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TECHNOLOGIE ÉCONOMIE — LA BATAILLE DES LEGO

NFT : LE JACKPOT AURA BIEN LIEU MIGRANTS — LA RUÉE
NUMÉRIQUE VERS LES ÉTATS-UNIS

Portugal cont. 5,20 €, Suisse 6,70 CHF,

7,75 $CAN, DOM 5 €, Espagne 5,20 €,
530 DA, Allemagne 5,40 €, Andorre

5,20 €, Italie 5,20 €, Japon 850 Y,

Grande-Bretagne 4,60 £, Grèce
Afrique CFA 3400 F CFA, Algérie

TOM 850 XPF, Tunisie 7,20 DT.

Maroc 41 DH, Pays Bas 5,20 €,
5 €, Autriche 5,40 €, Canada
No 1587 du 1er au 7 avril 2021
courrierinternational.com
France : 4,50 €

UN NOUVEAU
MOYEN-ORIENT Désengagement
américain, montée
en puissance de
la Turquie face à l’Iran,
normalisation des relations
avec Israël… La presse
étrangère décrypte les
bouleversements
des équilibres
dans la région.

3’:HIKNLI=XUYZU]:?b@f@s@r@a";
M 03183 - 1587 - F: 4,50 E
ET SI C’ÉTAIT
LE BON MOMENT
POUR RÉINVENTER
L’ÉPARGNE ?

LA NOUVELLE
GÉNÉRATION D’ÉPARGNE
 Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021 3

LES CHOIX
à Jérusalem et a incité Israël
DE “COURRIER” à normaliser ses relations avec
CLAIRE CARRARD ses voisins. En août dernier,
encore président des États-
Un nouveau Unis, Trump annonçait
triomphalement avoir négocié
Moyen-Orient les accords d’Abraham, qui
prévoient la normalisation des
p.24 relations entre Israël et deux
moins prioritaire que par
le passé”. Il s’engage dans
“une voie moyenne subtile,
écrit Politico. S’il y parvient
pour le moment, il aura du mal
à conserver cet équilibre quand
de nouveaux défi s apparaîtront.”
Peu enthousiaste à l’idée
de se lancer dans une aventure
“Désormais, les Palestiniens
n’ont d’autre choix que de dire
aux Israéliens qu’en l’absence
d’un État ils ont des droits dans
un État binational.” Ce sont
ces nouvelles dynamiques
que nous avons voulu
décrypter dans ce numéro.
Il n’y pas à proprement parler
ottoman risque pourtant de
se heurter très vite à son allié
d’aujourd’hui, l’Iran. “À terme,
un conflit est inévitable”, prédit
même Newlines. “Le chaos qui
a suivi [le “printemps arabe”]
a permis aux Iraniens d’étendre
leur influence géopolitique du
Levant à la péninsule arabique”,

N
i Obama ni Trump :
s’il est encore trop tôt
pour décrypter
la politique étrangère du
nouveau président américain
au Moyen-Orient, la “doctrine
Biden” s’éloigne déjà de celle
de ses prédécesseurs, écrit
le site Politico. Barack Obama
avait fait de l’accord nucléaire
avec l’Iran la pièce centrale
de sa diplomatie dans
la région. Au nom des droits
de l’homme, il a plusieurs fois
critiqué l’Arabie Saoudite
et Israël, pourtant alliés
des États-Unis. Donald Trump
a fait tout le contraire :
il s’est clairement appuyé sur
Riyad, il a fait sortir son pays
de l’accord de 2015 sur le
nucléaire iranien, a déplacé
l’ambassade américaine
pays du Golfe : les Émirats
arabes unis et Bahreïn. Deux
mois plus tard, le Maroc et
le Soudan normalisaient à leur
tour leurs relations avec l’État
hébreu. Le 11 mars, Benyamin
Nétanyahou était même
attendu dans les Émirats
pour une visite qui s’annonçait
historique. Elle a été annulée
au dernier moment mais
le tournant géopolitique est
réel. D’autres rapprochements
sont attendus cette année
(avec l’Arabie Saoudite,
avec Oman…), et cela change
pas mal de choses dans
les équilibres de la région.
D’autant que ce tournant
coïncide de facto avec
un lent mais progressif
désengagement américain.
Joe Biden a déjà “fait savoir
que le Moyen-Orient serait
militaire, Joe Biden laisse le
champ libre à la Russie, mais
celle-ci a-t-elle les moyens de
devenir le nouveau gendarme
du Moyen-Orient ? Quel rôle
peut jouer la Chine, qui a
signé le 27 mars un accord
de coopération stratégique
avec l’Iran ? Dix ans après le
“printemps arabe”, c’est la fin
des certitudes, écrit Michael
Young dans un article publié
par le Carnegie Middle East
Center. Pour le politologue,
le retrait américain “a fait
naître de nouvelles dynamiques
régionales qui ont remis
en question bon nombre des
paradigmes, voire des certitudes”,
et pourrait avoir au final “un
effet libérateur”. En incitant
les États à plus de réalisme,
notamment dans la résolution
du conflit israélo-palestinien.
une actualité dominante,
mais un ensemble de facteurs
et d’événements qui dessinent
un nouveau Moyen-Orient.
Les accords de normalisation
passés avec Israël “balaient une
certitude autrefois structurante,
celle de la persistance d’un
conflit israélo-arabe”, écrit
encore Michael Young. Autre
changement majeur : si le
conflit entre l’Iran et l’Arabie
Saoudite a longtemps dominé
toute l’actualité du Moyen-
Orient, aujourd’hui “Téhéran
est sur le point de remporter une
bataille longue de quarante ans
contre Riyad”, explique le site
Newlines Magazine. Et c’est
la Turquie qui s’affirme
désormais comme le seul
leader du monde sunnite.
L’ambition assumée d’Erdogan
de ressusciter l’Empire
analyse encore le site.
Aujourd’hui, “il n’existe aucune
force dans le monde arabe
capable de faire contrepoids
et de chasser l’Iran des zones
qu’il domine déjà par le jeu
d’intermédiaires (l’Irak,
la Syrie, le Liban et le Yémen)”.
La Turquie, elle, pourrait,
à terme, rivaliser. Il suffit
de regarder la carte que nous
publions dans ce numéro pour
comprendre les logiques en
cours. Et les nouvelles sphères
d’influence qui se dessinent.
En couverture :
De gauche à droite : Benyamin
Nétanyahou, Recep Tayyip
Erdogan, Ali Khamenei et Joe
Biden. Dessin de Kichka, Israël,
pour Courrier international.
NFT : photo Chris Torres/Rob
Bulmahn via Flickr.

Sommaire
ROYAUME-UNI p.16 MAROC p.22 LES SOURCES

En Irlande du Yoshiyahu Chaque semaine, les journalistes

de Courrier international sélectionnent
PHOTO CHRIS TORRES / ROB BULMAHN VIA FLICKR.

Nord, la colère Pinto, rabbin et traduisent des articles tirés de plus

de 1500 médias du monde entier.

des unionistes superstar

La frontière douanière
entre l’Irlande du Nord et
la Grande-Bretagne est vécue
comme une trahison par les
unionistes. De quoi pousser
certains à reconsidérer
l’accord de paix de 1998. Un
360 p.38 reportage du Sunday Times.
De New York à
Casablanca, Yoshiyahu
Pinto est à la tête
d’une communauté
de 150 000 personnes,
qui le crédite de
pouvoirs magiques.
TelQuel l’a rencontré.
Voici la liste exhaustive des journaux,
sites et blogs utilisés dans ce numéro :
The Art Newspaper Londres, mensuel. Asahi
Shimbun Tokyo, quotidien. Asharq Al-Awsat
Londres, quotidien. Aujourd’hui au Faso
Ouagadougou, quotidien. Business Day
Johannesburg, quotidien. Carnegie Middle East
Center (carnegie-mec.org) Beyrouth, en ligne.
Deutsche Welle (dw-world.de) Berlin, en ligne.
The Diplomat Sydney, bimensuel. The Economist
Londres, hebdomadaire. Financial Times
Londres, quotidien. The Independent Londres,
quotidien. Los Angeles Times Los Angeles,
quotidien. Newlines Magazine (newlinesmag.
com) Washington, en ligne. The New York Times

NFT : le jackpot
New York, quotidien. Open New Delhi,
hebdomadaire. L’Orient-Le Jour Beyrouth,
7 JOURS p.6
numérique
quotidien. Oukraïnska Pravda (pravda.com.ua)
Kiev, en ligne. El País México (elpais.com/

Ces dernières semaines, une série
de ventes a affolé les compteurs. Les objets
de cette frénésie ? De banals contenus
numériques devenus précieux grâce
à la technologie des NFT. Explications.
Sortie de route
En s’enlisant au milieu du canal de Suez, le porte-conteneurs
Ever Given a paralysé une partie du fret maritime mondial.
Un incident qui montre combien le modèle actuel à flux
tendus est vulnérable, souligne The Economist.
mexico/) Mexico, en ligne. Politico Arlington
(États-Unis), quotidien. La Presse Montréal,
quotidien. Renmin Ribao Pékin, quotidien.
The Sunday Times Londres, hebdomadaire.
Der Tagesspiegel Berlin, quotidien. TelQuel
Casablanca, hebdomadaire. The Times of Israel
(timesofisrael.com) Jérusalem, en ligne.
La Vanguardia Barcelone, quotidien.
The Wall Street Journal New York, quotidien.
4. Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021

Édité par Courrier international SA, société anonyme avec

SOMMAIRE SUR NOTRE SITE directoire et conseil de surveillance au capital de 106400 €
Actionnaire : La Société éditrice du Monde
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6. Canal de Suez. Sortie de route Europe. L’inévitable confinement ? Président du directoire, directeur de la publication : Arnaud Aubron
Directrice de la rédaction, membre du directoire : Claire Carrard
Face à la multiplication des cas de Covid-19, alors que la campagne Conseil de surveillance : Louis Dreyfus, président
et effet domino Dépôt légal Avril 2021. Commission paritaire no 0722c82101.
8. Birmanie. Vers une guerre de vaccination est toujours à la peine, une partie de l’Europe continentale ISSN no 1154-516X Imprimé en France/Printed in France
civile ? va devoir enfermer à nouveau sa population. Toutes les infos, les réactions Rédaction 67-69 avenue Pierre-Mendès-France 75013 Paris. Accueil 33 (0) 1 46 46
9. Controverse. Faut-il lever les et les analyses sur notre site. 16 00 Fax général 33 (0) 1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0) 1 46 46 16 02 Site web
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brevets des vaccins anti-Covid ? Directrice de la rédaction Claire Carrard (16 58) Rédacteurs en chef adjoints

France. Cher Paris, je t’aime

Raymond Clarinard (16  77), Virginie Lepetit (16  12), Claire Pomarès (web)
D’un continent à l’autre Responsable du numérique Joffrey Ricome Direction artistique Sophie-Anne
10. Amériques. Sur les rives du Delhomme (16 31), Conception graphique Javier Errea Comunicación

Rio Grande, les rêves se brisent

13. États-Unis. Joe Biden
mais je te quitte édition Anouk Delport (16 98), Fatima Rizki (17 30), 7 jours dans le monde François
Gerles (chef de rubrique, 17 48) Europe Gerry Feehily (chef de service, 16 95), Laurence
Habay (chef de service adjointe, Russie, est de l’Europe, 16 36), Catherine Guichard
Trop dense, trop cher, trop frénétique… Paris voit depuis une dizaine d’années (Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16 04), Sasha Mitchell (Royaume-Uni,
promet peu mais fait beaucoup Irlande, 19 74), Beniamino Morante (Italie, 19 72), Antoine Mouteau (Pays-Bas), Vincent
14. France. Laissez rentrer une partie de sa population le quitter pour la province. La pandémie a accéléré Barros (Portugal), Carolin Lohrenz (chef de rubrique, France, 16 93), Alexandre

les Françaises de Daech ! ce phénomène. Un reportage du quotidien italien La Stampa. Lévy (Bulgarie), Solveig Gram Jensen (Danemark, Norvège, Suède), Alexia Kefalas
(Grèce, Chypre), Joël Le Pavous (Hongrie), Romain Su (Pologne), Guillaume Narguet
15. France. Vers la légalisation (République tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie, Bosnie-

Société. Les drag kings ne veulent plus

Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Alda Engoian (Caucase, Asie centrale),
du cannabis ? Larissa Kotelevets (Ukraine) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique
du Nord, 16 14), Jean-Hébert Armengaud (chef de service, Amérique latine, 16 57),
16. Royaume-Uni. En Irlande
du Nord, les unionistes en colère rester dans l’ombre Morgann Jezequel (Brésil), Martin Gauthier (Canada) Asie Agnès Gaudu (chef de
service, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Christine Chaumeau (Asie du Sud-Est, 16 24),
Zhang Zhulin (Chine, 17 47), Guillaume Delacroix (Asie du Sud), Élisabeth D. Inandiak
18. Ukraine. Un tournant dans Les drag kings, ces personnes nées de sexe féminin qui se produisent sur scène (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service,
la guerre contre les oligarques habillées en homme, apparaissent de plus en plus dans les médias. Pourquoi
16 69), Ghazal Golshiri (Iran), Pascal Fenaux (Israël), Philippe Mischkowsky (pays
du Golfe) Afrique Anna Sylvestre-Treiner (chef de rubrique, 16 29), Malik Ben Salem
19. Chine. Cessez la comédie ce coup de projecteur ? Une volonté d’égalité, mais aussi un effet de la pandémie (Maghreb), Mathilde Boussion (Afrique australe et Afrique de l’Est), Transversales
des droits de l’homme ! Pascale Boyen (chef des informations, Économie, 16 47), Carole Lembezat (chef de
qui déplace la scène vers Internet, souligne le New York Times. rubrique, Sciences et Signaux, 16 15), Annick Rivoire (Économie), Magazine 360°
20. Japon. La réinsertion, Marie Bélœil (chef des informations, 17 32), Hugo Florent (16 74), Delphine Veaudor
de gré ou de force (16 76), Histoire Mélanie Liffschitz (16 96)
Site Internet Claire Pomarès (rédactrice en chef adjointe), Nicolas Coisplet (chef
22. Maroc. Yoshiyahu Pinto, L’horoscope de Rob Brezsny Retrouvez chaque semaine les prévisions poétiques d’édition), Adrien Oster (chef d’édition), Gabriel Hassan (rédacteur multimédia, 16 32),
rabbin superstar et philosophiques de l’astrologue le plus original de la planète. Carole Lyon (rédactrice multimédia, 17 36), Hoda Saliby (rédactrice multimédia, 16 35),
Mélanie Chenouard (vidéo édition, 16 65), Paul-Boris Bouzin (développement web)
À la une Retrouvez-nous aussi sur Facebook, Twitter,
Courrier Expat Ingrid Therwath (16 51), Jean-Luc Majouret (16 42)

24. Un nouveau Moyen-Orient Instagram et Pinterest. Traduction Raymond Clarinard (responsable, Courrier Histoire), Mélanie Liffschitz
(chef de service adjointe, anglais, espagnol), Julie Marcot (chef de service adjointe,
Transversales anglais, espagnol, portugais), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon
(anglais, allemand, portugais), Manon Delfour-Peyrethon (anglais, allemand), Caroline
32. Économie. La bataille Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois, anglais),
des Lego aura bien lieu Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Leslie Talaga (anglais, espagnol) Révision
Jean-Baptiste Luciani (chef de service, 17 35), Isabelle Bryskier, Philippe Czerepak,
34. Sciences. Face au Covid-19, Aurore Delvigne, Françoise Hérold, Julie Martin
les médecins tâtonnent encore Pôle visuel Sophie-Anne Delhomme (responsable), Web design et animation
Alexandre Errichiello (chef de service, 16 17), Benjamin Fernandez, Jonnathan Renaud-
36. Environnement. Comment Badet, Pierrick Van-Thé Iconographie Luc Briand (chef de service, 16 41), Lidwine
sauver la forêt des Cardamomes ? Kervella (16 10), Stéphanie Saindon (16 53), Céline Merrien (colorisation) Maquette
Alice Andersen (chef de service, 16 37), Denis Scudeller (chef de fabrication), Gilles
37. Signaux. À travail égal, de Obaldia Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey
salaire moindre (16 66) Informatique Denis Scudeller
Découvrez notre newsletter mensuelle Agence courrier Patricia Fernández Pérez (directrice du développement et de la
360° consacrée aux débats.
communication, 17 37), Jessica Robineau (16 08) Dialla Konate (17 38)

38. Technologie. NFT : Directrice de la fabrication Nathalie Communeau, Nathalie Mounié (chef de
fabrication, 45 35) Impression, brochage, routage : Maury, 45330 Malesherbes
le jackpot numérique Au menu de ce troisième Courrier des idées, Ont participé à ce numéro Julien Abiramia, Paul Blondé, Jean-Baptiste Bor,
44. Plein écran. Sur Netflix, après la polémique autour d’Amanda Gorman, Isabelle Bouchery, Cécile Chemel, Anne-Françoise Cochet, Maddalena De Vio, Marion
Doutreligne, Julie Lassale, Astrid Mouget, Pauline Le Troquier, Blandine Mosnat,
la mariée était indienne “Qui pour traduire les mots des autres ?”. Anne Romefort, Valentin Scholz, Isabelle Taudière, Léo Thomas, Yuta Yagishita
45. Culture. En marchant Retrouvez aussi des suggestions de livres Publicité MPublicité, 67-69, avenue Pierre-Mendès-France CS 11 469, 75707 Paris
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en écoutant et de débats en ligne. Bonne lecture. générale adjointe, Marketing & Études Élisabeth Cialdella (elisabeth.cialdella@
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6.
a ns
7 jours odnde
le m
Canal de Suez. Sortie
de route et effet domino
En s’enlisant au milieu du canal de Suez, le porte-conteneurs Ever Given
a paralysé une partie du fret maritime mondial. Un incident qui montre
à quel point le commerce maritime, en pleine expansion, est vulnérable
aux goulets d’étranglement.
—The Economist Londres
D
ifficile d’imaginer de plus
plates excuses. La société
japonaise Shoei Kisen
Kaisha a émis un communiqué
obséquieux dans la presse après
qu’un de ses navires, l’Ever Given,
s’est retrouvé bloqué dans le canal
de Suez. Ce sont des vents vio-
lents qui l’auraient fait dériver
le 23 mars dernier, empêchant
d’autres bâtiments d’emprunter
cette route maritime. L’obstination
de l’Ever Given à rester échoué a
donné naissance à un millier de
mèmes, mais les dommages éco-
nomiques, eux, n’ont rien d’amu-
sant. Le canal voit transiter 12 %
du commerce mondial en volume,
et l’autre route reliant l’Asie à
l’Europe, qui contourne le cap
de Bonne-Espérance, prolonge
le voyage de plus d’une semaine.
Le canal de Suez est un des mul-
tiples goulets d’étranglement dont
dépend la navigation marchande.
Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021
CARTOON MOVEMENT
Parmi les autres, citons le canal de
Panama, qui relie l’Atlantique au
Pacifique, et le détroit d’Ormuz,
entre le golfe Arabo-Persique et
le golfe d’Oman. Même quand le
trafic n’est pas interrompu par
un navire aussi long que l’Empire
State Building est haut, ces pas-
sages étroits sont plus que jamais
sous pression.
Mer Cela s’explique entre autres par
Port-Saïd Méditerranée
le fait que, jusqu’à la pandémie de
Covid-19, le volume du commerce
maritime était en pleine expansion.
Canal de S
En 2010, 8,4 milliards de tonnes
Péninsule de fret avaient circulé par la mer.
ÉGYPTE du Sinaï
En 2019, ce chiffre était de 11,1 mil-
Position de liards de tonnes. Avec l’accroisse-
l’Ever Given ment du volume des échanges, les
u goulets d’étranglement sont deve-
ez
SOURCE : VESSELFINDER.COM
Vers nus encore plus importants pour
Le Caire
Suez des produits de première néces-
sité, comme les denrées alimen-
40 km Mer
taires et le carburant. En 2000,
Rouge 42 % des exportations mondiales
Navires dans l’attente de la de céréales passaient par au moins
réouverture du canal (29 mars 2021) un de ces goulets, selon le cabinet
de consultants Chatham House.
En 2015, on en était à 55 %.
En réaction, certains de ces pas-
sages ont développé leurs capaci-
tés. En 2015, un projet d’expansion
d’un montant de 8 milliards de
dollars a ajouté 35 kilomètres de
nouvelles voies navigables au canal
de Suez, tout en approfondissant
celles qui existent pour accommo-
der des navires plus imposants. Un
an plus tard, des travaux d’expan-
sion du canal de Panama se sont
achevés, lui permettant d’accueillir
désormais 79 % des transports de
fret, contre 45 % auparavant. Une
solution, plus simple, consiste-
rait à contourner carrément ces
points. Pour des produits comme
le pétrole, on peut envisager des
pipelines. L’oléoduc Sumed, par
exemple, transfère du pétrole entre
la mer Rouge et la Méditerranée.
Mais il n’est pas facile de transpor-
ter tous les produits par la terre. La
Russie ne ménage pas ses efforts
en faveur d’une route maritime
par le nord, à travers la glace arc-
tique, qui recule, afin de proposer
un autre moyen de relier l’Asie à
l’Europe. Mais le projet est pour
l’heure irréalisable, car la saison
navigable dure quatre mois, et
les glaces restent imprévisibles.
L’instabilité politique et les
conflits sont autant de raisons
de trouver des moyens de contour-
ner les goulets d’étranglement.
En 2019, les rebelles houthistes,
qui se battent contre une coali-
tion sous commandement saou-
dien au Yémen, se sont emparés
d’un navire saoudien qui remor-
quait une plateforme pétrolière
sud-coréenne en mer Rouge. Le
littoral yéménite donne sur le
détroit de Bab-el-Mandeb, qui
voit passer environ 10 % du trans-
port pétrolier maritime. Ces eaux
sont également écumées par les
pirates somaliens. Ces dernières
années, près de la moitié des actes
de piraterie ont eu lieu au large
des côtes de Somalie ou d’Indo-
nésie, où les navires franchissent
le détroit de Malacca qui, sur son
tronçon le plus étroit, n’est large
que de 2,7 kilomètres.
Et si le changement climatique
rend un jour praticable une route
par l’Arctique, il menace autrement
les goulets. Les événements cli-
matiques extrêmes vont se mul-
tiplier. En 2016, à l’issue d’une
longue sécheresse en Amérique
centrale, il a fallu imposer des
restrictions du tirant d’eau des
navires au canal de Panama, ce
↙ Dessin de Ramón Díaz
Yanes, Cuba.
À la une
FIERTÉ
NATIONALE
“Vive les
hommes
du canal
de Suez”, titre
le quotidien
égyptien
Al-Youm
Al-Sabee le 30 mars après
la remise à flot la veille
du porte-conteneurs Ever Given,
“la plus grande opération
de sauvetage de l’Histoire”.
Et de lancer : “Les Égyptiens
au monde : soyez rassurés !”
Depuis le renflouement du géant
qui bloquait depuis six jours
le canal de Suez, les médias
égyptiens communient
dans le discours nationaliste,
avec louanges aux “Égyptiens
dévoués” et au président :
“Al-Sissi souligne que
c’est la volonté des Égyptiens
qui donne la direction.”
Pour The New York Times,
les équipes de sauvetage ont
cependant eu un coup de main
inespéré de forces “plus
puissantes que n’importe quelle
machine dépêchée sur les
lieux” : la Lune et les marées.
Les vingt-quatre heures qui ont
suivi la pleine lune du 28 mars
ont en effet offert “le meilleur
créneau pour travailler”.
qui a empêché certains des plus
gros bâtiments de l’emprunter.
Enfin, la hausse du niveau des
mers représente un risque pour
la viabilité des ports.
Rares sont ceux qui se seraient
attendus à ce qu’un unique navire
paralyse aussi longtemps un des
axes commerciaux stratégiques
de la planète, mais l’Ever Given
est comme un gigantesque rappel
à l’ordre quant à la fragilité des
chaînes logistiques. Il va peut-
être falloir des jours, voire des
semaines, avant que le canal de
Suez, par lequel transitent près de
19 000 navires par an, reprenne
un fonctionnement normal. Les
voies maritimes commerciales
pourraient se trouver de nou-
veau bloquées à l’avenir, et peut-
être faudra-t-il autre chose que
des remorqueurs pour les déga-
ger. Les gouvernements et les
entreprises doivent se préparer
à d’autres difficultés.—
Publié le 26 mars
Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021 7 JOURS. 7

BIRMANIE
Remaniement
XXL
Ciel, mon
obscurité ! Vers une de leurs propres armées. Pour certaines
en rébellion ouverte contre le pouvoir

BRÉSIL — ASTRONOMIE — Les nuits étoi-
“Bolsonaro cède
au Centrão et
provoque une
crise avec les
m i l i t a i r e s ”,
titre le 30 mars
le Correio
B r a z i lie n s e
en référence
au “grand centre”, ensemble de
partis de droite et de centre droit.
Fortement critiqué et fragilisé par
sa gestion catastrophique de la
crise sanitaire, Jair Bolsonaro
a changé six de ses ministres à
des portefeuilles clés comme ceux
de la Justice, de la Défense ou
des Affaires étrangères. Par ce
remaniement, le président essaie-
rait de s’attirer les bonnes grâces
des parlementaires du Centrão
afin d’échapper à une procédure
de destitution.
Un anniversaire
endeuillé
lées ne sont plus ce qu’elles
étaient. Il semblerait qu’il n’y
ait plus un seul endroit sur notre
planète d’où les astronomes
puissent observer un ciel qui
ne soit altéré par la pollution
lumineuse provoquée par les
satellites en orbite ou les débris
spatiaux. C’est ce que suggère
une étude acceptée le 28 mars
pour publication dans la revue
Monthly Notices of the Royal
Astronomical Society. Non
pas que les objets qui tournent
autour de la Terre soient tous
visibles à l’œil nu, mais “ils créent
en arrière-plan du ciel nocturne
une lueur qui estompe les confins
les plus difficilement visibles du
cosmos”, explique Science.
Les djihadistes
attaquent
MOZAMBIQUE
— “Le ter ro-
risme retarde la
guerre civile ?
central, pour d’autres en sommeil, en
vertu de fragiles accords de paix. Depuis
le 1er février, des foyers insurrectionnels
sont signalés ici et là.
Face à une junte qui réprime Dans le Nord, “la Kachin Independence
aveuglément, beaucoup Army (KIA) a lancé des attaques simultanées
le 28 mars contre au moins quatre bataillons
songent à prendre les armes. de police dans le township de Hpakant”,
Ils pourraient être épaulés écrit le site Myanmar Now, qui précise
par les armées des minorités que, dès le lendemain du coup d’État, “des
ethniques qui peuplent combats ont eu lieu entre les forces armées
les confins du pays. de la junte et la KIA, y compris dans l’État
Shan voisin”. Le régime aurait eu recours
à des hélicoptères contre la KIA.
Jeunes citadins. Dans le Sud, en territoire
karen, le long de la frontière thaïlandaise,
des avions de chasse ont été appelés en
renfort et ont frappé plusieurs villages le
27 mars, faisant au moins trois morts et
poussant plusieurs milliers de personnes
à fuir. Des frappes en représailles “de la
prise d’un avant-poste sur une colline” par
le bras armé de la Karen National Union
(KNU), écrit The Irrawaddy. Quelques
jours avant, la KNU avait exhorté la junte
à “arrêter de tuer des civils et à libérer tous
ceux qui ont été incarcérés depuis le 1er février”.
Dans un communiqué similaire, dont fait
état Myanmar Now, la KIA disait qu’“elle

CARTOON MOVEMENT
BANGLADESH — Venu par- reprise des acti- se battrait au côté des citoyens contre la dic-
ticiper aux célébrations du vités de Total”, → Dessin tature”. Le 30 mars, trois autres “organi-
cinquantième anniversaire de titre le 29 mars de Maarten sations ethniques armées, qui contrôlent de
l’indépendance du Bangladesh O  P a í s . S i x Wolterink, larges pans du territoire”, ont proféré une
à Dacca, le 26 mars, le Premier jours plus tôt, Pays-Bas. menace similaire, rapporte The Sydney
ministre indien, Narendra une nouvelle offensive djiha- Morning Herald.
Modi, a été la cible de manifes- diste est survenue à Palma, Ces armées pourraient-elles former un
tations hostiles à l’initiative d’un ville du nord du pays, dans le front uni ? C’est l’un des projets d’un groupe

mouvement islamique radical.
Le Hefazat-e-Islam reproche au
dirigeant nationaliste hindou
de mener une politique répres-
sive à l’encontre des musulmans
en Inde. Selon le Business
Standard, “au moins 14 personnes
ont été tuées et des dizaines d’autres
blessées lors des aff rontements qui
ont eu lieu dans tout le pays”.
Cabo Delgado, une région mar-
tyre depuis 2017. Le groupe
français a dû suspendre les
travaux de son immense projet
gazier, prévu pour 2024. Daech,
depuis, a revendiqué le raid.
“Des dizaines de personnes assas-
sinées lors d’attaques à Palma”,
lit-on à la une du quotidien de
référence.
A
de députés dissidents qui tente de mettre
près la journée du samedi 27 mars, sur pied un gouvernement civil. Selon
au cours de laquelle plus de The Economist, “des discussions sont en cours
100 personnes ont été abattues en vue de regrouper plusieurs milices repré-
par des soldats ou des policiers, soit plus sentant des minorités ethniques en une armée
de 500 depuis le début de la répression, ‘fédérale’ afin de résister à la Tatmadaw [l’ar-
“le pays risque de plonger dans une guerre mée birmane]”.
civile”, écrit The Sydney Morning Herald Parallèlement, raconte Myanmar Now,
le 30 mars. Parmi ceux qui, depuis le de jeunes citadins désillusionnés par leur
1er février et le coup d’État qui a renversé impuissance ont commencé à rejoindre
Aung Sang Suu Kyi, descendent chaque les rangs de ces armées. “Ils ont décidé
jour dans la rue, beau- qu’il était temps d’obtenir de

100
coup sont tentés par vraies armes et d’apprendre
Revue
des formes plus vio- de presse à s’en servir. Et pour cela, ils
lentes de résistance. savent qu’ils doivent gagner
Face à la répression les régions frontalières où
aveugle, ils commencent à s’armer, même les groupes armés ethniques combattent la
MILLIONS DE LIVRES STERLING si, précise The Economist, ce n’est “avec Tatmadaw depuis des décennies”, raconte
C’est la somme que, outre-Manche, le gouvernement rien de plus que des frondes et des cocktails le site. The New York Times le confirme lui
de Boris Johnson cherche à lever pour nettoyer les trottoirs Molotov”. Ce que nuance The New York aussi dans un reportage. “Dans la forêt,
constellés de chewing-gums. Conséquence, les fabricants Times, qui parle de “guérilla” “érigeant ils s’entraînent aux rudiments de la guerre
“se retrouvent englués dans un fâcheux dilemme”, rapporte des barricades” face “aux incursions des et apprennent comment saboter des instal-
The Sunday Times le 28 mars : “Si les entreprises refusent militaires” et “apprenant sur Internet com- lations liées à l’armée.” Une collaboration
de payer volontairement les frais, un impôt sera mis en ment fabriquer des bombes fumigènes”. indispensable aux yeux de la correspon-
place”, confie une source gouvernementale auprès du journal Les risques de guerre civile semblent dante du quotidien américain pour qu’une
dominical. Les chewing-gums constitueraient le deuxième encore plus grands à la périphérie du pays. telle “rébellion armée ait une quelconque
type de déchets le plus présent dans les rues britanniques, Les minorités ethniques qui peuplent chance de succès”.
derrière les mégots de cigarettes. ces régions disposent, pour beaucoup, —Courrier international
8. 7 JOURS
Ratissage
anti-Daech
SYRIE — Les forces kurdes
chargées de la sécurité du camp
d’Al-Hol situé dans le nord-
est du pays –  où s’entassent
des dizaines de milliers de
sympathisants, notamment
occidentaux, du groupe État
isla m ique  ( EI ), dont u ne
grande majorité de femmes et
d’enfants (lire aussi p. 14) – ont
lancé le 28 mars un vaste coup
de filet. Le camp est secoué
depuis plusieurs semaines par
une série de meurtres, rap-
porte le quotidien panarabe
Asharq Al-Awsat. L’opération,
qui, au premier jour, a permis
l’arrestation de dizaines de rési-
dents soupçonnés d’apparte-
nance à l’EI, devrait durer une
dizaine de jours.
Victime
du Spoutnik
SLOVAQUIE
— “Et main-
tenant  ?” se
demande
l’hebdo-
madaire
T yzden, le
29  mars, au
Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021
↓ Des photos de victimes au Mémorial
du génocide de Kigali, le 5 avril 2019.
Photo Ben Curtis/AP Photo/Sipa
RWANDA
poids lourds de l’exécutif – la
ministre de la Défense et celui L’heure pour la France
de demander pardon
de la Justice – ont été rétrogra-
dés. Depuis six semaines et la
révélation d’un viol commis
au sein du Parlement en 2019,
suivie d’autres scandales, Scott La commission Duclert a pointé du doigt l’“aveuglement” de
Morrison “fait face à une vague Paris face à l’élimination des Tutsis par le pouvoir hutu. Même
de colère” à travers tout le pays,
analyse The Sydney Morning
si le rapport rendu par la commission ne parle pas de culpabilité,
Herald. Ce rema n iement ce journal burkinabé conseille à la France de “battre sa coulpe”.
suffira-t-il à l’apaiser ?
Concert en temps
de Covid
ESPAGNE —
“ L’é m o t i o n
prime au
p re mi e r
concert ‘sans
Covid’”, titre
le quotidien
catalan La
Vanguardia
le 28  mars. La veille au soir,
5 0 00 personnes “euphoriques”
ont pu assister à une représenta-
tion du groupe de rock espagnol
Love of Lesbian dans l’enceinte
du Palau Sant Jordi de Barcelone.
Préalablement testés, les spec-
tateurs ont dansé et chanté sans
distanciation sociale, mais en
portant un masque FFP2. Du —Aujourd’hui au Faso (extraits) rwandais gagnerait à être exorcisé une
gel hydroalcoolique était à leur Ouagadougou bonne fois pour toutes diplomatiquement

