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Marguerite Yourcenar

en poésie
Archéologie d’un silence
FAUX TITRE

268

Etudes de langue et littérature françaises


publiées sous la direction de

Keith Busby, M.J. Freeman,


Sjef Houppermans et Paul Pelckmans
Marguerite Yourcenar
en poésie
Archéologie d’un silence

Achmy Halley

AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2005


Cover design: Pier Post

Illustration de couverture : « Orphée porte-lyre » de Jean Cocteau (Fonds Jean


Cocteau de l’Université Paul-Valéry, Montpellier) © Comité Jean Cocteau.

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Requirements for permanence’.

Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions
de ‘ISO 9706: 1994, Information et documentation - Papier pour documents
- Prescriptions pour la permanence’.

ISBN: 90-420-1867-4
©Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2005
Printed in The Netherlands
à Jean-Luc, ami fidèle et complice souriant de ces années
yourcenariennes
ÉDITIONS ET ABRÉVIATIONS UTILISÉES

Nous avons utilisé dans les notes les abréviations


recommandées par la Société internationale d’études yourcenariennes.
Nos éditions de référence sont les deux volumes des œuvres de
Marguerite Yourcenar dans « La Bibliothèque de la Pléiade ». Pour les
œuvres non disponibles dans cette collection, sauf exception, nous
avons utilisé la première édition du texte. Dans le cas contraire, nous
précisons, ci-dessous, entre crochets, l’édition utilisée.

Œuvres romanesques, Gallimard, « La Pléiade », 1988 (OR) :

Alexis ou le Traité du vain combat : A


Le Coup de grâce : CG
Denier du rêve : DR
Mémoires d’Hadrien : MH
L’Œuvre au noir : ON
Anna, soror… : AS
Un homme obscur : HO
Feux : F
Nouvelles orientales : NO

Essais et mémoires, Gallimard, « La Pléiade », 1991, (EM) :


Sous bénéfice d’inventaire : SBI
Mishima ou la Vision du vide : MVV
Le Temps, ce grand sculpteur : TGS
En Pèlerin et en étranger : PE
Le Tour de la prison : TP
Souvenirs pieux : SP
Archives du Nord : AN
Quoi ? L’Éternité : QE
Pindare : P
Les Songes et les sorts : SS

Le Jardin des Chimères : JC


Les dieux ne sont pas morts : DPM
Les Charités d’Alcippe et autres poëmes : CA I
Les Charités d’Alcippe : CA II
Écrit dans un jardin : EDJ
Les Trente-trois noms de Dieu : TND
Présentation critique de Constantin Cavafy : PCC [Gallimard, coll.
« Poésie », édition mise à jour, 1978]
Fleuve profond, sombre rivière : FP [Gallimard, coll. « Poésie »,
1979]
Présentation critique d’Hortense Flexner : PCF
La Couronne et la lyre : CL [Gallimard, coll. « Poésie », 1984]
Blues et Gospels : BG
La Voix des choses : VC
Théâtre I : Th I : Rendre à César : RC ; La Petite Sirène : PS ; Le
Dialogue dans le marécage : DM
Théâtre II : Th II : Électre ou la chute des masques : E ; Le Mystère
d’Alceste : MA ; Qui n’a pas son Minotaure ? : QM
Les Yeux ouverts : YO
Entretiens radiophoniques de Patrick de Rosbo avec Marguerite
Yourcenar : ER [Mercure de France, 1980]
Lettres à ses amis et quelques autres : L
D’Hadrien à Zénon. Correspondance 1951-1956 : HZ
Sources II : S II
Portrait d’une voix : PV

Nous utiliserons également dans les notes et la bibliographie


les sigles et abréviations suivants :
Société internationale d’études yourcenariennes : SIEY
Centre international de documentation M. Yourcenar : CIDMY
Houghton Library (Harvard University) : Fonds Yourcenar
Bibliothèque littéraire Jacques Doucet : Fonds Barney

Le lieu d’édition des ouvrages cités dans les notes n’est


indiqué que lorsque ce n’est pas Paris.
Dans les fragments inédits de Marguerite Yourcenar cités dans
notre essai, nous avons corrigé les menues inadvertances
orthographiques et mis en italiques les termes soulignés dans
l’original, pratique dont Yourcenar est coutumière, non seulement
pour les titres d’ouvrages ou de périodiques mais pour les mots ou
expressions sur lesquels elle entend attirer l’attention de son lecteur.
Page laissée blanche intentionnellement
INTRODUCTION

La première intervention publique de celle qui ne s’appelle


pas encore Marguerite Yourcenar est placée sous le signe de la poésie.
La fillette de sept ans, juchée sur la table du salon d’une maison de
rendez-vous fréquentée par sa bonne, récite, avec entrain, des vers
romantiques devant un parterre de « gros messieurs avec des chaînes
de montre garnies de breloques [et de] dames au peignoir souvent
entrouvert »1. Soixante-dix ans plus tard, alors qu’elle entreprend de
raconter ses premières années dans Quoi ? L’Éternité, l’écrivain
célèbre se souvient des réactions de son premier public : « Mes
auditeurs n’avaient sans doute jamais rien entendu de pareil, mais il
est probable qu’ils ne comprenaient pas mes marmonnements »2.
Les bafouillages d’une petite fille déclamant « Comme
quelqu’un qui marche en tenant une lampe…Lorsque le pélican lassé
d’un long voyage…Si pur qu’un soupir monte à Dieu plus librement
qu’en aucun lieu… »3, tel est donc l’acte qui scelle l’entrée de
Marguerite Yourcenar en littérature par le biais d’un récital de poésie
improvisé dans une maison close du début du siècle dernier. Nous
imaginons la récitante appliquée, « symbole de l’innocence
enfantine »4, en ce lieu voué aux débauches tarifées, déclamant des
poèmes que son père, qui ignorait évidemment tout de ces visites, lui
avait appris. Pour la toute jeune Marguerite, la poésie a pris dès lors,
sans qu’elle en ait eu vraiment conscience, l’aspect d’une cérémonie
secrète, vaguement interdite. Anecdotique sans doute, l’épisode – réel,
enjolivé ou même réinventé – a pourtant marqué l’écrivain qui s’est
souvenu, à la fin de sa vie, avec quelque malice, de ces visites
clandestines, en compagnie de Barbe, sa bonne adorée « dans la
maison de femmes »5 où elle a pris la parole publiquement pour la
première fois, testant le pouvoir et la magie des mots auprès d’un
auditoire singulier.

1
QE, p. 1342.
2
Ibid., p. 1343.
3
Ibid., p. 1343.
4
Ibid., p.1343.
5
Ibid., p. 1342.
10 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Le caractère inattendu et fascinant de cette première


expérience publique a sans doute impressionné la fillette. Ce récital
poétique est même, par certains aspects, l’acte de naissance et le lieu
de sa véritable rencontre avec la poésie, devenue très rapidement une
passion, une compagne intime qui ne devait plus la quitter. Il n’est
nullement exagéré d’affirmer que la poésie occupe une place
essentielle dans l’œuvre et dans la vie de Marguerite Yourcenar. Il
suffit de parcourir avec attention l’ensemble de l’activité littéraire de
la première femme élue à l’Académie française pour s’en convaincre.
La poésie est partout présente. Elle imprègne toute l’œuvre et a
toujours représenté pour l’auteur de Mémoires d’Hadrien une
ressource secrète, un refuge absolu.
Dès sa plus tendre enfance, celle qui s’appelle encore
Marguerite de Crayencour est en contact avec les grands poètes des
siècles passés. À peine sait-elle lire qu’elle se plonge avec
gourmandise dans la lecture des trésors de la littérature poétique
française, en compagnie de son père qui jouera un rôle essentiel dans
son éducation artistique. Tandis que ses cousins affectionnent les jeux
bruyants, elle préfère jouer au poète et leur déclamer, en y mettant le
ton, des passages de Hugo ou de Racine. Adolescente, elle écrit ses
premiers vers qu’elle offre à son entourage. Un sonnet offert à sa
gouvernante comme cadeau de Noël en 1915, alors qu’elle n’a que
treize ans, est la première composition véritablement littéraire qui soit
parvenue jusqu’à nous. Ses deux premiers livres, publiés alors qu’elle
n’a pas vingt ans, Le Jardin des chimères (1921) et Les Dieux ne sont
pas morts (1922), sont tout naturellement des recueils de poèmes.
Jusqu’au milieu des années trente, la jeune femme poursuit une
intense activité poétique, en publiant dans de nombreux journaux et
revues, des dizaines de poèmes de facture traditionnelle. En 1936
paraît chez Grasset Feux, ouvrage dans lequel la jeune femme de
lettres, découverte grâce à son premier roman Alexis ou le Traité du
vain combat (1929), s’essaie au poème en prose. Dans ces mêmes
années, elle signe un certain nombre de proses poétiques inspirées de
sa découverte de la Grèce et de ses mythes. Pendant les années
quarante, elle poursuit l’écriture de poèmes qu’elle se plaît à
retravailler constamment et dont certains seront regroupés, en 1956,
dans une plaquette aussitôt retirée du commerce, Les Charités
d’Alcippe et autres poëmes, publiée à Liège, à l’enseigne de la revue
La Flûte enchantée. Occupée à construire son œuvre romanesque qui
INTRODUCTION 11

prend à partir de la publication de Mémoires d’Hadrien, en 1951, une


envergure internationale, elle écrit ou retravaille pourtant quelques
poèmes de jeunesse dans les années cinquante et soixante. En 1984,
elle fait paraître chez Gallimard, une édition revue et augmentée de
son précédent recueil de poèmes, Les Charités d’Alcippe, qu’elle
considérait comme son testament poétique. Elle publiera enfin dans La
Nouvelle Revue Française, un an avant sa mort, deux suites de
poèmes énigmatiques, Les Trente-trois Noms de Dieu, et Le Livre
d’adresse qui laissent entrevoir les nouveaux territoires poétiques
explorés par Marguerite Yourcenar à la fin de sa vie.

Lectrice érudite et passionnée de poésie, poète elle-même,


Marguerite Yourcenar a également exploré la parole poétique des
autres à travers son intense activité de traductrice et d’essayiste. Ces
autres approches de la poésie sont tout aussi essentielles pour saisir
son parcours poétique. Esprit curieux, elle visite à travers ses
traductions et ses textes critiques des domaines étrangers à son œuvre
qu’elle s’approprie et restitue au lecteur quelque peu transformés. Son
œuvre de traductrice dans les domaines de la poésie est en ce sens
exemplaire. Sa découverte de la Grèce, au début des années trente, la
met en contact avec les vers de Constantin Cavafy, encore inconnu en
France, dont elle propose la première traduction en français, en
signant la présentation et la traduction de plusieurs poèmes de
l’écrivain alexandrin dans les revues Mesures (1940) et Fontaine
(1944). Des années plus tard, elle publiera, chez Gallimard, une
Présentation critique de Constantin Cavafy (1958). Parallèlement à ce
voyage au cœur de la poésie grecque contemporaine, elle se plonge,
dans les années quarante, dans le traduction de poèmes grecs antiques
qui seront publiés sous le titre La Couronne et la Lyre, en 1979. De la
fin des années trente date sa découverte des negro spirituals, qu’elle
traduira au cours des années quarante à soixante et qui paraîtront en
1964, sous le titre Fleuve profond, sombre rivière. Dans les années
quatre-vingt, elle reviendra aux chants noirs, en publiant un album
intitulé Blues et Gospels (1984). Parallèlement à son intérêt pour les
rythmes de la poésie populaire, son chemin de traductrice croise celui
du poète américain Hortense Flexner dont elle traduit de nombreux
poèmes dans un livre paru en 1969, sous le titre Présentation critique
d’Hortense Flexner suivie d’un choix de poèmes. Au début des années
quatre-vingt, elle propose la traduction, dans La Nouvelle Revue
12 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

française, de quelques poèmes d’Amrita Pritam, célèbre poète


pendjabi, rencontrée lors d’un voyage en Inde.
L’œuvre critique de Marguerite Yourcenar témoigne
également de la diversité de ses curiosités intellectuelles et des
diverses explorations poétiques qui l’ont occupée au cours de son
existence. Elle recoupe, en partie, son activité de traductrice qu’elle
vient enrichir. En effet la plupart de ses traductions, des poèmes grecs
anciens à Cavafy, des negro spirituals aux vers d’Hortense Flexner,
ont été accompagnés d’un important travail critique qui en est le
prolongement naturel. Par ailleurs, Marguerite Yourcenar a consacré
de nombreux articles, essais et préfaces, à des poètes ou à des œuvres
majeures de la littérature mondiale. Dès les années vingt, elle
entreprend une ambitieuse biographie intellectuelle de Pindare
publiée en 1932, aux éditions Grasset. En 1936, elle rend hommage à
l’un de ses poètes préférés, Rilke, dans un article resté inédit jusqu’en
1994. Au milieu des années cinquante, elle consacre un essai à la
Gita-Govinda pour servir de préface à une édition illustrée de ce
célèbre poème de la tradition hindoue, publiée aux éditions Émile-
Paul en 1957. Durant les mêmes années, elle s’intéresse également au
poète grec ancien Oppien et préface une édition de luxe de son œuvre
la plus célèbre, Cynégétique, en 1955. Elle consacre au début des
années soixante une étude foisonnante aux Tragiques d’Agrippa
d’Aubigné. Au Japon, au début des années quatre-vingt, elle marche
dans les pas du poète-vagabond Basho auquel elle consacre un texte
émouvant. L’année de sa mort, elle rédige un essai sur son ami Jorge
Luis Borges, dernier poète dont elle décortiquera l’œuvre énigmatique
et fascinante. Jusqu’à la fin de sa vie, Marguerite Yourcenar
demeurera à l’écoute de la parole des poètes avec lesquels elle se sent
en intime communion.

Ce survol des nombreux points de rencontre entre l’œuvre de


Marguerite Yourcenar et la poésie est riche d’informations. Il appelle
également plusieurs questions. Ce sont avant tout ses romans
(Mémoires d’Hadrien, L’Œuvre au noir…), sa trilogie familiale, Le
Labyrinthe du monde, et son élection très médiatisée à l’Académie
française, en 1980, qui l’ont rendue célèbre. Pour le grand public,
voire même pour le lecteur cultivé, le rapprochement entre le nom de
Marguerite Yourcenar et la poésie ne va pas de soi. Il est d’ailleurs
symptomatique que nombre de manuels de littérature ou de
INTRODUCTION 13

dictionnaires spécialisés omettent de mentionner que Yourcenar a


débuté sa carrière littéraire en publiant deux livres de poèmes et
qu’elle a continué à en écrire tout au long de sa vie. Or, il convient de
dépasser une vision superficielle de son parcours artistique, pour
constater que la poésie fait partie intégrante de son œuvre et de sa vie.
La poésie l’a toujours accompagnée. De ses premières récitations de
petite fille à peine intimidée aux vers écrits à la fin de sa vie. De son
intérêt pour les grands textes du patrimoine poétique mondial à ses
relectures de quelques poètes de premier plan qu’elle a traduits et
commentés de manière très personnelle. Cet engouement semble si
évident, les traces textuelles si nombreuses1, qu’il est étonnant que la
place de la poésie n’ait pas plus attiré l’attention des critiques, alors
qu’elle-même affirmait en 1978 « la poésie sous de strictes formes
prosodiques n’a pas cessé d’accompagner, comme en retrait, le
développement de mon œuvre en prose »2. Peut-être parce que la
formule, « comme en retrait » délimite un territoire jugé trop réduit :
la poésie serait donc, de l’aveu même de Marguerite Yourcenar, un
domaine marginal, en tout cas souterrain, donc peu accessible. Nous
verrons que cet argument n’est pas vraiment recevable.
Il est également possible d’interpréter ce « retrait » comme un
aveu. Une promesse d’inconnu. Ne serait-ce pas justement parce
qu’elle se proclame en marge du reste de l’œuvre, comme dissimulée
derrière l’arbre qui cache la forêt, que la relation entre Marguerite
Yourcenar et la poésie est digne d’intérêt et de recherche ? Des années
de fréquentation assidue et de recherche autour du fait poétique chez
Marguerite Yourcenar nous ont convaincu que la présence, en
apparence discrète, de la poésie dans son œuvre, loin d’être
accessoire, est, au contraire, partie intégrante de l’ensemble de sa
production qu’elle « soutient » depuis toujours. Un lecteur attentif,
comme le critique Étienne Coche de la Ferté, l’a bien compris,
lorsqu’il écrit en 1964 :

Le tourment secret de Mme Yourcenar n’est pas l’histoire comme


on pourrait être tenté de le conjecturer puisque celle-ci lui sert

1
C’est, en effet, en milliers de pages que se comptent les textes de Marguerite
Yourcenar consacrés à la poésie (poèmes, traductions, commentaires,
correspondance…).
2
Lettre à Yvon Bernier, 4 janvier 1978, cité par Y. BERNIER, « Itinéraire d’une
œuvre », Études littéraires, Québec, Les Presses de l’Université Laval, avril 1979,
p. 10.
14 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

parfois à divulguer sa pensée. C’est la poésie. Bien qu’elle expose


avec force et clarté, bien que son esprit maîtrise de nombreuses et
diverses connaissances, l’énergie spirituelle qui l’anime n’est pas
d’ordre didactique, elle est rarement narrative, elle est surtout
lyrique.3

La poésie est, en effet, fondatrice de plusieurs axes majeurs de


l’écriture de Marguerite Yourcenar. La métaphore architecturale
s’impose quand il s’agit de caractériser le rôle de la poésie dans
l’ensemble de son œuvre. Agissant de manière souterraine – « comme
en retrait » – elle est une des principales fondations de l’œuvre
yourcenarienne. Elle en est l’un des socles les plus solides, à la fois la
nourriture, le terreau, le commencement, la racine. Chez elle, la poésie
échappe constamment aux cadres rigides des genres, des écoles et des
époques. Si elle est une, elle n’en est pas moins multiple. Par un effet
de capillarité, elle a très souvent atteint les territoires du roman, du
théâtre et de l’essai, élargissant d’autant le domaine de nos
explorations. Marguerite Yourcenar ne considérait-elle pas son œuvre
comme un immense poème et ne revendiquait-elle pas le terme de
« poésie » pour définir la plupart de ses livres ? Dans cette
perspective, sa relation avec la poésie trouve de nouvelles cohérences.
Elle soulève, en tout cas, des interrogations inédites.
L’objet de notre essai est de proposer une lecture de la relation
que Marguerite Yourcenar a entretenue tout au long de son existence
avec la poésie. Notre projet est d’apporter un éclairage nouveau sur les
rapports d’une figure singulière de la littérature francophone du
vingtième siècle et d’un genre, la poésie, qu’elle considérait comme le
genre premier, sinon le seul, tant il a imprégné sa pensée et son œuvre.
Plus précisément, notre recherche s’est donné pour objectif d’explorer
différentes facettes de la relation de Marguerite Yourcenar avec la
poésie. En mesurant la place importante qu’elle occupe dans la vie et
l’œuvre de Yourcenar, nous essayerons de mettre au jour le rôle
qu’elle a joué dans la formation de son esthétique et dans sa propre
vision de la littérature. Ainsi, nous considèrerons tour à tour les
activités de Marguerite Yourcenar lectrice, critique, poète et
traductrice de poésie.

3
E. COCHE DE LA FERTÉ, « Madame Marguerite Yourcenar et les scrupules du
poète », Cahiers des saisons, n° 38, été 1964, p. 301.
INTRODUCTION 15

Notre ambition n’est pas seulement d’explorer un domaine


particulier, isolé du reste de l’œuvre de Marguerite Yourcenar, et
largement négligé par la critique. Elle est également de mettre en
évidence les liens, souvent souterrains, qui existent entre la poésie et
l’ensemble de son œuvre. En proposant une définition de la poésie
selon notre auteur, c’est sa conception de la littérature que nous
interrogeons. En décrivant ses goûts et ses passions en matière de
lectures poétiques, nous brossons le portrait intellectuel d’une femme
curieuse de la poésie qui s’écrit ici et ailleurs, hier et aujourd’hui. En
suivant le sillon qui va des poèmes de l’enfance aux quelques vers de
la vieillesse, nous préciserons la place qu’occupe sa poésie dans
l’ensemble de son œuvre. En analysant son activité de traductrice et
d’essayiste, nous tenterons de montrer combien ces deux pans de son
œuvre sont essentiels et complémentaires. Tous ces éléments nous
permettront de décrire sa conception de la poésie, et au-delà,
d’esquisser une véritable poétique yourcenarienne.

Un simple recensement des nombreux textes de toutes natures


que Yourcenar a consacrés à la poésie (poèmes, essais, préfaces,
traductions, lettres, notes diverses…) témoigne de la richesse
quantitative et qualitative du domaine exploré. Face à ce matériau
significatif qui représente une part non négligeable de sa production
littéraire, interroger le lien qui existe entre Marguerite Yourcenar et la
poésie nous semble la manière la plus adéquate d’aborder une telle
question. La nécessité d’un tel sujet s’est imposée après que nous
avons constaté qu’il n’existe pas, à ce jour, de véritable étude de
grande ampleur analysant dans sa globalité les rapports de Marguerite
Yourcenar et du genre poétique. Nos recherches bibliographiques ont
mis au jour un nombre relativement restreint d’articles, chapitres
d’essais, études et communications diverses… qui abordent la
question de manière approfondie. Il existe évidemment un petit
nombre d’écrits consacrés à Marguerite Yourcenar poète, à certaines
de ses traductions ou à l’art du commentaire chez la célèbre
romancière. Nous devons pourtant admettre que la question de la
poésie est très rarement au centre de ces interrogations et que la place
de la poésie dans l’ensemble de son œuvre n’est jamais véritablement
16 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

abordée en détail4. Sans doute se réfugie-t-on derrière le lapidaire


« comme en retrait » de l’auteur pour laisser dans l’ombre tout un pan
de ses écrits qui accompagne, nourrit et interroge l’ensemble de ses
textes.
Il convient également de reconnaître que la poésie de
Yourcenar, que l’on réduit trop souvent aux deux juvenilia rapidement
reniés par leur auteur et au recueil Les Charités d’Alcippe, est jugée
largement inférieure au reste de sa production littéraire, éveillant, au
mieux, de l’indifférence, au pire, un certain mépris chez bien des
commentateurs de son œuvre. De là est né sans doute ce peu d’intérêt
des critiques pour un ensemble de questions qui se révèlent plus
complexes et plus passionnantes une fois considérées dans leur
globalité, qui dépasse le domaine strict de la poésie.
Le but de notre essai est justement de combler ce vide critique
qui occulte du champ de la critique yourcenarienne une part
importante de son œuvre. Il nous semble regrettable, en effet, que l’un
des domaines fondateurs de l’œuvre de Yourcenar demeure « comme
en retrait », tant cette marginalité volontaire et, au fond, paradoxale,
paraît porteuse de sens et de prolongements souterrains dans
l’ensemble de ses livres. Telle est la justification de notre recherche :
donner à la poésie la place qui lui revient dans l’œuvre de Marguerite
Yourcenar.
Pour cela, il est nécessaire de décloisonner les genres et les
domaines de recherche, comme d’ailleurs Yourcenar s’est plu à le
faire dans la plupart de ses livres. Yourcenar et la poésie, ce n’est pas
seulement les poèmes écrits par l’auteur. Ce sont aussi les traductions
d’œuvres poétiques qui lui ont permis de s’aventurer dans des univers
littéraires éloignés du sien. C’est encore toute une série d’écrits
critiques au centre desquels l’auteur interroge le destin d’un poète ou
une œuvre poétique majeure. C’est le cortège de poètes de tous les
temps et de toutes les cultures qui ont nourri sa pensée, ses rêveries et
ses livres. C’est également la place qu’occupent les poètes et la poésie
dans l’ensemble des ses écrits. C’est, enfin, la manière vivante et
dynamique qu’a eue l’exilée de l’île des Monts-Déserts d’envisager et
de vivre le fait poétique, bien au-delà de l’écriture et du livre. Le
champ de notre recherche est donc vaste. L’intérêt de Yourcenar pour

4
Il aura fallu attendre septembre 2004 pour qu’un colloque international autour du
thème « Marguerite Yourcenar et l’univers poétique » se tienne à Tokyo à l’initiative
de la Société internationale d'études yourcenariennes et de l’Université de Fukushima.
INTRODUCTION 17

la poésie est d’ailleurs à la mesure de cet immense territoire poétique


que nous nous proposons de parcourir en deux grandes parties et
quatre étapes : Lire et critiquer puis Écrire et traduire.

En abordant le vaste territoire aux frontières incertaines que


sont les points de rencontre entre la parole poétique, le discours sur la
poésie, l’œuvre et la vie d’une figure « isolée » de la littérature
française du siècle dernier, nous avons parfois eu l’impression
d’avancer dans un désert. Le désert que représente, en dehors de
quelques oasis où le critique solitaire a le plaisir de se désaltérer, le
silence qui entoure, le plus souvent, le domaine poétique
yourcenarien. D’abord intimidant, ce silence qu’il convient de briser,
est rapidement devenu l’un des principaux stimulants de notre travail.
La fameuse formule que Michel Foucault emploie à propos de ses
travaux sur la folie, résume parfaitement l’état l’esprit qui a guidé
notre démarche, dont le but est de rendre plus lisible ce regrettable
« comme en retrait » de la poésie yourcenarienne : « Je n’ai pas voulu
faire l’histoire de ce langage ; plutôt l’archéologie de ce silence »5.

5
Michel FOUCAULT, « préface », Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge
classique, cité par Didier ÉRIBON, Michel Foucault, Flammarion, 1989, p. 117.
Page laissée blanche intentionnellement
PREMIÈRE PARTIE

LIRE ET CRITIQUER
Marguerite Yourcenar, lectrice et critique de poésie
Page laissée blanche intentionnellement
I
LA DÉCOUVERTE DE LA POÉSIE

Si l’on en croit le psychologue américain Fitzhugh Dodson,


pour chacun de nous, tout se joue avant six ans1. C’est dès cet âge-là
que la petite Marguerite de Crayencour découvre la passion de la
lecture qui l’accompagnera toute sa vie. De cette initiation précoce au
pouvoir magique des mots et des sons, de cette fréquentation encore
naïve et émerveillée des grands textes de la littérature classique, elle
conservera toujours un souvenir ébloui.
La découverte de la littérature a été, en effet, le premier grand
choc esthétique de la fillette. D’une certaine manière, il le demeurera
toute sa vie. Cette fréquentation quasi quotidienne, dès son plus jeune
âge, des œuvres de Racine, Hugo, Shakespeare… va nourrir son
imaginaire, influencer certains choix, déterminer en partie son
itinéraire de créatrice et de lectrice de poésie. Il est donc utile de situer
précisément la formation intellectuelle et littéraire de Marguerite
Yourcenar, de mesurer l’influence de son père qui a guidé ses
premiers choix littéraires et de détailler ses engouements
d’adolescente entourée de livres, afin de mieux comprendre la manière
dont est née sa passion des livres et de la poésie.

Une éducation littéraire classique et buissonnière

Marguerite Antoinette Jeanne Marie Ghislaine de Crayencour


n’a jamais fréquenté l’école. C’est en petite fille solitaire, à domicile,
qu’elle suit les leçons particulières d’institutrices et de professeurs

1
Tout se joue avant six ans, traduit de l’anglais par Yvon GEFFRAY, Robert Laffont,
1972. M. Yourcenar estimait quant à elle que pour un enfant tout est joué à l’âge de
cinq ans, comme elle le précise à J. Chancel au cours de l’émission Radioscopie. Voir
Georges de Crayencour, « Marguerite Yourcenar de 0 à 25 ans », Dossiers du Centre
d’action culturelle de la communauté d’expression française, nos 82-83, décembre
1980-janvier 1981, p. 4.
22 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

d’abord, mais surtout celles, plus informelles, de son père. C’est lui,
en effet, qui prend en charge pour l’essentiel son éducation littéraire
jusqu’à son adolescence, entre Lille, la résidence familiale du Mont-
Noir située dans les Flandres françaises, puis Paris, le Midi de la
France et Monte-Carlo.
Cette instruction marquée par le nomadisme et une certaine
liberté est une des caractéristiques des années d’apprentissage de la
fillette qui bénéficie d’une éducation « buissonnière » de privilégiée.
Yourcenar a fait, à plusieurs reprises, le récit de sa découverte de la
littérature. Il s’en dégage toujours un appétit de connaissance, une
curiosité intellectuelle, un plaisir de la découverte qui ne la quitteront
jamais.
Dès qu’elle sait lire correctement, la fillette appliquée
abandonne les habituelles lectures enfantines des petites filles du
début du siècle dernier, la comtesse de Ségur en particulier, qu’elle
juge sévèrement. Seuls les contes de fées découverts dès sa petite
enfance par la voix de son père et de sa bonne, la touchent. Dès l’âge
de sept ans, elle plonge avec délices dans le bain de la « grande
littérature ». Elle se souvient avoir elle-même acheté, à l’âge de huit
ans, en traduction, Les Oiseaux d’Aristophane à la station de métro
Concorde, dans une collection de poche « à 10 centimes (d’alors) ».
Elle découvre, vers le même âge, Racine, La Bruyère… : « J’ai lu tous
mes classiques dans les éditions à bon marché que j’achetais moi-
même. »1, confie-t-elle à Matthieu Galey. Yourcenar a évoqué dans
ses livres, sa correspondance et dans de nombreux entretiens, ses
premières lectures. Il est donc tout à fait possible de reconstituer
virtuellement sa bibliothèque de jeunesse et de connaître avec
précision les livres qu’elle a lus – ou que son père lui a lus – entre
l’âge de six et dix-huit ans. Elle détaille, notamment dans Sources II2,
les livres formateurs lus dans sa jeunesse. Nous pouvons donc, grâce
aux listes établies par l’auteur, suivre le chemin de ses lectures,
entrevoir l’évolution de ses découvertes et deviner la naissance de
certains de ses goûts qui se confirmeront avec les années.
Parmi les « livres lus entre la sixième et la douzième année »3,
auxquels il convient d’ajouter ce que l’auteur désigne comme les

1
YO, p. 28 et 45.
2
Texte établi et annoté par Élyane DEZON JONES, présenté par Michèle SARDE,
Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 1999.
3
Ibid., p. 217-221.
LA DÉCOUVERTE DE LA POÉSIE 23

« autres livres lus avant la douzième année »4, Yourcenar a été


marquée par la découverte de La Légende dorée de Jacques de
Voragine, livre auquel elle fera fréquemment référence au cours de
son existence et pour lequel elle note : « Mon père m’en a lu de bonne
heure de nombreux passages. Mon éducation historique et esthétique a
commencé là. »5 Les autres livres lus avant douze ans représentent un
véritable voyage anthologique à travers certains monuments de la
littérature occidentale des siècles passés et font entrer le goût des
belles lettres dans la vie de la petite fille, des grecs anciens (Homère,
Aristophane, Plutarque…) aux auteurs romains (Virgile, Marc-
Aurèle…), en passant par les grands auteurs de théâtre que sont
Shakespeare, Molière, Corneille et Racine. Il convient d’ajouter à
cette liste Cervantès, Dante, La Bruyère et La Fontaine. Les auteurs du
XIXe siècle sont représentés par Musset, Hugo et Flaubert. Parmi ceux
du début du XXe (Romain Rolland, Dimitri de Merejkovski…), les
poètes n’ont pas encore vraiment leur place.
Les « auteurs lus entre la douzième et la quinzième année »6
approfondissent certaines découvertes, confirment les goûts
éclectiques de l’adolescente et indiquent une ouverture plus marquée
vers la littérature étrangère et les auteurs contemporains. En matière
de poésie, elle s’imprègne de plus en plus des vers des grands auteurs.
Elle parcourt « toute l’œuvre » de Shakespeare et de Molière. Dans le
domaine de la philosophie antique, elle aborde Platon qui marquera
une étape importante dans la naissance de sa pensée. C’est également
durant cette période qu’elle entre en contact avec deux auteurs du XXe
siècle qui compteront beaucoup dans sa formation esthétique :
Maeterlinck et D’Annunzio7.
Ces listes de livres et d’auteurs sont des indices très utiles
pour cerner les contours de la personnalité de la jeune Marguerite et
entrevoir les premières pistes empruntées par sa sensibilité littéraire
qui s’exprime particulièrement à travers les lectures « de la 15e à la
18e année »8, période durant laquelle l’adolescente s’engage dans les

4
Ibid., p. 222.
5
Ibid., p. 221.
6
S II, p. 223-224.
7
Parmi les lectures de M. Yourcenar à cette époque, il convient d’ajouter des auteurs
tels que Flaubert, Huysmans, Sainte-Beuve, Loti, Barrès, Anatole France, Selma
Lagerlöf… ainsi que de nombreux ouvrages historiques.
8
S II, p. 225-226.
24 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

sentiers de l’écriture. Il n’est pas exagéré d’avancer que l’on peut


entrevoir, à travers les multiples lectures, un grand nombre des intérêts
littéraires majeurs de Yourcenar tels que le lecteur va les découvrir
des années plus tard dans ses principaux livres. Alors que les années
précédentes ont été avant tout celles de la découverte de certains
grands monuments de la littérature, le rythme des lectures semble
s’accélérer, les sujets de curiosité se multiplier, entre la fin de la
première guerre mondiale et 1921, année de publication de son
premier livre. Il convient donc de garder à l’esprit que les auteurs, lus
et relus durant ces années-là, accompagnent la naissance de l’écriture
poétique de Yourcenar qu’ils ne manqueront pas d’influencer.
C’est, en fait, un véritable chantier de grandes lectures
qu’entreprend la jeune fille alors installée avec son père dans le Midi.
Les auteurs grecs anciens sont déjà largement parcourus, dans le texte
ou dans des traductions en français ou en anglais (Homère, Sophocle,
Théocrite, les poètes anacréontiques…9), les penseurs de la même
époque sont également étudiés, en particulier les présocratiques
(Héraclite…). L’adolescente ne néglige pas pour autant « les
classiques latins » et des ouvrages historiques sur cette période, tout
en défrichant des pans entiers de la littérature et de la pensée mondiale
(Saint Augustin, Renan, Montaigne, Léonard de Vinci, Cellini,
Balzac, Ibsen, Tolstoï, Kipling, Dickens, Dostoïevski…).
Cette période de lecture marque par ailleurs sa véritable
découverte ou son approfondissement de quelques grandes œuvres
poétiques du patrimoine mondial : La Divine comédie de Dante, « en
italien », Les Sonnets de Pétrarque, les poètes de la Pléiade, Hugo,
Lamartine, Musset, Gautier, Baudelaire, Vigny… La jeune Marguerite
découvre également les trésors de la poésie japonaise et chinoise, pour
lesquelles elle aura toujours une affection particulière, à travers la
lecture d’anthologies alors très en vogue. C’est pendant cette période,
fondatrice à bien des égards, qu’elle entre en contact avec la
philosophie bouddhiste dont elle se rapprochera au cours de sa vie.
Elle lit, en anglais, plusieurs biographies du Bouddha et parcourt ses
premiers soutras. Enfin, elle s’intéresse au mouvement anarchiste à
travers la lecture des livres d’un de ses théoriciens, le prince
Kropotkine.

9
Tous se retrouveront naturellement dans La Couronne et la lyre, l’anthologie de la
poésie grecque ancienne publiée par M. Yourcenar en 1979.
LA DÉCOUVERTE DE LA POÉSIE 25

Il convient de garder à l’esprit que ce programme de lectures


tenait lieu d’unique instruction pour cette enfant non scolarisée,
seulement guidée par son père et de vagues précepteurs dont elle n’a
pas conservé de souvenirs marquants. C’est donc en quasi-
autodidacte, armée de ses nombreuses lectures solitaires, qu’elle se
présente en candidate libre, à l’âge de seize ans, à la première partie
du baccalauréat latin-grec, qu’elle passe à Nice en juillet 1919 et
obtient avec la mention « passable ». Elle ne poussera pas plus avant
ses études académiques.
Une telle éducation, essentiellement livresque, était-elle
exceptionnelle pour une jeune fille de sa condition dans les quinze
premières années du siècle dernier ? Sans doute en partie, car la jeune
étudiante qu’elle a choisi d’être n’a pas dû se plier à la discipline
stricte d’une institution pour filles ni au programme limité aux
classiques les plus « inoffensifs » que l’on mettait alors sous les yeux
des lycéennes. Remarquons par ailleurs que si elle avait suivi
l’enseignement d’un lycée de jeunes filles, elle n’aurait pas bénéficié
de l’apprentissage du grec ancien, si important pour son avenir
littéraire, qui ne fut intégré à leur programme qu’en 1923. Ce qui est
le plus singulier dans son éducation c’est surtout la liberté totale, et
sans doute aussi la solitude, de l’élève souvent livrée à elle-même et
organisant son travail comme elle l’entend, se construisant jour après
jour sa propre culture, un peu à l’écart du siècle et de ses
contemporains.
C’est donc armée d’un solide bagage littéraire que la jeune
adulte fait ses premières expériences d’écrivain. À dix-huit ans, elle
connaît déjà l’œuvre d’un nombre considérable de grands poètes dont
la plupart l’accompagneront toute sa vie : Homère, Sophocle,
Théocrite, Virgile, Pétrarque, Dante, les poètes de la Pléiade, Racine,
La Fontaine, Hugo, Lamartine, Musset, Gautier, Vigny, Baudelaire,
Maeterlinck, D’Annunzio, des bribes de poésie chinoise et
japonaise…
« Ma première patrie fut une bibliothèque, tous mes ancêtres
sont des livres, mes géniteurs des écrivains… »10 déclarait Yourcenar
en 1979, confirmant la dette immense qu’elle avait contractée dès sa
plus tendre enfance envers les grands auteurs du passé. De ces livres,

10
Radioscopie Marguerite Yourcenar, entretiens avec Jacques Chancel, Monaco,
Éditions du Rocher, 1999, p. 24. Bien des années avant, elle faisait dire à l’empereur
Hadrien : « mes premières patries ont été les livres », MH, p. 310.
26 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

en effet, en naîtront bien d’autres, signés, cette fois-ci, Marguerite


Yourcenar.

L’influence du père

Le père de Marguerite Yourcenar a, sans conteste, joué un rôle


primordial dans son éducation artistique. Michel Cleenewerck de
Crayencour a été le premier – et peut-être l’unique – vrai éducateur de
l’enfant qui n’a pas connu sa mère. À la mort de sa seconde épouse,
Fernande, dix jours après la naissance de Marguerite le 8 juin 1903 à
Bruxelles, ce veuf de cinquante ans prend en charge le bébé, secondé
seulement par plusieurs domestiques, dont Barbe qui jouera un rôle
important durant les sept premières années de l’enfant. Le père de
Marguerite Yourcenar est un aristocrate cultivé, passionné de
littérature et de beaux-arts, aimant l’aventure et les voyages qui
l’éloignent de sa famille trop conventionnelle à ses yeux. À l’âge
adulte, Yourcenar construira une sorte de mythe personnel autour de
ce géniteur peu conventionnel qui symbolise pour elle la désinvolture
devant la vie et la liberté d’un Rimbaud, « l’homme aux semelles de
vent », auquel elle le comparera souvent. Pendant la petite enfance,
Michel de Crayencour ne lui manifeste pas, semble-t-il, d’intérêt
particulier ni d’affection débordante. C’est sans doute quand il prend
conscience de la précocité intellectuelle de sa fille et de son goût pour
la littérature et les arts que la petite Marguerite devient, à ses yeux,
une interlocutrice à part entière. La relation de complicité entre la
jeune fille et le déjà vieux monsieur ne s’installera véritablement qu’à
partir de la fin de l’adolescence. Les plus anciens souvenirs de son
lien avec son père, hormis le traditionnel et conventionnel baiser du
soir, ont pourtant déjà un rapport avec la littérature qui sera le ferment
principal de leur relation. La voix, qui prendra une grande importance
dans toute l’œuvre de Marguerite Yourcenar, est déjà la source des
bonheurs artistiques de l’enfant qui découvre Blanche-neige, La Belle
au bois dormant, La Petite fille aux allumettes : « Je ne les séparais
pas d’une ferme voix d’homme, ou d’une voix grave et douce de jeune
femme [sa bonne Barbe]. Je connus bientôt grâce à mon père de
nombreux "classiques"… » se souvient-elle dans Quoi ? L’Éternité.11

11
p. 1346.
LA DÉCOUVERTE DE LA POÉSIE 27

Cette habitude de lecture à haute voix ne s’interrompt pas au


moment où la petite fille est capable de déchiffrer un texte toute seule.
Elle deviendra même quasi quotidienne pendant de nombreuses
années, le père lisant à sa fille un grand nombre de classiques, allant
de la poésie au théâtre en passant par les grands romans des siècles
passés. Le fait que l’enfant a découvert Homère, Racine ou Hugo par
la voix de Michel de Crayencour n’a pu que donner à ces heures
partagées entre un père et une fille, une saveur, voire un sens
particuliers qui joueront sans doute un rôle essentiel dans la formation
intellectuelle du futur écrivain. Parfois, les lectures du père alternent
avec celles de la fille qui grandit et prend une part plus active au rituel
de la lecture à deux qui la marquera à jamais. Dans les premières
années, Michel de Crayencour, seul, décide des lectures à faire. En
éducateur dilettante, il semble d’ailleurs qu’il ne se soit jamais
vraiment fixé de programme d’étude précis, en rapport avec ce que les
petites filles apprenaient dans les institutions scolaires de l’époque. Il
ne cherchait pas non plus à adapter ses « leçons » de littérature afin de
les mettre à la portée d’une enfant, même brillante, sinon surdouée. Il
faisait découvrir à sa fille les livres qu’il avait aimés, l’invitait à
partager ses coups de cœur du moment, la promenant des grandes
épopées antiques aux tragédies du Grand Siècle, des foisonnants
romans russes du XIXe à certaines nouveautés à la mode qu’il lisait
volontiers. Il guide implicitement les premiers pas de la jeune fille
dans sa rencontre avec les livres et les poètes qu’elle fréquentera toute
sa vie. C’est justement dans les pas de son père qu’elle met les siens
pour se construire, jour après jour, la bibliothèque idéale à partir de
laquelle elle élaborera sa propre vision du monde et de laquelle
naîtront la plupart de ses livres.
Pour bien saisir l’environnement fortement littéraire dans
lequel a grandi Yourcenar, il est important de préciser que Michel de
Crayencour n’est pas seulement un grand lecteur amateur des
classiques et curieux, jusqu’à un certain point, de nouveautés. Il est
poète à ses heures, s’est lancé dans l’aventure du roman et a même été
traducteur. Toutes ces activités ont été très marginales et il n’est pas
question de considérer le père de la future académicienne française
comme un véritable écrivain. Ce noble oisif s’est, en effet, lancé dans
ces aventures littéraires en dilettante, comme à son habitude et comme
c’était courant à l’époque chez un aristocrate désœuvré se piquant de
28 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

belles lettres. Ces tentatives d’écriture ont été rapidement mises de


côté, en raison du caractère impulsif et peu constant de leur auteur.
Bien des années plus tard, essayant de « réinventer »
l’existence de ce père peu ordinaire, la mémorialiste que fut
Yourcenar à la fin de sa vie évoquera, par petites touches, dans les
trois volumes qui constituent Le Labyrinthe du monde, les modestes
tentatives littéraires de Michel de Crayencour. Elle se plaît à imaginer
« dans un collège de jésuites de Lille ou d’Arras, un garçon de dix-
sept ans […] compos[ant] en pleurant d’indignation une ode aux morts
de la Commune, et manqu[ant] de peu de se faire expulser »12.
Ailleurs, elle fait mention de ces « quelques vers de Michel évoquant
nostalgiquement des ibis roses et du sable argenté »13 ou « ce Michel
qui a composé quelques poèmes, parfois bons, et à une seule
exception près, les a mis au panier avant de les finir »14. L’exception,
c’est « Le Trépied d’or », composé par Michel de Crayencour en
1904, en hommage à Jeanne de Vietinghoff dont il était alors
amoureux. Marguerite Yourcenar a d’ailleurs donné le titre de ce
poème sagement rimé à un chapitre de Quoi ? L’Éternité, dans lequel
elle évoque cette passion qui la hantera toute sa vie. Citant l’intégralité
du poème en ouverture de chapitre15, elle se prête même au jeu du
commentaire, donnant son sentiment, entre émotion et lucidité
critique, sur des vers intimes qu’elle a dû souvent relire :

Vers d’amateur, les deux premières stances surtout. D’amateur au


sens courant du mot, car un professionnel eût évité davantage les
formes toutes faites, ces « voûtes des cieux », par exemple. Mais
amateur aussi au sens antique, c’est-à-dire amant. Ces vers ne sont
sûrement pas les seuls que Michel ait composés ; ce sont les seuls
qu’il a gardés et m’a montrés quelques années avant sa fin. Ils me
touchent, certes, ne fût-ce qu’à cause de celui qui les écrivit et de
celle pour qui ils furent faits. Mais c’est seulement vers le milieu,
toute imagerie employée et laissée de côté, que je sens ce
frémissement unique qui caractérise les bons vers d’amour.16

Ce poème qui évoque un amour entouré de mystères et


d’incertitude, offert par un père à sa fille, qui écrit elle-même des vers

12
SP, p. 795.
13
Ibid., p. 934.
14
QE, p. 1290.
15
Ibid., p. 1268.
16
Ibid.
LA DÉCOUVERTE DE LA POÉSIE 29

et auquel le lie une profonde complicité intellectuelle et affective, est


comme un passage de témoin. Ce don nous en apprend beaucoup sur
cette « espèce d’intimité désinvolte »17 qui unissait ces deux êtres sous
le signe de la poésie.
Les activités de Michel de Crayencour traducteur et romancier
trouvent également d’intéressants et discrets prolongements dans
l’œuvre de sa fille. Sur les conseils de Jeanne de Vietinghoff, il a
entrepris la traduction, d’après la version anglaise, du Labyrinthe du
monde et le paradis du cœur, ouvrage allégorique à visée édifiante de
Comenius, célèbre penseur, pédagogue, linguiste et utopiste tchèque
du XVIIe siècle, qu’il juge, note Yourcenar, « parfois excitant et
parfois insipide »18. Malgré la difficulté à trouver un éditeur parisien
disposé à publier le livre d’un philosophe oublié en France depuis
longtemps, il va jusqu’au bout de l’entreprise. Dans le récit qu’elle en
fait, l’écrivain se plaît à imaginer son père aux prises avec les
exigences et les bonheurs de l’écriture qu’elle expérimentera, elle-
même, toute sa vie : « Il se rend compte pour la première fois que
manier les mots, les soupeser, en explorer le sens, est une manière de
faire l’amour, surtout lorsque ce qu’on écrit est inspiré par quelqu’un,
ou promis à quelqu’un. »19
L’ouvrage sera finalement publié, à compte d’auteur, à Lille20
et représentera la première traduction française du plus célèbre
penseur tchèque. De manière énigmatique, Marguerite Yourcenar a
indiqué à la rubrique « Du même auteur », de son deuxième recueil de
poèmes, Les Dieux ne sont pas morts : « En préparation : Le
Labyrinthe du monde, de Comenius (1623), traduction. » Cette
publication ne verra jamais le jour. S’agit-il pour le tout jeune poète,
comme le suggère Josyane Savigneau21, de reprendre sous son nom la
traduction de son père qui n’a jamais vraiment été commercialisée ?
Yourcenar projetait-elle d’effectuer sa propre traduction du livre déjà
traduit par son père ou bien voulait-elle adapter cette dernière ? Aucun
élément, à notre connaissance, ne permet de trancher. Notons tout de

17
SP, p. 932.
18
QE, p. 1290.
19
Ibid.
20
J. A. COMENIUS, Le Labyrinthe du Monde et le paradis du cœur, adaptation
française par Michel de Crayencour, d’après la traduction anglaise du comte Lutzow,
Lille, Imprimerie L. Danel, 1906, 331 p.
21
Voir Marguerite. Yourcenar. L’Invention d’une vie, Gallimard, 1990, p. 64.
30 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

même qu’en 1973, l’écrivain a inscrit, parmi ses nombreux projets


éditoriaux, celui de faire republier la traduction de son père22.
Finalement, elle se contentera de s’approprier le titre du livre de
Comenius pour le donner à son triptyque de mémoires, plutôt en guise
d’hommage à son père qu’au lointain écrivain tchèque.
Au chapitre de l’influence du père et de la complicité
littéraires avec lui, il convient de s’arrêter sur un épisode qui illustre,
une nouvelle fois, la proximité intellectuelle exceptionnelle qui exista
entre le père et la fille. En 1904, après la mort de Fernande, à l’époque
où il s’essayait aussi à la poésie, Michel de Crayencour entreprend
l’écriture d’un roman dont il n’écrivit finalement qu’un seul chapitre
qu’il rangea au fond d’un tiroir. Plus de vingt ans après, il montra
cette esquisse romanesque à sa fille en l’invitant à remanier le
manuscrit à sa guise pour le transformer en une nouvelle qu’elle
signerait de son nom. Elle s’empara donc de la prose paternelle qu’elle
transforma en une courte nouvelle, tout en respectant l’esprit initial du
texte qu’elle remodela après discussion avec son père. Le Premier soir
parut dans la Revue de France, en décembre 192923. Et obtint même le
2e Prix des abonnés de la revue.
Cet exercice de style, qui tient à la fois du jeu littéraire24 et de
l’écriture à quatre mains, inspirerait sans doute à un psychanalyste de
passionnantes conclusions. La fille réécrivant, pour l’améliorer, le
texte dont un père, usé par la vie, n’est plus capable d’« accoucher » et
donnant naissance à une nouvelle création engendrée par le père et la
fille, éclaire d’une lumière singulière et secrète l’étonnante proximité
créatrice de ces deux êtres.
Ce portrait du père dans sa dimension relationnelle avec la
jeune Marguerite ne serait pas complet s’il ne nous ramenait pas à la
poésie qui en est un des socles principaux. Grand lecteur au sens le
plus large, Michel de Crayencour a tout particulièrement goûté la
poésie, qu’il a très tôt fait découvrir à sa fille. Ce goût profond pour
les rimes et les vers tient en partie à l’époque et à l’éducation littéraire
de la seconde moitié du XIXe siècle où la poésie était le genre noble

22
Voir S II, p. 41.
23
Tome 6, n° 23, p. 435-449, repris dans Conte Bleu. Le Premier soir. Maléfice, avec
une préface de Josyane SAVIGNEAU, Gallimard, 1993, p. 23-52.
24
Yourcenar, elle-même, quand elle raconte cet épisode, parle d’une « offre,
singulière pour peu qu’on y pense » et note : « Le jeu me tenta », SP, p. 932.
LA DÉCOUVERTE DE LA POÉSIE 31

par excellence. Il dépasse pourtant chez un fin lettré comme lui l’effet
des modes et des conditionnements culturels d’une époque.
Mythe personnel ou réalité ? Il semble, en tout cas, que ce soit
sous le signe de la poésie que Marguerite Yourcenar reconstruit dans
ses mémoires la rencontre puis l’histoire d’amour entre son père et sa
mère :

Michel avait toute sa vie passionnément aimé la poésie : il l’avait


surtout trouvée dans les livres. C’était peut-être la première fois
pour lui qu’une jeune femme lettrée, par un gracieux jeu
d’imagination, la faisait renaître dans toute sa fraîcheur autour
d’elle. Il se sentait au pays des fées.25

Il n’est nul besoin d’insister sur l’empreinte poétique scellant


la relation amoureuse entre les futurs parents de l’auteur qui imagine
sa mère, qu’elle n’a jamais connue – elle est morte dix jours après son
accouchement26 –, comme une sorte de fée du Verbe qui ensorcelle
son père, féru de poésie. Dans d’autres passages, Yourcenar revient
sur la passion que partageaient ses parents pour les lectures de poèmes
à deux, pratique que Michel de Crayencour prolongera avec sa fille.
Elle insiste sur les qualités de récitante de Fernande qui ont ébloui
Michel : « elle contait avec une imagination et une fantaisie
ravissantes. Il ne se lassait pas d’entendre de sa bouche ses souvenirs
d’enfance ou de lui faire réciter leurs poèmes favoris, qu’elle savait
par cœur »27.
Michel de Crayencour, si l’on en croit Yourcenar, lisait
également très bien les vers : « son sens de la diction était
excellent »28, note-t-elle. Il a même tenté d’initier sa fille à l’art de la
25
SP, p. 928.
26
Cette image idéalisée de la mère en « fée » poétique peut étonner chez M.
Yourcenar à laquelle la critique a souvent reproché son manque d’empathie pour la
figure maternelle dont elle a constamment minimisé la « présence » symbolique,
déclarant volontiers qu’elle n’a guère souffert de son absence. Notons ici que
Fernande n’est pas encore une mère mais une amoureuse romantique qui charme par
son aura poétique.
27
SP, p. 731. Yourcenar revient à plusieurs reprises sur le halo de poésie semblant
entourer sa mère qui « conte admirablement, en poète », (SP, p. 922), « citait
volontiers ses poètes favoris devant des paysages de son choix », (Ibid., p. 927), ou se
promenait, « un livre à la main, dans quelque sombre forêt germanique et, de toute
évidence, lisant à haute voix des vers. » (Ibid., p. 939).
28
« Notes sur "Michel" pour servir à Quoi ? L’Éternité et déjà en partie utilisées dans
Archives du Nord », op.cit., p. 502.
32 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

déclamation en inventant pour elle « une espèce de notation musicale,


pour marquer les endroits où l’on s’arrête, et les endroits où la voix
s’élève et retombe. »29 L’écrivain évoque d’ailleurs, dans Archives du
Nord, les vaines tentatives de son père pour faire partager sa passion
des poètes, en particulier Musset, à ses camarades de garnison :

Il tire de sa poche Théophile Gautier ou Musset et lit des vers aux


camarades auxquels il vient d’offrir une tournée. Ces garçons
l’écoutent avec la gentille politesse du peuple, mais on se rend
compte que le prologue de Rolla ne leur dit rien. Michel a souffert
toute sa vie du fait que l’enthousiasme ne se communique pas
comme une traînée de poudre […] Il a appris à ses dépens que la
poudre fait long feu, et qu’il ne suffit pas de placer les gens en
face d’un beau paysage ou d’un beau livre pour les leur faire
goûter. Il va s’asseoir dans l’herbe avec ses poètes favoris et les
feuillette en regardant couler l’eau.30

Nous connaissons les autres poètes préférés par Michel de


Crayencour, ceux qu’il a fait découvrir à sa fille et qu’ils lisaient
ensemble. Ils sont rassemblés dans une sorte d’anthologie personnelle
à usage privé. Il s’agit d’un cahier manuscrit, que Yourcenar a
conservé toute sa vie, sur lequel elle a inscrit : « Cahier de poèmes
copiés par Michel (p. 1-134), Poèmes copiés par M. Y quand elle avait
15 ans (p. 135-141) »31. Ce document permet de découvrir la
bibliothèque poétique idéale de Michel de Crayencour, dans laquelle
sa fille, sur ses conseils, a largement puisé. À travers les poètes dont le
père durant la dernière partie de sa vie a recopié les vers pour son
usage personnel mais aussi pour les transmettre à sa fille, nous
pénétrons un peu plus dans l’âme de cet homme qui lui a légué une
partie de l’héritage poétique occidental tel que le concevait un fin
lettré au début du siècle dernier, ou plutôt à la fin du dix-neuvième
siècle.
Parmi les « Poèmes recopiés par Michel », on compte des vers
des principales grandes figures de la poésie antique (Sophocle,
Euripide, Horace, Sappho, Anacréon, Catulle), un poète du XVe siècle
(Charles d’Orléans), des poètes du XVIe (Ronsard, Du Bellay,
Philippe Desportes), un poète du XVIIIe (André Chénier), et de

29
YO, p. 47.
30
AN, p. 1105.
31
Fonds Yourcenar.
LA DÉCOUVERTE DE LA POÉSIE 33

nombreux poètes du XIXe siècle (Hugo, Baudelaire, Verlaine, Nerval,


Musset, Gautier, Leconte de Lisle, José Maria de Heredia, Marceline
Desbordes-Valmore). Enfin, Michel a copié des vers de trois poètes en
vogue au début du XXe siècle : Henri de Régnier, Maurice
Maeterlinck et Gabriele D’Annunzio. Il recopie également un poème
de Jean Thévenet, l’auteur oublié de La Cathédrale.
Une simple comparaison entre les lectures de Yourcenar au
cours de son adolescence et les poèmes copiés par son père prouve,
s’il en est encore besoin, combien l’influence de celui-ci a marqué ses
premières lectures mais aussi ses premiers vers. Plus qu’à une
initiation littéraire « classique » ou scolaire telle qu’elle l’a toujours
rejetée, nous assistons à travers ce cahier à un libre exercice
d’admiration. Le père et la fille partagent non seulement une certaine
conception du beau, mais aussi des émotions qui s’expriment à travers
ce large bouquet de poèmes symbolisant les différents moments de
l’histoire de la poésie française telle qu’ils la concevaient, des ballades
de Charles d’Orléans au néo-classicisme à la mode d’Henri de
Régnier. En faisant lire à sa fille Verlaine plutôt que Rimbaud,
Baudelaire plutôt que Mallarmé, José Maria de Heredia plutôt que
Lautréamont, Michel de Crayencour lui donne en héritage ses propres
valeurs littéraires. Il la guide aussi, sans doute inconsciemment, sur un
certain sentier poétique qu’elle quittera parfois mais ne reniera jamais
vraiment.
Joël Dubosclard voit en Michel de Crayencour « un initiateur
au sens gidien »32. Ce rôle d’initiateur complice, Michel de
Crayencour l’a effectivement joué auprès de sa fille. Lors des débuts
littéraires de Yourcenar, il a également été déterminant comme
premier lecteur des écrits de l’adolescente, conseiller littéraire et
mécène. De la même manière qu’il a été son premier guide dans sa
découverte de la littérature, il sera celui grâce auquel elle publiera ses
premiers poèmes. En manière de remerciement – ou de reconnaissance
de dette –, elle inscrira l’envoi suivant sur l’exemplaire de son premier
livre qu’elle lui a offert, Le Jardin des chimères, et qui lui est par
ailleurs dédié :
« A mon cher père, qui m’apprit à aimer la beauté et
m’encouragea à la célébrer ».

32
« Le mythe grec de M. Yourcenar », Nord’, n° 5, juin 1985, p. 71-72.
34 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Les engouements de l’adolescence

« Je pense comme vous qu’on ne met jamais assez tôt les


enfants en contact avec la poésie »33 écrivait Marguerite Yourcenar à
l’éditeur Pierre Marchand en 1979. On comprend, à cette simple
affirmation, combien sa fréquentation précoce de la poésie a été
importante pour elle. Nous savons comment, grâce à un père féru de
culture et de beaux vers, la petite Marguerite rencontre très tôt les
grands prosateurs et les grands poètes qu’elle dévore avec passion.
Avec les années d’adolescence, les goûts de la jeune fille s’affinent.
Ses choix littéraires sont plus personnels. Très vite elle abandonne les
poètes, pourtant aimés par son père, qui lui semblent vieillots ou sans
grand talent comme Leconte de Lisle, Heredia ou Henry de Régnier.
Elle approfondit certaines lectures et s’aventure d’elle-même vers de
nouveaux territoires qu’elle explore en solitaire. Avec les années,
Yourcenar commence à écrire des poèmes, affirme ses goûts et opère
des choix dans ses lectures dont les traces seront, dans certains cas,
visibles dans son œuvre future. Parmi les poètes qui ont marqué les
années d’adolescence de Yourcenar, trois d’entre eux occupent une
place particulière : Gabriele D’Annunzio, Maurice Maeterlinck et
Rabindranah Tagore.

Gabriele D’Annunzio

Les quelques poèmes ajoutés par Marguerite Yourcenar dans


le cahier de poésie de son père alors qu’elle a quinze ans ne donnent
que de maigres indices pour connaître ses propres goûts poétiques de
ces années-là. Seuls quatre poèmes y figurent. Deux sont de Verlaine
(« Chanson d’automne » et « La Lune blanche… »), un, en italien, est
de Gabriele D’Annunzio (« Intra du’anni »). Enfin, elle avait copié,
peut-être pour la première fois, le poème « Le Trépied d’or » écrit par
son père à l’époque de sa liaison avec Jeanne de Vietinghoff, poème
qu’elle nomme ici « Poème de Michel à Monique ».
Plus que Verlaine, D’Annunzio a sans doute marqué la
sensibilité de l’adolescente. Comme le reconnaît Yourcenar dans ses

33
Lettre inédite à Pierre Marchand, 17 octobre 1979, Fonds Yourcenar.
LA DÉCOUVERTE DE LA POÉSIE 35

entretiens avec Matthieu Galey, dans le chapitre intitulé « Des


influences » :

D’Annunzio était beaucoup lu à cette époque-là. Plutôt les


poèmes, souvent très beaux, que je lisais en italien. J’étais capable
de distinguer entre ses romans, qui sont très datés, et ceux des
poèmes qui sont restés bons, à condition, bien entendu, de passer
sur l’emphase poétique ou l’ornementation baroque, aussi
gênantes chez lui que chez Barrès.34

Dans son essai, Mishima ou la vision du vide (1980), elle va


plus loin dans son analyse de l’œuvre et de la vie de Gabriele
D’Annunzio dont elle souligne les ressemblances/dissemblances avec
l’écrivain japonais, insistant sur le fait qu’ils sont tous les deux « de
grands poètes » :

Chez D’Annunzio, le style à la grande manière baroque peut se


comparer à celui de Mishima, surtout dans certains premiers livres
[….] le goût d’annunzien des sports ressemble, au moins
superficiellement, à la passion de reforger son corps par une
discipline athlétique ; l’érotisme, mais non le donjuanisme de
D’Annunzio, se retrouve chez Mishima et plus encore son goût de
l’aventure politique, qui mènera l’un à Fiume, l’autre à la
protestation publique et à la mort. Mais Mishima échappe à ces
longues années de réclusion et de « chambrage » camouflé sous
les honneurs, qui font de la fin de D’Annunzio une dérisoire tragi-
comédie.35

Lucide, le jugement qu’elle portera tout au long de sa vie sur


l’œuvre essentiellement poétique de l’écrivain italien qu’elle a
découvert autour de sa quinzième année, n’en demeure pas moins
admiratif. D’ailleurs les livres de l’auteur de L’Enfant de volupté
occuperont toujours une place de choix dans sa bibliothèque36. On
comprend ce qui a attiré la jeune Marguerite Yourcenar dans l’écriture
de D’Annunzio et particulièrement dans sa poésie qu’elle goûta en
34
YO, p. 49-50.
35
MVV, p. 207-208, note**.
36
La bibliothèque de Petite Plaisance ne contient pas moins de vingt ouvrages de
Gabriele D’Annunzio sans compter plusieurs livres consacrés à son œuvre, un chiffre
révélateur de l’intérêt qu’elle portait au poète italien, si on le compare aux autres
écrivains chéris par elle dont elle possédait rarement plus d’une dizaine de titres. Voir
Yvon BERNIER, Inventaire de la bibliothèque de Marguerite Yourcenar, Clermont-
Ferrand, SIEY, 2004, 624 p.
36 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

italien. Sans doute a-t-elle apprécié son sensualisme, à la fois


résolument moderne et nourrie d’archaïsmes savamment cultivés. Elle
a également goûté le lyrisme dionysiaque, frôlant constamment
l’ivresse, et l’égotisme d’un maître qui n’a pas oublié les mythes
d’Athènes et de Rome transfigurés au contact de la pensée
nietzschéenne qui influença la jeune fille vers la même époque. Sans
doute a-t-elle aussi apprécié son sensualisme païen, la liberté suprême
de l’écrivain qui se rêve en « surhomme artiste » et cultive la
démesure dans son œuvre et dans sa vie. L’adolescente, qui a
découvert D’Annunzio, en pleine gloire, peu après son retour en Italie,
au sortir de son exil français (1911-1915), a sûrement été sensible au
tapage médiatique fait dans la presse européenne d’alors autour des
extravagances du prince de Monte Nevoso. Cet écrivain à la mode,
personnage brillant, voire clinquant, lointain cousin d’un Byron ou
d’un Wilde, qu’elle admirait également, devait forcément la fasciner.
Elle retrouvera d’ailleurs certaines caractéristiques de l’œuvre
d’annunzienne chez des écrivains français, qu’elle goûte à cette
époque-là, tels Anatole France et surtout Maurice Barrès dont elle
reconnaîtra l’influence sur certains de ses livres des années trente, en
particulier Feux et Denier du rêve37.
L’influence de D’Annunzio, elle, est particulièrement sensible
dans une courte pièce écrite vers 1930, Le Dialogue dans le marécage.
Dans la préface de l’édition définitive qu’elle rédige en 1969,
Yourcenar écrit : « Quand je relis aujourd’hui ces quelques pages, j’y
retrouve […] un peu de la sensualité parfois infuse de D’Annunzio. »38
Considérant la pièce comme un « exercice en poésie dramatique »39,
elle a puisé dans la musicalité des écrits d’annunziens et dans la
thématique de certaines de ses pièces, en particulier Le Martyre de
Saint Sébastien, les accents de ce premier texte dramatique
d’inspiration italienne qu’elle place sous le triple patronage poétique
de Dante, D’Annunzio40 et Maurice Maeterlinck.

37
Voir YO, p. 46.
38
« Note sur Le Dialogue dans le marécage », Th I, p. 175.
39
Ibid. p. 177.
40
Sur l’influence de Gabriele D’Annunzio sur Le Dialogue dans le marécage, voir
Camillo FAVERZANI, L’Ariane retrouvée ou le théâtre de Marguerite Yourcenar,
Saint-Denis, Université Paris 8, Vincennes Saint Denis, coll. « Travaux et
documents », 2001, p. 47-76.
LA DÉCOUVERTE DE LA POÉSIE 37

Maurice Maeterlinck

Le poète symboliste et célèbre auteur dramatique belge est


non seulement un des inspirateurs du Dialogue dans le marécage41,
mais surtout un des auteurs contemporains découverts et chéris très
tôt. Il est, de l’aveu même de l’écrivain, « un des premiers poètes que
j’ai lus »42. Il était presque fatal que Yourcenar soit séduite par
Maeterlinck dont les douloureuses méditations sur la nature et l’âme
humaine sont pourtant si différentes des effusions hystéro-lyriques
d’un D’Annunzio, son exact contemporain. La jeune fille découvre les
livres de Maeterlinck alors qu’il est au faîte de sa gloire après
l’obtention du Prix Nobel de littérature en 1911 et alors que Pelléas et
Mélisande et La Princesse Maleine sont considérés comme des chefs-
d’œuvre du théâtre symboliste. Parmi les ouvrages marquants du
grand écrivain belge lus au début de l’adolescence, on compte le
recueil qui révéla les talents du poète, Serres chaudes, mais aussi La
Sagesse et la Destinée, La Vie des abeilles et surtout Le Trésor des
humbles qui lui fit une forte impression :

Il [son père] m’a lu Maeterlinck, entre autres Le trésor des


humbles, et il m’en est resté un goût pour le mysticisme qui n’a
fait que se développer. De nouveau, je sentais qu’il y avait une
espèce de lumière là-dedans, et les défauts de Maeterlinck, qui
maintenant me semblent très visibles, par exemple une certaine
monotonie du langage, à neuf ou dix ans, évidemment, je ne les
voyais pas.43

Maeterlinck demeure le poète de l’enfance, d’une époque et


d’un milieu qui est celui où l’adolescente a grandi et peut-être même
celui de la génération qui la précède, celle de son père en particulier.
Dans Quoi ? L’éternité, Yourcenar recrée l’atmosphère d’une soirée
passée dans un salon parisien, évoquant une belle dame « émouvante
surtout dans l’interprétation des Chansons de Maeterlinck, alors fort

41
Dans sa « Note sur Le Dialogue dans le marécage », op.cit., p. 175, M. Yourcenar
reconnaît sa dette envers « […] l’émotion poignante et comme balbutiée de
Maeterlinck, que j’avais aim[ée] dans l’adolescence, et dont certains échos traversent
ce petit drame au décor italien et légendaire. » Sur l’influence de Maurice Maeterlinck
sur la pièce, voir C. FAVERZANI, L’Ariane retrouvée ou le théâtre de Marguerite
Yourcenar, ibid.
42
« Entretiens avec des Belges », Bulletin du CIDMY, n° 11, 1999, p. 39.
43
YO, p. 29.
38 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

en vogue, et dont la brièveté et le dénoué vont si loin. »44 Dans le


même livre, elle reconstruit l’éducation littéraire de Jeanne de Reval,
double romanesque de sa chère Jeanne de Vietinghoff, qui découvre,
sur les conseils de son fiancé, « Le Trésor des humbles et La Sagesse
et la Destinée de Maeterlinck dont le mysticisme et le moralisme
s’écoulent mélodieusement goutte à goutte, filet dérivé d’antiques
sources qu’on sent à la fois abondantes et pures ; […] comme elle est
de ces êtres qui en tout vont plus loin, elle part de Maeterlinck pour
lire Emerson et aborder Novalis, s’étonnant seulement qu’il faille tant
de mots pour définir le Bien et tant de symboles pour signifier
Dieu. »45 On peut penser que Marguerite Yourcenar esquisse ici son
propre parcours intellectuel, faisant son miel de Maeterlinck dès
l’enfance, pour découvrir ensuite, comme son héroïne, des auteurs
comme Emerson46 et Novalis qu’elle abordera, elle, un peu plus tard.
Marguerite Yourcenar évoquera à bien d’autres reprises dans
son œuvre, la figure du « moraliste belge trop oublié de nos jours qui
était Maurice Maeterlinck… »47 Par certaines remarques, elle
relativisera parfois l’admiration qu’elle voua jadis au poète de sa
jeunesse48, évoquant à propos de plusieurs passages de Salomé
d’Oscar Wilde, des « balbutiements quasi puérils, à la Maeterlinck »49.
Elle résume, d’une certaine manière, la connaissance profonde qu’elle
a de ce dernier50, dans Souvenirs Pieux où elle fait du célèbre prosateur
flamand un « héritier », conscient ou non, de son grand-oncle
maternel, le poète et essayiste wallon Octave Pirmez :

44
QE, p. 1360.
45
Ibid., p. 1243.
46
Nous savons que ce parcours est inscrit dans l’œuvre même de Maeterlinck qui a
été grandement marqué par les livres de Novalis et d’Emerson. Dans son discours de
réception à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, M.
Yourcenar évoque d’ailleurs « Emerson, que Maurice Maeterlinck appelait le bon
pasteur matinal », voir « Réception de Mme M. Yourcenar. Discours de Mme M.
Yourcenar », Bruxelles, Bulletin de Académie royale de langue et de littérature
françaises, tome XLIX, n° 1, p. 25. [tiré à part]
47
« Entretiens avec des Belges », op.cit., p. 91.
48
Sur les correspondances et les influences de Maeterlinck dans l’œuvre de M.
Yourcenar, on peut lire les audacieuses hypothèses de Maurice DELCROIX, « Avant
le grand silence », Bulletin de la SIEY, n° 19, décembre 1998, p. 157-166.
49
« Wilde rue des Beaux-Arts », PE, p. 502.
50
M. Yourcenar a conservé dix livres de Maeterlinck dans sa bibliothèque, tous
abondamment annotés. Voir Inventaire de la bibliothèque de Marguerite Yourcenar,
op. cit.
LA DÉCOUVERTE DE LA POÉSIE 39

Après lui, quelque chose de ses cadences mélancoliques et de sa


rêverie méditative passe à Maurice Maeterlinck, avec certains des
mêmes défauts, mais aussi avec des pouvoirs que « le solitaire
d’Acoz » n’avait pas. La Sagesse et la Destinée, le plus beau des
essais de Maeterlinck, prolonge, que son auteur l’ait voulu ou non,
Heures de philosophie. Même dans l’ordre du frisson poétique et
mystique, le Flamand qui réinventa Sœur Béatrice n’est pas si loin
du Wallon qu’émouvaient les pieuses amours de sainte Rolende.51

On devine ce que la jeune lectrice a ressenti à la lecture ou à


l’écoute de certains textes méditatifs de Maeterlinck. Avec lui, elle
découvre une poésie et une prose cadencées, pleines d’images
profondes et simples. Elle se familiarise avec un univers où la nature
primordiale, l’énigmatique monde des petites bêtes si chères à
Maeterlinck, et plus tard aussi à l’auteur de « Qui sait si l’âme des
bêtes va en bas ? »52, voisinent harmonieusement avec l’homme. Elle a
surtout senti le « frisson poétique et mystique » qui baigne une grande
partie de son œuvre. C’est peut-être, en partie, au contact de certains
textes de Maeterlinck que se révèlera, chez l’adolescente, un sens du
mysticisme qui prendra de multiples formes au cours de son
existence53.

Rabindranah Tagore

Rabindranah Tagore, dont Yourcenar parlait à la fin des


années soixante-dix comme d’« un grand écrivain que j’admirais »54,
est le troisième grand poète qui a marqué ses années de jeunesse. Elle
le lit avec passion au moment où elle découvre les multiples richesses
des littératures du monde entier et où la figure du poète-apôtre indien

51
SP, p. 848.
52
TGS, p. 370-376.
53
La fidélité de Yourcenar aux écrivains qui ont accompagné ses premières émotions
littéraires est telle qu’elle intervient, en 1981, auprès du secrétaire perpétuel de
l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, Georges Sion,
afin de sauver de la destruction Orlamonde, la villa de Maeterlinck à Nice. Elle
suggère d’ailleurs de transformer le site en « un beau lieu accessible à tous, et sur
lequel flotterait le souvenir d’un grand poète. » Une manière d’honorer une dette
contractée plus de six décennies plus tôt. Voir lettre à Georges Sion, 5 août 1981,
« Georges Sion, lecteur attentif de M. Yourcenar », Bulletin du CIDMY, n° 13, 2001,
p. 38.
54
YO, p. 56.
40 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

fascine l’intelligentsia européenne. Elle n’a que dix ans quand


l’écrivain bengali obtient le Prix Nobel en 1913 et qu’André Gide
propose la première traduction française du canon poétique de Tagore
Le Gitanjali, sous le titre L’Offrande lyrique (1913). Dès lors, la gloire
de Tagore, considéré en Europe comme le chantre d’un véritable
renouveau de la poésie traditionnelle indienne, mais surtout comme
l’artisan spirituel d’un rapprochement entre l’Orient et l’Occident, ne
fait que croître dans les milieux artistiques français. Ses livres
connaissent une grande diffusion auprès d’un public de curieux avides
de philosophie et de sagesse hindoues, saupoudrées d’exotisme
littéraire, très en vogue dans les années vingt, décennie durant laquelle
l’œuvre de Tagore connut un grand retentissement à Paris. Il est
certain que l’adolescente qui lisait alors ses premiers ouvrages
consacrés aux spiritualités orientales a été touchée par l’aura
intellectuelle de Tagore. Elle a lu très tôt la traduction de Gide et
d’autres ouvrages comme Amal, Poèmes de Kâbir et, à plusieurs
reprises, l’autobiographie du poète publiée en France sous le titre
Souvenirs en 1924. Il est certain que la lecture des œuvres de Tagore a
laissé une empreinte durable dans l’esprit en formation de la jeune
fille :

Ces livres [L’Offrande lyrique, Poèmes de Kâbir, Amal,


Souvenirs], et peut-être aussi quelques autres dont je ne me
souviens plus, outre leur [mot barré] littéraire, ont eu l’immense
mérite de me rapprocher (moi, et sans doute bien d’autres lecteurs)
de l’Inde moderne et vivante.55

La lectrice fervente de Jean-Christophe et de Au-dessus de la


mêlée a sans doute également été sensible aux affinités intellectuelles
et politiques qui unissaient Romain Rolland et Tagore. Elle a, à
l’évidence, surtout goûté dans un livre comme L’Offrande lyrique la
richesse prosodique qui mêle les rythmes classiques du sanskrit aux
mélodies populaires bengali et à certains procédés expérimentés par
les romantiques anglais qui ont profondément marqué le poète. C’est
aussi la profonde humanité qui se dégage de ses vers qui l’a touchée.
En 1964, elle tentera de résumer la nature profonde de la pensée
tagorienne :

55
Lettre à N. Chatterji, 17 juillet 1964, L, p. 206.
LA DÉCOUVERTE DE LA POÉSIE 41

Rabindranah Tagore appartient à ce vaste versant de la pensée et


de la poésie hindoue pour lequel l’essentiel est la joie extatique de
l’union avec l’univers – et avec ce qui est par-delà l’univers –, le
sentiment d’une sorte de torrent de plénitude et de délices
traversant l’être. Il s’y mêle un idéalisme transcendant pour lequel
la réalité manifestée n’est qu’un reflet, à la fois illusoire et
sublime, de la Réalité divine. 56

Si la jeune femme a été profondément marquée par la figure


du poète de la paix universelle, elle devait réviser son jugement sur
l’œuvre tagorienne qu’elle considère comme « antitragique dans un
monde livré de plus en plus à la tragédie »57. Répondant à un auteur
indien qui préparait un livre sur Tagore et l’Occident, elle précise :
« en ce qui me concerne, l’influence spirituelle et poétique de Tagore
a été très faible. »58 Un des arguments de Yourcenar pour atténuer,
quarante ans après, l’influence qu’a certainement eue Tagore sur elle
durant sa jeunesse est justement cette gloire médiatique qu’a connue
l’écrivain charismatique dans les années 1910-1920, « vogue
superficielle qui a fait tort au poète lui-même et à son œuvre »59 et qui
serait à la base d’un immense malentendu entre la pensée de Tagore et
l’Occident. Notons que dès la fin des années 1930, dans son roman Le
Coup de Grâce, elle ironise sur cet engouement européen pour le
poète bengali. Elle imagine que l’un des personnages principaux, Éric
von Lhomond, a « une mère à demi folle dont la vie se passait à lire
les évangiles bouddhiques et les poèmes de Rabindranah Tagore »60,
autant de textes que la jeune Marguerite Yourcenar découvrait elle-
même quelques années auparavant. Dans sa mise au point de 1964,
c’est peut-être l’œuvre de Tagore à l’épreuve du temps et surtout de
l’Histoire que Yourcenar récuse. Difficile, en effet, pour un esprit
européen qui a connu la monstruosité de la seconde guerre mondiale
56
Ibid., p. 207.
57
Ibid., p. 208.
58
Ibid., p. 206.
59
Ibid., p. 207.
60
CG, p. 89. Dans sa lettre à N. Chatterji, M. Yourcenar explique la raison de cette
allusion irrévérencieuse : « Le passage n’indique de ma part aucune aversion ni pour
le poète, pour lequel je n’ai que du respect, ni encore moins pour les Écrituresw
bouddhiques […]. Il constate un fait : l’exaspération des esprits un peu sérieux devant
l’engouement des gens du monde pour ce qui les dépasse, et en particulier pour
certaines doctrines mystiques ou religieuses mal comprises, comme de nos jours le
Zen aux États-Unis. Cet élément de vogue a été, je crois, très néfaste à Tagore. », L,
p. 207.
42 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

d’adhérer complètement, selon elle, à cette « joie extatique », à cette


union quasi divine entre l’Homme et le Cosmos que semble promettre
Tagore :

Cela est vrai surtout pour les esprits de ma génération, placée


devant le spectacle d’un monde plus désespéré qu’il ne l’a jamais
été. […] Je ne songe certes pas à contester à un grand poète ce
débordant bonheur qui est en quelque sorte pour lui une grâce
d’état, mais je regrette chez Tagore […] l’absence d’insistance sur
l’héroïque travail d’ascèse, sur le perpétuel combat interne et
externe qui est indispensable pour que nous méritions la Joie.61

Ce que regrette en fait Yourcenar au milieu des années


soixante, c’est « l’apparence d’optimiste idéalisme et de mysticisme
facile »62 qu’ont véhiculée quarante ans plus tôt, par un inévitable effet
de mode, les livres de Tagore en Occident. Cette analyse se comprend
aisément de la part de celle qui, depuis sa découverte et sa première
approche, un peu superficielle, de la pensée hindouiste, a entrepris en
profondeur un long compagnonnage avec les textes sacrés de l’Inde
dans lequel la poésie de Rabindranah Tagore, qui a pu être un point de
départ, a été avant tout une étape rapidement dépassée.

Au chapitre des engouements de l’adolescence, D’Annunzio,


Maeterlinck et Tagore sont trois cas exceptionnels. Ils représentent des
sortes de météores littéraires qui ont traversé le ciel des lectures de la
jeune Marguerite à un moment où il n’était pas encore rempli
d’étoiles. Tous trois ont eu une importance certaine dans sa
découverte de la poésie et de la pensée littéraire à une période,
l’adolescence, où se forment les goûts et les dégoûts, les passions sans
lendemain et les sympathies éternelles. Ils ne sont pas les seuls dans
ce cas-là. Barrès mais aussi et peut-être surtout le Romain Rolland de
Jean-Christophe et d’Au-dessus de la mêlée firent, dans le domaine du
roman, une impression durable sur la lectrice novice.
Pour comprendre ses lectures formatrices, il convient de
regarder de plus près le type d’écrivains qui attire l’attention de
Yourcenar dans ces années-là. Si, comme nous l’avons vu, les
classiques ont été largement lus et étudiés en compagnie du père ou en
solitaire, les auteurs pour lesquels l’adolescente s’enthousiasme sont

61
Ibid., p. 208.
62
Ibid.
LA DÉCOUVERTE DE LA POÉSIE 43

encore vivants au moment où elle les découvre. Ils sont même au faîte
de leur gloire. Fêtés dans les journaux, acclamés dans les théâtres,
dans le cas de Gabriele D’Annunzio et de Maurice Maeterlinck. Ce
qui semble attirer la jeune Marguerite, sans doute là encore guidée par
son père « que toutes les nouveautés tentaient »63, c’est – qu’elle en ait
conscience ou pas – la littérature la plus reconnue, les auteurs les
mieux établis de l’époque. Hasard ou coïncidence, on remarque que
parmi ses auteurs préférés, trois furent couronnés du Prix Nobel
durant la période où elle découvrit leurs œuvres : Maurice Maeterlinck
(1911) ; Rabindranah Tagore (1913) ; Romain Rolland (1916). Ce qui
montre bien les goûts quelque peu conventionnels de l’adolescente qui
ne s’aventure pas encore vers l’inconnu des formes nouvelles. Autre
constat important, les goûts de l’adolescente la portent à s’intéresser
en priorité à des auteurs étrangers dont l’inspiration la fait voyager de
l’Inde, à l’Italie et au symbolisme belge, autant de lieux de la poésie
qui exhalent sans doute pour la jeune fille éprise de dépaysement un
parfum d’exotisme littéraire qui lui fera souvent préférer, à l’âge
adulte, les littératures qui l’éloignent symboliquement de sa culture
d’origine. C’est certainement dès l’adolescente que Yourcenar
considèrera la lecture comme un voyage au-delà des frontières, des
langues et des cultures. Les poèmes de D’Annunzio, de Tagore et de
Maeterlinck, lus très tôt, ne sont donc que les premières étapes qui
marquent le compagnonnage de Yourcenar avec la poésie d’hier et
d’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs. Des étapes déterminantes pour
l’avenir du jeune écrivain.

63
QE, p. 1346.
Page laissée blanche intentionnellement
II
LES LECTURES DE LA MATURITÉ

Marguerite Yourcenar, lectrice de poésie

La passion de lire qui a caractérisé la jeunesse de Marguerite


Yourcenar ne l’a jamais quittée. Celle de la poésie non plus. Toute sa
vie, l’écrivain entretiendra une relation privilégiée avec les poètes de
tous les temps et de tous les pays. Constamment, elle retournera à la
lecture des poètes chéris dès l’enfance, ira à la découverte de
nouveaux territoires poétiques, reviendra au poème comme à la forme
primordiale et première de son enchantement littéraire.
Dans ce chapitre qui témoigne de l’extraordinaire curiosité de
Yourcenar en matière de poésie, nous examinerons d’abord le
domaine poétique français. Nous constaterons combien sont vastes ses
lectures et ses connaissances. Elles représentent une véritable
anthologie du bon vers français du Moyen Âge à la fin du XIXe siècle.
Il n’est pas exagéré d’avancer qu’elle a tout lu ou presque du
patrimoine poétique français qui va de François Villon à Arthur
Rimbaud.
Nous savons ce que sa formation littéraire doit à cette
connaissance érudite et sensible de la grande poésie. Alors que dès
l’enfance et l’adolescence, Marguerite Yourcenar a été en contact avec
les grandes œuvres poétiques des siècles passés, les années de
maturité ne feront que renforcer et approfondir cette fréquentation
constante des poètes dont elle aimait se remémorer, réciter ou citer des
vers. Certains l’ont accompagnée toute sa vie. En 1964, elle répond au
traditionnel « Questionnaire de Marcel Proust ». À la question « vos
poètes préférés ? », elle donne la réponse suivante :

À y réfléchir, j’aime et surtout je connais des poèmes ou des


fragments de poèmes plutôt que l’œuvre de tel ou tel poète
considérée dans son entier et je crois bien que la plupart des
amateurs de poésie sont dans mon cas. Poèmes grecs et poèmes
extrême-orientaux surtout, poètes étrangers anciens et modernes,
lus dans le texte ou devinés à travers des traductions ; et il est peu
de nos poètes français dont je ne sache pas par cœur
d’innombrables fragments, mais rarement, et je le regrette, une
46 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

pièce entière. De tels fragments finissent par devenir des textes


quasi sacrés, des mantras qu’on se récite tantôt pour s’endormir ou
pour charmer les heures d’insomnie, tantôt pour reprendre
possession de soi-même.1

En quelques lignes l’écrivain trace l’itinéraire de ses lectures


poétiques qu’il est essentiel de détailler pour comprendre son
cheminement littéraire. Se comptant parmi les simples amateurs de
poésie, Yourcenar avoue une fréquentation familière et désordonnée
de la poésie qui est celle du cœur. Elle aborde les poètes sans
préjugés, au hasard de ses lectures et de ses explorations des grands
textes français, cueillant ici un beau vers de Philippe Desportes ou un
quatrain de Nostradamus que le familier de son œuvre retrouvera,
parfois déformé, dans un de ses livres. Ailleurs, elle s’imprègne d’un
poème de Rimbaud ou de Victor Hugo qui lui inspireront l’un et
l’autre, des années après, le titre d’un livre ou d’un essai.
Si elle lit avant tout par plaisir, pour s’enrichir et voyager au
cœur de la grande poésie de tous les temps, elle étudie également les
poètes pour des raisons professionnelles. Pour nourrir la réflexion
théorique qui accompagne ses activités de traductrice et de critique de
poésie. Mais aussi durant la période où elle a enseigné la littérature et
la civilisation françaises aux États-Unis2, afin d’alimenter la matière
de ses cours. Le Sarah Lawrence College, un établissement plutôt
libéral où la direction expérimentait volontiers de nouvelles méthodes
pédagogiques, lui a permis d’enseigner avec une grande liberté quant
au contenu de ses cours. Elle avait choisi d’enseigner le français à
partir du théâtre et de la poésie, proposant par ailleurs dans ses cours
de civilisation française, des exposés sur le roman historique,
l’épopée, la satire dans la littérature française mais aussi le
surréalisme. Elle enseignait également l’italien, toujours à partir du
théâtre et de la poésie.3

1
« M. Yourcenar répond au questionnaire de Marcel Proust », Livres de France, n° 5,
mai 1964, p. 12-13.
2
M. Yourcenar a enseigné le français bénévolement au Hartford Junior College en
1941. Elle a ensuite obtenu un poste d’enseignante à mi-temps au Sarah Lawrence
College, à Bronxville, au nord de New York où elle a exercé de 1942 à 1949 et
quelques mois en 1952.
3
Sur M. Yourcenar, enseignante, voir J. SAVIGNEAU, Marguerite Yourcenar.
L’invention d’une vie, op. cit., p. 173-179.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 47

C’est bien par choix que Yourcenar met la poésie au centre de


son enseignement qui n’avait rien d’académique mais était plutôt
guidé par sa passion des poètes qu’elle avait envie de partager avec de
jeunes esprits dont elle allait souvent souligner l’apathie, le manque de
culture et de curiosité intellectuelle. C’est également par affinités
personnelles avec la poésie qu’elle a souvent traité ce thème au cours
des nombreuses conférences ou causeries radiophoniques qui ont
jalonné sa carrière littéraire. Parmi ses thèmes de prédilection (le
roman et l’histoire, la statuaire grecque…), plusieurs concernent la
poésie. En 1955, lorsqu’on lui propose de donner, à la Radio Diffusion
Française, une série d’entretiens sur un sujet de son choix, elle opte
pour : « Le monde grec dans la poésie française du XVIIe à nos
jours »4. L’année suivante, elle propose comme thème pour une
conférence à Paris, « la poésie moderne et la poésie traditionnelle »5.
On peut raisonnablement affirmer que ses cours de littérature
et ses conférences grand public se nourrissent largement de son
érudition et de ses lectures poétiques personnelles. Mais il est tout
aussi probable que Yourcenar a parfois orienté ses propres lectures et
recherches en fonction des thèmes de son enseignement et de ses
causeries littéraires. Cette volonté constante de vulgarisation et de
communication se retrouve dans ses activités d’essayiste, et surtout,
de traductrice. Elle lisait, certes, les poètes pour son propre plaisir,
mais aussi pour partager avec le plus grand nombre leur message, leur
enseignement et surtout leur ivresse.

Cette familiarité érudite avec les voix de la grande poésie


française est visible partout dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar.
Elle a laissé des traces dans ses romans, son théâtre, ses essais et
naturellement sa poésie. Il n’est pas un chapitre de la plupart de ses
livres qui ne fasse mention, de façon directe ou non, d’un poète, d’un
vers fameux ou inconnu, d’une atmosphère poétique, d’un mouvement
littéraire précis. Son œuvre tout entière porte les traces des lectures
poétiques de son auteur. Plus que de simples marques de culture ou
des références savantes plaquées sur tel ou tel passage de Mémoires
d’Hadrien ou de Denier du rêve, ces véritables « sédiments »
nourrissent l’œuvre de multiples correspondances et d’échos

4
Voir lettre à Charles Orengo, 28 octobre 1955, Fonds Yourcenar.
5
Voir lettre à Charles Orengo, 8 novembre 1956, Fonds Yourcenar.
48 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

singuliers. Ils se retrouvent donc, comme à l’état de fossiles, dans ses


textes littéraires mais aussi, ses entretiens, sa correspondance, ses
notes diverses… L’étude de la foisonnante activité de lectrice de
poésie de Yourcenar permet de dresser une sorte de cartographie
liminaire de ses lectures poétiques du XIIe au XIXe siècle.

Des livres et des traces…

Dans les milliers de pages écrites par Yourcenar, mais aussi


ses nombreux entretiens, nous suivons, comme en filigrane, son
propre voyage au cœur de la poésie française. Nous devinons qu’elle a
été touchée par « [l’] amère et limpide douceur de l’amour [qui] coule
dans Racine comme dans Marie de France »6. Nous apprenons que,
pour elle, la poésie de la fin du Moyen Âge7, en particulier celle de
François Villon8 et de Charles d’Orléans, « est peut-être la plus
réaliste et la plus exquise que nous ait donnée la France. »9. La poésie
du XVIe représente, elle aussi, un grand réservoir d’émotions pour la
lectrice curieuse de connaître le moindre joyau de la poésie
d’expression française à travers les siècles. D’une épigramme de
Clément Marot « célébrant [l’] intrépidité à l’heure du gibet »10 du
grand Semblançay, aux sonnets de Rémi Belleau11 ou à ceux, plus
cryptiques, de Maurice Scève12, elle fait fréquemment référence à la

6
« Mythologie grecque et mythologie de la Grèce », PE, p. 442.
7
Dans un entretien réalisé en 1987, l’année de sa mort, M. Yourcenar affirme qu’elle
se sent des affinités particulières avec le « Moyen Âge français bien plus » qu’avec les
romantiques ou Baudelaire, comme lui suggère son interlocutrice. Voir « Une
interview de Marguerite Yourcenar », entretien avec Shusha Guppy, The Paris
Review, printemps 1988. PV, p. 393.
8
M. Yourcenar est très sensible aux vers de l’un des premiers poètes français
modernes. Dans ses « Carnets de notes, 1942-1948 », elle rapproche quelques-uns des
vers de Villon de ceux d’un « initié grec dans l’un des plus purs poèmes qu’ait jamais
inspirés la mort », PE, p. 526. Ailleurs, elle décèle dans la ferveur brutale des Negro
Spirituals, « quelque chose de l’émotion nue de Villon », FP, p. 39.
9
« La Bienveillance singulière de M. Yourcenar », entretien avec Josyane Savigneau,
Le Monde, 7 décembre 1984. PV, p. 316.
10
« Ah, mon beau château », SBI, p. 39.
11
Ibid, p. 45.
12
« Lycophron et la poésie cryptique », CL, p. 359.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 49

poésie de la Renaissance13 dont elle apprécie « les complexes poèmes


à forme fixe » qu’elle compare au labyrinthe végétal que fit édifier
Diane de Poitiers en son domaine de Chenonceaux14. Ce que
Yourcenar retient de Joachim Du Bellay, c’est l’auteur des Regrets et
des Antiquités de Rome, publiés après son retour d’Italie, recueils de
sonnets pleins de nostalgie grave, de désillusion sur la grandeur passée
de Rome mais aussi réflexion sur l’écoulement du temps et la poétique
préromantique des ruines, qui trouve de multiples échos dans l’œuvre
de Yourcenar. Dans son essai sur Piranèse, elle salue, en effet, en Du
Bellay, « l’un des premiers poètes à célébrer sur place la majesté des
ruines de Rome. »15 Dans une conférence prononcée à l’Institut
français de Tokyo le 26 octobre 1982, elle revient sur « Du Bellay qui
a laissé des ruines de Rome les plus nobles descriptions possibles. Cet
homme qui n’aimait pas beaucoup les voyages […] a senti sur place la
présence du temps antique comme l’allait plus tard faire Piranèse. Par
contre, ses sonnets satiriques sur Venise et sur la Rome de son époque
ne portent aucune trace des beautés de Venise ni de celles de la Rome
des papes. »16 Elle a également lu, dès son plus jeune âge, Philippe
Desportes, le protégé d’Henri III, dont elle imagine la veuve, Louise
de Lorraine, recluse à Chenonceaux, feuilletant « un recueil de vers de
Desportes, qui avait été le poète de cour d’Henri III, et relis[an]t
l’étrange sonnet où il est question de fantômes désespérés rôdant
autour de la tombe où une mort violente les a couchés. »17 Elle a goûté
très tôt la simplicité et la clarté du style et de la langue de cet ami et
rival de Ronsard, sous le patronage duquel elle a mis son premier livre
en inscrivant, en exergue du Jardin des chimères, trois de ses vers
évoquant le tragique destin d’Icare.
Chez Ronsard enfin, qu’elle oppose justement à Agrippa
d’Aubigné, elle apprécie le virtuose de la rime qui, avec les autres
membres de la fertile Pléiade, a renouvelé le vers français, en
révolutionnant la poésie de son temps par un « style à part, sens à part,
œuvre à part »18, comme il se définissait lui-même. Elle a peut-être été

13
N’oublions pas que cette époque est celle de L’Œuvre au noir, roman tout imprégné
de la littérature de la Renaissance et en particulier de la poésie.
14
« Ah, mon beau château », SBI, p. 45.
15
« Le Cerveau noir de Piranèse », SBI, p. 87.
16
« Voyages dans l’espace et voyages dans le temps », TP, p. 697.
17
« Ah, mon beau château », SBI p. 61.
18
Pierre de RONSARD, « Préface » aux Quatre premiers livres des odes (1550).
50 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

sensible à l’héritier s’inspirant de la grande poésie antique et à l’auteur


des Odes pindariques en particulier. Nous savons, en tout cas, avec
certitude que Yourcenar a été particulièrement sensible à un vers de
Ronsard : « Portant un gentil cœur dedans un petit corps ». Elle le fit,
en effet, graver sur la pierre tombale de sa chienne Valentine, dans le
jardin de Petite Plaisance19 à côté de celle des deux autres chiens
chéris. Cet exemple, qui peut paraître anodin, montre bien comment la
poésie s’inscrit, de manière familière, intime et quasi quotidienne dans
la vie de l’écrivain.
En matière de poésie, le XVIIe c’est avant tout La Fontaine,
dont elle a loué « la beauté rythmique du vers »20, qui compte.
Analysant un tableau de Poussin, Vénus et Adonis, elle note que la
représentation picturale « a bien le même charme nonchalant, la même
grâce plus belle encore que la beauté que La Fontaine prêtait à la
déesse amoureuse. »21 Dans le même texte, fidèle à la pensée
analogique qu’elle adopte dans la plupart de ses essais, Yourcenar
opère, pour aborder les chefs-d’œuvre de Poussin, un va-et-vient
incessant entre peinture et poésie. Elle voit, par exemple, dans la
représentation de Marie de La Sainte Famille Whitcomb, une
Andromaque « ou la Sabine de Corneille, si Sabine avait eu un fils »22.
Quant à la Crucifixion, « l’une des plus pures et des plus abstraites
images du cataclysme divin, Poussin nous offre de la mort du Christ
l’image que devaient s’en faire, dans la pièce de Corneille, Polyeucte
mené au supplice, ou Pauline convertie. »23 Pourtant au jeu des
équivalences entre les peintres et les écrivains auquel s’est prêtée pour
elle-même Yourcenar, ce n’est pas à Poussin qu’elle associe Corneille,
mais au peintre italien Signorelli dont elle précise dans un ajout
autographe qu’il est « moins beau pourtant »24. Il n’en demeure pas
moins qu’avec l’inimitable et indépassable Racine, Corneille est pour
l’écrivain le plus chéri des poètes dramatiques du XVIIe siècle, « l’un
des plus grands, des plus audacieux, et au fond des plus inconnus,

19
Voir Yvon BERNIER, « Les Tombes », Petite Plaisance, Northeast Harbor, Petite
Plaisance Trust, s. d., p. 32.
20
YO, p. 59.
21
« Une exposition Poussin à New York », PE, p. 469-470.
22
Ibid., p. 469.
23
Ibid., p. 470.
24
« Littérature française (pour aider l’imagination) », S II, p. 207.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 51

dramaturges de notre langue… »25, ainsi qu’elle l’écrit à son ami Jean
Schlumberger. Dans son anthologie de la poésie grecque ancienne, La
Couronne et la lyre, elle rapproche les sensuelles épigrammes
amoureuses d’un Paul le Silentiaire, des « jouissances, tantôt brutales,
tantôt alambiquées, des poètes français du XVIIe siècle. »26 Elle fait de
Boileau un des annonciateurs des romantiques en matière de richesse
de la rime et de diversité du vocabulaire27. À la fin de sa vie, parmi les
autres poètes du XVIIe qui l’ont marquée, elle avance le nom du très
oublié et atypique François Maynard, émule de Malherbe connu pour
ses stances amoureuses et ses recueils licencieux. Elle se souvient
surtout d’un poème, « La Belle Vieille »28. Cet exemple témoigne du
goût de Yourcenar pour les petits maîtres, les oubliés des premiers
rangs, poètes qu’elle lit pour y trouver autre chose que ce que
l’héritage « officiel » des lettres dispose sur le premier rayon de nos
bibliothèques. Ceci est particulièrement vrai en ce qui concerne la
poésie du Moyen Âge, de la Renaissance et du XVIIe siècle.
C’est encore un peu vrai quand elle aborde les lectures
poétiques du XVIIIe qui, au-delà de la figure dominante d’André
Chénier, sont surtout riches de poètes « mineurs », dont les œuvres ont
parfois pour elle un intérêt plus historique ou sociologique
qu’esthétique. Ce qu’elle apprécie dans la poésie du siècle des
Lumières, c’est « cette grâce incisive qui est caractéristique du XVIIIe
siècle »29, qu’elle débusque dans un quatrain de Voltaire. Ailleurs, elle
évoque avec malice Rousseau, non pas Jean-Jacques, le philosophe,
mais Jean-Baptiste, « célèbre celui-là pour des poésies religieuses et
d’agréables épigrammes grivoises. »30
Le XIXe siècle, si riche en révélations et révolutions
poétiques, est également le grand siècle de la poésie pour Marguerite
Yourcenar. C’est la période littéraire avec laquelle elle semble avoir le
plus d’affinités, comme en témoigne les innombrables références à

25
Lettre à Jean Schlumberger, 20 février 1962, dans laquelle elle précise à son
correspondant qu’elle a beaucoup aimé son livre Plaisir à Corneille, « relu tout entier
pour la troisième fois. », L p. 164.
26
CL, p. 476.
27
Voir « La bienveillance singulière de M. Yourcenar », op. cit., PV, p. 316.
28
Voir « Une interview de M. Yourcenar », op. cit., PV, p. 393. Dans une note,
Maurice Delcroix précise que « "La Belle vieille" est un poème conventionnel où un
vieillard presse une veuve de "donner de beaux jours à [ses] derniers hyvers" ».
29
CL, p. 447.
30
« Ah, mon beau château », SBI, p. 66.
52 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Hugo, Verlaine, Rimbaud… qui émaillent ses écrits les plus divers et
certains des entretiens où elle s’exprime sur ses goûts en matière de
poésie française. Les poètes du siècle qui précède le sien sont, en
effet, de constants référents dans son œuvre et dans sa vie. Une lettre
écrite en 1977 à une amie témoigne de cette proximité quasi naturelle
avec certains grands poètes du XIXe siècle qui ont souvent
accompagné ses pensées et ses rêveries. Faisant le récit d’une croisière
en Alaska qu’elle vient d’effectuer, elle propose, par la même
occasion, à sa lectrice, un voyage improvisé au cœur de la poésie
qu’elle préfère :

Comment parler de la beauté de ces immenses paysages encore


quasi inviolés (pour combien de temps ?). En parcourant cet
archipel d’îles et de promontoires surmontés de glaciers, et où le
plus souvent la forêt descend jusqu’au ras de l’eau, je me suis
souvent dit que c’était proprement indescriptible, et que seules les
visions des poètes offraient çà et là un équivalent (Rimbaud : J’ai
vu des archipels sidéraux, et des îles… ; Vigny : Libre comme la
mer au bord des sombres îles… Les grands pays muets… ; toute
la fin du Voyage de Baudelaire, moins le dernier vers, qui m’irrite
toujours31 ; et Hugo, chez qui il s’agit moins d’un vers ou même
d’un poème en particulier que du sens de la mer dans toute
l’œuvre). Ceux-là ont vu, même ceux qui n’ont pas vu avec leurs
yeux de chair.32

Ce fragment de littérature de l’intime est riche de multiples


informations. Il confirme, s’il en était besoin, ce contact privilégié de
Yourcenar avec la poésie qui trouve des résonances profondes dans
chacun des actes et le moindre de ses écrits publics ou privés. Il
montre combien elle fait avant tout confiance à ces visionnaires que
sont les poètes, pour dire la beauté secrète du monde. En quatre noms
(Rimbaud, Vigny, Baudelaire, Hugo), elle délimite, d’une certaine
manière, ce qu’elle considère comme les poètes majeurs du XIXe
siècle.
Parmi ses préférences figurent, en effet, « certains
romantiques »33 dont elle souligne, dans son essai sur « Les Tragiques

31
Le dernier vers du poème le « Voyage » est : « Au fond de l’inconnu pour trouver
du nouveau ».
32
Lettre à Jeanne Carayon, 6 juillet 1977, L, p. 552.
33
« Une interview de M. Yourcenar », op. cit., PV, p. 393.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 53

d’Agrippa d’Aubigné »34, qu’ils ont été les grands découvreurs de la


poésie de la Renaissance qu’elle apprécie tant. Dans le même texte,
elle évoque « les hauteurs sévères de Vigny »35 dont elle résume, dans
un autre essai, la vision de la vie comme « un espace lumineux entre
deux ombres infinies »36. Nous savons également qu’elle apprécie
« certains poèmes de Nerval »37. En 1979, elle lit d’ailleurs, dans
l’émission Radioscopie qui lui est consacrée, son poème « Vers
dorés »38 pour illustrer le thème alchimique dans son roman L’Œuvre
au noir. « En choisissant de réciter ce poème de Gérard de Nerval,
Yourcenar a voulu faire plus qu’illustrer sa pensée. Elle a donné aux
auditeurs de l’émission ce poème comme un signe à mettre
rétrospectivement en relation avec son œuvre : elle s’est inscrite
d’elle-même dans la lignée d’auteurs littéraires et d’artistes à laquelle
appartient Gérard de Nerval »39 avance Catherine Golieth.
Mais pour Yourcenar, Nerval est aussi – et peut-être surtout –
le grand traducteur de Goethe : « c’est en feuilletant le petit texte de la
traduction de Gérard de Nerval […] que l’on se rend le mieux compte
que Faust n’est pas seulement l’un des plus grands poèmes de
l’humanité, mais l’un des plus pathétiques, l’un des plus simples »40.
Autre traducteur célèbre par l’intermédiaire duquel elle se familiarisa
dans sa jeunesse avec certains textes de la Grèce antique, Leconte de
Lisle n’a guère la faveur de la lectrice exigeante qu’elle est devenue.
Dans un texte de 1943, revu en 1971, elle s’insurge contre « l’erreur
des poètes archéologues, à la façon de Leconte de Lisle »41 qui ont
réinventé, à travers leurs poèmes et leurs adaptations des grands textes
grecs anciens, une mythologie pittoresque et exotique, pour satisfaire
les modes du temps. Elle apprécie à peine plus « ce virtuose-

34
Voir SBI, p. 34.
35
Ibid., p. 35.
36
« Sur quelques lignes de Bède le Vénérable », TGS, p. 279.
37
Radioscopie Marguerite Yourcenar, entretien avec Jacques Chancel, Monaco,
Éditions du Rocher, 1999, p. 41.
38
Remarquons que ce sonnet de Nerval, extrait des Chimères, figure dans le « Cahier
de poèmes copiés par Michel » afin d’initier sa fille aux charmes de la grande poésie,
initiation paternelle qui marqua durablement ses goûts poétiques.
39
« Écriture et alchimie dans L’Œuvre au noir », Bulletin de la SIEY, n° 19, décembre
1998, p. 100.
40
« Faust 1936 », PE, p. 510.
41
« Mythologie grecque et mythologie de la Grèce », ibid., p. 440.
54 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

fantaisiste que fut Banville »42 dont elle ne sauve qu’un seul poème
« au sujet d’un clown lancé en plein ciel »43. Elle reconnaît, en fait,
qu’il existe bien un écho du « Saut du tremplin » dans l’écriture de
« Sappho ou le suicide », l’un des poèmes en prose de Feux, texte
imprégné d’une ambiance circassienne aux accents de cabaret et de
music-hall.
Les vers de Musset que Yourcenar garde en mémoire sont
intimement associés à ses parents qui les appréciaient. On se souvient
que son père lisait Rolla à ses camarades pendant son service militaire,
œuvre dont il a recopié le prologue dans le cahier de poésie qu’il a
légué à sa fille. Mais l’écrivain romantique est surtout associé dans
l’esprit de Yourcenar à la mort de sa mère que quelques-uns des vers
de Musset semblent annoncer presque cryptiquement. Racontant, dans
Souvenirs pieux, le jour de l’accouchement de Fernande, Yourcenar se
souvient que le bâtiment communal où son père va déclarer sa
naissance « avait été quelque cinquante ans plus tôt la résidence des
champs de la Malibran, l’illustre cantatrice dont la mort prématurée
inspira à Musset un poème que Fernande et lui [Michel de C***]
aimaient et s’étaient plus d’une fois récité l’un à l’autre (Sans doute il
est trop tard pour parler encor d’elle ;/ Depuis qu’elle n’est plus
quinze jours sont passés…) »44.
Alors que l’auteur vient de naître et que sa mère sombre dans
la fièvre puerpérale qui l’emportera dix jours plus tard, la
mémorialiste en appelle aux poignantes « Stances à la Malibran » pour
évoquer le bonheur passé de ses parents sous la patronage poétique de
Musset et l’épilogue de la mort, elle aussi prématurée, de Fernande.
La suite du récit confirme cette volonté de l’auteur, qui cite à nouveau
les vers de Musset après avoir écrit : « Une quinzaine environ après la
mort de Fernande ». 45 En un subtil procédé littéraire fait de vers
répétés comme en écho, l’image de la mère défunte se superpose à
celle de la Malibran, chantée de manière si émouvante par Musset46.

