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Le Discours Anti-Noble (1787-1792) Aux Origines D'un Slogan: Le Peuple Contre Les Gros
Le Discours Anti-Noble (1787-1792) Aux Origines D'un Slogan: Le Peuple Contre Les Gros
contemporaine
De Baecque Antoine. Le discours anti-noble (1787-1792) aux origines d'un slogan : «Le peuple contre les gros ». In: Revue
d’histoire moderne et contemporaine, tome 36 N°1, Janvier-mars 1989. pp. 3-28;
doi : https://doi.org/10.3406/rhmc.1989.1479
https://www.persee.fr/doc/rhmc_0048-8003_1989_num_36_1_1479
Dans un petit livre très suggestif (Le Peuple et les gros), Pierre Birn-
baum1 suit l'évolution des images fortes qui ont hanté l'univers politique
et ont longtemps opposé un « bon peuple » à une poignée de « gros »,
détentrice du pouvoir. Son étude porte essentiellement sur la fin du
xix* siècle et sur le XXe siècle ; cependant, lorsqu'il remonte rapidement
aux sources, il trouve la Révolution. « Cette opposition fantasmatique
demeure malgré tout, hier comme aujourd'hui, au plus profond de
française. Son origine remonte probablement à la Révolution
A cette époque, en un seul mouvement collectif, le peuple — au
sein duquel prétendait se fondre la bourgeoisie — part à l'assaut des
puissants, des aristocrates et de leurs châteaux»2. Il s'agit donc de
retourner à l'origine d'un slogan. On pourrait certes trouver, avant la
Révolution, des indices, nombreux d'ailleurs, attestant de la présence de
cette vision manichéenne d'une Histoire-Complot (une des meilleures
sources serait ici la filière des rumeurs liées aux complots de famine par
exemple), mais la véritable cristallisation politique du discours «
» s'élabore autour de la dénonciation des nobles et de leurs
dénonciation qui, dès 1787, prend une ampleur nouvelle. La figure
du noble se trouve brusquement rejetée au moment où commence la
Révolution3, alors que, jusqu'à 1787-1788, le xviir siècle avait connu une
réflexion très intense sur la condition du noble (débat contradictoire mené
le plus souvent par des nobles eux-mêmes), réflexion qui avait parfois
abouti à un rapprochement idéologique (autour de la valeur reconnue du
« mérite ») entre noblesse libérale et « gens à talents ». Le discours
qui se développe largement dès 1787, interroge ainsi de façon
la notion (si controversée) d' « élite ». Ce discours manichéen fait
1. Pierre Birnbaum, Le peuple et les gros. Histoire d'un mythe, Paris, 1979 (réédité en
Pluriel, Paris, 1986).
2. Id. p. 11 (éd. Pluriel).
3. André DecoufuS, « L'aristocratie française devant l'opinion à la veille de la Révolution
(1787-1789) », in F. Boulanger, A. Decouflé, B. A. Pierrelle, Études d'histoire économique et
sociale du XVIIIe siècle, Paris, 1966. (A. Decouflé prend appui sur la littérature pamphlétaire
prérévolutionnaire pour mener son étude.)
4 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
4. Abbé Coyer, Chinki, histoire cochinchinoise, chapitre V, Londres, 1770. Pour cette
littérature anti-noble du xvur» siècle, voir D. Mornet, Les origines intellectuelles de la
française, Paris, 1933.
