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Milan Kundera
La plaisanterie
Traduction du tchèque
par Marcel Aymonin
entièrement révisée
par Claude Courtot
et l’auteur,
version définitive
Postface de François Ricard
Gallimard
Facebook : La culture ne s'hérite pas elle se conquiert
Titre original :
ZERT
LUDVIK
HELENA
LUDVIK
JAROSLAV
LUDVIK
KOSTKA
Ils étaient six et elle toute seule. Six, de seize à vingt ans.
Elle en avait seize. Ils formaient une bande, dont ils parlaient
avec respect, comme d’une secte païenne. Ce jour-là, ils
avaient prononcé le mot d’initiation. Ils avaient apporté
plusieurs bouteilles d’un mauvais vin. Elle s’était associée à
la soûlerie avec une soumission aveugle où elle déversait
tout son amour inassouvi pour sa mère et son père. Elle a bu
quand ils ont bu, elle a ri quand ils ont ri. Ensuite, ils lui
intimèrent l’ordre de se dévêtir. Jamais elle ne l’avait fait en
leur présence. Mais comme, devant son hésitation, le chef de
la bande s’était mis nu le premier, elle comprit que
l’injonction n’était aucunement dirigée contre elle, et elle
s’exécuta avec docilité. Confiante en eux, confiante en leur
grossièreté même. Ils étaient son abri, son bouclier, elle ne
pouvait pas imaginer de les perdre. Ils étaient sa mère, ils
étaient son père. Ils ont bu, ils ont ri et lui ont donné d’autres
ordres. Elle écarta les jambes. Elle avait peur, elle savait ce
que cela signifiait, mais elle obéit. Elle poussa un cri et le
sang coula d’elle. Les gamins beuglaient, levaient leurs
verres, et arrosaient de grossier vin mousseux le dos du chef,
le corps fragile de Lucie, son entre cuisse, ils clamaient de
vagues formules de Baptême et d’initiation et là-dessus, le
chef la quitta et se remit debout tandis qu’un autre de la
bande lui succédait et ainsi à tour de rôle, par rang d’âge, le
benjamin en dernier, il avait seize ans, comme elle, et Lucie
n’en pouvait plus de douleur, elle était impatiente de repos,
impatiente de solitude et, puisqu’il était le plus jeune, elle eut
l’audace de le repousser. Mais lui, précisément parce qu’il
était le plus jeune, n’entendait pas qu’on l’humilie ! Il était
LUDVIK-HELENA-JAROSLAV
Il promit qu’ils feraient bonne garde sur leur roi. Qu’ils lui
feraient traverser sans dam les forces hostiles. Qu’ils ne le
laisseraient pas entre les mains des ennemis. Qu’ils étaient
prêts à en découdre. Holà, holà.
Je tournai la tête : déjà, dans la pénombre de notre porte
cochère, se détachait sur son cheval enrubanné une
silhouette aux traditionnels atours féminins, manches
bouffantes, des rubans de couleur tombant devant son
visage. Le roi. Vladimir. Subitement, j’oubliai ma fatigue et ma
contrariété et je me sentis bien. Le vieux roi envoie dans le
monde un jeune roi. J’étais venu à lui. Tout près du cheval, je
me haussai sur la pointe des pieds, lèvres tendues vers son
visage masqué. « Bon voyage, Vladimir », lui soufflai-je. Il ne
répondit pas. Il ne bougea pas. Et Vlasta me dit en souriant :
I
« Achevé le 5 décembre 1965 », La plaisanterie (Žert en
tchèque), premier roman de Milan Kundera, fut édité à
Prague au printemps de 1967, après avoir franchi sans trop
de difficultés les mailles de la censure d’Etat, rendue plus
distraite ou moins sûre d’elle-même par le climat de
libéralisation qui s’installait alors dans une Tchécoslovaquie
toujours officiellement communiste mais déjà engagée
depuis quelques années sur la voie de ce qui s’appellerait
bientôt le « printemps de Prague ». Publié à grand tirage, le
livre connut un vaste succès et fut accueilli dans le pays par
une critique quasi unanime, qui s’intéressa non pas à la
portée politique de l’œuvre (car rien n’était plus banal à
l’époque que de mettre au jour les méfaits du stalinisme),
mais bien à sa richesse thématique et formelle.
