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La pragmatique aujourd’hui 1

Introduction
«Que Hal puisse réellement penser est une question qui
a été réglée par le mathématicien britannique Alan Turing
dans les années quarante. Turing avait montré que, si l’on
pouvait conduire une conversation prolongée avec une
machine - que ce soit par l’intermédiaire d’un clavier ou
d’un micro n’a pas d’importance - sans être capable de
distinguer entre ses réponses et celles qu’un homme
pourrait donner, alors la machine penserait, dans
n’importe quelle définition raisonnable du mot. Hal
pouvait facilement passer le test de Turing. »

A. Clarke, 2001, A space Odyssey.

Hal et l’échec (provisoire) du test de Turing

Alan Turing écrivit son célèbre article proposant le test de Turing en 1950.
Selon ce test, on pourra dire qu’une machine pense le jour où elle pourra
soutenir une conversation prolongée sans sujet préétabli, de telle façon qu’on
puisse prendre ses réponses pour celles d’un être humain. Il envisageait qu’une
machine puisse passer ce test à la fin du siècle. Nous sommes en 1998 : aucune
machine n’a jusqu’ici été capable de passer le test de Turing et, dans l’état actuel
des choses, non seulement une machine capable de le passer n’est pas en vue
d’ici à la fin du siècle, mais on ne sait même pas réellement comment il faudrait
s’y prendre pour construire une telle machine, ou plutôt pour écrire le
programme capable de passer ce test avec succès.

Des informaticiens américains ont récemment participé à un ouvrage collectif


sur l’état de leur discipline, ouvrage publié à la date (le 12 janvier 1997) où
HAL, l’ordinateur du film 2001, L’Odyssée de l’espace était supposé devenir
opérationnel. HAL remplissait toutes les conditions pour passer le test de
Turing et avait des tendances homicides tristement humaines. Dans ce livre, ces
informaticiens défendent l’idée qu’on n’a effectivement pas réussi à construire
une machine capable de passer le test de Turing, mais que cet échec n’est pas
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important dans la mesure où l’on n’a pas besoin d’une machine capable de
passer ce test. Cette vision des choses est plausible, mais elle ne doit pas
masquer le fait que l’on n’a pas non plus de machine susceptible de remplir des
tâches simples, comme donner des renseignements téléphoniques sur des sujets
précis (horaires de train ou d’avion, renseignements administratifs, etc.) ou
obéir à la voix. De fait, on n’a tout simplement pas à l’heure actuelle de système
de reconnaissance de parole entièrement satisfaisant, de système de
compréhension de texte dont la capacité dépasse des textes extrêmement courts
et simples, etc. Ne parlons même pas de système de traduction automatique
réellement fiable. En d’autres termes, l’ingénierie linguistique, si elle a
progressé indéniablement, est très loin des objectifs que l’Intelligence
Artificielle s’était fixés. Nous voudrions, dans cette Introduction, tenter de
comprendre les raisons de ce relatif échec.

Une première approche de cette question consiste à se demander quels sont


les domaines où l’on a rencontré des succès : les analyseurs syntaxiques,
capables de livrer une analyse « grammaticale » des phrases, ont connu un
développement certain ces dernières années, mais ils sont loin de répondre à
l’ensemble des problèmes relatifs à la langue qu’il faudrait résoudre pour avoir
des machines susceptibles non pas de passer le test de Turing, qui paraît hors
de portée dans un futur accessible, mais de remplir les tâches relativement
simples indiquées plus haut. En d’autres termes, les ordinateurs ont rencontré
un certain succès dans des domaines formels et proches de l’aspect codique du
langage (ce qui, dans le langage, est traité comme l’est un code : dans le morse,
par exemple, une combinaison donnée de sons courts et de sons longs désigne
une lettre ; dans le langage, le mot chat désigne un petit félin domestique). Mais
ils ont échoué dans les aspects plus quotidiens et moins formalisables de
l’usage du langage. En cela, les problèmes que le langage pose à l’informatique
font écho à une formule générale en Intelligence Artificielle : ce qui est difficile
pour l’homme est facile pour l’ordinateur et ce qui est facile pour l’homme
est difficile pour l’ordinateur. Ainsi, le calcul mathématique, le jeu d’échec et
bien d’autres activités de ce type qui imposent à l’être humain un effort
intellectuel sont relativement faciles à résoudre pour un ordinateur, même s’il a
fallu plusieurs décennies pour qu’un ordinateur batte le champion du monde
d’échec (Deep Blue contre Kasparov au printemps 1997). En revanche, la
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reconnaissance visuelle des objets, la capacité à comprendre et à produire des


phrases sont au-delà des capacités actuelles des ordinateurs. On notera par
ailleurs que ceci ne s’explique pas tant par les capacités physiques des
ordinateurs (taille de mémoire, etc.) que par la difficulté à produire les
programmes appropriés.

Nous voudrions suggérer ici que le retard pris par l’ingénierie linguistique
s’explique par le fait que le langage a été envisagé exclusivement dans son
aspect linguistique « formel », concaténation des mots pour former des phrases,
variations formelles entre mots d’une même famille (conjugaison des verbes par
exemple), etc. On n’a pas pris en compte de façon satisfaisante l’usage que les
gens font du langage, la façon dont on utilise des phrases pour exprimer des
pensées, des expressions pour désigner des objets ou en dire quelque chose et,
plus important encore, la façon dont cet usage s’appuie sur une masse énorme
de connaissances sur le monde à partir desquelles les interlocuteurs font des
inférences sur ce que la personne qui leur parle (le locuteur) veut leur dire.
Avant d’indiquer rapidement, dans un premier chapitre, les raisons historiques
pour lesquelles ces facteurs ont été négligés, nous voudrions maintenant dire
quelques mots du langage lui-même.

A quoi sert le langage ?

La fonction du langage est une question qui suscite toujours des débats
passionnés. Certains pensent que c’est d’abord et avant tout une fonction
sociale : selon eux, le langage sert à renforcer les liens à l’intérieur des groupes
humains. D’autres pensent qu’il a d’abord et avant tout une fonction cognitive :
selon eux, le langage sert à représenter des informations, à les stocker et à les
communiquer. Dans une certaine mesure, la question de la fonction du langage
est liée à une autre : celle de son origine.

L’origine du langage a fait l’objet de débats depuis 3 000 ans environ (à notre
connaissance) et les « expériences » visant à résoudre le problème sont aussi
anciennes. La Société Linguistique de Paris en a interdit la discussion en 1866
parce qu’elle y voyait l’occasion de débats purement spéculatifs et stériles. Un
certain nombre de théories existent à ce sujet que nous ne passerons pas en
revue ici. Les moyens physiques de production du langage (l’appareil
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phonatoire) peuvent avoir existé partiellement chez l’Homme de Neanderthal.


Mais qui discute des origines du langage ne devrait pas tant évoquer le
problème de l’évolution physiologique de l’appareil phonatoire que celui de
l’évolution du langage lui-même et de ses raisons. Cette question a connu
récemment une renaissance, dans une formulation inspirée de Darwin : est-ce
que le langage est le fruit direct de l’évolution ou est-ce un épiphénomène qui
résulte indirectement de l’évolution des capacités intellectuelles de l’homme ?
En d’autres termes, est-ce l’apparition du langage et le développement cérébral
qu’elle a produit qui sont à la racine des capacités intellectuelles humaines, ou
est-ce le développement préalable et indépendant du cerveau et l’extension des
capacités intellectuelles humaines qu’il a provoqué qui ont entraîné l’apparition
du langage ?

On ne pourra peut-être jamais répondre de façon certaine à cette question,


mais il n’est pas interdit de proposer des hypothèses. Tout d’abord, bien que
d’autres espèces animales aient développé des modes de communication
rudimentaires, le langage est un phénomène isolé, qui paraît spécifique à
l’espèce humaine (species-specific, comme le disent les anglophones) : l’échec des
tentatives pour apprendre à parler à des primates est révélateur de ce point de
vue. On peut cependant, si l’on adopte l’hypothèse selon laquelle le langage est
un produit direct de l’évolution, se demander pourquoi il s’est développé, ou,
en d’autres termes, en quoi a-t-il servi et sert-il la survie des individus ? Une
réponse possible et souvent donnée, c’est que l’homme, qui appartient
zoologiquement au groupe des primates (orang-outan, gorille, chimpanzé), est,
comme la plupart des autres primates, un animal social et que le langage lui a
permis de développer et de renforcer les liens sociaux à l’intérieur des groupes
et entre groupes. Cette réponse peut apparaître superficiellement satisfaisante,
mais, compte tenu des connaissances éthologiques (observation du
comportement des animaux, généralement dans leur milieu naturel) dont on
dispose sur la vie sociale des autres grands singes, elle paraît quelque peu
étrange : d’une part, les autres primates, et notamment les chimpanzés, ont une
vie sociale extrêmement riche et complexe, qui repose sur des alliances
politiques changeantes, le but étant de savoir qui va occuper la place du mâle-
alpha (le chef de bande) ; d’autre part, on ne voit pas que le langage ait
réellement facilité la vie sociale à l’intérieur des groupes, qu’il ait empêché les
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rivalités de se faire jour et qu’il ait limité, si peu que ce soit, la lutte entre
groupes (bizarrement, le langage n’a pas pacifié l’espèce humaine).

Une autre hypothèse est liée au fait que l’homme est un omnivore et qu’il a
dû chasser en groupe : le développement du langage lui aurait permis de
développer des stratégies de coopération plus efficaces pour la chasse.
Cependant, des études ethnologiques (portant sur la vie et le comportement des
populations, généralement de populations primitives) ont montré que les
groupes de chasseurs-cueilleurs qui subsistent à notre époque (bushmen,
pygmées) vivent davantage de la cueillette pratiquée par les femmes et les
enfants que de la chasse pratiquée par les hommes, ce qui réduit assez
fortement le poids évolutionniste de l’argument. De plus, de nombreuses
espèces animales prédatrices chassent en groupe, avec des stratégies parfois très
sophistiquées (lions, loups, hyènes entre autres et, selon certains
paléontologues, quelques espèces de dinosaures, notamment les vélociraptors
popularisés par les films de Steven Spielberg). Enfin, les chimpanzé, comme les
hommes, sont omnivores et ils ajoutent volontiers à leur menu de jeunes singes
Colobus qu’ils chassent en groupe avec une efficacité indiscutable, partageant
ensuite la viande ainsi obtenue entre tous les membres de leur collectivité. De
nouveau, cette hypothèse ne semble pas défendable, étant donné que le langage
ne semble pas apporter un gros avantage aux groupes humains qui chassent en
groupe, par comparaison avec les groupes animaux qui chassent de façon
similaire.

Une autre hypothèse pourrait être que le langage permet de demander et


d’obtenir ce que l’on veut et que, par hypothèse, on n’obtiendrait pas sans le
langage. Cette solution paraît dès l’abord discutable : tout parent d’un jeune
enfant avant le langage, tout propriétaire d’un chat ou d’un chien, sait que les
enfants à l’âge pré-linguistique et les animaux domestiques savent très bien se
faire comprendre, comme le montre le dessin humoristique suivant :

INSERER DESSIN p 381 , Dennett 1993


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Quant aux signaux d’alarme, il faut remarquer qu’ils existent déjà à l’état
plus ou moins développé chez de nombreux animaux, depuis les marmottes
jusqu’aux singes vervet. Chez ces derniers, il y a ainsi plusieurs signaux
(vocaux) qui correspondent à différents types de prédateurs. Dès lors, on ne
voit pas bien l’avantage que confère la possibilité de dire « Attention, voilà un
léopard », plutôt que « Léopard ». En d’autres termes, la question qui se pose,
dans cette hypothèse comme dans les autres, est celle de la nécessité pour
l’homme de dépasser le niveau de communication développé chez d’autres
espèces ou chez des espèces voisines pour accomplir des tâches qui paraissent
essentiellement similaires et que ces espèces accomplissent de façon
satisfaisante du point de vue de l’évolution, puisqu’elles survivent encore (et
sont parfois plus anciennes que l’espèce humaine).

Reprenons la comparaison entre « Léopard » et « Attention, voilà un


léopard » : si l’on considère que léopard correspond au signal d’un singe vervet à
son groupe lorsqu’il voit ce prédateur, on comprend que le signal léopard ne sert
pas tant à désigner le prédateur qu’à inciter la bande de singes vervet à grimper
aux arbres les plus proches. Par contraste, le mot « léopard » dans le langage
humain peut servir à alerter sur la présence d’un léopard. Il peut aussi servir à
désigner un léopard en l’absence de tout animal de cette espèce ou à
communiquer des informations sur l’espèce en général ou sur un individu
particulier : « on reconnaît les léopard à leur fourrure tachetée » ou « il y a un
léopard qui vit dans une caverne à côté de la rivière : il vaut mieux éviter d’aller
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par là ». Ce type d’usage du langage, qui correspond tout à la fois au fait de


représenter des informations et à celui de les transmettre, peut, par contraste
avec ceux qui ont été présentés plus haut, offrir un authentique avantage aux
individus qui en sont capables. Il permet de comprendre pourquoi l’espèce
humaine a pu tirer un avantage du développement d’un langage dépassant les
signaux chimiques des fourmis ou les signaux vocaux des singes vervet, même
si ce langage ne semble pas offrir un gros avantage en ce qui concerne
l’organisation sociale, la coopération dans les activités de chasse ou la
satisfaction des besoins immédiats. Enfin, on remarquera que l’alternative
proposée au début de cette section (le langage est le produit direct de la
sélection naturelle versus le langage est le résultat indirect de la sélection
naturelle) est probablement trop simpliste et que l’on pourrait envisager un
processus dans lequel le langage commence par être le sous-produit du
développement intellectuel pour ensuite conditionner ce développement (grâce
à ses capacités de représentation des connaissances) et donc devenir en lui-
même un objectif de l’évolution.

Quoi qu’il en soit, on peut retenir de ce paragraphe que le langage est


probablement d’abord et avant toute chose un outil de représentation et de
transmission de connaissance et d’information.

Le langage est-il un code ?

Un des facteurs qui ont contribué à l’échec relatif de l’intelligence artificielle


et de l’ingénierie linguistique, c’est que le langage a été perçu et abordé
exclusivement comme un code. En d’autres termes, on a pensé que le langage
fonctionnait de façon similaire, bien qu’infiniment plus complexe, au système,
par exemple, des panneaux routiers. Dans cette optique, il y aurait une
association de nature conventionnelle entre les mots, conçus comme des
signaux, et la signification des mots, conçue comme le message. Le langage
permet de tout exprimer et est, d’une certaine façon, transparent quant aux
messages que véhiculent les phrases. Il se suffit à lui-même et l’interprétation
d’une phrase consiste à la décoder, c’est-à-dire à utiliser le code constitué par la
langue dans laquelle elle est exprimée, pour restituer le message. Le langage est
une sorte de substrat par le moyen duquel les pensées, qui ne sont pas
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directement transportables puisqu’immatérielles, peuvent le devenir par


l’intermédiaire des phrases (matérielles) qui les expriment.

Cette approche se heurte à des difficultés importantes lorsqu’on cherche à


l’appliquer, notamment pour réaliser des systèmes de dialogue homme-
machine, de traduction automatique, etc. En effet, loin que le langage se réduise
à un code de communication transparent, il est vite évident que l’usage du
langage, la production et la compréhension des phrases, font appel à des
connaissances non-linguistiques et impliquent des processus inférentiels.
Imaginons la situation suivante. Le soir, un père demande à son enfant, après le
dîner, d’aller se brosser les dents. L’enfant répond, de façon apparemment
bizarre : « Je n’ai pas sommeil ». Que veut-il dire ? En quoi sa phrase constitue-
t-elle une réponse à l’ordre reçu ? Si oui, comment savons-nous si elle est
positive ou négative ? Bien évidemment, c’est une réponse négative : l’enfant ne
veut pas aller se laver les dents immédiatement et il donne la raison pour
laquelle il ne veut pas le faire. Mais, encore une fois, comment savons-nous que
c’est une réponse négative ? En quoi le fait de ne pas avoir sommeil a-t-il un
rapport avec celui de se laver ou de ne pas se laver les dents ?

L’enfant présente le fait de ne pas avoir sommeil comme une raison pour ne
pas aller se laver les dents immédiatement car, dans son esprit, aller se laver les
dents le soir précède de peu le fait d’aller au lit. Mais, on le voit, l’interprétation
de cette simple phrase « Je n’ai pas sommeil » en réponse à l’ordre paternel est
très loin de se réduire à un simple décodage : aucun code linguistique ne
permet de comprendre que cette phrase est une réponse, ni de comprendre que
c’est une réponse négative, ou que c’est une justification de cette réponse
négative. Pour le comprendre, il faut faire des hypothèses sur l’état d’esprit de
l’enfant et supposer que sa phrase est pertinente dans la situation : dans ce cas
précis, cela consiste à y voir une réponse. De même, les connaissances
nécessaires pour comprendre cette phrase (le fait que l’on se lave les dents le
soir avant d’aller se coucher, etc.) ne sont pas linguistiques. Certains pourraient
penser que ce sont des connaissances sociales : mais, à supposer qu’elles le
soient dans ce cas précis, il y a un grand nombre d’autres cas où les
connaissances impliquées ne sont pas de nature sociale. Si l’on vous propose du
café le soir après le dîner et que vous répondiez : « Le café m’empêche de
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dormir », aucun code, social ou autre, ne permet de comprendre votre réponse


si l’on ne sait pas, par exemple, qu’il y a un film que vous voulez voir très tard à
la télévision (votre réponse, dans ce cas, est positive) ou, au contraire, que vous
avez un long trajet en voiture à faire le lendemain et que vous devez vous lever
très tôt et donc dormir tôt (votre réponse, dans ce cas, est négative). Ni l’une ni
l’autre de ces connaissances ne peut être traitée comme une donnée « sociale ».
Si, donc, dans certains cas, les connaissances qui interviennent dans les
processus inférentiels permettant l’interprétation des phrases sont de nature
sociale, ce n’est nullement une généralité et ce fait est tout à la fois contingent et
extérieur au langage et à son interprétation. Qui plus est, on ne peut concevoir
une quelconque association conventionnelle entre ces connaissances et les
phrases à interpréter : ce n’est certainement pas pour vous plier à une
quelconque convention que vous devez faire un long trajet demain ou que, au
contraire, vous souhaitez regarder la télévision tard le soir. Si vous le faites,
c’est votre problème et non un problème social ou un problème de convention,
bien que cela puisse devenir, à la longue, un problème social ou familial.

Nous avons parlé ci-dessus de « processus inférentiel ». Qu’est-ce qu’un


processus inférentiel ? Reprenons l’exemple de l’enfant qui refuse d’aller se
laver les dents parce qu’il n’a pas sommeil. Pour comprendre que la phrase « Je
n’ai pas sommeil » constitue une réponse négative à l’ordre paternel, il faut
utiliser les connaissances suivantes : avoir sommeil conduit à aller se coucher ;
on se lave les dents le soir juste avant d’aller se coucher ; se laver les dents est
un prélude au fait d’aller se coucher ; si on ne veut pas aller se coucher, on ne se
lave pas les dents. De toutes ces connaissances, on déduit que l’enfant qui dit
qu’il n’a pas sommeil ne veut pas encore aller se coucher et, donc, ne veut pas
aller se laver les dents immédiatement. L’expression « processus inférentiel »
désigne l’ensemble du raisonnement qui, à partir de la phrase « Je n’ai pas
sommeil » et des connaissances mentionnées plus haut, conduit à la conclusion
selon laquelle l’enfant ne veut pas aller se laver les dents.

Ainsi, la production et l’interprétation du langage ne sont pas des processus


de nature strictement codique : il y a certes du code et de la convention dans le
langage, mais l’usage du langage ne se limite pas à un simple processus
d’encodage (pour la production) et de décodage (pour l’interprétation). Qui
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plus est, les processus inférentiels qui s’ajoutent aux simples processus
codiques ne sont pas propres à l’usage de la langue : un raisonnement comme
celui qui est décrit plus haut n’a rien de « linguistique ». C’est un raisonnement
comme nous en faisons à longueur de temps pour décider si un ami est chez lui
(« La voiture de Jean est rangée devant chez lui. Il ne se déplace jamais sans sa
voiture, même pour aller acheter le pain. Donc, si sa voiture est là, il y est
aussi »), si nous devons faire du café (« Je veux voir ce film qui passe à minuit et
je veux donc être éveillé à minuit. Le café m’empêche de dormir. Je dois donc
boire du café pour être réveillé à minuit. Il faut que je fasse du café ») et pour de
nombreux faits de notre vie quotidienne. Ce sont aussi des raisonnements de ce
type qui interviennent dans des occupations intellectuelles beaucoup plus
sophistiquées. Ainsi, même si le langage est un code indépendant, son usage ne
peut se séparer de capacités humaines (raisonnement, connaissances sur le
monde) qui n’ont strictement rien de spécifiquement linguistique.

Attribuer des pensées à autrui

Comme nous l’avons vu plus haut, le but de l’interlocuteur qui interprète


une phrase est de récupérer la pensée que le locuteur voulait exprimer. C’est
donc, dans une certaine mesure, un processus dont l’aboutissement implique
d’attribuer des pensées à autrui. C’est aussi, comme le montre l’exemple de
l’enfant qui refuse d’aller se laver les dents, un processus qui passe par
l’attribution de pensées à autrui. Pour comprendre la phrase de l’enfant, il faut
lui attribuer l’intention de répondre à l’ordre paternel, ainsi que des
connaissances ou des croyances quant au lien entre le fait d’aller se laver les
dents et le fait d’aller se coucher. Par ailleurs, l’enfant qui produit cette phrase
s’attend à ce qu’elle soit comprise et il suppose probablement que son père fait
le même lien que lui entre se laver les dents et aller se coucher : en d’autres
termes, il lui attribue des pensées et des connaissances, celles qui sont
nécessaires pour comprendre sa réponse. Ainsi, l’attribution d’états mentaux à
autrui est indissociable de l’usage du langage. Elle n’est pas pour autant
spécifique au langage et à l’usage du langage : comme les processus inférentiels,
c’est une capacité générale de l’espèce humaine et, au-delà, d’un certain nombre
de mammifères supérieurs.
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On peut dire davantage : non seulement nous attribuons des pensées et des
intentions aux autres êtres humains ou aux animaux, mais nous en attribuons
également à des objets inanimés dont nous savons qu’ils n’ont pas d’états
mentaux. Quand notre ordinateur se met en rideau à la suite d’une fausse
manoeuvre, nous disons volontiers qu’il n’a pas aimé ce que nous lui avons fait,
qu’il n’accepte pas qu’on lui fasse ça, qu’il ne reconnaît pas tel ou tel fichier,
qu’il ne veut pas faire telle ou telle chose, etc. Nous le faisons même pour des
objets beaucoup moins sophistiqués, comme des voitures ou des aspirateurs,
sans parler des thermostats et autres thermomètres (le thermomètre dit qu’un
enfant a de la fièvre, le thermostat accepte ou refuse que la température
dépasse un certain degré, etc.). Encore ces objets, qui sont des artefacts
humains, peuvent-ils être considérés comme « héritant » de leurs fabricants
certains états mentaux, mais nous attribuons aussi des états mentaux à des
objets inanimés naturels, comme des plantes, des cailloux, des montagnes ou
des océans (la mer ou le ciel se fâchent en cas d’orage ou de tempête, la
montagne se met en colère, etc.). L’attitude qui consiste à attribuer des états
mentaux à autrui dépasse donc de beaucoup l’usage du langage. On l’appelle
communément la stratégie de l’interprète.

La stratégie de l’interprète permet de passer du simple décodage, qui ne livre


qu’une interprétation partielle des phrases, à leur interprétation complète. On a
cependant essayé de sauver l’hypothèse codique en proposant une version très
stricte de la stratégie de l’interprète : selon cette version, la stratégie de
l’interprète consiste, pour un individu, disons Pierre, à attribuer à un autre
individu, disons Marie, une pensée ou une connaissance, par exemple que le
chat est sur le paillasson. Pierre pense donc que Marie sait que le chat est sur le
paillasson. Jusque-là, il n’y a rien de troublant. Mais cette version stricte de la
stratégie de l’interprète ne s’arrête pas là. Selon elle, il faut que Marie sache que
Pierre pense que Marie sait que le chat est sur le paillasson et il faut encore que
Pierre sache que Marie sait que Pierre pense que Marie sait que le chat est sur le
paillasson et ainsi de suite à l’infini. Cette version de la stratégie de l’interprète,
généralement connue sous le nom de théorie de la connaissance commune, a donc
pour caractéristique de produire une régression à l’infini.
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Elle a pour but de rendre « sûre » la stratégie de l’interprète et de permettre


une approche presque codique des processus inférentiels : le recours à ces
connaissances partagées se réduit pratiquement à un code qui s’ajoute au code
linguistique. Elle a, néanmoins, deux inconvénients majeurs : d’une part,
comme nous l’avons vu, elle conduit à une régression à l’infini, ce qui la rend à
peu près inutilisable ; d’autre part, elle interdit de rendre compte des
malentendus qui se produisent précisément lorsqu’un locuteur attribue, à tort,
une connaissance à son interlocuteur, connaissance nécessaire à l’interprétation
de la phrase. Si, par exemple, je ne sais pas que vous voulez regarder un film
tard à la télévision, je ne peux pas décider si votre phrase « Le café m’empêche
de dormir » est une réponse positive ou négative à mon offre. Une bonne
théorie de l’interprétation des phrases doit rendre compte non seulement du
succès mais aussi de l’échec de l’interprétation.

Si la stratégie de l’interprète ne repose pas sur la connaissance commune, au


sens indiqué plus haut, sur quoi s’appuie-t-elle ? Sur quelque chose
d’évidemment moins fort, à savoir sur des connaissances dont il est clair que les
interlocuteurs les partagent ou peuvent les partager (si nous sommes en train
de parler et si une moto passe à quelques mètres de nous dans un vacarme
étourdissant, nous pensons probablement l’un et l’autre que notre interlocuteur
partage la perception de ce bruit et partage notre croyance quant au passage
d’un engin motorisé bruyant). Quant à des connaissances plus sophistiquées,
qui ne reposent pas sur la perception immédiate, nous avons tendance à penser
que les autres les partagent sauf si nous savons explicitement que ce n’est pas le
cas : si Pierre, un éleveur de chiens, parle à Jean, qui sait à peine reconnaître un
chien d’un chat, de différentes races de chien, il devra lui expliquer les
différences, de taille notamment, entre un Terre-Neuve et un Chihuahua. S’il
parlait avec un collègue, en revanche, il supposerait que ses connaissances sont
partagées par son collègue.

Ainsi, la langue est produite et interprétée non seulement par un processus


d’encodage et de décodage, mais aussi par des processus inférentiels qui
s’appuient sur la stratégie de l’interprète et qui exploitent des capacités
humaines générales et non spécifiques au langage, à sa production et à son
interprétation.
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Conclusion

Nous allons développer les points abordés dans cette introduction tout au
long de ce livre. Nous ne parlerons donc pas de linguistique au sens strict du
terme, c’est-à-dire que nous ne parlerons pas des aspects codiques du langage :
nous traiterons uniquement des processus d’interprétation qui viennent se
superposer au code pour livrer une interprétation complète des phrases, c’est-à-
dire de pragmatique. Nous commencerons néanmoins par rappeler, dans un
premier chapitre à caractère historique, les débuts de la pragmatique qui
permettent de comprendre pourquoi les phénomènes qui nous occupent ici ont
été négligés pendant longtemps et pourquoi l’Intelligence Artificielle et
l’ingénierie linguistique, en les ignorant, ont rencontré les difficultés que l’on
sait.
La pragmatique aujourd’hui 14

Chapitre 1

La naissance de la pragmatique
« Le Lapin Blanc mit ses lunettes. « Où dois-je
commencer, votre Majesté ? », demanda-t-il.

« Commence au début », dit le Roi gravement, « et


continue jusqu’à ce que tu arrives à la fin : à ce moment-
là, arrête-toi »

Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles

Introduction

Il est intéressant de noter que la naissance de la pragmatique et celle des


sciences cognitives sont à peu près contemporaines. Les réflexions autour de
l’intelligence artificielle se sont développées dans un nouvel état d’esprit, celui
qui a donné lieu aux Sciences cognitives. En Amérique notamment, la
psychologie avait pris dès le début du siècle une orientation
comportementaliste (ou, pour employer la francisation du mot américain,
behavioriste) : la psychologie behavioriste, empiriste au-delà de toute limite
raisonnable, se refusait à postuler l’existence de choses inobservables comme les
états mentaux. Elle préférait donc s’en tenir à l’observation des comportements,
principalement des comportements animaux, pour fonder toute généralisation
sur les données psychologiques. La tâche du psychologue a donc consisté,
pendant plusieurs décennies, à apprendre à des pigeons ou à des rats des
tâches, récompensées par de la nourriture, ou, au contraire, à leur apprendre à
éviter certaines actions, punies par exemple par une décharge électrique. Dans
cette optique, toute activité animale ou humaine, depuis la traversée d’un
labyrinthe (la tâche favorite des behavioristes) jusqu’à l’apprentissage du
langage, s’explique par un modèle simple du type stimulus/réponse, la réponse
pouvant consister en une récompense ou un châtiment (ou, en termes plus
behavioristes, unrenforcement ou unconditionnement)

Les sciences cognitives (psychologie, linguistique, philosophie de l’esprit,


intelligence artificielle, neurosciences) se sont largement constituées en réaction
La pragmatique aujourd’hui 15

au courant behavioriste. Le reste de ce livre leur sera consacré ou, plus


précisément, sera consacré à la façon dont la pragmatique peut participer au
programme de recherche défini par les sciences cognitives, que l’on peut
rapidement résumer de la façon suivante : expliciter le fonctionnement de
l’esprit/cerveau et montrer comment l’esprit - humain notamment - acquiert
des connaissances, les développe et les utilise en s’appuyant, entre autres, sur la
notion d’état mental.

On peut dater les débuts du programme cognitif aux années 1950 et, plus
précisément, à l’année 1956 et aux premiers articles de Chomsky, Miller Newell
et Simon, Minsky et McCulloch (nous les retrouverons dans le chapitre
suivant). On peut aussi dater la naissance de la pragmatique à l’année 1955,
lorsque John Austin a prononcé les William James Lectures à l’Université
d’Harvard.

Austin et la naissance de la pragmatique

On a parlé de pragmatique (à ne pas confondre avec le pragmatisme, un


courant philosophique américain représenté principalement par William James,
John Dewey ou Richard Rorty) bien avant que des travaux existent dans ce
domaine. En 1938, dans un article écrit pour une encyclopédie scientifique, le
philosophe américain Charles Morris distingue différentes disciplines qui
traitent du langage : la syntaxe (très grossièrement, la grammaire, limitée à
l’étude des relations entre signes), la sémantique (qui traite de la signification,
définie par la relation de dénotation entre les signes et ce qu’ils désignent) et
enfin la pragmatique qui, selon Morris, traite des relations entre les signes et
leurs utilisateurs. Dans son esprit, la pragmatique se limitait à l’étude des
pronoms de première et deuxième personne et à celle des adverbes de temps et
de lieu (ici, maintenant), toutes expressions qui tirent leur signification de
données partiellement extérieures au langage lui-même, c’est-à-dire de la
situation dans laquelle la communication se produit. Néanmoins, la
pragmatique était restée un mot qui ne recouvrait aucune recherche effective.

Lorsqu’en 1955, le philosophe John Austin prononce les William James


Lectures, il n’a aucunement conscience de fonder une sous-discipline de la
linguistique. Son but est de fonder une nouvelle discipline philosophique, la
La pragmatique aujourd’hui 16

philosophie du langage. Il y réussira, mais les William James Lectures seront


également le creuset de la pragmatique linguistique, dont elles constitueront le
centre pendant une trentaine d’années.

La suite de conférences prononcées par Austin en 1955 a pour but de mettre


en cause un des fondements de la philosophie analytique anglo-saxonne de
l’époque, selon lequel le langage a principalement pour but de décrire la
réalité : toutes les phrases (mis à part les questions, les phrases impératives et
les exclamations) peuvent alors être évaluées comme vraies ou fausses. Elles
sont vraies si la situation qu’elles décrivent s’est effectivement produite dans le
monde ; elles seront fausses dans le cas contraire. Ainsi la phrase « Anne et
Jacques écrivent ‘La pragmatique aujourd’hui’ » est vraie puisque, au moment
où nous écrivons ce paragraphe, nous sommes en train d’écrire le livre en
question, que vous serez, vous-mêmes, en train de lire dans quelques mois.
Cette hypothèse quant au caractère descriptif des phrases, Austin la baptise, de
façon évocatrice, du nom d’illusion descriptive. C’est à la discuter et à la rejeter
qu’il consacre les William James Lectures.

Austin part d’une constatation simple : de nombreuses phrases qui ne sont ni


des questions, ni des phrases impératives, ni des exclamations ne décrivent
pourtant rien et ne sont pas évaluables du point de vue de leur vérité ou de leur
fausseté. En fait, loin d’être utilisées pour décrire la réalité, elles sont utilisées
pour la modifier : elles ne disent rien de l’état présent ou passé du monde, elles
le changent ou cherchent à le changer. Austin pense à des phrases comme « Je
t’ordonne de te taire », « Je te baptise au nom du Père, du Fils et du Saint-
Esprit » ou « Je te promets que je viendrai demain ». Dans ces phrases, on ne dit
rien de l’état du monde, mais on cherche à agir sur lui : le locuteur de « Je
t’ordonne de te taire » cherche à imposer le silence à son interlocuteur et,
probablement, à passer d’un état bruyant à un état silencieux du monde ; le
locuteur de « Je te baptise au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit » fait
passer l’individu auquel il s’adresse de l’état de non-chrétien à l’état de
chrétien ; le locuteur de « Je te promets que je viendrai demain » crée un
engagement, une sorte de contrat moral entre lui et son interlocuteur, contrat
qui n’existait pas préalablement.
La pragmatique aujourd’hui 17

De cette constatation, Austin tire une conclusion : parmi les phrases qui ne
sont ni interrogatives, ni impératives, ni exclamatives, c’est-à-dire parmi les
phrases déclaratives, certaines, comme « Le chat est sur le paillasson » ou « Il
pleut », décrivent le monde et peuvent être évaluées quant à leur vérité ou leur
fausseté ; d’autres, comme celles que nous avons indiquées plus haut, ne
décrivent pas le monde et ne sont pas susceptibles d’une évaluation en termes
de vérité ou de fausseté. Il nomme les premières constatives et les secondes
performatives. Les phrases performatives ont un certain nombre de particularités
que n’ont pas les phrases constatives : elles sont à la première personne de
l’indicatif présent et elles contiennent un verbe comme ordonner, promettre, jurer,
baptiser dont le sens correspond précisément au fait d’exécuter un acte. Ces
verbes sont dits performatifs. Enfin, les phrases performatives, si elles ne sont
pas susceptibles de vérité ou de fausseté, ne sont pas pour autant impossibles à
évaluer : leur évaluation se fait en termes de bonheur ou d’échec. Pour en
revenir à l’exemple donné dans l’Introduction, le père qui ordonne à son fils
d’aller se laver les dents et qui se voit répondre « Je n’ai pas sommeil » n’a pas
dit quelque chose de vrai ou de faux : il a donné un ordre et son ordre a échoué
puisqu’il n’a pas été obéi. Si, en revanche, l’enfant était allé se laver les dents,
l’ordre aurait été couronné de succès.

Au cours des William James Lectures, la vision d’Austin va évoluer et se


radicaliser : il commence par remarquer que l’opposition constatif/ performatif
n’est pas aussi simple qu’il le pensait au départ (certaines phrases
performatives par exemple ne sont pas à la première personne de l’indicatif
présent et ne comportent pas de verbe performatif, comme les annonces au
bridge ou les phrases du type « La séance est levée ») et cette constatation
l’amène à faire une nouvelle distinction, qui est encore de mise aujourd’hui. Il
admet que toute phrase complète, en usage, correspond à l’accomplissement
d’au moins un acte de langage et il distingue trois types d’actes de langage. Le
premier est un acte locutionnaire, celui que l’on accomplit par le simple fait de
dire quelque chose ; le deuxième est un acte illocutionnaire que l’on accomplit
en disant quelque chose ; le troisième est un acte perlocutionnaire que l’on
accomplit par le fait de dire quelque chose. Reprenons l’exemple de l’ordre
d’aller se laver les dents. Le père, en disant « Va te laver les dents » accomplit,
de ce fait même, deux actes simultanément : il accomplit un acte locutionnaire,
La pragmatique aujourd’hui 18

celui de prononcer la phrase « Va te laver les dents » ; il accomplit un acte


illocutionnaire, l’acte d’ordonner à son fils d’aller se laver les dents. Le fils, en
répondant « Je n’ai pas sommeil », accomplit trois actes : un acte locutionnaire,
lorsqu’il prononce la phrase « Je n’ai pas sommeil » ; un acte illocutionnaire
d’assertion ou d’affirmation du fait qu’il n’a pas sommeil (qu’on ne doit pas
confondre avec un quelconque acte de réponse ou de refus) ; un acte
perlocutionnaire de persuasion, du fait qu’il essaie de persuader son père qu’il
peut attendre pour se laver les dents puisqu’il n’a pas sommeil.

Ainsi, dans cette seconde phase, Austin abandonne la distinction


performatifs/constatifs et la signification qu’il mettait derrière performatif se
retrouve largement dans la notion d’acte illocutionnaire. C’est d’ailleurs cette
notion qui est encore reprise dans les travaux contemporains. Il admet que
toute phrase, dès lors qu’elle est énoncée sérieusement, correspond au moins à
l’exécution d’un acte locutionnaire et à celle d’un acte illocutionnaire, et parfois
aussi à celle d’un acte perlocutionnaire. Ses dernières conférences sont
consacrées à une classification des différents types d’actes illocutionnaires,
classification que nous ne reproduirons pas ici, car elle n’offre plus guère
d’intérêt à l’heure actuelle.

Austin est mort en 1960, peu de temps après les William James Lectures qui
ont été publiées de façon posthume (en 1962). Son travail a néanmoins eu un
grand retentissement et a suscité de nombreuses recherches ultérieures dans le
domaine des actes de langage.

Searle et la théorie des actes de langage

Parmi ses successeurs et disciples, le philosophe américain John Searle tient


le haut du pavé. Il reprend et développe la théorie d’Austin dans deux de ses
dimensions essentielles : les intentions et les conventions. En effet, on peut voir
les actes de langage et les phrases par lesquelles ils sont accomplis comme un
moyen conventionnel pour exprimer et réaliser des intentions. Cet aspect est
déjà présent chez Austin, mais c’est chez Searle qu’il trouve son plein
développement.

Searle ne s’intéresse qu’aux actes illocutionnaires. Il est dubitatif quant à


l’existence des actes perlocutionnaires et ne s’intéresse guère, à juste titre, aux
La pragmatique aujourd’hui 19

actes locutionnaires. Sa contribution principale consiste à distinguer, dans une


phrase, ce qui relève de l’acte illocutionnaire lui-même et qu’il appelle le
marqueur de force illocutionnaire et ce qui relève du contenu de l’acte et qu’il
appelle le marqueur de contenu propositionnel. Ainsi, dans la phrase « Je te
promets que je viendrai demain », « Je te promets » est le marqueur de force
illocutionnaire et « je viendrai demain » est le marqueur de contenu
propositionnel. Dans cette mesure, le locuteur qui prononce la phrase « Je te
promets que je viendrai demain » a une première intention, celle de promettre
de venir demain, et il satisfait cette intention grâce à des règles linguistiques
conventionnelles qui fixent la signification de la phrase « Je te promets que je
viendrai demain ». En d’autres termes, le locuteur a l’intention de promettre
qu’il viendra demain et il satisfait cette intention par la production de la phrase
« Je te promets que je viendrai demain » parce qu’il a l’intention, en prononçant
cette phrase, de faire reconnaître à son interlocuteur son intention de promettre
de venir demain par la connaissance qu’a son interlocuteur des règles qui
régissent le sens des expressions de la langue qu’ils parlent l’un et l’autre. Ainsi,
le locuteur a une double intention :

A. promettre de venir demain ;

B. faire reconnaître cette intention par la production de la phrase « Je te


promets de venir demain » en vertu des règles conventionnelles qui
gouvernent l’interprétation de cette phrase dans la langue commune.

L’autre contribution de Searle consiste en une description des conditions


selon lesquelles un acte illocutionnaire est ou n’est pas couronné de succès. Il
distingue les règles préparatoires qui portent sur la situation de communication
(les interlocuteurs parlent la même langue, ils parlent « sérieusement », etc.), la
règle de contenu propositionnel (la promesse implique que le locuteur s’attribue à
lui-même l’accomplissement d’un acte futur), les règles préliminaires qui portent
sur des croyances d’arrière-plan (le locuteur d’un ordre souhaite que l’acte qu’il
ordonne d’accomplir le soit et il n’est pas évident qu’il le serait sans cet ordre),
la règle de sincérité qui porte sur l’état mental du locuteur (pour l’affirmation ou
pour la promesse, il doit être sincère), la règle essentielle qui spécifie le type
d’obligation contractée par l’un ou l’autre des interlocuteurs (la promesse ou
l’assertion impliquent l’engagement du locuteur quant à ses intentions ou à ses
La pragmatique aujourd’hui 20

croyances), les règles d’intention et de convention qui décrivent les intentions du


locuteur et la façon dont il les met en application grâce à des conventions
linguistiques, comme indiqué précédemment. Cette description lui permet de
donner une nouvelle classification des actes de langage et a servi de base à une
logique des actes illocutionnaires.

L’hypothèse performative et le performadoxe

Jusqu’ici nous n’avons parlé que de travaux en philosophie du langage. Mais


la théorie des actes de langage a aussi inspiré les linguistes et a constitué la base
du développement des premiers travaux en « pragmatique linguistique ». L’un
des articles de linguistes les plus connus a été produit par un sémanticien
générativiste, John Ross, en 1970. La sémantique générative, comme les autres
courants de la grammaire générative, distingue la structure de surface (la phrase
effectivement prononcée) et la structure profonde (la signification de la phrase,
comprenant par exemple l’antécédent des pronoms, ainsi que les expressions
élidées dans la structure de surface, etc.). Selon Ross, contrairement aux
hypothèses classiques de la grammaire générative et notamment de son
fondateur, Noam Chomsky, toutes les phrases qui ne comportent pas dans leur
structure de surface un performatif explicite ont, dans leur structure profonde,
une préface performative. Cette hypothèse, appelée hypothèse performative,
revient ainsi à dire qu’une phrase comme « le chat est sur le paillasson » a pour
structure profonde « J’affirme que le chat est sur le paillasson » et est donc
équivalente, du point de vue de sa signification, à cette phrase.

Ross justifie cette hypothèse par un certain nombre d’arguments


syntaxiques : le plus convaincant est la présence d’adverbes comme
« franchement », ou de locutions comme « entre nous », dans des phrases sans
verbe performatif. En effet, dans une phrase comme « Franchement, Jean est un
incapable » ou dans « Entre nous, Jean est un incapable », on ne voit pas sur
quoi portent les expressions « franchement » et « entre nous » si ce n’est sur un
verbe performatif, présent en structure profonde et élidé en structure de
surface. Les phrases « Franchement, Jean est un incapable » ou « Entre nous,
Jean est un incapable », seraient donc équivalentes à « Je te dis franchement que
Jean est un incapable » et « Je te dis entre nous que Jean est un incapable » : le
rattachement des expressions « franchement » et « entre nous » se fait tout
La pragmatique aujourd’hui 21

naturellement sur le marqueur de force illocutionnaire « je te dis ». On


remarquera que la préface performative de Ross correspond au marqueur de
force illocutionnaire de Searle.

Outre qu’elle permettait de rendre compte du rattachement syntaxique de


certains adverbes ou de certaines locutions, l’hypothèse performative avait
aussi l’avantage de répondre à des arguments critiques contre la distinction
marqueur de force illocutionnaire/marqueur de contenu propositionnel. Elle
permettait en effet de faire surgir un marqueur de force illocutionnaire là où la
phrase prononcée n’en contenait apparemment pas et de justifier ainsi la
conviction empruntée par Searle à Austin : toute phrase énoncée sérieusement
correspond nécessairement à la réalisation d’un acte illocutionnaire, sans qu’il
soit besoin de distinguer entre les phrases comportant un verbe performatif et
celles qui n’en comportent pas.

L’hypothèse performative a fait l’objet d’une critique définitive par deux


philosophes, Boer et Lycan. Ils ont fait remarquer que si l’on adopte l’hypothèse
performative et si l’on accepte l’idée selon laquelle toute phrase a une structure
de surface et une structure profonde, la seconde correspondant au sens de la
phrase, cette hypothèse revient à considérer comme équivalentes du point de
vue de leur sens des phrases qui ne le sont pas. En effet, dans cette optique, « Il
pleut » et « Je dis qu’il pleut » ont la même structure profonde - le même sens -,
à savoir « Je dis qu’il pleut ». De même, la phrase « Le chat est sur le
paillasson » et la phrase « J’affirme que le chat est sur le paillasson » ont la
même structure profonde - le même sens -, à savoir « J’affirme que le chat est
sur le paillasson ». Or, si le locuteur dit « Je dis qu’il pleut », ce qu’il a dit est
vrai indépendamment du fait qu’il pleuve, alors que s’il dit « Il pleut », ce qu’il
dit n’est vrai que s’il pleut réellement. Ainsi, Boer et Lycan montrent que
l’hypothèse performative amène à une conclusion inacceptable, qu’ils baptisent
le performadoxe : des phrases différentes et qui n’ont très évidemment pas le
même sens sont supposées équivalentes du point de vue de leur sens et donc
des conditions qui déterminent leur vérité ou leur fausseté.
La pragmatique aujourd’hui 22

Quelle sorte d’actes de langage sont la fiction et le mensonge ?

Depuis le début de ce chapitre, nous avons fait allusion au fait que les
phrases qui, selon Austin, Searle ou leurs successeurs, correspondent à des
actes illocutionnaires sont des phrases « sérieuses » ou « prononcées
sérieusement ». En effet, Austin, comme Searle, exclut du domaine des actes
illocutionnaires les phrases qui interviennent dans du discours « non sérieux »,
comme la fiction. La fiction ou le mensonge sont qualifiés d’actes parasites par
Austin, qui n’a pas développé d’analyse sur ce sujet. Searle, en revanche, a
consacré un article à la fiction, article où il discute aussi le mensonge.

Selon Searle, le mensonge et la fiction sont deux activités langagières qui


adoptent généralement la forme de l’assertion ou de l’affirmation, sans pour
autant être d’authentiques assertions ou affirmations. En effet, les règles qui
régissent le bonheur ou l’échec de l’acte d’assertion ne sont pas respectées dans
la fiction ou dans le mensonge : dans un cas comme dans l’autre, la condition
de sincérité (selon laquelle le locuteur croit à la vérité de ce qu’il asserte ou de
ce qu’il affirme) est violée. Le locuteur d’un mensonge ou d’un texte de fiction
ne croit pas à la vérité de ce qu’il affirme. Si, pourtant, la fiction et le mensonge
sont deux actes qui empruntent la forme de l’assertion sans être d’authentiques
assertions, ce ne sont pas pour autant deux actes équivalents : en effet, alors que
le locuteur d’une phrase mensongère a l’intention de tromper son interlocuteur,
c’est-à-dire qu’il a l’intention de lui faire croire qu’il (le locuteur) croit à la vérité
de ce qu’il affirme, le locuteur d’une phrase de fiction n’a pas l’intention de
tromper son interlocuteur, c’est-à-dire qu’il n’a pas l’intention de lui faire croire
qu’il (le locuteur) croit à la vérité de ce qu’il affirme apparemment. Ainsi, les
intentions derrière le mensonge et la fiction sont des intentions différentes et,
malgré leur apparente similarité, la fiction et le mensonge ne doivent pas être
confondus, contrairement à certaines idées reçues.

Selon Searle, dans la fiction, le locuteur prétend faire un acte d’assertion et a


donc l’intention de prétendre faire un acte d’assertion, mais n’a pas pour autant
l’intention de tromper son interlocuteur. Le locuteur d’un mensonge
prétendrait aussi faire un acte d’assertion, mais il aurait tout à la fois l’intention
de prétendre faire un acte d’assertion et l’intention de tromper son
interlocuteur. En d’autres termes, le locuteur d’une fiction prétendrait faire un
La pragmatique aujourd’hui 23

acte d’assertion, mais n’essaierait pas de faire croire à son interlocuteur qu’il est
confronté à un authentique acte d’assertion, alors que le locuteur d’un
mensonge prétendrait faire un acte d’assertion et essaierait de faire croire à son
interlocuteur qu’il est confronté à un authentique acte d’assertion.

Pour expliquer comment la fiction est possible dans son optique


extrêmement conventionnaliste (où les intentions sont véhiculées grâce aux
conventions qui régissent les phrases qui les expriment), Searle rejette
l’hypothèse d’un langage propre à la fiction, où les phrases n’auraient pas le
même sens que dans le discours ordinaire. Il suppose cependant l’existence de
règles conventionnelles propres à la fiction : ce ne sont pas des règles qui
indiquent quel est le sens des phrases, mais des règles qui viennent suspendre
certaines des règles sémantiques qui régissent le sens des phrases, notamment
celles qui ont à voir avec le type d’acte de langage accompli et avec l’état mental
du locuteur (la règle de sincérité notamment).

Searle ajoute une autre dimension à sa théorie de la fiction : il remarque à


juste titre que toutes les phrases d’un texte de fiction ne sont pas fausses.
Certaines sont vraies et, selon lui, celles-là correspondent à d’authentiques
assertions (il en va ainsi des phrases qui portent sur des descriptions
géographiques, par exemple, « Londres, qui est la capitale de l’Angleterre, était,
au moment où nous vous parlons, la ville la plus peuplée d’Europe »). On
aurait donc ainsi dans un texte, côte à côte pour ainsi dire, à la fois des phrases
qui sont des phrases de fiction (qui prétendent être des assertions, mais dont le
locuteur et l’interlocuteur savent qu’elles n’en sont pas) et des phrases qui sont
d’authentiques actes d’assertion.

L’ensemble complexe qu’est la théorie de la fiction proposée par Searle


rencontre cependant une difficulté majeure : Searle suppose qu’il n’y a pas de
langage propre à la fiction, mais que certaines règles suspensives s’appliquent
conventionnellement aux phrases de fiction. Le problème, dès lors, est de savoir
comment on reconnaît les phrases de fiction. Une solution simple aurait
consisté à considérer que toute phrase qui intervient dans un texte de fiction, un
roman ou une pièce de théâtre par exemple, est, de ce fait même une phrase de
fiction. Mais Searle, en insistant sur la coexistence de phrases de fiction et
d’authentiques assertions à l’intérieur des mêmes textes, s’est interdit cette
La pragmatique aujourd’hui 24

possibilité. Comme, par ailleurs, les contes de fées mis à part (où le récit
commence par « Il était une fois… »), il n’y a pas de formule propre à la fiction,
on ne voit pas bien comment le locuteur d’une phrase de fiction peut satisfaire
son intention de prétendre sans intention de tromper son interlocuteur. Plus
précisément, on ne voit pas bien comment il peut arriver à ne pas tromper son
interlocuteur et il semble que la théorie de Searle échoue à répondre sur ce
point important. Ainsi, la théorie de la fiction proposée par Searle semble poser
davantage de problèmes à la théorie des actes de langage et aux notions
centrales d’intention et de convention qu’elle n’en résout.

Mis à part son analyse élémentaire selon laquelle le locuteur d’un mensonge
a l’intention tout à la fois de prétendre faire un acte d’assertion et de tromper
son adversaire, Searle ne dit pas grand chose du mensonge. De fait, il semble
que le mensonge pose à la théorie des actes de langage des problèmes qui ne
sont pas moins aigus que ceux que pose la fiction. Considérons en effet le type
d’acte qu’est le mensonge : il va de soi que c’est un acte locutionnaire, mais est-
ce un acte illocutionnaire ou un acte perlocutionnaire ? Si c’est un acte
illocutionnaire, alors les intentions du locuteur doivent être exprimées
conventionnellement dans l’énoncé. Dans la mesure où ces intentions consistent
tout à la fois à prétendre accomplir un acte d’assertion et à tromper
l’interlocuteur en lui faisant croire qu’un authentique acte d’assertion a
effectivement été accompli, on ne voit pas bien que ces intentions puissent être
exprimées conventionnellement (c’est-à-dire explicitement) dans une phrase si
l’on veut qu’elles aient la moindre chance d’aboutir. En effet, une condition
évidente du succès d’un acte de tromperie, c’est de ne pas apparaître comme
tel.