42
« Préface », F, p. 1050.
43
Il s’agit du poème « Le Saut du tremplin » (Odes funambulesques, 1857).
44
SP, p. 726. Il s’agit des deux premiers vers de la première des vingt-sept stances à
la Malibran (Poésies Nouvelles).
45
Ibid, p. 741.
46
M. Yourcenar a également évoqué la célèbre cantatrice dans un de ses poèmes de
jeunesse, « Laeken (Cimetière royal) », où elle est associée cette fois-ci à la mort du
père, qui repose dans le même cimetière que la célèbre cantatrice.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 55

Théophile Gautier est, lui, associé comme Vigny aux gravures


romaines de Piranèse. Les représentations graphiques de « la Colonne
antonine et la Colonne trajane rappellent irrésistiblement, dans cette
œuvre pourtant si apparemment dépourvue d’érotisme, tel vers
délirant de Théophile Gautier sur la colonne Vendôme »47. Plus loin,
Yourcenar poursuit sa rêverie piranésienne aux côtés de l’auteur
d’Émaux et camées, rappelant un de ses souhaits en rapport avec
l’œuvre du graveur italien : « Théophile Gautier aurait voulu voir
jouer Hamlet dans un décor tiré des Prisons, ce en quoi il était à la fois
très en retard et très en avance sur les idées de décoration théâtrale de
son siècle. »48
D’autres poètes du XIXe passent comme des ombres dans
l’œuvre de Marguerite Yourcenar : Lamartine mais aussi Verlaine
associé à Oscar Wilde et à sa génération qui « a cru presque
naïvement que les magies du plaisir se raccordaient à celles du
péché »49, Mallarmé de manière très discrète50, et même les poèmes
d’Albert Samain que deux personnages de Quoi ? L’Éternité
« s’accordent d’ailleurs à trouver fades », lui préférant « les Romances
sans paroles et Sagesse du Pauvre Lelian dont tous deux font leurs
délices »51.

Du Moyen Âge au XIXe siècle, les poètes français et leurs


œuvres les plus marquantes occupent donc une place naturelle dans
nombre de textes de Yourcenar. Non seulement l’écrivain fait preuve
d’une grande connaissance de l’histoire de la poésie française mais il
fait des poètes les témoins ou les interlocuteurs privilégiés chargés de
prolonger ou de nuancer la pensée de l’essayiste ou l’émotion de la
lectrice. Force est de constater que c’est souvent du côté des poètes
que Yourcenar va rechercher des échos à sa propre sensibilité. Ils
fonctionnent parfois comme des miroirs qui reflètent ce qu’elle ne
parvient pas à exprimer avec ses propres mots. Davantage que les
romanciers ou les auteurs de théâtre, les poètes accompagnent sa vie et
son œuvre. Sa bibliothèque est d’ailleurs un des lieux de rencontres les

47
« Le cerveau noir de Piranèse », SBI, p. 85.
48
Ibid. p. 105.
49
« Wilde rue des Beaux Arts », PE, p. 501.
50
M. Yourcenar évoque notamment, les « miroirs mallarméens » dans un texte de
1929, « L’improvisation sur Innsbruck ». PE, p. 454.
51
QE, p. 1242.
56 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

plus riches mais aussi les plus secrets entre l’écrivain et la poésie. Son
examen permet de mesurer l’importance qu’elle a eue tout au long de
son existence et de deviner les voies qu’elle a empruntées pour
atteindre le cœur de la vie et de l’œuvre de Marguerite Yourcenar.

La poésie dans la bibliothèque de Yourcenar

Présentation générale et « mode d’emploi »

La bibliothèque de Marguerite Yourcenar, conservée en l’état


à Petite Plaisance, sa maison de l’île des Monts-Déserts (Maine) aux
États-Unis, contient 6876 volumes52. Un chiffre relativement
important comparé à la bibliothèque personnelle d’autres écrivains du
XXe siècle : celle de Paul Valéry, par exemple, contenait entre 1500 et
2000 ouvrages ; celle de Jean Cocteau, à Milly-la-forêt, abritait 5000
documents environ ; celle d’André Breton 3500 ouvrages ; celle de
Robert Pinget ne contenait guère plus d’un millier de volumes53. Petite
Plaisance, la résidence principale de l’écrivain de 1950 à sa mort, en
1987, est, en effet, avant tout la maison des livres, qui tapissent la
plupart de ses murs. La passion des livres et de la lecture explique, en
grande partie, le nombre élevé de documents conservés, parfois depuis
l’enfance, par Yourcenar. Ce nombre s’explique également par
l’isolement géographique de l’écrivain, sur une petite île nord-
américaine où il lui était parfois difficile d’avoir accès, dans les
bibliothèques locales, à un certain nombre d’ouvrages, français en
particulier. Il convient également de noter que la bibliothèque de
Petite Plaisance est commune à Marguerite Yourcenar et à sa
compagne et collaboratrice Grace Frick, comme l’atteste l’ex-libris
comportant leurs deux noms, dessiné par leur ami Pierre Monteret,
apposé sur un certain nombre de livres. Nous savons qu’un certain

52
Voir Yvon BERNIER, Inventaire de la bibliothèque de Marguerite Yourcenar,
op.cit.
53
Sources : Daniel FERRER, Paolo D’IORIO [dir.], Bibliothèques d’écrivains, CNRS
éditions, coll. « Textes et manuscrits », 2001, 255 p. pour P. Valéry et R. Pinget ;
Bibliothèque historique de la ville de Paris pour J. Cocteau ; Élisabeth LEBOVICI,
« Les Splendeurs de Breton à vendre », Libération, 6 novembre 2002, p. 34, pour
Breton.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 57

nombre d’ouvrages, souvent en langue anglaise, appartenaient


spécifiquement à Grace Frick54. D’autres témoignent d’intérêts
communs aux deux femmes. D’autres encore appartiennent au
domaine quasi exclusif de Yourcenar. Un examen minutieux de
l’ensemble de la bibliothèque confirme la place prépondérante des
livres appartenant à Yourcenar qui en est le véritable maître d’œuvre.

Cette bibliothèque constituée au fil des ans n’est pas le fruit du


hasard ou de l’accumulation anarchique de documents. Elle est le
résultat d’un choix. Celui de conserver ou de bannir tel ou tel livre de
ses rayons, choix que Yourcenar exerçait, en particulier, à chaque
réception d’un livre envoyé par un écrivain ami, un admirateur, un
éditeur ou un traducteur. Nous savons que l’écrivain sélectionnait avec
soin les documents susceptibles d’entrer dans sa bibliothèque. Les
témoignages de son entourage montrent que Yourcenar jugeait très
vite de la qualité d’un livre envoyé par un auteur ou un éditeur. Elle en
lisait quelques pages seulement puis décidait de la destination du
volume qui pouvait se retrouver au panier ou au feu. Elle donnait
également des livres à ses amis de passage. Elle envoyait enfin ceux
qui lui semblaient le plus dignes d’intérêt au Fonds Yourcenar de la
Houghton Library (Harvard University) et à celui de la Hawthorne-
Longfellow Library du Bowdoin College (Brunswick, Maine). Les
livres qui réussissaient « l’examen de passage » reflètent donc, pour la
plupart, ses goûts, ses intérêts personnels, ses affinités et amitiés
intellectuelles, mais aussi ses voyages, ses rencontres et, dans certains
cas, la nostalgie d’une époque, d’une lecture de jeunesse ou d’un être
cher.
À la fois espace de mémoire, de connaissance, de plaisir et
d’affectivité, la bibliothèque de Yourcenar présente un intérêt
documentaire certain. Son étude permet d’analyser la part des
documents en rapport avec la poésie dans le vaste ensemble de ses
curiosités de lectrice. La connaissance de ces documents est, en effet,
un outil très utile pour mieux cerner la nature des lectures poétiques
qui ont été celles de l’écrivain au cours de sa vie. À travers les

54
Ces livres, parfois annotés de sa main ou marqués de son nom, ont souvent été
acquis alors que Grace Frick était étudiante, avant sa rencontre avec M. Yourcenar en
1937. La répartition géographique des livres dans la maison est un autre élément à
prendre en compte : Grace Frick avait, en effet, regroupé dans sa chambre les
ouvrages qui lui étaient le plus chers.
58 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

volumes de sa bibliothèque, nous parcourons des siècles de création


poétique, nous rencontrons des poètes de cultures et de traditions
poétiques différentes. Nous entrevoyons des affinités et des amitiés
durables avec certains poètes qu’elle admirait. Autant d’éléments qui
aident à mieux cerner la lectrice attentive de poésie qu’elle était.
Yourcenar est une lectrice active. Elle considère les volumes
de sa bibliothèque comme des interlocuteurs permanents, des amis
fidèles avec lesquels elle poursuit une conversation sans fin. Les livres
sont aussi pour elle des agents de renseignements, toujours disponibles
pour répondre à telle interrogation de l’auteur-lecteur. La bibliothèque
de Petite Plaisance témoigne de la manière de lire de son utilisatrice
principale qui s’approprie l’objet livre, dialogue avec lui en un va-et-
vient fait de multiples relectures55 qui peut se poursuivre pendant des
dizaines d’années. De nombreux ouvrages gardent en mémoire les
traces de ces diverses campagnes de lecture. Beaucoup de ses livres
sont abondamment annotés à la plume, au feutre, au crayon gris ou de
couleur. Yourcenar est une marginaliste : elle coche, note, commente,
corrige, s’exclame… sur les pages du livre lu 56. Ce corpus de signes,
plus ou moins lisibles, représente une masse d’informations, encore
quasi inexploitée. C’est donc dans un champ de recherche encore
largement en friche que nous pénétrons, en esquissant une analyse
génétique de la bibliothèque de Petite Plaisance qui rend compte de
certains modes d’assimilation de la lecture chez l’écrivain et devine,
55
En 1979, M. Yourcenar esquissait le portrait de ce qu’elle considère comme le
lecteur idéal, en une sorte d’autoportrait : « Le lecteur idéal est un homme ou une
femme qui relit, qui s’intéresse assez à un livre pour le relire avec attention et
chercher chaque fois des points de vue différents, des détails qui lui avaient échappé.
C’est le lecteur qui lit non seulement pour s’identifier […] mais au contraire pour
s’élargir, pour entrer dans des vies différentes, dans des domaines différents, pour en
savoir, en comprendre et peut-être en aimer un peu plus. », Radioscopie Marguerite
Yourcenar, entretien avec J. Chancel, 15 juin 1979, Cassettes Radio France/France
Inter/INA.
56
M. Yourcenar utilise un grand nombre de signes pour annoter ses livres : point,
tiret, croix, point d’interrogation ou d’exclamation… en marge du texte imprimé et
sur les pages de garde. Elle crible ainsi ses livres de signes divers, soulignant un
passage au trait continu, en pointillé ou d’une ligne ondulée. Elle encadre ou met entre
parenthèses certaines phrases ou fragments de texte. Elle marque également d’une
ligne verticale un ou plusieurs paragraphes et note ses observations et commentaires
dans tous les espaces libres de la page. Par ailleurs, étant bilingue, elle utilisait
essentiellement le français et l’anglais comme langues de prise de note, sans rapport
avec la langue du livre lu. Ainsi un ouvrage en anglais peut être annoté en français et
vice versa.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 59

dans certains cas, leur prolongement dans son écriture. Car, comme
l’écrit Daniel Ferrer : « ce que la bibliothèque de l’écrivain permet
d’intercepter et d’appréhender, c’est moins un savoir qu’une série de
relations – relations entre des esprits par l’intermédiaire de textes,
relations entre des textes par l’intermédiaire de manuscrits, relation
entre une écriture et son environnement. »57

Marguerite Yourcenar s’adonne à la lecture pour le plaisir.


Elle lit également pour écrire. Les livres qu’elle consulte servent à
alimenter sa réflexion, à lui fournir des éléments historiques,
sociologiques, littéraires… pour la rédaction d’un essai, d’un roman
ou d’une traduction. Une partie significative des ouvrages conservés
dans sa bibliothèque est aisément identifiable comme faisant partie de
la documentation ayant servi à l’écriture de Mémoires d’Hadrien, de
L’Œuvre au noir, des traductions de negro spirituals ou des poètes
grecs anciens, réunis dans La Couronne et la Lyre. Dans ces centaines
d’ouvrages, les marques de lectures sont nombreuses, systématiques.
Les notes griffonnées dans les marges sont autant d’indications qui
préparent et balisent le travail de rédaction à venir.
Mais plus passionnantes encore sont les marques de lecture
laissées par l’auteur dans des ouvrages qui ne concernent pas un projet
littéraire précis. Ces notes, parfois abondantes, inscrites en marge d’un
livre de poésie, d’un essai ou de la biographie d’un poète aimé, lu
pour le plaisir de la découverte ou de l’approfondissement, sont
encore plus révélatrices du lien intime qui unit Yourcenar et la poésie.
Ce n’est plus simplement l’écrivain au travail qui note pour se
souvenir dans le but d’une utilisation « rentable » de sa lecture dans
un de ses propres livres. C’est simplement la lectrice qui rêve. La
nuance est importante. Dans ce chapitre où nous dessinons la
silhouette de la lectrice de poésie, il est essentiel de cerner ces signes
intimes, résolument privés, que sont les notes inscrites en marge d’une
étude sur la poésie de Michaux ou d’un volume de la Pléiade d’André
Chénier. « Le livre est un champ clos où se joue un duel entre deux
esprits, celui de l’auteur et celui du lecteur »58, note Daniel Ferrer.
C’est également pour Yourcenar une chambre de solitude où elle
dialogue en toute liberté avec l’auteur qu’elle approuve, récuse, juge,

57
« Introduction », Bibliothèques d’écrivains, op. cit., p. 8. Les réflexions
développées dans ces pages doivent beaucoup à la lecture de cet ouvrage.
58
Ibid., p. 25.
60 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

corrige parfois, contredit souvent. En ce sens, la lecture peut prendre


des aspects de champs de bataille. Dans la plupart des cas toutefois,
les notes marginales sont des messages intimes qui nous informent sur
la réception privée qu’elle fait de ses lectures. Elle investit, en effet,
avec vigueur, ces espaces de liberté que sont pour tout lecteur les
pages d’un livre qui lui appartient.
« Dis-moi ce que tu lis, je te dirai qui tu es. » La formule
fameuse résume à merveille la propre démarche de Marguerite
Yourcenar qui a fait de l’étude de la bibliothèque de certains des
personnages de ses livres une méthode de travail, voire une
« recette », comme elle le précise dans la « Préface » de La Couronne
et la lyre : « reconstruire dans la mesure du possible la bibliothèque du
personnage qui nous occupe, ce qui est encore l’une des meilleures
manières de nous renseigner sur la sensibilité d’un homme du
passé. »59 Dans les « Carnets de notes » de Mémoires d’Hadrien, elle
notait déjà : « L’une des meilleures manières de recréer la pensée d’un
homme : reconstituer sa bibliothèque. »60 La méthode yourcenarienne
qui considère la bibliothèque des personnages historiques ou fictifs de
son œuvre61 comme un des principaux lieux d’inscription de leur
personnalité, est en quelque sorte une autorisation implicite, sinon une
invitation faite au généticien pour « visiter » la propre bibliothèque de
l’écrivain dont on reconnaît la silhouette et même quelques traits de
caractère à travers les rayonnages de Petite Plaisance. Car, si l’on en
croit Primo Lévi, les lectures d’un écrivain, ses goûts et dégoûts
littéraires, sont « une façon différente de dire Je »62. Le grand lecteur
et théoricien de la lecture, Alberto Manguel, traducteur de plusieurs
livres de Marguerite Yourcenar en anglais, considère, lui, la
bibliothèque comme l’autoportrait de la personne à laquelle elle
appartient63. La bibliothèque de Petite Plaisance pourrait alors se lire
comme l’autobiographie secrète et intime que Yourcenar a toujours

59
CL, p. 9-10.
60
OR, p. 524.
61
L’œuvre de M. Yourcenar est pleine de bibliothèques. Ses livres regorgent de
descriptions des bibliothèques de ses personnages ou d’énumérations des livres lus et
appréciés par ceux-ci.
62
Cité par Huguette BOUCHARDEAU, Une autre façon de dire Je. Voyage autour
de ma bibliothèque, Flammarion, 1999, p. 166.
63
Alberto MANGUEL, « Une bibliothèque est un autoportrait », entretien avec
François Busnel, Lire, novembre 2004, p. 118.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 61

refusé d’écrire. Les livres qu’elle a aimés se chargeant de dire Je à sa


place.

La poésie d’expression française64

Une étude statistique permet de constater que parmi les livres


de poésie65 conservés à Petite Plaisance, ceux qui concernent celle en
langue française ne sont pas les plus nombreux. Ce déséquilibre
considérable s’explique en partie par la place prépondérante des
poètes antiques grecs et latins, mais aussi par l’intérêt marqué de
Yourcenar pour la poésie du monde entier et particulièrement pour
celle en langue anglaise, très largement représentée dans les rayons de
sa bibliothèque.

La poésie française du Moyen Âge est surtout représentée par


des recueils anthologiques et des ouvrages de vulgarisation, comme
ces Poèmes d’amour des XIIe et XIIIe siècles, présentés et traduits par
Emmanuelle Baumgartner et François Ferrand, dans une édition de
poche publiée en 1983 et envoyée par les anthologistes à Yourcenar.
Elle possédait également un Recueil de fabliaux, plus ancien, édité
dans une collection populaire au début du XXe siècle, La Renaissance
du livre, dont l’écrivain possède de nombreux ouvrages. Elle a
également conservé, sans qu’il soit coupé, La Poésie en France au
Moyen-Âge, de Gustave Cohen (1951), qui comporte un envoi de
l’auteur. En revanche, quelques passages annotés attestent de la
lecture attentive du livre de Remy de Gourmont, Le Latin mystique.
Les Poètes de l’antiphonaire et la symbolique au Moyen-Âge. Publié
au Mercure de France en 1892, ce volume est de ceux acquis dans les
années 1920-1930 et qui ont accompagné Yourcenar toute sa vie dans
ses différentes demeures européennes puis américaines. French
Mediaeval Romances. From the Lays of Marie de France, une
anthologie de vers du Moyen Âge français, appartenait à Grace Frick.
Enfin, la bibliothèque poétique médiévale de Marguerite Yourcenar

64
Pour les références bibliographiques complètes des livres cités dans les pages qui
suivent, voir Yvon BERNIER, Inventaire de la bibliothèque de Marguerite
Yourcenar, op. cit.
65
Soit les recueils, essais, études diverses, biographies, anthologies, revues, plaquettes
hors commerce et autres articles épars consacrés à des poètes et/ou à la poésie.
62 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

comprend Aucassin et Nicolette, la célèbre chante-fable du XIIe siècle


mise en français moderne par Gustave Michaut, publiée dans une
autre collection populaire au début du XXe siècle, la Bibliothèque
miniature de Payot.

Avec le XVe siècle français, la poésie prend un aspect plus


individualisé. Trois figures dominent sur les rayons : François Villon,
Charles d’Orléans et Christine de Pisan. Nous avons déjà mentionné
l’intérêt de Yourcenar pour les deux premiers. Leur présence dans sa
bibliothèque le confirme. De Charles d’Orléans elle a conservé, sans
doute depuis sa jeunesse, Rondeaux choisis, publié en 1913, aux
éditions Sansot, dont elle a souligné quelques vers en rouge. Elle a
également légèrement annoté une biographie en anglais de l’auteur de
« La Complainte de France », Charles of Orleans. Prince and Poet,
publiée à New York en 1970. François Villon est, lui aussi, lu
indifféremment en français et en anglais66. Elle possède deux livres du
« poète vagabond », publiés au temps de son enfance et de sa
jeunesse : Œuvres, en 1914, à la Librairie ancienne Honoré Champion
et Poésies complètes, édité en 1931, par René Hilsum, éditeur de son
premier roman, Alexis ou le traité du vain combat. Une édition en
anglais, Poems, complète la collection des livres de François Villon.
Christine de Pisan est une autre figure poétique du XVe siècle chère à
Yourcenar. Le livre d’elle qu’elle a conservé, Un Carteron de
ballades, a été publié en 1921 par R. Chiberre, soit l’éditeur qui publia
l’année suivante Les Dieux ne sont pas morts. Il contient quelques
vers soulignés par la jeune lectrice. Une note manuscrite de Yourcenar
témoigne de la valeur, sans doute sentimentale, de ce petit volume,

66
Il convient de noter que la bibliothèque de Petite Plaisance contient un certain
nombre de livres de ou sur des poètes français en traduction anglaise. Certains
appartiennent à Grace Frick qui était bilingue. D’autres ont été lus par M. Yourcenar
qui les a parfois annotés. En particulier des essais et biographies de poètes célèbres
dont les deux femmes étaient de grandes lectrices. Ce regard d’érudits anglo-saxons
sur le patrimoine poétique français a sans doute attiré M. Yourcenar, curieuse de
confronter les cultures. Ces lectures répondent également chez elle au refus d’un
certain chauvinisme franco-français en matière de littérature qu’elle a régulièrement
dénoncé et dont elle s’est toujours tenue éloignée, comme en témoigne le contenu
résolument cosmopolite de sa bibliothèque de références. Enfin l’intérêt de l’écrivain
pour les questions de traduction explique également le fait qu’elle se plaît à
redécouvrir certains poètes français dans d’autres langues, en particulier l’anglais dont
elle partageait l’usage avec Grace Frick.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 63

vestige de ses lectures poétiques de jeunesse : « ex. mangé par des


souris à Paris entre 1939 et 1948 ».
L’éventail s’élargit encore quand on aborde le domaine de la
poésie du XVIe siècle, période du génie littéraire français à laquelle
Yourcenar est particulièrement attachée. On recense dix-neuf
ouvrages visitant les richesses poétiques de ce siècle, des grands aux
petits maîtres. Agrippa D’Aubigné, auquel elle a consacré un essai,
domine naturellement la sélection avec quatre ouvrages dont deux
éditions différentes des Tragiques légèrement annotées, qui lui ont
servi pour la rédaction de son étude sur « Les Tragiques d’Agrippa
D’Aubigné ». Elle possède également un exemplaire de ses Œuvres
dans la Pléiade ainsi que les Mémoires du poète dans une édition de
1854. Louise Labé est présente en français à travers les deux tomes de
ses Œuvres, dans une édition de 1887, mais aussi en anglais, Complete
Works, dans une traduction et une présentation effectuées par deux
universitaires américains, spécialistes de l’œuvre de Yourcenar, dont
ils ont traduit les poèmes, Edith R. Farrell et C. Frederick Farrell Jr.
Datant de 1986, l’année qui précède celle de la mort de l’auteur, cette
édition des poèmes de Louise Labé fait sans doute partie des derniers
livres que Yourcenar a tenu à conserver dans sa bibliothèque. Même si
l’exemplaire ne comporte pas d’envoi, nous pouvons raisonnablement
penser qu’il s’agit d’un livre envoyé par les traducteurs, avec lesquels
Yourcenar entretenait une relation épistolaire. Si l’écrivain possédait
les Œuvres de Malherbe dans la Pléiade publiées en 1971, c’est une
édition de 1874, Poésies complètes, qu’elle conservait depuis son
adolescence, période de sa découverte du poète, qui conserve des
traces de sa ou de ses lectures : des vers ou des poèmes entiers sont
marqués au crayon rouge. Les poèmes de Ronsard ont été abordés par
le biais de deux éditions du début du XXe siècle : Le Cabinet secret du
Parnasse. Ronsard et la Pléiade, et une édition des Amours dont la
jeune lectrice a souligné quelques vers. Yourcenar possédait
également une anthologie bilingue de poèmes de l’auteur du « Sonnet
de la mort de Marie » et des autres poètes de la Pléiade, Ronsard fra
gli astri della Pléiade, dans une édition établie par Maria Luisa
Spaziani, traductrice italienne de plusieurs livres de Yourcenar et amie
de celle-ci. L’ouvrage a rejoint les rayonnages de la bibliothèque en
1984, comme l’atteste l’envoi de la traductrice. De Du Bellay dont
nous savons qu’elle appréciait particulièrement les poèmes des
Regrets, elle possédait une édition de 1892 de sa célèbre Deffence et
64 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

illustration de la langue françoyse dont elle a souligné quelques


passages au crayon rouge, ainsi qu’une traduction en anglais des
Sonnets, extraits des Regrets, dans une édition new-yorkaise de 1972
qui n’atteignit la bibliothèque de Petite Plaisance qu’au début de 1980,
comme l’atteste l’envoi du traducteur. Dans le volume de la Pléiade
consacré aux Poètes du XVIe siècle qu’elle possédait, seuls les poèmes
des Regrets sont abondamment annotés de diverses marques difficiles
à expliciter dont de nombreux points noirs dans et à la fin de certains
vers. Outre cet ouvrage, la poésie du XVIe siècle est largement
représentée par des anthologies thématiques et autres recueils de
morceaux choisis que Yourcenar semble particulièrement apprécier.
Les Poètes de la Pléiade regroupe un choix de poèmes de Pontus de
Thyard, Joachim du Bellay, Rémy Belleau, Étienne Jodelle et J. A. de
Baïf. Certains de ces auteurs ainsi que d’autres (Pierre de Ronsard,
Maurice Scève, Agrippa D’Aubigné…) sont également présents dans
un essai d’Albert-Marie Schmidt, La Poésie scientifique en France au
seizième siècle, que Yourcenar a classé parmi les ouvrages qui lui ont
servi de documentation pour la rédaction de son roman L’Œuvre au
noir.
La poésie est pour la romancière une des sources de sa propre
inspiration littéraire. Les poètes marquants ou oubliés de l’époque
qu’elle décrit, que ce soit la Rome impériale d’Hadrien ou la
Renaissance de Zénon, lui servent souvent de repères culturels pour
caractériser un événement, un lieu, une mode ou un personnage. Cette
utilisation de la poésie comme matériau servant à la genèse d’un livre
est parfois visible, au cœur des volumes conservés dans sa
bibliothèque. Prenons, par exemple, la « vieille ritournelle » que siffle
Henri-Maximilien en quittant Zénon, à la fin du chapitre de L’Œuvre
au noir, intitulé « La Conversation à Innsbruck » :

Nous étions deux compagnons


Qui allions delà les monts.
67
Nous pensions faire grand chère…

L’examen de la bibliothèque de Yourcenar nous apprend


qu’elle a trouvé la chanson qu’elle prête à son personnage de poète-
soldat dans un recueil de Chansons populaires des XVe et XVIe siècles

67
ON, p. 658.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 65

avec leurs mélodies. Au début du volume, elle a écrit : « Voir chanson


XLVIII pour la chanson d’Henri Maximilien Innsbruck, p. 64-65. »
Pour restituer au mieux l’ambiance et la vérité de l’époque
décrite, la romancière est allée puiser parmi les trésors de la poésie
populaire de la Renaissance quelques vers qu’elle modifie
légèrement68 avant de les glisser entre les lèvres d’un personnage
inventé. Cet exemple, parmi d’autres, montre comment sa
bibliothèque poétique est porteuse d’écriture. Il nous permet de saisir
cet « espace transactionnel où interagissent livres et manuscrits, où
l’écriture en train de se faire s’articule sur le déjà-écrit »69, comme le
souligne Daniel Ferrer.
Le XVIIe siècle poétique français se résume presque
exclusivement à La Fontaine dont Yourcenar possède plusieurs
éditions dont l’une l’a accompagnée depuis son enfance. Il s’agit
d’une édition populaire de petit format, non datée, qu’elle a fait relier,
comme elle le fait pour certains documents fragiles qu’elle tient à
conserver. Le volume est une anthologie des plus célèbres poèmes de
La Fontaine publiés par les éditions Nilsson sous le titre Ses plus
belles Fables. L’intérêt que l’écrivain portait à ce petit volume est
probablement sentimental. Notons qu’elle ne l’a pas classé, avec ses
autres livres de La Fontaine, parmi la littérature du XVIIe siècle, mais
dans la bibliothèque de sa chambre, à la tête de son lit, parmi d’autres
documents auxquels elle semblait tenir particulièrement. Les trois
autres éditions des fables de La Fontaine conservées à Petite Plaisance
témoignent d’un intérêt marqué pour le célèbre fabuliste et de la
connaissance profonde que Yourcenar en avait. Deux éditions en
français, en particulier, conservent les marques d’une lecture attentive
et assidue. Le volume des Fables des éditions Lemerre publié en
1883, présenté et annoté par Anatole France, contient de nombreuses
traces de lectures. Dans la « Table alphabétique des fables », la
lectrice a marqué d’une croix à l’encre bleue certains poèmes qui

68
Le texte original de « La chanson d’Henri Maximilien » tel que reproduit dans
Chansons populaires des XVe et XVIe siècles avec leurs mélodies est le suivant :
« Nous estions trois compagnons
Qui allions de la les monts
Nous voulions faire grand chère… »
69
Bibliothèques d’écrivains, op. cit., p. 15.
66 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

l’intéressaient particulièrement70. Ailleurs, elle corrige une note


d’Anatole France qu’elle considère comme erronée. Au sujet du
poème « Daphnis et Alcimadure. Imitation de Théocrite », publié page
427, celui-ci précise : « Il n’y a rien de cela dans Théocrite », ce
qu’une lectrice aussi avisée que Marguerite Yourcenar ne peut
accepter. Une note à l’encre violette à la dernière page du livre rectifie
donc : « Il existe parfaitement dans Théocrite une idylle de ce genre
(p. XXIII), « L’Insensible » imitée d’assez loin par La Fontaine dans
son conte d’Alcimadure. » Ce genre d’annotations n’est pas rare dans
la bibliothèque de celle qui mène souvent une bataille de mots avec les
livres qu’elle lit, corrigeant un vers ou une traduction, contredisant
une affirmation de l’auteur, nuançant un avis ou exprimant le sien.
Dans un autre volume des Fables précédées de la vie d’F, elle s’est
contentée, comme elle le fait souvent, de cocher le texte de quelques
fables. Des mots traduits en anglais dans les marges donnent à penser
que Grace Frick s’est également plongée dans ce volume de La
Fontaine. Les deux femmes possédaient d’ailleurs la remarquable
traduction en anglais réalisée par le célèbre poète américain, Marianne
Moore, et publiée en 1954, The Fables of La Fontaine, traduction
devenue une référence aux États-Unis.
Parmi les autres poètes du XVIIe siècle, elle possédait un
volume de Boileau, Œuvres poétiques, également lu avec soin comme
en témoigne un certain nombre de vers soulignés au crayon rouge et
d’autres marqués d’un trait vertical rouge dans la marge de droite.
Notons également un volume de Théophile de Viau, salué en son
temps par Boileau, et dont Yourcenar appréciait sans doute ce
mélange de légèreté et de préciosité savante qui font le charme des
odes de La Maison de Sylvie et autres œuvres dont elle a marqué
quelques vers d’un point rouge.
Le domaine de la poésie française du XVIIIe siècle ressemble
à un désert dans la bibliothèque de Petite Plaisance, si l’on excepte le
monument que représente pour Yourcenar André Chénier que nous
aborderons plus loin. Nous n’avons recensé qu’un seul volume
consacré exclusivement à l’art poétique français de cette période : Les
Petits poètes du XVIIIe siècle, un recueil de morceaux choisis
comprenant des œuvres de Le Franc de Pompigan, Houdar de la

70
Il s’agit de « Le Vieux chat et la jeune souris » ; « Le Cochet, le chat et le
souriceau » ; « La Querelle des chiens et des chats et celle des chats et des souris » ;
« Les Souhaits ou la souris métamorphosée en fille ».
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 67

Motte, Bernis, Dorat… autant de noms que l’histoire littéraire a


souvent négligés et dont Yourcenar aimait à lire les vers désuets. Ils
lui permettaient de mieux comprendre les modes littéraires d’une
époque, les sensibilités humaines du passé qui s’illustrent, selon elle,
autant par les grands poètes sanctifiés par la postérité que par ces voix
oubliées qu’elle considère même parfois comme plus authentiques.
Cette curiosité pour les petits maîtres est visible à travers de nombreux
volumes dans sa bibliothèque. Pour la période qui nous concerne, nous
avons remarqué les deux tomes de Petits poètes français depuis
Malherbes jusqu’à nos jours, publiés en 1838 et 1839. Dans le tome I,
la lectrice a annoté plusieurs poèmes de Lebrun, l’inspirateur d’André
Chénier, ce qui explique sans doute en partie l’intérêt que lui porte
Yourcenar. Elle marque d’une croix au crayon plusieurs poèmes au
ton souvent badin, humoristique, voire sarcastique tels que « Sur une
dame poète », « Dialogue entre un pauvre poète et l’auteur », « Sur la
Harpe qui venait de parler du grand Corneille avec irrévérence »…
D’autres poèmes de Lebrun ont attiré son attention. Page 558, face à
deux distiques satiriques, « Au Bonhomme Huet » et « Sur les trois
noms de M de Flins », elle a inscrit au crayon dans la marge :
« (Mallarmé) » sans autre commentaire. Peut-être voyait-elle dans les
poèmes au style net et vigoureux de celui qu’on surnommait Lebrun-
Pindare un annonciateur de l’art mallarméen, à la fois tranchant,
concis et ironique.
Avec une cinquantaine de documents, la poésie du XIXe siècle
français est largement représentée dans la bibliothèque de Petite
Plaisance. Recueils, anthologies, œuvres complètes, biographies,
essais, numéros spéciaux de revues… balisent par leur diversité la
richesse littéraire d’un siècle dans lequel la jeune Marguerite
Yourcenar a largement puisé son inspiration. Son goût pour la poésie
du siècle de Hugo, Baudelaire, Rimbaud, Maurice de Guérin, autant
de voix poétiques auxquelles elle est particulièrement attachée, ne se
démentira jamais. Siècle de grande richesse poétique, le XIXe est
central dans son imaginaire de lectrice et de créatrice. Il est, avec le
XXe, le mieux représenté sur les rayons de la bibliothèque. Presque
tout ce que l’histoire littéraire considère comme les grands noms de la
poésie française y est présent. On entrevoit ici concrètement une des
caractéristiques de la bibliothèque : sa dimension anthologique qui,
dans sa grande diversité, peut être considérée comme ce que
Montaigne appelait sa « bibliothèque de référence », « ces livres qui
68 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

définissent en creux le portrait de leur utilisateur », comme le fait


remarquer Emmanuel Fraisse71.
Lamartine est présent à travers les tomes III et IV de ses
Œuvres complètes, Harmonies poétiques et religieuses, publiées en
1837 et la monographie que lui a consacrée en 1968 Gonzague Truc72
sous le titre Lamartine. Seules les Premières poésies d’Alfred de
Musset, dont un seul vers a été discrètement marqué, ont trouvé place
dans la bibliothèque, complétées par un volume publié dans une
collection de grande vulgarisation de l’époque, La Vie privée d’Alfred
de Musset d’André Villiers, publié en 1939, chez Hachette. Yourcenar
n’avait qu’un seul livre d’Alfred de Vigny, Poésies, assorti du numéro
que lui a consacré la revue Europe en mai 197873. En ce qui concerne
Théophile Gautier, nous savons qu’elle n’a pas du tout apprécié la
biographie que lui a consacrée Joanna Richardson, Théophile Gautier.
His Life & Times, publiée à Londres en 1958. En effet, elle a noté en
bas de la page de garde du volume : « extrêmement médiocre, souvent
erroné ». Ce genre de condamnation sans appel, courante chez elle,
au-delà de l’aspect péremptoire, témoigne avant tout du sérieux que la
lectrice accorde à chacune de ses lectures et de la « chasse » aux
mauvais livres qu’elle conduit à l’intérieur de sa propre bibliothèque.
Dans le cas de la biographie de Théophile Gautier, la notation
manuscrite de Yourcenar informe aussi sur le degré élevé de
connaissance qu’elle avait de la vie et de l’œuvre du poète français
pour s’autoriser un tel jugement. Page 28 du livre, elle note :
« Extrême médiocrité du style de Mademoiselle de Maupin ». À la
page suivante, elle exprime à nouveau son désaccord : « Non, pas si
conventionnelles – le réalisme et la vérité psychologique de La
71
Questions générales de littérature, Le Seuil, coll. « Points Essais », 2001, p. 224.
72
Nous savons le respect que M. Yourcenar avait pour le critique Gonzague Truc, un
des premiers à avoir consacré à la jeune femme de lettres une étude d’ensemble de son
œuvre naissante. Voir Gonzague TRUC, « L’Œuvre de M. Yourcenar : 1929-1938 »,
Études littéraires, Québec, Les Presses de l’Université Laval, avril 1979, p. 11-27.
73
La bibliothèque de Petite Plaisance contient un certain nombre de revues dont une
proportion significative concerne la poésie. Il convient d’insister sur le rôle essentiel
de ces revues dans la lecture et la connaissance que M. Yourcenar avait de la poésie.
Ainsi, en s’intéressant à Alfred de Vigny à travers les plus récentes recherches des
spécialistes publiées en mai 1978 dans la revue Europe, elle ne se contente pas d’un
savoir et d’une lecture datée appartenant à une érudition du passé mais, comme en
témoigne le contenu de sa bibliothèque, elle voyage constamment entre les grandes
éditions anciennes, les collections populaires et les éclairages les plus récents sur tel
ou tel poète qu’elle affectionne.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 69

Nouvelle Héloïse sont sur un plan infiniment plus élevé que Mlle de
Maupin. L’auteur sait bien la petite histoire littéraire et pas du tout la
littérature. » Page 206 enfin, Yourcenar souligne un autre manque de
la biographie de Joanna Richardson : « no mention of the erotic poetry
of Gautier himself ». Outre ce livre « extrêmement médiocre »,
Yourcenar possédait deux éditions des célèbres Émaux et camées.
L’une est une édition critique établie par Jacques Madeleine et publiée
en 1927 ; l’autre une édition populaire de très petite taille, comme
l’écrivain semble beaucoup les aimer, éditée en 1929 aux Éditions de
l’Abeille d’or et conservée, comme d’autres petits volumes qui lui
sont chers, dans le meuble-bibliothèque installé à la tête de son lit.
De Gérard de Nerval dont Yourcenar connaissait très bien
l’œuvre, elle possédait trois volumes dont le tome II de ses Œuvres
complètes, dans la Bibliothèque de la Pléiade édité en 1984. Les deux
autres livres, une édition des Filles du feu de 1874 et un recueil de
Pages choisies, publié dans la collection à vocation scolaire des
Classiques Larousse en 1936, indiquent sa fidélité au poète. Ce dernier
volume garde d’ailleurs en mémoire la ou, plus vraisemblablement,
les lectures de Yourcenar qui a effectué sur les pages de garde une
série de dessins au crayon dont il n’est pas certain que l’on puisse les
considérer comme des illustrations du texte nervalien : silhouette d’un
couple nu, de profil, uni par les mains ; autre personnage nu, assis
dans une position de douce rêverie ; femme en pied aux grands yeux
dont une partie du corps seulement est drapé dans un habit dénudant
ses épaules et l’une de ses cuisses ; dessin énigmatique quelque peu
« surréaliste » d’une table à deux tiroirs sur la surface de laquelle se
profile une main brandissant un grand couteau et sur laquelle est posé
ce qui pourrait être un paquet de cigarettes ou d’allumettes, le tout
sous le regard d’un petit chien, installé au premier plan, au pied de la
table. Il nous est difficile d’interpréter de tels croquis qui n’ont peut-
être que peu de rapport avec le livre dans lequel ils sont nés, simples
supports matériels des rêveries de la lectrice qui crée son propre
monde en empruntant à Nerval l’espace de sa poésie.
Remarquons que cette « enluminure » du texte lu par de petits
croquis et autres dessins à l’encre, au feutre ou au crayon est courante
chez Yourcenar74, comme nous le verrons quand nous évoquerons son

74
Notons, par ailleurs, que la pratique yourcenarienne du dessin est également visible
dans ses propres manuscrits dont certains sont truffés de croquis ou de signes
70 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

admiration pour Paul Valéry. L’activité de marginaliste de l’écrivain


ne se borne pas aux mots et aux jugements sur tel ou tel livre lu,
apprécié ou non. Par le dessin, elle exprime un rapport plus ludique à
l’objet livre, poursuivant une lecture rêveuse par les formes, l’esquisse
d’un paysage, le tracé d’une silhouette ou quelques signes difficiles à
identifier. Le dessin, qu’elle pratiqua toute sa vie, accompagne sa
lecture, accentue son imprégnation d’un texte. Il s’agit le plus souvent
d’un poème qui se prête mieux que la prose à cette participation
artistico-ludique de la lectrice qui lit, relit, note, griffonne, esquisse
enfin, une œuvre graphique qui naît au fil du texte lu, puis rêvé.
C’est également par un volume de La Pléiade, Œuvres
poétiques complètes, qu’elle fréquente l’œuvre de Verlaine auquel elle
fait plusieurs fois allusion, de manière brève et quasi anecdotique,
dans ses essais. Elle possédait également, le tiré à part d’un article de
Jean Eeckhout, sans doute envoyé par l’auteur avec lequel elle a
entretenu une correspondance suivie, « Verlaine L’Ardennais », publié
dans les Annales du Centre universitaire méditerranéen de Nice.
Leconte de Lisle, pourtant sévèrement jugé75, a droit à trois
volumes : Poèmes barbares dont certains vers sont soulignés et
d’autres marqués d’un point, Choix de poésies qui n’est pas
entièrement coupé et Œuvres. Poèmes antiques. Elle a également
conservé, publié chez le même éditeur que les trois volumes de son
comparse, la Librairie Alphonse Lemerre, Les Trophées, de José
Maria de Heredia. On peut raisonnablement considérer ces derniers
livres comme un vestige affectif de ses lectures de jeunesse, époque
où elle a sans doute été très sensible à la perfection absolue de la
forme parnassienne inspirée de l’Antiquité, qui a compté parmi ses
premières nourritures poétiques.
La poésie française du XIXe siècle dans la bibliothèque de
Petite Plaisance, c’est aussi Mallarmé dont Yourcenar possédait deux
recueils, sans doute acquis lors de leur parution, aux éditions de la
Nouvelle Revue Française, dans les années vingt, Poésies et Vers de
circonstance. La diversité de ses intérêts littéraires, visible dans
l’ensemble de sa bibliothèque, s’exprime ici par le voisinage, sur ses

« cabalistiques » qui accompagnent sa propre écriture. Certains poèmes que nous


analyserons dans la seconde partie intègrent également le dessin.
75
Il semble que ce soit plutôt le très discutable traducteur-adaptateur des grands textes
antiques que M. Yourcenar récuse que le poète parnassien dont elle devait apprécier,
du moins dans sa jeunesse, certains morceaux.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 71

étagères de poètes, d’écoles ou de phénomènes littéraires très


différents. Ainsi, elle possédait deux volumes du chef de file du
mouvement félibrige, Frédéric Mistral, Calendal et Mireille. Un
article du 31 janvier 1926 proposant « Les inédits de Mistral »,
découpé dans un journal non identifié et glissé par Yourcenar entre les
pages de son exemplaire de Mireille, indique que ces lectures du grand
poète provençal, encore vivant au moment où elle l’a découvert,
remontent, elles aussi, à ses années d’apprentissage, durant lesquelles
elle s’est imprégnée d’une grande partie des trésors poétiques des
siècles passés. À cheval lui aussi sur deux siècles, Jehan Rictus,
populaire chantre de la misère des faubourgs, loué par Léon Bloy, a
également attiré l’attention de la jeune Marguerite Yourcenar qui a
toujours conservé dans sa bibliothèque un exemplaire du recueil de
poèmes qui le révéla, Les Soliloques du pauvre, paru en 1897, mais
qu’elle a lu dans une édition revue, corrigée et augmentée de poèmes
inédits publiée en 1913 (elle n’avait alors que dix ans) et qu’elle
découvrit sans doute quelques années plus tard.

Le panthéon poétique de Marguerite Yourcenar

Sans qu’il s’agisse d’un palmarès, nous nous proposons ici


d’aller plus loin, en détaillant, parmi les poètes qu’elle préfère, ceux
qui constituent le panthéon poétique de Yourcenar. Nous entendons
par là les poètes français qu’elle met au-dessus de tout, considère
comme des maîtres inégalés dans l’art du vers, et auxquels elle revient
toujours avec le même plaisir. Ceux aussi dont elle s’est parfois
inspirée ou qui trouvent dans son œuvre quelques échos. Ces grands
poètes qui sont aussi de grands témoins de l’histoire de la poésie
française et de son accession à la modernité permettent de pénétrer
plus en profondeur dans l’imaginaire de la lectrice qui s’est construit
au fil des ans une immense bibliothèque virtuelle dont ils sont
quelques-uns des piliers les plus solides. Six « statues » bien vivantes
occupent ce musée imaginaire yourcenarien : Racine, Chénier, Hugo,
Baudelaire, Rimbaud et Maurice de Guérin.
72 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Jean Racine

Comme pour maints grands écrivains de son époque – que


l’on songe à des auteurs aussi différents que Gide, Giraudoux, Duras
ou Genet –, Racine représente pour Yourcenar l’image même du génie
classique inégalé. Il est sans doute, avec Victor Hugo, l’auteur auquel
elle se réfère le plus souvent. Plus qu’un monument intimidant, Racine
est comme un sommet inaccessible dont elle ne manque pas une
occasion de saluer la « limpide poésie »76 ou la beauté « des grands
vers nocturnes et ensommeillés »77 qui ouvrent Iphigénie en Aulide et
que lui rappelle L’Éducation de Bacchus, tableau de Poussin admiré à
New York. Que ce soit dans certaines de ses préfaces, dans ses essais
ou même dans ses entretiens avec des journalistes qui l’interrogent sur
ses auteurs préférés ou ceux dont elle se sent proche, il n’est pas
exagéré de dire qu’elle en revient toujours à Racine, « poète purement
intellectuel, ou purement sensuel »78. C’est évidemment la richesse et
la souplesse du vers racinien qui fascinent en premier lieu Yourcenar :
« Nommons, comme au sommet de cette poésie qu’on dit classique,
Racine, avec son désir de poser la rime de façon qu’elle soit là, mais
peu perceptible. Racine apparemment simple, abstrait, le contraire du
réalisme ou de l’abstrus. »79
Une telle perfection isole forcément l’auteur de Phèdre et
empêche toute comparaison. Dans l’un de ses derniers entretiens, à la
journaliste qui lui demande si elle a des affinités particulières avec des
écrivains tels que les romantiques, Racine ou Baudelaire, elle répond :
« Racine jusqu’à un certain point, mais il est un cas tellement unique
que personne ne peut lui être comparé. »80 On pourrait aisément
multiplier les citations qui confirment la place particulière de Racine
dans le panthéon yourcenarien tout autant que dans l’imaginaire
littéraire français81. De manière plus personnelle, ce qui touche
Yourcenar dans Racine, c’est l’héritier doué des grands drames de la

76
« Aspects d’une légende », Th II, p. 171.
77
« Une exposition Poussin à New York », PE, p. 469.
78
« Avant-propos » [à Électre ou la chute des masques], Th II, p. 16.
79
« La Bienveillance singulière de M. Yourcenar », op.cit., PV, p. 316.
80
« Une interview de Marguerite Yourcenar », op.cit., PV, p. 393.
81
C’est sans doute cela qu’exprime M. Yourcenar quand elle déclare à Matthieu
Galey : « Il est très gênant en France de reprocher quelque chose à Racine. Par
l’incomparable perfection de la langue, c’est notre plus grand poète ». YO, p. 102.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 73

Grèce ancienne, le « fils » d’Euripide82 auquel elle fait une place de


choix dans plusieurs paratextes de ses pièces à sujet mythologique.
C’est dans les préfaces d’Électre ou la chute des masques, Le Mystère
d’Alceste et Qui n’a pas son Minotaure, où elle se plaît à analyser les
différentes transformations dramatiques des personnages de la
tragédie grecque au cours des siècles, que l’on se rend le mieux
compte du rôle essentiel de Racine à la fois comme relais entre
Euripide et le monde moderne mais aussi comme « réinventeur » des
mythes grecs et surtout peut-être comme créateur de ses propres
mythes. Yourcenar y déploie une érudition sensible qui témoigne de
sa connivence avec l’œuvre racinienne83. Au jeu des équivalences
entre écrivains et peintres, Yourcenar situait Racine « entre Raphaël et
Giorgione (plus aigu, plus sec) »84. Au détour d’une longue note de
lecture consacrée au livre de Julius Evola, Le Yoga de la puissance,
nous apprenons où se situe vraiment Racine dans l’échelle des valeurs
littéraires de Yourcenar, soit juste en dessous des « très grands
artistes » que sont Tolstoï ou Homère, parmi ceux qu’elle qualifie de
« très grands, mais moins grands » où il voisine avec Paul Valéry85. Sa
bibliothèque contient naturellement la totalité des œuvres de Racine
dans des éditions différentes, dans lesquelles elle a dû souvent se
replonger pour retrouver la pureté classique du vers français qui a été
un de ses principaux modèles.

André Chénier

Dans le musée imaginaire de Yourcenar, André Chénier est


« Corrège, ou ce qu’il reste de Corrège dans Prudhon »86. Nous savons
que l’auteur du monumental L’Impératrice Joséphine à la Malmaison
a été un émule doué de Léonard de Vinci et du Correggio, mais aussi
un précurseur du romantisme aux clairs-obscurs lunaires. C’est donc

82
Dans son « examen d’Alceste », M. Yourcenar insiste sur le fait qu’Euripide a été
pour bien des auteurs, « un point de départ, une source, et parfois une mine. Un
Racine, un Goethe, un Alfieri sont ses fils ; », Th II, p. 95.
83
On lira en particulier dans Théâtre II sa courte évocation d’Andromaque (p. 15-16),
les deux belles pages sur l’Alceste à peine ébauché par Racine (p. 96-97) et son
analyse de Phèdre (p. 170-171).
84
Voir S II, p. 207.
85
Ibid., p. 70.
86
Ibid., p. 207.
74 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

peut-être parce qu’elle voit également en Chénier un passeur, un


continuateur qui innove qu’elle le compare à Prudhon. Il semble, en
effet, que pour elle Chénier soit une sorte de chaînon entre Ronsard et
Hugo qui a senti qu’avec les œuvres du poète décapité, « c’est aussi
une poésie nouvelle qui [venait] de naître. »87 Ce qui est certain c’est
que cet « Orphée des Lumières » avait toutes les qualités pour séduire
Yourcenar. La fascination pour les grands thèmes antiques, commune
aux deux poètes, a sans doute beaucoup touché l’adolescente qui a dû
préférer la grâce préromantique du mythe telle qu’elle s’exprime dans
« La Jeune Tarentine » aux reconstitutions artificielles d’un Leconte
de Lisle. Il est probable aussi que le jeune poète aux vers pleins des
nymphes des bois et autres néréides que Yourcenar a été, ait partagé,
un temps, le credo de l’auteur des Bucoliques : « sur des pensers
nouveaux faisons des vers antiques ». Dans un essai où elle détaille la
survivance du mythe grec dans les arts et les lettres, elle évoque tour à
tour Chateaubriand, Gide, les surréalistes, Picasso, sans oublier pour
autant le poète qui, au cœur de la tourmente révolutionnaire, se
souvenait des splendeurs des Grecs anciens : « Dans chacun de ces
mondes, un poète se meut, nageur qui retrouve au fond de soi des
divinités submergées. André Chénier en fait partie par sa naissance
autant que par ses Idylles. »88 C’est encore Chénier « le Grec » par sa
mère mais surtout par sa poésie, qu’elle cite dans la « Préface » de La
Couronne et la lyre : « Ce langage sonore, aux douceurs souveraines,
/ Le plus beau qui soit né sur des lèvres humaines. »89 Qu’importe si,
au moment où elle le cite, elle ne pense plus que le miracle grec ait
vraiment existé et que la culture hellénistique soit l’unique et la
suprême référence, elle garde pour les vers d’André Chénier une
grande tendresse. Il semble par ailleurs évident que le destin tragique
du jeune poète, auquel le vent de l’Histoire a confisqué sa lyre
prématurément, ait joué dans l’admiration qu’elle lui vouait et que de
multiples lectures ont renforcée.
Quatre volumes offrent un panorama complet de l’œuvre
d’André Chénier dans la bibliothèque de Petite Plaisance qui contient
les Œuvres poétiques en deux volumes, les Œuvres en prose et un
petit volume comprenant une édition populaire des Bucoliques.

87
Cité par Édouard Guitton, « Chénier », Le Nouveau dictionnaire des auteurs, vol. I,
op. cit., p. 659.
88
« Mythologie grecque et mythologie de la Grèce », PE, p. 445.
89
CL, p. 38.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 75

Élégies. Poèmes. Odes. Le tome I des Œuvres poétiques, qui


comprend une étude de Sainte-Beuve, mérite qu’on s’y arrête. C’est,
en effet, celui qui comporte le plus d’annotations marginales. Lus avec
soin, les poèmes des Bucoliques et des Élégies dans l’édition Garnier
de 1878 font l’objet de nombreuses remarques au crayon gris et rouge
qui occupent l’espace vide entre les poèmes. Rarement l’activité de
marginaliste prend de telles proportions chez Yourcenar. Ici elle
corrige un vers, là elle commente, ailleurs elle cite un autre poète…
On pourrait supposer que ces notes savantes et précises sont le travail
préparatoire à l’élaboration d’un texte sur Chénier qui n’a jamais vu le
jour tant l’activité de lectrice privée semble se doubler ici d’une visée
critique à caractère public90. Ces notations inédites sont d’autant plus
précieuses qu’elles éclairent sur la façon très personnelle qu’a
Yourcenar de réagir à l’œuvre d’André Chénier. Elles nous font
pénétrer au cœur de son activité de lectrice, doublée ici d’un véritable
travail d’écrivain. Pour toutes ces raisons, on peut considérer les
nombreuses apostilles qui constellent les Œuvres poétiques d’André
Chénier, comme les fragments d’un essai non encore écrit, et peut-être
même jamais envisagé, sur l’œuvre de celui dont elle goûte « la
rêverie romantique et stellaire »91 :
Page 1, au-dessus du titre général Poésies d’André Chénier,
Yourcenar a écrit : « André Chénier est aux élégiaques ce qu’une
faunesse de Clodion est à un jeune faune de Praxitèle ».
Page 47, dans le poème « Le Malade » extrait des Bucoliques,
elle corrige une coquille dans le deuxième vers, inscrivant dans la
marge : « et dieu des plantes salutaires » à la place de « et dieu des
plantes solitaires »92.
Page 127, en regard d’un poème sans titre qui évoque la mort
de deux enfants perdus dans les bois, elle note : « un marbre grec
ébauché ».
Pages 136 et 137 sur lesquelles figure le poème « Vénus »,
traduit de la première épigramme de Nossis et « Minerve », elle écrit :
« Chénier a le don du vers fluide et coulant sans être vague. Il avait

90
Il n’existe dans l’œuvre de M. Yourcenar nul article ou essai consacré à André
Chénier, ni aucun document laissant penser qu’il pourrait s’agir d’un projet qui
n’aurait pas abouti.
91
Voir « Une exposition Poussin à New York », PE, p. 469.
92
Le vers complet dans l’édition Garnier (1878) est : « Dieu de la vie, et dieu des
plantes solitaires ».
76 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

bien raison d’invoquer les Nymphes : elles l’en ont récompensé : son
vers, aux bons endroits, a des liquidités d’eau. On n’y sent pas la
césure et l’on n’y sent pas non plus que la césure y paraît manquer. »
Page 146, en marge de la fin du poème LXXIV des
Bucoliques, elle remarque : « Ici un vague parfum de Galilée dans ces
fragments d’idylles siciliennes. »
Page 150, au chapitre des « esquisses et projets », Chénier
mentionne la possibilité de consacrer un poème à la belle Scio
devenue folle à la mort de son amant et évoqué par Shakespeare dans
une chanson93 dont Chénier donne une courte traduction. La lectrice se
prend alors à rêver dans la marge : « J’aime à voir les belles jeunes
femmes et les jeunes cavaliers de Shakespeare se retrouver dans cette
galante compagnie mythologique. Celui qui aima passionnément
Ovide aurait aimé André Chénier. »
Page 171, parmi les Élégies, Yourcenar souligne au trait rouge
trois vers de la fin d’un poème dont le titre est « Imité d’une idylle de
Bion » :

Ainsi, bruyante abeille, au retour du matin,


Je vais changer en miel les délices du thym.
Rose, un sein palpitant est ma tombe divine.

Elle note au-dessus trois vers de Victor Hugo :

Le poète est le frère des corolles vermeilles.


Enfant, il est Platon baisé par les abeilles
Et vieux, Anacréon…

Page 175, un autre poème des Élégies, « Aux frères de


Pange » lui inspire la remarque suivante : « Sujet de tableau pour un
Puvis de Chavannes».
Page 196 encore, en regard de l’élégie XV (« Souvent le
malheureux… »), elle inscrit : « Chénier a des débuts d’odes dignes
d’Horace qui précèdent souvent des morceaux dignes tout au plus
d’un meilleur Fontanes. »
Page 224, où figure la fin de l’élégie XXIV et le début de
l’élégie XXV, toutes deux consacrées aux plaisirs et aux souffrances
des amants, elle exprime le point de vue suivant : « 21 vers charmants,
93
Voir Hamlet, acte IV, scène 5. Dans cette scène, c’est Ophélia qui chante son
désespoir.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 77

non point exquis, non point parfaits, mais d’une molle grâce Louis
XVI où les réminiscences du naturalisme de Jean-Jacques [Rousseau]
se poétisent de souvenirs classiques – et faits pour être récités à mi-
voix par une Julie qui aurait des lettres. »
Page 261 sur laquelle figurent deux courts poèmes traitant de
l’homme qui s’apitoie sur son propre malheur (XLIII) et d’une belle
qui joue de ses charmes pour se faire pardonner par son amant
(XLIV), elle fait cette réflexion : « Rien ne s’allie mieux que le
pessimisme et l’épicurisme – Tous les poètes grecs sont volontiers de
paisibles désespérés. »
Page 308, à propos du premier poème intitulé « Élégie
orientale », elle commente : « Il y a dans Chénier un peu de Méléagre
– très peu – assez de Properce et beaucoup de Dorat mélangé de
Jacques Delille – cela ressemble à la Grèce comme les bruyères de
Trianon ressemblent à Amaryllis. Il est fâcheux que Chénier n’ait pas
donné suite à son projet – Nous eussions eu un point de comparaison
de plus avec Verlaine et Baudelaire. »
Le tome II des Œuvres poétiques contient une seule
annotation digne d’être signalée. Elle se trouve page 25 où Chénier
évoque des projets de composition dramatique, affirmant notamment
que les tragédies doivent s’écrire en alexandrins et les comédies et les
satires « en vers de dix syllabes ». Ce qui fait écrire à Yourcenar :
« Ce Grec du XVIIIe siècle se rattachait par son instinct du rythme aux
vieilles traditions de la race française – Les comédies du Moyen-âge
sont en décasyllabes. »

Ces annotations marginales inédites tiennent du meilleur


commentaire yourcenarien. Quand elle annote un livre, Yourcenar
adopte une attitude identique à celle qu’elle a dans ses articles ou
essais critiques dans lesquels elle propose sa lecture de tel auteur ou
de telle œuvre qui la touche. On remarquera en particulier le jeu des
rapprochements entre les époques et les poètes qui est si
caractéristique de Yourcenar. Pour elle, la singularité d’un poète ne se
comprend que dans un entrelacs de résonances qui le relie à une sorte
de secrète famille d’écrivains passés et à venir que lui invente le
lecteur. Ainsi pour Yourcenar, Chénier, « ce Grec du XVIIIe », grâce à
un singulier jeu de correspondances esthétiques se voit rapprocher de
figures et d’univers littéraires aussi dissemblables que ceux de
Shakespeare, des auteurs grecs (Méléagre) ou latins (Horace,
78 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Properce…), des petits maîtres français que sont Dorat ou Delille ou


de Jean-Jacques Rousseau. Elle devine l’écho des grands poètes qui
prolongent l’aura de Chénier au cœur du XIXe siècle : Hugo,
Baudelaire et Verlaine. On remarquera aussi les ponts qu’elle jette
volontiers entre l’univers de la poésie et celui des arts plastiques,
procédé fréquent dans son œuvre critique94. Il n’est nullement question
ici de Prudhon ou même du Corrège, peintres auxquels elle identifie
ailleurs Chénier, mais de Clodion ou de Puvis de Chavannes.
Ce fragment de littérature que Yourcenar ne songeait sans
doute pas à partager avec un quelconque lecteur nuance quelque peu
le jugement qu’elle porte sur l’œuvre de Chénier. Il demeure pour elle
un magicien de la forme dans ce qu’elle a de plus beau et de presque
immortel. Pourtant, au fil de sa lecture, elle entrevoit des facilités
d’expression, des vers plus fades, de vagues imitations sans
personnalité qui émoussent l’enthousiasme de la lectrice, admirative,
mais lucide des « faiblesses » d’André Chénier.

Victor Hugo

L’auteur des Contemplations et des Chants du crépuscule est


sans conteste, avec Racine, l’autre « modèle » du grand poète français
tel que le conçoit Yourcenar. Celle à qui son père faisait apprendre des
poèmes de La Légende des siècles en guise d’exercice de diction95, est
toujours demeurée admirative face au talent du poète qu’elle va
jusqu’à considérer comme « un homme de génie »96. À travers les
différents textes ou entretiens dans lesquels elle évoque très volontiers
la figure tutélaire du monument Hugo, nous avons parfois

94
Voir en particulier son article « Une exposition Poussin à New York », PE, p. 468-
473, dans lequel elle adopte le procédé inverse, en faisant appel à une multitude
d’écrivains (Descartes, Racine, Corneille, Maurice de Guérin, Vigny, Hugo,
Whitman…) pour faire saisir au lecteur la beauté des tableaux de Poussin.
95
Dans une lettre à Jacqueline Piatier qui avait titré sa critique d’Archives du Nord,
« M. Yourcenar et la légende des siècles » [Le Monde, 23 septembre 1977, p. 1],
l’auteur écrit : « Vous pensez bien que vos allusions à La Légende des Siècles […] me
comblent. […] "Michel" [son père] entre ma douzième et quinzième année, m’a
souvent lu à haute voix, ou fait lire à mon tour "La Terre", "Les Sept merveilles du
monde", "Plein ciel" (pour m’apprendre la diction). », 2 octobre 1977, L, p. 568.
96
« L’Express va plus loin avec M. Yourcenar », entretien avec Jean-Louis Ferrier,
Christiane Collange et Matthieu Galey, L’Express, 10-16 février 1969, PV, p. 84.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 79

l’impression que la lectrice reconnaissante s’est donné pour mission


de restaurer l’image du grand poète qu’elle considère comme quelque
peu flétrie en France :

Si je mentionne à part tant de pièces de Hugo qui me paraissent


compter parmi ce que la poésie et l’éloquence chez nous ont
fourni de plus admirable, c’est en réaction contre les bons mots
(« Victor Hugo, hélas ! »… « un fou qui se croyait Victor Hugo »)
qui furent drôles, ou le parurent, vers 1920.97

On ne peut s’empêcher d’imaginer l’agacement du jeune


poète, qui publie au début des années vingt ses premiers vers portant
l’empreinte de sa fascination pour Hugo, devant les expressions
d’irrespect à son égard proférées avec humour par la classe
intellectuelle de l’époque. Plus d’un demi-siècle plus tard, elle paraît
encore en vouloir à l’auteur du bon mot « Victor Hugo, hélas ! » :
« Avoir dit "hélas" est preuve d’une certaine petitesse chez Gide »98.
Yourcenar a eu toute sa vie le sentiment que la caricature de Hugo en
« poète national » cantonné aux déclamations scolaires et aux discours
républicains a quelque peu desservi la reconnaissance de son véritable
génie. Elle ne manquait pas une occasion de rendre hommage au
« mal-aimé » de la poésie française, « ce banni des temps
modernes »99 : « [L]es Français ne comprennent même pas Hugo qui
est […] un poète sublime. […] Bien sûr, il y a des moments où Hugo
est mauvais et rhétorique – même les grands poètes ont leurs mauvais
jours – mais il est néanmoins prodigieux. »100
Elle accepte Hugo dans sa totalité, avec ses outrances, ses
faiblesses mais surtout sa vérité poétique. Elle aime son « sens de la
mer »101 qui la fascine et admire l’écrivain qui a assigné au poète la
mission d’être « un écho sonore » de la vie, expression qui est, selon

97
« M. Yourcenar répond au questionnaire de Marcel Proust », op. cit., p. 13.
98
« Une interview de M. Yourcenar », op. cit., PV, p. 395.
99
P, p. 1508.
100
« Une interview de M. Yourcenar » op. cit., PV, p. 394. Plus de quinze ans
auparavant, elle tenait déjà des propos sensiblement identiques, notamment à
Matthieu Galey : « J’ai toujours beaucoup aimé Hugo, en dépit de toutes les modes
contraires. Je reconnais qu’il y a des moments de pesante rhétorique, mais il y en a
d’éblouissants et d’immenses. », YO, p. 49.
101
Voir L, p. 552.
80 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

elle, « ce qu'on a dit de plus beau sur la condition de poète. »102 Elle
cite volontiers ses vers qui l’accompagnent dans sa vie quotidienne et
dont elle admire la virtuosité et la netteté tranchante :

Chaque fois que je passe place Vendôme à Paris, je me souviens


d’un poème de Hugo dans lequel il imagine Napoléon se
demandant s’il préfèrerait « La courbe d’Hannibal ou l’angle
d’Alexandre/ Au carré de César. » Toute une stratégie contenue
en une ligne d’alexandrin !103

Cette admiration du vers hugolien ne l’empêche pas de


remarquer que « [l]’outrance verbale, ce fatal défaut de la poésie
française qui aborde la grande politique ou la grande satire, est un vice
rédhibitoire de d’Aubigné comme il le sera de Hugo. »104 Dans le
même texte, elle fait de Hugo un des plus puissants héritiers
d’Agrippa d’Aubigné dont Les Tragiques préfigure « cet
extraordinaire mélange de narration épique, d’explosions lyriques et
de sauvage satire que constitue Les Châtiments. »105 Déjà dans un livre
de jeunesse qu’elle a en partie renié, l’écrivain rapprochait Hugo d’un
autre immense poète, Pindare. C’est à travers l’évocation du destin
pathétique des nobles arbres abattus par la main de l’homme,
qu’évoquent à la fois un poème des Olympiques et plusieurs vers des
Contemplations, que la jeune Yourcenar met en relation ces « deux
prophètes lyriques de la justice éternelle », « séparés par les siècles et
rapprochés par leur œuvre. »106 que sont Pindare et Hugo. On devine
donc dans quels voisinages elle situe la poésie hugolienne. Quant aux

102
Lettre à Henry Bonnier, 14 octobre 1977, L, p. 569. Dans sa critique louangeuse
d’Archives du Nord pour laquelle M. Yourcenar le remercie, le critique affirme : « La
nostalgie est assurément une attitude inconnue de M. Yourcenar. La nostalgie n’est
plus ce qu’elle était, dirait Simone Signoret. Ce qui compte, aujourd’hui, c’est d’être,
plus que jamais, cet "écho sonore" dont parlait Hugo en grand visionnaire qu’il était. »
Henry BONNIER, « Un parfait écrivain : M. Yourcenar », La Dépêche du Midi, 25
septembre 1977.
103
« Une interview de M. Yourcenar, op. cit., PV, p. 394. M. Yourcenar fait une
légère confusion quand elle évoque la place Vendôme au lieu de l’Arc de Triomphe.
C’est, en effet, du poème « À l’Arc de triomphe » du recueil Les Voix intérieures,
auquel elle a emprunté par ailleurs la formule « le temps, ce grand sculpteur » qu’elle
a extrait les deux vers qu’elle cite. Il s’agit donc d’un alexandrin et demi.
104
« Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné », SBI, p. 25.
105
Ibid., p. 35.
106
P, p. 1508.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 81

références picturales avec lesquelles elle aime jouer, elle précise : « Il


y a du Delacroix, et il y a aussi du Courbet. »107
Elle a également exprimé son attachement à la poésie
hugolienne – il semble qu’elle ait été moins sensible aux romans et au
théâtre – en empruntant deux de ses titres à des vers du grand maître.
Le Temps, ce grand sculpteur, titre d’un court essai datant de 1954108,
est une belle formule extraite du poème de Victor Hugo « À l’Arc de
triomphe » contenu dans Les Voix intérieures109. Le Cerveau noir de
Piranèse110, le titre de la longue étude consacrée en 1959-1961 au
célèbre graveur italien des Prisons, est un vers dont elle a inversé
deux termes, du poème « Les Mages », extrait des Contemplations111.
C’est encore à Hugo qu’elle pense aux heures de désespoir face au
chaos planétaire de la seconde guerre mondiale. Évoquant dans ses
carnets, pour l’année 1942, le suicide des juifs en Allemagne et aux
États-Unis, elle se remémore quelques vers extraits d’Hernani : « Ou
qu’un beau désespoir… » « Et quand j’aurai le monde ? – Alors
j’aurai la tombe. » Sa courte analyse replace ce qu’elle considère
comme le génie d’Hugo au cœur de la tourmente du monde :

Le poète n’a peut-être cru fabriquer qu’une belle phrase, et cet


hémistiche qui nous semblait désigné d’avance aux battements des
mains de la claque s’adapte soudain aux destins de quelques
millions d’hommes. C’est souvent par ignorance, par
inexpérience, par haine ou par peur du réel que nous accusons les
poètes d’outrance ou de mensonge.112

Encore une fois Yourcenar défend les paroles prophétiques du


« voyant » qu’a été pour elle Victor Hugo, figure emblématique du
grand poète qui accompagne ses écrits, mais aussi ses doutes, ses
questionnements, ses espoirs, ses repentirs d’être humain et de

107
S II, p. 207.
108
M. Yourcenar donnera même ce titre au recueil d’essais qu’elle publiera en 1983.
Voir TGS, p. 312-316.
109
Attendez que de mousse elles soient revêtues,
Et laissez travailler à toutes les statues
Le temps, ce grand sculpteur !
Les Voix intérieures, poème IV « À l’Arc de triomphe ».
110
Voir SBI, p. 75-108.
111
Le vers de Hugo est : Le noir cerveau de Piranèse. Voir Les Contemplations, Livre
sixième : Au Bord de l’infini, poème XXIII « Les Mages ».
112
« Carnets de notes, 1942-1948 », PE, p. 528.
82 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

citoyenne du monde. La place qu’il occupe dans sa bibliothèque – une


trentaine de livres de lui ou concernant son œuvre – est à l’image de la
fascination qu’il exerce sur elle. Tous les aspects du talent d’Hugo
sont représentés, le poète évidemment mais aussi l’auteur de théâtre,
le romancier, l’essayiste, le journaliste dont elle admirait la
clairvoyance113, l’épistolier… Parmi les volumes de poésie, un épais
volume des Œuvres poétiques complètes, publié à Montréal en 1944,
contient un grand nombre de vers marqués d’un point. Plus que tout
autre, Hugo aura été le compagnon de route, voire l’interlocuteur
secret de Marguerite Yourcenar.

Charles Baudelaire

Yourcenar possédait les œuvres complètes de Baudelaire dans


La Pléiade auxquelles s’ajoutaient une édition des Petits poèmes en
prose de 1958 ainsi qu’une traduction des Fleurs du mal en anglais,
appartenant sans doute à Grace Frick. Yourcenar a toujours conservé
le volume ancien dans lequel elle a découvert l’œuvre maîtresse de
Baudelaire et qui porte de nombreuses traces de ses premières lectures
du poète, une édition non datée publiée à la Librairie Alphonse
Lemerre. Elle possédait également Baudelaire. Mystique de l’amour,
l’étude du poète et critique Jean Royère qu’elle a fréquenté à l’époque
où il publiait ses vers dans Le Manuscrit autographe et La Phalange.
Baudelaire fait assurément partie des poètes qui ont compté
pour Yourcenar, qui reconnaissait à la fin de sa vie avoir des affinités
avec l’auteur des Fleurs du Mal114. « Baudelaire est un poète
sublime »115 ajoutait-elle. Si elle a abordé sa poésie entre sa quinzième
et sa dix-huitième année, c’est plus tard qu’elle succombera vraiment
au charme de l’art baudelairien et qu’elle le goûtera pleinement. À la
fin des années 1970, elle comptait le poète comme un de ceux qui ont
été de grands « prédécesseurs » pour elle : « Baudelaire, oui, mais je

113
Dans un entretien, M. Yourcenar affirme : « Pensez à certains écrivains qui avaient
un très grand talent de journaliste, comme Victor Hugo, n’est-ce pas, qui a
merveilleusement décrit le retour des cendres de Napoléon », « M. Yourcenar parle de
L’Œuvre au noir », entretien avec Carl Gustav Bjurström, La Quinzaine littéraire, 16-
30 septembre 1968, PV, p. 60.
114
Voir « Une interview de M. Yourcenar, op. cit., PV, p. 393.
115
Ibid., p. 394.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 83

ne l’ai goûté qu’assez tard, en connaisseur, comme quelqu’un qui juge


du point de vue du métier la perfection extraordinaire du vers
baudelairien. C’était trop tard pour l’enthousiasme naïf, en quelque
sorte. »116 C’est surtout le souffle presque surhumain du vers de
Baudelaire qui l’impressionnera toujours117.
Dans quelques-unes des nombreuses références qu’elle fait au
poète, on devine une grande connivence qui se place souvent sur le
terrain de l’intimité. À l’instar de Hugo, Baudelaire appartient au
monde imaginaire yourcenarien qu’il effleure par petites touches
sensibles. Assistant dans les années 1930, en Sicile, à un spectacle de
marionnettes traditionnelles dans lequel des anges envahissent le
castelet, elle se souvient d’un vers de Baudelaire : « Un ange furieux
fond du ciel comme un aigle »118. Durant la même période, évoquant
au cours d’une visite d’Olympie la colossale statue d’Héra adorée
jadis en ces lieux, elle rapproche la déesse « aux yeux bovins,
éternelle comme l’herbe, paisible comme les bêtes des champs »119
d’un poème de Baudelaire, « La Géante ». Admirant le doux relief
d’Olympie, elle s’inspire des deux tercets du sonnet baudelairien et
s’installe « sur les genoux d’une femme divine »120 pour contempler le
paysage : « Les pins ombreux sont sa chevelure, où des oliviers
mêlent des fils gris ; les cours d’eau sont ses veines ; le tourbillon des
victoires n’est qu’un vol de colombes dont les siècles éparpillent le
duvet blanc. »121 Elle souligne d’ailleurs qu’à travers son poème « La
Géante », « Baudelaire atteint la Grèce des mythes, parce qu’il ne l’a
pas cherchée »122. Bien des années plus tard, en 1956, lors d’un bref
séjour à Namur, elle visite l’église Saint-Loup et songe encore à
Baudelaire, en exil en Belgique, amoureux de ce beau monument

116
YO, p. 49.
117
Lors de sa dernière interview accordée à un de ses amis en août 1987, elle lui
lance : « Je vous défie, à moins que vous n’ayez fait beaucoup de yoga, de réciter une
stance de quatre lignes de Baudelaire sans étouffer. Votre voix n’ira pas jusqu’au bout
» et tente aussitôt l’impossible exercice. « M. Yourcenar interviewée », entretien avec
Jean-Pierre Corteggiani, Normal, hiver 1987, PV, p. 410.
118
Voir « Marionnettes de Sicile », PE, p. 448. Il s’agit du premier vers du sonnet
« Le Rebelle », un des poèmes ajoutés à la troisième édition des Fleurs du Mal
(1868).
119
« La Dernière olympique », PE, p. 429.
120
Ibid.
121
Ibid.
122
Ibid.
84 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

baroque dans lequel il aurait senti pour la première fois le « vent de


l’imbécillité » l’emporter123. C’est encore sous les auspices du poète
qu’elle place sa pièce de théâtre Électre ou la chute des masques
puisqu’elle fait figurer en épigraphe au début de son avant-propos un
quatrain du poème « Le Voyage »124, qu’elle appréciait
particulièrement. C’est le même célèbre poème qu’elle cite
abondamment et commente à la fin de sa conférence prononcée à
Tokyo le 26 octobre 1982, « Voyages dans l’espace et voyages dans le
temps »125. Elle analyse à travers ce poème dans lequel elle retrouve
ses propres sentiments sur l’ivresse, la philosophie mais aussi les
limites de tout voyage dans l’espace, son propre rapport au monde et à
l’inconnu. Encore une fois, Baudelaire lui sert d’interlocuteur dans ses
rêveries poétiques et existentielles. Au cours du même voyage au
Japon, Marguerite Yourcenar fait une expérience intime
bouleversante. Dans la chambre d’un grand hôtel impersonnel, elle se
sent soudain en accord profond avec elle-même et a l’impression de
vivre :

non pas un instant de bonheur, car le bonheur ne se compte pas par


instants, mais la soudaine conscience que le bonheur nous habite.
Les objets qui composent la vie rangée soudain dans un autre
ordre tournent vers nous leur face ensoleillée. Transport de l’esprit
et des sens (Baudelaire ne s’est pas trompé), lévitation durant
laquelle l’âme flotte comme sur un nuage d’or.126

Il est remarquable qu’elle songe à nouveau à Baudelaire dans


un moment aussi secret, qui prend l’aspect incongru d’une confidence
inattendue chez un auteur très discret sur ses états d’âme et qui s’est
toujours méfié d’une notion aussi vague que le bonheur. Il est moins
étonnant cependant que cet état de grâce où les sens en éveil
s’harmonisent avec l’esprit du sujet, état que pressent toute la
recherche poétique baudelairienne, entre en résonance avec celle qui a
tenté de marier dans ses œuvres la vie et les tourments des corps avec
ceux de l’âme. De Baudelaire, elle apprécie justement ce jeu où les
sens expriment tout leur pouvoir créatif. Ainsi, l’analyse de l’érotisme
sacré dans l’art hindouiste du Moyen Âge, dont elle apprécie la

123
Voir SP, p. 738.
124
Voir Th II, p. 9.
125
Voir, TP, p. 699-701.
126
« Bonheur, malheur », TP, p. 639.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 85

« sensualité profuse » et sans complexe, est l’occasion de citer les


deux premiers vers du célèbre poème « Les Bijoux » pour saluer les
« raffinements esthétiques ou sensuels qu’un poète européen comme
Baudelaire goûte nostalgiquement, presque perversement, avec une
sensibilité d’autant plus poignante qu’elle s’éprouve à contre-courant
de son temps »127.
Il est certain que Baudelaire occupe une place intime dans le
cœur de Yourcenar. Plus que Racine et Hugo, deux monuments dont
l’imposante aura devait l’intimider, « ce génie quasi mystique qui […]
caractérise »128 l’auteur des Fleurs du Mal trouve chez elle des échos
familiers. Tout au long de son existence, Baudelaire a été non pas un
maître mais un complice auquel elle fait appel pour relire le monde à
travers le prisme de la poésie. À ses côtés, elle quitte les Anciens pour
s’engager dans la voie de la modernité, itinéraire symbolique qu’elle
poursuivra en compagnie de Rimbaud.

Arthur Rimbaud

Elle est retrouvée.


Quoi ? - L’Éternité.
C’est la mer allée
Avec le Soleil.129

On peut affirmer qu’une grande part de la relation Yourcenar-


Rimbaud s’articule autour de ces quatre vers qui ouvrent et ferment
« L’Éternité »130 d’Arthur Rimbaud. Comme elle l’a fait pour Hugo,
Yourcenar a emprunté le vers « Quoi ? L’Éternité » pour en faire le
titre du troisième volume de sa trilogie familiale Le Labyrinthe du
monde. La formule rimbaldienne qui a accompagné une bonne partie
de sa vie semblait fasciner celle qui n’a pas découvert Rimbaud au
temps de son adolescence, trop occupée à faire ses humanités, mais à

127
« Sur quelques thèmes érotiques et mystiques de la Gita-Govinda », TGS, p. 352-
353.
128
« Voyages dans l’espace et voyages dans le temps », TP, p. 700.
129
Il existe une version sensiblement différente dans « Délires II. Alchimie du
verbe », Une saison en enfer : « Elle est retrouvée !/ Quoi ? L’Éternité./ C’est la mer
mêlée/ Au soleil. », Œuvres complètes, édition établie, présentée et annotée par
Antoine ADAM, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 110.
130
« Vers nouveaux et chansons », Œuvres complètes, op. cit., p. 79.
86 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

l’âge adulte. Elle a dû se la répéter bien des fois, non pas pour tenter
de comprendre l’inexplicable vision de Rimbaud, mais pour mieux
habiter son mystère : « On ne comprend pas l’éternité. On la constate.
Le vers de Rimbaud exprime l’étonnement émerveillé devant cette
suprême "Illumination" »131, remarquait-elle en 1979. Mais le vers de
Rimbaud occupait déjà son esprit bien des années plus tôt. Ne peut-on
en deviner la trace dans un court passage de la mort de Zénon, le héros
de L’Œuvre au noir qui, au moment de quitter volontairement la vie,
est submergé d’une myriade de visions allégoriques qui lui font
atteindre l’œuvre au rouge des alchimistes ?

Un instant qui lui sembla éternel, un globe écarlate palpita en lui


ou en dehors de lui, saigna sur la mer. Comme le soleil d’été des
régions polaires, la sphère éclatante parut hésiter, prête à
descendre d’un degré vers le nadir, puis, d’un sursaut
imperceptible, remonta vers le zénith, se résorba enfin dans un
jour aveuglant qui était en même temps la nuit.132

Éternité, mer, soleil mais aussi notions du jour et de la nuit


présentes dans la deuxième strophe du poème de Rimbaud133, nous
retrouvons dans les dernières lignes de l’avant-dernier paragraphe de
L’Œuvre au noir les mêmes éléments qui alimentent l’illumination
rimbaldienne dans la strophe du poème « L’Éternité » qui touchait tant
Yourcenar. Sans doute s’est-elle inspirée inconsciemment des beaux
vers énigmatiques de l’auteur des Illuminations pour composer les
visions extatiques et flottantes qui hantent Zénon au moment
d’atteindre son éternité ou, du moins, de retrouver sa liberté, hors du
monde des hommes. La proximité entre l’état d’esprit de Zénon et la
pensée de Rimbaud au moment où il écrit « L’Éternité » est
troublante. Selon Antoine Adam, ce poème « se relie étroitement à la
crise du printemps de 1872, lorsque Rimbaud ayant renoncé à ses
ambitions prit un sentiment nouveau de l’infini des choses où tout être
particulier s’anéantit, accepte cet anéantissement et atteint à ce prix
l’éternité. […] En faisant le silence en lui-même, Rimbaud échappe au
temps. Il a retrouvé l’éternité […] Ce n’est plus un élan, une espérance
indéfinie, comme au temps où Rimbaud rêvait de la Révolution. Ce
sont d’humbles et dures notions qui ont remplacé les illusions

131
YO, p. 222.
132
ON, p. 833.
133
« De la nuit si nulle /et du jour en feu. »
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 87

anciennes. C’est la science et la patience. »134 La trajectoire du héros


yourcenarien, et en particulier sa décision de choisir sa mort, comme
l’auteur d’Une Saison en enfer a choisi de mourir à la poésie, est
quasiment identique à celle du Rimbaud du renoncement tel qu’il
s’exprime dans « L’Éternité ». Comme lui, le héros fictif de
Yourcenar a choisi de renoncer à toutes les ambitions humaines et de
se soustraire aux lois et au temps des hommes pour entrer, seul et nu,
dans une éternité indéfinissable qu’il entrevoit au moment de mourir
« les yeux ouverts ». La romancière autorise d’ailleurs une telle
lecture des ultimes instants de Zénon accompagnés de visions quasi
rimbaldiennes. Au cours de ses entretiens radiophoniques avec Patrick
de Rosbo, après avoir lu le paragraphe de L’Œuvre au noir cité plus
haut, elle précise : « Et ici, j’ai l’impression qu’à la vision de Zénon
mourant répond à travers le temps le vers du jeune Rimbaud "Elle est
retrouvée. Quoi ? L’éternité." Zénon a rejoint son éternité. »135
Il est certain que le personnage fictif qu’est Zénon, libre
penseur, philosophe qui désirait « être plus qu’un homme », médecin
des pauvres, plus à l’aise sur les routes que parmi la société des
hommes, emprunte certains caractères au poète vagabond,
anticonformiste et grand voyageur qu’a été le jeune Rimbaud136. Du
poète voyant qui a proclamé « Je est un autre » au médecin-philosophe
qui, comme Yourcenar, avait conscience qu’il était unique et que des
multitudes cohabitaient en lui137, la parenté spirituelle est flagrante.
Comme le fait remarquer Paola Ricciulli138, on trouve dans L’Œuvre
au noir un écho discret du « Je est un autre » de Rimbaud, quand
Zénon répond à son cousin Henri-Maximilien qui lui demande qui il
va retrouver : « Un autre m’attend ailleurs. Je vais à lui. […] Hic
Zeno, dit-il. Moi-même. »139 D’ailleurs, lors de la sortie de L’Œuvre

134
Arthur RIMBAUD, Œuvres complètes, op. cit., p. 934-935.
135
ER, p. 130.
136
Remarquons qu’un autre personnage de L’Oeuvre au noir, Henri-Maximilien
Ligre, poète-soldat et cousin de Zénon, séducteur, voyageur insouciant et esprit
désinvolte peut faire également penser au Rimbaud désillusionné qui quitte la France
pour vendre des armes en Abyssinie. Notons toutefois que le rapprochement se fait
avec un Rimbaud de légende qui touchait sans doute Yourcenar. C’est toutefois en
Zénon qu’elle a dû projeter avec le plus de fermeté la figure du poète admiré.
137
« Unus ego et multi in me. », ON, p. 699.
138
Voir « À la sortie du labyrinthe », Hadrien ou la vision du vide, Rome, Bulzoni
Editore, 1999, p. 52.
139
ON, p. 565.
88 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

au noir, certains critiques n’ont pas manqué de voir en Zénon un


Rimbaud de la Renaissance. Jean Onimus, notamment, évoque « une
sorte de Rimbaud du temps jadis »140. Dans la lettre qu’elle lui adresse,
Yourcenar confirme la parenté entre son personnage et le poète :

De même la comparaison avec Rimbaud me paraît éclairer


certains aspects, dirais-je ethniques du personnage. Rimbaud qui
parle quelque part, à ce qui me semble, de ses aïeux flamands, est
certainement un exemple de cette ambition spirituelle, alliée à une
sorte d’impétuosité et de violence physiques, qui est
caractéristique d’une certaine Flandre.141

Marguerite Yourcenar ne s’exclut pas elle-même de cette


proximité avec Rimbaud qu’elle accordera également à d’autres
personnages de son œuvre tels ses grands-oncles maternels Octave
Pirmez et son frère Rémo. C’est à travers ses propres racines
flamandes, qu’elle n’a pourtant guère mises en avant142, qu’elle se
rapproche encore une fois du poète de Charleville-Mézières. Dans un
échange épistolaire avec son ami, le surréaliste grec et critique d’art
Nicolas Calas, à propos de la peinture flamande pour laquelle elle
avait une dévotion particulière, elle reconnaît :

J’ai quelque peu l’impression d’être reliée à lui [Jérôme Bosch], et


surtout peut-être à Breughel, par mes attaches flamandes, par une
certaine sensibilité particulière qui n’a tout à fait pris sa forme
qu’entre la mer du Nord et la Meuse au cours du XVIe siècle, et
dont il reste encore aujourd’hui des traces (je pense par exemple
au côté Tentation de Saint Antoine de l’œuvre de Rimbaud).143

Ainsi, c’est par le truchement de ses ancêtres que l’auteur


d’Archives du Nord se sent secrètement rattaché au poète qui a tenté
d’échapper à l’étouffement des brumes ardennaises. Elle retrouve sans
doute dans l’aventure poétique et terrestre du turbulent Arthur
Rimbaud des traces de cette impétuosité, « cette lente fougue

140
« Chroniques des romans », La Table ronde, n° 250, novembre 1968, p. 223.
141
Lettre à Jean Onimus, 25 janvier 1969, L, p. 314.
142
Elle reconnaissait toutefois en 1979 : « Il y a peut-être en moi […] en tant que
gène, en tant qu’influence des ancêtres certains caractères flamands. […] C’est bien
possible. Il se peut que j’aie sans le savoir des éléments flamands assez profonds. »,
Radioscopie Marguerite Yourcenar, entretien avec J. Chancel, 15 juin 1979, Cassettes
Radio France/France Inter/INA.
143
Lettre à Nicolas Calas, 18 février 1962, L, p. 162.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 89

flamande, cette espèce de violence intérieure, de rêverie, qui répond à


certains éléments de la peinture flamande »144 dont elle admet qu’elles
l’ont peut-être également influencée145.
Mais si le poète admiré occupe une place familière dans
l’œuvre et les rêveries de Yourcenar, ce n’est pas seulement à cause
de cela. On ne peut passer sous silence une raison sans doute plus
profonde, en tout cas plus révélatrice du statut intime qu’occupe
l’auteur des Illuminations dans le cœur de Yourcenar : le
rapprochement constant qu’opère l’écrivain entre Rimbaud et son
père146 qui, comme nous le savons, a beaucoup compté dans la
formation intellectuelle et littéraire de Yourcenar. Grand bourgeois
désinvolte et dilapidateur de la fortune familiale, fugueur, déserteur,
grand voyageur dont la devise qu’il a transmise à sa fille était « Ça ne
fait rien, on s’en fout, on n’est pas d’ici, on s’en va demain »147,
Michel de Crayencour qui appartient à la même génération que
Rimbaud148 a souvent été comparé par sa fille au poète aux semelles de
vent. « Il m’est arrivé de penser, avoue-t-elle, que Rimbaud, le vrai
Rimbaud, celui qui n’est pas l’homme des légendes, a dû ressembler
beaucoup à lui. »149 Elle voyait dans les deux hommes aux destins
pourtant si éloignés, deux trajectoires de vie anticonformistes et
surtout deux exemples éclatants d’hommes vraiment libres150.

144
Radioscopie Marguerite Yourcenar, entretien avec J. Chancel, 15 juin 1979, op.
cit.
145
Voir notamment Hélène SKOURA, « Arthur Rimbaud-Marguerite Yourcenar :
Affinités électives », Marguerite Yourcenar écrivain du 19e siècle ?, Clermont-
Ferrand, SIEY, 2004, p. 389-392.
146
Béatrice Didier a mis à jour des correspondances historiques, psychologiques,
familiales… entre Rimbaud et Michel de Crayencour dans « Voyage et
autobiographie chez M. Yourcenar », Voyage et connaissance dans l’œuvre de
Marguerite Yourcenar, mélanges coordonnés par Carminella Biondi et Corrado
Rosso, Pise, Editrice Libreria Goliardica, 1988, p. 102.
147
YO, p. 23.
148
Le père de M. Yourcenar est né en 1853 et Rimbaud en 1854.
149
L’Express, décembre 1980, cité dans Cahier du Centre culturel Arthur Rimbaud,
Ville de Charleville-Mézières, n° 7, juin 1981, s. p.
150
Voir « M. Yourcenar et Rimbaud » qui contient l’extrait d’une lettre de M.
Yourcenar à André Lebon, président du Centre culturel Arthur-Rimbaud, de
Charleville-Mézières, sollicitant des précisions sur le rapprochement qu’elle faisait
entre son père et Rimbaud. Elle précise : « Disons simplement qu’en indiquant une
ressemblance entre ces deux hommes – à peu près contemporains – je pensais dans les
deux cas à une robuste origine paysanne très proche pour Rimbaud, plus éloignée
pour mon père, et enfin un suprême et instinctif dédain des opinions et des préjugés
90 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Mais la figure de Rimbaud, comme c’est le cas pour la plupart


des grands poètes qu’elle affectionne, est présente dans bien d’autres
lieux de l’œuvre de Yourcenar. Elle entrevoit des correspondances
entre Les Illuminations, Une Saison en enfer et la série de gravures
Les Prisons de Piranèse151. Dans un article consacré à Pâques écrit en
1977, elle note entre parenthèses : « Qu’Aragon et Rimbaud nous
aident à comprendre Marc ou Jean »152. Dans le texte Diagnostic de
l’Europe, Rimbaud est associé à Nietzsche, autre grand visionnaire
cher à l’auteur. Dans cet écrit de jeunesse publié en 1929 où elle
entendait prendre le pouls de la modernité et sonner le glas de la
grande culture européenne, elle évoque ces grands
« désorganisateurs » de la tradition :

Le style, lui aussi, se déforme pour s’élargir. À celui des


Goncourt, perpétuellement tremblant comme la lumière du gaz,
succède une sèche écriture qui semble électrisée. Nietzsche,
admirable miroir d’intelligence brisé par la folie, Rimbaud, vitrine
défoncée d’une taverne dont les éclats diamantent la nuit, ont
légué à leurs successeurs, l’un, le secret de sa démence moins
celui de sa grandeur, l’autre, le secret de son angoisse moins celui
de son énergie.153

Cette évocation vaut, en partie, pour le rapprochement entre


Rimbaud et Nietzsche, considérés comme deux grands précurseurs de
la modernité dont les héritiers n’ont pas tenu les promesses.
Yourcenar demeurera fidèle à cette idée. Dans Souvenirs Pieux, livre
écrit quelque quarante ans après Diagnostic de l’Europe, elle persiste :
« L’imitation de Rimbaud nous a valu […] au XXe siècle, toute une
série débraillée d’Arthurs. »154 Mais la mention de Rimbaud dans le
texte de 1929 vaut avant tout pour l’image que la jeune Marguerite
Yourcenar, qui découvrait l’auteur du « Bateau ivre » dans ces années-
là, se faisait du poète voyant, « vitrine défoncée d’une taverne dont les
éclats diamantent la nuit. » Derrière l’image convenue du génie
indiscipliné associé à un lieu d’ivresse et de débauche comme la
taverne, ce qui compte c’est la beauté presque surnaturelle des éclats

ambiants, qui fait d’eux, à travers les hauts et les bas de leur existence, des hommes
libres. », Cahier du Centre culturel Arthur Rimbaud, ibid.
151
Voir « Le Cerveau noir de Piranèse », SBI, p. 89.
152
« Séquence de Pâques : une des plus belles histoires du monde », TGS, p. 361.
153
« Diagnostic de l’Europe », EM, p. 1653.
154
SP, p. 846.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 91

de diamant qui ont illuminé le ciel de la poésie à la fin du XIXe siècle


et dont la jeune Marguerite découvre l’impact déstabilisateur pour
s’en émerveiller. Car pour elle, Rimbaud restera à jamais le grand
perturbateur des formes, le poète magicien dont elle cherchera en vain
la véritable marque chez les poètes du XXe siècle qui se sont réclamés
de ce génial poète inspiré. Si elle est prête à accepter le
« déroutement »155 auquel invitent l’œuvre et la vie de Rimbaud, c’est
qu’elle a confiance dans le talent du poète, qu’elle le considère comme
le continuateur inventif d’un Villon, un grand révolté du Verbe qui ne
fait pas table rase de la tradition mais la dévore à pleines dents.
Parmi la dizaine d’ouvrages concernant Rimbaud conservés
dans sa bibliothèque, plusieurs sont des essais écrits par certains des
amis et connaissances de Yourcenar. Rimbaud, système solaire ou
trou noir ? d’Étiemble contient quelques annotations. Elle possédait
également du même auteur Le sonnet des voyelles. De l’audition
colorée à la vision érotique. Nous savons par une lettre à la critique
belge Émilie Noulet156 qu’elle a apprécié L’Aventure terrestre de Jean
Arthur Rimbaud, de son ami, poète et diplomate Jean Chauvel. De la
même manière, elle a aimé Le Premier visage de Rimbaud, d’Émilie
Noulet qui contient un envoi de l’auteur157. Outre un volume des
Œuvres, dans l’édition de Paterne Berrichon préfacée par Claudel
(1929), la bibliothèque conserve un exemplaire d’Une Saison en enfer
publiée en 1925 dans lequel quelques vers sont marqués dont le déjà
fameux « La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde »,
qui a dû trouver un écho dans son esprit en formation. C’est sans
doute avec ces deux ouvrages publiés au Mercure de France qu’elle
est entrée en contact avec l’œuvre de Rimbaud. On remarquera
également deux éditions des Illuminations en anglais. Dans l’une
d’elles, publiée à New York en 1943, elle corrige une erreur de
traduction. L’autre, plus récente, publiée à Montréal, lui a été envoyée
par son traducteur. Enfin, Yourcenar a conservé le numéro du Cahier

155
Voir CL, p. 357.
156
Dans sa lettre du 19 juillet 1974, elle lui écrit : « Avez-vous lu le livre de Jean
Chauvel, La Vie terrestre d’Arthur Rimbaud ? Je le trouve bon. », Fonds Yourcenar.
157
Dans sa lettre du 19 juillet 1974, M. Yourcenar est également élogieuse au sujet du
livre d’Émilie Noulet : « Vous avez bien mérité [mot illisible] Rimbaud ! Voici pour
vous dire avec quel intérêt j’ai lu votre commentaire, ce bateau viking, qu’il aurait
aimé. », ibid.
92 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

du Centre culturel Arthur Rimbaud dans lequel figure sa courte


évocation des correspondances existant entre son père et Rimbaud.

Maurice de Guérin

Maurice de Guérin est un cas à part. Il fait figure de poète


unique, sans source ni influence, dans l’histoire littéraire du XIXe
siècle. Il occupe une place analogue dans le panthéon poétique de
Yourcenar. A-t-il vraiment sa place aux côtés de Racine, Chénier,
Hugo, Baudelaire et Rimbaud ? Il est certain que l’œuvre de ce
météore de la poésie au destin singulier n’a pas la même envergure
que celle des poètes que nous venons de citer. Il occupe pourtant une
place de choix dans le cœur de Yourcenar. Il mérite donc pleinement
de figurer dans le panthéon poétique français de Yourcenar. Dans sa
solitude désolée, n’entretient-il pas quelque relation souterraine avec
Baudelaire ou Rimbaud qu’il annonce muettement ? Dans Archives du
Nord, Yourcenar le place aux côtés de Nerval et Hölderlin parmi ces
« jeunes hommes visionnaires » qui, dans la première moitié du XIXe
siècle, ont pressenti les premiers l’existence d’une Grèce fabuleuse,
antérieure aux mythes humains158. Invitée à commenter ce passage,
elle répond : « Si j’ai parlé de Maurice de Guérin à cette place, (et de
Nerval et de Hölderlin), c’est pour montrer combien étaient rares, et
admirables, ces écrivains isolés pénétrant le sens le plus profond de
l’Antiquité à une époque sur ce sujet assez philistine. »159 Leur
inspiration antique commune qui a donné des fruits si différents tout
comme leur fin précoce et leur reconnaissance littéraire posthume
expliquent sans doute que Yourcenar rapproche l’auteur du Centaure
de celui des Bucoliques, évoquant dans un texte composé en 1940 « la
rêverie romantique et stellaire de Maurice de Guérin et d’André
Chénier »160 à propos des tableaux à sujet mythologique de Poussin.

