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Revue d’histoire moderne et

contemporaine

Le discours anti-noble (1787-1792) aux origines d'un slogan : «Le


peuple contre les gros »
Antoine De Baecque

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De Baecque Antoine. Le discours anti-noble (1787-1792) aux origines d'un slogan : «Le peuple contre les gros ». In: Revue
d’histoire moderne et contemporaine, tome 36 N°1, Janvier-mars 1989. pp. 3-28;

doi : https://doi.org/10.3406/rhmc.1989.1479

https://www.persee.fr/doc/rhmc_0048-8003_1989_num_36_1_1479

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revue d'histoire moderne TOME XXXVI
JANVIER-MARS 1989
et contemporaine

LE DISCOURS ANTI-NOBLE (1787-1792)


AUX ORIGINES D'UN SLOGAN :
« LE PEUPLE CONTRE LES GROS »

Dans un petit livre très suggestif (Le Peuple et les gros), Pierre Birn-
baum1 suit l'évolution des images fortes qui ont hanté l'univers politique
et ont longtemps opposé un « bon peuple » à une poignée de « gros »,
détentrice du pouvoir. Son étude porte essentiellement sur la fin du
xix* siècle et sur le XXe siècle ; cependant, lorsqu'il remonte rapidement
aux sources, il trouve la Révolution. « Cette opposition fantasmatique
demeure malgré tout, hier comme aujourd'hui, au plus profond de
française. Son origine remonte probablement à la Révolution
A cette époque, en un seul mouvement collectif, le peuple — au
sein duquel prétendait se fondre la bourgeoisie — part à l'assaut des
puissants, des aristocrates et de leurs châteaux»2. Il s'agit donc de
retourner à l'origine d'un slogan. On pourrait certes trouver, avant la
Révolution, des indices, nombreux d'ailleurs, attestant de la présence de
cette vision manichéenne d'une Histoire-Complot (une des meilleures
sources serait ici la filière des rumeurs liées aux complots de famine par
exemple), mais la véritable cristallisation politique du discours «
» s'élabore autour de la dénonciation des nobles et de leurs
dénonciation qui, dès 1787, prend une ampleur nouvelle. La figure
du noble se trouve brusquement rejetée au moment où commence la
Révolution3, alors que, jusqu'à 1787-1788, le xviir siècle avait connu une
réflexion très intense sur la condition du noble (débat contradictoire mené
le plus souvent par des nobles eux-mêmes), réflexion qui avait parfois
abouti à un rapprochement idéologique (autour de la valeur reconnue du
« mérite ») entre noblesse libérale et « gens à talents ». Le discours
qui se développe largement dès 1787, interroge ainsi de façon
la notion (si controversée) d' « élite ». Ce discours manichéen fait

1. Pierre Birnbaum, Le peuple et les gros. Histoire d'un mythe, Paris, 1979 (réédité en
Pluriel, Paris, 1986).
2. Id. p. 11 (éd. Pluriel).
3. André DecoufuS, « L'aristocratie française devant l'opinion à la veille de la Révolution
(1787-1789) », in F. Boulanger, A. Decouflé, B. A. Pierrelle, Études d'histoire économique et
sociale du XVIIIe siècle, Paris, 1966. (A. Decouflé prend appui sur la littérature pamphlétaire
prérévolutionnaire pour mener son étude.)
4 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

voler en éclat, en quelques mois, tout rapprochement entre les « élites »


d'Ancien Régime ; désormais, il n'y aura plus qu'une opposition : tiers
état contre noblesse. Le vernis du discours éclairé, vernis qui pouvait
peut-être recouvrir les divisions (toujours sensibles cependant dans les
pratiques et la vision du monde) entre noblesse et bourgeoisie, craque à
la première crise politique grave (en l'occurrence la prise de position sur
les modalités du vote aux États généraux — par tête ou par ordre ? — ),
non pas qu'une part non négligeable de la noblesse poursuive ce rêve d'une
société raisonnable basée sur le mérite, mais bien parce que le tiers, dans
son ensemble, rejette alors tout compromis avec cette noblesse.
Deux sources sont ici primordiales, car elles soulignent sans cesse, sur
un ton volontairement violent, les oppositions : d'une part, les pamphlets,
véritable déluge de libelles et d'écrits qui s'abat sur le royaume, dont nous
suivrons la piste de 1787 à 1789 ; ensuite, les journaux patriotiques, qui
prennent en quelque sorte le relaie (bien que la littérature pamphlétaire
ne s'épuise pas, loin de là) : entre 1789 et 1792, il parut à Paris plus de
500 journaux, nous en avons dépouillé près d'une centaine parmi ceux
engagés du côté de la Révolution naissante. Il s'agit là de deux sources
de premier ordre pour connaître l'état de l'opinion parisienne :
à chaud des événements politiques, ces écrits sont en prise directe
sur les agitations de l'époque, et particulièrement sur les fièvres
Ce sont dans ces cerveaux que s'élaborent les figures
du discours anti-noble. Ces figures, on peut déjà les trouver chez
quelques précurseurs (que les écrivains révolutionnaires célébreront et
réutiliseront). L'oisiveté, un état volontiers présenté comme parasitaire,
et surtout le mépris nobiliaire ont suscité en effet une ironie parfois
mordante au xvnr siècle ; c'est ainsi que, par l'intermédiaire du roman
exotique, l'abbé Coyer dans Chinki, « histoire cochinchinoise qui peut
servir à d'autres pays» (1765), attaque les lubies nobles:
Ceux qu'on avait déclarés nobles d'origine, et surtout les grands mandarins,
allèrent s'imaginer que leur sang était plus pur, plus analogue aux grandes vertus
que celui des autres hommes. Ils le disaient, ils l'imprimaient, ils le faisaient
chanter sur le théâtre. Quelques philosophes (car il y en a partout où il y a de
la raison) contestèrent cette nouveauté. On les appela des insolents qui
d'être châtiés 4.
A cette noblesse vilipendée (discrètement) doit succéder, avec
mais résolution, un tiers enfin revalorisé :
Les roturiers étant visiblement les fils de la nature et les nobles les enfants
de l'orgueil, la roture est infiniment plus ancienne et, par cela même, plus
que la noblesse,
écrit Castilhon dans Le Diogène moderne, en 1770 5. Louis-Sébastien
fut également, avec parfois une violence rarement rencontrée et
pourfendeur de privilèges et de noblesse. Dès 1770, dans les Songes

4. Abbé Coyer, Chinki, histoire cochinchinoise, chapitre V, Londres, 1770. Pour cette
littérature anti-noble du xvur» siècle, voir D. Mornet, Les origines intellectuelles de la
française, Paris, 1933.
5. J. L. Castilhon, Le Diogène moderne ou le désapprobateur, Paris, 1770, Lettre 52.
LE DISCOURS ANTI-NOBLE, 1787-1792 5

d'un ermite, il s'attaque à la « barbarie » de la noblesse 6, mais c'est ensuite


dans L'An 2440 (particulièrement dans l'édition de 1786) qu'il dresse un
réquisitoire contre ces êtres « méchants... cruels... oppresseurs... aux
barbares », appelant le peuple-esclave à la révolte :
A certains états, il est une époque qui devient nécessaire ; époque terrible,
sanglante mais le signal de la liberté. C'est de la guerre civile dont je parle.
C'est là que s'élèvent tous les grands hommes, les uns attaquant, les autres
défendant la liberté. La guerre civile déploie les talents les plus cachés. (...) C'est
un remède affreux ; mais après la stupeur de l'État, après l'engourdissement des
âmes, il devient nécessaire7.
Toutes ces attaques violentes s'accompagnent d'un discours plus
modéré visant avant tout les privilèges, discours qui devient
foisonnant à partir des années 1770 8. Il existe également, se
dans les mêmes années, une littérature clandestine à caractère
licencieux qui attaque la noblesse sur le mode du « sensationnel sexuel ».
Théveneau de Morande, ridiculisant les vices des courtisans, trace dès 1771,
dans Le Gazetier Cuirassé9, le portrait du noble-libertin-dégénéré tel que
de nombreux libelles révolutionnaires l'accueilleront. Entreprise qu'il
avec encore plus de violence dans La Gazette Noire 10, où les « Grands
du royaume » chantent, ironiquement, en chœur quelques chansons
qui annoncent assez la décrépitude qui leur est attribuée : « La
vérole, ô mon Dieu, m'a criblé jusqu'aux os... », tel en est le refrain général.
On le voit, le noble n'arrive pas tout à fait intact lorsque se déclenche
la flambée d'attaques prérévolutionnaires. Pourtant, le discours dominant,
et certains historiens l'ont amplement souligné u, cherche encore la
: ne serait-il pas possible de construire, sur les bases d'une
éclairée largement partagée, une « bonne société » où le mérite,
vertu du talent, se marierait au privilège, vertu du sang (nobles et
roturiers s'alliant par la puissance égalitaire de l'argent) ? Mais alors,
objectera-t-on, le manichéisme quasi absolu à l'œuvre, dès 1788, d'où
vient-il ? On le sent, derrière ce problème de l'émergence soudaine, et en
masse, du discours anti-noble se cache un débat (très actuel depuis la fin
des années 1960) sur les « Élites » : comment ces élites ont-elles abordé la
Révolution ? La thèse présentant une fusion en voie d'achèvement des
élites nobles et roturières ne permet pas, ou en tous les cas permet mal,
de comprendre les déchirements qui s'opèrent dès 1787-1788. Quelles sont les
causes et les origines de ces déchirements qui vont brutalement rejeter