Ainsi, le mensonge n’est pas un acte illocutionnaire. Est-ce un acte


perlocutionnaire ? Effectivement, il semble que le mensonge entre bien dans le
cadre attribué par Austin aux actes perlocutionnaires. Plus question ici de
convention : l’acte perlocutionnaire se réalise indirectement par la production
d’une phrase et non directement comme un acte illocutionnaire. Mais si le
mensonge est un acte perlocutionnaire et il semble bien qu’il le soit (si l’on tient
à le décrire dans la théorie des actes de langage et l’on ne voit pas bien
comment cette théorie pourrait ignorer le mensonge), comme pour tout acte
La pragmatique aujourd’hui 25

perlocutionnaire on doit pouvoir décrire les conditions de son succès ou de son


échec. Comme tout acte perlocutionnaire, le mensonge se réalise au travers d’un
acte illocutionnaire et, dans ce cas spécifique, au travers d’un acte
illocutionnaire d’assertion. On peut donc supposer que le succès de l’acte
perlocutionnaire de mensonge est lié, d’une façon ou d’une autre, au succès de
l’acte illocutionnaire d’assertion au travers duquel il s’accomplit. C’est bien le
cas : en effet, pour que l’acte de mensonge soit couronné de succès, il faut que
l’acte d’assertion correspondant le soit aussi. Cependant, si l’acte d’assertion
correspondant l’est, alors la condition de sincérité selon laquelle le locuteur
croit à la vérité de ce qu’il asserte doit être vérifiée. Mais si la condition de
sincérité est remplie, alors l’acte accompli ne peut être un mensonge puisque,
dans le mensonge, par définition, le locuteur ne croit pas à la vérité de ce qu’il
dit. Ainsi le mensonge ne peut être heureux que si l’acte accompli est un
authentique acte d’assertion, mais si c’est un authentique acte d’assertion, alors
il n’y a pas mensonge. Il semble bien que la théorie des actes de langage ait
quelque difficulté à décrire le mensonge dans la mesure où elle conduit au
paradoxe que nous venons de décrire et dont il n’y a pas de moyen évident de
sortir.

Prenons un exemple : en 1958, le Général de Gaulle s’est rendu en Algérie et


a prononcé depuis le balcon de l’Hôtel de Ville d’Alger un discours resté
célèbres. Aux Pieds-Noirs, qui souhaitaient que l’Algérie reste française, il a
dit : « Français, je vous ai compris », ce que l’assistance a interprété comme la
promesse de la pérennité d’une Algérie française. On peut discuter de
l’interprétation de la phrase du Général de Gaulle. Nous ne le ferons pas ici et
nous supposerons que cette phrase signifiait effectivement « L’Algérie restera
française ». Vu la suite des événements, il semble bien que les intentions du
Général de Gaulle n’étaient pas que l’Algérie restât française, mais bien plutôt
qu’elle devienne indépendante. Ainsi, le Général de Gaulle aurait menti aux
Pieds-Noirs.

Comment peut-on décrire ce mensonge dans la théorie des actes de langage,


étant donné ce que nous venons de dire plus haut ? En disant « Français, je vous
ai compris », le Général de Gaulle avait l’intention de prétendre faire un acte
d’assertion et il avait l’intention de tromper les Pieds-Noirs en leur faisant
La pragmatique aujourd’hui 26

croire qu’il avait effectivement asserté « Français, je vous ai compris », pour


qu’ils en tirent la conclusion : « L’Algérie restera française ». Pour que son
mensonge soit couronné de succès, il faut que les Pieds-Noirs croient que de
Gaulle a authentiquement asserté « Français, je vous ai compris » avec pour
interprétation « L’Algérie restera française », c’est-à-dire qu’il faut qu’ils croient
que de Gaulle croit : « L’Algérie restera française ». Il faut que l’assertion soit
couronnée de succès, c’est-à-dire qu’il faut que de Gaulle respecte la condition
de sincérité, qu’il croit à la vérité de « L’Algérie restera française ». Mais si c’est
le cas, alors de Gaulle n’a pas menti puisqu’il n’a fait que dire ce qu’il croit (et,
incidemment, on s’explique mal les décisions qu’il a prises par la suite). Il ne
semble donc pas que l’on puisse donner une description rationnelle dans la
théorie des actes de langage de ce qu’a fait de Gaulle en 1958 sur le balcon de
l’Hôtel de Ville d’Alger.

Ainsi, la théorie des actes paraît avoir de grosses difficultés à décrire le


mensonge et la fiction, et toute description de ces actes la conduit à des
paradoxes ou à des contradictions. Or toute théorie de l’usage du langage, toute
théorie pragmatique, devrait permettre de décrire ce que nous faisons
quotidiennement avec le langage et le mensonge est pour le moins un acte
regrettablement quotidien.

La condition de sincérité, les états mentaux du locuteur et le paradoxe de la


croyance

C’est la condition de sincérité qui pose problème pour la description de la


fiction ou du mensonge dans la théorie des actes de langage, et, avec elle, ce
sont les notions d’intention et de convention et le lien étroit que la théorie
établit entre elles qui sont remis en cause. La condition de sincérité est, en elle-
même, un problème pour la théorie des actes de langage. Elle l’est d’autant plus
si l’on considère, comme le font certains travaux récents qui prennent la suite
de ceux de Searle, que l’état mental du locuteur est une partie du sens
conventionnel de l’énoncé. Cette hypothèse amène à quelque chose de très
proche de l’hypothèse performative par certains points et est susceptible de
recevoir les mêmes objections.
La pragmatique aujourd’hui 27

Selon elle, en effet, une phrase comme « Il pleut » a pour sens


(conventionnel) « je crois qu’il pleut ». De même, une phrase comme « le chat
est sur le paillasson » a pour sens (conventionnel) « je crois que le chat est sur le
paillasson ». Ainsi, les phrases « Il pleut » et « Je crois qu’il pleut », de même
que les phrases « Le chat est sur le paillasson » et « Je crois que le chat est sur le
paillasson » seraient équivalentes du point de vue de leur sens. Si elles sont
équivalentes du point de vue de leur sens, les conditions de leur vérité ou de
leur fausseté sont identiques. Or, il n’est pas besoin d’une longue réflexion pour
s’apercevoir que la phrase « Il pleut » est vraie s’il pleut effectivement et que la
phrase « Le chat est sur le paillasson » est vraie si le chat est effectivement sur le
paillasson alors que les phrases « Je crois qu’il pleut » et « Je crois que le chat est
sur le paillasson » sont vraies si, respectivement, je crois qu’il pleut et je crois
que le chat est sur le paillasson. On pourrait penser que c’est pareil. Mais ce
serait négliger la faillibilité des croyances humaines : pendant des siècles il a été
vrai que les hommes croyaient que la Terre était plate sans qu’il ait jamais été
vrai que la Terre soit plate. Donc les phrases « La Terre est plate » et «Je crois
que la Terre est plate » ne sont pas équivalentes et les couples de phrases « Il
pleut » et « Je crois qu’il pleut » d’une part, « Le chat est sur le paillasson » et
« Je crois que le chat est sur le paillasson » d’autre part ne le sont pas
davantage. Prétendre le contraire conduit au Paradoxe de la croyance.

Ainsi, le lien étroit établi dans la théorie des actes de langage entre les états
mentaux du locuteur et les phrases dans lesquelles il accomplit des actes
illocutionnaires n’est pas acceptable dans sa version forte et l’ensemble de la
théorie s’en ressent. Cela ne veut pas dire que la théorie des actes de langage
n’a pas mis en lumière des phénomènes intéressants : c’est plutôt qu’elle échoue
à les décrire de façon appropriée, à cause tout à la fois de la généralité à laquelle
elle prétend et de l’approche extrêmement conventionnaliste qu’elle a choisie.

La théorie des actes de langage n’est pas une théorie cognitive

Nous avons dit au début de ce chapitre que la pragmatique à ses débuts,


c’est-à-dire la théorie des actes de langage, s’est constituée en même temps que
les sciences cognitives. Pour autant, la pragmatique issue de la théorie des actes
de langage ne nous semble pas être le moins du monde une théorie cognitive.
La pragmatique aujourd’hui 28

Par certains aspects, elle est plus proche du behaviorisme que des sciences
cognitives.

Ce qui la sépare du behaviorisme, c’est qu’elle reconnaît l’existence d’états


mentaux : les intentions exprimées dans les actes de langage ne sont pas autre
chose que des états mentaux. Mais la proximité proclamée entre les états
mentaux (les intentions) et les phrases qui les expriment conventionnellement
(les actes de langage) rend, dans une certaine mesure transparents les états
mentaux. Ceux-ci n’intéressent d’ailleurs les théoriciens des actes de langage
que dans la mesure où ils sont exprimés dans ces actes. C’est cette conception
du rapport entre états mentaux et langage qui amène Searle à proposer un
principe, le principe d’exprimabilité : tout état mental (pensée, croyance, désir,
intention, etc.) peut être exprimé explicitement et littéralement par une phrase
(il n’y a pas d’état mental qui ne puisse faire l’objet d’une traduction explicite).
Dès lors, la transparence des états mentaux a pour conséquence que
l’observation des états mentaux se réduit à celle des phrases qui les expriment,
c’est-à-dire à une observation du comportement linguistique des individus. On
est donc bien dans une optique qui est davantage celle du behaviorisme que
celle des sciences cognitives.

Cette conception des rapports entre langage et états mentaux explique


pourquoi la pramatique à ses débuts s’est développée indépendamment des
sciences cognitives. Loin de venir compléter les approches purement
linguistiques pour permettre à l’Intelligence Artificielle de progresser sur le
chemin de l’ingénierie linguistique, en résolvant par exemple les problèmes que
nous avons évoqués dans l’Introduction (la nécessité de processus inférentiels et
d’une approche qui ne soit pas purement codique de l’interprétation des
phrases), elle a au contraire largement bloqué le développement de travaux en
ce domaine. La pragmatique des actes de langage s’est en effet largement
développée sur le modèle du code et n’a guère intégré les processus inférentiels
ou, lorsqu’elle l’a fait, l’a fait sur un modèle de la connaissance commune qui,
comme nous l’avons vu dans l’Introduction, ramène aux modèles du code.

Ce n’est pas non plus un hasard si Searle est un adversaire convaincu de


l’Intelligence Artificielle et s’il a vigoureusement attaqué le test de Turing. Selon
lui, une machine qui passerait le test de Turing serait possible, mais ne
La pragmatique aujourd’hui 29

penserait pas. Son argument passe par ce que l’on appelle une expérience de
pensée, c’est-à-dire une expérience fictive où l’on demande au lecteur de
supposer vraies certaines hypothèses ou certaines situations et de se prononcer
sur les conclusions que l’on pourrait tirer de ces faits ou de ces situations
hypothétiques. Dans cette expérience de pensée, connue sous le nom
d’« Expérience de la chambre chinoise », Searle demande à son lecteur
d’imaginer qu’un individu, de langue maternelle anglaise et qui ne parle pas un
mot de chinois, est enfermé dans une chambre close. On lui donne par une
ouverture des morceaux de papier sur lesquels sont inscrits des signes chinois ;
il doit, suivant des instructions écrites, en donner d’autres en échange, sur
lesquels sont écrits d’autres signes chinois et qu’il choisit en fonction des
instructions reçues. Les papiers qu’on lui donne sont des questions et les
papiers qu’il rend sont des réponses à ces questions, mais il ne le sait pas : tout
ce qu’il sait, c’est qu’il applique de façon aveugle (quant à leurs causes et à leurs
conséquences) les instructions qu’on lui a données.

Si les réponses données aux questions font sens et si l’on peut croire en les
voyant que c’est un être humain conscient de ce qu’il fait qui a répondu, alors
on peut dire que l’individu de langue maternelle anglaise enfermé dans la
chambre close a passé le test de Turing pour le chinois. En réalité,

a) il ne comprend pas un mot de chinois ;

b) il n’a aucune idée de ce qu’il fait ;

c) et, donc, il ne pense pas.

Mais, dit Searle, selon Turing, un mécanisme quelconque qui passerait ce test
avec succès penserait : le test aurait donc pour conséquence que l’on pourrait
dire d’un mécanisme quelconque, quelle que soit son ignorance, qu’il pense,
dès lors que sa construction lui permet de passer ce test. Enfin, un tel
mécanisme ne « saurait » en aucune façon la langue dans laquelle est passé le
test, de même que l’individu enfermé dans la chambre close ne sait pas le
chinois. Searle en conclut donc que l’objectif même de l’Intelligence Artificelle
qui est, comme son nom l’indique, de construire des artefacts intelligents, est
dénué de sens.
La pragmatique aujourd’hui 30

On a fait de nombreuses réponses à l’expérience de la chambre chinoise et


nous ne les passerons pas toutes en revue ici. La première et la principale est
que l’individu ne sait certainement pas le chinois et que ses pensées n’ont pas
grande pertinence par rapport aux réponses qu’il fait. Néanmoins, ce n’est pas
l’individu anglophone enfermé qui passe le test à lui tout seul : c’est cet
individu en tant qu’il applique un programme (au sens informatique du terme),
c’est-à-dire en tant qu’il applique les instructions qu’on lui a données, et, dans
cette mesure, les instructions sont indissociables de l’individu si c’est le succès
du test de Turing qui est considéré.

Cette objection est tout à la fois convaincante et efficace, mais nous


voudrions faire quelques autres remarques additionnelles. D’abord,
l’expérience de la chambre chinoise souffre d’un haut degré d’improbabilité : ce
que Searle nous demande d’admettre, c’est que l’on peut, étant donné une
question, donner une réponse déterminée à l’avance, quel que soit le contexte
dans lequel la question est posée. Ensuite, Searle présente le test de Turing
comme quelque chose à quoi il est facile de satisfaire, bien que le satisfaire
n’amène pas à grand chose : nous voudrions au contraire souligner que le fait
qu’une machine passe un jour le test de Turing avec succès n’est en rien un fait
évident. Il se peut (et nous l’espérons) que ce soit un jour le cas, mais, s’il n’y a
pas en principe de raison de penser que c’est impossible, on ne peut pas non
plus affirmer que cela se produira. En d’autres termes, le passage du test de
Turing par une machine est ce qu’il est convenu d’appeler un problème
empirique, à savoir une question qui ne peut être tranchée que par les faits,
exactement comme l’a été celle de savoir si l’on pourrait un jour construire une
machine capable de battre le champion du monde des échecs : la réponse -
empirique - à cette question - empirique - a été donnée au printemps 1997.

La question que l’on peut se poser dès lors est celle de savoir pourquoi Searle
pense que le test de Turing est un problème soluble et relativement facile à
résoudre. La réponse à cette question nous ramène au début de ce paragraphe :
selon Searle, le test est facile à satisfaire parce qu’il a une vision essentiellement
codique du langage, conçu comme « transparent ». Mais en engageant la
pragmatique dans cette voie pour de longues années, Austin, Searle et plus
généralement les théoriciens des actes de langage et ceux qui les ont suivis ont
La pragmatique aujourd’hui 31

occulté tout un autre pan de la pragmatique, celui qui a trait aux processus
inférentiels, au recours au contexte et à des informations non linguistiques dans
l’interprétation des phrases. Pour clore ce chapitre, nous allons décrire
rapidement la tendance générale des successeurs immédiats de Searle

La pragmatique linguistique

La pragmatique qui s’est développée sur le continent, et notamment en


France, à la suite des travaux d’Austin et de Searle, a été surtout le fait de
linguistes. C’est une pragmatique qui se veut intégrée à la linguistique, à savoir
une discipline qui, loin de compléter la linguistique, en est une partie
intégrante.

Le point de départ de la réflexion de la pragmatique dite intégrée, telle que l’a


décrite, par exemple, Oswald Ducrot, a été le constat selon lequel les
significations linguistiques sont affectées par les conditions d’usage elles-
mêmes codifiées et inscrites dans la langue. Nous en avons vu un exemple dans
ce chapitre, avec les adverbes comme « franchement », « entre nous », dont la
signification ne peut se comprendre que relativement à l’acte de langage qu’ils
décrivent et modifient, et non au contenu même des phrases dans lesquelles ils
apparaissent. D’autres analyses d’expressions linguistiques, comme les verbes
performatifs (« promettre », « remercier », « trouver ») des conjonctions
(« mais », « donc », « puisque », « parce que »), ou des adverbes (« d’ailleurs »,
« enfin », « justement »), ont toutes conduit à l’hypothèse selon laquelle la
signification de ces mots (lexicaux ou grammaticaux) contient des instructions
sur la façon d’utiliser les phrases dans le discours.

Loin de vouloir décrire ces phénomènes en détail ici, nous voudrions plutôt
revenir sur le problème linguistique qui a été à l’origine du développement de
la pragmatique intégrée, à savoir la question de la présupposition. Très
schématiquement, on peut décrire la présupposition comme le contenu qu’une
phrase communique sans le faire explicitement. Ainsi, si le locuteur dit « Jean a
cessé de battre sa femme », il dit explicitement que Jean ne bat pas sa femme
maintenant (c’est le contenu posé ou l’assertion), et il communique de façon
non explicite que Jean a battu sa femme autrefois (c’est le contenu présupposé
ou la présupposition).
La pragmatique aujourd’hui 32

Les approches classiques, logiques et philosophiques, issues principalement


de la tradition de Frege-Russell, ont discuté de la question de la présupposition
dans les termes de l’alternative suivante : ou la présupposition est une
condition de contenu ou elle est une condition d’emploi. Que signifient ces
deux expressions ? Si on définit la présupposition comme une condition de
contenu, les présuppositions sont ces contenus qui ne sont pas déterminés par
le fait que la phrase soit vraie ou soit fausse. Si par exemple Pierre asserte « le
roi de France est sage », sa phrase présuppose « il existe un roi de France », que
cette phrase soit vraie ou fausse. Mais cette analyse pose des problèmes
immédiats : d’une part, que la phrase soit vraie ou fausse, on peut montrer très
simplement que sa présupposition sera toujours vraie, et ce pour des raisons de
consistance logique. Bien entendu, cette conclusion est inacceptable. Si Anne
Reboul dit à Jacques Moeschler, de manière non métaphorique, « le roi de
France est sage », peut-on dire qu’elle a dit quelque chose de vrai ou de faux
alors que sa présupposition (« le roi de France existe ») est fausse ? La réponse
donnée par les tenants de la présupposition comme condition d’emploi consiste
à dire que toute phrase énoncée, dont la présupposition serait fausse, est tout
simplement dénuée de sens (elle ne peut être dite ni vraie ni fausse).

Cette position « pragmatique » n’a malheureusement pas résolu de manière


plus convaincante que la position « logique » la question de la présupposition.
Mais elle a eu un succès très important, car elle a fait de la présupposition, à
l’origine un problème logique impliquant des notions comme « vérité »,
« implication », etc., une question pragmatique : la présupposition est ce qui
doit être accepté dans la communication pour que les interlocuteurs puissent se
comprendre.

Prenons un exemple simple pour illustrer ce point. Supposons que Pierre


demande à Marie « L’attaque de la banque a-t-elle été meurtrière ? » et que
Marie lui réponde « Il n’y a pas eu d’attaque de la banque ». Ce petit dialogue
montre une chose, fondamentale pour Ducrot : les présuppositions (ici « il y a
eu une attaque de banque » ou « la banque a été attaquée ») constituent des
informations d’arrière-plan nécessaires, indispensables au succès de la
communication. Elles ne peuvent être supprimées sans briser la
communication, elles restent constantes dans les questions et les réponses, et
La pragmatique aujourd’hui 33

enfin, elles constituent le fil conducteur du discours (un principe de cohérence)


sans lequel les contributions des locuteurs sauteraient systématiquement du coq
à l’âne (comme dans la Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco).

On voit ainsi comment, à partir d’une question strictement sémantique


comme la présupposition, on est passé à une solution pragmatique. Ducrot
donne d’ailleurs une définition pragmatique intégrée de la présupposition : non
seulement la présupposition est ce qui assure la continuité du discours, mais
encore le locuteur, en produisant un acte illocutionnaire d’assertion comme « le
roi de France est sage », accomplit de façon secondaire un acte illocutionnaire
de présupposition, c’est-à-dire un acte conventionnellement codé dans le
langage. Une conséquence majeure s’est dégagée de ces analyses : d’une part les
linguistes se sont systématiquement attelés à la description des verbes dit
présuppositionnels, à savoir ceux qui produisent, déclenchent ou impliquent
des effets de présupposition ; d’autre part, on a aussi cherché à faire l’inventaire
des expressions et des constructions qui produisent de tels effets. Ici encore, la
présupposition, indépendamment de l’appartenance à telle ou telle école
linguistique, est réduite à une question strictement linguistique et codique, sans
que les interactions entre les connaissances linguistiques et les connaissances
non linguistiques entrent en jeu.

Cependant, quelques rares linguistes ont essayé de développer une approche


plus sophistiquée où les connaissances linguistiques sont couplées à des
connaissances non linguistiques pour livrer des présuppositions : ils se sont
appuyés sur une conception des connaissances non linguistiques qui en
faisaient des connaissances communes aux interlocuteurs ; or, comme nous
l’avons vu précédemment, ceci ramène à une approche codique.

Conclusion

Nous arrivons ainsi à une conclusion peu surprenante : les débuts de la


pragmatique se sont faits suivant une approche entièrement codique du
langage et de son usage. Cette approche n’a pas fait de place aux processus
inférentiels et elle voyait l’interprétation du langage comme un processus
essentiellement transparent. La conséquence la plus regrettable a été une
séparation durable entre la pragmatique à ses débuts et les sciences cognitives à
La pragmatique aujourd’hui 34

leurs débuts. Nous montrerons dans les chapitres suivants qu’il y a pourtant
place pour une pragmatique non linguistique d’obédience cognitive et que cette
pragmatique pourrait se révéler le chaînon manquant pour satisfaire au test de
Turing.
La pragmatique aujourd’hui 35

Chapitre 2

Pragmatique et sciences cognitives


« « Est-ce que vous pourriez me dire, s’il-vous-plait,
par où il faut que je passe à partir d’ici ? »

« Cela dépend largement de l’endroit où tu veux aller, »


dit le chat.

« Ça m’est un peu égal -» dit Alice.

« Alors peu importe par où tu passes, » dit le chat.

« - pour autant que j’arrive quelque part, » ajouta


Alice. »

Lewis Carroll, Alice au travers du miroir.

Introduction

Comme nous l’avons vu dans l’Introduction du chapitre 1, la date de


naissance des sciences cognitives coïncide, à peu de choses près, avec celle de la
pragmatique : les William James Lectures d’Austin ont été prononcées en 1955 et
c’est en 1956 que certains articles majeurs marquant le coup d’envoi des
sciences cognitives ont vu le jour. Le 11 septembre 1956, lors d’un symposium
qui se tenait au MIT (Massachussets Institute of Technology), Allen Newell et
Herbert Simon ont fait une communication qui décrivait la première
démonstration d’un théorème mathématique par une machine ; Noam
Chomsky proposa son approche « générativiste » des problèmes de langue et
George Miller rapporta les résultats de ses expériences (non behavioristes) sur
la mémoire, qui montraient que la mémoire à court-terme (la mémoire de
travail que nous utilisons lorsque nous raisonnons dans des tâches simples) ne
peut comprendre plus de sept (plus ou moins deux) éléments. La
communication de Newell et Simon décrivait les premiers résultats de
l’Intelligence Artificielle ; celle de Chomsky rompait avec le structuralisme
(américain ou européen) en linguistique et proposait une approche
mathématique du langage (qui permettait d’envisager son traitement
automatique et qui déboucherait par la suite sur une théorie psychologique et
La pragmatique aujourd’hui 36

cognitive) ; celle de Miller montrait la fécondité des approches expérimentales


non behavioristes sur les problèmes du raisonnement, des capacités mentales et
de leur mise en oeuvre.

Dans le même temps, les philosophes du langage développaient leur théorie


des actes de langage. Nous avons montré que, malgré son intérêt, ses difficultés
étaient notamment dues à son insistance sur l’aspect conventionnel du langage
au détriment de ses aspects non conventionnels. Cependant, au même moment
(1957), un autre philosophe, Paul Grice, publiait un article sur la signification
(« Meaning »), qui devait faire date. Dix ans plus tard (1967), il prononcera à
son tour les William James Lectures, publiées en partie en 1989.

L’originalité de Grice était de faire une plus large place aux phénomènes
inférentiels, si négligés par les théoriciens des actes de langage. De plus, Grice
se basait largement sur deux possibilités auxquelles, de nouveau, ceux-ci ne
rendent pas justice : la capacité à avoir des états mentaux et la capacité à en
attribuer aux autres. Comme nous allons le voir, Grice montrait que, de ces
deux capacités, notamment de la seconde, dépend la capacité à interpréter de
façon complète et satisfaisante les énoncés.

Grice et la notion de signification non-naturelle

Grice part d’une particularité de la langue anglaise où le même verbe anglais


to mean se traduit en français tout à la fois par indiquer, signifier ou vouloir dire. Il
compare des exemples comme « La sonnerie du bus indique son départ » ou
« Les boutons de Paul signifient qu’il a la varicelle » à des exemples comme
celui-ci : « En disant à Paul : « Ta chambre est une porcherie » Jean voulait dire :
« La chambre de Paul est sale et mal rangée » ». Les premiers correspondent à
une signification naturelle : des phénomènes y sont mis en rapport avec leurs
symptômes ou leurs conséquences ; les seconds correspondent à une
signification non-naturelle, c’est-à-dire au lien entre des contenus que les
locuteurs veulent transmettre et les phrases qu’ils ont utilisées pour les
transmettre. En d’autres termes, la sonnerie du bus et les boutons de Paul ne
sont pas liés au départ du bus ou à la varicelle par l’interprétation que l’on en
fait : ils ont une existence indépendante. En revanche, les phrases sont utilisées
pour communiquer et leur interprétation dépend de ce fait fondamental.
La pragmatique aujourd’hui 37

Grice a proposé une définition de la signification non-naturelle (qui est la


seule qui nous intéresse ici) : dire qu’un locuteur a voulu dire quelque chose
par une phrase, c’est dire que ce locuteur a eu l’intention, en énonçant cette
phrase, de produire un effet sur son interlocuteur grâce à la reconnaissance par
cet interlocuteur de son intention. La notion de signification non-naturelle est
étroitement liée à une des interprétations du verbe to mean : celle dans laquelle
on le traduit en français par vouloir dire. Ainsi, dans la communication
linguistique, Grice insiste sur les intentions du locuteur et sur la reconnaissance
de ces intentions par l’interlocuteur, mais à la différence de Searle, il n’assied
pas exclusivement cette reconnaissance sur la signification conventionnelle
des phrases et des mots qui les composent.

Rappellons que Searle assied sa version de la théorie des actes de langage sur
la thèse selon laquelle le locuteur d’une phrase a une double intention :
communiquer le contenu de sa phrase et faire reconnaître cette première
intention en vertu des règles conventionnelles qui gouvernent
l’interprétation de cette phrase dans la langue commune. Cette vision des
choses rejoint partiellement la notion de signification non-naturelle proposée
par Grice, ce qui, d’ailleurs, ne saurait surprendre car Searle s’est appuyé sur
Grice pour écrire cette partie de son ouvrage. Cependant, Searle a critiquée la
proposition de Grice précisément parce que, selon lui, Grice ne donnait pas
suffisamment d’importance à la notion de signification conventionnelle. De fait,
là où Grice distingue (implicitement) trois aspects, la signification
(conventionnelle), l’indication et le fait de vouloir dire, Searle n’en distingue
plus que deux : l’indication (la signification naturelle) et la signification
conventionnelle. Il réduit donc entièrement la signification non-naturelle à la
signification conventionnelle, ce qui n’était pas dans les intentions de Grice. De
fait, la deuxième intention de Grice ne mentionne que la reconnaissance de la
première, sans imposer qu’elle passe, comme chez Searle, par la signification
conventionnelle de la phrase. Dans une série d’autres articles, tirés des William
James Lectures de 1967, Grice a longuement analysé la façon dont on peut
reconnaître une intention, même lorsqu’elle n’est pas indiquée
conventionnellement.
La pragmatique aujourd’hui 38

Grice et la logique de la conversation

Le plus célèbre de ces articles, publié en 1975, porte sur ce que Grice appelle
la « logique de la conversation ». Dans cet article, qui correspond à un
développement de la notion de signification non-naturelle et à la construction
d’une approche non exclusivement conventionnaliste de la production et de
l’interprétation des phrases, il introduit deux notions importantes : celle
d’implicature et celle de principe de coopération. Comme le montraient déjà
de façon implicite les exemples de signification non-naturelle qu’il donnait dans
son article de 1957, Grice avait compris que l’interprétation d’une phrase
dépasse généralement de beaucoup la signification qui lui est
conventionnellement attribuée. C’est pourquoi l’on peut faire une distinction
entre la phrase et l’énoncé : la phrase est la suite de mots que Pierre, Paul ou
Jacques peuvent prononcer dans des circonstances différentes et elle ne varie
pas suivant ces circonstances ; l’énoncé, en revanche, est le résultat, qui varie
suivant les circonstances et les locuteurs, de la prononciation d’une phrase. Si
Pierre dit : « Mon fils aîné est le premier de sa classe » en parlant de son fils
Aristide le 1 juin 1947, si Paul dit : « Mon fils aîné est le premier de sa classe »
en parlant de son fils Dieudonné le 30 décembre 1956 et si Jacques dit : « Mon
fils aîné est le premier de sa classe » en parlant de son fils Alexandre le 15 août
1997, Pierre, Paul et Jacques ont prononcé la même phrase, mais produit trois
énoncés différents, dont l’interprétation n’est nécessairement pas la même, alors
que la signification conventionnellement attachée à la phrase « Mon fils aîné est
le premier de sa classe » reste stable. Cette différence entre phrase et énoncé,
dont on ne voit pas la nécessité dans une approche purement conventionnaliste
(et codique) du langage, devient absolument indispensable dès lors qu’on
admet que la signification de la phrase n’épuise pas son interprétation
lorsqu’elle est prononcée dans des circonstances différentes. Dans la suite de cet
ouvrage, nous distinguerons donc systématiquement entre phrase et énoncé.

Revenons-en au principe de coopération et à la notion d’implicature. Grice


suppose que des interlocuteurs qui participent à une conversation commune
respectent le principe de coopération : les participants s’attendent à ce que
chacun d’entre eux contribue à la conversation de manière rationnelle et
coopérative pour faciliter l’interprétation de ses énoncés. Grice explicite ce
La pragmatique aujourd’hui 39

principe en proposant quatre maximes qui en découlent et qui sont supposées


être respectées ou exploitées par les interlocuteurs : la maxime de quantité
impose que la contribution d’un locuteur contienne autant d’informations qu’il
est nécessaire dans la situation et pas plus ; la maxime de qualité suppose la
sincérité du locuteur qui ne doit pas mentir et doit avoir de bonnes raisons
d’affirmer ce qu’il affirme ; la maxime de relation (ou de pertinence) impose
que l’on parle à propos (en relation avec ses propres énoncés précédents et ceux
des autres) ; la maxime de manière veut que l’on s’exprime clairement et,
autant que possible, sans ambiguïté, en respectant l’ordre dans lequel les
informations doivent être données pour être comprises (par exemple, l’ordre
chronologique lorsque l’on rapporte une suite d’événements).

Il n’y a rien là de très surprenant. Cependant, l’intérêt principal des maximes


de Grice n’est pas tant qu’elles doivent être respectées par les interlocuteurs ; la
partie la plus novatrice est bien davantage qu’elles puissent être exploitées par
les interlocuteurs. Avant de développer ce point, nous voudrions cependant
introduire l’autre notion importante, celle d’implicature.

Comme nous l’avons dit, la notion de signification non-naturelle prévoit que


l’interprétation d’un énoncé ne se réduit pas toujours à la signification
linguistique conventionnelle de la phrase correspondante. Il y a donc une
différence entre ce qui est dit (la signification linguistique conventionnelle de la
phrase) et ce qui est transmis ou communiqué (l’interprétation de l’énoncé).
C’est à cette différence, négligée par Searle, que correspond la notion
d’implicature. La signification est ce qui est dit, l’implicature est ce qui est
communiqué et ce qui est communiqué est différent de ce qui est dit.

Grice admet qu’il y a deux moyens de communiquer au-delà de ce qui est


dit : un moyen conventionnel, qui déclenche une implicature conventionnelle,
et un moyen conversationnel (non conventionnel), qui déclenche une
implicature conversationnelle. Supposons que Jacques croit que les Anglais
sont courageux et qu’il veut communiquer cette croyance à Paul. Il peut
communiquer cette croyance de trois façons différentes, une façon
« searlienne » et deux façons « gricéennes ». Il peut dire : « Les Anglais sont
courageux » (ou « Tous les Anglais sont courageux ») ou « John est anglais ; il
est donc courageux » ou, enfin, « John est anglais… il est courageux ». Dans le
La pragmatique aujourd’hui 40

premier cas, il dit ce qu’il entend communiquer (les Anglais sont courageux) et la
signification conventionnelle de la phrase épuise l’interprétation de l’énoncé : il
n’y a pas d’implicature. Dans le deuxième cas, il communique davantage que ce
qu’il dit puisqu’il dit que John est anglais et qu’il est courageux, alors qu’il
communique qu’il est courageux parce qu’il est anglais et donc que les Anglais
sont courageux : il y a là une implicature. Cependant elle est déclenchée de
manière conventionnelle, par la présence de la conjonction « donc » : c’est une
implicature conventionnelle. Dans le troisième cas, comme dans le deuxième,
Jacques communique plus que ce qu’il dit, puisque, de nouveau, il dit que John
est anglais et qu’il est courageux, alors qu’il communique que John est
courageux parce qu’il est anglais et donc que les Anglais sont courageux : mais,
à la différence de ce qui se passait dans le deuxième cas, s’il y a bien ici une
implicature, elle n’est pas déclenchée conventionnellement par la présence d’un
mot (comme « donc »). Nous retrouvons ici les maximes de conversation et leur
exploitation.

Plutôt que des normes que les interlocuteurs doivent suivre, les maximes de
conversation sont des attentes qu’ils ont face aux locuteurs ; ce sont davantage
des principes d’interprétation que des règles normatives ou des règles de
comportement. Dans cette mesure, à la différence des règles normatives et
conventionnelles de la théorie des actes de langage (dont nous avons vu la
proximité avec les approches behavioristes), les maximes de conversation
s’inscrivent clairement dans le courant cognitiviste : elles reposent non
seulement sur la capacité d’avoir des états mentaux, mais aussi sur la capacité à
en attribuer et, notamment, à attribuer des intentions.

Mais il y a davantage dans la théorie gricéenne car elle prévoit l’exploitation


des maximes de conversation. Cette exploitation se produit lorsque le locuteur
viole de façon évidente l’une ou l’autre des maximes. Dans ce cas, son
interlocuteur doit faire des hypothèses qui permettent d’expliquer la violation
des maximes. Par exemple, si Jacques demande à Paul où habite Olivier et que
Paul répond : « Quelque part dans le Sud de la France », sa réponse viole la
maxime de quantité selon laquelle il faut donner une information suffisante.
Jacques peut donc en déduire que Paul ne sait pas exactement où habite Olivier.
C’est de cette façon que Grice rend compte, entre autres, des figures de
La pragmatique aujourd’hui 41

rhétorique (litote, métaphore, ironie, etc.), par l’exploitation de la maxime de


qualité.

Grice, Searle et le problème des actes de langage indirects

La différence d’approche entre Grice et Searle est évidente dans un


phénomène qui pose bien des problèmes aux approches traditionnelles de la
théorie des actes de langage, celui des actes de langage indirects. A côté des
ordres purs et simples, on trouve les requêtes qui s’expriment souvent de façon
détournée : ainsi, on ne dira pas : « Passe-moi le sel » ou « Je t’ordonne de me
passer le sel », mais plutôt « Peux-tu me passer le sel (s’il-te-plaît) ? ». Dans ce
cas, il va de soi que la phrase « Peux-tu me passer le sel ? », accompagnée ou
non de « s’il-te-plaît », n’est pas équivalente du point de vue de la signification
linguistique conventionnelle à la phrase « Passe-moi le sel » ou à « Je t’ordonne
de me passer le sel ». Chacune de ces phrases est régie par des règles
différentes. Si l’on en revient à ce que dit Searle de la reconnaissance des
intentions du locuteur, le locuteur de « Peux-tu me passer le sel ? » a l’intention
de demander, non pas si l’on peut lui passer le sel, mais bel et bien qu’on lui
passe le sel, et il entend satisfaire cette intention par la reconnaissance de cette
intention grâce aux règles conventionnelles qui régissent l’interprétation de la
phrase « Peux-tu me passer le sel ? » ; mais alors la théorie des actes de langage
devrait prédire que son intention (qu’on lui passe le sel) ne sera jamais
satisfaite, car elle ne peut être reconnue par la signification conventionnelle de
la phrase, seul moyen de reconnaissance prévu par Searle dans la première
version de sa théorie. On remarquera que ce problème n’est pas très différent de
celui que soulève la fiction.

Pour se sortir de ce mauvais pas, la stratégie de Searle revient à dire que,


dans un acte de langage indirect comme « Peux-tu me passer le sel ? », le
locuteur accomplit non pas un, mais deux actes de langage : un acte primaire,
une requête en l’occurrence, qui est accompli par l’intermédiaire d’un acte
secondaire, une question. L’intention illocutionnaire, c’est-à-dire l’acte que le
locuteur a l’intention d’accomplir par sa phrase, porte seulement sur l’acte
primaire et c’est cette intention qui doit être reconnue. Cependant, comme nous
venons de le voir, ce ne peut être simplement par le sens conventionnel de la
phrase produite. Mais Searle ne conçoit la signification que de manière
La pragmatique aujourd’hui 42

conventionnelle : sa stratégie consiste donc à supposer que la reconnaissance de


l’intention en question passe tout à la fois par les règles sémantiques qui
s’appliquent aux actes de langage et par des informations d’arrière-plan qui
relèvent de la connaissance mutuelle (dont nous avons dit dans l’Introduction
qu’elles étaient très proches des approches conventionnalistes et codiques du
langage).

Ce n’est cependant pas suffisant et Searle, pour régler complètement le


problème, s’appuie sur le principe de coopération directement emprunté à
Grice. Selon Searle, si Jean dit à Paul « Peux-tu me passer le sel ? » avec pour
intention illocutionnaire d’accomplir un acte primaire (la requête) au travers
d’un acte secondaire (la question), son intention est reconnue par Paul grâce à
une procédure complexe et entièrement déterminée en dix étapes : Paul, après
avoir appliqué les règles sémantiques des actes de langage, s’aperçoit que
l’énoncé de Jean est une question, a recours aux connaissances d’arrière-plan
pour s’apercevoir que la question n’a pas grande pertinence dans la situation de
communication, en infère par l’intermédiaire du principe de coopération que ce
n’est probablement pas l’acte illocutionnaire intentionné, puis revient aux
connaissances d’arrière-plan et aux conditions de réussite des actes
illocutionnaires pour identifier l’acte illocutionnaire primaire de requête que
Jean avait l’intention d’accomplir. Selon les conditions de réussite d’une
requête, il faut que la personne à laquelle on s’adresse soit en mesure
d’accomplir l’action requise, et grâce à cette condition Paul reconnaît (enfin)
l’intention de Jean, dans la mesure où l’énoncé de Jean correspond (quant à sa
signification) à une question sur cette condition de succès. En d’autres termes,
selon Searle, il suffit de poser une question sur les conditions préparatoires
d’une requête (la capacité ou la volonté qu’a l’interlocuteur à réaliser l’acte
requis) pour accomplir indirectement l’acte primaire de requête. On le voit, le
principe de coopération joue un rôle extrêmement réduit dans le processus de
reconnaissance de l’acte indirect, l’essentiel étant assuré par la théorie des actes
de langage et par le recours aux connaissances mutuelles d’arrière-plan. Qui
plus est, le principe de coopération se réduit à peu près totalement à un
principe de charité portant sur la rationnalité du locuteur (à moins d’indications
explicites du contraire, l’interlocuteur suppose que le locuteur est un être
rationnel). On a proposé de nombreuses autres solutions au problème des actes
La pragmatique aujourd’hui 43

indirects (pendant longtemps, ce fut le sujet favori de la pragmatique


linguistique), la plupart d’entre elles plus simples (et plus satisfaisantes) que
celles de Searle. Nous n’en discuterons pas ici, où notre but était de montrer la
différence de vue entre Searle et Grice.

Nous nous contenterons de remarquer que, dans la théorie gricéenne, un


énoncé comme celui de Jean violerait la maxime de relation (soyez pertinent) et
que l’acte de requête serait simplement une implicature conversationnelle,
impliquant un raisonnement du type : « Jean sait que je peux lui passer le sel. Il
ne me pose donc pas la question pour que je le lui dise. Il veut probablement
que je lui passe le sel ». Il s’agirait ici d’une implicature conversationnelle
généralisée, c’est-à-dire entrée dans l’usage (la formule « Peux-tu me passer le
sel ? » est couramment employée pour demander à quelqu’un de passer le sel).

Grice, Searle et les implicatures conversationnelles

Reprenons l’exemple de l’enfant qui refuse d’aller se laver les dents en disant
qu’il n’a pas sommeil. Comment, selon Searle, fait- on pour comprendre qu’il
s’agit d’un refus (et non, on le notera, d’un acte de refus) ? Dans la théorie des
actes de langage, un énoncé comme « Je n’ai pas sommeil » est un acte
illocutionnaire d’assertion. Supposons que ce soit un acte de langage indirect. Il
aurait pour base un acte secondaire d’assertion (ayant pour contenu
propositionnel, Je n’ai pas sommeil), mais on peut s’interroger sur ce que serait
l’acte primaire de cet acte indirect. De fait, il ne semble pas qu’il y en ait et sur
ce point la théorie des actes de langage fait naufrage dans la mesure où
l’interprétation d’un énoncé comme celui-là ne peut se ramener à
l’identification d’une force illocutionnaire et d’un contenu propositionnel. Par
ailleurs, on pourrait supposer que ce soit un acte indirect avec pour acte
primaire un acte illocutionnaire d’assertion - dont le contenu propositionnel
serait Je ne veux pas aller me laver les dents - accompli au moyen d’un acte
secondaire correspondant à un acte illocutionnaire d’assertion - dont le contenu
propositionnel serait Je n’ai pas sommeil. On a quelque difficulté à voir pourquoi
on aurait un acte indirect qui correspondrait à un acte primaire et à un acte
secondaire de même force illocutionnaire. Qui plus est, il n’y a pas de condition
de succès d’un acte illocutionnaire d’assertion que l’on pourrait invoquer dans
un processus d’interprétation comme celui décrit par Searle : on se rappelle
La pragmatique aujourd’hui 44

qu’il met en relation une condition de réussite de l’acte primaire avec l’acte
secondaire (tout à la fois sa force illocutionnaire et son contenu
propositionnel).Ce n’est pas le cas ici.

En revanche, dans l’approche gricéenne, un exemple comme celui-là ne pose


pas de problème : il correspond à une exploitation de la maxime de relation
(parlez à propos) et il n’y a pas de difficulté à supposer qu’un raisonnement
comme celui décrit dans l’Introduction (p ) s’y applique. Le refus d’aller se laver
les dents correspond à une implicature conversationnelle non
généralisée puisqu’aucune convention, même d’usage, ne permet de faire un
lien conventionnel entre le sommeil et l’hygiène dentaire. Ainsi, une approche
conventionnaliste comme celle de Searle, même augmentée d’un principe de
coopération et de connaissances d’arrière-plan, échoue à rendre compte des
implicatures et plus généralement de l’interprétation des énoncés. En revanche,
la position gricéenne permet de rendre compte des implicatures. On notera
cependant qu’elle n’explique pas pourquoi le locuteur a recours à un mode de
communication qui n’est pas complètement explicite. La première théorie à
essayer de le faire a été la pragmatique de la pertinence de Sperber et Wilson.
Avant d’en parler (chapitre 3), nous voudrions dire quelques mots des rapports
entre la notion d’inférence et les sciences cognitives.

Inférence non-démonstrative, implicatures et connaissances communes

Dans le modèle de Grice, on dérive évidemment les implicatures, et


notamment les implicatures conversationnelles, par inférence. En d’autres
termes, le modèle gricéen est un modèle inférentiel contraint (ou déclenché) par
les maximes conversationnelles. Nous avons défini de manière informelle
l’inférence comme un processus logique qui, à partir d’un certain nombre
d’informations connues (les prémisses), en dérive de nouvelles (la ou les
conclusion(s)). Les processus logiques ont pour caractéristique que, si les
informations dont part le processus, les prémisses, sont vraies, alors la ou les
conclusion(s) qu’il en tire le sont aussi. Les processus logiques n’utilisent donc
que des schémas d’inférence valides, c’est-à-dire des schémas d’inférence qui
ont précisément pour propriété de préserver (ou de propager) la vérité ou la
fausseté depuis les prémisses vers la conclusion. Ainsi, quelqu’un qui dit :
« Socrate est un homme. Tous les hommes sont mortels. Donc Socrate est
La pragmatique aujourd’hui 45

mortel » (où « donc » indique la conclusion de l’inférence) fait une inférence


valide ; elle part de prémisses vraies pour en arriver à une conclusion qui ne
l’est pas moins. Le schéma d’inférence utilisé ici est du type : « Tous les A sont
des B. X est un A. Donc X est un B ». Si, en revanche, on dit : « Les appartements
bon marché sont rares. Ce qui est rare est cher. Donc les appartements bon
marché sont chers », on obtient une contradiction puisqu’un appartement ne
peut pas être à la fois bon marché et cher. Le schéma d’inférence est donc
invalide : en fait, malgré sa proximité apparente avec le schéma d’inférence
précédent, il n’est pas équivalent. Il correspond en effet à « Les A sont B.
Certains B sont C. Donc les A sont C ». Dans la deuxième prémisse de ce
schéma d’inférence, en effet, on a « certains » et non pas « tous » et c’est là, bien
entendu, qu’est toute la différence entre la validité et la non-validité.

Les schémas d’inférence valides sont basés sur des règles que la logique,
depuis Aristote jusqu’à nos jours, s’est donné pour tâche de dégager et de
formuler mathématiquement : ce sont des schémas d’inférence démonstrative,
dans la mesure où la vérité des prémisses garantit la vérité de la conclusion. Les
implicatures gricéennes ne sont pas basées sur des schémas d’inférence
démonstrative : il s’agit plutôt de mécanismes de formation et de confirmation
d’hypothèses. Dans cette mesure, les implicatures conversationnelles peuvent
donner lieu à des erreurs ou à des malentendus et la théorie gricéenne permet
de rendre compte tout à la fois du succès de la communication (et notamment
de la communication implicite) et de son échec. Lors d’un échec de la
communication, lorsqu’il y a eu un malentendu, l’implicature conversationnelle
auquel le processus inférentiel a abouti est annulée. C’est donc une des
marques des implicatures conversationnelles d’être annulables.

La raison du malentendu ou de l’échec de la communication est


généralement la fausseté d’une au moins des prémisses employées, qui aboutit
à la fausseté de la conclusion. Dans le cas des inférences sous-jacentes aux
implicatures conversationnelles, ce n’est pas tant la vérité ou la fausseté des
prémisses en elles-mêmes qui est en cause, mais plutôt le fait que les
interlocuteurs les partagent et leur attribuent la même valeur de vérité (c’est-à-
dire qu’ils sont d’accord sur la vérité ou la fausseté de telle ou telle prémisse).
Dans le cas du malentendu, étant donné que le processus a pour but de
La pragmatique aujourd’hui 46

recouvrer l’intention du locuteur, tout ceci implique que les prémisses


employées par l’interlocuteur dans le processus inférentiel ne sont pas
entièrement ou exactement celles que le locuteur pensait qu’il utiliserait.
Reprenons l’exemple du café que Paul propose à Jean. Jean répond : « Le café
m’empêche de dormir ». Paul récupère l’implicature Jean ne veut pas de café, en
appliquant le raisonnement suivant : « Jean exploite la maxime de relation (il ne
répond pas directement à ma question et donc il ne parle pas à propos) ; il doit
se lever tôt demain matin ; il doit donc aller se coucher tôt et dormir tôt ;
donc, il ne veut pas de café ». Mais, contrairement à ce que pense Paul, Jean ne
veut pas se coucher tôt : il veut regarder un film qui passe très tard à la
télévision. Il voulait que Paul applique le raisonnement : « Jean exploite la
maxime de relation ; il veut voir un film tard ce soir à la télévision ; il veut
aller se coucher tard et dormir tard ; donc il veut du café ». Dans ce cas, c’est
sur deux prémisses différentes que partent le raisonnement effectivement fait
par Paul et celui que Jean souhaitait qu’il fit et l’on comprend que l’implicature
tirée par Paul ne soit pas celle que souhaitait Jean. Le locuteur ne s’engage pas
sur la vérité des implicatures que son interlocuteur peut tirer de l’énoncé ; en
d’autres termes, les implicatures ne reflètent pas des aspects de l’énoncé que le
locuteur souhaite voir évaluer quant à leur vérité ou à leur fausseté. On les
appelle non-vériconditionnelles. Comme nous allons le voir, cet aspect de
l’approche gricéenne en affaiblit la portée cognitive.

La portée cognitive de l’oeuvre de Grice et de celle de Searle

Les sciences cognitives ont pour but d’éclairer le fonctionnement de l’esprit


humain. Elles se sont construites ou rassemblées sur la base d’un certain
nombre d’hypothèses fondamentales qui leur sont plus ou moins communes.
L’une d’entre elles a été proposée par un philosophe américain, Hilary Putnam :
elle consiste à dire que, malgré les différences évidentes entre le cerveau
humain et les machines (le premier biologique, les secondes mécaniques ou
électroniques), il n’y a pas de raison, en principe, pour que l’on ne puisse pas
obtenir les mêmes résultats avec le cerveau ou avec les machines (c’est-à-dire en
obtenir le même fonctionnement) ; si l’on y arrive, il y aura alors une
équivalence fonctionnelle entre le cerveau et la machine. Cette thèse est connue
sous le nom de fonctionnalisme. Elle repose sur une autre hypothèse non
La pragmatique aujourd’hui 47

moins forte, selon laquelle le cerveau a une caractéristique fondamentale qu’il


partage avec les ordinateurs : la capacité de manipuler des représentations sous
forme symbolique. Cette capacité correspond à une dimension
« computationnelle » qui serait commune à l’homme et à l’ordinateur : c’est
ainsi que vous ressemblez davantage à votre ordinateur personnel qu’il n’y
paraît au premier abord. La thèse en question est connue sous le nom de
représentationnalisme. Le fonctionnalisme et le représentationnalisme ont été
les deux supports des sciences cognitives naissantes, aussi bien dans le domaine
de l’intelligence artificielle que de la psychologie cognitive.

Quelle est la place de Grice par rapport aux sciences cognitives ? Plus
particulièrement comment son approche inférentielle s’accorde-t-elle avec le
fonctionnalisme et, plus important encore, avec le représentationnalisme ? Il y a
bien évidemment une dimension représentationnelle chez Grice, puisque le
système qu’il propose repose sur la manipulation de représentations (les
hypothèses à former et à confirmer. Pour autant, cette manipulation n’est pas
décrite de façon formelle et, bien qu’elle représente un progrès par rapport à
d’autres approches, elle est cependant très loin de pouvoir être intégrée à un
calcul informatique. En effet, non seulement les règles utilisées ne sont pas
explicites, mais on ne sait pas comment les prémisses sont choisies, d’où elles
sont tirées, ni ce qui permet à un moment ou à un autre d’arrêter le processus et
de considérer qu’une interprétation satisfaisante a été obtenue pour l’énoncé.

Qu’en est-il de l’oeuvre de Searle ? Nous avons vu précédemment que Searle


n’est pas fonctionnaliste : il rejette l’idée d’une équivalence fonctionnelle entre
êtres humains et machines, comme le montre son expérience de pensée de la
chambre chinoise. Searle est représentationnaliste, mais, comme nous l’avons
vu précédemment, son système de traitement des énoncés échoue à rendre
compte de leur interprétation parce qu’il est tout à la fois limité à l’identification
de la force illocutionnaire et du contenu propositionnel et parce qu’il est
purement codique.

Ces considérations sur l’oeuvre de Grice et sur celle de Searle, ainsi que sur
leurs rapports avec les sciences cognitives, nous conduisent à quelques
propositions quant aux conditions que devrait satisfaire une théorie de
l’interprétation des énoncés pour s’inscrire parmi les sciences cognitives.
La pragmatique aujourd’hui 48

Conclusion : les conditions d’une pragmatique cognitive

Une théorie de l’interprétation des énoncés, ou plutôt une pragmatique, pour


remplir un rôle quelconque dans les sciences cognitives (en collaborant par
exemple avec la linguistique et la psychologie cognitive pour produire des
résultats en intelligence artificielle), devra satisfaire les conditions suivantes :

I. elle devra être fonctionnaliste et représentationnaliste ;

II. elle devra expliciter les processus d’interprétation qu’elle prévoit sur
trois points différents :

A. quelles sont les règles d’inférence mises en oeuvre ?

B. sur quels critères les prémisses (informations connues) sont-elles


sélectionnées ?