5. J. L. Castilhon, Le Diogène moderne ou le désapprobateur, Paris, 1770, Lettre 52.
LE DISCOURS ANTI-NOBLE, 1787-1792 5
l'une contre l'autre élite noble et élite roturière ? Cette question est
pour comprendre l'irruption et les thèmes principaux du discours
anti-noble entre 1787 et 1792. Le premier argument que l'on peut avancer,
mais il semble loin d'être suffisant, est celui de — ce que l'on n'ose plus
appeler — la « réaction aristocratique ». Il est ainsi vrai qu'une large
fraction de la noblesse reste fermement attachée à certains de ses
(en particulier, ce que les roturiers supportent mal, les plus
: voir par exemple la renaissance de l'attention portée à tout ce qui
relève de la Défense et Illustration de la « Lignée » — arbres et études
généalogiques en premier lieu) 12. Aussi le discours du tiers se fixe-t-il avec
prédilection sur ce thème. Sieyès souligne constamment ces blessures
d'amour propre :
Je le demande à tout privilégié franc et loyal, comme sans doute il s'en
trouve quelques-uns : lorsqu'il voit auprès de lui un homme du peuple, qui n'est
pas venu là pour se faire protéger, n'éprouve-t-il pas, le plus souvent, un
involontaire de répulsion, prêt à s'échapper, sur le plus léger prétexte,
par quelque parole dure ou quelque geste méprisant ? u
Défense d'une tradition et d'un style nobles, maintien de privilèges
honorifiques comme le port de l'épée, le blason sur le carrosse, le banc
à l'église, défense et maintien qui marquent fortement les esprits et
choquent le tiers, ceci à tous les niveaux de la société comme le souligne
à l'infini nombre de cahiers de doléances : 1' « ignoble roture » supporte
mal ces « restes de la barbarie féodale, comme d'aller s'agenouiller devant
une porte pourrie pour baiser avec respect un maillet sale et rouillé »
(cahier de Saint-Maixent 14).
Second élément d'explication — lui aussi insuffisant — du manichéisme
à l'œuvre dans le discours anti-noble : les frustrations rencontrées par une
jeune élite intellectuelle roturière — frustrations tant psychologiques que
financières et sociales — bloquée dans son ascension vers le prestige de
la reconnaissance culturelle, et qui déverserait sans crainte ses griefs par
des attaques très virulentes une fois la liberté de paroles acquise. On a
parfois ainsi avancé, sans preuve d'ailleurs, que Sieyès s'était bassement
vengé de n'avoir pu obtenir une abbaye de 12.000 livres en dénonçant, en
1788-1789, un système de privilèges auquel il aurait voulu s'intégrer
quelques années auparavant15. Avec des garanties scientifiques infiniment
supérieures, Robert Darnton a, quant à lui, souligné avec force ces
dont souffrirent cruellement les « Rousseau des ruisseaux », cette
bohème littéraire que nous retrouverons, et qui joua un rôle si important
dans l'élaboration de la plupart des figures grotesques attachées au
du noble 16. L'accusation multipliée contre la noblesse, son « parasi-
12. Jean Meyer, La noblesse bretonne au XVIIIe siècle, Paris, Sevpen, 1966, t. II,
pp. 1118-1119.
13. E. Sieyès, Essai sur les privilèges, Paris, 1788 (références données dans l'édition
Quadrige, Paris, 1982, p. 10).
14. Cité par Pierre Goubert, Michel Denis, 1789, les Français ont la parole. Cahiers de
doléances des États Généraux, Paris, 1964, p. 9.
15. Voir la préface de Jean Tulard à Qu'est-ce que le Tiers État ? (éd. Quadrige,
op. cit).
16. Robert Darnton, Bohème littéraire et Révolution, Paris, 1982.
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tisme », son mépris et son oisiveté, est ici d'autant plus redoutable qu'elle
s'alimente aux forces plus mystérieuses du refoulement et de l'humiliation
sociale et culturelle. Mais ces deux explications ne suffisent pas à justifier
cette « mentalité politique anti-noble » que nous cherchons à approcher.
Il faut sans doute faire appel, pour comprendre les déchirements
précédant la réunion des États généraux, à un élément d'explication plus
profond : la noblesse, si elle accepte bien souvent le discours du mérite,
ne semble pas être convertie idéologiquement aux valeurs non nobles.