6. L. S. Mercier, Songes d'un ermite, s. 1., (1770) Songe 7.


7. L. S. Mercier, L'An 2440 s'il en fut jamais, nouvelle édition de 1786, t. II, p. 105.
8. Daniel Mornet, op. cit., p. 257.
9. Théveneau de Morande, Le gazetier cuirassé, s.l., 1771. Sur cette littérature, voir
R. Darnton, Bohème littéraire et Révolution, Paris, 1982 ; Antoine de Baecque, « Le livre
licencieux juge la Révolution », in Colloque Le livre et la Révolution française, B.N., mai 1987,
actes à paraître.
10. Théveneau de Morande, La Gazette Noire, s. 1., 1784.
11. Denis Richet, « Autour des origines lointaines de la Révolution française. Élites et
Despotisme », Annales E.S.C., janvier - février 1969, pp. 1-23. — Guy Chaussinand-Nogaret, La
noblesse au XVIII' siècle. De la Féodalité aux Lumières, Paris, 1976 (rééd. Bruxelles,
1984).
6 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

l'une contre l'autre élite noble et élite roturière ? Cette question est
pour comprendre l'irruption et les thèmes principaux du discours
anti-noble entre 1787 et 1792. Le premier argument que l'on peut avancer,
mais il semble loin d'être suffisant, est celui de — ce que l'on n'ose plus
appeler — la « réaction aristocratique ». Il est ainsi vrai qu'une large
fraction de la noblesse reste fermement attachée à certains de ses
(en particulier, ce que les roturiers supportent mal, les plus
: voir par exemple la renaissance de l'attention portée à tout ce qui
relève de la Défense et Illustration de la « Lignée » — arbres et études
généalogiques en premier lieu) 12. Aussi le discours du tiers se fixe-t-il avec
prédilection sur ce thème. Sieyès souligne constamment ces blessures
d'amour propre :
Je le demande à tout privilégié franc et loyal, comme sans doute il s'en
trouve quelques-uns : lorsqu'il voit auprès de lui un homme du peuple, qui n'est
pas venu là pour se faire protéger, n'éprouve-t-il pas, le plus souvent, un
involontaire de répulsion, prêt à s'échapper, sur le plus léger prétexte,
par quelque parole dure ou quelque geste méprisant ? u
Défense d'une tradition et d'un style nobles, maintien de privilèges
honorifiques comme le port de l'épée, le blason sur le carrosse, le banc
à l'église, défense et maintien qui marquent fortement les esprits et
choquent le tiers, ceci à tous les niveaux de la société comme le souligne
à l'infini nombre de cahiers de doléances : 1' « ignoble roture » supporte
mal ces « restes de la barbarie féodale, comme d'aller s'agenouiller devant
une porte pourrie pour baiser avec respect un maillet sale et rouillé »
(cahier de Saint-Maixent 14).
Second élément d'explication — lui aussi insuffisant — du manichéisme
à l'œuvre dans le discours anti-noble : les frustrations rencontrées par une
jeune élite intellectuelle roturière — frustrations tant psychologiques que
financières et sociales — bloquée dans son ascension vers le prestige de
la reconnaissance culturelle, et qui déverserait sans crainte ses griefs par
des attaques très virulentes une fois la liberté de paroles acquise. On a
parfois ainsi avancé, sans preuve d'ailleurs, que Sieyès s'était bassement
vengé de n'avoir pu obtenir une abbaye de 12.000 livres en dénonçant, en
1788-1789, un système de privilèges auquel il aurait voulu s'intégrer
quelques années auparavant15. Avec des garanties scientifiques infiniment
supérieures, Robert Darnton a, quant à lui, souligné avec force ces
dont souffrirent cruellement les « Rousseau des ruisseaux », cette
bohème littéraire que nous retrouverons, et qui joua un rôle si important
dans l'élaboration de la plupart des figures grotesques attachées au
du noble 16. L'accusation multipliée contre la noblesse, son « parasi-

12. Jean Meyer, La noblesse bretonne au XVIIIe siècle, Paris, Sevpen, 1966, t. II,
pp. 1118-1119.
13. E. Sieyès, Essai sur les privilèges, Paris, 1788 (références données dans l'édition
Quadrige, Paris, 1982, p. 10).
14. Cité par Pierre Goubert, Michel Denis, 1789, les Français ont la parole. Cahiers de
doléances des États Généraux, Paris, 1964, p. 9.
15. Voir la préface de Jean Tulard à Qu'est-ce que le Tiers État ? (éd. Quadrige,
op. cit).
16. Robert Darnton, Bohème littéraire et Révolution, Paris, 1982.
LE DISCOURS ANTI-NOBLE, 1787-1792 7

tisme », son mépris et son oisiveté, est ici d'autant plus redoutable qu'elle
s'alimente aux forces plus mystérieuses du refoulement et de l'humiliation
sociale et culturelle. Mais ces deux explications ne suffisent pas à justifier
cette « mentalité politique anti-noble » que nous cherchons à approcher.
Il faut sans doute faire appel, pour comprendre les déchirements
précédant la réunion des États généraux, à un élément d'explication plus
profond : la noblesse, si elle accepte bien souvent le discours du mérite,
ne semble pas être convertie idéologiquement aux valeurs non nobles.
Il y a conversion au « mérite » (par opposition à la seule vertu de la
naissance) certes, mais dans la différence. La noblesse continue, en bloc,
mis à part quelques isolés17, à se considérer comme à part, le critère
hiérarchique prédomine encore nettement dans sa pensée. On peut relever,
ainsi, certains indices de ces divisions, plus profondes qu'elles n'y
entre élites nobles et roturières, malgré un discours éclairé commun
aux deux groupes qui pourrait, à première vue, les confondre: Daniel
Roche a souligné ces éléments de division pour le discours pédagogique,
Michel Vovelle dans le domaine des pratiques religieuses 18. Pédagogie et
religion : on le sent, c'est une conception du monde, des pratiques
qui sont encore largement divergentes. J'aimerais souligner une
autre ligne de fracture, tenant davantage de l'imaginaire politique. Depuis
1774, depuis le début d'un règne que beaucoup ont désigné comme «
», et plus encore avec la convocation des États généraux, le
politique français se nourrit véritablement de toutes les notions qui
tournent autour de l'avènement d'un monde nouveau (le terme d' « Ancien
Régime » lui-même, qui apparaît dans ces mois-là, est tout à fait
La problématique de la fracture historique est au centre des
politiques. A ce discours de la régénération attendue répond,
pendant obligé, une rhétorique de la dégénérescence, de l'épuisement du
régime. Ces descriptions pessimistes sont innombrables, qui présentent le
Français comme esclave, les mœurs comme corrompues par un vice
la Cour comme repère de la débauche la plus totale. Sans répit,
depuis 1770, les libelles répètent que les choses vont mal, soulignent les
scandales de tous ordres : les années 1787-1789 ne sont que le réceptacle
privilégié de ce discours de la « dégénération », comme Mirabeau appelle,
dans sa Dénonciation de l'agiotage, ce «jeu où le vice a conduit la
morale » 19.
La France serait-elle destinée à donner encore longtemps à l'Europe le
ignominieux de ces scènes de corruption, de désordre et de rapacité,
telle est la phrase qui ouvre son ouvrage ; et il poursuit, dénonçant « notre
sol desséché par les caustiques empoisonnés », montrant la France menée

17. G. Chaussinand-Nogaret, « Un aspect de la pensée nobiliaire au xvnie siècle : l'anti-


nobilisme », Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine, 1982, pp. 442-452.
18. Voir Daniel Roche, Revue historique, 1985, t. CLXXIII, p. 505 (intervention lors de
la soutenance de thèse de G. Chaussinand-Nogaret, Les Élites en France de la Régence au
Premier Empire) ; Michel Vovelle, « L'Élite ou le mensonge des mots », Annales E.S.C.,
janvier - février 1974, pp. 49 sqq.
19. Mirabeau, Dénonciation de l'agiotage au roi et à l'Assemblée des notables, s. 1., 1787,
[B.N. : Lb (39), 356].
8 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

par des « joueurs aveugles », des « êtres parasites et voraces qui dévorent
les derniers restes de la substance du peuple », cette France « dénaturée,
avilie, convertie en un foyer toujours plus actif de corruption ». « S'il y a
prolongation de cet état, que verrions-nous ? », interroge-t-il anxieusement
à la page 128, la réponse apparaît vite, sous les traits d'une « France
épuisée » ; et Mirabeau de conclure avec émotion : « je m'arrête, la plume
me tombe, et le lecteur me trouve déjà coupable pour avoir osé prévoir
ces malheurs... ». Ce catastrophisme est très largement partagé (y compris
par la noblesse d'ailleurs), et Sieyès, parmi bien d'autres, de poursuivre :
Le peuple français souffre depuis longtemps des vices et des erreurs d'un
gouvernement arbitraire dans lequel la modération du prince ne suffit pas pour
prévenir ni pour empêcher l'influence tyrannique des richesses, celle du crédit et
de l'autorité. Tous les fléaux qu'entraînent à leur suite la cupidité, l'ivresse du
pouvoir, l'orgueil de l'ignorance, ont accablé la nation sous le poids des abus de
tous genres. Le mal est comble, le caractère national s'efface, les ressources sont
épuisées 2°.
Ce discours de la dégénérescence met en lumière deux éléments :
d'une part, une très large et très émouvante identification des élites
au peuple souffrant ; d'autre part, s'esquisse un effet de
qui n'est pas gratuit : à ce monde dégénéré s'oppose un monde
nouveau, régénéré par le respect des lois, par la vertu. Un jour, le peuple
esclave va briser ses chaînes, telle est l'image qu'appelle forcément tout
discours volontairement pessimiste. Ainsi, dans cette histoire où la
temporelle tient une si large place, l'opposition monde ancien / monde
nouveau va-t-elle s'incarner vite dans une opposition de personnages. Cette
personnalisation du discours politique est essentielle pour comprendre la
naissance du discours anti-noble, car le manichéisme État épuisé / État
régénéré produit le double portait patriote / courtisan, ce dernier devenant
vite la figure essentielle du discours anti-noble. Aussi, avec la montée de
la crise politique, dès qu'il faut en quelque sorte choisir un camp (lors
du débat sur les modalités du vote aux États généraux essentiellement),
le discours anti-noble, hérité en partie des années 1760-1770, se voit réactivé,
embrasé et moulé sur l'opposition politique à laquelle tiennent par-dessus
tout les élites éclairées du tiers : la dichotomie monde ancien / monde
nouveau. Lors de ce débat, la noblesse, profondément divisée, hésite21, ne
se prononçant bien souvent ni pour le vote par ordre, ni sur celui par
tête, mais préférant attendre l'ouverture des États généraux. Cette
porteuse pourtant d'un certain modernisme en elle-même, suffit,
dans l'esprit des écrivains patriotes, à la faire basculer vers le monde
ancien : désormais, et avant tout, l'appel à la régénération, si présent dans
le discours politique, se fait globalement contre la noblesse, ou du moins
contre l'image traditionnelle de la noblesse. L'homme du tiers se sent
porteur de cet avenir que la rhétorique éclairée a tant réclamé, il ne tient
pas à être confondu, même au sein d'une société d'élites, avec un noble
dont l'image est résolument renvoyée vers la dégénérescence. Il existe une