C. selon quel critère décide-t-on que l’interprétation est satisfaisante


et que l’on doit arrêter le processus ?

III. elle devra indiquer comment l’on acquiert de l’information nouvelle


(c’est-à-dire qu’elle devra traiter des rapports entre perception et
représentations symboliques) ;

IV. elle devra indiquer comment l’information est représentée et quelles


opérations on peut lui appliquer.

Construire une théorie qui satisfasse ces diverses conditions n’est pas simple.
On a pourtant, dans les dernières années, fait de grands progrès dans cette voie.
Nous allons maintenant les décrire.
La pragmatique aujourd’hui 49

Chapitre 3

L’héritage de Grice et la pragmatique cognitive


« Dans la galerie de talents de la nature, nous sommes
simplement une espèce de primates avec notre propre tour
de passe-passe, une capacité à communiquer de
l’information sur qui a fait quoi à qui en modulant les
sons que nous produisons lorsque nous exhalons. »

Steven Pinker

Introduction

Nous avons indiqué à la fin du chapitre 2 les faiblesses de la théorie


gricéenne de l’interprétation des énoncés par rapport à ce que devrait être une
pragmatique cognitive. Pour autant, Grice était dans la bonne voie, comme
nous l’avons dit, dans la mesure où son système ne reposait pas sur une vision
exclusivement codique de la langue et où il utilisait, même de façon peu
explicite, des processus inférentiels dans la dérivation des implicatures. Pour
toutes ces raisons, Grice a eu un certain nombre d’héritiers qui ont poursuivi le
même but et qui ont cherché à décrire davantage le mécanisme de production
des implicatures.

Pourtant, la tentative la plus intéressante en ce qui concerne la construction


d’une pragmatique cognitive ne se situe pas directement dans la lignée de
Grice, bien qu’elle en soit partiellement l’héritière. Il s’agit de la théorie
pragmatique bâtie par Dan Sperber et Deirdre Wilson au début des années 1980
à partir d’une critique constructive des hypothèses gricéennes. Nous allons,
dans ce chapitre, exposer les fondations de cette théorie, les points sur lesquels
elle est l’héritière de la théorie gricéenne et ceux sur lesquels elle s’en sépare,
comment elle s’insère dans les sciences cognitives et de quels courants de
pensée cognitivistes elle relève.

Le code et l’inférence

Comme nous l’avons dit depuis le début de cet ouvrage, on ne rend pas
compte de l’interprétation complète des énoncés dans une optique
La pragmatique aujourd’hui 50

essentiellement codique de la production et de l’interprétation des énoncés.


Pour autant, il y a beaucoup d’aspects codiques dans le langage et ces aspects
ne doivent pas être négligés. Une théorie de l’interprétation des énoncés doit
donc être mixte, arriver à marier les processus codiques et les processus
inférentiels.

Sperber et Wilson s’inscrivent directement dans ce souci. Ils considèrent que


l’interprétation des énoncés correspond à deux types de processus différents,
les premiers codiques et linguistiques, les seconds inférentiels et pragmatiques.
Leur approche a donc une première originalité : elle rejette la pragmatique hors
du domaine de la linguistique, qui, dans cette optique, se réduit aux disciplines
traditionnelles de la phonologie, de la syntaxe et de la sémantique. Très
grossièrement, la phonologie consiste dans l’étude des sons propres à une
langue et de la façon dont ils s’articulent entre eux pour former des mots et des
groupes de mots ; la syntaxe s’occupe de la manière dont les mots s’articulent
entre eux pour former des phrases et cherche à dégager les règles formelles qui
permettent de déterminer quand une phrase est bien formée (ou grammaticale)
et quand elle est mal formée (ou agrammaticale) ; la sémantique, quant à elle,
s’intéresse à la signification des mots (lexique) et à la façon dont les
significations des différents mots se combinent entre elles pour livrer la
signification des phrases (signification compositionnelle, obtenue par
« composition » des significations des mots). Comme nous l’avons dit (chapitre
1), on a considéré traditionnellement que la pragmatique était une partie
intégrante de la linguistique (on parlait classiquement de pragmatique
linguistique) ; elle se surajoutait à la sémantique pour s’occuper des aspects
dont celle-ci ne traite pas, comme les actes illocutionnaires et la description de
leurs conditions de réussite, ou la signification de mots qui s’interprètent
relativement à la situation de communication (hors du champ de la langue),
comme « je », « tu », « maintenant », « ici », etc. La conception de la
pragmatique proposée par Sperber et Wilson, qui la sépare de la linguistique
pour en faire une discipline indépendante, est donc radicalement novatrice.
Dans leur vision des choses, le champ d’action attribué à la pragmatique
déborde de beaucoup le cadre étroit qui lui était assigné par ceux qui y voyaient
une partie de la linguistique.
La pragmatique aujourd’hui 51

Selon Sperber et Wilson, en effet, la pragmatique est véritablement en charge


de tout ce qui, dans l’interprétation des énoncés, ne se fait pas de façon
codique : cela inclut bien entendu l’attribution des actes illocutionnaires et
l’interprétation des mots « situationnels », mais ce ne sont là que des aspects
relativement mineurs de l’interprétation des énoncés. La pragmatique doit aussi
récupérer l’ensemble des contenus communiqués par le locuteur, dont un bon
nombre ne le sont pas explicitement. Selon Sperber et Wilson, fidèles en celà à
Grice, les processus qui lui permettent de le faire sont, largement, des processus
inférentiels. Cependant, là aussi, ils adoptent une position originale.

Les processus pragmatiques : spécifiques au langage ou indépendants du


langage

Il y a en effet deux possibilités :

I. soit les processus inférentiels que la pragmatique met en oeuvre sont


spécifiques au langage, qu’ils soient gouvernés ou déclenchés par des mots ou
des expressions linguistiques particulières ;

II. soit ils sont indépendants du langage, c’est-à-dire qu’ils interviennent


aussi bien dans des raisonnements non linguistiques.

Si l’on admet la première option, on est dans le cadre d’une pragmatique


linguistique (ou intégrée, cf. chapitre 1, § La pragmatique linguistique), qui
s’insère naturellement dans le domaine de la linguistique, aux côtés de la
phonologie, de la syntaxe et de la sémantique. Si l’on admet la seconde, on est
dans le cadre d’une pragmatique non linguistique, qui constitue une discipline
indépendante de la linguistique, qu’elle vient compléter pour certains aspects
de l’interprétation des énoncés.

Selon Sperber et Wilson, qui ont choisi la seconde option, les processus
inférentiels qui viennent compléter l’analyse codique fournie par la linguistique
pour livrer une interprétation complète des énoncés sont ceux qui s’appliquent
dans toutes les tâches, que ce soit dans les activités quotidiennes de la vie
courante ou dans des activités beaucoup plus sophistiquées comme la recherche
scientifique ou la production d’oeuvres d’art. Ainsi, loin que les processus que
l’on voit à l’oeuvre dans l’interprétation pragmatique des énoncés soient
spécifiques à la langue, ils sont généraux, non spécifiques et universels : ils ne
La pragmatique aujourd’hui 52

sont pas culturellement déterminés ; tous les êtres humains les partagent et,
pour les plus simples d’entre eux tout au moins, nous les avons en commun
avec les mammifères supérieurs. Tout au plus peut-on dire que c’est leur usage
dans l’interprétation pragmatique des énoncés qui permettra de les analyser,
mais certainement pas qu’ils sont propres au langage.

Cette conception soulève néanmoins un problème : celui de l’articulation


entre les processus linguistiques, propres au langage voire aux langues
particulières, et les processus pragmatiques généraux, universels et non
spécifiques au langage. Pour répondre à cette question, Sperber et Wilson
assoient leur théorie pragmatique dans un courant bien particulier de la
psychologie cognitive, le modularisme.

Fodor et la vision modulaire du fonctionnement du cerveau humain

Le modularisme est une théorie proposée par le philosophe et psychologue


cognitiviste américain Jerry Fodor. La version contemporaine du modularisme
s’est développée au moment où Sperber et Wilson concevaient leur théorie
pragmatique. Les idées proposées par Fodor ont néanmoins leur point de
départ dans des travaux de la fin du XIX°, ceux de Gall. La théorie de Gall
reposait sur la psychologie des facultés où chaque capacité de l’esprit humain
est conçue comme une « faculté », plus ou moins isolée des autres. Fodor donne
une version moderne et cognitiviste de la psychologie des facultés, fermement
ancrée dans le fonctionnalisme et le représentationnalisme.

Selon lui, le fonctionnement de l’esprit humain est un fonctionnement


hiérarchisé et le traitement de l’information, quelle que soit sa source (visuelle,
auditive, linguistique, etc.), se fait par étapes successives, chacune
correspondant à un composant de l’esprit : celles du transducteur, du système
périphérique, du système central :

I. Lorsqu’un événement se produit (son, apparition d’un objet dans le champ


de vision, énoncé, etc.), les données de la perception sont traitées dans un
transducteur qui les « traduit » dans un format accessible pour le système qui
opère à l’étape suivante.

II. La traduction opérée par le transducteur est traitée par un système


périphérique, un module, spécialisé dans le traitement des données perçues par
La pragmatique aujourd’hui 53

tel ou tel canal : on aurait donc un système spécialisé dans le traitement des
données visuelles, un système spécialisé dans le traitement des données
auditives, un système spécialisé dans le traitement des données olfactives, etc.
et aussi un système spécialisé dans le traitement des données linguistiques
(considérées comme différentes des données auditives : qu’on pensera à l’écrit).
Ce système livre une première interprétation des données perçues,
interprétation qui, dans le cas des énoncés, est largement codique. Cependant,
que cette première interprétation doit être complétée et c’est là qu’intervient le
système central.

III. L’interprétation fournie par le système périphérique spécialisé arrive au


système central. C’est la tâche du système central de la compléter et cette
complétion se fait largement par la confrontation avec d’autres informations
déjà connues ou fournies simultanément par d’autres systèmes périphériques et
grâce à des processus inférentiels. C’est donc au niveau du système central et
uniquement à cette étape finale qu’ils interviennent.

Fodor est raisonnablement optimiste quant aux possibilités d’arriver à


décrire de façon appropriée le fonctionnement des transducteurs et celui des
systèmes périphériques. Les caractéristiques propres aux systèmes
périphériques les rendent particulièrement susceptibles d’exploration dans la
psychologie expérimentale : ainsi le fait que chaque système constitue un
module isolé des autres et qui ne peut échanger d’informations avec eux
(encapsulé), le fait que les opérations des systèmes périphériques soient
automatiques et ne puissent être annulées (en d’autres termes, elles sont
obligatoires), leur rapidité, le caractère superficiel de leur résultat,. En revanche,
le caractère complexe et non spécialisé du système central en rend le
fonctionnement difficile, voire impossible à observer et à décrire et Fodor est
pessimiste quant aux chances d’en observer le fonctionnement. Parmi les tâches
accomplies par le système central, en effet, on trouve aussi bien l’interprétation
des données et le raisonnement propre à la vie quotidienne que les réflexions
complexes et subtiles propres à la recherche scientifique et aux activités
artistiques. Sperber et Wilson, comme nous allons le voir, ne partagent pas ce
pessimisme.
La pragmatique aujourd’hui 54

Linguistique et pragmatique, système périphérique et système central

C’est clairement dans l’approche fodorienne que Sperber et Wilson situent


leur pragmatique. Selon eux, la linguistique (au sens indiqué plus haut :
phonologie, syntaxe, sémantique) correspond à un module périphérique, celui
qui est spécialisé dans le traitement des données linguistiques. En revanche, la
pragmatique s’inscrit clairement dans le système central : les processus
pragmatiques ne sont en effet rien d’autres que les processus habituels du
système central (ou, tout du moins, certains d’entre eux). Dans cette mesure,
selon Sperber et Wilson, l’étude de l’interprétation pragmatique des énoncés
permet de jeter une lueur sur le fonctionnement des processus propres au
système central.

Depuis la publication de leur ouvrage (1989), la position de Sperber et


Wilson a évolué et ils défendent maintenant une conception modulaire
différente de celle de Fodor, la modularité généralisée. La théorie de Fodor fait
une distinction forte entre modules périphériques, qui ont pour entrée des
données de la perception et pour sortie des données conceptuelles qui
constituent l’entrée du système central ; la thèse de Sperber et Wilson est qu’il
n’y a pas de système central mais plutôt, en plus des modules spécialisés dans
le traitement des données de la perception, d’autres modules qui ont pour
entrée et pour sortie des données conceptuelles, les secondes pouvant servir
d’entrée à un autre module du même type. Il y aurait donc des modules
« perceptuels » et des modules « conceptuels ».

On peut alors s’interroger sur la distinction entre linguistique et


pragmatique : s’il n’y a pas de distinction tranchée entre une étape modulaire et
une étape centrale du traitement de l’information, que reste-t-il de cette
opposition ? Elle passe entre modules : le module linguistique fournit des
entrées aux modules conceptuels et le traitement pragmatique de l’énoncé
commence alors. Mais il ne se limite pas aux activités des modules conceptuels :
il met aussi en jeu un module particulier, la théorie de l’esprit, qui consiste
précisément dans la capacité d’attribuer des états mentaux à autrui. Cette
capacité est cruciale dans le traitement des énoncés. La tâche de la pragmatique
est, dès lors, d’expliciter le processus de l’interprétation pragmatique.
La pragmatique aujourd’hui 55

Pour pouvoir dans cette description, il faut avoir, au moins, une idée de ce
que livre le module linguistique, c’est-à-dire de ce dont part l’interprétation
pragmatique. Sperber et Wilson sont proches intellectuellement de la
grammaire générative. Elle s’est développée autour de Noam Chomsky à partir
du milieu des années 1950 et s’appuyait, à ses débuts, sur trois notions
fondamentales : celles de transformation, de structure de surface et de
structure profonde. L’hypothèse est chaque phrase (on est au niveau de la
linguistique et il n’est pas question d’énoncé) a une structure de surface (ce
qu’on entend ou qu’on lit) et une structure profonde, que l’analyse syntaxique a
pour fonction de récupérer. Les transformations sont ce qui opère sur la
structure profonde pour obtenir la structure de surface, lors de la production de
la phrase.

Selon Sperber et Wilson, le module linguistique livre une première


interprétation de l’énoncé (la signification linguistique de la phrase, sa structure
profonde) qui se présente comme une forme logique : une suite ordonnée de
concepts, les concepts correspondant aux composants linguistiques de la
phrase. C’est un point extrêmement important de leur théorie dans la mesure
où les concepts donnent accès aux informations qui formeront les prémisses
utilisées dans les processus inférentiels d’interprétation de l’énoncé. Ces
prémisses correspondent à ce qu’il est convenu d’appeler la connaissance
encyclopédique, c’est-à-dire à l’ensemble des données dont un individu
dispose sur le monde.

Il n’est pas inutile de rappeler ici que Sperber et Wilson ont une vision
cognitive du langage et de sa fonction. Pour eux, comme nous avons essayé de
le montrer dans l’Introduction (cf. § A quoi sert le langage ?), la fonction du
langage est d’abord et avant toute chose de représenter de l’information et de
permettre, par la communication entre autres, aux individus d’augmenter leur
stock de connaissances. A leurs yeux, le but de tout système cognitif (êtres
humains mais aussi animaux) est de se construire une représentation du monde
qui peut à tout moment être améliorée.

Selon Sperber et Wilson, l’interprétation des énoncés se fait par des


processus inférentiels qui ont pour prémisses la forme logique de l’énoncé et
d’autres informations, ces autres informations constituant ce qu’ils appellent le
La pragmatique aujourd’hui 56

contexte. Ainsi, le processus inférentiel par lequel se fait l’interprétation d’un


énoncé ne s’applique jamais à la seule forme logique de l’énoncé, mais toujours
à cette forme logique et à d’autres informations simultanément (le contexte),
l’ensemble constituant les prémisses du processus. Le contexte est composé tout
à la fois de connaissances encyclopédiques auxquelles on a accès par les
concepts de la forme logique, de données immédiatement perceptibles tirées de
la situation ou de l’environnement physiqueet de données tirées de
l’interprétation des énoncés précédents. Sperber et Wilson nomment l’ensemble
de ces sources d’information l’environnement cognitif de l’individu. C’est tout
à la fois l’ensemble de ce qu’il sait et de ce qu’il peut savoir, l’ensemble de ce à
quoi il a accès et de ce à quoi il peut avoir accès à un moment donné. Dans cette
optique, le contexte correspond à une (petite) partie de l’environnement cognitif
d’un individu à un moment donné.

On voit l’importance du rôle joué par les concepts de la forme logique dans
la constitution du contexte. Nous allons maintenant décrire plus en détail le
fonctionnement des concepts.

Concepts et contexte

Une des originalités de l’approche de Sperber et Wilson, c’est de considérer


que le contexte n’est pas donné une fois pour toutes, mais qu’il est construit
énoncé après énoncé. C’est ici que le rôle des concepts présents dans la forme
logique est important. Ce qui apparaît dans la forme logique, en effet, ce sont
les adresses de concepts que l’on va chercher en mémoire à long terme. Ces
adresses permettent d’avoir accès à l’information contenue dans les concepts en
question et cette information est organisée sous forme d’entrées différentes
correspondant à des types d’informations différents :

I. L’entrée logique rassemble des informations sur les relations logiques que
le concept entretient avec d’autres concepts (contradiction, implication, etc.).

II. L’entrée encyclopédique rassemble toutes les informations dont on


dispose sur les objets qui correspondent au concept.

III. L’entrée lexicale rassemble la ou les contre-parties du concept dans une


ou plusieurs langues naturelles (suivant que l’individu est ou non polyglotte).
La pragmatique aujourd’hui 57

Lorsqu’un concept intervient dans une forme logique, on accède aux


données par l’intermédiaire de l’adresse du concept. Les instructions de l’entrée
logique sont appliquées, si nécessaire (si des concepts avec lesquels le concept
en question est en relation logique apparaissent dans la forme logique de
l’énoncé). Les informations qui sont susceptibles d’entrer dans le contexte sont
tirées de l’entrée encyclopédique. Enfin, lorsque le contexte est constitué, à
partir de ces informations tirées des concepts de la forme logique mais aussi
grâce aux informations concernant l’environnement perceptible et le résultat de
l’interprétation des énoncés précédents, la forme logique de l’énoncé s’y ajoute
et vient constituer une prémisse supplémentaire. Les processus inférentiels
nécessaires s’appliquent alors pour livrer une ou plusieurs conclusions qui
viennent compléter l’interprétation de l’énoncé.

Il va de soi que cette image de l’interprétation des énoncés est radicalement


incomplète. Si Sperber et Wilson s’en arrêtaient là, on ne verrait pas ce que leur
approche ajouterait à celle de Grice. Elle est, en effet, un peu plus détaillée
quant à la façon dont on accède aux prémisses utilisées dans les processus
inférentiels, mais elle ne dit pas en détail comment on choisit, parmi toutes les
données regroupées dans les entrées encyclopédiques des concepts concernés,
celles qui entreront effectivement dans le contexte.

En quoi Sperber et Wilson sont-ils les héritiers de Grice ?

Jusqu’ici, les processus inférentiels mis à part, il ne semble pas qu’il y ait de
point commun entre l’approche de Grice et celle de Sperber et Wilson.
Cependant, comme nous allons le voir, s’ils se séparent de Grice sur certains
points importants, ils en ont malgré tout très proches par d’autres côtés.

On se souvient de la discussion de la notion de signification non-naturelle au


chapitre 2 (§ Grice et la notion de signification non-naturelle). La notion de
signification non-naturelle repose sur une double intention : l’intention de
transmettre un contenu ; l’intention de réaliser cette intention grâce à sa
reconnaissance par l’interlocuteur. Dans le même esprit, Sperber et Wilson
distinguent deux intentions :

I. l’intention informative, c’est-à-dire l’intention qu’a le locuteur d’amener


son interlocuteur à la connaissance d’une information donnée.
La pragmatique aujourd’hui 58

II. l’intention communicative, c’est-à-dire l’intention qu’a le locuteur de faire


connaître à l’interlocuteur son intention informative.

Sans être exactement semblables à la définition que donne Grice de la


signification non-naturelle, les définitions données par Sperber et Wilson de
l’intention informative et de l’intention communicative, et, plus encore,
l’existence même d’une intention communicative là où de nombreux théoriciens
de la communication ne verraient la nécessité que de l’intention informative,
placent les auteurs de la théorie de la pertinence parmi les héritiers de Grice.
C’est encore plus vrai pour une autre notion proposée par Sperber et Wilson, la
notion de communication ostensive-inférentielle, directement liée à l’intention
informative et à l’intention communicative. Un des intérêts de la notion de
communication ostensive-inférentielle, c’est qu’elle ne porte pas uniquement
sur la communication linguistique, mais plutôt sur la communication en
général. On peut la définir de la façon suivante : il y a communication
ostensive-inférentielle lorsqu’un individu fait connaître à un autre individu par
un acte quelconque l’intention qu’il a de lui faire connaître une information
quelconque.

Selon cette définition, il n’y a pas communication ostensive-inférentielle


seulement lorsque l’on produit un énoncé pour transmettre une information,
mais chaque fois que l’on communique quelque chose et que l’intention de
communiquer est claire. Ainsi, si Marie se promène dans un pays dont elle ne
connaît pas la langue, par une belle journée d’été et sous un ciel où ne
subsistent que quelques rares nuages, elle peut légitimement supposer qu’il va
continuer à faire beau. Si toutefois un autochtone bienveillant veut l’avertir du
danger que représentent ces nuages, annonciateurs, dans cette région, de
violents orages, il peut, sans parler, la tirer par la manche et lui montrer les
nuages avec insistance. Il aura accompli là un acte de communication ostensive-
inférentielle sans avoir prononcé un seul mot, et il a de bonnes chances d’avoir
été compris. On remarquera que, dans l’optique de Sperber et Wilson, et bien
que les définitions qu’ils donnent de l’intention informative, de l’intention
communicative et de la communication ostensive-inférentielle ne soient pas
exactement identiques à la définition donnée par Grice de la signification non-
naturelle, leur définition de la communication ostensive-inférentielle implique
La pragmatique aujourd’hui 59

le même type de distinction que la distinction gricéenne entre signification


naturelle et signification non-naturelle.

Dans l’exemple de la promenade de Marie, les nuages n’ont, pour Marie,


aucune signification, naturelle ou non. Pour l’autochtone, en revanche, parce
qu’il dispose des connaissances encyclopédiques nécessaires, les nuages
indiquent l’apparition probable de violents orages. On est là dans quelque
chose de proche de (si ce n’est d’équivalent à) la signification naturelle. Lorsque
l’autochtone prend Marie par la manche, lui montrant par là même qu’il veut
attirer son attention sur quelque chose, et lorsqu’il lui montre les nuages, lui
indiquant qu’ils ne sont pas une partie négligeable du paysage, mais un facteur
essentiel, il ne lui fait pas savoir que les nuages ont pour signification naturelle
(indiquent) l’orage, plutôt il lui communique de façon ostensive-inférentielle la
proximité de l’orage, ou, du moins, d’une menace naturelle.

Cet exemple permet aussi de distinguer la composante ostensive et la


composante inférentielle : lorsque l’autochtone tire Marie par la manche et lui
montre les nuages, il agit de façon ostensive, à la fois en ce qui concerne son
intention informative et en ce qui concerne son intention communicative ;
lorsque Marie cherche à comprendre ce qu’il a voulu communiquer (lorsqu’elle
cherche à récupérer le contenu de l’intention informative de l’autochtone), elle
va prendre pour prémisse à la fois ce qu’il lui montre (il y a des nuages) et ce
qu’elle sait par ailleurs (les nuages peuvent s’accompagner d’orage, les orages
peuvent être dangereux, en cas d’orage, on reste à l’intérieur, etc.), pour arriver à une
conclusion (il veut me faire comprendre qu’il peut y avoir de l’orage et je ferais mieux
de rester à l’abri).

Les notions d’intention informative, d’intention communicative et de


communication ostensive-inférentielle ne sont pas la totalité de l’héritage
gricéen dans la théorie de Sperber et Wilson : ils empruntent en effet à Grice
une de ses maximes de conversation, la maxime de relation, qui dit qu’il faut
parler à propos ou, plus simplement, qu’il faut être pertinent.

De la maxime de relation au principe de pertinence

Sperber et Wilson ne reprennent pas l’ensemble des maximes, accompagné


du principe de coopération. Dans leur optique cognitiviste, en effet, l’activité
La pragmatique aujourd’hui 60

cognitive a pour but la construction et la modification de la représentation du


monde que se fait l’individu. La communication doit jouer un rôle dans ce
processus, en lui permettant d’ajouter de nouvelles informations à celles dont il
dispose déjà. Toutefois, pour que l’activité cognitive ait un intérêt quelconque,
il ne suffit pas qu’elle permette de construire et d’améliorer la représentation du
monde, il faut que, autant que possible (dans la limite des capacités
perceptuelles et intellectuelles humaines), cette représentation du monde soit
vraie.

La notion de vérité a fait couler des flots d’encre. Nous nous contenterons de
dire qu’une information est vraie dans la mesure où elle représente de façon
appropriée un événement ou une situation qui existe ou qui a effectivement
existé dans le monde. Dans cette mesure, Sperber et Wilson remarquent que la
maxime de relation suffit à faire le travail de l’ensemble des maximes : la
maxime de quantité, qui demande que la contribution d’un locuteur contienne
une quantité de contenu appropriée (pas plus et pas moins d’information qu’il
n’est nécessaire), la maxime de qualité, qui impose que le locuteur croit ce qu’il
dit et ait de bonnes raisons de le croire, la maxime de manière qui impose que
l’on parle clairement et de façon non ambiguë. Toutes ces maximes peuvent être
remplacées par une seule maxime, la maxime de relation qui enjoint d’être
pertinent. En effet, être pertinent suppose que l’on donne la quantité
d’information requise (sans noyer son interlocuteur dans une masse de détails
superflus), que l’on dise la vérité (pour les raisons que nous venons de voir) et
que l’on parle clairement et sans ambiguïté.

Pour autant, Sperber et Wilson ne proposent pas purement et simplement de


remplacer l’ensemble des maximes et le principe de coopération par la maxime
de relation : ils proposent un mécanisme bien plus subtil où la notion de
pertinence est associée de façon étroite aux notions d’intentions informative et
communicative et, plus encore, à celle de communication ostensive-
inférentielle. Selon eux, en effet, il n’y a pas une maxime de relation qui
enjoindrait aux locuteurs d’être pertinents et qui s’ajouterait à la notion de
communication ostensive-inférentielle (et à celles d’intentions informative et
communicative) : il y a plutôt un principe général, qui n’a rien de normatif et
qui découle de la notion même de communication ostensive-inférentielle ; loin
La pragmatique aujourd’hui 61

de régir la conduite du locuteur, il sert de base au processus inférentiel


d’interprétation des énoncés qui se produit dans le système central et qui n’est
pas conscient. Ce principe général, c’est le principe de pertinence : tout énoncé
suscite chez l’interlocuteur l’attente de sa propre pertinence.

Revenons-en à la communication ostensive-inférentielle : comme nous


l’avons dit, elle ne porte pas uniquement sur les énoncés, mais sur toute forme
de communication qui se présente comme telle, quelle que soit la forme qu’elle
emploie. Pour autant, les énoncés, tous les énoncés, relèvent de la
communication ostensive-inférentielle et de ses conséquences. Comme le
principe de pertinence en découle, il concerne nécessairement tous les énoncés,
et, plus généralement, tous les actes de communication ostensive-inférentielle,
car les énoncés ne correspondent qu’à une partie de ces actes (on remarquera
que ceci signifie probablement que le principe de pertinence peut s’appliquer à
certains actes de communication animale, dès lors que ceux-ci relèvent de la
communication ostensive-inférentielle). Le principe de pertinence sous-tend par
conséquent le fonctionnement des processus d’interprétation, dès que ces
processus opèrent sur des actes de communication ostensive-inférentielle.

Reprenons l’exemple de Marie : lorsque l’autochtone lui montre les nuages, il


ne lui montre rien qu’elle n’ait vu. Mais pour Marie, avant que l’autochtone
n’attire son attention sur eux, les nuages n’avaient pas de signification.
Pourtant, dès qu’il l’a fait, elle cherche à leur en attribuer une. Pourquoi ? C’est
précisément là que le principe de pertinence intervient. En eux-mêmes les
nuages ne suscitent aucune attente de pertinence : ils sont pertinents pour
l’autochtone en vertu de certaines de ses connaissances, mais ils ne sont pas
pertinents pour Marie. Mais, lorsque l’autochtone attire sur eux l’attention de
Marie, ils deviennent pertinents. Marie peut ne pas être capable de leur
attribuer une signification (naturelle) précise, mais le geste de l’autochtone, en
tant qu’acte de communication ostensive-inférentielle, suscite une attente de
pertinence et, dans la mesure où ce geste avait pour but évident d’attirer son
attention sur les nuages, ceux-ci acquièrent, de ce fait, une certaine pertinence
et elle va chercher à leur attribuer une signification.

C’est donc bien l’acte de communication ostensive-inférentielle qui provoque


l’attente de pertinence : il le fait dans la mesure où le caractère ostensif de la
La pragmatique aujourd’hui 62

communication du locuteur impose une mobilisation de l’attention de


l’interlocuteur ; il s’attend alors naturellement à ce que ce qu’on veut lui
communiquer vaille la peine qu’il s’inquiête d’un objet qu’il n’aurait pas
nécessairement remarqué. Après que l’autochtone l’a tirée par la manche, Marie
concentre son attention sur les nuages, ce qu’elle n’avait pas fait précédemment.
Il y a plus cependant dans la notion de pertinence, comme nous allons le voir
maintenant.

La pertinence : effet et effort

L’exemple de Marie et de l’autochtone permet de préciser la notion de


pertinence. Comme nous l’avons dit, l’acte de communication ostensive-
inférentielle de l’autochtone conduit Marie à chercher une signification à un
élément de son environnement cognitif auquel elle n’avait pas prêté attention
auparavant. Elle fait l’effort de chercher des prémisses parmi les données
encyclopédiques qui sont les siennes et de faire un raisonnement au terme
duquel elle aboutit à une ou plusieurs conclusions : les nuages peuvent
s’accompagner d’orage ; les orages peuvent être dangereux ; en cas d’orage, on reste à
l’intérieur ; donc, cet individu veut me faire comprendre qu’il peut y avoir de l’orage et
je ferais mieux de rester à l’abri.

Ce raisonnement n’est pas gratuit : il suppose un effort, une notion qui entre
pour beaucoup dans l’analyse que font Sperber et Wilson de la notion de
pertinence. En effet, selon eux, la pertinence est une question d’effort (les
efforts nécessaires à la constitution du contexte, notamment) et d’effets (les
conclusions que l’on tire du processus inférentiel). Dans cette optique, on peut
proposer une définition informelle de la pertinence d’un acte de
communication ostensive-inférentielle :

1. Moins un acte de communication ostensive-inférentielle demande d’effort


pour son interprétation, plus cet acte est pertinent.

2. Plus un acte de communication ostensive-inférentielle fournit d’effets, plus


cet acte est pertinent.

L’un des effets possibles d’un acte de communication ostensive-inférentielle


est la production, au terme du processus inférentiel d’interprétation, de
La pragmatique aujourd’hui 63

conclusions. En fait, selon Sperber et Wilson, ce n’est qu’un effet possible et il y


en a d’autres.

Dans l’optique cognitiviste qui est celle de Sperber et Wilson, le but d’un
système cognitif et celui de l’être humain en particulier est de se construire et
de modifier constamment une représentation du monde. Tout ce qui modifie
cette représentation du monde est un effet cognitif (pas nécessairement dû à un
acte de communication ostensive-inférentielle : il peut aussi s’agir du résultat
d’un acte de perception). Les conclusions que l’on peut tirer des processus
inférentiels et qui viennent éventuellement s’ajouter à l’ensemble des
connaissances encyclopédiques sont, bien entendu, un des types d’effet cognitif
possible. Mais il y en a deux autres au moins : le premier correspond au
changement de la force de conviction avec laquelle une croyance est
entretenue ; le second correspond à l’éradication d’une croyance et se produit
lorsqu’une information nouvelle vient contredire une information dont on
disposait et lorsqu’elle paraît plus convaincante que la première.

Il y a donc trois types d’effets cognitifs au terme du processus inférentiel :

A. l’adjonction d’une nouvelle information, qui est une conclusion du


processus inférentiel (Sperber et Wilson appellent de telles informations
des implications contextuelles) ;

B. le changement dans la force de conviction avec laquelle une croyance est


entretenue ;

C. la suppression d’une information ancienne lorsque celle-ci est contredite


par une information nouvelle plus convaincante.

Pour qu’un acte de communication ostensive-inférentielle soit pertinent, il ne


suffit pas qu’un ou plusieurs de ces effets soit obtenu. Il faut que les effets
obtenus équilibrent les efforts. Autrement dit, la pertinence est largement une
question de rendement : un acte de communication ostensive-inférentielle est
pertinent si l’interlocuteur « en a pour son argent », si les efforts qu’il a fournis
pour interpréter cet acte de communication ostensive-inférentielle sont
récompensés par des effets suffisants qui en valaient la peine.

Cependant, le principe de pertinence, comme nous l’avons vu plus haut,


n’est pas un principe normatif qui impose au locuteur de prononcer des
La pragmatique aujourd’hui 64

énoncés pertinents et uniquement des énoncés pertinents : c’est un principe


d’interprétation que l’interlocuteur utilise inconsciemment lors du processus
d’interprétation. En d’autres termes, le système central lui-même a un
fonctionnement axé sur la recherche et l’optimisation de la pertinence, ou, en
d’autres termes, sur le rendement.

Pertinence, choix du contexte et arrêt du processus d’interprétation

La pertinence est donc tout ce qui reste, chez Sperber et Wilson, des maximes
conversationnelles de Grice. On peut toutefois se demander, même si l’on
admet que ce soit un des moteurs du fonctionnement du système central, à quoi
exactement elle sert.

Une des critiques adressées à Grice (chapitre 2, § La portée cognitive de l’oeuvre


de Grice et de celle de Searle) portait sur la difficulté de voir comment on explique,
dans l’approche gricéenne, le choix des prémisses et sur quelle base se décide
l’arrêt du processus d’interprétation, donc comment on décide qu’on en est
arrivé à une conclusion satisfaisante. Un des intérêts de l’approche de Sperber
et Wilson, c’est que les modifications qu’ils ont apportées à la notion de
pertinence aussi bien que la définition qu’ils en donnent permettent de
répondre à ces deux questions importantes.

Prenons-les dans l’ordre : d’abord le choix des prémisses, puis l’arrêt du


processus inférentiel. Comme nous l’avons dit plus haut, une des prémisses est
obligatoirement la forme logique de l’énoncé. Les autres prémisses, qui
constituent le contexte, sont tirées de sources diverses, connaissances
encyclopédiques, perception de la situation, interprétation des énoncés
précédents, et le contexte est construit pour chaque nouvel énoncé (ou acte de
communication ostensive-inférentielle). La description que donnent Sperber et
Wilson de la façon dont on accède aux informations rassemblées sous les
concepts permet de limiter le nombre des informations accessibles, mais ne
permet pas de le limiter suffisamment. Sous chaque concept, il y a en effet de
nombreuses informations encyclopédiques accessibles, dès lors que
l’interlocuteur n’est pas complètement ignorant du monde qui l’entoure. Il faut
donc choisir certaines de ces informations et écarter les autres. La même chose
La pragmatique aujourd’hui 65

vaut des informations qui entrent dans le contexte à partir de la perception de


l’environnement physique ou de l’interprétation de données précédentes.

Sperber et Wilson proposent que ce soit la recherche de la pertinence, qui


sous-tend le fonctionnement du système central, qui vaille pour la sélection des
informations qui, quelle que soit leur source, entrent dans le contexte pour
l’interprétation d’un énoncé. En d’autres termes, les informations dans le
contexte sont celles qui ont le plus de chances de produire des effets suffisants
pour que l’énoncé soit jugé pertinent. Cette formulation implique que ce ne
seront pas seulement les informations susceptibles de produire des effets
importants, mais aussi les informations les plus accessibles.

En ce qui concerne l’arrêt du processus inférentiel d’interprétation, la


réponse est simple : ce processus s’arrête de lui-même lorsque des effets
suffisants pour équilibrer les efforts sont atteints. Sperber et Wilson arrivent
ainsi à rendre compte, à partir d’une notion simple, la pertinence, et d’un
principe cognitif qui découle directement de leur description de la
communication ostensive-inférentielle, le principe de pertinence, à la fois du
choix du contexte et de l’arrêt du processus d’interprétation lorsque le but
recherché est atteint.

Ce faisant, ils échappent aux problèmes que soulèvent d’autres conceptions


du contexte, selon lesquelles il est donné une fois pour toutes et non construit
énoncé après énoncé, ou des théories purement linguistiques (qui renoncent au
contexte faute de pouvoir le définir de façon satisfaisante). Ils peuvent aussi
expliquer de façon satisfaisante pourquoi le processus inférentiel ne continue
pas à procéder à toujours davantage d’inférences pour obtenir davantage de
conclusions dans un processus potentiellement infini.

Reste maintenant à voir en quoi ces premières propositions de Sperber et


Wilson sont réalistes du point de vue psychologique, en quoi elles semblent ou
non correspondre à ce que l’on sait par ailleurs du fonctionnement de l’esprit
humain et, plus particulièrement, de l’interprétation des énoncés.

Conclusion

Le premier apport de Sperber et Wilson est leur hypothèse selon laquelle il y


a deux « étapes » dans l’interprétation des énoncés : une étape codique et une
La pragmatique aujourd’hui 66

autre inférentielle. On se rappellera que cette conception s’ancre dans une


conception modulaire du fonctionnement mental, selon laquelle le langage est
une faculté au sens de Gall, c’est-à-dire qu’il correspond à un système
autonome. On peut déjà s’interroger sur cette façon de concevoir le langage :
correspond-elle à d’autres observations et qu’est-ce qui pourrait la confirmer ou
l’infirmer ?

Deux catégories d’arguments peuvent être utilisés pour montrer qu’une


capacité cognitive humaine est une faculté au sens de Gall, ou, dans la
terminologie moderne, un module :

I. elle peut subsister alors même qu’un grand nombre d’autres (ou toutes les
autres) capacités de l’individu sont endommagées voire complètement
absentes ;

II. elle peut être gravement endommagée, voire détruite, alors que d’autres
(ou toutes les autres) capacités de l’individu subsistent intactes.

Il existe des arguments dans les deux sens :

A. Certains individus qui souffrent d’une ariération mentale grave ont


néanmoins des capacités linguistiques intactes, voire exceptionnelles. Ils
peuvent non seulement apprendre à parler leur langue maternelle
normalement, mais aussi apprendre d’autres langues que leur langue
maternelle ; pour autant, leur discours présente des bizarreries, de nature
pragmatique plutôt que linguistique ;

B. certains individus, dont les autres capacités mentales peuvent rester


intactes, voient leur capacité linguistique détruite, entièrement ou
partiellement, à la suite d’un accident cérébral quelconque ; d’autres
peuvent naître avec des facultés mentales parfaitement normales, mais
avoir de grandes difficultés à apprendre à parler parfaitement leur langue
maternelle.

L’hypothèse de Sperber et Wilson, qui s’accorde d’ailleurs aux hypothèses


fondamentales de la grammaire générative sur le langage, semble donc
largement confirmée.

Leur deuxième apport est d’insister sur l’importance de la capacité, non


seulement à avoir des états mentaux, mais aussi à en attribuer à autrui. La
La pragmatique aujourd’hui 67

notion de communication ostensive-inférentielle, de même que le doublement


de l’intention informative par une intention communicative, n’ont pas d’autre
but. De plus, comme nous le verrons, la capacité (pragmatique) de représenter
des états mentaux (et pas seulement des informations sur le monde) est au
coeur d’un certain nombre d’analyses que Sperber et Wilson proposent,
notamment sur des phénomènes rhétoriques comme l’ironie. Nous n’en dirons
pas plus ici. Contentons-nous de faire remarquer que de telles conceptions sont
au centre des travaux actuels sur l’autisme, une affection psychopathique
extrêmement grave qui semble due (au moins en partie) à une incapacité des
individus affectés d’attribuer à autrui des états mentaux, de se les représenter et
d’en tirer les conséquences.

Il apparaît donc que la théorie de Sperber et Wilson résout un certain nombre


de problèmes de base pour l’interprétation des énoncés et qu’elle repose sur des
bases justifiées.
La pragmatique aujourd’hui 68

Chapitre 4

Cognition et vérité
« « Quand vous dites « colline » », interrompit la
Reine, « je pourrais vous montrer des collines, en
comparaison desquelles vous appelleriez ceci une vallée »

« Non », dit Alice (…) : « une colline ne peut pas être


une vallée, vous savez. Ce n’aurait pas de sens.» »

L. Carroll

Introduction

Comme nous l’avons répété, le but de tout système cognitif est, selon Sperber
et Wilson, de se construire une représentation du monde. Pour que cette
représentation du monde lui soit utile (ce qui, dans l’esprit de la théorie de
l’évolution, est indispensable), ou, tout du moins, pour qu’elle ne lui soit pas
nuisible, il faut qu’elle soit appropriée au monde dans lequel il vit, ou, en
d’autres termes, qu’elle soit vraie. Reprenons l’exemple évoqué dans
l’Introduction : nous disions qu’il pouvait être utile de représenter des
informations comme «Il y a un léopard qui vit dans une caverne à côté de la
rivière. Il vaut mieux éviter d’aller par là ». Supposons que la rivière soit la
seule source d’eau dans l’endroit en question. Une information de ce genre peut
conduire l’individu qui la croit vraie à émigrer vers une région plus éloignée ou
à faire de grands détours pour aller chercher l’eau dont il a besoin. Si elle est
fausse, c’est-à-dire s’il n’y a pas de léopard près de la rivière et si aucun autre
danger ne menace ce secteur, l’émigration ou les grands détours sont non
seulement coûteux (et potentiellement dangereux) mais inutiles, d’où l’intérêt
d’avoir une représentation correcte du monde.

Nous voulons maintenant indiquer comment une représentation peut être


vraie ou fausse et quelle forme elle doit avoir pour qu’on puisse en déterminer
(même si ce n’est qu’en principe) la vérité ou la fausseté, car la notion de vérité
intervient dans la pragmatique de la pertinence présentée par Sperber et Wilson
où elle constitue un point de désaccord avec les travaux de Grice.
La pragmatique aujourd’hui 69

Nous répondrons aussi à ceux qui défendent la thèse selon laquelle les
notions de vérité ou de fausseté n’ont rien à voir avec le langage ou avec son
utilisation. C’est ce que nous ferons dans la conclusion de ce chapitre.

Quelle représentation du monde, pour quoi faire et sous quelle forme ?

Si le but d’un système cognitif est de se construire une représentation du


monde et si cette représentation du monde doit être appropriée, c’est-à-dire si
elle doit représenter correctement des faits qui existent dans le monde, la
question qui se pose est celle de son évaluation. Un point important pour
construire une telle représentation consiste à l’évaluer et à la modifier
constamment, en y ajoutant, en y retranchant ou en changeant l’évaluation de
certains de ses éléments au fur et à mesure des éléments d’information que l’on
acquiert.

La simple confrontation entre la représentation du monde et les données


nouvelles auxquelles on accède ne peut fonctionner que si toutes ces
informations sont représentées dans le même format. Il faut dès lors
s’interroger sur ce que peut être ce format commun. La notion de format, du
moins dans une version simple, se laisse facilement saisir. Supposons que vous
croyez vrai : « Il y a un léopard qui vit dans une caverne à côté de la rivière ».
Supposez aussi que l’on vous dise en anglais : « There is no leopard in that
cave. It’s empty » (Il n’y a pas de léopard dans cette caverne. Elle est vide). Si vous ne
parlez pas anglais, vous ne pouvez pas réévaluer votre croyance quant à la
présence d’un léopard dans la caverne en question, tout simplement parce que
l’information « Il y a un léopard qui vit dans la caverne à côté de la rivière » et
l’information « There is no leopard in this cave. It’s empty » ne sont pas
données dans le même format. Si vous parliez anglais, vous pourriez réduire
ces deux informations au même format, soit en les mettant toutes les deux soit
en anglais, soit en français.

Sous quel format la représentation du monde se fait-elle ? A quels impératifs


doit-elle obéir pour être efficace, c’est-à-dire être évaluée quant à son exactitude
par rapport aux faits du monde ? La réponse à la première question n’est pas
simple ; elle ne peut être qu’hypothétique. Une réponse couramment apportée -
c’est celle de Fodor et c’est aussi celle qu’admettent Sperber et Wilson - consiste
La pragmatique aujourd’hui 70

à dire que la représentation du monde se fait dans un langage interne et


universel, le langage de la pensée, souvent baptisé mentalais (Mentalese, en
anglais). D’autres, notamment des linguistes, ont attaqué cette hypothèse en
faisant remarquer que la langue que l’on parle (le français, l’anglais, le malais,
etc.), quelle que soit cette langue, suffit à représenter le monde et qu’il n’est pas
besoin de postuler l’existence d’un langage intérieur.

L’hypothèse du mentalais a quatre avantages :

I. D’une part, elle rend compte du fait que les capacités mentales des gens
pour leur représentation du monde et pour leur capacité de raisonnement
sur le monde, semblent les mêmes quelle que soit leur langue, alors que
les capacités de représentation des langues ne sont pas les mêmes (non
que certaines langues soient meilleures que d’autres : simplement, aucune
langue n’a exactement la même capacité de représentation que n’importe
quelle autre ; par exemple, ce qu’une langue donnée représentera de façon
détaillée ne le sera pas du tout dans une autre langue et vice versa).

II. D’autre part, l’hypothèse du mentalais permet d’expliquer comment les


animaux ont une représentation du monde alors que, d’évidence, ils n’ont
pas de langage au sens humain du terme. Non que les animaux aient un
langage intérieur ou une représentation du monde aussi sophistiqués que
ceux des êtres humains ; reste qu’ils semblent bien en avoir une.

III. L’hypothèse du mentalais s’allie bien à l’hypothèse générativiste


d’universaux linguistiques ou, dans les termes contemporains, de la
grammaire universelle, c’est-à-dire de structures communes à toutes les
langues, quelles que soient leurs apparentes différences.

IV. Cette hypothèse est le pendant moderne d’hypothèses proposées dans la


tradition rationaliste française, notamment par les grammairiens de Port-
Royal.

Nous admettrons donc, avec Fodor et Sperber et Wilson, que la


représentation du monde se fait en mentalais. Pour autant cette hypothèse ne
résout pas entièrement le problème de l’évaluation. Elle permet la comparaison
entre représentations puisqu’elle attribue le même format à toutes les
représentations. Mais elle ne dit pas précisément quelle forme les
La pragmatique aujourd’hui 71

représentations en mentalais doivent avoir pour être évaluées par rapport à leur
correspondance avec ce qui se produit dans le monde, c’est-à-dire quant à leur
vérité. En effet, la simple comparaison de représentations ne suffit pas : le choix
de l’une ou de l’autre, dès lors qu’elles ont le même format, se fera par rapport à
un critère extérieur, celui de la vérité.

Reprenons le cas du léopard. Vous avez dans votre représentation du monde


l’information : « Il y a un léopard dans la caverne à côté de la rivière ». Nous
avons dans notre représentation du monde l’information : « Il n’y a pas de
léopard dans la caverne à côté de la rivière ». La comparaison de ces deux
informations amène à une conclusion importante : elles ne peuvent pas être
vraies toutes les deux. Mais elle ne permet pas à elle seule de choisir l’une aux
dépens de l’autre : elle permet seulement de savoir qu’il faut choisir l’une ou
l’autre. Le critère du choix sera la vérité de l’une ou de l’autre : s’il est vrai qu’il
y a un léopard dans la caverne à côté de la rivière, il faudra choisir « Il y a un
léopard… » ; sinon il faudra choisir « Il n’y a pas de léopard… ». Ceci suppose
que les informations non seulement soient représentées dans le même format
(pour pouvoir être comparées), mais aussi soient susceptibles d’être évaluées
quant à leur vérité ou à leur fausseté.

Vérité et proposition

Pour ce faire, quelle forme les représentations de la réalité doivent-elles


avoir ? Si l’on reprend l’exemple du léopard dans la caverne près de la rivière,
quelles informations devons-nous avoir pour juger de la vérité ou de la fausseté
de sa présence ? Il faut que nous soyons capables d’identifier précisément la
caverne dont il s’agit, ce qui signifie probablement qu’il faut que nous soyons
capables d’identifier la rivière, de déterminer ce que veut dire exactement près
de, etc. En d’autres termes, il faut que nous ayons accès à des représentations
dans lesquelles il n’y a pas d’ambiguïté ou de flou quant aux objets désignés (ici
la caverne) et quant aux propriétés qu’on leur attribue (ici être occupée par un
léopard).

Que peut-on dire d’un énoncé comme « Il y a un léopard dans la caverne à


côté de la rivière » ? Il va de soi qu’il est loin de satisfaire les critères très
exigeants indiqués plus haut : les berges de la rivière peuvent être truffées de
La pragmatique aujourd’hui 72

cavernes et de grottes, le secteur peut contenir plusieurs rivières, qui partagent


toutes cette propriété, etc. En d’autres termes, les énoncés sont des
représentations du monde très incomplètes si on les considère relativement à la
possibilité de leur attribuer des valeurs de vérité.

C’est pourquoi les philosophes - et Sperber et Wilson les suivent sur ce


point - distinguent la phrase de l’énoncé ainsi que la phrase et l’énoncé de ce
qu’ils expriment et qu’il est convenu d’appeler la proposition. La proposition
est une interprétation de ce que dit l’énoncé. Dans cette interprétation, l’identité
des objets et des individus mentionnés est établie et dans laquelle les propriétés
qu’on leur attribue sont assez précisément décrites pour qu’il soit possible de
savoir s’ils ont les propriétés en question ou non.

Dans l’optique de Sperber et Wilson - c’est là une autre différence entre leur
approche et celle de Grice - les énoncés n’expriment pas des propositions
complètes ou, plus exactement, ils n’en expriment que rarement. Ainsi, la forme
logique obtenue au terme du processus d’interprétation linguistique n’est en
général pas susceptible d’une évaluation en termes de vérité ou de fausseté :
elle n’est pas pleinement propositionnelle. Pour qu’elle le devienne, il faut lui
appliquer des processus pragmatiques, dits d’enrichissement de la forme
logique. Ces processus portent sur deux problèmes principaux : l’ambiguïté des
énoncés et l’attribution des référents. L’ambiguïté peut avoir différentes
sources :

I. Elle peut être lexicale : le même mot peut avoir plusieurs significations
différentes. Lorsque l’on dit « Jean a posé la paille sur la table », la paille
peut désigner le fourrage pour les animaux ou un chalumeau que l’on
utilise pour boire.

II. Elle peut être syntaxique : le même énoncé peut correspondre à des
phrases différentes. Lorsque l’on dit « La petite brise la glace », on peut
considérer que « petite » est un nom désignant un enfant, « brise » un
verbe et « glace » de nouveau un nom ; on peut aussi voir dans « petite
brise » un nom accompagnée d’un adjectif, dans « glace » un verbe et dans
« la » un pronom. On a deux phrases différentes avec deux significations
différentes. Dans la première, une enfant casse la glace ; dans la seconde,
du vent donne froid à un individu de sexe féminin.
La pragmatique aujourd’hui 73

III. Elle peut être pragmatique et porter sur la référence à attribuer à une
expression, souvent un pronom. On peut en donner deux exemples : « Si
une bombe incendiaire tombe à côté de vous, ne perdez pas la tête.
Mettez-la dans un seau plein de sable » ; « Le patron a congédié l’ouvrier
parce qu’il était un communiste convaincu » (le premier exemple restera
probablement longtemps exploitable ; avec la disparition de l’URSS,
l’avenir du deuxième est moins assuré, aussi profitons-nous de la situation
pour rappeler que, jusqu’en 1991, la Russie et les pays environnants ont
constitué un seul pays immense, communiste et dictatorial, l’URSS, et que
cette situation durait depuis près de 70 ans). Dans le premier exemple, une
première hypothèse immédiate est que ce qu’il faut mettre dans un seau et
recouvrir de sable, c’est sa tête ; un second mouvement fait comprendre
qu’il s’agit, bien entendu, de la bombe incendiaire. Dans le second
exemple, suivant que l’on suppose que l’action se passe aux Etats-Unis
(pays où les patrons ont, traditionnellement, assez peu de sympathie pour
les communistes) ou dans l’URSS pré-gorbatchévienne, on pensera
respectivement que le pronom « il » désigne l’ouvrier ou le patron.