le n d e m a i n
de l’annonce de la démission
d’Igor Matovic. Vivement cri-
tiqué pour sa gestion chao-
tique, notamment à la suite
de la commande du vaccin
russe Spoutnik  V, le Premier
ministre a jeté l’éponge, un an
après sa nomination. Jusqu’alors
ministre des Finances, Eduard
Heger lui a succédé à la tête
d’une coalition gouvernemen-
tale de centre droit majoritai-
rement pro-européenne. Il aura
pour mission d’apporter davan-
tage de stabilité à un pays miné
par la succession de scandales
dans toutes les sphères de l’État.
Mesures
punitives
AUSTRALIE — Un sauvetage
de la dernière chance. C’est en
quelque sorte ce à quoi s’est
livré le Premier ministre, Scott
Morrison, le 29 mars, en rema-
niant son gouvernement. Lequel
compte désormais davantage
de femmes, alors que deux
disposition.
Attentat suicide
INDONÉSIE — Un couple s’est
fait exploser le 28 mars devant
la cathédrale de Makassar,
sur l’île des Célèbes. Il a péri
dans l’explosion et a blessé
une vingtaine de personnes.
Il est soupçonné d’appartenir
au Jamaah Ansharud Daulah,
un groupe terroriste fondé en
2015 qui a prêté allégeance à
Daech, précise Koran Tempo.
En 2018, son leader, Aman
Abdurrhaman, avait été
arrêté et condamné à
mort. Il attend depuis
son exécution, tandis
que ses f idèles
poursuivent
leu rs actions
sa ns concer-
t a t ion a p p a -
rente, ce qu i
les rend plus
difficiles à tra-
quer, souligne
le quotidien.
P
ourquoi, sur les collines de Bisesero,
le groupe de Tutsis qui appelait à
l’aide a-t-il attendu trois jours avant
d’être secouru par des militaires français qui
ne se trouvaient pas loin ? [En juin 1994, les
soldats de l’opération Turquoise ont laissé
les massacres se perpétrer. Leur attitude
à Bisesero constitue l’une des accusations
majeures contre la France durant le géno-
↓ Dessin de cide des Tutsis.] Pourquoi n’évoque-t-on pas
Cau Gomez, la présence des mercenaires Bob Denard
Brésil. et Paul Barril dans la zone des massacres ?
C’est avec une plume trempée dans le vitriol
de la responsabilité française que s’est écrit
le rapport de ces 14 historiens conduits par
Vincent Duclert. Un brûlot de 1 200 pages
qui cite la France dans l’abjection surve-
nue au Rwanda en 1994. Commandité par
Emmanuel Macron, qui l’a réceptionné
ce 26 mars, c’est un document “explosif”.
“Responsabilité et non complicité”, telle est
la précision de taille que mentionne éga-
lement ce document fouillé et circonstan-
cié. C’est un draft [version préliminaire]
qui vient rappeler crûment que, vingt-sept
ans après le génocide rwandais, rien n’est
réglé entre les deux pays, dont les relations
évoluent en dents de scie, même si avec
Macron l’épaisse atmosphère polaire s’est
un peu dissipée. Néanmoins, le génocide
et politiquement. Par des actes forts, tels
qu’une demande de pardon.
Et dans cette optique, Macron est dans
une bonne dynamique, lui qui multiplie
les commandes de rapports d’historiens
et les sorties qui s’approchent un peu plus
de l’acte de contrition. Rapport mémoriel
Stora sur l’Algérie, à la suite duquel Alger
réclame aussi la “reconnaissance des crimes
coloniaux”, [et celle de la] responsabilité de
la France dans l’assassinat de l’avocat Ali
Boumendjel en 1957… Avant-hier l’Algérie,
hier la Libye, où la France reconnaît une
“dette” pour le “désordre” causé par elle,
aujourd’hui le Rwanda. Et si Jupiter avait
l’intention de franchir le Rubicon ? C’est-
à-dire de demander pardon ?
Cette guerre mémorielle et politique
doit être soldée un jour par un armistice,
qui passe par cette réconciliation entre la
France et le Rwanda. Cela nécessitera ce
pardon qui libère, qui n’est point un aveu de
faiblesse, mais qui grandit, apaise de part
et d’autre, surtout si, au fil des enquêtes et
des procès, la responsabilité de la France
est reconnue. Qu’elle ne soit pas coupable
ou complice n’empêche pas de battre sa
coulpe pour tourner cette page doulou-
reuse, qui empoisonne ses relations avec
le Rwanda depuis plus de vingt-cinq ans.—
Publié le 29 mars
Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021
CONTROVERSE
Faut-il lever les brevets sur les vaccins anti-Covid ?
Compte tenu de l’urgence sanitaire, l’Afrique du Sud et l’Inde exigent d’avoir accès aux brevets pour pouvoir
produire les précieux vaccins. Mais les grandes compagnies pharmaceutiques s’y opposent.
OUI
La solidarité
l’exige
—Business Day (extraits),
Johannesburg
D
ébut mars, les pays occidentaux ont
bloqué une proposition soumise à
l’Organisation mondiale du com-
merce (OMC) par l’Afrique du Sud et l’Inde
visant à renoncer aux règles classiques de
la propriété industrielle pour les vaccins,
traitements et autres mesures contre le
Covid-19 jusqu’à ce que le monde atteigne
l’immunité collective. C’était la huitième
fois qu’elle était débattue depuis sa pré-
sentation en octobre 2020. Ses partisans
avançaient à juste titre qu’une telle mesure
serait l’occasion de repousser le nationa-
lisme au profit de la solidarité mondiale.
De fait, sans mesures drastiques pour
élargir la fabrication des vaccins, les pays
en développement, dont beaucoup se
trouvent sur notre continent [africain],
ne participeront pas vraiment à la relance
économique mondiale et les millions de
personnes qui se sont retrouvées dans
l’extrême pauvreté y resteront plus long-
temps. D’après le Fonds monétaire inter-
national, l’Afrique subsaharienne sera la
région qui connaîtra la croissance la plus
faible en 2021, car la plupart des pays ont
du mal à se procurer les rares vaccins.
Les pays en développement ont bien com-
mencé à recevoir des doses grâce au pro-
gramme Covax de l’Organisation mondiale
de la santé (OMS), mais les quantités dis-
ponibles sont telles que les défenseurs de
la justice sociale, dont Oxfam, estiment à
3 % la part de la population qui peut espé-
rer se faire vacciner dans les trois prochains
mois, et un cinquième au mieux d’ici à la fin
de 2021. Les conséquences d’une vaccina-
tion limitée sont évidentes pour l’Afrique
du Sud comme pour les plus de cent pays
en voie de développement qui se sont ral-
liés à cette initiative. Nous risquons de nou-
velles vagues de contamination, lesquelles
déboucheront sur des confinements et
plomberont davantage une économie qui
a enregistré en 2020 la plus forte chute de
son PIB depuis le début des statistiques.
Les grandes compagnies pharmaceu-
tiques se sont opposées aux propositions
de l’Afrique du Sud et de l’Inde au motif
que c’est la promesse de la protection
liée à la propriété intellectuelle qui les a
incitées à investir des milliards de dollars
pour mettre au point des vaccins efficaces
en un temps record.
De toute façon, ajoutent-elles, renon-
cer aux brevets ne résoudrait pas le pro-
blème d’accès aux vaccins, en particulier
des premiers, parce qu’ils sont difficiles
à fabriquer. C’est peut-être vrai, mais
cela ne veut pas dire que les pays en voie
de développement ne sont pas capables
d’en produire. Aspen Pharmacare, l’un
des plus grands producteurs de médica-
ments génériques de l’hémisphère Sud,
et le Serum Institute of India fabriquent
déjà des doses pour Johnson & Johnson
et AstraZeneca.
S’il est difficile de contester que la pro-
tection conférée par les brevets a favorisé
la mise au point de vaccins en un temps
record, et que la retirer risque de freiner
l’innovation, il est évident qu’il faut faire
passer la fabrication à la vitesse supé-
rieure. Ngozi Okonjo-Iweala, la direc-
trice générale de l’OMC, a suggéré une
“troisième voie” pour régler le problème :
les grandes compagnies pharmaceutiques
pourraient octroyer des licences de fabri-
cation à d’autres pays, ce qui leur permet-
trait de garantir un approvisionnement
adéquat tout en conservant la protection
de la propriété intellectuelle.
En attendant que tout le monde recon-
naisse que les vaccins constituent un bien
public mondial, en particulier en cas de
pandémie, cette idée est raisonnable et
met à l’épreuve l’engagement à la solidarité
des dirigeants mondiaux.—
Publié le 15 mars
SOURCE
BUSINESS DAY
Johannesburg, Afrique du Sud
Quotidien, 36 000 ex.
bday.co.za
Né peu de temps avant la fin
de l’apartheid, en 1986,
ce quotidien s’adresse alors
à la classe émergente
d’entrepreneurs qui apparaît
à l’époque. Journal économique,
il est lu par les milieux d’affaires
et les hommes politiques. Très
ouvert sur l’actualité africaine,
il offre des analyses sérieuses.
NON
C’est un frein
à l’innovation
C
’est une mauvaise idée”, tranche
d’emblée Herman Van Eeckhout,
interviewé par le quotidien Le Soir.
Comme de nombreux représentants de l’in-
dustrie pharmaceutique, le directeur poli-
tique des médicaments chez Pharma.be, la
fédération de l’industrie pharmaceutique
belge, s’oppose à une levée des brevets sur
les vaccins anti-Covid. “Sans la propriété
intellectuelle et les brevets, nous ne serions
jamais là où nous sommes aujourd’hui, avec un
vaccin développé en huit mois de temps. Et on
n’en a pas un, mais plusieurs ! Grâce aux bre-
vets, une compétition s’est installée. Différentes
pistes ont été explorées et, aujourd’hui, on a
plusieurs types de vaccins qui nous protègent.”
L’argument est également défendu par
les juristes suisses Daniel Kraus et Astrid
Pilottin dans une tribune publiée sur le
site Heidi.news. “Le système des brevets est
le moins mauvais qui ait été trouvé au cours
du temps pour stimuler l’innovation privée”,
soulignent les deux professeurs de l’univer-
sité de Neuchâtel. “On peut l’aimer ou pas,
mais c’est la réalité, guidée par la recherche
de profit. Or sans protection, il n’y a pas de
recherche et développement, et donc plus de
nouveaux produits sur le marché, notablement
dans le domaine pharmaceutique.”
Sauf que, rétorquent les partisans de la
levée des brevets, d’immenses sommes
d’argent public ont été injectées dans
cette course aux vaccins. “C’est vrai qu’il
y a eu pas mal d’argent public investi dans
le développement de ces vaccins, reconnaît
Herman Van Eeckhout. Il n’empêche que les
entreprises, elles aussi, ont investi. L’argent
public a surtout permis de développer plus
rapidement les vaccins en permettant de réa-
liser plusieurs étapes en parallèle (produc-
tion et développement). Cela ne veut pas dire
qu’on a éliminé le risque.”
Le risque est un argument très souvent
mis en avant par les grands laboratoires
pour justifier le maintien des brevets. “La
création d’un nouveau médicament est risquée
et coûteuse. Par exemple, les scientifiques tra-
vaillent depuis des dizaines d’années – et ont
dépensé des milliards de dollars – sur les trai-
tements contre la maladie d’Alzheimer, sans
grand succès”, soutenait début décembre
7 JOURS. 9
dans le New York Times Thomas Cueni,
directeur de la Fédération internationale
des entreprises pharmaceutiques.
Imaginons néanmoins que les déten-
teurs de brevets accèdent à la demande de
l’Inde et de l’Afrique du Sud. Serait-ce la
solution miracle pour gommer les inéga-
lités d’accès aux vaccins ? Non, comme le
relèvent les universitaires Enrico Bonadio
et Dhanay M. Cadillo Chandler dans The
Conservation : les problèmes logistiques
constitueraient toujours une barrière. “Si
l’on veut que le monde obtienne rapidement
davantage de vaccins, ce ne sont pas les bre-
vets, le principal obstacle. C’est la production
à grande envergure sur des sites sécurisés. Et
ces derniers ne peuvent pas surgir de terre du
jour au lendemain”, soutient Han Seuter,
président de l’Association des grandes
entreprises de l’industrie pharmaceu-
tique, dans les colonnes du Tagesspiegel.
Cela pourrait même être contre-
productif, renchérit Rachel Silverman, du
think tank Center for Global Development,
dans une réflexion intitulée “Mettre un
terme aux brevets ne permettra pas de vac-
ciner les pays les plus pauvres” et publiée
par le Washington Post. “La complexité
technique de la fabrication des vaccins contre
le coronavirus fait que la seule cession des
droits de propriété intellectuelle n’aurait que
peu d’effet. Elle pourrait même avoir des effets
pervers, avec des entreprises qui en profite-
raient pour se désengager des efforts de mise
à disposition des vaccins à l’échelle mondiale.”
Alors comment étendre l’accès aux vac-
cins ? Le “volontariat” semble être le maître
mot. “Nous pensons que la coopération entre
entreprises sur la base du volontariat est une
méthode bien plus efficace que l’imposition de
contraintes, estime Herman Van Eeckhout.
AstraZeneca, par exemple, a signé des accords
avec des producteurs en Inde et en Amérique
du Sud pour leur permettre de produire son
vaccin.” “Le transfert de technologie est une
solution, confirme Rachel Silverman. C’est
un arrangement fréquent qui consiste pour les
détenteurs de brevets à passer des accords avec
les fabricants de médicaments génériques.”
Une des pistes à suivre, soutient-elle, pour
atteindre “l’équité vaccinale”. “Augmenter la
production de vaccins est indispensable pour
que l’ensemble de la planète ait accès au vaccin
contre le Covid-19 et ainsi mettre fin à la pan-
démie. Mais, pour y parvenir, il faut mettre
en place des mesures incitatives intelligentes
afin de favoriser le partage des connaissances
et non éliminer purement et simplement le
droit de la propriété intellectuelle.”
—Courrier international
10. Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021

d’un ↙ Une famille à Roma

continent
(Texas), le 19 mars. Photo
Carolyn Cole/Los Angeles Times.

à l’a ut r e. France ......... 14 —Los Angeles Times Le chemin sur lequel le groupe

a mériques
Europe ......... 16 Los Angeles s’est engagé est étroit, cerné de

L
Asie ........... 19 broussailles hérissées d’épines
Afrique .......22 a nuit tombe sur les rives – il faut avancer plié en deux pour
du Rio Grande, à quelques ne pas s’accrocher sans cesse.
kilomètres à l’ouest de “Papa, c’est la forêt, ici !” crie
Roma, petite ville à la frontière Valeria. Sur ses supplications,
du Texas et du Mexique. Parmi ses parents déballent pour elle
les roseaux, des lueurs, celles une sucette dont l’emballage
de téléphones portables. Et un finit par terre. Francisco et sa

Crise migratoire.
bruit, celui des passeurs en train famille ont aussi jeté les bra-
de gonfler les canots celets en plastique
pneumatiques qu’ont que les passeurs leur
déjà empruntés des avaient donné pour

Sur les rives

centaines de migrants attester qu’ils avaient
pour mettre le pied REPORTAGE bien payé leur tra-
aux États-Unis. versée. Beaucoup
“Mettez-le à l’eau, ordonnent- d’autres avant eux en ont fait
ils aux migrants en espagnol. autant : les buissons alentour

du Rio Grande,
Montez !” sont jonchés de ces bracelets.
Le nombre de personnes fran- Dans la broussaille gisent
chissant clandestinement la fron- bien d’autres objets abandonnés
tière mexicaine est à son plus par des migrants : portefeuilles