20. Sieyès, op. cit., p. vin.


21. Guy Chaussinand-Nogaret, La noblesse au XVIII* siècle, op. cit., pp. 181-226 : analyse
des cahiers de doléances de la noblesse.
LE DISCOURS ANTI-NOBLE, 1787-1792 9
véritable spirale d'accélération du discours lors de ces quelques mois :
c'est à ce moment que se propagent les figures du langage anti-noble,
construites autour de l'opposition monde ancien / monde nouveau ; l'image
du noble est délibérément renvoyée vers le passé, propulsant du même
coup celle du tiers vers un avenir entrevu comme lumineux. C'est ainsi
que les gentilshommes, très actifs, qui participent aux débuts du
révolutionnaire, ne peuvent le faire qu'en s'inscrivant dans cette
logique du tiers commandée par l'ambivalence Dégénérescence /
: hommes portés vers cet avenir enchanté, ils laissent à un passé
vilipendé titres et privilèges ; parlant, eux aussi, « au nom du Peuple »,
ils luttent contre les « gros », et se moulent dans le discours anti-noble
ambiant : le d'Antraigues des États-généraux, le Mirabeau de la
de l'agiotage, Lafayette..., se rangent résolument dans le camp des
Sieyès, Desmoulins et autre Brissot.
Une image du noble, sinon se construit — nombre d'éléments du
discours anti-noble se trouvent, à l'état dispersé, dans des écrits bien
aux années 1787-1792 — du moins se propage massivement dans la
littérature politique patriote. Image qui a des supports bien réels [on peut
retrouver, dans certains milieux nobiliaires, les justifications des attaques
virulentes du tiers ; et celui-ci, lorsqu'il dénonce certains privilèges,
manies nobles, ne manque jamais d'étayer son discours d'exemples
précis (tel scandale judiciaire 22, tel discours rétrograde 23I telle débauche
d'argent outrageante 2*l intervenant sans cesse comme « preuves » du bien-
fondé du discours anti-noble)], image qui donc garde une réalité frappante,
presque quotidienne, mais qui cependant, par la convergence des attaques,
finit par tourner à la caricature. Un portrait à charge s'élabore et se
diffuse, portrait sur lequel vivra longtemps le discours politique français,
portrait qu'il importe de comparer avec l'image que le discours noble a
donné de lui-même, portrait dont il faut comprendre également la force
d'imprégnation qu'il exerça sur l'imaginaire politique révolutionnaire, tout
en en détaillant les figures essentielles. Ce portrait comporte trois éléments
primordiaux : d'abord il vise à unifier l'adversaire, regroupant la noblesse
(ordre pourtant très disparate) en un personnage cohérent, « le noble » ;
ensuite il lui confère un pouvoir encore prééminent, quasiment total (par
opposition au pouvoir nul que s'attribue le tiers avant 1789 : « Qu'a été le
tiers état jusqu'à présent dans l'ordre politique ? — Rien », répond Sieyès) ;
enfin le portrait du noble le rattache définitivement et absolument à un
monde ancien, le renvoie vers un passé dégénéré. Autour de ces trois
du personnage noble — unité, pouvoir, dégénérescence — s'organise
toute la dénonciation du discours patriote contre le privilégié.

22. Voir D. Mornet, op. cit., pp. 436 sqq. (affaires du duc de Recquigny, Choiseul, Sade,
d'Entrecastreaux...).
23. Voir par exemple les écrits de MIle de Lézardière, Tableau des droits réels et
du monarque et de ses sujets..., Paris, 1774,, qui s'en tiennent strictement au
racisme nobiliaire dans la droite lignée de Boulainvilliers.
24. Pour ces scandales financiers (affaires du Collier, faillite du prince de Guéménée,
divulgation des montants des pensions de Cour...), voir D. Mornet, op. cit., pp. 436 sqq.
10 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Etant donné le nombre et la qualité des travaux concernant les


de l'unité ou des divisions de la pensée et de l'action nobiliaires
(on tend aujourd'hui à privilégier les divisions du second ordre)25, ou
s'intéressant aux relations ambiguës que la noblesse entretient avec le
pouvoir monarchique 2e>, j'aimerais surtout insister sur l'image de la
qui se plaque sur le personnage du noble en cette fin du
xvnr siècle. Certes, dénoncer la décadence du courtisan — prototype
sélectionné par le discours anti-noble — n'est pas nouveau, et
nous avons déjà rencontré les attaques licencieuses, pour ne prendre que
cet exemple parlant, que colporte la littérature clandestine sur la Cour
de Versailles et la haute société nobiliaire parisienne, mais cette vision
« fin de race » du gentilhomme revient, dans les écrits politiques des
débuts de la Révolution, comme un leit-motiv. Il n'est pas un pamphlet,
pas un journal, pas une caricature non plus, où le noble ne se voit
une figure vieillie, un corps déréglé, un esprit dépassé, comme si le
discours de la « race noble » s'était inversé et retourné contre ses
inventeurs.
La première grande vague d'attaques contre ce passéisme attribué à
la noblesse concerne le problème des privilèges. C'est à l'occasion de ce
débat que s'introduisent les plus vifs déchirements. Ce débat se construit
autour de l'opposition mérite / privilège, opposition que la pensée
avait pourtant dépassée. En effet, une importante littérature s'était
développée au xvnr siècle, essayant de conjuguer mérite et privilège : la
noblesse, dans sa majorité, acceptait l'idéologie et les vertus du mérite,
tout en affirmant une hiérarchie basée sur certains privilèges. Paradoxe
généralement partagé, même par les écrivains politiques du tiers état, et
que l'on retrouve encore largement reproduit dans les écrits précédant
immédiatement la Révolution. Cette idée de conciliation, où noblesse et
tiers se réuniraient derrière le mérite pour relever ensemble le pays, est
en effet très couramment admise : les deux partis, tout au long du siècle,
en un mouvement ambigu, marqué par des défiances et des hésitations,
ont néanmoins fait des pas l'un vers l'autre.
La plupart des écrits nobiliaires prérévolutionnaires accréditent ces
principes. Prenons, par exemple, Les Lettres sur la Noblesse, « ouvrage
d'un citoyen gentilhomme et militaire » 27, très représentatif de ce courant
« moderniste », tout en se référant sans cesse au passé, ouvrage qui

25. Voir surtout Jean Meyer, La noblesse bretonne, op. cit. ; Guy Chaussinand-Nogaret,
La noblesse au XVIII* siècle, op. cit. ; David Bien, « La réaction aristocratique avant 1789,
l'exemple de l'armée », Annales E.S.C., janvier-février 1974, pp. 23 sqq. Enfin Patrice
Higonnet, dans son ouvrage Class, Ideology and the Rights of Nobles during the French
Revolution (Oxford, Clarendon Press, 1981), a fait le point sur l'idéologie anti-noble
26. Voir surtout Denis Richet, La France moderne ; l'esprit des institutions, Paris, 1973,
pp. 159-180.
27. Lettres sur la noblesse, ouvrage d'un citoyen gentilhomme et militaire, s. 1. n. d.
(1788), [cote B.N. : Lb (39), 349].
LE DISCOURS ANTI-NOBLE, 1787-1792 11

dénonce d'abord les anciennes théories du racisme nobiliaire, celles de


« ces superbes praticiens de la noblesse » :
ceux qui n'ont rien de recommandable que cette noblesse de chair^ et de sang,
et qui le font fort valoir, qui l'ont toujours en bouche, en enflent leurs joues et
leur cœur. A cela les reconnaît-on. C'est le signe qu'il n'y a rien de plus, et c'est
pure vanité ; toute leur gloire est ensevelie avec les corps desséchés de leurs
ancêtres...
condamne ensuite, a contrario, ceux qui veulent tout bouleverser — ces
« insolents qui veulent l'anarchie du royaume » — pour suivre finalement
une sorte de voie médiane, la plus sage selon lui, intimant l'ordre à ses
frères nobles d'être
avant tout utiles, de prouver à tous, par un mérite universel, que la noblesse
doit acquérir au service de la Patrie et de l'État, qu'elle est bien l'élite de la
France.
Ici le mérite rejoint la race, puis la dépasse. C'est la vertu que le
noble doit conquérir, celui-ci ne peut plus vivre dans le simple souvenir
de ses aïeux :
On trouverait beaucoup de gentilshommes, et les plus qualifiés (...), [qui ne]
dissimuleraient point que la noblesse a ses abus, et sentant très bien que,
soit réellement respectable, utile, même absolument nécessaire, sa hauteur
excessive, ses trop grandes et trop exclusives prétentions, peuvent devenir aussi
nuisibles à la Patrie que révoltantes pour les autres citoyens et pour la raison.
(...) Les vertus et les talents de la noblesse se développent avec plus d'éclat,
lorsqu'elle craint la concurrence des autres ordres, et se trouve obligée de faire
des efforts pour obtenir, à force de mérite, des dignités qui lui sont disputées...
Cette société ouverte, de concurrence et de compromis tout à la fois,
est dessinée également par de nombreux écrits émanant du tiers et s'adres-
sant aussi bien à la noblesse qu'à lui-même. On peut résumer cette position
du tiers vis-à-vis de la noblesse en une proposition : le second ordre est
respecté, la hiérarchie également, mais les nobles doivent admettre un
nécessaire partage du pouvoir :
La noblesse est un corps respectable sans doute : jamais le tiers-état ne lui
a contesté les préséances, les égards qu'elle mérite; mais vouloir s'en faire un
titre pour l'écraser, c'est le comble de la déraison et de l'injustice28.
L'harmonie nécessaire se construit ici sur un respect mutuel, mais
aussi sur le renoncement aux droits abusifs, solidarité qui promet le
retour de l'âge d'or, « cette antique et saine constitution qui résidait dans
le concours et la puissance des trois ordres » » :
Le tiers-état n'a pas la prétention extravagante et séditieuse de vouloir
les rangs établis dans la société. (...) Il ne cherche pas à renverser cette
hiérarchie politique si nécessaire à notre empire, mais ne réclame que ses droits.
(...) Oui, le tiers respecte, mais sans bassesse, ce que les lois, la société, l'usage,
les faveurs du Prince et le préjugé de la naissance mettent dans un rang plus
élevé que le sien ; que la noblesse garde ces avantages aussi brillants que
mais qu'elle supporte, également, que la roture, les charges de l'État, et que
ce soient les différences seules de la fortune qui en mettent dans la répartition

28. Le dernier mot du tiers état à la noblesse de France, s. 1., 1788, [cote B.N. : Lb (39)
881].
29. Avis à la noblesse, s. 1., 1788, [cote B.N. : Lb (39 770].
12 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

de l'impôt. La noblesse romaine était fière de décharger le peuple des fardeaux


dans les temps de détresse. (...) C'est là la véritable noblesse, plus encore noble
par la vertu que par la naissance ; c'est cette noblesse-là que nous respectons
et qui a droit à la première place dans la hiérarchie du royaume (...) ; tout le
reste, toute cette rouille du despotisme féodal, doit disparaître dans un siècle le
plus éclairé, dans un moment où la Nation invoque la régénération. J'en appelle
à cette noblesse vertueuse (...) qui se hâtera de prévenir les justes demandes du
tiers 3°.
Ainsi s'exprime, dans un élan régénérateur, cette voix qui prône le
respect mutuel tout en appelant la confirmation de la hiérarchie des
honneurs. Société immobile et éclairée, c'est-à-dire régénérée par la loi
dans le respect de la tradition, société idéale des élites qui va vite se
heurter à l'épineux problème des privilèges. Le tiers reconnaît la noblesse,
ses vertus et ses mérites ; ce qu'il conteste plus profondément, ce sont ses
privilèges. Unie dans le discours — même parfois superficiellement — de
la raison, du mérite, les élites se divisent profondément — et cela est une
des clefs majeures de l'explosion brutale du discours anti-noble — sur le
problème du privilège. C'est autour de ce débat précis, remis au goût du
jour avec une urgence absolue lorsqu'approchent les États généraux, que
le clivage s'instaure. Ce sont les privilèges qui contribuent à mettre à nu
la fracture monde ancien / monde nouveau, fracture que l'on a décrite
comme fondamentale dans les mentalités politiques du temps. Les écrits
de Sieyès sont comme la matrice de ce discours du déchirement. Ainsi,
dans son Essai sur les privilèges, Emmanuel Sieyès montre-t-il la voie de
l'intransigeance : alors que beaucoup, parmi le tiers, acceptaient finalement
l'idée des privilèges honorifiques de la noblesse à condition que celle-ci
intègre totalement le mérite à sa vision du monde, l'Essai sur les privilèges
condamne sans arrêt ces « hypocrisies du vice » 31 :
Les privilèges honorifiques ne peuvent être sauvés de la proscription
(...). Pour moi, je le dirai franchement, je leur trouve un vice de plus, et ce
vice me paraît le plus grand de tous. C'est qu'ils tendent à avilir le grand corps
des citoyens (...). Il n'est pas aisé de concevoir comment on a pu consentir à
vouloir ainsi humilier 25 millions 700 milles hommes pour en honorer
300 milles. Il n'y a assurément rien de conforme à l'intérêt général32.
On peut ainsi affiner encore le jugement porté sur l'origine du discours
anti-noble : tout part certes des privilèges, mais essentiellement des
honorifiques. Ce sont autour d'eux que se tendent les oppositions.
D'un côté, dans le discours noble et une partie de celui du tiers, ces
représentent les signes distinctifs d'un honneur respectable car
partagé entre le mérite acquis et le prestige ancestral du nom ; de
l'autre, dans le langage exclusif du tiers, les privilèges honorifiques
simples hochets, rubans, pratiques barbares et rabaissantes. Toute une
série de pamphlets, très violents, contemporains de l'Essai sur les
plus réfléchi de Sieyès, dressent ainsi un réquisitoire en règle contre
les privilèges honorifiques. Ces libelles empruntent souvent la voie de
l'énumération des « crimes et forfaits de la noblesse depuis le commen-