158
Voir AN, p. 1031.
159
Lettre à Gaston-Louis Marchal, directeur du Centre d’information et d’orientation
de Castres et de Mazamet (Tarn), 12 février 1978, L, p. 584. À la suite de cet échange
épistolaire, G.-L. Marchal a publié « Marguerite Yourcenar et Eugénie et Maurice de
Guérin », L’Amitié guérinienne, bulletin trimestriel des Amis des Guérin, n°129, été
1978, p. 97-100.
160
« Une exposition Poussin à New York », PE, p. 469.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 93

En 1978, elle reprend, en la détaillant, l’association des poèmes


mythologiques de Maurice de Guérin et des tableaux de Poussin :

Il faudrait publier une édition du Centaure ou de La Bacchante


illustrée de photographies de Poussin, pour montrer à quel point
sont proches les unes des autres ces grandes figures d’une dignité
surhumaine, au milieu de majestueuses forêts et de rochers, plus
anciennes que l’homme.161

Il n’est pas étonnant qu’un auteur comme Yourcenar, nourri


des légendes gréco-latines mais aussi des grandes mythologies
orientales, ait été séduit par le panthéisme surnaturel des poèmes en
prose de Maurice de Guérin. Aussi, a-t-elle adhéré au voyage
cosmique et intérieur qu’il propose au lecteur de ses œuvres
singulières et envoûtantes. Elle a conscience qu’il est un cas unique
dans la littérature du XIXe siècle et peut-être aussi dans les lettres en
général. Sa quête est trop particulière pour s’accommoder d’une école
de pensée ou se conformer aux canons esthétiques d’une époque. En
cela il mérite une place à part parmi les écrivains de son temps. Est-ce
pour cette raison que son attachement pour le « véritable créateur du
poème en prose »162 n’a guère trouvé de place dans ses écrits ou ses
entretiens ? Comme si la relation avec ce « pionnier solitaire et
désarmé »163, selon la belle formule de Marc Fumaroli, devait
forcément demeurer intérieure, presque incommunicable. Il existe
pourtant une exception. La lettre d’où est extrait le passage cité plus
haut est l’unique occurrence, à notre connaissance, où Yourcenar
déclare explicitement son admiration pour le poète :

Je place […] très haut Maurice de Guérin […] « La forte Grèce


des dieux, des monstres, et des sages » a été admirablement sentie
par lui. Son sens de l’unité de la nature et du flux continuel des
choses remonte d’ailleurs à l’Inde par-delà la Grèce, comme
Sainte-Beuve l’avait compris, à propos d’une notation du Journal
au sujet d’un insecte rôdant sur une page blanche. Ce sont là des
qualités très rares dans la littérature française en général, et pas
seulement de son temps. Son style noblement rythmé, un peu
« oratoire », très influencé par les grands écrivains du XVIIe

161
Lettre à G.-L. Marchal, L, p. 585.
162
Henri LEMAITRE, Dictionnaire Bordas de littérature française, Bordas, 1986, p.
353.
163
Voir Maurice de GUÉRIN, Poésie, préface de Marc FUMAROLI, Gallimard, coll.
« Poésie », 1999 [1ère édit. 1984], p. 10.
94 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

siècle, cache au lecteur moderne peu averti l’audace de ses


vues.164

En quelques lignes, elle dit l’essentiel et tout commentaire


paraît superflu. Non seulement Maurice de Guérin est pour elle un
grand poète, mais il est aussi le miroir de ses propres passions
littéraires, de ses questionnements d’écrivain. En cela on peut
supposer que s’il la touche autant, c’est qu’elle a trouvé dans ses écrits
des questions qui l’occupent encore, elle-même, un siècle plus tard.
Ces paysages mythologiques de la Grèce des dieux et de l’Inde des
légendes et déesses, elle les a visités elle aussi dans son œuvre. Elle a
également expérimenté dans ses meilleurs livres les pouvoirs du
rythme sous-jacent à la prose la plus poétique telle qu’elle s’exprime
dans les écrits de ce « grand Voyant »165, devancier d’un Rimbaud. Il
est indéniable que celle qui a souvent été attirée par les poètes les plus
délaissés par les lecteurs et les modes du temps a ressenti une
sympathie particulière pour Maurice de Guérin qui occupe une place
excentrée sinon invisible dans l’histoire littéraire française. En ce
sens, il est certain qu’elle s’est sentie proche du poète sous-estimé. On
peut même se demander si elle ne parle pas aussi un peu d’elle quand
elle affirme que l’œuvre de Maurice de Guérin « cache au lecteur
moderne peu averti l’audace de ses vues. », une thèse que Yourcenar a
régulièrement exprimée au sujet de ses propres livres.
Au-delà de l’œuvre c’est l’incompris Guérin, le solitaire
génial, qui la touche. Méditant sur le culte qu’un poète mort
précocement comme Maurice de Guérin aurait eu s’il était né en
Angleterre, qui a, écrit-elle, « plus que nous le sens de la beauté et du
mystère des poètes morts jeunes »166, elle finit par reconnaître que
l’œuvre de l’auteur du Cahier Vert est anachronique plus d’un siècle
après son éclosion : « [I]l est trop vrai que partout, à notre époque, le
sens de ces œuvres littéraires réfléchies, nobles, un peu lentes, semble
irrémédiablement perdu. »167. Un constat quelque peu amer qui
convient étrangement, encore une fois, à sa propre perception de la
place qu’elle occupe parmi les écrivains de son siècle. Sans doute se

164
Lettre à G.-L. Marchal, L, p. 584-585.
165
La formule est de Barbey D’AUREVILLY, Lettres à Trebutien, 2 février 1855,
cité par Marc Fumaroli, op. cit., p. 62.
166
Lettre à G.-L. Marchal, L, p. 585.
167
Ibid.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 95

sentait-elle aussi seule littérairement au cœur du XXe siècle, que


Maurice de Guérin, dont Marc Fumaroli estime qu’il « a connu
l’horreur de voir plus qu’il n’est possible de dire, et de ne dire que
dans la souffrance de laisser échapper ce qu’il a vu »168.

Marguerite Yourcenar, lectrice sans frontières

La littérature non francophone a occupé une place très


importante dans l’imaginaire de la grande lectrice qu’a été Marguerite
Yourcenar. Dès son plus jeune âge, elle entre en contact avec les
textes majeurs de la littérature gréco-latine, mais aussi avec les trésors
poétiques et romanesques des autres grandes civilisations du monde.
Ce goût marqué pour les littératures anciennes et modernes venues de
Chine, du Japon, de Perse, du Portugal, d’Italie, d’Angleterre et de
tant d’autres pays ne fera que s’amplifier avec les années, à tel point
qu’à la fin de sa vie, il semblerait que les auteurs et les œuvres qui
nourrissent l’intérêt et la curiosité intellectuelle de l’écrivain soient
avant tout des auteurs non francophones. On remarque d’ailleurs que
cet engouement pour les œuvres du patrimoine littéraire mondial est
parfois mis par Yourcenar elle-même en concurrence avec la
littérature française contemporaine sur laquelle elle a régulièrement
porté des jugements sévères. Comme s’il y avait pour elle en matière
de littérature et de pensée, d’un côté la France, et de l’autre le Monde,
et qu’elle avait choisi le Monde.
Ce sentiment d’appartenir à l’humanité entière qui marquera
non seulement son œuvre mais toute son existence est né très tôt. Il
s’est nourri de ses premières lectures et de ses premiers voyages. Il
s’est développé dans une France, celle des années 1920-1930, qui se
passionne pour les voyages exotiques et les cultures lointaines et dont
l’empire colonial, alors à son apogée, alimente toute une imagerie et
une littérature pittoresques qui occupent le devant de la scène
artistique parisienne. Que l’on songe aux récits des expéditions
himalayennes d’une Alexandra David-Neel qui connurent un immense
succès dans ces années-là ou au rayonnement intellectuel, mystique et
poétique de Tagore qui marquera durablement la jeune Marguerite
Yourcenar influencée, dès son adolescence, par les religions et les

168
Préface à Maurice de GUÉRIN, Poésie, op. cit., p. 70.
96 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

philosophies orientales. Dans les années 1930, elle subit également


l’influence du critique Edmond Jaloux qu’elle considérait comme « un
homme sage et réfléchi, qui a été un grand ami de ces années-là […]
qui a fait beaucoup pour ma culture moderne internationale. »169
Cette rencontre avec le monde des mots étrangers et
des pensées différentes est facilitée par sa passion des langues
étrangères dont elle débute l’apprentissage dès l’enfance et
l’adolescence. Le latin et le grec ancien d’abord, puis l’anglais appris
lors d’un séjour familial d’un an en Angleterre au début de la première
guerre mondiale, l’italien, ensuite appris, semble-t-il, en autodidacte
en lisant dans le texte Pétrarque, Dante et D’Annunzio. C’est plus
tard, qu’elle se familiarisera avec l’espagnol et le portugais. Elle avait
également quelques notions d’allemand et a même entrepris à la fin de
sa vie l’étude du japonais qui l’aidera à traduire, avec la complicité de
Jun Shiragi, les Cinq Nô modernes de Yukio Mishima.
Si l’on excepte le latin et le grec ancien, ces langues dites
mortes qui sont pourtant pour elle les vraies langues vivantes de
l’intérieur et dont elle poursuivra la lecture toute sa vie, son goût pour
les langues modernes répond avant tout à sa curiosité de lectrice sans
frontière qui se promène de l’une à l’autre, les comparant, goûtant
leurs sonorités respectives et devinant derrière chacune d’elle une
universalité mythique qui formerait le socle commun de l’humanité.
Pour Yourcenar, s’imprégner des diverses cultures à travers les livres
et les langues, c’est bien évidemment aller à la rencontre de l’Autre,
de l’Étranger, du Lointain, sans jamais se laisser enfermer dans un
gallocentrisme qu’elle a souvent dénoncé. C’est aussi faire
l’hypothèse d’une secrète unité qui relierait au-delà des cultures et des
langues, les livres et les hommes :

De même que je ne fais guère de différence entre les sexes quand


je lis un écrivain, je ne fais guère de différences entre les pays.
[…] De même que plus on étudie les œuvres du passé et plus on
découvre que l’humanité est une, de même plus on s’occupe,
comme je le fais beaucoup, de littérature étrangère, plus on
s’aperçoit aussi que les problèmes qui se posent sont un et qu’un
grand livre français, un grand livre allemand, un grand livre
espagnol, un grand livre chinois ou japonais, au fond, touchent

169
« Rencontre avec Marguerite Yourcenar », entretien avec Francesca Sanvitale,
RAI, 6 janvier 1987, PV p. 364.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 97

aux mêmes problèmes de notre temps. […] Je crois surtout qu’il


ne faut de chauvinisme d’aucune sorte170.

Ce refus de tout « chauvinisme »171 s’exprime chez Yourcenar


par une volonté farouche d’embrasser les paysages, les traditions, les
êtres au-delà des frontières étroites des états et de la géographie
humaine, pour appartenir avant tout au vaste monde :

Je crois que j’ai des douzaines de patries […] J’ai une passion
pour l’Autriche, j’ai une passion pour la Suède, j’ai une passion
pour le Portugal, j’ai une passion pour l’Angleterre. Et la
littérature anglaise m’a tellement nourrie que c’est certainement
une de mes patries. J’aime beaucoup l’Asie, j’ai étudié les
littératures asiatiques autant que j’ai pu, et par conséquent je me
sens une patrie asiatique autant qu’une patrie européenne. Non, je
ne crois pas aux patries exclusives…172

Cette appartenance spirituelle à ces « douzaines de patries » se


traduit par ce que Marthe Peyroux nomme très justement « la richesse
œcuménique des lectures de Marguerite Yourcenar »173. On peut tout
de même, en ce qui concerne la poésie en particulier, voir se dessiner
parmi ses nombreuses lectures des territoires privilégiés où elle
s’aventure plus volontiers. Ce sont ceux « des poètes de l’Allemagne
et de l’Angleterre du XIXe siècle »174 lus avec passion dès les années
1920, et les « vers mélancoliques des poètes persans »175, en passant
par les « poètes baroques de l’Italie »176 qui ont influencé ses premiers

170
Radioscopie Marguerite Yourcenar, entretien avec J. Chancel, 15 juin 1979,
Cassettes Radio France/ France Inter/INA.
171
Ne déclarait-elle pas en 1976 : « Je me sens très profondément de culture française,
mais quand je retourne en Europe, je suis chez moi aussi bien en Autriche ou au
Portugal qu’en France. », « M. Yourcenar s’explique », entretien avec C. Servan-
Schreiber, Lire, juillet 1976, PV, p. 176-177. Au moment de son entrée à l’Académie
française, elle déclarait, encore, au New York Times : « France is one of my cultures
[…] But only one. » [La France est une de mes cultures. Mais une seulement.],
Deborah TRUSTMAN, « France’s first woman "immortal" », New-York Times
Magazine, 18 janvier 1981.
172
Apostrophes, entretien avec B. Pivot, Antenne 2, 7 décembre 1979, PV, p. 251-
252.
173
« La Bibliothèque universelle de M. Yourcenar », L’Universalité dans l’œuvre de
Marguerite Yourcenar, vol. 2, SIEY, 1995, p. 90.
174
« Chronologie », OR, p. XVI.
175
« L’Andalousie ou les Hespérides », TGS, p. 383.
176
YO, p. 47.
98 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

écrits, les « ballades slaves »177, la « poésie amoureuse de l’Orient »178


qui la fait voyager de l’Inde au Japon en passant par la Chine des
temps anciens et tant d’autres pays auxquels la lieront une langue, une
culture, une sensibilité poétique. Ces territoires poétiques de tous les
pays et de tous les continents sont réunis dans sa bibliothèque qui
représente le lieu idéal pour mesurer son intérêt profond pour les
littératures poétiques du monde entier.

La poésie étrangère dans la bibliothèque de Yourcenar

La bibliothèque de Petite Plaisance est une véritable tour de


Babel de la poésie. Les langues s’y mêlent : français, anglais, latin,
grec ancien et moderne, italien, espagnol, portugais, allemand,
néerlandais, japonais179… Le nombre de livres en version originale
mais aussi les multiples traductions, essentiellement en français et en
anglais, représentent un véritable tour du monde des peuples et des
cultures.
Un examen minutieux de la bibliothèque montre combien la
poésie est une des voies essentielles empruntées par Yourcenar pour
découvrir le monde. Bien plus que l’essai, le théâtre, et même le
roman, c’est la poésie qui permet à l’écrivain d’effectuer le plus
souvent ces allers-retours entre les diverses cultures qu’elle
affectionne particulièrement. C’est principalement par la lecture de
poèmes qu’elle entre en contact avec cet Autre qui lui ressemble tant,
cet inconnu trop connu, qu’il soit chinois, russe, serbe ou suédois…
dont elle tente de comprendre les combats, les rêves, les émotions les
plus secrètes. Cette idée de l’art poétique comme véhicule privilégié
de la parole étrangère et de la découverte de l’altérité extrême est
importante à plus d’un titre. Elle nous informe sur la place
prépondérante qu’a occupée la poésie dans la vie de Yourcenar, en
particulier dans sa découverte du monde et des hommes qui l’habitent
et auxquels elle se sent profondément liée, par-delà les frontières et la
barrière des langues. Le fait que sa pratique de lectrice de littérature
non francophone passe, en grande partie, par la lecture des poètes
177
SP, p. 853.
178
« Sur quelques thèmes de la Gita-Govinda », TGS, p. 353.
179
Nous excluons de notre étude les nombreux exemplaires des traductions
d’ouvrages de M. Yourcenar qu’elle conservait dans sa bibliothèque.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 99

nous en apprend aussi beaucoup sur un des rôles qu’elle assigne au


genre poétique : être à la fois un moyen d’introspection pour le poète,
une manière de dévoilement intime, de questionnement qui va au-delà
même des mots, mais aussi pour le lecteur ce terrain vierge de la
découverte de l’Autre, être mystérieux que le poème révèle, ou qu’il
invente. La lectrice de poésie étrangère touche ainsi au plus près les
énigmes des hommes qu’elle entend appréhender. En effet, pour la
traductrice des chants de la Grèce ancienne ou des poèmes de
Constantin Cavafy, la musique des vers, l’intimité du poème est sans
doute le vrai lieu de rencontre avec l’Autre. Nous pouvons supposer
qu’en lisant, même en traduction, une épopée finlandaise versifiée ou
des poèmes berbères du Maroc, elle avait l’impression de se trouver
au contact, non seulement de l’auteur, mais aussi au cœur de
l’inconscient de tout un peuple dont le moindre chant en dit plus long
sur ses valeurs, ses doutes et ses espoirs que tous les traités
d’ethnologie. Nous constatons alors que Yourcenar élargit toujours
l’horizon et les perspectives de ses lectures, qu’au-delà de l’aspect
esthétique d’une œuvre, c’est un peuple, un continent parfois, une
langue, un monde inconnu qu’elle traque, interroge. En ce sens, la
richesse de sa bibliothèque est un moyen efficace pour la suivre dans
ses pérégrinations poétiques dans le temps et dans l’espace. Elle nous
permet de mieux comprendre son activité de lectrice-voyageuse qui lit
le monde pour mieux le rêver, qui le réinvente de son fauteuil à travers
les mille voix de poètes qui lui parviennent de toute la planète, pour
ensuite mieux le comprendre et, pourquoi pas, mieux l’habiter.
On ne peut aborder l’étude de la présence forte de la poésie
non francophone dans la bibliothèque de Petite Plaisance, sans
rapprocher cette curiosité pour de nombreuses littératures étrangères
de la passion des voyages qui a habité Yourcenar tout au long de sa
vie, elle qui avouait en 1979 « je suis essentiellement la femme des
voyages »180. Il semble évident, en effet, que littérature et voyages ont

180
Radioscopie Marguerite Yourcenar, entretien avec J. Chancel, 15 juin 1979,
Cassettes Radio France/France Inter/INA. Grande voyageuse, M. Yourcenar a fait
sienne la devise qu’elle prête à Zénon, dans L’Œuvre au noir : « Qui serait assez
insensé pour mourir sans avoir fait au moins le tour de sa prison. », qu’elle a mise en
exergue de son recueil de récits de voyages, Le Tour de la prison. Le voyage est
partout présent dans son œuvre romanesque et poétique qui fourmille de personnages
de grands voyageurs (L’empereur de Mémoires d’Hadrien, Zénon et Henri-
Maximilien dans L’Œuvre au noir, Nathanaël dans Un Homme obscur…). Mais le
premier grand voyageur de l’œuvre yourcenarienne n’est-ce pas Icare qui rêve, dans
100 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

toujours été très liés dans la vie et l’esprit de l’écrivain pour qui lire
c’est voyager et voyager, c’est aussi lire le monde et ses secrets. Sa
bibliothèque garde d’ailleurs les traces de cette relation privilégiée
entre les deux.
Les livres en latin et grec ancien, qui ont été l’une des
nourritures quotidiennes de Yourcenar tout au long de sa vie, occupent
naturellement une très grande place dans sa bibliothèque. Ils
représentent à eux seuls des centaines de volumes disposés, pour la
plupart, sur les étagères de son cabinet de travail, à portée de main
pour la moindre vérification ou la relecture d’un passage de Virgile ou
de Théognis. La poésie antique ainsi que le théâtre y occupent une
place de choix. Nous avons pourtant décidé d’exclure ce corpus de
notre étude de la présence de la poésie étrangère dans la bibliothèque.
Il nous a semblé que ces volumes, souvent utilisés comme documents
de travail pour l’élaboration de certains de ses livres (Mémoires
d’Hadrien, La Couronne et la lyre…) ou, plus généralement, comme
outils de connaissance didactique d’une période historique et
culturelle essentielle dans la pensée yourcenarienne, n’avaient pas la
même valeur que les autres livres de sa bibliothèque. Peut-être aussi
parce que finalement les livres en latin et grec ancien font tellement
partie de la culture de Yourcenar que nous ne pouvons plus parler de
langues étrangères, mais plutôt de véritables langues intimes que l’on
ne peut pas mettre sur le même plan que le portugais ou l’allemand.
Enfin, s’agissant de détailler les multiples rencontres livresques de
Yourcenar avec la poésie du monde dans ce qu’elle a de plus vivant, il
nous paraît préférable de limiter notre analyse aux langues dites
vivantes.
Parmi celles-ci, l’anglais occupe la première place, si l’on
excepte bien sûr le français. L’anglais, c’est évidemment l’autre
langue de Yourcenar qui a élu domicile aux États-Unis où elle a vécu
de 1940 à sa mort en 1987, moins celle de la vie quotidienne que celle
des voyages, mais aussi et surtout celle de la lecture. Outre les auteurs
anglo-saxons qu’elle lit directement dans le texte, l’anglais est
également la langue de la traduction. C’est en effet par le truchement
de cette langue qu’elle a pu avoir accès à un grand nombre de livres

Le Jardin des chimères, de « [p]arcourir un jour les routes de la terre ! » (p. 28), ce
que fera l’auteur de ce vers durant une bonne partie de son existence. Sur M.
Yourcenar et les voyages, voir « Les Voyages de M. Yourcenar », Bulletin du
CIDMY, n° 8, Bruxelles, 1996, 334 p.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 101

écrits dans des idiomes qu’elle ne maîtrisait pas. Nous pensons en


particulier à certains textes des littératures orientales traduits de
l’arabe, du persan ou du japonais qu’elle a découverts en anglais.
En ce qui concerne les livres en anglais et plus
particulièrement ceux qui appartiennent à la littérature anglo-saxonne,
leur grand nombre s’explique également par le fait que la bibliothèque
de Petite Plaisance est commune à Marguerite Yourcenar et à Grace
Frick, Américaine férue de littérature qui partageait avec sa compagne
une passion pour la poésie anglaise. L’examen des ouvrages de poésie
montre, en effet, qu’un certain nombre d’ouvrages appartenaient à
Grace Frick, qu’il s’agissait parfois de livres de poésie acquis par elle
au cours de ses études universitaires et annotés par ses soins. Nous
avons également constaté que ces mêmes livres pouvaient avoir été lus
ensuite par Yourcenar qui les a annotés à son tour. Ce fait est
particulièrement visible dans les très nombreux livres de poésie
anglaise du XIXe siècle, sujet de la thèse entreprise dans les années
trente par Grace Frick et qui demeurera inachevée. L’essentiel de ces
ouvrages est d’ailleurs conservé dans la chambre de Grace Frick où
Yourcenar avait naturellement accès pour puiser dans l’immense
réservoir de lectures poétiques en langue anglaise.
Ces remarques préliminaires incitent le généticien à faire
preuve de prudence et à ne pas exagérer l’importance de la littérature
anglo-saxonne pour Yourcenar. Il convient aussi de ne pas la sous-
estimer. De nombreuses traces de lectures trouvées dans certains livres
confirment, en effet, la connaissance profonde qu’elle avait des
œuvres des grands et petits noms de la littérature anglo-saxonne, du
Moyen Âge au XXe siècle. Par ailleurs, nous savons son goût si
souvent réaffirmé pour les poètes de l’Angleterre qu’elle considérait
comme une de ses patries littéraires.

La poésie anglaise181

Avec la littérature française, la poésie anglo-saxonne et plus


particulièrement celle de Grande-Bretagne est le domaine le plus

181
Pour simplifier et comme le fait M. Yourcenar, nous entendons ici par « poésie
anglaise » non seulement les œuvres d’écrivains d’Angleterre mais aussi d’Écosse,
d’Irlande et du Pays de Galles.
102 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

richement représenté dans la bibliothèque de Petite Plaisance. À eux


seuls, les très nombreux documents s’y rapportant offrent un voyage
anthologique très complet en compagnie des poètes, petits et grands,
qui ont marqué l’histoire de la poésie anglaise, du Moyen Âge au
début du XXe siècle. La poésie du Moyen Âge est présente à travers
deux volumes de l’un de ses plus célèbres représentants, Geoffrey
Chaucer, réunissant The Complete Works, et dont l’un est annoté à la
fois par Yourcenar et par Grace Frick. Nous savons que Yourcenar
connaissait très bien l’œuvre de Chaucer qu’elle classe parmi les
« poètes ingénument érudits de la fin du Moyen Âge »182. Deux
recueils de ballades, The Oxford Book of Ballads et A Book of Old
Ballads offrent un éventail de poèmes médiévaux. Autre ouvrage
anthologique, Chief British Poets of the Fourteenth and Fifteenth
Centuries propose également un panorama représentatif de l’art du
vers britannique jusqu’à la Renaissance. De cette période, Yourcenar
possédait une anthologie des poètes de cour anglais, Five Courtier
Poets of the English Renaissance, ainsi qu’une volumineuse
anthologie, Poetry of the English Renaissance, abondamment annotée
par elle et Grace Frick. Le XVIe siècle est représenté par un ouvrage
du grand poète épique et maître de la versification anglaise, Edmund
Spenser dont The Poetic Works est annoté par les deux utilisatrices de
la bibliothèque, comme c’est souvent le cas pour la littérature anglo-
saxonne.
À cheval sur le XVIe et le XVIIe siècle, Shakespeare, l’auteur
dramatique, mais aussi et peut-être surtout le poète aux mille six cents
sonnets, fait assurément partie du panthéon littéraire yourcenarien. Au
même titre que Racine ou Dante, il est un de ces écrivains
incontournables qui ont accompagné Yourcenar durant toute sa vie.
Plus que le créateur des grandes pièces dont elle admire, par ailleurs,
l’architecture parfaite et l’invention dramatique, c’est l’auteur intime
qui semble la toucher le plus profondément : « En ce qui concerne
l’amour anglo-saxon […], il n’y a rien de plus beau que les Sonnets de
Shakespeare »183 reconnaît-elle à la fin de sa vie. Elle fait aussi
régulièrement mention des chansons (songs) de Shakespeare qu’elle
aime particulièrement. N’évoque-t-elle pas en conclusion de son essai
« Le Temps, ce grand sculpteur », « la plus belle et la plus mystérieuse

182
« Aspects d’une légende et histoire d’une pièce », Th II, p. 170.
183
« Une interview de M. Yourcenar », op. cit., PV, p. 394.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 103

des chansons de Shakespeare »184 ? En 1967, dans la préface de Feux,


elle donnait en exemple le grand auteur élisabéthain pour
« sermonner » le lecteur qui, selon elle, est parfois incapable de lire
« correctement » les paroles éternelles du poète en les replaçant dans
le contexte historique et culturel qui les a vues naître :

Ce n’est pas la faute de Shakespeare, mais la nôtre, si, quand le


poète compare son amour pour le destinataire des Sonnets à un
tombeau pavoisé des trophées de ses passions anciennes, nous ne
sentons pas flotter sur nous tous les étendards de l’époque
élisabéthaine.185

Yourcenar était particulièrement sensible à la « voix » de


Shakespeare, « qui est si réaliste dans sa poésie qu’il nous permet de
voir, à l’époque très proche de notre Œuvre au noir des Pays-Bas,
comment on parlait dans l’Angleterre du XVIe siècle »186, comme elle
le faisait remarquer dans une rencontre publique, reconnaissant que
Shakespeare a été un des repères linguistiques qui lui a permis de
trouver le ton juste du langage parlé au XVIe siècle tel qu’elle le met
en scène dans L’Œuvre au noir. Shakespeare, on le voit, représente
pour Yourcenar un exemple de perfection poétique. Dans un maladroit
texte de jeunesse dont la première version date de 1929 et dans lequel
elle brosse un portrait alambiqué d’Oscar Wilde à la fin de sa vie, elle
mentionne de manière insistante, comme en contrepoint, Shakespeare
et « [l]e son grêle des musiques élisabéthaines »187. Elle trouve des
correspondances multiples entre les vers de l’auteur d’Hamlet et les
écrits de Wilde dont elle évoque « l’étude plus séduisante que
concluante sur le destinataire des Sonnets de Shakespeare »188. Elle
reconnaît pourtant, quelques paragraphes plus loin, qu’il est fort
plausible que Lord Southampton, le tendre protecteur du poète, soit
bien le dédicataire de ses plus beaux vers d’amour qu’elle place,
comme nous le savons, très haut :

184
TGS, p. 316.
185
« Préface », F, p. 1052.
186
« Un Entretien inédit de M. Yourcenar », Bruges, 1er juin 1971, Bulletin de la
SIEY, n° 19, décembre 1998, p. 26.
187
« Wilde rue des Beaux-Arts », PE, p. 502.
188
Ibid.
104 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Shakespeare, dans son Vénus et Adonis, un des poèmes les plus


haletants de désir qui soient, nous montre Vénus s’acharnant en
vain sur le jeune et indolent Adonis, image de la passion au pied
de la beauté ; dans l’alambic des Sonnets, il distille ses propres
larmes. Ah, but these tears are pearls ! Un souffle chaud sort
d’une Italie imaginée et rêvée.189

Paradoxalement ce n’est guère le talent de l’auteur du Portrait


de Dorian Gray que Yourcenar semble saluer dans cet essai un peu
confus. Elle n’hésite d’ailleurs pas, par endroits, à mettre à mal « sa
virtuosité striée de génie »190 et sa légende. On a même l’impression
que Wilde n’est qu’un prétexte – un faire-valoir ? – pour permettre à
l’auteur d’évoquer sa passion pour l’amour et le désir vrais tels qu’ils
se dégagent des Sonnets de Shakespeare, au détriment des plaintes
vengeresses de Wilde dans De Profundis. Le dernier paragraphe du
texte est en cela révélateur. Les voix et les vers de Shakespeare et
ceux de Wilde s’interrogent et se répondent à quatre cents ans de
distance. Dans ce duel verbal, arbitré avec quelque parti pris, c’est
évidemment Shakespeare dont, rappelle Yourcenar, Wilde
reconnaissait qu’il « chantait avec des milliers de voix », qui mène la
danse. Il demeure pour elle le mètre étalon de la grande poésie,
comme le confirme la dernière phrase de l’essai : « Mais les Sonnets
jettent une passerelle entre l’ami de Lord Southampton et l’ami de
Lord Douglas. »191 Yourcenar accorde donc aux vers immortels de
Shakespeare, qu’elle ne se lassera jamais de relire, la vertu de jeter des
ponts entre les siècles et les diverses expressions de la passion dans ce
qu’elle a de plus troublant.
Cette admiration pour l’œuvre shakespearienne est palpable
dans la bibliothèque qui ne renferme pas moins de trente volumes de
l’auteur de Roméo et Juliette, sans compter les quelques ouvrages
critiques qui s’y rapportent. Cette présence massive, bien qu’à la
mesure de l’œuvre shakespearienne et de son éclat, est toutefois
exceptionnelle au regard de la plupart des autres grands auteurs
présents dans la bibliothèque. Il est également révélateur qu’un
nombre important de volumes soit consacré à l’œuvre poétique de
Shakespeare. On ne s’étonnera point de trouver plusieurs éditions des
Sonnets en langue originale dont deux sont identiques et dont une

189
Ibid., p. 507-508.
190
Ibid., p. 505.
191
Ibid., p. 509.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 105

autre contient quelques annotations de Grace Frick et Yourcenar. Un


volume des Sonnets en catalan, qui contient un envoi du traducteur
Joan Triadu daté du 11 juillet 1963, fait sans doute suite à une
rencontre lors du voyage de Yourcenar en Espagne en 1960. Une autre
traduction en français est l’œuvre du poète belge Marcel Thiry. Sous
le titre suggestif Attouchements des sonnets de Shakespeare, il
propose sa propre traduction ainsi qu’un essai qu’il offrit à Yourcenar
pour l’accueillir « au seuil de l’Académie »192 comme l’indique l’envoi
qui ouvre le livre. La grande lectrice de Shakespeare possédait
également une belle édition de Venus and Adonis qu’elle conservait à
son chevet ainsi que quelques autres volumes qui font la part belle au
talent du poète élisabéthain : The Histories and Poems, The
Shakespeare Songs et Songs from Shakespeare’s Plays. Remarquons
que cet itinéraire à travers l’œuvre poétique de Shakespeare ne prend
sa vraie dimension que dans le cadre de la culture anglo-saxonne où le
monumental écrivain est considéré avant tout comme un immense
poète dont les vers sont connus du moindre écolier. La situation est
sensiblement différente en France où c’est avant tout le dramaturge
qui est mis en avant et dont, hormis quelques sonnets, l’œuvre de
poète est un peu marginalisée ou méconnue. Ce sont sans doute les
profondes affinités qu’elle a eues tout au long de sa vie avec la
littérature anglaise et son immersion pendant de nombreuses années
dans un pays anglo-saxon qui expliquent, au moins en partie, l’intime
proximité entre Yourcenar et Shakespeare.
Outre l’auteur de Venus et Adonis, la poésie du XVIIe siècle
est largement dominée par « le puritain Milton »193, également très
apprécié de Yourcenar et Grace Frick. Pas moins de neuf ouvrages le
concernent dont plusieurs éditions de son œuvre la plus célèbre,
Paradise Lost, un volume contenant quatre poèmes de jeunesse de
Milton, L’Allegro. Il Penseroso. Comus and Lycida, une biographie
du poète signé Mark Pattison, l’étude du célèbre historien du XIXe,
T. B. Macaulay, Essay on Milton, mais aussi un manuel de
vulgarisation de son œuvre, A Milton Handbook, et une volumineuse
anthologie de ses vers les plus célèbres à l’usage des étudiants, The
Student’s Milton. La place importante qu’occupe le grand poète

192
Il s’agit de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique où
M. Yourcenar a été élue en 1970 à titre étranger et dont Marcel Thiry a été le
secrétaire perpétuel.
193
« Examen d’Alceste», Th II, p. 95.
106 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

anglais dans la bibliothèque de Yourcenar est révélatrice de son intérêt


marqué pour l’écrivain qui influença les romantiques français. Elle est
également exemplaire de la manière, sans doute inconsciente, avec
laquelle l’écrivain et sa compagne construisent au fil des ans une
réserve de savoir et de sensibilité sur les rayons de leur bibliothèque.
Dans le cas de Milton – mais nous avons observé la même démarche
pour bien d’autres écrivains –Yourcenar multiplie les éditions du
même livre, marie éditions savantes et populaires, anciennes et plus
récentes. Elle complète ses lectures par un ouvrage biographique
réputé et pioche dans des anthologies et des manuels destinés aux
étudiants diverses informations qui enrichissent sa connaissance de
l’œuvre.
Les autres ouvrages de poésie du XVIIe appartiennent de
manière explicite à Grace Frick194, ce qui n’implique nullement que
Yourcenar ne les ait pas parcourus. Que ce soit les deux volumes de
The Hesperides and Noble Numbers, de Robert Herrick, préfacés par
A. C. Swinburne ou les anthologies de poèmes de John Donne, Henry
Vaughan, George Herbert, Andrew Marvell et Richard Crashaw. Deux
anthologies complètent ce tour d’horizon de la poésie anglaise du
XVIIe siècle : Metaphysical lyrics and Poems of the Seventeenth
Century et Minor Poets of the Seventeenth Century.
En ce qui concerne le XVIIIe siècle, les poèmes du célèbre
traducteur de l’Iliade, Alexander Pope, sont présents dans plusieurs
éditions de ses œuvres complètes. L’œuvre poétique du mélancolique
et torturé William Cowper figure dans une édition de Poems en trois
volumes publiés à Boston en 1826. Celle de Thomas Gray, plus
élégiaque et savante, est présente à travers un volume de ses meilleurs
vers, The Poems. Yourcenar possédait également un exemplaire du
livre à l’origine de l’une des plus célèbres controverses de la
littérature britannique, The poems of Ossian de l’Écossais James
Macpherson. Un recueil de morceaux choisis du conteur, pamphlétaire
et poète irlandais Jonathan Swift, The Choice Works in Prose and
Verse, contient quelques marques de lecture de Yourcenar et de Grace
Frick. Une biographie du poète écossais, chantre joyeux des
mendiants, des ivrognes et des prostituées, Life of Robert Burns, de J.
G. Lockhart complète ce parcours à travers les œuvres de quelques

194
Nous entendons par là que diverses marques (nom inscrit, dates, dédicaces…) nous
indiquent que ces documents ont été acquis par G. Frick, le plus souvent avant qu’elle
ne partage la vie de M. Yourcenar, à partir de fin 1939.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 107

grands poètes anglais du XVIIIe. Il convient également de faire une


place au célèbre lexicographe, critique, essayiste mais aussi poète
Samuel Johnson dont la bibliothèque de Petite Plaisance renferme
plusieurs ouvrages parmi lesquels son remarquable The Lives of the
most Eminent English Poets, en deux volumes dont certains passages
du volume II sont abondamment annotés et soulignés au crayon.
Comme c’est le cas pour la poésie française, le XIXe siècle est
le plus richement représenté. C’est sans doute dans cette partie de la
bibliothèque que l’empreinte et l’influence de Grace Frick sont les
plus visibles. Notons qu’une bonne partie des livres qui traitent de la
poésie anglaise au XIXe siècle est conservée dans la chambre de la
compagne de Yourcenar qui appréciait particulièrement la poésie de
cette période. De nombreux livres portent les traces de ses annotations
d’étudiante, se mêlant parfois à celles, postérieures, de Yourcenar, qui
appréciait un grand nombre de poètes anglais du XIXe siècle (Blake,
Wilde, Swinburne, Keats, Byron…). On peut supposer que son intérêt
pour les poètes de cette époque s’est enrichi des échanges avec sa
compagne qui avait une connaissance intime de leurs œuvres et de la
langue anglaise. Car, naturellement, c’est en grande majorité en
langue originale que Yourcenar goûte les poèmes de Blake ou
d’Elizabeth Barrett Browning.
L’œuvre monumentale de Byron occupe une large place dans
la bibliothèque qui abrite treize ouvrages le concernant. Une belle
édition ancienne de ses œuvres en huit volumes, The Works, publiée à
New York en 1825 en représente la plus grande part. Le rayon
byronien contient également deux volumes de correspondance en
français et trois études critiques. La plus importante aux yeux de
Yourcenar est sans doute Byron et le besoin de la fatalité de
l’essayiste et penseur catholique Charles du Bos qu’elle admirait et
avec lequel elle a échangé une très riche correspondance centrée sur
des questions de spiritualité. L’ouvrage, marqué à plusieurs endroits
au crayon rouge, a été publié aux éditions du Sans Pareil en 1929,
l’année où Yourcenar faisait paraître chez le même éditeur son
premier roman, Alexis ou le traité du vain combat. Un autre essai de
Doris Langley Moore, Lord Byron Accounts Rendered, publié en
1974, propose un regard plus moderne sur le poète. Une étude publiée
dans une revue savante italienne, « Byron and the Colloquial Tradition
in English Poetry » signée Ronald Bottral, complète ce voyage dans
l’œuvre de Byron. Notons que Yourcenar possédait également un livre
108 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

dans lequel le poète est associé à un autre grand écrivain anglais dont
il était l’ami. Il s’agit d’un ouvrage italien, Shelley and Byron in Pisa,
un album publié par la RAI, la télévision publique italienne195.
Comme pour D’Annunzio ou Maeterlinck, l’intérêt pour
Byron remonte aux années de jeunesse. Dans un texte consacré à
Ravenne écrit en 1935, elle évoque la figure légendaire du poète lors
de son séjour dans la ville italienne qu’elle réinvente en s’inspirant des
artistes qui l’ont chantée. Comme elle le fait souvent, elle ressuscite
de manière vivante et anecdotique le poète, méditant au rythme des
pas de sa monture, las de la ville, de la vie et de celle qu’il a aimée196.
Pas moins de neuf livres concernent la poésie de William
Wordsworth, l’un des plus célèbres représentants du romantisme
anglais. Il s’agit principalement de ses œuvres les plus représentatives
et de recueils de morceaux choisis : The Poetical Works, Poems in
Two Volumes, The Prelude, Poems of Wordsworth, ainsi que le livre
qui marque l’avènement du romantisme anglais, Lyrical Ballads, écrit
avec son ami Coleridge. La plupart comporte des marques de lecture
de Yourcenar et de Grace Frick. Les trois autres documents sont une
analyse d’un célèbre poème de Wordsworth, « Wordsworth’s
Michael » dont l’auteur est Martha Hale Shackford, une ancienne
condisciple de Grace Frick au Wellesley College, dont la bibliothèque
de Petite Plaisance renferme onze textes, essentiellement des essais et
articles concernant la poésie. Également annotés par les deux
utilisatrices de la bibliothèque, deux essais d’Émile Legouis traduits
en anglais : The Early Life of William Wordsworth 1770-1798. A
Study of « The Prelude » et une évocation à caractère plus
biographique concernant la liaison française du poète, William
Wordsworth and Annette Vallon.
Le plus célèbre couple de poètes de la littérature anglo-
saxonne du XIXe siècle formé par Elizabeth Barrett Browning et son
mari Robert Browning est également très présent. Bien que la carrière
littéraire de Robert Browning fût plus longue et sa renommée plus
grande que celle de son épouse, les œuvres d’Elizabeth Barrett
Browning sont plus nombreuses dans la bibliothèque de Petite
Plaisance. Figurent, en effet, en bonne place ses poèmes en quatre

195
M. Yourcenar possédait d’autres ouvrages de la même collection consacrée à des
grands noms de la littérature mondiale (Rilke, Valéry…) associés à des villes
italiennes où ils ont vécu.
196
Voir « Ravenne ou le péché mortel », PE, p. 488-489.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 109

volumes publiés sous le titre Poems mais aussi une anthologie de ses
vers les plus fameux, Poetical Works et une édition de ses célèbres
Sonnets from the Portuguese. La grande épistolière est également
présente à travers la correspondance passionnée qu’elle a échangée
avec son mari, The Letters, publiée en deux volumes, ainsi que par un
choix de lettres, Letters from Elisabeth Barrett to B. R. Haydon,
éditées par Martha Hale Shackford, auteur par ailleurs d’un essai, E.
B. Browning. R. H. Horne. Two Studies, également présent dans la
bibliothèque. Quant à l’œuvre de Robert Browning, elle est présente
seulement à travers deux anthologies : The Shorter Poems of Robert
Browning et The Complete Poetic and Dramatic Works.
Parmi les autres géants de la poésie anglaise, quatre poètes
sont également très présents : George Meredith, John Keats, Samuel
Taylor Coleridge et William Blake. La bibliothèque de Petite
Plaisance contient cinq volumes consacrés à l’œuvre poétique de
George Meredith, l’un des écrivains particulièrement étudiés par
Grace Frick dans le cadre de sa thèse restée inachevée. Il n’est donc
pas étonnant que la plupart des volumes de ce poète au paganisme
joyeux se trouvent dans la chambre de celle-ci. Yourcenar a goûté la
beauté des vers de John Keats qu’elle rapproche de Maurice de
Guérin197. Parmi les documents concernant Keats figurent deux
éditions différentes de The Poetical Works annotées par Grace Frick,
un volume de correspondance, Letters to his Family and Friends, ainsi
que deux articles tirés de revues savantes qui semblent garder la
marque des lectures croisées de Yourcenar et de sa compagne. Du
complice de Wordsworth, S. T. Coleridge, Yourcenar possédait
l’essentiel de l’œuvre poétique dont un volume de The Poems contient
quelques annotations de la main des deux femmes. Elles ont
également lu son autobiographie spirituelle qui fonde sa conception de
la poésie, Biographia literaria, assortie d’un article de Margaret
Sherwood sur « Coleridge’s Imaginative Conception of the

197
Dans une lettre à Gaston-Louis Marchal datée du 12 février 1978, M. Yourcenar
écrit : « L’Angleterre a plus que nous le sens de la beauté et du mystère des poètes
morts jeunes (Keats, à qui Guérin fait souvent penser, Shelley, Chatterton, Rupert
Brooke) ;… », L, p. 585.
110 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Imagination » qui contient quelques marques de lecture difficilement


identifiables198.
Parmi les cinq volumes consacrés à la poésie de William
Blake que l’écrivain place très haut199, on remarque quelques-unes de
ses œuvres les plus marquantes dont les fameux Songs of Innocence
and of Experience et un volume intitulé Poetry and Prose, lu et annoté
par Grace Frick et Yourcenar. Celle-ci possédait également une
traduction italienne des Chants d’innocence et d’expérience qui a
rejoint les rayons de sa bibliothèque à la toute fin de sa vie, l’année de
publication du livre étant 1985. L’œuvre plastique de William Blake
est également présente à travers un bel ouvrage renfermant quarante
planches de ses œuvres picturales accompagnées d’un texte de
Philippe Soupault, publié en 1928 aux éditions Rieder sous le titre
William Blake.
Les œuvres de nombreux autres poètes de la même période
sont également présentes. Si les très nombreux auteurs consacrés
peuvent inciter à conclure à un intérêt marqué pour leur poésie,
d’autres poètes, dont l’écrivain et sa compagne n’avaient que quelques
volumes, élargissent encore le champ de leur connaissance et de leur
goût pour la grande poésie anglaise. Parmi eux figurent en bonne
place le grand Alfred Tennyson dont Yourcenar conservait, par
ailleurs, un choix de ses vers les plus fameux, Songs, Dante Gabriel
Rossetti, les œuvres poétiques de Walter Scott, Matthew Arnold,
William Morris, et le « poète du désespoir », James Thomson. Deux
ouvrages de Percy Bysshe Shelley témoignent de la tendresse
particulière que lui vouait Yourcenar, laquelle se souvient d’un de ses
vers dans ses « Carnets de notes » de Mémoires d’Hadrien200 et

198
Notons que ce document, comme quelques autres, est publié à la Wellesley Press
soit les presses universitaires du Wellesley College où Grace Frick a été étudiante
dans les années 1920.
199
Dans son essai sur J. L. Borges, évoquant « la vision [de l’artiste] visionnaire ou de
l’halluciné », M. Yourcenar remarque : « Blake, là où il n’est pas sublime, semble
longuement se griser de ces mêmes rapsodies sacrées. », « Borges ou le Voyant », PE,
p. 574. Par ailleurs, nous savons qu’elle a fait son miel de la « bonne biographie » du
poète par Michael Davis, William Blake, a New Kind of Man (1977) empruntée à la
bibliothèque du Bangor Seminary et qui a fait l’objet d’une courte fiche de lecture de
M. Yourcenar sous le titre « Mystique de Blake ». Voir S II, p. 173.
200
Il s’agit de son évocation d’Antinoüs : « Eager and impassionated tenderness,
sullen effeminacy ». M. Yourcenar note que « Shelley, avec l’admirable candeur des
poètes, dit en six mots l’essentiel, là où la plupart des critiques d’art et les historiens
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 111

évoque sa fin tragique sur une plage italienne où Byron assiste aux
« feux du bûcher de Shelley »201. L’exemplaire de ses œuvres
complètes est annoté par Marguerite Yourcenar et Grace Frick. Un
autre épais recueil de morceaux choisis, offert à Yourcenar en 1927,
comme l’indique une note écrite de sa main, contient quelques
marques au crayon rouge, vestiges probables de ses premières lectures
de celui que Matthew Arnold a immortalisé sous les traits d’un « ange
inefficace battant de ses ailes lumineuses le vide ». Les œuvres de
Algernon Charles Swinburne ont été également des nourritures
précoces pour Yourcenar qui a découvert ses poèmes dans sa jeunesse
et dont elle a conservé deux anthologies de ses vers. Quelques autres
poètes ont trouvé place avec un seul titre sur les étagères de la
bibliothèque. Il s’agit de George Eliot, Francis Thompson, Walter
Savage Landor, John Henry Newman et Thomas Hardy dont l’écrivain
appréciait surtout l’œuvre romanesque.
Nous avons remarqué que les anthologies étaient nombreuses
dans la bibliothèque de Yourcenar. Celles en langue anglaise
dominent largement et couvrent toutes les époques et tous les aspects
de la poésie anglo-saxonne. Simples recueils de morceaux choisis,
manuels de vulgarisation ou livres destinés à améliorer la culture
littéraire des étudiants, ils ont été très consultés par les deux lectrices.
Notons parmi les dizaines de volumes non encore examinés deux
ouvrages exclusivement consacrés au sonnet, The Penguin Book of
Sonnet et Sonnets, tous deux largement annotés, en particulier par
Grace Frick. D’autres titres qui proposent des approches très larges de
la poésie peuvent être assimilés à des ouvrages de référence tels The
Oxford Book of English Verse qui contient un choix des meilleurs
poèmes anglais de 1250 à 1900 ; British Poetry and Prose en deux
volumes qui contiennent également plusieurs marques de lecture ; The
English Heritage ; Great English Poets ; English Literature with
Illustrations from Poetry and Prose et A Treasury of Irish Poetry in
the English Tongue. D’autres anthologies se consacrent à un aspect
particulier du vers anglais : Lyric Love, an Anthology ; The Faber
Book of Reflective Verse acquis par Yourcenar à la fin de sa vie ; The
Golden Treasury, un choix des meilleurs chants et poèmes lyriques de
la langue anglaise dont la bibliothèque abrite deux éditions. La

du XIXe siècle ne savaient que se répandre en déclamations vertueuses ou idéaliser en


plein faux et en plein vague. », « Carnets de notes », MH, p. 531.
201
« Ravenne ou le péché mortel », PE, p. 489.
112 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

seconde contient quelques annotations de Grace Frick. Texts and


Pretexts, une anthologie réalisée par l’écrivain Aldous Huxley, est
également annotée à plusieurs endroits ; enfin, A Nonsense Anthology
et The Englishman at War qui mêle vers et prose ou Book of Beauty,
où la poésie côtoie la peinture, témoignent de la grande diversité de
ces lectures anthologiques.
Quelques autres ouvrages critiques ont également permis aux
deux utilisatrices de la bibliothèque de se familiariser ou
d’approfondir certains aspects de la poésie anglo-saxonne comme
Reading Poems, une introduction à l’étude critique de la poésie, qui a
été légèrement marquée par Yourcenar, un essai intitulé Studies in
Poetry and Philosophy et Versification in English Poetry, ouvrage que
les deux femmes ont dû souvent consulter, comme l’indiquent
plusieurs marques de lecture.

La poésie américaine

Quelques poètes américains complètent ce panorama de la


poésie anglo-saxonne du XIXe siècle. Les œuvres poétiques d’Edgar
Allan Poe sont abordées en langue originale, à partir d’une édition de
The Complete Poetical Works mais aussi à travers deux traductions
françaises qui datent de la fin des années vingt, lorsque Yourcenar
découvre les vers de Poe en lisant Le Corbeau publié en 1929 chez
Émile-Paul Frères et Poèmes choisis dans une collection populaire, la
Bibliothèque miniature de Payot dont elle possède plusieurs titres. Elle
avait également deux anthologies de vers de Henry Wadsworth
Longfellow, l’un des poètes les plus célèbres du XIXe siècle américain
dont la gloire est particulièrement sensible encore aujourd’hui dans
l’état du Maine où il est né202. Les deux exemplaires des œuvres de
Walt Whitman attestent de l’attention particulière qu’elle portait au
chantre de la liberté et de la démocratie américaine. L’édition du

202
Rappelons que le Maine où la mémoire de l’auteur d’Évangéline est encore vivace
est l’état dans lequel a vécu M. Yourcenar. On lui a même décerné le titre de Doctor
Honoris Causa du Bowdoin College, situé à Brunswick, université dans laquelle
Longfellow fit ses études, enseigna et devint l’ami de Hawthorne, autre gloire
littéraire du Maine. Il existe d’ailleurs un Fonds Yourcenar à la Hawthorne-
Longfellow Library de Bowdoin College, essentiellement alimenté par des documents
donnés par M. Yourcenar à partir de 1960.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 113

Centenaire du fameux Leaves of Grass contient de nombreuses


marques de lecture : vers ou titres de poèmes marqués d’une croix au
crayon rouge ou à l’encre bleue. Elle a également souligné au crayon
vert plusieurs passages du texte en prose intitulé « A Backward
Glance o’er Travels ’d Roads » qui clôt le livre et dans lequel l’auteur
propose des clés de lecture de son poème fleuve. L’autre volume,
Œuvres choisies, une traduction française publiée aux éditions de la
Nouvelle Revue Française en 1930, avec une introduction de Valery
Larbaud, contient également certaines marques de lecture. C’est le cas
de poèmes entiers ou de certains vers encadrés de traits rouges. La
bibliothèque dispose d’un exemplaire des vers les plus connus du
poète anti-esclavagiste William Cullen Bryant, Sella, Thanatopsis and
Other Poems. De la même période historique à laquelle Yourcenar
s’est beaucoup intéressée lors de ses recherches en vue de la
traduction des negro spirituals, on remarque Blue and Gray, une
anthologie de textes sur la guerre de sécession qui contient des
poèmes de Melville et de Walt Whitman.

La poésie orientale

Parmi les territoires littéraires auxquels Yourcenar est


demeurée fidèle toute sa vie, le vaste domaine de l’Orient203 est un de
ceux avec lesquels elle s’est sentie le plus en connivence. « La pensée
orientale m’a beaucoup influencée »204 reconnaissait-elle en 1982.
Cette proximité spirituelle s’est développée au fil des ans sur plusieurs
plans qui englobent l’étude des différents courants de la pensée, de la
philosophie et des religions orientales, en particulier le bouddhisme
avec lequel elle avait de nombreuses affinités, mais aussi celui des
grands textes orientaux, des Mille et une nuits aux poèmes épiques de
l’Inde médiévale et autres chants de la mystique musulmane.
Nous avons dit que cette attirance pour l’Orient a été précoce.
Sans doute la toute petite Marguerite a-t-elle entrevu ce monde

203
L’Orient littéraire de M. Yourcenar comprend essentiellement le Japon, la Chine,
l’Inde, la littérature arabe et persane et s’étend jusqu’aux confins des pays
balkaniques, voire jusqu’à l’Andalousie de la période musulmane.
204
« Une Autre M. Yourcenar », entretien avec Nicole Lauroy, Femmes
d’aujourd’hui, mai 1982, PV p. 309.
114 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

lointain dès sa « première lecture »205, Après la Neuvième heure,


roman historique de Marie Reynès-Monlaur se déroulant en Égypte
parmi les disciples de Jésus, qui lui fit une forte impression vers sa
sixième année206. Les Mille et une nuits, mais aussi Salammbô de
Flaubert, lus avant sa douzième année, ont sans doute également été
de puissants catalyseurs du rêve oriental de la petite fille. Mais c’est
certainement entre quinze et dix-huit ans que celle qui n’est pas
encore Marguerite Yourcenar se passionne véritablement pour les
trésors des littératures orientales.
La lecture d’un livre en particulier représente en quelque sorte
le point de naissance de son intérêt pour les littératures asiatiques. Il
s’agit de Sages et poètes d’Asie, de Paul-Louis Couchoud, publié en
1916, aux éditions Calmann-Lévy. Quelque quarante ans plus tard,
elle se souviendra de l’importance de cette lecture et rendra un
hommage privé à son auteur :

Je n’ai jamais rencontré P. L Couchoud, mais un de ses livres,


Sages et poètes d’Asie, que j’ai encore, relié, sur les rayons de ma
bibliothèque à Northeast Harbor, a peut-être été le premier
ouvrage par lequel la poésie et la pensée asiatiques sont venues
jusqu’à moi. J’avais quinze ans : je continue à savoir par cœur tel
haï-kaï traduit ou transmis par lui ; ce livre exquis a été pour moi
l’équivalent d’une porte entrebâillée. Elle ne s’est jamais refermée
depuis. Que j’aurais aimé d’aller saluer P. L Couchoud avec vous,
et de remercier le poète malade pour tout ce qu’il m’a fait
pressentir ou donné.207

La poésie japonaise

Cette passion pour la poésie asiatique et plus particulièrement


pour la littérature japonaise n’a jamais faibli. À tel point qu’elle
pouvait affirmer en 1979 : « En fait, mes poètes préférés sont peut-être
les Japonais. »208 De nombreux textes témoignent de son intérêt pour
la civilisation, les arts et la culture du Japon. Parmi ses principaux
écrits consacrés à des écrivains de ce pays, mentionnons son essai

205
S. II, p. 217.
206
M. Yourcenar fait le récit de cette « première émotion littéraire » dans Quoi ?
L’Éternité. Voir QE, p. 1347.
207
Lettre à Alexis Curvers et Marie Delcourt, 18 mai 1955, HZ, p. 473.
208
Radioscopie Marguerite Yourcenar, Éditions du Rocher, op. cit., p. 41.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 115

Mishima ou la Vision du vide (1981) qui évoque l’une des plus


singulières figures de la littérature japonaise du XXe siècle, mais aussi
le texte « Basho sur la route », touchante promenade littéraire dans les
pas du célèbre poète-vagabond de la fin du XVIIe siècle qui ouvre son
livre posthume Le Tour de la Prison (1991). Plusieurs des textes
yourcenariens consacrés à la culture japonaise évoquent les différentes
traditions poétiques du pays et certaines de ses figures les plus
marquantes. Que ce soient les traditionnels « poèmes d’adieu » que
calligraphient avant de se donner la mort les amants d’une nouvelle et
d’un film de Mishima 209, ou encore « la contemplation poétique de la
nature au moment de la mort » et autres « poétiques adieux à la vie »
des jeunes kamikazes et des antiques samouraïs qui « meurent avec
des raffinements de poètes ».210 Elle s’enthousiasme pour le Nô,
« cette poésie lentement psalmodiée »211 qu’elle considère comme
« l’un des deux ou trois triomphes du théâtre universel. »212 Elle se
passionne pour l’art du haïku, « où tout l’univers tient dans une feuille
qui tremble ou une grenouille qui plonge dans l’eau, [qui] nous semble
aujourd’hui la suprême forme de la poésie nippone. »213 Elle découvre
dans la traduction en anglais de Ivan Morris, les vers touchants de la
poétesse Sei Shonogan, représentatifs du « style poétique presque
impressionniste »214 de la florissante époque Heian (VIIIe-XIe siècle de
notre ère).
Lors de son voyage au Japon où elle passa la fin de l’année
1982, Yourcenar rend visite à un célèbre acteur-travesti de Kabuki en
train de se préparer. À ses côtés, emmitouflée dans une vaste cape
noire, l’académicienne française note qu’elle devait « ressembler à
Sotoba Komachi, la poétesse centenaire tombée au rang de mendiante
et, dans le nô moderne, de clocharde. »215 L’écrivain occidental qui se

209
Voir Mishima ou la vision du vide, EM, p. 263 dans lequel l’auteur décrit
Patriotisme, le film que Mishima a tiré de sa propre nouvelle, « une des plus
remarquables » selon M. Yourcenar.
210
« La Noblesse de l’échec », TGS, p. 322-323. Dans cet essai, Yourcenar salue
l’ouvrage La Noblesse de l’échec, du spécialiste et traducteur japonisant Ivan Morris,
qui a été pour elle une autre voie d’accès aux richesses littéraires du Pays du soleil
levant.
211
« Kabuki, bunraku, nô », TP, p. 649.
212
Ibid., p. 648.
213
« Bosquets sacrés et jardins secrets », TP, p. 678.
214
« La Noblesse de l’échec », TGS, p. 321.
215
« La Loge de l’acteur », TP, p. 685.
116 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

coule, par le jeu des ressemblances rêvées, à l’intérieur du corps d’une


célèbre poétesse asiatique propose en quelques lignes l’un des très
rares autoportraits de l’artiste qui découvre son reflet dans les
multiples miroirs de la loge du comédien : « mon visage de femme
pleine d’années, pétrie de terre, striée comme le sol par la pluie, mais
avec au-dedans je ne sais quel feu. »216 Finalement, en allant à la
rencontre de l’Autre et des subtilités ancestrales de la culture poétique
japonaise, c’est à la rencontre d’elle-même que va Marguerite
Yourcenar.
Sa bibliothèque garde naturellement la trace de cet intérêt
marqué pour la littérature japonaise ancienne et moderne dont la
traductrice de Mishima possédait de très nombreux ouvrages. En ce
qui concerne la poésie, son goût la porte à apprécier l’art elliptique du
haïku du poète Basho dont le destin d’humble voyageur adorateur de
la nature la touchait au point qu’elle lui a consacré un texte. Un des
deux livres, The Narrow Road to the Deep North and Other Travel
Sketches lui a servi de base de travail. Elle a marqué plusieurs vers et
tracé l’itinéraire du voyage de Basho au feutre vert sur deux cartes du
Japon qui figurent dans l’ouvrage. Elle possédait également plusieurs
livres d’un contemporain de Basho, lui aussi voyageur, le poète et
romancier célèbre Saikaku Ihara. Elle a annoté plusieurs poèmes et
même corrigé l’un d’entre eux dans son ouvrage Comrade Loves of
the Samurai suivi de Songs of the Geishas. Un volume du moine-poète
zen Ryokan a lui aussi été lu avec soin comme en témoignent les
points qui marquent certains vers ainsi qu’une liste de mots traduits du
japonais à l’anglais qui figure à la fin de l’ouvrage. Il s’agit sans doute
d’exercices de traduction, Yourcenar ayant appris des rudiments de
japonais pour se familiariser avec un pays et une culture qui la
fascinaient et la déconcertaient à la fois. Son intérêt particulier pour le
zen explique également la présence de ces « poèmes sur la foi en
l’esprit de Maître Sosan » publiés aux éditions Seghers sous le titre
Textes sacrés du Zen (Ch’an) et dont elle possédait le volume II.
Comme souvent, elle s’en remet aux recueils de morceaux
choisis pour mieux sentir la richesse et la diversité de l’art poétique
japonais. Elle aborde donc le haïku par la traduction en anglais de
l’éminent spécialiste de littérature japonaise Reginald Horace Blyth
dont elle possédait les quatre volumes de Haiku, monumentale

216
Ibid.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 117

anthologie proposant un choix de ces courts poèmes classés par


saison. Seul le volume IV (« Autumn-Winter ») contient quelques
poèmes marqués d’une croix. Trois autres anthologies complètent la
bibliothèque poétique japonaise de Yourcenar : Anthologie de la
littérature japonaise des origines au XXe siècle publiée en 1919, dont
elle a souligné quelques vers ; One hundred more Poems from the
Japanese qui porte de nombreuses marques de lecture au feutre vert et
Anthologie de la poésie japonaise contemporaine, publié en 1986 chez
Gallimard et qu’elle a donc lu à la toute fin de sa vie.

La poésie chinoise

La poésie chinoise est un autre territoire asiatique qui a retenu


l’attention de l’écrivain. Elle possédait quelques ouvrages de poésie
parmi des dizaines d’autres consacrés à l’ensemble de la littérature, de
l’art, de l’histoire et de la spiritualité chinoises. Les œuvres du poète
taoïste du VIIIe siècle Li-Po sont lues dans une anthologie publiée à
New York en 1965, The Works of Li-Po the Chinese Poet. Pas moins
de cinq anthologies proposent un survol historique et esthétique du
vers chinois à travers les siècles : A Hundred & Seventy Chinese
Poems dont certains vers sont cochés d’une croix, tout comme The
White Pony, une anthologie de la poésie chinoise des origines au XXe
siècle ; Pilgrim of the Clouds est un recueil de poèmes et d’essais de
l’écrivain de l’époque Ming, Yüan Hung-Tao ; Cold Mountain
regroupe cent poèmes du poète de l’époque T’ang, Han-Shan. Mais
c’est sans doute en lisant La Flûte de Jade, un petit recueil de vers
chinois publié en 1920, dans un volume illustré des éditions d’Art H.
Piazza que Yourcenar s’est familiarisée, dans sa jeunesse, avec les
vers de quelques poètes chinois anciens.

La poésie arabo-persane

La littérature arabe et persane est un autre « continent »


oriental que Yourcenar aborde très tôt. Sans doute d’abord à travers
Les Mille et une nuits, œuvre découverte dans l’enfance et qu’elle ne
cessera de relire au cours de sa vie. Dans un texte de 1981, elle se
souvient d’un récit des Mille et une nuits dans lequel la terre et les
118 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

animaux ont tremblé pour leur avenir lorsque Dieu créa l’être humain
et qualifie cette fable d’ « admirable vision de poète »217. Comme pour
beaucoup de textes qu’elle a lus attentivement et juge essentiels, elle a
consacré une fiche de lecture aux Mille et une nuits qu’elle aborde
dans la traduction de Mardrus. Elle analyse en particulier le tome V.
Sous le titre « influence de la poésie arabe sur Gide », elle note : « la
forme poétique de certaines tirades des Nourritures terrestres
emprunte sans plus aux 1001 nuits […] On voit que cette atmosphère
poétique aura servi aussi à Gide à idéaliser les rapports avec les petits
voyous arabes de L’Immoraliste »218. Plus loin, elle écrit : « Poème
pédérastique récité par le Génie devant K endormi. Beaux vers, de
type plus arabe que persan. »219 De telles notations qui jettent des
ponts entre les cultures et les époques témoignent de la profonde
imprégnation de la littérature arabo-persane chez un poète ayant très
tôt goûté les « pâmoisons de la poésie arabe et persane »220 qui lui ont
inspiré certains de ses premiers poèmes. Cette sensibilité à l’art
mélodieux des poètes arabes et persans du passé, Yourcenar l’exprime
en particulier dans son essai « L’Andalousie ou les Hespérides », dans
lequel l’évocation de l’histoire tourmentée, de la culture et des
vestiges des monuments andalous est l’occasion pour elle de
mentionner l’âme des poètes dont chaque pierre garde la trace. La
visite du palais en ruines de Medina Alzahara, situé près de Cordoue,
lui fait penser à « une Asie plus immémoriale que l’Islam, à l’Iran
achéménide, aux vers mélancoliques des poètes persans sur les
demeures royales hantées désormais par l’onagre et la gazelle qu’on
évoque dans ces salles nues »221. Car l’Andalousie qu’elle recréait en
1952 après sa visite de la région est avant tout pour l’écrivain-
voyageur, « [t]erre de poètes surtout en ce qu’elle a été
perpétuellement aimée et recréée à distance, dans les plaintes des
poètes arabes pleurant Grenade perdue… »222 Parmi les « délices » de
la visite de Grenade, il y a « ce rossignol qui chanta toutes les nuits,

217
« Qui sait si l’âme des bêtes va en bas ? », TGS, p. 370.
218
Fonds Yourcenar.
219
Ibid.
220
Voir « Paul le Silentiaire », CL, p. 476. Dans la brève présentation du poète grec
du VIe siècle de notre ère, M. Yourcenar note que certains de ses vers « font parfois
songer aux pâmoisons de la poésie arabe et persane… ».
221
TGS, p. 383.
222
Ibid., p. 389.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 119

cette gorge brune gonflée de sons nous en apprit tout autant sur la
poésie arabe que les inscriptions de l’Alhambra. »223
C’est en poète qu’elle visite cette Andalousie si marquée par
les arabesques et la musique des poètes des civilisations arabe et
persane qu’elle aime tant. Mais c’est sans doute en philosophe qu’elle
s’est particulièrement imprégnée du soufisme, une des manifestations
de la civilisation islamique qui trouvait chez elle le plus de
résonances224. Elle a lu le remarquable Reading from the Mystics of
Islam, de Margaret Smith, édité à Londres en 1972 et fait le
commentaire suivant : « Peu de grands textes, mais quelques beaux
passages des Soufis. Jalal Al-Din Rumi […] comme toujours l’un des
plus grands… »225 dont elle cite plusieurs vers sur la mort des amants
qui vont rejoindre Dieu, le véritable Aimé dans la tradition soufie :
« Ô amants ! Le temps est venu de quitter le monde ; […] Ô cœur,
pars rejoindre le Bien-Aimé. Ô ami, va vers l’Ami… »226 Elle retient
également de la lecture du livre de Margaret Smith quelques vers d’un
autre poète soufi fameux, Abd Al Karim Jili, dont on comprend qu’ils
l’ont touchée tant ils expriment une conception spirituelle de la vie
proche de la sienne227. Cette grandeur de la poésie soufie, elle
l’entrevoit également dans les textes de trois figures féminines :

223
Ibid., p. 389-390.
224
Dans un entretien réalisé en avril 1987, M. Yourcenar explique ce qui l’attire dans
le soufisme : « C’est une philosophie qui conçoit le Divin comme l’essence de la
perfection, comme l’Ami… », voir « Une interview de M. Yourcenar », op.cit., PV, p.
398.
225
« Notes de lectures : Livres sur les religions orientales », S. II, p. 136-137.
226
Traduction de l’anglais d’Élyane Dezon Jones, ibid., p. 138. Il est fort probable que
c’est à ce même poème de Djelal Eddin El-Roumi que M. Yourcenar fait référence
dans son essai « Sur quelques thèmes de la Gita-Govinda », quand elle évoque le
« tremblant et confiant dialogue que d’autres poètes ont engagé avec la personne
divine, tel ce chant poignant des soufis qui, dans la Perse de ce même XIIe siècle,
évoquait tendrement l’unique Aimé », TGS, p. 355. Notons que c’est également au
même poète et toujours au sujet de l’inexplicable « Ami » qu’elle fera appel pour
résumer ce qu’elle considère comme la « Sagesse Soufie » dans son dernier livre La
Voix des choses. Voir, VC, p. 83.
227
Nous reproduisons le texte du « poème » de Abd Al Karim Jili dans la traduction
qu’en donne Élyane Dezon Jones dans Sources II, p. 138-139. « Je suis l’Existant et le
non-existant/ Ce qui n’aboutit à rien et ce qui demeure/ Je suis ce qui est senti et ce
qui est imaginé/ Je suis le serpent et le charmeur/ Je suis le délié et l’entravé/ Je suis
ce qui est bu et celui qui donne à boire/ Je suis trésor et je suis pauvreté/ Je suis ma
création et le Créateur. »
120 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Qurrat Al-Ayn, Jahanara Begum228 et Rabia Al-Adawiyya, « la plus


grande de toutes. »229
D’autres poètes appartenant à la poésie persane et arabe
ancienne ont trouvé place dans sa bibliothèque. Elle possédait un
choix des plus célèbres vers du poète libertin arabe Abû-Nuwâs, Le
Vin, le vent, la vie, traduits par Vincent Monteil qui lui fit sans doute
parvenir son livre publié en 1979, comme l’atteste l’envoi du
traducteur qui connaissait certainement son intérêt pour la tradition
poétique arabe. D’autres titres illustrent cet intérêt pour les poètes
persans et arabes du Moyen Âge. Yourcenar a, en effet, conservé toute
sa vie une série de petits livres richement illustrés, publiés par les
éditions d’Art H. Piazza à Paris, au début du siècle dernier, période de
sa jeunesse où elle découvre les trésors de la littérature orientale
qu’elle aborde à travers les traductions en français de quelques
classiques : Les Ghazels de Hafiz, le plus célèbre poète lyrique de la
Perse, le fameux Jardin des roses du poète voyageur Saadi et le non
moins célèbre recueil anonyme Le Jardin des caresses. Yourcenar
s’est également intéressée à l’œuvre immense du poète derviche turc
du XIVe siècle Yunus Emre, surnommé le « poète du peuple », qui a
vulgarisé dans ses vers la mystique soufie dans un style à la fois
recherché et accessible à tous. Elle possédait deux recueils de ses
poèmes les plus fameux, l’un en français, Poèmes, publié aux
Publications orientalistes de France en 1973 ; l’autre en anglais, The
Wandering Fool, comporte un envoi du traducteur Édouard Roditi,
ami de Yourcenar et poète lui-même dont elle possédait plusieurs
livres. Deux anthologies qui contiennent de nombreux poèmes issus
de la tradition poétique arabe ont également été pour elle de solides

228
M. Yourcenar évoquera une nouvelle fois dans un entretien réalisé en 1987 la
figure de la « princesse moghol nommée Jahanara, […] une poétesse admirable. » Si
l’on en croit son interlocutrice, M. Yourcenar aurait même songé à lui consacrer un
essai. Ce que l’intéressée ne dément pas dans sa réponse. Voir « Une interview de M.
Yourcenar », entretien avec Shusha Guppy, op. cit., PV, p. 388 et 398. Dans le même
entretien (p. 396), elle signale qu’elle lit « en ce moment », soit en avril 1987, « un
énorme livre d’un poète soufi marocain », preuve de son intérêt durable pour ce
courant de la mystique musulmane. Nous savons, par ailleurs, que M. Yourcenar s’est
rendue sur la tombe de la princesse Jahanara et d’un autre poète soufi, Amir Khusrau,
lors de son séjour à New Delhi, en février 1983. Voir « Les Voyages de M.
Yourcenar », Bulletin du CIDMY, n° 8, décembre 1996, p. 145.
229
S II, p. 139.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 121

sources d’information et de rêverie230 : Images from the Arab World et


Anthology of Islamic Literature from the Rise of Islam to Modern
Times.
Mais pour Yourcenar, le plus grand écrivain de la civilisation
islamique est incontestablement le poète persan du XIe siècle Omar
Khayyam dont la lecture des célèbres Quatrains l’enchantait. Elle
possédait l’ensemble de son œuvre poétique en plusieurs volumes et
en plusieurs langues. Les Quatrains sont lus dans deux traductions
françaises dont la seconde, publiée aux éditions de La Sirène en 1920,
comporte quelques vers soulignés en bleu, vestiges de ses lectures de
jeunesse. Rubaiyat, l’autre œuvre maîtresse de Khayyam, est abordée
en anglais dans la traduction de référence d’Edward Fitzgerald. Une
édition populaire en français du même recueil pourrait être celle dans
laquelle elle a découvert ces vers auxquels elle restera sensible toute
sa vie. Enfin, elle possédait un volume en allemand contenant une
série d’aphorismes du poète, réunis sous le titre, Die Sinnsprüche
Omars des Zeitmachers.
Ce qui l’a sans doute fascinée chez le plus illustre poète que la
Perse ait porté, c’est bien sûr l’écrivain à nul autre pareil. C’est aussi
le savant, l’astronome, le mathématicien, le philosophe dont les vers
se ressentent de ces multiples savoirs. Derrière l’image répandue en
Occident du poète amoureux et jouisseur des plaisirs éphémères,
Yourcenar devine certainement le scepticisme profondément amer
d’un esprit qui doute que l’homme puisse atteindre aux vérités
éternelles, celles de l’au-delà en particulier. Son inspiration lyrique
qu’il marie à merveille à une culture scientifique profondément
humaine en fait un continuateur accompli de la tradition de poésie
sceptique orientale qui marqua la littérature perse aux XIe et XIIe
siècles de notre ère.
Même si cette filiation n’est nulle part revendiquée par
l’auteur, il paraît probable que la figure d’Omar Khayyam, poète,
savant et libre penseur, soit un des nombreux modèles de Zénon,
personnage principal de L’Œuvre au noir, médecin, astrologue,
alchimiste, philosophe, grand voyageur curieux de l’Orient et de ses

230
La connaissance approfondie que M. Yourcenar avait de la poésie mais aussi de la
spiritualité arabo-islamique est attestée par les très nombreux ouvrages non
directement poétiques qu’elle possédait : nombreux traités sur le soufisme, édition en
français du Coran, biographie de Mahomet, ouvrages du célèbre islamologue Louis
Massignon, essai sur la place de la pensée arabo-musulmane dans l’histoire…
122 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

sciences qui veut être « plus qu’un homme ». La figure du savant-


poète, en tout cas, a toujours fasciné Yourcenar. À tel point qu’elle a
songé à raconter la vie d’Omar Khayyam231 avec un désir presque égal
à celui qui l’a amenée à réinventer le destin de l’empereur Hadrien.

La poésie indienne232

Le territoire de l’Inde est une autre étape importante de


l’itinéraire oriental de Yourcenar. Là encore, la rencontre eut lieu dès
l’adolescence à travers la lecture d’extraits de textes sacrés
bouddhiques et de plusieurs livres sur Bouddha. Elle poursuivra toute
sa vie ses lectures et son étude des grands textes de la religion et des
philosophies bouddhiques, « qui ont été l’un des aliments de [sa]
vie »233. Dans le domaine plus strictement poétique, Yourcenar s’est
nourrie à la lecture des grandes épopées lyriques qui l’ont sensibilisée
à « l’univers poétique de l’Inde »234. En 1957, elle consacre un essai
qui a servi de préface à une édition limitée de la Gita Govinda, le
récitatif lyrique du poète bengali du XIIe siècle de notre ère,
Jayadeva235. Elle conservait à Petite Plaisance un autre grand poème
épique issu de la mystique indienne, The Song of God : Bhagavad-
Gita, dans la traduction de Christopher Isherwood, avec une préface
d’Aldous Huxley ainsi qu’un essai consacré à ce texte, l’un des plus
sacrés de l’hindouisme. En français, elle avait conservé de ses lectures
de jeunesse La Marche de la lumière, le célèbre poème sanscrit de
Cantideva. L’Orient poétique et mystique, ce sont aussi Les Cent mille
chants, de l’ascète tibétain du XIe siècle Milarépa, dont Yourcenar
possédait une édition de 1985 contenant un envoi de la traductrice.

231
Dans les « Carnets de notes » de Mémoires d’Hadrien, M. Yourcenar avoue :
« Seule, une autre figure historique m’a tentée avec une insistance presque égale :
Omar Khayyam, poète, astronome. Mais la vie de Khayyam est celle du
contemplateur pur : le monde de l’action lui a été par trop étranger. D’ailleurs, je ne
connais pas la Perse et n’en sais pas la langue. », OR, p. 525.
232
Ce terme s’entend comme la littérature issue de la tradition poétique du sous-
continent indien et comprend donc aussi la poésie du Tibet, du Bengladesh…
233
Lettre à N. Chatterji, 17 juillet 1964, L. p. 207.
234
« Sur quelques thèmes de la Gita-Govinda », TGS, p. 354.
235
« Sur quelques thèmes érotiques et mystiques de la Gita-Govinda », Émile-Paul,
1957, 11 p. Le même essai est publié simultanément dans Les Cahiers du Sud, n° 342,
tome 45, septembre 1957, p. 218-228.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 123

Elle a dû la feuilleter avec intérêt, elle qui projetait de faire en 1987 un


voyage en Inde et au Népal, afin de rencontrer le Dalaï Lama, mais
que la maladie l’a contrainte à annuler.

La poésie portugaise

Marguerite Yourcenar avait un attachement particulier pour le


Portugal, sa langue, sa culture, son histoire, sa littérature ancienne et
moderne et singulièrement sa poésie qu’elle aimait lire dans le texte.
En 1974, se souvenant de ses séjours au Portugal en 1959-1960, elle
confie à une amie : « Je ne connais pas de pays, sauf peut-être certains
coins de l’Angleterre, où la poésie soit davantage présente et
respirante dans la moindre campagne et le moindre bois, douée de
cette infinie douceur qui est celle des poètes portugais du Moyen
Age. »236.
Sa bibliothèque contient d’ailleurs plusieurs pièces qui
attestent de cet intérêt qui va des poètes du Moyen Âge à Pessoa et
Eugénio de Andrade qu’elle rencontra à plusieurs reprises et qui
l’invita à découvrir la poésie de son pays. Elle a, par exemple,
conservé un article savant intitulé « Problemática de saudade » sur la
couverture duquel elle a écrit : « poésie portugaise moyen-âge ». La
présence de deux autres ouvrages confirme l’intérêt de l’écrivain pour
la poésie de cette période : Florilegio del cancionero vaticano, un
recueil de poésie amoureuse galico-portugaise du Moyen Âge et
Antologia de textos medievais qui mêle vers et prose. Alma Minha
gentil, autre anthologie de la poésie amoureuse portugaise, n’est pas
coupée. L’écrivain partageait avec sa compagne une admiration pour
le plus grand poète de l’histoire du Portugal, Luis de Camões, dont
elle a conservé plusieurs recueils dans des éditions en portugais,
français et anglais. Elle possédait deux éditions différentes de Versos e
alguma prosa, une anthologie réalisée par Eugénio de Andrade qui a
offert les deux livres à son amie, comme l’indique l’envoi qui figure

236
Voir lettre à Jeanne Carayon, 27 avril 1974, citée par J. SAVIGNEAU, Marguerite
Yourcenar. L’Invention d’une vie, op.cit., p. 278. Une autre lettre témoigne de la
connaissance approfondie qu’avait M. Yourcenar de la culture portugaise, qu’il
s’agisse de la peinture, de la musique traditionnelle ou de l’œuvre de son poète le plus
célèbre, Luis de Camões. Voir lettre à Dominique de Ménil, 6-22 novembre 1967, L
p. 268.
124 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

sur un des exemplaires, soit la première édition de l’ouvrage publié en


1972. Deux autres anthologies en portugais proposent un choix de
sonnets de Camões que complète une traduction française des mêmes
sonnets dans une édition portugaise publiée en 1913. C’est enfin en
anglais que Yourcenar parcourait l’œuvre maîtresse du chantre de
Vasco de Gama, The Lusiads, dont les deux volumes sont légèrement
annotés par Grace Frick.
On comprend aisément ce qui devait attirer Yourcenar dans
l’œuvre de Luis de Camões dont Les Lusiades est à la fois la
chronique d’une histoire glorieuse, celle du navigateur qui découvrit
les Indes, mais aussi du peuple portugais tout entier, au seuil de la
Renaissance. C’est sans doute ce mélange de mythologie réinventée,
ce balancement entre paganisme et foi chrétienne, ce sens de l’épopée
qu’elle apprécie chez tant de poètes et en particulier chez un
contemporain français du plus célèbre poète portugais, Agrippa
d’Aubigné. C’est peut-être également le poète lyrique, le précurseur
européen et « merveilleux musicien de la nature »237 dont parle Michel
Mourre, qui a touché Yourcenar, si sensible aux grandes œuvres qui
donnent de la nature un portrait sauvage et vivant.

La poésie espagnole

L’Espagne mauresque n’est pas la seule à intéresser


Yourcenar qui lui fait pourtant une grande place dans son essai
L’Andalousie ou les Hespérides. Comme elle le fait pour tous les
grands auteurs, qu’ils se soient exprimés à travers le théâtre ou le
roman, elle salue en Cervantès un authentique « grand poète », titre
qu’elle préfère à celui de « grand romancier »238 et conservait dans sa
bibliothèque plusieurs éditions du Don Quichotte.
L’autre grand poète de l’Espagne pour Yourcenar est Federico
García Lorca, un des poètes du XXe siècle qu’elle préfère. Si,
contrairement aux autres territoires poétiques explorés, nul poète en
particulier ne semble l’attirer en dehors des deux que nous venons de
citer, plusieurs des livres de sa bibliothèque proposent un voyage à

237
Michel MOURRE, « Camoens », Le Nouveau dictionnaire des auteurs, vol. I,
op.cit., p. 541
238
Voir lettre à Marc Brossollet, 25 août 1962, L p. 168.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 125

travers les aspects les plus divers de la poésie espagnole de langue


castillane et catalane. The Jewish Poets of Spain est une anthologie qui
regroupe des poèmes écrits entre 900 et 1250. Un recueil en anglais
propose un panorama des plus belles ballades sous le titre Some
Spanish Ballads. Un autre, en espagnol, présente Las Cien Mejores
poesías líricas de la lengua Castellana. Un volume contenant des
extraits du Poème du Cid traduits en français accompagne sans doute
Yourcenar depuis sa jeunesse. Un autre volume, publié en 1921 par
les éditions d’art H. Piazza par l’intermédiaire de laquelle elle s’est
familiarisée avec de nombreux textes poétiques étrangers, présente des
traductions du Romancero moresque.
Un autre groupe de traductions extraites du Romancero, ce
recueil de poèmes épico-lyriques anonymes qui se chantaient en
Espagne entre la fin du XIVe siècle et le début du XVIIe, mérite qu’on
s’y arrête. Ballades et fragments du Romancero a été traduit par
Françoise Capdet. Il s’agit d’un tapuscrit bilingue que Yourcenar a fait
relier comme elle le faisait parfois pour les ouvrages auxquels elle
tenait particulièrement. Ce document a sa petite histoire. C’est
Françoise Capdet, professeur d’espagnol à Perpignan, traductrice et
admiratrice de l’œuvre de Yourcenar dont elle venait de lire La
Couronne et la lyre, qui envoya ses propres versions de quelques
ballades et d’extraits du Romancero, œuvre dont elle a traduit de
nombreux fragments. D’Avignon, le 2 mars 1982, Yourcenar lui
écrit :

J’ai lu avec intérêt les ballades et/ou fragments de romancero


espagnol que vous m’avez adressés. Je trouve le choix des textes
excellent (tous ces fragments m’étaient inconnus) et la traduction
dans l’ensemble très bonne. Quelques expressions me paraissent
moins fortes que dans l’original espagnol ; c’est ainsi que :
quando los enamorados
van a servir al amor
me paraît mal rendu par
C’était quand sont les amourettes
Qui, pour l’amour prennent l’envol,
expression trop légère, et qui s’éloigne très considérablement du
sentiment très fort de l’original
(van a servir al amor)
126 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Je vois bien que la rime vous a emprisonnée, mais on trouve


presque toujours, en cherchant, un autre système de rimes.
Dans l’ensemble, je le répète, la traduction me paraît très bonne 239

Cette lettre inédite de Yourcenar confirme, s’il en était besoin,


l’intérêt qu’elle portait à la poésie populaire et amoureuse de la
Renaissance espagnole. Elle témoigne aussi du plaisir qu’elle a pris à
lire ces Ballades et fragments du Romancero, découverts grâce à
l’envoi de sa traductrice. Le conseil précis et pertinent sur la
traduction des deux vers cités est coutumier chez un auteur qui
pratique lui-même la traduction comme un art d’écrire et qui aime
partager ses sentiments sur le sujet, comme nous le verrons plus loin.
Enfin, le fait qu’elle prend le soin de faire relier le tapuscrit et qu’elle
lui trouve une place dans sa bibliothèque, entre le Petit dictionnaire de
wallon du centre et Apprendre à apprendre. Psychologie et
spiritualité sur la voie soufie, montre combien ce simple envoi lui était
cher.
Elle s’intéressait également à la poésie catalane dont deux
ouvrages de sa bibliothèque proposent un aperçu : A Literary History
of Spain. Catalan Literature qui fait une place de choix aux poètes et
Versions de poesia catalana. Nous savons, par ailleurs, qu’elle a
apprécié la lecture de l’anthologie Écrivains de Catalogne de
Mathilde Bensoussan, publiée chez Denoël en 1973240.

La poésie italienne

C’est incontestablement Dante qui domine le territoire


poétique italien. Il représente certainement pour Yourcenar, avec
Shakespeare, Omar Khayyam, Luis de Camões et quelques autres,
l’image presque idéale du grand poète universel. Sa connaissance
approfondie de son œuvre, qu’elle fréquente depuis son adolescence,
fait de l’auteur de la Divine Comédie une référence constante dans
plusieurs de ses textes. C’est « Dante, un matin de Pâques, [qui] sort

239
Lettre inédite à Françoise Capdet, Archives F. Capdet.
240
Dans une lettre adressée à Émilie Noulet, elle écrit : « J’ai lu, dans une Anthologie
catalane de Mathilde Bensoussan, récemment parue chez Denoël, de beaux vers bien
traduits, il me semble, de José Carner… » [époux d’Émilie Noulet], 19 juillet 1974,
Fonds Yourcenar.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 127

de l’Enfer et commence la Vie nouvelle »241 qu’elle évoque quand elle


imagine Oscar Wilde se plongeant dans l’œuvre du poète, dans sa
cellule de la prison de Reading. Dans sa foisonnante préface à La
Couronne et la lyre, elle fait de Dante l’un des héritiers naturels
d’Homère et qui, sans avoir lu son œuvre, prend-elle le soin de
préciser, « connaît assez les aventures d’Ulysse pour donner à la vie
du héros une conclusion prestigieuse, qui prolonge ses errances par
delà les antiques colonnes d’Hercule »242. C’est toujours au sujet du
héros voyageur de l’Odyssée qu’elle fait encore appel à Dante
lorsqu’elle écrit à Gabriel Germain, à propos de son livre Genèse de
l’Odyssée243 : « je comprends que Dante ait donné à la vie d’Ulysse la
conclusion que vous signalez, et qui est bien dans sa beauté
bouleversante la charte même de l’exploration océanique. »244 Dans
une autre lettre, adressée cette fois à sa traductrice italienne, elle en dit
un peu plus sur son admiration et sa relation intime avec l’évocation
dantesque d’Ulysse :

Comme je vous sais gré de citer à propos de Zénon l’Ulysse de


Dante… Voici plusieurs années que je porte partout avec moi,
dans ma valise, entre une lettre de crédit et un passeport, ces
grands vers, parmi les plus beaux qui aient jamais été écrits,
dactylographiés par moi sur une feuille de papier à lettre ! Et qui
m’ont toujours fait l’effet d’une sorte de talisman dans la vie et
dans la mort.245

Il est donc naturel que ces quelques vers relus tant de fois,
figurent sous le titre « Sagesse de Dante »246 dans La Voix des choses,
recueil de courts textes qui l’ont accompagnée tout au long de son
existence. Quelques vers plutôt énigmatiques extraits du Chant V du

241
« Wilde rue des Beaux-Arts », PE, p. 501. Dans le même texte, elle note, à propos
du bannissement social de Wilde dans l’Angleterre pesamment victorienne, « il
accepte du XIXe siècle la dureté qu’il trouvait naturelle à Dante. », p. 500.
242
CL, p. 39.
243
Genèse de l’Odysée : le fantastique et le sacré, PUF, 1954. Dans cet essai, Gabriel
Germain insiste sur le fait que le chef-d’œuvre d’Homère est davantage une aventure
terrestre que maritime. Ce à quoi M. Yourcenar répond : « En dépit de vos justes
statistiques qui nous rappellent que la plus grande partie du poème se passe sur la terre
ferme, l’Odyssée demeure pour moi, que je le veuille ou non, le poème de l’aventure
maritime… », lettre à Gabriel Germain, 6 janvier 1966, L, p. 236.
244
Ibid.
245
Lettre à Lidia Storoni Mazzolani, 22 août 1968, ibid., p.289-290.
246
Voir VC, p. 76-77.
128 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Purgatoire de Dante sur la mystérieuse Pia faite par Sienne et défaite


par la Maremme247 ont également été à la source, au début des années
1930, de la pièce Le Dialogue dans le marécage, « petit drame au
décor italien et légendaire »248, comme la définit son auteur. On voit
bien comment les vers de « ce poète au plus ardent de la mêlée
humaine », selon la belle formule de Maurice Barrès249, a été pour
Yourcenar une référence constante, un « compagnon de route » et un
inspirateur. Dans sa bibliothèque, plusieurs volumes lui sont
consacrés. Un volume en anglais, The Divine Comedy and The New
Life, appartenant à Grace Frick, est annoté par elle et Yourcenar. Elle
conservait d’autres éditions du chef-d’œuvre de Dante en anglais et en
italien ainsi qu’une traduction en français du Paradis qui comporte un
envoi du traducteur Philippe Guiberteau. Trois autres volumes
proposent une édition en italien des Opere minori. Enfin deux éditions
différentes de la même courte étude sur La Vita Nuova, signée Martha
Hale Shackford, complètent le rayon dantesque de la bibliothèque.
À côté de l’océan que représente l’œuvre de Dante qui la
touche infiniment, Pétrarque semble aux yeux de Yourcenar beaucoup
moins imposant et peut-être aussi moins vivant dans sa mémoire
poétique. Il fait plutôt figure de bon poète de cour dont on murmure
les vers au charme un peu désuet. C’est en tout cas ce que semblent
suggérer deux courtes allusions au poète amoureux de Laure
contenues dans deux essais écrits à plus de vingt ans d’intervalle.
Dans « Mozart à Salzbourg », Yourcenar imagine dans les jardins de
la ville « les belles amies de prélats, un théorbe à la main, [soupirant]
des vers de Pétrarque. » 250. Dans « Ah, mon beau château » c’est la
comtesse de Fiesque qui choisit « pour une lecture à haute voix le
volume de Pétrarque égaré sur les rayons parmi les nombreux
ouvrages de dévotion, et [lit] un poème sur la fidélité par delà la
mort. »251 D’ailleurs, le rayon consacré à Pétrarque dont Yourcenar a
pourtant goûté les sonnets dans son adolescence est plutôt restreint. Il
se réduit à une édition italienne de Il Canzoniere et à deux biographies

247
« Siena mi fe’, mi difece Maremme. » DANTE, La Divina Commedia. Purgatorio,
V, 134.
248
« Note sur Le Dialogue dans le marécage », Th I, p. 175.
249
Cité par Vincenzo PERNICONE, Le Nouveau dictionnaire des auteurs, vol. I, op.
cit., p. 811.
250
PE, p. 481.
251
Ibid., p. 60.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 129

du poète, l’une en anglais, l’autre en français. Un essai plus général,


Pétrarque, Boccace et les débuts de l’humanisme en Italie complète le
tableau. Enfin, trois anthologies abordent de manière plus générale la
poésie italienne qui a eu quelque influence sur la jeune Marguerite
Yourcenar252 : The Early Italian Poets from Ciullo d’Alcamo to Dante
Alighieri ; Poésie italienne du Moyen Âge ; Invitation to Italian
Poetry. Il semble qu’en matière de lecture de la poésie italienne
Yourcenar soit restée fidèle à ses amours de jeunesse, aux « poètes du
Moyen Âge, les poètes du "gai savoir" et toute leur école. Des poètes
qui ne sont pas tellement éloignés d’être des métaphysiciens. »253 Un
document de la bibliothèque témoigne de son intérêt pour la poésie
italienne du XIXe siècle : « Giacomo Leopardi », un article d’André
Maurois publié en 1955 dans La Revue de Paris.

La poésie allemande

C’est dans ses années de jeunesse que Marguerite Yourcenar


situe sa rencontre avec la poésie allemande du XIXe siècle254.
Cinquante ans plus tard, elle écrira : « En dépit de mes énormes
insuffisances dans cette langue, certains écrivains allemands m’ont
beaucoup apporté, plus peut-être que d’autres de langues européennes
que je connais mieux. »255 Parmi eux, Goethe est certainement celui
qu’elle apprécie le plus. Faust, nous le savons, n’est pas seulement
pour elle « l’un des plus grands poèmes de l’humanité, mais l’un des
plus pathétiques, l’un des plus simples »256. Une représentation du
chef-d’œuvre de Goethe dans la mise en scène de Max Reinhardt à
Salzbourg en 1936 lui donne l’occasion de proposer sa propre analyse
de la pièce qu’elle nomme volontiers « poème », et du personnage de
Faust, de son « besoin désordonné de s’emparer du monde » et sa
« fureur de mettre en doute sa réalité. »257 Le « vieillard chaleureux »

252
Parmi les influences de la jeunesse qui ont abouti, dans son œuvre, au « style
orné » qui a succédé à la retenue janséniste de son premier roman, Alexis ou le traité
du vain combat (1929), M. Yourcenar reconnaît, entre Barrès et Suarès, celle des
« peintres et poètes baroques de l’Italie… », voir YO, p. 47.
253
Ibid., p. 50.
254
Voir « Chronologie », OR, p. XVI.
255
Lettre à Wilhelm Gans, 24 janvier 1970, L. p. 345.
256
« Faust 1936 », PE, p. 510.
257
Ibid.
130 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

qu’est, selon elle, Goethe, demeure l’auteur de « quelques poèmes


inimitables »258 qu’il offrait, se plaît-elle à imaginer, à quelque jeune
fille amoureuse de son génie.
Sa bibliothèque porte évidemment les marques de cette
passion pour les œuvres du maître de Weimar dont elle possédait une
vingtaine de volumes (théâtre, contes, essais, correspondance,
biographie…) dont la traduction de Faust par Gérard de Nerval
qu’elle appréciait particulièrement. Parmi les poètes marquants de la
fin du XVIIIe et du XIXe siècle allemand, Yourcenar a fréquenté
l’œuvre tardivement reconnue de Hölderlin dont elle possédait un
choix de poèmes traduits en anglais par le poète et romancier
Frederick Prokosch, ainsi que Commémoration de Hölderlin de Max
Kommerell, envoyé par son traducteur, Dominique Le Buhan, avec
lequel elle a été en contact et dont plusieurs autres travaux de
traduction sont présents dans la bibliothèque. Heine, le poète qui
sentait qu’il portait dans sa poitrine les archives du chant allemand, a
également attiré l’attention de Yourcenar qui possédait trois de ses
œuvres en anglais, allemand et français. D’un autre grand nom de la
littérature allemande, Lessing, elle a retenu son essai Laocoon dans
lequel il tente de combattre le rapprochement traditionnel entre
peinture et poésie.
Un autre grand poète allemand semble avoir suscité la
curiosité de Yourcenar : Novalis, dont elle possédait deux documents
lus et annotés. Elle a soigneusement classé un numéro des Cahiers du
Sud, revue qu’elle lisait assidûment, contenant des « Fragments de
Novalis » marqués d’une croix à plusieurs endroits. D’autres œuvres
d’un des plus novateurs représentants du romantisme allemand ont
attiré son attention. Journal intime. Hymnes à la nuit. Fragments
inédits, livre publié chez Stock en 1927, contient de nombreuses
marques de lecture, en particulier Fragments inédits qui sont des
réflexions sur l’art, la philosophie, l’histoire… Dans cette partie de
l’ouvrage, plusieurs passages sont marqués au crayon rouge. Page
202, la maxime suivante est mise entre parenthèses : « La poésie au
sens strict du mot me semble presque constituer un art intermédiaire
entre les arts plastiques et les arts sonores. La mesure correspondrait-
elle à la forme, et le son à la couleur ? » Page 215, la lectrice repère
cette autre réflexion : « On essaye d’engendrer, grâce à la poésie, qui

258
Ibid., p. 515.
LES LECTURES DE LA MATURITÉ 131

est comme l’instrument mécanique accordé à cet effet, des états d’âme
et des tableaux intérieurs, des visions et des pensées – peut-être aussi
des danses spirituelles etc… – La poésie est l’art d’exciter. »
À l’évidence, ces réflexions de Novalis ont trouvé un écho
particulier chez elle. En encadrant ces notes, la lectrice fait acte
d’appropriation du texte lu. Car isoler au crayon rouge un fragment de
Novalis, c’est assurément pour Yourcenar se rapprocher de la pensée
émise par un autre poète, et finalement la recréer plus d’un siècle
après sa première naissance. Le lecteur qui assimile un texte ne
devient-il pas, grâce à l’alchimie de la lecture, l’autre auteur de
l’œuvre ainsi réinventée ?

Autres territoires visités…

Quelques autres ouvrages conservés dans la bibliothèque de


Petite Plaisance agrandissent encore les territoires poétiques abordés
sinon visités en profondeur par Marguerite Yourcenar. Un volume
consacré à la poésie lyrique russe du XIXe siècle, sans doute acquis
pendant les années de jeunesse, contient quelques annotations. Une
traduction en français d’un choix de poèmes de l’écrivain et botaniste
danois du XIXe siècle, Jens Peter Jacobsen, qui compta Rilke parmi
ses admirateurs, lui a été envoyée par le traducteur et poète
Dominique Le Buhan, comme le suggère l’envoi qui figure dans le
livre. C’est en anglais qu’elle part à la rencontre du poète Guido
Gezelle, une des figures dominantes de la poésie belge d’expression
flamande du XIXe siècle.
Page laissée blanche intentionnellement
III
MARGUERITE YOURCENAR
ET LA POÉSIE DE SON TEMPS

Yourcenar et la modernité

La poésie des siècles passés a été, à l’évidence, une nourriture


constante, multiple et enrichissante pour Marguerite Yourcenar. Les
grandes figures de la poésie mondiale, de Hugo à Shakespeare,
d’Omar Khayyam à Dante et Luis de Camões, ont beaucoup compté
pour elle. Ces milliers de pages lues dans différentes langues l’ont
sensibilisée aux courants poétiques du monde entier, faisant d’elle non
seulement une lectrice passionnée de poésie mais aussi une grande
voyageuse à travers les mots et les rythmes, les sonorités et les
imaginaires les plus éloignés des traditions littéraires occidentales.
Dans le domaine de la poésie française, du Moyen Âge à Rimbaud,
nous avons constaté que ses goûts et ses curiosités ont été tout aussi
riches. Nous verrons qu’ils ont été à bien des égards déterminants au
moment de l’éclosion puis du développement de son œuvre, en
particulier de sa poésie.
Son rapport avec la poésie de son siècle est sensiblement
différent. Il peut apparaître à première vue moins développé, moins
riche, certains critiques hâtifs ont même jugé qu’il était quasi
inexistant. Après examen il apparaît en tout cas complexe et fluctuant.
Yourcenar a entretenu, avec la poésie du XXe et les poètes
contemporains, une relation à la fois directe, vivante et distante, faite
de jugements sévères et catégoriques mais aussi de véritables
affections pour certains poètes, certaines œuvres ou traditions
poétiques héritées des siècles passés. En abordant la question de la
relation du poète avec les écrits poétiques de son époque, on devine
les affinités, qui lient l’écrivain avec son siècle, mais aussi les rejets.
En effet, le XXe siècle a vu naître la modernité artistique avec laquelle
Yourcenar entretiendra toujours des rapports de conflit ou
d’interrogation.
134 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

« Diagnostic » d’un jeune poète

La lecture de son essai « Diagnostic de l’Europe »1, écrit en


1928, publié l’année d’après2 et qu’un demi-siècle plus tard elle
qualifiera de « violente dénonciation du déclin de la culture »3, est très
instructive. Elle permet de saisir la perception que le jeune écrivain
qu’elle était à la fin des années 1920 avait du monde des arts en
général et de la littérature en particulier. Sa manière de lire les grands
bouleversements artistiques qui ont marqué le premier quart du XXe
siècle nous en apprend, en effet, beaucoup sur son propre rapport à la
modernité et à l’histoire littéraire, telle qu’elle la perçoit lors de ses
premiers pas en littérature. Lorsque Yourcenar entreprend son
ambitieux « Diagnostic de l’Europe », elle n’a que vingt-cinq ans. Elle
est une parfaite inconnue mais a une solide expérience de l’écriture.
Elle a déjà publié deux livres de poèmes, des contes et nouvelles dans
des revues, entrepris une somme romanesque, Remous, qu’elle
abandonnera mais qui lui fournira la matière à plusieurs de ses
meilleurs livres ; elle a également ébauché la première version de ce
qui deviendra Mémoires d’Hadrien, rédigé son essai sur Pindare et
poursuivi l’écriture de poèmes publiés ces années-là dans plusieurs
revues. Lectrice passionnée et curieuse des soubresauts de l’histoire
moderne, elle observe la civilisation occidentale en jeune médecin
trop sûr de son art, auscultant la culture européenne agonisante.
Conformément au titre de son essai, l’auteur, avant d’établir le
diagnostic, détaille et analyse les symptômes de la décadence
occidentale. La première phrase du texte résume d’ailleurs la pensée
de son auteur en une affirmation qui ne laisse aucun doute :
« L’Europe moderne est menacée d’ataxie locomotrice. »4 De quoi
s’agit-il ? D’un grand désordre maladif, d’une incoordination des
mouvements causée par une affection des centres nerveux, si l’on se
réfère aux ouvrages de médecine. Dans l’esprit de Yourcenar, la
vieille Europe est au seuil du chaos : « Aujourd’hui la raison
européenne est menacée de mort »5, ou encore un paragraphe plus

1
Voir « Articles non recueillis en volume », EM, p. 1649-1655.
2
Bibliothèque universelle et revue de Genève, juin 1929, p. 745-752.
3
« Chronologie », OR, p. XVII.
4
EM, p. 1649.
5
Ibid.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 135

loin : « Aujourd’hui, l’intelligence européenne commence à douter


d’elle-même. »6 Selon l’essayiste, qu’aucun doute ne semble effleurer,
le mal serait déjà ancien, sa naissance coïncidant avec la Révolution
française. « C’est vers ce moment que l’esprit humain, trop chargé,
fléchit. »7 Elle nomme alors les « acteurs » de cette décadence qui va
des Romantiques aux auteurs consacrés du début du XXe siècle :
Claudel, Gide, Barrès, Loti… qu’elle décrit comme des « analystes du
moi souffrant ». Elle constate que l’idéal classique de la connaissance
a été supplanté chez les poètes par une « surenchère perpétuelle de
non-culture objective »8 qui aboutit à une nouvelle pathologie,
« l’hyperesthésie »9. Cette sensiblerie exagérée, cette « fièvre
subjective », dont elle situe le paroxysme autour de la première guerre
mondiale sont les nouveaux signes qui attestent d’un monde qui va
mourir et dont l’auteur avoue goûter la « beauté tragique »10 au seuil
de son agonie. Julien Benda ne faisait-il pas un constat similaire dans
son retentissant pamphlet La Trahison des clercs paru l’année
précédant la rédaction de « Diagnostic pour l’Europe » ? Lui aussi
épingle Barrès et ses disciples qui ont abandonné tout idéalisme
désintéressé, toute quête de l’universel telle que l’ont incarnée au fil
des siècles les plus grands artistes, ces « officiants de l’universel », au
profit de l’abandon de la raison pure, de la tyrannie du sentiment, de la
montée en puissance de la sensibilité exacerbée qui signe, selon
Benda, la trahison de l’intellectuel moderne. Des arguments qui ont
sans doute trouvé des échos favorables chez Marguerite Yourcenar.
Mais ce qui semble surtout inquiéter le jeune écrivain épris du
fabuleux héritage artistique des siècles passés, c’est ce
bouleversement des arts et des disciplines ancestrales, ce cataclysme
qui menace les formes qui ont fait leur preuve au cours des siècles :
« les cadres de la culture, à force de s’élargir, se sont brisés. […] Le
style, lui aussi, se déforme pour s’élargir. »11 Nietzsche, Rimbaud,
Proust, Breton – au style « spasmodique et sec »12 – sont quelques-uns
des « apôtres » de cette nouvelle religion littéraire que Yourcenar

6
Ibid., p. 1650.
7
Ibid.
8
Ibid.
9
Ibid., p. 1651.
10
Ibid.
11
Ibid., p. 1651 et 1653.
12
Ibid., p. 1653.
136 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

décrit comme une maladie nerveuse ou « comme les étincelles du


moteur détraqué qui va cesser sa marche »13. Le poète moderne
devient un de ces « dilettantes de l’absurde, jonglant avec les débris
d’un monde »14. L’inconscient et l’informe règnent en maîtres. La
littérature, influencée en cela par le cinématographe, invente une
manière saccadée, accélérée ou ralentie, voire kaléidoscopique de
rendre compte de l’anarchique pensée de l’artiste. « L’art, jadis lent
élaborateur, se spécialise dans l’instantané »15. Ces bouleversements
annonciateurs de la décadence de la culture occidentale, Yourcenar les
conteste assurément. Même si elle est consciente au moment où elle
écrit d’assister à une révolution des formes sans précédent –
« dynamisme unique dans l’histoire littéraire d’Occident »16 note-t-elle
–, il est évident qu’elle analyse la situation des arts et des lettres dans
les années 1920, en termes de perte plutôt que d’enrichissement :

Les poètes, gardiens des disciplines héréditaires de la pensée,


s’affranchissent eux aussi, et leur libération a les aspects d’une
déchéance. Un instrument admirable, façonné, accordé par les
siècles, auquel chaque génération ajoutait ses perfectionnements,
se rompt entre des mains convulsives. Symboles d’une
intelligence habituée à s’obéir, la métrique et la rythmique
désindividualisaient l’idée qu’elles enfermaient dans une forme
nette, rigide, durable, accessible à toutes les mémoires, et assez
consistante pour résister aux flottements du langage. Les
esthétiques modernes de la pensée, comme celles des arts
linéaires, par dédain de la virtuosité ou par fatigue peut-être,
retombent, de libération en libération, aux conventions
inquiétantes des civilisations qui cessent.17

Tout est là. Pour la première fois Yourcenar énonce une


opinion tranchée sur la modernité et sur la révolution poétique dont
elle est le témoin consterné, refusant d’entrer dans la danse. Car selon
l’admiratrice de Pindare et de Racine, « [f]aire trouver fades les âges
classiques, c’est le danger des décadences »18. À travers « Diagnostic
de l’Europe », nous sommes en contact avec la pensée d’un jeune
écrivain cherchant à se situer parmi les chamboulements artistiques de
13
Ibid.
14
Ibid., p. 1652.
15
Ibid., p. 1654.
16
Ibid., p. 1653.
17
Ibid., p. 1654.
18
Ibid., p. 1655.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 137

son époque qu’il juge sévèrement. Plus qu’un simple écrit de jeunesse
dont Yourcenar reconnaîtra à la fin de sa vie la naïve ambition et le
diagnostic erroné19, cet essai est une photographie de l’état d’esprit de
la femme de lettres lorsqu’elle se lance, à contre-courant, dans la
carrière littéraire. Ce texte, tout plein d’affirmations souveraines et de
jugements péremptoires, fourmille d’informations jusque dans la
maladresse du constat yourcenarien. Cette exacerbation narcissique de
l’ego de l’artiste, ce rejet des pratiques littéraires anciennes et du
patrimoine universel de la culture, ce bris des formes, cette dissolution
du sens, cet abandon de la raison et de la connaissance au profit de la
tyrannie de l’inconscient, cette tentation du chaos… mis à jour par
Yourcenar en 1928, elle ne cessera de les épingler au cours de son
existence. Comme dans de nombreux domaines, l’écrivain est resté
fidèle aux jugements, opinions et enthousiasmes de sa jeunesse.