les rêves se brisent

Depuis la prise de fonctions du président Joe Biden,
le nombre de migrants et de mineurs isolés qui tentent
la traversée clandestine de la frontière sud des États-Unis
FOCUS ne cesse d’augmenter. Les autorités américaines les
expulsent vers le Mexique, qui cherche lui aussi à refouler ces
gens désespérés. Le Los Angeles Times les a suivis.
haut depuis vingt ans : dans vides, téléphones portables, sacs
la vallée du Rio Grande, point à langer, bouteilles, chaussures
de passage habituel des grands d’enfant. D’autres ont plus vrai-
flux migratoires, la scène a lieu semblablement été perdus : des
plusieurs fois par nuit. Plus de cartes d’identité guatémaltèques,
130 000 personnes ont été inter- le certificat de naissance d’un
ceptées dans cette zone par la jeune Salvadorien, des pages de
police des frontières américaine
(Customs and Border Protection)
depuis le mois d’octobre 2020 Ils ont fui
– contre “seulement” 90 206 pen- le Salvador pour ne
dant les douze mois précédents. pas se faire enrôler
Il est 20 h 25 quand le premier dans un gang.
canot de la nuit s’élance sur l’eau
verte pour une traversée rapide
et sans encombre d’une centaine noms et de numéros de téléphone
de mètres. Les passeurs s’ar- aux États-Unis, écrits d’une main
rêtent à 30 mètres du bord pour soignée, mises à l’abri dans un
ensuite pousser jusqu’à la berge sac plastique.
la dizaine de migrants, certains Le faisceau d’une lampe torche
tenant des bébés dans les bras. balaie la végétation un peu plus
loin, puis un autre.
Objets abandonnés. Francisco “C’est les douaniers ? se demande
Miguel Castellanos, 30 ans, saute Castellanos. Il faut aller les voir ?”
du canot avant d’aider sa femme, Plusieurs agents de la police du
qui porte leur fille de 6 ans, Valeria. Texas s’avancent. Ils sont venus
Silhouette élancée vêtue de noir, en renfort de la police des fron-
visage rasé de frais, ce chef cuisi- tières, qui procède à l’enregistre-
nier a l’habitude de commander : ment des migrants sur un parking
il prend rapidement la situation en en haut de la colline.
main et dirige le groupe des rives Là-haut, les agents de la police
du fleuve à l’assaut d’une colline, des frontières mettent les clan-
guidé par les lumières de ce qu’il destins en ligne. “S’il y a des jeunes
pense être une ville. sans parent, levez la main”, lancent-
Pendant que les migrants se ils en espagnol.
fraient un chemin dans la brous- Deux mains se lèvent. Les
saille, il raconte pourquoi lui et sa fonctionnaires demandent
famille ont quitté le Salvador. Ils les dates de naissance : l’un a
espèrent rejoindre des proches de 17 ans, l’autre, 13 ans, tous deux
sa femme installés à Los Angeles, viennent du Salvador. Leur
où Francisco sait qu’il peut gagner statut de mineur non accom-
en une semaine ce qu’il gagne en pagné les autorise à rester aux
un mois dans son pays, 350 dollars. États-Unis, d’abord dans un
Il s’agit aussi pour eux d’échapper centre d’hébergement fédé-
à la violence des gangs. ral avant d’être placés auprès
Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021
Principales routes migratoires
Ri
Rí o G ÉTATS-UNIS
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r démie de Covid-19, les États-Unis
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TEXAS
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COAHUILA
Laredo
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Nuevo Laredo
Roma
NUEVO
LEÓN
Reynosa
Monterrey
MEXIQUE
TAMAULIPAS
200 km
de membres de leur famille ou
de proches, dans l’attente de
l’examen de leur régularisation.
Le nombre de jeunes migrants
qui franchissent seuls la fron-
tière a explosé, si bien que les
centres de rétention débordent,
en particulier dans la vallée du
Rio Grande – un centre sous
tentes aménagé par les services
de l’immigration pour une capa-
cité de 250 personnes a accueilli
récemment 4 000 migrants en un
week-end. Au moins 600 jeunes
ont été détenus pendant plus de
dix jours.
Cette nuit-là, l’incessant ballet
des canots dure jusqu’au petit
matin, déposant 162 personnes
côté américain, selon les estima-
tions des policiers qui patrouillent
sur la zone et du drone qui sur-
vole les environs en permanence.
Alejandro Mazanares, 16 ans,
raconte avoir convaincu ses
parents de le laisser partir seul
du Honduras pour rejoindre à
Miami son frère, âgé de 30 ans,
arrivé clandestinement aussi,
nous dit-il, il y a plusieurs années.
“J’avais pris ma décision, car ça
va très mal au Honduras”, se jus-
tifie le jeune homme alors qu’il
s’éloigne à son tour du fleuve,
après sa traversée. “Mes parents
n’ont pas de quoi se nourrir. Je leur
ai expliqué qu’il n’y a pas de travail,
une criminalité énorme. Ils avaient
de la peine, mais ils ont accepté.”
Parmi ces jeunes mineurs non
accompagnés, dont quelques-uns
n’ont pas plus de 12 ans, certains
racontent qu’ils ont fui le Salvador
pour ne pas se faire enrôler dans
un gang et qu’ils veulent rallier
Houston, où vivent des proches.
COURRIER INTERNATIONAL
Houston
Golfe
du Mexique
Brownsville
Matamoros
Parmi les plus jeunes enfants
venus avec leur famille, un bébé
de 8 mois seulement. Une autre
famille, partie avec deux petits
de 11 mois et 5 ans dans l’es-
poir de rejoindre des proches à
Los Angeles, entendait traverser
le fleuve sans l’aide des passeurs
– mais ceux-ci les ont surpris et
séquestrés pendant trois jours,
sans rien à manger.
Demi-vérités. Ils ont envoyé à
leurs proches au Guatemala des
photos de la plus petite, mena-
çant de la tuer en premier s’ils
n’envoyaient pas le montant exigé
(plus de 7 300 dollars) pour les
faire passer. Un ami de la famille
a fini par envoyer l’argent.
“Le Mexique, c’est l’enfer”,
constate Rubi Hernandez Ramos,
22 ans, alors qu’elle grimpe à son
tour la colline, peu avant 1 heure
du matin, pour se présenter aux
services de l’immigration et dépo-
ser une demande d’asile. Elle
lâche : “On est des bêtes pour les
criminels, ils ne veulent qu’une chose,
de l’argent.”
Ces derniers mois, le nombre
de familles qui franchissent la
frontière est en augmentation lui
aussi, mais toutes n’obtiennent
pas la possibilité de rester aux
États-Unis. Certains sont placés
sous bracelet électronique et
doivent comparaître devant un
juge de l’immigration. Chaque
jour, d’autres sont expulsés vers
des villes frontières côté mexicain.
Certains avaient entendu dire
dans leur pays qu’ils seraient auto-
risés à rester sur le territoire amé-
ricain s’ils y arrivaient avec leurs
enfants. D’autres pensaient que
c’était limité aux personnes accom-
pagnées d’enfants de moins de
7 ans. Autant de demi-vérités.
Car, depuis le début de la pan-
expulsent des migrants sans leur
permettre de déposer de demande
d’asile, une politique mise en place
par Donald Trump et que pour-
suit Joe Biden.
Au cours du mois dernier, l’État
du Tamaulipas, côté mexicain de
la vallée du Rio Grande, a refusé
l’arrivée sur son sol de nombreuses
familles accompagnées d’enfants
de moins de 7 ans que les services
américains de l’immigration enten-
daient expulser. Mais cela n’a rien
d’une règle systématique, mettent
en garde des avocats spécialisés,
et des expulsions ont bien lieu.
Le 21 mars, un communiqué
du ministère de la Sécurité inté-
rieure américain a ainsi annoncé
que, pour accélérer les démarches,
certaines familles refusées par le
Mexique étaient désormais remises
en liberté dans la vallée du Rio
Grande sans aucun document per-
mettant de se présenter devant un
juge de l’immigration.
Au bord du R io Grande,
les agents ont fait monter des
migrants dans des minibus pour
les acheminer vers un poste de
police voisin, où étaient remis
aux enfants des bracelets spéci-
fiant leur âge. Ils ont passé la nuit
sur place, et au matin, Francisco
Miguel Castellanos et son groupe
ont dû monter dans d’autres vans
avant d’être déposés au niveau
d’un pont qui marque la fron-
tière, en face de la ville mexicaine
de Reynosa.
Les États-Unis
expulsent des
migrants sans leur
permettre de déposer
de demande d’asile.
Ils venaient ainsi d’être expulsés
– et personne ne leur a dit pour-
quoi, raconte le Salvadorien. Sur
place, au pied du pont et dans un
parc voisin, d’autres familles de
migrants, expulsées au cours de
la semaine précédente, ont déjà
installé leur campement.
La plupart disent avoir dû
débourser autour de 6 000 dollars
par famille pour divers passeurs
qui leur ont permis de rejoindre,
depuis leurs pays respectifs, la
frontière américaine.
Francisco Miguel Castellanos
est désemparé. Il ne connaît aucun
endroit où sa famille pourrait être
hébergée à Reynosa, et la ville a
une triste réputation en matière
de cartels et de crimes, et notam-
ment d’enlèvements, d’extorsions
et d’assassinats de migrants. “Mais
je n’ai aucune envie de rentrer dans
mon pays !”
La foule des migrants expulsés
postés du côté mexicain du pont
de Reynosa atteint désormais plu-
sieurs centaines de personnes. Il
y a beaucoup d’enfants, de plus de
7 ans visiblement, des femmes
enceintes. Beaucoup ignorent la
réputation de Reynosa. Mais ceux
qui sont là depuis quelques jours
ont vite compris – une femme a été
kidnappée et violée, racontent-ils.
Bracelets. Beaucoup de ces
émigrés n’ont pas d’argent, pas
de téléphone – ils ont souvent
perdu une grande partie de leurs
affaires près du fleuve. Certains
n’ont pas mangé depuis des jours,
n’ont pas pu se doucher depuis
une semaine de peur de s’éloi-
gner de leur camp de fortune.
Ils sont nombreux à avoir laissé
au pays des enfants de moins
de 7 ans, et regrettent de ne
pas avoir su que leur présence
aurait pu les aider à obtenir le
droit de rester aux États-Unis.
“Si je reviens avec mon enfant
de 3 ans, ils me laisseront passer
de nouveau ?” s’interroge Juana
Nicolas, 35 ans, mère de six
enfants partie du Guatemala
avec son aînée, Hilda, 16 ans.
Jenny Orejana, 28 ans, a été
expulsée avec sa fi lle Alicia le
lendemain de leur traversée du
Rio Grande. Toutes deux sont
assises près du pont, visiblement
abattues. Alicia porte encore au
poignet le bracelet de l’immigra-
tion qui précise son âge : 7 ans.
La jeune mère n’a ni argent
ni téléphone portable. Elle qui
comptait retrouver des amis à
Philadelphie se retrouve coin-
cée là – elle se résigne à rentrer
au Honduras, mais comment ?
Une amie à elle qui avait tenté
de passer aux États-Unis avec
sa fille de 4 ans s’est fait expul-
ser elle aussi, cette semaine. Elle
lâche, désabusée : “Nous arrivons
tous pleins de rêves.”
D’autres se demandent tout haut
s’ils ne devraient pas envoyer leurs
enfants traverser seuls la fron-
tière. Les autorités américaines
sont censées les autoriser → 12
AMÉRIQUES. 11
Contexte
Un dossier
épineux
confié
à Kamala Harris
●●● Environ 97 000
migrants traversant
illégalement la frontière entre
le Mexique et les États-Unis
ont été arrêtés en février,
souligne le Wall Street
Journal, “le total mensuel le
plus élevé depuis 2019, année
où l’on a également assisté
à un accroissement de la
migration vers les États-Unis”.
Une crise migratoire qui,
comme l’a annoncé Joe Biden
mercredi 24 mars, sera gérée
par la vice-présidente,
Kamala Harris. “Je vous confie
une tâche difficile”, a reconnu
le président américain lors
d’une réunion à la Maison-
Blanche. Dans ce cadre,
Harris travaillera notamment
à l’établissement de
partenariats avec le Mexique
et les pays du Triangle nord
de l’Amérique centrale
– Honduras, Guatemala,
Salvador –, d’où sont
originaires la plupart des
mineurs qui se présentent aux
États-Unis, note USA Today.
Si, selon le Los Angeles
Times, elle avait jusqu’ici
“activement participé aux
efforts de Joe Biden visant
à maîtriser la pandémie
de Covid-19 et à relancer
l’économie”, la “VP” “n’avait
pas encore de portefeuille
officiel”, relève le Wall Street
Journal. Kamala Harris se voit
ainsi confier “un rôle similaire
à celui joué par Biden lorsqu’il
était vice-président
et qu’il pilotait les travaux
diplomatiques de
l’administration Obama”,
rappelle le quotidien.
Pour le Los Angeles Times,
Kamala Harris hérite surtout
de “l’un des problèmes les
plus épineux” auxquels est
confronté le gouvernement
américain.“Risque élevé.
Très faible récompense.
Mais elle est passionnée
par ce travail”, résumait au
journal un ancien conseiller
de la vice-présidence.
12. AMÉRIQUES
p11 ← à rester sur le territoire, ils
le savent. Sur les berges, ils ont
bien vu que la police aux fron-
tières séparait les jeunes mineurs
non accompagnés.
Hermelindo Ak, 42 ans, a été
expulsé la semaine dernière avec
son fils de 16 ans, Alexander. Pour
venir, il a dû vendre ses terres pour
payer les passeurs, maintenant il
devra trouver un autre moyen de
subsistance au Guatemala pour lui
La plupart disent
avoir dû débourser
environ 6 000 dollars
par famille
pour les passeurs.
et ses dix enfants. Hermelindo Ak
ne sait pas comment rentrer dans
son pays, il supplie : “Dites à votre
président de nous ouvrir la porte, de
nous donner une chance d’entrer !”
En 2019, lors de la dernière
grande crise migratoire, le même
phénomène avait eu lieu à l’est de
la ville frontière de Matamoros :
le campement de tentes apparu là
pour abriter des milliers de per-
sonnes a perduré des années, au
grand dam des autorités mexi-
caines. Pendant la campagne élec-
torale, Joe Biden en rejetait la faute
sur Donald Trump, et le mois der-
nier, le camp a été démantelé après
que les autorités américaines ont
fini par laisser entrer nombre des
migrants qui attendaient là.
Voilà qu’aujourd’hui surgit à
Reynosa un nouveau camp peuplé
d’autres familles expulsées. “On
ne bougera pas, assure Hermelindo
Ak. Nous attendons une réponse des
États-Unis.”
—Molly Hennessy-Fiske
Publié le 22 mars
SOURCE
LOS ANGELES TIMES
Los Angeles, États-Unis
Quotidien
233 000 exemplaires
150 000 abonnés numériques
latimes.com
À partir des années 1940,
ce journal de gauche à fort tirage
devient le premier quotidien
de Los Angeles. Détenu par des
Californiens depuis l’origine,
le titre est racheté en l’an 2000
par le groupe Tribune.
En 2018, le Los Angeles Times
est vendu à un milliardaire
des biotechnologies.
FOCUS CRISE MIGRATOIRE
Le Mexique, gendarme
des États-Unis
Malgré la fermeture de la frontière américaine
en raison de la pandémie, des milliers de personnes
venues d’Amérique centrale affluent au Mexique.
Les autorités ont dû renforcer les arrestations.
—El País México Mexico
A
u Mexique, une nouvelle
crise migratoire guette.
L’espoir de milliers de per-
sonnes d’être accueillies aux États-
Unis par le nouveau gouvernement
du démocrate Joe Biden accentue
la pression à la frontière entre les
deux pays.
Le gouvernement mexicain, qui
pendant la présidence Trump avait
fait de son pays un mur infranchis-
sable pour tous ceux qui fuyaient
la misère et la violence du “triangle
nord de l’Amérique centrale”
– Guatemala, Honduras, Salvador,
les plus proches du Mexique au
sud –, se prépare à un nouveau défi.
Même si la frontière reste fermée
en raison du Covid-19, ces trois
dernières semaines ont été mar-
quées par une explosion des arri-
vées, en particulier de milliers
d’enfants non accompagnés, mais
aussi de Mexicains souhaitant
quitter leur pays.
Les autorités ont réagi par l’in-
tensification des contrôles, des
Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021
arrestations et des expulsions
vers le “triangle nord”.
La grave crise migratoire qu’a
connue le Mexique en 2019 avait
bouleversé l’ordre du jour de la
première année de présidence
d’Andrés Manuel López Obrador
[investi en décembre 2018].
La situation s’est détendue en
2020, sous l’effet de la pandémie.
Les migrants n’ont pas cessé d’af-
fluer, mais leur nombre a diminué.
Selon les chiffres de la Commission
mexicaine d’aide aux réfugiés, le
Covid-19 a fait chuter les demandes
d’asile de 42 % en un an.
L’arrivée de Biden au pouvoir
et le retour à une rhétorique plus
bienveillante envers l’immigration
alimentent aujourd’hui un regain
d’espoir : des milliers de personnes
originaires d’Amérique centrale
se pressent de nouveau à la fron-
tière, ou se préparent à le faire.
Le gouvernement Biden a
relancé en février le traitement
de 25 000 demandes d’asile afin
de mettre fin aux pratiques les
plus cruelles de son prédécesseur.
CARTOON MOVEMENT
Quelques demandeurs sont depuis
lors entrés aux États-Unis, mais
en règle générale les statistiques
témoignent d’une frontière tou-
jours étanche.
En février, quelque 100 000 per-
sonnes ont été arrêtées alors
qu’elles tentaient de passer la fron-
tière – c’est 28 % de plus qu’en
janvier. Sur le mois de mars, la
moyenne des arrestations quoti-
diennes tourne autour de 4 000,
ce qui augure d’un total encore
plus élevé sur le mois entier.
Dans les deux pays, les auto-
rités rappellent que les portes
restent fermées à tous, sauf à
ceux résidant aux États-Unis ou
aux citoyens américains. “Nous
Nouveauté de cette
crise : la présence
de Mexicains ayant
décidé de quitter
leur pays.
expulsons la majorité des arri-
vants, adultes isolés et familles”,
a mis en garde le ministre de la
Sécurité intérieure des États-
Unis, Alejandro Mayorkas.
La crainte de voir apparaître
une nouvelle caravane – ces
marches massives de migrants
venus d’Amérique centrale vers
les États-Unis en 2018-2019 –
hante le gouvernement de
Mexico, qui a demandé ces der-
niers jours à ses ambassades en
Amérique centrale de diffuser
des communiqués précisant qu’il
↙ Dessin de Guffo, Mexico.
“n’autorisera pas l’entrée irrégu-
lière” de personnes par sa fron-
tière sud.
La sonnette d’alarme reten-
tit dans tous les grands postes-
frontières du pays, qui constatent
tous les jours l’augmentation du
nombre d’arrivants. Des mili-
tants associatifs avaient convo-
qué une réunion à distance pour
préparer une réponse à la nou-
velle crise qui guette.
“Contention”. “Le message
envoyé aux migrants est de ne pas
bouger”, précise Juan Antonio
Sierra Vargas, responsable de la
Casa del Migrante [“Maison du
migrant”] à Matamoros, dans
l’État du Tamaulipas, à la fron-
tière du Texas. Les rares autori-
sations de séjour accordées ont
alimenté la rumeur de portes
grandes ouvertes. “Les gens ne font
pas attention, malheureusement. Ils
croient que parce que le pont fron-
talier a ouvert, ils peuvent passer
plus facilement, mais c’est faux.”
La vague migratoire que connaît
aujourd’hui le Mexique présente
deux caractéristiques, explique
Alberto Hernández, président de
l’université Colegio de la Frontera,
spécialiste des migrations. Premier
point, l’afflux de Centraméricains
qui voient à tort en Biden la pro-
messe de “réaliser leur rêve” de
s’installer aux États-Unis.
Deuxième point, et c’est
une nouveauté, la présence de
Mexicains ayant décidé de quit-
ter leur pays : “L’émigration mexi-
caine avait fortement diminué ces
dernières décennies, et elle repart.”
Cela s’explique notamment
par la relance économique post-
pandémie, qui semble plus pro-
metteuse aux États-Unis qu’en
Amérique latine.
En réaction à ces afflux, les auto-
rités multiplient les contrôles à la
frontière, racontent les militants de
l’aide aux migrants. Rien qu’entre le
25 janvier et le 16 février, l’Instituto
Nacional de Migración (INM) a
arrêté quelque 1 200 personnes qui
voyageaient en train dans le sud
et le centre du Mexique. Environ
800 autres voyageant en bus l’ont
été dans les mêmes régions.
Selon Alberto Hernández, “le
Mexique continue d’expulser plus de
migrants que les États-Unis. Notre
pays va garder cette année sa posi-
tion de digue, son rôle de conten-
tion ne changera pas.”
—Georgina Zerega
Publié le 17 mars
Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021
ÉTATS-UNIS
Joe Biden promet peu
mais fait beaucoup
Aux antipodes de son prédécesseur, le président américain fait
profil bas et se contente de gouverner en misant sur ses années
d’expérience – et sur la chance. Nul besoin d’être une superstar
pour diriger le pays, estime ce chroniqueur du Financial Times.
—Financial Times Londres
I
l n’a fallu qu’une cinquantaine de
jours au nouveau président améri-
cain pour tenir sa promesse d’ad-
ministrer 100 millions de doses de vaccin
à ses concitoyens dans les cent premiers
jours de son mandat. Son secret est aussi
simple qu’éprouvé : promettre peu et lar-
gement dépasser l’objectif. Après quatre
années de présidence Trump aux anti-
podes de ce précepte, cela semble étran-
gement nouveau.
Cela vaut aussi pour son plan de relance à
1 900 milliards de dollars. En un seul plan,
il a apporté aux Américains de la classe
moyenne l’aide financière dont Trump
n’arrêtait pas de dire qu’ils disposaient
déjà. Oserait-on espérer que les jours où
la politique américaine n’était qu’un sous-
produit de l’industrie du divertissement
sont derrière nous ?
Toutes sortes de problèmes peuvent
encore arriver – et ils n’y manqueront pas.
À commencer par le nombre croissant de
migrants à la frontière entre les États-
Unis et le Mexique [lire pages 10-12]. Mais
Joe Biden jouit de trois avantages majeurs,
au premier rang desquels une qualité que
Napoléon Bonaparte recherchait ardem-
ment chez ses généraux : la chance.
La meilleure façon de réussir dans un
nouvel emploi est en effet de succéder à
CAGLE CARTOONS
quelqu’un qui était très mauvais. Biden
a en outre hérité d’une pandémie sur le
point de refluer.
Le plus grand mérite de Donald Trump
en tant que président aura été de financer le
programme Warp Speed, destiné à organi-
ser en amont la campagne de vaccination.
Biden a pris ses fonctions au moment où
arrivaient les vaccins et alors que le taux
de contamination était au plus haut. C’était
une occasion inespérée de démontrer l’ef-
ficacité du service public.
Le deuxième atout de Biden tient à son
expérience. Parmi les derniers présidents
américains, seul George Bush père tient la
comparaison avec la carrière de Joe Biden.
Et pourtant, ni lui, ni Richard Nixon, ni
Lyndon Johnson n’approchent des qua-
rante-quatre années de service de Biden en
tant que sénateur ou vice-président. Aux
États-Unis, la longévité à Washington tend
néanmoins à jouer contre vous aux yeux
de l’opinion publique, et Biden s’est bien
gardé de mettre ce point en avant lors de
sa campagne.
Dans la pratique en revanche, l’expé-
rience compte énormément. Une bonne
connaissance des personnes qui comptent
au Capitole peut faire toute la différence
pour trouver des accords.
Cela vaut également pour l’entourage
de Biden. Janet Yellen est peut-être la per-
sonne la plus qualifiée jamais nommée au
↙ Joe Biden. Sur la plage, l’éléphant républicain. Sur la bouée : Loi sur
le plan de relance américain. Dessin de Bruce Plante, États-Unis.
poste de ministre des Finances, après être
passée par la Réserve fédérale et le Conseil
des conseillers économiques de Clinton.
Ron Klain, le chef de cabinet de la Maison-
Blanche, a déjà occupé ces fonctions sous
deux autres vice-présidents et supervisé
les opérations lors d’une autre épidémie,
celle liée au virus Ebola.
L’histoire regorge de présidents fraîche-
ment élus, débarquant avec une équipe de
conseillers inconnus au bataillon et qui se
prennent les pieds dans le tapis. Rappelez-
vous des hommes de Géorgie arrivés avec
Jimmy Carter, de l’équipe de Clinton venant
de l’Arkansas et des “Chicagoans” de Barack
Obama. Il leur faut généralement au moins
deux ans pour s’acclimater à Washington,
quand ils y parviennent.
Ego modeste. Pour Biden, cet obstacle
est déjà franchi. Ayant retourné sa veste
sur à peu près tous les sujets au fil de sa
longue carrière, Biden est considéré par
la gauche comme un homme dénué de
principes. Mais cela peut également être
un avantage, car cela empêche les répu-
blicains de le présenter comme un radical.
Il en résulte une transition en douceur.
Les médias se sont plaints du fait que Biden
les ait fait patienter plus que tout autre pré-
sident de l’histoire récente pour organiser
une conférence de presse [qui s’est tenue
le 25 mars]. Cela n’inquiète toutefois pas
grand monde. L’an dernier, Donald Trump
contredisait lui-même ses propres experts
sur le coronavirus en avançant les théories
les plus absurdes. Barack Obama pouvait
prononcer de magnifiques discours, qui
avaient le défaut de ne pas se traduire en
actes. Biden, lui, n’est pas un orateur.
Mais le talent oratoire est parfois sures-
timé. Le président délègue une grande part
de la communication et du quotidien de la
Maison-Blanche à d’autres personnes. C’est
son troisième point fort.
À l’aune de ses prédécesseurs au Bureau
ovale, Biden a l’ego plutôt modeste. Ce n’est
pas à 78 ans que l’on peut affirmer incarner
Alliances
politiques
hétéroclites,
le laboratoire
européen
CHEZ VOTRE MARCHAND
DE JOURNAUX – 8,50 EUROS
AMÉRIQUES. 13
Contexte
Volontarisme
●●● Joe Biden n’en finit pas
de jongler avec les sommes
astronomiques. Après avoir
promulgué le 11 mars un plan de
relance à 1 900 milliards de dollars,
il doit lancer le 2 avril un nouveau
programme de 3 000 milliards
de dollars destiné à “renforcer
l’économie, réduire les émissions
de CO2 et les inégalités”, rapporte 
le New York Times. Le premier
volet de ce plan sera consacré
aux routes, ponts et autres
infrastructures. Puis viendront
des mesures axées sur l’éducation,
dont la mise en place de l’école
maternelle universelle et de cycles
universitaires courts sans frais
de scolarité. L’ampleur de ce plan
met en évidence “le volontarisme
de la nouvelle administration”,
estime le quotidien, qui souligne
que cette batterie de
mesures pourrait être financée
par des augmentations d’impôts.
l’avenir du pays. La meilleure stratégie
consiste donc à gouverner, plutôt qu’à se
soucier de son image, et c’est ce qui dis-
tingue Joe Biden de Barack Obama autant
que de Donald Trump.
Autant par chance que grâce à son expé-
rience, la présidence Biden aura connu les
débuts les plus tranquilles de l’histoire
récente. Il arrivera un moment où il sera
face à des difficultés. En attendant, il est
en train de démontrer qu’il n’est nul besoin
d’être une superstar pour diriger les États-
Unis. C’est en effet une bonne chose de ne
plus avoir à jouer ce rôle.
—Edward Luce
Publié le 18 mars
V
MANIÈRE DE OIR
Le mystère
ITALIEN
Mafia,
populisme,
technocrates…
14. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
france
Politique.
Laissez
rentrer les
Françaises
de Daech !
En fermant la porte aux
femmes qui avaient rejoint
l’État islamique et qui
se retrouvent aujourd’hui
détenues en Syrie,
la France se fait du tort,
estime cette journaliste
allemande.
—Deutsche Welle Bonn
E
lles sont une véritable
épine dans le pied de
l’État français  : ces
Françaises qui ont rejoint les
forces de Daech [État islamique],
et qui voudraient à présent ren-
trer chez elles. Elles sont 120,
avec plus de 300  enfants, à
attendre depuis la défaite de Daech
en 2014.
Fin février, une dizaine d’entre
elles ont entamé une grève de la
faim. Elles veulent quitter les
camps surpeuplés d’Al-Hol et de
Roj. Quitter la crasse, la boue et
le froid. Quitter la violence des
camps de prisonniers, ces socié-
tés parallèles où le meurtre et
les intimidations sont monnaie
courante. Mais le gouvernement
français refuse.
Nul besoin d’être un brillant
analyste politique pour com-
prendre pourquoi. Les nombreux
attentats commis en France par
des membres de Daech ont laissé
de profondes blessures dans la
société, et ils ont au moins atteint
un de leurs objectifs : les Français
ont peur. Un sondage de 2019
montre que 89 % d’entre eux se
sentent menacés par le retour
d’anciens combattants djiha-
distes. Et ils sont 67 % à estimer
qu’il faut laisser les “enfants de
Daech” en Syrie. Ce sentiment
n’a probablement guère changé
depuis. Il est rare d’observer une
telle unité en France.
Emmanuel Macron le sait : sur
ce sujet, il n’a que des points à
perdre – surtout à seulement un
an de l’élection présidentielle.
C’est pourquoi son gouvernement
rechigne à se prononcer. Les déci-
sions devraient être prises au cas
La France a une
responsabilité
envers les enfants.
Elle doit leur offrir
une existence digne.
par cas. Seuls 35 enfants, pour
la plupart des orphelins, ont été
autorisés à venir en France au
cours des deux dernières années.
À ce rythme-là, les camps existe-
ront encore pendant des années,
tandis que la misère ne cesse de
s’aggraver en Syrie.
Pourtant, en agissant ainsi, la
France ne contredit pas seulement
ses propres principes humani-
taires, elle nuit aussi à ses intérêts.
Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021
Tout d’abord, ces femmes qui
ont quitté la France pour la Syrie,
et dont la plupart ont la natio-
nalité française, ont droit à un
procès équitable. De nombreux
Français pensent qu’à leur retour
ces femmes auront le droit d’al-
ler et venir librement. C’est faux.
Le droit français en la matière
s’est considérablement durci ces
dix dernières années : “l’asso-
ciation de malfaiteurs à carac-
tère terroriste” est désormais un
crime. Le simple fait d’être allé
en Syrie pour soutenir Daech
constitue en soi une infraction
punissable d’une lourde peine
de prison. Ces femmes le savent.
Naturellement, certaines
d’entre elles n’expriment aucun
remords. Et il n’est pas facile de
défendre les droits fondamen-
taux d’individus qui approuvent
le massacre de chiites, l’asser-
vissement des yézidis, la cruci-
fixion des chrétiens, le meurtre
d’homosexuels ou l’attentat du
Bataclan. Ces individus n’en sont
pas moins des membres de notre
société. Et il ne s’agit pas ici de
repentir, mais d’un des prin-
cipes de l’État de droit. Tout
citoyen a droit à un procès juste
et équitable. Et les crimes contre
↙ Dessin de Ramsés,
Cuba.
l’humanité doivent être enten-
dus par des juges.
Les tribunaux européens ont
démontré ces dernières semaines
qu’ils étaient en mesure de trai-
ter ces affaires.
La France aurait en outre tout
intérêt à faire sortir ces femmes de
ces camps avant que des membres
de Daech ne le fassent à sa place.
Car le mouvement terroriste fait
son retour dans la région. Selon
des sources internes, il en coûte-
rait entre 14 000 et 18 000 euros
pour faire sortir quelqu’un d’un
camp du nord de la Syrie. Quatorze
femmes de djihadistes, dont la
compagne d’Amedy Coulibaly,
un des auteurs des attentats de
janvier 2015 à Paris, ont déjà dis-
paru dans la nature. Les res-
ponsables du camp d’Al-Hol,
où sont détenues 60 000 per-
sonnes, préviennent également
qu’ils ne seraient peut-être pas
en mesure de contrôler un éven-
tuel soulèvement.
Plus leur retour en France est
retardé, plus le risque augmente
que ces femmes s’échappent, dis-
paraissent, créent de nouveaux
groupes et reviennent peut-être
en France pour y commettre de
nouveaux attentats. Sur le plan de
sa sécurité, Paris a donc tout inté-
rêt à les placer sous son contrôle
dans des prisons françaises.
Il a récemment été question de
près de 300 enfants. Deux tiers
d’entre eux ont moins de 6 ans.
Ce ne sont pas des “enfants de
Daech”, ni des “miniterroristes”,
ils n’ont même pas connu le pré-
tendu État islamique. Ils n’ont
connu la Syrie que comme un
camp de détention, et la vie dans
la boue, le froid et les émanations
d’un champ de pétrole. Mais même
les enfants plus âgés ne devraient
pas être punis pour les décisions
de leurs parents. Ces enfants sont
des victimes de la guerre, souvent
profondément traumatisés. En
oubliant cela et en les abandon-
nant à la misère, on ne fait que
créer les djihadistes de demain.
La France a une responsabi-
lité envers ces enfants. Elle doit
leur offrir une existence digne.
On ne saurait en attendre moins
d’une nation qui ne cesse de se
proclamer comme “la patrie des
droits de l’homme”. Pour l’heure,
les seuls qui profitent de cette
négligence sont les militants de
l’État islamique.
—Luisa von Richthofen
Publié le 5 mars
Contexte
La doctrine
du cas par cas
●●● Les adultes jugés sur
place, les enfants rapatriés
au cas par cas : l’approche
du gouvernement français
pour régler le sort de
ses ressortissants ayant
rejoint l’État islamique
en Syrie et celui de leurs
enfants pose plusieurs
problèmes. D’abord,
elle se traduit par un très
faible nombre d’enfants
rapatriés – souvent des
orphelins –, car les mères
refusent de se séparer
d’eux. Vu leurs conditions
de détention, ils risquent
pourtant, selon l’ONU,
de lourdes séquelles
physiques et
psychologiques. Ensuite,
les Kurdes ne formant
pas une nation reconnue
internationalement,
les camps se situent
dans une zone grise,
hors de tout cadre légal.
Les femmes y sont
détenues sans procès
ni inculpation. Cette
approche est celle d’une
grande partie des pays
européens, qui se voient
reprocher de créer ainsi,
via les camps syriens,
un “Guantánamo
européen”, comme
l’écrivait fin 2020
le journaliste britannique
Anthony Loyd dans
The Times.
Un article à retrouver
sur notre site.
SOURCE
DEUTSCHE WELLE
Bonn, Allemagne
dw-world.de
Créée en 1953, cette radio
en 30 langues a l’ambition
de “présenter l’Allemagne
à l’étranger en tant que
nation culturelle européenne”.
La DW diffuse aussi des
programmes de télévision.
Plus de 1 500 personnes
originaires de plus
de 60 pays y travaillent.
Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021
SOCIÉTÉ
Vers la légalisation sur le trottoir. La plupart sont
des hommes dans la vingtaine.
du cannabis ?
Mais pas tous. Une fois entrée,
une jeune femme demande des
fleurs pour soulager ses dou-
leurs menstruelles. Elle est suivie
Le succès des boutiques de CBD relance le débat sur par un sexagénaire funky qui
la dépénalisation du cannabis récréatif en France, semble avoir ses habitudes. Julie
qui reste l’un des pays les plus répressifs d’Europe. distribue ses suggestions en
remplissant des boîtes de fleurs
de chanvre. Une vieille dame
entre et achète trois grammes de
Purple Haze. “Vous m’en donne-
rez des nouvelles !” lui dit la ven-
deuse, avant de laisser entrer
le client suivant.
Pour les Canadiens, ces scènes
n’ont plus rien d’exotique. Mais
en France, la prolifération de bou-
tiques de CBD a quelque chose
d’événementiel. Car certains
y voient l’occasion d’ouvrir un
débat national sur le cannabis
“récréatif” et de réfléchir sur
sa possible légalisation.
Une commission parlemen-
taire planche actuellement sur
la question et vient d’effectuer
une consultation citoyenne pour
tâter le terrain, en vue des élec-
tions de 2022. En moins de deux
mois, plus de 230  000 personnes
ont répondu au questionnaire.
“C’est beaucoup plus que ce à quoi
on s’attendait”, siffle Caroline
—La Presse Montréal devant le Lab et le Chanvrier Janvier, députée de La République
E
français, deux boutiques de CBD en marche (LREM) impliquée
lles étaient jusqu’ici peu situées à quelques mètres l’une dans le dossier.
nombreuses, plutôt dis- de l’autre dans le quartier du Il faut savoir que l’Hexagone
crètes, et surveillées de Marais, à Paris, où les établisse- t r a îne la pat te en ce qu i
près par les autorités. Mais depuis ments du genre poussent comme concerne les drogues douces.
que la Cour de justice de l’Union des champignons. Contrairement à la plupart de
européenne a jugé illégale l’in- Au Lab, on n’est pas trop de ses voisins immédiats, qui ont
terdiction du CBD en France, en six employés pour vendre la dépénalisé le cannabis récréa-
novembre 2020, les boutiques marchandise. Il y a des bocaux tif, sa politique de prohibition
de cannabis “bien-être” se mul- remplis de cocottes [fleurs de est considérée comme l’une des
tiplient à Paris et dans tout le cannabis séchées] sur le comp- plus répressives d’Europe, avec
pays. On en comp- toir, les conseils des amendes pouvant aller de
terait actuellement sont point us, on 200 à 3 750 euros, voire un an de
entre 400 et 500 dans peut “humer” avant prison, pour simple possession.
l’Hexagone. d’acheter. À l’exté- Le plan est manifestement
Rien à voir avec rieur, Patrick attend inefficace, puisque les Français
le cannabis récréa- REPORTAGE son tour. Cet ancien restent parmi les plus gros
tif (avec THC), tou- consommateur de pot consommateurs d’Europe, avec
jours interdit en France. Ces a recommencé à fumer pendant près de 1 million de fumeurs quo-
commerces se concentrent le confinement. Mais il voulait tidiens et quelque 5 millions de
exclusivement sur le cannabis arrêter le THC, qui le rendait fumeurs occasionnels.
avec CBD, l’agent relaxant du “décalé”. Alors il s’est rabattu Devant ce constat d’échec,
chanvre. On y vend de l’herbe, sur les boutiques de CBD, qui lui Caroline Janvier estime que la
mais aussi des produits dérivés vont très bien. “C’est comme de légalisation s’impose comme
comme du miel, du chocolat, de la bière sans alcool. C’est relaxant. l’incontournable solution. Selon
la tisane ou des cosmétiques. Et c’est moins compliqué parce que elle, l’État aurait tout intérêt à
On ne vient donc pas ici pour c’est légal. Pas besoin d’aller ache- prendre sa place dans un marché
se “stoner”. Malgré tout, ces ter dans les cités”, dit-il avant qui lui échappe, ce qui lui permet-
établissements connaissent un d’entrer dans la boutique. trait à la fois d’enrayer le trafic et
succès considérable. Même roulement un peu plus de gérer les problèmes de santé
Pendant notre visite [début loin, au Chanvrier français, où publique. “En réalité, la justice n’a
mars], on se bousculait presque les clients doivent faire la queue pas les moyens d’appliquer le cadre
↙ Dessin de Martirena,
Cuba.
prévu, donc ce qui se passe, c’est
une forme d’hypocrisie et de lâcheté
où tout le monde ferme les yeux.
Légaliser permettrait d’enrayer
le trafic et de mieux protéger nos
jeunes et les consommateurs, avec
un meilleur contrôle des substances
[souvent très chargées en THC],
et peut-être une forme d’accom-
pagnement, comme au Portugal.”
Au-delà de l’argument sani-
taire, la députée reconnaît le
potentiel économique du marché,
avec une nouvelle filière indus-
trielle et d’intéressantes recettes
fiscales. Selon un rapport du
Une nouvelle
génération d’élus
aborde le sujet
avec pragmatisme,
sans posture morale.
Conseil d’analyse économique
de 2019, la légalisation du can-
nabis pourrait rapporter [plus
de 2 milliards] d’euros par an
à l’État français… qui dépense
par ailleurs 500 millions d’euros
annuellement pour la répression.
Dans l’absolu, Caroline Janvier
souhaiterait que tous les candi-
dats se mouillent sur la question
lors de la prochaine élection pré-
sidentielle. Mais la question de
la légalisation demeure taboue
dans la classe politique en France,
même si elle refait surface de
temps à autre depuis le début
des années 1980.
Selon certains, le score misé-
rable du socialiste Benoît Hamon
en 2017 (6  %) s’expliquerait
en partie par ses positions en
faveur de la légalisation. Caroline
Janvier, de son côté, s’est clai-
rement entendu dire de “faire
attention” après avoir montré
de l’intérêt pour le sujet.
De son côté, le ministre de
l’Intérieur, Gérald Darmanin,
affiche nettement ses couleurs :
“La drogue, c’est de la merde, on
ne va pas légaliser cette merde”,
a-t-il déclaré en septembre der-
nier. Pas étonnant qu’Emmanuel
Macron évite soigneusement la
question, même s’il s’est déjà
montré ouvert à la légalisation
avant d’être candidat en 2017.
Pour certains, le vent a pour-
tant commencé à tourner. Une
nouvelle génération d’élus aborde
le sujet avec pragmatisme, en évi-
tant de tomber dans la posture
morale. Dans un sondage paru
début janvier, 50 % des maires [de
FRANCE. 15
la région] Île-de-France (Paris et
sa banlieue) se sont ainsi pronon-
cés en faveur de la légalisation.
Signe des temps : la France
commencera l’expérience du can-
nabis médical ce mois-ci [elle a
démarré le 26 mars], après deux
ans de tergiversations, auprès
de 3 000 patients. Un secteur où
elle est très en retard sur ses voi-
sins européens. Pour les consom-
mateurs de CBD, il y a toutefois
loin de la “poffe” aux lèvres. De
manière générale, la tendance
est plutôt à la perplexité, voire au
gros doute. “On n’y est pas encore”,
résume Tommy, l’air découragé.
Certains sont toutefois plus
optimistes. Comme Maxime
et Nicolas, venus faire un peu
de repérage au Chanvrier fran-
çais. Ces deux frères voulaient
ouvrir un restaurant. Mais vu
l’essor du marché de la CBD, ils
ont choisi d’investir dans le com-
merce du cannabis “bien-être”.
Si tout se passe bien, ils ouvri-
ront bientôt une boutique en
région parisienne.
Pour ces deux jeunes entrepre-
neurs, la légalisation du cannabis
récréatif n’est peut-être qu’une
question de temps. La légali-
sation du CBD leur permet de
mettre la table. “On s’est rendu
compte que c’est un marché énorme.
Il faut se placer dès maintenant.
Je ne sais pas si la weed sera léga-
lisée de notre vivant. Mais si on a
la possibilité d’en vendre aussi, il
faudra le faire. Ça nous fera plus
d’offres. On aura deux marchés…”
—Jean-Christophe
Laurence
Publié le 7 mars
SOURCE
LA PRESSE
Montréal, Canada
lapresse.ca
Le plus ancien quotidien
francophone d’Amérique
du Nord, fondé en 1884,
a largement fait évoluer
son offre ces dernières
années – en raison
des avancées technologiques
et de la crise que connaissent
de nombreux médias –
pour devenir un média
tout en ligne. La dernière
édition encore imprimée,
celle du samedi, a connu
son dernier numéro
le 30 décembre 2017.
16. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
europe
—The Sunday Times Londres
N ous avons rencontré début
mars trois représentants
des tristement célèbres
organisations paramilitaires
loyalistes – la Force volontaire
d’Ulster (Ulster Volunteer Force),
l’Association de défense de l’Ulster
(Ulster Defence Association) et
le Commando de la main rouge
(Red Hand Commando) dans
un bureau désert au cœur du
Belfast protestant, où des dra-
peaux du Royaume-Uni défraîchis
sont accrochés à des lampa-
daires et où des fresques conti-
nuent de glorifier les acteurs des
Troubles (1968-1998).
Ces trois solides gaillards ont
combattu leurs homologues de
l’IRA, partisans de la réunifica-
tion de l’Irlande, dans le sanglant
conflit communautaire (environ
3500 morts en trente ans). Tous
ont sans doute du sang sur les
mains – l’un a passé cinq ans en
prison, un autre quatorze mois,
et les organisations qu’ils repré-
sentent ont entraîné la mort de
plus de 500 personnes. Mais ce
sont des convertis à la paix et à
la réconciliation, et ils veulent
que leurs enfants et petits-
enfants n’aient pas à connaître
ce qu’ils ont vécu. Pendant une
heure entière, ces hommes d’or-
dinaire peu loquaces sont inta-
rissables et laissent éclater leur
colère contre les iniquités du “pro-
tocole sur l’Irlande du Nord”, qui
a créé dans le cadre du Brexit une
frontière en mer d’Irlande entre
le Royaume-Uni et la province.
“Droits bafoués”. Les loya-
listes “bouillonnent”, disent-ils. Ils
ont le sentiment que “leurs droits
sont bafoués”, ils sont “furieux et
frustrés”. Ils se disent “trahis” par
le gouvernement britannique et
pensent que le processus de paix
“risque fort de s’effondrer”.
Ils font de leur mieux pour rete-
nir le peuple, disent-ils, mais l’ac-
cord de paix du Vendredi saint,
qu’ils avaient soutenu en 1998 et
qui leur avait valu d’être traités de
traîtres, fait de moins en moins
l’unanimité. Ils ont “de plus en
plus de mal à empêcher les gens de
réagir” et se disent “à court d’idées
sur la manière de les arrêter”, et
“une fois que la boîte de Pandore est
ouverte… tout est possible”.
↙ Dessin de Belle
Mellor paru dans The
Guardian, Londres.
Royaume-Uni. En Irlande
l’Irlande du Nord avec le Royaume-
Uni”, qu’il constitue une “attaque
du Nord, les unionistes
injustifiable contre les droits et les
moyens de subsistance des citoyens
d’Irlande du Nord” et qu’il “risque
de conduire les auteurs de violence
montrent les crocs
du passé à reprendre du service”.
C’est pour éviter le retour d’une
frontière physique en Irlande
après la sortie du Royaume-Uni
de l’UE que le protocole a été
Fidèles à la Couronne britannique, les unionistes sont furieux de l’apparition créé. Quand elle était Première
d’une frontière douanière entre leur province et la Grande-Bretagne depuis ministre, Theresa May a tenté,
le Brexit. Pour eux, c’est une remise en cause de leur place au sein du Royaume- sans succès, d’éviter une telle fron-
tière en proposant que l’ensemble
Uni. De quoi pousser certains à reconsidérer l’accord de paix signé en 1998. du Royaume-Uni reste membre
du marché unique et de l’union
douanière européens. Johnson,
son successeur, a préféré convenir
d’une frontière moins visible en
Quelques heures après cette mire”, à côté d’une peinture repré- la place de l’Irlande du Nord au mer d’Irlande, l’Irlande du Nord
rencontre, les événements leur ont sentant le viseur d’un sniper (les sein du Royaume-Uni et bafoue les restant seule dans le marché
donné raison. Les groupes para- responsables du port ont supplié droits de ses citoyens. L’ensemble unique, de fait, et soumise à des
militaires ont annoncé qu’ils sus- le photographe du Sunday Times de la communauté unioniste par- milliers de réglementations euro-
pendaient leur soutien de ne pas prendre de tage la fureur des loyalistes, et péennes applicables par la Cour
à cet accord. Le gou- photos des visages des tous les partis politiques sont européenne de justice.
vernement britannique employés). Un graf- unis pour contester juridique- Les conséquences concrètes de
a mis en colère l’UE fiti à Belfast a révélé ment le protocole. ce choix sont désormais visibles,
en s’exemptant sans REPORTAGE l’adresse du domicile Pour Arlene Foster, la Première puisqu’un grand nombre d’im-
en informer Bruxelles londonien du ministre ministre unioniste d’Irlande du portations en provenance de la
de certaines parties du protocole. Michael Gove, qui était encore il Nord, le protocole a “taillé en pièces” Grande-Bretagne et à destina-
Bruxelles l’a accusé de violer le y a peu responsable de la mise en l’accord de paix. Lord Trimble, tion de l’Irlande du Nord doivent
droit international [et a lancé une œuvre du protocole, en avertis- l’un des principaux architectes se prêter à un ensemble découra-
procédure d’infraction contre sant : “Nous n’oublions pas. Nous de l’accord, affirme qu’il “réduit geant de contrôles, de contraintes
Londres le 15 mars]. ne pardonnons pas.” en miettes la relation codifiée de et de normes bureaucratiques que
Alors que les relations entre Cette menace d’un retour à la l’UE applique avec un zèle ven-
Londres et Bruxelles sont au plus violence est une stratégie bien Tous les partis geur, à en croire le gouvernement
bas, les tensions font leur appari- rodée en Irlande du Nord, mais politiques sont britannique et les unionistes.
tion en Irlande du Nord également. dans ce cas précis les doléances Les pénuries qui ont frappé les
Des graffitis sont apparus dans le des loyalistes sont considérées unis pour contester supermarchés d’Irlande du Nord
port de Larne, disant “Le person- comme légitimes. Nul ne peut nier juridiquement quand la période de transition du
nel des douanes est dans la ligne de que le protocole remet en cause le protocole. Brexit a pris fin, le 31 décembre,
Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021 EUROPE. 17

n’étaient qu’un avant-goût de ce à

quoi il faudra s’attendre lorsque la
des ‘périodes d’exemption’ de formu-
laires, les dérogations et les allége-
notamment le TUV d’Allister, a
intensifié ses attaques contre le
Glossaire
UME-UNI L’ IRLANDE DU NORD
période de sursis pour les formu- R O YA ments ne changeront rien au fait protocole. Les discussions sur la
laires des produits alimentaires, qu’il s’agit d’une attaque fondamen- réunification de l’Irlande vont Unionistes – loyalistes 
animaux et végétaux, arrivera à tale contre notre statut garanti par bon train : un récent sondage Le terme “unioniste” est
terme (mercredi 3 mars, le gouver- IRLANDE Dublin la Constitution”, a déclaré Jim du Sunday Times montre que employé pour désigner
nement britannique l’a prolongée Allister, chef du parti Voix unio- 51 % des personnes interrogées les partisans, majoritairement
jusqu’au 1er octobre sans concer- niste traditionnelle (TUV). souhaitent un référendum dans issus de la communauté
tation avec l’UE). Cinq cents Selon les unionistes, le gouver- les cinq ans. Le déconfinement protestante, du mouvement
camions de nourriture venant nement a imposé le protocole à approche, tout comme la saison politique promouvant
du Royaume-Uni arrivent toutes Port de l’Irlande du Nord sans aucune sous haute tension des défi lés le maintien de l’Irlande du Nord
les semaines en Irlande du Nord. Londonderry/ Larne consultation ni vote au Parlement loyalistes et le centenaire, en au sein du Royaume-Uni.
Chaque camion transporte jusqu’à Derry local de Stormont, violant ainsi mai, de la création de l’Irlande Le loyalisme est un courant
1000 produits différents, dont 300 IRLANDE le principe du consentement des du Nord lors de la douloureuse radical de l’unionisme,
sont des produits agroalimentaires DU NORD deux communautés inscrit dans partition irlandaise. souvent associé à la violence
(Royaume-Uni) Belfast
COURRIER INTERNATIONAL

nécessitant des certificats sani- l’accord du Vendredi saint; les D’après les trois anciens chefs et aux groupes paramilitaires.
taires d’exportation. Les chaînes habitants d’Irlande du Nord sont paramilitaires, les jeunes loya-
de supermarchés britanniques traités différemment des autres listes ont vu comment la menace Nationalistes – républicains
ont prévenu que le système était citoyens britanniques; et ils sont de la violence a permis d’évi- Principalement catholiques,
“inapplicable” et qu’il y aurait “des IRLANDE 50 km désormais soumis à une législa- ter une frontière terrestre, et les nationalistes souhaitent
perturbations inévitables”. tion européenne sur laquelle ils ils soutiennent désormais que la réunification de l’Irlande.
Les agriculteurs ont du mal à domestiques, tous sont confron- n’ont aucun droit de regard, ce la violence est la seule solution Les républicains militent
obtenir des semences d’avoine, tés à ce que Daniel Donnelly, de qui est contraire aux principes pour obtenir des résultats. “Nous pour la même finalité,
de blé et d’orge de Grande- la Fédération des petites entre- démocratiques. sommes passés par là, reconnaît mais de manière plus virulente,
Bretagne pour leurs cultures de prises d’Irlande du Nord, qui l’un des trois hommes. Nous avons avec un potentiel recours
printemps, car ces dernières sont compte 6000 membres, appelle Unité forcée. Les unionistes combattu l’IRA. Nous avons fait à la force.
soumises à des lourds contrôles des “bombes à retardement dont craignent également que les de notre mieux parce que notre
phytosanitaires. Les tracteurs et nous ne soupçonnions pas l’existence barrières commerciales avec le pays était menacé. Maintenant,
les machines agricoles impor- avant la mise en place du protocole”. Royaume-Uni et l’absence de fron- nos jeunes voient la même chose
tés doivent être lavés à la vapeur Selon une enquête récente, deux tière avec l’Irlande ne poussent se produire ici. Ils ont été nourris Chronologie
pour éliminer toute trace de terre tiers des détaillants britanniques l’Irlande du Nord dans le giron des photos de leurs pères, de leurs 1919-1921 — La guerre
ont l’intention de cesser d’appro- économique de l’Irlande, ce qui oncles, de leurs grands-pères ou d’indépendance débouche
Des graffitis arguant visionner l’Irlande du Nord. serait pour Allister “l’antichambre d’un proche prisonnier loyaliste. sur la signature du traité
que “l’Ulster a été Personne ne s’attendait à un tel de l’unité irlandaise”. Ils ont été bercés de toutes les his- anglo-irlandais et la partition
chambardement. Pendant la cam- Il n’y a pas de solution évi- toires. Ils ont vu toutes les vidéos, de l’île d’Irlande : six comtés
vendue” prolifèrent pagne électorale de 2019, Boris dente. Les unionistes veulent que et ils pensent qu’ils ont manqué du Nord demeurent au sein
dans la province Johnson avait promis que les tran- Johnson abandonne le protocole, quelque chose. Ils pensent que c’est du Royaume-Uni tandis que
britannique. sactions commerciales auraient mais cela déclencherait des ten- leur tour maintenant, que c’est à le reste du territoire devient
lieu “sans entrave” en mer d’Ir- sions dangereuses avec l’UE et le eux de reprendre le flambeau parce l’État libre d’Irlande, puis
britannique, bien que le gouver- lande, qu’il n’y aurait “aucun for- président américain Joe Biden, et que nous avons fait notre temps.” la république d’Irlande en 1949.
nement ait unilatéralement levé mulaire, aucun contrôle, aucune ferait du Royaume-Uni un pays Un autre prévient : “Toutes les 1968  — Début de la période
cette exigence le 5 mars. Le prix restriction d’aucune sorte”. En août hors la loi. Les unionistes et les conditions sont réunies pour que dite “des Troubles” en Irlande
du sac de frites devrait augmenter dernier, il a déclaré qu’il “faudrait députés conservateurs partisans la situation dégénère. Nous avons du Nord, entre attentats
pour compenser les nouvelles for- [lui] passer sur le corps” pour du Brexit sont favorables à un sys- vu les conséquences de la violence. de l’Armée républicaine
malités administratives coûteuses mettre en place une frontière en tème de “contrôles mutuels”, dans Nous avons été ses instruments et irlandaise (IRA), qui se bat
liées à l’importation des pommes mer d’Irlande. Pas plus tard que le lequel le Royaume-Uni et l’UE elle nous a rattrapés, et nous n’avons pour l’unification de l’île,
de terre du Cambridgeshire uti- 1er janvier dernier, Brandon Lewis, feraient appliquer leurs normes pas envie de revivre ça.” et représailles des groupes
lisées par les 750 restaurants de le secrétaire d’État à l’Irlande du respectives en matière de biens et —Martin Fletcher paramilitaires loyalistes.
fish and chips d’Irlande du Nord. Nord, a tweeté : “La mer d’Irlande de services; le problème, c’est que Publié le 7 mars 1998  — Après trente années
En vertu de la réglementation n’est pas une nouvelle frontière.” la confiance et la bonne volonté de conflit et quelque 3500 morts,
européenne, les jardineries ne Si les nouvelles barrières doua- nécessaires à ce projet ont dis- l’accord du Vendredi saint
peuvent plus importer de roses, nières vont augmenter les prix et paru. Et la technologie nécessaire SOURCE met fin aux Troubles. Le traité
de camélias ainsi que de nom- réduire les choix des consomma- pour remplacer les contrôles phy- prévoit le désarmement
breuses autres plantes cultivées teurs dans l’une des régions les plus siques aux frontières n’existe pas. THE SUNDAY TIMES des groupes paramilitaires.
sur le sol britannique. Même les pauvres du Royaume-Uni, pour Pendant ce temps, la menace de Londres, Royaume-Uni 2021  — Dans le cadre
transplantoirs à manche en bois autant, ce qui inquiète le plus les tensions en Irlande du Nord s’ac- Hebdomadaire, 772509 ex. du Brexit, une frontière
et les palettes de livraison en bois unionistes, c’est de se retrouver croît, alors que le protocole met en thesundaytimes.co.uk douanière est créée entre
sont soumis à des contrôles. “Le coincés entre le Royaume-Uni et pièces l’accord de paix qu’il était Fondé en 1822, il a fusionné la Grande-Bretagne et l’Irlande
31 décembre, vous pouviez faire l’UE sans vraiment appartenir à censé protéger. Des pancartes avec The Times en 1967. du Nord. Pensée pour éviter
rentrer tout ce que vous vouliez. aucun des deux. “Le prolongement dénonçant la nouvelle frontière L’enfant chéri de Rupert le rétablissement d’une
Le 1er janvier, c’était impossible. en mer d’Irlande et des graffitis Murdoch est aujourd’hui l’un démarcation physique
Qu’est-ce qui a changé ?” s’inter- “Nos jeunes pensent déclarant que “l’Ulster a été vendue” des meilleurs journaux de qualité entre la république d’Irlande,
roge Robin Mercer, propriétaire prolifèrent dans les quartiers loya- du dimanche, en tout cas le plus membre de l’UE, et l’Irlande
de jardineries de Belfast. que c’est maintenant listes de la province britannique. lu. Moins centré sur l’actualité du Nord, et ainsi prévenir
Les traiteurs, les plombiers, les à eux de reprendre Le Parti unioniste démocrate que sa version quotidienne, tout risque de retour
magasins de diététiques, les entre- le flambeau.” (DUP) de la Première ministre il accorde une large place des violences dans le camp
prises de déménagement, les fores- UN ANCIEN CHEF Arlene Foster, qui craint d’être aux enquêtes de fond nationaliste, elle provoque
tiers, les propriétaires d’animaux PARAMILITAIRE LOYALISTE débordé par la ligne dure et et à des articles plus légers. l’ire des unionistes.
18. EUROPE Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021