30. Aux bons patriotes, salut, s. 1., 1788, [cote B.N. : Lb (39) 686].
31. Sieyës, Essai sur les privilèges, op. cit. [rote B.N. : Lb (39) 781].
32. Id., pp. 3-4 (éd. Quadrige, op. cit.).
LE DISCOURS ANTI-NOBLE, 1787-1792 13

cement de la monarchie jusqu'à nos jours », enumerations si courantes


qu'elles finissent, entre 1788 et 1792, par devenir un genre en elles-mêmes.
Prenons par exemple une de celles parues en 1788, construite sous la forme
de questions-réponses :
Q. — Quels sont ceux qui se font un titre de leurs anciennes atrocités et
usurpations, et de leur sang, pour exiger les premiers emplois, toutes les plus
grandes charges du royaume, toutes les distinctions, les honneurs et les richesses
qui n'appartiennent qu'au mérite et à la capacité ?
R. — Ce sont les nobles.
Cette brochure réserve cependant ses attaques les plus véhémentes
et les plus ironiques contre les privilèges honorifiques, réunis sous le
terme de « rubans de la noblesse » :
Les dignités, les cordons dont les ennemis de l'État se décorent ne sont,
depuis deux siècles, que des hochets avec lesquels les monarques amorcent la
vanité des grands ; ce ne sont, aux yeux du sage, que des signes de
serviles et des moyens de corruption que l'ignorant et l'esclave seuls
encore. (...) La couleur et la forme d'un ruban influent plus sur le
et les dispositions d'esprit que le mérite véritable. (...) Voilà un spectacle
si indécent, si scandaleux, qu'il force l'homme honnête à baisser les yeux devant
ces figures réjouies, ces signes d'honneur prostitués à des hommes déshonorés.
(...) Tout signe qui divise est redoutable, tout ce qui désunit la société en ébranle
les fondements. Tout ce qui sort du niveau pèse sur le reste ; il faut que dans
un gouvernement régulier rien ne domine, et que tout soit également dominé ; il
faut que chaque citoyen ne voie au-dessous de lui que le vice, le crime et la
débauche, au-dessus que le roi, la loi et la vertu33.
Ebauche sociale épurée, géométrie magnifiée qui débouchent sur un
idéal de vertu égalitaire, idéal nettement opposé à toute idée de privilège,
géométrie de la vertu qui sert de fil conducteur à toutes les attaques
contre le noble. La vertu est dans toutes les bouches, c'est en son nom
que les nobles revendiquent leurs privilèges (vertu du mérite et vertu du
sang se superposant), c'est en son nom également que le tiers mène ses
attaques. Dans le manichéisme monde ancien / monde nouveau, la vertu ne
peut être que le signe de la régénération : l'homme nouveau retrouvera
l'âge d'or en s'appuyant sur elle et en combattant ce vice et cette débauche
que les pamphlétaires patriotes voient proliférer à foison dans la haute
société nobiliaire, à la Cour, dans les salons et les châteaux. C'est autour
de la « vertu » que se personnalise le débat ; le patriote contre le noble,
l'homme intègre contre le courtisan, ce sont là les incarnations opposées
des deux faces contraires d'un même portrait : celui de l'homme vertueux.
Dans le discours anti-noble, qui, comme toutes les idéologies du
xvnr siècle, fait constamment référence à l'histoire, le privilégié, façonné
par « trois races de rois et quinze siècles de vice », ne peut que pencher
vers la corruption des moeurs, premier signe extérieur de son attachement
résolu à un passé vilipendé.
D'emblée, le portrait du noble reçoit une caution historique infamante,
ou plutôt, façonné par une histoire entièrement négative, il est rejeté au

33. Crimes et forfaits de la noblesse et du clergé depuis le commencement de la


jusqu'à nos jours, Paris, 1788, [cote B.N. : Lb (39) 769].
14 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

nom de cette même histoire. Cela suivant deux modes : d'une part, au nom
des origines prétendues de la noblesse, renversement de l'hypothèse
et raciste de Boulamvilliers que nous étudierons plus en profondeur ;
d'autre part, suivant un mode évolutionniste : l'histoire de la noblesse
devient une histoire du vice et de la corruption liée à la dégénérescence
de l'institution monarchique. Conception de l'histoire entièrement ordonnée
autour de la fracture historique de 1789, conception tournant vite à une
illustration de la décadence continue qui, malgré quelques sursauts —
Louis XII et Henri IV sauvent généralement leur tête — aurait mené la
France de l'âge d'or préfranc à la corruption du royaume de Louis XV
(le cas de Louis XVI est plus ambigu, lui qui est célébré dès 1774 comme
le « régénérateur » de la France). Cette histoire est brillamment mise en
œuvre, pour ne prendre qu'un exemple célèbre, dans l'Avertissement des
Révolutions de Paris, daté du 12 juillet 1789, texte qui veut décrire
« l'évolution du monstre despotique » 34. La monarchie française,
depuis Louis XIV, ne fonctionne que grâce à 1' « asservissement
d'esclaves qui ne peut être assis que sur la ruine des mœurs ». C'est une
histoire de plus en plus « vicieuse » qui se déroule alors devant nous,
évolution dont le précurseur véritable est Richelieu — « la dégradante
servitude succédant à la franchise du règne d'Henri IV... » — le grand
ordonnateur Louis XIV — « l'ambition, le faste et l'esprit courtisan ont
creusé l'abîme qui a dévoré la France » — et le principal « bénéficiaire »
Louis XV — « la fange du libertinage infecte les mœurs publiques. La
dissolution passe de la Cour dans la société ; le luxe et la licence passent
des évêques et des grands bénéficiers jusqu'aux lévites : en un mot, la
corruption se transvase des rangs qui entourent le trône aux rangs les
plus prochains, de la capitale à tout l'empire ». Parallèlement à cette
« histoire du vice » qu'est devenue le déroulement de la monarchie,
une contre-histoire (celle de la vertu) à partir de la « régénération
philosophique». Cette description apocalyptique de l'état de la
— de son état moral, mais c'est celui qui prime dans l'imaginaire
politique de l'époque — rejaillit nécessairement sur l'image du noble.
Celui-ci devient le principal instigateur de la décadence du royaume. Non
seulement le noble — servile — a été façonné par le despotisme, dont,
pour reprendre une formule courante sous la plume de Marat 36, « il a
sucé les maximes avec le lait », mais encore — profitant de cette servitude
dorée — il a été le principal agent de la corruption des mœurs.
négative, l'image du noble devient, dans l'imaginaire patriote, rebus
historique : « Je ne me persuaderai jamais qu'un homme né prince de sang
puisse devenir patriote, je suis contre tout noble par principe», lance
Marat dans l'Ami du Peuple 37.
Ce « principe », clairement indiqué et revendiqué, basé sur l'exclusion
préalable (Sieyès demande également, dans Qu'est-ce que le tiers état ?,
l'exclusion de principe de tout homme non roturier des citoyens élus

34. Les Révolutions de Paris, Avertissement du 12 juillet 1789, [cote B.N. : Lb (2) 171].
35. Sieyès, Qu'est-ce que le tiers état ? op. cit., p. 36.
36. Marat, L'Ami du Peuple, n° 94, 11 janvier 1790.
37. Id., n° 187, 10 août 1790.
LE DISCOURS ANTI-NOBLE, 1787-1792 15

représentants du tiers aux États généraux38), ce principe d'exclusion du


noble va être défendu et illustré par la mise en scène d'une multitude de
figures nobiliaires négatives, figures répandues à une large échelle lors des
premiers mois de la Révolution.
A ce niveau d'analyse et de description, les journaux patriotes, parmi
nos sources, prennent le relai des pamphlets prérévolutionnaires. Source
qui suit la même veine — et l'on retrouve nombre de libellistes à la tête
des journaux entre 1789 et 1792 — mais où la violence des oppositions
s'accroît encore, d'abord car les événements de l'été 1789 ont conforté les
patriotes dans leur certitude de parler au nom du « monde régénéré » qui
se relève, ensuite parce que les tensions sont extrêmement vives : en face
des journaux patriotes existe en effet une presse satirique déjà contre-
révolutionnaire, presse qui manie l'arme ironique avec beaucoup de
Les portraits à charge de patriotes que dressent, par exemple, les Actes
des Apôtres, sont non moins chargés, et même sans doute davantage dans
un premier temps, que ceux de la caricature anti-noble. Dans ce climat de
tensions où, de plus, la peur du complot excite les imaginations, le
tend à devenir le modèle conceptuel commun à tous les
et bien rares, parmi ceux-ci, sont les plumes qui prêchent l'union
et l'apaisement. Les images de l'opposition, du combat idéologique
assez largement l'imaginaire politique dès les premiers mois de 1789.
La première et omniprésente figure de la dégénérescence nobiliaire est
le courtisan. Courtisan souvent assimilé, par la littérature pamphlétaire,
au libertin débauché. La presse patriotique se fait là le relais et le reflet
d'une littérature licencieuse que nous avons dite virulente dans les
années de l'Ancien Régime, et qui devient foisonnante lors des
toutes premières années de la Révolution. Ces libelles présentent, à travers
le courtisan-noble, un être totalement dégénéré, miné par la maladie et
l'impuissance, véritable cadavre contre lequel, sur lequel plutôt, se serait
construit l'homme nouveau révolutionnaire, Yhomo novus. Il est important
de souligner ici les attributs du courtisan, car c'est un personnage que
l'on^ peut suivre longtemps dans le discours révolutionnaire, présent dès
qu'il s'agit de rappeler à la mémoire un passé infamant.
les hommes de la Révolution se présentent comme ceux qui ont
restauré les mœurs françaises ; dans cette croyance, l'image du courtisan,
personnage-mémoire de la servitude nobiliaire, est synonyme de mal absolu.
Ces références sont tellement répandues que l'on a souvent l'impression,
en lisant les journaux patriotes, que la Cour de Versailles et les salons
parisiens de la fin du xvnr siècle représentent non seulement cette «
de vivre » chère à Talleyrand, mais bien aussi un apogée : apogée
de la société de Cour, apogée surtout de la débauche de Cour. Les
ont vécu sur le mythe d'une débauche courtisane outrée,
pratique lorsqu'il fallait souligner sa propre force de
Certes les grands écrits libertins de la fin du xvnr siècle pouvaient
faire croire à une lascivité générale, mais on oublie trop souvent que la
Cour des dernières années de Louis XV, puis celle de Louis XVI, vivait