Il y a conversion au « mérite » (par opposition à la seule vertu de la
naissance) certes, mais dans la différence. La noblesse continue, en bloc,
mis à part quelques isolés17, à se considérer comme à part, le critère
hiérarchique prédomine encore nettement dans sa pensée. On peut relever,
ainsi, certains indices de ces divisions, plus profondes qu'elles n'y
entre élites nobles et roturières, malgré un discours éclairé commun
aux deux groupes qui pourrait, à première vue, les confondre: Daniel
Roche a souligné ces éléments de division pour le discours pédagogique,
Michel Vovelle dans le domaine des pratiques religieuses 18. Pédagogie et
religion : on le sent, c'est une conception du monde, des pratiques
qui sont encore largement divergentes. J'aimerais souligner une
autre ligne de fracture, tenant davantage de l'imaginaire politique. Depuis
1774, depuis le début d'un règne que beaucoup ont désigné comme «
», et plus encore avec la convocation des États généraux, le
politique français se nourrit véritablement de toutes les notions qui
tournent autour de l'avènement d'un monde nouveau (le terme d' « Ancien
Régime » lui-même, qui apparaît dans ces mois-là, est tout à fait
La problématique de la fracture historique est au centre des
politiques. A ce discours de la régénération attendue répond,
pendant obligé, une rhétorique de la dégénérescence, de l'épuisement du
régime. Ces descriptions pessimistes sont innombrables, qui présentent le
Français comme esclave, les mœurs comme corrompues par un vice
la Cour comme repère de la débauche la plus totale. Sans répit,
depuis 1770, les libelles répètent que les choses vont mal, soulignent les
scandales de tous ordres : les années 1787-1789 ne sont que le réceptacle
privilégié de ce discours de la « dégénération », comme Mirabeau appelle,
dans sa Dénonciation de l'agiotage, ce «jeu où le vice a conduit la
morale » 19.
La France serait-elle destinée à donner encore longtemps à l'Europe le
ignominieux de ces scènes de corruption, de désordre et de rapacité,
telle est la phrase qui ouvre son ouvrage ; et il poursuit, dénonçant « notre
sol desséché par les caustiques empoisonnés », montrant la France menée
par des « joueurs aveugles », des « êtres parasites et voraces qui dévorent
les derniers restes de la substance du peuple », cette France « dénaturée,
avilie, convertie en un foyer toujours plus actif de corruption ». « S'il y a
prolongation de cet état, que verrions-nous ? », interroge-t-il anxieusement
à la page 128, la réponse apparaît vite, sous les traits d'une « France
épuisée » ; et Mirabeau de conclure avec émotion : « je m'arrête, la plume
me tombe, et le lecteur me trouve déjà coupable pour avoir osé prévoir
ces malheurs... ». Ce catastrophisme est très largement partagé (y compris
par la noblesse d'ailleurs), et Sieyès, parmi bien d'autres, de poursuivre :
Le peuple français souffre depuis longtemps des vices et des erreurs d'un
gouvernement arbitraire dans lequel la modération du prince ne suffit pas pour
prévenir ni pour empêcher l'influence tyrannique des richesses, celle du crédit et
de l'autorité. Tous les fléaux qu'entraînent à leur suite la cupidité, l'ivresse du
pouvoir, l'orgueil de l'ignorance, ont accablé la nation sous le poids des abus de
tous genres. Le mal est comble, le caractère national s'efface, les ressources sont
épuisées 2°.