À l’étranger, cependant, La plaisanterie fut perçu
différemment{1}. Publié en France trois semaines après
l’invasion russe de la Tchécoslovaquie en août 1968, le
roman dut à cette coïncidence un accueil enthousiaste du
public et de la critique, qui se montrèrent sensibles à ses
qualités littéraires, certes, mais le comprirent avant tout
comme un geste courageux d’opposition idéologique et
politique. Par la suite, lorsque Kundera, sous l’occupation
russe, devint un auteur proscrit, et que ses livres furent
interdits en Tchécoslovaquie, la critique occidentale eut
toutes les raisons de s’en tenir à sa lecture principalement
politique de La plaisanterie (lecture qu’elle continua
généralement d’appliquer aux deux ou trois romans suivants
II
L’« actualité » de La plaisanterie, une fois évanouies les
circonstances qui ont entouré sa parution et détourné à leur
profit l’essentiel de sa signification, dépasse infiniment celle
du « petit contexte » sociopolitique dans lequel la critique l’a
d’abord situé. Si ce roman reflète quelque chose, en effet, si
l’on peut dire de lui qu’il peint le tableau d’une réalité
quelconque, cette réalité, on le voit bien à présent, n’est ni la
Tchécoslovaquie d’après-guerre, ni l’Europe communiste, ni
l’État policier, sujets dont l’imagination romanesque n’a que
faire et qu’elle abandonne volontiers à la sociologie et à
l’histoire. Son seul sujet, la seule réalité – ou plutôt la seule
question – qui l’intéresse est d’un ordre tout différent, et cette
question, loin de concerner uniquement les sociétés
totalitaires même si elle a pris chez elles une tournure
particulièrement dramatique, se pose à toute conscience
moderne quelle qu’elle soit, et avec encore plus d’insistance
peut-être dans les époques et les milieux en apparence les
plus « libres », car c’est la question qui définit notre
modernité même, qui la hante, qui la guette constamment, et
qui nourrit en elle une angoisse si profonde que toutes les
ivresses et toutes les illusions sont bonnes qui lui offrent ne
serait-ce que la plus petite porte de sortie par où y échapper.
Les termes de cette question, c’est le roman lui-même qui
nous les tend, lorsque Ludvik, à la fin, comprend que toute
son histoire et celle de Lucie ont été des « histoires de
dévastation » : « Nous vivions, Lucie et moi, dans un monde
dévasté ». Or qu’est-ce au juste qu’« un monde dévasté » ?
Et qu’est-ce que cela veut dire, « vivre dans un monde
III
Qu’est-ce que le monde sur lequel est passée la
dévastation ? En tout cas, ce n’est pas nécessairement un
monde détruit. Car, extérieurement, rien ne le distingue du
monde intact, avec lequel sa ressemblance constitue au
contraire l’un de ses traits essentiels. Dans La plaisanterie,
IV
Je m’en voudrais beaucoup si les propos qui précédent
incitaient à ranger La plaisanterie dans cette catégorie
bâtarde qu’on appelle le roman « philosophique », rempli de
grandes idées générales, de « messages » mal dissimulés et
d’abstractions supposément vivantes. Car rien n’est plus
étranger à l’art kundérien que la prédication ou la
démonstration. Et rien n’est plus simple ni plus concret, en
fait, que ce roman : un homme a donné rendez-vous à une
dame mariée dans une ville de province où elle doit aller
passer le week-end pour son travail ; cette ville se trouve être
la ville natale de l’homme, si bien qu’il y retrouve d’anciens
amis perdus de vue depuis longtemps et renoue avec une
partie de son passé ; mais il n’oublie pas un instant la raison
V
Qu’arrive-t-il alors ? À quoi ressemble l’existence dans la
dévastation ?
Il n’y a pas de réponse définitive à cette question, bien
sûr. Mais le roman, là encore, nous ouvre des pistes, au
moins hypothétiques. D’abord, la connaissance de la
dévastation n’a rien d’un sentiment tragique. Certes, l’une et
l’autre impliquent que l’être se voie dépossédé de son destin
{2}
L’immortalité, V, 9 (collection Folio, p. 351).
{3}
Voir notamment André-Alain Morello, « Retour à La
plaisanterie : la fin de l’Histoire et la fin du roman », Dix-Neuf
Vingt, Paris, n° 1, mars 1996.
{4}
Le mot est appliqué, dans le roman, au « canon à
plusieurs voix » que forment les vers récités par les figurants
de la Chevauchée des Rois.
{5}
« The Joke is a love story » (« Author’s Préface », dans
M. Kundera, The Joke, traduction anglaise de La plaisanterie,
par M.H. Heim, Penguin Books, 1982).
{6}
Sur l’esthétique de l’épisode, voir L’immortalité, VI, 14
(collection Folio, p. 445-449)