38. Sieyès, op. cit., p. 39.


16 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

à l'heure d'un ordre moral volontiers pudibond. Certains chercheurs ont


ainsi suivi dans les archives de police ce durcissement de la politique
en matière de répression de la licence39, répression qui s'exerce
autant contre les nobles et les ecclésiastiques que contre les roturiers. Des
listes furent ainsi dressées (celles-ci resurgiront d'ailleurs dès les premières
années de la Révolution comme « preuve » de la débauche éhontée des
nobles d'Ancien Régime), listes où étaient mentionnés les libertins pris en
« flagrant délit » d'adultère ; ceux-ci doivent alors signer une promesse de
ne pas récidiver et sont étroitement surveillés. La fin de l'Ancien Régime
connaît, particulièrement à la Cour, de violentes réactions policières contre
le libertinage, violentes réactions d'un pouvoir qui se sent menacé sur ce
terrain précis, celui des bonnes mœurs40. En ce sens, les dénonciations
révolutionnaires s'inscrivent plus en continuité qu'en rupture vis-à-vis des
entreprises d'Ancien Régime. C'est pourtant la rupture qui restera
privilégiée dans la mentalité révolutionnaire, aussi l'image du noble
débauché et libertin est une image commode : elle dit une indignation au
nom de la vertu souvent reprise par les journalistes patriotes ; elle n'en
est pas moins, sinon totalement fausse — certains exemples célèbres de
libertins scandaleux viennent vite à la mémoire — du moins très
incluse dans la sphère de la mythologie liée à la célébration du
monde nouveau régénéré. Nous sommes entrés ici, de plain-pied, sur le
terrain de l'imaginaire politique. Le discours anti-noble est propice à ces
brusques déviations : d'un territoire bien réel, palpable — par exemple la
persistance de signes très concrets du mépris nobiliaire dans la France
prérévolutionnaire — il fait parfois un pays du mythe ; alors que, dans
un troisième temps, ces images mythiques viennent s'ancrer dans la
révolutionnaire, engendrant des pratiques spécifiques. L'image de la
Cour entre tout à fait dans cette géographie politique fantastique. Elle
est surtout le prétexte à dénoncer les manies, les préséances, les
en un mot l'étiquette. Un pamphlet ironique de 1788, Les
d'un courtisan au roi le jour de sa présentation à la Cour, nous offre
une belle illustration de ces attaques. Le courtisan doit réciter son credo.
Ce dernier comporte une maxime — « diviser pour régner » (le modèle de
La Rochefoucauld ou de La Bruyère, est en effet sans cesse réutilisé,
dans la violence du ton) — et un développement fort éclairant :
D'après cette maxime, les nobles ne calculent jamais pour leur ambition et
leur fortune que sur les vices, les débauches et les désordres de la Cour. Je
dois, Sire, flatter vos passions, vous exciter à tous les genres de profusion, et
sans cesse imaginer de nouveaux moyens de vous amuser et de vous ruiner. Je
dois diviser et être perpétuellement attentif, Sire, à ce que vous n'entendiez
jamais la vérité (...).
Après cette initiation réglementaire, le courtisan obtient le droit
d' « être un des ornements du château » et, ajoute-t-il, « plus mes titres
veilliront, plus ma race dégénérera, plus aussi ces droits augmente-

39. Voir Erica-Marie Benabou, « Amours " vendues " à Paris à la fin de l'Ancien Régime
in Aimer en France (1760-1860), actes du Colloque international de Clermont-Ferrand, 1980.
:

40. Guy Chaussinand-Nogaret, Mirabeau, rééd. Points-Seuil, 1982, pp. 81-85.


LE DISCOURS ANTI-NOBLE, 1787-1792 17

ront... » 41. Hypocrisie et ridicule de ces pratiques passéistes que l'on


retrouve constamment dénoncées, et je ne donnerai ici que l'exemple
cocasse de Desmoulins qui, dans les Révolutions de France et de Brabant,
s'insurge contre ces actes courtisans désuets qui minent encore la
politique de certains députés (il parle ici de la maladie du roi, en mars
1791 et du cérémonial quotidien qui en rendait compte à la Constituante) :
Quel citoyen n'est pas révolté de la bassesse de ces députés aristocrates qui
applaudissent à tout rompre au dire d'un évêque qui monte à la tribune de
l'Assemblée nationale, pour proclamer que les selles d'un citoyen enrhumé ont
été copieuses, et que la matière est tout à fait louable. Je m'étonne que ces
messieurs n'apportent pas en cérémonie l'urinai et la chaise percée du prince
sous le nez du président de l'Assemblée, et que celle-ci ne créée pas exprès un
patriarche des Gaules, pour faire la proclamation de la qualité des selles du
grand Lama... 42
On le perçoit bien, derrière l'ironie qui s'attaque à l'étiquette de la
société de Cour, se profile une accusation plus vaste qui met en cause la
réalité sociale du noble : ce dernier, avec tous ses caprices et toutes les
frivolités auxquelles il s'accroche, est-il bien utile dans la société nouvelle ?
Telle est la question sans cesse posée par les journalistes patriotes.
La vision de l'homme oisif, encombrant une société qui découvre avec
force le prestige lié à l'utilité, hante littéralement le discours politique et
économique depuis le milieu du xvnr siècle. Le débat s'est d'abord
sur le rôle économique de la noblesse43. Vu comme un poids mort
dans le jeu économique du pays (on sait qu'en réalité ce jugement est
fortement à nuancer44), le second ordre fut assimilé à un élément
le plus généralement, dans une vision organique de la société très
partagée, à une excroissance minant le « corps » social. Les dénonciations
sont nombreuses, les plus célèbres sous la plume de Sieyès, véritable
et illustrateur de l'idéologie anti-noble, qui assimile la noblesse
inutile, gonflée d'une « orgueilleuse oisiveté » 45, à une difformité corporelle :
Quelques peuples sauvages se plaisent à de ridicules difformités et leur
rendent l'hommage dû à la beauté naturelle. Chez les nations hyperboréennes,
c'est à des excroissances politiques, bien plus difformes, et surtout bien
nuisibles, puisqu'elles dessèchent le corps social, que l'on prodigue de stu-
pides hommages. Mais la superstition passe et le corps qu'elle dégradait reparaît
dans toute sa force et sa beauté naturelle4*.
Dénonciation dont on peut trouver de nombreuses variantes dans la
presse patriote, par exemple celle-ci, sur le mode végétal cette fois :
La noblesse ressemble assez à l'excroissance qui s'est attachée à un arbre ;
elle n'est ni l'arbre, ni le fruit, mais elle y nuit beaucoup 47.

41. Confessions d'un courtisan au roi le jour de sa présentation à la cour, 1788, s. 1.,
[cote B.N. : Lb (39) 769 Cl.
42. Les Révolutions de France et de Brabant, n° 69, 21 mars 1791.
43. Voir le débat autour de l'ouvrage de l'abbé Coyer, La noblesse commerçante, Paris,
1756, in Guy Richard, Noblesse d'affaires au XVIII* siècle, Paris, 1974.
44. Guy Chaussinand-Nogaret, La noblesse au XVIIIe siècle, op. cit.
45. Sieyès, Essai sur les privilèges, op. cit., p. 10.
46. Id., p. 4.
47. Les fous politiques, s. 1. n. d., n° 1, [cote B.N. : Le (2) 2230].
18 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Un lieu commun prend solidement racine : le noble est un parasite ;


une illustration se forme, qui va de la verrue à l'excroissance végétale en
passant par la difformité et la sangsue, illustration qui souligne encore ce
continuel passage du réel le plus concret (et donc ambivalent : il y a certes
une noblesse parasitaire, mais il y a aussi une noblesse largement ouverte
à l'esprit d'entreprise au sens le plus moderne de l'époque) à un
politique peuplé de figures toutes aussi concrètes mais
manichéennes. C'est une des grandes forces de la mentalité
politique révolutionnaire que de compter ainsi parmi ses images fortes
quelques figures mythiques constamment reprises qui mobilisent écrivains
et lecteurs autour de thèmes politiques majeurs. Il y a dans cet imaginaire
une force de création mythique tout à fait primordiale, source essentielle
du discours politique français contemporain.
Les deux premières figures fortes du discours anti-noble — le
l'oisif parasite — nous ont permis de montrer comment s'articule
le passage du réel au mythe. Il s'agit maintenant d'étudier les formes
mêmes de ce discours mythique. Loin de moi l'idée de soutenir que la
noblesse, et surtout la contre-révolution — c'est-à-dire sa rapide et
transcription dans l'action politique — n'a été qu'un mythe. Dès
1789, une réaction se met en place (nous l'avons, par exemple, évoqué en
soulignant le rôle important qu'a tenu la presse royaliste), réaction bien
réelle, avec ses réseaux propres, son (ses) idéologie(s), ses meneurs, et
ses premières actions (certes encore limitées mais néanmoins significatives
de son refus de se séparer de certaines valeurs auxquelles s'attaquent les
révolutionnaires). Dès 1789, une réaction se met en place, mais dès 1789
également se diffuse à large échelle un discours anti-noble, rhétorique
où les figures mythiques tiennent un rôle non négligeable.
La plus importante des figures peuplant le discours anti-noble prend
justement à parti un mythe propre à certains discours nobiliaires : le
racisme biologique noble élaboré entre la fin du xvr siècle et le début du
xvnr siècle, où il connut son plus grand théoricien en la personne de
Boulainvilliers. La réflexion de Boulainvilliers peut se diviser en deux
majeures :
— l'origine de la noblesse française remonte à la conquête
les nobles sont les descendants directs des Francs qui asservirent
les Gallo-romains ;
— ce sang germain qui coule dans les veines nobles donne droit aux
privilèges, est la garantie de la supériorité de la « race noble » au sang
épuré.
Si la proposition historique concernant l'origine de la noblesse et de
la monarchie françaises reste très présente dans le débat idéologique de
la fin du xvnr siècle48, la seconde proposition, c'est-à-dire le racisme
nobiliaire du sang bleu, du sang épuré49, est vite tombée, sinon dans