Il va de soi que choisir l’une ou l’autre de ces interprétations est crucial


lorsqu’il s’agit d’évaluer la vérité d’un énoncé : si une petite fille brise de la
glace pour pouvoir puiser de l’eau, ce n’est pas la même chose que si un
individu du sexe féminin est transi de froid parce qu’il y a du vent. Si Jean a
posé du fourrage sur la table (et à supposer bien évidemment que l’on soit
capable d’identifier et Jean et la table), il n’a pas fait la même chose que s’il a
posé un chalumeau pour boire sur la table. Si l’on vous conseille de mettre la
tête dans un seau rempli de sable (et nous ne saurions trop vous conseiller de
ne pas tenter cette expérience), l’on ne vous conseille pas la même chose que si
l’on vous conseille de prendre une bombe incendiaire et de la mettre dans un
seau rempli de sable. Enfin, ce n’est pas pour les mêmes raisons que le patron a
congédié l’ouvrier si l’ouvrier est un communiste convaincu (parce que le
patron a une antipathie viscérale pour les communistes qu’il soupçonne de
vouloir détruire la prospérité économique américaine bâtie sur un libéralisme
sauvage) ou si le patron est un communiste convaincu (parce que le patron a
une antipathie viscérale pour les gens qu’il soupçonne de ne pas être de bons
La pragmatique aujourd’hui 74

communistes et de vouloir renverser la dictature du prolétariat, support de la


prospérité économique soviétique).

En d’autres termes, dans tous ces cas, il faut pouvoir choisir l’interprétation
appropriée pour pouvoir évaluer la vérité ou la fausseté des énoncés « Jean a
posé la paille sur la table », « La petite brise la glace », etc. Il faut désambiguïser
l’énoncé. Cela ne suffit cependant pas toujours, comme le montrait l’exemple
du léopard qui est ou pas dans la caverne et il y a de nombreux énoncés qui,
sans être pour autant ambigus, ne sont pas évaluables du point de vue de leur
vérité ou de leur fausseté avant qu’on les ait complétés en déterminant les
référents des expressions qui y apparaissent.

Etant donné que c’est la forme logique de ces énoncés qui est complétée par
un ou plusieurs processus pragmatiques, alors il faut bien admettre, avec
Sperber et Wilson et contre Grice, que l’interprétation pragmatique n’est pas
quelque chose qui vient se superposer à l’interprétation linguistique pour
déterminer ce qui est communiqué (les implicatures), l’interprétation
linguistique déterminant ce qui est dit (la proposition exprimée). La
pragmatique intervient déjà pour déterminer ce qui est dit et n’est pas
cantonnée à ce qui est communiqué.

Reprenons l’exemple de l’enfant qui refuse d’aller se laver les dents. Il


répond à l’ordre paternel par « Je n’ai pas sommeil ». Très grossièrement, il dit
« A l’instant T et à l’endroit E, je (Pierre Dupont) n’ai pas sommeil » et il
communique : « Je ne veux pas aller me laver les dents tout de suite ». Dans
l’analyse de Grice, ce qu’il dit est linguistiquement déterminé, mais ce qu’il
communique ne l’est pas (c’est une implicature). La pragmatique n’intervient
pas dans la détermination de ce qui est dit. Pour Sperber et Wilson, en
revanche, ce qui est dit est déterminé linguistiquement, mais pas uniquement
(sauf cas rare). La pragmatique intervient aussi.

Forme logique et forme propositionnelle

L’approche de Sperber et Wilson consiste donc à faire un pas de plus que


celle de Grice : là où Grice considérait que la sous-détermination linguistique
concerne la détermination de ce qui est communiqué (les implicatures), mais
pas de ce qui est dit, ils considèrent que la sous-détermination linguistique
La pragmatique aujourd’hui 75

concerne tout à la fois ce qui est communiqué et ce qui est dit. En d’autres
termes, l’interprétation linguistique par le module linguistique, qui livre la
forme logique de l’énoncé, ne suffit pas à déterminer ce qui est dit ; il faut
l’enrichir par des processus pragmatiques pour arriver à une détermination
complète de ce qui est dit. Ceci les amène à distinguer la forme logique de
l’énoncé, qui est ce que l’on obtient à la fin du processus d’interprétation opéré
par le module linguistique, et la forme propositionnelle qui est ce que l’obtient
(lorsque le processus est couronné de succès) à la fin du processus pragmatique
d’enrichissement de la forme logique. La forme logique n’est que rarement
susceptible d’une évaluation quant à sa vérité ou sa fausseté, contrairement à la
forme propositionnelle.

La notion de proposition a été traditionnellement utilisée par les philosophes


pour traiter du contenu des pensées, des croyances, des désirs, etc., que l’on
attribue à autrui ou que l’on s’attribue à soi-même. Considérons la situation
suivante. Jean dit à son fils Pierre : « Je veux que tu ailles te laver les dents ».
Pierre pense : « Papa (Jean) veut que j’aille me laver les dents ». Pierre dit à
Jean : « Je (Pierre) ne veux pas aller me laver les dents ». Toutes les attitudes
exprimées par Jean ou par Pierre ou attribuée par Pierre à Jean concernent le
même contenu « Pierre va se laver les dents ». Les philosophes ont
généralement considéré que le contenu des états mentaux (souhaits, désirs,
croyances, craintes, intentions, etc.) était des propositions.

Ainsi les contenus des états mentaux, de même que ce que disent les énoncés,
sont des représentations qui ont pour particularité d’avoir une forme
propositionnelle, c’est-à-dire d’être susceptibles d’une évaluation en termes de
vérité ou de fausseté. On peut aller plus loin et dire que toutes les
informations qui entrent dans notre représentation du monde y apparaissent
sous forme propositionnelle. Quant à leur format, c’est, bien entendu, selon
Sperber et Wilson, le mentalais.

Explicitations, implicitations et sous-détermination linguistique

On en arrive donc au schéma suivant :

I. Les énoncés sont interprétés à travers une succession d’étapes :

A. traduction par un transducteur


La pragmatique aujourd’hui 76

B. traitement dans le module linguistique

C. traitement pragmatique.

II. Le traitement par le module linguistique fournit la forme logique de


l’énoncé.

III. Le traitement pragmatique opère à partir de prémisses constituées tout à


la fois par les informations dans le contexte et par la forme logique de
l’énoncé, suivant le principe de pertinence. Il produit un certain nombre
d’effets.

IV. La forme logique de l’énoncé n’est pas susceptible d’une évaluation en


termes de vérité ou de fausseté.

V. Elle est enrichie par des processus pragmatiques pour obtenir une forme
propositionnelle qui, elle, est susceptible de vérité ou de fausseté.

VI. La détermination de ce qui est dit (par opposition à ce qui est


communiqué) n’est donc pas un pur problème linguistique : les
processus pragmatiques ont aussi un rôle à y jouer.

VII. Les énoncés ne sont pas les seuls éléments susceptibles d’avoir une
forme propositionnelle : c’est aussi le cas du contenu des états mentaux
(ou des attitudes) et des informations qui apparaissent dans la
représentation du monde.

VIII. C’est donc aussi le cas des informations présentes dans le contexte et
tirées de cette représentation du monde.

La forme propositionnelle correspond à ce qui est dit dans l’énoncé et


consiste donc en une explicitation de l’énoncé. Mais la forme propositionnelle
n’épuise pas la totalité de ce qui est explicitement communiqué dans l’énoncé :
il faut en plus pouvoir déterminer l’état mental du locuteur, c’est-à-dire son
attitude vis-à-vis de la proposition exprimée. Cette attitude, qui définit l’état
mental du locuteur, c’est ce que Sperber et Wilson, à la suite des philosophes
analytiques, appellent l’attitude propositionnelle du locuteur.

Déterminer ce qui est explicitement communiqué dans l’énoncé, c’est donc


déterminer un certain nombre d’explicitations de cet énoncé, dont la forme
propositionnelle de l’énoncé et l’attitude propositionnelle du locuteur. Nous
La pragmatique aujourd’hui 77

allons maintenant examiner quelles sont les attitudes propositionnelles (les


états mentaux) que le locuteur peut avoir relativement à une représentation à
forme propositionnelle.

Sperber et Wilson distinguent donc entre ce qui est dit et ce qui est
communiqué explicitement (les explicitations d’un énoncé) et ce qui est
communiqué implicitement (ses implicitations). Pour en revenir à l’exemple de
l’enfant qui dit « Je n’ai pas sommeil » avec pour première explicitation la forme
propositionnelle de l’énoncé (A l’instant T et à l’endroit E, je - Pierre- n’ai pas
sommeil) et pour deuxième explicitation Je crois que je n’ai pas sommeil, il implicite
(c’est ce que son énoncé communique aussi) qu’il ne veut pas aller se laver les
dents tout de suite.

Explicitations et implicitations sont deux résultats distincts du processus


d’interprétation pragmatique, les premières correspondant à ce qui est
explicitement communiqué dans l’énoncé, les secondes correspondent à ce qui
est implicitement communiqué. L’originalité de Sperber et Wilson vient de
l’endroit où ils situent la frontière entre interprétation linguistique et
interprétation pragmatique. Au lieu de la faire coïncider avec la distinction
dire/communiquer, ils la font passer dans ce qui est dit, admettant ainsi que la
sous-détermination linguistique est plus importante que ce que l’on croyait
jusque-là.

Explicitations, sous-détermination linguistique et vérité

Mais l’hypothèse de Sperber et Wilson selon laquelle la détermination de


l’attitude propositionnelle du locuteur est une explicitation de l’énoncé ne les
conduit-elle pas à un problème voisin de celui que rencontre la théorie des actes
de langage avec la condition de sincérité ? Si toutes les explicitations de
l’énoncé sont évaluées quant à leur vérité, on est dans une situation semblable à
celle que pose l’hypothèse searlienne de la règle de sincérité (cf. chapitre 1, § La
condition de sincérité et les états mentaux du locuteur), c’est-à-dire que des
propositions différentes seraient interprétées comme toutes les deux vraies ou
toutes les deux fausses, dès lors que l’une est considérée comme vraie ou
comme fausse, alors qu’il n’y a pas de relation d’équivalence logique entre elles.
Autrement dit, étant donné l’énoncé « Il fait beau », les deux explicitations Il fait
La pragmatique aujourd’hui 78

beau à l’instant T et à l’endroit E et Je crois qu’il fait beau… seraient considérées


comme équivalentes et l’on s’attendrait à ce qu’elles soit toutes les deux vraies
ou toutes les deux fausses. Or il va de soi que l’une peut être vraie sans que
l’autre le soit et inversement.

Les relations entre vérité et croyance, comme celles entre états mentaux et
énoncés, sont plus complexes qu’il n’y paraît à première vue. Pour le montrer,
nous examinerons le paradoxe de Moore (philosophe britannique, 1873-1958).
Nous indiquerons ensuite comment Sperber et Wilson arrivent à la fois à
montrer que les deux propositions Il fait beau le mercredi 20 août 1997 à Sainte-
Cécile et Je crois qu’il fait beau le mercredi 20 août 1997 à Sainte-Cécile sont des
explicitations de l’énoncé « Il fait beau » et à éviter le problème.

Le paradoxe de Moore est simple : il consiste à constater que des énoncés


comme « Il fait beau et je ne crois pas qu’il fait beau » sont « bizarres », bien que
Moore souligne qu’il n’y a pas là de contradiction authentique. La notion de
contradiction va jouer un rôle non négligeable dans la suite de ce chapitre et
nous allons donc y insister un peu. Si Jacques dit : « Il pleut et il ne pleut pas »,
il y a une authentique contradiction parce que les deux parties de l’énoncé, « il
pleut » et « il ne pleut pas » ne peuvent pas être vraies simultanément : l’une est
la négation de l’autre. Soit il est vrai qu’il pleut à un moment et dans un endroit
donnés, soit ce n’est pas vrai. Mais il ne peut pas être vrai à la fois qu’il pleut et
qu’il ne pleut pas dans cet endroit et à ce moment.

En revanche, si l’on reprend l’énoncé « Il fait beau et je ne crois pas qu’il fait
beau », les deux parties de l’énoncé « Il fait beau » et « je ne crois pas qu’il fait
beau » ne sont pas en contradiction : il peut très bien se faire qu’il fasse beau en
un endroit donné et à un moment donné et que je ne crois pas qu’il fait beau à
cet endroit et à ce moment. Il n’y a donc pas contradiction authentique, et le
paradoxe de Moore tient précisément à la bizarrerie de l’énoncé « Il fait beau et
je ne crois pas qu’il fait beau », alors même qu’il n’y a pas contradiction.

Il y a un moyen simple pour résoudre le paradoxe de Moore, car il tient à


deux hypothèses qui ne semblent pas s’accorder :

1. L’énoncé « Il fait beau et je ne crois pas qu’il fait beau » est bizarre.
La pragmatique aujourd’hui 79

2. Il n’y a pas de contradiction interne à l’énoncé « Il fait beau et je ne crois


pas qu’il fait beau ».

Etant donné que cet énoncé ne contient pas de particularités syntaxiques ou


sémantiques, on comprend le problème. La solution simple (c’est une stratégie
évidente lorsque l’on cherche à résoudre un paradoxe) consiste à dire qu’une
des deux hypothèses est fausse. La première hypothèse paraît inattaquable
(mais nous verrons tout à l’heure qu’elle n’est pas aussi évidente qu’il y paraît).
La deuxième, en revanche, a été discutée et attaquée ; c’est elle qui est remise en
cause dans la condition de sincérité de Searle et, plus encore, dans le lien
conventionnel que la théorie des actes de langage contemporaine postule entre
états mentaux et énoncés. En effet, si on considère que lorsque l’on dit « Il fait
beau », la signification linguistique de l’énoncé est Je crois qu’il fait beau, alors
lorsque l’on dit « Il fait beau et je ne crois pas qu’il fait beau », la signification
linguistique de cet énoncé est Je crois qu’il fait beau et je ne crois pas qu’il fait beau.
Dans ce cas, l’énoncé est composé de deux parties « Je crois qu’il fait beau » et
« Je ne crois pas qu’il fait beau » qui sont bien contradictoires l’une avec l’autre,
puisque la seconde est la négation de la première. Ainsi, le paradoxe du Moore
disparaît et, à la place des hypothèses 1 et 2 ci-dessus, on a les hypothèses A et
B ci-dessous :

A. L’énoncé « Il fait beau et je ne crois pas qu’il fait beau » est bizarre.

B. L’énoncé « Il fait beau et je ne crois pas qu’il fait beau » est équivalent du
point de vue de son sens linguistique à Je crois qu’il fait beau et je ne crois pas
qu’il fait beau. Il est donc contradictoire.

D’où la conclusion : L’énoncé « Il fait beau et je ne crois pas qu’il fait beau »
est bizarre parce qu’il est en réalité contradictoire.

Ainsi, la solution au paradoxe de Moore semble passer par l’acceptation


d’une équivalence sémantique (linguistique et conventionnelle) entre des
énoncés apparemment différents. Mais, comme nous l’avons vu, accepter que
des énoncés comme « Il fait beau » et « Je crois qu’il fait beau » sont équivalents
du point de vue sémantique revient à accepter que « Il fait beau » et « Je crois
qu’il fait beau » sont équivalents quant à leur vérité ou leur fausseté (c’est-à-
dire qu’ils soient toujours et nécessairement vrais tous les deux ou faux tous les
deux) : or, bien que nous défendions l’idée selon laquelle les individus visent la
La pragmatique aujourd’hui 80

représentation du monde la plus appropriée, c’est-à-dire une représentation du


monde vraie, dans la mesure de leurs capacités cognitives, nous admettons que
les croyances des individus sont faillibles et que l’erreur est possible.

En d’autres termes, il y a certainement un lien entre les croyances de Jean et


l’état du monde, mais :

a) les croyances de Jean dépendent (partiellement et de façon faillible) de


l’état du monde ;

b) l’état du monde (si l’on en exclue les croyances de Jean) ne dépend pas des
croyances de Jean.

Or, l’équivalence sémantique (et, en l’occurrence, l’équivalence logique)


entre deux énoncés (ou, plus précisément, entre les propositions exprimées par
ces deux énoncés) ne vaut que si, lorsque le premier énoncé est vrai, le second
est vrai aussi, et vice versa. Pour que « Il fait beau » et « Je crois qu’il fait beau »
soient équivalents, il faut que, s’il est vrai qu’il fait beau, alors il est vrai que je
crois qu’il fait beau et que, s’il vrai que je crois qu’il fait beau, alors il est vrai
qu’il fait beau. Bien évidemment, ce n’est pas le cas.

Ainsi, il semble que nous en arrivions à la conclusion selon laquelle on a le


choix entre nier qu’il y ait équivalence sémantique entre « Il fait beau » et « Je
crois qu’il fait beau » (et, dans ce cas, on est confronté au paradoxe de Moore)
ou accepter cette équivalence sémantique, mais être confronté à un paradoxe
interne à la théorie sémantique, le paradoxe de la croyance (cf. chapitre 1, § La
condition de sincérité, les états mentaux du locuteur et le paradoxe de la croyance).

Une solution pragmatique au paradoxe de Moore

Pour résoudre le paradoxe de Moore, on peut, avons-nous dit, contester l’une


ou l’autre des hypothèses sur lesquelles il repose : soit nier que « Il fait beau et
je ne crois pas qu’il fait beau » soit bizarre, soit affirmer que « Il fait beau et je ne
crois pas qu’il fait beau » est contradictoire. Choisir la seconde solution conduit
à un dilemme qui paraît insoluble. Certains ont choisi la première : ils ont
contesté que « Il fait beau et je ne crois pas qu’il fait beau » soit bizarre en
montrant que, dans certains contextes, « Il fait beau et je ne crois pas qu’il fait
beau » est parfaitement acceptable et n’a rien de bizarre. Nous ne
développerons pas cette possibilité ici. Simplement, la démonstration passe
La pragmatique aujourd’hui 81

généralement par le fait que la première partie de l’énoncé (ici « Il fait beau »)
est attribué à un autre individu que le locuteur qui, en revanche, s’engage sur la
deuxième partie de l’énoncé (« Je ne crois pas qu’il fait beau »). Il n’y a donc
plus bizarrerie, puisqu’il ne s’agit plus d’attribuer au même individu (le
locuteur) la conjonction de deux énoncés qui, sans être contradictoires à
strictement parler, ne s’accordent cependant pas. L’énoncé est alors équivalent à
« Pierre croit qu’il fait beau et Jacques ne croit pas qu’il fait beau », qui n’est ni
bizarre, ni contradictoire.

Il existe cependant une troisième possibilité. Elle consiste à contester une


prémisse implicite du paradoxe de Moore, selon laquelle la seule explication
possible de la bizarrerie de « Il fait beau et je ne crois pas qu’il fait beau »
tiendrait à une contradiction interne à cet énoncé (entre « Il fait beau » et « je ne
crois pas qu’il fait beau »). Cette troisième possibilité passe par l’hypothèse de
Sperber et Wilson, selon laquelle il y a d’autres explicitations que la forme
propositionnelle de l’énoncé. Selon eux, en effet, il y a deux types
d’explicitations :

1) l’explicitation de premier ordre qui correspond à la forme propositionnelle


de l’énoncé, sur la vérité de laquelle le locuteur s’engage ;

2) les explicitations d’ordre supérieur (qui concernent les états mentaux et la


force illocutoire), comme « Je crois qu’il pleut » ou « Je dis qu’il pleut », sur
la vérité desquelles le locuteur ne s’engage pas.

La solution au paradoxe de Moore passe par la distinction entre


l’explicitation de premier ordre (la forme propositionnelle de l’énoncé), qui
correspond à ce qui est dit, et les explicitations d’ordre supérieur liées aux états
mentaux, qui sont explicitement communiquées, mais qui ne sont pas « dites ».
Seule l’explicitation de premier ordre est évaluée quant à sa vérité et à sa
fausseté. Si l’on reprend l’énoncé « Il fait beau et je ne crois pas qu’il fait beau »,
la forme propositionnelle de la première partie de l’énoncé (« Il fait beau ») est
Il fait beau le mercredi 20 août 1997 à Sainte-Cécile et la forme propositionnelle de
la deuxième partie de l’énoncé (« Je ne crois pas qu’il fait beau ») est Je ne crois
pas qu’il fasse beau le mercredi 20 août à Sainte-Cécile. Il n’y a pas contradiction, on
le notera entre ces deux formes propositionnelles. Mais la première partie de
l’énoncé a aussi pour explicitation (d’ordre supérieur) Je crois qu’il fait beau.
La pragmatique aujourd’hui 82

Cette explicitation suffit à elle seule à expliquer la bizarrerie de l’énoncé « Il fait


beau et je ne crois pas qu’il fait beau » sans qu’il y ait besoin de la considérer
comme équivalente à la forme propositionnelle Il fait beau le mercredi 20 août
1997 à Sainte-Cécile ou de postuler une contradiction interne à l’énoncé.

Cette distinction entre explicitation de premier ordre (forme


propositionnelle) et explicitation d’ordre supérieur permet aussi à Sperber et
Wilson d’échapper au paradoxe de la croyance puisque la forme
propositionnelle de l’énoncé est bien Il fait beau le mercredi 20 août 1997 à Sainte-
Cécile et non Je crois qu’il fait beau le mercredi 20 août 1997 à Sainte-Cécile ; aucune
équivalence sémantique n’est postulée entre l’une et l’autre.

Toute cette discussion nous prépare à aborder le problème de la relation


entre langage et vérité et plus encore celui de la soi-disant relativité de la vérité.

Langage et vérité

Ce que font Sperber et Wilson, c’est déplacer la frontière de la sous-


détermination linguistique et de la détermination de la vérité (ou, plus
exactement, de la détermination des conditions de vérité). Elle passait, chez
Grice, entre ce qui est dit et ce qui est communiqué. Elle passe chez Sperber et
Wilson à l’intérieur de ce qui est dit. La frontière de la sous-détermination
linguistique dessine ainsi à la pragmatique un territoire dans lequel la
détermination des conditions de vérité est partiellement inclue.

Ainsi, la notion de vérité et celle de conditions de vérité jouent un rôle


important dans la pragmatique de la pertinence développée par Sperber et
Wilson. Pourtant, le rôle de la vérité dans le langage et dans l’usage du langage
est contesté par de nombreux linguistes qui défendent une vision plus
« sociale » du langage ; selon eux, la fonction du langage est d’abord de créer et
de maintenir des liens entre les individus ou les groupes, fonction où la vérité
n’a pas grand rôle à jouer.

Nous avons déjà abordé ce point dans l’Introduction (§ A quoi sert le


langage ?) et nous n’y reviendrons pas. En revanche, nous voudrions discuter
d’une autre idée, bien plus contestable à notre avis, selon laquelle l’idée même
de vérité n’a pas de sens parce que la vérité ne peut être relative qu’à un
endroit, une époque, un individu, etc. Cette conception de la vérité (appelée
La pragmatique aujourd’hui 83

thèse relativiste) n’a rien de proprement linguistique : elle est philosophique et


elle a eu tendance à progresser durant la dernière décennie. Cependant, le fait
qu’elle soit philosophique davantage que linguistique n’interdit pas de la
discuter ou de la combattre, et le fait qu’elle soit en progression ne fait pas
d’elle une vérité (à moins de concevoir ce mot dans une optique elle-même
relativiste).

La première étape de la discussion d’une thèse de ce type est de savoir ce


qu’elle signifie exactement : quel sens cela a-t-il de dire que la vérité est relative
à une époque, un lieu ou un individu (ou groupe d’individus) ? Quelles
conséquences cela a-t-il d’accepter cette affirmation ? La thèse relativiste dit
qu’il n’y a pas de vérité absolue et se fonde pour le dire sur l’une ou l’autre des
deux idées ci-dessous :

1. il n’y a pas de réalité et donc il n’y a pas de moyen objectif d’évaluer la


vérité des différentes affirmations ;

2. il y a une réalité, mais nous ne pouvons pas et ne pourrons jamais y avoir


accès et donc il n’y a pas de moyen objectif d’évaluer la vérité des
différentes affirmations.

Elle conclut de l’une ou l’autre de ces deux idées que la vérité n’existe pas en
un sens absolu, mais qu’elle est relative à une époque ou à un lieu et aux
croyances des individus. Elle n’a donc pas de rôle à jouer dans la production ou
l’interprétation des énoncés.

Le relativisme est une thèse fascinante par beaucoup de côtés, notamment


parce que ses partisans semblent davantage prêts à la proposer qu’à la défendre
et à en tirer les conséquences. Dès l’abord, le relativisme conduit à une sorte de
paradoxe, le paradoxe du relativisme : en effet, si les relativistes ont raison, la
vérité est relative ; mais si la vérité est relative, il est relatif qu’elle le soit ; la
vérité de l’affirmation « la vérité est relative » est elle-même relative aux
croyances des individus, aux nôtres en l’occurrence ; or, nous ne croyons pas
que la vérité soit relative ; donc, puisque, selon le relativisme, nous avons raison
quoi que ce soit que nous croyions, la vérité n’est pas relative.

Il y a plus : les conséquences du relativisme sont bizarres si on les considère


honnêtement. En effet, si les relativistes ont raison, le simple fait qu’une
La pragmatique aujourd’hui 84

croyance soit acceptée suffit à la rendre vraie (d’ailleurs, toutes les croyances
sont vraies) : donc, lorsque les habitants du monde antique (et jusqu’à
Christophe Colomb) croyaient que la terre était plate et que, s’ils arrivaient au
bout de la terre, ils tomberaient dans le vide, ils croyaient quelque chose de
vrai. En d’autres termes, il était vrai, avant la découverte du Nouveau Monde,
que la terre est plate. Maintenant, il est vrai qu’elle est ronde.

Supposons que les relativistes ont raison : cela voudrait dire que terre est un
concept complexe qui désigne un objet plat jusqu’à une certaine date et rond
après cette date. C’est une façon bizarre et peu intuitive d’envisager les choses.
Qui plus est, comme nous le verrons dans le chapitre 5 (cf. § « La Terre est
plonde »), ce ne serait pas un concept applicable.

Mais si on admet effectivement, avec les relativistes, que toute croyance est
vraie et donc que toutes les croyances se valent, alors on admet que la théorie
aristotélicienne du mouvement vaut les théories modernes en termes
d’exactitude et de rapport au monde (en termes de vérité). Si c’est le cas, on
peut se demander pourquoi les relativistes ne tremblent pas en montant dans
un avion. En effet, si la théorie aristotélicienne et les théories modernes se
valent, il devrait être aussi dangereux de prendre un avion moderne qu’un
avion aristotélicien et tout relativiste devrait, soit accepter de prendre l’un ou
l’autre (puisqu’ils se valent selon le relativisme) sans trembler devant un avion
aristotélicien, soit n’accepter de prendre ni l’un ni l’autre.

Enfin, dernière objection et, à notre sens, pas la moindre : si les relativistes
ont raison, alors l’opinion des nazis de l’époque hitlérienne est aussi acceptable
que l’opinion des anti-nazis et des anti-racistes, dire qu’il y a des inégalités
entre les races est aussi acceptable que de dire qu’il n’y en a pas, et, puisque les
nazis pensaient que la destruction de certaines populations était justifiée du
point de vue éthique, il n’y a pas de raison de contester cette opinion. Les
décisions et les actions qui ont suivi les convictions nazies ne sont pas
davantage contestables et donc on ne voit pas bien pourquoi le procès de
Nuremberg a eu lieu et les notions de crime ou de crime contre l’humanité sont
dénuées de sens.
La pragmatique aujourd’hui 85

Conclusion

Tant l’explicitation de la thèse relativiste que ses conséquences nous


paraissent inacceptables. Nous restons convaincus, comme Sperber et Wilson,
que la vérité a un rôle à jouer dans la production et l’interprétation des énoncés
et que ce rôle est extrêmement important.

Qui dit vérité dit logique, et c’est au type de logique que l’on peut envisager
comme base des inférences qui interviennent pour une part dans les processus
pragmatiques que nous allons nous intéresser au début du chapitre 5.
La pragmatique aujourd’hui 86

Chapitre 5

Logique, inférence et pragmatique


« La Terre est bleue comme une orange. »

P. Eluard

Introduction

Le chapitre 4 s’achevait sur une critique (que nous espérons destructrice) de


la thèse relativiste. Le chapitre 5 sera encore consacré à des problèmes de
logique et de vérité. Dans une approche cognitiviste comme celle de Sperber et
Wilson, la notion de vérité a une grande importance et, de ce fait même, la
notion de logique aussi. En d’autres termes, lorsqu’on pense, comme ils le font
et comme nous le faisons, que le but des êtres humains est de se construire la
représentation du monde la plus correcte possible, alors le type d’inférence que
l’on utilise pour la construire prend une grande importance.

Certaines inférences utilisées dans les processus pragmatiques sont de nature


déductive (c’est-à-dire qu’elles vont du général au particulier), pour une raison
simple : la notion d’induction (où les raisonnements iraient du particulier ou
général) ne fonctionne tout simplement pas. Par ailleurs, certaines des règles
traditionnellement admises dans les logiques déductives produisent des
conclusions non pertinentes et doivent donc être laissées de côté. C’est donc
une partie seulement de la logique déductive qui intéresse Sperber et Wilson.
Enfin, nous verrons comment on peut marier une vision réaliste de la cognition
humaine (selon laquelle la cognition humaine n’est pas infaillible) avec la
notion de vérité, sans pour autant tomber dans le relativisme.

Induction et déduction

Dans une série d’articles restée célèbre, l’américain Nelson Goodman, un des
grands philosophes de ce siècle (né en 1906), a montré qu’il était très difficile,
pour ne pas dire impossible, de rendre compte de la notion d’induction. Très
grossièrement, l’induction se distingue de la déduction de la façon suivante :
La pragmatique aujourd’hui 87

1) La déduction repose sur des règles qui, étant donné des prémisses vraies,
livrent des conclusions vraies, indépendamment de l’expérience.

2) L’induction livre des conclusions à partir de prémisses qui s’appuient sur


l’expérience.

3) La déduction repose sur des lois supposées universelles (par exemple :


Tous les hommes sont mortels ; Socrate est un homme ; Donc Socrate est mortel),
c’est-à-dire sur des propositions dans lesquelles on attribue des propriétés
données (ici être mortel) à l’ensemble des éléments d’une classe (Tous les
hommes). Ces propositions permettent d’inférer, lorsqu’une propriété
s’applique à tous les éléments d’une classe, qu’elle s’applique aussi à
chaque élément de cette classe (Socrate est un homme ; Donc, Socrate est
mortel).

4) L’induction « repose » (par exemple) sur la constatation du fait qu’un


certain nombre d’individus d’une classe particulière ont une propriété
donnée, et, à partir de cette constatation, elle permet d’inférer que tous les
membres de la classe en question ont cette propriété (par exemple : Socrate
est mortel, Platon est mortel ; Aristote est mortel ; Socrate, Platon et Aristote sont
des hommes ; donc tous les hommes sont mortels). Un des problèmes soulevé
par l’induction est que ce passage du particulier au général peut amener
(et amène souvent) à des conclusions parfaitement erronées : J’ai vu un
merle noir ; j’ai vu un autre merle noir ; j’ai vu encore un autre merle noir ; …;
tous les merles sont noirs. Dans cet exemple, la conclusion est erronée parce
qu’elle néglige la possibilité de merles albinos.

La déduction et l’induction sont des processus qui vont en sens inverse :


alors que la déduction va du général au particulier (Tous les hommes sont
mortels ⇒ Socrate est mortel), l’induction va du particulier au général (Socrate est
mortel ⇒ Tous les hommes sont mortels). Les problèmes qu’elles posent sont
également à l’inverse. Avec la déduction, on doit d’essayer d’expliquer
comment il se fait que des lois logiques déductives, a priori indépendantes de
l’expérience, permettent de tirer des conséquences vraies de prémisses vraies.
On remarquera qu’invoquer le fait qu’elles sont caractéristiques de l’esprit
humain n’est en rien une réponse : en effet, il faut alors se demander comment
La pragmatique aujourd’hui 88

il se fait que l’esprit humain soit apte à saisir la réalité au-delà de son
expérience (la théorie de l’évolution a probablement des réponses à fournir sur
ce point, comme nous le verrons plus bas) ou adopter une position relativiste
selon laquelle, comme il n’y a pas de vérité (ou de réalité), les conclusions des
déductions logiques ne sont pas plus vraies que leurs prémisses. Mais on ne
voit pas l’intérêt d’une logique déductive relativiste, car l’intérêt principal
d’une telle logique est de préserver la vérité ce à quoi précisément les
relativistes renoncent.

Le problème posé par l’induction est très différent : il n’est pas, comme celui
de la déduction, d’expliquer le succès de schémas logiques, mais de se
demander s’il peut y avoir succès, c’est-à-dire si l’on peut jamais tirer avec un
minimum de certitude une conclusion générale de prémisses particulières.

« L’empirisme logique » a, pendant des décennies, essayé de fonder une


logique inductive. On est longtemps resté persuadé que la recherche
scientifique (et, plus généralement, toutes les capacités d’apprentissage
humaines) s’appuie sur l’induction. La création de logiques inductives
satisfaisantes était donc un enjeu épistémologique important. Depuis que le
philosophe britannique d’origine autrichienne Karl Popper a montré avec éclat
que la recherche scientifique n’est pas fondée sur l’induction, le problème a
quelque peu perdu de son lustre.

Il y a cependant eu, grâce à Nelson Goodman, une grande avancée dans le


domaine de l’induction, même si cette avancée a eu pour conséquence
principale que l’induction apparaît comme un problème extrêmement difficile à
résoudre, si ce n’est insoluble.

« La Terre est plonde »

Selon Goodman, la différence entre induction et déduction se ramène au fait


suivant : le problème de la déduction est celui de la validité des lois logiques (et
notamment des schémas d’inférence, cf. chapitre 2, § Inférences non-
démonstratives, implicatures et connaissances communes), ou, en d’autres termes, le
problème de la démonstration : au contraire, le problème de l’induction est
seulement de savoir s’il existe des règles permettant de faire des prédictions
valides. Si on reprend le problème des merles noirs, on voit que l’on passe de
La pragmatique aujourd’hui 89

prémisses particulières (du type : J’ai vu un merle : il était noir) à une conclusion
générale (Tous les merles sont noirs). De cette conclusion générale, on peut tirer
des prédictions particulières : Le prochain merle que je verrai sera noir. Ces
prédictions sont valides si elles sont à la fois projectibles (on peut les
appliquer) et si, une fois projetées, elles sont vérifiées.

Pour Goodman, établir une distinction entre les inférences inductives valides
(qui donnent lieu à des prédictions valides) et celles qui ne le sont pas revient à
définir le ou les termes utilisés. Définir le mot « merle », dans cette optique,
revient à construire une définition qui permette d’appliquer ce mot à tous les
objets couramment considérés comme des merles et à aucun objet qui ne le soit
pas. Le passage du particulier au général, caractéristique de l’induction,
s’explique par un aller-retour perpétuel entre définition et usage. Le problème
est alors celui de la confirmation de cette définition. Sur ce point, Goodman cite
le paradoxe des corbeaux, dont nous allons donner une version pour les
merles, restant fidèles à notre exemple de départ.

Si l’on dit d’un objet particulier, une carte postale par exemple, qu’il n’est ni
noir ni un merle, on confirme par là même la proposition Toutes les choses qui ne
sont pas noires ne sont pas non plus des merles, qui est équivalente à la proposition
Tous les merles sont noirs. Le résultat (paradoxal) est donc qu’en disant d’un objet
(n’importe lequel) qui n’est pas un merle et qui n’est pas noir, qu’il n’est ni noir
ni un merle, on confirme la proposition Tous les merles sont noirs (dont nous
avons vu qu’elle n’est pas vraie, puisqu’il y a des merles albinos et, donc,
blancs).

Le problème est dans la relation de confirmation entre les expériences


particulières (J’ai vu un merle : il était noir) et les conclusion ou les propositions
générales ou les hypothèses, que l’on peut en tirer (Tous les merles sont noirs).
Comme le fait remarquer Goodman, pour qu’il puisse y avoir confirmation, il
faut qu’il y ait une hypothèse projectible, c’est-à-dire une hypothèse formulée
explicitement, que l’on peut appliquer à des cas particuliers et dont on peut
vérifier la vérité sur ces cas particuliers. En d’autres termes, on fait des
prédictions sur des cas particuliers que l’on pourra examiner dans le futur : Le
prochain merle que je verrai sera noir. Dans cette optique, il n’y a jamais
vérification absolue : plutôt, étant donné une hypothèse (Tous les merles sont
La pragmatique aujourd’hui 90

noirs), on se pose le problème de celle qui aura pu être vérifiée jusqu’à


maintenant sans jamais être contredite, par opposition à une autre (Tous les
merles sont blancs), qui a été contredite. On préférera, bien entendu, la première
à la seconde.

Goodman en arrive alors à prendre des exemples d’hypothèses : Toutes les


émeraudes sont vertes. Supposons que jusqu’au 23 août 1997, cette hypothèse ait
toujours été vérifiée. Supposons maintenant l’hypothèse : Toutes les émeraudes
sont vleues où le terme vleu s’applique à toutes les choses examinées avant
l’instant t (où t = 23 août 1997) si elles sont vertes et à toutes celles examinées
après l’instant t si elles sont bleues. Si Jean est en train d’examiner une
émeraude juste avant l’instant t, il peut dire soit « cette émeraude est verte »,
soit « cette émeraude est vleue ». Ces deux énoncés sont vrais puisque
l’émeraude est verte avant l’instant t. Les deux hypothèses correspondantes,
soit respectivement Toutes les émeraudes sont vertes et Toutes les émeraudes sont
vleues, sont donc vérifiées par l’émeraude particulière qu’examine Jean.
Cependant, cette émeraude particulière, examinée après l’instant t, sera
toujours verte et ne sera pas vleue. Pour qu’elle soit vleue, alors qu’elle est
examinée après l’instant t, il faudrait en effet qu’elle soit devenue bleue, ce qui
n’est, bien évidemment, pas le cas. Il faudrait donc admettre que l’émeraude est
vleue avant t et ne l’est plus après. Ainsi, le concept vleu est un concept difficile
à projeter puisque l’on sait d’emblée que tous les objets particuliers qui ont
vérifié l’hypothèse selon laquelle ils étaient vleus jusqu’à l’instant t,
contrediront cette hypothèse après l’instant t. En d’autres termes, si nous
savons qu’un objet est vleu (parce qu’il est vert avant t), nous savons aussi qu’il
n’est pas vleu (parce qu’il sera vert et non pas bleu après t). Donc, vleu est un
concept non projectible puisqu’il conduit à un paradoxe : tout ce qui le vérifie le
falsifie.

Nous ferons ici une incise en reprenant notre exemple à propos de la thèse
relativiste. Les gens croyaient, jusqu’en 1492, que la Terre était plate. Ils croient
généralement, depuis, que la Terre est ronde. Si l’on en croit la thèse relativiste
selon laquelle toutes les croyances sont vraies, il faut donc admettre qu’il a été
vrai jusqu’en 1492 que la Terre était plate et qu’il est vrai depuis 1492 que la
Terre est ronde. Autrement dit, la Terre était plate jusqu’en 1492 et est ronde
La pragmatique aujourd’hui 91

depuis 1492. Selon nous, cette façon de voir les choses implique que la Terre est
plonde, où plonde signifie plate avant 1492 et ronde depuis 1492. On
remarquera que plonde est un concept comparable à vleu, puisque c’est un
concept qui attribue à un même objets des caractéristiques contradictoires (un
même objet ne peut pas être plat et rond). La thèse relativiste conduit donc, de
façon peu surprenante, à une vision du langage dans laquelle les concepts ne
sont pas projectibles : en effet, si l’on admet, comme les relativistes sont obligés
de le faire, que la Terre est plonde, alors on admet que l’hypothèse La Terre est
plate est vérifiée avant 1492 et que l’hypothèse La Terre est ronde est vérifiée
après 1492. Cela revient à dire que les concepts plat et rond n’ont eux-mêmes pas
de sens. Si la position relativiste est cohérente, elle doit admettre cette
conclusion et, dans cette mesure, on peut s’interroger sur la possibilité de
construire une analyse relativiste du langage qui ne soit pas vouée à l’échec
parce que relativiste.

Ce que montre Goodman sur l’induction, c’est qu’elle ne conduit pas à des
hypothèses valides en elles-mêmes : c’est la comparaison d’hypothèses
concurrentes qui importe (par exemple : Les émeraudes sont vertes, Les émeraudes
sont vleues, Les émeraudes sont bleues) et le fait que l’une d’entre elles l’emportera
sur les autres parce qu’elle sera projectible et n’aura pas encore été falsifiée.
Cependant, comme le note Goodman lui-même, les suggestions qu’il fait sont
davantage des spéculations que des solutions et l’induction semble soulever
plus de problèmes qu’elle n’en résout. On n’est donc pas beaucoup plus avancé
sur la voie d’une logique de l’induction et on peut douter en avoir jamais une.

Les inférences pragmatiques : des inférences déductives

Si l’on n’a pas de logique inductive, on a, en revanche, des logiques


déductives depuis la plus haute Antiquité. La première logique complète
remonte en effet à Aristote (IV° siècle avant Jésus-Christ). La logique déductive
a connu de nombreux développements depuis.

On peut s’interroger sur plusieurs points :

◊ d’une part (et ceci nous ramène à une question soulevée au paragraphe
précédent), pourquoi la logique déductive est-elle si accessible aux êtres
humains, alors que la logique inductive semble leur rester inaccessible ?
La pragmatique aujourd’hui 92

◊ d’autre part, comment se fait-il que la logique déductive s’accorde si bien


au monde, c’est-à-dire comment se fait-il que, grâce à des lois
indépendantes de l’expérience, on puisse passer de prémisses vraies à des
conclusions vraies ?

◊ enfin, comment acquérons-nous les concepts si nous ne les acquérons pas


de façon inductive (c’est-à-dire par l’expérience des objets du monde) ?

Les deux premières questions peuvent recevoir une réponse commune ou du


moins partiellement commune : les lois de la logique déductive sont plus faciles
à dégager pour les êtres humains parce qu’elles sont la base de leur
fonctionnement intellectuel. Ce n’est pas le cas des lois de la logique inductive,
si tant est qu’il y en ait. Quant à l’efficacité des lois de la logique déductive, on
peut se référer à l’argument évolutionniste, non pas pour montrer que
l’homme, sommet de l’échelle de l’évolution, dispose du système de
raisonnement le plus parfait possible, mais seulement pour noter que l’homme,
animal qui a survécu, c’est-à-dire qui est (encore) adapté à son environnement,
dispose d’un système de raisonnement efficace tout simplement parce que, si ce
n’était pas le cas, nous ne serions pas là pour écrire ce livre et que (pire encore
de votre point de vue !) vous ne seriez pas là pour le lire. Quant à la question
sur l’origine des concepts si l’on se passe de la notion d’induction, nous y
répondrons par la suite.

Comme nous l’avons dit, Sperber et Wilson font l’hypothèse que les
processus pragmatiques d’interprétation des énoncés sont des processus
inférentiels. Il y a (potentiellement) au moins deux types de processus
inférentiels : les processus inférentiels déductifs et les processus inférentiels
inductifs. Etant donné les difficultés que rencontre la notion d’induction (cf. le
paragraphe précédent, « La terre est plonde »), il n’est pas surprenant que
Sperber et Wilson aient choisi l’hypothèse selon laquelle les processus
inférentiels en question sont, pour une part, déductifs. Selon eux, ces processus
sont simples et basés sur la logique des propositions. Pour autant, ils n’adoptent
pas la totalité des règles déductives de la logique des propositions.
La pragmatique aujourd’hui 93

Logique déductive et calcul des propositions

La logique déductive a une longue histoire puisque le premier grand


logicien, Aristote, exerçait ses talents au IV° siècle avant Jésus-Christ. Elève de
Platon, il a aussi été le précepteur d’Alexandre le Grand, mais ceci est une autre
histoire. La logique n’a pas cessé de se développer d’Aristote’à nos jours ; elle a
connu un renouveau important à la fin du siècle dernier et au début de ce siècle,
lorsque de grands philosophes et logiciens, comme Bertrand Russell, Gottlob
Frege ou Kurt Gödel, ont cherché à proposer des solutions logiques au
problème du fondement des mathématiques.

Il y a deux types de logique déductive : le calcul des propositions et celui des


prédicats. Le calcul des propositions traite des propositions inanalysées, de
leurs rapports entre elles et des opérations que l’on peut faire dessus ; surtout,
elle indique dans quelles conditions les propositions complexes, formées de la
réunion (selon des règles précises) de plusieurs propositions simples, sont
vraies ou fausses. Il indique un certain nombre d’opérations sur les
propositions : la conjonction, la disjonction, l’implication (dite matérielle) et la
négation. Dans ses développements, on comptera la biconditionnalité.

Prenons l’exemple de la conjonction (et). Etant donné deux propositions


simples, A (A = Le chat est dehors) et B (B = Il fait nuit), la proposition complexe
obtenue par la conjonction de A et B, A & B (A & B = Le chat est dehors et il fait
nuit), sera vraie si et seulement si A est vraie et si B est vraie. Autrement dit, si
Jean sait que le chat est dehors et si Jean sait qu’il fait nuit (s’il sait que A est
vraie et que B est vraie), alors il peut en déduire qu’il est vrai que le chat est
dehors et qu’il fait nuit (il déduit que A & B est vraie). A l’inverse, si Jean sait
qu’il est vrai que le chat est dehors et qu’il fait nuit (s’il sait que A & B est vraie),
alors il peut en déduire que le chat est dehors (il en déduit A) et il peut en
déduire qu’il fait nuit (il en déduit B).

De fait, il y a, dans ce qui a été dit au paragraphe ci-dessus, non pas une,
mais deux règles liées à la conjonction :

I. une règle d’introduction qui nous autorise, si nous avons A vraie et si


nous avons B vraie, à introduire la conjonction et à créer la proposition
A & B (qui sera, elle aussi, vraie) ;
La pragmatique aujourd’hui 94

II. une règle d’élimination qui nous autorise, si nous avons A & B vraie, à
éliminer la conjonction, obtenant ainsi deux propositions A et B (qui sont
toutes les deux vraies).

Cela revient à établir ce que l’on appelle une table de vérité pour la
conjonction, à préciser à quelles conditions la conjonction est vraie. Nous ne
donnerons pas cette table de vérité (qui se présente comme un tableau), mais les
conditions de vérité de la conjonction sont d’une simplicité enfantine : la
conjonction A & B est vraie si et seulement si A est vraie et B est vraie ; dans
tous les autres cas (A vraie/B fausse ; A fausse/B vraie ; A fausse/B fausse), la
conjonction A & B est fausse. Si, par exemple, il est vrai que le chat est dehors
(A) et faux qu’il fait nuit (B), il est faux que le chat est dehors et qu’il fait nuit
(A & B). On remarquera que les deux règles d’introduction et d’élimination
découlent directement de ces conditions de vérité.

La disjonction, quant à elle, est vraie si l’un ou l’autre membre (ou les deux à
la fois) de la proposition complexe est vrai. Ainsi, si l’on a la proposition C
vraie, on a le droit d’en déduire la disjonction C ∨ D, C ∨ E, etc. (où le symbole ∨
se lit ou). En d’autres termes, dès lors que l’on sait qu’une proposition P est
vraie, la disjonction P ∨ Q de cette proposition P avec n’importe quelle autre
proposition Q est vraie, que Q soit vraie ou qu’elle soit fausse. Cette règle
correspond bien évidemment à la règle d’introduction de la disjonction.

La règle d’élimination est bien plus complexe et nous ne la donnerons pas ici.
Par contre, nous donnerons une règle dérivée plus accessible, connue sous le
nom de modus tollendo ponens. Selon cette règle, si Jean sait que C ∨ D est vraie et
s’il sait que C est fausse, alors il peut en déduire que D est vraie (et inversement,
s’il sait que C ∨ D est vraie et s’il sait que D est fausse, alors il peut en déduire
que C est vraie). Supposons que C ∨ D soit Pierre et Sophie vont à la plage ou Pierre
et Sophie vont au cinéma (C = Pierre et Sophie vont à la plage ; D = Pierre et Sophie
vont au cinéma) : si Jean sait que C ∨ D est vraie (s’il sait qu’il est vrai que Pierre
et Sophie vont à la plage ou Pierre et Sophie vont au cinéma) et s’il sait que C (Pierre
et Sophie vont à la plage) est fausse, alors il peut en déduire que D (Pierre et Sophie
vont au cinéma) est vraie. On remarque que cette règle, comme la règle
d’introduction de la disjonction, peut se déduire des valeurs de vérité de la
La pragmatique aujourd’hui 95

disjonction : C ∨ D est vraie si C est vraie et D fausse, si C est fausse et D vraie et


si C et D sont vraies. Elle est fausse si C et D sont fausses. En d’autres termes, la
disjonction du calcul des propositions est une disjonction inclusive (les deux
propositions C et D peuvent être vraies) et non une disjonction exclusive. Dans
une disjonction exclusive, en effet, l’une des deux propositions doit être fausse
si la disjonction est vraie : ainsi, C ∨ D, en disjonction exclusive, sera vraie si C
est vraie et D fausse, si C est fausse et D vraie et sera fausse si C et D sont vraies
et si C et D sont fausses.

L’implication (dite matérielle) correspond, très grossièrement, aux phrases


conditionnelles, comme Si Jean vient, alors Marie sera contente. Dans quelles
conditions, la proposition (complexe) Si Jean vient, alors Marie sera contente est-
elle vraie ? Il y a quatre possibilités :

I. Jean vient est vraie et Marie sera contente est vraie : de façon peu
surprenante, la proposition Si Jean vient, alors Marie sera contente est vraie.

II. Jean vient est vraie et Marie sera contente est fausse : la proposition Si Jean
vient, alors Marie sera contente est fausse.

III. Jean vient est fausse et Marie sera contente est vraie : la proposition Si Jean
vient, alors Marie sera contente est vraie.

IV. Jean vient est fausse et Marie sera contente est fausse : la proposition Si Jean
vient, alors Marie sera contente est vraie.

Si les deux premières possibilités paraissent parfaitement naturelles (la vérité


des deux propositions simples entraîne la vérité de la conditionnelle ; la vérité
de l’hypothèse de la conditionnelle et la fausseté de sa conclusion entraîne la
fausseté de l’ensemble), aucune des deux autres ne semble intuitivement
normale. Ceci s’explique en partie par le fait que l’implication, malgré une
ressemblance de surface avec les conditionnelles du langage ordinaire, ne se
ramène pas à une conditionnelle au sens habituel du terme. En effet, lorsque
nous utilisons une conditionnelle, nous affirmons dans une certaine mesure
qu’il y a un lien (de conséquence par exemple) entre l’hypothèse de la
conditionnelle et sa conclusion (dans cette optique, une conditionnelle ne peut
être vraie que lorsque ses deux éléments, l’hypothèse et la conclusion, sont soit
toutes les deux vraies, soit toutes les deux fausses).
La pragmatique aujourd’hui 96

Si l’implication ne correspond pas exactement aux conditionnelles du


langage ordinaire, qu’est-ce qui justifie ses étranges conditions de vérité ? De la
fausseté de l’hypothèse, on ne peut, dans une implication, rien tirer sur la
valeur de vérité de la conclusion, à la différence de ce qui se passe pour une
conditionnelle du langage ordinaire, où le lien entre les deux propositions
impose que, lorsque l’on connaît la valeur de vérité de l’hypothèse, on connaît
celle de la conclusion (c’est la même). Si Jean vient, alors Marie sera contente est
une conditionnelle vraie du langage ordinaire : on sait que s’il est vrai que Jean
est venu, alors il est vrai que Marie a été contente ; à l’inverse, si l’on sait que
Jean n’est pas venu, alors on sait que Marie n’a pas été contente. En revanche, Si
Jean vient, alors Marie sera contente est une implication matérielle, alors si l’on sait
que Jean est venu, l’on sait que Marie a été contente, mais on ne peut rien
connaître de l’état d’esprit de Marie si l’on sait que Jean n’est pas venu. La
conditionnelle du langage ordinaire se présente comme une restriction sur
l’implication matérielle : il y a un cas où l’implication matérielle est vraie sans
que la conditionnelle le soit, lorsque la fausseté de l’hypothèse s’allie à la vérité
de la conclusion. En d’autres termes, dans la conditionnelle il y a, et dans
l’implication matérielle il n’y a pas, de lien nécessaire entre les propositions
élémentaires (qui doivent être vraies ou fausses simultanément dans la
conditionnelle).

Il y a deux règles qui sont associées à l’implication et qui peuvent avoir des
usages intéressants :

I. Le modus ponendo ponens, selon lequel de la vérité de l’hypothèse (Jean est


venu) et de la vérité de l’ensemble de l’implication (Si Jean est venu, alors Marie
est contente), l’on peut tirer la vérité de la conclusion (Marie est contente).