Impasses de la psychanalyse…

La manière avec laquelle Yourcenar aborde la psychanalyse et


le mouvement surréaliste est également symptomatique de son
rapport, à première vue hostile et parfois paradoxal, avec la modernité
telle qu’elle s’invente dans la première partie du XXe siècle. Elle se
méfiera toujours de « la part sans cesse plus grande faite par nous à
l’inconscient et à l’informe »20, qu’elle épingle dès « Diagnostic de
L’Europe ». Le plus souvent ses jugements sur l’apport de la
psychanalyse à une meilleure connaissance de l’être et ses
prolongements dans les arts, la littérature en particulier, sont sévères et
dénotent une hostilité certaine envers les théories freudiennes dont
l’hégémonie dans les années de développement et d’apogée du
surréalisme l’agace21. Elle sera également souvent critique envers les

19
Dans une note rédigée en 1982 qui figure à la fin de Diagnostic de l’Europe dans
l’édition de la Pléiade, l’auteur précise : « Comme presque tous les coups d’œil sur
l’avenir, et même sur le présent, celui-ci était faux. […] Les prévisions étaient fausses
parce que j’imaginais une ère de discipline qui allait suivre : c’est au contraire un
chaos bien plus total qui était vrai, et qui fait paraître 1928 comme une période
d’encore quasi-stabilité. », Ibid.
20
Ibid., p. 1653.
21
Dans les préfaces de ses trois pièces à sujet mythologique dans lesquelles elle
analyse en détail l’évolution des héros et thèmes inspirés de la mythologie grecque à
travers les siècles et la littérature, elle s’en prend systématiquement à la relecture des
138 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

interprétations psychanalytiques de son œuvre ou de sa vie, en


particulier son refus de reconnaître le manque dû à l’absence de sa
mère morte à sa naissance, qui a fait couler beaucoup d’encre22. Ses
réactions souvent épidermiques, ses jugements abrupts sur le sujet et
son rejet (refoulement ?) de toute ouverture dans ce domaine ne feront
d’ailleurs que confirmer les théories de certains critiques et
biographes, qui considèrent que le refus de prendre en compte la part
de l’inconscient qui se manifeste dans ses écrits est révélateur de la
volonté de masquer la réalité la plus profonde, la plus intime, celle que
Yourcenar aurait toujours tenté de dissimuler à ses lecteurs. Il serait
pourtant faux de conclure que l’auteur des Songes et les sorts réfute
totalement l’importance de Freud qu’elle considère comme un
novateur, au seuil du XXe siècle :

Je n’aime pas les théories freudiennes, mais faisons grande


attention : à l’époque où Freud a publié ses théories – que
personnellement je ne crois pas profondément vraies –, il a été tout
de même un grand événement pour le monde, pour la simple
raison qu’il a été un des premiers à parler de certaines réalités
culturelles dont on ne parlait pas. À mon avis, il n’en a pas
toujours bien parlé, mais il en a parlé : Il a créé une ouverture.23

Cette ouverture qui représente l’apport principal du freudisme


selon Yourcenar, c’est d’avoir su parler sans tabou de sexualité dans
une société corsetée dans les préjugés. C’est en cela que Freud est un

mythes à travers le filtre de la psychanalyse, épinglant « la boîte de Pandore pleine


des richesses inépuisables et puantes du subconscient » (Th II, p. 13), « le goût de
l’actualité à tout prix et la vogue croissante des théories psychanalytiques » (Ibid., p.
16) ou « notre petit réalisme psychologique » (Ibid., p. 103). Elle préconise d’ailleurs
« une sage méfiance à l’égard de nos systématisations d’aujourd’hui, de nos
explications freudiennes ou marxistes des grands mythes de la préhistoire. » (Ibid., p.
85)
22
Voir notamment l’audacieuse analyse de Carole ALLAMAND, Marguerite
Yourcenar. Une écriture en mal de mère, éd. Imago, 2004, 196 p.
23
« Rencontre avec Marguerite Yourcenar », entretien avec Francesca Sanvitale, RAI
(Radio Télévision italienne), 6 janvier 1987, PV, p. 357. Près de vingt ans plus tôt,
elle écrivait déjà : « en dépit d’une assez grande familiarité avec la littérature
psychanalytique et les psychanalystes (familiarité amicale et non du divan), en dépit
de mon admiration pour l’œuvre de Freud qui fut à un moment donné au moins
enrichissante et libératrice (je suis moins sûre des enrichissements et des libertés que
nous apportent ses successeurs), Freud lui-même n’est pour moi ni une "image
paternelle", ni un maître incontesté. », lettre à Jacques Brosse, 6 juin 1969, L, p. 321.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 139

pionnier et qu’elle considère son entreprise comme essentielle pour


l’évolution des mœurs et la libération de l’homme et de la femme
modernes. Ce qui la convainc beaucoup moins c’est la systématisation
des principes freudiens, leur vulgarisation à outrance et leur utilisation
tout azimut sans grande rigueur. Si elle n’a qu’une admiration relative
pour l’inventeur de la psychanalyse, elle se sent plus d’affinités avec
l’un de ses plus célèbres disciples, Carl Gustav Jung qu’elle place bien
au-dessus de Freud24. Elle est fascinée par son génie qui frise parfois la
folie, reconnaît-elle, et admire sa prise en compte de la complexité de
l’être humain. Mais plutôt que les théories jungiennes pour lesquelles
elle formule des réserves semblables à celles qu’elle émet au sujet de
Freud, c’est l’écrivain, le philosophe s’intéressant, comme elle, aux
spiritualités orientales, qui la touchent profondément. En fait si elle le
préfère au célèbre Viennois, c’est parce que Jung était « davantage
poète, et avait une perception plus large de la nature humaine. »25
Ce qui la gêne dans la théorie psychanalytique en général,
c’est que sous couvert de libération, elle a créé, en fait, de nouvelles
geôles à l’homme qui devient prisonnier de ses pulsions, phantasmes
et refoulements. Ce sont les interprétations péremptoires, les grilles de
lecture trop étroites, les diktats idéologico-esthétiques qui finissent par
réduire le champ des possibles. Elle se méfie tout spécialement de
l’interprétation freudienne des rêves, un sujet qui l’intéressait
particulièrement et auquel elle consacrera de nombreuses pages dans
lesquelles elle revendique une approche différente de celle des
disciples de Freud et des surréalistes26. L’ouverture vers l’infini, la
plongée vers l’insondable inconscient auxquelles aspirent les artistes
réceptifs aux « sirènes » de la psychanalyse, n’est souvent, selon
Yourcenar, qu’une impasse, une manière de tâtonnement dans
l’obscurité de l’âme qui ne mène pas très loin. Et finalement une

24
M. Yourcenar a conservé dans sa bibliothèque deux livres de Freud : Un souvenir
d’enfance de Léonard de Vinci et Totem and tabou, ainsi que deux ouvrages de Jung :
Alchemical studies et Présent et avenir.
25
« Une interview de Marguerite Yourcenar », entretien avec Shusha Guppy, op. cit.,
PV, p. 387.
26
Sur l’interprétation freudienne des rêves, M. Yourcenar remarque notamment : « Le
freudisme a trop cru à l’inamovibilité du symbole. […] Le freudisme a trop cru à
l’unité du symbole. Le freudisme n’a pas assez vu dans le symbole son élément de
métaphore, de pur jeu esthétique. Il tend à lui attribuer une intensité obsessionnelle
qu’il n’a pas toujours. », « Dossiers des Songes et les sorts. Notes destinées à s’ajouter
à la préface», SS, p. 1619.
140 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

fermeture. Car il existe des gouffres plus périlleux, plus agités et plus
habités que ceux décrits par les théoriciens et les poètes férus de
psychanalyse : « Que nous sommes plus profonds que les apparences
le font croire, plus profonds même que cet "inconscient" semé de
chausse-trapes auquel la psychologie contemporaine limite nos
abîmes !»27 écrit-elle à propos de la poésie d’Hortense Flexner. Cet au-
delà de l’inconscient freudien, elle l’a sans doute rencontré à travers
son contact approfondi avec les spiritualités extrême-orientales. Le
bouddhisme zen, notamment, duquel Yourcenar se sentait très proche
a pour but de mener le sujet qui s’y livre totalement à la vision de sa
nature profonde et à l’Éveil parfait ou Illumination (satori), qui
symbolise la suprême délivrance. Sa finalité, atteinte après d’austères
exercices de concentration et de recueillement, est d’abolir les
distinctions entre le Je et le Tu, le sujet et l’objet, le vrai et le faux, le
fini et l’infini. La lecture et la méditation des koans28 de la tradition
zen a sans doute été pour l’écrivain d’un grand secours psychique et
spirituel. Tout comme sa fréquentation de la mystique soufie et
d’autres disciplines mentales venues d’Orient qui atteignent, selon
elle, plus profondément la nature intime de l’homme.

Surréalisme et modernité

On comprend alors pourquoi les théories psychanalytiques ont


paru plus réductrices que libératrices aux yeux de Yourcenar. Sa
relation avec le surréalisme est tout aussi distante et les opinions
qu’elle a émises sur le mouvement artistique avec lequel elle eut
pourtant plusieurs points de contact sont sévères et sans appel. Elle a
d’ailleurs une belle formule pour exprimer le fait qu’elle a toujours été
imperméable au mouvement initié par Breton, Soupault et Aragon :
« moi, qui n’ai jamais été entraînée dans l’orbite du surréalisme et qui
tends à le considérer comme un mouvement étrangement faussé dès
son origine »29, écrit-elle à son ami surréaliste Nicolas Calas, en 1962.

27
« En guise d’avant-propos », PCF, p. 14.
28
C’est sous ce signe que M. Yourcenar place le premier tome de sa trilogie familiale,
Le Labyrinthe du monde, en inscrivant en exergue de Souvenirs pieux, un célèbre
koan zen : « Quel était votre visage avant que votre père et votre mère se fussent
rencontrés ? ».
29
Lettre à Nicolas Calas, 18 février 1962, L, p. 161.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 141

Cette « orbite », autour de laquelle elle nie avoir jamais gravité, est
comme une autre planète pour elle. L’image peut même se
comprendre dans le sens que la physique donne au mot orbite, c’est-à-
dire une « trajectoire fermée décrite par un corps animé d’un
mouvement périodique » selon le dictionnaire. Car pour Yourcenar le
surréalisme est avant tout un mouvement refermé sur lui-même, qui
tourne à vide, isolé, presque autiste. Elle se sert d’ailleurs d’une
métaphore de l’isolement dans le silence des fonds marins en 1943
quand elle décrit « [l]es surréalistes, qui se construisaient au fond de
l’océan du rêve un univers aussi personnel qu’une cloche à
plongeur »30.
C’est sans doute dans l’essai qu’elle a consacré à Roger
Caillois auquel elle a succédé à l’Académie française, qu’elle a
développé le plus clairement sa position vis-à-vis du surréalisme.
L’analyse du court engagement de « L’homme qui aimait les pierres »
aux côtés de Breton et de ses acolytes donne en effet à
l’académicienne l’occasion de dresser un bilan bref et accablant du
mouvement surréaliste. Derrière le masque de Caillois qui lui sert
d’alibi, c’est Yourcenar elle-même qui s’exprime tant il semble
qu’elle prête ses propres idées au poète dont elle fait le portrait
intellectuel. Le procédé n’est pas rare chez celle qui a confié certains
de ses propres sentiments et opinions à un empereur romain. Après
avoir brièvement évoqué les raisons qui ont attiré Caillois du côté de
la révolution surréaliste, elle détaille celles qui lui ont rapidement fait
sentir la différence entre le côté factice et fabriqué des procédés
poétiques surréalistes, et « l’étrange et l’inexpliqué véritables »31, que
Roger Caillois atteindra par d’autres voies :

Cet homme de lettres, au sens fort du terme, s’est vite aperçu


qu’un système poétique se dissociant radicalement d’avec la
tradition à l’aide d’images fracassantes et de phrases fracassées
battait en brèche certaines des valeurs intellectuelles qui lui
importent le plus. Il sait que le secret en matière de poésie n’a de
valeur que s’il est gardé pour des raisons profondes, quasi
involontaires, et non lorsqu’il est un procédé pour surprendre le
lecteur, et que la révolte contre l’évidence s’accompagne souvent
d’une révolte contre la raison.32

30
« Mythologie grecque et mythologie de la Grèce », PE, p. 445.
31
« L’homme qui aimait les pierres », PE, p. 538
32
Ibid.
142 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Il suffirait de substituer « femme de lettres » à « homme de


lettres » et « elle » à « il » pour que l’on ait véritablement l’impression
que Yourcenar parle d’elle-même. Ces arguments sont évidemment
les siens, peut-être davantage même que ceux de Caillois. De la même
manière qu’elle met en doute les expérimentations poétiques de
Breton et de ses disciples, elle est profondément sceptique face à leur
utilisation du rêve comme source et illumination poétiques, comme
médium qui permettrait d’atteindre une vérité enfouie que seule une
exploration des parties les plus obscures de l’être peut transformer en
œuvre d’art :

Le surréalisme s’est beaucoup occupé du rêve. Peu utilement, du


moins selon moi. C’est qu’un poète comme Breton a choisi
d’aimer le rêve presque superstitieusement, presque mystiquement
si l’on veut, de l’honorer pour ses confusions, ses mystères, sa nuit
noire, son absurdité encore plus profonde que celle de la vie elle-
même, d’être son dévot et non son explorateur, ce Vasco de Gama
ou ce Colomb du songe qui manque encore, et qui un jour dressera
la carte des régions nocturnes. Le rêve pour le surréalisme est
devenu (horresco referens !) un genre littéraire, et les symboles
oniriques une partie de l’attirail de l’école, tout comme les chiens
dévorants pour les imitateurs de Racine33

À l’idolâtrie béate et au dogmatisme outrancier qu’elle détecte


derrière l’utilisation du rêve chez les surréalistes, elle préfère
emprunter des voies plus ouvertes, plus complexes et plus libres. Celle
des vrais aventuriers qui explorent les limbes et les secrets de l’âme
humaine sans la panoplie étriquée du prêt-à-penser ou du prêt-à-créer
des tenants d’une modernité symbolisée, pour elle, par l’alliance
doctrinaire de la psychanalyse et du surréalisme. Là encore les
expérimentations mystico-philosophiques orientales la mènent plus
loin que les jeux poético-oniriques de ses contemporains. Car au-delà
des « inventions » littéraires des surréalistes et de tant d’autres écoles
qui ont vu le jour au cours du XXe siècle et qu’elle considère souvent
avec dédain, ce qui compte pour elle c’est presque prosaïquement le
« résultat ». L’œuvre littéraire et éthique, singulière et riche de
potentialités dont accouche le poète. La lumière au bout du tunnel.
Toute chose qui lui semble totalement absente de la grande majorité

33
« Dossiers des Songes et les sorts. Notes destinées à s’ajouter à la préface», SS, p.
1611-1612.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 143

de la production artistique des surréalistes. Dans « La Poursuite de la


sagesse »34, la longue analyse qu’elle consacre au livre Le yoga de la
puissance, de l’Italien Julius Evola dont la lecture la marqua
durablement35, la description de certains exercices tantriques lui donne
l’occasion de souligner l’impasse dans laquelle se sont engouffrées
bien des doctrines littéraires modernes, le surréalisme en particulier.
Elle cite notamment un passage du livre dans lequel Evola précise, à
propos de « la destruction des liens de la volonté » : « il s’agit de
l’opposé d’un abandon sans frein à tout ce qu’instincts et impulsions
pourraient désirer… Sur ce point, il ne suffit pas de s’exercer à la plus
complète sincérité vis-à-vis de soi-même et d’examiner attentivement
son âme. Il faut en plus s’assurer de ce que les actions et les
déterminations ne procèdent pas d’impulsions, impressions et
complexes enracinés dans le subconscient… »36. Yourcenar fait alors
le commentaire suivant :
(Ici se situe l’énorme chiasme entre la mystique proprement dite
et les tentatives littéraires ou artistiques (comme le surréalisme)
qui s’abandonnent sans frein à l’inconscient et à l’obscur dans
chaque être. Forces négatives et destructives sans plus, qui tendent
à ajouter au chaos du monde plutôt qu’à aider l’homme à en sortir.
L’énergie libérée est instantanément dévoratrice.)37

Aux ténèbres improductives, voire néfastes des tâtonnements


artistico-nihilistes des poètes surréalistes, celle qui a poussé très loin
l’étude du tantrisme préfère s’abandonner aux disciplines millénaires
des yogis qui permettent, selon Julius Evola, « la diffusion graduelle

34
Ni article ni essai, il s’agit, comme la plupart des textes regroupés dans le volume
posthume Sources II, de simples notes de lecture à usage privé, révélatrices, par bien
des aspects, du cheminement de la réflexion yourcenarienne en matière de littérature
et de spiritualité.
35
C’est à Florence, en 1952, que M. Yourcenar acheta dans sa version originale le
livre de l’orientaliste italien Julius Evola, « un de ces ouvrages qui pendant des années
vous alimentent, et, jusqu’à un certain point, vous transforment. » L’ouvrage qui a
connu un énorme succès sera traduit en français en 1971 sous le titre Yoga tantrique,
aux éditions Fayard. M. Yourcenar publie d’ailleurs un compte rendu élogieux du
livre sous le titre « Des recettes pour un art du mieux-vivre », dans Le Monde du 21
juin 1972. Cet article sera repris, en 1983, sous le titre « Approches du tantrisme »,
dans son recueil d’essais, Le Temps, ce grand sculpteur, voir EM, p. 398-403.
36
Traduction Nathalie CASTAGNÉ. Cité dans « La poursuite de la sagesse », S II,
p. 85.
37
Ibid.
144 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

de la lumière de la claire conscience dans des régions souterraines


entièrement fermées à l’homme ordinaire »38. Yourcenar a choisi sa
méthode pour atteindre ce qu’elle considère comme « l’étrange et
l’inexpliqué véritables ». Elle sait qu’elle deviendra véritablement
elle-même par d’autres voies que la Modernité, conformément à
l’exhortation de Pindare, reprise par Nietzsche, deux auteurs qui lui
sont très chers.
Si l’on peut parler de dénégation de Marguerite Yourcenar à
l’égard du surréalisme, il n’en demeure pas moins que malgré sa
volonté de minimiser sa connaissance et sa curiosité à l’égard du
mouvement d’André Breton, il existe un certain nombre de points de
contact entre elle et les surréalistes. Ils incitent à penser qu’elle n’a
peut-être pas été toujours aussi hermétique qu’elle le prétend au
surréalisme, du moins à travers ses lectures, ses amitiés ou encore
certains de ses écrits à caractère poétique. Si elle écrit en 1969 à l’un
de ses correspondants qu’elle a peu lu les surréalistes39, c’est peut-être
pour ne pas se laisser emporter dans des considérations esthétiques qui
sont très éloignées de ses préoccupations personnelles du moment et
vers une période, les années 1920-1930, qu’elle a tenté d’évacuer de
sa mémoire et parfois de ses écrits. Pourtant, dans les années 1930 au
moins, elle a été en contact de manière intime avec la sensibilité
freudo-surréaliste, à travers sa relation très étroite avec le poète
surréaliste et psychanalyste grec, Andréas Embiricos, introducteur du
surréalisme en Grèce. Psychanalysé par René Laforgue, il rencontre
André Breton à la fin des années 1920 et se lie avec Paul Éluard,
Benjamin Péret et Yves Tanguy. Il s’adonne à l’écriture automatique
et participe aux réunions du groupe surréaliste dont il se fera à son
retour en Grèce en 1931 le talentueux zélateur auprès de la jeune
génération des poètes sur laquelle il aura une influence considérable.
En 1936 à Athènes, il organise dans son appartement la première
exposition surréaliste en Grèce avec des œuvres de Tanguy, Brauner,
Ernst… C’est à cette époque qu’il fait la connaissance de Marguerite
Yourcenar avec laquelle il entretiendra des relations très étroites
jusqu’à la fin des années 1930, lorsque la romancière quitte l’Europe
pour les États-Unis. En 1935, année où Andréas Embiricos publie en
Grèce son premier livre de poèmes d’inspiration surréaliste, Haut

38
Ibid.
39
Voir lettre à Jacques Brosse, op. cit., L, p. 321.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 145

Fourneau, les deux amis voyagent longuement ensemble sur la mer


Noire. Il est fort probable que leurs échanges, où leur passion
commune pour la littérature occupait une large place, aient
régulièrement eu pour sujet la psychanalyse, le surréalisme, les
poèmes qu’Embiricos venait de publier, l’admiration de celui-ci pour
Breton et les autres artistes surréalistes. C’est sans doute avec le poète
grec, dont elle admirait l’intelligence et la sensibilité et auquel elle
dédiera, en 1938, ses Nouvelles Orientales, qu’elle a été de la manière
la plus directe en connivence avec les mouvements artistiques les plus
novateurs de l’époque dont elle avait fait peu de cas jusqu’alors. Nous
savons que la rencontre avec Andréas Embiricos a été déterminante, et
que certaines des œuvres de Yourcenar portent la marque de ce
disciple de Marx, de Freud et de Breton.
Nous savons également que l’auteur de Feux, écrit pendant
son voyage avec le premier surréaliste grec, connaît l’œuvre d’André
Breton qu’elle rencontra brièvement à New York, avec quelques
autres surréalistes, pendant la seconde guerre mondiale40 et qu’elle
imagine en 1977, à partir d’un portrait de lui réalisé par Gisèle Freund,
tel un « magicien pris au piège »41. On peut raisonnablement affirmer
que Yourcenar avait une certaine estime pour l’œuvre de Breton
auquel elle envoyait ses livres agrémentés d’envois admiratifs. « À
André Breton hommage déférent et attentif » écrit-elle dans
40
La rencontre de M. Yourcenar avec André Breton est peu documentée. À Matthieu
Galey qui lui demande si elle a rencontré certains écrivains français qui se trouvaient
en exil comme elle, aux États-Unis, pendant la seconde guerre mondiale, elle répond :
« Oh, bien sûr ! En suspens, comme tout le monde. J’ai rencontré Breton. J’ai
rencontré Lévi-Strauss, tout jeune. J’ai vu Jules Romains une ou deux fois. On se
rencontrait dans des cafés, ou dans des maisons amies. Souvent chez des Russes, qui
étaient très hospitaliers. », YO, p. 123. Elle précise par ailleurs de manière un peu
vague que lors de ses petits séjours à New York, elle aurait également croisé Max
Ernst, Yves Tanguy, le compositeur Igor Stravinsky « et quelques autres. », voir
« Chronologie », OR, p. XXII. La rencontre Yourcenar-Breton a pu avoir lieu par
l’intermédiaire de Jacques Kayaloff, alors ami des deux écrivains, qui dans une lettre
du 22 juillet 1941 écrit à M. Yourcenar : « J’ai rencontré il y a peu de temps André
Breton qui m’a lu son dernier poème, Fata morgana […] Je lui ai parlé de vous, et à
votre prochaine visite, j’aimerais que vous le rencontriez. », voir J. SAVIGNEAU,
Marguerite Yourcenar. L’Invention d’une vie, op.cit., p. 155.
41
Lettre à Gisèle Freund, 30 août 1977, L., p. 556. Dans cette lettre M. Yourcenar
commente une photo noir et blanc prise par G. Freund qui représente Breton dans son
appartement du 42, rue Fontaine, entouré de son fameux mur couvert d’œuvres d’art
moderne et primitives. Voir Mémoires de L’Œil, éd. du Seuil, 1977, p. 100-101. Un
portrait de M. Yourcenar figure à la page 88.
146 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

l’exemplaire de l’édition originale du Coup de Grâce (1939) que


Breton a conservé dans sa bibliothèque qui comprend aussi un
exemplaire de l’édition originale de la pièce Électre ou la chute des
masques (1954) dans lequel Yourcenar renouvelle son « hommage
déférent » au pape du surréalisme42. Nous savons, par ailleurs, grâce à
Pierre Alechinsky, que Breton conservait dans sa maison de campagne
du Lot, parmi ses livres préférés43, un exemplaire de Mémoires
d’Hadrien avec un envoi de Yourcenar dans le quel elle affirmait se
situer à « la frontière du surréalisme ». Répondant en 1976 au peintre
et ami de Breton, l’écrivain entend clarifier sa position vis-à-vis du
surréalisme :

Mes rapports avec le surréalisme ont été en effet des rapports de


« frontière », ce qui signifie que passé un point on est en territoire
étranger. Je crois que les différences s’établissent à la racine, à
partir du sens même du mot « réalité »44.

Si Yourcenar se sent en « territoire étranger » à celui du


surréalisme, elle n’en reconnaît pas moins qu’il existe une proximité
de frontière. Répondant en 1957 à une enquête de la revue Prétexte
sur « l’autobiographie et la fiction dans le roman moderne », elle cite
parmi d’autres titres Nadja, ouvrage qu’elle possédait dans l’édition
Folio de 1972, comme faisant preuve « d’une forme d’imagination
(peut-être plus poétique que proprement romanesque) »45. Elle a, par

42
Documents Atelier André Breton.
43
C’est dans une lettre à M. Yourcenar que P. Alechinsky mentionne à sa
correspondante qu’il a feuilleté l’exemplaire de Mémoires d’Hadrien que possédait
Breton, précisant que celui-ci « gardait un petit nombre de livres dans sa maison de
campagne, réduit aux préférés, d’où ma joie de vous y trouver ». Voir lettre du 17
octobre 1976, Archives P. Alechinsky.
44
M. YOURCENAR, lettre à P. Alechinsky, 14 décembre 1976, Archives P.
Alechinsky. La réponse rédigée par Yourcenar s’étant égarée parmi les papiers de G.
Frick malade qui a tardé à la poster, l’écrivain a ajouté sous sa signature une note
expliquant ce retard et conclue, avec malice : « Breton croirait peut-être que de
malignes influences jouent pour nous empêcher de communiquer ! ».
45
Voir J. SAVIGNEAU, Marguerite Yourcenar. L’Invention d’une vie, op. cit.,
p. 263. Notons que Yourcenar rencontra à quelques reprises et échangea quelques
lettres et quelque livres avec l’inspiratrice du personnage de « la dame au gant » de
Nadja, le poète surréaliste Lise Deharme qu’elle a sans doute croisé dans les années
1950 dans le salon de Natalie Barney. Si dans la première lettre qu’elle adresse à Lise
Deharme, elle dit connaître ses ouvrages surréalistes (« vos récits à la fois fantastiques
et charmants »), c’est à l’occasion de la parution de son pamphlet en faveur des
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 147

ailleurs, conservé dans sa bibliothèque l’étude de Philippe Audoin sur


Breton, publiée en 1970 chez Gallimard. Ce volume qui comporte de
nombreuses annotations (passages soulignés, remarques dans les
marges, texte marqué d’un trait vertical…) témoigne du soin avec
lequel Yourcenar s’est plongée, au cours des années 1970, dans
l’étude de la poétique de Breton, marquant à la fois son désaccord
avec l’auteur de l’essai et avec les théories du pape du surréalisme. On
peut toutefois supposer que la lectrice parfois volontiers donneuse de
leçon exprime son accord avec Breton à la fin du livre. Quand elle
coche par exemple d’une croix, page 198, une formule extraite du
Revolver à cheveux blancs : « L’imaginaire est ce qui tend à devenir
réel », conception esthétique qu’elle partageait assurément. De la
même manière, page 203, elle encadre une formule célèbre extraite de
Position politique du surréalisme : « Transformer le monde, a dit
Marx ; changer la vie, a dit Rimbaud ; ces deux mots d’ordre pour
nous n’en font qu’un. » Ces quelques exemples montrent bien que
c’est en connaissance de cause que Yourcenar a émis ses profondes
réserves à propos du surréalisme dont elle a enseigné l’histoire et
l’esthétique dans certains de ses cours de littérature et civilisation
françaises, au Sarah Lawrence College dans les années 194046.
Pourtant elle ne croit certainement pas, comme le pense Robert
Sabatier, que « [l]a poésie surréaliste a […] valeur de contrepoison »
pour lutter contre la léthargie littéraire dans laquelle sombrait la
littérature au début du XXe siècle. Encore moins, comme il l’affirme
également, que le surréalisme a marqué « la naissance d’une nouvelle
esthétique, d’une nouvelle manière d’appréhender le monde en
ouvrant à la vie les portes du rêve et en donnant la clé du merveilleux
illuminant l’existence. »47 Selon elle, le surréalisme a fait plus de mal
que de bien à la poésie. Il n’en demeure pas moins qu’elle a toujours
conservé une sorte d’estime et d’admiration envers André Breton, sans
doute davantage en raison de son parcours artistique personnel que du
mouvement qu’il a initié.

animaux, …et la Bête (Fasquelle, 1957) qu’elle lui écrit son admiration. Voir L,
p. 134-135.
46
Voir ibid., p. 174.
47
« Regard sur le surréalisme », Histoire de la poésie française. La poésie du XXe
siècle, vol. 2 Révolutions et conquêtes, Albin Michel, 1982, p. 253.
148 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Plus généralement, la période d’éclosion et d’hégémonie


bruyante des mouvements qui entendaient rénover, voire révolutionner
l’art poétique, dans le premier tiers du XXe siècle, représente pour
Yourcenar un point de rupture dont la poésie telle qu’elle la rêve
encore ne sortira pas indemne. Il s’agit bien pour celle qui, sans
l’idolâtrer, a vu dans l’héritage des traditions littéraires millénaires, un
allié pour atteindre l’expression la plus libre et la plus inventive, d’un
déclin qu’elle ne cessera de fustiger. L’art moderne en général, et la
poésie moderne et contemporaine plus particulièrement, seront
pendant un demi-siècle les cibles privilégiées de celle qui regrette que
« [d]e nos jours, […] l’artiste renonce de plus en plus à être un homme
de métier, modestement fier d’hériter d’une tradition »48. Nous ne
pouvons que constater que Yourcenar est restée, à quelques exceptions
près, fidèle toute sa vie à ses convictions de jeunesse, exposées
emphatiquement dans « Diagnostic de l’Europe ». Pendant plus d’un
demi-siècle, elle ne manquera pas de souligner l’échec de l’art
poétique moderne, englué dans des jongleries verbales vaines et
pompeuses, et l’incapacité du poète de son temps à dépasser le « Moi
démesuré de l’homme moderne [qu’elle] ne supporte plus »49, pour
atteindre à l’universel qu’elle a toujours choisi de privilégier dans ses
propres œuvres. Si elle se sent aussi insensible aux écrits de ses
contemporains, c’est qu’elle ne parvient pas à pénétrer un univers
fermé sur lui-même dont elle a l’impression d’être exclue :

[L]a moindre lecture d’une revue de poésie contemporaine, la


moindre visite à une galerie de tableaux, où chaque poète et
chaque peintre travaille à recréer en plein chaos un code de
signaux personnel, montre à quel point le trafic des idées peut
souffrir de ce manque de signalisations universellement
acceptées.50

La crise de l’art au XXe siècle est assurément un thème qui la


préoccupe. On peut même sans exagération parler d’obsession tant le

48
CL, p. 99.
49
C’est dans une carte de Noël, non datée, de l’année 1971, adressée à son ami le
poète grec surréaliste et critique d’art Nicolas Calas qu’elle exprime, en toute liberté,
son rejet de l’art actuel : « L’art contemporain m’est de plus en plus inamical parce
qu’il me paraît [mot illisible] d’un intellectualisme presque scholastique et de ce Moi
démesuré de l’homme moderne que je ne supporte plus. », Fonds Yourcenar.
50
« Mythologie grecque et mythologie de la Grèce », PE, p. 443.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 149

sujet revient dans ses prises de parole les plus diverses (essais,
entretiens, correspondance…) à des dizaines d’années d’intervalle.
Deux domaines sont particulièrement mis en avant, celui de la
peinture et celui de la littérature, disciplines artistiques qu’elle associe
volontiers. L’évolution de l’art musical moderne lui inspire également
de sévères réflexions, encore que parfois, dans ce domaine, ses
critiques soient plus nuancées. Mais le siècle de Freud et de Breton
demeure pour elle la période « où l’homme fait exploser la nature,
arrête ou précipite l’évolution des formes… »51, comme elle le signale
en 1942, année pendant laquelle elle traverse une grave crise, en
raison de la situation chaotique du monde mais aussi de
questionnements aigus sur l’avenir de sa carrière d’écrivain. Car
Marguerite Yourcenar s’est sans doute souvent posé la question de la
nécessité de construire, pierre à pierre, une œuvre cohérente dans un
monde voué à la destruction, à la confusion, et qui se complaît dans le
vide, combat qu’elle jugeait certainement parfois perdu d’avance, tant
il lui semblait que la « fatalité du mal » imprégnait toutes les grandes
œuvres de son temps.
Cette vision extrême de l’art contemporain prend souvent dans
ses écrits intimes une violence dans le jugement qui nous éclaire
crûment sur sa façon de considérer l’art de son siècle. Dans une brève
note de lecture qu’elle rédigea sans doute dans les années 1960, à
propos du livre de l’Américain Thomas Merton, Seeds of Destruction
(1964), elle s’intéresse particulièrement à un passage où l’auteur
commente l’assassinat du président J. F. Kennedy : « là où les âmes
sont pleines de haine et où les imaginations se complaisent à des
images de cruauté, de tourments, de supplices, de revanche et de mort,
la violence et la mort inévitablement viendront. »52 Après avoir cité le
texte original et sa traduction en français, Yourcenar fait le
commentaire suivant : « J’applique cette sombre phrase à la littérature
et aux arts visuels de notre temps. Presque tout ce qui a été écrit, peint,
composé ou joué depuis 1945 appelle la destruction et en jouit par
avance. Kali-Yuga. »53 De la même période date une lettre, étonnante

51
« Carnets de notes, 1942-1948 », PE, p. 527
52
Thomas MERTON, Seeds of destruction, New York, Farrar Strauss and Giroux,
1964, [traduction M. YOURCENAR], voir S II, p. 330.
53
Ibid. Dans la tradition hindouiste, Kali-Yuga désigne l’âge sombre, cycle humain
marqué par un obscurcissement graduel, et dans lequel le monde se trouve depuis déjà
plus de six mille ans.
150 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

par bien des aspects, qu’elle adresse à un ami, le critique d’inspiration


catholique Jean Mouton qui lui a demandé son avis sur le livre du
compositeur Arthur Lourié, Profanation et sanctification du temps54
dont il signe l’avant-propos. Sa réponse qui prend les aspects d’un
essai argumenté sur « le côté démoniaque de l’art moderne »55 et
« l’horreur particulière qui se dégage de l’art contemporain »56 est, à
notre connaissance, l’écrit où l’auteur pousse le plus loin sa réflexion
sur l’art du XXe siècle et le rôle de l’artiste dans la société. Si elle
exprime son accord avec Arthur Lourié qui avance que la musique du
XXe siècle est presque toujours d’inspiration démoniaque, elle ne
s’arrête pas, comme lui, à une simple condamnation. Elle tente de
justifier l’attitude de l’artiste pris au piège de son époque et se
demande s’il a un autre choix que de refléter par sa musique, ses
poèmes ou ses tableaux, l’horreur du monde tel qu’il est. Le paradoxe,
selon elle, c’est qu’en voulant dénoncer le chaos ambiant, les plus
grandes œuvres d’art y participent, le renforcent, voire le justifient.
Elle donne à Jean Mouton deux exemples qu’elle juge « irréfutables »,
Guernica de Picasso et Monument à la ville détruite de Rotterdam de
Zadkine :

Ces deux œuvres sont une protestation contre l’horreur de la


guerre, mais le sauvage et grotesque chaos dans l’une, la
représentation, dans l’autre, d’un être humain réduit à n’être plus
qu’une sorte de pantin difforme et épouvanté, participent
dangereusement à l’atrocité qu’ils dénoncent, et habituent l’œil à
l’image de la catastrophe sans que se dégage nécessairement ce
produit essentiel, la pitié. Consciemment ou non, l’artiste a été
contaminé par ce qu’il décrit57.

Dans la suite de la lettre, si elle répète que « [l]a démarche de


l’artiste allant jusqu’au bout de la décomposition des choses, qu’il
s’agisse des techniques, des idées, des sentiments tenus pour valables,
ou des formes elles-mêmes, [lui] est instinctivement pénible »58, elle
tente de comprendre cet « élan à la fois infiniment dangereux et
vraiment prométhéen qu’il est difficile de dénier à l’homme. »59 La
54
Desclée de Brouwer, 1966, 213 p.
55
Lettre à Jean Mouton, 7 avril 1966, L, p. 240.
56
Ibid., p. 242.
57
Ibid., p. 240.
58
Ibid.
59
Ibid.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 151

dernière partie de la lettre est encore plus étonnante dans la logique de


la pensée esthétique yourcenarienne puisque l’auteur va jusqu’à
remettre en cause l’ensemble de l’histoire de l’art, sur laquelle
s’appuie pourtant son œuvre et sa quête d’absolu universel :

L’art ancien, celui de la beauté formelle, était-il lui-même


vraiment pur, ne contenait-il pas une hypocrisie et un mensonge
aussi graves que la débauche d’aveux et de vanteries démoniaques
d’aujourd’hui ? […] Même en laissant de côté le rapport de l’art
avec l’idéologie de l’époque, il reste que presque toujours l’art du
passé nous trompe sur la substance même sur laquelle il œuvre ; il
nous trompe en n’en montrant qu’une partie, et en dégageant une
beauté qui nous cache ses aspects d’horreur. […] Je voudrais
seulement indiquer que si l’art de nos jours fait souvent l’effet
d’un abcès béant, c’est que l’infection et le désordre existaient de
longue date. […] Même dans les œuvres d’art de ce temps qui
personnellement me déplaisent le plus, je vois surtout l’effet
malsain d’erreurs passées.60

Yourcenar reconsidère-t-elle ses propres opinions sur l’art


lorsque qu’elle s’exprime de cette manière ? Pas entièrement. Elle
précise à Jean Mouton que si elle se fait parfois « l’avocat du diable »,
c’est que le livre de Lourié aborde un sujet « si grave qu’il importe
d’aligner les arguments en tous les sens avant d’essayer de juger »61.
Cette façon de faire avancer le débat en explorant avec bienveillance
et équité les divers aspects d’un problème est bien dans la manière de
Yourcenar. Si elle semble un exemple presque unique parmi les écrits
yourcenariens, qu’il convient donc de ne pas surestimer, la lettre à
Jean Mouton n’en représente pas moins l’expression d’une nuance,
sinon d’une coupure, dans la pensée de l’écrivain qui s’intéresse plus
qu’on ne le croit communément à la place et au rôle de l’artiste dans la
cité.
La place de la poésie moderne et du poète contemporain, bien
au-delà de la mouvance surréaliste, fait l’objet dans plusieurs de ses
textes d’analyses similaires. Prisonnier de son époque, le poète du
XXe siècle brise les idoles du passé sans rien construire sur les ruines
d’un monde qu’il se plaît à piétiner. Presque caricaturalement, on a
parfois l’impression que l’auteur des Charités d’Alcippe l’imagine tel
un enfant capricieux qui brise ses jouets pour tracer dans la boue

60
Ibid., p. 241-242.
61
Ibid., p. 243.
152 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

d’indéchiffrables arabesques. Comme un tout jeune enfant, il


balbutie62 plutôt qu’il ne s’exprime clairement. Et quand il pousse un
cri d’horreur ou de désespoir, il le déguise en une absurde logorrhée
qui agace Yourcenar :

« Je n’aime pas les poètes, disait Nietzsche, ils troublent toutes les
eaux pour les faire paraître plus profondes. » Je n’aime pas non
plus ceux qui ajoutent des complications mortes aux complexités
vivantes, ni ceux qui détournent les yeux du sang qui coule, mais
qui hurlent de joie quand ils ont barbouillé de rouge une tête de
poupée. Que me parlez-vous d’actes gratuits, quand je puis à peine
suffire aux actes indispensables, que me parlez-vous de l’absurde
dans un monde où l’amour et la mort ont leur cours comme les
saisons, leurs lois comme le lever des astres ? Et qu’ai-je à faire
des squelettes du roman noir et des montres flasques de Dali, moi
qui, comme toute le monde, porte en moi mon squelette et mon
horloge ?63

Car si elle goûte quelque peu la poésie cryptique des anciens


tel Lycophron, dont elle a traduit une dizaine de vers parmi les moins
énigmatiques dans La Couronne et la lyre, elle est beaucoup plus
réticente, en revanche, à l’égard des expériences poétiques du
« cryptisme moderne » qui s’expriment le plus souvent, selon elle, par
« le bris syntaxique, l’érosion quasi totale des formes du discours »64.
Dans un entretien réalisé en 1984, au moment de la publication revue
et augmentée de son recueil Les Charités d’Alcippe, elle dit sans
détour dans le quotidien Le Monde ce qu’elle pense de la poésie écrite
par ses contemporains :

La poésie contemporaine me lasse pour plusieurs raisons. Le vers


libre, nouveau en 1880, est devenu lui aussi une routine65. En
outre, la destruction des formes a éloigné de plus en plus la poésie

62
Nous avons constaté que les termes balbutier, balbutiement, balbutiant… sont
souvent employés par M. Yourcenar pour désigner l’activité du poète moderne,
comme dans son essai sur Pindare où elle oppose la « poésie souvent balbutiante » de
ses contemporains aux « beaux rythmes variés des poèmes helléniques ». Voir P,
p. 1447.
63
« Carnets de notes, 1942-1948 », PE, p. 527-528.
64
« Lycophron et la poésie cryptique », CL, p. 357-359.
65
Cette idée est chère à M. Yourcenar qui l’exprime à plusieurs occasions, comme
dans la « Préface » de La Couronne et la Lyre dans laquelle elle écrit : « Depuis plus
d’un demi-siècle, le vers dit libre […] règne à peu près sans conteste sur la poésie
occidentale, et, de révolutionnaire qu’il était, est devenu traditionnel. », CL, p. 42-43.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 153

du plan musical et en même temps en a détourné la foule, qui


respire par le rythme. Ce qui fait que la poésie actuelle est bien
souvent une prose un peu obscure et plus dissociée. Il y a une
grande beauté dans les combinaisons savantes de la poésie
ancienne.
-N’y a-t-il pas aussi des combinaisons très savantes chez André
Breton, René Char ou Yves Bonnefoy ? N’écrivent-ils à votre avis
qu’une prose dissimulée ?
Ces combinaisons sont d’ordre intellectuel beaucoup plus que
rythmique ou émotif. C’est ce qui fait leur réelle obscurité pour
beaucoup de lecteurs. Expérimentations de laboratoire.66

Le jugement est sans appel et résume parfaitement la pensée


« à contre courant » de Yourcenar qui semble prendre un certain
plaisir à déboulonner quelques gloires officielles de la modernité
poétique (Breton, Char, Bonnefoy)67 auxquels elle préfère les
modulations mélodieuses de l’alexandrin racinien ou le souffle rauque
et puissant du chant sacré afro-américain. Il est évident qu’elle ne se
reconnaît pas dans la modernité telle qu’elle s’est imposée en Europe
au cours du siècle dernier. L’idée qui revient le plus souvent dans son
discours est que la poésie contemporaine, loin d’être cette ouverture
sur l’être et le monde, ce médium qui aurait servi à libérer le poète des
archaïsmes formels attachés aux disciplines littéraires du passé, n’est
qu’un nouvel académisme qui se complaît dans ses propres routines et
effets de mode. Un art si détaché de ce qu’elle considère comme

66
« La Bienveillance singulière de Marguerite Yourcenar », entretien avec
J. Savigneau, op.cit., PV, p. 316-317.
67
Notons que les déclarations très personnelles de M. Yourcenar ont quelque peu
surpris le petit monde médiatico-littéraire lors de leur parution. Le critique Jérôme
Garcin, en particulier, s’est étonné dans sa chronique hebdomadaire dans Le
Provençal (16 décembre 1984) que la première académicienne française ait déclaré
que la poésie de René Char et Yves Bonnefoy relève de l’expérimentation de
laboratoire : « En vérité, ce jugement, venant d’elle, femme ouverte aux autres
m’étonne et me choque. On peut aimer, c’est mon cas, la pureté classique d’un Lully,
d’un Mozart ou du Racine de Bérénice, et trouver chez Char ce qu’il y a de plus haut,
de plus lumineux, de plus rare dans le démarche poétique. Je n’en dirai pas autant,
malheureusement, des Charités d’Alcippe. ». Une semaine plus tard, il récidive avec
plus de virulence, dans l’hebdomadaire L’Événement du Jeudi (20-26 décembre
1984) : « Certes, que je donne sans hésiter tous les poèmes de Marguerite Yourcenar
contre un seul aphorisme de René Char ne révèle que ma seule subjectivité. Mais que
l’auteur des Mémoires d’Hadrien n’ait rien de mieux à faire que de s’en prendre à
trois écrivains qui font l’honneur de notre littérature relève d’une mesquinerie dont je
ne la croyais guère capable. ».
154 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

l’essence même de la poésie qu’il en pervertit le sens profond, si peu


capable de communiquer avec le lecteur qu’il est devenu au mieux le
lieu d’« expérimentations de laboratoire », au pire une forme littéraire
déjà morte dont le fantôme hante de petits cénacles sans utilité ni
avenir.
La constance et la violence des « attaques » de Yourcenar à
l’égard de la poésie de son temps étonne parfois. Ce qui surprend le
plus, c’est sa façon d’en revenir toujours à la poésie moderne, thème
qui lui est cher, pour la déconsidérer, l’isoler comme une discipline
dépassée, regretter qu’elle ait perdu ce contact primordial entre le
poète et le lecteur pour n’être qu’un jeu savant. Il convient d’insister
sur le fait qu’elle s’est beaucoup moins intéressée aux transformations
formelles et philosophiques du roman contemporain depuis le
Nouveau roman, auquel nous savons qu’elle a été peu sensible, peut-
être parce qu’elle lisait très peu de romans de son époque68, alors que
la poésie de tous les temps et de tous les pays a été une de ses passions
de lectrice. Ainsi, sa sévérité à l’égard de l’art poétique de son temps
ne reflète pas un banal rejet mais est l’expression d’une passion déçue,
d’un rendez-vous manqué avec une forme d’art qu’elle a aimée mais
ne reconnaît plus. Loin d’indiquer une condamnation sèche et hautaine
comme certains critiques ont pu le croire, le désamour de Yourcenar
pour la poésie contemporaine traduit son dépit, sa déception. Elle qui
a tant chéri les poètes, a l’impression d’avoir été trahie.
Deux autres éléments sont à prendre en compte pour expliquer
l’attitude yourcenarienne vis-à-vis des expressions les plus novatrices
de l’art moderne. Son refus obstiné de tout ce qui peut s’apparenter à
une mode, à l’air du temps, aux emballements rapides et artificiels, à
la nouveauté à tout prix. C’est ce qu’elle exprime quand elle explique
à Jacques Chancel comment elle sélectionne les ouvrages dignes de
figurer dans sa bibliothèque, précisant à propos des livres du XXe
siècle : « c’est ici que l’on fait le plus de coupes sombres. Très
souvent, on croit que les livres vont durer et on se trompe. Nous
devons nous méfier de certains engouements pour la nouveauté. Ne

68
Dans une lettre au romancier, poète et directeur de la revue de poésie belge La Flûte
enchantée, Alexis Curvers, elle écrit à propos de son roman Printemps chez les
ombres : « Alexis, j’ai lu avec délices Printemps chez les ombres et cela, pour moi,
signifie d’autant plus que, d’instinct, je me refuse aux romans et ne parviens que
rarement à finir ceux que, pourtant, je commence à lire. », Lettre à Alexis Curvers et
Marie Delcourt, 15 août 1955, HZ, p. 479.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 155

nous laissons pas aller aux caprices de la mode. »69 On peut penser
qu’une part de son agacement en ce qui concerne les mouvements
littéraires de son temps vient justement de ce déferlement de
manifestes dans lesquels les disciples de la plus récente « religion »
poétique s’autoproclament « nouveaux », « révolutionnaires »,
« novateurs »…, un aspect qui devait faire sourire l’écrivain dont le
sens profond de l’Histoire lui faisait relativiser la portée véritable de
ces épiphénomènes sans lendemain. De la même façon, elle s’est
toujours méfiée des groupes, des écoles, des mouvements qui
formatent et enferment les poètes et la poésie plutôt qu’elles ne font
éclore le meilleur en chaque individualité. Sauvagement solitaire et
marginale, Yourcenar ne pouvait prêter une quelconque attention aux
mouvements poétiques de son temps dont elle s’est tenue le plus loin
possible70. À l’instar d’un François Mauriac, elle a toujours refusé tout
« dérèglement de l’esprit érigé en système. »71
Une autre remarque s’impose. Nous savons qu’un des grands
reproches qu’elle fait au poète moderne est de s’être laissé aller à
l’expression quasi maladive de son ego dans ce qu’il a de plus
narcissique et de plus stérile. Ce « Moi démesuré de l’homme
moderne » qu’elle a en horreur est responsable, selon elle, d’une partie
de l’échec du poète qui a troqué sa tour d’ivoire pour la circonférence
de son nombril. Adepte, à la manière de Flaubert, de la plus totale
impersonnalité dans sa propre écriture, elle a toujours craint « de
laisser couler hors de soi cette espèce d’abominable ectoplasme qui est
l’image que nous nous faisons de nous-mêmes et qui englue une
grande partie de la poésie et du roman d’aujourd’hui »72. Sans doute
pense-t-elle que le poète de son temps aurait avantage à se munir de
69
Cité par Jacques CHANCEL, « Marguerite de Monts-Déserts », Tant qu’il y aura
des îles, Le Livre de poche, 1981 [1ère éd. 1980], p. 387.
70
À la question d’un critique qui lui fait remarquer qu’elle n’a jamais adhéré à une
école ou à mouvement littéraire, M. Yourcenar répond en 1977 : « Je n’en vois aucun
qui corresponde à la réalité. Je dois dire que je constate avec de plus en plus
d’impatience combien nous sommes prisonniers des mots, des systèmes, de nos
façons de voir et de penser, à quel point l’image directe de la réalité est rare. À mon
avis c’est elle qui fait les très grands artistes. », « Marguerite Yourcenar dans son île
de Mont-Désert : "je me suis éloignée de la politique" », entretien avec Jean
Montalbetti, Le Figaro littéraire, 26 novembre 1977, PV p. 195.
71
François MAURIAC, Mémoires intérieurs, Le Livre de Poche, 1972 [ 1er éd. 1959],
p. 50.
72
« Marguerite Yourcenar s’explique », entretien avec Claude Servan-Schreiber, Lire,
juillet 1976, PV, p. 185.
156 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

« l’arme secrète des lamas tibétains, le poignard-à-tuer-le-Moi »73,


symbole qui lui est cher 74.
Dans Mémoires d’Hadrien, l’auteur fait dire à l’empereur à
propos des œuvres des poètes et philosophes de son temps :

Les trois quarts de nos exercices intellectuels ne sont plus que


broderies sur le vide ; je me demandais si cette vacuité croissante
était due à un abaissement de l’intelligence ou à un déclin du
caractère ; quoi qu’il en fût, la médiocrité de l’esprit
s’accompagnait presque partout d’une étonnante bassesse d’âme75.

Comme dans bien d’autres passages du livre, il est troublant


de constater combien les réflexions que prête Yourcenar à Hadrien
sont proches de ses propres pensées et préoccupations. Ces « broderies
sur le vide » correspondent exactement à la vision yourcenarienne de
la poésie de son siècle. Ce déclin, cette médiocrité intellectuelle,
pointés par l’empereur sont identiques à ceux que reproche Yourcenar
à son époque dans laquelle elle ne parvient pas à s’insérer en tant que
poète. Dans une lettre adressée, en 1963, à Alain Bosquet, elle
exprime de manière claire et synthétique sa propre vision du poète
moderne, en prenant soin de se dissocier du mouvement poétique de
son époque :

Quand il m’arrive d’écrire des vers, les miens n’appartiennent pas


au domaine de la poésie moderne, mais je n’en ai peut-être que
plus réfléchi à ce que signifient ces atomes explosés ou dissous,
cette forme-fantôme qui sans cesse s’ébauche puis se défait avant
de s’être fixée, ces mille vagues du moi sautant et retombant sur
place dans une buée d’écume, parfois gaies, parfois agressives et
avides, et toujours désespérées. Tout se passe pour le poète
moderne (et en ce moment vous le personnifiez pour moi) comme
si la catastrophe s’était déjà visiblement accomplie…76

73
« Approches du tantrisme », TGS, p. 403.
74
Symbole et instrument du bouddhisme tantrique du Tibet auquel M. Yourcenar fait
régulièrement référence pour exprimer son anti-égotisme profond. Elle avait même
songé à se faire offrir en guise d’épée, lors de son élection à l’Académie française,
« un poignard-à-tuer-le-Moi » mais y a renoncé, craignant une mauvaise interprétation
de son geste. Voir PV, p. 360.
75
MH, p. 458.
76
« Lettre à Alain Bosquet », 6 juin 1963, Le Magazine littéraire, n° 283, décembre
1990, p. 30.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 157

Cette catastrophe que les poètes du XXe siècle portent en eux


et à laquelle Yourcenar refuse de participer pour ne pas ajouter du
chaos au chaos, elle y est pourtant attentive. Loin de l’ignorer, elle en
étudie les symptômes, en devine les impasses, se surprend parfois à en
apprécier le sens tragique. L’examen de ses lectures en matière de
poésie de son temps montre d’ailleurs qu’elle n’est pas toujours aussi
étrangère qu’elle veut le faire penser aux sensibilités poétiques
contemporaines.

La poésie du XXe siècle dans la bibliothèque de Yourcenar77

La lecture de ce qui précède inciterait à penser que la poésie


du XXe siècle occupe très peu d’espace dans la bibliothèque de Petite
Plaisance. Pourtant, malgré « les coupes sombres » avouées par
Yourcenar, on constate qu’il n’en est rien. Bien au contraire. La poésie
du siècle dernier occupe une place prépondérante, à côté des essais,
biographies, ouvrages théoriques ou historiques…, bien devant les
romans. Il peut paraître paradoxal qu’une lectrice qui exprime un tel
rejet de la poésie de son temps, conserve dans sa bibliothèque – dont
nous savons qu’elle sélectionnait strictement les documents dignes d’y
figurer – plus de deux cents volumes consacrés à la poésie du XXe
siècle. En fait, cette présence significative n’est nullement paradoxale.
Si elle nuance les jugements parfois abrupts de Yourcenar, elle
confirme sa connaissance effective de l’œuvre de quelques grandes
voix de la poésie des années 1900-1960, souligne son intérêt pour
nombre de poètes totalement inconnus qu’elle prend soin de lire et de
critiquer. Enfin, la part importante de la poésie étrangère ouvre de
nouveaux horizons à la curiosité de l’écrivain en matière de poésie
moderne et contemporaine.

77
Un premier état de notre recherche sur ce sujet a été publié sous ce même titre dans
le Bulletin de la SIEY, n° 22, décembre 2001, p. 205-225.
158 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Une connaissance éclairée de la poésie d’expression française de son


époque

Il suffirait de faire l’inventaire des poètes dont Yourcenar


conservait un recueil de vers, une biographie, une étude ou un essai,
pour se rendre compte combien sa bibliothèque pourrait servir de
source à une anthologie très personnelle de la poésie d’expression
française du siècle dernier. Il existe, en effet, une grande diversité
dans ses choix en matière de poésie du XXe siècle qui témoigne à tout
le moins de l’éclectisme des goûts, ou plus vraisemblablement de la
curiosité de l’écrivain envers certaines œuvres lues, appréciées et
parfois oubliées sur les rayons de sa bibliothèque. Cette cohorte de
poètes et de livres « témoins » n’en est pas moins une source
d’information précieuse pour comprendre le rapport que Yourcenar
entretenait avec la poésie de son siècle.
Parmi les grands poètes français qui marquèrent la première
partie du XXe siècle, on remarque en particulier la présence de cinq
documents concernant l’œuvre de Victor Segalen. Cela prouve un
certain attachement pour l’œuvre singulière et discrète du poète,
médecin et voyageur passionné par le bouddhisme dont la destinée ne
pouvait que la toucher. À partir des dates de parution des documents
en question, nous pouvons situer la fréquentation de Segalen entre la
fin des années quarante et la fin de la vie de Yourcenar. En effet, le
document le plus ancien qu’elle possédait est un numéro des Cahiers
du Sud de 1948, « gardé, à cause des fragments de Segalen », précise-
t-elle à un de ses correspondants78. Il s’agit, en fait, sous le titre
« Départs avec Victor Segalen », d’un numéro presque tout entier
consacré au poète dont la lecture aura particulièrement retenu son
attention. De 1963 date son édition de Stèles et de 1967, celle de
Briques & Tuiles, le recueil de projets et d’ébauches écrits au cours du
voyage en Chine de 1909 et publié par les toutes jeunes éditions Fata
Morgana et que lui avait envoyé son directeur, Bruno Roy. Elle
possédait également l’essai de son ami Gabriel Germain, Victor
Segalen. Le voyageur des deux routes, publié en 1982, ainsi qu’un
exemplaire du roman René Leys, édité chez Gallimard, dans la
collection « L’Imaginaire », en 1986, soit l’année précédant la mort de

78
Lettre à Jacques Masui, 24 novembre 1975, L, p. 482.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 159

Yourcenar. Comme nous le constatons, en quelques volumes très


divers (poème, essai, revue, roman), Yourcenar entre en contact avec
l’œuvre singulière d’un poète avec lequel elle devait entretenir
quelque secrète affinité. Nul doute qu’elle a été sensible au poète parti
à la rencontre d’autres cultures, à celui qui loin des modes a construit
une œuvre profonde baignée d’un exotisme vrai et d’une spiritualité
s’aventurant bien au-delà des carcans de la pensée occidentale. C’est
sans doute aussi le fait que Segalen a construit une œuvre
profondément poétique qui échappe à toute classification qui a fait
ressentir à Yourcenar la présence d’un vrai poète. Insistons sur le fait
que la présence relativement marquée de Segalen dans sa bibliothèque
avec cinq ouvrages le concernant est une marque notable de son
intérêt pour sa poésie. Il s’agit là d’un exemple parmi tant d’autres qui
attestent que loin d’être totalement hostile à la modernité poétique,
Yourcenar était sensible aux voix qu’elle considérait comme sincères
et profondes. Celle de Segalen était assurément de celles-là.
Bien d’autres poètes tout aussi novateurs ou singuliers ont
trouvé refuge dans les rayons de sa bibliothèque avec des bonheurs
divers. Un volume des Œuvres poétiques de Saint-John Perse publié
chez Gallimard en 1953 n’est pas entièrement coupé, ce qui peut
s’interpréter de bien des manières. Il semble toutefois raisonnable de
conclure au désintérêt de Yourcenar pour l’œuvre de l’auteur d’
Anabase79. Michaux est lu avec plus d’attention. Elle possédait, en
effet, un exemplaire de l’essai que lui a consacré Robert Bréchon en
1969 dans la collection « Pour une bibliothèque idéale », chez
Gallimard, dont quelques passages annotés témoignent d’une lecture
attentive. Page 96, notamment, Yourcenar marque, en particulier, d’un
point au feutre noir deux vers extraits de La Nuit remue :

Seul,
Être à soi-même son pain.

79
La manière à la fois désinvolte et agacée avec laquelle M. Yourcenar commentait
un vers de Saint-John Perse peut raisonnablement faire penser cela. À la critique
Monique Houssin, qui lui demandait, en 1987, « Et comment expliquez-vous ce que
Saint-John Perse écrit dans le poème Exil : « J’habiterai mon nom » ?, elle répond :
« Son nom ? À condition que cela l’intéresse, pourquoi pas ? Mais est-ce que mon
nom m’intéresse ? Il faut bien en avoir un, ne serait-ce que pour signer des livres et
des chèques ! », « Entretien exclusif avec Marguerite Yourcenar », entretien avec
François Hilsum et Monique Houssin, L’Humanité-Dimanche, 13 mars 1987, p. 13.
160 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Sans doute la formule de Michaux fait-elle secrètement écho


dans l’esprit de la fervente lectrice des écrits bouddhiques à un
précepte de cette religion qu’elle a fait sien : « Soyez pour vous-
mêmes une lampe… »80. Comme souvent, la lecture des modernes
renvoie Yourcenar aux plus anciennes connaissances. De Jules
Supervielle elle possédait un exemplaire du Forçat innocent dans une
édition de 1982. Le témoignage de Silvia Baron Supervielle, qui a
abordé la question de l’œuvre de son lointain parent avec Yourcenar,
nous apprend que celle-ci est restée plutôt imperméable aux vers d’un
écrivain qu’elle n’a découvert que fort tard et jugeait « difficile à
pénétrer »81. De Claudel, pour lequel elle n’a guère eu de réel
penchant, elle a conservé en matière de poésie L’Oiseau noir dans le
soleil levant et un volume contenant Cinq grandes odes et La Cantate
à trois voix82.
On remarque également la présence d’un certain nombre de
noms qui ont laissé leur empreinte dans la poésie du début du XXe
siècle et dont l’intérêt que leur portait Yourcenar est sans doute
inséparable de l’époque de sa prime jeunesse où ces poètes ont connu
un certain écho, en particulier Anna de Noailles dont elle a lu la
biographie par Edmée de La Rochefoucauld ; Paul-Jean Toulet et
Raymond Radiguet qu’elle aborde à partir du volume qui leur est
consacré dans la collection « Poètes d’aujourd’hui », chez Seghers
dont elle possédait plusieurs volumes ; Francis Jammes et son recueil
le plus célèbre De L’Angélus de L’aube à l’Angélus du soir ; Francis

80
M. Yourcenar cite ce précepte à la fin des entretiens avec Matthieu Galey, YO,
p. 334.
81
Voir entretien de l’auteur avec Silvia Baron Supervielle, Paris, 10 octobre 2002.
82
Le seul autre volume de Claudel que M. Yourcenar possédait est un exemplaire de
la version définitive de L’Annonce faite à Marie publiée dans la collection Folio, aux
éditions Gallimard en 1972. Dans une lettre au critique Jacques Brenner à propos de
son livre Histoire de la littérature française de 1940 à nos jours dans lequel il écrit
« [i]l faut accepter Claudel avec son sectarisme et ses incompréhensions. Peut-être
était-ce la rançon de son génie. » [p. 36], M. Yourcenar lui répond : « A vrai dire, non,
je ne crois pas qu’il faille accepter de Claudel son sectarisme et ses
incompréhensions. » Voir lettre inédite du 21 novembre 1978, Librairie Henri Vignes,
Catalogue n° 41, « Littérature (P-Z) », Automne 2002, p. 48. L’année d’après,
évoquant les grands prédécesseurs qui ont marqué ses jeunes années, elle affirme à
nouveau : « Je n’ai jamais mordu à Péguy ; je n’aimais pas son christianisme agressif,
de même que j’ai détesté celui de Claudel. Ni l’un ni l’autre n’existaient vraiment
pour moi. », YO, p. 50. De fait, Charles Péguy est totalement absent de la
bibliothèque de M. Yourcenar.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 161

de Miomandre dont elle possédait Samsara ou encore Lucie Delarue-


Mardrus dont la personnalité est inséparable pour Yourcenar de celle
de son amie Natalie Clifford Barney. Elle a également suivi
l’itinéraire de Joë Bousquet à travers son compagnonnage avec la
revue les Cahiers du Sud dont elle a longtemps été proche, grâce à une
anthologie de ses contributions publiée en 1981.
Le cas de l’œuvre de René Daumal est particulier. Yourcenar
possédait le volume de la collection « Poètes d’aujourd’hui » que lui a
consacré en 1973, Jean Biès. Nous savons l’admiration qu’elle portait
au co-fondateur de la revue Le Grand Jeu, seul poète de l’époque
surréaliste pour lequel elle reconnaissait avoir quelque sympathie83.
Dans une lettre de 1973 à son ami Jacques Masui, elle écrit à propos
de son livre De la vie intérieure dans lequel figure un texte de l’auteur
du Mont Analogue84 : « Daumal, relu, est comme toujours
extraordinaire, et on vous envie d’avoir connu cet homme
singulier. »85 Encore une fois, c’est sans nul doute la singularité de la
destinée poétique et spirituelle de l’auteur de Poésie noire, poésie
blanche qui la touche. On devine aisément les points de contact entre
l’œuvre de Daumal et Marguerite Yourcenar. Elle a dû être sensible à
son engagement total dans la poésie comme dans une mystique, à sa
recherche d’une « méthode » qui confère à son œuvre une unité
profonde menant plus loin, selon elle, que l’épisode surréaliste dont il
se détachera rapidement pour tracer son propre sillon, et atteindre,
selon André Dhôtel, « une mystique et même une poésie qui
s’affirment comme une vraie science »86, aspect qu’elle appréciera
également chez un poète comme l’Américaine Hortense Flexner
Elle a également lu avec soin l’œuvre du théoricien de la
poésie et ami des poètes, Gaston Bachelard, en particulier L’eau et les
rêves dont l’exemplaire qu’elle a conservé comporte de nombreuses
annotations au feutre rouge. Comme souvent, elle n’hésite pas à

83
Voir lettre à J. Brosse, 6 juin 1969, L, p. 321.
84
Il s’agit d’un texte intitulé « Souvenir déterminant de René Daumal » dans lequel le
poète, peu avant sa mort, détaille l’expérience qui a fondé ses recherches intérieures
pour atteindre l’au-delà de la conscience humaine, exploré avant lui par les grands
mystiques orientaux et occidentaux et par des poètes (Milosz, William James…). Le
texte de Daumal qui a tant touché M. Yourcenar, se termine par cette phrase qui
semble également résumer son itinéraire artistique et spirituel : « Voici, il y a une
porte ouverte, étroite et d’accès dur, mais une porte, et c’est la seule pour toi. »
85
Lettre à Jacques Masui, Noël 1973, L, p. 418.
86
Le Nouveau dictionnaire des auteurs, vol. I, op. cit., p. 825.
162 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

exprimer son désaccord avec les théories poétiques bachelardiennes en


inscrivant en marge des formules du type « faux », « pas toujours » en
donnant parfois un exemple contradictoire. Il lui arrive également de
reconnaître quelque intuition à l’essayiste par un sobre « juste » écrit
en vis-à-vis d’un passage à son goût.
Bien d’autres poètes d’expression française ont suscité la
curiosité de Yourcenar. La plupart sont méconnus, voire oubliés, et les
chemins qui ont conduit une de leurs œuvres sur les rayons de Petite
Plaisance sont difficilement identifiables avec certitude. Nous avons
noté en particulier un livre du poète musiciste d’origine cubaine
Armand Godoy, Monologue de la tristesse, le recueil posthume du
poète néo-classique Paul Drouot, Eurydice deux fois perdue, dont les
émouvants poèmes en prose et le personnage du titre ont pu toucher la
lectrice des années 193087. De l’amoureux du Mare Nostrum que fut
l’écrivain Jean Grenier, elle possédait Inspirations méditerranéennes
dont l’écriture souple et l’inspiration néo-classique devait la rassurer
sur l’état de la poésie en 1961. Notons également parmi quelques
autres, la présence de recueils de poètes contemporains à l’audience
plus confidentielle : Hélène Bouvard dont la plaquette Pour que les
dieux se souviennent, publiée à Aurillac en 1957, est une suite de
longs poèmes narratifs en vers libres d’inspiration hindoue ; Robert
Francillon dont les Chansons de l’ombre, recueil publié chez Seghers,
dans la collection « Poésie 54 », propose une poésie rimée, légère et
fantaisiste. Du romancier, poète et essayiste Christian Murciaux elle
possédait un choix de poèmes, La Pêche aux Sirènes publié en 1952.
Les œuvres d’autres poètes français contemporains ont trouvé place
dans la bibliothèque sans qu’il soit toujours possible de savoir si c’est
l’œuvre qui a attiré l’attention de la lectrice, s’il s’agit du souvenir
d’une rencontre ou de l’envoi non signé d’un éditeur ou d’un inconnu.
Pour autant, le fait que le livre a été conservé peut faire
raisonnablement penser que Yourcenar y attachait une certaine
attention.
Parmi les nombreux livres de poésie du siècle dernier
conservés par Yourcenar, on trouve un document particulier : une
grande enveloppe portant une mention écrite de sa main : « Jean Wahl
– Poèmes écrits dans un camp de concentration ». Elle contient un

87
Faisons remarquer qu’Eurydice deux fois perdue a été publié en 1930 chez Plon. En
1931, M. Yourcenar publiait son deuxième roman sous le titre La Nouvelle Eurydice,
chez Grasset.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 163

dactylogramme ronéotypé de neuf pages dont la dernière porte la


mention : « Prison de la santé, Camp de Drancy, août-sept-octobre
1941. » Yourcenar a marqué d’une croix en gris certains passages des
poèmes de captivité de Jean Wahl. Nous ignorons la provenance de ce
document88. Mais si elle a pris le soin de le lire et de le conserver, c’est
que les vers du philosophe de la transcendance ont dû profondément la
toucher. De plus, ces soixante-dix poèmes, témoignages poignants de
la terrible réalité de la captivité vécue par Wahl, ont sans doute été
pour leur lectrice une de ces « piqûres de courage », formule qu’elle
aimait employer pour parler de ces œuvres qui aident à vivre. La
poésie rejoint ici la plus profonde et la plus tragique des réalités
humaines89. Dans ces courts poèmes dont certains ne dépassent pas un
ou deux vers, Jean Wahl utilise une forme néo-classique (rime,
alexandrin, quatrain, sonnet parfois…) pour dire la souffrance et
l’humiliation des captifs, la soif de justice, l’appel à Dieu et à la figure
multiple de Jésus qui domine dans les poèmes. Mais aussi pour
chanter l’espoir et l’amour pour le Paris des artistes, abandonné aux
monstres, qu’il espère retrouver. Yourcenar a marqué d’une croix au
crayon les poèmes qui la touchaient sans doute le plus : « Prière de
peu d’espoir » dans lequel le poète semble désespérer de l’intervention
d’un Dieu « plus muet et plus sourd [que jamais] » ; le distique
« Retrouvée » (« Défigurée/ Sous les horribles traits retrouvant ta
durée. ») ; « Desperado », quatrain octosyllabique sur le destin du
prisonnier, condamné à regarder la vraie vie à travers l’étroite lucarne
de sa cellule ; « Courte prière » qu’a dû faire souvent sienne
Yourcenar dans ces années de grande dépression humaine et
personnelle : « Mais donnez-moi mon Dieu la force d’être fort. »…

88
C’est peut-être par l’intermédiaire du philosophe Gabriel Marcel, avec lequel les
deux écrivains étaient liés, que M. Yourcenar est entrée en contact avec les poèmes de
captivité de J. Wahl. Nous savons par ailleurs que le philosophe juif a été contraint de
s’exiler aux États-Unis après avoir échappé à la déportation. Il est donc de l’ordre du
possible que les deux écrivains se soient croisés lors d’une soirée qui réunissait la
colonie intellectuelle française en exil à New York. Enfin, s’agissant d’un document
ronéotypé, comme l’étaient souvent les textes diffusés clandestinement sous
l’Occupation, on peut supposer que ces feuillets de poésie à petit tirage ont été
distribués dans les milieux littéraires amis pour faire connaître les poèmes de guerre
de Wahl.
89
Remarquons que les poèmes de Jean Wahl sont classés dans la bibliothèque de
Petite Plaisance entre une plaquette sur Hiroshima que M. Yourcenar conservait en
trois exemplaires et deux ouvrages sur Auschwitz.
164 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Parmi les autres poèmes pour lesquels la lectrice a marqué son intérêt
se mêlent plaintes, prières, moments d’espoir et méditations
philosophiques desquelles elle ne pouvait que se sentir proche.
Il est certain que Yourcenar se sent plus en accord avec la
poésie des camps de Jean Wahl qu’avec les extravagances formelles et
autres acrobaties intellectuelles des poètes de la modernité
revendiquée qui se demandent, avec Adorno, s’il est encore possible
d’écrire de la poésie après Auschwitz. Aux cris égotistes petits-
bourgeois qu’elle croit déceler dans bien des vers de la modernité, elle
préfère sans doute les plaintes, chants de révolte et autres méditations
humanistes des poètes qui souffrent, tel Jean Wahl, et font de leurs
poèmes des actes de combat en faveur de la dignité humaine.
Yourcenar a rencontré les poèmes de Jean Wahl à la même période
par un autre canal. En effet, plusieurs poèmes du poète-philosophe
prisonnier ont été publiés dans le numéro de janvier 1944 de la revue
Lettres françaises dirigée depuis Buenos Aires par Roger Caillois, et
dans laquelle figure « Mythologie », un essai de Yourcenar. C’est
donc également à la lecture de ce numéro conservé dans sa
bibliothèque, qu’elle a découvert aux côtés de ceux de Claude Roy et
de Maurice Fombeure, les courts poèmes de Wahl90 pour lesquels elle
avait un attachement particulier.
Comme on le constate avec l’exemple des poèmes de guerre
de Jean Wahl, le livre au sens strict du terme n’est pas le seul vecteur
de connaissance utilisé par Yourcenar pour se tenir au courant des
diverses formes d’expression poétique de son époque. Ainsi, l’absence
de recueil de tel ou tel poète de la modernité sur les rayons de sa
bibliothèque ne signifie pas pour autant qu’elle ne connaissait pas son
œuvre. Nous avons, en effet, noté, lors de notre examen de la
bibliothèque, qu’elle a conservé un grand nombre de revues littéraires
dont la plupart font une large place à la poésie. Il semble donc évident

90
Les poèmes de J. Wahl, p. 35-36, comme ceux de C. Roy et M. Fombeure font
partie de l’ « Anthologie de la nouvelle poésie française » publiée par fragments dans
plusieurs numéros des Lettres françaises, à partir de poèmes édités sous l’occupation
par Pierre Seghers et dans les Cahiers du Sud, de Jean Ballard. Il est certain que M.
Yourcenar a découvert bon nombre de poètes appartenant à cette « nouvelle poésie
française », née autour de la seconde guerre mondiale, à travers les pages des Lettres
françaises dont elle a conservé trois numéros dans sa bibliothèque. Notons que quatre
poèmes de J. Wahl reproduits par les Lettres Françaises (« La Justice » ; « Soirée
dans les murs – août 1941 » ; « Mais nous serons bien un ou deux » et « Sur la dure
hauteur ») figurent également dans le dactylogramme conservé par M. Yourcenar.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 165

qu’elle s’est familiarisée avec les œuvres de certains poètes de son


temps grâce à la lecture du grand nombre de périodiques littéraires
qu’elle recevait. C’est sans doute également parfois à la lecture des
partis pris esthétiques de certaines d’entre-elles, qu’elle s’est
positionnée dans la querelle éternelle des anciens et des modernes. La
lecture attentive des revues littéraires (certaines sont abondamment
annotées) lui a permis de découvrir les nouvelles voix mais aussi les
grands noms de la poésie contemporaine dont elle a dû rencontrer
l’œuvre dans de nombreux sommaires. Un certain nombre des
publications comportent une contribution de l’écrivain ou consacrent
un article à son œuvre, ce qui explique sans doute leur conservation. Il
n’en demeure pas moins que ces dizaines de revues ont été un point de
contact essentiel entre Marguerite Yourcenar et la poésie de son
temps.
Dans sa diversité, l’éventail des revues représentées, des
Cahiers de la Pléiade au Voyage en Grèce, de Fontaine à La Nouvelle
revue française et aux Cahiers du Sud91 – ces deux dernières
publications étant les plus présentes sur les rayons de sa bibliothèque 92
–, témoigne encore une fois de ce refus constant de se laisser enfermer
dans un courant, une école, une esthétique, voire une langue ou une
culture. Cela explique, en grande partie, son goût marqué pour la
poésie non francophone qui a trouvé une place prépondérante à Petite
Plaisance, en particulier la poésie du XXe siècle.

Les autres continents de la modernité poétique

De manière plus marquée que pour la modernité francophone,


la poésie étrangère du siècle dernier occupe une place de choix dans la

91
Parmi les autres revues présentes, notons un ou plusieurs numéros de La Revue des
deux mondes, les Cahiers des saisons, La Flûte enchantée, Lettres françaises, La
Licorne, Le Milieu du siècle, Preuves, Les Quatre dauphins, La Table ronde, La Voix
des poètes …
92
Remarquons que si M. Yourcenar a longtemps été fidèle à la revue animée par Jean
Ballard, Les Cahiers du Sud, à laquelle elle a confié de nombreux textes, en 1956, elle
émet tout de même quelque réserve sur l’évolution de cette dernière, lorsqu’elle
confie à son ami Aziz Izzet : « La seule revue semi-régionale que je connaisse et qui
mérite le nom de revue est Les Cahiers du Sud, qui a ses qualités à soi, mais qui est
plongée depuis quelques années jusqu’au cou dans la littérature poétique la plus
vague. » Lettre à Aziz Izzet, 25 mars 1956, HZ, p. 524.
166 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

bibliothèque de Yourcenar. À considérer la diversité des domaines


poétiques visités, on pourrait conclure qu’elle a sans doute été plus
curieuse de découvrir la modernité poétique telle qu’elle s’est élaborée
à Barcelone, Londres, Tokyo ou Mexico qu’à Paris. À cela rien
d’étonnant. Nous avons souligné combien la littérature mondiale,
synonyme d’ouverture à l’Autre, a compté dans la formation et les
choix esthétiques, spirituels et intellectuels de la romancière. Le
domaine de la poésie du XXe siècle ne fait pas exception.
Sans prétendre à l’exhaustivité, ce parcours parmi les livres de
sa bibliothèque nous permettra de deviner les principaux itinéraires
qu’elle a empruntés à travers la poésie étrangère, moderne et
contemporaine. Comme pour l’ensemble de la bibliothèque, c’est la
poésie en langue anglaise qui domine. Parmi les écrivains de Grande-
Bretagne, l’Irlandais William Butler Yeats occupe une place de choix.
Il semble que Yourcenar partageait avec sa compagne un goût profond
pour la poésie du Prix Nobel de littérature 1923 dont elle a reconnu
qu’elle le considérait comme un des grands écrivains qui, avec
D’Annunzio et Swinburne, a marqué ses jeunes années93. Elle
conservait plusieurs recueils de ses poèmes, son autobiographie ainsi
que plusieurs études consacrées à son œuvre. La familiarité de
Yourcenar avec le « poète national » de l’Irlande qui a secoué le joug
de la poésie de langue anglaise du premier tiers du siècle dernier, est
réelle bien qu’apparemment discrète. Elle a d’ailleurs fait sienne une
des formules du poète qu’elle ne cessera de répéter tout au long de sa
vie pour expliquer les raisons qui l’ont poussée à réécrire certains de
ses livres : « C’est moi-même que je corrige, en retouchant mes
œuvres »94. Il existe de nombreux points communs entre le poète
irlandais et sa lectrice attentive qui peuvent expliquer l’intérêt de
celle-ci pour l’œuvre de celui-là. La fidélité à la forme classique tout
en inventant un langage poétique nouveau qui caractérise la poésie de
Yeats, son sentiment que le poète moderne a une dette envers les
générations du passé, son exploration, au-delà de ses racines

93
Voir YO p. 49.
94
Voir « Carnets de notes » de Mémoires d’Hadrien, OR, p. 539. Dans ses entretiens
avec Patrick de Rosbo, elle précise : « Chaque fois qu’il est question du problème,
pour moi si important, de la ré-écriture, je suis tentée de citer une fois de plus
l’admirable phrase du poète irlandais Yeats : "C’est moi-même que je corrige en
corrigeant mon œuvre". Cette phrase définit complètement mon point de vue sur le
sujet. », ER, p. 19-20.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 167

irlandaises, d’un « inconscient universel », sa conception de l’œuvre


d’art comme un masque qui tend à dissimuler le « moi » de l’artiste en
« anti-moi » toujours trompeur, mais aussi son goût pour les sciences
occultes, l’étude des rêves, les littératures et spiritualités orientales,
dont le traducteur de Tagore subira l’influence, ont trouvé chez
Yourcenar des échos certains95.
Bien d’autres poètes britanniques marquants du début du XXe
siècle ont retenu l’attention de l’écrivain. Parmi eux, T. S. Eliot,
Rupert Brooke, Walter de la Mare, Kipling, John Masefield… À
cheval sur deux continents, W. H. Auden, qui s’installa aux États-Unis
à peu près au même moment que Yourcenar, fait également partie des
poètes dont elle a fréquenté l’œuvre et qu’elle rencontra sans doute à
New York96. Nous savons qu’elle a trouvé « fort remarquable »
l’anthologie de poésie grecque ancienne qu’il a publiée en 194897,
alors qu’elle travaille depuis plusieurs années à sa propre traduction
des grands poètes grecs de l’Antiquité. Les noms de W. H. Auden et
de Marguerite Yourcenar ont été d’ailleurs réunis fautivement comme
co-traducteurs d’un poème de Cavafy dans une revue et une
anthologie publiées aux États-Unis pendant la seconde guerre
mondiale98. Les livres d’autres poètes aussi différents que le vagabond

95
Rémy Poignault suggère d’ailleurs que M. Yourcenar pourrait s’être inspirée d’un
vers de Yeats dans un passage de « Patrocle ou le destin », extrait de son livre Feux,
quand elle évoque une Hélène qui « peignait sa bouche de vampire d’un fard qui
faisait penser à du sang », image qui associe Éros et Thanatos, à l’instar de Yeats qui
fait d’Hélène, « une fille […] aux lèvres pourpres de deuil ». Voir L’Antiquité dans
l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Littérature, mythe et histoire, tome I, Bruxelles,
Latomus, 1995, p. 49.
96
Comme pour bien des éléments biographiques de ses « années noires » (1939-
1949), M. Yourcenar est toujours restée évasive sur les circonstances de sa rencontre
avec Auden. À ce sujet Yvon Bernier, l’ami et collaborateur des dernières années,
précise : « Je crois qu’elle a rencontré Auden, mais elle a été très laconique dans sa
réponse à ma question sur lui et sur Isherwood. J’ai senti qu’il ne fallait pas insister,
mais il est connu qu’elle éludait volontiers. » Lettre à l’auteur, 24 octobre 2002.
97
The Portable Greek Reader, New York, Viking Press, 1948. Voir lettre à Jean
Ballard du 5 août 1951, L, p. 93.
98
En effet, le poème de Cavafy, « Expecting the Barbarians » [« En attendant les
barbares », dans la traduction de M. Yourcenar] a été publié avec l’indication
suivante : « translated by Marguerite Yourcenar and W. H. Auden » dans la revue
Decision, [vol.1, n° 2, 1941, p. 43] fondée par Klaus Mann à son arrivée à New York
puis repris dans l’anthologie consacrée à la littérature européenne par Klaus Mann et
Hermann Kesten sous le titre Heart of Europe [New York, L. B. Fischer Publishing
Corp., 1943, p. 285-286]. Cette formule qui prête à confusion pourrait faire penser
168 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

illuminé Vachel Lindsay, Carl Sandburg, le chantre de la


« Renaissance de Chicago » et de la poésie populaire, la très novatrice
Marianne Moore99, qui partageait avec Yourcenar une passion pour La
Fontaine, ou encore Conrad Aiden sont également présents à Petite
Plaisance. À côté de ces poètes reconnus, d’autres poètes américains
aux œuvres plus confidentielles ont trouvé place sur les rayons de sa
bibliothèque. Ce sont en particulier des recueils de poésie publiés dans
l’état du Maine où vivait Yourcenar, comme les poèmes de Mary
Glocer Nettleton édités en 1950 ou l’anthologie des vers de Elinor K.
Newbold, éditée en 1985 et dont les poèmes portent de nombreuses
marques de lecture. On peut supposer qu’il s’agit de livres envoyés
par des auteurs ou des éditeurs locaux ou achetés par Yourcenar qui
s’intéressait à la production littéraire des poètes de sa région. Il se peut
également qu’elle connaissait les poètes en question qui faisaient
partie de la société culturelle locale qu’il lui est arrivé de côtoyer.

La poésie grecque moderne a pour Yourcenar des accents


familiers, baignée qu’elle a été dans les années 1930 dans l’ambiance
des milieux littéraires athéniens. Dans sa bibliothèque, plusieurs
recueils, anthologies ou articles témoignent de cette proximité. Si l’on
excepte Cavafy sur lequel elle possédait naturellement un grand
nombre de documents, Georges Séféris est sans doute pour elle l’autre
« très grand poète »100 de la Grèce moderne comme le montre sa
bibliothèque. Elle possédait le journal du poète, un numéro des
Cahiers du Sud contenant un choix de poèmes de Séféris et deux
traductions de ses vers. L’une en anglais est l’œuvre de son ami
Walter Kaiser et comporte un envoi de celui-ci, l’autre en français,
préfacée par Yves Bonnefoy, est signée par Jacques Lacarrière dont
Yourcenar appréciait certains livres et avec lequel elle échangea
quelques lettres. Dans l’une d’elles, elle lui donne son sentiment sur le
grand poète grec :

qu’il s’agit d’une co-traduction des deux poètes. En fait, W. H. Auden s’est servi de la
traduction en français de Yourcenar comme source de sa traduction en langue
anglaise, comme le précise plusieurs annotations manuscrites de Grace Frick sur un
exemplaire du livre offert par M. Yourcenar à Y. Bernier. Voir Archives Y. Bernier.
99
Sollicitée par Édouard Roditi en 1952, Yourcenar devait refuser, faute de temps, de
traduire en français certains poèmes de M. Moore. Voir lettre à E. Roditi, 4 mai 1952,
HZ, p. 149.
100
Voir Radioscopie, Marguerite Yourcenar, éditions du Rocher, op. cit., p. 112.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 169

Je vous remercie de l’envoi des Poèmes de Georges Séféris, dont


vous avez si admirablement rendu l’atmosphère de rêveuse ardeur,
si alexandrine, et qui sont si mystérieusement, si tragiquement
grecs – ciel noir à force d’être bleu. Que tout cela vient de loin et
se situe dans un monde où le temps n’a pas de place.101

Elle s’est également intéressée à l’œuvre du poète engagé et


persécuté Elias Petropoulos et aux vers de Matsie Hadjilazaros qui lui
a envoyé son recueil bilingue, 7X3, paru en Grèce en 1984. Un autre
écrivain grec ayant retenu son attention est Nikos Kazantzaki102. C’est
d’ailleurs la partie de son œuvre la plus intime, comme son Odyssée
en 33 333 vers et son recueil d’essais et d’aphorismes réunis sous le
titre Ascèse, plutôt que les fresques romanesques qui ont fait sa
renommée internationale et dont elle ne possède aucun exemplaire,
qui semble l’intéresser. Sa relation avec l’œuvre foisonnante de
Kazantzaki a pour médiateur son ami Aziz Izzet, animateur de la
revue Les Quatre Dauphins, traducteur et biographe du grand écrivain
grec. Il lui a envoyé l’étude qu’il a consacrée à Kazantzaki (Plon,
1965) qu’elle a bien sûr conservée. De plus, il l’a sollicitée à plusieurs
reprises, en vain, pour quelle consacre elle-même des textes critiques
au célèbre écrivain grec. Dans plusieurs des lettres qu’elle échange
avec lui dans les années 1950-1960, il est régulièrement question de
Kazantzaki. Ainsi, dans une lettre de 1959 adressée à son ami, alors
qu’il travaille encore à sa biographie de l’auteur d’Alexis Zorba,
Yourcenar écrit-elle :

J’ai été heureuse d’apprendre que le Kazantzakis avançait.


Ulysse103 semble avoir eu ici [aux États-Unis] beaucoup de succès
auprès des lecteurs aimant la poésie ; il y en a quand même et plus
peut-être qu’on n’ose croire. En traduction, le style des fragments
que j’ai lus fait un peu surchargé, mais c’est au fond une erreur
dans la bonne direction. On est si las du style sec et pauvre104.

101
Lettre à Jacques Lacarrière, 28 mars 1964, Fonds Yourcenar. Remarquons que le
volume de poèmes de Séféris n’est qu’à moitié coupé, comme c’est le cas pour
d’autres documents de la bibliothèque. Dans ce cas précis, il ne s’agit sans doute pas
d’un signe de désintérêt de M. Yourcenar. Sans doute a-t-elle pu juger de la qualité
des vers et de la traduction en parcourant les premières pages du livre.
102
Voir Achmy HALLEY, « Marguerite Yourcenar, lectrice de Nikos Kazantzaki »,
Le Regard crétois, n˚ 28, décembre 2003, p. 43-38.
103
Comme souvent, M. Yourcenar déforme les titres qu’elle cite. Le titre exact est
Odyssée.
104
Lettre à Aziz Izzet, 26 août 1959, Fonds Yourcenar.
170 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Sa connaissance et ses goûts en matière de poésie moderne en


langue allemande sont balisés par quelques grands noms dont sa
bibliothèque garde les traces : Hugo von Hofmannsthal qu’elle aborde
en particulier à travers l’essai et les traductions d’Étienne Coche de la
Ferté dont elle appréciait les ouvrages sur l’art antique et avec lequel
elle échangea une correspondance à propos de leurs traductions
respectives de Cavafy ; Stefan George dont nous savons qu’elle aimait
les poèmes. Elle a même songé à traduire certains de ses vers, comme
elle l’a confié à Dominique Le Buhan et Eryck de Rubercy dont elle a
goûté la traduction de Maximin105 qu’ils lui ont envoyée ; Nelly Sachs,
le Prix Nobel allemand dont la poésie métaphysique liée aux
souffrances du peuple juif pendant la seconde guerre mondiale, a sans
doute également profondément touché Yourcenar. Elle est présente
dans sa bibliothèque à travers une épaisse anthologie de ses poèmes
traduits en anglais106.
Mais le grand poète de langue allemande du XXe siècle
demeure pour elle Rainer Maria Rilke qui a profondément marqué ses
années de jeunesse et dont elle poursuivra la lecture jusqu’à la fin de
sa vie. C’est dans la seconde moitié des années vingt, lorsqu’elle écrit
son premier roman, Alexis ou le Traité du vain combat, dont elle
reconnaît qu’il a davantage été influencé par Rilke que par Gide107,
qu’elle découvre les poèmes et la prose de l’auteur des Carnets de
Malte Laurids Brigge, qui la marqueront comme tant d’écrivains de sa
génération.

105
Le 20 juin 1982, elle leur écrit : « Je devine à peine l’allemand, mais j’ai trouvé
votre traduction non seulement fidèle autant que j’en puis juger, mais mieux que
fidèle, c’est à dire épousant parfaitement l’esprit de l’œuvre. […] J’ai trouvé
excellente aussi la préface d’Eryck de Rubercy… l’introduction me paraît à la fois
informative, et réservée, comme l’œuvre elle-même. » Cité par Dominique Le Buhan,
lettre à l’auteur, 22 novembre 2002.
106
Il n’existe, en revanche, aucune trace dans la bibliothèque de M. Yourcenar de sa
lecture de Paul Célan, l’autre grand poète juif d’expression allemande de l’après-
Auschwitz. Si M. Yourcenar a répondu à une de ses lettres et l’a rencontré à deux
reprises à Paris en 1954, ce contact concernait la traduction en allemand de son essai
sur Cavafy que devait effectuer Célan et qu’il ne réalisera finalement pas. Voir lettre
de M. Yourcenar à Paul Célan, 25 octobre 1959, Fonds Yourcenar et HZ, p. 351,
note 2.
107
Voir YO, p. 66. Camillo Faverzani émet l’hypothèse qu’un autre livre de M.
Yourcenar, sa pièce Le Dialogue dans le marécage, pourrait avoir été influencé par le
poème dramatique de Rilke, La Princesse blanche. Voir C. FAVERZANI, L’Ariane
retrouvée ou le théâtre de Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 57-58.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 171

« Je me sentais très proche de Rilke durant cette période »108,


confie-t-elle à Matthieu Galey. Dix ans après la mort de l’écrivain en
1926, elle signe d’ailleurs un hommage au poète de la mélancolie et
du respect de la vie sous toutes ses formes auquel la lie, écrit-elle,
« une tendresse infinie et fraternelle, à qui je ne puis comparer que
mon amitié pour Virgile. »109 Dans ce texte de quelques pages qui ne
sera publié qu’en 1994, elle dessine le portrait d’un Rilke intime, à la
« figure d’Ange »110, auquel elle n’a jamais cessé de se référer :

Si ce poète habitué aux visitations angéliques s’est voulu


insubstantiel, humble, dépouillé jusqu’à la transparence, c’est qu’il
se savait né pour transmettre, pour écouter, pour traduire au risque
de sa vie ces secrets messages que les antennes de son génie lui
permettaient de capter ; enfermé dans son corps comme un homme
aux écoutes dans un navire qui sombre, il a jusqu’au bout
maintenu le contact avec ce poste d’émission mystérieux situé au
centre des songes.
[…]
À une époque qui se meurt de sécheresse dédaigneuse et
d’indifférence grossière, Rilke est le seul poète à qui les choses et
les êtres aient livré leurs suprêmes secrets, parce qu’il fut seul à
comprendre la nécessité de l’agenouillement.111

Soulignons que durant les années trente, Yourcenar a


entretenu une relation amicale avec le philosophe autrichien Rudolph
Kassner, ami et confident de Rilke, dont l’évocation a sans doute été
la matière de plusieurs de leurs échanges, donnant l’occasion à la
lectrice admirative de Rilke de découvrir un aspect vivant du poète tel
que le présente le texte d’hommage de 1936. Elle a conservé plusieurs
livres de Rilke en allemand, en anglais et en français, la plupart
concerne sa poésie. Elle semble avoir conservé quelques-uns des
volumes dans lesquels elle a pris connaissance de l’œuvre rilkienne à
la fin des années vingt. Elle possédait, en effet, un exemplaire de La
Chanson d’amour et de mort du cornette Christoph Rilke, dans
l’édition Kra de 1927 ainsi que des Fragments en prose, publiés en
1929 par les éditions Émile-Paul Frères ; son exemplaire des Poèmes
108
YO, p. 67.
109
« Rainer Maria Rilke » [1936], préface à Rainer Maria RILKE, Poèmes à la nuit,
traduit de l’allemand et présenté par Gabrielle ALTHEN et Jean-Yves MASSON,
Lagrasse, éditions Verdier, 1994, p. 7.
110
Ibid., p. 10.
111
Ibid., p. 8-9.
172 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

français, édité en 1935, comporte quelques vers ou strophes marqués


au crayon. Elle a également pointé certains vers de Selected poems,
anthologie publiée en 1986, qui atteste donc que Yourcenar est restée
fidèle à l’œuvre poétique rilkienne jusqu’à la fin de sa vie. Un autre
recueil de morceaux choisis, The Selected Poetry of Rainer Maria
Rilke, publié en 1984 confirme cette fréquentation tardive des plus
beaux poèmes de Rilke dont Yourcenar a conservé, par ailleurs, une
traduction en anglais du Livre des heures, Poems from the Books of
hours. Elle possédait également une édition d’un choix de ses poèmes
en allemand, Ausgewählte Gedichte, ainsi qu’un album italien
concernant Rilke à Duino édité par la RAI, la télévision publique
italienne. Nous savons, par ailleurs, qu’elle a lu en 1979, la biographie
que J. R. Von Salis a consacrée aux années suisses de Rilke, Rainer
Maria Rilke, The years in Switzerland, publiée en 1964. Elle a établi
une note de lecture de cet ouvrage dans laquelle elle cite l’opinion de
Rilke sur ses premières œuvres poétiques qu’il jugeait très
sévèrement112, comme elle le faisait elle-même pour ses deux premiers
livres de poésie dont elle interdira la republication.
Parmi les grands noms de la poésie italienne, on remarque
dans la bibliothèque de Yourcenar un volume de Cesare Pavese,
Dialoghi con Leucà, et une édition bilingue des poèmes d’Eugenio
Montale, Carnets de poésie 1971-1972. Poèmes épars, publiée chez
Gallimard en 1979, et qui contient quelques annotations et corrections
de la main de Yourcenar qui inscrit parfois « faux » en marge d’une
remarque de l’auteur.
L’œuvre de l’auteur du Romancero gitan domine de son aura
tragique le territoire fertile de l’Espagne, « [t]erre de poètes, qu’hier
encore García Lorca mouillait de son sang »113, comme l’écrivait
Yourcenar. Il est certain qu’elle avait une sympathie particulière pour
l’œuvre du poète assassiné dont elle possédait plusieurs livres en
français et en anglais. Plus que le théâtre, c’est assurément la poésie
qui la touche chez Lorca, dont elle possède le tome I des Œuvres
complètes dans La Pléiade, justement consacré à la poésie, paru en
1981. Il vient compléter les trois volumes de Poésies dans la
collection « Poésie/Gallimard » qu’elle possédait déjà et dont elle a
annoté certaines pages. Deux éditions en anglais de son théâtre

112
Voir « Critique. Œuvres de jeunesse des poètes », SII, p. 215-217.
113
« L’Andalousie ou les Hespérides », TGS, p. 389.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 173

complètent le panorama des œuvres de Lorca qu’elle classait, à la fin


de sa vie, avec Rilke, Apollinaire, Pessoa et Borges parmi les plus
grands poètes du XXe siècle114. Très sensible à la tradition poétique de
la chanson espagnole et du romancero, elle devait aimer chez Lorca le
poète qui a su puiser dans les rythmes et l’imaginaire du folklore
andalou pour inventer une poésie populaire, nourrie de tradition et
pourtant résolument moderne. Mais outre l’œuvre lue et relue, c’est la
fin odieuse du poète, victime de la violence politique, nouvel Orphée
sacrifié dans la fleur de l’âge, qui émeut l’écrivain. Lors de son séjour
à Grenade début mai 1960, elle se rend avec Grace Frick à Viznar, le
village où Lorca a été exécuté et sommairement enterré en 1936. Dans
l’Espagne franquiste de 1960, la mémoire du « martyre » du poète
assassiné est encore taboue et Yourcenar doit mener discrètement une
petite enquête pour savoir exactement où repose la dépouille de Lorca.
Ce « pèlerinage » sur les lieux d’un crime barbare, devenu l’incertaine
sépulture d’un poète aimé, a profondément marqué Yourcenar. Elle a
fait le récit détaillé de cette journée dans une lettre à Isabel García
Lorca, la sœur du poète, rencontrée aux États-Unis et revue à Madrid,
quelques semaines avant son expédition sur les traces de son frère.
« [C]ette visite m’a trop émue pour que je ne sente pas le besoin de
vous la raconter en détail » écrit-elle le 10 mai 1960 à Isabel García
Lorca, en s’excusant de la tristesse que pourrait occasionner chez sa
correspondante un tel récit :

Mais j’ai tenu à consigner ce qui précède pour vous montrer que le
souvenir du poète reste là-bas intensément vivant. […]
Ce que je voudrais surtout vous décrire, c’est qu’en quittant le lieu
qui nous a été désigné […], je me suis retournée pour regarder
cette montagne nue, ce sol aride, ces quelques jeunes pins
poussant avec vigueur dans la solitude, ces grands plissements
perpendiculaires du ravin par lesquels ont dû s’écouler autrefois
les torrents de la préhistoire, la Sierra Nevada déployée à l’horizon
dans sa majesté, et je me suis dit qu’un tel endroit fait honte à la
camelote de marbre et de granit de nos cimetières, et qu’on envie
votre frère d’avoir commencé sa mort dans ce paysage
d’éternité.[…] il est certain qu’on ne pourrait imaginer pour un
poète un plus beau tombeau.115

114
Voir « Une interview de Marguerite Yourcenar », entretien avec S. Guppy, op. cit.,
PV, p. 395.
115
Lettre à Isabel García Lorca, 10 mai 1960, L, p. 146-147.
174 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

C’est bien un « tombeau », presque un poème, que Yourcenar


compose en hommage à Lorca dans cette lettre, qui demeure l’un des
témoignages d’affection les plus touchants qu’elle a consacrés à la
mémoire d’un poète.
D’autres noms de la poésie en langue espagnole occupent une
petite place dans sa bibliothèque. Elle marque, notamment, de l’intérêt
pour les vers mis en musique par l’Espagnol Antonio Machado dont
elle possédait une partition, pour l’univers du poète péruvien Manuel
Moreno Jimeno ou pour l’œuvre du poète et compositeur argentin
Atahualpa Yupanqui, chantre de l’Amérique latine révoltée qu’elle lit
dans les traductions et les présentations du poète et traducteur belge,
Marcel Hennart, dont elle appréciait l’œuvre. Elle lui écrit d’ailleurs
après avoir reçu sa traduction du poète péruvien publiée aux éditions
Seghers : « J’ai été fort touchée par l’ardeur et l’amertume des poèmes
de Manuel Moreno Jimeno, qui me semblent très remarquablement
traduits »116.