48. François Furet, Mona Ozouf, « Deux légitimations historiques de la société française
au xviii» siècle : Mably et Boulainvilliers », Annales E.S.C., mai - juin 1979.
49. Voir la thèse d'André Devyver, Le sang épuré. Les préjugés de race chez les
gentilshommes français de l'Ancien Régime (1560-1720), Bruxelles, 1973.
LE DISCOURS ANTI-NOBLE, 1787-1792 19

l'oubli, du moins dans le domaine de la dérision : combattue efficacement


par l'idéologie du mérite, elle n'a plus, même chez de nombreux nobles,
qu'une valeur plutôt désuète. On compte ainsi très peu d'ouvrages écrits
par les nobles à la fin du xvme siècle pour revendiquer ce racisme du
sang épuré 50. Même les théoriciens de la contre-révolution préfèrent
du mérite pour justifier la hiérarchie sociale qu'ils préconisent : la
vertu ne va plus directement au sang, c'est plutôt le sang qui doit justifier
le mérite. La noblesse, dans son ensemble, a assez bien intégré l'idée du
mérite sans pour autant accepter un bouleversement de l'ordre social :
pour elle, simplement, les membres du second ordre justifieront leur sang
parce qu'ils seront les plus méritants. Cependant, de cette théorie raciste,
que l'on peut qualifier de désuète (et André Devyver a ainsi montré, dans
sa thèse sur le racisme nobiliaire, que l'apogée de cette idéologie se situe
à la fin du xvir et au début du xvnr siècle et qu'il ne va pas au-delà), de ce
thème désuet donc, les pamphlétaires et journalistes patriotes vont faire
un cheval de bataille. C'est qu'ils ont compris toute la force ironique
des attaques que l'on peut développer contre les « talons-rouges », c'est-à-
dire les derniers tenants du discours raciste nobiliaire. Aussi, très
les journaux patriotes mettent dans la bouche de leurs «
» nobles les discours du Père Ménestrier, de La Roque, écrivains
nobles de la fin du xvne siècle51, ou de Boulainvilliers. Il y a bien là, et
c'est pourquoi j'ai tenu à parler de « mythes politiques », un passage du
personnage du noble dans le domaine de l'imaginaire : ce dernier va parler,
dans la littérature révolutionnaire, avec un langage datant de plus d'un
siècle, de près de soixante ans en tout cas si l'on prend comme référence
ultime la date de publication des Essais sur la noblesse de France de
Boulainvilliers H. Mettre dans la bouche d'un personnage contemporain un
discours si éculé, n'est-ce pas vouloir à tout prix (en l'occurrence au prix
d'une mystification) le rattacher à un monde ancien, définitivement
dépassé ?
Illustrons notre propos, et les exemples ne manquent pas de ce
du racisme nobiliaire contre le personnage du noble lui-même.
Tel est pris qui croyait prendre : la fable du mépris est inversée, et les
journaux s'en régalent. L'exemple le plus célèbre, largement cité, est encore
à trouver dans les écrits d'Emmanuel Sieyès. Volontiers gallophile 53 (cette
tendance se perpétuera chez certains révolutionnaires), Sieyès attaque
vigoureusement ces races franques et germaniques dont se réclamait
Boulainvilliers :
Le tiers ne doit pas craindre de remonter dans les temps passés. Il se
reportera à l'année qui a précédé la conquête ; et puisqu'il est aujourdhui assez
fort pour ne pas se laisser conquérir, sa résistance sans doute sera plus efficace.

50. Voir les ouvrages de Mlle de Lézardière, op. cit. ; P. A. d'Alès de Corbet, Origine de
la noblesse française depuis l'établissement de la Monarchie, Paris, 1763.
51. Père Ménestrier, Les diverses espèces de noblesse, Paris, 1685. — Gilles-André
de La Roque, Traité de noblesse, Paris, 1678.
52. H. de Boulainvilliers, Essais sur la noblesse de France, contenant une dissertation
sur son origine et son abaissement, Amsterdam, 1732 (écrit avant 1709).
53. Voir Jean Meyer, La noblesse bretonne, op. cit., p. 1117 (Thiers sera le principal
représentant au XIXe siècle de ce courant romantique gallophile).
20 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Pourquoi ne renverrait-il pas dans les forêts de Franconie toutes ces familles qui
conservent la folle prétention d'être issues de la race des conquérants et d'avoir
succédé à leurs droits ?
La nation, alors épurée, pourra se consoler, je pense, d'être réduite à ne plus
se croire composée que des descendants des Gaulois et des Romains. En vérité,
si l'on tient à vouloir distinguer naissance et naissance, ne pourrait-on pas révéler
à nos pauvres concitoyens que celle des Gaulois et des Romains vaut au moins
autant que celle qui viendrait des Sicambres, des Welches et autres sauvages
sortis des bois et des marais de l'ancienne Germanie ? (...) La noblesse de
est passée du côté des conquérants. Eh bien ! il faut la faire repasser de
l'autre côté, le tiers redeviendra noble en devenant conquérant à son tour54.
Et Sieyès de justifier ce discours virulent par une « preuve » formelle
de l'attachement de la noblesse au racisme nobiliaire : à la fin de son
Essai sur les privilèges, il place en annexe une pièce où un baron justifie
la noblesse au nom de son sang épuré ; mais cette pièce date de... 1614,
des précédents États généraux. On peut certes reprocher à la noblesse un
certain immobilisme, et quelques courants traditionalistes du second ordre
s'en tiennent à la référence des derniers États généraux de 1614, mais
comme le fait Sieyès, toute la noblesse à cette thèse passéiste, c'est
bien vouloir la condamner globalement et sans nuance au nom d'une vision
assez caricaturale. Ce thème, dont les écrits prérévolutionnaires de Sieyès
sont comme une référence talentueuse et profondément marquante, va
foisonner dans les journaux patriotes. Présence d'autant plus utile qu'elle
permet aux principaux journalistes de développer toute leur verve
Ces « jeunes marquis montrant à qui veut le voir leurs talons
rouges » 55 font figure, par leur attitude hautaine et leur croyance
surannée, de concrétisation ironique d'un idéal nobiliaire
dénoncé. Pointe qui égaie la lecture, ridicule qui met avec vous les
rieurs, le personnage du « talon-rouge » anime la verve satirique des
Ainsi Brissot ironise-t-il dans son Patriote français :
La noblesse est-elle donc une qualité naturelle adhérante au sang, gravée
de la main de la divinité sur le corps de quelques individus ? Un pareil système
est trop absurde pour mériter d'être réfuté...
et Brissot de répliquer par une citation de Rumbold : « Je ne croirais à
la noblesse que quand je la verrais naître avec des éperons, et leurs sujets
avec une selle sur le dos... » 56. Ce même personnage du talon-rouge prend
une place importante dans la galerie si foisonnante et si réjouissante
par Desmoulins, qui, dans Les Révolutions de France et de Brabant,
n° 33, en août 1790, reprend mot pour mot l'exemple avancé par Brissot,
pour le retourner ensuite contre la noblesse avec encore plus de virulence :
s'il y a une hérédité nobiliaire, une race noble, c'est par la monstruosité
et la cruauté dont elle fait preuve depuis son origine, et de citer ensuite
une accumulation d'exemples de crimes perpétrés par des nobles. La
historique et raciste de la noblesse devient une arme pleine d'ironie
entre les mains des journalistes patriotes. A l'histoire ancienne des privi-

54. Qu'est-ce que le tiers état ? op. cit., pp. 32-33.


55. Lettres d'un homme à un autre homme, s. 1., 1771, [cote B.N. : Lb (38) 1169].
56. Le patriote français, n° 330, 4 juillet 1790, [cote B.N. : Le (2) 185].
LE DISCOURS ANTI-NOBLE, 1787-1792 21

lèges est opposée l'histoire nouvelle de leur abolition, correspondance


étroite et satirique de l'histoire avec les théories biologiques, illustrée,
par exemple, par cette mésaventure tragi-comique de Cazales, « blessé
malgré son sang bien supérieur », rapportée par le Sans-Quartier en
août 1790 :
M. de Cazales a été purgé hier matin après sa grave blessure [il s'agit des
séquelles de son duel contre Barnave]. La médecine était composée de deux onces
de Déclaration des Droits de l'homme, de deux gros décrets du 19 juin [1790]
sur la suppression de la noblesse héréditaire, des titres, noms et armoieries, le
tout infusé dans une motion de Barnave. L'effet du remède a été très pénible et
a fait tomber le malade dans de grandes convulsions ; on l'a tempéré en
sur sa blessure le Traité du blason du père Ménestrier... 5?
Préférant le Traité du Blason et autres ouvrages nobiliaires de la fin
du xvir siècle (le Traité de Noblesse de La Roque est également souvent
cité) à la Déclaration des Droits, le noble, ou du moins l'image qu'en
donne le discours révolutionnaire, est définitivement renvoyé vers les
ténèbres de l'histoire.
En étudiant ces premières figures du discours anti-noble, nous sommes
passés d'une dénonciation sociale (le courtisan, le parasite) à une
biologique (le racisme nobiliaire renversé contre ses propagateurs
originels). Cette tendance prend un poids politique certain dans le discours
patriotique : loin de rester un être socialement dépassé, le noble devient
aussi un être biologiquement dégénéré. La noblesse n'est plus seulement
attaquée, comme elle l'était déjà parfois dès le milieu du xvnr siècle, dans
sa situation sociale prédominante, elle l'est également dans son intégrité
physique ; violence qui remet le noble en cause dans tous ses fondements,
sans exception. Ce « racisme anti-noble » — cette expression convient bien
à ce projet satirique et politique de dénonciation systématique du groupe
biologique « noble » — s'accompagne de la mise en place de figures
figures qui, elles aussi, autant que les images du déclassement
social, vont traverser en profondeur la culture politique française. Le
noble déchu, isolé dans sa race maudite, s 'accrochant désespérément à
son nom et à son blason, maniéré dans ses expressions, déréglé dans ses
passions, malade d'orgueil, est un personnage que l'on retrouve souvent,
d'abord dans le discours révolutionnaire qui en fait un contre-exemple
omniprésent, ensuite dans la littérature du XIXe siècle et jusque dans les
films les plus prestigieux du patrimoine français (rappelons-nous à cet
égard, dans sa version positive, le couple Pierre Fresnay - Eric von Stroheim
de La Grande Illusion de Jean Renoir).
Le sang noble n'est plus le sang bleu, le sang épuré, mais devient au
contraire le plus ignominieux. Attaque directe contre les fondements les
plus anciens de la noblesse et de la monarchie : la vertu du sang noble se
voit raillée. C'est une race vieillie, dégénérée, qui se dessine alors, race
maladive que les mésalliances ont souillée. Les pamphlets et journaux
révolutionnaires aiment en effet à souligner ce processus de bâtardisation :

