD
COMELEF
CENTCOM
B.RENS DAGUET US
RIYAD
US ZONE
TACC DL COMAIR EST
RIYAD ARCENT ARCENT
US
RIYAD
ESCC
CRC
US 18e
MADOC COMDIV
DHARAN TACP EMALIUS CORPS
DAGUET
DIV US
ASOC COMZONE
US
DHARAN NORD
FAC
1er RS
7e CA
AVION
US US
ABCCC
FAC
1er REC
ASOC FS
MADOC US
CRK US
SDCT
FAC
2e REI
OFF AS
AL AHSA
LÉGENDE DL FR
EN PLACE
DL FR
À VENIR
DL ALLIÉ
EN PLACE
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