Ce discours de la dégénérescence met en lumière deux éléments :
d'une part, une très large et très émouvante identification des élites
au peuple souffrant ; d'autre part, s'esquisse un effet de
qui n'est pas gratuit : à ce monde dégénéré s'oppose un monde
nouveau, régénéré par le respect des lois, par la vertu. Un jour, le peuple
esclave va briser ses chaînes, telle est l'image qu'appelle forcément tout
discours volontairement pessimiste. Ainsi, dans cette histoire où la
temporelle tient une si large place, l'opposition monde ancien / monde
nouveau va-t-elle s'incarner vite dans une opposition de personnages. Cette
personnalisation du discours politique est essentielle pour comprendre la
naissance du discours anti-noble, car le manichéisme État épuisé / État
régénéré produit le double portait patriote / courtisan, ce dernier devenant
vite la figure essentielle du discours anti-noble. Aussi, avec la montée de
la crise politique, dès qu'il faut en quelque sorte choisir un camp (lors
du débat sur les modalités du vote aux États généraux essentiellement),
le discours anti-noble, hérité en partie des années 1760-1770, se voit réactivé,
embrasé et moulé sur l'opposition politique à laquelle tiennent par-dessus
tout les élites éclairées du tiers : la dichotomie monde ancien / monde
nouveau. Lors de ce débat, la noblesse, profondément divisée, hésite21, ne
se prononçant bien souvent ni pour le vote par ordre, ni sur celui par
tête, mais préférant attendre l'ouverture des États généraux. Cette
porteuse pourtant d'un certain modernisme en elle-même, suffit,
dans l'esprit des écrivains patriotes, à la faire basculer vers le monde
ancien : désormais, et avant tout, l'appel à la régénération, si présent dans
le discours politique, se fait globalement contre la noblesse, ou du moins
contre l'image traditionnelle de la noblesse. L'homme du tiers se sent
porteur de cet avenir que la rhétorique éclairée a tant réclamé, il ne tient
pas à être confondu, même au sein d'une société d'élites, avec un noble
dont l'image est résolument renvoyée vers la dégénérescence. Il existe une
22. Voir D. Mornet, op. cit., pp. 436 sqq. (affaires du duc de Recquigny, Choiseul, Sade,
d'Entrecastreaux...).
23. Voir par exemple les écrits de MIle de Lézardière, Tableau des droits réels et
du monarque et de ses sujets..., Paris, 1774,, qui s'en tiennent strictement au
racisme nobiliaire dans la droite lignée de Boulainvilliers.
24. Pour ces scandales financiers (affaires du Collier, faillite du prince de Guéménée,
divulgation des montants des pensions de Cour...), voir D. Mornet, op. cit., pp. 436 sqq.
10 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
25. Voir surtout Jean Meyer, La noblesse bretonne, op. cit. ; Guy Chaussinand-Nogaret,
La noblesse au XVIII* siècle, op. cit. ; David Bien, « La réaction aristocratique avant 1789,
l'exemple de l'armée », Annales E.S.C., janvier-février 1974, pp. 23 sqq. Enfin Patrice
Higonnet, dans son ouvrage Class, Ideology and the Rights of Nobles during the French
Revolution (Oxford, Clarendon Press, 1981), a fait le point sur l'idéologie anti-noble
26. Voir surtout Denis Richet, La France moderne ; l'esprit des institutions, Paris, 1973,
pp. 159-180.
27. Lettres sur la noblesse, ouvrage d'un citoyen gentilhomme et militaire, s. 1. n. d.
(1788), [cote B.N. : Lb (39), 349].
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28. Le dernier mot du tiers état à la noblesse de France, s. 1., 1788, [cote B.N. : Lb (39)
881].