↙ Volodymyr Zelensky. Dessin de

Cost paru dans Le Soir, Bruxelles.
UKRAINE

Un tournant du président depuis deux ans,

mais aucun d’entre eux n’en a
émissions ont fait mouche. En
riposte, Porochenko et son état-
division de la société en conso-
lidant le noyau de leur électorat.

dans la guerre contre

jamais fait partie. Au contraire, major ont diffusé des slogans sur Les deux ont un même ennemi,
au début de 2021, Zelensky en “Zelensky le drogué”, et “Zelensky, Volodymyr Zelensky.
est venu à ce qu’on l’appelle la esclave de Kolomoïsky”. Après l’élec- Après les sanctions contre

les oligarques
“désoligarchisation”.
“Les noms de famille n’ont pas
d’importance. Medvedtchouk,
Presque deux ans après sa victoire Kolomoïsky, Porochenko, Akhmetov,
Pintchouk, Firtach ou n’importe qui
à la présidentielle, l’ancien comique Volodymyr d’autre. Ce qui compte, c’est de savoir
Zelensky durcit le ton contre les élites si vous êtes prêts à travailler dans la
du pays. Pour Oukraïnska Pravda, il risque légalité ou si vous voulez continuer
de le payer très cher. à créer des monopoles, contrôler les
médias, influencer les fonctionnaires.
La première solution, nous la sou-
tenons, la seconde, c’est terminé”, a
déclaré Zelensky en se félicitant
des sanctions américaines contre
son ancien partenaire commer-
cial et ardent sympathisant Ihor
Kolomoïsky.
Le conflit entre le nouveau
président et Porochenko et
Medvedtchouk, de même que
la confrontation ultérieure avec
Kolomoïsky, tout cela était pré-
visible dès le lendemain de l’élec-
tion de Zelensky. Le cinquième
président, Porochenko, est un
adversaire naturel du sixième. Pas
besoin d’expliquer aux électeurs
de Zelensky pourquoi Porochenko
est l’ennemi. Et vice-versa.
Leur guerre remonte à 2017,
quand Zelensky a commencé à
grimper dans les sondages et que
l’administration de Porochenko a
tenté d’empêcher la diffusion de
Serviteur du peuple sur la chaîne
1+1. Les choses se sont encore
aggravées pendant la campagne
électorale de 2019. Par tous les
moyens possibles, l’ancien comique
a attaqué le pouvoir de l’époque.
Les plaisanteries satiriques et les
—Oukraïnska Pravda Kiev Mais dans la réalité, la vie caricatures dans ses vidéos et ses
tion, Porochenko, en politicien
expérimenté habitué au double
jeu, s’est montré prêt à conclure
une trêve. Mais le nouveau prési-
dent, lui, n’a rien oublié.
L’autre ennemi de Zelensky n’est
autre que Viktor Medvedtchouk,
l’un des piliers du parti Plateforme
d’opposition – Pour la vie (OPZJ)
et le parrain de la fille du pré-
Les oligarques
ont tous essayé
d’endosser le rôle
de favori présidentiel.
En vain.
sident russe, Vladimir Poutine.
À la différence de Porochenko,
Medvedtchouk est un adversaire
récent du président. En 2019, il a
en un certain sens aidé Zelensky
à battre Porochenko. Ses chaînes
d’information, 112.ua et NewsOne,
n’avaient pas tari d’éloges à l’égard
de Zelensky, qu’elles présentaient
comme la dernière chance pour
se débarrasser de Porochenko.
Mais dès le lendemain de l’élec-
tion, sur ces mêmes chaînes, la
balance a penché dans l’autre sens,
et la punition médiatique a aussitôt
commencé. Tandis que Zelensky
dégringolait lentement dans les
sondages, les partis aux deux
extrémités du spectre électoral,
l’OPZJ prorusse de Medvedtchouk
et Solidarité européenne, pro-
occidental, de Porochenko, eux,
remontaient. Ces deux forces
et leurs médias ont œuvré à la
Medvedtchouk, tout le monde
s’attend à un geste identique de
Zelensky contre Porochenko. Selon
nos sources, le Conseil de la sécu-
rité nationale [organe d’État chargé
des questions de défense et de
sécurité] s’efforcerait de démon-
trer l’implication de proches de
Porochenko dans les affaires de
Medvedtchouk. Et si Zelensky
réussit à lier Porochenko au parrain
de la fille de Poutine, il pourrait
bien empocher le jackpot électoral.
En s’attaquant à Medvedtchouk, le
président n’inquiète pas seulement
les forces prorusses, il prive égale-
ment son prédécesseur de la pos-
sibilité de se poser en “parangon
du patriotisme”. Cela lui permet
de courtiser l’électorat pro-occi-
dental, dont une grande partie ne
veut pas voter pour Porochenko.
Dans sa campagne de “désoli-
garchisation”, Zelensky affiche sa
détermination. À chaque nouvelle
réunion du Conseil de la sécurité
nationale, il se livre à des déclara-
tions de plus en plus courageuses.
La rumeur circule qu’au bureau
du procureur général, un ordre
visant Ihor Kolomoïsky en per-
sonne attend d’être signé.
Cela a coïncidé avec des signaux
clairs émis par Washington, où le
secrétaire d’État, Antony Blinken, a
annoncé des sanctions contre l’oli-
garque de Dnipro [Kolomoïsky].
Alors que d’habitude ces choses
se font plus discrètement. “Le plus
gros problème de Zelensky, actuel-
lement, c’est Kolomoïsky. Vu que
les Américains disent déjà ouver-

V
as s y l Holob oro d ko
n’est plus seulement le
héros de la série télé-
visée Serviteur du peuple. En
2019, c’est pour ce personnage
que Volodymyr Zelensky incar-
nait à l’écran qu’ont voté les élec-
teurs. Avec cette figure de simple
enseignant, d’homme du peuple
qui se retrouve aux commandes
du pays, Holoborodko-Zelensky
était là pour en remontrer à la
vieille élite.
Dans la conscience de masse
des 73 % d’électeurs qui ont voté
pour lui, Zelensky était dès le
début un personnage non oligar-
chique : il était “des nôtres”, il ne
pouvait pas être un “des leurs”.
D’ailleurs, il le disait lui-même.
politique de la véritable Ukraine
contraste fortement avec celle de
la série. Ne serait-ce que parce que
dans les films, les personnages des
oligarques faisaient toujours exac-
tement ce que l’équipe de Zelensky
écrivait dans le scénario. La vraie
vie politique ressemble plus à une
diffusion en direct, où il est impos-
sible d’attribuer des rôles aux oli-
garques et où il faut coexister avec
eux. Ce que Volodymyr Zelensky
n’a cessé de chercher, en près de
deux ans au pouvoir, pour finale-
ment passer de l’amitié à la guerre.
Conformément à la vieille tradi-
tion ukrainienne, les oligarques ont
tour à tour essayé d’endosser le rôle
de favori présidentiel. Pintchouk,
Kolomoïsky, Akhmetov, tous se
sont approchés de l’entourage
tement qu’il faut lui demander des
comptes, Zelensky se retrouve à un
carrefour : ou il rompt les relations
Contexte avec les Américains, ou il court après
Un bras de fer récent Ihor”, nous explique l’un des poids
lourds de la politique ukrainienne
Si le conflit qui l’oppose à Petro Porochenko, connu sous le couvert de l’anonymat.
pour avoir fait fortune aussi bien en Ukraine qu’en Russie, La guerre ouverte contre
a commencé avant sa victoire à la présidentielle de 2019, Kolomoïsky pourrait être un point
c’est plus récemment que Volodymyr Zelensky s’en est pris de non-retour dans la vie politique
aux oligarques, qui semblaient le soutenir. Dès la fin de Zelensky. Si un nouveau front
de 2020, les tensions qui l’opposent à Viktor Medvedtchouk nommé Ihor Kolomoïsky s’ajoute
éclatent. Elles s’aggravent le 2 février 2021 quand à la guerre avec Medvedtchouk et
le président décide de sanctionner les médias de ce proche Porochenko, il lui sera extrême-
de Vladimir Poutine. Depuis, souligne le site d’information ment difficile de l’emporter face à
ukrainien Ukrinform, “des actifs et un gazoduc détenus cette opposition. Mais s’il n’ouvre
par Medvedtchouk ont été saisis”, tandis que, le 23 février, pas ce front, ses chances de survie
c’était au tour de la banque PrivatBank (qui appartient sont encore moindres.
à Ihor Kolomoïsky) d’être visée par une enquête officielle —Roman Romaniouk et
pour détournement de fonds. Roman Kravets
Publié le 18 mars
Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021
asie
Chine. Cessez
la comédie
des droits
de l’homme !
L’organe du Parti communiste chinois fustige
le double langage occidental en matière de droits
humains. Une réponse indirecte aux gouvernements
qui critiquent la politique de Pékin au Xinjiang.
—Renmin Ribao (extraits)
Pékin
L
e 24 mars s’est clôturée
la 46e session ordinaire
du Conseil des droits de
l’homme des Nations unies. Au
cours de cette session, alors même
qu’une poignée de pays occiden-
taux utilisait cette question à des
fins malintentionnées pour atta-
quer et noircir l’image d’autres
nations, l’organisation interna-
tionale et un grand nombre de
pays en développement n’ont
pas hésité à faire entendre leur
voix pour dévoiler au grand jour
et condamner les problèmes de
droits de l’homme dans ces mêmes
pays occidentaux.
D’UN CONTINENT À L’AUTRE. 19
↙ Dessin de Medi,
Albanie.
Voilà qui montre sans équi-
voque qu’il n’est pas de “phare
des droits de l’homme” dans Contexte
Emballement
le monde et que le monde
n’a que faire d’un soi-
disant “maître des droits ●●● Après la passe d’armes entre Pékin et Washington
de l’homme”. Ces quelques à Anchorage, le 18 mars, les États-Unis, l’Union européenne,
pays occidentaux qui se la Grande-Bretagne et le Canada (pays “occidentaux” visés
sont autoproclamés comme par l’article ci-contre) ont émis des sanctions contre quatre
tels aiment à critiquer et à responsables et une entité du Xinjiang, en raison de la politique
accuser les autres à tort et à de surveillance et d’enfermement des populations ouïgoures
travers, mais ils auront beau musulmanes. C’est la première fois depuis le massacre de
hausser le ton, ils ne parvien- Tian’anmen, en 1989, que l’UE décrète des sanctions contre la
dront jamais à cacher leurs Chine. Pékin a répliqué très vite en sanctionnant dix Européens
propres lacunes en la matière. (dont cinq députés) et quatre entités européennes, avant de
Le 19 mars, Michelle Bachelet, s’en prendre à Londres par des mesures similaires.
la haut-commissaire des Nations
unies aux droits de l’homme,
ainsi que plusieurs délégations responsables selon eux de graves médias de certains pays euro-
ont dénoncé le racisme et la dis- crises humanitaires. Auparavant, péens. Enfin, l’Égypte a tenu à
crimination raciale qui existent plusieurs pays, dont la Chine, la relever les graves discriminations
dans certains pays occidentaux. Russie, la Syrie, l’Iran, Cuba, la dont souffrent les personnes d’ori-
Mme Bachelet a déploré que le Biélorussie, le Venezuela, la Bolivie, gine africaine et les musulmans
procès du meurtre de George Floyd le Sri Lanka, les Philippines, le dans certains pays européens. Un
s’ouvre plus de dix mois après les Laos, le Cambodge, le Zimbabwe grand nombre de pays en voie de
faits [le 29 mars, à Minneapolis] et la Corée du Nord, avaient pro- développement s’opposent donc
et a regretté que tant d’affaires noncé une déclaration commune à la politique du deux poids, deux
concernant la mort de descen- dans laquelle ils dénonçaient les mesures de quelques pays occiden-
dants d’Africains ne soient mesures coercitives prises taux. Il s’agit d’une juste mise au
jamais portées devant les de façon unilatérale par point et d’une juste démarche pour
tribunaux. La violence certains pays occidentaux, défendre les droits de l’homme.
policière aux États-Unis avec comme conséquences Cela fait longtemps que la comé-
préoccupe la commu- ÉDITO de graves violations des die d’une minorité de pays occi-
nauté internationale. Au droits de l’homme. Ceux-ci dentaux qui jouent aux “maîtres
cours de la conférence, une ving- devraient en tenir compte. des droits de l’homme” ne prend
taine de spécialistes des droits de Les droits de l’homme ne sont plus : désormais, leur hypocrisie
l’homme des Nations unies ont pas l’apanage d’une poignée de est connue du monde entier. Nous
appelé le gouvernement améri- pays, et ils ne peuvent devenir un les exhortons à tomber le masque
cain à prendre des mesures pour outil de pression contre d’autres et à abandonner leur mentalité de
mettre fin à ce problème. nations et d’ingérence dans leurs guerre froide, consistant à faire des
L’habitude de quelques pays affaires intérieures. La position droits de l’homme un instrument
occidentaux de pratiquer l’inter- condescendante de quelques pays d’hégémonie, pour regarder en
ventionnisme sous couvert des occidentaux, qui dictent leur face leurs propres problèmes dans
“droits de l’homme” est à l’origine conduite aux autres au nom des ce domaine, renforcer le dialogue
de nombreux désastres humani- prétendus droits de l’homme, est et la coopération selon le principe
taires et suscite depuis longtemps en réalité l’expression de leur men- d’un respect mutuel afin de contri-
le vif mécontentement de la com- talité hégémonique. C’est aussi la buer véritablement au bon déve-
munauté internationale. Depuis manifestation de leur faiblesse et loppement de la cause des droits
2001, les opérations américaines de leur anxiété croissantes face à de l’homme dans le monde.
de “lutte contre le terrorisme” un monde marqué par un boule- —Zhong Sheng
menées dans plus de 80 pays ont versement comme il n’en a pas Publié le 26 mars
causé plus de 800 000 morts, dont connu depuis plus d’un siècle.
environ 335 000 civils, victimes Au cours de cette session du
directes de violences de guerre, Conseil des droits de l’homme
et des dizaines de millions de per- des Nations unies, le Pakistan SOURCE
sonnes ont dû abandonner leur s’est opposé, au nom de l’Organi-
foyer. À ce jour, quelque 21 mil- sation de la coopération islamique RENMIN RIBAO
lions de ressortissants afghans, (OCI), aux mesures discrimina- Pékin, Chine
iraniens et syriens n’ont toujours toires à l’encontre des communau- Quotidien
pas pu rentrer chez eux ou vivent tés musulmanes prises par certains people.com.cn/
dans des conditions très difficiles. pays européens, et a condamné la Organe du Parti communiste
Lors de la présentation des résul- publication en Europe de carica- chinois, situé à Pékin,
tats de l’Examen périodique uni- tures dénigrant des figures reli- le “quotidien du peuple” a été
versel des États-Unis par les autres gieuses, sous prétexte de liberté créé en 1948. La hiérarchisation
pays devant le Conseil des droits de d’expression. De son côté, l’Iran de ses informations et
l’homme, des pays en développe- s’est dit préoccupé par la diffu- ses éditoriaux sont un bon
ment ont dénoncé les interventions sion de discours haineux à l’en- baromètre des tendances
armées à répétition des États-Unis, contre des musulmans dans les au sein de la direction chinoise.
20. ASIE
JAPON
La réinsertion,
de gré ou de force
Enlèvements, séquestration, sermons… Pour rééduquer les
hikikomoris, ces adultes qui vivent reclus chez leurs parents,
des entreprises proposent des méthodes plus que contestables.
—Asahi Shimbun Tokyo
U
ne maison individuelle dans un
quartier résidentiel de la préfecture
de Chiba. Un matin, une femme
de 36 ans sommeille dans sa chambre à
l’étage lorsque soudain la porte s’ouvre
sur des inconnus. L’un des hommes lui
lance : “Vous allez nous suivre.” Puis il lui
demande : “Vous avez pensé à votre avenir ?”
La mère de la jeune femme, à la porte de
la chambre en compagnie des inconnus,
s’éclipse. Nous sommes en octobre 2017.
C’est le début de sept heures de “sermon”,
jusqu’au soir. Depuis deux ans, cette jeune
femme est une hikikomori, une recluse :
elle ne sort presque plus de sa chambre,
sauf pour de rares déplacements jusqu’à la
supérette voisine. Elle s’entend mal avec sa
mère ; son père a quitté le domicile fami-
lial. “Conseiller du Centre d’autonomisa-
tion”, voilà comment s’est présenté l’un des
hommes appelés par sa mère. Des jeunes
gens tirés de force hors de chez eux par
ces “videurs de hikikomoris” témoignent.
Les inconnus s’imposent dans la chambre
de la jeune femme. Elle est en pyjama, sans
sous-vêtements, et leur proximité l’effraie.
Sans se démonter le moins du monde,
l’homme continue à parler : “Tu ne peux
plus vivre ici. Tu ne trouves pas ça moche, de
vivre aux crochets de ta mère, sans travail-
ler ?” Combien de temps s’est-il écoulé ?
Elle leur tourne le dos, prostrée, lorsque
l’un d’eux lâche une phrase qui lui donne
des sueurs froides : “Ça ne sert à rien, cette
attitude. Ne crois pas qu’on va partir parce
que tu gardes le silence.”
Traumatisés. Avec son téléphone portable,
elle envoie un texto à son père (67 ans), un
appel à l’aide. Celui-ci saute sur son vélo et
vole à son secours : sur place, il découvre
quatre inconnus, dans le salon, le cou-
loir et la chambre de sa fille. “Au début, ils
étaient polis avec moi, se souvient-il, mais
leur attitude a soudain changé et ils sont
devenus menaçants. L’échange a été vif mais
je n’ai rien pu faire.” Peu après 17 heures,
les inconnus font monter la jeune femme
dans un break. “Je tremblais de peur et je ne
cessais de pleurer. J’étais incapable de parler.”
Dans la voiture plongée dans la pénombre
elle les entend bavarder. Ils l’emmènent à
Tokyo, dans le quartier de Shinjuku, dans
le foyer d’un institut de soutien à l’auto-
nomie : le Centre Akebonobashi de stages
d’autonomisation.
Dans la pièce, deux lits superposés. Une
femme, membre du personnel, reste en per-
manence aux côtés de la jeune femme, inca-
pable de s’alimenter. Le lendemain, puis le
Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021
↙ Dessin de Beppe Giacobbe paru
dans le Corriere della Sera, Milan.
surlendemain encore, elle ne mange rien
et se sent de plus en plus faible. Sa gar-
dienne lui donne de petites gifles et lui
presse une bouteille de boisson énergé-
tique contre les lèvres. Ce jour-là, la jeune
femme perd connaissance ; elle est trans-
portée en ambulance à l’hôpital universi-
taire de la faculté de médecine de Tokyo.
Déshydratée, elle est hospitalisée durant
un mois. Elle refuse de retourner au centre
et parvient à rentrer chez elle.
À l’été 2019, elle a attaqué en justice le
personnel du centre, auquel elle réclame
5,5 millions de yens [près de 43 000 euros]
de dédommagement. Concernant la façon
dont on l’a fait sortir de chez elle, elle
affirme que “les hommes [l’]ont prise par
le bras et [lui] ont fait descendre les esca-
liers en [la] portant à moitié”. Le centre,
pour sa part, dans les éléments versés
au dossier, soutient que “la jeune femme
a accepté les explications de ses parents et
est montée dans la voiture de son plein gré”,
que “[la présence d’un membre féminin du
personnel dans sa chambre] visait à la ras-
surer et la stabiliser”, niant l’avoir emme-
née de force ou retenue contre son gré. Le
“contrat d’aide à l’autonomisation” avait
été conclu sur une demande de la mère,
après avoir écouté la jeune hikikomori et
lui avoir expliqué le type de soutien qui
lui serait apporté, le tout de façon tout à
fait légale, affirme l’institution.
L’entreprise qui gérait le centre a cessé
ses activités en décembre 2019. Au moins
trois procédures ont été lancées pour obte-
nir des dédommagements, dont certaines
ont été stoppées par le dépôt de bilan. Que
sait-on de cet organisme qui a fait faillite,
le Centre Akebonobashi de stages d’au-
tonomisation ? Il était installé au qua-
trième étage d’un immeuble de bureaux
sur une grande artère de l’arrondisse-
ment de Shinjuku. D’après le groupement
d’avocats (mené par Me Kenji Utsunomiya)
chargé de la procédure, les frais facturés
à l’entrée – frais d’établissement du curri-
culum, frais de logement, etc. –, variables
suivant les cas, avaient un point commun :
leur montant élevé, entre 5 et 7 millions
de yens [de 39 000 à 54 000 euros] pour
quelques mois. D’après le prospectus, “le
personnel vient sur place, dans la chambre de
l’enfant, et le convainc sans faute [d’intégrer le
centre]”, avec un “taux de réussite d’autono-
misation ou d’emploi” de “95 %” dans les six
mois. Sans aucune indication sur les tarifs.
“La conclusion d’un contrat portant atteinte
à la liberté de mouvement sans l’accord du
principal intéressé, entre les parents et le four-
nisseur, est une atteinte grave aux droits de
la personne” : tel est l’avis du psychiatre
Tamaki Saito, professeur à l’université de
Tsukuba, qui a tiré la sonnette d’alarme
sur ce “business”. “Le soutien aux hikiko-
moris est une action sur le long terme, qui
se compte en années. Sans rien savoir de la
personne, promettre ‘l’autonomie en six
Des reclus
par centaines
de miliers
●●● Souvent anciennes victimes
de harcèlement à l’école ou au
travail et atteints de dépression,
plus d’un million de Japonais vivent
en retrait complet de la société,
isolés dans leur appartement
pendant des années, en rompant
tout contact avec le monde
extérieur. Ces “hikikomoris”
(“reclus”, en japonais) seraient
541 000 parmi les personnes âgées
de 15 à 39 ans, selon une étude
menée en 2018 par le gouvernement
japonais. Et plus nombreux
encore entre 40 et 64 ans : 613 000
dans cette tranche d’âge.
Les hommes forment les trois
quarts de ces hikikomoris,
selon la même étude. Ces adultes
sont souvent dépendants
financièrement de leurs parents
et de la retraite que ceux-ci
perçoivent. La conséquence, c’est
que des milliers de ces hikikomoris
risquent de se retrouver dans la rue
après le décès de leurs parents.
Les aides des pouvoirs publics
étant insuffisantes, certains parents
d’hikikomori, désespérés, recourent
donc aux services extrêmement
coûteux d’établissements qui
tentent de les réinsérer dans la
société de manière brutale. “Si nous
avons autant de hikikomoris, c’est
à cause du manque de mesures
de soutien pertinentes, situation
qui perdure depuis des décennies.
[...] Il faut que la société entière se
penche sur la question pour trouver
une solution”, affirme Morisada
Fukaya, membre d’une association
des familles de hikikomoris, cité
par le journal Asahi Shimbun.
mois’ n’a aucun sens, et surgir chez elle en
se prévalant de l’accord parental pour la
‘sermonner’ durant de longues heures, ce
n’est pas du soutien mais de la violence”,
explique-t-il. Des tribunaux ont également
jugé problématique ce type de “soutien”.
“Quand je suis seule chez moi, le moindre
bruit dehors me fait peur”, témoigne une
trentenaire de la région de Tokyo qui
se souvient du traumatisme d’avoir été
kidnappée par le personnel d’un centre
de soutien. Elle souffre aujourd’hui de
troubles de stress post-traumatique, un
diagnostic posé par un médecin. C’est à
l’automne 2015 que plusieurs inconnus
se sont introduits chez elle, alors qu’elle
Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021 ASIE. 21

vivait seule. Pour commencer, ils lui ont
demandé de leur ouvrir, mais lorsqu’elle a
refusé ils ont forcé la porte avec un pied-
de-biche. Ces inconnus étaient le direc-
teur d’Elixir Arts (Tokyo) et des membres
du personnel de ce centre d’autonomisa-
tion des hikikomoris. La jeune femme a
aussitôt été emmenée dans un apparte-
ment à proximité de Tokyo où elle a été
contrainte de vivre en compagnie d’une
employée du centre.
Beaux discours. C’est sa mère septuagé-
naire qui a signé ce contrat. À l’époque, la
jeune femme écrivait un roman, sans avoir
de travail fixe. “Ils m’ont dit que ma fille était
une hikikomori et je les ai crus”, raconte sa
mère. “Lui laisser de l’argent ne servira à rien.
Achetez-lui plutôt un avenir.” “Tout repose
sur vos épaules.” Poussée par les beaux dis-
JEUX OLYMPIQUES
Une flamme
vacillante
est partie
de Fukushima
Le pessimisme des Japonais
sur le maintien des JO tranche
avec la volonté des autorités
du pays. Celles-ci misent sur
le départ du relais de la flamme
pour envoyer des messages
positifs malgré la pandémie.
chargé, a affirmé aux journalistes qu’il féminin en 2011, qui devait courir aux
s’agissait d’“une précieuse occasion” qui côtés de ses anciennes coéquipières le
permet aux Japonais de “comprendre que 25 mars. “On ne sait toujours pas si les JO
la compétition approche à grands pas”. seront maintenus, et puis il y a eu les décla-
“J’espère que le relais va créer un climat rations sexistes de Yoshiro Mori, ancien
favorable à la compétition dans chaque président du Comité d’organisation. Les
région”, a-t-il continué, cité par le journal célébrités n’ont pas intérêt à participer au
Asahi Shimbun. relais”, tranche un article publié par le
Cet optimisme affiché par les autorités Mainichi Shimbun. Mori a dû démis-
politiques détonne, dans un pays gagné sionner en février après avoir fait scan-
pa r le pessim isme dale en déclarant que
qua nt au ma intien les femmes parlent trop.
des JO. Selon un son- Revue Pour enfoncer le clou,
de presse
dage publié par l’Asahi une association oppo-
Shimbun le 22 mars, sée aux JO a organisé
36 % des Japonais se sont déclarés en une manifestation devant la gare de
faveur d’un nouveau report et 33 % étaient Koriyama, dans le centre du département
pour l’annulation. Certes, le gouverne- de Fukushima. “Il est insensé de maintenir
ment japonais a procédé à la levée de l’état les JO alors que l’épidémie fait rage non seu-
d’urgence le 21 mars, mais le nombre de lement au Japon, mais aussi dans d’autres

cours du personnel, elle a versé 5,7 millions
de yens [44 000 euros] pour trois mois de
soutien dans un foyer. “Résultat, j’ai pro-
fondément blessé ma fille. J’en suis désolée.”
Les deux femmes ont ensuite assigné
en justice l’entreprise et ses dirigeants.
En décembre 2019, le tribunal d’instance
de Tokyo a condamné l’entreprise à les
dédommager à hauteur d’environ 5 mil-
lions de yens. Le jugement a confirmé que
les membres du personnel s’étaient intro-
duits illégalement chez la jeune femme en
fracturant sa porte. Le tribunal a souli-
gné qu’ils ne l’avaient pas entendue pour
évaluer son état psychologique et qu’ils
avaient “porté atteinte à sa liberté de mou-
vement” en la privant de son argent et de
son téléphone portable.
L’entreprise n’ayant pas fait appel, l’af-
faire est close. Cependant, le dédommage-
ment n’a toujours pas été versé. Son avocat
“a démissionné de ses fonctions et ne possède
aucun élément sur la situation actuelle”.
—Jun Takahashi
Publié le 6 janvier
S
nouvelles contaminations est en légère pays”, estiment des participants, cités
ous le regard des journalistes hausse à Tokyo – environ 400 cas par par l’Asahi Shimbun. “Au lieu de consacrer
et des responsables politiques jour – et dans d’autres régions, comme un budget pharaonique aux JO, il faudrait
qui avaient fait le déplacement Miyagi – 171 cas le 24 mars. aider les personnes en difficulté, comme ceux
à Fukushima ce jeudi 25 mars, seize De nombreuses célébrités japonaises qui ont quitté Fukushima après l’accident
membres de l’équipe japonaise de foot- qui avaient promis de participer au relais et à qui les autorités ont supprimé les sub-
ball féminin, victorieuse de la Coupe du se sont désistées, arguant de problèmes ventions”, a expliqué au journal Setsuko
monde 2011, se sont élancées, vêtues d’un d’agenda ou de santé, comme Homare Kuroda, l’une des manifestantes.
uniforme blanc et rouge arborant le logo Sawa, capitaine de l’équipe de football —Courrier international
des anneaux olympiques. Une scène qui
marque le début du relais de la flamme,
qui traversera 47 préfectures japonaises,
jusqu’à l’ouverture de la compétition,
prévue le 23 juillet.
Si le départ du relais s’est déroulé
sans public pour cause de Covid-19, le
choix du lieu correspond parfaitement
à la volonté gouvernementale de faire
des JO “le symbole du rétablissement” du
Japon après la catastrophe nucléaire de
Fukushima, dont on venait de célébrer
le 10 e anniversaire le 11 mars. De fait,
le relais a débuté dans le “J-village”, un
centre d’entraînement consacré au foot-
ball dans lequel les autorités ont installé
les travailleurs engagés pour décontami-
ner la centrale nucléaire endommagée
de Fukushima Daiichi.

“J’espère que le relais

SUR NOTRE SITE
courrierinternational.com
Au Japon, la double peine
de la “génération perdue”.
Ils ont connu “l’ère glaciaire
va créer un climat
favorable à la compétition
dans chaque région.” Envie de partir en vacances en Suisse ?
Yoshihide Suga,
PREMIER MINISTRE Participez à notre escape game en ligne
et tentez de remporter un voyage
“Le Japon est dans une situation difficile pour deux personnes en Gruyère.
© SUISSE TOURISME

de l’emploi”. Les Japonais en raison de l’épidémie, et la reconstruction

âgés de 35 à 45 ans n’ont jamais
vraiment réussi à intégrer
le marché du travail après
la crise de la fin des années 1990.
Aujourd’hui, avec le Covid-19,
leur situation empire. Un article
de l’Asahi Shimbun, à lire,
en français, sur notre site.  qui n’a pas participé à la cérémonie du
de notre préfecture est toujours en cours. RELEVEZ LE DÉFI À PARTIR DU 8 AVRIL
La flamme olympique portera, je l’espère,
un message solidaire pour qu’on surmonte
ensemble ces difficultés”, a déclaré le préfet
de Fukushima, Masao Uchibori, cité par
la chaîne publique NHK.
Informations, indices et inscription dès maintenant sur
evenements.courrierinternational.com/escapetofribourgregion
Le Premier ministre, Yoshihide Suga,
#ESCAPETOFRIBOURGREGION
lancement en raison d’un planning trop
22. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
afrique
—TelQuel Casablanca
L orsque l’occasion de ren-
contrer Yoshiyahu Yosef
Pinto se présente, elle ne
se rate pas. L’homme est nimbé
de mystère, ses sorties média-
tiques sont rares. Et le rabbin
Pinto entretient des liens avec
les plus puissants de ce monde.
Certains lui demandent conseil.
D’autres souhaitent partager le
temps de celui qu’ils considèrent
comme un érudit.
Au-delà du religieux, le rabbin
est un homme éclectique. On peut
parler de tout ou presque avec
lui : business, religion, débat sur
l’état de la société… Nombreux
sont ceux qui se pressent autour
de lui pour obtenir ne serait-ce
que quelques minutes de son
temps. Que ce soit sur un yacht
sur la côte californienne, dans
sa villa casablancaise ou dans un
gratte-ciel new-yorkais.
Dire que le carnet d’adresses
du rabbin est éclectique serait
un euphémisme. L’homme a
des ramifications dans de nom-
breux pans de la société. Si vous
tournez les pages de son carnet
d’adresses, vous retrouverez à la
lettre D le nom de Patrick Drahi.
Natif de Casablanca, le milliar-
daire franco-maroco-israélien est
propriétaire de l’opérateur SFR,
de Libération et de L’Express. Des
entreprises placées sous la ban-
nière du groupe Altice, dont la
capitalisation boursière se situe
autour de 5 milliards d’euros.
L’homme d’affaires s’est récem-
ment rendu à Casablanca pour y
rencontrer celui que ses proches
appellent affectueusement “le
Rav” (diminutif de rabbin).
Quelques pages plus loin, à la
lettre E, figure le nom d’Eduardo
Elsztain, considéré par beaucoup
comme le big boss de l’immobilier
argentin. L’homme a également
placé ses billes dans le business
juteux de l’agroalimentaire dans
une grande partie de l’Amérique
latine, à travers son entreprise
Cresud. Pour voir son guide spi-
rituel, Elsztain a embarqué à
bord de son jet privé en pleine
épidémie de Covid et traversé
l’Atlantique pour passer une
demi-journée à Casablanca au
côté du religieux, avant de ren-
trer en Argentine.
À la lettre  L, vous lèverez
sans doute un sourcil d’éton-
nement en voyant le nom de la
Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021
↓ Yoshiyahu Pinto.
Photo Yassine Toumi/TelQuel
“Il a comme une aura
mystique autour
de lui. Un véritable
magnétisme. Et il est
capable de faire
de grandes choses
pour le Maroc.”
Un proche du rabbin
superstar du basket-ball LeBron
James. L’espace d’un après-midi,
en 2010, le quadruple champion
de NBA a troqué le parquet pour
un yacht afin d’échanger avec le
rabbin. L’entretien spirituel se
serait ensuite conclu par une
généreuse donation en faveur
de son organisation.
Dans le carnet d’adresses
du rabbin, vous trouverez à
coup sûr le nom de quelques
ex- congressmen américains
comme [le républicain] Michael
Grimm à la lettre G ou encore
[le démocrate] Anthony Weiner
à la lettre W. L’entourage de
Yoshiyahu Pinto nous assure
que les membres de la commu-
nauté du rabbin sont présents
“du Congrès américain aux portes
du Kremlin”, en passant par les
fonctionnaires de l’Union euro-
péenne à Bruxelles. Le princi-
pal concerné dit fréquenter les
chefs d’État.
Sa parole est écoutée dans de
nombreuses communautés juives
de par le monde, qui sont, l’espace
de quelques échanges, capables
de se transformer en une force de
mobilisation pour défendre les
Maroc. Yoshiyahu Pinto,
intérêts du Maroc, du Mexique
à l’Afrique du Sud, en passant
par la Russie. Mais sur ce point
rabbin superstar
en particulier, le rabbin et son
cercle le plus proche refusent
de s’exprimer. On nous indique
néanmoins que Yoshiyahu Yosef
Pinto a “toujours eu les intérêts
du Maroc à cœur sans qu’on lui
De New York, où il fraye avec un joueur de NBA, à Casablanca, où il incarne demande quoi que ce soit”.
la plus haute autorité juive, Yoshiyahu Pinto est à la tête d’une communauté La communauté du rabbin
de 150 000 personnes, qui le crédite de pouvoirs magiques. e s t v a s te . Lu i dé nombre
150 000  membres. Mais cer-
tains événements organisés par
le rabbin et diffusés en ligne
Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021 AFRIQUE. 23

ont parfois rassemblé plus de Shuva Israel est une organisa-

1 million de personnes. Pour tion tentaculaire. Dans ses QG
Sur le bitume, de jeunes étu-
diants de la yeshiva casablan- “Israël et Maroc,
des terres saintes
ceux qui ont la possibilité de new-yorkais, des centaines de caise sont rassemblés. Ils sont
rencontrer l’homme en chair et millions de dollars de dons des venus d’Amérique et d’Europe
en os, le processus est le même. disciples du rabbin sont brassés pour pouvoir étudier la Torah
Le rabbin tiendra fermement la chaque année. Suffisant pour
main de son hôte, s’exprimera en expliquer le luxueux mode de vie
hébreu malgré deux décennies du rabbin, qui immortalise régu-
aux côtés du rabbin. Kippas sur
la tête, leur joie est communica-
tive, presque débordante. Dans
incomparables”
passées outre-Atlantique et une lièrement ses déplacements en jet quelques minutes, ils auront
très bonne compréhension de la privé sur Instagram ? “C’est simple, le droit à un cours donné par Les interviews de Yoshiyahu Pinto sont rares.
darija [arabe marocain] que lui pour certains disciples du rabbin, l’homme de foi (qui sera également Exceptionnellement, le rabbin s’est confié
ont apprise ses aïeux marocains. il est inconcevable de vivre plus diffusé sur ses réseaux sociaux). au journaliste de TelQuel. Il évoque notamment
Certains auront besoin d’un luxueusement que lui. On veut lui Après quelques minutes d’at-
traducteur. Mais tous semblent donner le meilleur”, nous souffle- tente, nous finissons par péné- le récent rapprochement entre ses deux patries.
émerveillés, parfois surpris, à t-on dans son entourage pour jus- trer dans l’antre du rabbin. Nous