II. Le modus tollendo tollens, selon lequel de la fausseté de la conclusion (si l’on
sait que Marie est contente est faux) et de la vérité de l’implication (si l’on sait
que Si Jean vient, alors Marie sera contente est vraie), l’on peut tirer la fausseté de
l’hypothèse (on déduit que Jean est venu est fausse).

La dernière opération concerne la négation. La négation a des valeurs de


vérité simples : si la proposition F à laquelle s’applique la négation (F = Jean est
venu) est vraie, alors sa négation G (G = Jean n’est pas venu) est fausse ; si, en
La pragmatique aujourd’hui 97

revanche, la proposition F est fausse, la proposition G est vraie. C’est le


deuxième cas qui intéresse généralement la négation dans le langage naturel.

Il va de soi que la conjonction, la subordination, l’implication et la négation


dans le langage naturel ne sont pas exactement équivalentes aux opérations du
calcul des propositions. Cependant, malgré toute sa simplicité, le calcul des
propositions est un outil de raisonnement puissant et c’est lui que Sperber et
Wilson ont choisi pour base des calculs inférentiels qui interviennent dans le
processus interprétatif.

Nous ne dirons rien ici du calcul des prédicats, si ce n’est que c’est lui qui a
servi de base à nombre de développements en sémantique formelle. On notera
seulement que le calcul des prédicats conserve les mêmes règles que le calcul
des propositions : il en ajoute de nombreuses autres pour traiter des problèmes
complexes que sont la quantification, le temps, les modalités, etc., problèmes
qui dépassent le propos de ce livre.

Règles d’élimination et pertinence

Cependant, si Sperber et Wilson adoptent le système du calcul


propositionnel, n’adoptent pas l’ensemble de ses règles. Ils conservent, bien
évidemment, les conditions de vérité des opérations, mais ils éliminent
certaines règles de calcul qui leur paraissent fournir des résultats inintéressants
pour une théorie de la cognition orientée vers la pertinence.

C’est le cas des règles d’introduction et on peut montrer, à partir des deux
règles d’introduction dont nous avons parlé plus haut (pour la conjonction et
pour la disjonction), que les résultats donnés ces règles n’offrent pas d’intérêt
dans un système qui recherche la pertinence, soit parce qu’elles augmentent le
coût de traitement sans apporter d’informations nouvelles, soit, tout
simplement, qu’elles livrent des résultats triviaux.

Prenons la conjonction : si Jean sait que le chat est dehors et s’il sait qu’il fait
nuit, alors il sait que le chat est dehors et qu’il fait nuit. Mais ceci ne lui dit rien
de plus que ce qu’il savait déjà. Il y a plus : du fait que Jean sait que le chat est
dehors, il peut déduire par introduction de la conjonction Le chat est dehors et le
chat est dehors ou Le chat est dehors et le chat est dehors et le chat est dehors, etc. De
fait, le seul cas où l’on peut voir une quelconque utilité à l’introduction de la
La pragmatique aujourd’hui 98

conjonction, c’est le cas où Jean sait que si le chat est dehors et qu’il fait nuit, il
faut le faire rentrer, c’est-à-dire le cas où l’hypothèse d’une implication
correspond à une proposition complexe obtenue par conjonction. Le cas d’une
disjonction comme hypothèse d’une implication soulèverait le même type de
problème. Mais, selon Sperber et Wilson, dans ce cas, il y a des dérivations
alternatives qui se mettent en place. Ce qu’ils proposent, c’est que, dans le cas
de la conjonction, on ait une règle, dite de modus ponens conjonctif. Selon
cette règle, si Jean sait que :

• Si le chat est dehors et qu’il fait nuit, alors il faut le faire rentrer

• Le chat est dehors

• Il fait nuit,
Jean a le droit de passer de Si le chat est dehors et qu’il fait nuit, alors il faut le
faire rentrer et de Le chat est dehors à S’il fait nuit, alors il faut faire rentrer le chat.
Dès lors, il applique le modus ponendo ponens simple, c’est-à-dire que de S’il fait
nuit, il faut faire rentrer le chat et de Il fait nuit, il déduit Il faut faire rentrer le chat.

De même, on peut se passer de la règle d’introduction de la disjonction grâce


à une règle dite de modus ponens disjonctif. Selon cette règle, si Jean sait que :

• Si le chat est sur le balcon ou le chat est à la porte d’entrée, alors il faut le faire
rentrer.

• Le chat est sur le balcon

Jean a le droit de passer de Si le chat est sur le balcon ou le chat est à la porte
d’entrée, alors il faut le faire rentrer et de Le chat est sur le balcon à Il faut le faire
rentrer. De façon similaire, si Jean sait que Si le chat est sur le balcon ou le chat est à
la porte d’entrée et que Le chat est à la porte d’entrée, il a le droit d’en déduire Il faut
le faire rentrer.

Ainsi on peut se passer des règles d’introduction de la conjonction et de la


disjonction. Qu’en est-il de la règle d’introduction de l’implication matérielle ?
Ce que nous dit la logique classique, c’est que si, étant donné une prémisse P,
on arrive à en déduire la conclusion Q, alors on a le droit d’affirmer que Si P,
alors Q est vraie. Dans cette mesure, tout ce à quoi sert la règle d’introduction de
La pragmatique aujourd’hui 99

l’implication matérielle, c’est à entériner un calcul déjà fait. On peut donc s’en
passer.

Le système interprétatif de Sperber et Wilson prévoit le passage par des


inférences de nature déductive, qui, toutefois, n’utilisent pas les règles
d’introduction de la logique propositionnelle classique, mais seulement ses
règles d’élimination. Par ailleurs, ce processus ne cherche pas à tirer de
conclusions à partir de prémisses qui seraient uniquement constituées de
propositions du contexte, pas plus qu’il ne cherche à tirer de conclusions d’une
unique prémisse qui serait la forme logique de l’énoncé : le but recherché, et
cela se comprend si l’objectif est la construction et la modification de la
représentation du monde de l’individu, est de tirer de la confrontation de la
forme logique de l’énoncé et des propositions tirées du contexte, le tout
constituant les prémisses, des conclusions quant à la validité des croyances
déjà entretenues ou de nouvelles croyances.

Croyances, convictions et vérité

Nous venons de voir qu’un des effets du système interprétatif, c’est de


fournir des conclusions quant à la validité des croyances de l’individu. Dans un
système qui insiste sur l’importance des processus logiques et sur l’importance
de la notion de vérité, qui a pour base une hypothèse forte selon laquelle le but
de tout système cognitif est de se construire une représentation vraie du monde,
le fait que les conclusions du système interprétatif puissent mettre en cause des
croyances de l’individu peut paraître surprenant. On peut s’interroger : la
notion même de croyance a-t-elle sa place dans une telle approche ? Ne devrait-
on pas plutôt parler de connaissances, les connaissances, à la différence des
croyances, étant des informations sûres ? Par ailleurs, si le but d’un système
logique comme celui que nous venons d’esquisser est, étant donné la vérité des
prémisses, de garantir la vérité des conclusions, quel est intérêt d’avoir un
système sûr de ce point de vue s’il travaille sur des croyances (faillibles) plutôt
que sur des connaissances (infaillibles) ou des certitudes ?

D’autres questions apparaissent alors : sur la perception et la faillibilité ou


l’infaillibilité de notre système perceptif, sur la capacité que nous pouvons avoir
de construire une vision du monde qui ne soit pas intrinsèquement limitée par
La pragmatique aujourd’hui 100

les failles de notre système perceptif, sur la stabilité de nos concepts enfin, s’ils
ne sont pas construits sur l’induction. Nous reviendrons sur la construction des
concepts, leur stabilité, leur contenu cognitif dans le chapitre 6. Pour clore le
chapitre 5, nous voudrions indiquer comment on peut concilier d’une part une
vision des systèmes cognitifs comme celle qu’ont Sperber et Wilson et une
approche partiellement logique des phénomènes interprétatifs et d’autre part la
notion de croyance (Sperber et Wilson utilisent le terme d’hypothèse - assumption
en anglais -, qui dit bien ce qu’il veut dire, à savoir qu’il ne s’agit pas de
certitude).

Les notions de croyance et de connaissance ne se confondent pas, et la


distinction entre elles n’est pas seulement de nature philosophique. Elle se
retrouve aussi dans la vie courante : si Paul dit : « Je crois que Jean est parti », il
ne dit pas du tout la même chose que s’il dit : « Je sais que Jean est parti ».
Lorsque Paul dit « Je crois que… », c’est généralement qu’il a déduit ou inféré
que Jean est parti, ou qu’on le lui a dit, alors que lorsqu’il dit : « Je sais que… »,
c’est généralement qu’il l’a vu ou que quelqu’un de particulièrement digne de
confiance lui a dit l’avoir vu.

En philosophie, on considère habituellement que la croyance peut se révéler


fausse ou inexacte, alors que la connaissance est indiscutable. On s’interrogera
jusqu’à la fin des temps pour savoir si un être humain sait jamais quelque chose
dans ce sens fort. A notre avis la réponse est évidemment positive et n’importe
qui, sauf le sceptique ou le relativiste le plus convaincu, admettra qu’il en est
ainsi : nous savons que nous sommes nés, que nous vivons, que nous mourrons
un jour, etc. Nous savons la même chose ou des choses différentes d’autres êtres
ou d’artefacts. Par contre, si Louis croit que Dieu existe, quelle que soit sa
conviction, il ne s’agit que d’une croyance et en aucun cas d’une connaissance :
ce qui ne revient pas à dire que Dieu n’existe pas, mais seulement que son
existence ou son inexistence peut seulement faire l’objet d’un acte de croyance
(ce qu’il est convenu d’appeler un acte de foi) et non d’une connaissance. Par
ailleurs, il va de soi que l’existence ou l’inexistence de Dieu sont absolument
indépendantes de la croyance de Louis…

On peut montrer la différence entre la croyance et la connaissance par le biais


de l’inférence logique : la croyance peut se déduire de la connaissance, mais
La pragmatique aujourd’hui 101

l’inverse n’est pas vrai. Ainsi, si Paul sait que Jean est parti, alors il est vrai que
Paul croit que Jean est parti, mais si Paul croit que Jean est parti, alors il n’est
pas vrai que Paul sait que Jean est parti.

La croyance est faillible et le contenu d’une croyance, à la différence du


contenu d’une connaissance, peut être faux. Quelle est l’utilité d’un système de
déduction logique si les locuteurs entretiennent des croyances plutôt que des
connaissances ? De façon très générale, et indépendamment du fait qu’on peut
défendre la thèse selon laquelle les gens ont au moins des connaissances
élémentaires, le fait que le système utilisé pour l’interprétation des énoncés et
plus généralement pour l’interprétation des perceptions soit un système
déductif, garantit qu’il n’y a pas de déperdition dans le système
d’interprétation : si le système part de prémisses vraies (contexte + forme
logique de l’énoncé), il arrivera à des conclusions vraies. S’il part de prémisses
fausses, il arrivera à des croyances fausses. Mais, s’il part de prémisses vraies, il
n’arrivera pas à des conclusions fausses, et, s’il part de prémisses fausses, il
n’arrivera pas à des conclusions vraies. De même que dans le système gricéen,
dans le système proposé par Sperber et Wilson, le système déductif est non-
démonstratif : il garantit la dépendance entre la vérité ou la fausseté des
prémisses et la vérité ou la fausseté des conclusions, mais il ne garantit pas la
vérité des prémisses (et donc pas la vérité des conclusions).

Les propositions qui entrent dans la représentation du monde constituent


donc généralement des croyances plutôt que des connaissances, c’est-à-dire
qu’elles sont le plus souvent faillibles et peuvent se révéler fausses. Néanmoins,
le fait qu’une proposition soit une croyance plutôt qu’une connaissance ne veut
pas dire que l’individu qui l’entretient la croit fausse : il peut la croire vraie,
sans en être absolument sûr, croire qu’il y a davantage de chances pour qu’elle
soit vraie plutôt que fausse, croire qu’il y a autant de chances pour qu’elle soit
vraie que pour qu’elle soit fausse, croire qu’elle est probablement fausse. En
d’autres termes, les croyances peuvent être entretenues avec des degrés de
certitude ou de confiance différents et l’intérêt du système d’inférence non
démonstrative est, bien qu’il ne garantisse pas la vérité des prémisses pas plus
pas celles des conclusions, qu’il garantit que la conclusion n’aura pas un degré
de certitude inférieur à celui des croyances de départ.
La pragmatique aujourd’hui 102

L’approche logique garde donc tout son intérêt, même dans une conception
selon laquelle les propositions qui interviennent dans la représentation du
monde d’un individu sont de l’ordre des croyances et non des connaissances.
On peut cependant se demander si l’on n’en revient pas purement et
simplement au relativisme.

La réponse à cette question, selon nous, est à l’évidence négative. Dire qu’un
certain nombre des propositions qui entrent dans nos représentations du
monde sont de l’ordre de la croyance, c’est-à-dire admettre qu’elles pourraient
se révéler fausses, ce n’est pas dire que nous pouvons jamais et en principe
avoir des croyances vraies (c’est-à-dire de connaissances), ni dire que nos
croyances sont nécessairement fausses. Supposons la situation suivante : Jean
croit que Paul est chez lui parce qu’il a vu sa voiture devant sa porte. Il
entretient cette croyance avec un certain degré de certitude parce qu’il sait que
Paul a une profonde aversion pour tout effort physique et qu’il ne se déplace
qu’en voiture. Il se trouve qu’il a raison et que Paul est bien chez lui. La
croyance de Jean est donc vraie, mais il peut très bien se faire que Jean ne le
sache jamais et qu’il continue à entretenir la proposition correspondante avec
un degré de conviction important, mais pas absolu. Ici, on le voit, la proposition
est vraie, et sa vérité est indépendante

a) du fait qu’elle corresponde à une croyance de Jean ;

b) du degré de conviction avec lequel Jean entretient cette croyance ;

c) du fait que cette croyance soit ou ne soit pas partagée par d’autres
individus.

On remarquera aussi que rien n’interdit en principe à Jean de savoir un jour


que la proposition en question est vraie.

La position de Sperber et Wilson n’est donc en rien relativiste, et la nôtre ne


l’est pas davantage. Elle est réaliste en ce qu’elle admet que l’être humain n’est
pas infaillible (ce qui peut difficilement passer pour une découverte), et qu’elle
n’en déduit pas, comme les relativistes, l’impossibilité de toute connaissance. Il
faut d’ailleurs noter que la déduction qui passe de la faillibilité de l’esprit
humain à l’universalité de l’erreur est invalide. On peut le montrer très
simplement. Supposons que l’on admette la prémisse : Socrate peut se tromper
La pragmatique aujourd’hui 103

(parfois). On n’a absolument aucun moyen logique d’en déduire : Socrate se


trompe (toujours). De même, de la prémisse : Tous les hommes peuvent se tromper
(parfois), on n’a aucun moyen de déduire : Tous les hommes se trompent (toujours).
Et, de Tous les hommes se trompent (toujours), on n’a pas non plus le droit de
déduire La vérité n’existe pas. Or, c’est le raisonnement tenu par les relativistes
qui passent allègrement de Tous les hommes sont faillibles à La vérité n’existe pas,
en oubliant commodément qu’être faillible n’implique en rien l’erreur
inévitable et permanente ou le doute généralisé et permanent.

Qu’en est-il maintenant des arguments sur les limites de nos facultés de
perception ? Peut-on déduire quoi que ce soit du fait que nous ne voyons pas
certaines couleurs, que nous n’entendons pas certains sons ou que nous ne
sentons pas certaines odeurs ? Le fait que nous n’avons pas les mêmes capacités
que d’autres animaux implique-t-il que nous avons une représentation du
monde nécessairement différente de la leur ? Nous voudrions répondre
rapidement sur tous ces points, en commençant par le dernier et en prenant un
exemple bien connu en philosophie, celui de la chauve-souris.

Nous commencerons par une remarque préliminaire. La représentation du


monde, que ce soit celle des animaux non humains ou celle de l’être humain, ne
se ramène pas à un ensemble de perceptions ; elle est plutôt tirée conjointement
des perceptions et de l’analyse qu’en fait le cerveau. Revenons-en à la chauve-
souris. La chauve-souris se repère dans l’espace, tout à la fois pour éviter les
obstacles et pour reconnaître ses proies (de petits insectes), par un système dit
d’écho-location. Ce système, semblable à celui du sonar, fonctionne par
l’émission de sons dans une onde sonore très particulière et inaudible pour les
êtres humains (et un certain nombre d’autres animaux) ; ces sons reviennent
vers la chauve-souris lorsque l’onde sonore rencontre un obstacle. Le cerveau
de la chauve-souris analyse ces données pour produire une représentation de
l’espace. En quoi peut-on dire que cette représentation est radicalement
différente de celle qu’aurait un être humain qui percevrait visuellement la
situation en question (grâce à des lunettes à infra-rouges permettant de
discerner des formes dans l’obscurité par exemple) ? La réponse est simple : il
n’y a pas de raison de penser qu’elles seraient radicalement différentes. Les
obstacles seraient à la même place, les insectes aussi et, dans la mesure où l’être
La pragmatique aujourd’hui 104

humain en question a un système de perception visuelle normal, les conclusions


de l’être humain et de la chauve-souris sur la représentation de l’espace
considéré ont des chances d’être assez similaires quant à leur contenu, si ce
n’est quant à leur forme et quant à la façon dont elles ont été obtenues. Il semble
donc bien qu’il y ait des faits objectifs élémentaires sur lesquels des systèmes
cognitifs peuvent s’accorder, même si leurs fonctionnements diffèrent. Les
croyances auxquelles ces systèmes en arrivent peuvent être similaires et elles
peuvent être vraies.

Conclusion

On peut donc tout à la fois admettre la faillibilité des systèmes cognitifs,


admettre qu’ils ont des fonctionnements différents et rejeter le relativisme. C’est
ce que font Sperber et Wilson. Nous allons maintenant centrer le chapitre 6 sur
les concepts et leur construction déductive.
La pragmatique aujourd’hui 105

Chapitre 6

La construction des concepts


« Je pense que le sens commun gagne sur ce point.
Dans un sens important, il y a réellement des choses et des
sortes de choses et des actions là, dehors, dans le monde, et
notre esprit est construit pour les découvrir et pour leur
assigner des noms »

Steven Pinker

Introduction

Comme nous l’avons vu précédemment, les concepts sont un des points


centraux de toute théorie qui veut rendre compte du langage et de son usage.
D’une part la façon dont ils sont formés semble dépendre de l’expérience mais
une théorie acceptable de l’induction paraît bien difficile à mettre en place ;
d’autre part, dans la théorie de la pertinence, ils jouent un grand rôle dans la
formation du contexte et dans le déclenchement de certaines règles d’inférence ;
enfin, ils servent d’interface entre le langage et la perception de la réalité.

Nous aborderons dans ce chapitre le problème épineux de la formation des


concepts dans un système non inductif, avant de nous intéresser dans le suivant
au contenu des concepts. Nous serons ainsi en mesure d’examiner l’interface
entre concepts et lexique et de voir que les concepts sont moins homogènes
qu’il n’y paraît quant à leur contenu. Enfin, à la fin du chapitre 7 (cf.
§ L’enracinement des concepts) nous nous interrogerons sur une notion récente,
celle de l’enracinement des concepts dans la réalité.

Innéisme, concepts et induction

Comme nous l’avons vu ( chapitre 5, § Induction et déduction), si l’on disposait


d’un modèle inductif fiable, la formation des concepts serait un problème
largement réglé. Il suffirait de montrer à un enfant (ou, pour prendre un
exemple de philosophe, à un martien) un objet, de lui en dire le nom, de répéter
La pragmatique aujourd’hui 106

l’opération un certain nombre de fois, et le problème serait réglé. Le petit Jean


(ou Azrttytu) saurait que l’objet en question est une pomme. Malheureusement,
nous n’avons pas de modèle inductif fiable et nous n’arriverons pas à tirer Jean
ou Azrttytu de leur ignorance par ce moyen simple. En effet, tout ce que nous
aurons appris à Jean ou à Azrttytu, c’est que l’objet A, l’objet B et l’objet C
portent une étiquette commune : « pomme ». Ils n’ont aucun moyen de
généraliser à l’ensemble de tous les objets qui ont un certain nombre de
caractéristiques communes avec A, B et C. Certes l’induction pourrait leur
fournir ce moyen mais il n’y a pas de modèle valide de l’induction.

A partir de là, il y a deux façons de procéder :

I. Admettre que la formation des concepts fonctionne de manière inductive,


tout en sachant que nous n’avons pas à l’heure actuelle de modèle
satisfaisant de l’induction et qu’il se peut très bien que nous n’en ayons
jamais. On accepte alors de s’engager sur une voie qui a toute chance de se
révéler sans issue et de nous contraindre à n’avoir jamais que des modèles
radicalement et définitivement incomplets de la cognition.

II. Chercher une voie de formation des concepts qui ne soit pas inductive.

Nous adoptons bien sûr la seconde stratégie.

Une façon de se sortir de la difficulté consiste à adopter telle quelle


l’hypothèse fodorienne sur la formation des concepts. Elle est d’une simplicité
biblique : il n’y a pas de formation des concepts parce que l’être humain
possède, dès la naissance, les concepts qui sont, comme disent les anglo-saxons,
pre-wired, pré-cablés. En d’autres termes, les concepts sont innés et il n’y a pas
lieu de les acquérir. Cette hypothèse, il faut le noter, va de pair avec l’autre
grande hypothèse fodorienne (sa théorie des facultés mise à part), celle de
l’existence d’un langage universel de la pensée, le mentalais. Les concepts
innés, qui ne se réduisent pas strictement aux contenus lexicaux attachés aux
mots, font partie du langage de la pensée.

L’hypothèse fodorienne d’un langage de la pensée inné a fait l’objet de


controverses enflammées. Elle s’appuie sur le fait, difficilement discutable, qu’il
y a davantage dans les concepts que ce que l’on acquiert par l’expérience :
même des concepts très quotidiens incorporent des informations au-delà de
La pragmatique aujourd’hui 107

celles qui sont disponibles dans l’expérience (nous y reviendrons plus bas). Elle
pourrait aussi s’appuyer sur une critique de l’induction (cf. chapitre 5, §
Induction et déduction et § « La Terre est plonde »). Néanmoins, les objections ne
manquent pas :

a) De nombreux concepts sont extrêmement récents : on peut penser ici aux


concepts liés à la technologie moderne, comme ordinateur, atterrissage,
avion, alunissage, fusée, satellite géospatial, etc. Il paraît donc difficile de voir
comment justifier que des concepts de ce type soient innés. On peut
comprendre que des concepts qui ont été utiles, voire indispensables à la
survie des individus depuis l’apparition de l’espèce humaine soient innés
(comme chaleur, eau, danger, nourriture, sexe, etc.), mais on ne voit pas par
quel miracle l’ensemble des concepts innés nécessaires à l’origine de
l’humanité (s’il y en a un) pourrait inclure des concepts correspondant à
des réalités impossibles même à entrevoir à cette époque.

b) On n’arrive pas à mettre en lumière des concepts stables chez les


individus. Cette deuxième objection s’est développée à partir des travaux
de psychologues qui ont mis en lumière le caractère flou ou vague des
concepts. Or si les concepts sont par essence flous ou vagues, il est difficile
de voir comment ils pourraient être innés : en effet, l’innéisme semble
supposer une certaine rigidité dans les comportements (généralement
considérés comme instinctifs). On pourra ici penser aux comportements
instinctifs de certains insectes ou de certains oiseaux. Nous aurons
l’occasion d’y revenir.

c) La troisième objection reprend une accusation générale contre les


hypothèses innéistes : ce sont des hypothèses faciles qui permettent de
proposer des pseudo-solutions, mais laissent en fait le problème entier.

On peut répondre à toutes ces objections en particulier à la première et à la


troisième. Nous répondrons à la deuxième plus bas dans un paragraphe
autonome (cf. § Une critique de la théorie du prototype).

Selon la première objection, les concepts correspondant à la technologie


moderne ne peuvent être innés, pour des raisons liées à la théorie de
l’évolution. Cette objection ne prend pas en compte le fait qu’un concept peut
être construit à partir de plusieurs autres. En d’autres termes, il n’y aurait rien
La pragmatique aujourd’hui 108

d’extravagant à différencier entre des concepts simples ou élémentaires et des


concepts complexes construits par composition de concepts simples. De fait,
cette hypothèse se marie bien avec l’hypothèse généralement admise en logique
et en linguistique de la « compositionnalité » : à partir de propositions simples,
on peut former de nouvelles propositions, complexes celles-là (cf. chapitre 5, §
Logique déductive et calcul des propositions), ou, à partir de mots, des phrases (cf.
chapitre 4, § Vérité et proposition).

La troisième objection, de principe, ne paraît néanmoins pas entièrement


fondée : en effet, sauf à établir une barrière infranchissable entre l’espèce
humaine et les autres, barrière qu’en tout état de cause rien ne justifie sur le
plan scientifique, ou sauf à admettre que les comportements instinctifs et innés
n’existent pas chez les animaux (une affirmation que nombre d’observations
anciennes ou récentes en éthologie contredisent), il faut admettre qu’il y a des
comportements innés chez les espèces animales et que ce caractère inné
constitue une part de leur description.

Doit-on pour autant adopter l’hypothèse de Fodor sur le caractère inné du


mentalais et des concepts qui le composent ? Tout au plus peut-on donner des
arguments en faveur du caractère inné de certaines distinctions de base à partir
desquelles on pourrait acquérir les concepts de façon déductive.

« Gavagai ! »

Pour défendre la position de Fodor, au moins partiellement, nous allons


partir d’un exemple du philosophe américain Willard Van Orman Quine. Il
imagine la situation suivante : un anthropologue est isolé dans une tribu
autochtone dont il étudie le langage. Un lapin traverse le chemin et un des
autochtones dit « Gavagai ! ». Le problème que soulève Quine est celui de la
signification que l’anthropologue doit attribuer à l’expression « Gavagai ! ». Est-
ce que cela signifie :

• « Tiens, un lapin ! »

• « Regardez, un lapin ! »

• « Gavagai ! » (où Gavagai est le nom propre du lapin en question)

• « Lapin ! »
La pragmatique aujourd’hui 109

• « Parties non détachées de lapin »

• « Voilà le diner ! »

• « Il lapine » (comme l’on dit Il pleut)

• etc.
Malgré l’ingéniosité de Quine, toutes les possibilités ne sont pas ouvertes et
la perception de la réalité étant bornée tout à la fois par les capacités perceptives
et conceptuelles humaines, la situation n’est pas si mauvaise : certes,
« Gavagai ! » pourrait vouloir dire « Tiens, un lapin ! » ou « Regardez, un
lapin ! » ou « Lapin ». Ce pourrait aussi signifier à la rigueur « Voilà le diner ! »,
mais les chances pour que cela signifie « Parties non détachées de lapin » ou
« Cela lapine » sont minces, parce que personne, autochtone ou non, n’a en
général de catégories aussi bizarres que celles-là.

Un enfant qui apprend à parler est dans une situation identique à celle de
l’anthropologue, son entourage jouant le rôle des autochtones. Ce que montre
l’exemple de Quine, et c’est lui qui le dit, c’est qu’une approche purement
inductive de l’acquisition des concepts ne peut pas fonctionner.

Ce qu’il ne dit pas, en revanche, c’est que son exemple montre aussi que
nous n’avons pas une approche inductive des concepts et du langage, qu’il
s’agisse des concepts de notre langue maternelle dans notre petite enfance ou
de ceux d’une langue étrangère que nous essayons d’acquérir par la suite.
N’importe quel parent qui a regardé avec un très jeune enfant en phase
d’acquisition linguistique un imagier quelconque en a fait l’expérience : face à
une image, il ne fait pas un nombre incalculable d’hypothèses sur ce que peut
désigner le mot. Il pense, à juste titre, que le mot qu’on lui dit désigne l’objet
représenté sur l’image. De même, un enfant qui apprend une langue étrangère
dans un livre moderne largement illustré ne fait pas de nombreuses hypothèses
sur ce que désignent les mots de la langue étrangère qu’il apprend : il n’a en
général pas grande peine à identifier l’objet auquel réfère le mot en question.

Le point notable, c’est que cette relation entre un mot et un objet bien
déterminé soit aussi peu problématique. Certaines recherches récentes en
anthropologie et en psychologie expliquent peut-être en partie pourquoi. Des
La pragmatique aujourd’hui 110

études sur les classifications populaires de la faune et de la flore parmi des


populations très diverses montrent qu’il y a une grande stabilité dans ces
classifications. Qui plus est, elles correspondent à la taxinomie linnéenne (la
classification due à Linné, encore en usage aujourd’hui) et à sa hiérarchie (en
termes d’espèce, de genre, de famille, d’ordre, de classe, de phylum, de
royaume). D’autre part, les gens font intuitivement et naturellement des
distinctions entre les inférences que l’on peut faire sur les espèces animales et
sur les artefacts. Ils savent que, du fait que la truite est un poisson et que les
poissons sont des animaux, on peut déduire que la truite est un animal, mais
que, du fait qu’un siège de voiture est un siège et qu’un siège est un meuble, on
ne peut pas déduire qu’un siège de voiture est un meuble. D’autre part, des
enfants d’âge pré-scolaire distinguent bien les conséquences des modifications
apportées à des artefacts de celles apportées à des êtres vivants : ils admettent
qu’un fauteuil auquel on a coupé les bras est une chaise, mais ils n’acceptent
pas qu’un serpent à qui on a greffé des pattes soit un lézard.

Ainsi, il semble bien que, si ce n’est l’ensemble des concepts dans leur détail,
en tout cas de grandes catégorisations de base soient universelles et innées.
Fodor n’a pas nécessairement raison. Mais cela veut dire que son hypothèse
n’est pas absurde et que l’hypothèse d’une capacité de catégorisation et de
connaissances préalables innées est à peu près inévitable. En fait, nous le
verrons plus loin, on peut, sur la base des expériences discutées ci-dessus,
proposer un modèle élémentaire et non inductif de l’acquisition des concepts.

Que répondre maintenant à la deuxième objection, celle selon laquelle les


concepts sont essentiellement flous ou vagues ?

Concepts vagues et théorie du prototype

Ce que nous venons de dire incite à penser que les concepts sont précis. Cette
vision des concepts et plus généralement de la catégorisation (la capacité à
former des concepts et à ranger les objets du monde sous les catégories
correspondantes) a prédominé pendant très longtemps. Elle date d’Aristote, elle
aussi, et est généralement connue sous le nom de modèle des conditions nécessaires
et suffisantes. Son hypothèse de base est en effet qu’un concept regroupe un
certain nombre de conditions qui, dans leur ensemble, sont tout à la fois
La pragmatique aujourd’hui 111

nécessaires (elles doivent toutes être remplies) et suffisantes (aucune autre


condition n’est nécessaire) pour qu’un objet donné entre dans la catégorie
correspondant au concept en question.

Ce modèle a été sérieusement remis en question au début des années


soixante-dix par la psychologue Eleanor Rosch. Rosch a fait passer à de larges
échantillons de population des tests leur demandant de classer divers membres
d’une même catégorie sur une échelle de plus ou moins grande appartenance à
la catégorie en question : par exemple, étant donné un moineau, un rouge-
gorge, une poule, une autruche et un pingouin, dites, dans l’ordre, lesquels
vous semblent être davantage des oiseaux que les autres. De façon peu
surprenante, l’ordre statistiquement le plus fréquent est celui dans lequel nous
avons énuméré les différents oiseaux ci-dessus : le moineau vient en tête, suivi
du rouge-gorge, de la poule, de l’autruche et du pingouin.

A partir de résultats de ce type, Rosch a sévèrement critiqué le modèle des


conditions nécessaires et suffisantes sur la base de l’argument suivant : ce
modèle n’admet qu’une appartenance absolue à une catégorie (pour reprendre
notre exemple, un pingouin est ou n’est pas un oiseau) et non une appartenance
relative (un pingouin est moins un oiseau que ne l’est un moineau). Or le
système de catégorisation humain admet des degrés d’appartenance : le modèle
des catégories nécessaires et suffisantes n’est donc pas adapté à la description
du système de catégorisation humain (et donc de la cognition humaine).

Rosch propose de lui substituer un autre modèle, celui du prototype. Selon ce


modèle, nous catégorisons les objets sur la base de leur ressemblance avec un
élément central de la catégorie considérée. Plus ils ressemblent à cet élément,
plus ils appartiennent à la catégorie et inversement. L’élément central de la
catégorie est appelé le prototype, et il est supposé rassembler le plus de
propriétés typiques de la catégorie (il ne s’agit pas de propriétés nécessaires et
suffisantes : il n’y a pas de propriété qui soit nécessaire pour appartenir à la
catégorie). Enfin, le degré de ressemblance est calculé par le nombre de
propriétés typiques que possède l’objet comparé au prototype.

Rosch et ses partisans vont cependant plus loin encore : pour eux, la notion
de ressemblance de famille, empruntée au philosophe autrichien Ludwig
Wittgenstein, s’applique pour déterminer l’appartenance à une catégorie.
La pragmatique aujourd’hui 112

Cette notion est très simple : dans une famille donnée, on considère
généralement qu’il y a une vague ressemblance partagée par tous les membres
de la famille. Ceci n’implique pas que chacun d’entre eux ressemble à tous les
autres : plutôt, chacun d’entre eux ressemble à au moins un autre membre de la
famille. Grand-Papa ressemble à Tante-Adèle, Maman ressemble à Grand-Papa,
le petit Paul ressemble à Maman, Félicie ressemble au petit Paul, etc. Dans cette
optique, les membres d’une catégorie sont déterminés non seulement par la
ressemblance que chacun d’entre eux entretient avec le prototype, mais plus
simplement (et de façon beaucoup moins exigeante) par la ressemblance que
chacun d’entre eux entretient avec au moins un autre membre de la catégorie,
même s’il ne s’agit pas du prototype.

Si l’on reprend l’exemple du concept oiseau, le prototype de la catégorie,


d’après les travaux de Rosch, serait le moineau. L’appartenance des autres
membres de la catégorie, le rouge-gorge, la poule, l’autruche et le pingouin, que
nous avons cités, mais aussi de tous ceux que nous n’avons pas cités, la buse, le
vautour, le canard, le kiwi, le dodo, etc., est déterminée soit par leur
ressemblance avec le prototype, soit par leur ressemblance avec l’un
quelconque des autres membres de la catégorie.

Une critique du modèle du prototype

Le modèle du prototype repose sur un certain nombre de notions dont


certaines paraissent, à dire le moins, discutables. Pour commencer par la plus
évidente, la notion de ressemblance de famille, si elle n’est pas bornée d’une façon
ou d’une autre (et personne n’a jamais indiqué aucun moyen de la borner à
notre connaissance), paraît conduire à des conclusions inacceptables. En effet,
elle permet (par exemple) de montrer qu’un homme est un oiseau. Selon la
légende, Platon, mis en demeure de donner sa définition de ce que c’est qu’un
être humain, l’avait défini comme « un bipède sans plumes ». Un autre
philosophe avait alors plumé un poulet vivant et l’avait laché dans l’Académie
où Platon enseignait (ce qui prouve au moins que le sadisme n’est pas un
obstacle lorsqu’il s’agit de montrer à un collègue son erreur). Nous allons
renouveller de façon moins sanglante la « démonstration » du contemporain de
Platon en montrant que l’homme est indiscutablement et doublement un
oiseau.
La pragmatique aujourd’hui 113

La ressemblance entre deux objets consiste à avoir au moins une propriété en


commun, et l’appartenance à une catégorie, dans la théorie du prototype, se
décide sur la base de la ressemblance avec le prototype ou avec un des
membres de la catégorie. Or l’homme ressemble à la fois au prototype et à
l’ensemble des membres de la catégorie, ce qui devrait lui valoir une place de
choix parmi les oiseaux (rappelons que, dans la théorie du prototype, aucune
propriété n’est nécessaire). Comme le moineau, l’homme est un bipède. Or le
moineau est le prototype de la catégorie oiseau. L’homme ressemble donc au
prototype de la catégorie oiseau. On a donc le droit de penser que c’est un
oiseau. Certes, cette ressemblance est mince puisqu’elle ne correspond qu’à une
seule propriété du prototype. Mais l’homme ressemble aussi à tous les
membres de la catégorie oiseau : tous les membres de cette catégorie ont la
propriété d’être des bipèdes. L’homme est aussi un bipède. Donc l’homme est
un oiseau, non seulement par ressemblance avec le prototype de la catégorie,
mais par ressemblance de famille avec chacun des membres de la catégorie.

Le lecteur un tant soit peu ornithologue pourrait nous objecter que l’homme
n’a pas un certain nombre des propriétés nécessaires qui font qu’un être vivant
est un oiseau : il n’est pas ovipare, il n’a pas de bec, il n’a pas de plumes, etc. A
notre grand regret, nous nous voyons tenus d’informer ce lecteur qu’il est peut-
être un bon ornithologue, mais qu’il est un piètre psychologue : il n’y a pas,
répétons-le, de propriétés définitoires d’une catégorie. Que l’homme ne ponde
pas d’oeufs, qu’il n’ait pas de bec, ni de plumes ne le disqualifie en rien en ce
qui concerne son appartenance à la catégorie oiseau. L’homme est bel et bien un
oiseau.

Trève de plaisanterie : non, bien sûr, l’homme n’est pas un oiseau et, comme
celle du contemporain de Platon, notre démonstration est nulle et non avenue.
Le premier échoue à montrer que l’homme n’est pas un bipède sans plumes,
mais il montre que la définition de Platon (quels que soient ses défauts par
ailleurs) n’est pas assez précise. Platon pensait à l’homme dans son état naturel :
aucun autre objet que l’homme n’est, dans son état naturel, à la fois un bipède
et dénué de plumes. Nous n’avons pas non plus montré que l’homme est un
oiseau, mais que la théorie du prototype pose de sérieux problèmes, dus
principalement au refus de toute propriété nécessaire.
La pragmatique aujourd’hui 114

Qu’en est-il maintenant de l’argument opposé à la théorie des conditions


nécessaires et suffisantes ? Celui de la théorie du prototype s’appuie sur la
gradation naturelle de l’appartenance à des catégories. Pourtant les expériences
décrites au paragraphe « Gavagai ! » semblent montrer que les gens ont des
idées précises sur cette appartenance, sur les changements de catégories, etc.
Elles paraissent entièrement contradictoires avec l’idée de la gradualité des
catégories ou avec l’idée de l’appartenance déterminée par la ressemblance avec
un prototype. En effet, si l’appartenance était susceptible de degrés et était
entièrement déterminée par la ressemblance avec le prototype (la charité nous
interdit de réintroduire la notion de ressemblance de famille), on ne voit pas
pourquoi le changement de catégorie poserait problème, ni pourquoi un
serpent à qui on a greffé des pattes ne deviendrait pas un lézard. Après tout, un
serpent à pattes ressemblerait à n’importe quel lézard, entre autres aux lézards
gris qui hantent nos murs et qui peuvent passer pour le prototype de la
catégorie lézard. Pourquoi faudrait-il donner davantage de crédit aux
expériences de Rosch (et à la théorie du prototype) qu’à ces expériences-là, qui
ont l’avantage de ne pas conduire à des théories discutables ?

L’argument contre le modèle des conditions nécessaires et suffisantes


s’appuie sur la naturalité de la notion d’appartenance graduelle. Il paraît
contestable. Faut-il pour autant remettre en cause les résultats de Rosch ? Il
semble possible, en fait, de les interpréter différemment.

Une autre interprétation de l’apparente gradualité de l’appartenance à une


catégorie : le stéréotype

D’après Rosch, les individus sont généralement et naturellement prêts à


considérer que certains objets appartiennent davantage à une catégorie que
d’autres qui lui appartiennent aussi. Rosch propose d’interpréter ces résultats
par le rejet du modèle des conditions nécessaires et suffisantes et par l’adoption
de la théorie du prototype.

Or, la phrase : « les individus sont naturellement prêts à considérer que


certains objets appartiennent davantage à une catégorie que d’autres » est une
pétition de principe, c’est-à-dire une conclusion qui prend comme prémisse ce
La pragmatique aujourd’hui 115

que l’ensemble du raisonnement cherche à démontrer. En d’autres termes, les


expériences de Rosch montrent soit :

1. que si l’on demande aux gens de dire quel est, selon eux, le meilleur
exemple de ce que c’est qu’un oiseau, ils sont prêts à dire que c’est le
moineau (un des oiseaux les plus communs sur l’ensemble de la planète) ;

2. que si l’on demande aux gens de classer un certain nombre d’oiseaux en


termes de leur plus ou moins grande appartenance à la catégorie oiseau, les
gens obtempèrent et placent le moineau en tête de leur classement.

Est-ce que l’une ou l’autre de ces conclusions justifie l’hypothèse selon


laquelle l’appartenance à une catégorie est graduelle ? Il semble que non. Nous
avons tous appris les concepts ou les catégories suivant un modèle
(probablement hypothético-déductif) du type formation-confirmation
d’hypothèses (contraint par les grandes distinctions indiquées au §
« Gavagai ! ») et l’exemple du moineau est à la fois le plus accessible, par sa
présence massive dans les villes et dans les campagnes, et le plus simple pour
permettre à un enfant de construire le concept de ce que c’est qu’un oiseau. A
partir de là, on peut expliquer le choix qui en est fait de trois façons différentes :

A. Par simple familiarité : c’est l’oiseau le plus commun.

B. Parce qu’il possède toutes les propriétés typiques de la catégorie. C’est


l’explication par le prototype. Mais comment sait-on que certaines
propriétés sont typiques ? Parce qu’elles appartiennent au prototype et le
prototype est le prototype de la catégorie parce qu’il en possède les
propriétés typiques. Ce raisonnement circulaire ne dit pas grand chose de
l’acquisition des concepts et de celle des prototypes. Rappelons que la
théorie du prototype n’est pas innéiste : elle doit incorporer une théorie
complète de la formation des concepts ; or celle-ci rencontrerait quelques
difficultés si elle était inductive et on ne voit pas bien, étant donné les
hypothèses et les conclusions de la théorie du prototype, comment elle
pourrait ne pas l’être.

C. Parce qu’il satisfait toutes les conditions nécessaires et suffisantes de la


catégorie oiseau et qu’il correspond à un certain stéréotype de cette
La pragmatique aujourd’hui 116

catégorie : ce stéréotype inclut toutes les propriétés nécessaires et


suffisantes et certaines autres en plus.

Nous choisissons bien évidemment la troisième explication, la première


n’étant pas suffisante et la deuxième paraissant inacceptable.

Le stéréotype ne correspond pas à la notion de prototype. Il permet


d’expliquer, ce que ne fait pas cette dernière, tout à la fois la façon assez
essentialiste dont les individus conçoivent et manipulent les catégories (les
difficultés du changement de catégorie, par exemple) et le caractère
apparemment vague ou flou de certaines d’entre elles. Le stéréotype associé à la
catégorie oiseau ne serait pas le moineau, mais plutôt un ensemble de propriétés
dont certaines ne sont ni nécessaires ni suffisantes, mais se rencontrent
fréquemment chez les membres de la catégorie oiseau (en particulier chez le
moineau) : par exemple, le stéréotype d’oiseau dirait aussi bien que les oiseaux
sont ovipares, qu’ils ont des plumes ou du duvet, qu’ils ont des ailes, qu’ils
volent, qu’ils construisent des nids, etc. Certaines de ces propriétés paraissent
absolument nécessaires à la catégorie (être ovipare, avoir des plumes ou du
duvet, des ailes, un bec, etc.) alors que d’autres sont fréquentes, mais pas
nécessaires (voler ou construire un nid, par exemple).

Si nous reprenons l’exemple du merle (cf. chapitre 5, § « La Terre est plonde »),
nous sommes face à un problème similaire : la plupart des merles sont noirs,
mais certains merles ne le sont pas ; de même, la plupart des oiseaux volent,
mais certains ne volent pas. Dans un cas comme dans l’autre, l’appel à la notion
de stéréotype aide à résoudre le problème : le stéréotype rassemble l’ensemble
des connaissances qu’un individu non-expert (non-ornithologue) peut avoir sur
l’objet, mais certaines de ces connaissances concernent des propriétés qui sont
caractéristiques sans être nécessaires (la noirceur des merles ou des corbeaux, la
capacité à voler des oiseaux). Plus l’individu est expert, plus le concept sera
riche (rassemblera de connaissances) et plus l’individu sera capable de faire la
différence entre les propriétés nécessaires (essentielles) et les propriétés
fréquentes mais non nécessaires (caractéristiques). Tous les individus savent
qu’il y a des conditions nécessaires et suffisantes et sont généralement capables
de les appliquer : aucun d’entre nous, s’il connait le concept poisson et s’il sait
que les dauphins allaitent leurs petits, ne pensera que les dauphins sont des
La pragmatique aujourd’hui 117

poissons. La notion de stéréotype recoupe donc le modèle des conditions


nécessaires et suffisantes et l’enrichit de propriétés fréquentes et aisément
reconnaissables (caractéristiques) qui ne sont pas pour autant nécessaires. Un
tigre à trois pattes est un tigre, bien que notre stéréotype du tigre nous dise
qu’un tigre est généralement un quadrupède.

Il y a plus : la notion de stéréotype est compatible avec l’hypothèse d’une


construction déductive des concepts sur la base de formation/confirmation
d’hypothèses (ce sera l’objet du prochain paragraphe). Elle est, en effet,
compatible, comme nous venons de le voir, avec le modèle des conditions
nécessaires et suffisantes. Elle permet aussi d’expliquer les phénomènes relevés
par Rosch. D’une part, avec la notion de stéréotype, rien n’interdit de
considérer que le moineau est considéré comme le meilleur exemple de sa
catégorie parce qu’il incorpore toutes les propriétés du stéréotype oiseau : il
pond des oeufs, il a des plumes ou du duvet, il a un bec, il vole et construit un
nid, etc. De même, si les autres oiseaux ne sont pas considérés comme aussi
centraux, c’est par manque de familiarité (le rouge-gorge), ou parce qu’ils ne
répondent pas à certaines propriétés caractéristiques mais non-essentielles du
stéréotype : les poules sont des animeaux domestiques, contraiement à la
majorité des espèces d’oiseaux, les autruches ne volent pas et les pingouins ne
volent ni ne construisent de nid.

Le stéréotype permet enfin d’expliquer pourquoi certains concepts paraissent


flous : la richesse du stéréotype et la précision de la délimitation entre
conditions nécessaires et conditions caractéristiques (mais non nécessaires)
varient d’individu à individu. Il y a des gens mal informés qui pensent que les
dauphins et les baleines sont des poissons et que les chauves-souris sont des
oiseaux. Cela ne veut pas dire que les concepts poisson ou chauve-souris sont mal
délimités, mais seulement que les individus concernés n’en ont pas une bonne
connaissance.

De même, on peut partiellement expliquer le caractère apparemment vague


de certains concepts par le degré de certitude plus ou moins grand de la
connaissance qu’en ont les individus qui les appliquent. De fait, on peut parier
que plus un concept est riche, précis et complexe, plus les chances d’erreur sont
grandes : cela n’affecte pas la précision du concept, mais cela indique la
La pragmatique aujourd’hui 118

difficulté à connaître le concept dans son intégralité. On peut penser ici à des
concepts techniques comme implication matérielle (cf. chapitre 4, § Logique
déductive et calcul des propositions) ou disjonction. Ce n’est pas la seule explication
(cf. chapitre 8, § Usage approximatif, vague ou flou, des concepts).

Un modèle hypothético-déductif de la formation des concepts

A quoi ressemblerait un modèle hypothético-déductif de la formation des


concepts ? Le modèle de l’interprétation des énoncés proposé plus haut (cf.
chapitre 5) utilisait des règles de déduction logique et partait de prémisses
pour produire des conclusions ; étant donné le caractère non-démonstratif des
inférences effectuées, celles-ci constituaient plutôt des propositions
hypothétiques que des connaissances ou des certitudes.

Le modèle hypothético-déductif de formation des concepts que nous voulons


proposer ici fonctionne de façon partiellement analogue : il utilise des règles de
déduction logique et part de prémisses constituées tout à la fois par des
connaissances catégorielles innées (sur la rigidité de certains concepts et leur
stabilité, sur la différence radicale entre espèces naturelles et artefacts ou objets
inanimés, sur le fait qu’il y a des conditions nécessaires et suffisantes
d’appartenance à une catégorie, même si l’individu qui utilise la catégorie en
question n’est pas capable de les énumérer, etc.) et par la perception de l’objet et
du mot qui lui est associé. De ces prémisses, l’individu tire une conclusion qui
est une hypothèse sur la catégorie à laquelle ressortit l’objet ; elle sera définie
par tel ou tel ensemble de propriétés, certaines nécessaires et suffisantes,
d’autres caractéristiques, mais ni nécessaires ni suffisantes. Cette conclusion
hypothétique se voit testée par la suite, lorsque l’individu essaie de réappliquer
le même concept à d’autres objets.

Ce modèle n’est pas inductif : il n’est pas basé sur la multiplicité des
expériences en l’absence de toute connaissance préalable. Au contraire, il
s’appuie sur des connaissances préalables pour produire une conclusion et une
expérience suffit à obtenir cette conclusion. Les tests suivent, mais ils ne
constituent pas en eux-mêmes des éléments permettant de construire
inductivement d’autres définitions : ils permettent plutôt de contredire la
La pragmatique aujourd’hui 119

conclusion hypothétique ou de la confirmer, voire de l’affiner lorsque certains


d’entre eux sont positifs, et d’autres négatifs.

Reprenons l’exemple d’un enfant qui apprend à parler : ses parents peuvent
lui montrer Milou, le chien de la maison, en lui disant avec insistance « chien ».
L’enfant, s’appuyant sur la distinction innée entre objet inanimé et objet animé,
en déduira que le concept chien désigne un objet animé. Par la suite, confronté à
un autre objet animé, Minet, le chat de la maison, il testera son concept chien en
désignant Minet et en affirmant « Chien ! ». Ses parents le contrediront : « Non,
pas chien. Chat ! ». L’enfant en déduira alors que sa première hypothèse, sans
être fausse (les chiens restent des objets animés), n’est pas suffisante : les chiens
sont d’autres objets animés que les chats. Il pourra observer qu’il y a un certain
nombre de différences apparentes entre chiens et chats : ils ne font pas le même
bruit, les chats ont des yeux différents de ceux des chiens et sont de couleurs
plus variées, ils peuvent griffer, alors que les chiens ont tendance à mordre, etc.
Toutes ces informations lui permettront de se construire un stéréotype de ce
qu’est un chien ou un chat. Qui plus est, du fait que son approche des concepts
est essentialiste de façon innée, il admettra qu’il y a des différences essentielles
entre chiens et chats ; et si une condition nécessaire à l’appartenance à l’une ou
l’autre des catégories chat ou chien est le fait d’être un objet animé, cette
condition n’est pas à elle seule suffisante. Il peut ne pas être en mesure de dire
avec précision quelles sont les autres caractéristiques nécessaires au fait d’être
un chat plutôt qu’un chien, ou inversement, mais il sait qu’il y en a.

On pourrait, à ce stade, se demander en quoi le modèle du stéréotype est


supérieur au modèle du prototype. A première vue, il semble que la seule
différence est que le modèle du stéréotype intègre la notion de conditions
nécessaires et suffisantes alors que le modèle du prototype ne le fait pas. En
effet, si le modèle du stéréotype n’impose pas que les conditions nécessaires et
suffisantes soient énumérables, en quoi est-il supérieur au modèle du
prototype ? La réponse est simple : d’une part, il s’accorde avec un modèle
hypothético-déductif de formation des concepts, alors que le modèle du
prototype impose un modèle inductif dont nous avons déjà vu qu’il est
inapplicable ; d’autre part, le simple fait d’admettre qu’il y a des conditions
nécessaires et suffisantes permet d’éviter les identifications abusives, qui, par
La pragmatique aujourd’hui 120

exemple, autoriseraient à considérer les êtres humains comme des oiseaux dans
la théorie du prototype ; enfin, ne pas connaître consciemment les conditions
nécessaires et suffisantes et ne pas être capable de les énoncer explicitement
n’implique pas qu’on ne les connaît pas inconsciemment et qu’on n’est pas
capable de les appliquer tacitement.

Comme nous l’avons indiqué, le fait que certains concepts paraissent vagues
ou flous ne signifie pas qu’ils le soient réellement. Reprenons l’exemple de
l’enfant qui est en train d’apprendre les concepts chien et chat : sa première
hypothèse ne lui permet pas d’appliquer le concept chien correctement,
puisqu’il pense que ce concept recouvre tous les êtres vivants animés. Son
concept chien est vague, mais cela n’implique pas qu’on ne puisse avoir un
concept chien tout à la fois précis et recouvrant des conditions nécessaires et
suffisantes énumérables. Lorsque l’enfant acquiert la différence entre chien et
chat, il se peut qu’il commette encore des erreurs ; par exemple, voyant une
image de tigre, il pense que le tigre en question est un chat. Cependant, cela ne
signifie pas que le concept chat est radicalement vague ou flou : tout au plus, le
concept chat de l’enfant n’est pas encore completement formé.