29. Avis à la noblesse, s. 1., 1788, [cote B.N. : Lb (39 770].
12 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
30. Aux bons patriotes, salut, s. 1., 1788, [cote B.N. : Lb (39) 686].
31. Sieyës, Essai sur les privilèges, op. cit. [rote B.N. : Lb (39) 781].
32. Id., pp. 3-4 (éd. Quadrige, op. cit.).
LE DISCOURS ANTI-NOBLE, 1787-1792 13
nom de cette même histoire. Cela suivant deux modes : d'une part, au nom
des origines prétendues de la noblesse, renversement de l'hypothèse
et raciste de Boulamvilliers que nous étudierons plus en profondeur ;
d'autre part, suivant un mode évolutionniste : l'histoire de la noblesse
devient une histoire du vice et de la corruption liée à la dégénérescence
de l'institution monarchique. Conception de l'histoire entièrement ordonnée
autour de la fracture historique de 1789, conception tournant vite à une
illustration de la décadence continue qui, malgré quelques sursauts —
Louis XII et Henri IV sauvent généralement leur tête — aurait mené la
France de l'âge d'or préfranc à la corruption du royaume de Louis XV
(le cas de Louis XVI est plus ambigu, lui qui est célébré dès 1774 comme
le « régénérateur » de la France). Cette histoire est brillamment mise en
œuvre, pour ne prendre qu'un exemple célèbre, dans l'Avertissement des
Révolutions de Paris, daté du 12 juillet 1789, texte qui veut décrire
« l'évolution du monstre despotique » 34. La monarchie française,
depuis Louis XIV, ne fonctionne que grâce à 1' « asservissement
d'esclaves qui ne peut être assis que sur la ruine des mœurs ». C'est une
histoire de plus en plus « vicieuse » qui se déroule alors devant nous,
évolution dont le précurseur véritable est Richelieu — « la dégradante
servitude succédant à la franchise du règne d'Henri IV... » — le grand
ordonnateur Louis XIV — « l'ambition, le faste et l'esprit courtisan ont
creusé l'abîme qui a dévoré la France » — et le principal « bénéficiaire »
Louis XV — « la fange du libertinage infecte les mœurs publiques. La
dissolution passe de la Cour dans la société ; le luxe et la licence passent
des évêques et des grands bénéficiers jusqu'aux lévites : en un mot, la
corruption se transvase des rangs qui entourent le trône aux rangs les
plus prochains, de la capitale à tout l'empire ». Parallèlement à cette
« histoire du vice » qu'est devenue le déroulement de la monarchie,
une contre-histoire (celle de la vertu) à partir de la « régénération
philosophique». Cette description apocalyptique de l'état de la
— de son état moral, mais c'est celui qui prime dans l'imaginaire
politique de l'époque — rejaillit nécessairement sur l'image du noble.
Celui-ci devient le principal instigateur de la décadence du royaume. Non
seulement le noble — servile — a été façonné par le despotisme, dont,
pour reprendre une formule courante sous la plume de Marat 36, « il a
sucé les maximes avec le lait », mais encore — profitant de cette servitude
dorée — il a été le principal agent de la corruption des mœurs.
négative, l'image du noble devient, dans l'imaginaire patriote, rebus
historique : « Je ne me persuaderai jamais qu'un homme né prince de sang
puisse devenir patriote, je suis contre tout noble par principe», lance
Marat dans l'Ami du Peuple 37.
Ce « principe », clairement indiqué et revendiqué, basé sur l'exclusion
préalable (Sieyès demande également, dans Qu'est-ce que le tiers état ?,
l'exclusion de principe de tout homme non roturier des citoyens élus
34. Les Révolutions de Paris, Avertissement du 12 juillet 1789, [cote B.N. : Lb (2) 171].
35. Sieyès, Qu'est-ce que le tiers état ? op. cit., p. 36.
36. Marat, L'Ami du Peuple, n° 94, 11 janvier 1790.
37. Id., n° 187, 10 août 1790.
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39. Voir Erica-Marie Benabou, « Amours " vendues " à Paris à la fin de l'Ancien Régime
in Aimer en France (1760-1860), actes du Colloque international de Clermont-Ferrand, 1980.
:
41. Confessions d'un courtisan au roi le jour de sa présentation à la cour, 1788, s. 1.,
[cote B.N. : Lb (39) 769 Cl.
42. Les Révolutions de France et de Brabant, n° 69, 21 mars 1791.
43. Voir le débat autour de l'ouvrage de l'abbé Coyer, La noblesse commerçante, Paris,
1756, in Guy Richard, Noblesse d'affaires au XVIII* siècle, Paris, 1974.
44. Guy Chaussinand-Nogaret, La noblesse au XVIIIe siècle, op. cit.
45. Sieyès, Essai sur les privilèges, op. cit., p. 10.
46. Id., p. 4.
47. Les fous politiques, s. 1. n. d., n° 1, [cote B.N. : Le (2) 2230].
18 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
48. François Furet, Mona Ozouf, « Deux légitimations historiques de la société française
au xviii» siècle : Mably et Boulainvilliers », Annales E.S.C., mai - juin 1979.
49. Voir la thèse d'André Devyver, Le sang épuré. Les préjugés de race chez les
gentilshommes français de l'Ancien Régime (1560-1720), Bruxelles, 1973.