L
l’issue d’une rencontre avec tifier le train de vie de l’homme de apercevons sa silhouette du coin
l’homme de foi. “Il a comme une foi et témoigner de la puissance de l’œil. Après quelques minutes, aissez-moi d’abord vous d’importants chefs d’entreprise.
aura mystique autour de lui. Un des disciples du rabbin. il entre dans le patio, où nous raconter ma première Je souhaite qu’ils contribuent au
véritable magnétisme. Et il est La “baraka” du rabbin est sommes installés. re ncont re avec le roi développement du Maroc en s’y
capable de faire de grandes choses connue de tous, même du “Bienvenue mon très cher frère”, Mohammed VI. Dans ma vie, j’ai implantant”, explique-t-il.
pour le Maroc”, nous confie l’un commun des mortels, et à tra- dit-il en nous serrant la main, rencontré de nombreux chefs d’État, Lui-même est considéré comme
de ses proches. vers tous les continents. Il se dit sans pour autant la relâcher. “Je souverains, présidents… Certains l’un des rabbins israéliens les plus
Son influence, le rabbin la tire ainsi qu’une longue procession suis ravi de te voir”, enchaîne-t-il me considèrent comme un ami.” riches. En 2012, Forbes estimait
d’abord de son ascendance. Il se formait régulièrement devant dans un souffle. L’homme est Dans une longue interview au sa fortune à 75 millions de shekels,
affirme ainsi partager l’une de ses résidences, frêle. Sa voix et ses gestes sont journaliste de TelQuel, Yoshiyahu soit 19 millions d’euros. Un sujet
un ancêtre commun dans le luxueux quar- doux et chaleureux. Ses proches Pinto se livre sur sa relation avec qu’il refuse d’aborder, assurant
avec Jésus, puisque le tier de Beverly Hills, à le regardent avec dévotion et le Maroc et sur le lien très spécial que “l’argent n’a pas d’importance
religieux dit descendre Los Angeles. Dans la boivent chacune de ses paroles. qui le lie, dit-il, à son chef d’État. dans [sa] vie” et que les jets privés
de la figure mythique file d’attente, des per- Il y a quelques années, nous le “En le voyant, j’ai vu une lumière dans lesquels il se déplace ne sont
de la Bible le roi David, PORTRAIT sonnes désireuses de comparions à “un gourou ésoté- divine sur son visage. Je n’ai jamais que des “prêts” de ses disciples.
fossoyeur de Goliath, donner leur argent et rique”. Cela prend à ce moment- ressenti cette lumière divine jusque- Cela lui a tout de même valu
comme certains clament être ainsi obtenir sa bénédiction dans là tout son sens. là. Je n’ai jamais vécu un moment quelques années de prison pour
les descendants du prophète leurs entreprises à venir. Après un court échange, un spirituel aussi intense.” corruption, mais qu’importe. “Mon
Mohammed. Toujours est-il que, Le religieux a aussi sa part nouveau rendez-vous est fixé. Le souverain marocain le lui temps passé en prison est l’une des
du côté maternel comme pater- d’ombre. En 2016, Yoshiyahu L’entretien a lieu dans le salon rend bien. Plus haute autorité de meilleures périodes de ma vie. Si je
nel, Yoshiyahu Yosef Pinto des- Yosef Pinto est condamné à dix dans lequel le rabbin donne ses l’islam au Maroc, Mohammed VI devais revivre cette période derrière
cend d’une lignée de rabbins mois de prison ferme [en Israël], cours [lire ci-contre]. Ses lunettes a nommé “le rabbin des puissants” les barreaux, je la revivrais, assure-
élevés au rang de saints. à la suite d’accusations de corrup- couleur écaille de tortue sont bien chef de la communauté juive du t-il au journaliste de TelQuel. En
La tombe de l’un d’entre eux, le tion portées à son encontre par ancrées sur son nez alors qu’il pays en 2019. Selon TelQuel, on ce qui concerne ma condamna-
rabbin Haïm Pinto, attire chaque un haut fonctionnaire de police. prend place sur un canapé niché estime que 2 000 à 4 000 per- tion, il s’agit d’un jugement poli-
année des membres de la com- Ses proches dénoncent une sévé- derrière son pupitre. L’entretien sonnes composent la communauté tique qui s’explique par le pouvoir de
munauté juive qui s’y rendent en rité extrême de la justice israé- peut débuter. L’enregistreur est juive dans le pays, ce qui en fait la ma yeshiva. En Israël, toutes les per-
pèlerinage, du côté d’Essaouira. lienne. L’homme a néanmoins lancé. Mais le téléphone du rabbin plus importante du monde arabe. sonnes au pouvoir sont confrontées à
Parmi les personnes influen- plaidé coupable face aux charges sonne. “Excuse-moi, mon très Entre ses deu x patr ies, la justice. Il n’y a qu’à voir l’exemple
cées par Haïm Pinto, on compte retenues contre lui. Il effectuera cher frère, j’ai un appel de New Yoshiyahu Pinto ne veut pas choi- d’Ehud Olmert [Premier ministre de
un certain Jared Kushner [le l’intégralité de sa peine, à la suite York. Pourrais-tu m’accorder deux sir : “Israël tout comme le Maroc sont 2006 à 2009, condamné pour avoir
gendre de Donald Trump], que du rejet de plusieurs demandes de minutes ?” des terres saintes qui sont incompa- reçu des pots-de-vin] et de Benyamin
Yoshiyahu Pinto aurait rencon- libération pour raisons de santé. —Yassine Majdi rables.” Des mots qui prennent un Nétanyahou [le Premier ministre
tré à plusieurs reprises. C’est donc un homme qui se Publié le 12 mars sens particulier alors que les deux actuel, poursuivi pour fraude et
Yoshiyahu Yosef Pinto peut dit changé par cette expérience États viennent d’opérer un rappro- corruption].” Gourou, magicien,
également s’appuyer sur l’orga- carcérale qui débarque au Maroc. chement historique : fin décembre, businessman, homme de pouvoir…
nisation qu’il a fondée, Shuva Près de deux ans après son ins- Rabat a annoncé qu’il normalisait Yoshiyahu Pinto est décidément
Israel. Elle rassemble la soixan- tallation en tant que président SOURCE ses relations avec Israël en échange bien plus qu’un simple rabbin.
taine de yeshivot (centres du tribunal rabbinique par le roi d’une reconnaissance de sa sou- —Courrier international
d’études de la Torah et du Mohammed VI [la plus haute TELQUEL veraineté sur le Sahara occidental
Talmud) ouvertes par le rabbin autorité juive au Maroc], il est Casablanca, Maroc (lire p. 30). “Une décision raison-
à travers le monde. Des écoles donc prêt à se confier. Mais avant Hebdomadaire, 20 000 ex. nable, commente Yoshiyahu Pinto.
qui relaient sa conception de la de s’exprimer à travers un “on” telquel.ma Le développement de cette relation
religion juive d’Israël aux États- collectif, le rabbin veut d’abord Fondé en 2001, ce magazine doit se faire avec prudence. […] Cela
Unis, en passant par Casablanca, faire connaissance. francophone s’est rapidement peut créer des occasions [de mener
où Shuva Israel a ouvert sa Un premier rendez-vous est distingué de ses concurrents des] affaires, que ce soit dans l’immo- “Cette relation
plus récente yeshiva. Une nou- fixé à son domicile casablan- marocains en faisant une large bilier ou le tourisme, par exemple. doit se développer
velle “voie”, pour reprendre ses cais, dans un quartier cossu de place aux reportages et Nous devons nous y préparer de avec prudence.
mots, dans la religion juive, la métropole. Devant chez lui, les aux faits de société. Se méfiant façon intelligente.”
plus “adaptée aux contraintes du voitures de luxe sont parquées du dogmatisme, TelQuel Des businessmen, le religieux […] Nous devons
monde moderne”, “plus libérale”, côte à côte malgré la peinture délaisse la politique politicienne en connaît beaucoup, ce qui n’est nous y préparer
tout en étant capable de fédérer jaune [qui marque l’interdiction pour traiter de sujets tabous sans doute pas le moindre de ses de façon intelligente.”
ashkénazes et séfarades. de stationner] sur le trottoir. tels que la sexualité. atouts. “Ma communauté compte Yoshiyahu Pinto
24. Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021

à la une

UN NOUVEAU
MOYEN-ORIENT
Lentement mais sûrement, les États-Unis se désengagent au Moyen-Orient. Un retrait qui met
la région en ébullition, mais la pousse aussi à plus de réalisme, estime le politologue Michael Young.
Brisant les tabous, des pays arabes n’hésitent plus à pactiser officiellement avec Israël. La Turquie,
elle, se prend à rêver de ressusciter l’Empire ottoman et de redevenir le maître du monde sunnite.
Elle s’affirme de fait comme le grand opposant à l’Iran, analyse Newlines Magazine. Téhéran, de son côté,
tient un discours martial, espérant ainsi arracher toutes les concessions au nouveau président américain,
peu enthousiaste à l’idée de se lancer dans une aventure militaire. Il laisse ainsi le champ libre à la Russie,
mais celle-ci a-t-elle les moyens de devenir le nouveau gendarme du Moyen-Orient ?
Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021
Joe Biden opte pour
la voie moyenne
Le nouveau président américain ne veut pas suivre la même politique
que Barack Obama, ni celle de Donald Trump. Mais, dans une région
en feu, il ne sera pas facile de faire dans la subtilité, estime Politico.
—Politico (extraits) Arlington
D
ix semaines après la prise de fonctions de
Joe Biden, il est encore trop tôt pour for-
muler une “doctrine Biden” en matière de
politique étrangère. On peut cependant
déjà en distinguer de grandes lignes, en
particulier en ce qui concerne le Moyen-
Orient. L’approche du nouveau président dif-
fère en effet considérablement de celle de ses
deux prédécesseurs à cet égard.
Ce n’est pas vraiment une surprise que la
stratégie de Biden diverge fortement de celle
de Donald Trump. Ce dernier a soutenu sans
réserve les dirigeants saoudiens et israéliens ;
il est sorti de l’accord sur le nucléaire iranien
conclu par Obama et s’est efforcé de faire pres-
sion sur l’Iran par des propos durs et des sanc-
tions économiques, même s’il a le plus souvent
détourné le regard quand Téhéran et ses sbires
attaquaient les États-Unis et leurs alliés. Il
s’est retiré de la région, ce qui a laissé la place
à la Russie et à la Turquie, et a ignoré les vio-
lations des droits de l’homme.
Les actes de Biden laissent à penser qu’il
s’écartera également de la stratégie du gouver-
nement Obama. Celui-ci évoquait ouvertement
les droits de l’homme et avait publiquement
critiqué des alliés comme Israël et l’Arabie
Saoudite.
Il s’était efforcé de faire de la diplomatie avec
l’Iran la pièce centrale de sa politique étran-
gère. Et il avait tiré une “ligne jaune” en Syrie :
il avait prévenu que si le régime de Bachar
El-Assad, soutenu par l’Iran, utilisait des armes
chimiques, il y aurait des conséquences. Quand
Décryptage
Le casse-tête syrien
●●● L’administration du président
américain Joe Biden, “qui adopte
en ce moment une approche non
interventionniste” vis-à-vis du conflit
en Syrie, doit-elle se réconcilier avec
le président syrien, Bachar El-Assad,
ou compter sur le fait que la crise
économique finira par affaiblir le régime ?
Pour Foreign Policy, le débat sur ce que
doivent faire les États-Unis vis-à-vis
du conflit syrien “reste plus indécis que
jamais”, notamment parce que Washington
c’est arrivé, Obama, qui s’était fait un nom en
s’opposant à la guerre en Irak, n’est cependant
pas intervenu.
Biden semble pour le moment avoir trouvé
un équilibre entre ces deux approches, un équi-
libre entre la défense des principes chers aux
États-Unis et la reconnaissance de la froide
réalité, et qui repose sur la diplomatie et l’ac-
tion militaire. Dans cette région où l’engage-
ment des États-Unis pour leurs valeurs est
régulièrement mis à très rude épreuve, il s’ef-
force de trouver une voie moyenne subtile.
S’il y parvient pour le moment, il aura du mal
à conserver cet équilibre quand de nouveaux
défis apparaîtront.
L’un des objectifs clés de Biden est le retour au
plan d’action conjoint, l’accord sur le nucléaire
iranien, que l’administration Obama avait
obtenu en 2015. Pour y parvenir, Obama s’était
gardé de réagir aux provocations de l’Iran, au
grand dam de certains qui l’accusaient d’“apai-
sement”. Il avait en outre fait d’autres ouver-
tures en direction de ce pays. Par exemple, il
avait affirmé que les négociations ne l’empê-
cheraient pas de prendre des mesures plus
agressives contre la Syrie, un allié de l’Iran,
mais on pouvait en douter.
Trump a peut-être rejeté l’accord sur le
nucléaire et exercé une “pression maximale” sur
l’Iran, mais il a lui aussi laissé plusieurs de ses
attaques sans réaction. Il n’a pas réagi quand
les alliés de l’Iran ont pratiquement paralysé
les installations pétrolières de l’Arabie Saoudite
au Yémen, en 2019, ni quand des forces sou-
tenues par l’Iran ont tiré des missiles sur des
troupes américaines en Irak l’année suivante.
“n’a jamais été capable de concilier ses
valeurs et ses intérêts” dans sa politique au
Moyen-Orient, qui repose sur la circulation
des ressources énergétiques et la sécurité
d’Israël. Néanmoins, le magazine américain
parie que Biden finira par conclure qu’il n’y
a pas assez d’intérêts en jeu pour les
États-Unis “pour faire plus qu’imposer des
sanctions, attaquer les terroristes et
protester contre les transgressions d’Assad
en espérant que quelque chose changera
pour mettre fin au cauchemar en Syrie”.
25
Il a bien mené une opération cruciale, celle
qui a provoqué la mort [en 2020] du général
Qassem Soleimani [général iranien chargé par
Téhéran des opérations en Irak, en Syrie et au
Liban], mais il n’a pas eu de stratégie de dissua-
sion cohérente. Nombre d’attaques iraniennes
sont restées sans conséquences.
C’est probablement pour cela que l’Iran a
été pris par surprise par la réaction de Biden la
semaine dernière à une série d’attaques menées
par des milices qu’il soutient sur des objec-
tifs américains en Irak. La réaction des États-
Unis – des frappes sur des cibles iraniennes en
Syrie – ne s’est pas faite au hasard. Elle a été
soigneusement calibrée pour éviter de causer
des problèmes au gouvernement irakien.
L’UN DES OBJECTIFS CLÉS DE
BIDEN EST LE RETOUR À L’ACCORD
SUR LE NUCLÉAIRE IRANIEN.
L’administration Biden a en outre veillé à
discuter de ces frappes avec ses alliés avant
l’opération. Dans le même temps, le fait que
le nouveau président ait opté pour une action
militaire a fait taire les craintes que, par souci
de revenir à l’accord sur le nucléaire, il laisse
l’Iran tranquille si celui-ci sème le chaos.
L’Arabie Saoudite est probablement soula-
gée que Biden ne soit pas Obama – même si
elle ne sait pas encore très bien qui il est. Les
SOURCE Saoudiens avaient hâte qu’Obama s’en aille.
Ils jugeaient qu’il s’était tourné vers l’Iran à
POLITICO leurs dépens. Il les avait traités de “préten-
Arlington, États-Unis dus alliés”.
Quotidien, 25 000 ex. Puis Trump est arrivé, qui a donné la prio-
politico.com rité au royaume, abandonné tout intérêt pour
Fondé en 2007 les droits de l’homme et refusé de rendre
par deux signatures public (comme la loi l’y exige) un rapport des
importantes du services de renseignements qui concluait à la
Washington Post, responsabilité du prince héritier Mohammed
John F. Harris ben Salmane (MBS) dans l’assassinat du jour-
et Jim VandeHei, naliste dissident Jamal Khashoggi [en 2018].
ce quotidien en ligne, C’est là que la subtilité de Biden est la plus
dont une version visible. Si l’administration Trump préférait
papier est diffusée communiquer directement avec MBS, qui est
gratuitement dans le dirigeant de fait du royaume, c’est le roi
la capitale américaine, Salmane ben Abdelaziz Al-Saoud, son équi-
séduit des lecteurs valent officiel, que Biden a appelé la semaine
curieux de comprendre dernière. Les communications avec MBS, qui
tous les rouages est aussi ministre de la Défense, sont passées
de la politique à un échelon inférieur : le prince a désormais
américaine. pour interlocuteur le ministre de la Défense.
Ainsi, l’administration Biden ne le reconnaît
plus comme le dirigeant du royaume tout en
restant en contact avec lui.
Lors de sa conversation téléphonique avec
le roi, Biden a réaffirmé l’engagement de
Washington envers la défense du royaume,
mais a également souligné la nécessité d’amé-
liorer la situation des droits de l’homme et de
trouver une solution à la catastrophe huma-
nitaire causée par la guerre au Yémen, diri-
← Dessin de Haddad gée par les Saoudiens.
paru dans Al Hayat, Le lendemain, Biden a rendu public le rap-
Beyrouth. port des services secrets américains sur → 26
26. À LA UNE
25 ← Khashoggi, qui accuse officiellement
MBS de cet assassinat. Si le rapport applique
publiquement une marque douloureuse sur
le prince, Biden s’est refusé à sanctionner ce
dernier comme il l’a fait pour d’autres fonc-
tionnaires saoudiens impliqués dans cette
affaire. On lui a reproché à juste titre de ne
pas punir MBS plus sévèrement, mais il sait
que celui-ci va probablement devenir roi et a
décidé de ne pas sacrifier leur relation.
Concernant Israël, Biden n’est là encore ni
Obama ni Trump. Obama a traumatisé les
Israéliens. L’un de ses premiers voyages à
l’étranger l’avait amené au Moyen-Orient,
mais il ne s’était pas rendu en Israël. Il avait
fait un discours au Caire dans lequel il dénon-
çait publiquement les colonies israéliennes.
Les relations entre les deux pays n’avaient
cessé de se dégrader à partir de là. En revanche,
Trump a donné carte blanche au Premier
ministre, Benyamin Nétanyahou, et s’est rangé
totalement à ses côtés. Il a transféré l’ambas-
sade américaine à Jérusalem, soutenu la sou-
veraineté israélienne sur le plateau du Golan
et regardé ailleurs quand Israël étendait ses
colonies en Cisjordanie.
JOE BIDEN A RÉAFFIRMÉ SON
ENGAGEMENT PERSONNEL
ENVERS LA SÉCURITÉ D’ISRAËL.
Biden laissera l’ambassade à Jérusalem,
mais les Israéliens s’inquiètent de ses projets
de retour à l’accord sur le nucléaire iranien,
et les différends sont nombreux : lors d’une
conversation téléphonique avec Nétanyahou
le mois dernier, Biden a évoqué la nécessité de
faire progresser le processus de paix avec les
Palestiniens. Il est également opposé à l’ex-
pansion des colonies. Il a néanmoins réaf-
fi rmé son engagement personnel envers la
sécurité d’Israël. Et il avait fait clairement
savoir pendant sa campagne qu’il aborderait
les différends avec le Premier ministre israé-
lien en privé.
Biden est convaincu que la politique étran-
gère repose sur les relations personnelles. Tout
indique qu’il s’appuiera sur celles-ci et conti-
nuera à chercher une voie moyenne. Avec ses
dizaines d’années d’expérience en politique
étrangère – bien plus que presque tous ses
prédécesseurs –, il entame son mandat avec
une compréhension unique de la question.
Il ne sera néanmoins pas facile de faire dans
la subtilité. Biden a fait savoir que le Moyen-
Orient serait moins prioritaire que par le passé.
Or la région constitue un enchevêtrement
de confl its interconnectés, souvent explo-
sifs, qui se mettent soudain à requérir une
grande attention. De plus, les événements qui
s’y déroulent suscitent en général un énorme
intérêt au sein de l’électorat américain. Cela
veut dire que les actions de Biden seront sui-
vies de près – et critiquées – dans le pays.
—Frida Ghitis
Publié le 2 mars
Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021
ROBERT MALLEY, L’AMI
Repères
AMÉRICAIN DES MOLLAHS
Coup de colère contre le nouveau conseiller du président Biden
pour le Moyen-Orient : il courbe l’échine chaque fois que Téhéran
hausse le ton, affirme ce quotidien panarabe.
ROBERT MALLEY —Asharq Al-Awsat Londres heure de gloire sous George W. Bush. Ceux-ci
se voyaient, en tant qu’Américains, comme les
H
Né en 1963, Robert
Malley, l’émissaire eureusement, l’administration Biden victimes du reste du monde. Les amis de Malley
actuel du président ne se réduit pas au seul Robert Malley. voient le reste du monde comme victime des
Biden pour l’Iran, est Heureusement pour les Arabes, pour les Américains. Le deux ont en commun de réduire
un fin connaisseur du Américains et pour le monde entier, il n’est la complexité des relations internationales à un
tiers-monde en général qu’une figure parmi d’autres. rapport binaire figé entre bourreau et victime.
et du Moyen-Orient On sait que les bases américaines en Irak S’il est une chose pour laquelle les Américains
en particulier. Après ont subi ces dernières semaines plusieurs attaques devraient présenter des excuses, c’est le coup d’État
de brillantes études de missiles de la part d’alliés régionaux de l’Iran, qu’ils ont ourdi en 1953 contre le gouvernement
de philosophie et de ayant fait deux morts parmi les Américains, dont iranien démocratiquement élu de Mohammed
droit, ce francophone un civil à la retraite. Mossadegh. Mais les Iraniens devraient alors à
s’implique au cours C’est à ce sujet que Robert Malley s’est récem- leur tour s’excuser pour la prise d’otage des diplo-
des années 1990 dans ment exprimé sur The Voice of America, pour mates américains, lors de la révolution khomey-
le processus de paix dire que ces frappes ne pouvaient que compli- niste de 1979, crime qui a lourdement pesé sur les
israélo-palestinien.
Il rédige de nombreux
quer l’ouverture d’un dialogue avec Téhéran. relations entre le monde musulman et l’Occident.
Car, expliquait-il, l’administration avait besoin Il y a autre chose qui devrait calmer le désir
textes sur les raisons d’avoir le soutien de l’opinion publique amé- de repentance de M. Malley. S’il pense qu’il
de l’échec de ricaine pour lancer une initiative doit payer la dette que les Américains
ce processus, diplomatique, et cela nécessitait la ont envers les Iraniens depuis 1953, qu’il
avec un parti pris fi n des tensions entre les deux pays. sache que ce n’est pas auprès du régime
pro-palestinien. Il s’est exprimé à nouveau, sur la BBC actuel qu’il devrait le faire. Car celui-
Le militantisme en langue persane cette fois-ci, pour ci a tout fait pour écarter les adeptes
tiers-mondiste assurer à Téhéran que, s’il ne souhaitait ÉDITO de Mossadegh. Tous ceux qui se récla-
de Malley plonge pas parler directement aux Américains, maient de son héritage ont été exilés,
ses racines dans il pouvait toujours passer par un intermédiaire. emprisonnés ou assassinés par ce régime actuel.
l’itinéraire de sa Ces deux interventions mises bout à bout D’autre part, les actes répréhensibles ne sont
propre famille : veulent dire ceci : certes, vous nous bombar- pas le monopole des Américains. L’Union sovié-
sa mère a travaillé dez et vous nous humiliez, mais ce serait quand tique et la Chine populaire n’ont pas passé leur
pour la délégation même bien qu’on se parle. Vous ne voulez pas nous temps à jouer du piano ou à contempler le ciel
onusienne du FLN adresser la parole? Alors, parlez-nous à travers durant la guerre froide. Ces deux puissances ont
algérien et son père, une tierce personne. Mais de grâce, parlez-nous! elles aussi un lot d’actes répréhensibles à leur
militant anticolonial, Or pendant que M. Malley implore les Iraniens actif, et elles ont souvent été bien plus féroces
s’installe en France et s’abaisse devant eux, le secrétaire général du que les Américains.
en 1969 et fonde Hezbollah libanais se répand en diatribes contre La bienveillance que M. Malley affiche peut
le magazine de gauche “le Grand Satan”, à savoir l’Amérique, qui serait paraître déplacée vis-à-vis d’un interlocuteur ira-
Africasia [qui devient coupable de toutes les souffrances des Libanais. nien qui est tout sauf amical. Il s’agit au contraire
en 1972 Afrique Asie]. Les piliers du régime iranien ne sont pas en d’un régime d’oppression qui n’est pas seulement
reste. Ils enchaînent les menaces. Ismaël Qaani, théocratique, mais mène aussi une politique d’ex-
le chef de la Force Al-Qods, unité d’élite des pansion régionale, viole la souveraineté d’États
Gardiens de la révolution [la milice du régime voisins et nuit aux intérêts des autres peuples
iranien], a même réussi la synthèse entre la jac- de la région.
tance des prédicateurs et la douceur des poètes : C’est ainsi que le populiste de gauche se trouve
“Le moment venu, vous entendrez une voix qui bri- pris en flagrant délit de complicité avec un régime
sera les os aux Américains. […] Il n’est pas impos- qui aggrave la misère des plus miséreux. Sans
sible que nous nous vengions de vous à l’intérieur parler du fait que Téhéran sème les graines de
de vos foyers.” la discorde confessionnelle [entre chiites et sun-
INTERNATIONAL CRISIS GROUP
Le langage de M. Malley donne à penser qu’il nites], ce qui constitue une menace pour la sta-
est atteint de haine de l’Amérique, sinon de haine bilité de toute la région. L’Iran ne mérite pas
de soi en tant qu’Américain. C’est une pathologie que Malley soit si bienveillant à son égard. En
courante dans une gauche occidentale aux incli- revanche, c’est Malley qui mériterait que l’Iran
nations populistes et aux sympathies identitaires. ait pitié de lui.
Cette gauche-là est comme le reflet inversé des —Hazem Saghieh
bons vieux néoconservateurs, qui ont connu leur Publié le 21 mars
Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021 UN NOUVEAU MOYEN-ORIENT. 27

encore acquis il n’y a pas si longtemps. Et, à

plusieurs égards, ce phénomène pourrait bien
s’avérer libérateur.
Que signifie par exemple pour la région le
nouveau contexte de normalisation des relations
diplomatiques entre Israël et plusieurs États
arabes ? Les Émirats arabes unis, Bahreïn, le
Soudan et le Maroc ont d’ores et déjà franchi ce

L’IDÉE DE RÉSISTANCE À ISRAËL,

ET PLUS ENCORE, CELLE D’”AXE
DE LA RÉSISTANCE”, A ÉTÉ
PROFONDÉMENT REDÉFINIE.
pas l’an dernier, tandis que d’autres pays qui ne
l’ont pas encore fait de manière officielle, comme
l’Arabie Saoudite et Oman, entretiennent déjà
← Ali Khamenei des rapports officieux avec Israël. Les motiva-
et Joe Biden. tions des uns et des autres varient, mais globa-
Dessin de Ramón lement, ces accords balaient dorénavant une
Díaz Yanes, Cuba. certitude autrefois structurante : celle de la per-
sistance d’un conflit israélo-arabe.
On peut évidemment déplorer cette trahi-
son des Palestiniens par leurs frères arabes.
Mais à bien des égards, cette dynamique peut
aussi leur être bénéfique, car cela obligera une
nouvelle génération de Palestiniens à repenser
leur approche vis-à-vis d’Israël, loin des mani-
pulations arabes.
Les détracteurs de la solution à deux États
ont par exemple pointé du doigt le fait qu’elle
aurait créé une sorte de bantoustan palesti-
SOURCE nien, et non une paix basée sur la parité et le
respect mutuels. Désormais, les Palestiniens
CARNEGIE MIDDLE n’ont d’autre choix que de dire aux Israéliens
EAST CENTER qu’en l’absence d’un État, ils ont des droits dans
Beyrouth, Liban un État binational.
carnegie-mec.org Sur le plan démographique, cela pourrait
Le Carnegie Middle constituer la pire perspective possible pour la
East Center est un population juive d’Israël, toujours est-il qu’elle
think tank américain est imputable à ses dirigeants. En normalisant

La fin des certitudes

créé à Beyrouth en leurs relations avec Israël, les pays arabes ont
2006 par la Dotation en quelque sorte lancé la balle dans le camp des
Carnegie pour la paix Israéliens, et, pour ces derniers, l’issue est désor-
internationale. mais loin d’être évidente : soit ils consentent
Il traite des questions à un État binational, soit ils devront expulser
sociales, économiques les Palestiniens de Cisjordanie et de Jérusalem
Pour le politologue Michael Young, le discret désengagement et culturelles des pays ou se préparer à les supprimer à jamais. Quelle
américain du Moyen-Orient peut pousser les États de la région à plus du Moyen-Orient que soit l’option choisie, elle brisera les fonda-
et fait appel mentaux prétendument vertueux de l’État juif.
de réalisme, notamment pour régler le conflit israélo-palestinien à des spécialistes Le conflit arabo-israélien n’est pas le seul
et apaiser les tensions entre chiites et sunnites. moyen-orientaux paramètre à avoir été profondément redéfini,
et internationaux. c’est également le cas de l’idée de résistance à
Il fait partie d’un Israël, et plus encore de la coalition d’États et
—Carnegie Middle East Center Washington sur la région relève plus de l’omis- réseau plus vaste de groupes regroupés sous la bannière de “l’Axe
(extraits) Beyrouth sion que de l’action. traitant des mêmes de la résistance”. Compte tenu de la nouvelle
Le Moyen-Orient doit en effet désormais donne évoquée, une nouvelle résistance pales-

P
thèmes en Europe,
our de nombreux observateurs, l’entrée composer avec les effets du désengagement en Russie ou encore tinienne devait s’inscrire dans le cadre de la
en fonction de l’administration Biden aux américain commencé par les deux mandats en Chine. poursuite d’objectifs réalisables, tels que l’éga-
États-Unis est susceptible de faire souffler présidentiels de Barack Obama et poursuivi, lité des droits dans un État binational, plutôt
le vent du changement au Moyen- sous des modalités différentes, par que garantir une Palestine indépendante.
Orient. Cependant, cette vision le mandat unique de Donald Trump. Par conséquent, la nature de cette résis-
américano-centrée des problé- Cela a généré de nouvelles dynamiques tance devrait être amenée à changer : plutôt
matiques régionales semble passer à régionales qui ont remis en ques- qu’armée – la voie privilégiée par l’Axe de la
côté d’une tendance nouvelle et impor- tion bon nombre des paradigmes, résistance –, la résistance devrait devenir non
tante : ces derniers temps, l’impact de ANALYSE voire des certitudes, qui semblaient violente. Les Palestiniens doivent encore → 28
28. À LA UNE
27 ← s’entendre sur une stratégie commune
avant que cela ne puisse se produire, mais ils
réévaluent la portée et la signification réelle
de cette notion.
D’autant que l’Axe de la résistance est
aujourd’hui bien fragile. Partout, ses membres
et partenaires opèrent dans des environne-
ments qui limitent leur capacité à combattre
Israël ou les États-Unis : la Syrie est détruite;
le Hezbollah doit composer avec un Liban
qui s’est effondré économiquement et où le
“parti de Dieu” et son programme sont stig-
BÂTIR UN ORDRE RÉGIONAL VIABLE
AVEC LES DIRIGEANTS ARABES
ACTUELS SEMBLE AUSSI INSENSÉ
QUE DE LE FAIRE AVEC L’IRAN.
matisés ; l’ordre corrompu et dysfonction-
nel dominé par l’Iran en Irak est rejeté par
un nombre croissant de jeunes, ainsi que par
des personnalités gouvernementales et reli-
gieuses; les houthistes du Yémen dirigent un
pays morcelé et dévasté par la guerre; et le
Hamas contrôle un territoire, Gaza, qui s’avère
être une prison géante, avec pour seul débou-
ché pratique l’Égypte, dont le régime se méfie
profondément du mouvement.
Autrement dit, l’appartenance à l’Axe de la
résistance est désormais synonyme de défaite
politique, économique et sociale. Cette coali-
tion en détresse ne survit que parce que l’Iran
et ses alliés peuvent recourir à la violence pour
la maintenir en place.
Un troisième changement de paradigme
concerne encore plus directement les pré-
tentions, autrefois considérées comme légi-
times par certains, de l’Iran à exercer son
influence dans le monde arabe. C’est notam-
ment ce qui découlait en filigrane de certains
propos de l’ancien président Obama, comme
lors d’une interview accordée à The Atlantic en
2016 : “La concurrence entre les Saoudiens et les
Iraniens, qui a contribué à alimenter les guerres
par procuration et le chaos en Syrie, en Irak et
au Yémen, nous oblige à dire à nos amis, ainsi
qu’aux Iraniens, qu’ils doivent trouver un moyen
efficace de se partager la région et d’instaurer une
Contexte
Pressions américaines
●●● Ce sont les pressions américaines
qui ont poussé les Saoudiens à proposer,
le 22 mars, un cessez-le-feu au Yémen,
estime le site yéménite The Yemen.
Proposition repoussée par les houthistes
dans l’heure. Il n’empêche, Washington
aurait “convaincu” Riyad en menaçant
d’ouvrir les dossiers relatifs à l’assassinat
du journaliste saoudien Jamal Khashoggi,
au bilan désastreux des droits de l’homme
et à la situation humanitaire au Yémen
causée par l’Arabie Saoudite, tout comme
Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021
sorte de paix froide.” Désormais à la Maison-
Blanche, son ancien vice-président devrait
être amené à reconsidérer ce principe dans
TURQUIE, IRAN  :
la mesure où Téhéran ne semble off rir aucun
modèle acceptable pour les Arabes. L’Iran a
exploité les divisions dans les États arabes où
L’INÉVITABLE
il a fait des percées. Les alliés iraniens ont sapé
leurs institutions nationales pour étendre le
pouvoir de Téhéran, contribuant à la désinté-
CONFRONTATION
gration de ces États. En dépit de sa richesse
culturelle, l’Iran n’a guère misé sur le soft power.
Au contraire, Téhéran semble n’avoir à propo- La prochaine guerre régionale
ser que la voie du martyre, des conflits, de la n’opposera pas Téhéran à Riyad :
pauvreté et des violentes représailles contre la monarchie saoudienne est
ceux qui défient ses alliés politiques.
Cependant, le bilan n’est guère plus relui- trop faible pour faire barrage
sant pour ses adversaires arabes : les nombreux aux ambitions iraniennes.
gouvernements de la région qui se préparent C’est Ankara qui s’affirme
pour l’ère post-Trump n’ont, eux non plus, désormais comme le seul leader
rien à proposer de nouveau dans un monde Décryptage du monde sunnite, estime
arabe dépourvu de grandes idées depuis des
décennies. A lors que le “printemps arabe” a ÉLÉMENTS le site Newlines Magazine.
déposé certains régimes autoritaires, la plu- PERTURBATEURS
part d’entre eux, comme ceux qui avaient Confrontée à la
alors pu résister à la vague, ont largement nouvelle donne —Newlines Magazine (extraits)
repris du poil de la bête et étouffé les aspira- que constitue Washington
tions démocratiques.
L
le rapprochement
Désormais, le principal moteur de l’action entre Israël et de e 16 février, le président Recep Tayyip Erdogan
est la poursuite de l’intérêt national, géné- nombreux pays arabes, a annoncé que la Turquie reprendrait ses opé-
ralement sous la forme d’un pouvoir accru, et “se sentant menacée rations contre les militants kurdes en Irak
sans tenir compte de ce qui s’est passé il y a par l’expansion après l’enlèvement puis le meurtre de treize
dix ans. Bref, bâtir un ordre régional viable de l’Iran et la réduction ressortissants turcs. “Nous resterons dans les
avec les dirigeants arabes actuels semble aussi de l’engagement zones que nous contrôlons aussi longtemps que
insensé que de le faire avec l’Iran. des États-Unis”, nécessaire pour empêcher que de telles attaques se
Si le conflit israélo-arabe n’existe plus, si la la Turquie, portée reproduisent”, a-t-il déclaré lors d’un rassemble-
résistance n’a plus le même sens, et si les États par une ambition ment de sympathisants du Parti de la justice et
arabes et leur rival iranien n’off rent aucun d’inspiration ottomane, du développement (AKP), au pouvoir.
modèle de gouvernance crédible pour l’avenir, apparaît comme Cette déclaration est survenue deux jours après
alors le Moyen-Orient est prêt pour une nou- “un élement qu’une milice irakienne soutenue par l’Iran a
velle configuration. Elle devra sans doute se perturbateur de menacé de s’en prendre aux forces turques pré-
faire sans la contribution directe de la nouvelle stabilité imprévisible”, sentes dans le nord de l’Irak. Ce conflit turco-
administration américaine. En définitive, si la souligne Foreign iranien présage une guerre froide entre ces deux
remise en cause des certitudes passées peut Policy. Une situation puissances régionales.
s’avérer bénéfique pour les États du Moyen- dont pourrait profiter Si, pour l’instant, la Turquie et l’Iran donnent
Orient, leur plus grand défi sera de montrer la Russie, “qui a déjà l’impression d’être davantage dans la coopération
leur capacité à reconstruire à partir de ce legs. montré son habileté que dans la rivalité, une confrontation entre les
—Michael Young à exploiter les fissures deux pays reste néanmoins inévitable, alors que
Publié le 20 janvier de la région à son Téhéran est sur le point de remporter une bataille
avantage”, et la Chine, longue de quarante ans contre l’Arabie Saoudite.
Traduit de l’anglais par L’Orient - Le Jour. qui “considère En effet, la monarchie pétrolière n’aura pas
le Moyen-Orient offert une grande résistance alors que l’Iran étend
comme sa frontière sa sphère d’influence dans la région depuis 1979.
occidentale”, Et pour l’heure, les Iraniens bloquent toujours
selon le bimensuel l’accès du monde arabe aux Turcs, mais Ankara
américain. a plus de ressources que Téhéran à long terme.
il a interrompu les livraisons d’armes Déficiences stratégiques. Cette confron-
à son allié. Les Saoudiens subissent tation [entre l’Iran et la Turquie] va redéfinir
également la pression militaire des rebelles l’équilibre de la région pour un long moment,
houthistes au Yémen, qui ont “intensifié notamment parce que Washington et Ankara
leurs attaques aux missiles balistiques”. ont des intérêts communs dès lors qu’il s’agit de
L’option militaire étant dans l’impasse, faire reculer l’influence iranienne.
Riyad essaie donc “de reprendre la main Pourtant, aux yeux de la plupart des observa-
politiquement” sur le dossier yéménite. teurs, le principal conflit régional au Moyen-Orient
Mais il n’est pas sûr qu’il parviendra oppose toujours l’Arabie Saoudite et l’Iran, consi-
à “recoller les morceaux” au Yémen après dérés comme les meneurs respectifs des camps
avoir contribué à affaiblir et à diviser ses sunnite et chiite. Rares sont ceux à avoir compris
propres alliés yéménites, souligne le journal. que cette rivalité vieille de plusieurs décennies
Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021 UN NOUVEAU MOYEN-ORIENT. 29