L’exemple de l’enfant ne doit pas nous aveugler sur le fait que, si des
concepts d’usage courant comme chien ou chat sont généralement acquis par
l’ensemble de la population de façon complète et précise (au moins en ce qui
concerne les conditions nécessaires et suffisantes tacites), d’autres concepts,
d’usage moins courant, peuvent ne jamais l’être complètement. Par exemple,
dans nos sociétés citadines, les concepts correspondant aux différentes espèces
d’arbre peuvent n’être acquis que très partiellement. Dans ce cas, le concept
correspondant, hêtre par exemple, sera effectivement incomplet et imprécis pour
la majorité de la population. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas moyen de
différencier systématiquement entre un hêtre et un chêne ou que le concept de
hêtre est en lui-même imprécis. Mais c’est plutôt qu’il ne fait pas partie du
domaine des concepts couramment acquis par une majorité de la population.
Une étude pourrait en conclure à son caractère vague ou flou puisque,
statistiquement, la plupart des citadins ne le maîtrisent pas.

Le philosophe américain Hilary Putnam a proposé une version


particulièrement intéressante de la notion de stéréotype. Il avance, qui plus est,
La pragmatique aujourd’hui 121

une solution au problème des concepts complexes qui relèvent de


connaissances spécialisées. Selon lui, le stéréotype correspond à ce que sait le
commun des mortels, qui s’en remet aux spécialistes de la question pour définir
précisément le concept : ainsi, ceux d’entre nous qui ne sont pas capables de
distinguer les hêtres des chênes ne nient pas qu’il y ait une différence entre les
uns et les autres, mais ils s’en remettent aux spécialistes pour leur dire quelles
sont ces différences. Cette solution, connue sous le nom de division du travail
linguistique, permet d’éviter de considérer des concepts comme vagues ou flous
lorsqu’ils ne font pas partie des concepts couramment connus.

Conclusion

Il est donc possible de proposer un modèle élémentaire de la formation des


concepts qui n’ait pas recours à l’induction et on peut expliquer les résultats
obtenus par Rosch sans ignorer ceux obtenus par ses confrères et sans recourir à
la théorie du prototype avec ses multiples inconvénients. Cependant, il y a bien
davantage dans la notion de concept et les concepts sont loin d’être uniformes
ou homogènes quant à leur contenu. Si les concepts liés aux objets animés ou
inanimés du monde paraissent indépendants, ou relativement indépendants, de
la langue, d’autres semblent largement si ce n’est exclusivement linguistiques.
Comme nous le verrons, ceci semble impliquer des différences importantes de
contenu. Ce problème, celui des relations entre la langue et les concepts, sera
examiné au chapitre 7.
La pragmatique aujourd’hui 122

Chapitre 7

Langage et concepts
« L’irrationalité est la racine carrée de tout mal »

Douglas Hofstadter

Introduction

Nous avons présenté dans le chapitre 6 des modèles essentiellement cognitifs


des concepts et de la faculté de catégorisation. Sans être nécessairement
opposés au passage par le langage, ces modèles n’y avaient que peu recours.
Dans ce chapitre, nous allons réintroduire la relation entre langage et concepts,
en montrant que certains concepts qui apparaissent essentiellement liés au
langage ont un rôle cognitif important. Avant de nous engager dans cette voie,
nous voudrions revenir sur les approches structuralistes du langage qui avaient
une vision radicalement différente (et opposée) de la signification des mots et
des concepts. Nous montrerons ensuite l’hétérogénéité des concepts en
distinguant contenu conceptuel et contenu procédural et en soulignant les
spécificités de l’un et de l’autre dans les processus cognitifs inférentiels
d’interprétation des énoncés.

La sémantique structurale

La notion de concept a été introduite très tôt dans la tradition de la


linguistique structurale par le fondateur de la linguistique moderne, Ferdinand
de Saussure. Dans son fameux Cours de linguistique générale (publié de manière
posthume en 1916), il défendait une conception nouvelle de la linguistique qui a
été à la base de l’émergence du structuralisme, non seulement en linguistique,
mais dans presque tous les secteurs des sciences humaines (sociologie,
philosophie, psychologie, anthropologie, etc.).

Contrairement à toute la tradition philologique et comparatiste de la


linguistique du 19e et du début de 20e siècle, Saussure a défini la langue comme
un système de signes, dans lequel chaque signe est relatif aux relations qu’il
entretient avec les autres signes du système. Saussure appelle valeur cette
propriété différentielle du signe, terme qu’il emprunte à la théorie de
La pragmatique aujourd’hui 123

l’économie en vigueur au début du siècle. La valeur d’un signe, c’est donc


l’ensemble des relations qui le relie aux autres signes qui font système avec lui.

Pourquoi Saussure a-t-il, dans son Cours de linguistique générale, introduit le


terme signe, et renoncé à l’expression courante mot ? C’est que, pour Saussure,
ce qui définit les unités de la langue relève d’un autre modèle de la signification
que celui qui est impliqué par l’usage du terme mot. Saussure s’oppose à la
thèse de la langue comme nomenclature, à l’idée selon laquelle la langue serait
« une liste de termes correspondant à autant de choses ». Les raisons qu’il
invoque contre cette image populaire et, pour lui, simpliste de la langue
tiennent au fait que cette façon de voir suppose une préexistence des idées
(c’est-à-dire des concepts) sur les mots ; elle ne dit rien de la nature phonique
ou psychique du mot, et enfin elle suppose que la relation qui unit un mot à un
objet est une opération simple et élémentaire.

La théorie de Saussure est la version linguistique d’une théorie mentaliste


caractéristique de la psychologie du début du siècle : pour lui, le signe
linguistique unit non pas un mot à une chose, mais un concept à une image
acoustique. Le concept représente l’idée, la représentation mentale que nous
avons de l’objet auquel réfère le signe ; l’image acoustique est l’empreinte
mentale, psychique, que nous avons de la représentation phonétique du signe.
Ce qui définit le signe, et plus généralement les termes de la langue, c’est cette
relation particulière, bilatérale, qui unit le concept et l’image acoustique. Le
signe est donc, pour Saussure, une entité psychique à deux faces : aucun des
éléments du signe (concept ou image acoustique) ne peut exister
indépendamment. C’est cette relation entre concept et image acoustique qui
définit le caractère arbitraire du signe, et qui fait de la langue un système de
signes original et complexe.

Par souci de généralité, Saussure va remplacer les termes de concept et


d’image acoustique par ceux de signifié et de signifiant, qui auront, notamment
dans le cadre de la sémiologie (à savoir l’étude des systèmes de signes dans la
communication), le succès que l’on connaît. Le remplacement du terme de
concept par celui de signifié n’est d’ailleurs pas étranger à une évolution
intéressante de la linguistique structurale, notamment dans le domaine de la
sémantique : la suppression, explicite dans la linguistique structurale
La pragmatique aujourd’hui 124

américaine imprégnée de behaviourisme, ou implicite dans la tradition


continentale, de toute référence à la psychologie. Saussure avait construit une
théorie linguistique fortement teintée de psychologie mentaliste ; or cette
dimension de la tradition saussurienne a progressivement disparu, et la langue
a fini par être définie comme une pure forme dans laquelle seules les relations
entre unités linguistiques (phonologiques, morphologiques, grammaticales, ou
lexicales) comptent.

Avant d’illustrer la façon dont la linguistique structurale, et plus


particulièrement la sémantique structurale, ont envisagé le problème des
concepts, il faut préciser la conception saussurienne du signe linguistique. Ce
qui caractérise sa définition, c’est qu’il détache les représentations mentales que
nous avons des objets, entités, individus du monde, de ces objets, entités et
individus eux-mêmes. En revanche, c’est la relation entre le concept et l’image
acoustique, à savoir la relation entre la représentation conceptuelle de l’objet et
sa représentation phonétique, qui est constitutive du signe linguistique. Cette
relation est d’ailleurs à la base de la conception générativiste classique de la
langue comme un système d’appariement entre des suites de sons et des suites
de significations.

La linguistique structurale, et notamment la sémantique structurale, a


malheurement abandonné ce principe pour ne retenir que la théorie de la
valeur de Saussure. Le fondateur de la sémantique structurale, le linguiste
danois Louis Hjelmslev, a appliqué la théorie de la valeur de Saussure de telle
sorte que le domaine de la sémantique s’est vu restreint à l’étude de la manière
dont les systèmes lexicaux des différentes langues sont organisés entre eux pour
produire une signification, définie différentiellement et négativement.

Les exemples sont multiples et conduisent tous au relativisme linguistique :

I. Des langues comme l’allemand, le danois ou le français n’ont pas le même


nombre de termes pour exprimer les mêmes concepts ; par exemple, le
concept bois peut être exprimé les mots français « arbre », « bois »,
« forêt » ; l’allemand possède les termes « Baum », « Holz » et « Wald »,
sans correspondance sémantique biunivoque ; le danois n’a que deux mots
(« træ » et « skov », où « træ » désigne à la fois l’arbre et le bois-matériau,
et « skov » le bois-lieu et la forêt).
La pragmatique aujourd’hui 125

II. Des langues comme l’inuit comprennent un très grand nombre de termes
pour désigner un concept comme neige, alors que le français doit utiliser
soit des expressions composées (« neige mouillée », « neige lourde »,
« neige poudreuse », etc.), soit des métaphores (« soupe », « poudre »,
« carton », etc.).

III. Les ethnolinguistes, à savoir les ethnologues travaillant sur le terrain


pour décrire les langues des populations autochtones, ont observé depuis
longtemps que certains domaines notionnels, comme celui des couleurs,
étaient divisés de manière très différente d’une langue à l’autre. Ainsi,
alors que le français possède un terme pour chaque zone discrète du
spectre, c’est-à-dire les termes « indigo », « bleu », vert », « jaune »,
« orange » et « rouge », d’autres langues, notamment africaines, comme le
chona (Zambie), possèdent quatre termes, deux pour les couleurs froides
(« cips uka », « citema ») et deux pour les couleurs chaudes (« cicena », qui
w

déborde en fait sur le vert, et à nouveau « cips uka », qui correspond aux
w

zones orange et rouge) ; le bassa, langue du Liberia, n’en possède que


deux, un pour les couleurs froides (« hui ») et l’autre pour les couleurs
chaudes (« ziza »).

Ces observations ont conduit les linguistes structuralistes à postuler deux


thèses, censées rendre compte de la nature du langage :

A. D’une part l’idée que le langage est indépendant de la réalité : en effet, si


la signification des mots est dépendante de l’organisation interne du
système, alors elle n’a que peu, si ce n’est rien, à voir avec la réalité. C’est
la thèse de l’autonomie du sens.

B. D’autre part, l’idée que la langue spécifique qu’il parle impose à l’individu
sa perception et sa classification des objets du monde ; loin que ces
perceptions et ces classifications soient imposées par le système perceptif
et cognitif humain, et bien évidemment par la réalité, elles seraient
intrinsèquement dépendantes du langage. Cette hypothèse,
principalement défendue par deux linguistes américains, Edward Sapir et
Benjamin Lee Whorf, avait pour conséquence le fait que deux individus
parlant des langues différentes auraient des visions du monde
La pragmatique aujourd’hui 126

radicalement différentes elles aussi. C’est la thèse du relativisme


linguistique.

Cette conception structuraliste de la catégorisation peut-elle être défendue ?


Nous voudrions montrer que non, notamment dans ses versions les plus
récentes et non psychologiques.

Une critique de la théorie structuraliste de la catégorisation

La théorie structuraliste, dans ses avatars contemporains, ne traite pas tant


de la catégorisation que du sens. Les trois arguments donnés par les
structuralistes méritent discussion : non-correspondance entre termes d’une
langue à l’autre (l’exemple des termes liés au bois), multiplicité des termes de
certaines langues par rapport à la pauvreté de ceux d’autres langues (la neige
en inuit), différences dans les termes de couleur d’une langue à l’autre.

Ces trois arguments n’en font qu’un en réalité, illustré par des exemples
différents : il dit qu’il n’y a pas de correspondance terme à terme d’une langue
quelconque à une autre, que la différence entre langues ne se ramène pas à une
simple différence de prononciation et de grammaire, mais qu’il peut y avoir
plus. C’est une constatation qu’on peut difficilement considérer comme
révolutionnaire. Elle mérite néanmoins d’être examinée relativement aux
exemples proposés.

Le premier concerne le vocabulaire relatif au bois : il diffère d’une langue (le


français) à d’autres (l’allemand ou le danois). Non seulement les mots français,
les mots allemands et les mots danois ne sont pas identiques (ils diffèrent quant
aux sons que l’on perçoit), mais, qui plus est, les réalités qu’ils recouvrent
diffèrent dans les trois cas. C’est exact. Reste néanmoins à savoir ce que cela
prouve exactement, hormis la conclusion, triviale, qui dit que le français,
l’allemand et le danois sont trois langues différentes. Pour que cela démontre
une différence dans l’organisation conceptuelle des Français, des Allemands et
des Danois, il faut faire une hypothèse (forte) supplémentaire : les langues
représentent de façon transparente l’organisation conceptuelle des individus
qui les parlent. Cette hypothèse est précisément celle que les structuralistes
entendent prouver.
La pragmatique aujourd’hui 127

Qu’en est-il des deux autres exemples, celui de la langue inuit, et celui de la
répartition des couleurs dans diverses langues ? Le premier, celui de la richesse
des termes donne lieu en réalité à des descriptions assez différentes d’un écrit à
un autre : selon les cas, on dit que la langue inuit a quatre cents mots désignant
la neige, deux cents, cent ou quarante-huit, voire neuf. Dans les faits, un compte
(généreux) dégage une douzaine de mots, ce qui n’est pas considérablement
plus que celui de la langue anglaise par exemple. Par ailleurs, il est difficile de
savoir ce que l’exemple de la neige dans la langue inuit est supposé prouver :
on disait en effet initialement que les Inuit ont plus de mots que les Européens,
par exemple, pour désigner la neige, car ils ont des expériences beaucoup plus
différenciées de la neige, vu les conditions climatiques auxquelles ils sont
confrontés (c’est une tribu esquimau). Si l’on admet cet argument, on devrait
logiquement en conclure que le langage est déterminé par la perception que les
individus ont de la réalité (les Inuit perçoivent différentes sortes de neige) et,
plus profondément, par la réalité elle-même (les conditions climatiques) et non
l’inverse. Ainsi, même si l’exemple reposait sur un fait (ce qui ne semble pas
être le cas) on ne voit pas bien en quoi il pourrait renforcer la thèse de
l’autonomie du sens ou celle du relativisme linguistique.

Considérons le dernier exemple : les termes de couleur ne sont pas les


mêmes d’une langue à l’autre. ll est bâti sur le même modèle que le premier et
attire la même critique : mis à part le fait que les langues sont différentes, ce
dont nul ne saurait douter, il ne prouve rien si on ne fait pas d’avance
l’hypothèse du relativisme linguistique et de l’autonomie du sens. Cet exemple
est peut-être le moins convaincant : si, en effet, les termes de couleur diffèrent
d’une langue à l’autre, des expériences psychologiques et des observations
anthropo-linguistiques ont montré que la répartition des couleurs dans les
langues (les termes de couleur qui apparaissent ou n’apparaissent pas dans une
langue donnée) n’est pas arbitraire ; elle découle des capacités de perception
humaine dans le domaine des couleurs. Les travaux de deux anthropo-
linguistes américains, Brent Berlin et Paul Kay, ont montré que l’appareil
conceptuel humain distinguait onze couleurs, dont le blanc et le noir, et que
l’on peut considérer ces onze couleurs comme des catégories universelles (ce
qui ne signifie pas que toutes les langues comportent onze termes de couleur).
Qui plus est, lorsque certains termes de couleur apparaissent, on trouve
La pragmatique aujourd’hui 128

toujours certains autres qui leur sont associés. On distingue ainsi deux séries de
couleurs, les plus fréquemment nommées (blanc, noir, rouge) et les moins
fréquemment nommées (mauve, orange, gris), aucune couleur de la seconde
série n’apparaissant sans que toutes les couleurs de la première ne soit présente.

Ainsi, l’exemple des couleur ne montre la vérité ni de la thèse de l’autonomie


du sens, ni de celle du relativisme linguistique ; les langues sont différentes,
mais cette différence n’entame en rien les capacités universelles humaines
(perceptuelles et conceptuelles) à distinguer entre les couleurs fondamentales.

Il faut donc retenir de cette brève critique que, contrairement à la thèse de


l’autonomie du sens, la signification linguistique ne se réduit pas exactement à
la catégorisation (et vice versa) et, qui plus est, que la particularité des
différentes langues n’entraîne pas de particularité cognitive des individus qui
les parlent. Enfin, si la conception structuraliste de ces problèmes était exacte, la
traduction d’une langue à l’autre ne devrait pas seulement être difficile (elle
l’est), mais impossible (elle ne l’est pas).

Revenons maintenant aux concepts, à leur contenu et à la différence entre


ceux qui semblent étroitement associés à la langue et ceux qui paraissent
dépendre davantage de processus cognitifs indépendants.

Contenu conceptuel et contenu procédural

Dans tous les exemples du chapitre 6, Les concepts obéissaient au modèle du


stéréotype, c’est-à-dire d’un ensemble de conditions dont certaines au moins
sont nécessaires et suffisantes. Ces concepts correspondent généralement aux
objets du monde, à des objets abstraits ou aux propriétés et actions que ces
objets portent ou subissent ; ils ont ce que nous appellerons un contenu
conceptuel, c’est-à-dire précisément le stéréotype associé à l’objet, la propriété ou
l’action concernés. La façon dont le stéréotype se construit est, comme nous
l’avons vu précédemment (cf. chapitre 6, § Un modèle déductif de la formation des
concepts), principalement cognitive, passant tout à la fois par des connaissances
innées et par des connaissances tirées de la perception. Il y a, cependant un
autre type de concepts.

Ces concepts, différents des précédents, se caractérisent généralement par le


fait qu’ils ne renvoient pas à des objets, à des propriétés ou à des actions du
La pragmatique aujourd’hui 129

monde, mais qu’ils sont étroitement associés à un mot de la langue, qui n’est
généralement ni un nom, ni un verbe, ni un adjectif. Nous pensons ici aux
pronoms personnels ou démonstratifs, aux temps verbaux, aux connecteurs dits
pragmatiques (conjonctions de coordination ou de subordination, adverbes).
Les uns et les autres se laissent malaisément décrire comme mettant en jeu un
ensemble de conditions ou de propriétés pour une raison simple : dans
l’ensemble, ils ne regroupent pas d’objets auxquelles ces conditions pourraient
s’appliquer. Nous reprendrons une hypothèse générale, qui s’est exprimée de
diverses manières, en termes d’instructions, chez Oswald Ducrot par exemple,
comme en termes de procédures, chez Diane Blakemore et chez Dan Sperber et
Deirdre Wilson : selon cette hypothèse, des mots de ce type ne correspondent
pas à un contenu conceptuel, mais plutôt à une procédure ou à un ensemble de
procédures.

Prenons un exemple simple, celui du pronom de première personne, je. Cet


exemple a l’intérêt de désigner un objet du monde (généralement mais pas
toujours, la personne qui parle) ; autrement dit, on pourrait considérer qu’il a
un contenu conceptuel. En fait, on a pu montrer qu’il n’en est rien. Supposons
que je ait un tel contenu. D’après la description donnée précédemment, ce
contenu conceptuel correspondrait à un ensemble de conditions, dont certaines
au moins sont nécessaires et suffisantes. Si je avait un contenu conceptuel, il
serait d’une simplicité biblique : est je la personne qui dit je ou est je le locuteur
de l’énoncé. Puisque par définition, je est équivalent à le locuteur de l’énoncé, on
devrait pouvoir remplacer je par le locuteur de l’énoncé dans tous les énoncés où
il apparaît. Or, comme l’a noté le philosophe américain David Kaplan, cette
substitution conduit à des résultats étranges. Prenons l’énoncé « Je n’existe
pas », prononcé par l’un d’entre nous, Anne Reboul par exemple. Appliquons la
substitution. On obtient : « Le locuteur de cet énoncé n’existe pas ». La
proposition exprimée par cet énoncé (supposé équivalent à « Je n’existe pas »)
ne peut jamais être vraie, sans quoi l’énoncé n’aurait pas été prononcé. Donc la
proposition exprimée par l’énoncé « Le locuteur de cet énoncé n’existe pas » est
nécessairement fausse. Mais la proposition (Anne Reboul n’existe pas) exprimée
par l’énoncé « Je n’existe pas » n’est pas nécessairement fausse : elle est fausse,
certes, mais elle aurait pu être vraie. Si triste que cela paraisse, s’il est faux que
nous n’existions pas, il n’en est pas moins vrai que nous aurions pu ne pas
La pragmatique aujourd’hui 130

exister : nos parents auraient pu ne pas se rencontrer, ou se rencontrer à une


date ultérieure à notre date de naissance, ils auraient pu remettre leurs ébats
amoureux à plus tard, etc. Quels que soient nos regrets, il faut bien admettre
que notre existence est le fait du hasard plutôt que de la nécessité.

Ainsi, l’hypothèse selon laquelle le pronom de première personne a un


contenu conceptuel se heurte à une difficulté majeure : si l’on substitue ce
contenu au pronom dans tous les énoncés où le pronom apparaît, certaines de
ces substitutions donneront des résultats différents, du point de vue de la vérité
ou de la fausseté de la proposition exprimée, de ceux que l’on obtient avec
l’énoncé de départ.

La solution consiste à abandonner l’hypothèse d’un contenu conceptuel


pour le pronom de première personne et à adopter celle d’un contenu
procédural : en d’autres termes, le concept associé à je ne correspondrait pas à
un ensemble de conditions ou de propriétés, mais plutôt à une procédure (ou à
un ensemble de procédures). Dans le cas de je, cette procédure serait simple et
peut se formuler de la façon suivante : chercher dans la description de la situation la
personne qui parle.

Par ailleurs que cette approche évite une difficulté majeure des approches en
terme de contenu conceptuel. En effet, lorsque l’on rapporte le discours de
quelqu’un d’autre, on peut utiliser le pronom personnel de première personne ;
dans ce cas, il ne renvoie pas à la personne qui prononce l’ensemble de
l’énoncé, mais à la personne dont le discours est rapporté. Ainsi, si Pierre veut
dire à Paul que Jacques lui a dit qu’il trouvait Paul idiot, Pierre peut dire :
« Jacques m’a dit : « Je trouve Paul idiot » ». Si l’on substitue aux deux pronoms
de première personne la paraphrase « le locuteur de cet énoncé », il devient
difficile de voir qu’ils réfèrent respectivement à Pierre et à Jacques : « Jacques a
dit au locuteur de cet énoncé : « Le locuteur de cet énoncé trouve Paul idiot » ».
En revanche, dans une vision procédurale de je, la procédure s’appliquera une
première fois à une première description de la situation, tirée de la perception
(à savoir, le locuteur = Pierre) et identifiera correctement Pierre, et une seconde
fois à une seconde description de la situation, tirée de « Jacques m’a dit :… » (à
savoir, le locuteur = Jacques), et identifiera correctement Jacques.
La pragmatique aujourd’hui 131

Ainsi, même dans le cas d’un mot qui renvoie à un objet du monde, comme
je (et plus généralement comme les pronoms personnels et démonstratifs, les
adverbes de lieu et de temps), il faut admettre que, parfois, un contenu
procédural doit être préféré à un contenu conceptuel. On notera pour autant
que ceci ne nous ramène pas à la sémantique structurale :

A. d’une part, les cas en question sont circonscrits et de mieux en mieux


répertoriés ;

B. d’autre part, la sémantique structurale n’a pas fait l’hypothèse d’un


contenu procédural : elle n’a aucun contenu cognitif, alors que les
procédures guident l’interprétation cognitive de l’énoncé, et aucune
interface entre la situation et le langage ; qui plus est, le contenu lexical
des mots est généralement considéré en sémantique structurale comme un
ensemble de traits sémantiques (par exemple une chaise a les traits pour
s’asseoir, sur pied, pour une personne, avec dossier, sans bras et en matériau
rigide).

Les pronoms ou les adverbes de temps et de lieu ne sont cependant pas les
seuls exemples de mots qui correspondent à un concept avec contenu
procédural, comme le montre un autre exemple de concepts à contenu
procédural (associés à des mots ou à des réalités linguistiques), celui du
connecteur et.

Contenu procédural et connecteurs

L’exemple des connecteurs dits pragmatiques est certainement celui qui a


donné lieu aux descriptions les plus minutieuses pour conclure à leur contenu
procédural. Ces connecteurs regroupent des mots relevant de catégories
grammaticales (parties du discours en grammaire traditionnelle) différentes,
mais qui ont tous une fonction au niveau du discours, celle de connecter des
énoncés. Les connecteurs appartiennent aux catégories :

1) des conjonctions de coordination, comme mais, et, ou, donc, car ;

2) des conjonction de subordination, comme bien que, même si, pour que, parce
que, puisque ;

3) des adverbes comme pourtant, même, justement, d’ailleurs, enfin, finalement ;


La pragmatique aujourd’hui 132

4) ou encore des locutions adverbiales comme somme toute, en fin de compte,


tout bien considéré.

Les connecteurs pragmatiques, ou discursifs, ont été popularisés en


sémantique et en pragmatique principalement par les travaux d’Oswald
Ducrot. Il a montré qu’il était descriptivement inutile de leur chercher un
contenu conceptuel, et que dans la mesure où ils ont un contenu (chaque
locuteur sait lorsqu’il peut ou doit utiliser et plutôt que ou ou mais, etc., de
même qu’il sait interpréter différemment les discours contenant ces
connecteurs), celui-ci correspond à un ensemble d’instructions (ou de
procédures), à savoir à un contenu procédural.

On a une illustration de ce type de contenu avec « et ». Nous nous baserons


sur les travaux d’un linguiste genevois, Jean-Marc Luscher, qui a proposé, de
manière originale et systématique, des descriptions procédurales des
connecteurs du français.

Supposons que vous soyez mis dans la situation suivante : vous devez
fournir un inventaires des emplois possibles de « et ». Comme vous n’êtes pas
un ou une professionnel(le) de la description linguistique, mais plein(e) de
bonne volonté, vous allez penser, à juste titre, qu’une partie du travail a été faite
par les dictionnaires. Vous allez donc dans une bibliothèque pour consulter le
dictionnaire le plus complet de la langue française. On vous conseille le Trésor
de la langue française. Vous l’ouvrez au volume « épicycle-fuyard », et vous
trouvez une description hiérarchisée, avec 108 emplois différents. À première
vue, vous ne devez pas être surpris, car un mot aussi fréquent que « et » doit
avoir beaucoup d’emplois. Mais à la réflexion, vous restez perplexe : comment
se fait-il qu’un mot aussi utilisé puisse avoir des variations d’emplois et de
significations aussi importantes ? La classification proposée ne peut-elle pas
faire l’objet d’une description plus simple ? Un individu francophone possède-
t-il vraiment une entrée lexicale sous le concept « et », qui se subdivise en 108
entrées ? Pourquoi pas 107, 109 ou 125 entrées ?

Cet exemple extrême montre de manière spectaculaire ce qui serait impliqué


par une description conceptuelle et non procédurale de « et ». On pourrait
même prédire - c’est facile à vérifier - que plus la description est grossière,
moins le nombre d’emplois de « et » sera grand : par exemple, le Robert de poche,
La pragmatique aujourd’hui 133

langue française et noms propres, qui contient 39 000 mots, ne contient pour « et »
que six entrées classées en trois catégories. Si vous multipliez les consultations
de dictionnaires, vous trouverez des résultats variables, quantitativement et
qualitativement. Et pourtant, chacune de ces descriptions est légitime : elle a sa
part d’information et de pertinence pratique. Mais, à coup sûr, elle ne rend pas
compte de l’aspect principal de ce mot, à savoir de son contenu procédural
alors que presque tous les exemples pertinents ont été recensés.

A partir des exemples du Trésor de la Langue française, Jean-Marc Luscher a


donc dégagé neuf contenus procéduraux, qui peuvent être illustrés par les
situations et exemples suivants :

1) « et » articule des mots ou des groupes de mots de même nature dans une
phrase : « Nous les accuserions de se payer de mots et de formules » ;

2) « et » introduit une relation, non spécifiée, entre les propositions qui sont
connectées : « Qu’on me permette de traduire mot à mot et sans chercher
aucunement l’élégance du langage actuel » ;

3) « et » connecte des propositions qui décrivent des événement se déroulant


de manière concomitante dans le temps : « Ensuite le choeur (…) croquant
des pommes et se donnant des bourrades » (dans une indication de mise
en scène) ;

4) « et » introduit une proposition qui décrit un événement en succession


temporelle avec l’événement décrit par la première proposition : « Le
prologue se détache et s’avance » ;

5) « et » introduit la conséquence qui suit l’expression de la cause : « À bord


des avions découverts (…) on s’inclinait hors du pare-brise, pour mieux
voir, et des giffles de vent sifflaient longtemps dans les oreilles » ;

6) « et » introduit non une phrase, mais une énonciation (plus simplement,


un acte de langage) : « Mais, enfin, qu’avez-vous et pourquoi ces
lamentations ? » ;

7) et introduit un contenu impliqué par l’énonciation de la première


proposition (ici un vocatif) : « Monsieur Alphonse, et la musique que vous
deviez m’avoir copiée pour demain ? » ;
La pragmatique aujourd’hui 134

8) « et » introduit un contenu contradictoire avec ce qui est impliqué par


l’énonciation de la première proposition : « Ils ont des oreilles et
n’entendent pas, des yeux et ne voient pas » ;

9) enfin, type d’emploi non retenu par les dictionnaires, « et » introduit un


contenu en contradiction avec ce qui est impliqué par la négation de la
proposition précédente : « Pierre : Cette nuit, j’ai inventé la théorie de la
relativité. - Marie : Et moi, je suis le pape ! ».

En fait cet inventaire n’en est pas un : 1) correspond à ce qui est commun à
tous les emplois, 3) et 4) sont des emplois élaborant 2), de même que 5) élabore
4); parallèlement, 7), 8) et 9) élaborent 6), et, avec 2), décrivent deux grands
types d’emplois de « et », des emplois impliquant des événements ou des
actions (2), et des emplois enchaînant sur des actes de langage (6).

Jean-Marc Luscher a proposé une description procédurale très précise, qui


indique sous quelles conditions chaque lecture est obtenue. De manière non
surprenante, ces conditions font intervenir non seulement le contenu des
propositions connectées (ceux-ci sont pertinents lorsqu’il y a des relations
temporelles, causales ou implicatives entre les propositions), mais aussi des
informations de nature contextuelle (par exemple, il faut, pour comprendre 9),
construire un contexte contrefactuel, à savoir une situation contraire à la réalité
et dont on tire les conséquences). En dernier ressort, le contenu procédural d’un
mot comme « et » consiste à donner des instructions sur la manière de
construire le contexte approprié, relativement aux contenus des propositions
énoncées ainsi que des instructions sur le type de conclusion que l’on doit tirer.
On le voit, un connecteur comme « et » joue un rôle important dans les
processus inférentiels, et ce rôle n’est nullement lié à un quelconque contenu
sémantique qui lui serait attaché (un contenu conceptuel), mais il est le fait de
son ou de ses contenus procéduraux.

En dernier ressort, les connecteurs ont un rôle important dans les processus
de compréhension des discours : ils ne fonctionnent ni comme de simples
signaux (« attention, ici nouveau paragraphe !», « attention, ici contre-
argument ! », « attention, ici conclusion ! ») ni comme des balises (« je suis une
balise rouge : il faut suivre les balises rouges et il faut ignorer les balises
jaunes »), à savoir des repères dans le discours. Plus fondamentalement, ils
La pragmatique aujourd’hui 135

contribuent au guidage des processus interprétatifs. Sans leur présence,


l’interprétation n’est pas impossible (dans certains cas tout au moins), mais, en
fonction des informations accessibles et disponibles, le processus de
compréhension peut être plus coûteux, plus difficile, et les effets contextuels
moindres.

La dépendance étroite entre le contenu procédural des connecteurs, le


contenu des propositions connectées et le contexte accessible explique d’ailleurs
un mécanisme qui a été bien observé, notamment dans l’apprentissage de la
langue, et plus particulièrement de la rédaction ou de la dissertation : le fait de
truffer un texte de connecteurs comme mais, donc, puisque, et, bien que, pourtant,
tout compte fait, en réalité, nonobstant, etc. joue certes un rôle pour faciliter
l’interprétation, mais encore faut-il que les contenus soient dans les bonnes
relations, à savoir dans les relations impliquées par les procédures des
connecteurs, et que les contextes soient accessibles. Hélas, ces deux conditions
sont très souvent absentes, et vouloir apprendre à écrire en posant des signaux
ou des balises dans le discours revient en fin de compte à mettre la charrue
avant les boeufs. Pour prendre une comparaison facile, cela reviendrait à
apprendre à skier à l’aide de piquets de slalom-spécial avant d’avoir appris à se
tenir sur des skis et à virer.

Une approche ontologique de la différence entre contenu procédural et contenu


conceptuel

Comme nous l’avons dit (cf. Chapitre 6, § Un modèle déductif de la formation


des concepts), les concepts qui ont un contenu conceptuel du type stéréotype
sont acquis relativement tôt. En revanche, l’usage parfois difficile des
connecteurs dans les dissertations faites par de jeunes adultes montre que ce
n’est pas toujours le cas pour les mots qui ont un contenu procédural plutôt que
conceptuel. Cette difficulté n’est d’ailleurs pas restreinte aux seuls connecteurs
dits pragmatiques : elle se retrouve aussi pour d’autres éléments à contenu
procédural, comme les temps verbaux.

L’asymétrie entre ces deux types d’éléments, les éléments qui ont un contenu
procédural et ceux qui ont un contenu conceptuel, ne doit pas surprendre : en
effet, ce n’est pas seulement le mode de fonctionnement qui n’est pas le même
La pragmatique aujourd’hui 136

dans un cas et dans l’autre ; c’est aussi la contribution cognitive qui est
radicalement différente. A de très rares exceptions près en effet (les pronoms
personnels notamment, cf. § Contenu procédural et contenu conceptuel ), les
éléments linguistiques qui n’ont qu’un contenu procédural ne désignent pas,
même en étendant le sens de cette expression, une entité quelconque dans le
monde. Les connecteurs pragmatiques ne décrivent ni une situation ni une
partie, si restreinte soit-elle, de situation ; les temps verbaux ne décrivent pas
des événements (c’est la fonction des verbes). Ils facilitent l’interprétation des
énoncés où ils apparaissent. C’est en ce sens et en ce sens seulement qu’ils
peuvent contribuer à la vériconditionnalité des propositions exprimées par les
énoncés. Ainsi, les temps verbaux se présentent comme des modificateurs
appliqués aux verbes ; ils permettent de déterminer si l’événement décrit est
achevé, inachevé, en cours, passé, etc. ; les connecteurs permettent de
sélectionner une proposition plutôt qu’une autre pour qu’elle apparaisse dans
le contexte et, dans cette mesure, ils peuvent contribuer, indirectement, à la
détermination de la forme propositionnelle, par l’attribution des référents ou la
désambiguïsation, par exemple. Ainsi, dans « Paul cria et ensuite Marie
pleura », « ensuite » signale que la seule interprétation possible est celle dans
laquelle il y a ordre temporel : d’abord Paul cria et ensuite Marie pleura.

Par contraste, les noms communs, les adjectifs ou les verbes correspondent à
des entités du monde ou aux événements dans lesquelles ces entités sont
impliquées. C’est une des raisons pour lesquelles les enfants apprennent ce type
de mots de façon hypothético-déductive (cf. chapitre 6, § Un modèle hypothético-
déductif de la formation des concepts) alors que les mots qui ont un contenu
procédural sont, généralement, d’un apprentissage plus difficile.

Classiquement, on distingue dans une proposition le prédicat et le référent.


Dans l’énoncé, « le chat est sur le paillasson », si la proposition exprimée est
Perceval est sur le paillasson de la cure à Sainte-Cécile le 9 octobre 1997, le référent est
Perceval et le prédicat est sur le paillasson de la cure à Sainte-Cécile le 9 octobre 1997.
A première vue, on pourrait penser que cette distinction logique entre référent
et prédicat est parallèle à la distinction grammaticale ou linguistique entre le
sujet (ce dont on parle) et le prédicat (ce qu’on en dit). Pour des raisons
complexes, les choses ne sont pas tout à fait aussi simples : en logique, les sujets
La pragmatique aujourd’hui 137

grammaticaux sont parfois analysés comme des prédicats s’appliquant à une


variable dont on affirme l’existence. Ainsi, on analysera « Un chat a mangé une
souris », comme « Il existe x, il existe y, tels que x est un chat, y est une souris et
x a mangé y ». On peut néanmoins dire que la distinction référent/prédicat
correspond à une distinction philosophique très ancienne qui passe entre les
particuliers, des individus spécifiques que l’on peut identifier, et les
universaux, les propriétés qu’ont ces individus. Si les référents correspondent à
des particuliers, les prédicats correspondent à des universaux.

Dans des termes plus contemporains, on peut dire qu’un référent correspond
à un particulier et qu’attribuer à ce particulier une propriété, c’est dire qu’il fait
partie de l’ensemble des objets qui ont cette propriété. Dans le cas des verbes
qui décrivent un événement (« marcher », « courir », « construire une maison »,
etc.), dire qu’un particulier donné fait partie de l’ensemble en question, c’est
dire qu’à un moment ou à un autre le particulier a accompli l’action décrite.
Ainsi, les termes à contenu conceptuel correspondent à des catégories
ontologiques que l’on peut isoler, qu’on le fasse directement (les particuliers) ou
indirectement (les propriétés ou les événements qui sont identifiés par
l’ensemble des particuliers qui les manifestent).

La contribution des termes à contenu procédural et à contenu conceptuel au


processus cognitif d’interprétation des énoncés est donc radicalement
différente : dans les termes de la théorie de la pertinence, étant donné la
définition même de la pertinence, la contribution des termes à contenu
procédural consiste à faciliter le traitement de l’énoncé et donc à en diminuer le
coût, alors que la contribution des termes à contenu conceptuel consiste plutôt
dans la production d’effets contextuels, dans l’accès aux informations et dans la
modification des informations en question.

Pour en revenir au problème soulevé au chapitre 6 (cf. § Concepts et


induction), l’objection soulevée contre la théorie fodorienne de l’innéisme des
concepts consistait à dire que des concepts comme aéroplane, autoroute ou
ordinateur ne peuvent être innés. C’est une objection à laquelle on peut
répondre, mais qui est en elle-même raisonnable ; elle peut s’appuyer sur le fait
que la différence cognitive entre termes à contenu conceptuel et termes à
contenu procédural se double d’une différence quant à la nature des catégories
La pragmatique aujourd’hui 138

linguistiques. En effet, les seconds appartiennent à des classes (la classe des
temps grammaticaux, celle des conjonctions, celle des pronoms personnels,
celle des déterminants, etc.) que l’on considère généralement comme fermées,
c’est-à-dire qu’on ne peut pas leur ajouter librement, sans modifier l’ensemble
du système linguistique, de nouveaux membres. On dit de ces termes qu’ils
ressortissent aux catégories non lexicales. En revanche, les termes à contenu
conceptuel appartiennent à des classes ouvertes (celles des noms, des verbes et
des adjectifs) auxquelles on peut ajouter de nouveaux membres sans toucher à
l’organisation du système linguistique. L’adjonction de nouveaux termes à ces
classes, qu’ils proviennent de langues différentes (comme les emprunts
contemporains du français à l’anglais), d’une création linguistique spontanée
(comme l’argot) ou d’une construction savante (comme dans les jargons
spécialisés utilisés dans les sciences et les technologies), ne fait pas de difficulté.
Ces classes dites ouvertes correspondent aux catégories dites lexicales.

La différence entre termes à contenu procédural et termes à contenu


conceptuel, si elle a une base ontologique, est donc aussi inscrite dans la langue
elle-même.

Enracinement des concepts

Le problème de l’enracinement des concepts a été soulevé principalement en


intelligence artificielle. Très grossièrement, ce problème est le suivant : le
contenu conceptuel des termes appartenant aux catégories lexicales (par
opposition aux catégories non lexicales) s’apprend, selon les théories, soit par
l’expérience (théorie inductive, dont on a vu plus haut que nous l’écartons) soit
grâce à des capacités innées qui utilisent l’expérience (théorie hypothético-
déductive que nous adoptons). Si c’est bien le cas et compte tenu des
possibilités actuelles des ordinateurs, l’échec relatif de l’intelligence artificielle
s’explique par le fait que la compréhension et la production des énoncés
passent par l’usage de concepts enracinés dans la réalité (à cause de
l’expérience qui a contribué à leur construction) ; le problème de base que pose
le langage, c’est justement celui de l’impossible enracinement des concepts pour
les ordinateurs, car bien qu’ils fassent partie de la réalité, ils n’y ont pas accès.
Les seuls concepts dont ils pourraient disposer sont ceux qu’on leur fournirait
de façon pour ainsi dire pré-cablée, mais ils ne pourraient remplir toutes les
La pragmatique aujourd’hui 139

fonctions que remplissent les concepts dans la cognition humaine, puisqu’il y a


fort à parier que la différence entre leur construction (a priori) et celle des
concepts humains (construits au moins partiellement à partir de l’expérience) se
refléterait dans leur contenu.

On peut discuter de l’impossibilité de fournir en pré-cablé des concepts


appropriés aux ordinateurs. Si Fodor avait raison et si nos concepts étaient
effectivement innés (pré-cablés), le problème serait purement et simplement
celui d’arriver à recenser de façon exhaustive leur contenu. Se poserait alors un
autre problème : le format des informations correspondant aux concepts en
question. Les ordinateurs reçoivent des informations sous forme
propositionnelle. Si les concepts font appel de façon importante à de
l’information visuelle ou auditive (sensorielle), il faudrait arriver à traduire
cette information sous forme propositionnelle pour la rendre accessible aux
ordinateurs. En revanche, si Fodor se trompe et si les concepts ne sont pas pré-
cablés, s’ils sont acquis par l’expérience, le problème de l’enracinement des
concepts devient un problème central.

Nous nous contenterons de donner ici quelques aperçus sur le problème de


l’enracinement des concepts, en commençant par le rôle de l’expérience. Même
si l’on met en cause la théorie fodorienne de l’innéisme des concepts, les
difficultés que rencontre l’hypothèse inductive sont telles que l’on doit à tout le
moins admettre l’hypothèse de l’innéisme des mécanismes de construction des
concepts. Si cette hypothèse est de nature hypothético-déductive, elle s’appuie
certainement sur l’expérience. Mais cela ne signifie en rien que le contenu des
concepts n’est pas énumérable sous forme propositionnelle : les concepts
peuvent être construits partiellement grâce à l’expérience sans que cela
interdise de considérer qu’ils ont un contenu propositionnel. Enfin, il faut
savoir à quoi servent les concepts que l’on fournirait à un ordinateur, à quel
type d’application on les destine : ainsi un système de compréhension des
textes aurait besoin d’informations bien plus complètes et complexes que celles
proposées par la sémantique structurale par exemple. Mais il n’aurait
probablement pas besoin de recourir à des informations de nature visuelle ou
auditive.
La pragmatique aujourd’hui 140

Ceci ne signifie pas que le contenu des concepts humains n’inclut pas
d’informations sensorielles : mais ces informations ne semblent pas
nécessairement d’une grande importance pour le succès des applications visées
par l’intelligence artificielle dans le domaine du langage. De façon générale,
l’enracinement des concepts, sans être un faux problème, nous paraît bien
davantage problématique dans des approches idéalistes (où l’on considère que
la réalité n’existe pas) ou dans les approches relativistes (elle n’existe peut-être
pas et, même si elle existe, le langage n’a pas de rapport avec elle) que dans une
approche réaliste comme celle que nous défendons ici. La modélisation de la
façon dont se construisent les représentations des individus à partir des
concepts qui s’appliquent à des classes nous paraît plus intéressante : non pas le
concept chat ou chien en général, mais la représentation d’un chat particulier,
Perceval, ou celle d’un chien particulier, Ego, non pas le concept courir, mais
l’événement particulier que constitue la course d’Eric, etc. Nous n’en dirons pas
davantage ici.

Conclusion

Nous avons beaucoup parlé jusqu’ici de l’usage littéral du langage. Nous


voudrions maintenant aborder un autre problème, celui de l’usage non-littéral.
Ceci nous permettra de discuter un certain nombre de problèmes, laissés en
suspens : les figures de rhétorique traditionnelles, comme la métaphore ou
l’ironie, mais aussi la fiction et l’usage approximatif des concepts. Nous
donnerons aussi une seconde réponse au problème du caractère flou des
concepts.
La pragmatique aujourd’hui 141

Chapitre 8

Usage littéral et usage non-littéral du langage


« Je défendrai l’idée que la logique ne doit pas plus
admettre une licorne que ne le ferait la zoologie ; en effet la
logique est tout autant concernée par le monde réel que
l’est la zoologie, bien qu’elle se consacre davantage à ses
caractéristiques générales et abstraites. Dire que les
licornes ont une existence dans l’héraldisme, ou dans la
littérature, ou dans l’imagination n’est qu’une fuite
misérable et pitoyable »

Bertrand Russell

Introduction

Il est de tradition en rhétorique classique (depuis Aristote au moins) de


distinguer l’usage littéral du langage de son usage non-littéral. Si l’on dit « Le
chat est sur le paillasson », on est dans un usage littéral du langage, alors que si
l’on dit à quelqu’un (généralement à un enfant) : « Ta chambre est une
porcherie », on est (du moins on le souhaite) dans un usage non-littéral. Dans le
premier cas, la personne qui parle veut communiquer à son interlocuteur le fait
qu’un chat particulier est sur un paillasson particulier ; dans le second cas, un
père veut communiquer à son enfant le fait que sa chambre est sale et mal
rangée, et non pas que sa chambre, par l’effet d’un miracle, s’est mise à abriter
des porcs.

La distinction est classique. Si un énoncé comme « Ta chambre est une


porcherie » est une métaphore, les métaphores n’épuisent pas, et de loin,
l’ensemble des usages non-littéraux du langage. Ces derniers incluent
également l’ironie : si nous disons à notre fils aîné qui vient d’avoir une
mauvaise note à son contrôle de mathématiques : « C’est fou ce que tu es bon en
maths », nous ne sommes pas en train de le féliciter ou de nous réjouir de ses
prouesses. Nous lui communiquons notre mécontentement et nous lui faisons
savoir que des efforts dans ce domaine seraient souhaitables.
La pragmatique aujourd’hui 142

L’ironie et la métaphore font partie des figures de rhétorique (c’est le terme


classique) habituellement répertoriées. Mais le lecteur se souvient de l’exemple
de l’enfant à qui son père demande de se laver les dents et qui répond « Je n’ai
pas sommeil ». Doit-on considérer cette réponse comme un usage littéral ou
non-littéral du langage ? Ou passe la frontière entre les deux types d’usages et,
plus radicalement, y a-t-il une frontière stricte ? C’est à répondre à ces questions
et à bien d’autres encore qu’est consacré le chapitre 8.

La distinction entre usage littéral et usage non-littéral dans la théorie de la


pertinence

La tradition linguistique, largement héritée de la rhétorique classique,


envisage la distinction littéralité/non-littéralité de la façon suivante :

1. il y a une frontière stricte entre littéralité et non-littéralité ;

2. les énoncés littéraux et les énoncés non-littéraux ne sont pas interprétés de


la même façon ;

3. alors que les énoncés littéraux n’ont qu’un sens, leur sens littéral, les
énoncés non-littéraux ont deux sens, leur sens littéral et leur sens non-littéral ou
figuré ;

4. on distingue, à l’intérieur de la non-littéralité, deux grandes classes de


figures (les types de constructions linguistiques qui ressortissent de la non-
littéralité) : les figures de style, comme la métaphore ou la métonymie, et les
figures de pensée, comme l’ironie. Très grossièrement, si les premières se
repèrent linguistiquement, par la forme des phrases ou des expressions, les
secondes se repèrent par le contraste entre leur sens littéral et le contexte ou la
situation ;

5. la littéralité et la non-littéralité sont définies hors contexte en ce qui


concerne les figures de style. Ce sont des propriétés des phrases et non des
énoncés.

Comme pour bien d’autres problèmes, l’approche de la distinction


littéralité/non-littéralité dans la théorie de la pertinence est originale sur
plusieurs points :
La pragmatique aujourd’hui 143

1. Sperber et Wilson ne proposent pas un processus d’interprétation différent


pour les énoncés littéraux et pour les énoncés non-littéraux ;

2. de même, selon eux, il n’y a pas de distinction tranchée entre usage littéral
et usage non-littéral, mais plutôt un continuum qui va de la littéralité complète
à la non-littéralité ;

3. la littéralité et la non-littéralité ne se définissent pas dans l’absolu, mais


relativement à la pensée que le locuteur veut communiquer : selon le degré de
ressemblance plus ou moins grand entre cette pensée et l’énoncé, l’énoncé
correspondra à un usage plus ou moins littéral du langage ;

4. le degré de ressemblance est fonction du nombre d’implications


contextuelles que la forme propositionnelle de l’énoncé et la pensée (sous forme
propositionnelle) suscitent lorsqu’elles sont confrontées à un même contexte ;

5. dans cette optique, la littéralité ou la non-littéralité n’est pas une propriété


de la phrase, mais de l’énoncé ;

6. la non-littéralité ne se réduit pas aux figures de rhétorique telles qu’elles


ont été classiquement répertoriées.

Dans la suite de ce chapitre, nous allons examiner toutes ces affirmations les
unes après les autres en montrant sur quoi s’appuient les positions de Sperber
et Wilson et pourquoi elles paraissent plus fécondes que celles de la
linguistique ou de la rhétorique classique.

La frontière entre littéralité et non-littéralité

Les hypothèses de Sperber et Wilson sont liées entre elles : s’il n’y a pas de
processus interprétatifs différents pour les énoncés littéraux et non littéraux, il
devient difficile de postuler une frontière stricte entre les uns et les autres ; s’il
n’y a pas de frontière stricte, alors il y a de grandes chances pour que la
littéralité (ou la non-littéralité) soit une propriété pragmatique, c’est-à-dire une
propriété de l’énoncé, plutôt qu’une propriété linguistique, c’est-à-dire une
propriété de la phrase.

De même, les hypothèses traditionnelles, qu’elles soient linguistiques ou


qu’elles soient rhétoriques, sont liées entre elles : s’il y a une frontière stricte, on
comprend bien que l’on doive postuler un processus spécifique pour les
La pragmatique aujourd’hui 144

énoncés non-littéraux et qu’il puisse y avoir, pour un même énoncé, deux


interprétations, une interprétation littérale et une interprétation figurée. De
plus, s’il y a un processus, il doit être déclenché par un fait quelconque et le
meilleur candidat apparaît comme la forme linguistique de la phrase ou de
l’expression non-littérale ; l’on peut répertorier les formes linguistiques de la
non-littéralité.

Cependant cette belle construction est affaiblie par la distinction entre figures
de style et figures de pensée : il est en effet difficile de voir comment la forme
linguistique d’un énoncé ironique permet de décider que l’énoncé est ironique.
Pour reprendre l’exemple donné plus haut, si les auteurs disent à leur fils
« C’est fou ce que tu es bon en maths » alors qu’il a régulièrement de mauvais
résultats dans cette matière, rien ne leur interdirait, s’il était effectivement
excellent en mathématiques, de lui dire, sans la moindre ironie, la même chose.
En reconnaissant implicitement ce fait, à travers la distinction entre figure de
style et figure de pensée, la linguistique ou la rhétorique affaiblissent, de ce fait
même, la distinction tranchée entre littéralité et non-littéralité et perdent un peu
de la crédibilité que pourrait leur valoir une distinction basée sur des « faits »
linguistiques.

Sperber et Wilson partent du point de vue opposée. Ils suivent Dumarsais


(un rhétoricien français de la fin du XVIII° siècle), qui remarquait qu’il se fait
plus de métaphores en un jour aux Halles que dans les poèmes. En d’autres
termes, la métaphore, figure centrale de la non-littéralité, n’est pas réservée à un
type de discours particulier ou à une occasion particulière : elle envahit notre
usage quotidien du langage (comme le montre l’exemple « Ta chambre est une
porcherie », d’un usage tristement habituel pour la plupart des parents) et elle
n’est que la partie émergée de l’iceberg que constitue l’usage non-littéral. C’est
pourquoi l’hypothèse selon laquelle la métaphore en particulier et les figures de
rhétorique en général seraient des « ornements » qui s’ajoutent à l’usage littéral
sans apporter de contribution cognitive est extrêmement discutable. De fait,
Sperber et Wilson s’attardent sur un caractère généralement reconnu aux
métaphores dès lors qu’elles sont créatives : en effet, à côté de celles qui sont
pratiquement passées dans le langage courant, comme celle de la chambre et de
la porcherie, il se crée tous les jours des métaphores nouvelles que l’on a le plus
La pragmatique aujourd’hui 145

grand mal à paraphraser. Plus précisément, on peut en général en donner une


paraphrase, mais celle-ci est loin d’en épuiser le contenu.