57. Le sans-quartier ou le Rogomiste national et politique, 1791, n° 8, [cote B.N.


Le (2) 433].
22 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Aujourd'hui, la race des vainqueurs et celle des vaincus sont mêlées et


confondues : il est impossible de distinguer les descendants des uns et des autres ;
et les familles des Grands pourraient tout aussi bien venir en droite ligne d'un
esclave comme d'un conquérant...
ironise Pétion dans son Avis aux Français sur le salut de la Patrie, en
février 1789 58. « Quelle est la famille de bonne foi qui pourrait certifier
que dans une succession de générations il ne soit pas trouvé une femme
qui, ayant cédé aux penchants d'un aveugle et violent amour, ait changé
dans un instant ce sang prétendu illustre pour le sang d'un honnête et
vigoureux cocher ? », insiste un libelle, pris parmi tant d'autres qui
contre Necker le décret du 19 juin 1790 supprimant les titres nobles
et les privilèges honorifiques. Ironie prolongée et chargée de violence par
un courant de cette littérature anti-noble qui se spécialisa dans la
des scandales et mésalliances nobiliaires, reprenant ainsi un vieux
discours, noble celui-là, qui s'inquiétait depuis longtemps de ces mariages
honteux. Le plus violent de ces pamphlets, Coup d'œil historique sur la
généalogie des principaux Pairs modernes de France59, énumère tous les
«ancêtres aventuriers, hommes de néants, débauchés, pauvres êtres,
domestiques » que le libelliste place à la tête des grands lignages français :
Georges Vert, étalier-boucher, serait bien surpris de se voir père de la
postérité des la Rochefoucault (...). Les Neufville-Villeroy sortent d'un
marchand de poisson (...). La morgue du duc de Villeroy aurait bien de la peine
à s'accommoder d'une si mince extraction : son ancêtre n'était connu, il y a
200 ans, qu'aux environs de son village...
et l'auteur (sans doute Théveneau de Morande) de poursuivre :
La noblesse de France, si délicate autrefois sur l'honneur, a perdu ce bien
précieux avec les mœurs. Le luxe, la mollesse, l'asservissement ont tout corrompu.
La cupidité a rendu les mésalliances si communes qu'il n'est pas une maison de
la Cour qui pût faire des Chevaliers de Malte sans dispense. Les seigneurs
cela « prendre le fumier pour engraisser leurs terres ». Le proverbe dit, lui,
que « ce n'est pas la truie qui annoblit le cochon, mais bien le cochon la truie... ».
Cela n'est rien encore en comparaison des mariages beaucoup plus honteux, dont
ils ne rougissent pas ; les uns épousent des comédiennes, d'autres des filles
publiques sorties des plus infâmes lieux de débauche.
Le sang noble est vicié, les journaux patriotes le soulignent à l'envi,
tel La lorgnette de l'enchanteur Merlin trouvée sous les ruines de La
lorgnette qui permet au journaliste de «voir les objets et les
hommes tels qu'ils sont », et qui décrit alors sa vision du noble au
de son objectif révolutionnaire : « Je m'armai de ma lorgnette, et
je ne vis plus qu'un amas de fange et de sang pourri... » ; ou encore, cette
description d'une opération de distillation du sang noble dans un «
contre-révolutionnaire » :

58. Pétion, Avis aux Français sur le salut de la patrie, février 1789, Paris, [cote B.N. :
Lb (39) 755].
59. Coup d'œil historique sur la généalogie des principaux pairs modernes de France,
in La Gazette Noire, Paris, 1774, [B.N. : Lb (39) 328].
60. La lorgnette de l'Enchanteur Merlin trouvée sous les ruines de la Bastille, 1790,
s. 1., n° 2, [cote B.N. : Le (2) 442].
LE DISCOURS ANTI-NOBLE, 1787-1792 23
Le docteur Foucaut (aristocrate notoire a voulu décomposer le sang de son
ami dans un alambik (sic), croyant y trouver des qualités de comte, marquis...
pour en tirer de là un argument contre le décret du 19 juin portant suppression
des titres nobiliaires. Mais le caput mortuum du sang s'est trouvé être une boue
bien infecte...
A cette décomposition biologique s'ajoute bien souvent la
sexuelle. Terreur très ancienne mais développée encore à la suite des
nombreux traités d'hygiène du xviii* siècle : la maladie vénérienne, maladie
qui devient, dans une littérature licencieuse de combat, autant tare
que politique. Se dessine ici à gros traits la figure du noble libertin
décadent que le discours révolutionnaire véhiculera à souhait. Tel noble
proclame ainsi haut et fort, dans un libelle61 qui lui prête ces paroles
critiques, qu'il a eu « trente maladies vénériennes », et se décrit lui-même :
J'avais accumulé plusieurs véroles dans ma carcasse (...), mes jambes,
par les exostoses, ne pouvaient plus me porter ; ma bouche chancreuse ne
pouvait plus s'ouvrir qu'avec peine ; mon corps était gluant d'une supuration
vérolique, mon haleine pestiférée...
L'amour de soi qui s'incarnait autrefois dans le mépris hautain des
élites privilégiées d'Ancien Régime est ici tourné en dérision : l'aristocrate
ne peut plus contempler que son propre corps décadent.
C'est l'apparence même du noble, son aspect extérieur qui
reconnaissables. Une apparence où se lit le passé négatif et la tare
du privilège, telle est l'image du noble, image que l'on pourrait saisir aussi
bien à travers la littérature qu'en parcourant l'important corpus de
(celles-ci participant d'un même projet : le rire s'abat sur un
personnage rendu grotesque, trop gros, trop maigre, figé dans des attitudes
ridicules). Ces supports culturels très couramment diffusés cherchent à
rendre leur message efficace, immédiatement compréhensible et
aussi vont-ils souvent au plus concret, au plus direct : les attaques
mêlent constamment la satire et l'idéologie; le personnage du noble est
d'emblée reconnaissable, il est avant tout un corps difforme et ridicule.
Dans l'imaginaire politique révolutionnaire, tous les vices internes
attribués au noble se traduisent extérieurement. On peut essayer de
regrouper ces apparences négatives en trois groupes imposants : d'abord
les courbés et les grimaçants, déformations physiques attribuées aux
; ensuite les efféminés, trop soignés, couverts de rubans et de
poudre, petits-maîtres que l'on retrouve jusque dans la caricature anglaise ;
enfin, imposants eux aussi, les gros et gras, pansus et ventrus, animant le
« quart d'heure rabelaisien » de la contre-révolution, suivant une expression
parlante utilisée par un journal patriote pour désigner le « Livre rouge »
des pensionnés de la Cour 26. A chaque fois, on le constate, la tare politique
se trouve concrétisée dans la description extérieure du noble ; l'hypocrisie
trouve sa forme corporelle politique dans la courbure, le mépris dans un

61. Bordel apostolique, institué par Pie VI en faveur du clergé de France, Paris, 1791,
[cote B.N. : Enfer (602)].
62. L'observateur féminin pour Madame de Verte-Allure, n° 3, s. 1. n. d., [cote B.N. :
Le (2) 356].
24 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

regard hautain, la préciosité et le raffinement deviennent langueurs


et le prélèvement foncier nobiliaire s'apparente à un grossissement
accéléré. Desmoulins se fait une véritable spécialité de ces descriptions
mêlant le rire à la dénonciation politique. Il dresse ainsi le portrait
du courtisan :
C'est une singulière profession que de donner la main à une princesse, le
chapeau à un prince, des révérences à un roi. Comment peut-on faire un pareil
métier ? Il s'imprime sur votre physionomie une courbure particulière à laquelle,
et cela est très plaisant, on reconnaît suffisamment l'aristocrate courtisan... a
Ou encore, apostrophant son personnage avec indignation :
Tu as le corps tout déformé à force de te prosterner trois fois devant un
sultan imbécille. Tu es indigne d'avoir ce front d'homme, ce front élevé vers le
ciel, et ces deux pieds raides, faits pour soutenir droit le plus fier des animaux.
Va marcher à quatre pattes à Constantinople ou reste caché dans les
des Tuileries M
Corps déformé, visage enlaidi également par les grimaces et les
mimiques attribuées à ce personnage de farce :
Cette folie [la noblesse] est des plus extraordinaires. Il paraît d'abord, pour
peu qu'on l'observe, que c'est la vanité qui a tourné la tête du pauvre homme :
ses yeux et sa manière de regarder fièrement, son front et sa manière de le
plisser par forme d'insolence, sa bouche à lèvres dédaigneuses, tout annonce,
avant qu'il ne parle, le caractère de la démesure 65.
Autre caractéristique du noble : son aspect efféminé. Finies la force et la
vigueur des conquérants ; le privilégié n'est plus qu'un « divin de boudoir »,
un « charmant de coulisse », pour reprendre les expressions du journal
Le Spartiate, dont le titre mâle insiste assez sur le caractère patriote66.
Là, c'est chez Marat que nous trouverons les expressions les plus efficaces.
L'Ami du peuple part souvent en guerre contre ces « hommes travestis en
femme » 67, « jolis messieurs bien frisés et gentilles donzelles bien coëf-
fées » 68. Marat indique par ailleurs, aux hommes de garde aux barrières
pour surveiller les entrées dans Paris, le meilleur moyen de connaître un
noble suspect : « C'est de regarder ses mains ; la finesse de leur peau
pour annoncer un traître travesti... » (6) conseil que Marat, loin de tenir
pour une simple figure de rhétorique, prend très au sérieux, lui qui a pu,
dit-il, vérifier ces caractéristiques de visu, en assistant aux interrogatoires
de ci-devant nobles :
Ils ont été interrogés au comité de surveillance et de sûreté générale ; et
comme je suis moi-même le surveillant, j'étais présent à tous les interrogatoires.

63. Les Révolutions de France et de Brabant, n° 4.


64. Id., n° 28.
65. Avis au public, et principalement au tiers état, de la part du commandant du château
des Isles de Sainte-Marguerite, et du médecin, et du chirurgien..., s. 1., 1788, [cote B.N. :
Lb (39 685].
66. Le Spartiate, YJ91, s.l ., [cote B.N. : Le (2) 808].
67. L'Ami du Peuple, n° 244, 8 octobrt 1790.
68. Id., n° 391, 6 mars 1791.
69. Publiciste de la République française, n° 220, 18 juin 1793.
LE DISCOURS ANTI-NOBLE, 1787-1792 25