SITUATION EN MARS 2021. COURRIER INTERNATIONAL

Moyen-Orient : nouvelles alliances et principaux acteurs

Mer RUSSIE
TURQUIE Noire
Le pays est revenu en force dans cette région,
Brouillé avec ses voisins,
GÉORGIE notamment en Syrie, où l’aviation russe a aidé
Ankara s’est récemment
Bachar El-Assad à reprendre une grande partie
réconcilié avec les pays
Tension depuis AZERBAÏDJAN du territoire. Poutine a réalisé cet exploit tout
arabes sunnites. La Turquie la guerre AR. en entretenant d’excellents rapports avec Israël.
d’Erdogan est la seule du Haut-Karabakh
puissance sunnite capable
un jour de croiser le fer Mer
Rivalité géopolitique
avec Téhéran. à venir Caspienne
TURKMÉNISTAN

Mer GRÈCE
Méditerranée
R.T.C.N.
Contre IRAN
Litige sur les Kurdes
la limite de la SYRIE du PKK La République islamique
ZEE grecque Litige sur CH. a réussi à faire une percée
la limite de la LIBAN fulgurante au Moyen-Orient
MAROC ZEE chypriote Hezbollah IRAK en constituant le “croissant
chiite”, où ses milices AFGHANISTAN
ISRAËL
JORD. et alliés locaux tiennent
ISRAËL ET LES PAYS SUNNITES l’Irak, la Syrie et le Liban.
Régime Milices
Jérusalem a signé des accords de normalisa- d’Assad chiites Sans oublier son soutien
tion avec quatre pays arabes, renvoyant aux aux houthistes du Yémen.
calendes grecques la question palestinienne.
KO.
Obsédé par le programme nucléaire iranien,
l’État hébreu pourrait être tenté par PAKISTAN
LIBYE une opération militaire en Iran. Go
l fe
Ara
bo-
ARABIE BA. Pers
ique
ÉGYPTE SAOUDITE QATAR
Mer
Rouge Les multiples défaites
militaires et diplomatiques ÉTATS-UNIS
É.A.U.
Légende du bouillonnant prince Plus de 50 000 soldats
héritier, Mohammed ben américains stationnent
Pays arabe ayant normalisé Salmane, ont confirmé
ses relations avec Israël depuis août 2020 dans la région.
les faiblesses du royaume, OMAN Mais le pays a entamé
Pays ayant déjà normalisé ses relations qui ne peut plus s’opposer un lent processus
ou en phase de rapprochement avec Israël à l’Iran ni être le leader de désengagement
du monde arabe sunnite. depuis la présidence
Iran connection avec le “croissant chiite” d’Obama, laissant les
et le lien avec les houthistes mains libres à la Russie,
Ceinture d’instabilité autour de la Turquie,
SOUDAN Mer à la Chine et aux
tensions ou guerres avec ses voisins directs d’Oman puissances régionales.
YÉMEN
ÉRYTHRÉE
Tension Principales Houthistes
bases américaines Abréviations : AR. Arménie, BA. Bahreïn,
500 km
Bases russes CH. Chypre, É.A.U. Émirats arabes unis, KO. Koweït,
Guerre R.T.N.C. République turque de Chypre du Nord.

s’est en réalité achevée il y a près de quatre ans, voisines, accélérant ainsi la crise de leadership domine déjà par le jeu d’intermédiaires (l’Irak, la
lorsque les forces syriennes soutenues par Téhéran dans le camp sunnite. Lors du “printemps arabe”, Syrie, le Liban et le Yémen). Cela étant, la révolte
ont repris Alep [en Syrie] aux rebelles, et écrasé l’Iran était en réalité déjà en bonne position pour en Syrie représentait une grande menace pour
les derniers espoirs saoudiens de voir le régime profiter de la déliquescence des traditionnelles la stratégie iranienne. L’effondrement du régime
d’Assad entraîner l’Iran dans sa chute. puissances régionales. d’Assad aurait ouvert une énorme brèche dans la
Peu de temps après, l’Arabie Saoudite et les Le chaos qui a suivi a permis aux Iraniens sphère d’influence de Téhéran. L’Iran aurait pu
Émirats arabes unis ont essuyé un nouvel échec d’étendre leur influence géopolitique du Levant être coupée de son principal allié dans la région, le
au Yémen face aux forces d’opposition houthistes, jusqu’à la péninsule arabique. Le Yémen en est le Hezbollah libanais, et une guerre en Syrie dominée
soutenues par Téhéran. Il n’est pas surprenant parfait exemple : les rebelles houthistes, par les forces sunnites rebelles aurait
que le conflit irano-saoudien ait été remporté pions des Iraniens, ont fait entrer le menacé l’administration prochiite en
par la République islamique. conflit géopolitico-religieux au cœur Irak. Pour les ayatollahs, ce scénario
Les pays arabes souffrent de faiblesses chro- de la monarchie saoudienne. catastrophe aurait pu effacer trente
niques et structurelles, qui ont créé des défi- En dépit de ses avancées, l’Iran doit années d’efforts en matière de politique
ciences stratégiques dans la région. Ayant déjà composer avec des contraintes qui ANALYSE étrangère. C’est pourquoi les Iraniens
largement profité de l’invasion américaine de limitent l’expansion de son influence ont massivement investi pour mainte-
2003 visant à faire tomber le régime de Saddam régionale. Mais le point important est qu’il n’existe nir le régime d’Assad. Possédant des services de
Hussein, le pouvoir iranien a su renforcer sa posi- aucune force dans le monde arabe capable de faire renseignements et des capacités militaires bien
tion en exploitant l’effondrement des autocraties contrepoids et de chasser l’Iran des zones qu’il supérieurs à ceux de l’Arabie Saoudite, la → 30
30. À LA UNE Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021

29 ← République islamique a pu écarter toute

menace immédiate sur ses ambitions régionales.
La division du camp sunnite s’est avérée un fac-
teur décisif en faveur de l’Iran. Les Saoudiens
n’ont jamais exercé de monopole d’influence sur
le monde arabe, et la révolte en Syrie a fait émer-
ger le groupe État islamique [Daech], qui a fini
par représenter une menace bien plus grande que
ne l’a jamais été Al-Qaida pour l’Arabie Saoudite.
Daech a su exploiter la rivalité géopolitico-reli-
gieuse entre l’Iran et l’Arabie Saoudite. Plus les
Saoudiens soutenaient les rebelles anti-Assad
en Syrie, plus ils renforçaient le monstre Daech.

Frères ennemis. Côté turc, le “printemps

arabe” a été vu comme une occasion de reprendre
la main sur d’anciennes zones d’influence. C’est
pourquoi la Turquie cherche aussi à exploiter la
crise de leadership du camp sunnite. Les que-
relles entre puissances sunnites se transforment
en conflits géopolitico-religieux. Le conflit Iran-
Arabie Saoudite est en train de se transformer en
rivalité Iran-Turquie. Ces deux pays sont histori-
quement les frères ennemis de la région.
Mais la relation entre l’Iran et la Turquie
masque le retour de cette rivalité. L’impression
d’un alignement entre ces deux pays est souvent
renforcée par de nombreuses initiatives diplo-
matiques, des accords bilatéraux et le soutien
à des alliés contre des adversaires apparem-
ment communs. Cela explique pourquoi des
personnes par ailleurs bien informées parlent

Les Palestiniens doivent

d’un axe Turquie-Iran-Qatar faisant face à un
bloc regroupant l’Arabie Saoudite, les Émirats
arabes unis, Israël et l’Égypte.

être réalistes
Il est souvent question dans les milieux poli-
tiques de la nécessité de faire reculer l’influence
iranienne dans la région. Reste à savoir qui prendra
la tête de cette offensive, car l’Iran et ses pions ne
se laisseront pas déloger du monde arabe sans l’in-
tervention d’une puissance extérieure. Les États-
Unis ne veulent pas s’engager dans une nouvelle Lâchés par les pays arabes, les Palestiniens devraient oublier leur
grande campagne militaire. Israël ne cherche qu’à revendication d’un État indépendant et demander une souveraineté
s’assurer que les Iraniens ne prennent pas trop limitée, écrivent deux intellectuels palestiniens jadis impliqués dans le
leurs aises là où ils menacent l’État hébreu. Ce
qui ne laisse que la Turquie parmi les puissances ↑ Sur le panneau bleu : processus de paix, dans une tribune remarquée par le site Times of Israel.
ayant à la fois la volonté et les capacités de s’op- L’impasse normale.
poser aux Iraniens. Cela n’arrivera peut-être pas Sur le panneau blanc :
tout de suite, mais c’est inévitable. Relations normales —The Times of Israel (extraits) Jérusalem absolu du territoire, des frontières et des ressources,
—Kamran Bokhari sont minces”, écrivent-ils.

Publié le 24 février
SOURCE
NEWLINES MAGAZINE
Washington, États-Unis
newlinesmag.com
Crée en 2020, ce site installé
à Washington émane du think tank
américain Newslines Institute
for Strategy and Policy, consacré
en grande partie au Moyen-Orient.
Le contenu de Newlines Magazine
est celui d’un média généraliste de
tendance libérale sur le Moyen-Orient :
analyses, reportages, débats, culture.
D
avec Israël.
Sur le dos du ans une tribune, deux proches conseil-
personnage : Émirats lers du président palestinien, Mahmoud
arabes unis. Dessin de Abbas, impliqués dans les négociations
Tom paru dans Trouw, avec Israël, exhortent l’Autorité palesti-
Amsterdam. nienne à abandonner sa lutte pour la créa-
tion d’un État palestinien indépendant.
Ils prônent au contraire une souveraineté “par-
tielle”, où la sécurité des frontières serait confiée
à la Jordanie et à l’Égypte.
Dans la dernière édition du bimestriel Foreign
Affairs, Hussein Agha et Ahmad Samih Khalidi
affirment que les accords de normalisation des
relations entre Israël et les pays arabes vont obli-
ger les Palestiniens à repenser leur approche
dans les négociations pour la paix et la souve-
raineté. “Les espoirs d’obtenir une souveraineté
totale répondant au principe de l’État-nation défini
au xixe siècle, c’est-à-dire qui garantit un contrôle
Selon eux, les Palestiniens devront donc choi-
sir entre “les chimères contre-productives de la sou-
veraineté totale” et “une option plus modérée”. Ils
expliquent en effet que le conflit israélo-arabe
touche à sa fin, à la suite des accords passés récem-
ment par l’État hébreu avec plusieurs pays arabes.
La Palestine, quant à elle, est laissée-pour-compte.
“Les Palestiniens ont clairement besoin d’une
nouvelle approche, bâtie sur une stratégie diffé-
rente et des ambitions réajustées, poursuivent les
deux négociateurs. Ils doivent redéfinir la notion
de souveraineté, remodeler leur vision de la sécurité
et cesser de fuir leurs responsabilités ou de proférer
des menaces peu crédibles.”
Hussein Agha et Ahmad Samih Khalidi font éga-
lement une proposition : “Si la souveraineté par-
tielle est adoptée, la sécurité aux frontières sera gérée
de façon trilatérale en Cisjordanie (par la Jordanie,
Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021
COMMANDEZ
DÈS MAINTENANT

Israël et la Palestine) ainsi qu’à Gaza (par l’Égypte,
Israël et la Palestine).” Selon eux, la Jordanie est
étroitement liée à la Cisjordanie de par son his-
toire et son emplacement géographique. Il en
va de même pour l’Égypte et la bande de Gaza.
“L’intervention de l’Égypte et de la Jordanie peut
se révéler précieuse, puisque les Palestiniens sont
actuellement incapables de protéger seuls leur ter-
ritoire contre de nouvelles occupations israéliennes”,
poursuivent-ils. Ils demandent également l’im-
plication de ces deux pays dans toutes les négo-
ciations à venir entre Israël et les Palestiniens.
SELON LES DEUX INTELLECTUELS,
L’ORGANISATION DE LIBÉRATION
DE LA PALESTINE NE REFLÈTE
PLUS L’OPINION DE LA SOCIÉTÉ.
“La généralisation [des accords] de normalisation
n’est plus qu’une question de temps”, prédisent-ils,
accusant les gouvernements arabes qui ont déjà
signé de tels traités de servir uniquement leurs
propres intérêts. La normalisation vient ébran-
ler l’unité des pays arabes, qui s’étaient accordés
en 2002 sur leurs relations avec Israël dans leur
“initiative de paix” : aucun lien avec l’État hébreu
ne devait être officialisé avant son retrait total
des Territoires occupés depuis 1967, suivant le
principe de “la terre contre la paix”.
“Privés de l’appui stratégique des pays
arabes – autrefois enclins à soutenir leur cause –,
les Palestiniens doivent désormais repenser en
profondeur leur lutte et organiser leur réponse à
la situation actuelle pour mieux en sortir”, affir-
ment Hussein Agha et Ahmad Samih Khalidi.
Ils constatent également que la colère des
Palestiniens à l’encontre de la normalisation
s’est atténuée, et que ces derniers ont eux-
mêmes ébranlé la légitimité de leurs protes-
tations [contre la normalisation]. Malgré leur
scepticisme quant à la normalisation des rela-
tions entre Israël et les pays arabes, les deux
négociateurs estiment que les accords à venir
pourraient représenter une chance pour les
Palestiniens, notamment en conditionnant l’en-
tente entre l’État hébreu et l’Arabie Saoudite à
“la fin de l’annexion de la Cisjordanie par le biais
de l’extension des colonies israéliennes”.
Hussein Agha et Ahmad Samih Khalidi s’en
prennent également à l’Organisation de libéra-
tion de la Palestine (OLP), l’institution représen-
tative officielle du peuple palestinien. D’après
eux, l’OLP, qui “a perdu toute crédibilité en tant
qu’organe décisionnel ou représentatif”, est suran-
née, ne reflète plus l’opinion de la société pales-
tinienne et “fait figure de fantôme” par rapport
à l’Autorité palestinienne, véritable moteur de
la politique locale. Ils n’épargnent pas non plus
cette dernière, qui “n’offre guère de modèle poli-
Best of 2020
Repères Courrier international
a sélectionné dans
Les accords ce hors série les articles
de la presse étrangère
d’Abraham
qui ont marqué l’année 2020.
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annonce triomphalement avoir
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confirment la normalisation des
relations entre Israël d’un côté
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Ces “traités de paix” seront signés de l’Amérique
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Ils seront suivis par des accords racisme...
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avec l’État hébreu signés en octobre les Américains Frais de port
par le Soudan puis en décembre semblent offerts
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confirment de fait la marginalisation
de la question palestinienne,
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éclipsée par les tensions entre des • 76 pages
monarchies arabes sunnites et
l’Iran chiite. En effet, le traité
israélo-émirati ne mentionne même
pas le conflit israélo-palestinien.
Israël avait déjà signé des accords
de paix avec l’Égypte en 1979 et avec BON DE COMMANDE
la Jordanie en 1994. Et désormais, le
Premier ministre israélien, Benyamin À retourner accompagné de votre règlement à :
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cette année l’Arabie Saoudite, Oman
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Jérusalem, affirme Israel Hayom. Les fractures
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tique attractif, ni de perspectives d’une vie meil-
leure et plus libre”. Ils saluent en revanche l’action
de Mahmoud Abbas, qui a fortement tempéré
la notion de “lutte armée” au sein de la société
palestinienne.
—Stuart Winer
Publié le 23 mars
Mais le président, Vladimir Poutine,
n’a pas les moyens de ses ambitions,
surtout si les intérêts russes
viennent contrer ceux des Iraniens,
estime le site libanais Al-Modon.
Un article à retrouver dans
son intégralité sur notre site.
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32.
tra n s-
versales.
économie
La bataille des Lego
aura bien lieu
Marque. Le groupe danois a lancé une féroce campagne
d’intimidation de ses concurrents et détracteurs. Et quand
il s’en prend à des marchands de jouets allemands et à des
youtubeurs, cela évoque le combat de David contre Goliath.
—Der Tagesspiegel Berlin
L
es reproches que lui adresse
Lego sont lourds, explique
Thorsten Klahold. Au sens
propre, d’abord : le cabinet d’avo-
cats de Lego, à Francfort, lui a
envoyé en décembre une liasse
de papiers de 700 grammes.
Dans ces documents, les avo-
cats égrènent un chapelet de
griefs, certains étant aux yeux
Sciences........ 34
Environnement .. 36
Signaux ........ 37
de Thorsten Klahold “ridicules”,
d’autres “tristes”, d’autres, encore,
“absurdes”. Ils le somment, par
ailleurs, de s’engager à ne plus
recommencer. “Évidemment, je ne
l’ai pas fait”, souffle-t-il au télé-
phone. Et d’ajouter : “C’est une
tentative d’intimidation.”
Thorsten Klahold, 47  ans,
gère le magasin de jouets
Steingemachtes à Paderborn,
dans le centre de l’Allemagne. Il
Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021
y propose des étagères entières
de kits de construction de petites
maisons, de véhicules divers et
variés, ainsi que de monuments
célèbres. Il vend ses produits en
ligne également.
Un client non averti dirait sans
doute qu’il s’agit de Lego. Mais
ce serait faux. Les Lego, ce sont
les jouets fabriqués par le groupe
danois The Lego Group. Pour
les autres, mieux vaut parler
de jouets de construction ou
de “briques à tenons”, précise
Thorsten Klahold – surtout si
on ne veut pas se mettre Lego à
dos. Dans le tas de papiers qu’il
a reçu en décembre, les avocats
l’accusent de vendre des figu-
rines qu’il ne devrait pas vendre.
Il n’est d’ailleurs pas le seul à
recevoir des courriers des avo-
cats de Lego. Le groupe s’est lancé
dans une véritable guerre – une
guerre au sujet de la désigna-
tion des jouets de construction
et de la forme de la tête de figu-
rines en plastique, de mauvaises
intentions et de méthodes dou-
teuses. Dans cette guerre, qui
peut passer pour anecdotique
pour le profane, il y va de la survie
des acteurs d’un marché qui pèse
plusieurs milliards d’euros. Et
tout cela risque de plus en plus
de finir en fiasco pour l’image du
leader mondial Lego.
Le groupe possède
une marque
tridimensionnelle
qui protège la forme
de ses produits.
En janvier, le conflit a encore
gravi un échelon. Thomas Panke
vend des jouets de construction
à Francfort et gère la populaire
chaîne YouTube Held der Steine
[“Héros des briques”], où il pré-
sente tout un tas de constructions
possibles. Dans une de ses vidéos,
il cite avec un plaisir non dissi-
mulé des missives envoyées par
les avocats de Lego : en substance,
il doit sans délai effacer certaines
vidéos dans lesquelles il désigne
des produits concurrents sous le
nom de Lego ; ce faisant, il viole
les droits du groupe Lego, pro-
priétaire de cette marque verbale.
Mais les juristes sont divisés :
le mot “Lego” est-il une marque
verbale qui appartient au groupe
Lego ou bien est-il devenu un
terme générique pour désigner
des jouets de construction du
même type ? (Tout comme “Jeep”
a fini par désigner un véhicule
tout-terrain, “Flex” une meuleuse
et “Walkman” un antique appa-
reil pour écouter de la musique.)
Il y a deux ans encore, Thomas
Panke ne vendait que des Lego.
Aujourd’hui, il fait partie des cri-
tiques les plus virulents du groupe
danois. Il regrette notamment que
la qualité des produits ait beau-
coup baissé. Et que l’entreprise
↙ Dessin de Walenta
paru dans Wall Street
Journal, New York.
essaie “de faire payer le plus pos-
sible pour des produits de plus en
plus mauvais”. Le groupe n’a pas
souhaité répondre aux questions
du Tagesspiegel à ce sujet.
Thomas Panke se montre
de plus en plus féroce envers
Lego, et les avis qu’il donne sur
certains jouets ressemblent
davantage à des règlements de
comptes : ainsi, la Ferrari Lego
est un “minable […] tas de fer-
raille” quand la collection Lego
Friends est “d’une rare nullité”.
Bref, “ces jouets sont grotesques
et scandaleux”. En revanche, il
ne tarit pas d’éloges envers des
concurrents qui demandent bien
moins d’argent pour la même
quantité de petites briques – et
qui sont aujourd’hui relativement
nombreux. Ils s’appellent Cada,
Cobi, Qman ou Xingbao. Il existe
même un fabricant allemand, à
Flörsheim, près de Francfort :
l’entreprise BlueBrixx, en pleine
expansion.
Plus Lego s’attaque aux pré-
sumées infractions de ses adver-
saires, plus ceux-ci se défendent
publiquement, attirant l’atten-
tion du public, et plus l’image
du groupe danois se ternit. Les
méthodes de Lego rappellent les
tentatives maladroites de Barbra
Streisand qui voulait empêcher la
publication d’une photo aérienne
de sa propriété. Au début, l’image,
qui faisait partie d’une série de
12 000 photos visibles en ligne sur
l’érosion de la côte californienne,
était passée assez inaperçue. Mais
quand la chanteuse américaine
a mené l’affaire devant les tribu-
naux pour exiger du photographe
ainsi que du site Internet 50 mil-
lions de dollars de dommages et
intérêts, les fans et les médias en
ont eu vent, et la photo de la villa
a été mille fois plus partagée sur
le web – on la trouve aujourd’hui
encore en un clic. Depuis lors, on
parle d’“effet Streisand” lorsqu’on
accélère la diffusion d’une infor-
mation en tentant de l’empêcher.
Ainsi, après la publication du
courrier de Lego, des dizaines
de milliers de personnes se sont
abonnées à la chaîne YouTube de
Thomas Panke. Et des gens qui,
il y a quelques semaines encore,
n’avaient jamais entendu parler
de lui, l’écoutent leur expliquer
qu’ils doivent “oublier ce coffret-là”
et que la qualité de celui-ci est “en
dessous de tout”. Devant un kit de
construction d’un vaisseau spa-
tial, par exemple, le Youtubeur
Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021
pose un diagnostic sans appel : il
y décèle “tout ce qui ne va pas chez
Lego” – à savoir “des problèmes de
qualité, une ignorance du sujet et
une politique de prix décomplexée”.
Pour Lego, c’est un dilemme.
Le groupe est en droit, et même
en devoir, de réagir à ce genre de
provocations : selon la loi, le pro-
priétaire d’une marque nomi-
nale doit la défendre activement
pour ne pas risquer de la perdre.
Mais ce qui est très simple dans
d’autres secteurs ne l’est pas ici.
Google, par exemple, a exigé
que le dictionnaire allemand
Duden supprime le verbe “goo-
geln” [“googler”], qu’il proposait
comme synonyme d’“utiliser un
moteur de recherche”. Et il a obtenu
gain de cause. Car ne peut goo-
gler que celui qui utilise Google.
Le hic, c’est que ces pratiques
commerciales courantes sont
peu compatibles avec l’image
d’innocence du monde du jouet.
Thomas Panke a reçu son pre-
mier courrier de Lego il y a deux
ans. Le groupe l’informait que
le logo de sa chaîne Held der
Steine, qui faisait apparaître en
arrière-plan une brique bleue
avec trois tenons, portait atteinte
aux droits des Danois. Thomas
Panke a répondu par une vidéo
sarcastique qui a soulevé les fans
de jouets de construction contre
Lego pendant des semaines. Au
point qu’au salon du jouet de
Nuremberg, lors de la conférence
de presse officielle du groupe,
Frédéric Lehmann, qui dirige
Lego Allemagne, a fait amende
honorable et admis “ne pas avoir
bien communiqué” : “Nous aurions
mieux fait de décrocher notre télé-
phone et de discuter, au lieu d’en-
voyer un courrier.” Le service
marketing a ajouté que c’était une
“grande leçon” et que le groupe
ferait mieux la fois suivante.
En fait, quand Thomas Panke a
été sommé, en janvier, de suppri-
mer ses vidéos, il a d’abord reçu
un appel téléphonique du cabi-
net d’avocats : celui-ci lui annon-
çait qu’il allait bientôt recevoir
un courrier.
PARIS 89 FM
DANIEL DESESQUELLE
CARREFOUR DE L’EUROPE
DIMANCHE 18H10
TRANSVERSALES. 33
“Nous ne prenons des mesures Thorsten Klahold a pensé à
Repères juridiques que lorsque cela est une autre tactique. Sur sa chaîne
nécessaire”, assure Lego. Les per- Johnny’s World, il a récemment
Des briques en or sonnes qui achètent des Lego dis-
posent d’un produit “d’une qualité
proposé cette idée : toutes les
personnes en colère contre Lego
●●● Lego ne connaît pas la crise. Le géant danois a fêté irréprochable” et le groupe lutte pourraient lancer une campagne
une année exceptionnelle, enregistrant en 2020 son contre les “produits intention- de financement participatif per-
“plus fort taux de croissance en cinq ans” grâce à son nellement ressemblants” d’autres mettant de payer une expertise
mélange désormais rodé de jeu de construction physique fabricants pour “s’assurer que le qui déterminerait si la dénomi-
et numérique, explique le Financial Times. Le plus grand consommateur n’est pas trompé”. nation “Lego” n’est pas, depuis
fabricant de jouets au monde a vu ses revenus augmenter Le géant danois ne s’en tient longtemps, devenue un terme
de 13 %, à 43,7 milliards de couronnes danoises (5,9 milliards pas toujours à des courriers générique. “La plupart des gens ne
d’euros), et ses bénéfices de 19 % (12,9 milliards de d’avocats. Un beau jour, Klaus connaissent pas d’autre mot ; ils ne
couronnes). De quoi toiser Hasbro et Mattel, ses deux Kiunke, le patron de BlueBrixx, vont quand même pas dire ‘briques
principaux concurrents, tous deux américains. C’est grâce à Flörsheim, a vu deux huissiers à tenons’.” Cette proposition a
à cette “formule qui fonctionne”, articulant la brique et débarquer dans son bureau. Ils suscité beaucoup de réponses
le jeu vidéo, que le directeur général de l’entreprise, Niels étaient là pour saisir des boîtes enthousiastes, assure-t-il. Et de
Christiansen, se fixe l’objectif de “rester pertinent dans cinq de jeux contenant des figurines nombreuses promesses de par-
ou dix ans”. En 2003, pourtant, Lego était au bord du gouffre. mises en cause par Lego. Depuis, ticipation financière.
Depuis, il a fait voyager ses briques colorées en Chine il a reçu plusieurs courriers du L’allemand BlueBrixx entend
comme aux États-Unis, s’est associé à de grandes marques, cabinet d’avocats. “Nous sommes poursuivre son développement
de Harry Potter à Adidas, a investi massivement dans bombardés, soupire-t-il. C’est cette année et ouvrir douze
le numérique, mais a aussi ouvert ses propres magasins pénible.” La stratégie de Lego magasins dans le pays, dont un
après la faillite de grandes chaînes comme Toys “R” Us. lui vaut “des nuits blanches et des peut-être à Berlin, fait savoir
Il s’apprête à lancer, en partenariat avec Universal Music, frais d’avocats”. Klaus Kiunke. Lego l’a déjà mis
une nouvelle “expérience de jeu” en réalité augmentée. Cette stratégie est préjudi- en garde contre le fait qu’“une
ciable pour les clients aussi. Car expansion augmente le risque d’en-
certaines figurines sont exclues freindre la loi”.
Lego n’a pas inventé la brique produire et vendre des petites du marché allemand alors qu’elles À la fin de 2020, sur YouTube,
à tenons. Dans les années 1930 briques en plastique. Les figu- sont mieux que celles de Lego : le patron de BlueBrixx citait un
déjà, il existait des kits de rines non plus ne sont plus pro- celles du chinois Zhe Gao, par courrier des avocats de Lego,
construction à base de briques tégées. Cela étant, Lego possède exemple, peuvent plier le bras, et concluait : “Lego ferait mieux
en caoutchouc ou en bois agglo- encore une marque tridimen- tourner le bassin, se tenir sur une d’investir moins dans ses services
méré dont la face supérieure sionnelle : celle-ci ne protège jambe et incliner la tête en avant. juridiques et davantage dans le déve-
était pourvue de petits tenons. pas une invention technique, Cette année, ce sont les tribu- loppement de ses produits.” Une
Après la Seconde Guerre mon- et donc une fonction, mais la naux qui trancheront et diront stratégie qui profiterait à tous.
diale, des entreprises britan- forme visuelle caractéristique quelles figurines Klaus Kiunke —Sebastian Leber
d’un produit. aura le droit de vendre à l’ave- Publié le 21 février
Les juristes sont C’est précisément à cause de nir. Si le jugement va dans le
cette marque 3D que Thorsten sens de Lego, BlueBrixx devra
divisés : le mot Klahold a des démêlés avec Lego. même retirer de son catalogue
“Lego” est-il devenu Le groupe l’accuse de commercia- la reproduction du château de SOURCE
un terme générique ? liser des produits de ses concur- Neuschwanstein [le plus célèbre
rents, y compris des figurines, qui d’Allemagne, bâti au xixe siècle DER TAGESSPIEGEL
niques et américaines ont pour pourraient être confondus avec par Louis II de Bavière] à cause Berlin, Allemagne
la première fois commercialisé ceux de Lego. Il s’agit notam- de deux minuscules figurines Quotidien, 107 000 ex.
des briques en plastique. L’une ment de produits que même des fi xes, purement décoratives, qui tagesspiegel.de
d’entre elles s’appelait Elgo. En profanes ne pourraient guère ornent les créneaux du toit. Fondé en 1945 et cantonné à
1958, la société danoise Lego a confondre avec des personnages Dans ce combat de David Berlin-Ouest durant la partition
déposé un brevet sur ses petites Lego, par exemple parce qu’ils contre Goliath, Klaus Kiunke de l’Allemagne, il n’a pas réussi
briques, qui avaient ceci de par- sont très grands ou qu’ils ont a riposté en déposant devant à s’imposer parmi les quotidiens
ticulier que leur côté inférieur des têtes carrées. Le vendeur l’Office de l’Union européenne nationaux après la chute du mur.
n’était pas complètement creux de jouets de Paderborn a l’im- pour la propriété intellectuelle, C’est toutefois un titre régional
mais pourvu de courts “tubes” pression que le groupe cherche à Alicante, en Espagne, une qui est respecté pour son sérieux
dans lesquels insérer les tenons des moyens de s’assurer l’ex- demande de suppression de la et sa qualité. De tendance
de la brique du dessous. clusivité “des droits sur le corps marque tridimensionnelle Lego. centriste et libérale, il appartient
Le brevet a expiré en 1978 : humain dans le monde du jouet de L’Office doit rendre sa décision comme Die Zeit et Handelsblatt
n’importe qui pouvait désormais construction”. d’ici à l’été. au groupe DvH Medien.
© A. Ravera
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 34. TRANSVERSALES Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021

SCIENCES

Face au Covid-19, déclarations d’experts réels ou

autoproclamés, de politiciens, etc.
Puis, à mesure que l’infection pro-
gresse, le principal ennemi devient le
hospitalisés, mais les preuves
sont peu nombreuses quant à sa

les médecins
Rien qui facilite la prise de déci- système immunitaire qui surréagit et capacité à raccourcir les séjours
sion et le soin dans un contexte perturbe l’ensemble de l’organisme”, à l’hôpital et il n’a pas été démon-
serein. “De nombreux médecins détaille Science. Administrés assez tré qu’il améliorait les chances de

tâtonnent encore
étaient tiraillés entre l’attente des
premiers résultats issus de vastes
essais cliniques – la norme en matière
d’efficacité prouvée – et la tentation
Santé. Un an après que l’OMS a parlé de pandémie, de proposer un traitement, quel qu’il
Science revient sur les errements des médecins, soit, aux patients gravement malades
confrontés à une nouvelle maladie à laquelle dont ils avaient la charge”, rappelle
la revue scientifique.
ils n’étaient pas préparés. Des traitements à l’efficacité
au mieux douteuse se sont ainsi
retrouvés non seulement à faire
les gros titres, mais surtout à être
tôt, les anticorps monoclonaux
semblent réduire le risque d’hospi-
talisation, mais “certains semblent
moins puissants contre les nou-
veaux variants du virus”, précise
Science. D’autres travaux pour-
raient préciser le mode d’admi-
nistration et le type de patients à
qui ces anticorps monoclonaux
seront utiles.
Les médecins savent aussi
que l’état de malades jeunes et
survie des patients. Par ailleurs,
les malades sont régulièrement
traités pour une complication
courante du Covid-19 : des caillots
sanguins se développent dans les
veines d’environ 17 % des patients
hospitalisés et plus de 30 % des
patients en soins intensifs.
Anticoagulants. Dans ce
contexte, de nombreuses direc-
tives recommandent de donner à

L
es résultats prometteurs,
annoncés le 23 mars, des
médicaments de Roche et
Regeneron pour réduire notam-
ment les hospitalisations de
patients atteints du Covid-19 est
une bonne nouvelle. Mais un peu
plus de douze mois après que
l’OMS a déclaré, le 11 mars 2020,
que l’épidémie était mondiale, il
n’existe toujours pas de médica-
ments spécifiques pour soigner
cette maladie, qui a tué plus de
2,7 millions de personnes.
Les médecins en ont cepen-
dant acquis une certaine com-
préhension, ils ont mis en place
des stratégies et ont à leur dis-
position quelques médicaments
– essentiellement repositionnés –
qui ont fait leur preuve dans la
réduction de la mortalité de cer-
tains cas graves. La recherche
se poursuit sur la manière et le
moment d’administrer ces pro-
duits ou d’avoir recours à l’oxygène
ainsi que sur d’autres traitements.
Ces stratégies sont le fruit de
mois d’errance, de tâtonnements,
mais aussi de partage de bonnes
pratiques de la part des méde-
cins qui se sont retrouvés, pour
la première fois pour la plupart
d’entre eux, face à une maladie
inconnue. À l’arrivée des tout
premiers patients, “l’atmosphère
était incroyablement tendue, comme
dans un film où tout d’un coup la
musique passe en mode mineur”, se
remémore dans Science Robert
Arntfield, médecin en soins inten-
sifs à la Western University de
Londres, au Canada.
Durant l’année qui a suivi, ils
ont été ensevelis sous un flot
continu d’articles scientifiques
– évalués ou non par des pairs –,
de communiqués de presse, de
largement employés. Quant aux
directives destinées aux soignants,
elles semblaient changer d’un jour
à l’autre. “Plusieurs dizaines, cen-
taines ou milliers de patients ont
reçu des traitements inefficaces ou
nuisibles”, reconnaît Matthew
Semler, médecin en soins inten-
sifs à l’université Vanderbilt, citant
le recours massif à l’hydroxychlo-
roquine, un antipaludique dont
l’efficacité pour lutter contre la
maladie ou éviter des morts n’a
jamais été démontrée.
Pour les premiers stades de la
maladie, marqués par des symp-
tômes comme la fièvre, la toux, les
courbatures, la perte du goût et
de l’odorat, les traitements n’ont
pas tellement évolué. La plupart
des médecins prescrivent repos
et paracétamol.
“Au début, l’objectif est de retar-
der l’aggravation de la maladie en
empêchant le virus de se répliquer.
robustes qui semblent se réta-
blir peut tout à coup se détério-
rer. Le critère clé à surveiller :
le taux d’oxygène dans le sang.
Les anticorps
monoclonaux,
pris tôt, semblent
réduire le risque
d’hospitalisation.
“Pour repérer une baisse du niveau
d’oxygène dans le sang, l’oxymètre
de pouls est devenu le nouveau ther-
momètre, et son usage est (désor-
mais) fortement recommandé au
domicile”, précise Science. Quand
ce taux passe sous le seuil de 94 %,
le premier traitement pour les
personnes hospitalisées est l’ap-
port d’oxygène.
Aux États-Unis en particulier,
l’antiviral remdésivir est large-
ment utilisé chez les patients
la plupart des malades une faible
quantité d’anticoagulants dès leur
admission à l’hôpital. Cependant,
lorsque les choses s’aggravent, il
est difficile pour les médecins de
savoir s’il faut augmenter la dose,
ce qui accroît le risque d’hémor-
ragie gastro-intestinale et intra-
crânienne. Là encore, des travaux
complémentaires devraient appor-
ter des réponses.
Par ailleurs, dans de grands
essais cliniques, des médicaments
immunosuppresseurs comme la
dexaméthasone et le tocilizumab
ont réduit la mortalité de patients
hospitalisés.
Un an après le début de la pan-
démie, les médecins sont épui-
sés. Ce qu’ils aimeraient avant
tout ? Des traitements qui évitent
aux patients d’atteindre l’unité de
soins intensifs, voire l’hôpital, en
premier lieu.
—Courrier international

Quelles parades aux différents stades du Covid-19 ?