Prenons l’exemple connu du vers d’Aragon : « la femme est l’avenir de


l’homme ». Il ne semble pas y avoir une unique proposition qui épuiserait le
contenu de cet énoncé : on peut en effet dire que la femme est l’avenir de
l’homme (de l’humanité en général) à cause de son rôle reproducteur ou dire
qu’elle est l’avenir de l’homme (de chaque homme en particulier) parce que les
femmes vivent plus âgées que les hommes et survivent généralement à leur
mari (c’est l’interprétation choisie par Alain Schiffres qui écrit, en écho au vers
d’Aragon : « La veuve est l’avenir de l’homme »). Mais ces deux possibilités
évidentes, bien qu’elles viennent naturellement à l’esprit, n’épuisent pas la
métaphore d’Aragon : la femme peut être l’avenir de l’homme parce qu’elle a
(ou qu’on lui prête) des caractéristiques de comportement différentes de celles
des mâles, etc.

S’appuyant sur cette difficulté à trouver une paraphrase ou un ensemble de


paraphrases qui épuise le contenu d’une métaphore donnée, Sperber et Wilson
proposent une conception radicalement différente de la métaphore : celle-ci a
un poids cognitif qui lui est propre, comme n’importe quel autre énoncé. Dans
cette optique, chaque énoncé (chaque phrase prononcée dans une situation
donnée et interprétée face à un contexte spécifique) apporte une contribution
originale à la représentation du monde de l’individu. Un autre énoncé en
fournirait une différente, pas nécessairement meilleure ou plus mauvaise,
simplement différente. Tous les énoncés, qu’ils soient ou non métaphoriques,
sont dans ce cas et, selon Sperber et Wilson, il n’y a pas de processus
interprétatif propre à la métaphore. Dès lors, il faut admettre qu’il y a un
continuum qui va des énoncés littéraux aux énoncés non littéraux, et une
nouvelle définition de la non-littéralité s’impose.

Littéralité, non-littéralité et ressemblance

D’après Sperber et Wilson, tous les énoncés, littéraux ou non, correspondent


à l’expression d’une pensée du locuteur. Cette dernière peut, quant à elle,
consister en une description du monde, tel qu’il est ou tel que le locuteur
souhaiterait qu’il soit, ou dans la représentation d’une pensée attribuée à
La pragmatique aujourd’hui 146

quelqu’un d’autre, ou d’une pensée que le locuteur juge, pour une raison ou
pour une autre, désirable. Cette approche du rapport entre langage et pensée
passe donc par une relation d’expression de la pensée du locuteur par l’énoncé
ou de représentation dans la pensée du locuteur d’une autre pensée. Ce qui
permet à un énoncé d’exprimer une pensée et ce qui permet à une pensée d’en
représenter une autre, c’est la même chose : la ressemblance entre
représentations à forme propositionnelle.

On se souviendra que, selon Sperber et Wilson, les énoncés ont une forme
propositionnelle (cf. chapitre 4, § Forme logique et forme propositionnelle), c’est-à-
dire une forme à laquelle on peut attribuer une valeur de vérité. C’est aussi le
cas, d’après eux, des pensées : elles ont, de même, une forme propositionnelle.
En d’autres termes, pensées et énoncés sont des représentations qui ont un
format commun (cf. chapitre 4, § Quelle représentation du monde, pour quoi faire et
sous quelle forme ?), format qu’ils partagent avec les propositions qui forment le
contexte. Ce format est précisément ce qui permet de les comparer et de
déterminer le degré de ressemblance entre eux.

Sperber et Wilson définissent la notion de ressemblance entre


représentations à forme propositionnelle comme fonction du nombre
d’implications communes qu’elles ont lorsqu’elles sont interprétés par rapport
au même contexte. En d’autres termes, étant donné un contexte C, un énoncé E
et une pensée P :

I. Si P, interprétée relativement à C, partage toutes ses implications avec E,


interprété relativement à C, alors la ressemblance entre P et E est totale.

II. Si P, interprétée relativement à C, partage certaines de ses implications,


mais pas toutes, avec E, interprété relativement à C, alors la ressemblance
entre P et E est partielle.

III. Si, enfin, P, interprétée relativement à C, n’a aucune implication


commune avec E, interprété relativement à C, alors il n’y a pas de
ressemblance entre P et E.

Ces trois possibilités, on le notera, correspondent à trois situations


ensemblistes :
La pragmatique aujourd’hui 147

A. Dans la première, l’ensemble S des implications de P dans C et l’ensemble


S’ des implications de E dans C sont identiques : ils forment un unique
ensemble.

B. Dans la deuxième, l’ensemble S des implications de P dans C et


l’ensemble S’ des implications de E dans C ont une intersection non nulle
(elle ne correspond pas à l’ensemble vide).

C. Dans la troisième, l’ensemble S des implications de P dans C et l’ensemble


S’ des implications de E dans C ont une intersection nulle (elle correspond
à l’ensemble vide).

C’est en fonction de la plus ou moins grande communauté de leurs


implications face à C que P et E se ressemblent et c’est en fonction de leur
ressemblance que E est littéral ou moins que littéral. Dans le premier cas, E est
une représentation totalement fidèle et totalement littérale de P ; dans le
deuxième cas, E est une représentation de P, mais ce n’est pas une
représentation littérale de P ; dans le troisième cas, E n’est pas une
représentation de P.

Le problème se pose à l’identique pour la ressemblance entre une pensée et


l’énoncé qui l’exprime, et pour deux énoncés dont l’un est supposé rapporter le
contenu de l’autre. Nous allons illustrer les trois possibilités évoquées plus haut
à partir de ce second cas. Supposons la situation suivante : Pierre se présente
pour un poste important dans une société. Le président de cette société examine
son dossier de candidature et dit : « Pierre n’est peut-être pas le meilleur
candidat pour ce poste ». Jean l’a entendu et Marie lui demande : « Qu’a dit le
président ? ». Si Jean répond : « Pierre n’est peut-être pas le meilleur candidat
pour ce poste », la ressemblance entre la forme propositionnelle de son énoncé
et celle de l’énoncé d’origine est totale. Si Jean répond : « Pierre est
incompétent », cette ressemblance n’est pas totale mais elle existe (une
implication commune serait : Pierre n’aura pas ce poste). Si Jean répond : « Pierre
est le candidat qu’il nous faut », la ressemblance est probablement nulle.

De même que la ressemblance connaît des degrés, suivant le plus ou moins


grand nombre d’implications que les représentations à forme propositionnelle
ont en commun, de même la non-littéralité a des degrés : elle commence dès
que l’énoncé a ne serait-ce qu’une implication face au contexte que n’a pas la
La pragmatique aujourd’hui 148

pensée qu’il représente. Mais l’énoncé représente la pensée (de façon moins que
littérale) dès lors qu’il a au moins une implication commune avec elle. De l’un
de ces extrêmes à l’autre, tous les degrés de la non-littéralité se rencontrent.
C’est ainsi que, selon Sperber et Wilson, il n’y a pas de fontière stricte, mais
plutôt un continuum qui va de la littéralité (la communauté de toutes les
implications de la pensée et de l’énoncé) à la non-littéralité la plus élevée (la
communauté d’une unique implication). Ainsi, la non-littéralité correspond à la
deuxième situation décrite plus haut : celle où l’intersection de l’ensemble S des
implications de P dans C et de l’ensemble S’ des implications de E dans C est
non nulle.

A partir de là, on peut revenir sur la question de la littéralité ou de la non-


littéralité de la réponse de l’enfant qui dit à son père : « Je n’ai pas sommeil »,
lorsque celui-ci lui enjoint de se laver les dents. Le fait que l’interprétation de
cet énoncé passe par un processus inférentiel n’a rien à voir avec sa littéralité ou
sa non-littéralité : tous les énoncés sont interprétés grâce à des processus
inférentiels. En revanche, il n’y a pas de raison de penser que cet énoncé ne
représente pas littéralement la pensée de l’enfant et donc de penser qu’il est
moins que littéral. En effet, si l’interprétation à laquelle le père doit en arriver
est un refus, il n’en reste pas moins que la pensée de l’enfant peut parfaitement
être Je n’ai pas sommeil. Dans ce cas, cet énoncé serait littéral.

Non-littéralité et discours approximatif

Du fait de l’affaiblissement de la distinction entre littéralité et non-littéralité,


Sperber et Wilson peuvent faire entrer dans la non-littéralité un certain nombre
de phénomènes que l’on analyse généralement en d’autres termes. Le plus
évident, et celui qui permet d’exemplifier le plus facilement la notion de
ressemblance décrite plus haut, est le discours approximatif. Sperber et Wilson
notent que la majeure partie de nos énoncés correspondent à des discours
approximatifs, dans lesquels, pour des raisons d’économie, nous disons des
choses inexactes mais suffisamment proches des choses exactes pour que leur
inexactitude ne pose pas de problème.

Supposons que Philippe soit dans un pays étranger, en Amérique par


exemple. Il se lie d’amitié avec des Américains qui lui demandent où il habite.
La pragmatique aujourd’hui 149

De fait, Philippe habite à Neuilly, à cinq minutes de la station de métro Porte de


Neuilly. Néanmoins, il ne dit pas : « J’habite à Neuilly ». Il dit : « J’habite à
Paris ». Pourquoi ? Cherche-t-il à tromper ses amis américains ?

La réponse de Sperber et Wilson est simple : la vie de Philippe, vu l’endroit


où il habite, est une vie de Parisien. Il se déplace en métro, il habite dans un
appartement, etc. A aucun égard sa vie ne diffère de celle qu’il aurait s’il
habitait cinq cent mètres plus loin dans Paris intra muros. En disant qu’il habite
à Paris, Philippe permet à ses interlocuteurs de tirer des conclusions exactes sur
son mode de vie, conclusions qu’ils auraient pu avoir des difficultés à tirer de
l’énoncé « J’habite Neuilly ». Les deux représentations à forme propositionnelle,
Philippe habite Paris et Philippe habite Neuilly partagent la plupart de leurs
implications (elles se ressemblent au sens défini plus haut), mais utiliser Philippe
habite Paris simplifie la tâche d’interprétation des interlocuteurs. Ce type
d’usage approximatif est, comme le disent Sperber et Wilson, extrêmement
répandu pour des raisons de pertinence : il permet d’obtenir des effets
semblables à un coût de traitement moindre. De plus, il n’implique aucun
mécanisme de traitement particulier : les interlocuteurs de Philippe sont
probablement totalement ignorants du fait qu’en disant « J’habite Paris »,
Philippe a utilisé un énoncé approximatif.

Dans une optique du type de celle des actes de langage, on pourrait


s’interroger sur le statut du discours approximatif : après tout, en disant
« J’habite Paris », alors qu’il habite Neuilly, Philippe a prononcé un énoncé
faux. Ne doit-on pas considérer qu’il a menti ? En tout cas, il n’a pas respecté la
condition de sincérité qui lui impose de dire ce qu’il croit vrai. Peut-on dire
qu’il s’engage sur la vérité de son énoncé ?

Selon Sperber et Wilson, la question est mal posée et un usage approximatif


ne constitue pas un mensonge : Philippe ne cherche pas à tromper ses amis
américains, mais bien au contraire à leur ouvrir l’accès à un ensemble
d’implications vraies qu’ils auraient des difficultés à récupérer s’il leur avait
dit : « J’habite à Neuilly ». En d’autres termes, en disant « J’habite à Paris »,
Philippe ne s’engage pas tant sur la vérité de la proposition Philippe habite à
Paris que sur la vérité des implications que l’on peut tirer de cette proposition,
comme Philippe mène une vie de parisien. La représentation du monde des amis
La pragmatique aujourd’hui 150

américains de Philippe s’enrichira ainsi d’un certain nombre de propositions


vraies. C’est exactement le même mécanisme que la théorie de la pertinence
applique à la métaphore.

Non-littéralité et métaphore

L’analyse que Sperber et Wilson proposent pour la métaphore passe aussi


par l’idée selon laquelle l’interlocuteur interprétant un énoncé métaphorique
récupère un certain nombre d’implications vraies. Ainsi, l’enfant à qui l’on dit :
« Ta chambre est une porcherie » tire de cet énoncé, qui exprime une
proposition fausse, des implications vraies : Ta chambre est sale, Ta chambre est
mal rangée, Tu dois ranger et nettoyer ta chambre.

Dans les théories classiques, on a beaucoup insisté sur le fait que les
métaphores étaient littéralement fausses, et on a fait l’hypothèse qu’un
processus d’interprétation spécifique était déclenché par la reconnaissance de
cette fausseté. Ce processus conduisait à la récupération d’un sens non-littéral,
qui correspondait à la paraphrase de la métaphore. Dans cette optique, on
affirmait volontiers qu’une métaphore était littéralement fausse, mais non-
littéralement vraie.

La solution proposée ici est radicalement différente en ce qu’elle ne postule


aucun processus interprétatif spécifique, pas plus qu’elle ne fait appel à une
quelconque notion de vérité non-littérale. Plus simplement, que la métaphore
soit vraie ou fausse, certaines au moins des implications qu’elle suscite sont
vraies, ce qui suffit à la rendre pertinente. Par ailleurs les métaphores ne sont
pas toujours fausses et, de fait, leur fausseté ne semble pas avoir grand rapport
avec leur caractère métaphorique. Pour s’en convaincre, on peut rappeler le
vers de John Donne, « Nul homme n’est une île » (No man is an island), qui est à
la fois une métaphore et un énoncé vrai.

Plus simplement, on peut faire le test suivant : prendre une métaphore qui
correspond à un énoncé faux et lui appliquer une négation. Comme on sait,
logiquement la négation d’un énoncé faux est obligatoirement vrai et vice versa.
Si, donc, on prend un énoncé métaphorique faux et qu’on lui applique une
négation, on obtiendra un énoncé vrai. La question est alors de savoir si cet
énoncé est toujours une métaphore. S’il continue à l’être, alors vous aurez fait la
La pragmatique aujourd’hui 151

preuve que la fausseté n’est qu’une caractéristique fréquente et contingente des


métaphores et non une propriété essentielle. Reprenons la métaphore de la
porcherie : si l’on dit à un enfant : « C’est bien, ta chambre n’est pas une
porcherie aujourd’hui », cet énoncé reste métaphorique, mais il n’en est pas
moins vrai. Il en va de même avec « La femme n’est pas l’avenir de l’homme ».

Ainsi, la fausseté n’est pas centrale pour les métaphores, et le fait qu’elle
puisse être absente suffit à mettre en difficulté les positions classiques : en effet,
si la métaphore met en jeu un processus d’interprétation particulier et si il est
déclenché par la fausseté des métaphores, le fait que certaines métaphores ne
soient pas fausses suffit à rendre impossible l’analyse de leur interprétation.

Ce n’est cependant pas la fausseté qui permet de distinguer les métaphores


des énoncés approximatifs : ces derniers sont généralement faux alors que les
métaphores peuvent être vraies, mais la distinction entre les uns et les autres
passe davantage par la possibilité d’une paraphrase littérale. Celle-ci est
possible pour les énoncés approximatifs, mais elle est difficile, voire impossible,
pour les métaphores. Cette différence s’explique par le fait que la pensée
exprimée dans une métaphore est en général une pensée que le locuteur ne
pouvait exprimer littéralement, à cause de sa trop grande complexité. Par
contraste, rien n’empêche que l’on utilise un énoncé littéral pour représenter la
pensée que l’on a exprimée par un énoncé approximatif : il y a donc un choix
dans le cas de l’énoncé approximatif, alors qu’il n’y en a pas dans la métaphore.
Cette hypothèse permet de mesurer la distance énorme qui sépare l’approche
searlienne des faits de langue de celle de Sperber et Wilson : Searle défend
l’idée d’un principe d’exprimabilité, selon lequel toute pensée peut être
représentée par un énoncé littéral (cf. chapitre 1, § La théorie des actes de langage
n’est pas une théorie cognitive) ; au contraire, la théorie de la pertinence défend
l’option selon laquelle certaines pensées ne peuvent être exprimées que par des
énoncés non-littéraux. C’est toute la différence entre une théorie
conventionnaliste, comme celle de Searle, et une théorie inférentielle comme
celle de Sperber et Wilson.

Notre présentation de la métaphore dans la pertinence a laissé de côté le


problème de l’engagement du locuteur. De même que dans l’usage
approximatif, le locuteur ne s’engage pas sur la vérité de la proposition
La pragmatique aujourd’hui 152

exprimée par son énoncé. Le fait que cet énoncé relève de la communication
ostensive-inférentielle suscite en revanche une attente de pertinence chez
l’interlocuteur. Ceci, comme nous l’avons dit plus haut, ne s’accorde pas avec la
théorie searlienne des actes de langage. Aussi bien, Sperber et Wilson
proposent-ils leur propre hypothèse sur le phénomène.

L’engagement du locuteur et la description des actes de langage dans la théorie


de la pertinence

On considère généralement que le phénomène des actes de langage doit


occuper une place centrale dans toute théorie pragmatique. Comme on l’a vu
(cf. Chapitre 1), nous ne partageons pas ce point de vue. Sperber et Wilson
mettent en cause ce statut privilégié des actes de langage ; selon eux, ce
problème est davantage un problème de sociologie ou de droit que de
linguistique ou de pragmatique. De même, la question de la classification des
actes de langage n’a pas grande importance dans la mesure où la récupération
de la force illocutionnaire (le type d’acte de langage accompli) n’est pas
toujours cruciale pour l’interprétation de l’énoncé ou pour le succès de l’acte. Si
Pierre dit : « Je viendrai demain », ce peut être une assertion, une promesse, une
menace, une prédiction, etc. L’identification précise du type d’acte
illocutionnaire ne semble pas avoir un poids majeur dans l’interprétation de cet
énoncé. Il faut donc distinguer entre les actes de langage où l’identification
précise de la force illocutionnaire a un rôle crucial (le baptême, la déclaration de
guerre, les annonces au bridge, etc.) et ceux où elle ne paraît pas importante.
Les premiers sont précisément ceux qui, selon Sperber et Wilson, relèveraient
de la sociologie plutôt que de la linguistique ou de la pragmatique. Quant aux
autres, dans la mesure où la détermination de leur force illocutionnaire n’est
pas indispensable, on ne voit pas l’intérêt d’en proposer des classifications
complexes.

En conséquence, la théorie de la pertinence propose une division tripartite


des actes de langage, distinguant entre l’acte de dire que, l’acte de dire de et l’acte
de demander si. Le premier correspond à tout ce qui est assertion ou déclaration,
y compris la promesse ou la menace, le deuxième à tout ce qui est ordre ou
requête, le troisième à tout ce qui est question.
La pragmatique aujourd’hui 153

Pour en revenir au problème de la communication non-littérale et de


l’engagement du locuteur, les énoncés en question se présenteront
généralement comme des assertions, c’est-à-dire comme des actes de dire que.
Qu’en est-il, dans la théorie de la pertinence, des actes de dire que et de
l’engagement du locuteur sur la vérité de la proposition exprimée ? Selon
Sperber et Wilson, dire que P (où P est la proposition exprimée par l’énoncé),
c’est communiquer que la pensée représentée par P est entretenue comme la
description d’un état de choses réel. Il n’est pas question d’engagement du
locuteur dans cette définition. Il communique quelque chose, il ne s’engage pas
sur la vérité de ce qu’il communique. Ainsi le père, qui dit à son fils : « Ta
chambre est une porcherie », communique que la pensée représentée par P est
entretenue comme la description d’un état de choses réel, mais il ne
communique en rien son engagement quant à la vérité de P. De même, lorsque
Philippe dit : « J’habite Paris », il communique que la pensée (Philippe habite
Neuilly) représentée par la proposition (Philippe habite Paris) est entretenue (par
lui) comme la description d’un état de choses réel. Et, de fait, la pensée Philippe
habite Neuilly est vraie. Ainsi, dans la théorie de la pertinence, il n’y a pas de
problème quant à l’engagement du locuteur sur la vérité de la proposition
exprimée.

Fiction et littéralité

On distingue généralement, à la suite de Searle (cf. chapitre 1, § Quelle sorte


d’actes de langage sont la fiction et le mensonge ?), le discours sérieux (non fictif) et
le discours non sérieux (fictif) du discours littéral et du discours non-littéral. En
d’autres termes, un discours pourrait être à la fois littéral et sérieux
(« Shakespeare est l’auteur d’Hamlet »), littéral et non-sérieux (« Hamlet est
prince du Danemark »), non-littéral et sérieux (« Nul homme n’est une île ») et
non-littéral et non-sérieux (« Juliette est le soleil » - un ver de Roméo et Juliette). Il
y aurait ainsi une dissociation complète entre le caractère littéral ou non-littéral
et le caractère sérieux ou non-sérieux d’un discours.

Selon nous, cette dissociation ne se défend pas réellement, et encore moins


dans la perspective de la théorie de la pertinence. En effet, un discours de
fiction (non-sérieux) a toutes les chances d’être une représentation moins que
littérale d’une pensée complexe de l’auteur qui est une description du monde
La pragmatique aujourd’hui 154

(tel qu’il est ou tel qu’il devrait être). Comme la métaphore, la fiction nous
permet de déduire des conclusions vraies à partir des énoncés du discours et
des propositions des contextes successifs par rapport auxquels ces énoncés sont
interprétés. Pensons à un roman comme Le Zéro et l’infini, d’Arthur Koestler, où
il décrit les affres d’un personnage fictif victime d’un procès stalinien, on peut
tirer de ce roman de nombreuses conclusions vraies quant à ce qui s’est passé
durant cette période et quant aux méthodes par lesquelles Staline a assis sa
domination sur l’URSS et le parti communiste soviétique. Dans cette mesure, un
roman peut avoir une influence sur les actions des lecteurs, dans le cas du Zéro
et de l’infini, en les détournant d’une adhésion au parti communiste. Le Zéro et
l’infini est en fait une représentation non-littérale de ce que Koestler savait du
fonctionnement du système stalinien. De même, la pièce d’Eugène Ionesco,
Rhinocéros, permet au lecteur ou au spectateur de tirer des conclusions sur le
caractère contagieux du fascisme en montrant une situation dans laquelle des
êtres humains de plus en plus nombreux se transforment en rhinocéros.

On pourrait penser que Rhinocéros correspond à un discours à la fois non-


littéral et non-sérieux alors que Le Zéro et l’infini correspondrait à un discours
non-sérieux mais littéral. Ce serait une erreur. Dans les deux cas, le discours est
à la fois non-sérieux (fictif) et non-littéral (il ne représente pas littéralement la
pensée de l’auteur sur le fascisme et le totalitarisme soviétique). Pour autant, la
fiction et la métaphore ne se confondent pas : ce sont seulement deux types de
discours non-littéraux.

Fiction, vérité et interprétation

Un problème que pourrait soulever la fiction dans une théorie comme celle
de Sperber et Wilson, qui a pour postulat que le but de tout système cognitif est
de se construire la représentation du monde la plus exacte possible, c’est celui
de son intérêt même. La réponse à cette question passe par le caractère non-
littéral de la fiction. C’est parce qu’elle est non-littérale que, malgré la fausseté
de la majeure partie des énoncés qui composent les discours de fiction, la fiction
contribue à la construction ou à l’amélioration de la représentation du monde.
Ainsi, de façon paradoxale, parce que la théorie de la pertinence est
vériconditionaliste et logiciste, elle peut expliquer la façon dont fonctionne la
fiction et son intérêt cognitif majeur.
La pragmatique aujourd’hui 155

Nous partons du principe que la fiction est reconnue et interprétée comme


telle. On pourrait cependant nous objecter qu’il arrive fréquemment que la
fiction ne soit pas reconnue comme telle et qu’on la confonde avec la réalité : les
cow-boys qui, lors de la conquête de l’Ouest, attendaient l’acteur jouant le
traître à la porte du théâtre pour le corriger, sont un des exemples les plus
fréquemment cités de ce genre de confusion. Dans une approche où la fiction
est considérée comme une sorte de discours non-littéral, des erreurs de ce type
s’expliquent bien : dans ces cas, en effet, ce qui se passe sur scène et qui est une
représentation d’une situation fictive est pris pour une situation réelle. Si la
même chose, mutatis mutandis, se produisait pour un texte de fiction pris pour la
description de faits réels, le discours de fiction, non-littéral, aurait simplement
été interprété comme s’il s’agissait de discours littéral.

Reste une dernière difficulté, soulevée par le fait que la forme logique des
énoncés de fiction, pour ceux, du moins, qui sont faux, peut se trouver en
contradiction avec une proposition dans le contexte. Par exemple si la forme
logique de l’énoncé « Sherlock Holmes habitait Baker Street » s’ajoute à un
contexte comportant la proposition Sherlock Holmes n’existe pas. La même chose
est vraie pour un grand nombre de métaphores, celles qui sont fausses : si la
forme logique de l’énoncé « Ta chambre est une porcherie » est ajoutée à un
contexte où figure la proposition La chambre de Pierre est une chambre à coucher, il
y aura contradiction. Or, lorsqu’il y a contradiction, la logique classique nous
dit que l’on peut en tirer n’importe quelle proposition. Pour éviter cette
conséquence gênante, Sperber et Wilson proposent qu’en cas de contradiction
entre des propositions dans le contexte, celle qui est entretenue avec le moins de
conviction soit purement et simplement supprimée. Mais dans le cas de la
métaphore ou de la fiction, cette recommandation rendrait impossible
l’interprétation de certains énoncés métaphoriques ou de fiction puisque l’on
sait qu’ils sont faux.

Il semble donc que la théorie de la pertinence soit face à un problème


insoluble : soit l’on conserve dans le contexte des propositions contradictoires,
avec pour résultat la possibilité d’en tirer n’importe quelle conclusion, soit on
supprime celle qui est entretenue avec le moins de conviction, ce qui entraîne
l’impossibilité d’interpréter les métaphores ou la fiction. Il y a une solution à ce
La pragmatique aujourd’hui 156

problème. Elle consiste, quel que soit l’énoncé à interpréter, à introduire sa


forme logique dans le contexte et à écarter provisoirement (le temps de
l’interprétation) les propositions déjà dans le contexte et qui seraient
contradictoires. On peut alors tirer les implications de l’énoncé par rapport au
contexte, ce qui permet d’interpréter les métaphores et la fiction, sans être
confrontés au problème d’une contradiction interne au contexte. Les
propositions obtenues sont évaluées en termes de leur plus ou moins grande
chance d’être vraies ; celles qui sont directement relatives à la fiction sont
conservées et on leur adjoint une « préface » qui indique de quelle oeuvre de
fiction elles sont tirées.

Ainsi, lorsque l’on veut interpréter l’énoncé « Sherlock Holmes habitait à


Baker Street », on ajoute sa forme logique au contexte dont on écarte la
proposition Sherlock Holmes n’existe pas. On peut déduire de l’énoncé et du
contexte un certain nombre de propositions qui comportent toutes la préface
Dans les Aventures de Sherlock Holmes, par exemple Dans Les Aventures de Sherlock
Holmes, Sherlock Holmes vit à Londres. On remarquera que cette dernière
proposition n’est en rien contradictoire avec la proposition Sherlock Holmes
n’existe pas et que le même individu peut, sans incohérence, entretenir l’une et
l’autre.

Au-delà du problème de la fiction, cette solution au problème de la


contradiction interne au contexte permet de traiter des énoncés qui sont tout à
la fois littéraux et sérieux comme, par exemple, les contrefactuelles. Les phrases
contrefactuelles sont un cas particulier des conditionnelles. Plus précisément, ce
sont des conditionnelles, dites généralement irréelles, dont la première partie,
l’antécédent, indique sa propre fausseté. On pensera par exemple au célèbre « Si
j’aurais su, j’aurais pas venu » de Petit-Gibus dans le filmLa Guerre des boutons.
Dans cet énoncé, Petit-Gibus suppose qu’un fait (savoir ce qui allait se passer)
est réalisé, alors qu’il sait qu’il ne l’est pas et en tire une conclusion (il serait
resté chez lui). Par définition, l’antécédent d’une contrefactuelle entre en
contradiction avec une proposition du contexte, puisqu’il implique fortement sa
propre fausseté et par là-même la vérité de sa négation. En disant « Si j’aurais
su », Petit-Gibus implique qu’il n’est pas vrai qu’il savait et donc qu’il est vrai
qu’il ne savait pas. Les propositions Petit-Gibus savait et Petit-Gibus ne savait pas
La pragmatique aujourd’hui 157

sont contradictoires. La solution de ce problème est la même que celle de la


contradiction interne au contexte dans la métaphore et dans la fiction : le
locuteur et l’interlocuteur d’une contrefactuelle supposent que la proposition
exprimée dans l’antécédent, dont ils savent qu’elle est fausse, est vraie, et ils
écartent du contexte les propositions contradictoires. Dès lors, le conséquent (la
deuxième partie de la phrase « j’aurais pas venu ») est une des implications
possibles de l’antécédent dans le contexte.

Ainsi, la métaphore, la fiction et les contrefactuelles partagent un mécanisme


commun, la supposition, qui consiste à écarter les propositions du contexte qui
entrent en contradiction avec la forme logique de l’énoncé à interpréter.

Usage approximatif, vague ou flou des concepts

Comme nous l’avons vu au chapitre 6 (cf. § Une autre interprétation de


l’apparente gradualité de l’appartenance à une catégorie : le stéréotype), on peut
expliquer le manque de précision apparent de certains concepts par la notion de
stéréotype et par une connaissance imparfaite du stéréotype lié au concept
considéré. On peut aussi, et c’est la conception défendue par Sperber et Wilson,
expliquer ce flou par le recours à la notion d’usage approximatif, au sens défini
plus haut (cf. § Non-littéralité et discours approximatif), en supposant qu’elle ne
s’applique qu’à un mot dans l’énoncé. C’est ainsi que Sperber et Wilson rendent
compte de termes généralement considérés comme vagues, « chauve », « tas »,
etc.). Selon eux, quand on dit de quelqu’un qu’il est chauve alors que l’individu
en question a encore des cheveux, on utilise le terme « chauve » (qui voudrait
littéralement dire que la personne n’a plus de cheveux du tout) de façon
approximative. De même, on utilise des termes apparemment absolus (comme
« mort », par exemple) avec un modificateur comme « tout à fait », qui semble
imposer une vision graduelle du concept correspondant : ce constat conforte
leur analyse. On peut dire alors que le modificateur est utilisé de façon
approximative et donne une indication sur la nature des implications que l’on
peut tirer de l’énoncé. Ainsi, quelqu’un qui répond à la question « Est-il
mort ? » par « Tout à fait » plutôt que par « Oui » pourrait impliquer que la
mort remonte à quelque temps et que la décomposition est déjà avancée. Dans
cette optique, les concepts seraient généralement mieux délimités qu’on ne le
croit, mais leur usage serait souvent non-littéral.
La pragmatique aujourd’hui 158

Conclusion

Comme on le voit, la théorie de la pertinence permet de dépasser les


frontières étroites autrefois attribuées à la pragmatique et, de ce fait, elle offre
des possibilités originales pour l’analyse de phénomènes comme la fiction, la
métaphore, l’usage approximatif des phrases ou des concepts et, plus
généralement, le discours non littéral. Dans leur livre, Sperber et Wilson
n’abordaient pas le problème de l’analyse du discours, un problème qui occupe
une place centrale en linguistique contemporaine. Nous proposerons quelques
pistes sur ce point dans la Conclusion.
La pragmatique aujourd’hui 159

Conclusion
« Le progrès scientifique requiert la croissance de la
compréhension dans les deux directions, décroissante, du
tout vers ses parties et croissante, des parties vers le tout »

Freeman Dyson

Introduction

Au début de ce livre, nous nous sommes interrogés sur le relatif échec de


l’intelligence artificielle. Nous avons évoqué un ordinateur légendaire, HAL,
l’ordinateur du film (et du livre) 2001, L’Odysée de l’espace. Supposée se passer
en 2001, l’action met en scène un ordinateur qui contrôle l’ensemble des
fonctions impliquées techniquement par le déplacement et la mission du
vaisseau spatial. Les récentes difficultés de la station spatiale MIR ont démontré
à la fois la nécessité de telles machines et les déboires que l’on rencontre en cas
de dysfonctionnement. HAL, cependant, faisait plus que ce que fait
l ’ordinateur de MIR lorsqu’il fonctionne bien : il pouvait passer le test de
Turing, c’est-à-dire conduire une conversation, lire sur les lèvres et monter et
exécuter un plan machiavélique.

Comme nous l’avons dit dans l’Introduction, nous n’avons pas à l’heure
actuelle d’ordinateur de ce type et il est extrêmement peu probable que nous en
ayons dans un avenir proche. Mais ceci ne signifie pas que nous n’en aurons
jamais ou que nous devions abandonner tout espoir (ou toute crainte, si l’on
pense aux tendances homicides de HAL) d’en avoir. Nous avons indiqué, tout
au long de ce livre, les raisons pour lesquelles certains progrès, notamment en
pragmatique, pourraient permettre des avancées significatives. Nous avons
aussi dit de quel ordre sont ces progrès, pour ceux en tout cas qui ont déjà été
réalisés. Nous voudrions maintenant esquisser rapidement un certain nombre
de directions de recherche dont nous espérons qu’elles constitueront une
avancée dans les années à venir.

Théorie de l’esprit et intentions du locuteur

Nous avions insisté, dans l’Introduction, sur l’importance de la capacité à


attribuer des pensées, des croyances ou des désirs à autrui (cf. § Attribuer des
La pragmatique aujourd’hui 160

pensées à autrui), ou, dans les termes de Dennett, sur l’importance de la stratégie
de l’interprète. Nous avons essayé de montrer comment la stratégie de
l’interprète fonctionne, sur quels indices linguistiques ou non linguistiques elle
repose, quels mécanismes d’interprétation elle met en jeu. Nous avons dit que
les mêmes mécanismes, mutatis mutandis, s’appliquent à tous les actes de
communication, qu’ils passent ou qu’ils ne passent pas par le langage. Nous
avons cependant principalement pris des exemples d’énoncés pour des raisons
de facilité d’exposition et nous voudrions maintenant clore ce livre sur l’examen
d’un problème qui ressortit à la communication linguistique, mais qui dépasse
le cadre de l’énoncé.

En effet, une des questions centrales en linguistique contemporaine est celle


du discours. La préoccupation pour le discours part de deux directions
opposées :

1. de l’interprétation d’expressions inférieures à la phrase ou à l’énoncé et de


l’hypothèse que ces expressions ne peuvent se résoudre localement, au
niveau de la phrase ou de l’énoncé ;

2. du discours et du fait que l’interprétation d’un discours ne se réduit pas à


la somme de l’interprétation de ses énoncés.

La première problématique, déjà bien entrevue, s’appuie sur un certain


nombre de phénomènes linguistiques :

A. les pronoms personnels de troisième personne et, plus généralement,


toutes les expressions qui désignent un objet du monde mais qui, au
moins en apparence, le désignent indirectement, à travers une
identification préalable, faite dans un énoncé antérieur grâce à une
expression référentielle différente.

B. les connecteurs pragmatiques parce qu’ils relient des énoncés différents


(cf. chapitre 7, § Contenu procédural et connecteurs), et les temps
grammaticaux, qui permettent de situer un événement dans le temps
relativement à un point de repère temporel souvent déterminé dans un
énoncé antérieur.
La pragmatique aujourd’hui 161

La seconde problématique s’appuie sur un fait incontournable, à savoir


l’apparente non-compositionnalité du discours, c’est-à-dire le fait que le
discours ne se réduit pas à la suite des énoncés qui le composent.

Conjointement, ces deux constats - l’existence d’expressions linguistiques qui


ne s’interprètent pas localement et la non-compositionnalité du discours - ont
conduit certains linguistes à introduire une nouvelle unité linguistique, sur le
modèle des unités linguistiques que sont les phonèmes (unités sonores), les
morphèmes (unités grammaticales et lexicales) ou la phrase (unité syntaxique) :
le discours. Selon ces linguistes, de même que chacune des unités énumérées
précédemment a des caractéristiques qui lui sont propres et qui ne se réduisent
pas à la collection des caractéristiques des unités inférieures qui les composent
(s’il y en a), le discours est une unité qui a ses caractéristiques propres et qui ne
se réduit pas aux unités (phrases ou énoncés) qui le composent. Ces
caractéristiques permettraient d’expliquer à la fois l’interprétation des
expressions linguistiques lorsqu’elle ne peut pas se faire localement et
l’interprétation de l’ensemble du discours. Plus loin, nous critiquerons cette
thèse et nous indiquerons les difficultés qu’elle rencontre. Auparavant, nous
voudrions esquisser une autre conception développée et défendue dans la suite
de ce chapitre.

Revenons à la stratégie de l’interprète. Comme nous l’avions dit dans


l’Introduction (cf. § Attribuer des pensées à autrui), elle consiste à supposer que les
individus auxquels on est confronté (pour ne pas parler des animaux ou des
machines) sont rationnels, c’est-à-dire qu’on peut interpréter et, dans une
certaine mesure, prévoir leur conduite sur la base des croyances, des désirs et
des intentions qu’on leur a attribués en observant leur conduite passée. Soit dit
en passant, si Dennett a raison quant au caractère général de la stratégie de
l’interprète, alors nous sommes tous des mentalistes et des anti-
behaviouristes : nous attribuons des états mentaux à autrui, et de ces états
mentaux - et, occasionnellement, de jugements sur ces états mentaux - nous
interagissons avec les autres.

Nous faisons l’hypothèse, que nous défendrons par la suite, que la stratégie
de l’interprète permet d’expliquer pourquoi l’interprétation d’un discours ne se
réduit pas à la somme des interprétations des énoncés qui le composent. Très
La pragmatique aujourd’hui 162

grossièrement, le locuteur d’un discours, à côté des intentions communicatives


locales qu’il a pour chacun des énoncés qu’il produit, a une intention
communicative globale pour l’ensemble de son discours. C’est
particulièrement vrai pour les discours de fiction et, à cet égard, la rapide
analyse de la fiction que nous avons proposée au chapitre 8 (cf. § Fiction, vérité
et interprétation) est éclairante : en effet, les conclusions que l’on tire de
l’ensemble d’un discours de fiction ne correspondent à rien d’autre, si la
communication est réussie, qu’à l’ensemble des intentions globales qu’avait le
producteur de ce discours (l’auteur pour les romans, soit Koestler pour Le Zéro
et l’infini et Ionesco pour Rhinocéros).

Avant de développer ces points, nous voudrions montrer que les linguistes
qui postulent le discours comme une unité indépendante sont conduits à une
difficulté à cause du type de théories qu’ils proposent pour justifier leur
position.

La compositionnalité du discours

Pour les deux raisons évoquées plus haut - non-résolution locale de certaines
unités linguistiques et non-compositionnalité du discours - les linguistes
tenants de ce qu’il est convenu d’appeler l’analyse de discours ont proposé
d’introduire une nouvelle unité linguistique : le discours. Selon eux, en effet, les
« phénomènes discursifs » ne se réduisent pas à la composition entre
phénomènes intervenant au niveau de la phrase ou de l’énoncé : le discours ne
saurait donc se réduire à la succession des phrases ou des énoncés qui le
composent. C’est une entité à part entière, une unité, un phénomène « naturel »
qui nécessite une analyse propre.

A partir de là, les analystes de discours ont fait diverses hypothèses parmi
lesquelles les plus précises s’appuient sur l’hypothèse d’une structure propre
au discours. La phrase a une structure, que la syntaxe a pour tâche d’étudier et
qui lui est propre ; de même le discours a une structure que l’analyse de
discours a pour tâche de mettre à jour et qui lui est propre. La structure de la
phrase permet de composer une phrase à partir d’un certain nombre d’unités
de rang inférieur, les morphèmes, suivant des règles de composition qui livrent
à la fois une caractéristique syntaxique, la grammaticalité ou l’agrammaticalité
La pragmatique aujourd’hui 163

(la phrase est ou n’est pas bien formée) et une entrée pour l’interprétation
sémantique. Ainsi, pour prendre un exemple trivial, dans une langue comme le
français, l’ordre des mots dans la phrase en change le sens : « Le chat mange la
souris » et « La souris mange le chat » n’ont pas la même interprétation. La
structure syntaxique a donc deux caractéristiques qui interdisent de réduire la
phrase aux morphèmes qui la composent : la grammaticalité (les morphèmes en
eux-mêmes ne sont pas grammaticaux ou agrammaticaux) et la signification
(deux phrases composées des mêmes morphèmes n’ont pas toujours la même
signification).

Si l’on en croit les tenants de l’analyse de discours, les « structures de


discours » doivent jouer le même rôle pour le discours que les structures
syntaxiques pour la phrase : elles doivent permettre de juger de la bonne
formation du discours et de tirer, de la suite des énoncés, une interprétation
(discursive) qui ne se réduit pas à la somme de leurs interprétations. Si l’analyse
de discours échoue dans l’une ou l’autre de ces deux tâches, ou dans les deux
tâches à la fois, on peut supposer que le discours se réduit, en fait et malgré les
affirmations des analystes de discours, à la suite des énoncés qui le composent,
ce qui ne veut pas dire (et c’est à notre avis l’erreur de raisonnement de base
derrière l’analyse de discours) que l’interprétation du discours se réduit à
l’interprétation des énoncés ou des phrases qui le composent.

Si les analystes de discours ont raison et si le discours n’est effectivement pas


réductible aux phrases ou aux énoncés qui le composent, s’il a une structure qui
lui est propre et si cette structure permet à la fois de déterminer sa bonne
formation et de lui attribuer une interprétation, alors, dans une large mesure, le
discours peut être considéré comme indépendant de la réalité et de la situation
de communication : il tient ses caractéristiques propres de sa structure d’abord,
et seulement de façon secondaire (voire pas du tout) des intentions
communicatives du locuteur.

Il en va de même pour la phrase : le locuteur choisit de prononcer telle ou


telle phrase en fonction de ses intentions communicatives, certes, mais il n’est
pas libre de choisir n’importe quelle structure pour la phrase. Par exemple, si le
locuteur répond à la question « Qui est-ce ? », il commencera sa réponse par un
pronom démonstratif et dira « C’est un linguiste ». Il ne sera pas libre de dire
La pragmatique aujourd’hui 164

« C’est linguiste ». En revanche, s’il répond à la question : « Que fait-il ? », il


commencera sa réponse par un pronom personnel de troisième personne et
dira : « Il est linguiste ». Il ne sera pas libre de dire « Il est un linguiste ». A
strictement parler, il pourrait sembler que les deux phrases sont équivalentes
du point de vue du sens, mais on remarquera qu’elles sont typiquement
utilisées pour répondre à des questions différentes. Ensuite, une fois que la
phrase est introduite par un démonstratif ou par un pronom personnel, la
syntaxe du français impose une séquence et non l’autre, soit, respectivement,
« est un linguiste » et « est linguiste ». Le choix d’un article et d’un nom après le
verbe ou d’un adjectif ou d’un nom adjectivisé (comme « linguiste ») n’est pas
libre. Ainsi, la syntaxe est indépendante des intentions du locuteur ou de la
situation de communication : dans cette mesure, elle est indépendante de la
réalité. Si donc l’analyse de discours réussit à mettre à jour des structures pour
le discours ayant les mêmes caractéristiques que les structures syntaxiques,
alors, comme la syntaxe, l’analyse de discours ressortit de la linguistique au
sens strict du terme, et non de la pragmatique telle que nous l’avons décrite tout
au long de ce livre. Elle aurait alors les mêmes caractéristiques que la syntaxe,
c’est-à-dire qu’elle ne traiterait pas de l’usage du langage, mais, bel et bien, du
langage lui-même. Cela s’accorde avec l’idée du discours comme une nouvelle
unité venant s’ajouter aux phonèmes, aux morphèmes et aux phrases et avec
l’idée de structures indépendantes déterminant tout à la fois la bonne formation
et l’interprétation.

La conclusion de tout ce qui précède est la suivante :

I. soit les analystes de discours ont raison et le discours est formé par
compositionnalité d’unités inférieures, phrases ou énoncés, mais cette
compositionnalité (forte) obéit à des règles indépendantes et ils ont réussi
(ou, du moins, l’on peut espérer qu’ils réussiront) à prouver que le
discours n’est pas réductible aux énoncés qui le composent;

II. soit les analystes de discours ont tort et le discours est compositionnel,
dans le sens où il est composé d’unités inférieures, phrases ou énoncés,
mais cette compositionnalité est faible, dans la mesure où elle n’est pas
régie par des règles indépendantes.
La pragmatique aujourd’hui 165

Ainsi, le discours est compositionnel de toute façon au sens où il est formé


d’unités inférieures ; mais il l’est fortement et dans ce cas il est tout à la fois
compositionnel et irréductible aux unités qui le composent (et il mérite une
étude spécifique) ; ou il l’est faiblement et dans ce cas il est compositionnel,
mais réductible aux unités qui le composent (et il ne mérite pas d’étude
spécifique). Les analystes de discours défendent la première solution ; nous
défendons la seconde.

Grammaticalité et phrase, cohérence et discours

La position des analystes de discours s’appuie sur une analogie avec la


syntaxe : les structures grammaticales permettent de déterminer la
grammaticalité des phrases (la bonne formation). Qu’en est-il pour le discours ?
Selon les analystes de discours, de même que les phrases peuvent être
grammaticales ou agrammaticales suivant qu’elles se conforment ou non aux
règles de la syntaxe, le discours peut être cohérent ou incohérent, suivant qu’il
se conforme ou non aux règles de discours. Par ailleurs, le syntacticien s’en
remet aux gens dont la langue examinée est la langue maternelle pour décider
si telle ou telle phrase est ou non grammaticale (ce qui lui permet de dégager les
règles qui s’appliquent) ; de même l’analyste de discours peut s’en remettre aux
intuitions de cohérence que les individus ont sur les discours pour discriminer
les discours cohérents des discours incohérents (et dégager les règles, en amont,
qui font qu’un discours sera jugé cohérent).

Une des difficultés, cependant, est de spécifier les règles de discours en


question. Définir le discours comme une unité cohérente, qui obéit à des lois de
discours, n’a de sens que si l’on peut énoncer ces lois. A défaut, on souhaiterait
voir une définition précise de ce que c’est que la cohérence. Or la définition de
la cohérence ne permet pas de sortir du problème : les analystes de discours
tendent en effet à définir la cohérence comme la propriété des discours
lorsqu’ils sont bien formés. Comme on manque de lois de bonne formation
pour le discours, cette définition de la cohérence laisse le problème entier.

Pour en revenir à l’autre aspect, à savoir l’existence de termes qui ne


s’interprètent pas localement, les analystes de discours ont essayé de lier les
deux choses : la structure globale postulée pour le discours, d’une part,
La pragmatique aujourd’hui 166

l’interprétation des expressions lorsqu’elle ne peut se faire localement, d’autre


part. On suggérait alors de considérer que les expressions qui ne peuvent
s’interpréter localement sont, dans une certaine mesure, la manifestation
linguistique de la structure globale cachée du discours. Dans cette optique, ces
expressions (les pronoms personnels de troisième personne, les descriptions
définies dont on suppose qu’elles réfèrent nécessairement à un objet ou à un
individu déjà identifié, les ellipses, les connecteurs pragmatiques, les temps
verbaux), dites marques de la cohésion, sont garantes de la bonne formation du
discours : leur présence indique l’existence d’une structure globale qui, elle-
même, garantit que le discours est cohérent. Donc, si les analystes de discours
ont raison, tout discours comportant ces expressions linguistiques devrait être
cohérent.

On n’a pas de mal à prouver qu’il n’en est rien : des discours qui, selon cette
approche, devraient être considérés comme cohérents parce qu’ils comportent
les soi-disant marques de cohésion, sont jugés incohérents. Si les jugements de
cohérence existent, à l’instar des jugements de grammaticalité, ils ne se laissent
pas saisir par la notion de marques de cohésion. On trouve des discours
incohérents avec des marques de cohésion (par exemple, « Jean a acheté une
vache. D’ailleurs elle est rousse comme un écureuil. Il vit dans la forêt et
hiberne l'hiver. Mais il est très froid dans la région ») et des discours cohérents
sans marques de cohésion (par exemple, «Une série de blocs de pierre tombe
sur l’Olympe, accompagnée de torches enflammées. Les Immortels se
regroupent pour examiner la situation qui s’avère extrêmement préoccupante.
Sur toutes les montagnes avoisinantes, se dressent les silhouettes inquiétantes
de vingt-quatre Géants à la longue chevelure et possédant des pieds en forme
de serpents, auteurs du bombardement qui dévaste l’Olympe. Fils de la Terre,
les Géants ont décidé de détrôner Zeus, de chasser les autres divinités et de
prendre leur place »). Cette difficulté a été admise par les analystes de discours
eux-mêmes, et l’hypothèse d’un lien entre cohérence et marques de cohésion a
été abandonnée dans sa version forte.

Une approche « cognitive » du discours

La tentative de décrire le discours ou sa bonne formation à partir de la


présence de marques linguistiques, sans être à proprement parler
La pragmatique aujourd’hui 167

complètement écartée, a largement laissé place à des approches qui se veulent


cognitives. Ces approches considèrent que la cohérence est un but à atteindre et
que l’interprétation (cognitive) du discours tendra à privilégier les hypothèses
interprétatives locales qui renforcent la cohérence de l’ensemble. Les processus
d’interprétation restent cependant essentiellement flous et ne font que très
rarement l’objet de descriptions précises. Les linguistes de cette obédience
utilisent des notions non définies comme discours, cohérence, mémoire discursive,
ou empruntent à l’intelligence artificielle des notions précises (scénarios, frames,
cadres, etc.) qu’ils utilisent de façon vague. Il faut ici rendre hommage aux
informaticiens et dire que les seuls modèles crédibles du fonctionnement du
discours leur sont largement dus ainsi qu’à certains philosophes logiciens.
Néanmoins, il nous semble qu’aucun modèle, à l’heure actuelle, ne satisfait
pleinement les nécessités d’une théorie du fonctionnement du discours.

L’approche que nous avons décrite et critiquée au paragraphe Grammaticalité


et phrase, cohérence et discours avait, quels que soient ses défauts par ailleurs,
l’avantage de constituer une tentative pour montrer que le discours mérite une
analyse propre. En revanche que les linguistes des courants soi-disant cognitifs
ne se soucient plus, semble-t-il, d’établir le discours comme une unité. Dès lors,
on voit mal pourquoi ils se préoccupent de chercher des lois qui lui soient
propres. La situation nous semble être la suivante : une approche qui réussirait
à établir le discours comme une entité irréductible, c’est-à-dire à en faire un
objet d’étude respectable, serait conventionnaliste ; les approches
conventionnalistes ont rencontré de telles difficultés qu’elles sont à peu près
abandonnées ; on continue pourtant à faire tout à la fois comme si

a) elles étaient possibles ;

b) et qu’elles avaient été couronnées de succès.

Il y a plus : quel serait le poids cognitif d’une analyse de ce type si elle avait
réussie ? En quoi aurait-elle contribué, si peu que ce soit, aux entreprises de
l’intelligence artificielle ? A cet égard, il est intéressant de noter que les
approches soi-disant cognitives du discours l’étudient comme un objet isolé du
reste du monde et de la situation de communication, un objet qui suffit à sa
propre interprétation : en d’autres termes, leur option est à peu près exactement
l’inverse de celle de la théorie de la pertinence puisqu’elle consiste à isoler
La pragmatique aujourd’hui 168

l’interprétation du discours de l’interprétation des données non linguistiques et


à n’utiliser que des données linguistiques ou discursives pour en rendre
compte. De ce point de vue, si l’analyse de discours contemporaine proposait
des règles (ce qui n’est généralement pas le cas), on peut supposer que ces
règles seraient spécifiques au discours et ne seraient pas exportables à d’autres
domaines. Leur intérêt cognitif, indépendamment du caractère discutable de
l’entreprise vu les difficultés qu’il y a à établir le discours comme une unité
spécifique, resterait donc extrêmement limité. Notons pour finir qu’un certain
nombre d’analystes du discours adoptent une perspective relativiste ou
idéaliste (au sens défini dans le chapitre 4, au § Langage et vérité), ce qui explique
la portée cognitive restreinte de leur entreprise.