LE DISCOURS ANTI-NOBLE, 1787-1792 19
50. Voir les ouvrages de Mlle de Lézardière, op. cit. ; P. A. d'Alès de Corbet, Origine de
la noblesse française depuis l'établissement de la Monarchie, Paris, 1763.
51. Père Ménestrier, Les diverses espèces de noblesse, Paris, 1685. — Gilles-André
de La Roque, Traité de noblesse, Paris, 1678.
52. H. de Boulainvilliers, Essais sur la noblesse de France, contenant une dissertation
sur son origine et son abaissement, Amsterdam, 1732 (écrit avant 1709).
53. Voir Jean Meyer, La noblesse bretonne, op. cit., p. 1117 (Thiers sera le principal
représentant au XIXe siècle de ce courant romantique gallophile).
20 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
Pourquoi ne renverrait-il pas dans les forêts de Franconie toutes ces familles qui
conservent la folle prétention d'être issues de la race des conquérants et d'avoir
succédé à leurs droits ?
La nation, alors épurée, pourra se consoler, je pense, d'être réduite à ne plus
se croire composée que des descendants des Gaulois et des Romains. En vérité,
si l'on tient à vouloir distinguer naissance et naissance, ne pourrait-on pas révéler
à nos pauvres concitoyens que celle des Gaulois et des Romains vaut au moins
autant que celle qui viendrait des Sicambres, des Welches et autres sauvages
sortis des bois et des marais de l'ancienne Germanie ? (...) La noblesse de
est passée du côté des conquérants. Eh bien ! il faut la faire repasser de
l'autre côté, le tiers redeviendra noble en devenant conquérant à son tour54.
Et Sieyès de justifier ce discours virulent par une « preuve » formelle
de l'attachement de la noblesse au racisme nobiliaire : à la fin de son
Essai sur les privilèges, il place en annexe une pièce où un baron justifie
la noblesse au nom de son sang épuré ; mais cette pièce date de... 1614,
des précédents États généraux. On peut certes reprocher à la noblesse un
certain immobilisme, et quelques courants traditionalistes du second ordre
s'en tiennent à la référence des derniers États généraux de 1614, mais
comme le fait Sieyès, toute la noblesse à cette thèse passéiste, c'est
bien vouloir la condamner globalement et sans nuance au nom d'une vision
assez caricaturale. Ce thème, dont les écrits prérévolutionnaires de Sieyès
sont comme une référence talentueuse et profondément marquante, va
foisonner dans les journaux patriotes. Présence d'autant plus utile qu'elle
permet aux principaux journalistes de développer toute leur verve
Ces « jeunes marquis montrant à qui veut le voir leurs talons
rouges » 55 font figure, par leur attitude hautaine et leur croyance
surannée, de concrétisation ironique d'un idéal nobiliaire
dénoncé. Pointe qui égaie la lecture, ridicule qui met avec vous les
rieurs, le personnage du « talon-rouge » anime la verve satirique des
Ainsi Brissot ironise-t-il dans son Patriote français :
La noblesse est-elle donc une qualité naturelle adhérante au sang, gravée
de la main de la divinité sur le corps de quelques individus ? Un pareil système
est trop absurde pour mériter d'être réfuté...
et Brissot de répliquer par une citation de Rumbold : « Je ne croirais à
la noblesse que quand je la verrais naître avec des éperons, et leurs sujets
avec une selle sur le dos... » 56. Ce même personnage du talon-rouge prend
une place importante dans la galerie si foisonnante et si réjouissante
par Desmoulins, qui, dans Les Révolutions de France et de Brabant,
n° 33, en août 1790, reprend mot pour mot l'exemple avancé par Brissot,
pour le retourner ensuite contre la noblesse avec encore plus de virulence :
s'il y a une hérédité nobiliaire, une race noble, c'est par la monstruosité
et la cruauté dont elle fait preuve depuis son origine, et de citer ensuite
une accumulation d'exemples de crimes perpétrés par des nobles. La
historique et raciste de la noblesse devient une arme pleine d'ironie
entre les mains des journalistes patriotes. A l'histoire ancienne des privi-
58. Pétion, Avis aux Français sur le salut de la patrie, février 1789, Paris, [cote B.N. :
Lb (39) 755].