Il n’existe pas de médicaments spécifiques pour traiter le Covid-19, mais les médecins ont désormais à leur disposition un petit arsenal de thérapies.

Traitements
possibles Respirateur Dialyse MORT

Hydratation, Oxygène Anticoagulants

repos, Anticorps
paracétamol monoclonaux
Réaction Détresse Insuffisance
Hypoxie Réplication Caillots immunitaire respiratoire rénale
TION virale sanguins excessive aiguë aiguë SO
ISA RT
AL IE
PIT
ÉVOLUTION DE LA MALADIE

HOS Remdésivir Immunosuppresseurs GUÉRISON

Fièvre,
toux,
perte
de l’odorat,
perte Réplication Dans les cas de “Covid long”
GUÉRISON
du goût virale des symptômes persistent.
SOURCE : “SCIENCE”

Environ 1 à 2 semaines L’hospitalisation peut durer d’une semaine à plusieurs mois.

 CO1

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36. TRANSVERSALES
ENVIRONNEMENT
Comment sauver
la forêt des
Cardamomes ?
Conservation. Au Cambodge, communautés
locales et ONG tentent de préserver l’une des plus
grandes forêts vierges d’Asie du Sud-Est.
—The Diplomat Sydney
P
eng Sovannarin, coor-
donnateur du contrôle
du respect de la loi pour
l’ONG Conservation International,
patrouille depuis des dizaines
d’années dans le massif des
Cardamomes, dans le sud-ouest
du Cambodge. Après y avoir tra-
vaillé comme garde forestier, il
apporte aujourd’hui son assis-
tance technique à l’équipe char-
gée de défendre l’immense forêt
tropicale au sein du parc natio-
nal des Cardamomes centrales.
Peng Sovannarin reconnaît que
le braconnage et les coupes illé-
gales massives sont encore mon-
naie courante dans cette forêt,
pourtant protégée depuis de nom-
breuses années. Et ce malgré les
efforts déployés par la commu-
nauté locale, les ONG et divers
organes gouvernementaux.
En février, les gardes forestiers
ont confisqué plus de 600 pièges
dans un seul camp de braconniers
qui sévissaient dans le centre du
massif. “Lorsque le braconnage est
pratiqué à une telle échelle, cela signi-
fie que nous ne sommes pas face à un
problème seulement local, explique-
t-il. Nous savons qu’il existe un vaste
réseau de commerce illégal d’animaux
en voie de disparition et de bois pré-
cieux. Les habitants que nous prenons
sur le fait comprennent la nécessité
de protéger la forêt, mais la pau-
vreté les pousse souvent à prendre
de mauvaises décisions et à péné-
trer dans la zone protégée.”
Les monts Cardamomes sont
couverts par la deuxième plus
grande forêt pluviale d’Asie du
Sud-Est. Elle est constituée de
plus de 800 000 hectares de forêt
de mousson et de mangroves et
abrite au moins 60 espèces mena-
cées, comme l’éléphant d’Asie, le
crocodile du Siam, l’ours malais,
le gibbon et le pangolin.
Biodiversité. Des communau-
tés locales et des organisations
de défense de l’environnement se
sont attelées à la tâche de proté-
ger cette biodiversité en tentant
d’empêcher l’accaparement illé-
gal des terres, les coupes rases et
le braconnage, qui dépouillent la
forêt de ses ressources naturelles
depuis de nombreuses années.
Les Cardamomes abritent éga-
lement des milliers de villageois
qui, après des années d’accapare-
ment foncier et de développement
agricole, ne savent plus où sont les
limites entre la zone protégée et
les terres communautaires. Avec
Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021
16 % de la population vivant sous
le seuil de pauvreté dans les zones
les plus reculées, gagner de l’ar-
gent en vendant des bois précieux
et des animaux menacés est, pour
certains, trop tentant. Surtout
lorsqu’on y ajoute les difficultés
économiques provoquées par la
pandémie de Covid-19.
Pour empêcher l’exploitation
forestière illégale et le bracon-
nage, des organisations comme
Conservation International tra-
vaillent avec les habitants au déve-
loppement d’autres moyens de
subsistance, comme la produc-
tion d’huile essentielle de citron-
nelle, l’écotourisme et l’élevage de
papillons.
Suon Sareth a commencé
à élever des papillons en 2019.
L’agricultrice a vu dans ce projet
un bon moyen de gagner sa vie et
d’avoir en même temps un impact
positif sur la forêt. Sa ferme a
contribué à renforcer la popula-
tion de papillons et à donner une
source de revenus aux habitants,
les détournant ainsi des activités
nocives pour l’environnement.
Les chrysalides excédentaires
peuvent être vendues au Centre
des papillons de Banteay Srey, à
Siem Reap, et les papillons sont
ensuite relâchés dans toutes les
zones boisées du pays. Suon Sareth
veut aider à créer d’autres fermes
de papillons dans la région pour
redonner vie à la forêt.
“Nous savons que lorsque la forêt
est en bonne santé, les gens sont en
bonne santé, dit-elle. Les papillons
montrent à ma communauté com-
ment vivre à nouveau en harmonie
THAÏLANDE
Siem
Reap
Parc national
des monts Tonlé
Cardamomes Sap
Phnom
Penh
Golfe de
Thaïlande
100 km
Zones naturelles Concessions forestières pour l’exploitation
protégées du caoutchouc, pâte à papier, huile de palme, etc.
↙ Dessin de Falco,
Cuba.
avec la nature.” L’exploitation agri-
cole à grande échelle qui résulte
du Cambodge. Selon Suwanna
Gauntlett, fondatrice et présidente
souvent de l’accaparement illé- de l’association Wildlife Alliance,
gal des terres reste une menace qui gère le dispositif REDD + au
majeure pour les huit zones boi- Cambodge, beaucoup de monde
sées protégées des Cardamomes. s’est rué sur la forêt pour s’empa-
Selon l’ONG Global Forest rer de terrains et les raser avant
Watch, plus de 148 000 hectares que le projet ne soit officiellement
de couverture arborée ont été lancé et que la zone ne soit placée
détruits entre 2001 et 2019, soit sous protection. Aujourd’hui, son
8,6 % de la surface de cette forêt. équipe rencontre régulièrement
Les défrichements illégaux n’ont les autorités locales pour empê-
pu être empêchés à cause de la dif- cher l’attribution de concessions
ficulté à faire respecter la loi sur la à des investisseurs privés.
propriété dans un territoire aussi “Les terres sont souvent acca-
étendu. Parallèlement, le gouver- parées par des gens qui ont des
nement a augmenté le nombre relations haut placées, précise
de concessions permettant aux Suwanna Gauntlett. Nous essayons
entreprises forestières et agro- de donner aux autorités locales la
industrielles de raser des zones volonté politique de résister et de ne
protégées. pas permettre la cession des forêts
domaniales, car celles-ci se trouvent
Reboisement. Le projet désormais clairement à l’intérieur
REDD+ [Réduction des émis- de zones protégées dont la gestion
sions dues à la déforestation et à relève des compétences du minis-
la dégradation forestière, méca- tère de l’Environnement. C’est pour-
nisme dans lequel les pays déve- quoi nous maintenons une présence
loppés rémunèrent les pays en
développement pour leurs efforts
dans la lutte contre la déforesta-
“Nous savons que,
tion] des Cardamomes du Sud a lorsque la forêt est en
été mis en place pour délimiter bonne santé, les gens
les zones protégées, reboiser les sont en bonne santé.”
parcelles rasées avec des essences Suon Sareth
locales, favoriser une agriculture ÉLEVEUSE DE PAPILLONS
durable et développer l’écotou-
risme en partenariat avec les com- sur place, afin de fournir une assis-
munautés locales et autochtones. tance lorsqu’il est nécessaire de tra-
Cette initiative assure la préser- vailler avec les autorités.”
vation de 497 000 hectares de Les engagements pour protéger
forêt tropicale humide et évite les monts Cardamomes ne cessent
ainsi l’émission de plus de 3 mil- de croître : la Banque mondiale a
lions de tonnes de CO2 par an, récemment débloqué 50 millions
soit 20 % des émissions annuelles de dollars pour améliorer la ges-
tion de la zone et promouvoir
l’écotourisme. Avec un tel inves-
LAOS
tissement, combiné aux efforts de
conservation des communautés
locales et au soutien grandissant
des organisations de défense de
l’environnement, le massif pour-
rait devenir le théâtre d’un vrai
projet de restauration de la forêt
pluviale, ce qui n’est pas fréquent
en Asie du Sud-Est.
SOURCES : LICADHO, OPENDEVELOPMENTCAMBODIA.NET
“Après des décennies de dévelop-
pement industriel et agricole, nous
essayons de pousser le Cambodge à
M ne pas se focaliser uniquement sur
ék
on l’expansion économique et à prendre
g
également en compte la protection et
la conservation des forêts pour que
tout le monde puisse bénéficier d’un
VIETNAM environnement sain, insiste Peng
Sovannarin. Y compris et surtout
la forêt elle-même.”
—Joe Patchett
Publié le 5 mars
Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021 TRANSVERSALES. 37

sig n au x
Chaque semaine, une page
visuelle pour présenter
l’information autrement

À travail égal, salaire moindre

Aux États-Unis, les femmes sont toujours moins rémunérées que les hommes. Dans tous les secteurs.

Inégalités salariales t Finance et as

Bâtimen
Cette infographie a été réalisée à partir
suran des données de 2019,
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entre hommes et femmes, gaz
re les plus récentes. Les secteurs sont
selon les secteurs et des s sec classés en fonction de l’écart en
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HOWMUCH. Ce blog américain est spécialisé dans – 33 200 dollars – est observé dans la finance et l’assurance.
la datavisualisation économique. L’infographie ci-dessus Pour l’ensemble des secteurs économiques américains,
La source a été publiée le 4 mars. Elle montre que l’écart de revenus le revenu médian annuel des hommes est de 45 893 dollars,
le plus important entre les femmes et les hommes contre 32 436 dollars pour les femmes.
360
38. Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021

MAGAZINE
La mariée était indienne • Plein écran ......... 44
En marchant en écoutant • Culture .............. 45

NFT : le jackpot
numérique
Ces dernières semaines, une série de ventes 147 000 euros] dans ces “cartes de collection virtuelles”.
Elles valent aujourd’hui 20 millions de dollars [17 mil-
a affolé les compteurs. Les objets de cette frénésie ? lions d’euros].

De banals contenus numériques (vidéos, images,

L’investissement était de taille pour Michael, ana-
lyste financier de 31 ans qui se passionne pour le sport,

tweets, memes…), soudain devenus précieux le poker, les marchés financiers et qui aime “dénicher les
bons plans avant les autres”. Il semblerait justement qu’il

grâce à la technologie des NFT, qui permet en ait trouvé un avec Top Shot.
Michael fait partie des grands gagnants d’un nouveau
de leur associer des certificats d’authenticité en vue marché en pleine effervescence qui, pour ses fervents
disciples, incarne l’eldorado des collectionneurs, et dans
de les commercialiser. Certains s’extasient devant lequel les esprits sceptiques voient une forme de spécu-
lation un peu saugrenue. Au cœur de cette frénésie, on
ce juteux marché surgi de nulle part. D’autres crient trouve des actifs appelés NFT, ou “jetons non fongibles”,
qui se servent de la technologie de la chaîne de blocs (ou
à la bulle spéculative. Nous vous proposons blockchain, celle sur laquelle s’appuient les cryptomonnaies)
pour authentifier des œuvres d’art numériques, des tweets
dans les pages qui suivent d’explorer le phénomène. mémorables et tout un éventail d’instants éphémères qui

En commençant par l’exemple du Top Shot de la NBA,

valent tout à coup des fortunes [voir Lexique p. 39].
Le marché de NFT le plus connu – et sans doute le plus

des extraits vidéo de matchs de basket-ball

déroutant – est le NBA Top Shot. Grâce à lui, des per-
sonnes lambda sont devenues millionnaires, et beaucoup

qui s’échangent désormais à prix d’or. de gens se sont gratté la tête en le voyant totaliser plus de
250 millions de dollars [210 millions d’euros] de ventes,
pour 100 000 acheteurs, pendant le seul mois de février.
Top Shot a été conçu pour le tout-venant des suppor-
ters de la NBA. Dapper Labs [la société à l’origine de la
—The Wall Street Journal (extraits) New York plateforme], qui a négocié des accords pour donner à la
NBA et à ses joueurs un pourcentage sur chaque transac-

SOURCE
THE WALL STREET JOURNAL
New York, États-Unis
Quotidien, 754 000 ex.
wsj.com
C’est la bible des milieux d’affaires.
Depuis son rachat, en 2007, par le groupe
News Corp. de Rupert Murdoch,
le quotidien a toutefois évolué vers
une formule plus généraliste. Plus
de place est accordée aux informations
internationales et à la politique. Le sport
et la culture montent en puissance.
M
ichael Levy est en train de surfer sur Twitter,
en septembre dernier, lorsqu’il voit que
quelqu’un a évoqué un sujet sur lequel il
cherche justement des informations : le
NBA Top Shot. Cette plateforme en ligne
qui permet d’acheter, de vendre et de
collectionner des extraits vidéos sous licence officielle
est alors en passe de devenir un marché qui va captiver
(ou déconcerter) les amateurs de basket-ball, les adeptes
des cryptomonnaies, les collectionneurs de baskets, les
gens qui se sont mis à boursicoter pendant la pandémie
et des milliers d’autres personnes confinées chez elles.
Il ne faut pas longtemps à Michael pour envoyer à ses
copains le message suivant : “Je crois que c’est du lourd.”
Il est tellement convaincu qu’il décide, au cours des six
mois qui suivent, de débourser 175 000 dollars [environ
tion – l’entreprise elle-même prend 5 % de commission –,
voulait toucher le supporter moyen, et pas seulement
les initiés de la chaîne de blocs. Et ça marche. Au lieu de
s’échanger des maillots après les matchs, les joueurs de
NBA échangent des “moments Top Shot”.
Pour une génération biberonnée aux jeux de sport et
d’argent sur smartphone, il n’y a rien d’extravagant à
débourser des sommes folles pour des images d’actions
de jeu marquantes qu’on peut très bien trouver gratui-
tement ailleurs. La plupart [des acheteurs] sont jeunes.
Certains sont riches désormais. Leur baraka, leur timing
et leur connaissance de la chaîne de blocs et du basket
les ont rendus riches à millions.
Restait pour eux à expliquer à leurs amis dubitatifs ce
qu’ils achetaient, pourquoi ils ne vendaient pas et pour-
quoi un extrait vidéo que n’importe qui pouvait voir sur
 Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021
NIELS POULSEN DK/ALAMY/PHOTO12
YouTube pouvait aussi se monnayer plusieurs centaines
de milliers de dollars. “Il y a des gens que je ne convertirai
jamais aux actifs virtuels, ceux qui me disent qu’ils ne com-
prennent pas qu’on puisse accorder tant de valeur aux dia-
mants, à l’art, aux timbres ou aux cartes de crédit physiques,
des objets qui n’ont pas de valeur intrinsèque”, confie Michael.
Pour mieux comprendre, prenons un autre objet de col-
lection. Une carte de base-ball coûte quelques centimes
d’encre et de papier, mais celles qui se monnaient le plus
cher sont éditées en nombre limité, illustrent un événe-
ment précis et sont accompagnées d’un certificat d’au-
thenticité. Les extraits Top Shot possèdent les mêmes
caractéristiques. “Ce sont l’histoire et la rareté qui font la
joie du collectionneur, explique Michael. Ce qui compte, ce
n’est pas le fait ou non de pouvoir l’avoir entre les mains.”
Un des gros investisseurs de Top Shot est un program-
meur de 27 ans du nom d’Andy Chorlian. Abstraction faite
de son compte en banque, c’est l’archétype du client Top
Shot. Enfant, il échangeait déjà des cartes Pokémon. Il
possède tellement de paires de baskets qu’il n’a plus de
place dans son appartement de Brooklyn. Et sa propre
réaction à la découverte de Top Shot ne le surprend
guère. “J’ai développé une véritable obsession”, dit-il. Six
mois plus tard, il possède environ 3800 extraits vidéo,
pour une valeur totale de 15 millions de dollars [12,5 mil-
lions d’euros] – à quelques millions près, selon les jours.
Le marché de Top Shot était très peu lucratif quand il a
commencé à acheter, et Andy a donc décidé de se focali-
ser sur les superstars de la NBA – il sentait que ces cartes
premium étaient les placements les plus sûrs. Il a égale-
ment investi dans les extraits peu coûteux de nouvelles
recrues à fort potentiel. Il possède ainsi 96 exemplaires
– sur 2882 au total – du même extrait vidéo en édition
limitée de la première saison de R. J. Barrett [un jeune
Canadien qui joue pour les Knicks de New York], qu’il a
raflés pour 1 ou 2 dollars pièce, et dont le prix plancher
atteint aujourd’hui 1900 dollars [1600 euros].
Mais, pour engranger des quantités phénoménales d’ar-
gent, il ne suffisait pas d’acheter des cartes à bas prix. De
temps à autre, Michael et Andy ont dû jouer gros. Michael
a ainsi battu un record sur Top Shot en décembre der-
nier en achetant un dunk de Giánnis Antetokoúnmpo [un
joueur grec des Bucks de Milwaukee]. Numéro de série : 34.
Numéro de maillot : 34. Prix : 8034 dollars [6700 euros].
Quelques semaines plus tard, Andy se portait acquéreur
d’un dunk de LeBron James [la star des Lakers de Los
Angeles] réalisé en hommage à Kobe Bryant [un joueur
légendaire de la même équipe, décédé accidentellement
en 2020], un moment d’anthologie pour lui. La somme
déboursée était aussi la plus élevée de l’histoire de Top
Shot : 71455 dollars [60100 euros]. Un record qui n’a duré
qu’une heure.
Quelques semaines plus tard, Top Shot a connu une
péripétie à la GameStop [une société de jeux vidéo
dont la bulle spéculative a fait trembler Wall Street
en janvier]. Fin février, les ventes ont rapporté en une
seule journée un montant record de 46 millions de
dollars [38 millions d’euros] – dont 2080 00 dollars
[175000 euros] pour un dunk de LeBron James. → 40
TECHNOLOGIE
360o. 39
← Fin février, le Nyan Cat s’est envolé
pour 300 ethers, soit 580000 dollars.
Chris Torres, qui avait créé ce GIF
animé en 2011, l’avait remasterisé
pour le mettre aux enchères
sur Foundation, une plateforme
de crypto-art. Photo Chris Torres/
Rob Bulmahn via Flickr
Lexique
Les mots pour le dire
Chaîne de blocs — ou blockchain.
Registre partagé et public fondé
sur la cryptographie, qui répertorie
des transactions organisées en suites
de blocs. Chacune est validée à partir
d’un calcul qui donne l’horodatage
et le montant échangé entre deux clés
cryptographiques publiques.
Bitcoin — Mot-valise (de bit, unité
d’information binaire, et coin, pièce
de monnaie) pour décrire une monnaie
virtuelle et un système de paiement fondé
sur une chaîne de blocs. Le concept
a été inventé par Satoshi Nakamoto,
dont on ne sait toujours pas s’il existe
ou représente un groupe de personnes.
Cryptomonnaie — Monnaie sans
autorité centrale basée sur la chaîne
de blocs associant l’utilisateur à
l’émission et au règlement de transactions
réputées inviolables. Depuis l’apparition
du bitcoin en 2009, de nombreuses
cryptomonnaies ont suivi.
Jeton numérique (token) — Actif
numérique permettant de lever des fonds
dans l’univers des cryptomonnaies,
échangeable en bitcoins ou en ethers.
Il donne accès à un droit d’usage
et non à des parts du capital.
Jeton non fongible, NFT
(non fongible token) — Fichier unique
stocké sur une chaîne de blocs, qui peut
être cédé, ce qui lui confère une valeur.
On distingue plusieurs “familles” de NFT :
art, cartes virtuelles, jeu (CryptoKitties),
parts d’un monde virtuel…
SUR NOTRE SITE
courrierinternational.com
Tout comprendre aux NFT, ces jetons
virtuels qui chamboulent le marché
de l’art. Retrouvez, traduite en français,
une vidéo très pédagogique
du Wall Street Journal.
 40. 360o
39 ← Une flambée tellement vertigineuse que Michael
et Andy s’efforcent de ne pas y prêter attention. Le
marché est redescendu depuis. Michael explique qu’il
essaie de ne pas se focaliser sur le brouhaha du court
terme, et Andy précise que, s’il ne craint pas la vola-
tilité du marché, c’est parce qu’il détient 95 % de ses
actifs nets en cryptomonnaies. Dans le scénario noir
d’un effondrement du marché, il aurait toujours son
emploi, qui paie bien. “Je me retrouverais dans la même
situation que des tas de mecs de 27 ans aux États-Unis”,
relativise Andy.
Pourtant, même s’il le voulait, il ne pourrait pas
convertir sa fortune en liquide. Les utilisateurs de
Top Shot doivent en effet attendre trente jours avant
de pouvoir retirer leurs gains et certains retraits sont
limités par les garde-fous mis en place par l’entreprise
pour lutter contre le blanchiment. Les 10 000 et quelque
personnes autorisées à retirer de l’argent sont devenues
minoritaires quand la demande s’est mise à exploser,
ce qui demeure une source de frustration pour beau-
coup de nouveaux utilisateurs de Top Shot. Roham
Gharegozlou [le directeur général de Dapper Labs] rap-
pelle que Top Shot est toujours en version bêta, mais
assure que les plantages de la plateforme, les déboires
techniques et autres difficultés inhérentes à la création
d’une entreprise seront réglés.
Michael a mis des billes dans Dapper Labs en février,
voyant sa collection Top Shot prendre de la valeur. Une
participation qui accroît sa vulnérabilité aux risques
d’un marché imprévisible. Mais inutile de lui dire qu’il
devrait se diversifier. “La théorie traditionnelle du porte-
feuille dirait que c’est trop gros comme actif”, reconnaît-
il. Chaque fois qu’il jette un coup d’œil sur son compte,
il se rappelle qu’il doit trouver quoi faire de tous ces
millions. Son projet, pour l’heure, est de ne rien en
faire. Il ne touche à rien. “Je ne sais pas où tout ça nous
mène, dit Michael. Tout ce que je sais, c’est que le poten-
tiel est plus énorme que n’importe quel autre placement
auquel je pourrais avoir accès.”
—Ben Cohen
Publié le 9 mars
PATTARAWUT IN-UDOM/ALAMY/PHOTO12
Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021
L’absurdité élevée
au rang d’art
→ C'est un fichier jpeg,
intitulé Everydays -
The First 5 000 Days.
Le 11 mars, cette œuvre
numérique de l'artiste
Beeple, rassemblant
5 000 dessins de sa L’engouement pour les œuvres NFT illustre l’obsession
main, a été adjugée
pour 69,3 millions de
du marché de l’art pour la notion d’authenticité. Et consacre
dollars chez Christie's. une technologie dont Andy Warhol lui-même n’aurait pas
Photo Beeple/Christie’s osé rêver, écrit le critique d’art américain Blake Gopnik.
Images
—The Art Newspaper Londres
I
l y a ceux que le nouvel engouement
pour l’art NFT indiffère, ou qui ne
peuvent pas être indifférents car
ils ne sont même pas au courant.
Il y a ceux qui y mettent des billes.
Il y a ceux ensuite, la majorité sans
doute, qui jugent absurde que des gens
↓ La plateforme NBA puissent acheter l’image numérique d’un
Top Shot. En février, petit chat promenant un arc-en-ciel [le
les images d’un dunk Nyan Cat, voir p. 39], dont il existe déjà
de LeBron James plusieurs millions de copies identiques,
ont trouvé preneur et débourser un demi-million de dollars
pour 208 000 dollars, (420 000 euros) pour avoir leur copie à
un record. eux, accompagnée d’un certificat d’authen-
Photo NBA Top Shot ticité – un jeton non fongible (en anglais
non-fungible token, NFT) – qui restera ad
vitam æternam dans la chaîne de blocs,
inaltérable, inaliénable, et qui servira de
titre de propriété à l’acheteur.
Enfin, il y a ceux (moi, en tout cas)
qui retrouvent dans cette absurdité une
constante du monde de l’art, du moins
tel qu’il est configuré en Occident depuis
cinq cents ans. L’obsession pour l’authen-
ticité certifiée, détachée de toute consi-
dération esthétique et souvent pratique,
est apparue à peu près à l’époque où les
artistes ont commencé à signer leurs
œuvres et à professer que seule comptait
l’œuvre certifiée.
L’idée que certaines œuvres d’art
en tous points réussies puissent être
d’une certaine manière inauthentiques
– puissent être des “faux” – n’est née
que vers 1500. Depuis cette époque, une
œuvre qui possède tous les attributs
visuels d’un joyau artistique peut être
jugée défectueuse, voire dédaignable,
dès lors qu’elle ne peut être certifiée
comme la création “authentique” (non
fongible, pourrait-on dire) d’un grand
artiste. Or, comme le rappelle l’historien
de l’art Alexander Nagel, le concept de
“faux” n’avait aucun sens avant que
la Renaissance n’introduise la notion
d’authenticité : dans l’Antiquité clas-
sique et au Moyen Âge, une œuvre pou-
vait se substituer à une autre, quels que
soient son origine géographique, sa date
de création ou son auteur, du moment
qu’elle remplissait la même fonction
que l’“original”.
Dans le monde de l’art numérique,
l’invention des NFT nous a propulsés
du jour au lendemain du Moyen Âge à la
Renaissance. Je n’y vois pas un progrès.
L’art numérique est soudain
propulsé du Moyen Âge
à la Renaissance. Je n’y vois
pas un progrès.
Prenons l’exemple du Cavalier polonais
(1655), chef-d’œuvre de Rembrandt… ou
pas. Dans les années 1980, avant l’ère
numérique, un chercheur du Rembrandt
Research Project (RRP), qui avait pour
mission d’attribuer les certificats d’au-
thenticité et de paternité des œuvres
du Néerlandais, a écarté le Cavalier, un
tableau pourtant certifié depuis toujours
aux yeux des amateurs d’art. Alors que
l’œuvre n’avait rien perdu de ses quali-
tés, sa valeur culturelle a fondu dès l’ins-
tant où elle a été attribuée à un simple
disciple du maître. Si elle s’était retrou-
vée sur le marché, sa valeur financière
aurait dévissé, elle aussi. Mais treize ans
plus tard, le Cavalier a retrouvé toute sa
valeur lorsque le RRP l’a attribué de nou-
veau au maître – comme si, aujourd’hui,
quelqu’un examinait la chaîne de blocs
et décrétait qu’un “petit chat à l’arc-
en-ciel” que l’on pensait n’être qu’un
énième petit chat parmi des millions de
 Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021
NIELS POULSEN STD/ALAMY/PHOTO12
copies était en fait le seul à être accom-
pagné d’un NFT.
Dans les années 1960, l’avant-garde
artistique s’empare de l’absurdité du
concept. Yves Klein vend des “zones de
sensibilité picturale immatérielle” – c’est-
à-dire des fragments d’espace vide indé-
terminé – en fournissant aux acheteurs
un certificat signé attestant qu’ils en sont
bien les propriétaires. D’un point de vue
esthétique, la plupart des œuvres NFT
ne sont guère plus convaincantes que des
fragments de vide; comme dans le cas des
fragments d’Yves Klein, c’est la certifica-
tion qui compte pour l’acheteur, et non
l’œuvre certifiée. Ce qui est dommage,
c’est que, dans le cas des NFT, ces ache-
teurs ne se rendent pas compte que ce
qu’ils obtiennent est un vide artistique.
Andy Warhol, après avoir lancé sa car-
rière dans le pop art avec des peintures
quasi interchangeables d’objets domes-
tiques eux-mêmes interchangeables,
s’est mis à poser des annonces invi-
tant le public à apporter n’importe quel
objet à son studio afin qu’il soit certifié
“œuvre warholienne” grâce à sa signa-
ture. L’opération se voulait une expé-
rience sur l’absurdité de la certification,
et n’avait pas pour but de tirer un béné-
fice réel de la signature [de l’objet].
Warhol a également produit des affiches
sérigraphiées à tour de bras, mais n’a
apposé sa signature que sur quelques-
unes d’entre elles (il est arrivé qu’il auto-
rise d’autres personnes à les signer pour
lui). Aujourd’hui, les œuvres signées en
bonne et due forme sont évidemment
les seules qui intéressent vraiment le
marché de l’art, et même la plupart des
amateurs d’art, alors que ce sont celles
qui ne sont pas signées qui sont les plus
warholiennes.
Notre obsession permanente pour les
marques d’authenticité, fongibles ou non,
empêche la plupart des gens d’apprécier
les expériences radicales de Warhol sur
la paternité et l’authenticité. Ce qu’ils
veulent, c’est juste l’affiche signée. À
moins que les pourvoyeurs d’œuvres d’art
NFT ne soient d’authentiques warholiens
– des artistes conceptuels qui attirent
notre attention sur ce que l’authenticité
et l’exclusivité peuvent avoir d’absurde
dans le monde numérique.
Importe-t-il qu’ils l’ignorent ?
—Blake Gopnik
Publié le 23 mars
Polémique
Beeple, l’artiste
de la révolution ?
●●● 69,3 millions de dollars
(58,8 millions d’euros) : certains n’en
ont pas cru leurs yeux en découvrant
le montant astronomique pour lequel
a été adjugée, le 11 mars, la première
œuvre d’art entièrement numérique
vendue par Christie’s. Intitulée
“Everydays – The First 5000 Days”,
la création agrège des milliers de
dessins réalisés par Beeple. De son
vrai nom Mike Winkelmann, l’artiste
“a débuté par le dessin classique, avec
crayons et papier, avant de passer
majoritairement sur des logiciels
comme Cinema 4D”, raconte The New
York Times. Partageant ses créations
sur Twitter et Instragram, ce web
designer de métier s’est peu à peu fait
un nom sur les réseaux (il y cumulait
plus de 2 millions d’abonnés avant
la vente de mars). Mais pas au point
d’intéresser les critiques d’art
360o. 41
– et encore moins une maison
d’enchères comme Christie’s.
Si l’on en croit The
croit  New York Times,
c’est à l’automne 2020 que Beeple
a commencé à s’intéresser
aux NFT (“jetons non fongibles”)
pour authentifier ses œuvres
et les vendre en ligne. Les résultats
ne l’ont pas déçu. Dès sa deuxième
vente, en décembre, il a empoché
3,5 millions de dollars en un week-end.
Et c’était avant le record de mars,
qui a fait de Beeple le troisième artiste
vivant le plus cher, derrière Jeff Koons
et David Hockney. Des millions pour
une œuvre qu’on ne peut même pas
toucher ? Il est tentant de voir dans
l’engouement soudain pour les œuvres
numériques un tournant pour le marché
de l’art. Tel n’est pas l’avis du journaliste
de Bloomberg James Tarmy.
Comme il le souligne, la déconnexion
entre la valeur matérielle d’une œuvre
et sa valeur marchande est une
constante de l’histoire de l’art. “Le prix
d’un tableau n’a rien à voir avec le coût
de la peinture utilisée pour la toile,
et la sculpture Rabbit de Jeff Koons
ne s’est pas vendue 91 millions
de dollars chez Christie’s [en 2019]
à l’aune de la quantité d’acier qui
compose Pour relativiser l’impact
la compose.”
des NFT, le journaliste prend l’exemple
de la photographie : “Comme l’art
numérique, une photographie
est reproductible à l’infini à partir
de son négatif original. Pour autant,
tous les tirages ne sont pas évalués
au même prix.” Le fait qu’un tirage soit
signé ou non, sa taille, sa résolution,
jouent sur la valeur que lui accordent
les collectionneurs. Il en va de même,
selon Tarmy, pour l’œuvre de Beeple :
n’importe qui peut en télécharger
des images sur son ordinateur, mais
une seule personne (l’acheteur)
peut se prévaloir d’être propriétaire
de la version signée et authentifiée
grâce à la technologie des NFT.
Le critique d’art du New York Times
Jason Farago le constate aussi :
“Cela fait des décennies que l’art
est un marché spéculatif”,
indépendamment des NFT. La rupture
ne tient donc pas à ses yeux
au support des œuvres de Beeple,
mais à leur substance même,
un collage de références puisées dans
la culture Internet. Et à ce que Farago
perçoit comme l’“effacement violent
des valeurs humaines attachées
aux images”. Pour ce critique,
le succès de Beeple est symptomatique
de l’état de la culture actuelle,
“plongée dans les ténèbres
de l’ignorance mais triomphante,
refusant la moindre contestation
d’amusements pourtant puérils”.
 42. 360o
Mode
Les baskets qui
n’existaient pas
Déjà objets de collection dans la vie réelle, les sneakers
se déclinent désormais en NFT. Un exemple à suivre
pour les industries de la mode et du luxe?
Il n’aura fallu que sept minutes, le 27 février, pour
écouler les sneakers en édition limitée que proposait
la marque de design Rtfkt, en collaboration avec le jeune
styliste Fewocious. “Au total, 621 paires ont été
vendues, pour un bénéfice net de 3,1 millions de dollars
[2,6 millions d’euros]”, comptabilise le Wall Street
Journal, qui tempère ces chiffres en soulignant
les nombreuses spéculations sur le marché des baskets.
“Ce qui frappe, en revanche, c’est que personne ne peut
porter les chaussures de Rtfkt. Elles ne peuvent pas
même être touchées. Du moins pour l’instant.” En effet,
il s’agit d’un design (fort coloré, aux allures de cartoon)
commercialisé sous forme de NFT, une technologie
qui permet de créer des éditions limitées numériques.
Vu la frénésie qui entoure les NFT, et les sommes en jeu,
il semble aller de soi que “de grands noms du luxe,
comme Gucci, Saint Laurent ou Prada” vont vouloir entrer
dans la mêlée, écrit le quotidien économique
new-yorkais. Les experts de la mode s’attendent
à ce que le système des NFT s’applique à d’autres
domaines également surprenants, qu’il s’agisse de photos
Instagram de mannequins essayant une tenue
ou d’extraits vidéo de défilés, à la manière des Top Shots
NBA (voir article p. 38). Benoit Pagotto, l’un
des fondateurs de Rtfkt, émet toutefois une réserve :
il y a beaucoup moins de fans des défilés de mode
que d’accros aux matchs de basket. Or, qui dit
moins de public dit moins de retombées financières
potentielles. S’agissant des sneakers tokenisées,
une version physique doit voir le jour en avril. Même si,
poursuit le journal, “M. Pagotto assure que pour
ses clients les chaussures réelles ne sont finalement qu’un
bonus moins intéressant que leur pendant numérique”.
ANDREW PATERSON/ALAMY/PHOTO12
Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021
Tout est à vendre
chez les influenceurs
→ Cinq millions Aux États-Unis, les stars des réseaux sociaux multiplient
de dollars. C’est les stratégies pour gagner le maximum d’argent. La technologie
la somme que des NFT leur apporte de nouveaux outils, tout en permettant
le youtubeur Logan
Paul a récemment aux fans de faire eux aussi leur beurre.
tirée de la vente
de cartes
à collectionner
numériques —The New York Times (extraits),
à son effigie, New York
semblables à celle
I
représentée ici. l y a dans le monde des dizaines de mil-
Capture d’écran lions de personnes qui se considèrent
du compte Twitter comme des créateurs numériques
de Logan Paul. [autrement appelés influenceurs :
des individus qui monétisent leur
présence et leur activité sur les réseaux
sociaux], et ce secteur est “le type de petite
entreprise qui connaît la croissance la plus
rapide”, d’après un rapport publié en
2020 par l’investisseur en capital-risque
SignalFire. Le marché devenant de plus en
plus concurrentiel – et les plateformes et
leurs algorithmes demeurant peu fiables –,
ces créateurs mettent au point de nouveaux
flux de revenus hyperspécifiques.
L’un d’entre eux se présente sous la forme
de NewNew, une start-up de Los Angeles
qui propose ce qu’elle appelle une “Bourse
humaine”. Cette application présente des
sondages destinés à contrôler certaines
← Elles étaient des décisions quotidiennes d’un créateur
proposées et les utilisateurs paient pour voter. Par
à 3000, 5 000 exemple, un créateur demande quel pull il
ou 10 000 dollars doit porter ce jour-là, qui il doit voir et où
la paire. Le 27 février, il doit aller. Les utilisateurs achètent des
la marque Rtfkt droits de vote pour participer au sondage ;
a mis en vente s’ils ont suffisamment de voix, ils peuvent
des sneakers voir leur influenceur préféré vivre leurs sou-
virtuelles customisées haits, comme dans un jeu d’aventure dont
par l’artiste on est le héros. “Les créateurs ont beau se
Fewocious. démener, leurs fans en veulent toujours plus”,
Photo Rtfkt Studios déclare [le dessinateur] Jen Lee, 25 ans,
qui a fondé une communauté d’économie
de la création très appréciée sur Discord
[une application qui permet de converser
en groupe]. En monnayant chaque aspect de
leur vie, ils peuvent tirer de la valeur de leurs
interactions quotidiennes.”
NewNew est “semblable à la Bourse”,
explique Courtne Smith, sa fondatrice
et PDG. “On peut y acheter des parts, en
gros des voix, de façon à contrôler en partie
la vie d’une personne.” Et d’ajouter : “Nous
édifions une économie de l’attention, où on
peut acheter des moments de la vie d’une
autre personne, et nous poussons les choses
un peu plus loin en permettant aux gens de
contrôler ces moments.”
La plateforme a commencé [début mars]
les tests bêta avec un groupe trié sur le volet,
et plusieurs stars de TikTok et de YouTube
ont déjà commencé à gagner de l’argent.
“Est-ce que tu as déjà eu envie de contrôler
ma vie ?” demandait Lev Cameron, 15 ans,
3,3 millions de followers sur TikTok, dans
une vidéo postée récemment. “Ton heure
est arrivée!” Il poursuivait en demandant
à ses fans à quoi il devait jouer avec ses
amis : balle aux prisonniers ou se lancer une
balle de base-ball ? Les fans de Cameron
peuvent également décider de ce qu’il
regarde, des jeux vidéo auxquels il joue
et du nom de son hamster.
“Est-ce que tu as déjà eu
envie de contrôler ma vie ?
Ton heure est arrivée !”
Lev Cameron,
15 ANS, SUR TIKTOK
NewNew se réserve le droit de bloquer
les personnes qui postent des sondages
insultants, indécents, dangereux ou illé-
gaux, précise Courtne Smith. Les tests
bêta restent sur invitation pour les créa-
teurs mais Courtne Smith espère que tout
le monde – des célébrités aux gens ordi-
naires – finira par pouvoir monnayer sa
vie sur le site. “Bien sûr, c’est amusant de
contrôler un influenceur connu ou une célé-
brité mais, franchement, il est tout aussi diver-
tissant de contrôler quelqu’un avec qui on est
allé à l’école, le copain de son ex-copine, un
auteur qui travaille à son prochain roman de
science-fiction ou la fondatrice d’une boîte de
cosmétiques qui lance sa nouvelle palette de
maquillage, déclare-t-elle. Même si vous vous
trouvez ennuyeux, il y a toujours quelqu’un
qui trouvera votre vie intéressante au point
d’être prêt à payer.”
 Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021 360o. 43