Les analystes du discours échouent donc à montrer que le discours est une
unité au même titre que le sont le phonème, le morphème ou la phrase. Dès
lors, étant donné la compositionnalité (faible) du discours, il n’y a aucune
raison de penser qu’il ne se réduit pas aux éléments qui le composent et aucune
raison de penser que des règles spécifiques s’y appliquent. Reste cependant
deux faits dont il faut rendre compte :

1. l’interprétation du discours ne se réduit pas à la somme de l’interprétation


des énoncés qui le composent ;

2. les individus portent des jugements de cohérence sur les discours ou sur
les personnes qui les produisent.

Nous allons maintenant esquisser ce que pourrait être une approche de ces
deux faits dans la théorie de la pertinence.

Une approche réductionniste du discours en termes de pertinence

Les analystes de discours partaient de deux directions opposées pour


justifier le choix de leur objet d’études :

A) d’unités inférieures à la phrase et qui ne peuvent s’interpréter


localement ;

B) d’une unité supérieure à la phrase et qui, parce que son interprétation ne


se réduit pas à celles des phrases qui la composent, ne serait pas réductible
à ces phrases, à savoir le discours.
La pragmatique aujourd’hui 169

Les expressions qui ne s’interprètent pas localement ne posent pas de


problème dans la théorie de la pertinence. Nous en avons dit quelques mots
dans le chapitre 7, au § Contenu procédural et connecteurs notamment : elles
correspondent aux expressions à contenu procédural. Comme elles ont fait
l’objet de nombreux travaux dans le cadre de la théorie de la pertinence, nous
n’y reviendrons pas davantage ici. Contentons-nous de remarquer que, dans le
cadre de la pertinence, leur existence ne justifie en rien l’hypothèse de l’unité de
rang supérieur que serait le discours. En revanche, nous allons discuter
rapidement le second argument.

Notre position sur le discours est réductionniste, au sens où nous ne pensons


pas que le discours soit une unité au même titre que le phonème, le morphème
ou la phrase : en d’autres termes, nous ne pensons pas que des règles
linguistiques s’appliquent au discours. Par ailleurs, nous ne pensons pas qu’il
soit un phénomène linguistique et, de ce fait même, nous ne pensons pas que
l’on puisse le réduire aux phrases qui le composent. C’est un phénomène
pragmatique et on peut le réduire aux énoncés qui le composent. La distinction
entre phrase et énoncé est une distinction majeure : si le phonème, le morphème
ou la phrase sont des unités linguistiques, l’énoncé est une unité pragmatique
(la seule à notre connaissance).

Notre position est donc simple : le discours n’est rien de plus que la suite
des énoncés qui le composent. On pourrait nous objecter que l’interprétation
du discours ne se réduit pas à la somme des interprétations des énoncés qui le
composent. Nous avons, face à cette objection, deux stratégies possibles :

A. montrer que l’interprétation du discours se résume à cette somme ;

B. admettre que l’interprétation du discours ne se résume pas à la somme


des interprétations des énoncés qui le composent, mais en donner une
explication qui ne suppose pas l’irréductibilité du discours ; en d’autres
termes, cela revient à distinguer irréductibilité du discours aux énoncés
et irréductibilité de l’interprétation du discours aux interprétations des
énoncés, avec, de nouveau, deux options :

a. décrire des processus interprétatifs spécifiques au discours, qui


permettent de rendre compte de l’irréductibilité de l’interprétation du
La pragmatique aujourd’hui 170

discours : cela revient à la position des analystes de discours


d’obédience « cognitive » ;

b. montrer comment les mêmes processus qui s’appliquent au niveau


des énoncés permettent de rendre compte de l’interprétation du
discours et de l’irréductibilité de l’interprétation du discours sans
supposer l’irréductibilité du discours lui-même.

Le lecteur ne sera pas surpris de nous voir choisir l’irréductibilité de


l’interprétation du discours aux interprétations des énoncés qui le composent.
On peut esquisser quelques hypothèses sur la façon dont on peut expliquer par
les processus interprétatifs habituels cette irréductibilité. Nous l’avons dit (cf.
chapitre 5, § Les inférences pragmatiques : des inférences déductives), les énoncés
sont interprétés relativement à un contexte, par des processus inférentiels de
nature déductive. Interpréter un énoncé revient à attribuer au locuteur de cet
énoncé une intention informative : si la communication a été couronnée de
succès, celle-ci correspond à celle qu’avait effectivement le locuteur. La
possibilité même de ce processus dépend du fait que locuteur et interlocuteur
se prêtent mutuellement des croyances, des désirs, et des intentions (entre
autres attitudes mentales). De même, selon nous, interpréter un discours, cela
revient à attribuer à son locuteur une intention informative. Cette intention
informative, cependant, n’est plus relative à un énoncé, mais à l’ensemble des
énoncés qui forment le discours en question. Pour distinguer entre l’une et
l’autre, nous avons choisi d’appeler l’intention relative à l’énoncé intention locale
et celle relative au discours intention globale. Dans cette perspective, dire que
l’interprétation du discours ne se réduit pas aux interprétations des énoncés qui
le composent, c’est dire que l’intention globale que l’interlocuteur attribue au
locuteur ne se réduit pas à la somme des intentions locales que l’interlocuteur a
attribué au locuteur à la suite de ses énoncés et la question à laquelle nous
devons répondre, c’est celle du passage de l’intention locale à l’intention
globale.

Nous avons dit plus haut que la théorie de la pertinence s’appuie dans une
large mesure sur la stratégie de l’interprète ; celle-ci repose sur l’hypothèse
générale que la chose à laquelle on l’applique est rationnelle. On peut aller plus
loin et dire que la stratégie de l’interprète repose sur une hypothèse de
La pragmatique aujourd’hui 171

rationalité qui fait l’objet d’un corps de « connaissances », que l’on a pu appeler
diversement théorie de l’esprit ou psychologie populaire. Le passage des intentions
locales aux intentions globales se fait typiquement par la théorie de l’esprit :
nous faisons l’hypothèse que tout locuteur d’un discours cherche à nous
amener à une (ou plusieurs) conclusion(s) générale(s) (son intention globale) et
que chaque chose qu’il nous dit l’est pour nous rapprocher (ou pour nous
éloigner, dans certains cas plus rares) de cette conclusion. En d’autres termes,
sur la base de ce qu’il nous a déjà dit (intentions locales), nous faisons des
hypothèses sur ce qu’il veut nous dire et nous prévoyons (avec ou sans succès)
ce qu’il va nous dire. Des processus très similaires sont à l’oeuvre lorsque nous
finissons une phrase pour quelqu’un ou lorsque nous anticipons sur la suite de
son discours. De tels processus d’anticipation semblent être au coeur de notre
interprétation des énoncés et du discours ; on les met facilement à jour lorsque
l’on examine des textes littéraires souvent très construits, qui exploitent de
façon positive (pour aider à l’interprétation) ou de façon négative (pour
conduire à une conclusion inexacte, la contredire et obtenir de ce fait un effet de
surprise) cette tendance.

Il reste, pour finir, à expliquer les jugements de cohérence que les individus
portent spontanément sur les discours et ceux qui les produisent. Comme nous
l’avons dit précédemment, l’interprétation d’un discours revient à l’attribution,
à son locuteur, d’une intention globale. Dès lors, plus cette intention globale est
facile à construire (moins son coût de construction est important), plus elle est
riche et complexe, plus l’on aura tendance à juger que le discours en question
(et son producteur) est cohérent.

Conclusion

Nous ne pouvons mieux faire, pour clore ce chapitre et ce livre, que de


proposer à la curiosité du lecteur un petit texte qui illustre parfaitement ce que
nous avons dit au paragraphe précédent. Ce texte de Stendhal raconte avec une
parfaite économie de moyens une anecdote savoureuse, qu’un être humain n’a
aucune difficulté à comprendre et dont on saisit très facilement la conclusion
sans que Stendhal la donne explicitement (à l’heure actuelle, aucun ordinateur
n’est près de faire cela et toutes les hypothèses sur la structure du texte n’y
changeront pas grand chose). C’est un exemple parfait de la façon dont un
La pragmatique aujourd’hui 172

écrivain exploite avec succès les processus interprétatifs humains et leur


tendance à l’anticipation :

Oserai-je raconter l’anecdote que l’on m’a confiée en prenant le frais à


l’ombre du mur d’un cimetière dans une pièce de luzerne à la verdeur
charmante ? Pourquoi pas ? Je suis déjà déshonoré comme disant des vérités qui
choquent la mode de 1838 :

Le curé n’était point vieux ; la servante était jolie ; on jasait, ce qui


n’empêchait point un jeune homme du village voisin de faire la cour à la
servante. Un jour, il cache les pincettes de la cuisine dans le lit de la servante.
Quand il revint huit jours après, la servante lui dit :

« Allons, dites-moi où vous avez mis les pincettes que j’ai cherchées
partout depuis votre départ. C’est là une bien mauvaise plaisanterie. »

L’amant l’embrassa, les larmes aux yeux, et s’éloigna.

(Stendhal, Voyage dans le midi, Divan, 115).

Bonté divine ! A qui se fier !


La pragmatique aujourd’hui 173

Références

Introduction

Hal et l’échec provisoire du test de Turing

Mis à part le roman de Clarke, 2001, L’Odyssée de l’espace, on peut lire la


biographie que Hodges a consacré à Turing (Hodges, A.P. (1980), Alan Turing
ou l’énigme de l’intelligence, Paris, Payot). L’article de Turing (Turing, A.M.
(1950), « Computing Machinery and Intelligence », Mind LIX/236, 433-460) a été
traduit dans le recueil de Turing, A. & Girard, J-Y. (1995), La Machine de Turing,
Paris, Le Seuil, 133-175. Le livre sorti le 12 janvier 1997 et consacré à l’état actuel
de l’Intelligence Artificielle n’existe qu’en anglais : Stork, D.G. (ed.) (1997),
HAL’s legacy : 2001’s Computer Dreams and Reality, Cambridge, Mass., MIT Press.
Pour une introduction à l’Intelligence Artificielle, on lira avec profit Haton, J.P.
& Haton, M.C. (1989), L’Intelligence artificielle, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?

À quoi sert le langage ?

Sur l’origine du langage et sur l’histoire des débats à ce sujet, on peut


consulter le livre récent d’Aitchinson (Aitchinson, J. (1997), The Language Web :
the Power and Problems of Words, Cambridge, Cambridge University Press). On
trouve des approches intéressantes du problème dans trois livres, l’un de
Pinker (Pinker, S. (1994), The Language Instinct : the New Science of Language and
Mind, London, Allen Lane, The Penguin Press), l’autre de Bickerton (Bickerton,
D. (1990), Language and species, Chicago, University of Chicago Press), le dernier
de Chomsky (Chomsky, N. (1986), Knowledge of Language : its Nature, Origin and
Use, New York/Londres, Praeger). Sur les aspects physiologiques, on peut
consulter Eccles, J.C. (1992), Evolution du cerveau et création de la conscience, Paris,
Flammarion, Coll. Champs.

Sur l’éthologie des primates et sur la chasse collective, on pourra lire deux
livres récents : de Waal, F. (1995), La politique du chimpanzé, Paris, Odile Jacob, et
Wrangham, R. & Peterson, D. (1996), Demonic Males, Boston/New York,
Houghton Mifflin Company.
La pragmatique aujourd’hui 174

Le langage est-il un code ?

Comme pour tout ce qui touche au langage, Lewis Carroll est une source de
plaisirs sans limite : Carroll, L. (1979), Tout Alice, Paris, Garnier-Flammarion. On
peut aussi se reporter au modèle de la communication développé par Shannon
et Weaver : Shannon, C. & Weaver, W. (1949), The Mathematical Theory of
Information, Urbana, University of Illinois Press. On en trouvera une
présentation en français dans Eco, U. (1972), La structure absente, Paris, Mercure
de France, ainsi qu’une critique dans le chapitre 1 de Sperber, D. & Wilson, D.
(1989), La Pertinence : Communication et cognition, Paris, Minuit.

Attribuer des pensées à autrui

On ne saurait trop conseiller de lire l’excellent ouvrage de Dennett : Dennett,


D. (1990), La Stratégie de l’interprète : le sens commun et l’univers quotidien, Paris,
Gallimard. On pourra aussi consulter, sur la connaissance commune, Smith, N.
(ed.) (1982), Mutual Knowledge, New York, Academic Press. Pour une discussion
accessible du problème, on se reportera à Moeschler, J. & Reboul, A. (1994),
Dictionnaire encyclopédique de pragmatique, Paris, Le Seuil, chapitre 8.

Chapitre 1 : La naissance de la pragmatique

Introduction

Pour une excellente introduction et un historique détaillé des sciences


cognitives, on lira avec profit Gardner, H. (1993), Histoire de la révolution
cognitive, Paris, Payot.

Austin et la naissance de la pragmatique

Sur les débuts de la pragmatique et sur les actes de langage, on trouvera une
introduction accessible dans le premier chapitre de Moeschler, J. & Reboul, A.
(1994), Dictionnaire encyclopédique de pragmatique, Paris, Le Seuil. Il faut aussi lire,
si l’on se passionne pour ces problèmes, le livre fondateur : Austin, J.L. (1970),
Quand dire, c’est faire, Paris, Le Seuil. Enfin, sur la distinction entre les deux
étapes de la pensée austinienne, on peut consulter Récanati, F. (1981), Les
Enoncés performatifs, Paris, Minuit.
La pragmatique aujourd’hui 175

Searle et la théorie des actes de langage

Sur la première théorie searlienne, il faut lire l’ouvrage de Searle : Searle, J.R.
(1972), Les Actes de langage : Essai de philosophie du langage, Paris, Hermann. Pour
les développements logiques, on se reportera à Searle, J.R. & Vanderveken, D.
(1985), Foundations of Illocutionary Logic, Cambridge, Cambridge University
Press, et à Vanderveken, D. (1988), Les Actes de discours, Bruxelles, Mardaga.

L’hypothèse performative et le performadoxe

L’article de Ross est paru en 1970 : Ross, J.R. (1970), « On declarative


sentences », in Jacob, R.A. & Rosenbaum, P.S. (eds), Readings in English
Transformational Grammar, Waltham, Ginn, 222-272. Sur la position
chomskyenne à l’époque, on consultera Chomsky, N. (1975), Questions de
sémantique, Paris, Le Seuil. Sur le performadoxe, on peut lire l’excellent livre de
Lycan, Lycan, W. (1984), Logical Form in Natural Language, Cambridge, Mass.,
MIT Press. Pour une présentation simple, on se reportera au chapitre 3 de
Moeschler, J. & Reboul, A. (1994), Dictionnaire encyclopédique de pragmatique,
Paris, Le Seuil.

Quelle sorte d’actes de langage sont la fiction et le mensonge ?

L’article de Searle sur la fiction est reproduit dans le chapitre 3 de Searle, J.R.
(1982), Sens et expression : Etudes de théorie des actes de langage, Paris, Minuit. Pour
une critique, on pourra lire Reboul, A. (1997), « La fiction et le mensonge : les
« parasites » dans la théorie des actes de langage », Interaction et Cognitions 1/2.
On pourra aussi consulter le chapitre 16 de Moeschler, J. & Reboul, A. (1994),
Dictionnaire encyclopédique de pragmatique, Paris, Le Seuil.

La théorie des actes de langage n’est pas une théorie cognitive

Sur les actes de langage, on pourra relire Searle, J.R. (1972), Les Actes de
langage : Essai de philosophie du langage, Paris, Hermann. Sur l’expérience de
pensée de la chambre chinoise, avec une discussion critique, on consultera le
chapitre 22 de Hofstadter, D. R. & Dennett, D.C. (1986), Vues de l’esprit, Paris,
InterEditions. Pour une autre critique, on pourra se reporter à Reboul, A. (1996),
« Philosophie, langage et informatique : la place de la pragmatique », in Chazal,
G. & Terrasse, M-N. (eds.), Philosophie du langage et informatique, Paris, Hermès,
La pragmatique aujourd’hui 176

83-102. Enfin, pour la position actuelle (et qui n’a pas notablement changé) de
Searle sur les sciences cognitives, on pourra lire : Searle, J.R. (1995), La
Redécouverte de l’esprit, Paris, Gallimard.

La pragmatique linguistique

La position de Ducrot sur la présupposition est exposée dans Ducrot, O.


(1972), Dire et ne pas dire : Principes de sémantique linguistique, Paris, Hermann.
Sur la conception instructionnelle de la pragmatique, on lira Ducrot, O. (1984),
Le Dire et le dit, Paris, Minuit. Sur la présupposition en général, il faut consulter :
Oh, C-K. & Dinneen, D.A. (eds) (1979), Syntax and Semantics 11 : Presupposition ,
New York, Academic Press. Pour une synthèse accessible, on se reportera au
chapitre 8 de Moeschler, J. & Reboul, A. (1994), Dictionnaire encyclopédique de
pragmatique, Paris, Le Seuil.

Chapitre 2 : Pragmatique et sciences cognitives

Introduction

Sur l’histoire des sciences cognitives, le livre de Gardner (Gardner, H. (1993),


Histoire de la révolution cognitive, Paris, Payot) reste un passage obligatoire. Sur
l’apport de Grice, il faut lire Grice, H.P. (1989), Studies in the Way of Words,
Cambridge, Mass., Harvard University Press.

Grice et la notion de signification non-naturelle

Sur l’usage que fait Searle de la notion de signification non-naturelle, on se


reportera à Searle, J.R. (1972), Les Actes de langage : Essai de philosophie du langage,
Paris, Hermann.

Grice et la logique de la conversation

L’article que Grice a consacré à la logique de la conversation a été traduit :


Grice, P. (1979), « Logique et conversation », Communications 30, 57-72. Le
chapitre 3 de Levison, S. C. (1983), Pragmatics, Cambridge, Cambridge
University Press est une excellente introduction à la théorie gricéenne des
maximes de conversation. En français, on consultera les chapitres 7 et 9 de
Moeschler, J. & Reboul, A. (1994), Dictionnaire encyclopédique de pragmatique,
Paris, Le Seuil, ainsi que Moeschler, J. (1995), « La pragmatique après Grice :
La pragmatique aujourd’hui 177

contexte et pertinence », L’Information grammaticale 66, 25-31, et le chapitre 16 de


Moeschler, J. & Auchlin, A. (1997), Introduction à la linguistique contemporaine,
Paris, Armand Colin.

Grice, Searle et les actes de langage indirects

Sur l’approche searlienne des actes de langage indirects, il faut lire le


chapitre 2 de Searle, J.R. (1982), Sens et expression : Etudes de théorie des actes de
langage, Paris, Minuit. On trouvera une présentation d’autres approches dans le
chapitre 7 de Moeschler, J. & Reboul, A. (1994), Dictionnaire encyclopédique de
pragmatique, Paris, Le Seuil.

Inférence non-démonstrative, implicatures et connaissance commune

On peut lire le chapitre 2 de Sperber, D. & Wilson, D. (1989), La Pertinence :


Communication et Cognition, Paris, Minuit, ainsi que le chapitre 9 de Moeschler,
J. & Reboul, A. (1994), Dictionnaire encyclopédique de pragmatique, Paris, Le Seuil.

La portée cognitive de l’oeuvre de Grice

Sur le fonctionnalisme, on peut lire le chapitre 18 de Putnam, H. (1975),


Mind, Language and Reality : Philosophical Papers, Vol. 2, Cambridge, Cambridge
University Press.

Chapitre 3 : L’héritage de Grice et la pragmatique cognitive

Introduction

Sur les développements récents de la tradition gricéenne et sur la théorie de


la pertinence, il faut, bien évidemment, lire Sperber, D. & Wilson, D. (1989), La
Pertinence : Communication et Cognition, Paris, Minuit. Ce sera vrai tout au long
de ce chapitre.

Le code et l’inférence

On peut conseiller un livre récent d’introduction à la linguistique et son


chapitre 15 : Moeschler, J. & Auchlin, A. (1997), Introduction à la linguistique
contemporaine, Paris, Armand Colin.
La pragmatique aujourd’hui 178

Fodor et la vision modulaire du fonctionnement du cerveau humain

Le livre de Fodor a été traduit en français : Fodor, J. (1986), La modularité de


l’esprit : Essai sur la psychologie des facultés, Paris, Minuit.

Conclusion

Pour des arguments sur l’encapsulation du module linguistique, on peut


consulter Caplan, D. (1987), Neurolinguistics and Linguistic Aphasiology, New
York, Cambridge University Press, et Smith, N. & Tsimpli, I-M. (1995) : The
Mind of a Savant: Language Learning and Modularity, Oxford, Basil Blackwell. Sur
l’autisme, Frith, U. (1992), L’énigme de l’autisme, Paris, Odile Jacob.

Chapitre 4 : Cognition et vérité

Quelle représentation du monde, pour quoi faire et sous quelle forme ?

Sur le mentalais, le texte de base reste : Fodor, J. (1975), The Language of


Thought, New York, Crowell. Fodor propose une version plus récente de sa
théorie dans Fodor, J. (1995), The Elm and the Expert, Cambridge, Mass., MIT
Press. Pour des discussions sur la nécessité du mentalais, on consultera le
chapitre 3 de Pinker, S. (1994), The Language Instinct : the New Science of Language
and Mind, London, Allen Lane, The Penguin Press (il est pour) et Bickerton, D.
(1990), Language and Species, Chicago, University of Chicago Press (il est contre).
Sur la grammaire universelle et les universaux linguistiques, on peut lire
Chomsky, N. (1986), Knowledge of Language : its Nature, Origin and Use, New
York/Londres, Praeger, et Pollock, J-Y. (1997) : Langage et cognition : Introduction
au programme minimaliste de la grammaire générative, Paris, PUF.

Vérité et proposition

Sur l’ambiguïté et la désambiguïsation, on consultera les chapitres 3 et 4 de


Moeschler, J. & Reboul, A. (1994), Dictionnaire encyclopédique de pragmatique,
Paris, Le Seuil.

Forme logique et forme propositionnelle

Sur la distinction entre forme logique et forme propositionnelle, on lira le


chapitre 4 de Sperber, D. & Wilson, D. (1989), La Pertinence : Communication et
La pragmatique aujourd’hui 179

Cognition, Paris, Minuit, ainsi que le chapitre 3 de Moeschler, J. & Reboul, A.


(1994), Dictionnaire encyclopédique de pragmatique, Paris, Le Seuil.

Explicitations, implicitations et sous-détermination linguistique

Les notions d’explicitations et d’implicitations sont introduites dans le


chapitre 4 de Sperber, D. & Wilson, D. (1989), La Pertinence : Communication et
Cognition, Paris, Minuit. On trouvera une présentation simple dans le chapitre
17 de Moeschler, J. & Auchlin, A. (1997), Introduction à la linguistique
contemporaine, Paris, Armand Colin.

Explicitations, sous-détermination linguistique et vérité

Sur le paradoxe de Moore, on consultera Récanati, F. (1979), La Transparence


et l’énonciation : Pour introduire à la pragmatique, Paris, Le Seuil. On pourra aussi
lire, pour une évaluation critique du problème, Reboul, A. (1997), « La fiction et
le mensonge : les « parasites » dans la théorie des actes de langage », Interaction
et Cognitions 1/2.

Une solution pragmatique au paradoxe de Moore

Sur la mise en cause du caractère bizarre des énoncés du paradoxe de Moore,


on lira avec profit l’excellent article de Tsohatzidis : Tsohatzidis, S. (1995), « The
gap between speech acts and mental states », in Tsohatzidis, S. (ed.), Foundations
of Speech Act Theory : Philosophical and Linguistic Perspectives, Londres,
Routledge. Sur la distinction entre explicitations du premier et du deuxième
ordre, on lira le chapitre 4 de Sperber, D. & Wilson, D. (1989), La Pertinence :
Communication et Cognition, Paris, Minuit.

Langage et vérité

Pour une position relativiste clairement proclamée, on peut lire Vernant, D.


& Manes Gallo, M-C. (1995), « Pour une réévaluation pragmatique de
l'assertion », Interaction et Cognitions 1/2, ainsi que le chapitre 2 de Berendonner,
A. (1981), Eléments de pragmatique linguistique, Paris, Minuit.
La pragmatique aujourd’hui 180

Chapitre 5 : Logique, inférence et pragmatique

Induction et déduction

Sur les difficultés des approches inductives, il faut lire Goodman, N. (1984),
Faits, fictions et prédictions, Paris, Minuit, et Popper, K.R. (1968), La logique de la
découverte scientifique, Paris, Payot.

Les inférences pragmatiques : des inférences déductives

Sur la logique aristotélicienne, on consultera Canto-Sperber, M. et al. (1997),


Philosophie grecque, Paris, PUF, ainsi que Aristote (1950-1962), Organon (5 vol.),
Paris, Librairie Philosophique J. Vrin.

Logique déductive et calcul des propositions

Sur le calcul des propositions, on peut se reporter au chapitre 2 de Hall


Partee, B.H. (1978), Fundamentals of Mathematics for Linguistics, Dordrecht,
Reidel.

Règles d’élimination et pertinence

Sur les règles d’élimination et leur inutilité, on lira le chapitre 2 de Sperber,


D. & Wilson, D. (1989), La Pertinence : Communication et Cognition, Paris, Minuit
et le chapitre 2 de Moeschler, J. & Reboul, A. (1994), Dictionnaire encyclopédique
de pragmatique, Paris, Le Seuil.

Croyances, convictions et vérité

Sur ce que ça peut être que d’être une chauve-souris, on se reportera au


chapitre 24 (l’article de Nagel) de Hofstadter, D. R. & Dennett, D.C. (1986), Vues
de l’esprit, Paris, InterEditions. Pour des perceptions différentes de la norme
humaine, ici celles de populations achromatiques (qui ne voient pas les
couleurs), on consultera Sacks, O. (1997), L’île en noir et blanc, Paris, Le Seuil.
La pragmatique aujourd’hui 181

Chapitre 6 : La construction des concepts

Innéisme, concepts et induction

Sur Fodor et le mentalais, il faut lire Fodor, J. (1975), The Language of Thought,
New York, Crowell et Fodor, J. (1995), The Elm and the Expert, Cambridge,
Mass., MIT Press.

« Gavagai! »

Pour cette discussion de la position de Quine, nous nous sommes largement


inspirés du chapitre 5 de Pinker, S. (1994), The Language Instinct : the New Science
of Language and Mind, London, Allen Lane. Sur le position de Quine, il faut lire
Quine, W.V.O. (1977), Le mot et la chose, Paris, Flammarion. Sur les
classifications populaires, on consultera Berlin, B., Breedlove, D. & Raven, P.
(1973), « General principles of classification and nomenclature in folk biology »,
American Anthropologist 87, 298-315 ; Konner, M. (1982), The tangled Wing :
Biological Constraints on the Human Spirit, New York, Harper ; Kaplan, S. (1992),
« Environmental Preferences in a Knowledge Seeking, Knowledge Using
Organism », in Barkow, J.H., Cosmides, L. & Tooby, J. (eds.), The Adapted Mind :
Evolutionary Psychology and the Generation of Culture, New York, Oxford
University Press ; Atran, S. (1987), « Folkbiological Universals as Common
Sense », in Modgil, S. & Modgil, C. (eds), Noam Chomsky : Consensus and
Controversies, New York, Palmer Press ; Atran, S. (1986), Fondements de l’histoire
naturelle : pour une anthropologie de la science, Paris, Complexe. Sur la différence
entre artefacts et espèces naturelles, on peut consulter : Keil, F. (1984), Concepts,
Kinds and Conceptual Development, Cambridge, Mass., MIT Press.

Concepts vagues et théorie du prototype

Sur la théorie du prototype, on consultera les travaux de Rosch, et,


notamment : Rosch, E. (1990), « Principles of categorization », in Rosch, E. &
Lloyd, B. (eds), Cognition and Categorization, Hillsdale, Lawrence Erlbaum. Pour
une excellente introduction (beaucoup plus favorable à la position de Rosch que
nous ne le sommes) en français, on lira Kleiber, G. (1990), La Sémantique du
prototype : Catégories et sens lexical, Paris, PUF. Sur l’approche prototypique des
concepts, on pourra aussi se rapporter à l’ouvrage de Lakoff, Lakoff, G. (1987),
La pragmatique aujourd’hui 182

Women, Fire and Dangerous Things : What Categories Reveal about the Mind,
Chicago, University of Chicago Press. On pourra aussi se référer au chapitre 14
de Moeschler, J. & Reboul, A. (1994), Dictionnaire encyclopédique de pragmatique,
Paris, Le Seuil.

Une autre interprétation de l’apparente gradualité de l’appartenance à une


catégorie : le stéréotype

Sur la notion de stéréotype, on consultera le chapitre 12 de Putnam, H.


(1975), Mind, Language and Reality : Philosophical Papers, Vol. 2, Cambridge,
Cambridge University Press.

Chapitre 7 : Langage et concepts

La sémantique structurale

On commencera, bien sûr, par Saussure, F. de (1968), Cours de Linguistique


générale, Paris, Payot. Pour des introductions plus faciles, on peut consulter
Gadet, F. (1987), Saussure, une science de la langue, Paris, PUF et le chapitre 2 de
Moeschler, J. & Auchlin, A. (1997), Introduction à la linguistique contemporaine,
Paris, Armand Colin. Sur le structuralisme américain, on peut conseiller
Bloomfield, L. (1970), Le Langage, Paris, Payot.

Sur la sémantique structurale, on regardera Hjelmslev, L. (1951), Essais de


Linguistique, Paris, Minuit (chapitre Pour une sémantique structurale) et pour une
approche récente et qui se veut cognitive, on lira Rastier, F. (1991), Sémantique et
recherches cognitives, Paris, PUF. Sur le relativisme linguistique, il y a deux
ouvrages, Sapir, E. (1991), Linguistique, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais et
Whorf, B.L. (1971), Linguistique et anthropologie : Les origines de la sémiologie, Paris,
Denoël-Gauthier.

Une critique de la théorie structuraliste de la catégorisation

Sur le « Great Eskimo Vocabulary Hoax » (l’affirmation fausse quant au


nombre de termes désignant la neige en inuit), on consultera le chapitre 3 de
Pinker, S. (1994), The Language Instinct : the New Science of Language and Mind,
London, Allen Lane. Sur les termes de couleur, l’étude fondamentale est Berlin,
B. & Kay, P. (1969), Basic Color Terms : their Universality and Evolution, Berkeley,
La pragmatique aujourd’hui 183

University of California Press. Pour une présentation plus accessible sur cette
question, il faut se reporter au chapitre 3 de Moeschler, J. & Auchlin, A. (1997),
Introduction à la linguistique contemporaine, Paris, Armand Colin.

Contenu conceptuel et contenu procédural

La notion d’instruction a été développée par Ducrot dans Ducrot, O. et al.


(1980), Les Mots du discours, Paris, Minuit. Sur le notion de contenu procédural,
on consultera Blakemore, D. (1987), Semantic Constraints on Relevance, Oxford,
Basil Blackwell, et Wilson, D. & Sperber, D. (1990), « Forme linguistique et
pertinence », Cahiers de Linguistique française 11, 13-35. Sur le pronom de
première personne, il faut lire Kaplan, D. (1989), « Demonstratives », in Almog,
J., Perry, J., & Wettstein H. (eds.), Themes from Kaplan, Oxford/New York,
Oxford University Press.

Contenu procédural et connecteurs

Sur l’approche procédurale des connecteurs, on lira le chapitre 6 de


Moeschler, J. (1989), Modélisation du dialogue : Représentation de l’inférence
argumentative, Paris, Hermès ; Luscher, J-M. (1994), « Les marques de
connection : des guides pour l’interprétation », in Moeschler, J. et al., Langage et
pertinence : Référence temporelle, anaphore, connecteurs et métaphore, Nancy, PUN
(chapitre 3). Sur l’apprentissage des connecteurs à l’écrit, on consultera
Moeschler, J. (1994), « Structure et interprétabilité des textes argumentatifs »,
Pratiques 84, 93-111.

Une approche ontologique de la différence entre contenu procédural et


contenu conceptuel

Du point de vue philosophique, on se référera à Strawson, P.F. (1974), Subject


and Predicate in Logic and Grammar, Londres, Methuen, et à Strawson, P.F. (1985),
Analyse et métaphysique, Paris, Vrin. On trouvera une introduction plus
accessible dans les chapitres 6 et 12 de Moeschler, J. & Auchlin, A. (1997),
Introduction à la linguistique contemporaine, Paris, Armand Colin.
La pragmatique aujourd’hui 184

Enracinement des concepts

Le problème de l’enracinement des concepts a été soulevé par Harnad, S.


(1990), « The symbol grounding problem », Physica D 42, 335-346. Il a été discuté
dans Reboul, A. (1998), « Le linguiste, le zoologue et le cognitiviste : vers une
vision réaliste de la référence », in Moeschler, J. & Reichler-Béguelin, M-J. (eds),
Référence temporelle et nominale, Berne, Peter Lang.

Chapitre 8 : Usage littéral et usage non-littéral du langage

Introduction

Sur les approches aristotéliciennes des figures de rhétorique et notamment


de la métaphore, il faut lire Aristote (1980), La Poétique, Paris, Le Seuil, et
Aristote (1973), La Rhétorique, tome 3, Paris, Belles Lettres. Pour une vision
d’ensemble sur l’ironie, on lira Perrin, L. (1996), L’Ironie mise en trope : Du sens
des énoncés hyperboliques et ironiques, Paris, Kimé. Sur les figures de rhétorique en
général, on peut consulter le chapitre 15 de Moeschler, J. & Reboul, A. (1994),
Dictionnaire encyclopédique de pragmatique, Paris, Le Seuil.

La distinction entre usage littéral et usage non-littéral dans la théorie de la


pertinence

Pour la rhétorique classique, on peut lire Fontanier, P. (1968), Les Figures du


discours, Paris, Flammarion. Pour la théorie de la pertinence, on lira le chapitre 4
de Sperber, D. & Wilson, D. (1989), La Pertinence : Communication et Cognition,
Paris, Minuit. Cette référence restera valide tout au long de ce chapitre.

La frontière entre littéralité et non-littéralité

Pour la remarque de Dumarsais, on la trouvera dans Dumarsais, C.C. (1988),


Des tropes ou des différents sens, Paris, Flammarion.

Non-littéralité et discours approximatif

Sur le discours approximatif, il faut lire Sperber, D. & Wilson, D. (1986),


« Façons de parler », Cahiers de Linguistique française 7, 9-26.
La pragmatique aujourd’hui 185

Non-littéralité et métaphore

Pour une critique des approches de la double signification, on peut lire


Davidson, D. (1993), Enquêtes sur la vérité et l’interprétation, Ed. Jacqueline
Chambon. Pour un exemple d’une approche qui s’appuie sur la fausseté des
métaphores, on lira le chapitre 4 de Searle, J.R. (1982), Sens et expression : Etudes
de théorie des actes de langage, Paris, Minuit. Enfin, pour une collection d’articles
sur la métaphore qui a fait date, on consultera Ortony, A. (ed.) (1979), Metaphor
and Thought, Cambridge, Cambridge University Press.

L’engagement du locuteur et la description des actes de langage dans la


théorie de la pertinence

Mis à part le chapitre 4 de Sperber, D. & Wilson, D. (1989), La Pertinence :


Communication et Cognition, Paris, Minuit, on pourra lire le chapitre 1 de
Moeschler, J. & Reboul, A. (1994), Dictionnaire encyclopédique de pragmatique,
Paris, Le Seuil.

Fiction et littéralité

Sur la position searlienne, on lira le chapitre 3 de Searle, J.R. (1982), Sens et


expression : Etudes de théorie des actes de langage, Paris, Minuit. Pour une
discussion générale, on consultera le chapitre 16 de Moeschler, J. & Reboul, A.
(1994), Dictionnaire encyclopédique de pragmatique, Paris, Le Seuil.

Usage approximatif, vague ou flou des concepts

Pour une solution au paradoxe du chauve, on lira Sperber, D. & Wilson, D.


(1986), « Façons de parler », Cahiers de Linguistique française 7, 9-26. Pour un
développement sur un usage approximatif des modificateurs, on consultera
Reboul, A. (1989), « Relevance and Argumentation : How Bald Can You Get »,
in Argumentation 3, 285-302.

Conclusion

Théorie de l’esprit et intentions du locuteur

Sur l’analyse de discours, on peut lire Brown, G. & Yule, G. (1983), Discourse
Analysis, Cambridge, Cambridge University Press. Sur la stratégie de
La pragmatique aujourd’hui 186

l’interprète, on se reportera à Dennett, D. (1990), La Stratégie de l’interprète : le


sens commun et l’univers quotidien, Paris, Gallimard. Sur les pronoms de
troisième personne et leur interprétation, on peut consulter le chapitre 2 de
Moeschler, J. et al., Langage et pertinence : Référence temporelle, anaphore,
connecteurs et métaphore, Nancy, PUN. Pour une critique de l’analyse de
discours, on pourra se référer à Reboul, A. & Moeschler, J. (à paraître), Contre
l’analyse de discours : La construction d’un sens commun, Paris, Armand Colin.

La compositionnalité du discours

Pour une approche compositionnelle forte (structurale), on pourra lire


Roulet, E. et al. (1985), L’articulation du discours en français contemporain, Berne,
Peter Lang, et Moeschler, J. (1985), Argumentation et conversation : Elements pour
une analyse pragmatique du discours, Paris, Hatier. Pour les constructions avec
démonstratif ou avec pronom personnel, on en trouvera une approche dans
Reboul, A. & Moeschler, J. (1994), « Les phrases copulatives avec sujet
pronominal en français et en anglais », Cahiers de Linguistique française 15, 131-
156.

Grammaticalité et phrase, cohérence et discours

Pour une critique d’un lien étroit entre cohérence et marques de la cohésion,
on lira le chapitre 5 de Moeschler, J. (1989), Modélisation du dialogue :
Représentation de l’inférence argumentative, Paris, Hermès, ainsi que Charolles, M.
(1994), « Cohésion, cohérence et pertinence du discours », Revue Internationale de
Linguistique française 29, 125-151. Pour une critique générale de la notion de
cohérence, on lira Reboul, A. (1997), « (In)cohérence et anaphore : mythes et
réalité », in de Mulder, W., Tasmowski-de Ryck, L. & Vetters, C. (eds), Relations
anaphoriques et (in)cohérence, Amsterdam, Rodopi, 297-314.

Une approche « cognitive » du discours

Dans les approches intéressantes du discours, on peut citer Asher, N. (1993),


Reference to Abstract Objects in Discourse, Dordrecht, Reidel ; Kamp, H. & Reyle,
U. (1993), From Logic to Discourse, Dordrecht, Reidel. Pour une approche du
discours qui passe par la notion de focus, on pensera à Grosz, B.J. & Sidner, C.L.
(1986), « Attention, Intentions and the Structure of Discourse », Computational
La pragmatique aujourd’hui 187

Linguistics 12/3, et à Grosz, B.J. & Sidner, C.L. (1990), « Plans for Discourse », in
Cohen, P.R., Morgan, J.L. & Pollack, M.E. (eds.), Intentions and Communication,
Cambridge, MA, MIT Press.
La pragmatique aujourd’hui 188

Table des matières


INTRODUCTION .................................................................................................................................. 1

HAL ET L’ÉCHEC (PROVISOIRE) DU TEST DE TURING................................................................................. 1


A QUOI SERT LE LANGAGE ?...................................................................................................................... 3
LE LANGAGE EST-IL UN CODE ? ................................................................................................................ 7
ATTRIBUER DES PENSÉES À AUTRUI ........................................................................................................ 10
CONCLUSION .......................................................................................................................................... 13

CHAPITRE 1........................................................................................................................................ 14

LA NAISSANCE DE LA PRAGMATIQUE ..................................................................................... 14

INTRODUCTION ....................................................................................................................................... 14
AUSTIN ET LA NAISSANCE DE LA PRAGMATIQUE..................................................................................... 15
SEARLE ET LA THÉORIE DES ACTES DE LANGAGE .................................................................................... 18
L’HYPOTHÈSE PERFORMATIVE ET LE PERFORMADOXE............................................................................ 20
QUELLE SORTE D’ACTES DE LANGAGE SONT LA FICTION ET LE MENSONGE ? ......................................... 22
LA CONDITION DE SINCÉRITÉ, LES ÉTATS MENTAUX DU LOCUTEUR ET LE PARADOXE DE LA CROYANCE 26
LA THÉORIE DES ACTES DE LANGAGE N’EST PAS UNE THÉORIE COGNITIVE ............................................ 27
LA PRAGMATIQUE LINGUISTIQUE............................................................................................................ 31
CONCLUSION .......................................................................................................................................... 33

CHAPITRE 2 ....................................................................................................................................... 35

PRAGMATIQUE ET SCIENCES COGNITIVES ........................................................................... 35

INTRODUCTION ....................................................................................................................................... 35
GRICE ET LA NOTION DE SIGNIFICATION NON-NATURELLE ..................................................................... 36
GRICE ET LA LOGIQUE DE LA CONVERSATION ......................................................................................... 38
GRICE, SEARLE ET LE PROBLÈME DES ACTES DE LANGAGE INDIRECTS ................................................... 41
GRICE, SEARLE ET LES IMPLICATURES CONVERSATIONNELLES .............................................................. 43
INFÉRENCE NON-DÉMONSTRATIVE, IMPLICATURES ET CONNAISSANCES COMMUNES ............................. 44
LA PORTÉE COGNITIVE DE L’OEUVRE DE GRICE ET DE CELLE DE SEARLE ............................................... 46
CONCLUSION : LES CONDITIONS D’UNE PRAGMATIQUE COGNITIVE ........................................................ 48

CHAPITRE 3........................................................................................................................................ 49

L’HÉRITAGE DE GRICE ET LA PRAGMATIQUE COGNITIVE ............................................ 49

INTRODUCTION ....................................................................................................................................... 49
LE CODE ET L’INFÉRENCE ....................................................................................................................... 49
LES PROCESSUS PRAGMATIQUES : SPÉCIFIQUES AU LANGAGE OU INDÉPENDANTS DU LANGAGE ............ 51
FODOR ET LA VISION MODULAIRE DU FONCTIONNEMENT DU CERVEAU HUMAIN .................................... 52
La pragmatique aujourd’hui 189

LINGUISTIQUE ET PRAGMATIQUE, SYSTÈME PÉRIPHÉRIQUE ET SYSTÈME CENTRAL ................................ 54


CONCEPTS ET CONTEXTE ........................................................................................................................ 56
EN QUOI SPERBER ET WILSON SONT-ILS LES HÉRITIERS DE GRICE ?....................................................... 57
DE LA MAXIME DE RELATION AU PRINCIPE DE PERTINENCE .................................................................... 59
LA PERTINENCE : EFFET ET EFFORT ......................................................................................................... 62
PERTINENCE, CHOIX DU CONTEXTE ET ARRÊT DU PROCESSUS D’INTERPRÉTATION ................................. 64
CONCLUSION .......................................................................................................................................... 65

CHAPITRE 4........................................................................................................................................ 68

COGNITION ET VÉRITÉ ................................................................................................................. 68

INTRODUCTION ....................................................................................................................................... 68
QUELLE REPRÉSENTATION DU MONDE, POUR QUOI FAIRE ET SOUS QUELLE FORME ? ............................. 69
VÉRITÉ ET PROPOSITION ......................................................................................................................... 71
FORME LOGIQUE ET FORME PROPOSITIONNELLE ..................................................................................... 74
EXPLICITATIONS, IMPLICITATIONS ET SOUS-DÉTERMINATION LINGUISTIQUE ......................................... 75
EXPLICITATIONS, SOUS-DÉTERMINATION LINGUISTIQUE ET VÉRITÉ ....................................................... 77
UNE SOLUTION PRAGMATIQUE AU PARADOXE DE MOORE ...................................................................... 80
LANGAGE ET VÉRITÉ ............................................................................................................................... 82
CONCLUSION .......................................................................................................................................... 85

CHAPITRE 5........................................................................................................................................ 86

LOGIQUE, INFÉRENCE ET PRAGMATIQUE ............................................................................. 86

INTRODUCTION ....................................................................................................................................... 86
INDUCTION ET DÉDUCTION ..................................................................................................................... 86
« LA TERRE EST PLONDE »...................................................................................................................... 88
LES INFÉRENCES PRAGMATIQUES : DES INFÉRENCES DÉDUCTIVES ......................................................... 91
LOGIQUE DÉDUCTIVE ET CALCUL DES PROPOSITIONS ............................................................................. 93
RÈGLES D’ÉLIMINATION ET PERTINENCE ................................................................................................ 97
CROYANCES, CONVICTIONS ET VÉRITÉ ................................................................................................... 99
CONCLUSION ........................................................................................................................................ 104

CHAPITRE 6...................................................................................................................................... 105

LA CONSTRUCTION DES CONCEPTS ....................................................................................... 105

INTRODUCTION ..................................................................................................................................... 105


INNÉISME, CONCEPTS ET INDUCTION ..................................................................................................... 105
« GAVAGAI ! » ...................................................................................................................................... 108
CONCEPTS VAGUES ET THÉORIE DU PROTOTYPE ................................................................................... 110
UNE CRITIQUE DU MODÈLE DU PROTOTYPE .......................................................................................... 112
La pragmatique aujourd’hui 190

UNE AUTRE INTERPRÉTATION DE L’APPARENTE GRADUALITÉ DE L’APPARTENANCE À UNE CATÉGORIE :


LE STÉRÉOTYPE........................................................................................................................................... 114

UN MODÈLE HYPOTHÉTICO-DÉDUCTIF DE LA FORMATION DES CONCEPTS ............................................ 118


CONCLUSION ........................................................................................................................................ 121

CHAPITRE 7...................................................................................................................................... 122

LANGAGE ET CONCEPTS ............................................................................................................ 122

INTRODUCTION ..................................................................................................................................... 122


LA SÉMANTIQUE STRUCTURALE............................................................................................................ 122
UNE CRITIQUE DE LA THÉORIE STRUCTURALISTE DE LA CATÉGORISATION ........................................... 126
CONTENU CONCEPTUEL ET CONTENU PROCÉDURAL ............................................................................. 128
CONTENU PROCÉDURAL ET CONNECTEURS ........................................................................................... 131
UNE APPROCHE ONTOLOGIQUE DE LA DIFFÉRENCE ENTRE CONTENU PROCÉDURAL ET CONTENU
CONCEPTUEL............................................................................................................................................... 135

ENRACINEMENT DES CONCEPTS ............................................................................................................ 138


CONCLUSION ........................................................................................................................................ 140

CHAPITRE 8...................................................................................................................................... 141

USAGE LITTÉRAL ET USAGE NON-LITTÉRAL DU LANGAGE ......................................... 141

INTRODUCTION ..................................................................................................................................... 141


LA DISTINCTION ENTRE USAGE LITTÉRAL ET USAGE NON-LITTÉRAL DANS LA THÉORIE DE LA
PERTINENCE ................................................................................................................................................ 142

LA FRONTIÈRE ENTRE LITTÉRALITÉ ET NON-LITTÉRALITÉ .................................................................... 143


LITTÉRALITÉ, NON-LITTÉRALITÉ ET RESSEMBLANCE ............................................................................ 145
NON-LITTÉRALITÉ ET DISCOURS APPROXIMATIF ................................................................................... 148
NON-LITTÉRALITÉ ET MÉTAPHORE ....................................................................................................... 150
L’ENGAGEMENT DU LOCUTEUR ET LA DESCRIPTION DES ACTES DE LANGAGE DANS LA THÉORIE DE LA
PERTINENCE ................................................................................................................................................ 152

FICTION ET LITTÉRALITÉ ....................................................................................................................... 153


FICTION, VÉRITÉ ET INTERPRÉTATION ................................................................................................... 154
USAGE APPROXIMATIF, VAGUE OU FLOU DES CONCEPTS ...................................................................... 157
CONCLUSION ........................................................................................................................................ 158

CONCLUSION................................................................................................................................... 159

INTRODUCTION ..................................................................................................................................... 159


THÉORIE DE L’ESPRIT ET INTENTIONS DU LOCUTEUR ............................................................................ 159
LA COMPOSITIONNALITÉ DU DISCOURS ................................................................................................. 162
GRAMMATICALITÉ ET PHRASE, COHÉRENCE ET DISCOURS .................................................................... 165
UNE APPROCHE « COGNITIVE » DU DISCOURS ....................................................................................... 166
La pragmatique aujourd’hui 191

UNE APPROCHE RÉDUCTIONNISTE DU DISCOURS EN TERMES DE PERTINENCE ....................................... 168


CONCLUSION ........................................................................................................................................ 171

RÉFÉRENCES ................................................................................................................................... 173

INTRODUCTION ..................................................................................................................................... 173


Le langage est-il un code ? ............................................................................................................. 174
Attribuer des pensées à autrui ......................................................................................................... 174
CHAPITRE 1 : LA NAISSANCE DE LA PRAGMATIQUE .............................................................................. 174
Introduction ..................................................................................................................................... 174
Austin et la naissance de la pragmatique........................................................................................ 174
Searle et la théorie des actes de langage ........................................................................................ 175
L’hypothèse performative et le performadoxe ................................................................................ 175
Quelle sorte d’actes de langage sont la fiction et le mensonge ? ................................................... 175
La théorie des actes de langage n’est pas une théorie cognitive .................................................... 175
La pragmatique linguistique ........................................................................................................... 176
CHAPITRE 2 : PRAGMATIQUE ET SCIENCES COGNITIVES ....................................................................... 176
Introduction ..................................................................................................................................... 176
Grice et la notion de signification non-naturelle ............................................................................ 176
Grice et la logique de la conversation ............................................................................................ 176
Grice, Searle et les actes de langage indirects ............................................................................... 177
Inférence non-démonstrative, implicatures et connaissance commune .......................................... 177
La portée cognitive de l’oeuvre de Grice ........................................................................................ 177
CHAPITRE 3 : L’HÉRITAGE DE GRICE ET LA PRAGMATIQUE COGNITIVE ................................................ 177
Introduction ..................................................................................................................................... 177
Le code et l’inférence ...................................................................................................................... 177
Fodor et la vision modulaire du fonctionnement du cerveau humain............................................. 178
Conclusion ....................................................................................................................................... 178
CHAPITRE 4 : COGNITION ET VÉRITÉ..................................................................................................... 178
Quelle représentation du monde, pour quoi faire et sous quelle forme ? ....................................... 178
Vérité et proposition ........................................................................................................................ 178
Forme logique et forme propositionnelle ........................................................................................ 178
Explicitations, implicitations et sous-détermination linguistique ................................................... 179
Explicitations, sous-détermination linguistique et vérité ................................................................ 179
Une solution pragmatique au paradoxe de Moore ......................................................................... 179
Langage et vérité ............................................................................................................................. 179
CHAPITRE 5 : LOGIQUE, INFÉRENCE ET PRAGMATIQUE ......................................................................... 180
Induction et déduction ..................................................................................................................... 180
Les inférences pragmatiques : des inférences déductives ............................................................... 180
Logique déductive et calcul des propositions ................................................................................. 180
La pragmatique aujourd’hui 192

Règles d’élimination et pertinence .................................................................................................. 180


Croyances, convictions et vérité...................................................................................................... 180
CHAPITRE 6 : LA CONSTRUCTION DES CONCEPTS ................................................................................. 181
Innéisme, concepts et induction ...................................................................................................... 181
« Gavagai! » .................................................................................................................................... 181
Concepts vagues et théorie du prototype ........................................................................................ 181
Une autre interprétation de l’apparente gradualité de l’appartenance à une catégorie : le
stéréotype .............................................................................................................................................. 182
CHAPITRE 7 : LANGAGE ET CONCEPTS .................................................................................................. 182
La sémantique structurale ............................................................................................................... 182
Une critique de la théorie structuraliste de la catégorisation ........................................................ 182
Contenu conceptuel et contenu procédural ..................................................................................... 183
Contenu procédural et connecteurs ................................................................................................ 183
Une approche ontologique de la différence entre contenu procédural et contenu conceptuel....... 183
Enracinement des concepts ............................................................................................................. 184
CHAPITRE 8 : USAGE LITTÉRAL ET USAGE NON-LITTÉRAL DU LANGAGE .............................................. 184
Introduction ..................................................................................................................................... 184
La distinction entre usage littéral et usage non-littéral dans la théorie de la pertinence .............. 184
La frontière entre littéralité et non-littéralité ................................................................................. 184
Non-littéralité et discours approximatif .......................................................................................... 184
Non-littéralité et métaphore ............................................................................................................ 185
L’engagement du locuteur et la description des actes de langage dans la théorie de la pertinence185
Fiction et littéralité.......................................................................................................................... 185
Usage approximatif, vague ou flou des concepts ............................................................................ 185
CONCLUSION ........................................................................................................................................ 185
Théorie de l’esprit et intentions du locuteur ................................................................................... 185
La compositionnalité du discours ................................................................................................... 186
Grammaticalité et phrase, cohérence et discours ........................................................................... 186
Une approche « cognitive » du discours ......................................................................................... 186

TABLE DES MATIÈRES ................................................................................................................. 188

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