Parmi les poètes portugais admirés, l’œuvre de Fernando


Pessoa, à l’instar de celle d’un Lorca, la marquera durablement. Elle a
conservé deux volumes de ses œuvres complètes en portugais ainsi
qu’une photocopie du poème consacré à Antinoüs, extrait de son
recueil English poems. C’est lors de son premier séjour au Portugal,
fin 1959, donc bien avant que l’intelligentsia française s’enthousiasme
pour l’énigmatique Pessoa, qu’elle découvre son œuvre qu’elle trouve
« extraordinaire »117, à l’égal de celle d’un Rilke ou d’un Borges dont
il est proche par bien des aspects.
À côté des grands noms de la poésie mondiale du siècle
dernier dont elle aimait relire les œuvres, Yourcenar était également à
l’écoute des voix plus confidentielles et parfois tout aussi marquantes
de poètes moins connus dont l’écho est parvenu jusqu’à elle. Elle a,
par exemple, conservé le choix de poèmes de la poétesse serbe
Desanka Maksimović, que lui a envoyé sa traductrice, et quelques
autres recueils de poèmes contemporains venus du monde entier. Il
convient d’insister sur l’œuvre singulière du poète suédois Gunnar
Ekelöf pour lequel Yourcenar a eu un véritable coup de cœur dans les
années 1970, en découvrant son triptyque de poésie mystique, Diwan

116
Lettre à Marcel Hennart, 1er mars 1966, Fonds Yourcenar.
117
Voir lettre à Jacques Masui, 22 mars 1975, L, p. 457.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 175

sur le Prince d’Emgion118 dont elle possédait les trois tomes édités par
Gallimard entre 1973 et 1979. À la fin de sa vie, elle évoquera
l’écrivain suédois parmi les poètes modernes dont l’œuvre a compté
pour elle, regrettant de ne pas être parvenue à attirer l’attention de ses
amis français sur les poèmes d’amour mystique d’Ekelöf119. Comme
lui, Yourcenar a goûté dès sa jeunesse le vertige métaphysique de la
pensée soufie, s’est imprégnée des formes artistiques de la Grèce
ancienne et des cultures méditerranéennes, s’éloignant, semble-t-il, de
l’avant-garde qu’il avait côtoyée à Paris puis en Suède au début des
années trente, pour atteindre, avec sa dernière œuvre en trois parties,
ce que son traducteur Carl Gustav Bjurström nomme « la simplicité
dans l’approfondissement »120, une qualité proche de la quête
yourcenarienne d’une poésie authentique qui dépasse les modes et les
époques.
De la Grande-Bretagne aux États-Unis, de l’Allemagne à la
Grèce, de l’Espagne à la Suède ou l’Italie… nous avons mis au jour
quelques-uns des poètes de la modernité dont les œuvres occupent une
place de choix dans la bibliothèque de Yourcenar, sans doute parce
qu’elle a trouvé en eux quelque écho de cette poésie profonde qu’elle
recherche en toute chose. Au-delà des quelques individualités
marquantes que nous venons de citer, le XXe siècle poétique est
également représenté à travers la présence de nombreuses anthologies
dont nous avons déjà noté qu’elles étaient un moyen de connaissance
de la poésie très apprécié par Yourcenar. En ce qui concerne la poésie
étrangère, l’anthologie joue un rôle similaire à celui de la revue dans
le domaine de la poésie moderne et contemporaine d’expression
française. Elle ouvre de nouveaux horizons de connaissance et de
plaisir, multiplie les rencontres avec l’Autre et élargit, grâce à la
multiplicité des voix qui s’expriment dans ces recueils de textes plus
ou moins représentatifs de telle ou telle production poétique nationale,
le panorama de la littérature dont Yourcenar tente d’avoir la vision la
plus large possible.

118
Répondant à un questionnaire de Jean Chalon qui lui demandait « Quels sont les
contemporains des années 70 que vous avez découverts ? », elle cite, parmi d’autres
noms, celui de Gunnar Ekelöf, pourtant mort en 1968. Voir lettre à J. Chalon, 29 mars
1974, L, p. 420.
119
Voir « Une interview de Marguerite Yourcenar », entretien avec Shusha Guppy,
op. cit., PV, p. 395.
120
« Ekelöf, Gunnar », Le Nouveau dictionnaire des auteurs, vol. I, op. cit, p. 990.
176 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Ainsi, elle possédait l’anthologie Modern Greek Poems,


publiée en 1926, dans laquelle elle a dû se familiariser avec certains
grands poètes grecs du début du XXe siècle. Notons que cet ouvrage a
été co-traduit et présenté par Georges C. Katsimbalis, immortalisé par
Henry Miller dans Le Colosse de Maroussi, et qui faisait partie de la
bande d’intellectuels que fréquentait Yourcenar en Grèce dans les
années 1930. L’ouvrage de référence de W. B. Yeats, The Oxford
Book of Modern Verse lui a sans doute permis de mieux connaître les
écritures poétiques qui ont marqué la période 1892-1935. Les
principaux poètes de la littérature portugaise contemporaine sont
abordés en italien dans une anthologie publiée en 1975, La Nuova
poesia portoghese. Nous savons qu’elle s’est également intéressée dès
les années soixante à l’essor de la poésie catalane dont elle possédait
un choix de poèmes et a lu, dès sa parution en 1973, l’ouvrage
anthologique de Mathilde Bensoussan, Écrivains de Catalogne qu’elle
a apprécié. Elle s’est intéressée également à bien d’autres cultures
poétiques modernes telle que la poésie du Bangladesh à laquelle elle
se familiarise à travers une anthologie préfacée par le poète et
essayiste Gabriel Germain avec lequel elle échangea une
correspondance pleine d’admiration mutuelle. Dans les années quatre-
vingt, elle s’imprègne de certains poèmes d’Afrique grâce à une
anthologie en langue anglaise réalisée par l’écrivain nigérien Wole
Soyinka, Poems of Black Africa. La dernière année de sa vie, elle a dû
parcourir l’Anthologie de poésie japonaise contemporaine, publiée en
1986 par Gallimard. La présence, dans sa bibliothèque, de In the Dark
time. An Anthology of Poetry of Nuclear Concern, publiée chez un
petit éditeur du Maine en 1983, témoigne de la sensibilité de
Yourcenar aux problèmes politiques, civils et environnementaux qui
se posent aux hommes ici et maintenant.
Grâce aux nombreux livres de poésie tous pleins des échos du
monde filtré par la voix et la sensibilité des poètes de tous les points
de la planète, elle est à l’écoute de son époque, des hommes et des
femmes qui tentent de lui trouver un sens. Si, comme nous l’avons
souligné, elle rejette la notion de Modernité dans ce qu’elle a de plus
artificiel et de plus dogmatique, elle n’a jamais refusé que ce qu’elle
considère comme l’authentique poésie l’atteigne, la touche et la
transforme.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 177

Des rencontres, des amitiés, des échanges…

La poésie n’est pas une aventure solitaire pour Yourcenar.


Elle se vit aussi hors de ce colloque toujours unique entre le lecteur et
le poète, au-delà des rayons de sa bibliothèque ou de sa table de
travail. Durant toute son existence, celle qui a fait de la poésie sa
compagne intime et parfois secrète, a prolongé l’acte de lire et d’écrire
par les très nombreuses relations qu’elle a tissées autour du fait
poétique. Correspondances, rencontres, amitiés… la poésie occupe
souvent une place de choix dans les échanges que l’écrivain a
entretenus avec des poètes connus ou inconnus, des critiques, des
amis, des traducteurs, des universitaires ou de simples lecteurs touchés
par son œuvre. Il n’est nullement exagéré d’affirmer que la poésie
sous ses multiples formes est un de ses sujets littéraires favoris. En
effet, plus que le roman ou le théâtre, la poésie est souvent la source
d’échanges, de débats, de rencontres et d’amitiés entre Yourcenar et
ses nombreux interlocuteurs professionnels ou privés.

Des amis et des poèmes

Marguerite Yourcenar n’a jamais vraiment appartenu à un


cercle ou à un mouvement poétique précis même si le jeune écrivain
qu’elle était dans les années 1920-1930 a participé à l’activité
poétique de certains groupes que nous présenterons plus loin. Sa
personnalité et son itinéraire intellectuel sont trop singuliers pour
accepter de se laisser enfermer dans une quelconque école, encore
moins dans un groupe clos sur lui-même. Sa route a pourtant croisé de
nombreux poètes dont certains sont devenus des amis. Avec d’autres,
elle a échangé une abondante correspondance sous le signe de la
poésie. D’autres encore, croisés à l’occasion d’une réception
mondaine ou d’une réunion littéraire, ont partagé avec elle des idées
sur la chose poétique.
Même s’ils ne sont pas tous eux-mêmes poètes, de nombreux
amis de Yourcenar partagent avec elle un intérêt marqué pour les
poètes et la poésie. Leurs noms, leur personnalité, leur œuvre forment
une constellation d’individualités avec lesquelles la femme de lettres,
exilée aux États-Unis pendant près d’un demi-siècle, a multiplié les
points de rencontres et de contacts autour de la poésie. Ainsi, la
178 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

profonde amitié qui lia Yourcenar à Natalie Clifford Barney, du début


des années 1950 à la mort de celle-ci en 1972, s’est souvent nourrie de
leur passion commune pour la poésie. On peut même penser que c’est
en poètes qu’elles ont communiqué et cultivé une relation de profond
respect et d’admiration réciproques. Relation à la fois pleine de
pudeur, de profonde confiance et de complicité réelle comme en
témoigne leur très riche et dense correspondance dans laquelle la
poésie est très souvent un sujet d’échange fructueux. Poète elle-même,
Natalie Barney a composé en français de nombreux poèmes de facture
traditionnelle dans sa jeunesse121.
En 1952, soit un an après leur rencontre à Paris, Natalie
Barney envoie à Marguerite Yourcenar un livre de poèmes publié
anonymement par ses soins sous le titre Nos Secrètes amours : « Vous
lirez peut-être ce roman vécu en vers – il y a de cela bien longtemps –
et qui vient seulement de paraître – "sous le manteau" et qui vous
semblera peut-être trop nu ? Et surtout d’une Sappho "tout entière à sa
proie attachée" ?… »122. Il s’agit d’une œuvre du poète Lucie Delarue-
Mardrus, un recueil de vers intimes et passionnés dédiés à la femme
qu’elle aime, Natalie Barney. Yourcenar lit immédiatement Nos
Secrètes amours et répond à son amie :

Merci pour le livre « sous le manteau » et qui, comme tel, se doit


d’être nu. J’ai beaucoup goûté la fougue lyrique de certains
poèmes et leur vérité directe. Je leur sais gré de me permettre de
vous connaître un peu mieux, en dehors des légendes. Il y a bien
des pages que j’aimerais discuter avec vous, mais le papier ne s’y
prête guère, ou alors ce serait un Traité et je n’en écris plus.123

121
Voir en particulier Quelques Portraits-Sonnets de femmes (1900), Poems et
poèmes, autres alliances (1920)
122
Natalie BARNEY, lettre à M. Yourcenar, 1er juin 1952, Fonds Barney. Dans sa
lettre, Natalie BARNEY reprend presque textuellement les termes du texte du bulletin
de souscription qu’elle a sans doute rédigé elle-même et glissé dans l’exemplaire
conservé par M. Yourcenar : « Renouant la tradition de Sappho, renouvelant ses
thèmes passionnés, ressuscitant leur objet même, voici un texte complet,
contemporain, une suite de poèmes adressés par une poétesse célèbre à une poétesse
étrangère, son amie. Sappho renaît ainsi "toute entière à sa proie attachée !" […] Voilà
pourquoi ce roman en vers, intimement vécu, doit être lu avec la gravité qu’inspirent
tous les témoignages directs de sincérité, de douleur et d’amour. Et parce qu’ils nous
sont transmis par de si beaux vers ; peut-être les plus beaux que cette grande poétesse
française ait écrits. »
123
Lettre à N. Barney, 3 juin 1952. Fonds Barney. L’allusion au « traité » est une
référence à son premier roman, Alexis ou le Traité du vain combat que Natalie Barney
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 179

Un an plus tard, elle se plongera à nouveau dans les poèmes


de Lucie Delarue-Mardrus dédiés à son amie, et lui fera un nouveau
commentaire :

J’ai relu ces jours-ci les poèmes que vous avez fait publier l’an
dernier, et les ai aimés plus qu’à la première lecture, bien que le
romantisme un peu brutal (je veux dire dépourvu de nuances) de
votre amie me choque parfois ou du moins m’est étranger – (Je
parle bien entendu littérature, et non morale) – Comme toute
aventure d’amour comprend deux personnes, ce qu’on voudrait,
d’ailleurs, ce sont les notes, le journal, ou les poèmes de l’autre.
On n’a que son silence.124

La relecture, activité courante chez Yourcenar, est le signe de


l’intérêt qu’elle porte aux poèmes dédiés à son amie. À un an de
distance, on constate comment la lectrice attentive qu’elle est, atténue
son jugement sur Nos Secrètes amours qu’elle a précieusement
conservé dans sa chambre. Si sa première réaction, à chaud, salue « la
fougue lyrique » et la « vérité directe » dont sont nourris ces vers,
c’est surtout à la destinataire des poèmes qu’elle semble penser. Plus
affirmé après une relecture « à froid », son avis sur les poèmes de
Lucie Delarue-Mardrus est plus nuancé et peut-être aussi un brin
paradoxal : elle a d’autant plus aimé le « romantisme brutal » de
l’auteur qu’elle se sent elle-même éloignée d’une poésie qui
exprimerait « sous le manteau » des sentiments secrets ou enfouis, elle
qui est rétive à l’expression à l’état brut de toute vérité intime et
directe la concernant. L’échange épistolaire qu’elle a d’ailleurs sur ce
thème avec Natalie Barney, véritable amie en laquelle elle a une totale
confiance, est plutôt rare. Notons que c’est en commentant l’œuvre
poétique d’une autre femme de lettres qu’elle se dévoile un peu.
Dans les quarante-neuf lettres de Marguerite Yourcenar à
Natalie Barney conservées à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet,
l’auteur évoque souvent des sujets poétiques. Elle dit son
enthousiasme à traduire des poètes grecs anciens125, annonce la
parution de son anthologie de negro spirituals, Fleuve profond,

évoque dans la lettre qui accompagne l’envoi de Nos Secrètes amours, le comparant
avantageusement au Corydon de Gide.
124
Lettre à N. Barney, 16 juillet 1953, Fonds Barney.
125
Voir lettre du 1er janvier 1967, Fonds Barney.
180 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

sombre rivière126, détaille les tracas occasionnés par la parution en


1956 de son recueil de poèmes Les Charités d’Alcippe127 et les soucis
consécutifs à la traduction américaine de Mémoires d’Hadrien qu’elle
tente d’oublier en se plongeant « dans un essai sur la poésie du poète
grec moderne Constantin Cavafis »128. Sans doute en réponse à une
remarque de sa correspondante, elle exprime en quelques mots ce
qu’elle pense des écrits de la poétesse de Lesbos : « Sappho, oui, mais
sa fluidité, sa limpidité (une flamme dans du cristal) me découragent ;
je préfère la densité de chair de Théocrite »129. Dans une longue lettre,
elle raconte à Natalie Barney une scène plutôt insolite : sa
participation à la réunion d’un club de poésie féminin et mondain,
activité courante dans la bonne société oisive et cultivée en Amérique
du Nord dans ces années-là, mais où la présence de Marguerite
Yourcenar est tout à fait exceptionnelle :

[Q]uand mon tour est venu de réciter quelque chose, j’ai pris ces
quatre vers de vous que j’aime comme vous savez : « Seul
geste… »130 que j’ai présentés comme un beau poème, le plus
court à ma connaissance de la langue française par une femme qui
a passé ici quelques étés de sa jeunesse. Si ces dames avaient été
plus préoccupées qu’elles ne le sont de littérature française, je leur
aurais dit, d’abord, que ce vers de deux pieds est si rarement
employé en français, que je ne connais d’autre exemple qu’une
strophe d’Hugo131 ; si on m’avait interrogée davantage, je crois
que j’aurais répondu qu’on pouvait dire de Natalie Barney ce
qu’Oscar Wilde a dit de lui-même, c’est-à-dire qu’elle avait mis
son génie dans sa vie et son talent dans ses œuvres, combinaison
peut-être plus rare que la combinaison contraire.
Le poème a plu, comme il plaît toujours132, et j’attendais les
commentaires avec une infinie attention […] Mrs. Belmont [la

126
Voir carte de vœux 1965, s. d., Fonds Barney.
127
Voir lettre du 27 décembre 1957, Fonds Barney.
128
Voir lettre du 15 juin 1953, Fonds Barney.
129
Carte s. d., Fonds Barney.
130
« Seul geste/Humain/Qui reste :/Ces mains. » Quatrain de N. Barney, extrait des
Nouvelles pensées d’une Amazone, Mercure de France, 1939, p. 204. Dans
l’exemplaire que lui a offert l’auteur en janvier 1952, Yourcenar a marqué d’une croix
ces quatre vers qu’elle aimait particulièrement.
131
M. Yourcenar pense sans doute au poème « Les Djinns » (Les Orientales) dont la
première et la dernière strophes sont constituées de vers de deux syllabes.
132
Ce détail laisse penser que ce n’est pas la première fois que M. Yourcenar lit en
public ou devant des proches le court poème de N. Barney.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 181

présidente du club] a noté avec enthousiasme vos vers sur son


carnet…133

Au-delà de l’image singulière de Marguerite Yourcenar


participant au milieu des années 1960 à une séance de déclamation
poétique sur son île, la lettre à Natalie Barney montre combien elle
estime son amie et combien elle apprécie son œuvre de poète dont elle
nourrit elle-même la légende. Car pour elle, la fameuse Amazone
chère à Remy de Gourmont, qui a fasciné et inspiré Colette, Radclyffe
Hall, Djuna Barnes, Lucie Delarue-Mardrus et bien d’autres poètes et
a reçu dans son salon les écrivains les plus en vue de l’avant-guerre,
est l’incarnation d’une sorte d’âge d’or littéraire et culturel, le produit
d’une époque pendant laquelle, comme elle l’écrit à Natalie Barney,
« la notion de plaisir restait civilisatrice (elle ne l’est plus
aujourd’hui) ; je vous ai partiellement su gré d’avoir échappé aux
grippes intellectuelles de ce demi-siècle, de n’avoir été ni
psychanalysée, ni existentialiste, ni occupée d’accomplir des actes
gratuits, mais d’être au contraire restée fidèle à l’évidence de votre
esprit, de vos sens, voire de votre bon sens. »134 Pour Yourcenar,
l’écrivain américain est avant tout cette femme à l’esprit libre dans
laquelle elle se reconnaît sans doute parfois. Grâce à sa relation avec
l’auteur des Pensées d’une Amazone, dont elle possédait dans sa
bibliothèque la plupart des livres et plusieurs documents la concernant,
elle a pu pénétrer dans le cercle défunt des écrivains et poètes qui ont
marqué la vie littéraire du premier quart du siècle dernier :
Apollinaire, Max Jacob, D’Annunzio, Rilke, Proust, Valéry, Tagore…
et bien d’autres familiers du salon de Natalie Barney.
Dans les années 1950-1960, elle a elle-même fréquenté, lors
de ses séjours à Paris, le « Temple de l’amitié » du 20 rue Jacob, lors
des réunions du vendredi après-midi. Elle y rencontra de nombreux
écrivains et poètes, proches de son amie. Certaines figures de poètes
étaient d’ailleurs le sujet des discussions de Yourcenar avec sa célèbre
hôtesse qui aimait évoquer sa bien-aimée Renée Vivien. Natalie
Barney décernera d’ailleurs à Yourcenar, à travers sa très symbolique
Académie des femmes qu’elle a créée pour couronner les talents
littéraires féminins, le Prix Renée Vivien 1958 pour Les Charités
d’Alcippe et autres poëmes, unique récompense que lui vaudra sa

133
Lettre du 17 août 1965, L, p. 225-226.
134
Lettre du 29 juillet 1963, L, p. 189.
182 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

poésie135. Milosz, dont Natalie Barney a été très proche, était un autre
sujet de conversation poétique entre les deux femmes. Admirative de
l’œuvre de l’auteur des Sept solitudes, Yourcenar aimait interroger son
amie à son sujet136. Cette amitié, presque hors du temps, nous en
apprend beaucoup sur la touche de poésie qui teintait souvent ses
amitiés littéraires et sur le type de société poétique qu’elle aimait
fréquenter, le salon mondain de Natalie Barney dans les années 1950-
1960 n’étant plus l’antichambre de l’avant-garde comme il a pu l’être
au tout début du XXe siècle. Il était plutôt le vestige d’un temps que
Yourcenar était trop jeune pour avoir vraiment connu mais qui devait
la fasciner, même si elle avouait avoir peu de sympathie pour la Belle
Époque.
Bien d’autres amitiés des années 1950-1980 s’inscrivent
résolument sous le signe de la poésie. Celle par exemple qui la lia
avec l’écrivain et critique littéraire Jean Chalon qui lança le rappel de
son élection à l’Académie française en publiant dans Le Figaro en
1977, une lettre ouverte à son secrétaire perpétuel. C’est en tant que
journaliste que Jean Chalon fit la rencontre de Yourcenar dans les
années 1960. Mais très vite leur relation, sans doute en partie grâce à
leur amie commune, Natalie Barney, prit un tour beaucoup plus
personnel où la poésie avait largement sa place. Ainsi Jean Chalon se
souvient :

Nous avions tous les deux la passion des poètes dont nous parlions
souvent. Je lui disais : « Les poètes ont toujours le dernier mot ».
Ce qui la faisait sourire. Elle était d’accord avec moi et pensait
assurément que la poésie était au-dessus de tout et que c’est
l’œuvre des poètes, qu’elle citait volontiers, qui restera. Elle avait
la passion de la poésie et des poètes.137

135
Dans une lettre du 26 juin 1958, M. Yourcenar remercie son amie et mécène :
« J’ai été infiniment touchée du projet que vous m’annoncez : celui de me donner
pour 1958 ce prix Renée Vivien, qui perpétue, de façon si émouvante, la mémoire de
la jeune poétesse à l’œuvre et au souvenir de laquelle vous êtes si admirablement
fidèle. Que de bonnes grâces, de bon vouloir, et d’énergie dans l’amitié. » Fonds
Barney.
136
Témoignage de J. Chalon, entretien avec l’auteur, Paris, 29 juillet 2002. Témoin
privilégié de la relation N. Barney-M. Yourcenar, Jean Chalon évoque cette amitié
dans son ouvrage Chère Natalie Barney, contenant une lettre-préface de Yourcenar,
Flammarion, 1992 [1er éd. 1976], 360 p.
137
Ibid.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 183

C’est bien souvent, en effet, la voix de ses poètes préférés que


Yourcenar convoque quand il s’agit d’exprimer une émotion intime.
Ainsi, dans une carte adressée à Jean Chalon qui lui a raconté sa visite
sur la tombe de l’Amazone des lettres, elle écrit : « Le pot de lierre, et
les roses d’une main inconnue, sur la tombe de Natalie Barney, sont
touchants. Je pense aux vers d’André Chénier : Morts et vivants, il est
encore pour nous unir/ Un commerce d’amour et de doux
souvenirs. »138. Poète lui-même, il arrivait souvent à Jean Chalon de
glisser dans une lettre à Yourcenar quelques vers qu’il venait d’écrire
sur lesquels elle lui donnait son avis. Dans une lettre de 1979, elle
note : « Le poème sur les arbres des Tuileries me touche
beaucoup »139. Car ce qui l’émouvait chez son interlocuteur, au-delà
du journaliste auquel elle a accordé un grand nombre d’interviews, et
du biographe de leur amie commune, Natalie Barney, c’est bien le
poète. « Vous savez que je vous tiens pour tel »140, lui écrit-elle. « En
fin de compte, je crois qu’elle cherchait en chaque être, le poète qu’il
aurait pu être »141 estime d’ailleurs Jean Chalon. Il lui arrive d’ailleurs
parfois d’envoyer elle-même à ses amis des vers de circonstance en
guise de réponse, petites épigrammes légères que Yourcenar goûtait
particulièrement, par lesquelles elle renouait avec une poésie ludique,
parfois satirique, héritière de Marot et de Lebrun. En 1969, par
exemple, elle envoie un quatrain à son ami Paul Morand pour le
remercier de lui avoir offert son livre Ci-gît Sophie Dorothée de Celle
(Flammarion, 1968) :

138
8 août 1978, Archives Jean Chalon.
139
Lettre à Jean Chalon 29 novembre 1979, L p. 622. Le poème de Jean Chalon
évoque en fait l’arbre d’un autre jardin public parisien sous le titre « Sur un arbre du
Luxembourg, en hiver. » que nous publions avec l’aimable autorisation de son auteur :
« Un arbre /Les mains jointes/ Fait sa prière/ Mais ce n’est pas/ L’arbre de la croix./
C’est un arbre/ Tout nu/ Tout pauvre/ Tout triste/ U n arbre/ Sans feuille/ et sans
oiseaux/ Un arbre qui/ Les mains jointes/ Fait sagement/ Sa prière d’arbre./ Arbre de
brume/ Brume des arbres/ Brume partout/ Même au plus profond de moi-même/ Qui
ne suis plus rien/ Qu’un peu de brume et d’arbre… »
140
Carte du 26 octobre 1979, Archives Jean Chalon. Quelques mois plus tôt, dans une
carte où elle évoque le livre que vient de publier Jean Chalon, L’Avenir est à ceux qui
s’aiment ou l’alphabet des sentiments, [Stock, 1979, 220 p.], elle écrit : « J’ai
beaucoup aimé certaines de vos pensées, membra disjecta du poète, et peut-être
(allez-vous sourire ?) du mystique que vous êtes né, (comme on est né Rohan ou
Dumont) et que sous le Tout-fait de Paris vous êtes encore. », 24 mai 1979. Archives
Jean Chalon.
141
Lettre à l’auteur, 30 juillet 2002.
184 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Dorothée de Celle est celle


Dont Morand a si bien parlé
Le sépulcre si bien scellé
Recèle encore une étincelle.142

Ce dialogue de poète à poète, elle l’établit avec des dizaines


d’autres écrivains de son temps. Durant les dernières années de sa vie,
elle entretient, par exemple, une riche relation littéraire et amicale
avec le poète et traductrice d’origine argentine Silvia Baron
Supervielle. En effet, c’est en découvrant dans deux numéros de la
revue Le Manuscrit autographe des années 1930-1931, deux séries de
poèmes de Yourcenar dont elle admirait l’œuvre, que Silvia Baron
Supervielle décide en 1980 d’en faire la traduction en espagnol et de
l’envoyer à l’écrivain qui, appréciant son travail, l’invite à poursuivre.
Ainsi, de 1980 à la mort de Yourcenar en 1987, les deux écrivains,
tous deux poètes et traductrices, vont développer des échanges
féconds dont la poésie a été l’un des principaux moteurs. Outre les
lettres qu’elles échangent, Silvia Baron Supervielle et Marguerite
Yourcenar se voient lorsque cette dernière est de passage à Paris. Elle
invitera même sa traductrice espagnole à venir lui rendre visite à
Petite Plaisance en août 1983 pour travailler ensemble à la traduction
du théâtre yourcenarien à laquelle Silvia Baron Supervielle s’est
également attelée. Les lettres, encore inédites, de Yourcenar à Silvia
Baron Supervielle sont un témoignage précieux pour mesurer
l’importance qu’elle accordait à la poésie dans les dernières années de
sa vie, période de bilan durant laquelle elle réévalue une partie de son
œuvre. Dans la première lettre, elle écrit :
J’ai beaucoup aimé vos traductions de Recoins du cœur. Je lis
l’espagnol, et aime l’entendre parler, et surtout chanter (l’une des
plus belles langues du chant), mais le parle à peine […] Mais j’en
sais assez, il me semble, pour apprécier la qualité de la traduction.
Vous avez donc ma permission de traduire, et de publier ces vers
et ceux pour Isolde morte. (Le titre définitif est simplement Sept
poèmes pour une morte.)
Vous avez raison, ces poèmes sont jeunes, mais moi, qui me méfie
de plus en plus de l’expression « littéraire » des émotions, je
commence à ré-aimer leur simplicité.143

142
Cité par Paul MORAND, Journal inutile, tome I, Gallimard, coll. « Les Cahiers de
la NRF », 2001, p. 222.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 185

Dans les lettres que les deux femmes échangent jusqu’à l’été
1987, la poésie est toujours présente. Yourcenar promet à sa
correspondante de lui offrir un des rares exemplaires de la première
édition jamais commercialisée des Charités d’Alcippe et autres
poëmes auquel elle ajoute, à la main, des poèmes inédits, cadeau
qu’elle réserve à ses plus chers amis et à ceux qui partagent avec elle
le goût de la poésie. Elle cite Valéry et Racine et évoque plusieurs fois
Jorge Luis Borges dont elle vient de découvrir l’œuvre. Silvia Baron
Supervielle, amie et traductrice de son célèbre compatriote se souvient
d’avoir souvent évoqué avec Yourcenar l’œuvre de Borges, en
particulier sa poésie144. La traduction en espagnol des Charités
d’Alcippe qui paraît en 1982 à Madrid – soit deux ans avant l’édition
définitive française – et que Yourcenar suit attentivement, encourage
et approuve lui donne l’occasion d’évoquer régulièrement dans ses
lettres la question de la traduction de la poésie qui la passionne. Quant
à l’œuvre poétique de sa nouvelle amie qui lui a offert ses recueils
Plaine Blanche145et Espace de la mer146, elle indique à sa
correspondante à propos du premier, j’aime certains de vos poèmes,
toujours si tristes »147. C’est également la tristesse qui la marque à la
lecture de l’œuvre du poète argentin Alejandra Pizarnik que Silvia
Baron Supervielle a traduite et qu’elle lui fait découvrir. Après la
lecture de l’anthologie de ses poèmes, Les Travaux et les nuits148,
Yourcenar écrit : « Je n’ai pas beaucoup aimé les vers d’Alejandra
Pizarnik, pas parce qu’ils sont tristes, mais à cause de leur tristesse
fermée. Peut-être faudrait-t-il en savoir plus sur la personne »149. C’est
cette même « tristesse fermée », donc non communicable à autrui,
qu’elle reproche à nombre de poètes contemporains dont elle a des

143
Lettre à S. Baron Supervielle, 15 juin 1980, Archives S. Baron Supervielle.
144
Entretien avec l’auteur, Paris, 11 octobre 2001.
145
Éditions Cármen Martínez, 1978, s. p. M. Yourcenar n’a pas conservé ce livre.
146
Losne, Thierry Bouchard, 1981, 46 p. L’exemplaire avec envoi de l’auteur
conservé dans la bibliothèque de Yourcenar n’est pas coupé.
147 er
1 août 1982, Archives S. Baron Supervielle.
148
Il s’agit d’un recueil des principales œuvres poétiques (1956-1972) de A. Pizarnik.
Traduit par S. BARON SUPERVIELLE et Claude COUFFON, Paris, éd.
Granit/Unesco, coll. « du Miroir », 1986, 264 p. Poète argentin (1936-1972) qui vécut
quelques années en France où elle se lia avec André Pieyre de Mandiargues, Octavio
Paz et Julio Cortázar, sa poésie qui exprime une angoisse existentielle et un mal de
vivre profond qui la conduisirent au suicide, déconcerta sans doute Yourcenar.
149
Carte postale non datée [automne 1986], Archives S. Baron Supervielle
186 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

difficultés à pénétrer les arcanes. Ce que confirme le témoignage de


Silvia Baron Supervielle :

Je pense que Marguerite Yourcenar avait un grand amour pour la


poésie de tous les temps et de toutes les civilisations. Grecs
anciens, auteurs classiques français, chants gospels… Elle ne
mettait pas de frontière entre les genres. Mais j’ai remarqué lors de
nos échanges à vive voix qu’elle avait une réticence certaine à
s’exprimer sur la poésie actuelle. Comme si la poésie de son temps
était devenue pour elle facile, relâchée. Je lui ai parlé une fois ou
deux de Beckett et elle levait les yeux au ciel sans rien dire.
Comme si elle s’ennuyait. Seul Borges faisait exception. Écrivant
moi-même de la poésie résolument moderne, m’intéressant aux
poètes de mon temps, je faisais une sorte d’auto-censure lorsque
j’échangeais sur des sujets littéraires avec elle.150

Le poète portugais Eugénio de Andrade n’a pas eu de telles


réserves dans ses échanges avec Yourcenar. Il semble même qu’une
profonde complicité se soit établie, dès leur rencontre, entre les deux
écrivains. C’est lors d’un repas officiel à Porto le 9 mars 1960, donné
en l’honneur de l’auteur de Mémoires d’Hadrien, que Yourcenar
sympathise avec Eugénio de Andrade, déjà considéré dans son pays
comme l’un des plus grands poètes de sa génération151. Dès le départ,
la littérature portugaise, et en particulier ses grands poètes dont elle
découvre la richesse au cours de son voyage, est au centre de son
amitié avec Eugénio de Andrade. Le poète jouera d’ailleurs un rôle de
« passeur » auprès de Yourcenar qui goûte déjà les vers des deux
grands noms de la poésie portugaise, Luis de Camões et Fernando
Pessoa qui influença les débuts poétiques de Andrade. Il est, en effet,
beaucoup question de poésie et d’envois de livres de poèmes dans les
lettres qu’échangent les deux écrivains entre 1960 et 1982. Le poète
portugais veut notamment lui faire découvrir « l’âme nationale » de
son pays à travers la voix de ses meilleurs poètes dont il lui conseille
la lecture. Il lui envoie plusieurs de ses propres livres sur lesquels il
sollicite son avis152. Elle ne possédait pas moins de six recueils de
Eugénio de Andrade, la plupart en portugais ainsi que le catalogue
publié à Porto où il vit, à l’occasion d’une exposition consacrée à ses

150
Entretien avec l’auteur, op. cit.
151
Sur le récit de cette rencontre par Eugénio de Andrade voir J. SAVIGNEAU,
Marguerite Yourcenar. L’Invention d’une vie, op. cit., p. 277-278.
152
Voir lettres de Eugénio de Andrade à M. Yourcenar, 1960-1982, Fonds Yourcenar.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 187

trente ans de poésie. Le fait qu’elle a conservé un tel nombre de livres


sur un de ses contemporains, même ami, est plutôt rare pour être
souligné. Il prouve combien les vers de ce grand nom de la poésie
portugaise moderne lui étaient chers. L’accord intellectuel entre les
deux poètes est tel que Eugénio de Andrade demande en 1971 à son
amie de réviser la traduction en français de son recueil, Ostinato
Rigore153, que Yourcenar avait déjà lu en portugais. Sa réponse permet
de mesurer l’admiration qu’elle avait pour l’œuvre solaire et
profondément humaine de son ami :

Ces poèmes de Ostinato Rigore, que j’appréciais déjà dans


l’original, la traduction m’en apporte des nuances nouvelles, ou
plutôt qui m’avaient échappé jusque-là, et j’ai goûté plus que
jamais cette limpidité et cette délicatesse dans l’ardeur qui vous
caractérisent et dont je connais peu d’autres exemples. En ce
moment, où je regarde avec ravissement s’ouvrir les bourgeons et
se déplier les feuilles dans ce pays septentrional, et la nature
revivre en dépit de nos torts monstrueux envers elle, je me dis que
j’éprouve un sentiment presque aussi poignant à constater qu’à
notre époque si souvent vainement agitée il existe encore des
poètes capables d’une certaine qualité de mélodie et de silence, et
gardant ce secret qui est analogue à celui des abeilles et des
oiseaux, celui du miel des choses, et de la spontanéité du chant154.

Peu de poètes de son temps eurent droit à de tels éloges.


Yourcenar a assurément trouvé dans l’œuvre du grand auteur
portugais ce chant du monde, marque des vrais poètes qui habitent le
silence sans vraiment le dénaturer, en accord avec eux-mêmes et la
nature dont ils dévoilent les secrets. Rares sont les poètes de la
seconde partie du siècle dernier parvenus, selon elle, à cette
« spontanéité du chant » qu’on trouve dans les œuvres de Eugénio de
Andrade.
Borges est assurément de ceux-là. Il convient donc de s’arrêter
sur l’amitié « secrète » et presque muette qui a uni Marguerite
Yourcenar et l’écrivain argentin dans les dernières années de la vie
des deux poètes. C’est en effet tardivement, vraisemblablement au
début des années quatre-vingt, que Yourcenar rencontra à la fois les
livres et la personne du poète qui fut sans doute le dernier grand choc

153
Traduction française de Bruno TOLENTINO et Robert QUEMSERAT, en
collaboration avec l’auteur, Porto, Editorial Inova limitada, 1971, 85 p.
154
Lettre à Eugénio de Andrade, 25 avril 1971, L, p. 379-380.
188 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

esthétique de son existence. Les deux écrivains ne se sont rencontrés


qu’à quelques reprises, pourtant l’intensité de leur échange ne fait pas
de doute. Selon la veuve de Borges, Maria Kodama155, pour laquelle
Yourcenar avait beaucoup d’affection, la relation entre les deux
grands écrivains est née d’un « cadeau mystérieux » envoyé par
Yourcenar au grand écrivain argentin et à sa compagne : le disque de
gospels « Precious Memories », enregistré avec la chanteuse Marion
Williams et sorti en 1983. La pochette comporte d’ailleurs une
dédicace cryptique : « à M. K [Maria Kodama] et J. L. B [Jorge-Luis
Borges] ». Ce détail est loin d’être anecdotique. Selon Maria Kodama,
Yourcenar et Borges ne s’étaient jamais rencontrés lorsque Yourcenar
a décidé de dédier son vibrant hommage au chant noir, à Borges et lui
a fait parvenir le disque à Buenos Aires. Une manière de rendre
hommage et d’entrer en contact avec un écrivain qui la touchait et
dont elle connaissait la passion pour le jazz, le blues et le gospel. La
véritable rencontre eut lieu plus tard, dans le hall d’un hôtel new-
yorkais où les deux écrivains participaient à une réunion littéraire. Ils
se sont revus ensuite à quelques reprises mais il semble que leurs
relations ont été surtout téléphoniques. « Lorsque nous étions en
voyage, on a pris l’habitude de téléphoner à madame Yourcenar, se
souvient Maria Kodama. Borges aimait beaucoup parler avec elle,
d’égal à égal, de livres, de voyages, de leurs projets littéraires…Moi je
les laissais discuter entre grands écrivains »156. Pendant plusieurs
années, les itinéraires de ces deux grands voyageurs se sont souvent
croisés, les pas de Yourcenar précédant souvent ceux de Borges :
« Souvent lorsque nous arrivions dans un endroit, on nous apprenait
que Yourcenar était là quelques jours auparavant. Ces drôles de hasard
amusaient beaucoup Borges qui y voyait des signes du destin. »157
raconte sa veuve.
Leur dernière rencontre, la plus touchante, eut lieu à Genève,
en 1986, six jours avant le décès de Borges, le 14 juin158. Yourcenar a
souvent évoqué l’après-midi passé auprès du poète aveugle, dans une

155
Voir entretien avec l’auteur, Paris, 25 mars 2004.
156
Ibid.
157
Ibid.
158
Lorsque elle a su que Borges était malade, Yourcenar a décidé de faire le voyage
de Paris à Genève pour passer la journée avec lui. Ému à l’annonce de cette visite le
voyant aveugle aurait demandé à Maria Kodama d’aller acheter un bouquet de fleurs
bleues, « de la couleur des yeux de Yourcenar ». Voir ibid.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 189

communion presque muette, sa main serrant celle du poète malade :


« Sa voix était faible, mais son articulation, nette dans sa délicatesse ;
et nous avons beaucoup parlé avec nos mains »159, racontera-t-elle, un
an plus tard, à Hector Bianciotti qui se souvient que Yourcenar était
très touchée par le couple que le vieux poète formait avec sa jeune
épouse : « elle voyait en Maria Kodama la Béatrice de Dante, telle que
des générations de lecteurs l’ont idéalisée »160. Hector Bianciotti a été
l’un des passeurs qui ont permis à Marguerite Yourcenar de pénétrer
dans l’œuvre fascinante de Borges. C’est elle qui a demandé à le
rencontrer en juin 1987, alors qu’elle prépare la conférence sur
l’écrivain argentin qu’elle prononcera le 14 octobre à l’université
d’Harvard, afin qu’il éclaire certains aspects de l’œuvre et de la
personnalité de Borges dont il a été l’ami161. C’est également grâce au
témoignage et à la correspondance qu’elle a échangée avec Silvia
Baron Supervielle, elle aussi amie et traductrice de Borges, que nous
connaissons un peu mieux la nature de la relation entretenue par les
deux poètes. Selon Silvia Baron Supervielle, Marguerite Yourcenar
connaissait assez peu l’œuvre de Borges lorsqu’elle est entrée en
contact avec elle en 1980. Elle se souvient qu’elles ont eu de
nombreux échanges au sujet de l’écrivain argentin lorsqu’elle séjourna
à Petite Plaisance, en août 1983. Admirative en particulier de la poésie
de Borges qu’elle a traduite, Silvia Baron Supervielle aurait invité
Yourcenar à découvrir ses poèmes, qui sont la partie de son œuvre la
moins connue, et celle avec laquelle Yourcenar aura peut-être le plus
d’affinités162. Borges occupe une place importante dans la
correspondance que les deux femmes de lettres échangeront entre
1980 et 1987. Dès la première lettre qu’elle adresse à Silvia Baron
Supervielle, en juin 1980, Yourcenar ajoute sous sa signature :
« Borges et Silvina Ocampo sont deux poètes qui me sont chers. »163
Dans une autre lettre, elle renouvelle le même message : « Moi aussi,

159
Cité par Hector BIANCIOTTI, Comme la trace de l’oiseau dans l’air, Gallimard,
« Folio », 2002, p. 260.
160
Ibid. Dans son essai, « Borges ou le Voyant », Yourcenar consacre quelques lignes
à l’épouse de Borges qu’elle compare effectivement à Béatrice mais aussi à Antigone
et Cordélia. Voir PE, p. 577.
161
H. Bianciotti fait le récit de cette rencontre qui eut lieu à Paris, à l’hôtel Ritz, dans
Comme la trace de l’oiseau dans l’air, op.cit., p. 258-263. Voir également rencontre
avec l’auteur, Paris, 20 juillet 2002.
162
Voir Silvia Baron Supervielle, entretien avec l’auteur, Paris, 11 octobre 2001.
163
Lettre à S. Baron Supervielle, 15 juin 1980, Archives S. Baron Supervielle.
190 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

j’aime beaucoup Borges »164. Dans une lettre expédiée en juin 1984,
elle remercie sa correspondante pour lui avoir fait le récit d’une
rencontre avec Borges, à Buenos Aires, durant laquelle elle a lu au
poète aveugle sa traduction en français de son recueil de poèmes Les
Conjurés et ajoute : « Borges et Maria m’ont téléphoné ce matin [27
juin 1984] de New York et ça a été pour moi une véritable joie. Ces
êtres là consolent un peu du monde tel qu’il est. »165 Yourcenar a été
profondément touchée par la mort de Borges. Dans le télégramme de
condoléances qu’elle adresse le 15 juin 1986 à Maria Kodama, elle
écrit : « Je pense à lui avec une infinie tristesse, et aussi avec joie, car
il laisse derrière lui une œuvre merveilleuse. »166 La carte qu’elle
adresse, en juillet 1986, à Silvia Baron Supervielle, en témoigne
également :

J’ai appris à Paris, la veille de mon départ, la nouvelle de la fin (si


la mort est une fin, qu’en savons-nous ?). J’ai aussitôt longuement
téléphoné à Maria, souffrant pour elle. L’une des dernières phrases
que vous avez entendues de Borges est bien émouvante. « Au
fond, la littérature n’est que de l’affection. » J’irai plus loin même,
et je dirais « de l’amour ».
Je garde un souvenir inoubliable de ma visite du 6 juin. Le voilà
libre, mais le monde est plus pauvre quand il y a un grand poète de
moins.167

Si l’on en croit Silvia Baron Supervielle, pour Yourcenar


Borges était « le plus grand forgeron des rêves »168. C’est par sa poésie
qu’elle aborde son œuvre. C’est dans sa poésie qu’elle est allée
chercher les racines de l’univers esthétique de cet « écrivain admirable
et d’une complexité infinie »169, comme elle l’écrit à Silvia Baron
Supervielle, en juillet 1987, alors qu’elle compose sa conférence
« Borges ou le Voyant », publiée à la fin de son recueil d’essais, En

164
Lettre à S. Baron Supervielle, 13 mars 1981, Archives S. Baron Supervielle.
165
Lettre à S. Baron Supervielle, 27 juin 1984, Archives S. Baron Supervielle.
166
Voir Fonds Yourcenar.
167
Carte postale non datée à S. Baron Supervielle, [juillet 1986], Archives S. Baron
Supervielle.
168
S. Baron Supervielle prête cette formule non signée à Yourcenar qui l’aurait fait
inscrire sur la couronne mortuaire qu’elle fit envoyer aux obsèques de Borges à
Genève. Voir S. BARON SUPERVIELLE, La Ligne et l’ombre, éditions du Seuil,
1999, p. 75.
169
M. YOURCENAR, carte postale non datée à S. Baron Supervielle, [juillet 1987],
Archives S. Baron Supervielle.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 191

Pèlerin et en étranger. On remarquera d’ailleurs que la poésie de


Borges occupe une grande partie de l’étude de Yourcenar qui cite
abondamment ses poèmes pour rendre compte de la richesse du
« poète aveugle » qu’elle rapproche de Blake, de Shakespeare et
même de Dante170. Les livres de Borges qu’elle possédait confirment
ce goût particulier pour la poésie borgésienne. Dernier auteur sur
lequel elle a travaillé, ses livres sont disposés, à portée de main, à
gauche de la table de travail de l’écrivain. La plupart comportent des
marques de lecture. Un volume anthologique intitulé Œuvre poétique
1925-1965 contient de nombreuses indications dans la table des
matières, des croix ainsi que des pages pliées en face de certains
poèmes, pour indiquer que ce texte l’intéressait. Elle a légèrement
annoté deux autres textes poétiques, l’un en espagnol La Cifra, l’autre
en français, L’Or des tigres. Elle possédait également dans une
traduction de Roger Caillois des essais de Borges réunis sous le titre
L’Auteur et autres textes ainsi que ses Neuf essais sur Dante. Enfin,
elle conservait dans sa chambre, à son chevet, parmi d’autres livres de
poèmes, l’édition espagnole de Los Conjurados, publiée en 1985,
dernier recueil de poèmes de Borges, qu’elle appréciait
particulièrement.
Un livre de Borges conservé par Yourcenar témoigne de la
proximité intellectuelle des deux écrivains. Il s’agit d’une édition de
trois livres de poésie réunis en un volume, La Rose profonde. La
Monnaie de fer. Histoire de la nuit, ouvrage publié en 1983, dont elle
a attentivement annoté la présentation signée par Borges. Elle marque,
par exemple, la phrase suivante : « (par Muse nous devons entendre ce
que les Hébreux et Milton appelèrent l’Esprit et ce que notre triste
mythologie appelle le Subconscient.) » et quelques lignes plus loin :
« Je tâche d’intervenir le moins possible dans l’évolution de l’œuvre.
Je ne veux pas qu’elle soit déformée par mes opinions, qui sont ce que
nous avons de plus futile. » [p. 25]. À la page suivante, elle remarque
l’énoncé suivant : « La littérature part du vers et elle peut mettre des
siècles à discerner la possibilité de la prose. Au bout de quatre cents
ans, les Anglo-saxons laissèrent une poésie souvent admirable et une
prose à peine explicite. […] Tout vers aurait deux devoirs :
communiquer un fait précis et nous atteindre physiquement, comme le

170
Voir « Borges ou le Voyant », PE, p. 571-584, où il est majoritairement question
de sa poésie.
192 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

voisinage de la mer. » Enfin, elle pointe : « Whitman eut raison de


refuser la rime ; pareil refus eût été folie chez Hugo. » [p. 26].
Il est clair que Yourcenar partage la totalité de ces
affirmations qui recoupent des domaines qui l’intéressent. Silvia
Baron Supervielle, qui se sent proche des deux écrivains, estime que
« Borges était comme un miroir pour Yourcenar. Ils étaient très
proches spirituellement l’un de l’autre, même si leurs œuvres sont très
éloignées l’une de l’autre. »171 On constate, en effet, une multitude de
rapprochements possibles entre les deux écrivains qui appartiennent à
la même génération (Borges est né en 1899), et partagent des visions
esthétiques et humanistes très voisines. Il n’est peut-être pas gratuit de
souligner qu’ils sont tous les deux issus d’un milieu privilégié et lettré
et qu’ils ont très tôt marqué un grand intérêt pour les langues et les
littératures classiques. Il est sans doute plus anecdotique de savoir
qu’ils ont publié leur premier recueil de poèmes la même année, en
1921, tous les deux à compte d’auteur. On signalera plutôt leur
passion commune pour la poésie anglaise, en particulier William
Blake et Yeats, leur vision universaliste de l’homme, leur intérêt pour
les philosophies orientales, notamment le bouddhisme, leur commune
conception de la poésie qu’ils rapprochent tous les deux de la magie et
considèrent comme une véritable mystique. On insistera également sur
leur prédilection pour la poésie à forme fixe, en particulier le sonnet,
malgré toutes les modes du temps. On pourrait naturellement noter
leur conception voisine de la traduction qu’ils pratiquèrent tous les
deux, leur manière de marier dans leurs écrits une solide érudition à
une intuition quasi médiumnique, sans oublier les figures symboliques
qui peuplent leurs univers respectifs (le labyrinthe, le miroir…). Nous
pourrions multiplier les exemples qui attestent des profondes affinités
existant entre les deux grands écrivains. Elles expliquent, sans doute
en partie, la véritable, bien que discrète, amitié et admiration
réciproque172 qu’ils ont éprouvées l’un pour l’autre.

171
Voir entretien avec l’auteur, Paris, 11 octobre 2001. Signalons également l’article
de Maria José VASQUEZ DE PARGA, dont le titre utilise également l’image du
miroir : « Lecture de Jorge Luis Borges et de Marguerite Yourcenar à travers le
miroir », Lectures transversales de Marguerite Yourcenar, Tours, SIEY, 1997, p. 99-
110. Contrairement à Silvia Baron Supervielle, Maria José Vasquez de Parga décèle
de nombreux points de contact entre l’œuvre de Borges et celle de Yourcenar.
172
Si l’on sait que Yourcenar avait une grande admiration pour l’œuvre de son ami,
on ignore souvent que l’auteur du Livre de Sable goûtait également la prose
yourcennarienne, en particulier Mémoires d’Hadrien, L’Œuvre au Noir et Feux dont
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 193

Walter Kaiser, proche des deux écrivains, a été le témoin de


cette connivence presque muette. Son amitié et la complicité
intellectuelle qu’il a entretenues avec Yourcenar est d’une autre
nature. Poète, critique et traducteur, professeur à l’université Harvard,
c’est lui qui a prononcé son éloge funèbre. Pendant de longues années,
il a été un interlocuteur privilégié de la femme de lettres en matière
d’art et de littérature. La poésie ancienne et moderne qui les
passionnait tous les deux a occupé une grande place dans leurs
nombreux échanges, comme s’en souvient Walter Kaiser173. Il garde
en mémoire plusieurs conversations autour de la traduction par
Yourcenar des poètes grecs anciens qui donneront la matière à
l’anthologie La Couronne et la Lyre dont elle lui offrira le manuscrit.
Par lettres, ils échangent d’ailleurs leurs traductions respectives en
français de deux fragments de Platon, « Pour Aster Vivant » et « Pour
Aster mort ». Après avoir minutieusement corrigé la version proposée
par Kaiser, Yourcenar donne sa propre traduction de « [c]es deux
merveilles […] intraduisibles »174, version très légèrement différente
de celle qu’elle publiera finalement dans La Couronne et la Lyre. La
poésie grecque moderne a également alimenté leurs échanges,
Yourcenar prenant plaisir à discuter en détails de sa traduction de
l’œuvre de Constantin Cavafy en français, mais aussi de la traduction
en anglais des vers de George Séféris réalisée par Walter Kaiser. Un
autre grand nom de la poésie grecque contemporaine, Odysseus Elytis,
dont Walter Kaiser a traduit quelques poèmes en anglais qu’il a
soumis à Yourcenar, a fait lui aussi partie des nombreux poètes
évoqués dans leur correspondance. Dans une lettre où elle envoie à
Walter Kaiser les références bibliographiques concernant le procès du
philosophe et poète italien Tommaso Campanella dont elle s’est servie
dans L’Œuvre au noir, Yourcenar remarque :

[j]’ai été frappée aussi par la comparaison entre les « prières » que
des espions auraient entendu Campanella faire en prison et les
poèmes, parfois très beaux, du même, un des rares exemples

Maria Kodama lui a lu de larges extraits : « le jeu consistait souvent à ne pas lui
révéler le nom de l’auteur que je lui lisais, se souvient-elle ; lorsque je lui lisais
quelques pages de Yourcenar, il disait : C’est une prose magnifique, c’est l’œuvre
d’un grand écrivain. Il était à la fois surpris et impressionné lorsque je lui révélais que
c’était l’œuvre d’une femme. » Voir entretien avec l’auteur, op. cit.
173
Voir lettre à l’auteur, 4 août 2001.
174
Lettre à Walter Kaiser, 13 novembre 1978, Fonds Yourcenar.
194 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

connu de moi où l’on voit pour ainsi dire un texte poétique de la


Renaissance sortir d’un texte en prose.175

C’est bien une complicité poétique qui les unit encore


lorsqu’elle s’excuse presque auprès de l’universitaire d’avoir « tardé à
[le] remercier du beau poète enturbanné. »176, notation quasi cryptique
dont Walter Kaiser croit se souvenir qu’il devait s’agir d’une simple
carte postale reproduisant un tableau célèbre de Bellini177. Par ailleurs,
sachant que son ami écrivait lui-même des vers, Yourcenar lui avait
demandé de les lui faire lire. Elle a conservé dans sa bibliothèque une
enveloppe sur laquelle elle a inscrit à la main « Poèmes de Walter
Kaiser », contenant six poèmes dactylographiés dont « Helen » qui est
en fait, comme indiqué, un poème du Prix Nobel grec, Odysseus
Elytis traduit par Kaiser. Le « poète amateur », comme il se définit, a
le souvenir d’avoir discuté avec Yourcenar de ses vers, notamment à
Amsterdam, où il l’accompagnait pour la remise du Prix Érasme en
novembre 1986. Il se souvient que l’échange a porté sur un poème
auquel il tenait beaucoup : « C’était un poème très personnel, ce
qu’elle a reconnu, et nous avons discuté de la situation personnelle qui
l’a suscité. »178.

Lectures et commentaires de poèmes, discussions à propos des


poètes aimés, échanges oraux ou épistolaires sur la traduction des
poètes… la relation d’estime mutuelle et d’amitié profonde qu’a
entretenue Yourcenar avec Walter Kaiser est exemplaire du type de
complicité intellectuelle et poétique qu’elle a eue assez souvent avec
des écrivains de son temps. Il est indéniable que la poésie a
fréquemment été un des principaux ferments de ses relations d’estime
ou d’amitié avec ses contemporains. Elle a été, en tout cas, un lieu
d’échanges qui lui a permis d’entrer en contact et parfois en débat
avec ses interlocuteurs. À travers les lettres qu’elle a échangées au
début des années 1960 avec le poète et critique Alain Bosquet, elle
marque fermement sa différence avec les poètes de son temps. Si,
comme en témoigne le contenu de leur brève correspondance, elle
appréciait le regard critique de l’écrivain, elle est restée peu sensible à

175
Lettre à Walter Kaiser, 5 décembre 1978, ibid.
176
Lettre à Walter Kaiser, 29 octobre 1978, L, p. 593.
177
Voir lettre à l’auteur, op. cit.
178
Ibid.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 195

sa poésie. Deux de ses livres qu’il lui a envoyés figurent dans la


bibliothèque de Yourcenar, Premier Testament (Gallimard, 1957) et
Deuxième Testament (Gallimard, 1959). L’un n’est pas coupé, l’autre
ne l’est que partiellement. C’est avant tout la Grèce des poètes anciens
et modernes qui a été à la base de la relation épistolaire qu’elle a
établie avec Jacques Lacarrière dont elle possédait plusieurs ouvrages
de prose et de poésie. Il est certain également qu’au-delà du territoire
mythologique et littéraire grec, les deux écrivains avaient en commun
des affinités certaines, en matière de spiritualité orientale en
particulier. Au rayon strictement poétique, elle a conservé son poème
L’Aurige, publié en 1977 chez Fata Morgana et qu’il lui avait envoyé.
Yourcenar échangea a également quelques lettres avec le poète et
éditeur Pierre Seghers qui lui avait envoyé son poème Piranèse (Ides
et Calendes, 1960) dont le sujet ne pouvait que la toucher, au moment
où elle entreprenait la composition de son essai « Le Cerveau noir de
Piranèse » :

Je viens de recevoir votre Piranèse et vous remercie de l’envoi de


ce beau poème. Je me plais et m’émeus de penser que durant cette
année (qui fut pour moi « l’année Piranèse ») pendant laquelle je
m’efforçais d’expliquer le grand graveur en termes de critique,
vous le rendiez de votre côté accessible par les moyens de la
poésie ; j’ai senti combien l’ordre réel et l’apparent désordre de
vos séquences, et jusqu’aux coupes de la phrase, sont exactement
superposables aux plans compliqués de Piranèse, combien vous
êtes entré à l’intérieur des architectures.
Merci encore pour ce texte si réfléchi et si noble…179

Cette lettre élogieuse adressée par un poète à un autre poète


est avant tout l’expression d’une communion, d’une rencontre
spirituelle comme Yourcenar en fit des dizaines grâce à la lecture et au
débat autour de la poésie. C’est également en poète qu’elle a entretenu
une correspondance avec l’écrivain Pierre Torreilles qui se souvient
que ses « échanges sur la poésie, et plus particulièrement sur la
poétique avec M. Yourcenar étaient l’essentiel de nos
conversations »180. C’est à Paris, fin 1968, alors que L’Œuvre au noir
venait de recevoir le Prix Femina que le poète montpelliérain,
également édité chez Gallimard, entra en contact avec Yourcenar. Ils

179
Lettre à Pierre Seghers, 4 février 1961, Fonds Yourcenar.
180
Lettre de Pierre Torreilles à l’auteur, 2 août 2002.
196 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

se sont revus plusieurs fois lors des séjours de la femme de lettres à


Montpellier ou à Paris et ont échangé au fil des ans une
correspondance encore inédite dans laquelle la poésie occupe une
large place. Deux auteurs anciens admirés par les deux écrivains,
Empédocle et Pindare, ont fourni la matière de plusieurs échanges qui
reflétaient simplement, selon Torreilles, « l’attention réciproque que
M. Yourcenar et moi-même portions au phénomène poétique »181.
C’est bien en ami et poète que Pierre Torreilles s’adresse à Marguerite
Yourcenar lorsqu’il lui envoie, le 4 janvier 1970 ces poétiques vœux :
« Ce bref porteur de l’œuvre./ La parole aux yeux lavés/
De silence écrasé sur chaque pierre successive.
Chère Marguerite Yourcenar,
Avec mes vœux et notre amical souvenir, ce poème aussi bref
que l’œuvre patiente. P. T. »182

Cette attention sensible à la poésie s’exprime dans bien


d’autres échanges établis par Yourcenar avec ses contemporains au fil
des décennies, des voyages et des rencontres avec des poètes dont elle
possédait quelques œuvres – pas toujours lues – en témoignage de
cette amitié sous le signe de la poésie. Que l’on songe à des écrivains
aussi différents que René Étiemble, essayiste et traducteur, dont
Yourcenar était proche, mais aussi poète dont elle possédait une
anthologie de ses vers et réflexions sur la poésie, Le Cœur et la
cendre, publié chez un petit éditeur parisien en 1984, au diplomate et
écrivain Jean Chauvel, auteur d’une étude sur Rimbaud, qu’appréciait
Yourcenar et poète lui-même dont elle a conservé deux recueils, à
Philippe de Rothschild qu’elle décrit comme un « subtil traducteur des
poètes élisabéthains »183 et qui lui avait offert deux de ses propres
recueils de vers, ou encore à l’essayiste Gabriel Germain dont nous
savons que son essai, La Poésie corps et âme,très remarqué lors de sa
parution au Seuil en 1973, lu et annoté avec attention par Yourcenar,
l’a vivement intéressée. 184
Sa bibliothèque porte également des marques de ses amitiés
avec les poètes étrangers avec lesquels elle a été en contact. Que l’on

181
Ibid.
182
Voir Fonds Yourcenar.
183
MVV, p. 245.
184
Elle cite ce titre, parmi quelques autres, en réponse à Jean Chalon qui lui demande
« quels sont les contemporains des années 70 que vous avez découverts ? ». L, p. 419.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 197

songe aux poètes italiens Aldo Capasso dont les débuts ont été salués
par Valery Larbaud et Jules Supervielle, animateur de la revue
littéraire italienne Realismo Lirico avec laquelle elle se sentait « en
grande sympathie »185, et dont elle a conservé le recueil Pour
enchanter la mort (Seghers, 1965), ou à Manrico Murzi, traducteur
des Charités d’Alcippe en italien, poète lui-même et ami dont elle
possédait un recueil de ses vers en italien, Forme nell’aria. Que l’on
songe également à bien d’autres poètes non francophones qui ont
croisé son chemin comme les Américains Edouard Roditi, critique
d’art, traducteur et poète dont elle possédait deux recueils en anglais et
le Prix Pulitzer de poésie Richard Howard, critique lui aussi,
traducteur des Fleurs du mal, qui a collaboré avec Yourcenar à la
traduction de son recueil d’essais, Sous Bénéfice d’inventaire.
Les relations privilégiées de Yourcenar avec la Belgique, où
elle a été élue en 1971, à l’Académie royale de langue et de littérature
françaises, comme membre étranger, l’ont amenée à entrer en contact
avec de nombreux poètes de son pays natal. Proches ou non des
cercles académiques belges, il est certain que plusieurs de ces poètes
avec lesquels elle a correspondu et qu’elle rencontrait volontiers lors
de ses passages en Belgique ont compté pour elle. Citons Carlo
Bronne dont elle possédait de nombreux livres et avec lequel elle a
entretenu une correspondance fournie. Parmi les autres poètes
membres de l’Académie royale de langue et de littérature françaises,
elle a également été proche du poète Marcel Thiry dont elle possédait
deux livres, Âges et Attouchements des sonnets de Shakespeare, qui
ont retenu son attention. Après sa mort en 1977, elle écrit à sa veuve :
« Je garde de ces rencontres un amical souvenir, et ses poèmes, déjà
m’avaient charmée […] Mais les villes, mêmes belles, sont toujours
inférieures à ce que le rêve des poètes les fait. »186 Ses fréquentations
belges comprennent également le couple belgo-catalan Émilie Noulet-
José Carner dont elle était également proche. Elle appréciait le talent
de critique d’Émilie Noulet dont elle a lu avec attention l’essai Le Ton
poétique (José Corti, 1971)) et ses commentaires sur les Cahiers de
Paul Valéry. Que l’universitaire belge a bien connu. Paul Valéry a

185
Lettre à Aldo Capasso, 14 mars 1966. Fonds Yourcenar.
186
Lettre à madame Marcel Thiry, 14 octobre 1977, Fonds Yourcenar. La ville à
laquelle M. Yourcenar fait référence est Vancouver. Elle fait allusion ici à un des
premiers recueils de poèmes de Marcel Thiry, Toi qui pâlis au nom de Vancouver
(1924).
198 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

d’ailleurs sans doute été un des sujets de conversations privilégiées


entre les deux femmes. Son contact avec l’une des figures majeures de
la poésie catalane en exil, José Carner l’a sûrement sensibilisée avec
une langue et une culture qui ont retenu son attention. C’est sans doute
davantage l’auteur de l’anthologie de la poésie flamande du XIIe au
XVIe siècle, Belles heures de la Flandre (Seghers, 1961), ouvrage
qu’elle appréciait, que le poète dont elle possédait un recueil, Le Bois
sec (Gallimard, 1960) qui touchait Yourcenar dans l’œuvre reconnue
du poète belge Liliane Wouters avec laquelle elle échangea quelques
lettres. Elle éprouvait également une véritable sympathie pour une
autre figure majeure de la littérature belge contemporaine, celle du
poète-traducteur Marcel Hennart, avec lequel elle a aussi été en
contact. À Aldo Capasso qui lui écrit qu’il va publier dans sa revue
Realismo lirico une étude de Marcel Hennart sur son œuvre, elle
répond : « Je suis d’autant plus touchée […] que j’ai pour Marcel
Hennart, poète et aussi poète traducteur, la plus grande estime. »187
Cette admiration pour l’œuvre d’un poète qui « se méfie des modes
littéraires, du factice, de tout ce qui peut le distraire de sa vérité
intérieure »188, comme l’écrit Suzanne Le Magnan, Yourcenar
l’exprime dans une lettre adressée à Marcel Hennart qui lui a envoyé
son recueil de poèmes en prose et vers libres, Dimensions de l’eau
(Subervie, 1965) :

[J’ai été] tout spécialement attentive à vos Dimensions de l’Eau,


où je retrouve toutes mes lointaines émotions d’enfant rôdant sur
les plages de la mer du Nord (émotions sans âge, déjà
obscurément métaphysiques, je veux dire concernant l’Etre) […]
Combien je suis d’accord avec les « marbres mouvants »189. C’est
le poids de l’eau surtout qu’expriment de façon saisissante vos
Dimensions. Et combien m’émeut, je dirais presque
fraternellement, l’oiseau mort.190

187
Lettre à Aldo Capasso, 14 mars 1966, Fonds Yourcenar.
188
« Marcel Hennart : hommage au poète et au traducteur », Bruxelles, Le Mensuel
littéraire et poétique, n° 289, mars 2001, p. 28.
189
M. Yourcenar fait allusion à la phrase qui ouvre le poème « Vague », p. 40 :
« Marbres mouvants, sur la peau de vos bras chargés d’écume, je déchiffrais la
changeante géographie de vos veines saillantes. »
190
M. Yourcenar évoque le premier poème du recueil, « Oiseau mort », p. 9 dont la
dernière phrase est : « Tu disparais, tu t’échappes, tu m’habites indéfini, ombre à
forme d’oiseau, mourant sans fin tout au bas de la berge. » Lettre à Marcel Hennart,
1er mars 1966, Fonds Yourcenar.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 199

L’expression d’un accord intime avec la poésie de ses


contemporains n’est pas courante chez Yourcenar. Elle n’est pas pour
autant exceptionnelle et l’écrivain n’hésite jamais à exprimer son
émotion quand des vers entrent en résonance avec sa propre
sensibilité. Ainsi dans le domaine de la littérature belge d’expression
française, elle s’est sentie proche, dans les années 1950, des poètes qui
gravitaient autour de la revue liégeoise La Flûte enchantée. Une lettre
qu’elle adresse à son directeur, l’écrivain Alexis Curvers, témoigne du
fait qu’elle pouvait se sentir en accord avec certaines expériences
poétiques de son temps :

Je vous remercie très vivement pour l’envoi de la Flûte enchantée.


J’ai été très sensible à la beauté de la présentation de ce cahier et
du niveau très exceptionnel de la plupart des poèmes, y compris le
vôtre. J’aime particulièrement que vous ayez le courage de
reprendre le ton de l’élégie intime du XIXe siècle dont la poésie
contemporaine se détourne, et qui représente tout un monde de
nuances perdues191. J’ai beaucoup aimé aussi les petits poèmes
d’Albert Fasbender192 et en général presque tous les autres, sans
oublier le paysage aux deux personnages un peu grecs, un peu
Breughel, un peu Douanier Rousseau de mon ami Paul Dresse193.
J’ai apprécié aussi l’idée de joindre à ces poèmes nouveaux
l’agréable dissonance d’un poème ancien anonyme.194

Au-delà des remerciements polis qu’un écrivain est parfois


tenté d’envoyer à un directeur de revue, ou à un écrivain qui lui a fait
parvenir sa production, cette lettre montre l’intérêt réel que Yourcenar
a pris à lire attentivement cette revue belge à laquelle elle confiera
deux ans plus tard ses propres poèmes195. Assez éloignée des courants

191
M. Yourcenar fait référence au poème de facture traditionnelle d’Alexis
CURVERS, « Ma fille », publié dans le premier numéro de La Flûte enchantée, en
1953, p. 13-15.
192
Il s’agit d’une série de onze poèmes de trois ou quatre vers, manière de haïkus au
ton grave ou ironique autour de thèmes aussi différents que la musique militaire, le
suicide, l’automne, ou un jeu de cartes. Ibid, p. 11-13.
193
M. Yourcenar fait allusion au poème de forme classique « Entraînement » dans
lequel Paul Dresse évoque deux jeunes coureurs qui s’entraînent dans les bois à la
tombée du jour et que le poète métamorphose en « demi-dieux », p. 6-7.
194
Il s’agit de « Stances », un poème anonyme du XVIIe siècle. Lettre à Alexis
Curvers, 25 janvier 1954, HZ, p. 295.
195
Dès sa création, La Flûte enchantée marque son intérêt pour l’œuvre de M.
Yourcenar. Dans son premier numéro figure sous la rubrique « À lire toutes affaires
cessantes », Mémoires d’Hadrien. C’est après avoir reçu ce premier numéro que
200 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

poétiques d’avant-garde des années 1950, La Flûte enchantée mêlait


dans ses pages poèmes de forme traditionnelle, poèmes en prose et
vers libres de facture plutôt néo-classique. On retrouve dans ses
différents sommaires les noms de Cocteau, Marie Noël, Louis Émié,
Jean Rousselot, Norge, Vincent Muselli, Liliane Wouters, José
Carner, Marcel Thiry… Ce large éventail de talents poétiques français
et belges faisait de La Flûte enchantée, aux yeux de Yourcenar, une
publication non inféodée à une école de pensée ou à une esthétique
trop restreinte, dosant avec bonheur héritage classique et modernité.
On saisit dans l’éloge qu’elle fait de la revue ce qui l’a intéressée dans
La Flûte enchantée, soit cette non rupture avec la tradition, ce voyage
entre passé et présent que propose la diversité des œuvres, cette
découverte de voix actuelles différentes de celles qui s’affichent sous
la couverture des revues littéraires les plus lancées. Cette sympathie
particulière pour la poésie contemporaine belge qu’incarnent plusieurs
poètes avec lesquels elle a été en relation (Liliane Wouters, José
Carner, Marcel Thiry…) s’explique sans doute en partie, outre ses
attaches personnelles avec la Belgique, par l’intérêt qu’a toujours eu
l’écrivain pour les aventures littéraires périphériques. Plus que Paris,
creuset de toutes les avant-gardes dont Yourcenar se méfiait,
Bruxelles a donc pu représenter pour elle une oasis propice à
l’épanouissement de la poésie, de toutes les poésies.
Il est d’ailleurs notable qu’elle n’a pas vraiment entretenu de
véritable relation de connivence avec les grands noms de la poésie
française des années 1950-1980 pour l’œuvre desquels elle a d’ailleurs
régulièrement exprimé sa réserve. Ses archives, pourtant riches
d’échanges avec des poètes, ne gardent guère de traces de contacts
véritables et complices avec des poètes français de premier plan, au-
delà des envois protocolaires de livres ou des inévitables rencontres
mondaines, en particulier après son élection à l’Académie française. 196
Léopold Sédar Senghor est sans doute une exception. Nous savons

l’écrivain décide de confier à Alexis Curvers qui l’a sollicitée sa traduction de « Trois
épigrammes de Callimaque », publiée dans le n° 2, p. 36.
196
Parmi les quelques points de contact quasi « accidentels » avec des poètes français
de premier plan, on notera, en particulier, la lettre que M. Yourcenar a adressée au
poète Pierre Emmanuel pour le féliciter après sa « courageuse démission » de
l’Académie française en 1975 [voir L, p. 486-487], ou une carte d’Yves Bonnefoy la
remerciant pour l’envoi de sa traduction des poèmes d’Hortense Flexner, unique
contact entre les deux écrivains dont se souvienne Y. Bonnefoy [voir lettre à l’auteur,
25 juin 2002].
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 201

que les deux écrivains s’estimaient mais il semble qu’ils ne se soient


jamais rencontrés. Yourcenar possédait deux recueils de poèmes du
chantre de la négritude envoyés par leur auteur, Poèmes (Le Seuil,
1964) et Élégies majeures (Le Seuil, 1979). Elle a conservé dans ses
archives la lettre élogieuse qu’il lui avait adressée au moment de la
publication de son recueil de poèmes, Les Charités d’Alcippe, en
1984. Elle a inscrit en anglais sur la lettre, au-dessous du nom et de
l’adresse de Leopold Sédar Senghor : « Bon poète. Ancien président
de la République du Sénégal »197. Par ailleurs, même si elle n’a pu
participer au vote, elle a tenu à faire savoir publiquement qu’elle
soutenait la candidature de ce « grand poète » à l’Académie française
pour des raisons littéraires mais aussi civiques et politiques.198 On ne
s’étonnera pas que Yourcenar ait été touchée par « [l]a poésie
cérémonielle et faste »199, comme la qualifie l’écrivain Édouard
Glissant, de l’auteur des envoûtants Chants d’ombre, tant cette œuvre
qui met en correspondance le chant des aèdes de la tradition grecque
ancienne et les paroles sacrées des griots, ses racines africaines et les
rythmes du verset claudélien, la profonde humanité de son inspiration
métissée avec le chant de paix et de justice des écrivains de la
négritude, devait trouver des échos profonds en elle. Sans nul doute
devait-elle également partager avec le poète franco-sénégalais l’idée
d’une poésie intimement liée à la cadence interne du vers telle qu’il la
développe, en 1956, dans la postface de son fameux recueil
Ethiopiques : « Seul le rythme provoque le court-circuit poétique et
transforme le cuivre en or, la parole en verbe. »200

197
Voir lettre de Léopold SÉDAR SENGHOR à M. Yourcenar, 24 décembre 1984,
Fonds Yourcenar.
198
Voir ses déclarations à Jacques Pessis auquel elle affirme : « J’attends avec
impatience l’élection de Léopold Senghor. Il s’agit, à mon sens, pour des questions de
racisme, d’un événement encore plus important que mon entrée sous la coupole. »,
« Marguerite Yourcenar immortalise sa voix », Le Parisien libéré, 25 avril 1983. Voir
également Mary BLUME, « Yourcenar : The Gospel Truth », International Herald
Tribune, 20 mai 1983, p. 7W.
199
Cité par Claire DEVARRIEUX, « Seul le rythme transforme le cuivre en or »,
Libération, 21 décembre 2001, p. 13.
200
Ibid.
202 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Lettres à de jeunes poètes

Si le dialogue et les rencontres avec quelques poètes amis ou


avec certains écrivains de son temps représentent une bonne part de
ses échanges, la correspondance que Yourcenar a entretenue, parfois
pendant plusieurs années, avec des poètes inconnus qui sollicitaient
son avis, est davantage révélatrice du lien intime qui l’unissait aux
poètes et de la passion qu’elle éprouvait pour la poésie. Il peut paraître
étonnant, alors que la notoriété de l’écrivain était essentiellement due
à ses fictions romanesques et ses chroniques familiales qui ont occulté
aux yeux de la majorité de ses lecteurs une œuvre poétique
difficilement accessible, que de très nombreux poètes débutants lui
envoyaient régulièrement leurs vers, afin qu’elle éclaire de ses
conseils leur entrée dans la carrière poétique. Sans doute avaient-ils
senti chez la traductrice de Cavafy et d’Hortense Flexner et
l’amoureuse de la grande poésie grecque ancienne, quelqu’un pour qui
la « vraie » poésie comptait.
Manuscrits ou plaquettes publiées à compte d’auteur, il
semblerait qu’elle prenait avec le plus grand sérieux les vers qu’elle
recevait. Elle les lisait certainement et tentait parfois de répondre à
leur auteur avec une franchise brutale qui est l’une des caractéristiques
de ses échanges épistolaires avec ses interlocuteurs qu’ils soient
critiques, écrivains reconnus, étudiants, romanciers ou poètes
inexpérimentés. Car selon Yourcenar, la poésie – la littérature en
général – est un sujet trop sérieux pour qu’elle puisse se satisfaire
d’éloges passe-partout ou d’encouragements de pure forme, comme de
nombreux écrivains en expriment souvent, en réponse aux
sollicitations de leurs admirateurs. Si elle prenait le temps et l’énergie
nécessaires pour entrer dans l’œuvre d’un poète novice qui attendait
sans doute beaucoup de son envoi à un écrivain qu’il admire, elle lui
devait – et se devait – d’être la plus honnête possible. En 1978, par
exemple, elle écrivait à l’un d’entre eux :

Tous les jeunes poètes qui m’écrivent me semblent tragiquement


frappés d’autisme : mal à l’aise devant ce suprême moyen
d’expression qu’est la poésie, ils la confondent avec un cri ou un
marmonnement individuel, sans faire l’effort d’aller, les bras
ouverts, vers autrui (autrui-lecteur), ou tout simplement de libérer
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 203

une vibration qui se prolongera à travers les autres (ou par dessus
leurs têtes, peu importe), et qui, venant d’eux, est plus qu’eux.201

Quand elle répondait, elle proposait donc souvent une critique


argumentée, à travers laquelle s’exprime sa manière de lire la poésie
contemporaine, sa conception de la littérature et l’attention lucide et
empathique qu’elle accordait aux vers de parfaits inconnus. Ainsi,
Yourcenar n’hésite pas à prendre la posture du professeur qui corrige
mot à mot la copie qui lui est soumise. Elle pèse chaque vers, analyse
le sujet lyrique qui s’exprime et donne son avis, allant parfois jusqu’à
délivrer de sentencieuses leçons de poésie dont le contenu confirme sa
position originale sur l’échiquier poétique contemporain. En janvier
1970, par exemple, elle rédige à l’attention de madame K. Mikander,
une habitante de Haute-Garonne qui lui a envoyé fin 1969 quelques-
uns de ses poèmes, une note qu’elle intitule « Quelques conseils
concernant la poésie (pour autant qu’on peut donner des conseils) »202.
Yourcenar y développe quelques idées générales de bon sens pour
aider sa correspondante à améliorer ses textes : éviter les mots
« passe-partout », choisir toujours « l’expression la plus simple »,
bannir toute complaisance vis-à-vis de ses propres émotions, relire son
poème comme si c’était celui d’un autre, « avoir le courage d’aller
toujours au bout de sa pensée » et surtout privilégier le rythme car,
comme elle le pense profondément, « [t]oute créature vivante a un
rythme ». 203

201
Lettre à Dominique Le Buhan, 23 décembre 1978. Citée par Josyane
SAVIGNEAU, Marguerite Yourcenar. L’Invention d’une vie, op. cit., p. 258-259.
202
Note à madame K. Mikander, 17 janvier 1970, ibid., p. 257-258. Yourcenar a
inscrit ses conseils a une jeune poète à la fin d’un exemplaire de sa traduction des
poèmes de Hortense Flexner qui venait de paraître. Elle l’a accompagnée de cet
envoi : « À Mme Mikander qui a le sens exquis de la poésie, ces poèmes que je trouve
très beau (dans l’original) et dans lesquels elle trouvera ça et là ce sentiment qu’elle
partage, de compassion envers les créatures vivantes. » C’est assurément l’empathie
exprimée par K. Mikander dans ses poèmes à l’égard de la souffrance animale qui a
touché Yourcenar. Quelques mois après leurs quelques échanges épistolaires, elle
apprit la mort subite de sa correspondante inconnue, enterrée au Maroc. Le 19 août
1970, elle écrit à monsieur Mikander : « ses dons poétiques étaient grands […] Je ne
connais pas ce pays [le Maroc], qui doit être très beau. Et si je m’y rends, comme je
me le propose quelquefois, je tâcherai d’aller saluer, au cimetière de Meknès, la
tombe de ce doux poète si indignée par la cruauté et la brutalité humaine. ». Voir
Fonds Yourcenar.
203
Voir J. SAVIGNEAU, Marguerite Yourcenar. L’Invention d’une vie, op. cit., p.
258. Dans sa réponse du 17 février 1970, madame K. Mikander exprime son
204 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Parfois ses critiques sont plus directes. C’est le cas des


quelques échanges qu’elle a eus à plusieurs années d’intervalle avec
André Connes, qu’elle rencontra brièvement à Aix-en-Provence en
1969. Ancien élève de l’essayiste Gabriel Germain avec lequel
Yourcenar était en relation épistolaire204, André Connes a soumis à
plusieurs reprises ses vers à Yourcenar. En juin 1970, elle lui fait part
de ses remarques :
Si je ne vous ai pas répondu au sujet de vos poèmes, c’est tout
simplement que le temps me manque sans cesse. C’est aussi à
cause de la difficulté permanente de répondre à un poète qui nous
communique ses vers. Nos poèmes (mieux : tous nos livres) sont
notre chair et notre sang, et il est bien ardu et aussi bien vain, de
donner un conseil, même quand celui-ci est sollicité. Vos vers
m’ont frappée par une sorte d’innocence ou de confiance qui vous
fait exprimer comme si vous étiez le premier à ressentir l’amour,
ce qui est en somme un mérite, mais j’ai aussi l’impression que ni
votre langue, ni votre rythme poétique ne sont toujours bons
conducteurs de ce que vous voulez exprimer, et que certains
poèmes souffrent à la fois de trop peu d’élaboration littéraire et de
trop d’influence d’une certaine littérature qui a déjà ses poncifs
(votre titre, par exemple, auquel vous semblez tenir, me gêne
énormément). Comme vous le dites, c’est affaire de lucidité et de
mûrissement, et vos vers méritent d’être beaucoup révisés comme
je vois que vous le faites.205

On devine aisément ce que Yourcenar pointe du doigt


lorsqu’elle évoque l’influence « d’une certaine littérature qui a déjà
ses poncifs », conseille à son interlocuteur de s’interroger sur son
« rythme poétique » et l’invite à travailler encore afin de trouver sa

admiration pour les poèmes d’Hortense Flexner et conclut : « Je veux suivre vos
conseils, madame ». Voir Fonds Yourcenar.
204
M. Yourcenar exprime dans une lettre à Gabriel Germain sa préoccupation face
aux « sérieuses difficultés » que connaît André Connes qui selon elle faisait preuve
d’une « excessive confiance en la vie, et en soi, qui semblaient promises à des "coups
durs." » Elle demande également à son correspondant de le remercier pour les poèmes
sur lesquels elle n’a pas encore eu le temps de lui donner son avis. Voir lettre à
Gabriel Germain, 15 juin 1969, L, p. 332. Mort prématurément, André Connes est
l’auteur d’un recueil posthume qui renferme certains poèmes soumis au cours des
années à M. Yourcenar. Disciple de Gabriel Germain, poète tourmenté hanté par le
silence et la mort, il écrit en vers libre des poèmes d’une tonalité moderne qu’il dédie
« à ceux qui sont morts d’avoir cherché la vérité ». Voir André CONNES, Toute nuit
hantée, Lausanne, L’Âge d’homme, 1982, 88 p. [Préface Vladimir VOLKOFF].
205
Lettre inédite à André Connes, 5 juin 1970, Fonds Yourcenar.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 205

propre voix poétique. Huit ans plus tard, André Connes soumet à
nouveau des vers à l’écrivain qui n’est guère plus indulgente :

Je vais vous paraître aussi décevante en ce qui concerne vos


poèmes. J’en dirais ce que j’ai dit de ceux que vous m’aviez
montrés autrefois. Je comprends que leur composition a dû être
pour vous un soulagement et un refuge dans les années mauvaises
(c’est là une des raisons d’être de la poésie), mais je ne crois pas
que leur valeur littéraire proprement dite puisse attirer ou retenir
beaucoup de lecteurs, à moins d’une sorte de sympathie préétablie
avec vous.
Il se peut que je me trompe, mon propre goût allant surtout à la
poésie formelle, équivalent à la fois de la musique de chambre et
de la danse. […] Sans doute trouverez-vous d’autres personnes à
qui les faire lire.206

Un mois exactement après cette lettre, elle écrit à un autre


jeune poète, Dominique Le Buhan, qui lui a envoyé sa première
publication et l’interroge sur la question de la poésie contemporaine. Il
semble que les interrogations soulevées par le jeune poète aient
particulièrement retenu l’attention de l’écrivain qui mentionne dans sa
réponse qu’elle a souvent pensé aux questions posées par son
correspondant au cours de l’année écoulée, durant laquelle la poésie
était au centre de ses préoccupations puisqu’elle achevait la traduction
des poèmes et la rédaction de la préface-manifeste de La Couronne et
la lyre. Le soin qu’elle prend à répondre longuement, avec précision et
conviction, à Dominique Le Buhan207 démontre combien les questions
du jeune homme rejoignent ses propres préoccupations. Plus que la
lettre d’un écrivain célèbre à un correspondant inconnu, la réponse de
Yourcenar prend les aspects d’un essai argumenté dans lequel, en
toute honnêteté, elle fait le point sur l’état de sa réflexion. La lettre à
Dominique Le Buhan est sans doute le document dans lequel
l’écrivain va le plus loin dans l’analyse de sa position vis-à-vis de la
poésie contemporaine. Il convient donc de l’analyser en détail.

206
Lettre inédite à André Connes, 23 novembre 1978, ibid.
207
À plusieurs reprises dans sa lettre dactylographiée de quatre pages, M. Yourcenar
insiste sur le temps et l’énergie qu’a nécessités sa réponse. Elle ajoute d’ailleurs à la
main sous sa signature : « P. S. J’ai refait trois fois cette lettre. Vous comprendrez
pourquoi on ne répond pas. » Voir lettre à Dominique Le Buhan, 23 décembre 1978,
Fonds Yourcenar. Une partie de cette lettre est reproduite par J. SAVIGNEAU,
Marguerite Yourcenar. L’invention d’une vie, op. cit., p. 258-259.
206 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Au début de sa lettre, Yourcenar dénonce l’appauvrissement


de la langue et du vocabulaire qui bien souvent est plus de l’ordre du
« slogan » répété à l’envi que de l’art véritable et qui envahit « un
certain journalisme et une certaine littérature ». Elle déclare que
malgré le « grossier conformisme » du temps présent, la poésie n’est
pas morte. Le « drame » du poète moderne est, selon elle, d’être
prisonnier de cette époque de conformisme poétique qui restreint les
possibilités de son chant. Après une courte réflexion philosophique sur
l’arbitraire de la notion restrictive de temps et d’espace, elle donne un
conseil à Dominique Le Buhan : « Rien ne vous empêche d’être un
poète "d’un autre temps", ou/et de tous les temps. » Cette formule
résume parfaitement la position qu’elle a elle même adoptée durant
toute son existence. Après avoir insisté, encore une fois, sur
l’« autisme » qui est selon elle la « maladie » dont sont atteints la
plupart des jeunes poètes qui la sollicitent, elle prend, une nouvelle
fois, la défense de la prosodie traditionnelle :

Je ne pense pas que le vers français ait épuisé ses virtualités : c’est
nous qui pour le moment sommes incapables de tirer parti de
celles-ci. […]
Il y a certes toujours danger que les contraintes deviennent des
routines, mais leur absence fait retomber le poète en pleine prose :
tantôt une prose d’exclamations et d’éjaculations, prose
désarticulée, qui va dans le sens de la dislocation syntaxique que
vous déplorez, tantôt, ce qui est peut-être pis encore, prose du type
« informatique », sans lymphe ni sang. […]
Il y a, d’une part, la prose, infiniment plus riche en crypto-rythmes
qu’on ne l’imagine d’ordinaire, et d’autre part, le vers, soutenu par
ses répétitions et ses séquences de sons bien à lui. Entre les deux,
il me paraît que le poète moderne ne sait plus choisir.208

Tel serait donc selon Yourcenar la raison du désarroi et de la


« stérilité » communicative du poète moderne. L’idée que bien
souvent le vers libre n’est que de la prose déguisée en vers est centrale
chez elle. Comme son ami Étiemble qui en fait un des arguments
majeurs de sa fidélité à la rime, elle souscrit sans nul doute à la
formule d’Audiberti « le vers libre, libre de n’être pas un vers. »209

208
Ibid.
209
Cité par Étiemble dans son chapitre intitulé « L’Imposture du vers libre », contenu
dans l’anthologie qui regroupe ses poèmes, Le Cœur et la cendre. 60 ans de poésie,
Les Deux animaux, 1984, p. 123. Dans la préface de ce livre que Yourcenar possédait,
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 207

C’est ce qu’elle répète avec insistance dans la lettre à Dominique Le


Buhan lorsqu’elle entreprend l’analyse, vers après vers, d’un des
poèmes du recueil qu’il lui a envoyé, Vis Contemplativa210 dont elle
souligne la beauté du titre au début de son courrier. Hormis deux
lignes qu’elle reconnaît être deux vers, le reste n’est que « simple
assertion en prose », des phrases ou formules dénuées de toute poésie
que l’on pourrait trouver dans un quelconque énoncé en prose, selon
Yourcenar. Elle les estime, de ce fait, incapables d’émouvoir en
profondeur un lecteur de poésie211. Ce qui manque, par ailleurs, au
poème qu’elle décortique impitoyablement, c’est cette « unité
organique » qui fait de tout « bon poème » un corps vivant et vibrant,

Étiemble détaille son parcours de poète, de son époque d’imitation rimbaldienne


durant laquelle il alignait « des tronçons de prose véhémente en croyant composer du
vers libre, et qui d’un coup tue en soi la chanson et même le chant » jusqu’à l’après-
guerre où il retrouve les charmes et les ressources de la prosodie traditionnelle : « Il
observe alors sans surprise que la discipline lui vaut mieux que la licence, redécouvre
que la rime lui est bien souvent raison, que le Crève-Cœur, ce n’est pas si moche que
ça, ni les chansons d’Audiberti. Pourquoi diable serait-il déshonorant de rimer au XXe
siècle ? », p. 8-9. Une position singulièrement proche de celle que Yourcenar
« professe » dans ses conseils aux jeunes poètes.
210
Éd. Jean-Pierre Olliver, 1977, 58 p. Le poème « décortiqué » par M. Yourcenar ne
porte pas de titre : « Nostalgie d’une foi incompatible avec mon caractère./ La mort
est passée par ici./ Bientôt il ne restera plus que mon art – moi seul avec mon art, la
chose impersonnelle./ Peur, j’ai peur – je suis fatigué, et c’est tout./ Je suis si seul !
Impossible amour./ Il n’est pas si facile d’être athée. », p. 21.
211
La question du vers et de la prose est bien le point central de la « démonstration »
de M. Yourcenar et résume l’esprit de sa lettre, comme l’indique la mention
manuscrite inscrite en haut à gauche de la première page dactylographiée par Grace
Frick chargée de l’archivage, sur la copie de la lettre conservée par l’expéditrice :
« M. Y. critique of her contemporaries to a young "poet" explaining to him why his
work is prose » [Nous traduisons : M. Y. critique de ses contemporains, réponse à un
jeune "poète", lui expliquant pourquoi son œuvre est de la prose]. Tout est signifiant
dans cette notation de la plus proche collaboratrice de Yourcenar qui partageait la
plupart de ses avis sur la question de la poésie : les guillemets qui encadrent le mot
poète et le mot prose qui est souligné. Plus sobre, Yourcenar a également inscrit un
commentaire, en haut, à droite : « Le Buhan, Dominique [réponse à un jeune poète qui
est aussi un commentateur de Heidegger. Autres opuscules reçus]. Cette idée que le
poète moderne confond prose et vers, elle l’a exprimée à bien d’autres jeunes poètes.
En 1981, notamment elle écrit à John Taylor, poète anglophone habitant Paris, en
marge d’un des poèmes qu’il lui a soumis, « Old Polybius » : « This is straight prose
why do you print it as poetry […] Is this statement an effort to imitate Cavafy ? ».
[Nous traduisons : C’est de la pure prose pourquoi la présentez-vous comme de la
poésie ? […] Est-ce un effort pour imiter Cavafy ? ». Voir « Poems of John Taylor »,
1981, Fonds Yourcenar.
208 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

porteur de rythmes, de musique, de sens et de magie, comme seuls les


grands poètes sont capables d’en composer. La conclusion à son
analyse du recueil, Vis Contemplativa, dont elle a pris le soin de
préciser à son auteur que c’est l’un des meilleurs qu’elle a reçus cette
année-là, pourrait s’appliquer à bien des recueils de vers modernes,
qu’ils soient l’œuvre de débutants ou de poètes aux talents reconnus et
célébrés :

L’avion n’a pas décollé. Il décolle chez Villon ou Racine (je


choisis exprès deux poètes aux antipodes l’un de l’autre, parce que
toutes les courbes poétiques possibles pourraient trouver place
entre eux, en nombre infini, sur cette sphère à laquelle j’assimile
l’expression.) Mais Chez Racine, chez Villon, le lecteur existe.212

Le peu de place qu’il accorde au lecteur dans sa création


demeure, en effet, l’une des principales caractéristiques du poète
moderne dont elle souligne régulièrement qu’il est bien souvent
autiste. Non plus médiateur entre les dieux et les hommes, comme
c’était le cas aux origines de la poésie, non plus traducteur des secrets
du ciel, non plus consolateur des plus faibles ou enchanteur qui
transforme le langage en magie quotidienne, le poète du XXe siècle
dans sa définition moderne, a cessé de s’adresser aux hommes pour se
parler à lui-même. Ou seulement à quelques happy few faisant mine de
déchiffrer les formules énigmatiques du poète moderne, mais
incapable d’émouvoir un plus large lectorat. C’est bien cela que
Yourcenar répète avec obstination à ses correspondants qui, d’ailleurs,
font souvent partie des cercles clairsemés qu’elle épingle
implicitement avec une pointe de provocation.
La fin de la lettre à Dominique Le Buhan reprend d’ailleurs
une idée maintes fois exprimée par Yourcenar et bien d’autres poètes
contemporains qui revendiquent, comme elle, l’héritage de la prosodie
française : en voulant se libérer du vers traditionnel jugé routinier, le
poète moderne n’a-t-il pas forgé de nouvelles routines encore plus
stériles ? C’est en tout cas ce qui frappe l’écrivain dans les nombreux
écrits de jeunes poètes qu’il reçoit. Sous la modernité et la nouveauté
apparentes se cache un nouveau conformisme qui ne dit pas son nom.
Seuls les modèles ont changé :

212
Lettre à Dominique Le Buhan, 23 décembre 1978, op. cit.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 209

Je suis frappée du fait que tous les poètes qui m’écrivent obéissent
encore, après plus d’un siècle, à l’esthétique de Rimbaud (et
jamais du Rimbaud du Bateau Ivre, mais toujours de celui des
Illuminations et de la Saison en Enfer, plus facile à croire imiter,
bien qu’en réalité inimitable). J’ai la sensation que ces mêmes
poètes, cent ans plus tôt, eussent imité Lamartine, et cent ans plus
tôt encore, Racine, avec les mêmes débattables résultats.213

Écrite à la fin de l’année 1978, au moment où l’audience


publique et critique de l’écrivain atteint son zénith, à moins de deux
ans de son élection très médiatisée à l’Académie française, la lettre-
pamphlet à Dominique Le Buhan est sans doute le document qui
expose le plus limpidement la position de Marguerite Yourcenar sur la
poésie de son temps214. Il semble que son jugement tranché, résultat
d’une longue fréquentation de la poésie de ses contemporains et d’une
réflexion mûrie au fil des décennies, soit définitif. Remarquons
d’ailleurs que cette prise de position privée annonce d’une certaine
manière les propos similaires qu’elle tiendra dans le quotidien Le
Monde en 1984 et qui irriteront bien des lecteurs amoureux d’André
Breton, René Char et Yves Bonnefoy. Vers la même époque, elle
confie d’ailleurs à la photographe Gisèle Freund son opinion sur la
stérilité littéraire de bien des poètes de son temps qui confondent,
selon elle, hurlement dans le désert et expression véritable :
« Beaucoup de gens font de l’écriture un cri, un cri personnel ; les
poètes surtout et certains romanciers croient de nos jours qu’il suffit
de crier. Mais l’expérience nous apprend qu’on crie presque toujours
dans le désert ; les gens passent sans entendre. »215
Une telle opinion pourrait laisser penser que les sévères
critiques et les « leçons » de poésie de Marguerite Yourcenar

213
Ibid.
214
Remarquons que le dialogue entre le poète novice et l’écrivain consacré s’est
poursuivi dans les années 1980. Dans une lettre datée du 20 juin 1982, M. Yourcenar
écrit à Dominique Le Buhan « Merci d’avoir parfois repensé aux réflexions peut-être
hâtives que je vous avais adressées à propos de vos propres vers. » Cité par
Dominique LE BUHAN, lettre à l’auteur, 22 novembre 2002. Notons enfin que si M.
Yourcenar n’a pas conservé le volume de vers de Le Buhan Vis Contemplativa, elle
possédait dans sa bibliothèque plusieurs de ses traductions, réalisées en collaboration
avec Eryck de Rubercy, de grands poètes (Stefan George, Jens Peter Jacobsen…) ou
sa traduction et sa présentation de Commémoration de Hölderlin, de Max Kommerell.
Dans ses lettres, elle exprime d’ailleurs son enthousiasme pour le travail des deux
traducteurs.
215
Cité par Gisèle FREUND, Mémoires de l’œil, éd. du Seuil, 1977, p. 88.
210 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

s’adressaient exclusivement à la poésie dans ce qu’elle avait de plus


moderne. Que ce qu’elle dénonçait c’était avant tout la paresse et
l’illusion du vers libre et la nouvelle routine dans laquelle se sont
engluées les recherches de l’avant-garde littéraire de la seconde moitié
du XXe siècle. Il n’en est rien. Yourcenar a une haute idée de la poésie
dont les plus subtils représentants (Villon, Racine, Rimbaud…) lui
servent de modèles indépassables. Elle traque donc constamment le
manque de souffle, le travail créatif insuffisant, la rime facile dans les
écrits de ses contemporains, qu’ils soient adeptes d’une poésie libre de
toute contrainte formelle ou héritiers fidèles aux enchantements de
l’alexandrin et de la rime riche. En 1955, par exemple, elle écrit à
Alexis Curvers, animateur de la très sage Flûte enchantée, dont les
poèmes néo-classiques sont très éloignés des recherches formelles les
plus innovantes :

Pour les poèmes (et ici je crains de vous désoler) je vais être très
sévère. C’est que la poésie ne se justifie que par cette excellence
de structure, de contrepoint, de forme qui donne à nos fuyantes
émotions et pensées une expression inaltérable : excusez cette
affirmation pompeuse d’une vérité qui vous est aussi chère qu’à
moi. Or, vos poèmes de ce temps-là (car le récent sonnet paru dans
La Flûte enchantée atteint à une condensation et à une netteté bien
plus grande) me semblent rester en deçà de cette excellence
formelle nécessaire, et l’ouvrier s’est arrêté (par découragement ?
ou pour mieux rêver ?) à mi-chemin de son œuvre. Me voilà bien
ennuyée d’avoir à vous donner pour toute nouveauté les conseils
de Boileau, ou d’Horace…216

Ces leçons de poésie « magistrales » et sans appel que


Yourcenar inflige à de nombreux correspondants, ces bribes de
commentaires, ces avis dont elle assume la totale subjectivité, ce
dialogue établi avec de jeunes écrivains, qui appartiennent aux
courants dominants de la modernité poétique des années 1960-1970,
sont très importants. Ils permettent de voir en actes la vraie nature de
la relation intime que l’écrivain entretient avec la poésie. Cette
attention lucide à la poésie d’autrui illustre à quel point il lui semble
important de confronter sa propre éthique de la poésie avec celle qui
domine dans les cercles littéraires les plus en vue. En lisant et en
répondant à tous les jeunes poètes qui la sollicitent, Marguerite

216
Lettre à Alexis Curvers et Marie Delcourt, 15 août 1955, HZ, p. 480-481.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 211

Yourcenar a peut-être l’impression de faire œuvre utile. La lecture des


lettres qu’elle adresse à des poètes inexpérimentés, qui cherchent leur
voie, montre combien il lui paraît nécessaire d’exprimer sa propre
conception de la poésie, de partager ses propres convictions, ou plus
simplement de s’affirmer poète autrement. Si le ton de ces échanges
est parfois cassant, il se veut le plus souvent pédagogique, voire
doctrinal. Yourcenar montre, démontre, argumente et veut visiblement
convaincre ses correspondants qu’il existe une autre voie pour le poète
moderne. C’est justement cette voie-là qu’elle a choisie. Et qu’importe
si l’Université qui l’ignore superbement, Tel Quel, les enfants du
surréalisme ou les structuralistes ont emprunté d’autres autoroutes.
Pour Marguerite Yourcenar, la « vérité » profonde du poète est à
chercher ailleurs, comme la vraie vie. Être moderne à tout prix n’a
aucune valeur pour elle. Souvenons-nous du conseil qu’elle donne au
jeune Dominique Le Buhan : « Rien ne vous empêche d’être un poète
"d’un autre temps", ou/et de tous les temps »217. C’est exactement la
position qu’elle entend défendre au cœur de la poésie de son époque.

Trois contemporains capitaux et un chanteur contestataire

C’est sans doute parce qu’elle les considère comme des poètes
« de tous les temps » que Marguerite Yourcenar est particulièrement
attachée à l’œuvre et à la démarche artistique de trois grands noms de
la poésie française du siècle dernier : Guillaume Apollinaire, Paul
Valéry et Jean Cocteau. Ils sont, selon elle, les dignes continuateurs
des Racine, Chénier, Hugo, Baudelaire, Rimbaud et Maurice de
Guérin, qui constituent, nous l’avons vu, son panthéon littéraire
intime. Apollinaire, Valéry et Cocteau incarnent donc le meilleur de la
poésie française du XXe siècle selon Yourcenar et forment un trio de
contemporains capitaux auxquels elle revient toujours. C’est dans une
lettre à un poète inconnu dans laquelle Yourcenar a sévèrement jugé
les nouveaux vers qu’il lui a soumis, qu’elle précise ses goûts en
matière de poésie moderne : « je ne vois guère à notre époque à citer
que Valéry, Apollinaire ; certains vers de Cocteau comme Plain-

217
Lettre à D. Le Buhan, 23 décembre 1978, op. cit.
212 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Chant. »218 écrit-elle en 1978. C’est la première fois qu’elle réunit ces
trois noms pour définir ce qu’elle considère comme la grande et vraie
poésie de son siècle.