et arborant sur son tee-shirt le logo de sa
marque de vêtements].
Zack Honarvar, 27 ans, fondateur de
l’agence artistique One Day Entertainment,
et Airrack, un créateur dont il gère la car-
rière, songent à donner aux fans des “parts”
de vidéos postées sur YouTube. “Avant la
sortie de la vidéo, on pourrait la décomposer
en, disons, dix clips, dont on ferait des NFT,
explique-t-il. La personne qui en achèterait
un aurait droit à un dixième des revenus
publicitaires générés par la vidéo. En ache-
tant à l’avance, on deviendrait actionnaire de
Sur le Clout Market,
les fans peuvent boursicoter
sur le dos de leurs stars
préférées.
la vidéo.” L’objectif serait de créer ainsi sur
YouTube une chaîne complètement décen-
tralisée, dont les utilisateurs seraient les
propriétaires et les opérateurs. “Une chaîne
YouTube où les fans pourraient tout dicter”,
précise Honarvar.
Le seul obstacle, c’est la Securities and
Exchange Commission [l’équivalent de
l’Autorité des marchés financiers française],
qui n’autorise pas les vendeurs de NTF à
HARRY STUDIO/ALAMY/PHOTO12
préférées. Il vient de lancer le Clout Market,
une espèce d’album de cartes à collection-
ner, mais de cartes d’influenceurs. On y
trouve 10 millions de NFT représentant
des créateurs en vue, par exemple Trisha
Paytas, James Charles, Bryce Hall, David
Dobrik et Jeffree Star. Chaque carte res-
semble à une carte de Pokémon et com-
porte l’image numérisée d’un créateur.
Le nom mentionné est parodique pour
des raisons juridiques, explique Daniel.
Par exemple, Tana Mongeau est baptisée
“Tana Mongoose” [“Tana Mangouste”].
Le prix de chaque carte est fonction de
l’importance du créateur en ligne. Daniel
a mis au point avec un développeur une
structure de fixation des prix dynamique
qui ajuste ceux-ci en temps réel. Le prix du
NFT baisse ou monte selon que le créateur
en question perd ou gagne des followers
ou des trends sur Twitter.
Vendre ces NFT, c’est permettre aux fans
de monnayer tout le cirque qui entoure leurs
influenceurs favoris, déclare Daniel. “Il y a
beaucoup de fans qui vont acheter pour soute-
nir leur idole. Ceux qui détestent quelqu’un vont
acheter pour parier sur sa chute.” Il explique :
“Les influenceurs et les réseaux sociaux gagnent
beaucoup d’argent à partir du battage et des
scandales, et la plupart sont des fakes [montés
de toutes pièces]. [Notre système] permet aux

Les créateurs bien connus qui ne mon-
nayent pas les détails de leur vie gagnent
quand même de l’argent avec certaines inte-
ractions quotidiennes. Pourquoi commen-
ter, liker ou partager les photos ou les vidéos
de quelqu’un si on n’est pas payé pour ça ?
La plateforme PearPop connaît un grand
succès depuis peu : elle permet aux utili-
sateurs d’avoir des interactions avec leurs
idoles sur les réseaux sociaux, moyennant
finance. Pour 250 dollars, par exemple, la
star de TikTok Griffin Johnson commen-
tera votre vidéo. Si vous n’avez pas cette
somme, vous pouvez proposer votre meil-
leur prix. “Auparavant, seules les personnes
ayant un grand nombre de followers, qui leur
permettait d’obtenir de gros contrats avec les
marques, pouvaient monnayer leur présence
sur les réseaux sociaux, explique Cole Mason,
cofondateur et PDG de PearPop. Ce n’est
plus le cas maintenant. PearPop démocratise
la possibilité de gagner de l’argent : il propose
quelque chose qui est aussi intéressant pour
les créateurs ayant 10 000 followers que pour
ceux qui en ont 1 million.”
Le monde de la cryptomonnaie se révèle
lui aussi attirant pour les créateurs dési-
reux de monnayer leurs interactions. La
plateforme Rally.io leur permet de lancer
leur monnaie numérique et d’édifier une
économie indépendante avec leurs fans. Ces
derniers achètent la monnaie en question
et s’en servent pour débloquer des conte-
nus réservés ou non publiés. Bomani X,
une star de Clubhouse [une application de
conservation audio], a ainsi lancé sa devise,
le $BOO. Et le créateur FanHOTS, actif sur
Twitch [une plateforme de streaming à l’ori-
gine destinée aux fans de jeux vidéo], pro-
pose le $FAN : les fans qui possèdent cette
devise peuvent acheter le droit de choisir
quel personnage il jouera dans tel ou tel jeu.
Et puis il y a le monde des jetons non
fongibles (NFT), des contenus numériques
qui vivent en ligne. Même si tout le monde
peut voir un NFT sur Internet – les ache-
teurs n’en deviennent pas physiquement
“propriétaires” –, c’est un marché qui
connaît une croissance rapide. Ces conte-
nus numériques sont considérés comme
des objets de collection rares. La star de
YouTube Logan Paul a ainsi récemment
vendu pour 5 millions de dollars de NFT
[en l’occurrence, il a vendu une série de
cartes à collectionner représentant un per-
sonnage de dessin animé lui ressemblant
garantir des revenus aux propriétaires de fans qui suivent passionnément tout ce qui se
parts. Reste que nombre d’influenceurs passe d’investir dans ces scandales et de gagner
considèrent ce système comme plus sûr de l’argent eux aussi.” Et d’ajouter : “Si on doit
qu’une activité reposant uniquement sur se taper un autre scandale, autant qu’on soit
les réseaux sociaux. Ceux-ci sont en effet tous payés pour ça.”
changeants : les algorithmes, les règles de “C’est la première vague de créateurs à adop-
la communauté et des structures de créa- ter les nouvelles technologies pour se connecter
tion de revenu peuvent varier – sans oublier à des fans déjà très engagés, déclare Jeremiah
qu’ils peuvent s’arrêter. Owyang, conseiller à Rally.io. Mais ce n’est
À l’heure où les créateurs concoctent de pas une relation à sens unique et purement
nouvelles façons de monétiser leur popula- transactionnelle, les fans participent autant
rité sur les réseaux sociaux, Elijah Daniel, à la création que le créateur.”
26 ans, de Los Angeles, permet aux uti- —Taylor Lorenz
lisateurs d’assigner un prix à leurs stars Publié le 10 mars
Environnement
Une véritable usine à gaz
Difficile d’évaluer l’impact environnemental des NFT : il n’existe pas encore
d’étude scientifique d’ampleur. Mais les cryptomonnaies, reposant sur la même
technologie, sont très énergivores, rappelle MSNBC. Des chercheurs
de l’université de Cambridge estiment qu’à elle seule la production de bitcoins,
la plus célèbre devise virtuelle, “nécessite une consommation annuelle
d’électricité supérieure à celle de l’Argentine”, notamment pour faire tourner
les ordinateurs indispensables à l’opération. “Le processus est conçu pour être
peu efficient, explique The Verge. Le raisonnement est qu’utiliser une quantité
disproportionnée d’électricité (et la payer sans doute une fortune)” permet
de prévenir tout piratage des serveurs : trop cher pour en valoir la peine.
Pour démontrer et dénoncer ce gaspillage, Memo Akten, un artiste turc
installé à Londres, a évalué le coût énergétique de 180 000 NFT. Il s’interroge
sur l’optimisme hâtif du milieu, qui croit à un futur proche où les NFT passeront
à l’énergie verte, raconte Wired. “Mais pourquoi construire un nouveau
système [que l’on sait] si peu durable ?”
44. 360o
plein écran.
Sur Netflix, la mariée
était indienne
Deux séries de télé-réalité qui suivent
les préparatifs de fastueux mariages indiens
connaissent un vif succès sur la plateforme
de streaming. Dommage qu’elles brillent par
leurs clichés, déplore ce magazine de New Delhi.
Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021
↙ Une scène d’Indian Big Day.
Photo Errikos Andreou / Luxe
Captures / Netflix.
—Open (extraits) New Delhi Nadia Jagessar (33 ans), une Indo-Guyanaise
J
qui travaille dans l’événementiel dans le
’ai reconnu plusieurs connaissances New Jersey, et Akshay Jakhete (25 ans),
dans Indian Big Day, une série de un homme d’affaires de Bombay. Mais la
télé-réalité que Netflix a sortie en véritable star de l’émission n’est autre que
février. Produits par Condé Nast India, Sima Taparia. Avec ses défauts, ses opinions
les trois premiers volets (les suivants ne conformistes et ses jugements catégoriques,
sont pas encore disponibles) suivent des la marieuse est un personnage fascinant.
couples, indiens ou issus de la diaspora, Imaginez une tante digne des récits
durant les préparatifs et les festivités du de [l’écrivain humoriste britannique]
mariage de leurs rêves. Pourquoi, dans cet Wodehouse, bienveillante mais résolue,
intarissable étalage de richesse, ces invités- dotée en prime de superpouvoirs on ne
là ont-ils retenu mon attention, alors que je peut plus indiens, comme la faculté de
ne les avais rencontrés que quelques fois et tout savoir du mode de vie d’un préten-
qu’ils ne prononcent pas un mot de toute la dant (ainsi que la taille et l’emplacement
série ? Tout simplement parce que ce sont les de son appartement à Bombay) après une
seuls qui me ressemblent un tant soit peu. brève conversation. Véritable despote bien-
Pour la plupart des spectateurs, Indian veillant de l’émission, Sima Taparia délivre
Big Day revêt des airs de documentaire ani-
malier, dans lequel David Attenborough
[célèbre narrateur de documentaires pour Aucune union ne remet
la BBC] nous emmènerait à la découverte en cause l’endogamie qui
de l’éthologie des très riches. On découvre règne au sein des classes
notamment Nikhita Iyar, une jeune femme
issue de la diaspora indienne qui fait instal-
sociales ou des castes.
ler une statue de Bouddha plus grande que
nature pour accueillir ses invités. Pour son des petits bijoux de sagesse pour guider
mehendi [cérémonie durant laquelle la jeune ses clients vers leur destin – untel n’est pas
mariée se fait dessiner des motifs au henné assez bien, celui-là (qui est écrivain) est un
sur les mains et les pieds], elle commande loser, la famille de celle-ci n’appartient pas
un décor inspiré du roman pour enfants à la bonne caste, etc. Indian Matchmaking
Le Jardin secret, de Frances Hodgson Burnett, n’explore toutefois pas la question des pré-
sorti en 1911. Un peu plus loin, la décoration jugés, car ce n’est pas l’objectif de ce genre
rappelle Indiana Jones et le temple maudit. de programme. Comme dans Indian Big
Ailleurs, Terence Lewis, un Day, l’objectif premier est
chorégraphe de Bollywood,
TÉLÉ-RÉALITÉ le voyeurisme.
danse avec sa troupe sur la chanson phare Tout au long de la série, je n’ai pas pu
du film Dhoom [sorti en 2004 en Inde et m’empêcher de penser que Sima Taparia
disponible en France sur Amazon Prime grossissait le trait pour mieux coller à la
Video], arrachant une exclamation per- tonalité excessive que la réalisatrice vou-
çante à un convive blanc : “On se croirait lait donner à son programme. Cette télé-
dans un vrai film de Bollywood !” réalité, c’est du hate-watching en barres,
Netflix mise aujourd’hui clairement sur de ces programmes qu’on adore détes-
la thématique des mariages à l’indienne. ter et qui “sont tellement mauvais qu’ils en
Un pari logique : ces dernières années, deviennent bons”.
Bollywood a sorti de nombreux films sur Au fond, Indian Big Day est une vaste et
ce thème. Les programmes de télé-réalité somptueuse publicité, tournée avec goût et
illustrent la dernière évolution de cette montée avec soin, pour l’industrie indienne
tendance. Lassé des fausses cérémonies du mariage et ses milliards de dollars. Condé
jouées par des acteurs vedettes, le public Nast est connu pour ses luxueux maga-
veut vivre par procuration d’authentiques zines, dont le modèle économique repose
mariages de rêve. sur les revenus publicitaires générés par
des marques haut de gamme. Indian Big
Somptueuse publicité. Indian Day en est le pendant télévisuel. Le pre-
Matchmaking est l’une des séries de Netflix mier épisode correspond parfaitement à
qui a fait le plus parler d’elle en 2020. Elle cette idée, mais, pour d’obscures raisons,
est arrivée à point nommé : cette émission les deux suivants essaient à grand-peine
de télé-réalité en huit épisodes, produite (voire de façon parfaitement ridicule) de
et réalisée par l’Indo-Américaine Smriti représenter les futurs mariés comme d’ar-
Mundhra, est sortie alors qu’une grande dents défenseurs de l’égalité. Or lorsqu’une
partie de l’Inde était encore confinée. La Indienne fortunée épouse un hindou plein
série suit Sima Taparia, une entremet- aux as, peu importe s’ils refusent de se plier
teuse professionnelle de Bombay, dans sa au kanyadaan [rituel par lequel le père de
recherche de prétendants pour une clientèle la mariée confie symboliquement sa fille
en grande partie constituée d’Indiens expa- à son gendre] : leur union ne remet pas en
triés. Parmi ses clients les plus appréciés du cause l’endogamie qui règne au sein des
public, on retrouve Aparna Shewakramani classes sociales ou des castes. Pas besoin
(34 ans), une avocate de Houston, au Texas, d’être sociologue pour comprendre cette
Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021
indéniable vérité. Pourtant, et même si les
deux jeunes gens n’y sont pour rien, Indian
Big Day érige Pallavi et Rajat en réformateurs
héroïques, car ils ont assorti le kanyadaan
d’une cérémonie miroir au cours de laquelle
les parents du jeune homme “donnent” eux
aussi leur enfant en mariage.
Et voyez comme la série dépeint Ami
Pandya, présentée presque exclusivement
à travers le prisme de la girlboss. Ce terme,
rendu célèbre par Sophia Amoruso, la fon-
datrice de [la marque de vêtements amé-
ricaine] Nasty Gal, désignait autrefois les
femmes fortes, qui ont réussi seules, en
particulier dans le monde de l’entreprise.
Depuis, certaines se sont rendu compte
que cette variante business du féminisme
décrivait surtout des femmes “plus blanches
que les autres”, et girlboss est passé du statut
de compliment à celui d’insulte.
Tous ses amis décrivent Ami comme
une “personnalité extravertie, ambitieuse
et impatiente”. Les références au monde
de l’entreprise pleuvent à n’en plus finir.
“Si vous voulez qu’elle vous réponde, il faut
lui envoyer un fichier Excel”, raconte son
organisatrice de mariage. Le jour même
du mariage, Ami sème la panique dans
sa famille en annonçant qu’elle est prête
à faire son entrée – alors qu’il lui faudra
encore une heure et demie pour finir de
s’apprêter. “C’est juste pour faire monter la
pression, explique Ami. Pour que l’équipe
donne le meilleur d’elle-même et que, lorsque
j’arrive, je n’aie plus qu’à m’éclater. Sous la
pression, ils travaillent mieux.”
“Équipe”, “pression”, autant de mots
typiques du jargon de l’entreprise, mais
qui détonnent lorsqu’ils sont prononcés
sans la moindre ironie dans un mariage
indien. Pour moi, cela sonne faux, même
si le fait qu’une dulhan [la mariée] prenne
(enfin) les rênes de la cérémonie est une
bonne chose. Une chose est sûre : au vu de
la prolifération des programmes de télé-
réalité sur ce sujet, la fétichisation des
mariages à l’indienne a encore de beaux
jours devant elle.
—Aditya Mani Jha
Publié le 12 mars
SUR NOTRE SITE
courrierinternational.com
Découvrez l’actualité des
séries, du cinéma et des
jeux vidéo. Et tout ce qu’il
faut savoir sur The Serpent,
la série phénomène
de Netflix, avec Tahar
Rahim en tête d’affiche.
culture.
En marchant
en écoutant
Se promener en se concentrant non
sur ce que l’on voit, mais sur ce que
l’on entend, telle est l’invitation
d’une kyrielle d’applications
et de projets collaboratifs lancés
depuis le début de la pandémie.
—The Independent (extraits)
Londres
D
ehors, devant la porte de chez moi,
le premier son qui me frappe, c’est
une moto qui fait rugir son moteur
à quelques rues de là. Puis les hautes fré-
quences de bips tonitruants m’emplissent
les oreilles, ensuite le bruit de perçage des
travaux sur la route, momentanément cou-
vert par un bruissement délicat. Je me mets
à marcher pendant que mes oreilles repèrent
toute une symphonie de sons : entrecho-
quement de plats, aboiements d’un chien,
gazouillis d’oiseaux, conversation bruyante
au téléphone. À un moment, chose étrange,
je remarque le battement des ailes d’un
pigeon qui manœuvre au-dessus de moi.
Je me trouve à Lisbonne par une après-
midi ensoleillée, et j’effectue une “balade
sonore” – une petite promenade quotidienne
avec un élément d’écoute attentive. J’ai créé
mon propre parcours après avoir fait récem-
ment une visite guidée d’Arroios, le quartier
de Lisbonne où je vis. Avec sa dimension
méditative, la balade sonore présente
des similitudes avec la pleine conscience
– ces deux pratiques se concentrent sur le
moment présent – et procure de l’apaisement
pendant les temps difficiles.
Le concept de “balade sonore” a été
mis sur pied au début des années 1970
par le World Soundscape Project (WSP,
“Projet international sur l’environnement
sonore”) de R. Murray Schafer, un groupe
de recherche de Vancouver qui s’intéres-
sait aux relations et aux interactions entre
les êtres humains et les sons dans un envi-
ronnement donné. La compositrice cana-
dienne Hildegard Westerkamp, membre
important du WSP, décrivait la balade
sonore comme “toute excursion ayant pour
objectif principal d’écouter l’environnement”.
De nos jours, la balade sonore prospère
en ligne et à l’aide des moyens offerts par
les smartphones. Certaines applications,
par exemple Echoes, SOUNDwalker et
Gesso, proposent des visites audio déclen-
chées par GPS dans le monde entier [en
géolocalisant l’utilisateur, elles lui font
entendre des sons correspondant aux
lieux où ils se trouvent]. Echoes vous
permet en outre de créer et de poster vos
propres balades sonores. [Les plateformes]
Placecloud et CGeomap incitent, elles, les
utilisateurs à enregistrer et à poster des
histoires chargées de culture pour collec-
ter des points de vue différents sur divers
endroits [que d’autres utilisateurs pour-
ront à leur tour écouter]. Il existe même
des sites orientés sur le son dont on peut
profiter sans sortir de chez soi.
“Quand on [marche avec] un microphone
et un casque, on prête attention à des choses
qu’on n’avait jamais remarquées avant”,
explique Elizabeth Dobson. Compositrice,
elle enseigne la technologie de la musique à
l’université de Huddersfield [dans le centre
de l’Angleterre]. Elle est également l’une
des fondatrices du Yorkshire Sound Women
Network (YSWN, Réseau sonore féminin
du Yorkshire [une organisation qui œuvre
Chose étrange, je remarque
le battement des ailes
d’un pigeon qui manœuvre
au-dessus de moi.
à promouvoir la création sonore auprès
d’un public de femmes défavorisées]). Elle
poursuit : “On peut commencer à percevoir
de petites fréquences, de petits changements
et de petits bruits qu’on occulterait ou bien
qu’on ne remarquerait pas normalement.”
Elizabeth Dobson a lancé au début
de l’année le projet #CovidSoundScore
[“Environnement sonore Covid”], qui
invite les gens à poster des sons enregis-
trés depuis leur jardin ou leur fenêtre.
Elle a à ce jour mené quantité de balades
sonores avec le YSWN. L’une d’entre elles
se déroulait à Huddersfield au crépuscule
et se concentrait sur les machines, la ven-
tilation, l’eau ; une autre avait lieu près
de Todmorden, et il fallait entre autres
écouter attentivement un moulin à vent.
Elizabeth Dobson recommande également
de faire de simples promenades avec les
oreilles grandes ouvertes, comme celle
360o. 45
↙ Dessin d’Ares,
Cuba.
que j’ai faite récemment : “On n’a
pas besoin de quelque équipement
que ce soit. Essayez de décom-
poser ce que vous entendez en
termes de proximité par rapport
à l’endroit où vous vous trouvez,
votre respiration par exemple,
et essayez d’ouvrir votre écoute à
ce qui est dans la même rue, puis au
loin.” “Par exemple, enchaîne-t-elle, com-
mencez par les basses fréquences puis passez
aux plus hautes. Une fois que vos oreilles sont
en phase avec celles-ci, allez n’importe où et
voyez ce qui attire votre attention.”
Pour les artistes conceptuels multimédias
Mendi et Keith Obadike, “marcher en écou-
tant, c’est peut-être l’occasion de réfléchir et de
se recentrer profondément sur soi”. En 2018,
les deux époux ont lancé Compass Song.
Cette application gratuite permet aux
utilisateurs de se promener dans Times
Square, à New York, tout en écoutant les
bruits de la ville associés à des fragments
de musique, de poèmes et de chansons.
Explorer. Lancé au printemps et piloté
par Ella Parry-Davies, de la Royal Central
School of Speech and Drama [une école d’art
dramatique à Londres], le projet Home-
Makers permet quant à lui aux utilisa-
teurs de faire une promenade, virtuelle ou
autre, sur un fond sonore produit par des
employés de maison et des aides à domicile
immigrés au Royaume-Uni. On y trouve les
sons les plus divers, par exemple ceux d’un
jardin et le bruit alléchant d’un champo-
rado (un plat philippin à base de riz sucré
et de chocolat) en train de cuire dans une
casserole. Covid bayanihan, un morceau
d’actualité, a été enregistré au supermar-
ché Tesco qui se trouve près du parc de
Battersea, [dans le sud] de Londres.
La promenade guidée audio à laquelle j’ai
participé récemment avait été mise sur pied
par la Triennale d’architecture de Lisbonne
dans le cadre du programme Open House
Lisboa. Inventif et conçu [en 2020] pour
respecter la distanciation physique, celui-
ci invite les participants à explorer la ville
au moyen de promenades sonores racon-
tées à la première personne. Disponible
en podcast sur SoundCloud, Arroios, All
Around, de Leonor Teles, m’a donc emme-
née dans mon quartier en mêlant à des
histoires de cinémas abandonnés et de
fontaines lumineuses des sons récoltés
sur place, tout en m’incitant à réfléchir à
la lumière et la perspective [des lieux]. J’en
suis sortie avec l’impression d’être infor-
mée et décidée à faire plus attention aux
bruits, aux vues et aux bâtiments qui se
trouvent sous mon nez.
Prêtez davantage attention aux bruits
qui vous entourent et vous pourrez peut-
être vous créer votre symphonie locale
personnelle.
—April Clare Welsh
Publié le 22 décembre 2020
46.
histoire.
Les nuits
agitées de la Rome
antique
ier siècle av. J.-C.-ve siècle — Italie
Patrouilles de vigiles, cortèges funéraires
et grondement incessant des chars,
la vie nocturne n’était pas de tout repos
dans la capitale de l’Empire romain.
—La Vanguardia (extraits) Barcelone
A
u ier siècle avant Jésus-Christ, à l’époque
de Jules César, la Rome antique était
une ville d’un million d’habitants où,
à la tombée de la nuit, le moindre bruit présa-
geait une menace : une bande de malfrats prêts
à rosser et à détrousser le premier venu, des
ivrognes en goguette ou quelque indélicat pro-
fitant de l’obscurité pour déverser sur la chaus-
sée son seau hygiénique bien rempli. À ce fond
sonore s’ajoutait le pas cadencé des patrouilles de
↗ L’Incendie de Rome vigiles urbains, un corps créé en l’an 6 [par l’em-
(1785), d’Hubert
Robert. Sous le règne
pereur Auguste] et composé d’esclaves affranchis,
dont l’une des missions principales consistait à
de Néron, en 64 éteindre les incendies nocturnes provoqués par
de notre ère, le feu les fourneaux, les bougies et les torches.
dévasta la métropole Constituée de quelque 3 000 hommes, cette
romaine durant troupe était organisée en sept cohortes station-
plusieurs jours. nées dans autant de casernes, couvrant chacune
L’origine de ce une zone urbaine. Chaque cohorte était subdivisée
terrible incendie fut en équipes spécialisées dans des tâches précises :
largement attribuée les aquarii, par exemple, puisaient l’eau dans le
à l’empereur. Une réseau de fontaines dont la ville s’était équipée
thèse remise en cause très tôt et formaient en des temps records des
par les historiens chaînes de seaux. Les siphonarii transportaient
contemporains. et actionnaient de puissantes pompes qui pro-
Photo akg-images/ jetaient l’eau très loin. Les centonarii étouffaient
Pictures From History les flammes à l’aide de couvertures imprégnées
de vinaigre. Des auxiliaires, les sebaciarii, éclai-
reurs publics, guidaient de leurs torches les sol-
dats du feu vers le lieu du sinistre.
Les vigiles urbains étaient également une
police municipale chargée d’assurer le main-
tien de l’ordre la nuit. Leur devise était “Ubi
dolor, ibi vigiles” (“Où est la douleur, là sont
les vigiles”). La première grande brigade de
sapeurs-pompiers romaine avait en réalité été
mise en place des années auparavant, par Marcus
Licinius Crassus [115 av. J.-C.-53 av. J.-C.], que
Plutarque décrit dans ses Vies parallèles comme
Courrier international — no 1587 du 1er au 7 avril 2021
un spéculateur notoire qui rachetait à un prix
dérisoire les maisons incendiées.
Le pire était toutefois l’incessant grondement
des chars aux roues cerclées de fer cahotant sur
les pavés. Selon l’historien Karl-Wilhelm Weeber,
l’intense trafic nocturne découlait d’une loi
promulguée sous Jules César, la lex Iulia muni-
cipalis, interdisant la circulation des véhicules
à roues de l’aube jusqu’à 14 heures en hiver et
16 heures en été, afin que, durant la journée, tous
les citoyens puissent profiter des rues.
Le pire était l’incessant
grondement des chars
aux roues cerclées de fer
cahotant sur les pavés.
C’était également la nuit que se faisait le ramas-
sage des ordures, évacuées à l’extérieur de la ville.
De même, si les funérailles des personnes de
haute condition étaient célébrées en plein jour,
les petites gens étaient enterrés nuitamment, en
périphérie de l’urbs. Le mot “funérailles” viendrait
d’ailleurs de “funalia”, les torches qui ouvraient
les cortèges funèbres. Les esclaves travaillaient
aussi la nuit, soit pour aider leurs maîtres émé-
chés à retrouver le chemin de la maison après
une soirée bien arrosée, soit pour effectuer toutes
sortes de tâches, puisqu’ils étaient taillables et
corvéables vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Les sources anciennes regorgent d’exemples de
plaintes pour nuisances sonores nocturnes dans
la capitale. Le poète satirique Juvénal soutenait
ainsi qu’après la tombée du jour il était plus sûr
de se promener dans la forêt Gallinaire [infestée
de brigands] ou même dans les marais Pontins
[d’anciens marécages au sud-est de Rome] que
dans les rues du centre de la capitale.
Depuis la fin du xxe siècle, plusieurs histo-
riens ont tenté de jeter un éclairage sur ce qui
se passait dans le noir dans le monde antique, et
plus particulièrement lors des très longues nuits
romaines, qui duraient entre neuf heures en juil-
let et plus de quatorze heures entre décembre et
janvier. Comme l’explique Roger Ekirch dans son
étude révolutionnaire, La Grande Transformation
du sommeil. Comment la révolution industrielle a
bouleversé nos nuits [éd. Amsterdam, 2021], cer-
tains indices laissent à penser qu’il y a deux mille
ans il était courant de dormir en deux phases
de quatre heures et de se réveiller entre 1 heure
et 3 heures du matin.
Les nuits de la Rome antique étaient-elles
aussi dangereuses que le suggèrent certaines
recherches actuelles ? C’est ce que tend à penser
l’historienne britannique Mary Beard, spécialiste
de l’époque classique. Bien que l’on raconte que
Néron se dissimulait sous une capuche pour se
mêler à la plèbe au crépuscule, ou que Messaline,
troisième épouse de l’empereur Claude, s’éclip-
sait du palais pour aller assouvir ses appétits
lubriques et ceux de ses clients dans un lupanar,
l’historien américain Jason Linn soutient dans
sa thèse de doctorat, The Dark Side of Rome. A
Social History of Nighttime in Ancien Rome [“La
Face sombre de Rome : une histoire sociale de la
nuit dans la Rome antique”, inédit en français]
que ces récits n’étaient sans doute que des ragots.
Toujours est-il que la sécurité nocturne inquié-
tait beaucoup les Romains. C’est pourquoi des
lois avaient été promulguées qui punissaient
plus sévèrement les délits commis pendant la
nuit. Au début du iiie siècle de notre ère, Iulius
Paulus, l’un des plus éminents juristes romains,
écrivait que de tous les malfaiteurs, ceux qui
opéraient à la faveur de la nuit passaient pour
les plus abjects, en conséquence de quoi, après
avoir été fouettés, ils étaient souvent condamnés
aux travaux forcés dans les mines.
—Antonio Ortí
Publié le 10 janvier
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