59. Coup d'œil historique sur la généalogie des principaux pairs modernes de France,
in La Gazette Noire, Paris, 1774, [B.N. : Lb (39) 328].
60. La lorgnette de l'Enchanteur Merlin trouvée sous les ruines de la Bastille, 1790,
s. 1., n° 2, [cote B.N. : Le (2) 442].
LE DISCOURS ANTI-NOBLE, 1787-1792 23
Le docteur Foucaut (aristocrate notoire a voulu décomposer le sang de son
ami dans un alambik (sic), croyant y trouver des qualités de comte, marquis...
pour en tirer de là un argument contre le décret du 19 juin portant suppression
des titres nobiliaires. Mais le caput mortuum du sang s'est trouvé être une boue
bien infecte...
A cette décomposition biologique s'ajoute bien souvent la
sexuelle. Terreur très ancienne mais développée encore à la suite des
nombreux traités d'hygiène du xviii* siècle : la maladie vénérienne, maladie
qui devient, dans une littérature licencieuse de combat, autant tare
que politique. Se dessine ici à gros traits la figure du noble libertin
décadent que le discours révolutionnaire véhiculera à souhait. Tel noble
proclame ainsi haut et fort, dans un libelle61 qui lui prête ces paroles
critiques, qu'il a eu « trente maladies vénériennes », et se décrit lui-même :
J'avais accumulé plusieurs véroles dans ma carcasse (...), mes jambes,
par les exostoses, ne pouvaient plus me porter ; ma bouche chancreuse ne
pouvait plus s'ouvrir qu'avec peine ; mon corps était gluant d'une supuration
vérolique, mon haleine pestiférée...
L'amour de soi qui s'incarnait autrefois dans le mépris hautain des
élites privilégiées d'Ancien Régime est ici tourné en dérision : l'aristocrate
ne peut plus contempler que son propre corps décadent.
C'est l'apparence même du noble, son aspect extérieur qui
reconnaissables. Une apparence où se lit le passé négatif et la tare
du privilège, telle est l'image du noble, image que l'on pourrait saisir aussi
bien à travers la littérature qu'en parcourant l'important corpus de
(celles-ci participant d'un même projet : le rire s'abat sur un
personnage rendu grotesque, trop gros, trop maigre, figé dans des attitudes
ridicules). Ces supports culturels très couramment diffusés cherchent à
rendre leur message efficace, immédiatement compréhensible et
aussi vont-ils souvent au plus concret, au plus direct : les attaques
mêlent constamment la satire et l'idéologie; le personnage du noble est
d'emblée reconnaissable, il est avant tout un corps difforme et ridicule.
Dans l'imaginaire politique révolutionnaire, tous les vices internes
attribués au noble se traduisent extérieurement. On peut essayer de
regrouper ces apparences négatives en trois groupes imposants : d'abord
les courbés et les grimaçants, déformations physiques attribuées aux
; ensuite les efféminés, trop soignés, couverts de rubans et de
poudre, petits-maîtres que l'on retrouve jusque dans la caricature anglaise ;
enfin, imposants eux aussi, les gros et gras, pansus et ventrus, animant le
« quart d'heure rabelaisien » de la contre-révolution, suivant une expression
parlante utilisée par un journal patriote pour désigner le « Livre rouge »
des pensionnés de la Cour 26. A chaque fois, on le constate, la tare politique
se trouve concrétisée dans la description extérieure du noble ; l'hypocrisie
trouve sa forme corporelle politique dans la courbure, le mépris dans un
61. Bordel apostolique, institué par Pie VI en faveur du clergé de France, Paris, 1791,
[cote B.N. : Enfer (602)].
62. L'observateur féminin pour Madame de Verte-Allure, n° 3, s. 1. n. d., [cote B.N. :
Le (2) 356].