Guillaume Apollinaire

Contrairement à Valéry et Cocteau, Apollinaire est peu


présent dans l’œuvre yourcenarienne, comme si l’écrivain entretenait
avec Apollinaire une passion secrète, presque indicible. Yourcenar fait
discrètement allusion à l’un de ses principaux recueils dans Denier du
rêve, roman entrepris au début des années trente, quand elle décrit les
quelques livres que possède un de ses personnages, Massimo : « Un
Chestov, un Berdiaeff, un volume d’une traduction allemande de
Kierkegaard, Alcools d’Apollinaire, Das Stundenbuch de Rilke… »219.
En 1987, elle cite Apollinaire parmi les poètes modernes qui ont
compté pour elle220. Nous savons que Yourcenar n’a pas découvert les
poèmes d’Apollinaire à l’adolescence durant laquelle elle se forge une
solide culture humaniste d’où les auteurs modernes sont encore
exclus. Rappelons qu’elle n’a que dix ans lorsque paraît Alcools
(1913), quatorze lorsque Apollinaire prononce sa mémorable
conférence, « L’esprit nouveau et les poètes » (1917), quinze à la mort
du poète et à la parution de Calligrammes (1918). On comprend donc
aisément que la toute jeune Marguerite Yourcenar soit entrée en
contact avec la poésie apollinarienne quelques années plus tard,
vraisemblablement dans la seconde moitié des années 1920, durant
lesquelles elle découvre également Rimbaud221
Il est certain que la poésie d’Apollinaire l’émeut au plus haut
point. Son ami Yvon Bernier se souvient qu’elle connaissait plusieurs
de ses poèmes par cœur et qu’elle les récitait volontiers222. Nous
savons par ailleurs qu’elle a lu attentivement, dès sa parution fin 1968,
le Guillaume Apollinaire de Pierre-Marcel Adéma 223, auquel elle fait

218
Lettre à André Connes, 23 novembre 1978, citée par J. SAVIGNEAU Marguerite
Yourcenar. L’Invention d’une vie, op. cit., p. 259.
219
DR, p. 279.
220
Voir « Une interview de Marguerite Yourcenar », op. cit., PV, p. 395.
221
Voir YO, p. 49.
222
Entretien avec l’auteur, Paris, 30 août 2001.
223
La Table ronde, coll. « Les vies perpendiculaires », 1968, 386 p.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 213

référence sans le nommer dans une lettre adressée, début 1969, à la


petite-fille du poète et critique Jean Royère224. On peut d’ailleurs
raisonnablement penser que le défenseur et ami d’Apollinaire, que
Yourcenar fréquenta au début des années 1930, fut l’un des
introducteurs du grand poète auprès du jeune écrivain. Yourcenar
insiste, dans la lettre adressée à sa petite-fille, sur « les poètes que
Jean Royère a été l’un des premiers à faire connaître au public lettré,
comme Apollinaire »225. De la même manière, on peut supposer
qu’elle a évoqué le souvenir de l’auteur de Bestiaire au cours de ses
conservations avec Natalie Barney, qui le reçut dans son salon, et avec
le peintre Marie Laurencin qui le connut intimement. Il est d’ailleurs
plusieurs fois question d’Apollinaire dans les lettres envoyées par
Marie Laurencin à Marguerite Yourcenar226.
On conçoit aisément ce qui touchait Yourcenar dans l’œuvre
d’Apollinaire tant les préoccupations esthétiques et poétiques des deux
poètes sont secrètement proches. Elle ne pouvait être insensible à un
poète qui pense, comme elle, que « [l]a meilleure façon d’être
classique et pondéré est d’être de son temps en ne sacrifiant rien de ce
que les Anciens on pu nous apprendre. »227 Ces Anciens qui comptent
et auxquels ils se sentaient redevables sont les mêmes pour
Apollinaire et Yourcenar : Villon, Racine, La Fontaine…qu’ils ont
goûtés tous les deux dès l’enfance. Les deux écrivains partagent
également une passion pour les traditions populaires, les chansons ou
contes anciens, la littérature médiévale, l’exotisme des Mille et une
nuits et les traditions bouddhiques. C’est justement cette poésie
vibrante, nourrie de multiples influences, aux accents étonnants et
singuliers, qui la touche dans l’œuvre apollinarienne. Elle est
également sensible au fait que la poésie d’Apollinaire a la musicalité
du chant et la légèreté de la chanson, genre qui intéressait les deux
écrivains. Même s’il est résolument moderne, il fait confiance au vers
et à la rime, adopte même parfois l’alexandrin, jouant avec les
ressources de la prosodie traditionnelle sans les nier pour autant.
Précurseur des avant-garde poétiques du XXe siècle, annonciateur et

224
Voir lettre à Denise Bengnot, 8 janvier 1969, Fonds Yourcenar.
225
Lettre à Denis Bengnot, Ibid.
226
Voir en particulier lettres du 29 mars et du 29 octobre 1952, Fonds Yourcenar.
227
Lettre à Jeanne-Yves Blanc, 18 août 1915. Cité par Michel DÉCAUDIN,
« L’écrivain en son temps », Apollinaire en somme, Honoré Champion éditeur, 1998,
p. 178.
214 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

modèle de dada et du surréalisme, Apollinaire a, aux yeux de


Yourcenar, la vertu rare d’être resté un poète libre, assujetti à aucune
doctrine littéraire ou école de pensée, jonglant entre tradition
intelligemment digérée et modernité créatrice. Il représente pour elle
une manière de poète rêvé, presque idéal au seuil du XXe siècle.
Même si sa propre poésie est très éloignée de l’univers apollinarien, la
lectrice qu’elle est, sait voir dans l’œuvre d’Apollinaire la marque
d’un grand poète.
De la même manière qu’Apollinaire est très peu présent dans
l’œuvre yourcenarienne, ses livres sont très discrets dans la
bibliothèque de Marguerite Yourcenar. Elle n’a conservé que deux
ouvrages du poète : Calligrammes et Alcools, publiés dans la
collection « Poésie/Gallimard » dont elle possédait un certain nombre
de titres. Nous avons repéré une seule marque de lecture dans les deux
recueils. Dans Calligrammes, Yourcenar a apposé un point noir au
feutre, en face du célèbre premier vers du poème « L’Adieu du
cavalier » : « Ah Dieu que la guerre est jolie ». Remarquons
également qu’il s’agit de deux éditions datant respectivement de 1986
et 1985 qui lui ont vraisemblablement été envoyées par son éditeur.
Les deux seuls livres d’Apollinaire qu’elle possédait ont donc rejoint
les rayons de sa bibliothèque à la fin de sa vie. Cela peut surprendre
quand il s’agit d’un des poètes modernes qu’elle préfère. Plusieurs
explications sont envisageables. Apollinaire aura été pour elle le poète
d’une époque, les années 1930. Et les œuvres de lui qu’elle possédait
n’ont pas traversé l’Atlantique lors de son exil américain de 1939.
Nous savons, par ailleurs, qu’elle récitait volontiers plusieurs de ses
poèmes qu’elle savait par cœur. Sans forcément passer par la lecture,
sa fréquentation d’Apollinaire s’est intériorisée avec le temps. De
plus, il est certain qu’elle a pu lire ou plutôt relire ses vers dans
certaines revues ou même dans les anthologies de la poésie française
qu’elle possédait. Il convient également de tenir compte des très
nombreux livres emportés ou achetés en voyage et laissés en route,
comme c’est le cas pour la biographie d’Apollinaire de Pierre-Marcel
Adéma qu’elle a lue en décembre 1968. Apollinaire a donc pu
accompagner Yourcenar de manière souterraine au cours de son
existence et réapparaître dans sa bibliothèque à la toute fin de sa vie.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 215

Paul Valéry

Si Apollinaire représente pour Yourcenar le génie poétique


dans ce qu’il a de plus spontané et de plus inventif, Valéry symbolise
pour elle l’éclat de l’intellect, l’ascétisme du penseur et la sagesse du
poète. Elle le découvre pendant les années 1920, au moment où son
génie poétique est pleinement reconnu après la publication de La
Jeune Parque, d’Album de vers anciens et qu’il devient un poète
« officiel », élu à l’Académie française et célébré presque
unanimement à travers l’Europe. Au même moment, elle publie ses
deux premiers recueils de vers de facture traditionnelle et multiplie les
collaborations dans les revues. On peut raisonnablement penser que le
poète novice, épris de culture antique et très attaché à la prosodie
traditionnelle, a été sensible à la splendeur et à la rigueur formelle de
l’auteur de La Jeune Parque, qui déclarait qu’avec ce poème, il avait
voulu dresser, pour honorer la langue française, « un petit monument
peut-être funéraire, fait de mots les plus purs et de ses formes les plus
nobles – un petit tombeau sans date – sur les bords menaçants de
l’Océan du Charabia. »228 De tels propos ne pouvaient que conforter
Yourcenar dans la voie poétique qu’elle avait empruntée dès son
adolescence. Qu’un poète tel que Valéry recherche la beauté
rythmique et pure du vers, qu’il affectionne l’alexandrin, qu’il se
proclame héritier des symbolistes et qu’il dénonce « l’Océan du
Charabia » qui menacerait la littérature d’avant-garde de ces années-
là, ne pouvait que trouver des échos favorables chez le jeune écrivain.
Bien des années plus tard, Yourcenar reconnaîtra sa dette envers
l’auteur du Cimetière marin : « Valéry est le premier peut-être de qui
j’ai appris, à l’âge de vingt ans, qu’il existait une méthode. Et il aura
aussi été le dernier poète à nous faire sentir la beauté presque sacrée
de la forme. »229 Cette méthode valéryenne, elle l’aura probablement
puisée dans la célèbre Introduction à la méthode de Léonard de Vinci,
essai dans lequel Valéry développe sa vision de l’art et de la poésie et
insiste sur les passerelles qui existent entre l’art et les sciences.
Mariant génie artistique et rigueur scientifique, il postule une
« méthode universelle » que Yourcenar tentera d’expérimenter à son
tour. Elle l’aura sans doute également deviné à travers la démarche

228
Cité par Claude LAUNAY, Paul Valéry, Lyon, La Manufacture, 1990, p. 120.
229
Lettre à Émilie Noulet, 20 novembre 1973, L, p. 416-417.
216 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

éthique et créatrice du grand écrivain qu’elle fera partiellement sienne.


La quête solitaire et obstinée de connaissance chez Valéry, son besoin
constant de perfectionnement intérieur, sa méfiance vis-à-vis des
excès de lyrisme maladif de son époque, la rigueur rationnelle qu’il
entend imposer à la poésie, la confiance qu’il faisait aux ressources
formelles et musicales de la langue sont autant de notions qui
importeront à Yourcenar.
Mais si pour elle, Valéry est bien le penseur qui lui a enseigné
la « méthode », il est surtout le dernier poète qui lui a fait toucher du
doigt « la beauté presque sacrée de la forme. » C’est avant tout la
perfection de son vers, la richesse de ses rimes, l’harmonie rythmique
des mètres qu’il utilise, l’équilibre savant de ses poèmes qu’elle
apprécie. La virtuosité à la fois austère et sensuelle du vers valéryen
représente pour elle l’équivalent de la perfection racinienne, qu’elle
place, comme nous le savons, au-dessus de tout en matière de
prosodie française. Valéry et Racine sont d’ailleurs cités
conjointement, comme exemples de « très grands artistes »230. Valéry
est assurément, aux yeux de Yourcenar, le dernier monument de la
poésie française qui domine la première partie du vingtième siècle,
symbole de résistance contre les égarements des avant-gardes. À la
lecture de ses poèmes, qui n’ont pas oublié Pindare et Virgile, elle se
sent en territoire ami. L’héritier du symbolisme qui chante, dans
Album de vers anciens et Charmes en particulier, Orphée et Narcisse,
célèbre Vénus et consacre un cantique aux colonnes antiques, est
toujours fidèle à l’esprit grec. Son inspiration méditerranéenne, si
essentielle pour elle dans ces années-là, la conforte dans sa passion
pour l’Antiquité gréco-romaine que la subtilité du vers valéryen
légitime. Valéry fait alors office de « balise » qui rassure, en indiquant
à la fois les limites et le chemin à suivre231. Quand il s’agit de marquer
les grandes étapes de la littérature, Valéry est régulièrement cité par
Yourcenar, comme un point d’aboutissement. « De Virgile à Paul
Valéry » écrit-elle à propos des artistes qui se sont inspirés avec talent

230
Dans l’échelle de valeur yourcenarienne, ils sont toutefois moins grands
qu’Homère et Tolstoï. Voir « La Poursuite de la sagesse », S II, p. 70.
231
Jeanine DELPECH affirme dans Les Nouvelles littéraires du 22 mai 1952 que le
premier roman de M. Yourcenar, Alexis ou le Traité du vain combat lui valut, à sa
parution en 1929, « l’admiration de Valéry ». Voir PV, p. 28. Il n’existe, à notre
connaissance, aucune trace écrite de cette admiration.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 217

de la tradition grecque ancienne232. Ailleurs, elle note tel vers


d’Agrippa d’Aubigné « où d’une apposition de termes abstraits se
développe presque voluptueusement une image concrète [qui]
annonce l’art de Valéry »233.
Celui-ci est donc bien pour Yourcenar une « vigie » qui,
durant ses années de jeunesse tout au moins, a nourri ses réflexions
sur la poésie, la question de la conscience de l’artiste dans la cité et
l’avenir de la culture. Son article « Diagnostic de l’Europe », écrit en
1928, doit beaucoup aux réflexions sur « La crise de l’esprit »
développées par Valéry dans plusieurs essais du début des années
vingt. Grâce à lui, elle a eu très tôt conscience que les civilisations
étaient mortelles. Le critique Edmond Jaloux n’a d’ailleurs pas
manqué de noter à l’époque le « pessimisme "valéryen" »234 dont
faisait preuve dans son étude le jeune écrivain. Yourcenar a elle-même
revendiqué, à propos de « Phédon ou le vertige », une des proses de
Feux, « l’influence du voluptueux humanisme de Paul Valéry, voilant
ici de sa belle surface une véhémence nullement valéryenne. »235
Composé en 1935, le recueil porte en son cœur la marque du grand
modèle. Dès les premières lignes, l’auteur prend avec malice le
contre-pied de la pensée valéryenne :

L’admirable Paul s’est trompé. (Je parle du grand sophiste et non


du grand prédicateur.) Il existe, pour toute pensée, pour tout
amour, qui, laissé à soi-même, défaillerait peut-être, un cordial
singulièrement énergique qui est tout le reste du monde, qui
s’oppose à lui, et qui ne le vaut pas.236

Contredire l’illustre écrivain, c’est aussi une manière de


réfléchir à ses côtés, à partir de ses propres vues sur la pensée ou
l’amour. D’ailleurs, si Marguerite Yourcenar s’est profondément
imprégnée de l’œuvre valéryenne, elle n’a pas manqué de souligner

232
Voir « Mythologie grecque et mythologie de la Grèce », PE, p. 443.
233
« Les Tragiques D’Agrippa d’Aubigné », SBI, p. 35.
234
« Alexis ou le Traité du vain combat par Marg. Yourcenar (Au Sans-Pareil) », Les
Nouvelles littéraires, 29 avril 1930, p. 3.
235
« Préface » écrite en 1967, F, p. 1049.
236
Ibid., p. 1055. Dans une note à la préface de 1967, M. Yourcenar explicite
l’allusion au « grand sophiste » : « De cet intérêt pour l’œuvre de Valéry, une allusion
à "l’admirable Paul" dans le premier groupe de pensées fait preuve. La formule
valéryenne dont cette pensée prend le contre-pied se trouve dans Choses tues, 1932. »,
ibid., p. 1049.
218 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

les points de désaccord qui existaient entre le « grand sophiste » et


elle. Si elle admire le grand poète et l’intellectuel qui lui a montré la
voie de la « méthode », elle ne partage pas ses positions
philosophiques, comme elle l’écrit en 1973 à la spécialiste de Valéry,
Émilie Noulet237. Quelques années plus tôt, elle écrivait déjà à
l’essayiste Gabriel Germain, en commentant son livre Le Regard
intérieur, qu’elle partage ses « vues sur l’incommensurable médiocrité
spirituelle d’un Valéry ou d’un Gide »238, reconnaissant tout de même
sa dette envers les deux écrivains qui ont marqué ses années de
formation. Grâce à Valéry, elle a compris que chaque poète possédait
au fond de lui sa « langue self », expression qu’il utilisait pour
désigner cet idiome intime et secret que le poète doit « traduire »
quand il écrit, afin que ce qu’il entend exprimer soit « accessible à
tous », comme Yourcenar l’expliquait à Matthieu Galey239. C’est sans
doute aussi cela l’apport de la « méthode » valéryenne qui a guidé ses
premiers pas de poète : « peut-être n’y a-t-il pas de langues… Peut-
être n’y a-t-il que ce que Valéry, je crois, appelait la langue Self, celle
dans laquelle nous essayons de chanter. »240, confiait-elle en 1980 au
poète et traductrice Silvia Baron Supervielle.
Marguerite Yourcenar a conservé une dizaine d’ouvrages de
Valéry ou le concernant. L’essentiel des œuvres qu’elle possède a été
publié à partir du début des années 1930, période durant laquelle sa
fréquentation de Valéry semble avoir été la plus intense. Parmi ses
textes en prose, notons un exemplaire de Monsieur Teste, des essais
tels que Moralités, Choses tues, Pièces sur l’art, Vues et un recueil
publié en 1970 contenant Eupalinos, L’Âme et la danse, Dialogue de
l’arbre. Elle a classé parmi les livres d’art et autres catalogues
d’expositions un livre illustré, rédigé par la fille du poète, Agathe
Rouart Valéry, Valéry à Gênes, édité par la télévision publique
italienne. Mais l’ouvrage qui lui tenait le plus à cœur est sans nul
doute, son exemplaire de Poésies, l’anthologie des vers de Valéry
publiée en 1929 et dont elle possédait une réédition de 1931. Ce
recueil contenant le meilleur de la poésie valéryenne241 renferme tout
ce que Yourcenar aimait chez le grand poète. L’exemplaire conservé

237
Voir lettre du 20 novembre 1973, L, p. 416.
238
Lettre à Gabriel Germain, 15 juin 1969, ibid., p. 331.
239
Voir YO, p. 205.
240
Lettre à Silvia Baron Supervielle, 11 juillet 1980, Archives S. Baron Supervielle.
241
Le volume contient les poèmes d’Album de vers anciens et de Charmes.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 219

dans la bibliothèque de Petite Plaisance témoigne d’ailleurs de


l’admiration de la lectrice dont l’activité de marginaliste, qui s’exerce
dans bien des livres, prend ici une ampleur rare. L’écriture de
Yourcenar et l’encre utilisée nous incitent à penser que ce caviardage
des poèmes valéryens date des années 1930. Lectrice alors fascinée
par la perfection valéryenne, elle investit l’espace libre entre les
poèmes pour noter ses pensées, ses commentaires critiques, exprimer
son admiration pour tel passage, souligner tel groupe de vers qui lui
semble remarquable. Le volume est également riche de nombreux
dessins à l’encre de Yourcenar qui enlumine, en quelque sorte, les
poèmes de Valéry, esquissant des silhouettes qu’elle intègre à la page,
créant ainsi son propre recueil personnalisé.
Page 54, à la fin du poème « Anne », extrait d’Album de vers
anciens, elle note : « Les vers qui précèdent représentent des ébauches
plus anciennes des poèmes qui vont suivre, refaits par Valéry avec un
art plus précis, plus sec, et plus souple – Seul « Anne » compte ici
déjà parmi les grands poèmes définitifs. » On constate combien est
attentive et documentée la lecture que fait Yourcenar des vers anciens
remaniés par Valéry. À la page suivante, elle exprime son admiration
pour le poème « Air de Sémiramis » : « Le plus beau sans doute des
poèmes "ancienne manière" de Valéry, et l’un des plus vigoureux et
des plus vivants. Sémiramis parle de la terrasse de Babylone. » Elle
souligne les vers 3, 4 et 5 et inscrit dans la marge : « morning on the
temples ». Page 185, en tête du poème « Le Cimetière marin », elle
traduit en anglais, la citation de Pindare mise en exergue par l’auteur
et note, au bas de la page, à propos du célèbre premier vers qu’elle a
souligné : « La mer Méditerranée vue du vieux cimetière de Sète »242.
Parfois ses notations sont brèves et explicites comme à la page 198 où
« Palme », le dernier poème du recueil, est couronné d’un simple
« Très beau », tandis qu’elle souligne une dizaine de vers dans les
deux dernières strophes et dessine un chétif palmier planté au bas de la
page.
Bien d’autres pages de Poésies contiennent des dessins de
Yourcenar, activité dont nous savons qu’elle accompagnait parfois
l’écriture mais également la lecture de l’écrivain. Page 131, elle trace
la silhouette d’une femme allongée pour illustrer le poème « La

242
Elle a d’abord écrit « Narbonne », qui est barré pour le remplacer par « Sète ». Le
premier vers du « Cimetière marin » est : « Ce toit tranquille, où marchent des
colombes, ».
220 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Dormeuse ». Page 161, elle représente un visage drapé de voiles pour


figurer le génie de l’air du court poème « Le Sylphe ». Page 183 enfin,
c’est la coque d’un voilier voguant sur la mer qui illustre le poème
« Le Vin perdu » qui semble particulièrement cher à Yourcenar. 243
Lire Valéry est donc bien pour elle rêver avec lui, à partir de ses
poèmes, mettre des mots entre les siens, mais aussi des formes, des
courbes qui prolongent la lecture, la rendent plus libre et lui donnent
une dimension à la fois ludique et créatrice. Un tel exemple montre la
proximité, voire la communion qui a existé entre la poésie de Valéry
et Yourcenar, en particulier dans les années 1930.
Le dialogue avec l’œuvre de l’auteur de La Jeune Parque s’est
poursuivi à travers les décennies, comme on le constate en feuilletant
un autre ouvrage de sa bibliothèque. Il s’agit de « Albums d’idées »,
voilà le titre soit les commentaires d’Émilie Noulet sur les Cahiers de
Paul Valéry de l’année 1934. Nous savons qu’elle a pris beaucoup de
plaisir à lire ce livre dès sa parution en 1973. Elle connaissait
l’universitaire belge et estimait son travail de critique. Elle lui écrit
d’ailleurs : « Comme j’admire votre amicale fidélité à son égard !
Vous le commentez sans jamais le tirer à vous ; vous replacez ses
pensées au moment où elles sont nées ; on parvient presque grâce à
vous, à rejoindre l’homme qui pense. »244. Les nombreuses petites
annotations qui émaillent les extraits des Cahiers et les commentaires
d’Émilie Noulet prouvent, par ailleurs, le soin avec lequel Yourcenar
s’est replongée dans l’écriture valéryenne avec laquelle elle a établi un
dialogue esthétique et poétique profond qui s’est poursuivi durant
toute sa vie. Un texte de Valéry, cité par Émilie Noulet a
particulièrement retenu son attention :

Poésie, tu es danse.
Danse, tu demandes la grâce
Mais la grâce ne peut paraître
dans les actes difficiles, si
la plus grande force, n’est pas
acquise, tout d’abord...
Mais la vraie force de l’esprit
est la faculté de

243
Nous avons découvert dans la bibliothèque de Petite Plaisance, entre les pages de
The Oxford Book of French verse, une feuille de carnet sur laquelle Yourcenar avait
dactylographié le poème « Le Vin perdu ».
244
Lettre à Émilie Noulet du 20 novembre 1973, L, p. 417.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 221

soutenir la présence libre, en même temps


que l’objet
Ce que plusieurs jugent contraire à la poésie...

En marge de cette définition valéryenne de la poésie,


Yourcenar a simplement inscrit : « Bien dit. » Elle a cependant ajouté
au bas de la page : « le fin du fin/ le fin du fin du fin », appréciation
quelque peu énigmatique, qui se passe pourtant de tout commentaire.

Jean Cocteau245

Plus qu’Apollinaire et Valéry, qui font figure d’aînés


tutélaires parmi les grands poètes français du XXe siècle qu’elle
admirait, Jean Cocteau incarne aux yeux de Yourcenar le poète vivant
et vibrant qui domine son époque. À l’évidence, il existe une plus
grande proximité poétique entre les deux artistes qui se sont connus et
dont les préoccupations esthétiques et les choix littéraires ont de
nombreux points communs. Cocteau est resté jusqu’à la fin de la vie
de Yourcenar ce « très grand poète »246 découvert dans sa jeunesse et
dont elle ne cessera d’explorer l’œuvre protéiforme. Il est également
l’écrivain contemporain français auquel elle fait le plus souvent
référence dans certains de ses écrits (essais, notes, correspondance,
souvenirs, romans…) ou ses entretiens. Que l’on songe à une formule
de Cocteau tirée de La Machine infernale qu’elle répètera à satiété en
l’adaptant légèrement : « Le temps, c’est de l’éternité pliée »247. Ou
encore dans son roman Le Coup de Grâce, écrit en 1938, à cette
allusion à Conrad, l’un des personnages principaux, imaginé par le
narrateur, « l’après-guerre aidant, poète à la remorque de T. S. Eliot
ou de Jean Cocteau dans les bars de Berlin »248. On peut également
citer l’allusion légèrement critique contenue dans son essai
« Mythologie » composé en 1943 : « une pièce comme Les Chevaliers

245
Une première version de ce texte est parue sous le titre « Yourcenar et Cocteau.
Une amitié à part », dans le Bulletin de la SIEY, n˚ 24, décembre 2003, p.149-171.
246
À J. Chancel qui lui demande, en 1979, « Que pensez-vous d’un poète comme
Cocteau, […] si critiqué de son vivant ? », elle répondait : « Je le considère comme un
très grand poète ! ». Radioscopie Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 41.
247
La citation exacte qu’elle rétablira dans son recueil de pensées, La Voix des choses,
est : « Le Temps des hommes est de l’Éternité pliée… »
248
CG, p. 90.
222 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

de la Table ronde, de Jean Cocteau, est vouée d’avance à


l’hermétisme littéraire, pour un public à qui Arthur sera toujours
moins familier qu’Hector »249.
Il est possible de brosser le portrait de l’auteur de La Voix
humaine à travers le prisme de l’enthousiasme yourcenarien, afin de
comprendre ce qui rapproche les deux écrivains dont nous
connaissons l’admiration réciproque. Quand elle évoque Cocteau,
Yourcenar utilise essentiellement deux registres sémantiques voisins,
voire complémentaires et pourtant contradictoires, celui de la magie
pure et celui de l’illusion de foire : « J’aimais […] Cocteau ; j’étais
sensible à son génie mystificateur et sorcier ; je lui en voulais pourtant
de s’abaisser aux tours de passe-passe de l’illusionniste »250. Ce
jugement, extrait de la préface de Feux écrite en 1967, résume
exactement sa pensée et trace une frontière entre le grand poète
qu’elle admire et les aspects de son œuvre ou de sa personnalité qui
l’agacent. Ce qu’elle retient avant tout c’est l’enchanteur aux pouvoirs
proprement surnaturels, tel qu’elle le décrit à la télévision belge en
1971 :

En dépit de toutes ses petites habiletés (Jean Cocteau aimait


beaucoup la mode, il aimait beaucoup le succès, il aimait
beaucoup plaire, il y avait en lui, je crois, cette espèce de fond de
timidité qui fait désirer plaire à tout prix), et en dépit de tout cela,
il y avait cette espèce d’étrange sens des frontières du monde, des
frontières de notre personnalité, de ce que nous sommes, de ce que
nous ne sommes pas, des éléments inconnus qui jouent en nous. Il
a écrit certainement quelques-uns des vers de notre époque les
plus chargés d’un sens étrange.251

Quelques années plus tard, c’est encore l’imagerie de la magie


qu’elle utilise pour caractériser le génie du poète : « Chez Cocteau, il
y avait par moments la grandeur ; une grandeur étrange, très près

249
Lettres françaises, n˚ 11, Buenos Aires, janvier 1944, p. 44. Il est intéressant de
noter que Yourcenar supprimera ce passage lorsqu’elle révisera son texte, en 1971. Il
ne figure donc pas dans la version définitive de l’essai publiée sous le titre
« Mythologie grecque et mythologie de la Grèce », dans En Pèlerin et en étranger
(1989). Voir EM, p. 440-445.
250
« Préface », F, p. 1049.
251
« Entretiens littéraires avec Jacques Goossens », RTBF, 1er décembre 1971. Voir
« Entretiens avec des Belges », op. cit., p. 117.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 223

d’une sorte de pouvoir occulte. C’était un médium. »252. C’est sans


doute le plus beau compliment que Yourcenar pouvait faire à un
poète. Être un voyant, à la manière de Rimbaud ou Borges, c’est
assurément pour elle atteindre aux rives mystérieuses des vérités
indicibles que le poète seul entrevoit et murmure. C’est bien à ces
hauteurs-là que Yourcenar place le meilleur Cocteau qu’elle rapproche
d’ailleurs de Mishima, autre écrivain qui la fascine. Comme elle,
l’écrivain japonais a été très sensible au charme de l’œuvre de
Cocteau duquel les critiques l’ont parfois rapproché. Elle souligne
dans une note de son essai, Mishima ou la Vision du vide, les
convergences et les divergences qui existent entre les deux artistes :

Par son extraordinaire versatilité, Cocteau ressemble peut-être


davantage [que d’Annunzio] à Mishima, mais l’héroïsme (sauf cet
héroïsme secret du poète qu’il ne faut jamais oublier) n’a pas été
une de ses caractéristiques. De plus (et la différence est grande)
l’art de Cocteau tient du sorcier, celui de Mishima du
visionnaire.253

Magicien, médium, sorcier… le portrait coctalien qu’elle


esquisse au fil du temps est plutôt élogieux et cohérent. Pourtant,
Yourcenar conserve toujours un sens critique aiguisé. Elle ne manque
jamais de contrebalancer les compliments par une série de réserves,
toujours les mêmes, soulignant la place regrettable que prend parfois
chez Cocteau le saltimbanque cabotin, qui gâche un peu le véritable
mystère de l’artiste :

Et souvent cela déraillait dans la futilité, le désir de faire parisien,


la gêne devant ses propres dons. […] j’avais l’impression qu’il
était écartelé entre ses dons, j’ose dire son génie […] et son effort
pour rester le poète à la mode. Je crois qu’il ne s’est jamais lancé
complètement sans filet, qu’il est resté attaché à cette chaîne.254

Ces deux aspects cohabitent toujours lorsqu’elle évoque


Cocteau. Il est assurément un grand poète, un pur magicien des mots
et des songes, mais il y a en lui quelque chose de l’artiste de cirque qui
fait des prouesses pour épater le badaud. Souvent d’ailleurs,
Yourcenar utilise l’imagerie circasienne, proche du monde de

252
YO, p. 93.
253
MVV, p. 208.
254
YO, p. 93-94.
224 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

l’illusion factice, quand elle parle de l’auteur du Testament d’Orphée :


« il a joué ce jeu fantasque qui l’a fait passer pour un sublime clown
ou un acrobate. Mais derrière ces masques, il y avait un fabuleux
poète, c’est indéniable. »255. Ces constantes références au monde du
cirque et à certains numéros de music-hall ne sont nullement gratuites.
Elles renvoient implicitement aux années 1920-1930 où toute une
génération d’artistes, et en particulier Cocteau, a été fascinée par l’art
du cirque, l’illusion et le courage des funambules et des acrobates, les
performances des clowns érigés en tragi-comiques désespérés, la
magie du travestissement et la notion de spectacle total. Nous savons
qu’une grande partie des œuvres coctaliennes de cette période flirte
volontiers avec les techniques, les procédés, les décors et les mises en
scène propres aux spectacles populaires de cirque ou de music-hall256,
univers qui trouvent également de discrets échos dans l’œuvre
yourcenarienne du milieu des années 1930, dans Feux notamment, où
Yourcenar met en scène le suicide raté de Sappho en acrobate du
désespoir : « Chaque soir, livrée aux bêtes du cirque, qui la dévorent
des yeux, elle tient dans un espace encombré de poulies et de mâts ses
engagements d’étoile. »257 La fascination pour l’univers à la fois
poignant, factice et féerique de ces spectacles populaires était
commune aux deux écrivains.
Il serait faux d’affirmer que Yourcenar apprécie l’ensemble de
l’œuvre de Cocteau. Lors de son élection à l’Académie royale de
langue et de littérature françaises de Belgique en 1970, elle répond à
un questionnaire concernant les écrivains qu’elle admire. Elle cite
Cocteau, aux côtés d’Agrippa d’Aubigné, Tolstoï et Thomas Mann,
mais fait suivre son nom de l’adverbe « parfois »258, tout à fait
255
Radioscopie Marguerite Yourcenar, entretien avec J. Chancel, op. cit., p. 41.
256
Voir en particulier Parade, Le Bœuf sur le toit, Les Mariés de la Tour Eiffel, ou
encore, La Voix humaine et Le Bel indifférent. Pour une étude approfondie sur le sujet,
on peut se reporter à Brigitte BORSARO, « Cocteau, le cirque et le music-hall »,
Cahiers Jean Cocteau, nouvelle série, n˚ 2, septembre 2003, 248 p.
257
« Sappho ou le suicide ». F, OR, p. 1129. Dans sa préface de 1967, M. Yourcenar
rappelle qu’une partie de son inspiration provient de la « passion du spectacle »
commune à sa génération, et dans le cas de Sappho au « monde international du
plaisir d’entre-deux-guerres », en particulier aux numéros de cabaret admirés en
compagnie d’Andréas Embiricos lors de leurs escales à Istanbul dont elle restitue
l’ambiance à la fois factice, pitoyable et féerique dans « Sappho ou le suicide ».
258
Voir Michèle GOSLAR, Marguerite Yourcenar. « Qu’il eût été fade d’être
heureux », Bruxelles, éditions Racine/Académie royale de langue et littérature
françaises, 1998, p. 259.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 225

explicite. Toutefois, elle se sent le plus souvent en symbiose avec ce


qu’il écrit et fréquente avec passion de larges pans de son œuvre, sa
poésie et de son théâtre, en particulier.
Parmi les motifs d’admiration de l’œuvre de Cocteau, son
rapport privilégié à la Grèce ancienne est sans doute un de ceux qui la
fascinent le plus. Elle voit d’ailleurs en lui, « de tous les poètes du
XXe siècle, [celui qui] s’est, par moments et comme par un admirable
élan d’acrobate, rapproché le plus du mythe grec »259. Ce que n’a pas
su faire, selon elle, Jean Giraudoux dont elle n’apprécie pas le théâtre
d’inspiration mythologique, sur lequel elle portera des jugements
sévères. Cocteau symbolise donc pour elle l’anti-Giraudoux par
excellence. Elle ne cessera pas d’ailleurs de les opposer. À la « Grèce
ingénieuse et parisianisée »260 de l’auteur de La Guerre de Troie
n’aura pas lieu, qu’elle déclare « fort peu grec »261, elle préfère
assurément le dessein que s’est fixé Cocteau, en réinventant Antigone,
en 1922 : « Je déblaye, je concentre et j’ôte à un drame immortel la
matière morte qui recouvre sa matière vivante »262. En 1954, au
moment de la création à Paris, de sa pièce Électre ou la chute des
masques, elle détaille sa propre manière de revisiter les grands mythes
de l’antiquité, évoquant les contemporains qui s’y sont essayés avec
plus ou moins de bonheur (Gide, Giraudoux, Anouilh, Montherlant,
Sartre). Le paragraphe qu’elle consacre à Cocteau, le plus long et le
plus élogieux, résume parfaitement sa pensée vis-à-vis du théâtre
mythologique de l’auteur d’Orphée et reconnaît implicitement la dette
contractée à son égard :

Cocteau, plus près du mythe [que Giraudoux], chez qui la


juxtaposition du moderne et de l’antique arrive çà et là, non
seulement à l’inusité, mais aussi, quoi qu’on dise, à des effets
d’envoûtement. Ses pièces qui paraissent rapides sont en réalité
fort lentes : préparations magiques, interminables et grotesques
comme elles le sont toutes, aboutissant durant l’espace d’une
seconde à l’éclair d’une très secrète réalisation. Le critique déçu
s’éloigne, croyant n’avoir vu qu’un tour de passe-passe ; en
réalité, et en dépit de tous les trucages, le gant de caoutchouc et le

259
« Préface », CL p. 13.
260
« Préface », F p. 1049.
261
« Carnet de notes d’Électre », Théâtre de France, n° 4, 1954, p. 27.
262
Jean COCTEAU, Mercure de France, 15 mars 1923, p. 753. Cité par
R. POIGNAULT, L’Antiquité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Littérature,
mythe et histoire, op. cit., p. 8
226 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

masque de plâtre ont été remplis par une main et par une voix.
Second acte d’Œdipe, scènes de l’opération ou du miroir dans
Orphée, moments où nous entrons, par des moyens sans doute
illicites, dans des régions dangereuses où habite autre chose que
l’homme. Les dieux n’y sont peut-être pas, mais on y rencontre
leurs terribles serviteurs, la Sphinge, Anubis, La Mort. Il en est de
Cocteau comme de ces médiums dont leurs adeptes eux-mêmes
reconnaissent qu’il leur arrive de tricher, mais précisément parce
qu’ils savent. Ils n’imitent si bien les spectres que parce qu’ils les
ont beaucoup fréquentés.263

Cocteau est donc bien pour Yourcenar cet énigmatique


passeur qui établit le contact entre les anciens dieux et héros grecs et
leurs frères modernes. Il côtoie les spectres et fait pénétrer son lecteur-
spectateur « dans des régions dangereuses où habite autre chose que
l’homme ». Il s’agit là d’une manière de définition des vertus du vrai
poète qu’elle recherche en chaque artiste qu’elle admire. Ce
paragraphe écrit au début des années 1950, période durant laquelle
elle est en contact avec Cocteau, est le plus long et le plus explicite
texte publié analysant le rapport au mythe et, au-delà, la poétique de
Cocteau. Il confirme une admiration maintes fois exprimée mais aussi
une similitude de vues en ce qui concerne l’exploration moderne de la
fable antique et les pouvoirs surnaturels du poète qu’elle admire tant
chez lui. Ailleurs, Yourcenar réaffirmera son intérêt pour la « poésie
de théâtre » de Cocteau, en particulier pour sa pièce La Machine
infernale « qui contient quelques scènes mémorables »264, comme elle
l’écrit en 1970 pour prendre la défense de Cocteau dans une lettre
adressée à Gabriel Germain, à propos de son essai sur Sophocle.
Mais ce qui touche au plus profond Marguerite Yourcenar
dans l’œuvre de Jean Cocteau, ce sont ses poèmes, en particulier deux
recueils publiés à trente ans d’intervalle, Plain-Chant (1923) et Clair-
Obscur (1954). C’est certainement en lisant le premier, dans les
années 1920, qu’elle a véritablement découvert la poésie du jeune
Cocteau. Souvenons-nous que c’est Plain-Chant qu’elle cite en 1978,
avec les poèmes d’Apollinaire et de Valéry, lorsqu’elle énumère les
poètes et les œuvres poétiques modernes qui la touchent le plus. On ne

263
« Carnet de notes d’Électre », op. cit., p. 28.
264
Lettre à Gabriel Germain, 11 janv. 1970, L, p. 341. En 1979, M. Yourcenar dira
encore à Matthieu Galey, « prenez La Machine infernale, il y a des scènes
inoubliables, comme le double moment de demi-sommeil du fils et de la mère, bien
qu’il y ait aussi des platitudes de petit théâtre. », YO, p. 93.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 227

s’étonnera pas de la voir plébisciter le recueil dans lequel Cocteau,


délaissant l’avant-garde qu’il avait rejointe quelques années plus tôt,
revient, sous l’influence de Radiguet, à l’harmonie classique, au vers
régulier et à la rime, conformément aux règles éprouvées de la
prosodie traditionnelle. Notons qu’au moment où paraît Plain-Chant,
Yourcenar a déjà publié deux recueils de vers de facture classique et
continue d’écrire des poèmes néo-classiques qui paraîtront dans
plusieurs revues à partir de 1924. Alors que les surréalistes
commencent à faire parler d’eux, l’époque est plutôt à la renaissance
classique incarnée par les héritiers des parnassiens et les néo-
symbolistes. La notion plus ouverte et plus féconde de « classicisme
moderne » ou de « classicisme de choc » dont se réclame Cocteau est
alors en vogue. On comprend aisément que ce retour inventif aux
sources de la poésie française, cet hommage virtuose à la tradition
prosodique aient touché Yourcenar. Avec Plain-Chant, Cocteau se
rapproche du champion du classicisme moderne, Paul Valéry,
également chéri par le jeune auteur du Jardin des Chimères et des
Dieux ne sont pas morts.
C’est donc le poète du retour aux sources formelles, mais
aussi de la passion amoureuse, de la sensualité solaire et de la
fulgurance de l’expression, qu’elle aime chez Cocteau. Elle est
demeurée toute sa vie une lectrice émue à Plain-Chant. En 1954,
lorsque paraît Clair-Obsur, elle est à nouveau touchée et affirme au
directeur de la revue belge La Flûte enchantée : « À propos de poésie,
comme vous avez bien fait, Alexis, de louer dans La Flûte enchantée,
les poèmes de Clair-Obscur, souvent si beaux »265. Même si les deux
œuvres sont très différentes, il existe assurément une secrète filiation
entre Clair-Obscur et Plain-Chant que rappelle d’ailleurs un poème
de Clair-Obscur comme « À cette époque… »266, qui renvoie
cryptiquement le lecteur au temps où Cocteau composait Plain-Chant.
Yourcenar retrouve, en tout cas, dans ces poèmes de la maturité les
bonheurs d’expression et la souplesse de la langue de Cocteau, ses
interrogations métaphysiques, ce mariage-confrontation entre le clair
et l’obscur, ce dialogue entre le poète et son double. Le travail sur la

265
Lettre à Alexis Curvers et Marie Delcourt, 15 août 1955, HZ, p. 483. Dans le n° 5
de sa revue La Flûte enchantée, A. Curvers a signalé Clair-Obscur de Jean Cocteau à
la rubrique « À lire toutes affaires cessantes ».
266
Jean COCTEAU, Œuvres poétiques complètes, [dir. Michel DÉCAUDIN],
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1999, p. 855.
228 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

langue, la concision de l’expression, la recherche formelle du recueil,


explorent assurément des espaces poétiques différents de ceux de
Plain-Chant. C’est à la rencontre de lui-même que va le poète qui
entend « cacher l’obscur sous le clair et le clair sous l’obscur »267,
dessein avoué de Cocteau. On songe à quelque opération alchimique
secrète. Pour passer du chaos de son esprit au clair-obscur de sa
conscience, Cocteau doit guider son lecteur à travers les étapes
successives d’une « alchimie du Verbe » qui ne pouvait que retenir
l’attention du futur auteur de L’Œuvre au noir. Le recueil, qui
s’inspire en partie d’une Espagne à la fois solaire et ténébreuse qui
fascine également Yourcenar, mêle sang et mort, sommeil et songes,
personnages mythologiques et fantômes. Ces thèmes habilement
explorés par Cocteau qui joue des rythmes et des rimes, mêle
vocabulaire usuel, formules complexes et obscures, donne une tonalité
insolite au livre sans en atténuer la part de magie incantatoire qui
devait plaire au poète des Charités d’Alcippe. Yourcenar a dû
également être rassurée par la fidélité de Cocteau au vers rimé et
rythmé, confirmant ainsi sa propre conviction que la poésie à forme
fixe peut encore émouvoir au milieu du XXe siècle. C’est d’ailleurs
l’émotion née de la lecture de Clair-Obscur qui lui inspire le poème
« Clair-Obscur. Pour Jean Cocteau », composé l’année de parution du
recueil coctalien :

Clair-Obscur, ombre insidieuse


Où bougent sans bruit des statues
Une voix mélodieuse
Y murmure des choses tues.

Énigmes que le cœur résout,


Secrets achetés fort cher ;
Tout sage est l’élève d’un fou,
Toute âme s’instruit par la chair.268

267
Cité par David GULLENTOPS, « Clair-Obscur. Notice », Jean COCTEAU,
Œuvres poétiques complètes, ibid., p. 1759.
268
« Clair-Obscur. Pour Jean Cocteau » a été publié pour la première fois dans Les
Charités d’Alcippe et autres poëmes, Liège, La Flûte enchantée, 1956, p. 20, et repris
à l’identique dans l’édition revue et augmentée publiée par Gallimard, en 1984, p. 74.
M. Yourcenar l’a sélectionné pour faire partie de cinq de ses poèmes figurant dans
l’anthologie, Thalatta (hommage à la mer), Luxembourg, Éditions internationales
Euroeditor, 1985, p. 304.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 229

Poème d’hommage à Jean Cocteau mais aussi quatrains à la


manière du poète qu’elle admire. Ces statues, ces voix, ces énigmes,
ces secrets et jusqu’à la « morale » du poème, tout dans ce court
hommage rappelle l’art poétique de Cocteau avec lequel Yourcenar se
sent en discrète communication. « Clair-Obscur. Pour Jean Cocteau »
témoigne de la place privilégiée et unique qu’occupe l’écrivain ami
dans sa galaxie littéraire. Cocteau est, en effet, l’unique poète auquel
elle ait dédié un poème.

Si Yourcenar a conservé précieusement son exemplaire de


l’édition originale de Clair-Obscur agrémentée d’un envoi de l’auteur,
Plain-Chant ne figure pas dans sa bibliothèque. Sans doute a-t-elle dû
l’abandonner en Europe, avec tant d’autres livres, au moment de son
départ précipité pour les États-Unis en 1939. Pourtant bien d’autres
œuvres de Cocteau, publiées entre les deux guerres, ont fait le voyage
jusqu’à l’île des Monts-Déserts : Orphée dans l’édition originale de
1927 ; également en édition originale Opium, paru en 1930 tout
comme Essai de critique indirecte, édité par Grasset en 1932 ainsi que
La Machine infernale, pièce créée et publiée en 1934. Elle a
également conservé l’édition originale des Chevaliers de la table
ronde, publié en 1937, exemplaire sur lequel figure le premier envoi
de Cocteau à Yourcenar. Son exil américain pendant la seconde guerre
mondiale ne l’empêche pas de suivre l’activité éditoriale de Jean
Cocteau. Elle possède donc l’édition originale du recueil de poèmes,
Allégories, édité par Gallimard en 1941, mais aussi le texte de
l’édition originale de Renaud et Armide, pièce créée et publiée en
1943. Elle a également conservé l’édition originale du journal de La
Belle et la bête accompagnée d’un envoi de Cocteau, publiée au
moment de la sortie du film en 1946 ainsi que celle du Journal d’un
inconnu, édité en 1953, avec un envoi de l’auteur. Notons que son
exemplaire des Enfants terribles, dans une édition de 1957, n’est pas
coupé. Elle possédait aussi dans la collection Folio le texte de L’Aigle
à deux têtes, publié en 1973. Remarquons également que La Difficulté
d’être, dont la première édition remonte à 1947, n’a rejoint les rayons
de sa bibliothèque qu’à l’occasion d’une réédition datant de 1983.
Enfin, elle a également pris connaissance lors de sa sortie en 1983, du
« Hors-série Cocteau » que la revue Masques a consacré au poète à
l’occasion du vingtième anniversaire de sa mort.
230 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

La bibliothèque de Yourcenar porte donc témoignage de la


riche relation poétique, intellectuelle et humaine qu’elle a entretenue
avec Cocteau. Elle montre comment pendant plus d’un demi-siècle
l’auteur de Feux est resté fidèle à l’œuvre et à la personne du grand
écrivain pour lequel elle avait de l’estime et de la tendresse. Le
nombre important de documents qu’elle a tenu à conserver, la
fréquentation constante de ses livres entre le milieu des années 1920 et
sa mort en 1987, prouvent qu’un dialogue profond bien que discret a
bien existé entre les deux poètes. Certaines marques de lecture
indiquent d’ailleurs la manière attentive dont Yourcenar s’est
imprégnée de l’œuvre de Cocteau. Nous avons ainsi constaté qu’elle
avait porté quelques annotations marginales dans son exemplaire de
La Difficulté d’être, qu’elle lut ou relut au cours des dernières années
de sa vie. Plus significatives sont les traces de lecture qu’elle a
laissées dans son exemplaire d’Essai de critique indirecte. On relève
un certain nombre de croix en marge de plusieurs passages du texte de
Cocteau qui ont certainement trouvé chez Yourcenar un écho profond.
Page 67, elle pointe l’énoncé suivant : « les rêves sont la littérature du
sommeil », formule qui n’a pu qu’intéresser l’auteur des Songes et des
sorts. Page 103 : « Vous trouverez des poètes poètes, et des poètes
poétiques. Ils forment deux races distinctes. Villon, Baudelaire,
Rimbaud, poètes poètes. Ronsard, Musset, Verlaine, poètes
poétiques. » Page 134 : « Un poète se bouche les oreilles avec de la
cire et s’attache au mât ; il redoute les sirènes qui ravissent son
époque. Le plus drôle, c’est que les sirènes chantent un chant qu’elles
tiennent de lui, perfectionné par leurs sortilèges pour séduire
l’équipage. » Enfin, page 206, elle isole : « Vulgarité des premières
places. Il n’y a que des places à part. » Nul doute qu’elle a médité ces
pensées et aphorismes dont elle partage assurément la morale. La
dernière en particulier. De la même manière, elle a légèrement annoté
les aphorismes et pensées écrits en 1924 et réunis sous le titre Le
Mystère de Jean l’oiseleur publiés dans le Hors-série de la revue
Masques en septembre 1983. Une croix dans la marge indique ici
encore les passages qui ont particulièrement attiré son attention. Page
163 : « La mer et le rêve se ressemblent. Les plantes que l’on ôte de
l’une et les phrases que l’on retire de l’autre perdent immédiatement
leur beauté. » Page 164 : « Comment la beauté de l’art ne ferait-elle
pas triste figure devant la beauté insolente, poignante des airs à la
mode et des danses de music-hall ? En effet, ceux-ci doivent donner
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 231

toute leur force d’un seul coup et céder la place, alors que l’art doit
répandre la sienne peu à peu, sur un espace de plusieurs siècles. »
Page 167 : « Douter de tout, c’est aussi douter du doute. Voilà ce qui
guette les incrédules », et « Les Parisiens ne peuvent admettre qu’on
se passe d’eux, qu’on vive à la campagne ; ils pensent qu’on y cache
un vice. Aimer Paris, c’est aimer une mante religieuse qui vous dévore
pendant l’amour. »
On conçoit aisément que Yourcenar ait pointé cette dernière
pensée, elle qui a choisi de fuir le monde littéraire parisien pour se
réaliser ailleurs et qui venait de vivre, au moment où elle lisait ces
lignes, la déferlante médiatico-littéraire sans précédent qui a
accompagné la réception de la première femme à l’Académie
française, en 1981. Les autres passages pointés en marge du texte
d’Essai de critique indirecte et du Mystère de Jean l’oiseleur,
soulignent les nombreux points de convergence qui existent entre les
deux écrivains. Citons en particulier leur interrogation commune sur le
monde du rêve et du sommeil, sur les missions du poète et ses liens
avec des forces supranaturelles ou sur leurs convictions que l’art
véritable est seul capable de franchir les siècles. C’est sans doute cette
croyance qui leur a fait construire, chacun à sa manière, une œuvre qui
se situe, dans son ensemble, hors des modes et des normes esthétiques
de leur temps. C’est peut-être parce que chacun a reconnu en l’autre
un poète libre qu’a existé, au-delà des livres, une estime mutuelle et
peut-être même une véritable amitié
On peut regretter que la relation personnelle entre Cocteau et
Yourcenar soit assez peu documentée. Les biographes de Marguerite
Yourcenar et de Jean Cocteau nous apprennent très peu de choses sur
la relation des deux écrivains. Il n’est, notamment, nulle part fait
mention de Yourcenar dans la monumentale biographie de Claude
Arnaud, éditée chez Gallimard, en 2003, à l’occasion du quarantième
anniversaire du la mort de Cocteau. Nous savons cependant que les
deux écrivains se sont rencontrés à plusieurs reprises au cours des
années 1930 puis au début des années 1950, qu’ils ont échangé
quelques lettres et surtout des livres. Il semblerait qu’il n’existe
d’ailleurs nulle mention concernant Yourcenar dans les écrits de Jean
Cocteau publiés jusqu’à ce jour. Les trois volumes de son journal Le
Passé défini qui couvrent les années 1951-1954 n’évoquent à aucun
moment l’auteur de Mémoires d’Hadrien, ni d’ailleurs le tome IV
232 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

encore inédit qui couvre l’année 1955269. Sa relation avec Yourcenar


est essentiellement attestée par les envois figurant dans certains de ses
livres et par les quelques lettres de lui qu’elle a conservées. Le texte
des dédicaces de Cocteau témoigne de la nature amicale de leurs
relations et de l’estime qu’il accordait à l’œuvre de Yourcenar. Dans
la première édition des Chevaliers de la table ronde, de 1937,
vraisemblablement le premier de ses ouvrages qu’il lui dédicace, il
écrit : « à la merveilleuse Marguerite Yourcenar. Son ami Jean
Cocteau » et enlumine, comme souvent, son envoi d’un dessin. En tête
du journal de La Belle et la bête, il note : « à Marguerite Yourcenar.
Son ami et son admirateur – ce qui est pareil. Jean C. » Journal d’un
inconnu est agrémenté d’un sobre « avec le souvenir amical de Jean
Cocteau ». Pour Clair-Obscur, il a utilisé le titre imprimé au milieu de
la page : « à Marguerite Yourcenar qui connaît le [CLAIR] et
l’[OBSCUR] avec mon admiration fidèle. Jean Cocteau. »

La première lettre de Cocteau conservée par Yourcenar date


de 1952. Il l’a écrite un dimanche, sans autre précision, dans sa
maison de campagne de Milly-la-Forêt. Il y exprime son admiration
pour Mémoires d’Hadrien :

Ma chère Marguerite Yourcenar


Tâchons d’entrer dans la mort les yeux ouverts.270
Loin de ces gens qui les ferment par crainte de la mort. J’ai lu
votre livre. Il est admirable. Admirable dans son ensemble et dans
les moindres détails.
Vous écrivez la langue de l’âme que tous oublient. Il n’existe pas
de style plus dur ni plus tendre.
Permettez que je vous embrasse
Jean Cocteau271

La seconde lettre de Cocteau date du 28 juillet 1957. Sur du


papier à en-tête de la Villa Santo Sospir, à Saint-Jean-Cap-Ferrat, il
accuse réception du recueil de poèmes, Les Charités d’Alcippe et
autres poëmes dans lequel figure « Clair-Obscur. Pour Jean Cocteau. »

269
Pierre CHANEL, éditeur des trois tomes du Passé défini, chez Gallimard, précise :
« Le nom de Yourcenar ne semble figurer dans aucun livre publié de Cocteau, pas
même dans Le Passé défini jusqu’en 1955. » Lettre à l’auteur, 20 juillet 2002.
270
Cocteau reprend ici la dernière phrase de Mémoires d’Hadrien.
271
Lettre non datée à M. Yourcenar [1952], Fonds Yourcenar.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 233

Le mot de Cocteau s’accompagne d’un dessin en couleur qui occupe


presque la moitié de la page :

Ma chère Marguerite Yourcenar


Il n’existe pas hommage du cœur qui approche le don d’un poème.
Puis-je vous remercier de ce livre qui entre par la fenêtre, vole à
travers la chambre et se pose enfin sur ma table ?
Jean Cocteau.272

Ces éloges faits à l’auteur de Mémoires d’Hadrien, l’amicale


familiarité qui se dégage des lettres mais aussi des envois de Cocteau
à Yourcenar laissent supposer que l’auteur des Enfants terribles était,
à tout le moins, à l’écoute de l’œuvre de sa lointaine amie, avec
laquelle il se sentait en intime communion. La bibliothèque de Jean
Cocteau, aujourd’hui conservée à la Bibliothèque historique de la ville
de Paris, porte d’ailleurs également témoignage de ses échanges avec
Marguerite Yourcenar. Elle contient, en effet, six livres d’elle dont
cinq comportent un envoi de l’auteur. Le ton des formules dédicataires
est à la fois amical et plein de respect pour l’aîné qu’elle estime. En
tête de l’édition originale de Mémoires d’Hadrien, elle inscrit : « à
Jean Cocteau, poète, dramaturge et critique dont Hadrien eût aimé les
œuvres. Marguerite Yourcenar. » Dans l’exemplaire non coupé d’une
réédition d’Alexis ou le Traité du vain combat273, elle note : « à Jean
Cocteau. Hommage amical. Examen de conscience de Narcisse.
Marguerite Yourcenar. » Elle fait également référence à la mythologie
antique, qu’ils revisitent chacun à sa manière, dans son envoi de
l’édition originale de sa pièce Électre ou la chute des masques : « à
Jean Cocteau, complice des Sphinx et des Dieux, Marguerite
Yourcenar. » C’est au poète-magicien qu’elle s’adresse dans l’envoi
du recueil Les Charités d’Alcippe et autres poëmes, édition limitée et
retirée du commerce, dans laquelle figure pour la première fois son
poème en hommage à l’auteur de Clair-Obscur : « à Jean Cocteau, qui
possède toutes les clefs ou escalade tous les murs du monde intérieur.
Marguerite Yourcenar. » Cocteau n’a sans doute pas eu le loisir de
prendre connaissance du dernier livre envoyé par son amie, publié en
1963, l’année de sa mort. Il s’agit d’un volume non coupé contenant

272
Ibid.
273
Notons que Cocteau possédait un autre exemplaire du roman, sans envoi. Il s’agit
de la réédition en 1955 d’Alexis par le Club français du livre dont il recevait les
volumes.
234 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

les deux pièces, Le Mystère d’Alceste et Qui n’a pas son Minotaure ?
La dédicace, disposée au-dessus et au-dessous du nom de l’auteur
figurant au centre de la page, est, volontairement ou non, à double
sens : « à Jean Cocteau pour qu’il guérisse [MARGUERITE
YOURCENAR] et qu’il dure dans un monde qui a besoin de poètes.
M. Y. » Demande-t-elle au poète de la guérir ou, ayant pris
connaissance de son état de santé suite à sa crise cardiaque d’avril
1963, lui souhaite-t-elle poétiquement un rapide rétablissement ? Il est
difficile de trancher.
On possède très peu d’informations sur les circonstances et la
date de la première rencontre des deux écrivains. Si Yourcenar
découvre l’œuvre de Cocteau à partir du milieu des années 1920, ce
n’est sans doute pas avant le début ou le milieu des années 1930
qu’elle fait sa connaissance. Peut-être même plutôt autour de 1936-
1937. Si Cocteau n’a laissé, semble-t-il, que peu de traces de sa
relation avec Yourcenar, elle est restée elle-même assez vague à ce
sujet, comme elle le fera pour bien des événements de sa vie durant les
années 1930, décennie de rencontres passionnées, d’activité littéraire
intense et de nomadisme international durant laquelle elle fréquente,
par intervalle, les milieux littéraires parisiens qui ont découvert son
œuvre à partir de 1929 avec la publication de son premier roman,
Alexis ou le Traité du vain combat. Elle a donc eu l’occasion de
croiser le déjà très public Cocteau dont elle suit avec attention la
carrière poétique et dramatique très active. Elle fréquente par ailleurs
les éditions Grasset qui publient la plupart de ses livres dans les
années 1930 et sont également un des éditeurs privilégiés de Cocteau
durant ces années-là. Ils ont d’ailleurs un ami commun dans la maison
en la personne d’André Fraigneau, « défenseur » des manuscrits de
Yourcenar auprès de Bernard Grasset. Mais, selon lui, ce n’est pas par
son intermédiaire qu’elle a fait la connaissance de Cocteau 274.
Affirmation tardive qu’il convient de considérer avec la plus grande
réserve275. Yourcenar était, par ailleurs, également liée dans la seconde
274
À la fin de sa vie, A. Fraigneau devait confier à J. Savigneau, à propos de M.
Yourcenar : « Elle ne connaissait pas mes amis. Ce n’est pas par mon entremise
qu’elle a fait la connaissance de Cocteau, auquel j’étais très lié. C’est plus tard. Elle
n’a jamais partagé nos soirées. Elle n’est jamais venue avec nous au Bœuf sur le
toit. » Voir Marguerite Yourcenar. L’Invention d’une vie, op. cit., p. 112-113.
275
On peut, en effet, raisonnablement douter des affirmations tardives d’André
Fraigneau, qui comme Yourcenar elle-même, semble avoir tenté, après leur
« brouille », de minimiser l’importance et l’intensité de leur relation dans les années
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 235

partie des années 1930, avec Emmanuel Boudot-Lamotte, son


interlocuteur chez Gallimard pour la publication de Nouvelles
Orientales et Le Coup de Grâce, et intime à la fois de Fraigneau et de
Cocteau. C’est donc peut-être par son intermédiaire qu’elle est entrée
en contact avec ce dernier. Ce qui est certain c’est qu’elle verra
Cocteau en sa compagnie en décembre 1951.
Yourcenar a sans doute minimisé publiquement ses relations
avec Cocteau. Dans ses entretiens avec Matthieu Galey, en 1979, elle
reste dans le vague : « Je connaissais un peu Cocteau, c’est-à-dire que
j’ai causé longuement avec lui peut-être en tout et pour tout deux ou
trois fois. Je l’aimais bien, et son jugement sur mes propres ouvrages
(il était à ses heures très judicieux critique) comptait pour moi »276.
Pourtant, les confidences faites à son compagnon de voyage, Jerry
Wilson, en 1980, témoignent d’une plus grande familiarité dans leurs
échanges. D’après les propos de Yourcenar qu’il rapporte dans son
carnet de voyage, elle lui aurait dit « qu’elle a beaucoup aimé Cocteau
qui disait toujours des choses intelligentes. Elle révèle que son
apparente ironie mondaine lui servait à cacher une sensibilité à vif.
Elle aimait beaucoup sa poésie et "même ses pièces avaient toujours
quelque chose". Cocteau appréciait Grace Frick et s’amusait de la voir
toujours insister pour qu’il mange plus, fume moins… »277 Le ton, on
le voit, est très différent dans la conversation privée de celui, plus
neutre, sur lequel elle parle publiquement de Cocteau. La présence de
sa compagne Grace Frick indique que ces rencontres eurent lieu au
début des années 1950, quand les deux femmes séjournèrent à
plusieurs reprises à Paris, à l’occasion de la parution de Mémoires
d’Hadrien. Il est d’ailleurs vraisemblable que les rencontres entre
Cocteau et Yourcenar ont été superficielles et mondaines jusqu’au
déclenchement de la guerre et au départ de la romancière pour les
États-Unis, début novembre 1939. D’ailleurs, une des dernières
images du Paris d’octobre 1939, déjà assombri par la guerre qu’elle
emporte avec elle, est celle de « Cocteau au bar du Ritz, plus
préoccupé, comme toujours, de charmer et d’éblouir que des

1930. Il est donc dans l’ordre du possible que c’est par l’entremise de Fraigneau que
Yourcenar et Cocteau se sont rencontrés.
276
YO, p. 93-94.
277
Cité par J. SAVIGNEAU, Marguerite Yourcenar. L’Invention d’une vie, op. cit., p.
409.
236 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

événements, par lesquels il n’était pas encore atteint »278. Elle le


reverra lors de son retour en Europe, à l’occasion de la sortie de
Mémoires d’Hadrien, fin 1951. Elle assiste à l’une des premières
représentations de Bacchus, au Théâtre Marigny, dont la générale a
lieu le 23 décembre. C’est à cette période qu’elle le revoit pour la
première fois depuis 1939, lors d’un dîner chez leur ami commun,
Emmanuel Boudot-Lamotte. Cette rencontre nous est connue grâce à
la lettre qu’elle adresse à Cocteau sur papier à en-tête de son hôtel
parisien, le Saint James et Albany, le 9 janvier 1952 :

Mon cher Jean Cocteau,


Comme toujours, vous dites l’essentiel. Vos paroles me touchent
plus que tout. Merci d’aller avec une intuition infaillible au cœur
des choses279.
Le ton de la critique (Mauriac compris), au sujet de Bacchus,
m’exaspère280. Je suppose que vous y êtes habitué. Que ces gens
soient las de la révolte des paysans, qu’ils n’aiment pas l’idéologie
de votre pièce ou y cherchent une autre, qui n’y est pas ; qu’ils
aient ceci ou cela à redire n’est pas la question : je leur en veux
d’être imperméables à la poésie en tant que telle, de ne pas
paraître s’apercevoir du prodige qui a lieu pourtant, malgré eux,
c’est à dire dans les conditions les plus difficiles, de ne pas
accepter enfin, avec simplicité, le don qui leur est fait.
Vous revoir chez Nel281 a été une joie, et, après tant d’années, un
soulagement.
Amicalement et fidèlement à vous,
Marguerite Yourcenar282

278
M. YOURCENAR, « Commentaire sur moi-même », publié par J. SAVIGNEAU,
ibid., p. 506. Après la déclaration de guerre, Cocteau s’installe, en effet, pendant
quelques jours, au Ritz, auprès de son amie Coco Chanel.
279
Il est vraisemblable que M. Yourcenar fait allusion à la courte et louangeuse lettre
de Cocteau au sujet de Mémoires d’Hadrien qu’il venait donc de lui adresser. Il se
peut aussi qu’elle évoque une autre lettre ou, pourquoi pas, une conversation qu’ils
auraient eue lors de la soirée chez Emmanuel Boudot-Lamotte.
280
M. Yourcenar fait référence à la polémique qui a suivi la création de la pièce de
Cocteau. Après avoir quitté la salle sans applaudir le soir de la première, François
Mauriac a publié le 29 décembre 1951 dans le Figaro Littéraire une féroce diatribe
dans laquelle il accuse Cocteau de blasphème. Celui-ci réplique à Mauriac dans
France-Soir du 30 décembre sous le titre « Je t’accuse ! ». Voir « Dossier Bacchus »,
Jean COCTEAU, Le Passé Défini, vol. I (1951-1952), texte établi et annoté par Pierre
CHANEL, Gallimard, 1983, p. 98-139.
281
Surnom d’Emmanuel Boudot-Lamotte.
282
HZ, p. 117.
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 237

Cette lettre témoigne, s’il est encore besoin, du degré


d’intimité entre les deux artistes après tant d’années de séparation.
Yourcenar a souligné dans sa lettre le mot « soulagement » qui
exprime son émotion à retrouver Cocteau après plus de dix ans
d’absence de France et la terrible traversée de la Seconde guerre
mondiale. Si Yourcenar semble toujours avoir eu de l’amitié pour
Cocteau, elle a également un grand respect pour son œuvre.
Remarquons tout de même qu’elle ne prend pas vraiment position sur
le fond dans la polémique autour de Bacchus. Ce qu’elle entend faire
respecter, c’est la voix pure du poète généreux que couvrent les
ricanements de la foule ingrate. C’est avant tout le Cocteau poète
qu’elle aime et estime et auquel elle est toujours demeurée fidèle.
Peut-on parler de véritable amitié entre ces deux écrivains « à part » ?
Leur relation discrète, fragmentaire et poétique révèle surtout un
profond respect mutuel entre deux poètes qui se comprennent et
visitent, chacun à sa manière, les mêmes territoires, les mêmes
abîmes, s’aventurant, par des sentiers détournés et parfois divergents,
« dans des régions dangereuses où habite autre chose que l’homme »,
comme l’écrit Yourcenar à propos de Cocteau.

Bob Dylan : le choix de Yourcenar

La légende yourcenarienne, d’ailleurs parfois entretenue par


l’écrivain lui-même, représente Marguerite Yourcenar comme une
femme de lettres aux goûts classiques, résolument tournée vers le
passé, en matière de poésie en particulier. On a d’ailleurs pu constater
l’importance de ces grands modèles (Dante, Racine, Hugo,
Baudelaire…) qui l’ont fascinée et ont façonné sa vision de ce qu’elle
considère comme la grande poésie. Ils ne sont pourtant pas les seuls a
avoir suscité la curiosité, l’intérêt et parfois même la passion de
Yourcenar. Les pages qui précèdent démontrent, en effet, qu’outre ces
ancêtres prestigieux, un nombre relativement important de poètes du
XXe siècle ont également occupé une place de choix dans la galaxie
poétique yourcenarienne. Les points de contact entre l’écrivain, la
poésie et les poètes de son temps sont, en effet, nombreux et
significatifs. On s’étonne d’ailleurs quand on étudie attentivement les
nombreux poètes lus et admirés (Victor Segalen, René Daumal,
Gunnar Ekelöf…), ceux avec lesquels elle a lié amitié (Eugenio de
238 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Andrade, Jorge Luis Borges…), les grandes œuvres du patrimoine


poétique mondial avec lesquelles elle a des affinités certaines (Rilke,
Yeats, Lorca, Stefan George, Pessoa…) et tant d’autres poètes moins
reconnus, lus et appréciés au cours de son existence, que l’on puisse
affirmer que Yourcenar était peu sensible, voire hostile à la poésie de
son siècle, comme pourrait le laisser penser l’antimodernisme, plus
supposé que réel, de Marguerite Yourcenar. Il est plus juste de dire
que si elle porte un jugement aigu et tranché, parfois très sévère, voire
injuste, sur certaines mouvances de la modernité et de l’avant-garde
qui lui semblent obsolètes ou réductrices, elle a trouvé dans cette
modernité de grands aînés pour lesquels elle a une estime infinie, tels
Apollinaire, Valéry et Cocteau et quelques autres.
Pour montrer l’ouverture de Yourcenar à tous les vents de la
poésie de son temps, on pourrait ajouter aux trois contemporains
capitaux que sont pour elle Apollinaire, Valéry et Cocteau, le nom de
Bob Dylan, qu’elle considère également comme un grand poète. « Je
suis persuadée que certains des plus beaux vers de notre époque se
trouvent dans les chansons de Bob Dylan et de quelques autres de ces
chanteurs engagés »283, déclarait-elle à la télévision française en 1972,
en pleine époque de contestation planétaire. Cet engouement pour le
plus célèbre auteur de protest songs, chanteur emblématique des
années 1960-1970, symbole des mouvements de libération de ces
années-là, a sans doute étonné ceux qui ne connaissent que
superficiellement Yourcenar et s’imaginent qu’on ne peut chérir
Racine, Chénier et Hugo et goûter à la poésie du quotidien de Dylan,
qui fait partie pour elle du patrimoine de la grande poésie populaire
qu’elle aime tant, au même titre que certaines chansons de la
Renaissance, que les gospels ou la poésie du fado qu’elle appréciait
également. Nous savons qu’elle aimait particulièrement « la
bouleversante chanson de Bob Dylan »284, « Blowin’ in the wind », à
laquelle elle fait référence à plusieurs reprises dans ses livres285 et sa

283
Marguerite Yourcenar, une vie, une oeuvre, une voix, entretien avec Matthieu
Galey, réalisation Michel Hermant, ORTF, 1972, document INA, 63 minutes.
284
M. YOURCENAR, Lettre à Jeanne Carayon, 13-15 novembre 1975, L, p. 477.
Quelques années plus tard, elle évoque pour caractériser la même chanson « le poème
si mélancolique de Bob Dylan », voir lettre à Georges de Crayencour, 21 septembre
1977, L, p. 566.
285
Rappelons que Yourcenar a inscrit en exergue de la troisième partie d’Archives du
Nord consacrée à son père, les premiers vers du poème de Dylan [AN, p. 1103],
qu’elle choisira comme titre de la traduction en anglais de cet ouvrage le début d’un
YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS 239

correspondance. Elle la considère comme « un des plus beaux poèmes


de notre temps avec son étrange refrain chuchoté : The answer, my
friend, is blowin’ in the wind, the answer is blowin’ in the wind »286.
Dans l’émission Radioscopie qui lui est consacrée en 1979, elle
choisit de faire entendre la célèbre chanson et explique à Jacques
Chancel : « J’aime énormément la poésie de Bob Dylan. Cette
chanson est certes une des plus connues, mais je l’ai choisie car outre
sa beauté propre, je la trouve chargée d’une espèce de dignité
profonde. »287 Dans une lettre à Dominique Aury, de La Nouvelle
Revue Française, elle explique ce qui l’émeut particulièrement dans
ce beau texte poétique devenu chant de résistance de la jeunesse
américaine et mondiale288 :

« How many roads… ? », c’est un très beau poème de Bob Dylan


[…] Le reste du poème est tout aussi beau […] et puis ce Blowin’
in the wind reste pour moi chargé de toute l’angoisse d’une
génération (de ce côté-ci de l’océan, au moins), parce que tant de
familles l’ont fait chanter à l’enterrement de leurs fils, ramenés du
Vietnam. Pas tout à fait un chant de révolte, mais de désespoir et
d’immense étonnement.289

Marguerite Yourcenar a pleinement conscience que ce


chant de désespoir et d’immense étonnement fait résolument partie de
la grande poésie de son époque à laquelle elle est profondément
sensible. Comme chacun, elle a fait des choix. Et qu’importe, à ses
yeux, d’être ou pas en phase avec l’air du temps et en accord avec les
modes en vigueur dans les cénacles de l’avant-garde poétique

vers de la même chanson (How many years…). Enfin, elle citera à nouveau ce beau
poème sous le titre « Sagesse de Bob Dylan », dans La Voix des choses [VC, p. 64],
recueil intime qui regroupe certains des textes qui lui sont le plus chers.
286
Lettre à Jeanne Carayon, 13-15 novembre 1975, L, p. 477-478.
287
Radioscopie Marguerite Yourcenar, entretien avec J. Chancel, Monaco, éditions
du Rocher, op. cit., p. 96.
288
En 1976, Yourcenar explique à son amie Jeanne Carayon que la chanson qu’elles
aiment toutes les deux vient d’être interdite par le gouvernement de la Corée du Sud
qui la juge « séditieuse » et lui précise : « C’est d’ailleurs un honneur pour Dylan,
poète inégal, mais bouleversant là où il est grand. » Voir lettre du 18 janvier 1976, L,
p. 486.
289
Lettre à Dominique Aury, 25 octobre 1977, citée par l’auteur dans « Marguerite
Yourcenar et la poésie populaire : des chants grecs anciens à Bob Dylan », Bulletin de
la SIEY, n˚ 23, décembre 2002, p. 124.
240 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

parisienne si elle préfère les vers de Bob Dylan à ceux de René Char
ou d’Yves Bonnefoy.
IV
MARGUERITE YOURCENAR
CRITIQUE DE POÉSIE

De la lecture passionnée à l’écriture critique

Grande lectrice de poésie, il était presque fatal que Marguerite


Yourcenar ressente la nécessité de faire partager ses impressions de
lecture, en s’adonnant à la critique littéraire. Il semble d’ailleurs que,
chez elle, comme chez bien d’autres auteurs, la critique soit un
prolongement naturel de la lecture. Dans le cas de Yourcenar, le livre
lu n’est-il pas le premier lieu où s’exerce son talent de critique ? À
travers son activité de marginaliste dont nous avons souligné la
fécondité, l’écrivain propose souvent une lecture très personnelle,
première étape d’une réflexion qui demeurera dans les limbes de sa
bibliothèque ou deviendra la matière d’un article, d’un essai ou d’un
livre.
L’écriture critique représente un pan important de l’œuvre
yourcenarienne, comme en témoignent les nombreux essais et articles
réunis en volumes, qui jalonnent la carrière de l’écrivain : Sous
bénéfice d’inventaire, Le Temps, ce grand sculpteur, En Pèlerin et en
étranger, Le Tour de la prison auxquels il convient d’ajouter son livre
Mishima ou la vision du vide. Si les centres d’intérêt de Marguerite
Yourcenar critique sont très divers (arts plastiques, histoire, cultures
orientales, voyages…), les études qu’elle a consacrées à quelques
grands écrivains (Selma Lagerlöf, Thomas Mann, Mishima,
Borges…) sont sans doute les plus marquantes. On ne s’étonnera pas
que les poètes et la poésie occupent une bonne part de l’espace
critique yourcenarien. Ainsi Pindare, Oppien, Agrippa d’Aubigné,
Basho, Rilke, Borges mais aussi un grand poème de la tradition
médiévale hindoue, la Gita-Govinda… lui ont inspiré des textes tout
aussi passionnants. Il convient d’ajouter à ce corpus, les préfaces et
textes de présentation, d’une qualité souvent exceptionnelle, qui
précèdent ses principales traductions de poésie, comme ceux
242 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

consacrés à Cavafy, aux poètes grecs anciens, à la poésie populaire


afro-américaine, à Hortense Flexner… Au final, la poésie représente
une part relativement importante de son œuvre critique.
Marguerite Yourcenar prenait son rôle de critique très au
sérieux, l’activité de commentatrice de l’œuvre d’un autre créateur
n’avait pour elle rien de secondaire. Comme on peut le vérifier à
Petite Plaisance, chacun des essais qu’elle a consacrés à un écrivain,
lui demandait d’amples campagnes de lectures dont témoignent, dans
sa bibliothèque, les multiples annotations qui couvrent, notamment, un
grand nombre de volumes de Borges et de Caillois. D’ailleurs ce n’est
pas, sans un certain vertige, que l’écrivain acceptait de se lancer dans
l’écriture d’un nouvel essai, tant Yourcenar a conscience, comme elle
l’écrit à son ami Nicolas Calas, de

la fascination et [du] danger de ces sujets critiques dans lesquels


on perd continuellement pied. Quand il s’agit de création pure, on
est libre, mais c’est au contraire une tâche souvent presque
désespérante de devoir mettre ainsi à la fois toute son imagination
et aussi tout son jugement critique au service d’un autre, et la peur
de se tromper du tout au tout en est centuplée à chaque ligne.1

Pour le poète qu’elle est, s’immerger dans l’œuvre d’Agrippa


d’Aubigné ou de Borges est donc un exercice périlleux, qui requiert
une vigilance constante, afin d’équilibrer la part d’imagination et de
jugement critique qui constituent les deux éléments nécessaires à
Yourcenar pour se transporter au cœur de l’œuvre qu’elle entend
analyser. Comme l’écrit Yves-Alain Favre, « elle n’aborde pas les
œuvres d’autrui d’une manière superficielle et ne se contente pas de
noter quelques impressions de lecture. Critique avertie et documentée,
elle sait allier à l’érudition la plus précise une sensibilité poétique qui
lui permet de s’aventurer dans les profondeurs secrètes de l’œuvre
d’art. »2 Ce n’est pas en spécialiste qu’elle lit et critique une œuvre
mais en écrivain qui pense que « seuls les poètes font de la critique qui
va au cœur du sujet (Coleridge, Hugo, Proust) ; la plupart des autres
tombent dans de limitantes formules, et il semble que ce qui est au

1
Lettre à N. Calas, 18 février 1962, L, p. 162-163.
2
Yves-Alain FAVRE, « Marguerite Yourcenar dans le labyrinthe de l’art », Voyage et
connaissance dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, Pise, Libreria Goliardica, coll.
« Histoire et critique des idées », 1988, p. 113.
YOURCENAR, CRITIQUE DE POÉSIE 243

centre même de l’écrivain leur échappe. »3 Ce jugement sévère ne doit


pas étonner chez un auteur qui s’est toujours méfié des commentateurs
de ses propres écrits et a professé de sérieuses réserves à l’égard de la
critique professionnelle, qu’elle soit journalistique ou savante. Hostile
à la plupart des doctrines critiques apparues au XXe siècle, elle refuse
d’enfermer le poète ou le texte qu’elle aborde dans une quelconque
grille d’analyse. Pour elle, la seule méthode critique possible naît de la
lecture approfondie des œuvres qu’elle entend révéler. Si l’on
considère l’ensemble de ses écrits critiques, on note qu’elle ne
privilégie pas un aspect de l’œuvre ou un type d’information en
particulier, mais semble vagabonder en toute liberté au cœur du texte
qu’elle imprègne de sa propre sensibilité. Éléments biographiques,
analyse du contexte social et historique de l’œuvre, remarques
stylistiques, genèse du manuscrit, réflexions sur le destinataire de
l’ouvrage, étude de réception… tout lui paraît utile pour révéler les
richesses enfouies dans un poème ou l’itinéraire singulier d’un auteur.
Cette conception de la critique, que l’on peut qualifier
d’impressionniste, ne se reconnaît nul maître mais nous savons que
Yourcenar a vu en Hugo, Proust ou Gide de prestigieux ancêtres,
sinon des modèles. Elle appréciait également l’approche critique, à la
fois sensible et érudite, d’un Caillois. C’est dans ce voisinage-là qu’il
convient donc de situer la pratique critique de Yourcenar.
Si elle adopte pour chaque œuvre qu’elle aborde, une stratégie
critique particulière que semble lui imposer le texte qu’elle analyse ou
son histoire, elle utilise dans la quasi-totalité de ses études, les outils
de la pensée analogique pour caractériser un poète et une œuvre. Ce
procédé rhétorique courant prend pourtant chez Yourcenar un
caractère si répandu, qu’il finit par définir pleinement sa démarche
critique qui multiplie les associations, met à jour les correspondances,
souligne des parentés qui existent entre des auteurs, des mouvements
artistiques, des époques, des pays, des cultures…apparemment
éloignés les uns des autres. Cette manière de faire est plus qu’une
méthode, c’est une nécessité pour celle qui considère qu’on « ne se
livrera jamais assez au travail passionnant qui consiste à rapprocher
les textes. »4 Elle aurait pu ajouter, les époques, les continents et les
hommes. Dans son essai sur « Les Tragiques d’Agrippa D’Aubigné »,

3
Lettre à Jeanne Carayon, 25 juillet 1975, L, p. 464.
4
« Carnet de notes » de Mémoires d’Hadrien, MH, p. 530.
244 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

l’évocation de l’horreur des bûchers dans lesquels périrent tant


d’hérétiques, est mise en relation avec les sinistres pogroms du XXe
siècle, Buchenwald et Hiroshima 5. Le poète de la Renaissance
annonce, selon Yourcenar, Hugo, Vigny, Mallarmé ou Valéry6. Les
écrits et la personnalité d’Oscar Wilde lui donnent l’occasion
d’évoquer un nombre impressionnant d’écrivains auxquels l’auteur de
De Profundis, n’est parfois que très vaguement apparenté : Suétone,
Macaulay, Dante, Baudelaire, Swinburne, Verlaine, Shakespeare,
Maeterlinck, Flaubert…7 Yourcenar est coutumière de ce procédé
analogique qui fait de chacun de ses textes de véritables constellations
de poètes qui semblent dialoguer à travers les siècles, les langues et
les sensibilités. Souvent, elle jette des ponts entre plusieurs disciplines
artistiques. Ainsi pour évoquer les gravures de Piranèse8 ou les
tableaux de Poussin9, nous avons signalé qu’elle convoquait de
nombreux poètes aptes à traduire ses impressions personnelles. Nous
pourrions multiplier les exemples, tant ces échos intertextuels
imprègnent l’écriture de Yourcenar et révèlent sa vision esthétique.
Comme l’a souligné Henk Hillenaar, à propos de l’accumulation de
noms d’artistes dans l’essai sur Agrippa d’Aubigné, « [c]ette manière
d’écrire assure au texte son extension, car chaque nom "essaime",
devenant à son tour un centre d’où rayonnent ou qui attire récits,
pensées, images. »10 Ces constellations de noms et d’œuvres qui
scintillent de manière harmonieuse dans le ciel de la critique
yourcenarienne expriment, encore une fois, cette inépuisable quête de
l’universel dont nous savons qu’il est l’un des fondamentaux de la
pensée yourcenarienne. Situer un poète ou un livre parmi des dizaines
d’autres, deviner sous l’apparente diversité culturelle, d’invisibles
liens de parenté entre les époques, les cultures, les histoires revient
pour Yourcenar à replacer l’artiste universel au centre d’une galaxie
qui ne connaît pas les frontières du temps et de l’espace. Il arrive
pourtant que ces multiples faisceaux de correspondances entre poètes,
civilisations et époques différentes, ces incessantes associations entre

5
Voir SBI, p. 30-31.
6
Ibid., p. 35.
7
Voir « Wilde rue des Beaux-Arts », PE, p. 499-509.
8
Voir « Le Cerveau noir de Piranèse », SBI, p. 75-108.
9
Voir « Une exposition de Poussin à New York », PE, 468-473.
10
Henk HILLENAAR, « Les essais de Marguerite Yourcenar : analogie et éternité »,
Voyage et connaissance dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 125.
YOURCENAR, CRITIQUE DE POÉSIE 245

des œuvres, des écoles esthétiques, des épisodes de la grande ou de la


petite histoire alourdissement tellement le texte yourcenarien qu’ils
finissent par désorienter le lecteur et neutraliser le message.
Yourcenar pratique une critique résolument subjective qui
n’est pas sans rappeler l’enthousiasme romantique usant et abusant de
l’hyperbole, que ne dédaigne pas parfois l’auteur. Elle s’implique
personnellement dans chacune de ses études, dans laquelle, on devine
aisément le sujet écrivant qui se situe par rapport à l’objet de son
l’analyse, exprime ses propres émotions de lectrice et impose avec
« autorité » ses propres points de vue. Pour Yourcenar, lire Basho,
Caillois ou Borges, c’est avant tout se lire à travers le prisme de ces
trois poètes qui lui servent de miroir. Le critique Jean Roudaut estime
même que la plupart des essais yourcenariens sont « des fragments
d’une œuvre romanesque et autobiographique. […] Les essais
critiques sont ainsi une forme de l’autobiographie : les auteurs
évoqués représentent une constellation spirituelle, un univers. Ce qui
est dit de Cavafy est l’aveu indirect de ce qui ne peut se dire de soi »11.
Cette analyse que nous partageons, ouvre des perspectives
intéressantes. C’est donc en gardant à l’esprit le point de vue de Jean
Roudaut, repris et approfondi depuis par un certain nombre de
commentateurs, que nous abordons trois poètes auxquels Yourcenar a
consacré un texte critique : Pindare, Agrippa d’Aubigné et Basho.
Nous avons choisi d’analyser des poètes d’époque, de culture, de
langue, de pays et d’inspiration différents, afin de souligner, une
nouvelle fois, la grande diversité des intérêts poétiques yourcenariens.
Dans les choix mêmes des œuvres et des destins poétiques qui
l’inspirent, Yourcenar, encore une fois, se trahit ou plutôt se révèle.

Pindare, l’ancêtre presque parfait

Nul ne s’étonnera que Yourcenar consacre son premier


ouvrage critique à un poète grec ancien. Son Pindare est même, selon
ses propres mots, « mon premier ouvrage "sérieux" »12. C’est en tout
cas, après ses deux livres de poésie composés durant l’adolescence,
son premier projet ambitieux mené à son terme dans la seconde moitié

11
Jean ROUDAUT, « Une autobiographie impersonnelle », La Nouvelle Revue
Française, n° 310, novembre 1978, p. 76.
12
Lettre à Olga Peters, 20 mai 1950, Fonds Yourcenar.
246 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

des années vingt. Le jeune poète aurait entrepris cette biographie


critique du grand écrivain thébain vers 1925-192613, alors qu’elle n’a
guère plus de vingt-deux ans et qu’elle est tout imprégnée de la lecture
passionnée des poètes de la Grèce ancienne qui ont nourri ses années
de formation. Influencée par la vogue, dans ces années-là, des
biographies grand public, souvent romancées, dont elle semble avoir
été une grande lectrice, Yourcenar, alors avide de succès, choisit
pourtant « le poète le plus difficile pour m’imposer une discipline et
travailler dur »14, reconnaîtra-t-elle en 1968. Armée de sa passion du
grec ancien et de la poésie de Pindare, elle se plonge donc dans son
univers et compose un livre qui mêle des éléments biographiques,
historiques et culturels, des considérations sur sa poésie et une
méditation sur le rôle et la place du poète dans la cité. Rémy Poignault
voit d’ailleurs dans ce livre « une ébauche de deux genres où
Marguerite Yourcenar parviendra à la plus grande maîtrise, les
mémoires fictifs, où le "je" remplace la troisième personne de la
biographie, et la présentation critique de poètes accompagnée de
traductions d’extraits. »15 Divisé en trois chapitres (La Jeunesse,
L’Œuvre, La Maturité et la vieillesse), l’ouvrage propose une lecture
de Pindare, de son temps et de « sa race », selon la terminologie de
l’époque. Le jeune écrivain, qui signe avec Pindare ses premières
traductions de grec ancien, propose une vision plutôt complète de la
poétique pindarienne. « Poète de la perfection rythmique »16 et du
mouvement17, chantre « de la cité plus que de la nation, de la famille
plus que de la cité, des dieux plus que de la famille. Ce n’est pas un
combattant, c’est un témoin »18, note Marguerite Yourcenar pour qui
Pindare est avant tout le « poète qui exprima dans ses vers la sagesse
13
Dans la « Chronologie » de la Pléiade, M. Yourcenar situe en 1926 la composition
de son livre sur Pindare, date retenue par la plupart des commentateurs de son œuvre,
mais une lettre de Yourcenar à Olga Peters indique l’année 1925, comme date
d’écriture. Voir Ibid. Ailleurs, elle affirme même qu’elle a écrit son essai « à dix-huit
ou vingt ans », c’est à dire entre 1921 et 1923, ce qui est fort peu crédible. Voir
« Marguerite Yourcenar. Entretiens avec des Belges », Bulletin du CIDMY, n° 11,
1999, p. 27. À Matthieu Galey, elle déclare avoir composé le livre « à l’âge de dix-
huit ans », version encore plus incroyable. Voir YO, p. 38.
14
Voir « Marguerite Yourcenar. Entretiens avec des Belges », op. cit.
15
R. POIGNAULT, L’Antiquité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Littérature,
mythe et histoire, op. cit., p. 14.
16
P, p. 1441.
17
Voir ibid., p. 1465.
18
Ibid., p. 1463.
YOURCENAR, CRITIQUE DE POÉSIE 247

impersonnelle des ancêtres, […] homme du passé, plus occupé des


traditions des vieilles races semi-divines que des libres esprits prêts à
se faire jour en Attique. »19 Ce qui semble toucher la jeune critique,
c’est paradoxalement la difficulté d’accès de l’œuvre pindarienne sur
laquelle elle revient à plusieurs reprises. Nous savons que c’est
justement la réputation de « poète difficile » de Pindare qui a été l’une
des motivations de Yourcenar pour écrire sur lui :

Il n’affectionne pas exclusivement les épithètes rituelles


d’Homère. Il n’abuse pas non plus des comparaisons trop
longues ; ses images sont denses et brèves. C’est ce qui contribue
à sa réputation d’hermétisme. Assurément, cette poésie savante
demande une initiation : on n’accède pas de plain-pied au
sanctuaire. Pour comprendre une ode de Pindare, il faudrait
posséder les légendes des familles, être au fait des superstitions de
l’époque, distinguer les emprunts aux poètes antérieurs et ce par
quoi il diffère ou se rapproche des poètes de son temps. C’est
beaucoup. Cela revient à dire que pour connaître une chose, il les
faudrait connaître toutes.20

Au-delà de l’aveu d’impuissance du critique novice, qui a le


vertige devant la complexité de la tâche à laquelle il s’est attelé,
Yourcenar annonce, dans ces lignes écrites au milieu des années vingt,
la méthode de travail qui va être la sienne, des années durant, pour
pénétrer au cœur de l’âme d’un empereur romain, de l’œuvre d’un
poète néo-hellénique ou de la culture poétique afro-américaine. La
formule « pour connaître une chose, il les faudrait connaître toutes »,
n’annonce-t-elle pas les fameuses « règles du jeu » des « Carnets de
notes » de Mémoires d’Hadrien : « tout apprendre, tout lire,
s’informer de tout, et, simultanément, adapter à son but les Exercices
d’Ignace de Loyola ou la méthode de l’ascète hindou qui s’épuise, des
années durant, à visualiser un peu plus exactement l’image qu’il crée
sous ses paupières fermées »21 ? Lorsqu’elle s’attaque à Pindare, la
jeune Yourcenar n’a pas encore atteint la maturité critique nécessaire
pour expérimenter une telle méthode. Sans doute cela explique-t-il
pourquoi elle reniera ce premier essai critique qui ne manque pourtant
pas de qualités.

19
Ibid., 1455.
20
Ibid., p. 1483-1484.
21
« Carnets de notes », MH, p. 528.
248 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Œuvre de jeunesse, Pindare trahit peut-être d’autant plus son


auteur, dont on discerne la trace à plusieurs endroits du livre. Jean
Blot va jusqu’à deviner dans ce qu’il considère comme « une œuvre
intermédiaire, ou charnière, entre critique et récit et qui, mieux que les
premiers romans, annonce les grandes œuvres de la maturité »22,
l’ombre de Yourcenar derrière la silhouette de Pindare. Citant, son
fameux vers, « L’homme est le rêve d’une ombre », il affirme :

L’homme, c’est Pindare ; l’essai nous conte le rêve d’une ombre, à


savoir son auteur. Cette relation de l’auteur à son sujet est
paradigmatique. Toujours l’auteur sera une ombre ; l’œuvre, un
rêve entrepris au sujet d’une réalité qu’on ne peut plus atteindre
que par le rêve ; l’homme enfin, produit par le rêve, inaccessible,
invérifiable, sans cœur et souverain, deviendra un mythe.23

Et c’est bien de mythe qu’il s’agit lorsque Yourcenar retrace


la fable pindarienne. Si la jeune femme de lettres est présente dans son
Pindare, c’est sans doute à travers les nombreuses remarques distillées
dans le texte, non seulement à propos de l’auteur des Olympiques,
mais aussi de la poésie en général, du rôle du poète dans la cité
grecque, et par extension du « poète éternel », tel qu’elle l’imaginait
dans sa jeunesse. Nous savons que Yourcenar affectionne
particulièrement les généralisations, ces affirmations globalisantes qui
prennent, dans ses écrits critiques, la forme de sentences définitives
qui finissent par s’apparenter à des maximes. De cette manière,
l’écrivain confère une certaine autorité à des affirmations souvent
subjectives qui révèlent davantage la pensée ou la conception de leur
auteur que du sujet qu’il analyse. Yourcenar use et même abuse de ce
procédé dans son essai biographique :
Ayons la sincérité de le reconnaître : toute poésie est artificielle en
ce qu’elle transfigure la vie. Ne disons pas mensongère. Le
mensonge est dans les pensées ; l’artifice est dans les phrases.24
[…]
La poésie a deux pôles : par ses sujets, elle fait penser à la
sculpture, par ses rythmes, elle appartient à la musique.25
[…]

22
Jean BLOT, Marguerite Yourcenar, Seghers, 1980, p. 46.
23
Ibid., p. 55.
24
Ibid., p. 1485.
25
Ibid., p. 1486.
YOURCENAR, CRITIQUE DE POÉSIE 249

Les poètes, à demi perdus dans la vie élémentaire, sont comme les
prêtres de Dodone : ils prennent pour truchements de leurs oracles
les chênes mystérieux auxquels parlent les vents.26
[…]
La solitude, obscure ou glorieuse, est l’atmosphère des poètes. Ils
s’en protègent. Elle les isole.27

Ces quelques exemples, parmi bien d’autres, révèlent tout


autant Pindare que sa jeune exégète, qui distille, inconsciemment,
dans son essai sa propre conception de la poésie et sa propre vision du
poète, d’hier et d’aujourd’hui. Il y a parfois de l’ironie dans les
jugements du critique novice qui, à l’issue d’un livre de presque 300
pages à la gloire d’un poète monumental, mort depuis vingt-cinq
siècles, affirme : « Il ne serait pas bon […] que les poètes reviennent
de l’au-delà pour ajouter à leur œuvre : pour le peu que même les plus
grandes ont à dire, c’est déjà trop d’une seule vie. »28 Sans doute, cette
remarque, qui ne manque pas d’étonner chez un esprit si pétri de
gloires anciennes et classiques, peut s’entendre comme une
revendication implicite du jeune écrivain en quête de reconnaissance
que Yourcenar aspirait à être quand elle écrit cela, une manière de dire
« place aux jeunes », avec humour et ironie.

Le manuscrit de Pindare est resté plusieurs années au fond


d’un placard des éditions Grasset où son auteur l’avait envoyé, avant
qu’un lecteur de la maison, André Fraigneau, ne l’exhume et décide
de le publier. L’unique édition du livre paraît donc en avril 1932,
précédée d’une prépublication de la quasi-totalité de l’essai dans
quatre livraisons du Manuscrit autographe, entre mars et décembre de
l’année précédente. Publié un an après son médiocre roman, La
Nouvelle Eurydice, plutôt froidement accueilli par la critique, Pindare
n’a soulevé guère plus d’enthousiasme. Même l’influent et amical
Edmond Jaloux, premier critique d’importance à avoir souligné le
talent du jeune auteur d’Alexis ou le Traité du vain combat, n’écrira
pas d’article sur le nouvel opus de sa protégée. En 1936, dans la
chronique qu’il consacre à Feux, il soulignera tout de même que
Pindare est un « excellent ouvrage »29. Mais en 1932, la critique n’est

26
Ibid., p. 1508.
27
Ibid., p. 1510.
28
Ibid., p. 1518.
29
Voir « L’Esprit des livres », Nouvelles littéraires, 19 décembre 1936.
250 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

pas aussi indulgente. Robert Brasillach, en particulier, qui consacre


une de ses causeries littéraires de L’Action française à l’évocation
d’un sujet qu’il connaît bien, est d’une sévérité qui frôle la
méchanceté :

Cet ouvrage ne nous donne aucune clarté sur Pindare, et, ce qui est
peut-être pire, ne nous donne aucune envie de le lire. […] Mme
Yourcenar connaît pourtant beaucoup de choses, et ne nous
épargne pas bien des détails sans grand intérêt. Mais il lui manque
d’abord […] le sens de la vie. Ce qui fait que cette entreprise si
curieuse, que nous avions abordée avec la plus grande sympathie,
n’est dans l’ensemble qu’un froid devoir de bonne élève- mettons
un diplôme d’études supérieures. […] C’est bien le plus grand
reproche que nous puissions faire à Mme Yourcenar : ni par ses
traductions ni par ses commentaires, elle n’a rapproché de nous
l’ancien poète. Il nous demeure aussi étranger qu’auparavant, plus
étranger encore, car nous ne comprenons dans le livre de son
récent exégète rien de ce qui l’a poussé à écrire et à vivre.30

Une charge aussi féroce a certainement peiné le jeune écrivain


qui escomptait connaître quelque succès avec ce livre. Quelques
années plus tard, un critique plus bienveillant, Gonzague Truc, lui
trouvera de grandes qualités :

elle [M. Yourcenar] ne laisse pas de traiter cet auteur difficile en


technicien, c’est-à-dire en philologue, autant qu’en poète et nous
dirions volontiers en devin. Elle le fait revivre dès son origine et
ses enfances ; elle le suit dans son inspiration ; elle en comprend le
lyrisme, et des contours très précis qu’elle restitue, elle le traduit
dans une langue originale et pleine de saveur. Et comment ne
l’eût-elle pas fait, goûtant comme elle la goûte la poésie grecque.31

Mais lorsqu’à la fin des années trente, Gonzague Truc


prononçait ces paroles réconfortantes dans une conférence, en
Belgique, Yourcenar avait sans doute déjà constaté les insuffisances
de son livre, qu’elle refusera de voir rééditer, tout comme ses deux
premiers livres de poésie et son roman La Nouvelle Eurydice. « [C]e

30
Robert BRASILLACH, « La Causerie littéraire », L’Action française, 2 juin 1932.
Repris dans Œuvres complètes, tome XI, édition annotée par Maurice BARDÈCHE,
Au Club de l’honnête homme, 1964, p. 271-274.
31
G. TRUC, « L’Œuvre de Marguerite Yourcenar : 1929-1938 », Études littéraires,
avril 1979, Les Presses de l’Université Laval, p. 24.
YOURCENAR, CRITIQUE DE POÉSIE 251

très médiocre ouvrage qu’est Pindare32 » ; « mon très insuffisant


Pindare »33 ; « une mauvaise étude »34… Durant toute sa vie, l’auteur
ne cessera de souligner les manques de ce qu’elle considère comme un
« travail d’écolier », comme elle l’indique à Patrick de Rosbo en 1969,
ajoutant : « Je ne savais pas à l’époque assez de grec, et assez de
Pindare, pour me lancer dans cette aventure. »35 On ignore à quel
moment précisément Marguerite Yourcenar a pris la décision de
réécrire son Pindare afin de rendre justice au poète dont elle n’a
jamais cessé de fréquenter l’oeuvre. Ce qui est certain, c’est que dès
1950 l’idée semble envisageable, comme l’atteste une lettre à Olga
Peters à laquelle elle écrit :

je dirai simplement que bien entendu je ne le republierai plus


aujourd’hui, si j’en avais l’occasion, sans d’innombrables
corrections, d’abord parce qu’entre temps j’ai appris un peu mieux
le grec que je ne le savais à cette époque, ensuite parce que, écrit
en vue d’une « collection » de biographies d’écrivains célèbres,
telle qu’il s’en publiait beaucoup dans ces années-là, il n’est pas
exempt de certains défauts du genre.36

Réécrire Pindare devient un véritable projet au milieu des


années cinquante. Dans deux lettres à son éditeur et ami Charles
Orengo, elle aborde la question37. Mais il semble qu’elle ne se soit
mise véritablement au travail qu’en 1962, année où elle inscrit dans
ses carnets, à la rubrique « Projets littéraires » : « Inachevé : révision
Pindare »38. En réalité, elle abandonne très vite le travail de refonte
accompli en avril de cette année-là. Si l’on en croit une lettre au
critique Jacques Brenner, le projet est de nouveau d’actualité en 1965 :
« Votre mention de mon lointain Pindare me donne l’envie de réviser
et de republier un jour ce livre de jeunesse. On ne parle pas assez de
cette espèce d’injection de courage faite par le critique aux écrivains.
L’effet en est immédiat et bien salutaire ! »39 Cet encouragement de

32
M. YOURCENAR, lettre à Simon Sautier, 8 octobre 1970, L, p. 360.
33
M. YOURCENAR, lettre à Yannick Guillou, 18 novembre 1985, L, p. 664.
34
YO, p. 38.
35
M. YOURCENAR, lettre à Patrick de Rosbo, 25 août 1969, Fonds Yourcenar.
36
Lettre à Olga Peters, 20 mai 1950, Fonds Yourcenar.
37
Voir en particulier les lettres du 6 février et du 14 mars 1956, Fonds Yourcenar.
38
Voir dossier « Affaires courantes (suite) », Fonds Yourcenar.
39
Lettre à Jacques Brenner, 6 septembre 1965. Citée dans « Littérature (P-Z) »
Librairie Henri Vignes, catalogue n° 41, automne 2002, p. 47.
252 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Brenner ne portera pas ses fruits et, en 1973, Yourcenar décide


finalement de « [n]e pas réviser Pindare, que je ne rééditerai pas ; les
7 pages sur Pindare dans La Couronne et la Lyre suffiront comme
amende honorable »40. Il aura donc fallu plus de quatre décennies pour
que l’écrivain parvienne à « faire, en quelque sorte, [s]es excuses »41 à
un poète qu’elle admirait et qu’elle estimait avoir traité avec légèreté.
Dans la notice de plusieurs pages de La Couronne et la lyre
(1979) qui précède sa traduction de quelques fragments d’un poète
qu’elle juge, à juste titre, « difficile, sinon impossible, à bien
traduire »42, Yourcenar répare ce qu’elle considère comme une erreur
de jeunesse. Elle propose, en condensé, une « nouvelle » lecture de la
splendide et complexe poésie pindarique, qui incarne, selon elle, « une
fin autant qu’un apogée. »43 S’il est certain que le court texte de la
maturité, inséré dans son anthologie de la poésie grecque ancienne,
évite les défauts de jeunesse et la tonalité romantique du Pindare des
années vingt, il n’en demeure pas moins que nombre des idées sur le
poète qui a fasciné Ronsard, Goethe, Hölderlin et Hugo, contenues
dans La Couronne et la lyre, sont déjà présentes dans l’essai publié en
1932, chez Grasset.
Plusieurs critiques yourcenariens et certains hellénistes se sont
d’ailleurs interrogés sur la sévérité extrême de l’auteur à l’égard de
son premier texte critique, finalement adjoint aux « textes oubliés »,
dans le second volume de ses œuvres, dans « La Bibliothèque de la
Pléiade ». Michel Grodent considère le Pindare « interdit », comme
« un livre suggestif, non pas scolaire mais "solaire", et quelquefois
ironique, dont on peut s’étonner qu’elle [Yourcenar] l’ait jugé
médiocre au point d’en interdire la republication. Bien avant
Mémoires d’Hadrien […] elle se montre pleinement humaniste, au
sens où le voulait Émile Faguet […] Grâce à elle qui ne cesse de
dépoussiérer, de revivifier, on voit, on entend, on respire un Pindare
"sensible à la beauté des choses" »44. Un autre spécialiste de la
littérature grecque antique, Maurice Lebel, juge le livre tout
simplement « magistral » :

40
SII, p. 41.
41
Voir « Marguerite Yourcenar. Entretiens avec des Belges », op. cit.
42
CL, p. 165.
43
Ibid., p. 162.
44
Michel GRODENT, « L’hellénisme vivant de Marguerite Yourcenar », Revue de
l’université de Bruxelles, n° 3-4, 1988, p. 57.
YOURCENAR, CRITIQUE DE POÉSIE 253

chaque phrase ruisselle de lectures ; il est marqué au coin de


jugements fort nuancés et truffé d’observations pénétrantes,
notamment sur la musique et la poésie grecques. […]
Le Pindare de Marguerite Yourcenar [déborde] de fraîcheur et de
jeunesse, de finesse et de savoir...45

Mais, comme nous l’avons signalé, l’intérêt du Pindare de


Yourcenar va au-delà de son degré de pénétration de la poétique de
l’auteur de quelques unes des plus belles odes consacrées à la beauté
des corps et au courage des athlètes et des héros olympiens. Dans ce
livre, où l’auteur, visible nulle part mais présent partout, selon la
théorie romanesque flaubertienne que Yourcenar a fait sienne, analyse
l’œuvre d’un de ses lointains ancêtres en poésie. Elle élabore
également sa propre poétique, comme l’a si justement montré François
Wasserfallen :

L’essai biographique expose clairement le pouvoir trans-temporel


du langage poétique, ne serait-ce que par le retour effectué à un
poète si lointain, si fondateur. L’ode héroïque, célébrant les dieux,
les demi-dieux, glorifiant le héros ou le vainqueur des jeux comme
un intermédiaire entre le monde d’ici-bas et le divin au-delà
correspond à la sacralisation de la langue poétique effectuée par
Marguerite Yourcenar.
[…]
Le rôle de conservateur du poète est donc affirmé comme une
nécessité. L’inscription mémoriale bénéficie stylistiquement des
formes fixes et riches d’une versification complexe : les formes
sont la mémoire indéniable d’une époque, une trace mieux
identifiée que les thèmes et les propos.46

En choisissant de consacrer un essai à Pindare, au milieu de


l’effervescence poétique révolutionnaire des années vingt, la jeune
Yourcenar se situe naturellement du côté d’un héritage poétique et
historique millénaire, qu’elle estime plus que jamais vivant, plutôt que
du côté de la rupture fracassante, qui aboutit selon elle, à l’époque de
l’écriture de son livre, à « une poésie souvent balbutiante »47, comme

45
Maurice LEBEL, « Marguerite Yourcenar traductrice de la poésie grecque »,
Études littéraires, Presses de l’université Laval, avril 1979, p. 68-69.
46
François WASSERFALLEN, « Aspects de la temporalité dans la poésie de
Marguerite Yourcenar avant 1939 », Bulletin de la SIEY, n° 8, juin 1991, p. 65.
47
P, p. 1447.
254 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

elle l’écrit dans son Pindare. Aux jeux d’enfants des surréalistes, elle
préfère les jeux sacrés des athlètes et héros grecs et l’immortelle
perfection pindarique.