(...) C'était un spectacle curieux de voir ces anciens courtisans au teint frais, aux
mains douces, blanches et potelées... Il nous faudrait adopter, pour les
quelques coutumes étrangères. Lorsque des barbaresques font des prises,
leur première opération pour distinguer les prisonniers, et n'être pas trompés sur
leur rang, la première opération qu'ils emploient est de passer leurs mains dans
celles de chaque prisonnier, et de juger à la blancheur et à la douceur de la
peau, s'il est un homme du commun ou un homme élevé... TO
Se dessine alors le portrait du précieux, de l'homme trop poli et
timoré, à la beauté fragile et poudré : noble que l'on ressort comme une
sorte d'accessoire de théâtre lorsqu'il faut un mannequin difforme à
à cet athlète néo-classique auquel s'identifie pleinement le patriote.
La fracture historique monde ancien /monde nouveau intègre pleinement
en elle cette opposition anthropomorphique homme ancien /homme
manichéisme biologique qui apparaît clairement dans le discours
anti-noble parce qu'il est la concrétisation la plus parlante et la plus
rapide de l'opposition politique.
Cependant, l'apparence attribuée le plus généralement au noble reste
souvent celle du trop gros. « Le peuple contre les gros », le slogan dont
nous avons fait le point de départ de cette étude, apparaît maintenant en
pleine lumière. Le noble, c'est « l'homme qui s'est engraissé en affamant
le peuple», comme le présente Marat dès l'un des premiers numéros de
L'Ami du Peuple71. Marat dont l'un des thèmes les plus récurrents est de
dessiner à gros traits une société des élites nobiliaires basée avant tout
sur la « reconnaissance du ventre » : l'homme le plus respecté par ses
fidèles favoris (et donc victime n° 1 de la dénonciation de Marat) sera
celui qui peut inviter ses amis à une table surabondamment garnie.
Ce portrait ridicule se trouve propagé de façon spectaculaire tant par la
caricature que par les journaux. Chez Desmoulins, par exemple, le « gros »
se trouve matérialisé jusquà l'obsession par le personnage omniprésent du
vicomte de Mirabeau, autrement dit « Mirabeau-tonneau » ou « Riquetti la
tonne», qui chante, avec ses amis aristocrates de l'Assemblée — ces
« petits gros infectes et titrés avec leur figure enivrée » — quelques
chansons à boire telle celle-ci :
Rassurez-vous ; pour moi, je vais à la cuisine
Voir si certain gigot commence à prendre mine.
Courage, mes enfants ! Tâchez de me servir,
Non pas comme un bourgeois à la figure plate,
Mais comme un gentilhomme, un brave aristocrate.
Je vous ferai passer six flacons de Bordeaux.
Mettez par là la tourte avec les fricandeaux,
Garnissez ce lieu-ci de cette matelotte (...);
Otons le bel habit et le castor à plume,
Donnez le tablier, le bonnet de coton ;
Eh bien ! n'ai-je pas l'air d'un bon gros marmiton ! 11
L'or accumulé par les nobles devient graisse, cette équation absolue
se révèle, dans la logique du portrait grotesque, une source inépuisable

70. Id., n° 198, 21 mai 1793.


71. L'Ami du Peuple, n° 25, 5 octobre 1789.
72. Les Révolutions de France et de Brabant, n° 22.
26 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

d'inspiration. Le politique et le biologique se croisent sans arrêt pour


façonner ce portrait à charge :
II a un individu très lourd et très pesant. S'il a mangé, à l'imitation de
tous les Grands, une partie des revenus de l'Etat, son embompoint fait du moins
honneur à tant de succulants repas qui lui ont procuré cette bedaine énorme
qu'il promène avec beaucoup de fatigue ; et les papiers publics, qui ont annoncé
que ce goinfre mangeait comme quatre, et buvait de même, auraient dû ajouter
que la France n'engraissait point en lui une terre ingrate, et qu'il mettait bien
à profit nos impositions73,
ironise un de ces nombreux libelles « anti-gros » à propos de Monsieur,
frère du roi, devenu en l'occurrence le prototype du noble parasite et
sangsue.
De cet être gros et goinfre à l'animalité monstrueuse, il n'y a qu'un
pas que bien des journaux et pamphlets ont franchi. Dans ce bestiaire
fantastique très largement répandu (aussi bien dans la caricature que dans
la littérature anti-nobles), il faut mettre en avant les animaux terrifiants :
hydre, harpie, dogue, serpents... Les commentateurs politiques, tout comme
les dessinateurs, rivalisent d'ardeur pour parer les monstres de leurs
les plus effrayants :
Un particulier vient de trouver dans sa cave une espèce de monstre couché
dans un tonneau. Ce monstre a étonné tous les naturalistes. Il a le haut de la
tête d'un singe, les yeux d'un chat-huant, une gueule semblable à un groin de
cochon, des oreilles d'âne, le col court et pelé, le ventre large et couvert de poils
hérissés, la queue fort petite, les pattes crochues. Son cri est effroyable comme
celui de l'orfraie, sa démarche chancelante comme celle du satyre ; il est
insensible aux coups de bâton et de fouet ; il ne danse que quand on lui
présente du vin... 74
Monstres ravageurs telles encore ces « bêtes monstrueuses trouvées à
Paris » 75 :
Le mâle a la tête d'une buse, le ventre d'un éléphant et les serres du
Ce monstre est si démesuré qu'il peut couvrir la France entière de son
corps. Il a pour compagne une femelle aussi monstrueuse, qui a 4 pieds, 4 mains
et autant d'yeux. Ces deux monstres avalent la subsistance d'un royaume.
ils sont stériles. Ils pillent, sucent et dévorent. Mais rien ne les
engraisse suffisamment et ne les rejoint, et l'on croit qu'ils seront forcés de
mourir tristement sur le terrain qu'ils auront ravagé. (...) Ces monstres ont trois
gosiers qui se réunissent dans la même gueule, et forment une voix effroyable.
Pour les faire aboyer, il suffit de prononcer deux ou trois mots qui sont
discordants d'avec leur organisation que leurs membres en frissonnent. Ces
animaux hurlent lorsqu'ils entendent le doux mot de liberté. Alors les narines se
gonflent, les yeux deviennent étincelants, son mugissement redouble, et tous les
autres animaux restent dans le silence...
Il y aurait un catalogue, très intéressant pour connaître l'imaginaire
politique révolutionnaire, à constituer à partir de ces monstres rampants
ou volants qui, assimilés aux aristocrates, menacent la Révolution. On le
sent, un jeu subtil prend place ici entre le rire et la peur. Rire et
vont de pair, adéquation paradoxale puisque l'on rabaisse, l'on

73. Le tailleur patriote ou les habits de Jean-foutre, n° 1, s. 1., [cote B.N. : Le (2) 378 A].
74. La pique nationale, n° 1, s. 1. n. d., [cote B.N. : Le (2) 2293].
75. Le tonneau de Diogène, prospectus, s. 1. n. d., [cote B.N. : Le (2) 311].
LE DISCOURS ANTI-NOBLE, 1787-1792 27

ridiculise un ennemi que, par ailleurs, l'on dénonce comme formidable,


fantastique, effrayant. Jeu entre le danger et le ridicule de ce même
danger qui donne à l'imaginaire révolutionnaire son aspect souvent
tout à la fois hanté par la peur panique et animé par le rire
grotesque qui déconsidère l'ennemi76.
Dans le discours patriote, volontiers ironique et virulent contre ses
cibles privilégiées, le noble, paré de toutes les tares, finit par devenir cet
être tout à la fois complexe (alliant souvent dégénérescence, attachement
au passé et pouvoir quasi magique), mais cependant caricaturé en quelques
traits. La noblesse n'est plus une vertu, un mérite ou un privilège, mais est
devenue une simple maladie politique. Maladie que suit attentivement,
par exemple, Camille Desmoulins, maladie qui, suivant son expression,
« fait des ravages dans les hôtels particuliers » :
C'est surtout la plus belle moitié de la gent aristocrate qui est attaquée
de cette peste, dont tous les malades expirent dans des étouffements
comme d'une aristocratie rentrée. D'autres s'éteignent insensiblement
dans les langueurs et la consomption. Ce spleen aristocratique (sic) mine
et la duchesse septuagénaire et le maréchal édenté et la jeune vicomtesse
qui se flattait, lorsqu'elle n'aurait plus ses couleurs du couvent, de se séparer
encore de l'ordre des vilains avec le privilège du rouge. (...) Je vous conseille
donc, mesdames et messieurs, puisque le vinaigre de Maille et tous les sels sont
inefficaces contre ces évanouissements, syncopes, migraines et attaques de nerfs
que vous cause le décret du 19 juin et la suppression de tous les titres de
noblesse, de chercher le vrai topique dans une petite brochure intitulée : Le vrai
miroir de la noblesse française. La partie historique surtout doit vous guérir
radicalement. Prenez et lisez... ^
Cet extrait souligne assez la force du discours : la rhétorique
se veut globalisante, elle ne laisse à son ennemi aucun répit et
l'affuble de tous les vices, mettant en scène des figures fortes que le
nobiliaire, même lorsqu'il retrouvera en partie sa puissance au début
du XIXe siècle, ne pourra combattre qu'inutilement. Dans la culture
française, le noble, « gros, débauché ou maladif », restera bien
un personnage porteur d'une image dépassée.

**
*

En conclusion, après avoir suivi les différentes séquences du discours


anti-noble, après avoir détaillé ses différentes figures, je voudrais souligner
l'importance qu'ont eu ces dénonciations dans la pratique politique
Ces figures ne sont pas simples images gratuites, caricatures
loufoques et sans suite ; nous ne les avons pas suivies uniquement par
goût de l'ironie et de la satire, mais bien parce qu'elles jouent un rôle
important dans la construction d'images de référence auxquelles se
sans cesse les révolutionnaires pour expliquer et appuyer leurs pro-

76. Antoine de Baecque, « Les soldats de papier. La figure du soldat émigré dans la
révolutionnaire », in Les nouvelles de l'estampe. Revue de la B.N., deuxième semestre
1989.
77. Les Révolutions de France et de Brabant, n° 33.
28 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

jets. Le discours anti-noble instaure un manichéisme durable et porteur


d'actions. Ceci d'autant plus qu'il est diffusé en profondeur vers les
urbaines grâce aux caricatures et journaux. Nous pouvons en
donner une bonne illustration en suivant, par exemple, la correspondance
que Marat a tenue avec ses lecteurs78. Celle-ci regorge de dénonciations
d'agioteurs, de mouchards et autres suspects. Or, ces dénonciations
généralement à décrire très précisément les individus qu'elles visent.
Bien souvent alors, nous retrouvons dans les portraits esquissés, au-delà
de la description réaliste apparente, les figures élaborées dans le discours
anti-noble. « Les gueuletons, les filles, les voitures, les spectacles, le jeu
et les rubans ont noyé de dette et de débauche ces petits nobliaux»79,
« ce son (...) des chiens enragé, des lou garou : faut à mon avis, les
dans queuque maladrière, en atendan qu'on leu donne la chasse,
comme à des bêtes féroces... » M, voilà comment les correspondants de
Marat dénoncent les suspects de ci-devant noblesse ; diffusion du discours
anti-noble vers les masses urbaines qui souligne bien l'importance que
prennent peu à peu ces figures privilégiées. Aussi, de par son succès, le
discours anti-noble va-t-il finir par désigner tous les « gros », tous les
riches : 1' « aristocrate » remplace le seul noble. Généralisation de ce
d'antagonisme qui veut opposer un peuple uni et vertueux aux gros,
riches et égoïstes, généralisation qui se construit à partir de la figure
du noble d'Ancien Régime. A travers le discours anti-noble, et le
manichéisme absolu qu'il véhicule, c'est une grille conceptuelle adoptée par
tous les révolutionnaires qui se dégage, grille qui servira longtemps de
référence suprême. Ce discours, avec ses figures et sa rhétorique, s'inscrit
ainsi — tout en restant dans le domaine de l'imaginaire, voire parfois de
la mystification — dans la pratique politique quotidienne. Il sagit bien là
d'un des traits majeurs de la mentalité révolutionnaire.

Antoine de Baecque,
Université de Paris I.

78. Voir Olivier Coquard, Le peuple et son ami, étude de la correspondance publiée par
Marat dans ses journaux, mémoire de maîtrise, 1985, IHRF, Paris-I.
79. L'Ami du Peuple, n° 209, 24 novembre 1790.
80. Id., n° 152, 3 juillet 1790.

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