24 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
(...) C'était un spectacle curieux de voir ces anciens courtisans au teint frais, aux
mains douces, blanches et potelées... Il nous faudrait adopter, pour les
quelques coutumes étrangères. Lorsque des barbaresques font des prises,
leur première opération pour distinguer les prisonniers, et n'être pas trompés sur
leur rang, la première opération qu'ils emploient est de passer leurs mains dans
celles de chaque prisonnier, et de juger à la blancheur et à la douceur de la
peau, s'il est un homme du commun ou un homme élevé... TO
Se dessine alors le portrait du précieux, de l'homme trop poli et
timoré, à la beauté fragile et poudré : noble que l'on ressort comme une
sorte d'accessoire de théâtre lorsqu'il faut un mannequin difforme à
à cet athlète néo-classique auquel s'identifie pleinement le patriote.
La fracture historique monde ancien /monde nouveau intègre pleinement
en elle cette opposition anthropomorphique homme ancien /homme
manichéisme biologique qui apparaît clairement dans le discours
anti-noble parce qu'il est la concrétisation la plus parlante et la plus
rapide de l'opposition politique.
Cependant, l'apparence attribuée le plus généralement au noble reste
souvent celle du trop gros. « Le peuple contre les gros », le slogan dont
nous avons fait le point de départ de cette étude, apparaît maintenant en
pleine lumière. Le noble, c'est « l'homme qui s'est engraissé en affamant
le peuple», comme le présente Marat dès l'un des premiers numéros de
L'Ami du Peuple71. Marat dont l'un des thèmes les plus récurrents est de
dessiner à gros traits une société des élites nobiliaires basée avant tout
sur la « reconnaissance du ventre » : l'homme le plus respecté par ses
fidèles favoris (et donc victime n° 1 de la dénonciation de Marat) sera
celui qui peut inviter ses amis à une table surabondamment garnie.
Ce portrait ridicule se trouve propagé de façon spectaculaire tant par la
caricature que par les journaux. Chez Desmoulins, par exemple, le « gros »
se trouve matérialisé jusquà l'obsession par le personnage omniprésent du
vicomte de Mirabeau, autrement dit « Mirabeau-tonneau » ou « Riquetti la
tonne», qui chante, avec ses amis aristocrates de l'Assemblée — ces
« petits gros infectes et titrés avec leur figure enivrée » — quelques
chansons à boire telle celle-ci :
Rassurez-vous ; pour moi, je vais à la cuisine
Voir si certain gigot commence à prendre mine.
Courage, mes enfants ! Tâchez de me servir,
Non pas comme un bourgeois à la figure plate,
Mais comme un gentilhomme, un brave aristocrate.
Je vous ferai passer six flacons de Bordeaux.
Mettez par là la tourte avec les fricandeaux,
Garnissez ce lieu-ci de cette matelotte (...);
Otons le bel habit et le castor à plume,
Donnez le tablier, le bonnet de coton ;
Eh bien ! n'ai-je pas l'air d'un bon gros marmiton ! 11
L'or accumulé par les nobles devient graisse, cette équation absolue
se révèle, dans la logique du portrait grotesque, une source inépuisable
73. Le tailleur patriote ou les habits de Jean-foutre, n° 1, s. 1., [cote B.N. : Le (2) 378 A].
74. La pique nationale, n° 1, s. 1. n. d., [cote B.N. : Le (2) 2293].
75. Le tonneau de Diogène, prospectus, s. 1. n. d., [cote B.N. : Le (2) 311].
LE DISCOURS ANTI-NOBLE, 1787-1792 27
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76. Antoine de Baecque, « Les soldats de papier. La figure du soldat émigré dans la
révolutionnaire », in Les nouvelles de l'estampe. Revue de la B.N., deuxième semestre
1989.
77. Les Révolutions de France et de Brabant, n° 33.
28 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
Antoine de Baecque,
Université de Paris I.
78. Voir Olivier Coquard, Le peuple et son ami, étude de la correspondance publiée par
Marat dans ses journaux, mémoire de maîtrise, 1985, IHRF, Paris-I.
79. L'Ami du Peuple, n° 209, 24 novembre 1790.
80. Id., n° 152, 3 juillet 1790.