Agrippa d’Aubigné, l’insurgé magnifique

Si Marguerite Yourcenar, souvent sévère avec ses propres


productions, n’a pas complètement renié son essai sur la poésie
d’Agrippa d’Aubigné, elle jugera, au début des années soixante-dix,
ce texte rédigé en 1960, « négligeable » parce qu’écrit « hâtivement
sur commande. »48. Composé au cours d’un voyage au Portugal,
l’essai sur le grand poète baroque connaît une première publication
dans La Nouvelle Revue Française, en novembre 1961, avant de
paraître dans des versions et sous des titres très légèrement différents,
dans deux volumes en 1962 : dans son recueil d’essais, Sous bénéfice
d’inventaire, mais aussi dans un Tableau de la littérature française de
Rutebeuf à Descartes, préfacé par Jean Giono, édité chez Gallimard
également. Avec Les Tragiques, œuvre monumentale qu’elle
considère comme l’un des sommets de la poésie épique française,
Yourcenar aborde une époque charnière et fiévreuse qui l’attire
particulièrement, notamment pendant les années soixante, durant
lesquelles elle compose son roman L’Œuvre au noir : la Renaissance.
Il est fort probable que la romancière, qui décrit l’Europe du XVIe
siècle, déchirée par les guerres et l’intolérance religieuses, a puisé
dans certains tableaux particulièrement sanglants des Tragiques,
matière à réflexion sinon une source d’inspiration. D’ailleurs, nous
savons que Yourcenar s’est inspirée du poème d’Agrippa d’Aubigné
pour créer au moins deux personnages secondaires de son roman, le
tailleur Adrian et sa femme49.
L’admiration que porte Yourcenar pour l’œuvre de « l’un des
plus grands, mais aussi des moins lus parmi les poètes de la
Renaissance française »50, semble en grande partie due à la place
particulière qu’il occupe dans l’histoire de la poésie française et à
« l’audace » – le mot revient à plusieurs reprises sous la plume de
Yourcenar – dont fait preuve son œuvre majeure, Les Tragiques.

48
Voir « Œuvres de Marguerite Yourcenar », S II, p. 42.
49
Voir « Note de l’auteur », ON, p 846.
50
« Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné », SBI, p. 22.
YOURCENAR, CRITIQUE DE POÉSIE 255

Yourcenar éprouve souvent une tendresse particulière pour les


perdants magnifiques, les héros tragiques et les poètes maudits. Selon
elle, Agrippa d’Aubigné, le persécuté, le combattant héroïque, le poète
vertueux dont la gloire littéraire a été « médiocre ou adverse »51, selon
sa propre expression, appartient à cette « caste » de poètes « d’un type
assez rare chez nous : celui de l’écrivain réfractaire, placé à contre-
courant de son siècle, habité par la chimère d’une honnêteté sans
compromis et d’une loyauté sans faille, ayant partie lié avec une cause
persécutée ou perdue. Pour Agrippa d’Aubigné […] la cause perdue
allait être la Réforme. »52 Dès les premières lignes de son essai,
l’auteur situe d’Aubigné parmi ces quelques poètes au destin tragique
qu’il admire particulièrement – Chénier, Maurice de Guérin… – et
auquel nous pensons qu’il s’est sans doute identifié. De la même
manière, ne peut-on deviner l’ombre de Yourcenar derrière cet
« écrivain réfractaire, placé à contre-courant de son siècle » ? En fait,
que représente Les Tragiques pour Marguerite Yourcenar ?

[Un] grand livre chaotique, [un] torrent désordonné de violence


oratoire […] cette œuvre épique est en réalité toute lyrique, unique
par son mélange de transcendance et de réalisme passionné,
sublime surtout par ses brusques départs et ses soudains arrêts, par
ces vers qui tout à coup fusent comme des voix, montent et
s’entrecroisent comme au cours d’un motet de la Renaissance.53

Elle admire l’unité et la force d’évocation de ces neuf mille


vers, et la puissance de ce chant imparfait mais audacieux, sans
équivalent dans la poésie française. Une telle épopée religieuse ne
peut se comparer, selon Yourcenar, qu’à l’œuvre d’un Dante ou d’un
Milton qu’elle cite à deux reprises dans son essai :

Dans un pays où plus qu’ailleurs les poètes se détournent de


l’actuel et de l’immédiat, préfèrent traiter une matière épurée,
distillée, quintessenciée déjà par la tradition littéraire,
l’extraordinaire audace de d’Aubigné consiste à avoir pris ainsi
pour matériau la substance brute de son siècle. Jusque dans leurs
biaisements et leurs outrances, par lesquels ils participent aux
passions du temps, Les Tragiques représentent l’effort confus d’un
contemporain des guerres de religion pour réévaluer les sanglants

51
Ibid., p. 24.
52
Ibid., p. 22.
53
Ibid., p. 34.
256 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

faits divers de son époque, pour les recomposer tant bien que mal
en termes de justice et d’ordre éternels.54

On peut s’étonner de voir Yourcenar faire ainsi l’éloge d’une


poésie directement inspirée par son époque, qu’elle oppose à ces
poètes dont elle est, qui « préfèrent traiter une matière épurée,
distillée, quintessenciée déjà par la tradition littéraire. » Mais sans
doute l’audace et la modernité d’Agrippa d’Aubigné ne sont-elles
compréhensibles pour elle qu’à travers les siècles d’histoire qui
séparent l’éclosion, à chaud, des Tragiques, œuvre déjà préromantique
à ses yeux, de leur redécouverte à l’âge romantique. C’est d’ailleurs
bien dans cette perspective qu’elle évalue la richesse et la fécondité
d’une œuvre littéraire, même imparfaite, comme le puissant poème de
d’Aubigné :

Il en est des Tragiques comme de ces monuments où les plus


riches matériaux ont été réunis et amenés à pied d’œuvre sans que
l’édifice rêvé ait jamais été définitivement accompli, et qui
abandonnés, béants, et presque inépuisables, ont servi de mines
aux générations suivantes.55

La postérité du poème fondateur du maître français du


baroquisme visionnaire, le critique l’entrevoit chez Hugo, mais aussi
chez Vigny, chez Mallarmé et jusqu’à Valéry dont il annoncerait
l’art56. C’est sans doute le point essentiel de la « démonstration »
yourcenarienne : la grandeur d’Agrippa d’Aubigné se mesure au
nombre mais surtout à la qualité des œuvres et des poètes qui se sont
nourris à ses Tragiques, œuvre source qui mérite donc pleinement sa
place, à l’instar de Pindare, dans le panthéon critique yourcenarien.

54
Ibid., p. 26.
55
Ibid., p. 35.
56
Voir Ibid.
YOURCENAR, CRITIQUE DE POÉSIE 257

Basho, l’errant immobile

« Basho sur la route », qui ouvre le recueil d’essais et de récits


de voyage, Le Tour de la prison, est davantage une évocation poétique
du célèbre maître du haïku qu’un essai critique sur son œuvre. En cela,
ce récit est très différent des principaux textes critiques, que
Yourcenar a consacrés à un poète ou à une oeuvre. Il mérite d’autant
plus qu’on s’y arrête. Ce texte de sept pages n’a certes pas l’ampleur
de la biographie critique consacrée à Pindare, ni de l’étude historique
sur Les Tragiques. Il n’en illustre pas moins une approche critique
singulière qui propose une évocation sensible, presque poétique, d’un
poète et de son œuvre. Cette promenade dans les pas du célèbre poète
du XVIIe siècle fait partie de l’écriture critique adoptée par Yourcenar
à la fin de sa vie. Ces textes de quelques pages, tels ceux réunis dans
Le Tour de la prison, proposent une vision sensible et prosaïque des
réalités du monde, des voyages, de l’histoire, de la poésie…, autant de
thèmes abordés à travers le prisme de la subjectivité assumée de
l’auteur, qui semble abandonner le point de vue autoritaire qui
caractérise un grand nombre de ses écrits critiques, pour adopter la
position plus humble du témoin fasciné ou du rêveur inspiré. « Basho
sur la route » est tout à fait représentatif de cette tendance.
Nous avons souligné le goût de Yourcenar pour la poésie
japonaise et la fascination qu’a exercée sur elle le Japon, sa culture et
ses valeurs, dont elle se sentait d’ailleurs à la fois proche et étrangère,
ayant l’impression, selon ses propres mots, de ne pas avoir trouvé « la
clé du royaume »57. Trouver la clé du pays du soleil levant, c’est, en
partie, le but du voyage de trois mois qu’elle a effectué au Japon, en
compagnie de son jeune ami Jerry Wilson, à l’automne 1982. Durant
ce séjour dont nous connaissons le détail grâce à de multiples sources,
en particulier, grâce aux récits qu’elle en fera dans plusieurs textes du
Tour de la prison, Yourcenar s’imprègne du mode de vie traditionnel
japonais et s’intéresse aux multiples facettes de l’art, de la culture et
de la religion zen. Elle effectue, notamment, un voyage dans le nord
du pays, sur les traces d’un poète dont elle connaît intimement
l’œuvre, Basho, qui occupe une place de premier plan dans la
littérature classique japonaise, non seulement en raison de son œuvre,

57
Voir Tsutomu IWASAKI. « Séjour au Japon de Marguerite Yourcenar », Les
Voyages de Marguerite Yourcenar, Bulletin du CIDMY, n° 8, 1996, p. 242.
258 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

mais aussi de son éthique de vie qui a inspiré, depuis le XVIIe siècle,
des générations de poètes japonais. Comme l’écrit Tsutomu Iwasaki,
traducteur de l’œuvre de Yourcenar en japonais et qui lui a servi de
guide et d’interprète durant ses pérégrinations à travers le Japon,
« Marguerite Yourcenar voulait suivre au moins partiellement les
traces de ce poète japonais, dont elle connaissait très bien la vie et
aimait les poèmes. D’ailleurs Basho préconisait, non pas la recherche
des traces des anciens elles-mêmes, mais la recherche de ce qu’ils
cherchaient. Je crois que le même esprit la poussait à ce voyage. »58
Ensemble, ils visitent Fukagawa, quartier populaire historique de
Tokyo où a vécu Basho, avant d’entreprendre son célèbre voyage dans
le Nord, en 1689. Ensuite, Yourcenar parcourt en quelques jours les
principales étapes de ce long voyage. Comme lui, près de trois siècles
plus tôt, elle contemple la magnifique baie peuplée d’îlots rocheux de
Matsushima, dont la beauté avait tellement impressionné le poète-
voyageur, qu’il dut renoncer à écrire son traditionnel haïku, en
hommage à la splendeur de la nature. Elle se rend également à
Hiraïzumi, qui représente l’extrémité nord du voyage de Basho,
célèbre pour son temple au toit couvert de feuilles d’or, Konjiki-dô,
qu’elle visite parmi la foule des touristes. Elle lui préfère la sérénité de
la colline boisée de cryptomères sacrés plusieurs fois centenaires
entourant le sanctuaire, que Basho a sans doute admiré avant elle.
Dans l’enceinte d’un temple bouddhiste voisin, Môtsûji, elle se
recueille devant une stèle en pierre naturelle sur laquelle est gravé un
des plus célèbres haïkus de Basho. Alors que Tsutomu Iwasaki
commence à lui traduire le poème : « Les herbes de l’été… »,
Yourcenar l’interrompt en citant de mémoire les deux vers suivants :
« Voici tout ce qui reste/ Des rêves des guerriers morts. » Le
« pèlerinage » se poursuit par une courte escale dans la petite station
thermale de Naguro où Basho est passé. À Ueno, ville natale du poète,
elle se promène autour du château. À Kyoto, elle tient à visiter
Rakushisha, la pauvre masure de Mukaï Kyoraï, l’un des plus célèbres
disciples de l’auteur japonais, qui y accueillit son maître et dont
l’évocation clôt de manière touchante « Basho sur la route »59.
Ce texte est né de ce voyage et en suit les principales étapes.
La vie et l’œuvre du maître de l’extase poétique et de la méditation

58
Ibid., p. 226.
59
Sur le récit du voyage de Yourcenar sur les traces de Basho, voir ibid, p. 219-243.
YOURCENAR, CRITIQUE DE POÉSIE 259

devant la nature, poète immobile et « homme ambulant »60 à la fois,


selon l’expression yourcenarienne, sont évoquées dans « Basho sur la
route », par petites touches, fragments textuels d’un voyage à la fois
réel et symbolique. Chaque temps d’arrêt devant un site, un monument
ou un endroit habité par Basho est l’occasion pour Yourcenar d’entrer
plus intimement en contact avec la poésie et l’éthique du poète qui a
révolutionné la forme très codifiée du haïku en lui insufflant une
charge émotionnelle et une subtilité particulières. Elle met en scène
dans tous ses aspects l’existence errante de Basho, qui devient un
personnage auquel elle prête vie. Pour cela, elle se sert de tout ce
qu’elle sait de lui et de son œuvre et restitue l’atmosphère de son
propre voyage sur ses traces. Ainsi « Basho sur la route » imbrique
subtilement savoir livresque et vécu personnel de l’auteur qui a
symboliquement fait l’expérience de la vie de Basho. En quelques
pages érudites et sensibles, Yourcenar mêle sa propre lecture de la
poésie à l’analyse du mode de vie du sage zen. Elle fait se rencontrer
le Japon dans lequel a vécu le poète et celui qu’elle découvre, trois
siècles plus tard, en mettant ses pas dans les siens. Tous ces éléments
confèrent à ce texte une originalité certaine et une puissance
d’évocation qui dépasse celle de la plupart des figures de poète
abordées dans l’œuvre critique yourcenarienne.
Le court essai s’ouvre sur un des textes les plus célèbres de la
littérature classique japonaise, extrait de Okuno hosomichi de Basho, à
la fois récit de voyage et journal poétique constitué de haïkus écrits en
cours de route :

Le jour et la nuit sont des voyageurs de l’éternité…Ceux qui


pilotent un bac ou mènent tous les jours leur cheval aux champs
jusqu’à ce qu’ils succombent sous la vieillesse voyagent aussi
continuellement. Bien des hommes de l’ancien temps sont morts
sur les routes. J’ai été tenté à mon tour par le vent qui déplace les
nuages, et pris du désir de voyager aussi.61

Yourcenar partage avec Basho ce puissant et fécond


désir de voyage, qui a pris chez la femme de lettres, une vigueur
nouvelle, au début des années quatre-vingt, durant lesquelles, à l’instar

60
« Basho sur la route », TP, p. 600.
61
Ibid., p. 599. Il s’agit d’une traduction de Marguerite Yourcenar d’après une version
en anglais, langue dans laquelle Yourcenar semble s’être familiarisée avec la
littérature japonaise, les écrits de Basho en particulier.
260 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

du héros de L’Œuvre au noir, elle effectue la dernière partie du tour


de sa prison, consciente pourtant que chacun porte en soi ses propres
barreaux : « Cet homme en marche sur la terre qui tourne (mais sait-il
qu’elle tourne ? En somme, il importe peu) est aussi comme nous tous
en marche au-dedans de lui-même »62, écrit-elle à propos du poète
japonais. « Basho sur la route », comme d’autres textes de ces années-
là, est un écrit crépusculaire. Elle y évoque un thème récurrent de son
œuvre, la mort, très présente dans la culture japonaise, en particulier
dans la coutume poétique du haïku final qui clôt en beauté toute noble
vie. Ainsi, l’évocation de la mort de Basho prend la forme d’une leçon
de vie :

On attendait avec une certaine avidité le poème traditionnel des


derniers moments, mais Basho avait dit depuis plusieurs années
déjà que tous ses poèmes étaient des poèmes des derniers
moments.
[…]
La nuit d’avant sa mort, Basho griffonna quelques lignes
inachevées qui n’étaient pas à proprement parler le rituel du
« dernier poème » ; mais ses disciples déçus durent s’en contenter.
Il s’y montrait errant en rêve sur une lande automnale63. Le
voyage continuait.64

Ce qui impressionne Yourcenar dans l’art poétique de Basho,


c’est cette faculté à traduire « l’éternité de l’instant »65 en dix-sept
syllabes. Bien d’autres aspects de l’art elliptique du haïku et de la vie
du poète « qui voit surtout dans les sons la ponctuation du silence »66,
la fascine. Elle était particulièrement réceptive à ses instants de
communion intime et muette avec la nature, aspect qui a trouvé chez
elle un écho profond. Sans doute s’est-elle partiellement identifiée à
cet ascète, comme elle, poète et voyageur, cherchant, loin de la foule,
dans l’assemblage patient des mots, un sens à l’existence. En suivant
Basho, pas à pas, Yourcenar expérimente une nouvelle manière
d’entrer en communion avec un poète qui la touche, très différente de

62
Ibid., p. 601-602.
63
Yourcenar évoque l’ultime haïku composé par Basho, juste avant de mourir :
« Tombé malade en voyage/ En rêve, je me vois errant/ Sur la plaine morte. »
64
« Basho sur la route », TP, p. 602.
65
Ibid., p. 600.
66
Ibid., p. 604.
YOURCENAR, CRITIQUE DE POÉSIE 261

celle qu’elle a adoptée pour rendre compte du génie de Pindare ou


d’Agrippa d’Aubigné.

Pindare, Agrippa d’Aubigné, Basho. Trois parcours critiques


yourcenariens. Trois époques, trois cultures, trois langues, trois
univers, trois étapes qui illustrent une manière sensiblement différente
de « lire » la poésie. Mais, à chaque fois, le même investissement
personnel, la même volonté de rapprocher le poète – qu’il soit grec
mort il y a vingt-cinq siècles, français de la Renaissance ou japonais
du XVIIe siècle – du lecteur contemporain, la même recherche de
correspondances entre hier et aujourd’hui, qui caractérisent toute
l’œuvre yourcenarienne.

Ébauche d’une poétique yourcenarienne

Au terme de ce parcours qui a mis à jour l’intense activité de


lectrice de Marguerite Yourcenar, ses rapports à la fois étroits et
complexes avec la poésie de son temps, ainsi que le passage de la
lecture comme passion à l’écriture critique, nous mesurons mieux
l’immensité et la diversité de l’univers poétique dans lequel a vécu
l’écrivain. À partir des multiples points de rencontre entre Yourcenar
et la poésie, nous devinons la conception de la poésie qui a été la
sienne, celle qui a guidé ses choix de lectrice, de critique, mais aussi et
surtout, comme nous le verrons dans la seconde partie, de poète et de
traductrice.
« Il y a des domaines, comme la religion ou la poésie, qui
doivent rester obscurs. Ou éblouissants, ce qui revient au même. »67
Cette affirmation de Marguerite Yourcenar indique clairement dans
quel voisinage spirituel elle situe la poésie, domaine littéraire
privilégié, rattaché, plus que le roman, aux rites les plus anciens, aux
antiques et indéchiffrables paroles sacrées. En 1985, l’écrivain
déclarait à la télévision canadienne : « Religion et poésie ont été plus
ou moins construites pour conserver quelque chose de sacré. Est-ce
qu’elles le conservent toujours, c’est une autre question : elles peuvent
aussi s’enliser ou tomber dans les routines et des affrontements. »68 Il

67
YO, p. 39.
68
« Entrevue avec Marguerite Yourcenar », entretien avec Denise Bombardier,
Télévision de Radio Canada, 2 juin 1985. PV, p. 336.
262 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

n’en demeure pas moins que la poésie qu’elle apprécie doit conserver
quelque chose du mystère des origines et de la magie des premières
paroles prononcées par l’homme. Évoquant la pratique religieuse de la
psalmodie dans le bouddhisme tantrique, elle rappelle que la poésie, à
l’origine, avait sans doute la valeur d’un mantra : « songeons […] que
la poésie elle aussi est faite, ou le fut aux temps où elle se souvenait de
ses origines magiques, de répétitions quasi incantatoires de sons et de
rythmes »69. Pour l’auteur des Charités d’Alcippe, la poésie est donc
une incantation70, presque un rite magique. De là, sa préférence pour la
poésie rimée et rythmée qui met le lecteur plus intimement en
harmonie avec le monde du poème qu’il lit :

la poésie, c’est là où je crois que le poète moderne se trompe,


repose sur des effets répétitifs, qui sont capables de jouer un rôle
incantatoire, ou du moins de s’imposer au subconscient. Une
poésie sans rythmes immédiatement perceptibles n’établit pas ce
contact nécessaire au lecteur.
[…]
Du moment qu’on aligne des phrases de prose à l’imitation de vers
inégaux, où le lecteur ne reconnaît plus le mouvement même du
poème, le courant poétique ne passe pas.71

Lire la poésie est pour elle, à la fois, un exercice littéraire,


spirituel et presque thérapeutique. Nous avons cité l’extrait de sa
réponse au « Questionnaire Marcel Proust » dans lequel elle compare
ses poèmes préférés, connus par cœur, à « des textes quasi sacrés, des
mantra qu’on se récite tantôt pour s’endormir ou pour charmer les
heures d’insomnie, tantôt pour reprendre possession de soi-même »72.
Lire un poème pour « reprendre possession de soi-même ». La belle
formule indique bien que c’est au cœur même de l’être et de son
intimité la plus fragile qu’il convient de situer l’expérience poétique
yourcenarienne. Des poèmes qu’elle aimait connaître par cœur, elle
écrira, à la fin de sa vie, qu’ils servent à « se mettre mentalement en
état de paix et presque en état de grâce »73. La poésie lui permet
d’atteindre à ces régions mentales inaccessibles que lui ont fait

69
« Approches du tantrisme », TGS, p. 401.
70
Voir YO, p. 210.
71
Ibid., p. 209-210.
72
« Marguerite Yourcenar répond au questionnaire Marcel Proust », Livres de
France, n° 5, mai 1964, p. 13.
73
QE, p. 1331.
YOURCENAR, CRITIQUE DE POÉSIE 263

deviner sa connaissance intime des spiritualités orientales, en


particulier le tantrisme et le zen, aux multiples énigmes sans réponse
qui la fascinaient. Elle a, par ailleurs, expérimenté une manière
d’extase créatrice due à l’état fébrile, notant dans son texte « La
Poursuite de la sagesse », « la fièvre facilite certainement le travail
poétique, en créant d’elle-même un rythme. Du moins chez moi »74. Il
existe chez Yourcenar une intime mythologie de la poésie qui puise,
en partie, ses sources dans certaines expériences chamaniques du
« contact » avec l’au-delà et des « délires » créatifs sous l’effet de la
drogue, tels qu’elle les a sans doute appréhendés, notamment par le
biais des livres de Carlos Castaneda, « qui vont très loin à la fois dans
la poésie et dans ce qu’on pourrait appeler une méditation
"ontologique" »75, et dont la lecture semble l’avoir impressionnée dans
les années soixante-dix.
Sensible aux « visions des poètes »76, qu’elle considère, avant
tout, comme des médiums, chargés de traduire en mots des états et des
pensées presque indicibles, elle identifie également le poète à une
sorte de scribe inspiré « chargé d’exprimer une vérité éternelle »77,
comme elle l’écrit en 1970 à un étudiant qui lui demande de répondre
à la fameuse question de Saint-Exupéry : « Que faut-il dire aux
hommes ? »
Cette conception de la poésie comme un rite sacré qui a ses
codes, ses secrets et ses « illuminations », Yourcenar la partage avec
un de ses contemporains, Roger Caillois, auquel elle a succédé à
l’Académie française. Il existe de nombreux points communs entre le
poète-philosophe des pierres, qui considère que « [l]e secret est
indispensable à la poésie »78 et que « [l]es règles de la métrique
garantissent contre l’oubli et contre l’altération »79, et Yourcenar.
Lectrice attentive de son œuvre, elle a exprimé dans « L’homme qui
aimait les pierres », tiré de son discours de réception à l’Académie
française, son attachement à l’œuvre de l’auteur du Fleuve Alphée.
Parmi les nombreux livres de Caillois qu’elle possédait, la plupart sont
abondamment annotés, sans doute en vue de la préparation de son

74
S II, p. 75.
75
Lettre à J. Chalon, 29 mars 1974, L, p. 419.
76
Voir lettre à Jeanne Carayon, 6 juillet 1977, L, p. 552,
77
Lettre à Jean-Paul Allardin, 5 février 1970, L, p. 346.
78
Roger CAILLOIS, Approches de la poésie, Gallimard, 1993 [1e éd. 1978], p. 144.
79
Ibid., p. 233.
264 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

discours académique. L’un d’eux l’est plus que les autres : Approches
de la poésie (Gallimard, 1978). Ce recueil d’essais écrits entre 1944 et
1977, propose une vision d’ensemble de la conception de la poésie de
Caillois, souvent proche de celle de Yourcenar. D’ailleurs, les très
nombreuses marques de lecture inscrites dans le livre révèlent
certainement l’empathie profonde de la lectrice, qui approuve ou
partage les pensées de l’auteur. Quelques passages d’Approches de la
poésie, choisis parmi tant d’autres, pointés au feutre noir ou rouge par
Yourcenar, auraient pu être écrits par elle :

p. 23 : Voici beau temps que les poèmes qui paraissent sont


presque exclusivement lyriques et le lyrisme ne me plaît guère.
J’ai l’idée que l’artiste doit se dissimuler davantage derrière son
œuvre.
[…]
En effet les poètes abandonnaient alors métrique et prosodie, rime
et césure. Leurs écrits, dans ces conditions, ne se distinguaient
guère de la prose, ordinairement, que par une disposition
typographique dont on ne voyait pas bien subsister la raison, par
une syntaxe monotone et relâchée, qui tendait à la simple
énumération, enfin par une certaine incohérence de fond dont la
vertu était discutable. Bref, ces poèmes me paraissaient de la
mauvaise prose, une manière paresseuse de s’exprimer.

p. 24-25 : Aussi j’imagine d’abord la poésie comme une sorte


d’écriture qui, obéissant non seulement aux contraintes de la
prose, mais encore à d’autres qui lui sont spéciales, nombre,
rythme, rappel périodique de sons, doit partant la surpasser en
pouvoirs.

p. 54 : Hugo inaugura ces entreprises nouvelles. Avant Rimbaud,


il demanda à un long et méthodique dérèglement des sens une
façon neuve de percevoir l’univers. Avant le surréalisme, par le
truchement des tables tournantes de Guernesey, il puisa dans
l’inconscient et dans l’automatisme verbal les plus déroutantes
beautés d’une œuvre inégale.

p. 145 : Elles [les chansons populaires] contiennent fréquemment


cette même part de mystérieux et d’informulé qui reste essentielle
à la poésie, quand le sens littéral en est épuisé.

Ces pensées sur la poésie appartiennent tout autant à Caillois


qu’à Yourcenar. Comme lui, elle aurait pu écrire : « Croire à la poésie,
j’imagine parfois que c’est estimer qu’il existe malgré tout quelque
YOURCENAR, CRITIQUE DE POÉSIE 265

chose de commun entre Homère et Mallarmé. »80 Cet invisible fil qui
relie tous les poètes, à travers les époques et les pays, les langues et les
cultures, Yourcenar l’a sans doute davantage senti que la plupart des
poètes de la modernité qui ont souvent prôné une rupture radicale avec
le passé. Mais ne les rejoint-elle pas lorsqu’elle avance que, loin d’être
un des compartiments de l’imaginaire, la poésie est un alvéole de la
réalité ?
C’est d’ailleurs un autre aspect essentiel de la conception
yourcenarienne de la poésie. Pour Yourcenar, « [l]a poésie est un
effort pour se rapprocher de l’essence de la réalité »81, comme elle l’a
régulièrement répété, sous des formulations différentes, tout au long
de son existence. Dans une lettre adressée à Natalie Barney en 1955,
elle loue le « sens des réalités » de l’Amazone et note entre
parenthèses « (la poésie aussi en est une) »82. En 1971, à un journaliste
qui l’interroge sur sa passion de la poésie, elle débute sa réponse par le
préambule suivant : « en un sens tout est présent ou, si vous voulez,
tout est passé, tout, également, est poésie ou tout est également réalité.
C’est dire que toute grande réalité rejoint la poésie. Et que toute
grande poésie est forcément une forme de la réalité »83. Cette
« démonstration » un peu vague se comprend mieux lorsque l’on
considère, dans sa globalité, l’univers esthétique et littéraire de
l’écrivain, qui inscrit constamment la poésie, sous les multiples
visages qu’il lui reconnaît, au cœur du monde et de la vie des
hommes. Si cette réalité n’est pas toujours « visible » par le plus grand
nombre, le poète la devine partout, sous l’apparence des choses, des
situations et des êtres. Il s’agit donc d’une réalité profonde, intime,
parfois impalpable mais bien présente et constitutive de l’essence
même de la poésie. Cette rencontre entre le réel et l’imaginaire, qui
s’opère au sein même de la poésie, ne puise pas ses sources dans la
pensée occidentale qui, le plus souvent, compartimente les concepts et
les réalités et oppose artificiellement ces deux domaines pourtant
intimement liés aux yeux de Yourcenar. Elle l’emprunte plutôt aux
traditions philosophiques non cartésiennes de l’Orient, au bouddhisme
et au soufisme en particulier, qui lui ont appris qu’au-delà des

80
Ibid., p. 170.
81
« Rencontre avec Marguerite Yourcenar », entretien avec Jean-Claude Texier, La
Croix, 19-20 septembre 1971, PV, p. 128-129.
82
Lettre à N. Barney, 5 juillet 1955, Fonds Barney.
83
Entretiens avec des Belges, op. cit., p. 99.
266 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

apparences, il existe une domaine spirituel supérieur dans lequel réel


et imaginaire se confondent. C’est à ce niveau qu’elle situe la poésie
dont elle a proposé, en 1974, la définition suivante : « Toute réalité
décrite en termes non conventionnels est poésie »84. On pourrait
compléter cette vision très large de la poésie, selon Yourcenar, par une
notation puisée dans « Ravenne ou le Péché mortel », court texte écrit
en 1935, dans lequel le poète mentionne, pour définir tout autre chose
que la poésie, « le réalisme magique qui s’associe victorieusement au
rythme même des choses »85. On peut deviner derrière cette
énigmatique formule une manière de définition de la poésie telle que
Yourcenar ne cessera de l’aimer et de l’écrire. Ce « réalisme
magique » qui réconcilie le Réel et l’Imaginaire et adopte le « rythme
même des choses », n’est-ce pas, en partie, la « mission » qu’elle
assigne à la poésie ?
« [c]’est en lisant les vers des autres poètes qu’on devient
poète »86, soutient Roger Caillois. Yourcenar aurait sans nul doute
approuvé une telle affirmation, elle qui s’est constamment nourrie de
la parole poétique de ses aînés et de certains de ses contemporains
pour inventer sa propre poésie ou s’approprier celle des autres en la
traduisant.

84
Lettre à Jean Chalon, 29 mars 1974, L, p. 420.
85
PE, p. 488.
86
R. CAILLOIS, Approches de la poésie, op. cit., p. 120.
SECONDE PARTIE

ÉCRIRE ET TRADUIRE
Marguerite Yourcenar, poète et traductrice
Page laissée blanche intentionnellement
La première partie de notre étude a mis au jour la relation
intime que Marguerite Yourcenar a entretenue avec la poésie des
autres à travers sa pratique de la lecture et de la critique. La seconde
partie va tenter de montrer combien sa propre poésie tient une place
essentielle dans sa création littéraire mais aussi dans son rapport au
monde et dans l’élaboration de sa propre pensée esthétique.
Marguerite Yourcenar, poète. La critique et l’histoire littéraire
moderne et contemporaine qui s’intéressent à l’œuvre de l’auteur de
L’Œuvre au noir et du Labyrinthe du monde oublient souvent cet
aspect de sa production. On évoque avant tout Marguerite Yourcenar
romancière, nouvelliste, historienne, mémorialiste, essayiste,
traductrice, anthologiste, helléniste… Beaucoup plus rarement, voire
jamais, Marguerite Yourcenar poète, malgré ses nombreux poèmes
publiés dans des revues et en volumes. Marginale à première vue,
l’œuvre poétique de l’écrivain contient sans nul doute une part intime
de sa sensibilité artistique. Il importe donc de réparer une injustice en
replaçant son œuvre poétique au cœur de son écriture. Elle est d’une
utilité certaine pour appréhender le fonctionnement interne de
l’ensemble de sa production artistique et comprendre les méandres de
la naissance de son œuvre. Car la poésie est la première voie
empruntée, dès l’adolescence, par Marguerite Yourcenar. Elle
contient, en quelque sorte, les clés de sa vocation d’écrivain qui
prendra par la suite bien d’autres formes. Pour Yourcenar, comme
pour beaucoup d’écrivains de sa génération, au commencement était le
poème. On ignore trop souvent que dans le cas de l’auteur de
Mémoires d’Hadrien cette connivence secrète avec la poésie ne s’est
jamais estompée, même si elle a pris des formes multiples et
changeantes au cours des sept décennies d’écriture de Yourcenar.
Si la romancière a écrit de nombreux poèmes, elle en a
également beaucoup traduit. Véritable passion, la traduction fait partie
intégrante de l’écriture créatrice yourcenarienne, traduire un poème
étant pour l’écrivain une autre manière de l’écrire. Il semble donc
logique de situer le chapitre sur Marguerite Yourcenar traductrice,
dans le prolongement de l’analyse de sa propre poésie, vaste et riche
continent yourcenarien quasiment inconnu, en tout cas largement
ignoré.
Page laissée blanche intentionnellement
I
LES POÈMES DE JEUNESSE

Éclosion d’une œuvre

Les tout premiers poèmes de Marguerite Yourcenar datent de


la fin de l’enfance. Le premier parvenu jusqu’à nous est un sonnet
offert à sa gouvernante pour Noël 1915. Marguerite de Crayencour n’a
alors que douze ans et choisit l’alexandrin pour chanter à la manière
d’une élève appliquée, forcément maladroite, « le parfum éternel de la
plus tendre fleur », passant d’une coupe d’argent à une urne d’argile et
à une amphore, mêlant « la sève maternelle » au « songe défunt » et au
« rêve divin » du jeune poète, dont l’emphase tarabiscotée trahit à la
fois l’âge, l’inexpérience et le fatras de lectures précoces mal
assimilées. Ce sonnet offert à une domestique avec laquelle elle
restera en relation jusqu’à la mort de celle-ci ne fait pas proprement
partie de l’œuvre poétique de son auteur, qui ne l’a jamais publié ni
dans une revue, ni dans un de ses recueils1. C’est un poème de
circonstance, un exercice prosodique, le modeste cadeau de Noël
d’une préadolescente, dont la tête est pleine des beaux vers des grands
poètes du passé, à une personne de son service qu’elle apprécie, et qui
conservera toute sa vie ce témoignage d’affection de « mademoiselle
Marguerite » dont elle s’occupa pendant plusieurs années.
Sans surestimer la valeur de cette première trace de poésie qui
n’est sans doute pas le premier poème écrit par la toute jeune
Marguerite2, ces quelques vers parvenus jusqu’à nous marquent tout

1
Il n’a été rendu public qu’après la mort de son auteur, par J. SAVIGNEAU dans sa
biographie Marguerite Yourcenar. L’invention d’une vie. Voir « Sonnet offert par
Marguerite Yourcenar à sa gouvernante, Camille Debocq, pour Noël, en 1915 », op.
cit., p. 491.
2
Nous pouvons raisonnablement supposer que ce poème de 1915 n’est pas l’unique
production poétique de la petite Marguerite et qu’à cette époque-là, elle composait
déjà des vers qu’elle offrait peut-être à son entourage, en particulier à son père, et
n’ont sûrement pas été conservés.
272 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

de même un point de départ, un commencement. Ils sont comme la


timide ébauche d’une œuvre dont l’auteur n’imagine sans doute pas
encore l’existence. Ils représentent une promesse, tracent un sillon
encore invisible dans cette période d’exaltation et de passion pour la
poésie de ses aînés qui s’affirmera dans les décennies suivantes. La
profondeur de ce sillon fera d’elle un poète à part entière. Mais en
1915, elle n’est qu’une enfant solitaire et douée qui tente
d’impressionner son père et sa gouvernante en alignant des
alexandrins, comme ces enfants qui dessinent des rêves pleins de
couleurs pour les offrir à leur maman le jour de sa fête. Si Yourcenar
reconnaissait qu’enfant elle rêvait de gloire, elle ne s’imaginait sans
doute pas alors que c’est par l’écriture qu’elle y parviendrait1. Comme
bien des adolescentes, elle poursuit pourtant, pour son propre plaisir et
peut-être aussi celui de son entourage plutôt restreint, l’écriture de
poèmes dont certains figureront dans son deuxième livre, Les Dieux
ne sont pas morts. D’autres, qu’elle a regroupés dans un cahier inédit
sous le titre d’inspiration valéryenne Album de vers anciens2,
représentent essentiellement des poèmes composés entre sa
quatorzième et sa vingt-et-unième années (1917-1924)3. Ils
témoignent de l’importante activité poétique de l’adolescente qui cède
à la fièvre d’écrire qui accompagnera désormais la fièvre de lire. Ces
premiers essais d’écriture encore hésitante sont presque exclusivement
poétiques. Pourtant, dès l’âge de dix-huit ans, elle se lance dans la
rédaction d’une ambitieuse fresque romanesque intitulée Remous dont
elle détruira la plus grande partie mais dont des sédiments subsisteront
dans plusieurs de ses grandes œuvres de la maturité. C’est tout de
même seulement à partir de sa vingtième année qu’elle se lance
vraiment à l’assaut de la prose, à travers le conte, l’essai et les
ambitieuses esquisses romanesques qu’elle nommera bien plus tard
« mes projets de la vingtième année ». Adolescente, celle qui ne
s’appelle pas encore Marguerite Yourcenar est donc essentiellement
poète ou du moins versificatrice. Comme une musicienne qui fait
1
Voir « Bernard Pivot rencontre Marguerite Yourcenar », Apostrophes, Antenne 2, 7
décembre 1979, PV, p. 230.
2
Voir Fonds Yourcenar.
3
Sans autre source, nous sommes contraint de nous reporter à la datation, parfois
approximative, de M. Yourcenar qui accompagne souvent ses poèmes de l’année de
composition, de publication s’il y a lieu, voire, comme c’est le cas pour un grand
nombre de vers, de celle de la révision du poème en vue d’une version alors
considérée comme définitive.
LES POÈMES DE JEUNESSE 273

inlassablement des gammes pour parfaire son art, elle compose des
centaines de vers d’un académisme marqué, qui imite maladroitement
l’art beaucoup plus abouti de ses prestigieux et écrasants modèles
d’alors.
De par son éducation littéraire, ses goûts personnels et peut-
être aussi l’air du temps et l’esprit de l’époque, il paraît naturel qu’une
toute jeune fille comme Marguerite Yourcenar débute sa carrière
littéraire par la poésie, comme elle le soulignait bien des années plus
tard :

Presque tous les écrivains commencent, ou commençaient, par


écrire des poèmes. Ce qui est très naturel, parce qu’on est soutenu
aussi bien que contraint par un rythme. Il y a un élément de chant.
Il y a un élément de jeu et de redites, qui rend les choses plus
faciles. La prose c’est un océan dans lequel on pourrait très vite se
noyer.4

Les raisons qui ont poussé la jeune Marguerite à entrer en


littérature par la porte étroite de la poésie sont sans doute plus
complexes. Ce n’est pas seulement la facilité, mais également sa
volonté, sans doute inconsciente, de se glisser dans l’interminable
chaîne des poètes qui ont marqué ses années d’apprentissage,
d’entonner après eux ce chant profond de la poésie qui relie les
hommes qui l’ont poussée à écrire des poèmes. Il semble bien qu’à
cette époque, ce soit bien en poète et en musicienne du vers que
Yourcenar rêve sa vie et son œuvre. D’ailleurs, très vite, l’apprenti
poète délaisse ses exercices de versification pour s’atteler à une
entreprise littéraire d’une grande ambition, un poème de quelque mille
deux cents vers qui deviendra son premier livre, Le Jardin des
Chimères, et qui marque l’entrée officielle de l’écrivain parmi les
poètes du premier quart du XXe siècle.

4
YO, p. 54.
274 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Le Jardin des Chimères : naissance d’un écrivain

Genèse d’un poème

Celle qui s’appelle encore Marguerite de Crayencour a seize


ans lorsqu’elle entreprend en 1919, l’année de son baccalauréat6, la
5

composition de sa première œuvre publiée, Le Jardin des Chimères,


dont le sous-titre est « Icare. Légende dramatique. » Elle a en effet
choisi d’évoquer à sa manière le défi céleste du fils de Dédale dans
une forme versifiée et dialoguée. Le poème, divisé en deux parties et
neuf scènes, a l’aspect d’une pièce de théâtre en vers dans laquelle
interviennent divers protagonistes : Icare, Dédale, Pan, les
Nymphes…
Nous ne savons pas avec précision ce qui a poussé
l’adolescente à écrire ce que son auteur qualifiera bien plus tard de
« poème dialogué inspiré de la légende d’Icare »7. À la fin des années
soixante-dix, Yourcenar elle-même ne se souvient plus de ce qui l’a
conduite, vers 1918-1919, à s’intéresser au rêve d’élévation du héros
grec : « Peut-être l’Icare de Breughel8, mais je ne devais pas le
connaître tellement bien à cette époque-là. Je ne sais pas, sinon que
j’imaginais un Icare de mon âge, non pas épris d’aviation, mais éperdu
d’adoration pour ce Soleil dont il voudrait s’approcher. »9 Dès sa
première véritable entreprise littéraire, l’écrivain marque sa différence.

5
Si conformément à la plupart des déclarations de l’auteur, on retient l’âge de seize
ans (1919), comme la période d’écriture du Jardin des Chimères, le poème pourrait
avoir été commencé plus tôt, comme le laisse penser une lettre de M. Yourcenar qui
précise à sa correspondante que ses deux premiers livres ont été écrits « entre ma 14e
et ma 15e année : Le Jardin… date de 1918. » Voir lettre à Olga Peters, 20 mai 1950,
Fonds Yourcenar.
6
J. Savigneau suggère que l’intense activité poétique de l’adolescente aurait pu se
faire au détriment des travaux scolaires et de la préparation à l’examen dont elle
obtiendra la première partie avec une modeste mention « Passable ». Voir Marguerite
Yourcenar. L’invention d’une vie, op. cit. p. 63.
7
« Chronologie », OR, p. XV.
8
Peintre très apprécié par Yourcenar qui se souvient que lors de son séjour en
Belgique en 1956, elle est allée « rendre [ses] respects aux Breughels du musée d’Art
ancien » de Bruxelles, en particulier à « La Chute d’Icare tombant du ciel pendant
qu’un rustique que ce premier accident d’avion n’intéresse pas continue ses
semailles. », SP, p. 738.
9
YO, p. 53.
LES POÈMES DE JEUNESSE 275

Hors des courants de la mode et de la modernité balbutiante dans ces


années-là, sans s’inspirer du rêve technologique que représente
l’aviation naissante et triomphante qui nourrit durant la même période
tant de poètes, du Cocteau du Cap de Bonne espérance à Cendrars qui
chante « [l]’aérodrome du ciel […] embrasé » dans l’un de ses Dix-
neuf poèmes élastiques, la jeune fille réinvente un Icare nu face à
l’énormité du défi qu’il s’est donné. Au moment où elle compose son
poème icarien, elle ne connaît pas encore les vers d’Apollinaire
qu’elle admirera tant par la suite :

C’est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs


Il détient le record du monde pour la hauteur
[…]
Icare Enoch Elie Apollonius de Thyane
Flottent autour du premier aéroplane10

Yourcenar fait plutôt de son Icare un héros adolescent, comme


elle, auquel elle s’est sans doute identifiée. Un personnage naïf et pur,
à l’image de la jeune fille qui vers l’âge de quinze ans n’a connu du
monde que la douceur d’une enfance choyée de privilégiée, la
compagnie d’un père compréhensif et surtout celle des livres et des
poètes, seuls véritables amis avec lesquels elle dialogue en secret.
Hormis les villégiatures mondaines dans le Midi de la France et à
Monte-Carlo, à proximité de quelque casino, et l’année d’exil en
Angleterre au début du premier conflit mondial, elle n’a guère voyagé.
En 1918-1919, elle n’a pas encore foulé le sol de la Grèce, ni celui de
l’Italie et leurs promesses de mélancoliques ruines et de mythologie
revivifiée. Elle connaît, en revanche, le grec et le latin et s’est déjà
familiarisée avec bon nombre d’auteurs de l’Antiquité. Il n’est donc
pas étonnant qu’elle fasse ses gammes en s’inspirant d’une figure
mythique qui lui permet de se plonger dans un monde rassurant qui la
fascine, celui de la Grèce ancienne, tout en exprimant des sentiments
qui lui sont proches et en créant un univers bien à elle. Comme elle
l’écrit en 1973 pour justifier l’insuffisance de ses premières œuvres
poétiques, « l’adolescence est l’âge où l’on s’efforce d’être autre
chose et plus que soi. Ambition nécessaire, mais qui ne va pas sans
maladresse et sans prétention »11.

10
« Zone », Alcools (1913).
11
Lettre à Denys Magne, 15 avril 1973, Fonds Yourcenar.
276 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Icare revisité

La longueur du poème, sa construction, ses prétentions


esthétiques font du Jardin des Chimères une œuvre ambitieuse qui
peut étonner chez un auteur aussi jeune. Il faut imaginer une
adolescente de quinze ou seize ans qui a déjà écrit quelques poèmes et
se lance dans une œuvre qui totalisera mille deux cents vers, fera
intervenir plusieurs voix, jonglera avec les mètres, multipliera les
ambiances… Sans présager de la valeur finale d’une telle œuvre, cela
témoigne à tout le moins de la détermination d’un poète qui cherche sa
voie, de la motivation d’un auteur inexpérimenté qui n’hésite pas à
s’atteler à une tâche qui le dépasse et la mène à terme. Au-delà de la
confiance en soi que nécessite pour un tout jeune poète le fait de se
lancer dans une telle entreprise littéraire au long cours, avec tout ce
que cela implique de discipline intellectuelle, le choix et le traitement
d’un sujet aussi sérieux témoignent aussi d’une certaine maturité. Il en
faut certainement à un poète à peine sorti de l’enfance pour prêter
ainsi sa voix à plusieurs personnages et mettre littéralement en scène
l’ascension et la chute d’Icare.
Le Jardin des Chimères s’ouvre par un court prologue en
prose qui résume l’action mythologique que le poème dramatique va
ensuite détailler dans ses deux parties (« Le Labyrinthe de Crète » et
« Dans la lumière ») divisées en neuf scènes. La première scène (« La
Chanson de Pan ») se déroule dans un obscur sous-bois dont le silence
est soudainement troublé par les notes de la flûte du dieu Pan qui
entonne sa « lointaine chanson », hymne à la nature qui salue le lever
du jour et s’achève par :

Et sur l’herbe fleurie où l’ombre et la lumière


Dansent au bord de l’eau qui murmure et s’épand,
Écoute ! Écoute ! Au fond de la clairière,
Le rire insoucieux de Pan !12

C’est ensuite au tour des nymphes Eucharis et Earina de


chanter les louanges d’Aphrodite au pied de sa statue, tandis que leur
troisième sœur Rhodeia découvre Icare dans des vêtements en
lambeaux, à la recherche de la Chimère aux « ailes de lumière ». Un

12
JC, p. 17.
LES POÈMES DE JEUNESSE 277

dialogue s’instaure entre Icare et les trois nymphes qui lui conseillent
de renoncer à chercher à atteindre la Chimère, ce « mirage
éphémère », cette « Bête insaisissable ». Mais Icare ne peut renoncer à
son projet et s’éloigne des nymphes tandis que Pan reprend son chant
allègre qui clôt la scène.
Scène II (« La Source »), seul, agenouillé près d’une source,
Icare exprime à mi-voix son désir de quitter la prison où il est enfermé
avec son père et de connaître la liberté des grands espaces :

Oh ! Parcourir un jour les routes de la terre !


Fuir ce labyrinthe habité
Par le mystère !
Et pauvre, ignoré, solitaire,
Boire à ta source pure, ô froide Vérité !
Voir Hélios, enfin ! Vivre son rêve,13

Scène III (« Icare et Dédale »), face à Dédale, Icare affirme


ouvertement sa volonté de fuir leur prison pour parcourir le monde.
Désillusionné, Dédale se déclare résigné à demeurer dans le labyrinthe
car il a été déçu par les hommes et le monde qu’il n’entend plus
transformer. En une amère tirade, il entend prévenir son fils naïf
contre ses illusions d’enfant inexpérimenté :

La sagesse est trompeuse et la gloire hésitante,


Les hommes sont mauvais et ne sont pas heureux,
Et s’il te fallait vivre et souffrir avec eux
Tu verrais se faner les espoirs éphémères,
Et tu regretterais le Jardin des Chimères.14

La scène IV (« Le verger des Bacchantes ») est un nocturne


dans le verger des Bacchantes. Icare est endormi, veillé par Rhodeia
qui lui chantonne un doux chant qui le réveille. L’adolescent lui
annonce alors qu’il renonce à son projet insensé. Mais très vite, il
change à nouveau d’avis et, confronté au chœur ensorceleur des
Bacchantes qui tentent de le séduire, il décide finalement de renoncer
à l’amour paisible de la nymphe et de rejoindre Hélios après avoir
volé les ailes de la Chimère, au risque de sa vie :

13
Ibid., p. 28.
14
Ibid., p. 39.
278 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Oh ! Je voudrais monter vers les derniers sommets,


M’élancer, oublier mon délire éphémère,
Et dans un ciel plus clair où souffle un air plus chaud,
Monter vers Toi, plus haut, toujours plus haut,
Soleil !...15

La scène V (« Thanatos ») voit Dédale, sage, lucide et résigné,


affronter Thanatos qui lui annonce que « la Lampe s’est éteinte ». Au
même moment, scène VI (« Les ailes de la Chimère »), son fils,
intrépide, affronte la redoutable Chimère à qui il déclare ne pas
craindre la Mort et auquel il réclame ses ailes pour s’enfuir. Ainsi
s’achève la première partie du poème.
Dans la seconde partie, intitulée « Dans la lumière », Icare
tente enfin de mettre son projet à exécution. Dans la scène I
(« L’essor »), prêt à se lancer dans le vide depuis un promontoire de
rochers qui surplombe la mer, il entonne triomphalement un hymne à
son dieu adoré, Hélios, pour qu’il l’accueille dans son « brasier
resplendissant ». La scène II (« Les ailes déployées ») est totalement
aérienne. Alors qu’il est en plein vol, Icare entend les appels du
monde terrestre qui tentent de le dissuader de poursuivre son
ascension fatale : « chant perfide des Sirènes », Chœur des vents,
Hymne de Cythère, Chœur des peuples qui lui promettent Gloire et
Amour s’il redescend parmi eux. C’est en vain qu’ils tentent de faire
redescendre Icare qui approche de son inaccessible but avec lucidité :

Ou, si je dois tomber, foudroyé, dans le vide,


Que je connaisse, au moins, dans un instant avide
Le baiser de l’éternité !...16

La dernière scène (« La Gloire d’Icare ») voit le corps du


défunt héros reposant sur un lit d’algues, « sur les bords de l’Île qui
fut plus tard nommée Icaria »17. À son chevet, le chœur des Sirènes et
celui des Océanides chantent, tour à tour, la fin du jour, la mort
d’Icare et « L’inutilité de la Vie ! » :

Dors ! Tu n’as pas vécu !


Tu n’as fait que poursuivre un rêve !

15
Ibid., p. 58.
16
Ibid., p. 103.
17
Ibid., p. 104.
LES POÈMES DE JEUNESSE 279

La réalité t’a vaincu.18

C’est sur ce constat d’échec que les filles de la mer


abandonnent Icare, victime de ses illusions décapitées, quand du fond
du ciel rougeoyant, Hélios, « le Roi toujours jeune, l’aurige aux
cheveux d’or », apparaît sur son char, se pose près du corps de
l’enfant qu’il honore, donnant un sens à son tragique destin :

Gloire à l’effort humain vers la beauté du Jour !


Gloire à celui qui croit ! Gloire à celui qui songe !
Gloire à celui qui veut s’évader du mensonge !
Gloire à celui qui tente, en un suprême élan,
De monter jusqu’au ciel lumineux et brûlant
Vers le rayonnement des clartés immortelles !
[…]
Le sacrifice obscur n’est jamais infertile.19

Sous le masque d’Icare

Rémy Poignault a souligné avec raison que Yourcenar avait


imprimé à la légende icarienne « une forte tonalité personnelle »20. En
cent vingt pages, mille deux cents vers et de nombreux fragments de
prose, le poète novice a tenté de réinventer un mythe tout en se créant
une identité poétique. Dans cette perspective, Le Jardin des Chimères
est un document précieux pour comprendre la naissance de l’œuvre
yourcenarienne. Même si elle a déjà écrit des dizaines de poèmes
avant de s’atteler à la légende d’Icare, ce livre marque un
commencement. Avec Le Jardin des Chimères, c’est la première fois
qu’elle envisage une œuvre de longue haleine, qu’elle élabore une
architecture poétique et stylistique cohérente. Jusque dans ses
maladresses, le livre trahit son auteur, exprime en filigrane ses
interrogations et ses rêves d’adolescente, garde les traces de ses désirs
d’écriture. Il renferme en son cœur les empreintes encore invisibles

18
Ibid., p. 114.
19
Ibid., p. 117.
20
« La légende d’Icare vue par Marguerite Yourcenar », Retours du mythe. Vingt
études pour Maurice Delcroix, [dir. Christian BERG, Walter GEERTS, Paul
PELCKMANS, Bruno TRISTMANS], Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1996, p. 211.
280 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

d’une œuvre en gestation dont Le Jardin des Chimères serait bien plus
que le premier chaînon. Il en est en quelque sorte une des clés.
Camillo Faverzani considère Le Jardin des Chimères comme
un « prologue du théâtre yourcenarien »21. D’autres critiques classent
carrément ce « poème dialogué » parmi le théâtre de Marguerite
Yourcenar22 au même titre que Qui n’a pas son Minotaure ? et Le
Dialogue dans le marécage. François Wasserfallen insiste, pour sa
part, sur le choix du « poème dramatique » comme véhicule de la
pensée poétique de la jeune Yourcenar. Il note que cette « forme [est]
caduque » dans les années vingt : « Employée ici sans aucune ironie,
elle est le stigmate premier de l’imitation formelle »23. Le choix du
poète qui présente son évocation d’Icare comme une « légende
dramatique » situe, en fait, sa première œuvre publiée aux confins de
la poésie et du théâtre, sur cette frontière floue des genres qui sera une
des caractéristiques de nombre de ses textes. Dans Le Jardin des
Chimères, les personnages (Icare, Dédale, Pan, Eucharis, Earina,
Rhodeia, Hélios et les différents chœurs) mêlent leurs voix et
dialoguent en vers selon les conventions théâtrales les plus sommaires.
La progression de l’action est structurée en deux parties plutôt qu’en
deux actes mais elle est divisée en neuf scènes. Si le jeune poète a
choisi d’organiser son long poème en scènes et tableaux, c’est sans
doute pour discipliner son inspiration. L’expression théâtrale ne
semble ici qu’une armature commode qui permet à l’écrivain
inexpérimenté, au souffle poétique encore court, d’organiser son
poème dans une forme qui le soutient.
On notera avec intérêt les très nombreuses indications
scéniques intercalées entre les vers. Ces didascalies souvent très
longues, logiques dans un texte qui se réclame de l’écriture
dramatique, constituent en fait des fragments de textes en prose à
l’intérieur même d’une œuvre versifiée. Au-delà de leur rôle
informatif (indication de décor, d’atmosphère, de gestuelle ou de
costume des personnages), le jeune poète a fait de ces petits textes,

21
L’Ariane retrouvée ou le théâtre de Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 37.
22
Voir par exemple Cécile TURRETTES qui parle du Jardin des Chimères comme
d’une « pièce » ou du « premier texte théâtral » de M. Yourcenar. Voir « Électre ou la
chute des masques et le renouveau de la tragédie », Bulletin de la SIEY, n° 19,
décembre 1998, p. 75.
23
François WASSERFALLEN, « Aspects de la temporalité dans la poésie de
Marguerite Yourcenar avant 1939 », Bulletin de la SIEY, n° 8, juin 1991, p. 55.
LES POÈMES DE JEUNESSE 281

dont la fonction est à première vue strictement utilitaire et


conventionnelle, de brèves évocations poétiques, tableaux narratifs
construits comme des textes poétiques à part entière, telle l’indication
en prose qui clôt le poème :

Le char plonge dans l’eau sonore. La nuit monte, limpide et


froide, illuminée par d’innombrables étoiles qui s’allument l’une
après l’autre sur la mer apaisée où se dédoublent leurs flammes.
Tout est silencieux et tout semble éternel…24

On peut légitimement se demander si certaines didascalies du


Jardin des Chimères ne peuvent pas être considérées comme les tout
premiers poèmes en prose de Yourcenar. La présence de ces textes
trop nombreux et trop soigneusement composés pour les réduire au
rôle de simples indications scéniques donne une nouvelle dimension
au poème versifié qu’ils accompagnent et une certaine complexité à
l’ensemble de l’œuvre, qui mêlerait donc poésie dialoguée, versifiée et
poèmes en prose. Il semble alors évident que Le Jardin des Chimères
n’a nulle prétention dramatique sérieuse. Nous savons qu’au moment
où elle compose son premier livre, l’adolescente est familière des
chefs-d’œuvre du théâtre symboliste composés par Maurice
Maeterlinck mais aussi des drames au lyrisme déclamatoire d’un
D’Annunzio, qu’elle considère alors tous deux comme d’immenses
poètes dramatiques. C’est pourtant bien en poète et non en auteur
dramaturge qu’elle aborde le destin d’Icare dont la « légende
dramatique » est un poème déguisé en théâtre. On pourrait même dire
que la jeune Marguerite Yourcenar a choisi le cheval de Troie du
théâtre pour entrer plus discrètement en territoire poétique.
Le poète a sans doute pris plaisir à faire alterner les courtes
tirades en alexandrins et autres vers de six syllabes purement
utilitaires aux amples monologues d’Icare, de Dédale ou d’Hélios,
véritables poèmes que l’on peut isoler de l’ensemble et morceaux de
bravoure d’un auteur novice qui entend montrer ce qu’il sait faire. De
la même manière, la multiplication des mètres, de l’alexandrin qui
domine au décasyllabe, octosyllabe et autres vers à deux ou trois
syllabes, fait songer à de timides et sages exercices de virtuosité
stylistique. Tout comme l’alternance de rimes plates, croisées ou
embrassées qui a sans doute pour fonction d’éviter la monotonie.

24
JC, p. 119. Voir autres exemples p. 31, 42, 71, 74, 108…
282 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Comme elle le reconnaîtra bien plus tard avec Le Jardin des


Chimères, Yourcenar apprend son métier de poète. Elle a expérimenté
des combinaisons prosodiques, mélangé vers et prose, tenté de donner
à ses vers des rythmes et des couleurs en accord avec sa conception de
la poésie héritée de l’enfance et de son éducation artistique. Elle a
essayé de couler sa pensée à l’intérieur du moule à la fois contraignant
et libérateur du vers traditionnel. Tel est sans doute le premier et l’un
des véritables enjeux de cette œuvre de jeunesse.
Davantage que l’aspect dramatique de l’œuvre, la composante
musicale du Jardin des Chimères est un élément essentiel pour
comprendre les débuts de l’écrivain, qui sera toujours sensible à la
part musicale de la poésie qu’elle considère avant tout comme un
chant. La musique règne en maître dans le poème d’Icare. Il s’ouvre
par « le son très doux et presque insaisissable de la flûte de Pan »25
dont le chant se confond avec la nature (« Mon chant est celui du
frelon,/ Et de la cigale cachée./ Son écho fait, dans le vallon,/
Trembler la source effarouchée. »26). Il se poursuit par l’arrivée des
trois nymphes aux gestes « d’une harmonie presque musicale »27 et par
le chant d’amour de l’une d’elles, Rhodeia, qui réveille Icare en
chantonnant à son chevet (« J’ai chanté la chanson des eaux,/ Celle
du vent dans les roseaux,/ Et celle qu’inspire aux oiseaux/
L’aurore. »28). Vient ensuite le chœur des Bacchantes dont le « chant
résonne, insinuant et rapide, dans le frémissement des herbes foulées
et des branches agitées. »29 La deuxième partie du poème fait entendre
« le chant perfide des Sirènes »30 qui prétendent, pour mieux tromper
Icare, que leurs « chants ont la douceur des tièdes nuits d’été. »31 Se
succèdent ensuite le chœur des vents, l’hymne de Cythère, le chœur
des peuples, celui apaisant des Océanides qui composent une véritable
symphonie de rythmes et de paroles qui dominent la fin du poème. Et
même quand la mort impose le calme, « [L]e silence a la solennité
d’un hymne. »32 Et lorsque à la toute dernière page, le char d’Hélios

25
Ibid., p. 15
26
Ibid., p. 17.
27
Ibid.
28
Ibid., p. 45.
29
Ibid., p. 51.
30
Ibid., p. 79.
31
Ibid., p. 77.
32
Ibid., p. 118.
LES POÈMES DE JEUNESSE 283

disparaît à l’horizon, il plonge dans « l’eau sonore »33, cette mer


musicale dont les flots ont rythmé l’ensemble du poème.
De manière insistante, presque obsessionnelle, le jeune poète a
voulu faire de son poème un immense chant à la gloire d’Icare. Tout
est musique dans Le Jardin des Chimères qui prend les aspects d’une
immense chambre d’échos où se répondent les voix, la musique de la
nature, le chant surnaturel et envoûtant des figures merveilleuses qui
l’habitent. Un tel parti-pris musical s’est sans doute imposé à l’auteur
par le thème même qu’elle a choisi de traiter. Les lyres et la flûte du
dieu Pan qui orchestrent le poème authentifient l’époque. C’est bien
dans ce qu’elle imaginait alors être la Grèce merveilleuse et mythique
des héros et des dieux qu’elle a choisi de placer son poème. Il est donc
tout naturel qu’elle mette le chant au centre de son œuvre.
Nourrie dès l’enfance par les œuvres des grands poètes et les
récits fabuleux de la culture grecque ancienne, il n’y a rien d’étonnant
qu’à quinze ou seize ans, Yourcenar se soit tournée vers le riche
héritage hellénistique pour y puiser une figure, des références
culturelles et un décor propices à exprimer ses préoccupations
d’adolescente férue de littérature antique et de philosophie néo-
platonicienne. Si l’on excepte les quelques poèmes d’inspiration
antique composés dans ces années-là, Le Jardin des Chimères est la
première œuvre d’envergure dans laquelle l’écrivain revisite la Grèce
des mythes et des légendes, qui sera un des principaux réservoirs de
son inspiration pendant de nombreuses années. Rappelons que la jeune
fille de 1918-1919 n’imagine pas un Icare de son époque, féru
d’aviation et d’exploits aériens comme ont pu le rêver certains poètes
modernes. Elle revient à la source antique du mythe. Elle se fait
« poète archéologue » pour reconstituer du dehors34 une Grèce
pittoresque issue de ses lectures et de son imagination. Elle insère
l’aventure du héros antique dans un décor artificiel, à la manière d’une
reconstitution historique conventionnelle, avec ses sous-bois et
clairières « où se dresse une petite statue d’Aphrodite sur une stèle
enguirlandée de roses »35, son « palais archaïque un peu semblable à

33
Ibid., p. 119.
34
À seize ans, M. Yourcenar ne possède pas encore l’art qui lui a permis dans
Mémoires d’Hadrien de « [r]efaire du dedans ce que les archéologues du XIXe siècle
ont fait du dehors. », voir « Carnets de notes », MH, p. 524
35
JC, p. 16.
284 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

un temple. Fronton triangulaire soutenu par six colonnes doriques »36


et sa végétation méditerranéenne : « Il y a là des chênes, des cyprès et
des cèdres. »37 L’élève érudite, qui entend montrer à son lecteur
l’étendue de sa culture en matière d’histoire de l’art ancien, précise
même dans l’une de ses longues didascalies : « Icare […] s’adosse au
socle d’une statue athlétique d’Hélios, pareille à celle que sculpta plus
tard Kanaklos de Sicyone. »38 L’espace maritime tel que le décrit
Yourcenar a la même tonalité artificielle avec ses « alcyons rasant les
flots »39 qui portent le souvenir de Chénier, ses barques voguant vers
Cythère, ses vagues sonores contre les rochers et ses monstres marins.
Pourtant, au-delà du décor convenu et des inévitables clichés,
le jeune poète imprime sa marque. Cette Grèce réinventée par une
adolescente qui a beaucoup lu diffère quelque peu du mythe d’Icare,
tel que la légende grecque et les auteurs anciens nous l’ont transmis.
Paradoxalement, si le décor général du poème fleure la reconstitution
archéologique laborieuse et peu originale, le Labyrinthe-prison tel que
l’imagine Yourcenar n’a rien de l’architecture carcérale, écrasante et
complexe imaginée par Dédale sur les ordres du roi Minos qui voulait
le punir. Il semble même que c’est l’ensemble de la Crête, qui
ressemble d’ailleurs très peu à une île40, qui sert de prison symbolique
à Icare et à son père. En effet, tous deux paraissent évoluer dans des
forêts profondes habitées de figures merveilleuses (Nymphes,
Bacchantes…), espaces vastes et touffus irrigués de sources
généreuses, peuplés de statues érigées dans des clairières baignées de
soleil, à proximité d’un palais. Rien d’oppressant ni de contraignant en
apparence dans cette immense prison à ciel ouvert dans laquelle père
et fils sont prisonniers de leur seule solitude. Il n’est nulle part fait
mention dans le poème yourcenarien d’un palais-prison aux couloirs
compliqués, d’un parcours aux chemins entrelacés tels que les
présente la légende antique. C’est de l’ensemble de l’île, désertée de
ses habitants humains, que les deux hommes sont prisonniers. Le

36
Ibid., p. 30.
37
Ibid.
38
Ibid.
39
Ibid., p. 74.
40
Voir à ce sujet l’article d’Elena PESSINI, « Le Mythe de l’île dans l’œuvre de
Marguerite Yourcenar », Roman, histoire et mythe dans l’œuvre de Marguerite
Yourcenar, Tours, SIEY, 1995, p. 353-355
LES POÈMES DE JEUNESSE 285

Labyrinthe selon Yourcenar est une sorte de jardin merveilleux41, un


Jardin des Chimères où les deux protagonistes principaux sont
confrontés à eux-mêmes et à la profonde solitude de l’homme face à
son angoissant destin. Tels sont les murs de la prison invisible que
Dédale a érigée entre le monde, son fils et lui. Peut-être, sans en avoir
conscience, l’adolescente construit dans son premier livre un
labyrinthe intérieur tel que le définit le freudisme, c’est-à-dire un
voyage spirituel à l’intérieur de soi que chaque être doit accomplir
pour atteindre son véritable Moi, après avoir traversé un certain
nombre d’épreuves et déjoué les fausses pistes.
Rémy Poignault fait remarquer que le « labyrinthe du Jardin
des Chimères […], tout en conservant des éléments de la tradition, est
assez novateur »42. Là réside sans doute une des audaces du jeune
poète qui modifie quelque peu la légende pour exprimer des
sentiments et des idées qui lui sont propres, et dont certains
marqueront plusieurs œuvres majeures de la maturité. Lié à cette
notion très moderne de prison plus symbolique que réelle, le fait que
Dédale renonce à s’échapper des griffes de Minos représente l’entorse
la plus flagrante au récit traditionnel. Plus qu’un architecte génial pris
au piège de sa propre création, plus qu’un sculpteur dont les œuvres
ont l’apparence de la vie, plus que l’inventeur de machineries
mécaniques étonnantes, Dédale dans Le Jardin des Chimères est un
« Mage »43 et un « Sage »44, philosophe et magicien aux pouvoirs qui
appartiennent au passé. Le portrait qu’en fait le poète le montre
enfermé dans une dignité hautaine et noble, « drapé dans une robe
noire à larges manches brodées d’hiéroglyphes »45, sorte de rempart de
la connaissance derrière lequel il se protège. S’il a goûté pleinement
dans sa jeunesse l’ivresse des illusions, de la gloire, de la puissance
(« j’ai vécu, libre, jeune, enivré… »46), il est désormais revenu de tout
(« Je dus comprendre enfin qu’il était impossible/ De libérer le monde
à jamais asservi. »47). C’est avec philosophie qu’il accepte donc d’être
le prisonnier perpétuel du roi de Crète. S’il a imaginé jadis de
41
Dédale le présente tour à tour comme « ce jardin obscur » (p. 36), un « jardin
enchanté » (ibid.) ou « ce Labyrinthe enchanté. » (p. 39), JC.
42
« La légende d’Icare vue par Marguerite Yourcenar », op. cit., p. 214.
43
JC, p. 34.
44
Ibid., p. 39.
45
Ibid., p. 30.
46
Ibid., p. 39.
47
Ibid., p. 35.
286 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

construire des ailes pour que son fils et lui s’élèvent au dessus du
Labyrinthe, il a désormais abandonné définitivement ce projet
chimérique. Il ne guidera pas Icare dans ses premiers battements
d’ailes. Il ne lui conseillera pas de ne pas trop s’approcher du soleil
afin que la cire de ses ailes ne fonde pas. Il ne l’enterrera pas, comme
le raconte la tradition, avant de s’enfuir en Sicile pour échapper à la
colère de Minos. Le Dédale de Yourcenar diffère de celui de la fable
grecque en cela que le Labyrinthe qu’il a construit sera son tombeau.
Plus peut-être que la mort d’Icare, celle de Dédale prend des aspects
de sacrifice librement consenti. Si l’on ne peut proprement parler de
suicide, l’émouvante mort de Dédale, à la scène V de la première
partie du poème, ressemble à un souhait pressant (« Comme il tarde à
venir, ce sommeil reposant/ Du cauchemar absurde et triste de la
vie ! »48), une délivrance. Dédale souhaite sa mort, comme le fera, bien
plus tard, Zénon dans L’Œuvre au noir, qui, en se suicidant dans sa
prison, « prend refuge dans la mort »49, comme Yourcenar le précise
en 1982. Commentant la scène de la mort douce et libératrice du père
d’Icare, Rémy Poignault affirme :

C’est l’apaisement qui caractérise la dernière phase de sa vie et


Thanatos est pour lui le frère d’Éros : cette entorse à la tradition
selon laquelle le frère de Thanatos est Hypnos souligne à la fois la
douceur de la mort et qu’elle est indissociable du plaisir de la vie.
Ainsi dès sa première œuvre publiée, Marguerite Yourcenar essaie
déjà d’accompagner son personnage jusqu’au seuil de la mort,
avec des images sans doute maladroites, mais qui témoignent du
désir d’exprimer ce passage.50

Deux scènes de la première partie du Jardin des Chimères (III


et V) offrent un portrait psychologique de Dédale très éloigné de
l’image de l’ingénieux inventeur, aventurier et artiste universel que
nous a léguée la tradition. De manière insistante, le père d’Icare qui
veut dissuader son fils de mettre en œuvre son projet aérien,
développe, scène III, une série d’arguments d’un pessimisme lucide
qui s’exprimera par la suite à travers plusieurs personnages
romanesques et dramatiques, voire dans la propre pensée
philosophique de l’auteur. Si Dédale est résigné à accepter son sort de

48
Ibid., p. 62.
49
« Voyages dans l’espace et voyages dans le temps », TP, p. 693.
50
« La légende d’Icare vue par Marguerite Yourcenar », op. cit., p. 221.
LES POÈMES DE JEUNESSE 287

prisonnier perpétuel, ce n’est pas parce qu’il n’aspire plus à courir le


monde et à savourer la liberté d’être. C’est parce qu’il a conscience
que tout cela est vain. « Mais tout ressemble à tout. […] Tout ignorer
est presque égal à tout savoir,/ Car le savoir s’éteint dans la cendre
des doutes »51, répond-il à Icare. Il pense que l’homme est impuissant
face à son destin, qu’il ne peut être libre, qu’il est impossible de
s’enfuir du Labyrinthe et que, où qu’il aille, chacun porte sa prison en
lui, « [c]ar les mêmes rochers ferment tous les chemins. »52 L’idée
esquissée ici que l’homme est constamment prisonnier de quelqu’un,
de quelque chose mais surtout de lui-même, Yourcenar la fera sienne
et l’exprimera à de multiples reprises dans son œuvre. Car le voyage,
si souvent invoqué par elle et ses personnages emblématiques53, n’est
libérateur qu’en apparence. C’est enchaîné à ses propres fers que
l’homme fait péniblement le tour de la vaste prison qu’est le monde,
comme l’île de Crète qui symbolise la prison d’Icare. Il ne sait pas,
contrairement à son père, que, où que nous soyons, « nous nous
retrouvons partout face à nous-mêmes »54, comme le notait Yourcenar
dans sa conférence de Tokyo en 1982.

Au pessimisme mortifère du père, Yourcenar oppose


l’idéalisme confiant du fils. Une indication résume parfaitement l’état
d’esprit des deux hommes dans la scène où le fils affronte le père :
« Dédale médite, Icare rêve » écrit le poète. Si le père vieillissant
broie amèrement les restes de ses illusions passées, l’adolescent est
bien décidé à quitter cette prison qui sent la mort pour réaliser ses
rêves. Icare, le premier héros grec de l’œuvre yourcenarienne, incarne
la part solaire de la jeunesse, opposée aux ténèbres de la vieillesse.
L’histoire du fils de Dédale qui décide d’abandonner sa prison
terrestre pour la liberté aérienne, motivé par une quête d’infini, rêve
inaccessible qui finira par le consumer en plein vol, représente un
fabuleux récit d’initiation, une parabole parfaite de la soif de la

51
JC, p. 40.
52
Ibid.
53
Pensons au nomadisme impérial d’Hadrien, aux voyages subis par Nathanaël, dans
Un Homme obscur mais surtout aux pérégrinations incessantes de cet « aventurier du
savoir » qu’est Zénon auquel M. Yourcenar fait prononcer une phrase qu’elle fera
sienne : « Qui serait assez insensé pour mourir sans avoir fait au moins le tour de sa
prison ? », ON, p. 564.
54
« Voyages dans l’espace et voyages dans le temps », TP, p. 700.
288 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

jeunesse qui entend s’émanciper des contraintes matérielles pour,


armée de ses seules illusions, partir à la conquête du monde. Le destin
d’Icare a dû trouver d’intimes échos chez le jeune écrivain qui cherche
sa voie et entend bien, lui aussi, choisir son destin. Yourcenar s’est
sans doute identifiée à son héros, adolescent comme elle, épris
d’absolu et rêvant d’atteindre les cimes pour s’élever au-dessus de la
multitude. Il n’est donc pas exagéré de voir dans le portrait du
triomphateur de la Chimère un double rêvé du poète. Le Jardin des
Chimère serait donc le premier autoportrait de Yourcenar en héros
grec aux ailes trop grandes et aux projets démesurés. Comme elle le
fera dans plusieurs de ses œuvres futures, elle s’est affublée du
masque d’Icare pour exprimer des sentiments qu’elle devait ressentir à
ce moment-là. N’est-ce pas elle qui, alors qu’elle compose ses
premiers vers et s’attelle à une œuvre pour le moins ambitieuse, rêve
de se détacher du troupeau placide et soumis pour réaliser quelque
chose d’héroïque, d’exceptionnel qui la singulariserait aux yeux de
tous ? Ce désir d’élévation spirituelle, cette volonté d’affronter le
vaste monde pour confronter ses exaltantes découvertes livresques à
l’aventure humaine qu’elle n’a encore que peu partagée, protégée
qu’elle est par son milieu et son père, sont bien dans la manière d’une
adolescente curieuse qui s’impatiente au seuil de la vie adulte. « Oh !
Parcourir un jour les routes de la terre ! »55 s’exclame Icare qui rêve
de rencontrer enfin « Et les hommes, et tout l’univers que j’ignore »56.
Ce qu’il désire, ce n’est pas la gloire ou la puissance comme le lui
reproche son père, « Mais la liberté, les espaces/ Terrestres et marins
où le vent fait ployer/ Les arbres et les voiles/ Dans l’air qu’un Dieu
fait flamboyer !… »57 Jusqu’à la fin, il exprime sa soif de vivre
pleinement :

Et je voudrais connaître encore


Des mondes plus nombreux, de plus grandes amours,
D’autres trésors, d’autres tendresses,
D’autres ivresses,58

Ces quelques vers résonnent comme les aveux du poète qui


exprime ses propres souhaits par la bouche de son double héroïque.
55
JC, p. 28.
56
Ibid., p. 37.
57
Ibid., p. 38.
58
Ibid., p. 99.
LES POÈMES DE JEUNESSE 289

Yourcenar tout au long de sa vie ne fera que mettre en pratique, à


travers son œuvre et ses nombreux voyages, les souhaits de son Icare,
exprimés par elle quand elle avait à peine seize ans.
Plutôt qu’un explorateur des cimes, un aviateur ou un
magicien qui rêve de se transformer en oiseau comme la littérature a
souvent imaginé Icare, l’auteur du Jardin des Chimères fait de son
jeune héros le premier voyageur de son œuvre, devancier de ces
perpétuels nomades que sont, à l’image de leur créatrice, l’empereur
Hadrien, Zénon le médecin nomade de L’Œuvre au noir ou Nathanaël,
le héros de Un Homme obscur, qui se laisse porter par les hasards de
la vie et des routes. Si selon le mythe grec, l’exploit d’Icare puis sa
funeste chute sont généralement perçus comme un échec, ce n’est pas
le cas dans le poème yourcenarien. Le jeune poète garde sans doute à
l’esprit, quand il écrit sa légende dramatique, qu’Icare symbolise la
légitime aspiration des hommes à s’élever. Mais, il n’interprète pas
son geste grandiose comme un signe de mégalomanie et sa fin
tragique comme un avertissement contre l’orgueil humain, à l’instar
de nombreux auteurs. Le Jardin des Chimères fait d’Icare un héros
accompli, qui est allé au bout de ses rêves et de son destin. Mieux vaut
pour le poète connaître la mort héroïque et sublime des cimes
inviolables à celle résignée et sans gloire des impuissants. Ainsi on
assiste dans la dernière scène du poème au sacre d’Icare. Plutôt que
« [l]a désillusion d’avoir atteint [son] rêve »59, annoncée par « la voix
menaçante des vents » qui ne cesse de répéter « Malheur à toi !
Malheur à toi ! Malheur à toi ! »60, Icare, « Héros confiant dans la
splendeur du ciel »61, atteint l’apothéose. L’adolescent intrépide
n’atteint pas le Néant comme le suggère le chœur des Sirènes. Hélios-
Apollon, le dieu d’or pour l’amour duquel il a donné sa vie, donne un
sens à son sacrifice et au poème :

La Mort n’interrompt point l’œuvre qui se poursuit


[…]
La fleur en d’autres fleurs revivra tout entière.
D’autres soleils naîtront au sein du firmament.
[…]

59
Ibid., p. 101.
60
Ibid.
61
Ibid., p. 118.
290 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Rien ne s’éteint. Rien ne se tait. Rien ne s’achève.


Le passé qui n’est plus revit dans l’avenir.62

Cette promesse d’immortalité justifie le geste insensé d’Icare


car selon la jeune Marguerite Yourcenar, « Le sacrifice obscur n’est
jamais infertile. »63, vers qui résume toute la « morale » du poème et
sans doute aussi la pensée poétique yourcenarienne naissante. Le
Jardin des Chimères, acte d’ouverture de l’œuvre de Yourcenar, peut
se lire comme la glorification de la geste poétique d’un jeune écrivain
qui entreprend une œuvre dont il espère sans doute qu’elle lui
permettra de se dépasser et d’atteindre une manière d’absolu, que la
vie matérielle est inapte à lui procurer. Le poème fait non seulement
d’Icare un aventurier courageux qui défie les lois de la gravité mais
aussi métaphoriquement un créateur, un poète au sens le plus large du
terme, qui invente du rêve et affronte l’inconnu pour se réaliser. En
cela, il est digne d’admiration : « Gloire à l’effort humain vers la
beauté du Jour ! /Gloire à celui qui croit ! Gloire à celui qui
songe ! »64.
En accordant au geste d’Icare sa glorification céleste, Hélios
semble brosser un portrait de l’artiste universel dont l’idéalisme
correspond sans doute à l’idée que l’adolescente se faisait du poète –
celui qui songe – serviteur de la Beauté, défenseur du Rêve, en quête
des « clartés immortelles » du Verbe qui le soustrairaient au Néant.
Du mythe de la folie des grandeurs et de l’échec, du projet insensé et
irréalisable d’Icare, la première œuvre publiée par Yourcenar fait un
hymne à la gloire du rêve, de la grandeur, de l’idéal, de la beauté
qu’elle tente d’approcher pour la première fois dans Le Jardin des
Chimères. Remarquons qu’une décennie plus tard, Yourcenar révisera
quelque peu sa confiance en l’idéalisme juvénile qu’elle prête dans Le
Jardin des Chimères à son double icarien. Dans « Le Catalogue des
idoles », composé en 1930, elle prête à un Icare moins naïf que celui
de son premier livre, la pensée suivante : « Une idée préconçue a
faussé ma philosophie. Je croyais le soleil plus haut que la terre. »65
S’il existe des correspondances évidentes entre la jeune
Yourcenar et son héros poétique première manière, ne peut-on voir se

62
Ibid., p. 116.
63
Ibid., p. 117.
64
Ibid.
65
PE, p. 523.
LES POÈMES DE JEUNESSE 291

profiler derrière le personnage de Dédale l’image du père de


l’écrivain ? Tels Icare et Dédale, isolés du monde dans le Labyrinthe,
Marguerite et Michel vivent, au moment où Yourcenar compose son
poème dramatique, une relation en vase clos parmi les livres, en
marge de leur propre famille et de leur milieu. Michel de Crayencour
est déjà un vieux monsieur (il a soixante-six ans), quand son
adolescente de fille entreprend l’écriture de son Icare. Il est deux fois
veuf et jette sur l’existence et la société un regard désabusé. Comme
Dédale qui détaille dans le poème l’exaltante vie qu’il a connue dans
le passé (« J’ai visité l’Égypte et dormi sur le sable ;/ […] J’ai
navigué vers l’Inde aux déités sans nombre. »66), le père de Yourcenar
a eu une jeunesse aventureuse faite de voyages, d’amours et de jeux
dont il est revenu. Sans pousser trop loin l’identification strictement
biographique entre la figure de Dédale dans Le Jardin des Chimères et
le père de l’auteur, le prisonnier de Minos, résigné à demeurer
enfermé dans le Labyrinthe, qui entend décourager son fils de voler de
ses propres ailes, est peut-être la métaphore du père aimant qui entend
prévenir sa fille contre les dangers du monde et des hommes. Le
Jardin des Chimères est donc pour l’auteur la première tentative pour
se construire, à l’aide de l’art, une identité propre afin d’échapper à
l’influence et à la « prison » du père.

De l’œuvre au livre

Marguerite de Crayencour vient d’avoir dix-huit ans, en 1921,


lorsque paraît son premier livre Le Jardin des Chimères dont le titre
initial était Légende d’Icare. À cette occasion, elle imagine avec son
père le pseudonyme anagrammatique de Yourcenar qui deviendra son
nom légal en 1947. De la même manière qu’il a guidé ses premiers pas
de lectrice, Michel de Crayencour guide ses premiers pas d’écrivain
publié. Il se fait mécène de l’œuvre poétique naissante de sa fille et
finance la publication du Jardin des Chimères qui paraît à compte
d’auteur à la Librairie académique Perrin sous l’énigmatique signature
« Marg Yourcenar ».
Michel de Crayencour accompagne donc l’entrée en littérature
de sa fille. Une démarche naturelle, quand il s’agit de faire publier le

66
JC, p. 35.
292 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

premier poème d’une adolescente qui tente une timide entrée dans le
monde de l’édition parisienne, au début des années 1920. Comme le
reconnaîtra bien plus tard Yourcenar, son père fut « un admirable
conseiller littéraire, complètement dédaigneux de toutes les modes du
moment, imbu des meilleures traditions de la langue et de la littérature
françaises »67. Il n’existe nul conflit de génération, nulle bataille
esthétique entre un vieux monsieur né au milieu du XIXe et une jeune
fille née au début du XXe siècle. Au contraire. L’influence du père est
telle qu’il semble que la jeune Marguerite a adopté et assimilé les
goûts et les préférences littéraires de son père et que la différence
d’âge et de génération n’a guère été un obstacle pour que ces deux
amoureux de poésie se rejoignent sur la question du Beau, en tout cas
jusqu’à la fin de l’adolescence de l’auteur du Jardin des Chimères.
Lorsqu’elle compose ses premiers poèmes, Yourcenar vit
encore seule avec son père68 à qui elle lit sans doute ses premières
tentatives d’écriture. Il est donc le témoin privilégié de l’activité
poétique intense de sa fille dans la deuxième moitié des années 1910
et l’encourage sûrement à persévérer dans les voies de l’écriture dont
il a goûté lui aussi, en dilettante cultivé, de manière éphémère, les
délices. C’est donc lui qui lui propose naturellement de faire paraître à
compte d’auteur son premier poème. Il ne semble pas que Yourcenar
ou son père ait entrepris de soumettre le manuscrit au comité de
lecture d’une maison d’édition publiant de la poésie, afin de faire
paraître le livre à compte d’éditeur. La méconnaissance du milieu
littéraire, la difficulté à remonter les filières éditoriales qui comptent
ainsi que la répugnance aristocratique de Michel de Crayencour à
soumettre la publication du premier livre de sa fille à l’approbation
d’un éditeur, espèce dont il garde un mauvais souvenir, expliquent
sans doute qu’ils aient opté d’emblée pour le compte d’auteur qui leur
garantit finalement plus de liberté. Sans doute craignent-ils également
de recevoir la fatidique lettre de refus qui aurait découragé le poète
novice, auteur d’un poème certes ambitieux mais non exempt de
maladresses. Et puis la publication à compte d’auteur est une formule
très répandue dans l’édition française de ces années-là. Même les

67
Cité par J. SAVIGNEAU, Marguerite Yourcenar. L’invention d’une vie, op. cit.,
p. 64-65.
68
À partir du début des années 1920, il partagera sa vie avec une Anglaise, Christine
Brown-Hovelt qui deviendra en 1926 sa troisième épouse et à laquelle M. Yourcenar
dédiera Les Dieux ne sont pas morts et Pindare.
LES POÈMES DE JEUNESSE 293

éditeurs les mieux établis la pratiquent fréquemment. D’ailleurs,


nombre d’auteurs reconnus dans la première moitié du XXe siècle ont
dû payer pour faire éditer leurs premières plaquettes de poésie ou leur
premier roman.
On ignore si Michel de Crayencour, qui se charge des
négociations avec les éditions Perrin qui éditeront Le Jardin des
Chimères, a effectué des démarches similaires auprès d’autres
maisons susceptibles de publier les premiers vers de sa fille. Les
quelques lettres échangées entre le père de Yourcenar et l’éditeur
permettent de suivre les différentes étapes qui ont mené à l’impression
du premier livre de la future académicienne. Dans une lettre
manuscrite du 18 juillet 1920 signée « M. de Crayencour » – l’écriture
atteste qu’il s’agit bien de Michel –, celui-ci s’informe des conditions
financières et techniques de publication d’un recueil de poèmes
d’environ 200 pages69. La Librairie Académique Perrin lui répond le 2
août qu’elle désire lire le manuscrit en question afin de le soumettre à
son comité de lecture. Le 5 août, Michel de Crayencour envoie donc le
manuscrit du Jardin des Chimères. Sans réponse de l’éditeur presque
deux mois après, il le relance afin de savoir ce qu’il est advenu du
manuscrit de sa fille. Cette lettre dactylographiée, signée de la main de
Michel de Crayencour et datée du 27 septembre 1920, est riche
d’informations sur cette première publication. On y apprend que le
manuscrit envoyé aux éditions Perrin contenait non seulement la
« Légende Dramatique d’Icare » mais aussi un assortiment d’autres
poèmes sans lien avec l’œuvre précédente, que Yourcenar et son père
désiraient, dans un premier temps, faire éditer en un seul volume
quelque peu hétéroclite. Il s’agissait en fait de publier ensemble la
quasi-totalité des textes poétiques composés par l’adolescente entre
1915 et 1920. Après réflexion, il semble donc que le père et la fille
aient décidé de ne faire paraître que le poème d’Icare afin de ne pas
laisser imprimer « une œuvre à laquelle on pourrait reprocher le
manque d’unité »70, comme le précise Michel de Crayencour dans sa
lettre. Il annonce d’ailleurs que les poèmes non retenus pour le
premier volume, auquel il en ajoutera d’autres qu’il a en réserve,
feront l’objet d’un recueil à part dont il estime la longueur à 300
pages.

69
Voir J. SAVIGNEAU, Marguerite Yourcenar. L’invention d’une vie, op. cit., p. 69
70
Ibid.
294 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

On constate donc qu’avant même la mise sous presse de son


premier livre de poésie, le jeune poète et son « admirable conseiller
littéraire » ont à l’esprit dès 1920 un véritable programme d’édition
des premières œuvres poétiques yourcenariennes. L’annonce par
Michel de Crayencour de sa volonté de faire publier de manière
imminente (« dans quelques mois » précise-t-il dans sa lettre) un
volume de poèmes, dont la pagination estimée peut paraître énorme
pour un recueil de poèmes, témoigne à tout le moins de la fécondité
poétique d’une adolescente qui se voue presque exclusivement à sa
passion pour la poésie. Dans sa lettre du 27 septembre 1920, Michel
de Crayencour semble annoncer implicitement à son interlocuteur de
la Librairie Académique Perrin que c’est toujours dans cette maison
qu’il compte faire publier ce second volume, qui verra finalement le
jour chez un éditeur concurrent. Cet ensemble de poèmes composites
qui fera l’objet du deuxième livre de Yourcenar, Les Dieux ne sont
pas morts, sera confié aux éditions Sansot.
Le 2 octobre 1920, Perrin donne son accord pour la
publication du seul Jardin des Chimères. Le 4 octobre, dans une lettre
manuscrite de sa main qu’il signe pourtant « Marguerite de
Crayencour », celui qui fait office de mécène et d’agent littéraire de sa
fille se dit « très sensible à la flatteuse approbation que vous voulez
bien m’exprimer au sujet de mon manuscrit »71, donne son accord avec
les conditions financières proposées par Perrin (3500 francs pour un
tirage de 1000 exemplaires) et laisse carte blanche à l’éditeur en ce qui
concerne les choix techniques (papier, composition…). Il répond
d’ailleurs favorablement à une suggestion des éditions Perrin
concernant l’impression « très large » du poème « pour éviter
l’apparence d’une brochure »72. Dans cette lettre, Michel-Marguerite
de Crayencour évoque, encore plus précisément que dans son
précédent courrier, « ses » projets littéraires, citant deux titres, L’Épée
et le Miroir et Irène aux Cygnes blancs, en annonçant qu’il les
soumettra au Comité de lecture des éditions Perrin dès qu’ils seront
achevés, en espérant « qu’ils trouveront près de vous [l’éditeur]
l’accueil bienveillant de mon premier ouvrage »73 ;
Au-delà des informations qu’elle contient, cette lettre est
intéressante par l’étrange superposition des signatures du père et de la

71
Ibid.
72
Ibid.
73
Ibid., p. 70.
LES POÈMES DE JEUNESSE 295

fille qui ne manque pas d’intriguer. En effet, si les premières lettres


échangées avec les éditions Perrin, signées d’un énigmatique « M. de
Crayencour », auquel répond de la part de l’éditeur un « Monsieur »,
demeurent impersonnelles dans leur formulation et paraissent être
assumées par le père du jeune poète, celle du 4 octobre 1920 brouille
quelque peu les pistes. Comme pour éclaircir la situation auprès de la
maison sur le point de publier Le Jardin des Chimères, Michel de
Crayencour se fait passer pour sa fille pour accuser réception de l’avis
favorable de l’éditeur et l’entretenir de ses œuvres poétiques en
gestation. En signant, à la place de sa fille, « Marguerite de
Crayencour », il prend soin de préciser dans un post-scriptum : « J’ai
pris comme pseudonyme Marg Yourcenar qui est, comme vous le
voyez, l’anagramme de mon vrai nom. »74 Il y a sans doute beaucoup
de jeu dans tout cela. Comme le choix du pseudonyme obtenu après
un jeu de lettres du père et de la fille, le fait que Michel de Crayencour
prête sa plume à sa fille pour écrire « masqué » à un éditeur est du
même ordre. Ce procédé ludique montre encore une fois que le projet
d’édition est pleinement partagé entre le père et la fille qui agissent de
concert pour rendre public les vers de celle-ci. Non seulement Michel
de Crayencour intervient financièrement, comme tout parent argenté
entendant offrir un cadeau de prix à sa fille qui taquine la muse, mais
il s’implique plus personnellement en la conseillant, en discutant sans
doute avec elle de ce que représente la publication d’un premier
recueil de poèmes, en l’encourageant.
Finalement, la « convention littéraire » pour la publication du
Jardin des chimères est établie le 9 novembre 1920. Elle précise que
le livre de « Madame Marguerite de Crayencour» sera publié sous le
titre « Le Jardin des Chimères. La Légende d’Icare », sous le
pseudonyme de « M. Yourcenar ». Le prix de vente de l’ouvrage tiré à
mille exemplaires est fixé à 5 Frs sur lequel Perrin prélève la moitié
pour couvrir les frais de distribution75. Le livre sort en 1921 avec Marg
Yourcenar comme nom d’auteur, sous le titre Le Jardin des
chimères et le sous-titre Icare. Légende dramatique. Il comporte la
dédicace prévisible, « À mon père ». Le jeune auteur a choisi de
mettre sa première œuvre poétique sous les auspices du poète de cour,
ami et rival de Ronsard, Philippe Desportes, en inscrivant en guise

74
Ibid.
75
Voir fac-similé du contrat d’édition du Jardin des Chimères, « Marguerite
Yourcenar état civil », Bulletin du CIDMY, n° 12, 2000, p. 94-95.
296 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

d’exergue à son poème dramatique le second tercet d’un sonnet extrait


des Amours d’Hippolyte qui chante le destin d’Icare, un thème
récurrent dans l’œuvre de Desportes :

Il mourut poursuivant une haute adventure.


Le ciel fut son désir, la mer sa sépulture.
Est-il plus beau dessein et plus riche tombeau ?

À la rubrique « Du même auteur », étonnante quand il s’agit


d’un premier livre, Yourcenar a fait noter sous l’intitulé « en
préparation » deux titres : « Les Dieux ne sont pas morts ! Poèmes » et
« La Belle-au-Bois-dormant. Légende dramatique. » Le jeune poète
annonce donc, officiellement cette fois, que son premier livre ne
demeurera pas longtemps une œuvre unique et qu’il travaille déjà à
d’autres ouvrages. Notons qu’en quelques mois les titres des livres
annoncés ont changé. L’Épée et le Miroir mentionné dans la lettre aux
éditions Perrin du 4 octobre 1920 est devenu Les Dieux ne sont pas
morts !, titre effectif du deuxième livre de poèmes de l’auteur. Quant
au « poème dramatique » Irène aux Cygnes blancs, il est peu probable
qu’il s’agisse de la même œuvre que la « légende dramatique » à
paraître sous le titre La Belle-au-Bois-dormant. Ces informations
indiquent en tout cas que le jeune poète s’affaire à construire, vers ses
dix-huit ans, une œuvre poétique ambitieuse s’inspirant des mythes et
légendes revisités sous forme d’amples poèmes dialogués ou de
nombreux poèmes épars qui fourniront la matière des Dieux ne sont
pas morts. Ce qui est certain, c’est qu’avec la publication du Jardin
des Chimères, Yourcenar naît officiellement à la poésie et s’engage
dans la carrière des lettres avec détermination.

Réception de l’oeuvre

Publiée en 1921, la première œuvre de Marguerite Yourcenar


paraît en pleine révolution poétique et artistique inaugurée quelques
années auparavant. Dès les années 1912-1913 en effet, trois poètes
marquent le territoire de la modernité en publiant des œuvres qui
feront date : Alcools de Guillaume Apollinaire, La Prose du
Transsibérien de Blaise Cendrars et Stèles de Victor Segalen. Dans
l’immédiat après-guerre, une nouvelle génération de poètes occupe le
terrain. En 1919, alors qu’une adolescente de seize ans compose son
LES POÈMES DE JEUNESSE 297

Jardin des Chimères, Breton, Aragon et Soupault créent la revue


Littérature, publiée sous l’égide des éditions Au Sans Pareil de René
Hilsum qui, dix ans plus tard, éditera le premier roman de Yourcenar.
L’année suivante, Cocteau et Radiguet fondent à leur tour une revue
éphémère, Le Coq, Breton et Soupault publient Les Champs
magnétiques et Tristan Tzara lance son Manifeste Dada. En 1921, Le
Jardin des Chimères côtoie dans les librairies parisiennes bien
d’autres livres de poèmes parus la même année dont les Contrerimes
posthumes de Paul-Jean Toulet, Prikaz d’André Salmon, Le
Laboratoire central de Max Jacob, l’Anthologie nègre de Cendrars ou
encore Le Cœur à gaz de Tristan Tzara. 1921 est également l’année où
s’est déroulé, sous l’égide du mouvement dadaïste, le farcesque
« Procès Barrès » accusé par la turbulente avant-garde littéraire de
« crime contre la sûreté de l’esprit ». Barrès, « prince de la jeunesse »
de ce début de siècle riche en révolutions politiques, idéologiques et
esthétiques, admiré par la jeune Marguerite Yourcenar allait pourtant
scandaliser, encore une fois, son lectorat catholique bien-pensant et
nationaliste en publiant en 1922 Un Jardin sur L’Oronte.76
Si le très sage poème dramatique de la novice Yourcenar
s’offre au public au moment où la littérature, et en particulier la
poésie, est secouée de toutes parts, il n’en demeure pas moins qu’au
même moment les figures qui dominent le paysage littéraire français
ne sont pas encore Breton, Aragon, Soupault et quelques autres dont
l’audience ne dépasse pas alors le périmètre restreint de quelques
chapelles avant-gardistes et des gazettes littéraires en quête de
nouveauté. Ce ne sont pas encore leurs écrits et leurs scandales qui
remplissent les feuilles littéraires et mondaines les plus en vogue au
début des années 1920. Ce ne sont pas leurs recueils et leurs revues
aux tirages confidentiels qui s’affichent aux devantures des librairies.
Ce ne sont pas leurs vers qu’on déclame dans les salons à la mode et
les remises de prix d’académie. Il serait donc pour le moins réducteur,
voire historiquement inexact, d’apprécier le contexte littéraire et
culturel dans lequel paraît Le Jardin des Chimères à l’aune d’une
avant-garde balbutiante, par nature marginale donc peu représentative.
Plus généralement, il paraît quelque peu anachronique que certains
commentateurs de l’œuvre yourcenarienne se soient étonnés qu’une

76
Voir Michel WINOCK, Le Siècle des intellectuels, « Les Années Barrès » , éd. du
Seuil, 1997, p. 146-147.
298 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

jeune fille de l’aristocratie française des années 1910-1920, non


scolarisée, vivant en vase clos avec son père, loin des milieux
littéraires de la capitale, nourrie dès l’enfance par la lecture des
classiques, ait été imperméable aux bouleversements poétiques encore
à peine perceptibles par le grand public cultivé, dans ces années-là77.
N’est-ce pas le contraire qui eût été surprenant. Gardons bien à l’esprit
qu’en 1921, lorsque Yourcenar fait une entrée discrète dans le monde
des lettres, nous sommes encore dans les « années Barrès » auxquelles
vont succéder « les années Gide ». Souvenons-nous que c’est l’année
où Anatole France, autre éminent écrivain de l’époque lu par
Yourcenar au sortir de l’enfance, obtient le Prix Nobel de littérature.
Les poètes dont on parle, et dont l’audience et l’influence dans les
cercles et les gazettes littéraires, ne sont pas les tenants de la
révolution prosodique qui « couve » dans l’arrière-boutique de
l’avant-garde. Ce sont plutôt la charismatique Anna de Noailles qui
publie en 1920 son recueil Les Forces éternelles, Marie Noël révélée
l’année suivante par Les Chansons et les heures, l’influent Henry de
Régnier, de l’Académie française, qui donne en 1921 Vestigia
flammae ou encore Francis Jammes et ses quatre Livres des quatrains
(1923-1925) et tant d’autres héritiers du symbolisme ou poètes du
néo-classicisme qui occupent la scène littéraire dans cette période de
transition poétique78. N’assiste-t-on pas, dans l’immédiate après-
guerre, à un retour en force de l’esprit classique qui invite les
créateurs à se tourner vers la glorieuse Athènes, ou vers les gloires de
la littérature française de la Renaissance et du XVIIe, et ce, au moment
où la France célèbre avec éclat, l’année de la parution du Jardin des
Chimères, le Tricentenaire de la naissance de La Fontaine dont le

77
Voir en particulier J. Savigneau qui écrit : « on peut s’étonner que cette jeune fille
éprise de littérature ait délibérément choisi ses modèles dans le XIXe siècle le plus
compassé et ait, semble-t-il, méconnu la formidable révolution poétique dont elle était
la contemporaine : Alcools a paru en 1913 et le surréalisme est en train de naître. Peut-
être faut-il voir dans ce décalage les conséquences d’un certain provincialisme ou,
plus encore, celle d’une vie à ce point écartée de toute société que seules y
parvenaient les références "classiques" dont Michel était nourri. », Marguerite
Yourcenar. L’Invention d’une vie, op. cit., p. 68.
78
Voir Robert SABATIER, « Mouvances de la tradition », Histoire de la poésie
française. La Poésie du vingtième siècle.1-Tradition et évolution, op. cit., p. 9-193 et
Éliane TONNET-LACROIX, « Les Appels de Minerve : à la recherche de l’ordre
perdu », Après-guerre et sensibilités littéraires (1919-1924), Publications de la
Sorbonne, 1991, p. 215-236.
LES POÈMES DE JEUNESSE 299

génie poétique est salué par Gide et Valéry ? Le premier quart du XXe
siècle est marqué par le retour du « rêve grec » qui imprègne la
création de nombreux artistes. Tandis que Yourcenar s’identifie à
Icare, Cocteau revisite l’Antigone de Sophocle (1922). Picasso drape
ses modèles à la mode antique. Valéry fait revivre la figure de Socrate
dans ses célèbres dialogues et chante la Méditerranée éternelle dans Le
Cimetière marin (1920). La même année, l’auteur adulé de La Jeune
Parque accepte de faire partie, avec Anna de Noailles et quelques
autres poètes, de la « Nouvelle Pléiade » fondée par Joachim Gasquet,
attaché aux formes traditionnelles du vers français. « Les poètes de la
"Pléiade" veulent défendre le sérieux de la poésie contre la tentation
décadente, comme l’avaient fait Ronsard et ses amis contre les jeux
des Grands Rhétoriqueurs »79, explique Éliane Tonnet-Lacroix. Cette
« renaissance classique » n’est pas seulement le fait de la mouvance
traditionaliste et nationaliste, proche de Charles Maurras, défenseur
influent de l’École romane et représentant le plus fermé du néo-
classicisme qui irrigue la littérature française des années 1900-1920.
Durant cette période, nombreux sont les écrivains qui aspirent à un
renouveau de l’âge classique, comme Jacques Rivière dans le
programme qu’il assigne à la Nouvelle Revue Française en 191980.
Celle-ci, en effet, s’autoproclame le lieu d’expression du « classicisme
moderne » qu’un auteur comme Marcel Proust symbolise parfaitement
en « surgeon moderne de la tradition classique »81. René Crevel lui-
même voit dans la « mode » néo-classique des années 1920 une
chance pour la littérature : « Rien de souhaitable en vérité, comme un
nouveau classicisme qui établirait les principes d’une éthique
suffisante. »82 Comme le résume justement Éliane Tonnet-Lacroix,
« la notion de "classicisme", prise dans un sens assez large et dotée
d’une valeur éthique, permet à certains d’exorciser leur désordre
intérieur. Par là, cette nostalgie du "classicisme" est bien plus qu’une
simple mode. Elle traduit avec acuité le besoin de santé d’une époque
malade. »83
79
Après-guerre et sensibilités littéraires (1919-1924), Ibid.
80
Voir « La NRF », La Nouvelle revue française, juin 1919. Cité par E. TONNET-
LACROIX, Après-guerre et sensibilités littéraires (1919-1924), Ibid., p. 217.
81
E. Tonnet-Lacroix prête ce jugement à Jacques Rivière. Ibid., p. 221.
82
« Les Soirées de Paris », La Revue européenne, juillet 1924, p. 71. Cité par E.
TONNET-LACROIX, Après-guerre et sensibilités littéraires (1919-1924), op. cit.,
p. 219.
83
Ibid.
300 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Dans ce contexte, la sortie du Jardin des Chimères dans la


France littéraire de 1921 n’a nullement le caractère « décalé » que
certains critiques ont pu imaginer. Au contraire, les préoccupations
esthétiques de la jeune fille sont en phase avec une époque qui
s’interroge sur son avenir et va chercher chez les Anciens des
réponses à son désarroi. Le premier livre de Yourcenar est simplement
la énième plaquette de vers sagement rimés célébrant des héros
antiques, écrits par un jeune poète épris de grande littérature et
d’idéal, qui tâche d’attirer avec sa première œuvre la curiosité, voire
les faveurs du public lettré et de la critique84. « La sortie du Jardin des
Chimères ne fut pas fracassante »85, remarque Denys Magne qui s’est
intéressé à la réception des deux premiers livres de Yourcenar. Elle lui
confiait en 1975 :

Je me rappelle du fatidique chiffre de sept [critiques] pour Le


Jardin des Chimères, mais deux seulement sont restées dans ma
mémoire. Un immense article (était-ce dans un Journal de
Normandie, ou dans quelque autre quotidien de Rouen ?) par le
critique provincial Maurice d’Hartoy. Un véritable dithyrambe,
ma première rencontre avec les éloges imprimés, qui m’a bien
entendu soulevée de terre. La seconde critique était moins prolixe.
Dans Le Divan, je crois : « Le Jardin des Chimères, un poème
bien long, bien ennuyeux ». L’auteur de la critique était Jean-
Louis Vaudoyer.86

Pourtant si au moment de sa sortie, Le Jardin des Chimères


fut dans l’ensemble peu lu, peu critiqué et peu apprécié, une
personnalité littéraire charismatique, Rabindranah Tagore, semble
s’être intéressée au poème. Dans les années 1920, la fascination
qu’exerce en Europe le Prix Nobel 1913 sur de nombreux jeunes

84
Même s’il s’agit d’un ouvrage publié à compte d’auteur, la Librairie Académique
Perrin a effectué un service de presse du Jardin des Chimères auprès des principaux
critiques littéraires en charge de la rubrique poésie, comme le prévoit l’article VI du
contrat d’édition. Voir « Marguerite Yourcenar état civil », op. cit., p. 95.
85
Denys MAGNE, « Deux œuvres de jeunesse de Marguerite Yourcenar », op. cit.,
p. 94.
86
Lettre à Denys Magne, 17 juillet 1975. Citée par D. MAGNE dans Bibliographie
critique de Marguerite Yourcenar, Fonds Yourcenar, p. 157. [tapuscrit]. En 1979, elle
revenait sur l’article défavorable qui accueillit son premier livre : « "très ambitieux,
très long et très ennuyeux" – je cite exactement, je crois, la critique qu’en avait faite
un homme poli et distingué, un écrivain un peu précieux mais délicat, à la mode à
cette époque-là, Jean-Louis Vaudoyer. Ce jugement n’était pas faux. », YO, p. 52.
LES POÈMES DE JEUNESSE 301

écrivains est telle que Yourcenar envoya au célèbre écrivain son


premier livre, comme elle l’a fait pour d’autres personnalités en vue
dans le monde des lettres. Elle a raconté par la suite à plusieurs
reprises, avec de légères nuances, ce qu’elle nomme son « contact
direct avec Tagore »87 dans une lettre à N. Chatterji. Selon ses
souvenirs, Tagore est la seule personnalité qui a répondu
immédiatement à l’envoi du Jardin des Chimères88. Dans sa lettre
pleine d’encouragements pour le poète naissant, il l’invitait à venir
passer une saison au sein de l’université internationale qu’il créa en
décembre 1921 à Shantinikétan, en Inde89. Si la jeune fille fut flattée
qu’un poète de l’envergure de Tagore lui réponde et s’intéresse à elle,
elle ne fit pas finalement le voyage en Inde qui l’avait, semble-t-il,
tentée. À travers les multiples récits qu’elle fit à des correspondants ou
des journalistes de cet épisode à des années de distance, Yourcenar,
qui donne à chaque fois des versions légèrement différentes90, paraît
garder un souvenir ému de cet échange épistolaire avec le premier
« admirateur » de son œuvre, si l’on excepte son père naturellement.
Elle, qui a souvent expliqué le déroulement de son existence et parfois
même le destin de son œuvre par le hasard, se plaisait à rêver à ce
qu’elle serait devenue si elle avait répondu positivement à l’invitation
de Tagore : « Je me demande aujourd’hui à quel point ma vie et ma
pensée seraient différentes de ce qu’elles sont si je l’avais fait. »91. Elle
a même reconnu en 1979 avoir parfois regretté son choix92. L’attention
portée par Tagore aux vers d’un poète de dix-huit ans qui fait son

87
Lettre à N. Chatterji, 17 juillet 1964, L, p. 205.
88
L’écrivain séjourne en effet en France au printemps 1921, au moment de la sortie
du Jardin des Chimères et prononce le 21 avril une conférence au musée Guimet à
l’invitation de l’Association française des Amis de l’Orient qui obtint un succès et des
échos retentissants.
89
La devise de l’université de Visva-Bharati créée par Tagore indique l’état d’esprit
du lieu : « Où le monde entier trouve son nid commun ». La volonté de cet artisan du
rapprochement Orient-Occident qui a toujours séduit M. Yourcenar était d’établir « un
foyer pour le monde entier. L’homme doit y trouver un carrefour et un lieu de
rencontre des différents courants de pensée. » Dans les années qui ont suivi sa
création, poètes, artistes, penseurs et célébrités de tous les horizons ont fait le voyage
à Shantinikétan. Voir Sylvie LINÉ, Tagore Pèlerin de la lumière, op. cit., p. 200-213.
90
Voir en particulier la lettre du 17 juillet 1964 à N. Chatterji, L, p. 205, les entretiens
avec M. Galey, YO, p. 57 et une interview accordée en 1980 à Claude Servan-
Schreiber [F-Magazine, mars 1980], PV, p. 285.
91
Lettre à N. Chatterji, op. cit., L, p. 205.
92
Voir YO, p. 57.
302 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

entrée en littérature paraît, en tout cas, l’unique encouragement


« officiel » reçu par Yourcenar à poursuivre son œuvre, après la
publication confidentielle de son premier poème.

Autocritique sévère

Déception face aux très maigres échos qu’a suscités sa


première œuvre ou constat lucide de l’insuffisance de son hommage
maladroit à Icare, Yourcenar s’est en tout cas très vite désintéressée du
Jardin des Chimères qu’elle fit mettre au pilon en 192593. Durant toute
sa carrière littéraire, elle a émis des jugements très sévères sur son
premier livre qu’elle qualifie en 1980 de « méchant poème »94. Elle a
très vite regretté de l’avoir laissé publier par un père trop indulgent
envers les supposés talents littéraires de sa fille adorée95. En 1969,
dans des notes inédites envoyées au critique littéraire Patrick de Rosbo
qui projetait d’écrire un essai sur son œuvre, elle résume ce qu’elle
pense, après tant d’années, du Jardin des Chimères :

C’était une espèce de petit drame lyrique ayant pour sujet la


légende d’Icare. Beaucoup d’élan, beaucoup de grands ou bons
sentiments (je le dis sans trop sourire), des gaucheries d’enfant et
une rhétorique d’écolier qui a beaucoup lu les grands poètes
romantiques, et trois lignes admirables, celle de l’épigraphe tirée

93
Il semblerait pourtant que le jeune écrivain a conservé quelques exemplaires de son
premier livre qu’il continuera à offrir, après 1925, à certains de ses proches, comme
en témoigne l’exemplaire du Jardin des Chimères conservé à la British Library
(Londres), comportant un envoi daté du 19 juillet 1929 adressé à un membre de la
famille maternelle de Yourcenar, le baron Arnold de Cartier de Marchienne, et dans
lequel l’auteur évoque « le plus ancien, et par conséquent le plus jeune de mes
livres. »
94
Voir « L’Ordre des choses de Marguerite Yourcenar », entretien avec C. Servan-
Schreiber, op. cit., PV, p. 285.
95
M. Yourcenar indique en 1979 : « Bien sûr, il faut apprendre son métier, seulement,
quand on est musicien, on fait des gammes en chambre, et on n’ennuie que sa famille,
tandis qu’hélas un jeune écrivain publie quelquefois trop vite… Je crois qu’il aurait
mieux valu jeter au panier ces premières productions. », YO, p. 53. « Un écrivain
publie toujours trop tôt », est d’ailleurs un des leitmotiv de M. Yourcenar qui a
souvent conseillé aux jeunes auteurs sollicitant son avis de prendre leur temps avant
de livrer au public leurs premiers écrits.
LES POÈMES DE JEUNESSE 303

d’un fameux sonnet de Du Bellay [sic] que j’avais du moins dès ce


temps-là le bon goût d’aimer.96
Marguerite Yourcenar a tenu des propos similaires à bien
d’autres correspondants et critiques qui s’intéressaient à sa première
œuvre publiée97. Chaque fois, elle insiste sur le caractère enfantin de
son poème, sur l’aspect juvénile, emphatique et maladroit de son
inspiration. Elle tente d’ailleurs de décourager les très rares
commentateurs qui se sont intéressés à son premier livre, afin qu’ils ne
tiennent pas compte de ce qu’elle considère, avec Les Dieux ne sont
pas morts, comme de simples juvenilia quand ils entendent embrasser
l’ensemble de sa production littéraire et poétique. Dans une lettre
destinée, mais non envoyée, à Patrick de Rosbo, dans laquelle elle fait
des commentaires sur le plan de douze pages que lui avait soumis le
critique en septembre 1970 concernant l’essai qu’il préparait, elle lui
précise : » Vous faites également d’Icare du Jardin, "un de mes
principaux héros", mais ce poème écrit dans ma 16e année, n’est pas
un de mes principaux livres. […] Dans une étude aussi brève que la
vôtre, le mieux est d’ignorer ce genre de juvenilia. »98 En effet, faire
oublier ses deux premiers livres, c’est bien ce que tentera le jeune
écrivain en les faisant mettre au pilon. Comme si Yourcenar voulait
effacer ses égarements poétiques de l’adolescence pour se présenter à
ses futurs lecteurs et critiques, sans passé éditorial qui pourrait nuire à
son image de romancière prometteuse.99
Lucide, Marguerite Yourcenar a très tôt pris conscience que
Le Jardin des Chimères était trop marqué par les influences des poètes
du passé qu’elle chérissait alors, pour qu’elle le revendique comme
une œuvre singulière qui lui appartiendrait en propre. Ces vers se sont
tellement nourris des abondantes lectures des classiques, des anciens
grecs aux poètes romantiques, qu’ils peuvent, pour la plupart, se lire

96
Lettre à Patrick de Rosbo, 24 avril 1969, Fonds Yourcenar.
97
Voir en particulier lettre à Olga Peters, 20 mai 1950, Fonds Yourcenar ; lettre à
Denys Magne, 15 avril 1973, Ibid. ; entretien avec Matthieu Galey, YO p. 53.
98
Lettre non envoyée à Patrick de Rosbo, s. d., Fonds Yourcenar.
99
Dans sa lettre à P. de Rosbo du 24 avril 1969, M. Yourcenar faisait remarquer à son
correspondant : « Ces deux ouvrages [Le Jardin des Chimères et Les Dieux ne sont
pas morts] ont disparu, comme vous l’aurez vu, de ma liste ouvrages du même auteur
parce qu’ils sont, tous deux, des juvenilia, sans importance pour tout autre que moi (et
encore) ou pour un biographe zélé… », ibid. Ils figurent tout de même à la rubrique
« du même auteur » dans Alexis ou le Traité du vain combat (1929). C’est seulement à
partir de son deuxième roman, La Nouvelle Eurydice (1931) qu’elle ne les
mentionnera plus.
304 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

comme des palimpsestes qui contiendraient en leur cœur les voix des
poètes qui les ont inspirés. Parmi eux Hugo, dont Yourcenar reconnaît
qu’il a beaucoup influencé, « presque jusqu’au plagiat »100, la forme du
Jardin des Chimères. Ainsi, répond-elle à Denys Magne en 1973 à
propos des hypothèses qu’il avance quant aux artistes qui ont pu
influencer l’écriture de son premier livre :

Votre analyse […] vous entraine trop loin. Toute atmosphère


Gustave Moreau m’en paraît absente (Je n’ai connu ce peintre que
bien des années plus tard, et son œuvre m’a toujours paru
désagréablement enfumée. Peut-être ai-je tort : Proust, bon
critique des tableaux et des livres, y voyait des profondeurs
émouvantes.) Les noms de pierreries semés un peu partout sont
surtout le fait d’un enfant qui découvre le vocabulaire, et étaient
sans doute commodes pour rimer.
Il faut chercher les influences beaucoup plus près, chez les grands
romantiques, Hugo surtout, avec leur déployement de rhétorique et
leur didactisme oratoire. (« Ce n’est pas au néant que tout doit
aboutir »101 pourrait être un vers quelconque d’Hugo.)102

Le Jardin des Chimères serait donc l’œuvre d’une enfant qui a


trop lu Hugo et expérimente avec application, mais sans grande
personnalité, la leçon des anciens et l’emphase prosodique des poètes
qu’elle admire le plus à cette époque103. Bien plus tard, les
commentateurs yourcenariens qui ont lu Le Jardin des Chimères ont
également sévèrement critiqué la première œuvre publiée de l’auteur
de Mémoires d’Hadrien. Denys Magne évoque un poème « médiocre,
parfois naïf » qui « ne cesse de sonner faux à cause de son emphase
même »104. Elena Pessini parle d’une « œuvre peu convaincante »105.
Carminella Biondi souligne « les limites de cet ouvrage emphatique et

100
YO, p. 52.
101
JC, p. 115.
102
Lettre à Denys Magne, 15 avril 1973, Fonds Yourcenar, op. cit.
103
Dans la lettre inédite destinée et non envoyée à P. de Rosbo en 1970, M.
Yourcenar évoque « ce livre enfantin, au style entièrement imitatif (ce qui est naturel,
étant donné l’âge de l’auteur) ». Fonds Yourcenar.
104
« Deux œuvres de jeunesse de Marguerite Yourcenar », Études Littéraires, avril
1979, Les Presses de l’Université Laval, p. 93-94.
105
« Le Mythe de l’île dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar », Roman, histoire et
mythe dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, Tours, SIEY, 1995, p. 353.
LES POÈMES DE JEUNESSE 305

trop farci de culture classique. »106 Josyane Savigneau épingle « ces


exercices de style pleins d’emphase et de lyrisme, saturés de
références à l’Antiquité et qui semblent démarqués du plus mauvais
Vigny »107. Colette Gaudin insiste sur les influences mal digérées du
jeune poète dont les premiers livres sont "ratés" « par excès d’amour
pour la littérature. […] Ce n’est […] pas l’influence qui est en cause
dans l’échec, mais l’incapacité à la reconnaître et à l’intégrer »108.
À peine sortie de l’enfance, Marguerite Yourcenar n’a
certainement ni la maturité ni les ressources stylistiques pour faire de
son premier poème publié une œuvre qui dépasse les exercices
« scolaires » d’imitation des anciens, tels que les pratiquaient encore,
au début du siècle dernier, les bons élèves férus de grec et de latin au
collège et au lycée. Dans la plupart des cas, ces morceaux de bravoure
où l’on reconnaissait aisément la trace de Virgile ou de Lamartine
donnaient droit en fin d’année à quelque prix de poésie ou
d’éloquence et finissaient au fond d’un tiroir. Tous ces apprentis
poètes n’avaient pas la chance, comme Yourcenar, d’avoir pour père
un aristocrate lettré, aveuglé par les précoces aspirations poétiques de
sa progéniture, disposé à jouer les mécènes pour accélérer son entrée
dans le monde des lettres, en lui offrant « cette espèce de cadeau de
Noël »109 qu’a été la publication du premier livre de sa fille. Dans ce
contexte, Le Jardin des Chimères n’est que l’acte de naissance
« officiel » d’une vocation. Le point de départ d’une aventure littéraire
féconde qui semble déjà inscrite, en filigrane, au cœur de ce premier
livre.

Le poème qui annonce une œuvre

Comme tout document administratif, en tant qu’acte de


naissance, Le Jardin des Chimères contient d’abondantes informations
qui en disent long, non seulement sur le poète qui s’invente à travers

106
« Du labyrinthe d’Icare au labyrinthe de Thésée », Marguerite Yourcenar et la
Méditerranée, op. cit., p. 24.
107
Marguerite Yourcenar. L’Invention d’une vie, op. cit., p. 67. J. Savigneau englobe
dans son appréciation Les Dieux ne sont pas morts.
108
Marguerite Yourcenar à la surface du temps, Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 1994,
p. 40-41.
109
YO, p. 54.
306 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

les mille deux cents vers de son poème, mais aussi sur les rêves
littéraires en gestation, la direction que va prendre avec le temps sa
poésie et son œuvre entière. Le Jardin des Chimères ne fait pourtant
pas partie de ce que Yourcenar a nommé durant toute son existence
« mes projets de la vingtième année ». Le poème est antérieur aux
projets romanesques de grande envergure, aux ambitieuses fresques
philosophico-historiques ébauchées puis abandonnées, reprises sous
d’autres formes à des années d’intervalles pour donner quelques-uns
des livres les plus aboutis de l’œuvre yourcenarienne. C’est un adieu à
l’enfance. L’ouvrage dans lequel une adolescente emprunte le masque
d’Icare pour dire son besoin de rêve et d’absolu. Un livre composé
durant une période vulnérable durant laquelle l’écrivain inexpérimenté
laisse couler de ses vers encore maladroits, sans le savoir vraiment, un
peu de lui-même et beaucoup de ce qu’il rêve d’être et d’écrire. Plus
de trente ans après l’écriture de sa légende icarienne, l’écrivain qui a
atteint la pleine maturité de son talent, mesure rétrospectivement
l’importance de son premier livre :

En ce qui concerne Le Jardin des Chimères, œuvre naïve, mais


déjà plus poussée [que Les Dieux ne sont pas morts], je suis
surprise de voir à quel point des thèmes qui allaient me préoccuper
plus tard et me préoccupent encore aujourd’hui y tiennent déjà de
place. On se développe, du moins faut-il l’espérer, mais le fond ne
change pas.110

Ce type d’aveu, Yourcenar le fera souvent aux interlocuteurs


qui l’interrogent sur les rapports existant entre ses premiers poèmes et
les œuvres à venir. En 1970, elle indique ainsi à Patrick de Rosbo,
« [d]ans une étude très développée, il serait, certes intéressant de
montrer dans Icare une sorte de pressentiment de mes héros futurs, et
[…] certaines tendances destinées à reparaître chez moi sous d’autres
formes. »111 En 1973, c’est à Denys Magne qu’elle confie que ce
« petit poème si gauche garde pour moi la valeur d’un premier jalon à
cause de l’effleurement d’un certain nombre de grands thèmes sur
lesquels je devais revenir plus tard. »112 Pressentiment, certaines
tendances, premier jalon, effleurement… en une constellation de
termes et d’images convergentes, le poète qui reconsidère sa première

110
Lettre à Olga Peters, 20 mai 1950, Fonds Yourcenar.
111
Lettre non envoyée à P. de Rosbo, s. d., Fonds Yourcenar.
112
Lettre du 15 avril 1973, Fonds Yourcenar.
LES POÈMES DE JEUNESSE 307

œuvre se rend compte combien elle était déjà riche de potentialités, de


rêves poétiques et de promesses d’avenir. Pour le critique qui cherche
à saisir l’essence même de la naissance d’une œuvre, ce premier livre
fourmille d’indications qui permettent de deviner, malgré la
maladresse juvénile d’un style encore à naître, les premiers jalons,
pour reprendre une expression yourcenarienne, qui indiquent la
direction de l’œuvre à venir.

Du labyrinthe d’Icare au labyrinthe du monde


Avec Le Jardin des Chimères, Yourcenar inaugure un
parcours esthétique méditerranéen dont la plupart de ses œuvres les
plus marquantes seront des étapes décisives, de la Rome de Mémoires
d’Hadrien et de Denier du Rêve à l’Alexandrie de Cavafy, de la Grèce
fabuleuse de son théâtre à sujet mythologique à l’Espagne mauresque
de L’Andalousie ou les Hespérides ou à la Naples d’Anna, Soror, pour
ne citer que quelques titres. Marquée comme elle l’a été dès son plus
jeune âge par la découverte des grands auteurs de la Grèce ancienne, il
était naturel qu’elle inaugure son œuvre par un livre qui s’inspire d’un
personnage fameux de la mythologie antique. Ce « choix déjà
yourcenarien du détour par la Fable grecque pour traiter d’un grand
sujet humain »113, comme le remarque Joël Dubosclard, est en lui-
même annonciateur de bien d’autres voyages. Tout au long de son
œuvre, c’est souvent à travers des personnages et des épisodes
mythiques que l’écrivain tentera de dépasser les cloisons de la
temporalité et de la spatialité pour atteindre à l’universel. Icare est
donc pleinement un personnage yourcenarien, lui qui rêve de fuir son
île-prison, en atteignant un zénith inaccessible aux limitations de sa
condition de mortel.
Ce premier poème traduit encore sommairement et de manière
souvent caricaturale l’attraction profonde et durable qu’a exercée la
Grèce des dieux et des héros mythologiques sur l’imaginaire
yourcenarien. Celle qui voit, dans la « figure attachante » du si
moderne Euripide, « notre modèle et notre ancêtre »114, est l’héritière
de ces artistes et poète européens pour qui la mythologie a été non
seulement une puissante source d’inspiration mais avant tout « une

113
Joël DUBOSCLARD, « Le Mythe grec de Marguerite Yourcenar », op. cit., p. 72.
114
« Examen d’Alceste », Th II, p. 94.
308 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

tentative de langage universel. »115 Avec Le Jardin des Chimères, elle


utilise donc pour la première fois le « crédit inépuisable que nous
ouvre le drame grec, […] cette espèce d’admirable chèque en blanc
sur lequel chaque poète, à tour de rôle, peut se permettre d’inscrire le
chiffre qui lui convient. »116 En composant son premier poème, elle
avait sans doute déjà conscience qu’elle ne faisait qu’inaugurer la
colonne « débit » et qu’au final la dette contractée allait être colossale.
La Grèce que revisite la jeune fille dans sa première œuvre est
entièrement livresque et idéalisée. Elle l’a rêvée bien avant de la
connaître vraiment, au début des années 1930. De là cette impression
de décor de théâtre romantique en carton-pâte, cette poétique
artificielle qui entoure le poème d’une mise en scène empruntée que
les années, l’expérience de l’écriture et de la vie effaceront dans les
œuvres mythologiques de la maturité, tels que les poèmes en prose de
Feux, écrits plus de quinze ans après.
C’est sur une île, celle de Crète chargée de tant de mythes et
de symboles, que débute l’œuvre de Yourcenar. Ce détail a son
importance, tant la thématique de l’île, lieu clos, isolé du monde,
qu’elle soit réelle, mythique, artificielle ou virtuelle, occupe une place
récurrente dans l’œuvre yourcenarienne. L’île est en effet un symbole
fort pour l’écrivain qui, de son île des Monts-Déserts où elle a choisi
de s’exiler durant près de quarante ans, a souvent dû méditer sur la
signification d’un tel espace à la fois réel et mental. À Jacques
Chancel qui lui demandait ce que représente une île pour un écrivain,
elle répondait :

Une île c’est une espèce de configuration qui peut être entièrement
spirituelle. Je suppose qu’un écrivain qui aime écrire dans un café,
la table du café pour lui représente une île.
[Jacques Chancel : Une île ce n’est pas une évasion ?]
Ah, non, sûrement pas. C’est plutôt une concentration.117

115
« Mythologie grecque et mythologie de la Grèce », PE, p. 440.
116
« Avant-propos », Th II, p. 19.
117
Radioscopie Marguerite Yourcenar, 15 juin 1979, Cassettes Radio France, op. cit.
Notons que la psychanalyse à laquelle nous savons que M. Yourcenar était plutôt
hostile propose d’autres sens à la symbolique de l’île qui ouvrent de nouvelles
perspectives de lecture. Figure qui occupe le centre de l’inconscient et anime le centre
spirituel où naît toute vie, l’île selon Jones représente « l’image mythique de la
femme, de la vierge, de la Mère ». Jung dont les analyses étaient appréciées par M.
Yourcenar fait de l’île l’espace mental de la « libido incestueuse », qu’elle soit rêvée
ou qu’elle renvoie à l’archétype de la grand-mère. Dans cette perspective, se réfugier
LES POÈMES DE JEUNESSE 309

Pour Icare et Dédale en tout cas, l’île de Crète est avant tout
une prison. Prison acceptée par le père et refusée par le fils qui ne peut
se résigner à cette solitude forcée, hors du monde et de ses promesses
de liberté. Dès ce premier livre, Yourcenar semble affirmer qu’on ne
peut échapper à l’île-prison que chacun porte en soi. Pas plus Dédale,
transformant l’île-labyrinthe en tombeau, que son fils qui, croyant y
échapper par les airs, retombe aussitôt. Comme le fait remarquer
Elena Pessini :

Le combat livré par l’homme contre l’île labyrinthique a vu


vaincre cette dernière, immuable après qu’Icare s’en est allé. C’est
elle, ses rochers, ses vagues qui le contemplent mort […] Icare
n’est qu’un héros ébauché, une approche, un essai, son île n’est
pas encore le lieu capable de scinder, capable d’abriter à la fois
cette solitude et cette nostalgie d’une appartenance plus complète
au monde, puisque c’est contre elle principalement qu’il lutte pour
se libérer.118

Si le premier personnage de Yourcenar tente d’échapper à son


île-prison, son personnage historico-romanesque le plus célèbre
s’invente une île à la mesure de son esprit, pour échapper aux hommes
et se retrouver face à lui-même. Dans Mémoires d’Hadrien en effet,
l’empereur qui a parcouru le monde civilisé et s’est aventuré en terre
barbare, se frottant aux différentes civilisations et cultures comme à
autant d’îles dans l’immensité de l’empire qu’il a tenté de stabiliser,
s’est fait construire au cœur de sa Villa de Tibur une île bien à lui,
cabinet particulier, île d’évasion et de concentration dans laquelle
l’empereur vieillissant songe à sa postérité. Mais cette île artificielle
en marbre construite par la main de l’homme pour isoler l’empereur
d’un monde119qu’il a participé à améliorer, mais dont il s’éloigne
imperceptiblement, ne suffit pas à lui faire oublier ses tourments les
plus intimes : « Ma chambre secrète au centre d’un bassin de la Villa
n’est pas un refuge assez intérieur : j’y traîne ce corps vieilli ; j’y

dans une île comme l’a fait Yourcenar et plusieurs de ses personnages romanesques,
c’est effectuer une sorte de « regressus ad uterum » et rechercher dans ses origines le
principe primordial de sa propre vie. Voir Michel CAZENAVE [dir.], Encyclopédies
des symboles, Le Livre de Poche, coll. « La Pochothèque », 1996, p. 320-321.
118
« Le Mythe de l’île dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar », op. cit., p. 354-355.
119
Voir MH, p. 483.
310 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

souffre. »120 Son passé d’homme et d’empereur offre tout de même à


Hadrien des îles-refuges où il peut se ressourcer mais, là encore,
l’illusion est éphémère. C’est en fait en rêvant à la mythique île
d’Achille que l’empereur entre vraiment en contact avec lui-même :
« Ce lieu que je ne verrai jamais devient ma secrète résidence, mon
suprême asile. J’y serai sans doute au moment de ma mort. »121
Dans d’autres livres, la symbolique de l’île s’enrichit de
nouvelles significations. À sa façon, Zénon, le personnage principal de
L’Œuvre au noir, s’invente de multiples îles virtuelles au cours de son
existence marginale : l’île de la connaissance et de la quête
scientifique qui l’isole du reste de la société de son temps ; l’île de la
réclusion « volontaire » lors de la deuxième partie du roman, « La Vie
immobile », où il choisit de revenir vivre à Bruges, sa ville natale,
l’île-source qui deviendra île-piège dont il parcourt les ruelles comme
le labyrinthe ou la souricière qui le perdra ; enfin l’île-prison de sa
cellule où il choisit de finir son voyage parmi les hommes, son corps
entouré de sang figurant une île inaccessible à jamais. Nathanaël, le
héros de Un Homme obscur, achève lui aussi sa course dans une île,
bien réelle celle-là, après s’être laissé dériver durant toute sa vie d’île
en île, au gré de circonstances qu’il n’a pas vraiment choisies. C’est
sans doute dans ce roman de la vieillesse que Yourcenar donne, au
travers de l’itinéraire îlien de son personnage et l’image de l’île-
tombeau où il meurt, le sens profond qu’elle assigne tout au long de
son œuvre au symbole de l’île. Comme le résume parfaitement Elena
Pessini, « il nous semble possible de dire qu’à travers une progression
cohérente se construit un mythe de l’île où l’histoire qui est racontée
est celle de l’homme seul, de l’homme qui s’isole au fil d’un dialogue
où l’autre se métamorphose pour devenir soi-même, puis le
monde. »122 Sans doute, Icare, double rêvé de la jeune Marguerite,
n’était-il pas encore prêt à affronter la solitude ultime de l’homme et
a-t-il préféré tenter de fuir son île.

Le thème du labyrinthe, présent dès Le Jardin des Chimères,


est un autre symbole fort de l’œuvre yourcenarienne. C’est d’ailleurs
un labyrinthe qui ouvre et ferme l’œuvre de Yourcenar qui débute
dans le labyrinthe crétois et s’achève par Le Labyrinthe du Monde,

120
Ibid., p. 500-501.
121
Ibid., p. 501.
122
« Le mythe de l’île dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar », op. cit., p. 361.
LES POÈMES DE JEUNESSE 311

titre du triptyque de ses mémoires familiaux. La notion de labyrinthe


sert donc de cadre symbolique à l’ensemble de l’œuvre qui peut
d’ailleurs être considérée comme un labyrinthe de mots dans lequel
l’auteur entend égarer le lecteur. Quand elle entreprend sa légende
dramatique d’Icare, Yourcenar connaît Le Labyrinthe du monde et le
Paradis du cœur de Comenius, traduit par son père. Dans ce livre qui
l’impressionna durablement, le personnage principal est un « pèlerin »
qui veut voyager pour découvrir le monde. Au commencement du
livre, le héros est prévenu de la difficulté de son dessein, comme
l’Icare yourcenarien qui veut, lui aussi, « [p]arcourir un jour les
routes de la terre »123 et « connaître encore/ Des mondes plus
nombreux»124 :

As-tu entendu parler du labyrinthe de Crète […] C’était une des


merveilles du monde, un édifice immense, fouillis mystérieux de
chambres, de réduits, de corridors, de voûtes sombres et
profondes ; s’y engager sans guide était s’égarer fatalement dans
ses inextricables et incompréhensibles détours. Le labyrinthe de
Crète est jeu d’enfant à côté de celui que tu veux follement
parcourir seul, « Le Labyrinthe du monde ». Chaque jour de
nouvelles galeries s’y creusent et tu ne peux te douter de
l’enchevêtrement et des complications que notre âge y ajoute. Sois
prudent, n’y pénètre pas seul.125

Ce « jeu d’enfant » que représente selon Comenius le


labyrinthe de Crète, l’apprenti écrivain qu’était alors Marguerite
Yourcenar en a fait son terrain de jeu qu’elle agrandira peu à peu, au
fil des années et des œuvres aux dimensions de la planète entière,
parcourant, construisant, bien après l’écrivain tchèque traduit par son
père, son propre labyrinthe du monde. Comme nous l’avons souligné,
le labyrinthe d’Icare imaginé par le génie architectural de Dédale dans
Le Jardin des Chimères ne se présente pas comme une construction à
ciel ouvert avec ses couloirs compliqués et ses chemins entrelacés,
comme l’atteste la fable antique. C’est plutôt l’ensemble de la Crète
qui symbolise ce jardin à la fois hostile et merveilleux dans lequel
Icare et son père se sont perdus. Symboliquement, le labyrinthe
accepté ou refusé par chacun d’eux est plus intérieur que réel. Il suit

123
JC, p. 28.
124
Ibid., p. 99.
125
COMENIUS, Le Labyrinthe du Monde et le Paradis du Cœur, op. cit., p. 16.
312 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

les méandres de leurs pensées, de leurs doutes, de leurs espoirs et de


leurs illusions.
Plus de dix ans après sa première visite du labyrinthe crétois,
Yourcenar revisite la légende grecque dans sa pièce allégorico-
satirique Qui n’a pas son Minotaure ?126 Par un retour chronologique,
l’auteur investit la fable avant l’épisode Icare-Dédale, au temps où le
Minotaure règne encore en maître dans le labyrinthe. Sur un ton badin
que Yourcenar situe « à mi-chemin entre l’opéra sérieux et l’opéra
bouffe »127, cette « farce noire »128 met en scène un Thésée de peu
d’envergure, errant dans un labyrinthe de pacotille, à la manière de
ceux des fêtes foraines et des cirques d’antan129, dont l’imagerie très
courante dans la littérature moderniste des années 1920-1930 est
présente dans plusieurs textes yourcenariens de ces années-là. Mais
bien plus qu’un décor ridicule digne d’un banal mélodrame, le
labyrinthe de Qui n’a pas son Minotaure ? est mental, comme le
souligne son auteur : « La promenade de Thésée dans les détours du
Labyrinthe, bâclée en quelques lignes dans l’ancienne Ariane,
s’intériorisait en quelque sorte, me donnait envie de décrire la
grotesque démarche d’un homme égaré dans les replis de soi-
même. »130
Esquissée maladroitement dans Le Jardin des Chimères,
développée de manière plus accomplie dans bien d’autres œuvres,
l’idée que chaque être humain porte en soi sa propre prison-labyrinthe,
imprègne la personnalité de bien des héros yourcenariens. Dans une
autre pièce, entreprise à la fin des années 1920, Le Dialogue dans le
marécage, à forte résonance poétique, le Labyrinthe se métamorphose
en une surface marécageuse malsaine dans laquelle sire Laurent se
perd au sens propre et au sens figuré, à la recherche de son épouse

126
Ébauchée vers 1933 sous forme d’un jeu littéraire avec ses amis André Fraigneau
et Gaston Baissette, d’abord publiée en 1939 dans Les Cahiers du Sud sous le titre
Ariane et l’Aventurier, reprise par l’auteur, en 1944, révisée en 1956-1957, Qui n’a
pas son Minotaure ? est finalement parue en volume en 1963.
127
« Aspects d’une légende », Th II, p. 178.
128
Ibid., p. 179.
129
C’est Autolycos qui à la scène VII, après que son maître Thésée, confondant sa
propre image avec celle de son père, a brisé le fragile édifice crétois, s’exclame : « Le
peu qui reste de ce fameux Labyrinthe n’est guère formidable. Est-ce contre ces murs
de carton-pâte, contre ces parois plaquées de miroirs déformants que Thésée s’est
battu ? », QM, Th II, p. 215.
130
Ibid., p. 178.
LES POÈMES DE JEUNESSE 313

qu’il a exilée par jalousie au cœur de cet espace inhospitalier et


mortifère131. Le Labyrinthe géographique (la Maremme), sans mur
mais plein de pièges, renvoie Sire Laurent à ses propres interrogations.
En cela, Yourcenar respecte la symbolique vulgarisée par la
psychanalyse qui voit dans le labyrinthe un voyage psychique et
spirituel que l’homme doit accomplir à l’intérieur de lui-même, au
risque de se perdre, afin d’entrer en harmonie avec son Moi profond132.
Ce labyrinthe de la connaissance de soi, mais aussi des autres et du
monde en général, c’est aussi celui qu’emprunte Zénon, à travers sa
démarche alchimiste et bien d’autres figures yourcenariennes,
postérieures à son Icare, qui comme le héros de L’Œuvre au noir,
recherchent à leur manière à sortir du Labyrinthe. Comme le note
Carminella Biondi :

Il faudra attendre les personnages de la maturité, Hadrien et


Zénon, pour que l’expérience du monde soit faite en pleine
conscience et amène, par étapes successives, aux bords de cet
absolu dont rêvait déjà le jeune Icare. Ce ne sera que dans le
labyrinthe alchimique de Zénon qu’Icare et Thésée conjugueront,
idéalement, leurs forces vers un même but de perfectionnement et
de connaissance.133

On voit apparaître dès Le Jardin des chimères d’autres


symboles ou figures issus de la mythologie antique que l’on retrouve
dans plusieurs autres livres de Yourcenar. La Sirène, personnage
fascinant et ambigu, occupe dans plusieurs œuvres des années 1920-
1930 une place récurrente. Dans le premier livre de Yourcenar, ces
démons aquatiques femelles, synonymes de séduction trompeuse,
tentent classiquement d’attirer Icare dans les flots pour le détourner de
son projet aérien, lui promettant un « grave amour […] semblable à la
Mort. »134 Dans d’autres poèmes composés dans les années 1920-1930,
la figure redoutable des « Filles de la Mer »135 réapparaît de manière
discrète mais insistante. Dans « Spes navigantium », poème composé

131
La pièce s’ouvre d’ailleurs sur les hésitations de sire Laurent qui demande à son
compagnon de voyage : « Frère Candide, êtes-vous sûr que nous ne nous soyons pas
trompés de route ? ». À quoi celui-ci répond : « Je ne le pense pas, Monseigneur. Mais
on n’est jamais sûr de ne pas s’être trompé de route. », DM, Scène I, Th I, p. 181.
132
Voir Encyclopédie des symboles, op. cit., p. 348-349.
133
« Du Labyrinthe d’Icare au labyrinthe de Thésée », op. cit., p. 29.
134
JC, p. 78.
135
Ibid., p. 74.
314 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

en 1922 et publié en 1924, dans lequel elle chante les splendeurs de


Venise la maritime, Yourcenar décrit : « Le retour triomphal des
chercheurs d’aventure/ Traînant dans leurs filets la Sirène aux seins
froids. »136 Dans « Les Charités d’Alcippe », long poème écrit et
publié en 1929, le poète cède son cœur aux « Sirènes mes sœurs »137.
Au début des années 1930, elle consacre, sous le titre « Monstra », une
série de poèmes à des êtres fabuleux (« Hermaphrodite »,
« Sphinges », « Centaures »…) qu’ouvre un sonnet dédié aux
« Sirènes »138.
Mais c’est sans doute dans son « petit drame lyrique » écrit en
1942-1943, La Petite Sirène, que Yourcenar remet en scène, à plus de
vingt ans d’intervalle, les sirènes de sa jeunesse. En effet, bien des
éléments font de cette pièce aux accents musicaux et poétiques, une
variante aboutie de la légende d’Icare. Les deux œuvres, marginales
dans la production yourcenarienne, ont suffisamment de points
communs pour qu’on puisse les rapprocher et entrevoir de singuliers
échos entre un poème de jeunesse et une œuvre de la maturité. C’est le
chant des Sirènes « Femmes de l’abîme, bêtes éternelles »139, aux
reflets changeants et trompeurs, qui ouvre le rideau dans La Petite
Sirène. Ce sont elles encore qui à la fin de la pièce incitent La Petite
Sirène, « notre sœur, perle des mers » à se venger cruellement du
prince pour lequel elle avait sacrifié son milieu naturel et qui a
dédaigné son amour. Ce qu’elles veulent c’est que la timide sirène
retrouve ses instincts monstrueux : « Viens ! Tu retrouveras ton chant
qui séduit, ta chanson qui tue !… » qui n’est pas sans rappeler les
accents que prennent les sirènes icariennes pour attirer le fils de
Dédale dans leur palais de nacre, de perle et de corail.140 Car il est
notable que les désirs d’Icare et de la Petite Sirène sont semblables. Si
le héros du Jardin des Chimères entend dépasser sa condition
d’homme pour s’envoler dans les airs et atteindre le Dieu Soleil, la
Petite Sirène ne consent pas, elle non plus, à vivre dans son milieu
ordinaire. Elle s’ennuie parmi ses méchantes sœurs et veut connaître

136
Le Divan, vol. 12, septembre-octobre 1924, p. 430.
137
Le Manuscrit autographe, n° 24, novembre-décembre 1929, p. 112. Voir version
définitive, CA II, p. 7-12.
138
Revue mondiale, 15 juin 1930, p. 401. Voir version définitive avec plusieurs
variantes, CA II, p. 65.
139
PS, Th I, p. 151.
140
Voir JC, p. 74-79.
LES POÈMES DE JEUNESSE 315

l’amour véritable, celui des hommes. Pour cela, elle n’hésite pas, elle
aussi, à vouloir s’élever au dessus de sa condition et quitter la mer
pour la terre ferme : « Je désire des jambes humaines comme certains
hommes, dit-on, ont désiré des ailes » dit-elle à la Sorcière des eaux
qui, comme Dédale tentant en vain de décourager son fils, condamne
le geste de l’impertinente : « Tu commets le crime suprême : tu veux
changer d’élément, changer d’espèce. » N’était-ce pas également la
volonté d’Icare qui voulait se transformer en oiseau libre de ses
mouvements ? D’ailleurs la Petite Sirène ne le rejoint-elle pas quand,
à la fin de la pièce, elle préfère répondre à l’appel des Oiseaux-Anges
qui lui promettent de voler avec eux « par-delà l’écume, par-delà
l’espace ! Dans la tempête ! Dans le soleil !… »141 plutôt que de
regagner sa maison sous les vagues ?142

Aux figures et symboles mythologiques mentionnés plus haut


viennent s’ajouter, dans Le Jardin des Chimères, les thèmes récurrents
de la vieillesse et de la mort, annonciateurs de bien des méditations
des personnages yourcenariens dont on peut dire qu’ils contiennent
une partie du sens profond de l’œuvre de l’écrivain. Si, comme nous
l’avons évoqué, Yourcenar a rejeté, pour insuffisances, sa première
publication, elle a toujours conservé pour son poème une secrète
affection, en particulier à cause de la scène dans laquelle le vieux
Dédale accepte de mourir143. À Matthieu Galey, elle parle d’une
« scène assez bonne, et assez touchante – mon premier portrait de
vieillard – c’était celle où le vieux Dédale conversait avec la Mort. »144
Cette scène est si importante pour elle qu’elle consent à l’exhumer de
l’oubli dans lequel elle avait condamné, symboliquement mais
également matériellement, son premier livre. En effet, dans une lettre
inédite de 1978 à son éditeur, Claude Gallimard, à propos de la
répartition de ses œuvres dans la Bibliothèque de la Pléiade elle
évoque la possibilité d’inclure dans le volume III, qui contiendrait
notamment des ouvrages « oubliés et non révisés », les « deux seuls
fragments acceptables » du Jardin des Chimères, soit « La mort de
Dédale » et « La Chute d’Icare ». Elle affirme qu’elle souhaite ainsi
satisfaire un certain nombre de lecteurs qui désirent lire son premier

141
PS, Th I, p. 172-173.
142
Voir ibid., p. 171-172.
143
Voir JC, p. 60-63.
144
YO, p. 53.
316 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

poème. Elle indique également que cette publication s’impose car elle
compte longuement évoquer dans le troisième tome du Labyrinthe du
monde, Quoi ? L’Éternité ces deux passages dignes d’être sauvés du
naufrage de son premier livre. 145

Quoi ? L’Éternité étant resté inachevé, nous ne savons pas ce


que Yourcenar, arrivée au sommet de son art et proche de la fin,
comptait écrire sur son premier livre, en particulier sur le thème de la
mort de Dédale et la chute d’Icare. Ce qui est certain, c’est que six
décennies après l’avoir écrit, elle songeait encore avec émotion au
poème de sa jeunesse et était touchée par le personnage de Dédale
dont nous pensons qu’il pourrait s’agir d’un portrait cryptique de son
propre père vieillissant. Une confidence faite en 1969 à Patrick de
Rosbo permet de confirmer la relation entre l’attachement de l’auteur
au vieux Dédale et la mémoire de son propre père :

Le seul passage qui puisse encore me toucher est celui (le premier
de mes nombreux portraits de vieillards) où le vieux Dédale attend
la mort dans une chambre du labyrinthe de Crète. Très influencé
par Faust, j’imagine, et peut-être n’a-t-il gardé une certaine valeur
pour moi que parce que mon père, qui avait gardé quelque
attachement pour ce livre enfantin, me rappela plusieurs fois cette
page sur son lit de mort.146

Cette information inédite, si elle ajoute une dimension intime


à l’intérêt que Yourcenar n’a jamais cessé de porter à son « premier
portrait de vieillard », confirme, s’il en est besoin, l’importance du
Jardin des Chimères comme creuset de l’œuvre à venir dans lequel le
jeune poète a expérimenté son talent naissant, ébauché les silhouettes
de ses personnages futurs, marqué son territoire imaginaire. Après le
vieux Dédale qui entre dans la mort « les yeux ouverts », viendront
bien d’autres visages ridés en quête de vérité ou de sagesse. Parmi le
cortège des vieillards peuplant son œuvre sur lesquels Yourcenar se
plaît à revenir, notons le Michel-Ange de son poème en prose
« Sixtine » de 1931 dont elle précise, toujours à Patrick de Rosbo,
qu’il « vaut je crois d’être lu en tant qu’un de mes plus anciens
"portraits de vieillards". Il s’agit de Michel-Ange travaillant à la voûte

145
Voir lettre à Claude Gallimard, 28 novembre 1978, Fonds Yourcenar.
146
Notes envoyées à P. de Rosbo le 24 avril 1969, Fonds Yourcenar.
LES POÈMES DE JEUNESSE 317

de la Sixtine. »147 Ont suivi Sire Laurent du Dialogue dans le


marécage, Clément Roux dans Denier du rêve et dans sa version
théâtrale Rendre à César, Don Alvare dans Anna, Soror, le prieur des
Cordeliers dans L’Œuvre au noir… Mais aussi ces figures majeures
dont elle a décrit la fin que sont l’empereur Hadrien et le médecin-
philosophe Zénon. Denys Magne se demande d’ailleurs s’il n’est pas
justifié « de voir en Dédale une esquisse imparfaite d’Hadrien et
Zénon »148.
Michel Grodent résume parfaitement le fait que Le Jardin des
Chimères n’est qu’un commencement, qu’il contient bien des
promesses et recèle en son cœur de nombreux signes de l’œuvre
encore à naître :

Le Jardin des chimères est le devoir soigné d’une bonne élève qui
a lu La Légende des siècles et tente de donner une dimension
philosophique nouvelle au mythe d’Icare : il annonce ainsi les
réévaluations mythologiques qui formeront la matière d’une part
essentielle du théâtre de Yourcenar. […] Cloîtrée dans son rêve
littéraire, la jeune mythographe n’a pas encore pris la juste mesure
de la réalité grecque, faite de légendes qui ne veulent pas mourir
mais aussi de chair et de sang. L’ironie lui fait défaut qui
permettra plus tard de relativiser le mythe. Du moins découvrons-
nous ici comme une amorce de quelques thèmes déjà obsédants.
Icare, le héros prométhéen attiré par la clarté solaire, est un être de
désir que son amour de l’absolu met en marge d’une société
peureuse ; il a des fièvres intellectuelles qui font songer à ces
expérimentateurs que seront Hadrien et Zénon.149

C’est en cela que l’on peut parler de précocité d’un poète non
encore libéré du carcan de l’imitation et des influences flagrantes,
mais qui pressent déjà que les questions qu’il se posait à seize ans le
hanteront durant toute son existence. C’est d’ailleurs une des
caractéristiques majeures de l’œuvre de Yourcenar qui n’a cessé de
reprendre les mêmes thèmes, de réinterroger les mêmes questions,
d’investir les mêmes territoires, mais sous des éclairages, des angles
d’approche chaque fois différents. Quête d’absolu, de liberté spatiale
et spirituelle, solitude de l’homme face à sa destinée, parcours
chaotique de celui-ci portant en lui le labyrinthe-prison dans lequel il

147
Ibid.
148
« Deux œuvres de jeunesse de Marguerite Yourcenar », op. cit., p. 95.
149
« L’hellénisme vivant de Marguerite Yourcenar », op. cit., p. 55-56.
318 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

se perd à se chercher, méditation sur les notions de finitude et de


mort… Tout semble déjà en germe dans le timide poème d’Icare. Car,
comme le croit Marguerite Yourcenar, « on se développe […] mais le
fond ne change pas. »150

Les Dieux ne sont pas morts : retour vers l’adolescence

Les poèmes du recueil Les Dieux ne sont pas morts, publié en


1922 soit un an après Le Jardin des Chimères, sont en fait antérieurs
ou, pour certains, contemporains de la composition de la légende
d’Icare. Davantage que le premier livre publié par Yourcenar, ils sont
l’œuvre d’une adolescente prolixe qui cherche sa voie. Si l’on en croit
l’auteur, les cinquante-deux poèmes, qui composent son deuxième
livre édité, ont été écrits entre 1915 et 1920151 (elle avait alors entre
douze et dix-sept ans), cinq années essentielles dans sa formation
intellectuelle où se dessine peu à peu son désir d’emprunter en
solitaire le sentier de l’écriture. Avec Les Dieux ne sont pas morts,
nous sommes donc en présence des tout premiers poèmes qu’elle a
écrits. « Les Dieux ne sont pas morts prolonge cette expérience de
l’écriture naissante comme acquisition d’une écriture passée »152, fait
remarquer très justement François Wasserfallen. Alors que les mille
deux cents vers du Jardin des Chimères, œuvre à la construction
dramatique et à la thématique ambitieuses, témoignent de la démarche
artistique d’un jeune poète qui entend montrer qu’il connaît ses
classiques, les poèmes de moindre envergure des Dieux ne sont pas
morts peuvent être considérés comme des « échantillons » destinés à
révéler l’éventail des intérêts artistiques et philosophiques de leur
auteur. En cela, ce deuxième livre est peut-être plus révélateur de la
sensibilité poétique de Yourcenar dans ces années-là que son premier
livre publié. Alors que dans Le Jardin des Chimères elle se cache
derrière le masque d’Icare, héros miroir qui ne dit pas son nom, le
lyrisme moins dissimulé des Dieux ne sont pas morts nous la montre
plus nue face au miroir de ses rêves antiques et de ses premières

150
Lettre à Olga Peters, 20 mai 1950, Fonds Yourcenar.
151
Voir notes envoyées à P. de Rosbo le 24 avril 1969, Fonds Yourcenar.
152
« Aspects de la temporalité dans la poésie de Marguerite Yourcenar avant 1939 »,
op. cit. p. 57.
LES POÈMES DE JEUNESSE 319

admirations, offrant timidement au lecteur « [s]es premiers chants,


ces fleurs à peine écloses »153, vers du recueil qui caractérise
parfaitement la nature du livre.
Nous savons que Yourcenar et son père avaient d’abord songé
à publier en un seul volume ces deux premiers livres, puis y avaient
renoncé en raison du manque d’unité entre les deux ouvrages, l’un
poème dramatique de grande ampleur, l’autre traditionnel recueil de
poèmes. C’est donc naturellement qu’à la rubrique « Du même
auteur » de son premier livre, Yourcenar et son conseiller littéraire de
père font inscrire « en préparation : Les Dieux ne sont pas morts »,
dont les poèmes dorment dans une chemise depuis quelque temps
déjà. Nous ignorons la raison pour laquelle Yourcenar a choisi de
publier d’abord son poème d’Icare avant de livrer au public ses
premiers vers. Cela s’est sans doute décidé après discussion avec son
père. Le Jardin des Chimères a dû leur sembler plus digne de
symboliser le talent naissant du jeune poète. Il n’en demeure pas
moins qu’en publiant ce premier livre, ils faisaient déjà un pari sur
l’avenir en annonçant officiellement qu’il ne s’agissait pas d’un livre
isolé mais du premier jalon d’une œuvre dont la suite allait paraître
prochainement. Comme nous l’avons noté, Michel de Crayencour va
plus loin dans ses lettres de négociation avec les éditions Perrin en vue
de l’édition du Jardin des Chimères. Il ne manque pas de
« promettre » à son correspondant de lui confier également l’édition
du second livre de poèmes de sa fille dont il annonce alors qu’il
pourrait s’intituler L’Épée et le Miroir, titre évoqué dans une lettre aux
éditions Perrin écrite par Michel de Crayencour et signée par sa fille.
Finalement le recueil paraîtra sous le titre Les Dieux ne sont
pas morts, non pas à la Librairie académique Perrin, mais aux éditions
Sansot. On peut se demander pourquoi Michel de Crayencour et sa
fille n’ont pas poursuivi l’aventure avec Perrin. Peut-être ont-ils été
déçus par les services fournis par la maison pour un ouvrage
confidentiel publié à compte d’auteur et par le peu d’échos critiques
qu’a suscité le livre. Peut-être aussi les conditions financières et
éditoriales proposées par les éditions Sansot, connues à l’époque pour
être spécialisées dans le compte d’auteur, ont-elles incité le père et la

153
« Prière », DPM, p. 199.
320 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

fille à tenter leur chance ailleurs154. Les Dieux ne sont pas morts paraît
donc en 1922 aux éditions Sansot/R. Chiberre éditeur, toujours sous la
signature « Marg Yourcenar ». Le titre, bien dans l’air du temps,
pourrait être, comme le suggère Michèle Goslar155, une réponse à la
biographie romancée de Julien l’Apostat, La Mort des Dieux, de
l’écrivain russe Dimitri de Merejkovski parue en 1900 et lue avec
application par l’adolescente. Il est possible qu’elle ait été également
inspirée par des titres emblématiques de l’époque comme Le
Crépuscule des Dieux de Richard Wagner (1876), Le Crépuscule des
idoles de Nietzsche (1888), ou encore Les Dieux ont soif d’Anatole
France (1912). Alors que Le Jardin des Chimères était dédié à son
père, son deuxième livre l’est à celle qui n’est pas encore la troisième
épouse de celui-ci, dans une étonnante formule : « A ma précieuse
amie Christine Hovelt » . La rubrique « Du même auteur » comporte
Le Jardin des Chimères qu’elle n’a pas encore renié et annonce « en
préparation » deux titres : « Le Labyrinthe du Monde, de Comenius
(1623), traduction. » et « L’Holocauste ». Aucune de ces deux
publications ne verra le jour.

« Ô vivre au siècle de Platon ! »

Avec Les Dieux ne sont pas morts, Yourcenar rejoint « [l]es


poètes grisés par l’ambroisie antique/ Les sages enivrés du miel
platonicien »156, qu’elle évoque dans l’un des poèmes de son
foisonnant recueil. Tout y transpire sa vénération pour la glorieuse
Antiquité et ses dieux bien vivants, ses splendides monuments, ses
artistes éternels, ses valeurs universelles. Si dans Le Jardin des
Chimères, elle a concentré son attention sur le mythe d’Icare et de
Dédale et que la fable antique n’était qu’un décor pittoresque, il
semblerait qu’elle ait voulu tout mettre dans ce deuxième livre qui
ressemble à un bizarre monument à la gloire de l’Antiquité, un
inventaire hétéroclite où se mêlent dieux de l’Olympe, poètes latins,
héros et déesses, paysages de Provence, îles lointaines, penseurs et

154
Rappelons également qu’au début du siècle dernier la Librairie académique Perrin
est surtout spécialisée dans les ouvrages d’histoire et les livres de mémoires alors que
Sansot a publié à compte d’auteur de nombreux poètes en vue.
155
Voir Marguerite Yourcenar. « Qu’il eût été fade d’être heureux », op. cit., p. 101.
156
« Le Retour d’Aphrodite », DPM, p. 127.
LES POÈMES DE JEUNESSE 321

souverains… À travers les multiples voyages dans le temps et dans


l’espace que proposent les poèmes des Dieux ne sont pas morts, le
lecteur suit, pas à pas, l’itinéraire culturel, affectif et poétique du jeune
poète qui n’a que dix-neuf ans quand son livre est publié.
À quoi aspire donc une toute jeune fille française pétrie de
littérature ancienne au sortir de la Grande guerre ? Dans le cas de
Yourcenar, à fuir son époque de grands bouleversements où le chaos
succède au chaos, pour le riant asile de la culture méditerranéenne
dont les échos sont encore vibrants à ses oreilles, plus sensibles aux
chants du passé qu’aux plaintes et aux acrobaties verbales du présent
et aux marmonnements des poètes de l’avenir. Dès le « prologue », le
poète donne le ton et en appelle aux vents pour l’emporter vers « les
cités antiques », « l’antique allégresse », « les vallons aimés des
chantres de la Grèce »157.
Pour échapper à la triste réalité moderne158, l’adolescente
choisit de s’exiler « [a]ux pays de la joie et de la volupté./ […] Au
pays de l’orgueil, au pays des conquêtes »159. C’est une Grèce
idéalisée, un peuple joyeux aux nobles aspirations qu’elle met en
scène dans la plupart des poèmes du recueil dans lequel dominent
l’allégresse et le bonheur propres à ces paradis helléniques perdus
qu’elle entend ressusciter. Le deuxième poème du recueil, « Regrets
helléniques », dont le titre donne pleinement la tonalité de l’ensemble
du livre, est une longue évocation d’un fantasmagorique Âge d’or
grec :

O vivre au siècle de Platon !


Lorsque la savante Aspasie,
Charmide et le bel Agathon
Discouraient sur la poésie,
A l’ombre du calme fronton
Dont Phidias sculptait les marbres !160

En une centaine de vers exaltés, le poète traduit ses


aspirations, en réinventant à partir de ses fécondes lectures un monde
grec grouillant et fascinant auquel il rêve d’appartenir. L’ambition de

157
« Les Rafales », ibid., p. 9-11.
158
N’oublions pas que l’adolescente compose ces poèmes durant la première guerre
mondiale.
159
DPM p. 11.
160
Ibid., p. 15.
322 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

l’adolescente était sans doute de faire tenir en quelques pages tous les
enseignements de cette Grèce ancienne qu’elle admire, d’évoquer tous
les penseurs et poètes qui firent sa renommée, de parcourir ses
paysages les plus célèbres. Ce qui passionne Yourcenar entre 1915 et
1920, ce n’est pas la naissance de l’Art Nouveau et les premiers pas
des écrivains de la Nouvelle Revue Française, c’est « Vivre au siècle
de Praxitèle »161, « Adorer Cypris immortelle »162, « Écouter les vers
d’Euripide »163, ou encore « Entendre rire Aristophane ! »164. Cette
admiration sans borne et sans nuance prend, comme dans bien
d’autres poèmes, des allures d’inventaire des merveilles. Telle l’élève
studieuse et appliquée qui veut étaler son savoir, elle transforme son
poème en véritable « Who’s Who » de l’Antiquité grecque mêlant
dieux, héros, artistes et penseurs admirables qui dessinent son
panthéon personnel, peuplé des figures légendaires de l’époque : Éros,
Thanatos, Platon, Socrate, Euripide, Aristophane, Phidias, Praxitèle,
Pallas, Agathon… Au-delà des personnages mythiques ou historiques
qu’elle met en avant dans « Regrets helléniques », c’est tout l’art de
vivre qui s’est développé sur les bords de « la mer rieuse
d’Athènes »165 qu’elle entend célébrer dans ce pays où elle rêve
d’ « Avoir sa petite maison,/ Son jardin aux fraîches fontaines/
Coulant sans bruit sur le gazon… »166 On songe à certains vers de
Louise Colet qui succomba, elle aussi, plus d’un demi siècle plus tôt, à
la magie des ruines et des divinités athéniennes167.
Bien d’autres poèmes des Dieux ne sont pas morts évoquent
cette Grèce bucolique et spirituelle où les divinités descendent
volontiers de leur Olympe pour dialoguer avec les mortels.
« Autrefois », plus qu’un autre poème, restitue l’enchantement de ces
antiques « cités de rêve et de délices » dont le poète se demande s’il
les a connues ou si elles existent seulement dans son cœur :

161
Ibid., p. 16
162
Ibid.
163
Ibid., p. 19.
164
Ibid.
165
Ibid., p. 16.
166
Ibid.
167
Voir en particulier le poème de Louise Colet, « Aux clartés du matin » (Ce qu’on
rêve en aimant, 1854).
LES POÈMES DE JEUNESSE 323

Ai-je autrefois vécu dans ces pays que j’aime


Et dont je me souviens sans les avoir connus,
Où la mer resplendit comme une immense gemme,
Et vers lesquels, ce soir, s’envole mon poème,
Pareil à ces ramiers consacrés à Vénus ?
[…]
J’ai peut-être chanté, dans sa splendeur première,
Cette Hellade où les Dieux ont laissé leur lumière,
Puisque j’aspire encor ses enivrants parfums ?168

Pour le poète, cette Grèce mythique qui l’attire secrètement


est l’espace idéal où s’épanouit son être intime. Grâce à cette plongée
au cœur de la poésie et de l’art helléniques, Yourcenar se forge ses
propres racines, s’invente une patrie spirituelle qui n’est pas celle que
lui impose l’état civil. « Aujourd’hui », poème qui suit et semble
répondre à « Autrefois », confirme le rapport intime que l’écrivain
instaura, dès le début de son adolescence, avec la pensée antique.
Sorte de programme moral que se fixe, à l’orée de son existence, le
poète, « Aujourd’hui » est un catalogue de bonnes résolutions, de
règles d’or de l’adolescente afin de forcer « la Destinée à couronner
ta vie »169. Parmi les règles de vie les plus diverses (« Sois heureuse :
la joie est la fleur du courage./ […] Regarde rayonner la Nature
éternelle… »170), elle place au centre de son poème une strophe qui
résume le programme éthique et littéraire qu’elle mettra en pratique
tout au long de son œuvre :

Souviens-toi qu’il suffit de ta ferveur profonde


Pour retrouver en toi la jeunesse du monde ;
Que tes Dieux regrettés vivent par ton amour,
Symboles triomphants de ta propre pensée,
Mieux que dans la splendeur impassible et glacée
Du marbre grec au pur contour.171

« [R]etrouver en [soi] la jeunesse du monde », tel est donc le


programme que s’est fixé la jeune Yourcenar en confiant ses rêves et
ses espoirs aux dieux de l’Antiquité. Car pour elle, cette fréquentation
intime des artistes anciens, loin de l’éloigner dans les limbes du passé,
ancre, au contraire, sa propre pensée dans le présent et l’avenir, notion
168
Ibid., p. 84-85.
169
Ibid., p. 91.
170
Ibid., p. 90.
171
Ibid.
324 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

précoce qui baigne tout le recueil et à laquelle l’écrivain demeurera


fidèle toute sa vie.
Si l’héritage hellénique occupe la première place dans les
172
poèmes et sans doute aussi dans le cœur du poète, celui de la Rome
antique s’y mêle souvent. Ses dieux, ses poètes, ses artistes et ses
paysages font également partie de sa mythologie personnelle. Dans
« Autrefois », par exemple, le poète englobe dans sa célébration du
passé mythique Ulysse, Artémis, Léda, Daphné et Ganymède, mais
aussi Vénus et « les sentiers des vertes Géorgiques »173. Virgile est
également présent dans « Cantique d’été » où le poète célèbre le dieu
de la belle saison, « roi d’Orient, doux et sauvage éphèbe »174 dans
« le pays latin aux vastes horizons »175. Plusieurs des poèmes qui
s’inspirent des civilisations gréco-latines ont été écrits après les visites
des sites et monuments antiques provençaux que l’adolescente
découvrit avec son père dans les années 1917-1918176, et qui
représentent, bien avant sa découverte effective de l’Italie et de la
Grèce, son premier contact direct avec les splendeurs architecturales
de l’Antiquité. Sa suite de poèmes intitulée « Paysages provençaux »
porte les traces des riches heures de la civilisation romaine dont les
ruines inspirent au poète des vers nostalgiques177.

Les monuments ou les livres ne sont pas seuls porteurs de


rêverie et déclencheurs de voyages imaginaires. Dans le sonnet intitulé
« Paysanne », Yourcenar décrit une jeune femme portant sur la tête
une cruche, avançant dans un paysage provençal. Il ne s’agit pas d’une
scène inscrite dans l’Antiquité mais, au contraire, d’une vision
contemporaine, peut-être une scène réelle qu’elle a vécue sur un
chemin de campagne. Ce qui compte c’est que le poète se sert de cette

172
Parmi les autres poèmes des Dieux ne sont pas morts qui célèbrent explicitement la
civilisation hellénique, notons « L’Iliade », p.39, « Le Marchand de statuettes
d’argile », p. 63, « Paroles d’Ariane », p. 75-76, « Sous L’oranger », p. 79,
« L’Holocauste », p. 95, « Antibes », p. 99, « Lecture au crépuscule », p. 114, « Le
Retour d’Aphrodite », p. 125-127, « L’île des bienheureux », p. 153-155, « La
Joueuse de sistres », p. 167, « Aphrodite Ourania », p. 179-187, « Prière », p. 199,
« Ode à la gloire », p. 211-213.
173
Ibid., p. 83.
174
Ibid., p. 34.
175
Ibid.,
176
Voir « Chronologie », OR, p. XV.
177
Voir en particulier « Le Trophée d’Auguste », DPM, p. 100.
LES POÈMES DE JEUNESSE 325

image pour remonter le temps et replacer la jeune femme à la cruche


« sur les chemins/ Qu’ont tracés autrefois ses ancêtres romains »178.
Elle l’imagine chantonnant un air ancien qui remonte à Virgile en se
dirigeant vers une source fréquentée, jadis, par les nymphes :

Et, comme une statue ignorant sa beauté,


Elle n’aura pas su qu’il suffit de son geste
Pour évoquer en nous toute l’Antiquité.179

Pour le jeune poète, le présent est porteur de passé. Une scène


de la vie quotidienne des plus banales est lue comme la continuation
d’un geste remontant aux temps les plus reculés. Si la paysanne est
porteuse de rêve et de poésie c’est que son geste la dépasse, rejoint
celui de toutes les femmes de sa condition qui l’ont esquissé avant
elle. Pour Yourcenar, il ne s’agit pas de se « replonger » dans le passé
antique mais de lire attentivement le présent pour déchiffrer les signes,
les vibrations secrètes qui le lient intimement au passé des hommes,
des civilisations et des dieux que seuls les « ignorants » croient morts.
Cette notion, esquissée dans « Paysanne », présente dans bien d’autres
poèmes des Dieux ne sont pas morts, s’est développée, avec quelques
variantes, dans l’ensemble de l’œuvre yourcenarienne. Les dieux ne
seront jamais morts si chacun de nous, à l’instar du poète, ouvre son
cœur et son âme aux murmures du vent dans les pins, à la statue brisée
d’un dieu olympien, aux vers d’Euripide ou à la pensée platonicienne.
Tel semble être, en tout cas, le postulat poétique de Marguerite
Yourcenar dans ses poèmes d’adolescence, qui entendent rendre sa
place à « la sereine Antiquité »180.

Mais les dieux gréco-romains ne sont pas les seuls à hanter les
rêves du poète. Par une sorte de syncrétisme littéraire et de brouillage
de la chronologie historique, il introduit dans Les Dieux ne sont pas
morts des divinités orientales et fait même une place à la civilisation
chrétienne. Plusieurs poèmes, en effet, abandonnent toute référence à
l’Antiquité pour visiter d’autres territoires. La suite de poèmes
« Broderies persanes », propose une plongée poétique parmi les
Sultanes et les jets d’eau magiques des jardins d’Orient. Dans

178
Ibid., p. 159.
179
Ibid.
180
Ibid., p. 149.
326 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

« Shéhérazade », Yourcenar accompagne la célèbre conteuse des Mille


et une nuits jusqu’au « soir de la Millième nuit »181. Loin du folklore
de l’orientalisme outrancier de l’époque, le poème « Danseuse »
évoque une sévère exécutante vêtue de noir, aux gestes graves et aux
poses archaïques. Deux poèmes abordent explicitement la religion
musulmane, entre enfer et paradis. « Le Jardin d’Yblis » qu’ouvre une
citation d’Omar Khayyam, poète découvert pendant les années
d’adolescence et auquel Yourcenar restera attachée, emporte le lecteur
dans un univers maléfique, « vénéneux enclos, noir jardin de la
Vie ! »182 où tout est étrange et inquiétant. Les fleurs (lotus, jasmins,
lys…) ont la luxuriance d’un enfer trompeur déguisé en paradis dans
lequel règne Yblis, le diable, maître des péchés humains. Dans « Le
Jardin d’Allah », au contraire, nulle bizarrerie ne vient troubler la paix
céleste du « Jardin tranquille où reposent les Morts »183. Une citation
du Coran décrivant les délices qui attendent les croyants vertueux au
ciel ouvre ce poème qui met en lumière l’égalité de chacun face à la
mort et à l’au-delà. Ce « merveilleux jardin » qui promet à chaque bon
musulman la « volupté parfaite », Yourcenar le décrit avec une
bienveillance touchante, faisant de son poème à la gloire de la religion
musulmane un chant humaniste dans lequel le sultan et l’esclave, le
pèlerin et l’enfant occupent la même place. Il ne faut pas s’étonner
qu’à côté des dieux grecs, le jeune poète chante le Dieu des
musulmans. Sensible à l’exotisme littéraire, passionnée dès
l’adolescence par les spiritualités orientales, elle a abordé très jeune la
religion islamique. Les Mille et une nuits a été dès cette époque un des
livres lus avec le plus de ferveur. Il est donc naturel que certains
aspects de cette première rencontre avec le monde arabo-persan
trouvent leur place parmi les autres dieux qu’elle « adore »
littérairement.
La splendeur de la civilisation de Byzance que célèbre le
poète dans ses « Mosaïques byzantines » offre un autre voyage
oriental, à la tonalité plus artistique que spirituelle. La célèbre
mosaïque de la basilique San Vitale de Ravenne lui inspire son poème
« Théodora »184 qui met en scène l’impératrice d’Orient, telle que

181
Ibid., p. 134.
182
Ibid., p. 135.
183
Ibid., p. 137.
184
Ibid., p. 109.
LES POÈMES DE JEUNESSE 327

l’histoire la jugera. Dans « Le Château Merveilleux »185, Yourcenar


mêle, comme ailleurs, les époques, les civilisations, les personnages
en un « bazar » parfois déroutant. « La Révolte »186 revisite les heures
les plus sanglantes de l’histoire byzantine tandis que « Lecture au
crépuscule »187 voit d’érudites princesses se plonger dans la lecture
d’Homère. Des « Vierges d’or aux yeux profonds et fous »188, des
« Archanges et les Saints »189, des « saintes au cœur ardent »190 mais
aussi « un Christ au geste de pardon »191 peuplent ces poèmes
byzantins qui font entrer la foi chrétienne chez les dieux
yourcenariens.
D’autres poèmes abordent de différentes manières la figure du
Christ, si importante pour Yourcenar. Le paganisme chanté de
manière si absolu, s’il règne en maître dans l’imaginaire qui sous-tend
Les Dieux ne sont pas morts, n’en laisse pas moins une place de choix
aux thèmes et figures de la religion catholique qui a marqué l’enfance
de Yourcenar. Deux « chansons »192 au rythme et à l’inspiration
enfantins, qui doivent sans doute beaucoup à celles de Maeterlinck
qu’elle appréciait tant, s’inspirent de la tradition chrétienne la plus
naïve pour évoquer Noël et son cortège de givre, de cloches qui
sonnent, d’encens et de rois mages193.
Dans « Visions », le Christ souffrant portant sa croix
symbolise pour le poète une des trois incarnations de l’amour qu’il
décline dans son poème194. Autre figure de l’amour et de la souffrance
consentie qui a inspiré le poète, Saint Sébastien, ce « supplicié de
l’éternel amour »195 auquel il consacre un sonnet célébrant son martyre
et « surtout sa beauté »196.
C’est donc bien à la rencontre d’une multitude de dieux, saints
et héros légendaires que Yourcenar invite son lecteur. Dans leur

185
Ibid., p. 110-112.
186
Ibid., p. 113.
187
Ibid., p. 114.
188
Ibid., p. 109.
189
Ibid., p. 110.
190
Ibid., p. 111.
191
Ibid., p. 113.
192
« L’An nouvel » et « L’étoile éteinte », ibid., p. 117-120.
193
Voir en particulier « L’An nouvel », ibid., p. 117-118.
194
Voir « Visions », ibid., p. 148.
195
Ibid., p. 128.
196
Voir « Saint Sébastien », ibid.
328 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

diversité parfois outrancière, ces figures mythiques et historiques


constituent une constellation symbolique, une manière de panthéon où
Yourcenar dresse l’inventaire de ses modèles et de ses ferveurs
poétiques. La lecture de l’ensemble du recueil reflète de bien des
manières ce dépaysement total auquel semble aspirer l’adolescente qui
écrit et voyage dans le temps et dans l’espace. Elle mélange les lieux,
les époques, et propose parfois à l’intérieur d’un même poème un
voyage « surnaturel » surchargé de symboles et d’images dont le
lecteur a parfois du mal à saisir la cohérence. Le poème « Le Palais du
passé » est emblématique de cette tendance197. Le sujet lyrique visite
en rêve « ce palais où le temps s’éternise »198, où cohabitent dans un
décor surchargé et hétéroclite des personnages et attributs issus de
civilisations différentes. À l’intérieur de ce « palais des Contes
symboliques »199, le lecteur voyage à travers les références culturelles,
les objets du décor, les œuvres d’art ou les personnages évoqués, de
l’Assyrie à Venise, de la riche ville indienne de Golconde à la cité
biblique d’Ophir. Il aperçoit les « Alhambras des contes d’Orient »200
et écoute les « refrains sans patrie et sans âge »201 de princesses
médiévales accoudées à leur balcon. La lampe d’Aladin et le Coran
dont « les magiques syllabes »202 sont rehaussées de pierreries rares
rivalisent d’exotisme avec « [l]es danseuses de l’Inde aux voiles
transparents »203, tandis que « des Vierges de Luini/ S’épuisent en
prière au fond des oratoires »204. Déambulant parmi ces « ombres du
passé »205 oubliées des hommes, mais qui ne veulent pourtant pas
mourir, le poète se fait le gardien de ces reliques qui tombent peu à
peu en poussière :

Et lorsque je parvins au temple délaissé


Où brûlent pour flambeaux des cierges funéraires,

197
Un autre poème, « Le Château merveilleux » est assurément de la même
inspiration. Ibid., p. 110-112.
198
Ibid., p. 24.
199
Ibid., p. 26.
200
Ibid., p. 23.
201
Ibid., p. 24.
202
Ibid.
203
Ibid., p. 25.
204
Ibid.
205
Ibid., p. 24.
LES POÈMES DE JEUNESSE 329

Retrouvant la ferveur des antiques prières,


Je bénis en pleurant tous les Dieux du passé…206

Le dernier vers du poème résume parfaitement la mission que


s’est assignée le poète. Faire revivre le passé, retrouver intact le temps
de l’innocence, n’est-ce pas le dessein profond que poursuit
Yourcenar, elle qui célèbre dans son poème « Le Cortège des
heures », le « chant de l’éternel retour »207 ?Cela explique sans doute
qu’à côté du thème central de l’immortalité des dieux, la question de
l’écoulement du temps, de ses conséquences et du rapport passé-
présent, qui occupe une place essentielle dans l’imaginaire
yourcenarien, est déjà présente dans Les Dieux ne sont pas morts.

« Le temps a tout détruit sans pouvoir rien changer »

« Le temps a tout détruit sans pouvoir rien changer »,


l’alexandrin qui ouvre le dernier tercet du sonnet « Antibes »208 a des
allures de déclaration d’intention et de « slogan » qui résume plutôt
bien la pensée du poète en 1920, année de composition du poème209.
Denys Magne note d’ailleurs que cette affirmation est « peut-être la
plus yourcenarienne du recueil, celle qui en tout cas nous place au
cœur de l’œuvre, tout près d’Hadrien ou de Zénon »210. En effet, si la
réflexion sur le sens à donner aux transformations humaines,
historiques, philosophiques et artistiques, occasionnées par
l’inexorable écoulement des siècles, n’a pas encore la maturité qu’elle
atteindra dans des textes comme Le Temps, ce grand sculpteur, Le
Cerveau noir de Piranèse, ou certains passages de son Labyrinthe du
monde, pour ne citer que quelques titres, plusieurs poèmes de
l’adolescence jettent les premiers jalons d’une méditation sur le temps
qu’elle poursuivra dans toute son œuvre. Dans Les Dieux ne sont pas
morts, cette réflexion naît le plus souvent de la contemplation des

206
Ibid., p. 26.
207
Ibid., p. 44.
208
Ibid., p. 99.
209
Remarquons que l’écrivain supprimera ce vers dans la version très remaniée du
sonnet qu’elle effectua en 1934 et qu’elle publiera dans les deux éditions des Charités
d’Alcippe sous le titre « Colonie grecque ». Voir CA II, p. 57.
210
« Deux œuvres de jeunesse de Marguerite Yourcenar », op. cit., p. 107.
330 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

vestiges des anciennes civilisations méditerranéennes, de monuments


visités avec son père ou d’œuvres d’art, témoins d’une époque que la
jeune fille rêve de retrouver. Comme plus tard, l’art est déjà pour elle
un des principaux vecteurs de connaissance et de voyage dans le
passé, une manière de lire ou d’apprivoiser le temps. C’est par
exemple la visite, avec son père, des vestiges gallo-romains de
l’ancienne Antipolis, qu’elle fait revivre dans « Antibes », l’ancienne
colonie grecque. Et si « [l]e temps a tout détruit sans pouvoir rien
changer », c’est que malgré les ruines à jamais perdues, la ferveur
poétique que lui inspire ce lieu chargé d’histoire où jadis les « marins
de l’Hellade ont bâti leur cité »211, est encore vivante en elle. Un autre
poème du cycle de « Paysages provençaux » tente de faire sentir au
lecteur moderne la magnificence passée du défunt empire romain.
Dans le sonnet « Le Trophée d’Auguste », inspiré par la
contemplation du Trophée des Alpes du village de la Turbie,
l’impressionnante colonnade dorique dicte au poète des alexandrins
qui disent à la fois la gloire passée et les méfaits du temps :

Tes blocs semblaient pesants comme l’orgueil latin.


[…]
Les siècles en passant t’ont laissé leurs blessures :
[…]
Mais devant tes débris, géant démantelé,
Nos regards éblouis par ton passé mesurent
Toute la majesté de l’Empire écroulé.212

Blessures, débris, géant démantelé, empire écroulé… C’est


bien déjà le temps, « ce grand sculpteur », qui façonne dans ce poème
la destinée des hommes et de l’histoire. Paradoxalement, c’est lui
aussi qui permet au poète de deviner malgré l’éloignement des siècles
et l’usure des matériaux, la vraie nature d’une œuvre d’art, la vérité
d’une époque et d’une civilisation. Car pour Yourcenar, si le temps
altère, blesse et détruit, il est aussi artiste et architecte et reconstruit
sur les ruines de nouveaux monuments imaginaires que le poète
devine à travers le miroir de ses songes. Comme l’écrit naïvement la
jeune femme de lettres dans son sonnet intitulé « Sur un miroir » :

211
DPM, p. 99.
212
Ibid., p. 100.
LES POÈMES DE JEUNESSE 331

« (Pour les rêveurs amis des secrets et des charmes, /Tout miroir a
gardé les Ombres de jadis) »213.
Ces ombres de jadis, Yourcenar les a souvent retrouvées en
contemplant les chefs-d’œuvre de la statuaire antique, puissant
véhicule de son imagination baignée d’hellénisme. Dans le sonnet
« L’Apparition », elle réanime la statue endormie de « [l]’éphèbe
Antinoos aux jardins de Tibur »214, personnage qui sera bien des
années plus tard une des figures les plus émouvantes de Mémoires
d’Hadrien, et qui fait son « apparition » dans l’œuvre yourcenarienne
avant l’illustre empereur. Lorsqu’elle compose ce sonnet, elle n’a pas
encore foulé le sol italien ni visité la Villa Adriana, qu’elle ne
découvrira qu’en 1924. C’est donc sans doute à partir d’une
reproduction qu’elle recrée poétiquement la statue du favori d’Hadrien
« parmi les débris détachés de sa stèle »215 :

Les siècles ont détruit cette image mystique


Et terni la candeur du marbre éblouissant.
Qu’importe ? … Je revois le bel adolescent216

Par la magie de l’imagination créatrice, le marbre usé se fait


chair et n’est plus un objet inanimé, vestige d’un passé à jamais
disparu, qui s’offre à la « vision » du poète mais un éphèbe rayonnant
de beauté qui « [r]evit pour un instant et s’étire au soleil… », dernier
vers du poème. Dans un éclair et « pour un instant » seulement, le
poète a aboli le temps et transformé la pierre en chair vivante et
vibrante. Comme le fait remarquer Denys Magne :

Seule la mémoire du poète peut retrouver un segment de cette


durée à l’échelle humaine que nous appelons le temps. L’émotion
esthétique suscitée par une statue en marbre provoque le choc
nécessaire à l’apparition de l’image, cette imago qui, chez les
Anciens, Virgile ou Horace par exemple, signifiait précisément
fantôme, ombre, apparition en songe. Et c’est bien d’une
apparition qu’il s’agit, parfaite justification du titre du sonnet.217

213
Ibid., p. 123.
214
Ibid., p. 71.
215
Ibid.
216
Ibid.
217
« Deux œuvres de jeunesse de Marguerite Yourcenar », op. cit., p. 104.
332 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

C’est une autre statue qui inspire le poème « Le Crépuscule


d’Éros ». À l’éphèbe solaire de « L’Apparition », le poète a substitué
une statue d’Éros malmenée et souffrante, un « petit Dieu songeur »218
qui pressent qu’il va mourir. Comme pour Antinoüs, le poète donne
vie à la statue oubliée au bout d’un chemin boueux :

Sur un socle où des vers étaient presqu’effacés,


Un Eros se taisait, frileux et solitaire.
La pourpre du couchant, sur ses membres blessés,
Coulait comme le sang d’une chair palpitante,219

Mais alors que dans « L’Apparition », la statue quittait son


piédestal pour se mouvoir sur le sable, l’éros crépusculaire prend
l’allure d’un corps ensanglanté dénué de ses attributs magiques
(« l’arc brisé tombé de ses mains frêles »220), lapidé (« On jetait des
cailloux pour atteindre ses ailes ! »221), puis abandonné à son sort. Ce
crépuscule d’un dieu cher au poète n’est-il pas un écho intime du
Crépuscule des idoles nietzschéen ? L’image tragique du bel Éros,
symbolisant le paganisme olympien qui agonise non loin d’un
monastère, ignoré des moines, sonne le glas d’une civilisation
autrefois glorieuse. Car si la jeune Yourcenar chante tout au long de
son recueil la vivante et radieuse Antiquité avec ses divinités
immortelles, ce poème placé à la fin du livre envisage l’idée d’un
déclin, d’une décadence. D’autres poèmes du recueil évoquent
d’ailleurs les « dieux agonisants sur l’Olympe mythique »222. Comme
le souligne avec justesse Rémy Poignault :

La Grèce chez Marguerite Yourcenar est un idéal, mais un idéal


menacé. Déjà certains poèmes de Les Dieux ne sont pas morts
permettaient d’entrevoir derrière les fastes byzantins la décadence
et la fin de l’Empire romain que devinera l’Hadrien des Mémoires.
[…]
Mais l’Antiquité survit grâce à la médiation du poète qui sait voir
[…] Grâce à ce qui est déjà un pouvoir de « sympathie », par

218
DPM, p. 203.
219
Ibid.
220
Ibid.
221
Ibid., p. 204.
222
« La joueuse de sistres », ibid., p. 167.
LES POÈMES DE JEUNESSE 333

l’intermédiaire de l’œuvre d’art, est permise la résurrection du


passé.223

Il existe donc dès Les Dieux ne sont pas morts, une méditation
intime sur le temps, son œuvre, ses ravages mais aussi ses promesses
et ses possibilités infinies. Elle se double d’une intense poétique des
ruines que Yourcenar cultivera tout au long de son existence. Comme
nous l’avons souligné, ce deuxième livre publié est déjà plein
d’espaces en décomposition, palais en ruines, temples oubliés, cités
ensevelies, statues mutilées… dont elle fait dès cette époque la source
de sa rêverie poétique. Car la « chance » qu’a eue la jeune fille,
comme elle le confie à Matthieu Galey, c’est d’avoir découvert
« l’Antiquité sur le terrain » et pas seulement dans les livres, en
visitant les sites gréco-romains du sud de la France et de l’Italie :

J’ai trouvé cela très beau et je me rends compte que ce que je


trouvais très beau, c’étaient surtout les ruines, le sentiment du
temps qui avait passé et qui permettait de juger, de décanter en
quelque sorte les événements du passé. Le sentiment, très fort, de
très bonne heure, que chaque période, chaque époque est comme
une espèce de nuage qui se forme, prend certains aspects, de
grandes agglomérations qui s’étirent, se défont et qu’on ne reverra
plus jamais.224

C’est peut-être d’ailleurs ce « nuage » de l’Antiquité, qui a


disparu du ciel de l’humanité, que le jeune poète tente pourtant de
retenir, à l’instar d’autres artistes adeptes d’un fécond « retour vers la
Grèce », au début de ce XXe siècle en plein désarroi.

Hommage aux « Belles d’autrefois »

Les critiques, biographes et autres exégètes de l’œuvre


yourcenarienne se sont souvent étonnés du peu de place que l’écrivain
a accordée dans ses livres à des figures féminines d’envergure.
Certains lui ont même reproché de faire jouer aux femmes,
principalement dans ses romans, les « utilités », allant jusqu’à
l’accuser de misogynie. Il semblerait, à la lecture des Dieux ne sont

223
L’Antiquité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, op. cit., vol. 2, p. 952 et 954.
224
YO, p. 56.
334 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

pas morts, qu’il n’en ait pas toujours été ainsi. Car à côté des dieux et
héros de l’Antiquité, de nombreuses figures féminines mythiques ou
historiques, de tous les temps et de civilisations différentes, lui ont
inspiré de très nombreux vers et sont le sujet d’ambitieux poèmes. Il
semble, en fait, que l’adolescente qui se cherche des modèles dans
l’histoire, la mythologie et la littérature universelles, ait,
consciemment ou pas, privilégiée les incarnations féminines qui
peuplent l’ensemble du recueil. « Nymphes amoureuses »225,
« prêtresses aux gestes calmes »226, « Déesses de la Terre »227,
« danseuses de l’Inde »228 ou encore « Sirène endormie »229, elles
tissent à l’intérieur du recueil une série de liens secrets et de
correspondances. Quand elle rêve de vivre au cœur de la glorieuse
Athènes, c’est bien sûr pour côtoyer Socrate ou Praxitèle, c’est aussi
pour vivre au siècle de « la savante Aspasie »230, pour adorer « Cypris
immortelle »231 et devenir l’amie de « Diotime aux yeux de clarté »232.
Il est presque logique de lire, dans une très emphatique prière adressée
à « ma riante Hébé », que l’adolescente se tourne vers la fille de Zeus,
déesse de la jeunesse, pour lui offrir ses premiers vers afin de la
remercier de lui avoir « versé le vin de poésie »233. C’est sous le
patronage de Catulle, dont elle dit s’être inspirée, qu’elle dresse un
autel au violent masochisme d’Ariane, qui implore l’inconstant
Thésée de faire d’elle son esclave, dans ses implorantes « Paroles
d’Ariane »234. Comme le note Denys Magne, dans ce poème
l’expression précoce de la soumission féminine à la passion et à l’être
aimé est peut-être annonciatrice de certains épisodes de Feux ou du
caractère de Sophie, l’héroïne du roman Le Coup de Grâce235. De la
même manière, on ne peut s’étonner de voir la jeune Yourcenar mettre
en avant une très fascinante impératrice d’Orient236 et beaucoup

225
« Les Rafales », DPM, p. 9.
226
« Regrets helléniques », ibid., p. 17.
227
Ibid., p. 19.
228
« Le Palais du passé », ibid., p. 25.
229
« Placidum mare », ibid., p. 172.
230
« Regrets helléniques », ibid., p. 15.
231
Ibid., p. 16.
232
Ibid.
233
« Prière », ibid., p. 199.
234
Ibid., p. 75-76.
235
Voir « Deux œuvres de jeunesse de Marguerite Yourcenar », op. cit., p. 102.
236
Voir « Théodora », DPM, op. cit., p. 109.
LES POÈMES DE JEUNESSE 335

d’autres femmes qui ont marqué l’histoire ancienne et les rêves des
poètes237.
Une figure récurrente semble toutefois dominer Les Dieux ne
sont pas morts, celle de la déesse Aphrodite à laquelle sont consacrés
pas moins de trois poèmes qui mettent en scène, sous divers masques
et métamorphoses, la plus illustre séductrice de la mythologie. Ces
trois longs poèmes témoignent de la fascination que devait susciter
chez l’adolescente ce mythe protéiforme qu’elle revisite en explorant
les divers aspects qu’il a pris à travers le temps et les civilisations
anciennes. Ce qui caractérise la vision yourcenarienne de la déesse,
c’est qu’elle incarne une multitude de silhouettes féminines dont
Yourcenar dessine les contours. Dans le poème « Le Retour
d’Aphrodite », elle annonce une sorte de résurrection de l’antique
déesse à la « tranquille beauté »238 qui retrouve la virginité de sa
naissance marine. Pureté, nudité pudique, adoration universelle…
c’est un aspect paisible et rassurant d’Aphrodite que célèbre le poème
qui annonce un retour plein de promesses de la « Déesse adorée aux
pays du Levant »239.
En fait, le retour annoncé de la déesse grecque est une
métamorphose, voire une naissance : celle de Vénus. Même si
l’incarnation latine de l’Aphrodite grecque n’est nommée nulle part,
c’est bien elle qu’il s’agit de fêter. La fin du poème annonce d’ailleurs
une nouvelle incarnation de la déesse vierge et pure en Marie, telle
que l’ont imaginée les peintres de la Renaissance italienne dont les
représentations de Vénus et de la Madone ont dû influencer la vision
du poète. Ce que célèbre Yourcenar en ce « Retour d’Aphrodite »,
c’est une sorte de passage de témoin entre « la Muse nouvelle et
l’antique Madone »240 du dernier vers.
Le cycle des « incarnations » s’amplifie dans le très long
poème consacré à « Aphrodite Ourania », dans lequel le poète revient
à la source classique qui fait d’Aphrodite Ourania la déesse de

237
Parmi ces dizaines de figures féminines éparpillées dans l’ensemble du recueil,
citons Charmide, Séléné, Artémis, Léda, Daphné, Cassandre, Marie… sans compter
les nombreuses évocations de femmes anonymes, danseuses, musiciennes, paysanne,
vieille mendiante, sultanes, princesses… qui partagent avec les déesses et les figures
mythiques l’espace poétique yourcenarien.
238
DPM, p. 127.
239
Ibid., p. 126.
240
Ibid., p. 127.
336 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

l’amour pur, fière de sa « splendeur que nul désir n’atteint »241. C’est
une « céleste Aphrodite »242 éternelle et maîtresse de l’univers, du
temps et du destin des hommes, que le poète chante en pas moins de
132 alexandrins. Tout vit à son rythme et selon son bon vouloir :

Je dirige d’en haut l’immuable harmonie


[…]
J’ordonne la pensée et les créations.
[…]
Le rythme de mon cœur est le rythme des choses.243

Si la déesse des premières strophes est bien celle « inventée »


par l’auteur du Banquet (« Platon me célébrait et révélait mon
nom »244), peu à peu l’Aphrodite ouranienne se transforme,

Quand l’homme fatigué des heureux Immortels,


Cherchant un dieu nouveau qui connut sa souffrance,
Déserta sans retour d’inutiles autels245

Étrangement la mort des dieux et déesses, niée dans le titre du


recueil, refait parfois surface comme ici. Mais la force d’Aphrodite, et
au-delà, celle de toutes les divinités anciennes, n’est-elle pas
justement ce pouvoir d’adaptation qui fait qu’elle peut prétendre à
l’immortalité ? L’important, semble suggérer le poète, c’est que
l’homme au cours des siècles se soit forgé des dieux à sa mesure.
C’est donc encore Aphrodite qui préside à la naissance du Christ :
« Vierge, je fis éclore, au sommet du Calvaire, /L’aurore qu’un
Messie empourprait de son sang »246. À la strophe suivante, elle
devient même Marie-Madeleine seule face au tombeau vide du
« blanc Ressuscité »247, personnage qui fascinait déjà Yourcenar et
prendra une place singulière dans Feux248. Plus loin, elle incarne à
nouveau la mère de Jésus (« Les humbles douloureux qui m’appelaient

241
Ibid., p. 179.
242
Ibid., p. 182.
243
Ibid., p. 180-181.
244
Ibid., p. 181.
245
Ibid., p. 184.
246
Ibid.
247
Ibid.
248
Voir « Marie-Madeleine ou le Salut », F, p. 1095-1103.
LES POÈMES DE JEUNESSE 337

Marie »249) et alors que des siècles plus tard, la Raison triomphe,
Aphrodite achève ses métamorphoses :

Aujourd’hui l’univers m’appelle la Science.


Je redeviens pour lui Minerve aux regards froids,
Après avoir été la tragique ignorance
Pleurant obscurément sous l’arbre de la Croix.250

« [U]nique amour de l’homme »251, l’Aphrodite


yourcenarienne incarne, quel que soit son visage, les plus hautes
aspirations humaines. Solaire, pure et bienfaitrice, elle accompagne
l’homme à travers les siècles et les grandes mutations
civilisationnelles qu’il a connues. Dans un autre poème, Yourcenar ne
manque pas de souligner la face sombre de cette « Reine
immaculée »252 que représente pour elle « Astarte Syrica », poème qui
s’ouvre par un vers trompeur emprunté à Eschyle : « Sereine comme
la mer tranquille ». N’y a-t-il pas quelque ironie à chanter Astarté,
principale divinité du panthéon phénicien sous le nom d’Ishtar et
assimilée par les Grecs à Aphrodite, à des flots calmes, alors que la
déesse cruelle n’est que colère et tempête ? Sœur d’Aphrodite, dont
elle est en quelque sorte le négatif, Astarté, à l’opposé de la
bienveillante Ourania, incarne la beauté impassible, l’infamie, la
séduction trouble, le sang versé et la trahison. Le poème que lui
consacre Yourcenar – le plus long du recueil – compose un
personnage qui dépasse largement la tradition. Elle en fait une « Reine
des luxures »253 en référence sans doute aux nombreux cultes
licencieux dont était l’objet dans la Grèce ancienne cette Aphrodite
voluptueuse et implacable. Tout au long des trente-cinq strophes qu’il
lui consacre, le poète brode autour des méfaits cruels de la déesse
(« vos cœurs ensanglantés me servent de collier »254) et de ses ignobles
stratégies pour avilir les hommes qui l’adorent (« J’ai les séductions
des éternels mensonges »255). Et s’il fait d’elle « l’obscure sœur du

249
DPM, p. 185.
250
Ibid.
251
Ibid., p. 186.
252
Ibid.
253
Ibid., p. 57.
254
Ibid., p. 58.
255
Ibid.
338 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

lumineux Amour »256, elle demeure jusqu’à la fin « [m]ensongère et


superbe ainsi qu’un fol espoir »257. Comme dans les deux autres
poèmes consacrés à Aphrodite, nous retrouvons dans « Astarté
Syrica » ce pouvoir de métamorphose qui assure la continuité du culte
à travers les âges : « Mes noms peuvent changer, je garde ma
beauté. »258 Elle apparaît alors à différents lieux et époques sous le
visage de Dalila, Omphale, Isthar, Aphrodite, Sémiramis, Thaïs,
Cléopâtre… ces célèbres incarnations de la beauté féminine et de la
séduction parfois mortifère qui permettent à Astarté de renaître
éternellement tout en demeurant aux yeux des hommes fascinés par
son personnage envoûtant et pervers, « [l]a Sphinge énigmatique et
jamais assouvie »259 qui ferme le poème. On ne peut s’empêcher de
songer en lisant « Astarté Syrica » à l’atmosphère orientale et
vénéneuse de certains vers des Fleurs du mal, en particulier au poème
« Les Bijoux » tant la séductrice yourcenarienne parée de « rubis
sanglants et de topazes fauves »260 et dont les « sonores joyaux qui
chargent [ses] bras nus/ Sous les voiles légers des transparentes
gazes »261 semblent faire écho aux « bijoux sonores », à « ce monde
rayonnant de métal et de pierre », à « la candeur unie à la lubricité »
et aux « métamorphoses » baudelairiennes. Qu’elle soit paisible ou
bienveillante, symbole d’amour et de fécondité ou cruelle et
dominatrice, maîtresse du destin des hommes et toujours changeante,
la figure centrale d’Aphrodite-Astarté, telle qu’elle apparaît dans les
poèmes des Dieux ne sont pas morts262, prend un sens particulier au
début de l’œuvre yourcenarienne, comme le suggère Blanca
Arancibia :

Besoin est de reconnaître, dans la synthèse proposée par


M. Yourcenar à propos de ces divinités, l’essence féminine dans
toute sa complexité. La déesse aux formes multiples est aussi la
femme aux multiples formes. Tout se résume en la figure de la

256
Ibid., p. 59.
257
Ibid., p. 52.
258
Ibid., p. 56.
259
Ibid., p. 60.
260
Ibid., p. 52.
261
Ibid.
262
Remarquons qu’outre les trois poèmes où Aphrodite est le thème central, la figure
multiple de la déesse est présente dans l’ensemble du recueil. Voir en particulier les
poèmes suivants : « L’Iliade », p. 39 ; « Aujourd’hui », p. 91 et « La Joueuse de
sistres », p. 167.
LES POÈMES DE JEUNESSE 339

Déesse Mère ; de la Terre, somme toute, ce qui sera aisément


reconnu par ses lecteurs.263

Ce portrait poétique et multiple de la femme, ébauché par le


jeune poète à partir de la figure d’Aphrodite-Astarté, prend d’autres
visages dans Les Dieux ne sont pas morts. Délaissant l’univers
mythologique de l’Antiquité, Yourcenar fait revivre quelques figures
célèbres de la culture italienne de la Renaissance. Dans son poème
« Sur un miroir », elle entend retrouver ces « belles qu’autrefois ce
cristal refléta »264. Défilent dans ce sonnet quelques figures de femmes
idéales qui ont inspiré les poètes ou les peintres : la Laure de
Pétrarque, la bien aimée Fiammetta de Boccace, « [l]a Joconde
railleuse »265, Simonetta célébrée par le Politien, « [l]e front de
Béatrice auréolé par Dante »266 ou encore « la Pia tragique »267 dont
l’histoire inspirera à l’écrivain, bien des années plus tard, sa pièce la
plus poétique, Le Dialogue dans le marécage.268
Cette insistance à invoquer ces très nombreuses « belles
d’autrefois » qui occupent une grande place dans le recueil pourrait
surprendre chez Yourcenar. En particulier ceux qui prétendent que son
œuvre ne fait aucune place à l’élément féminin. Nous constatons, au
contraire, dans ses poèmes de jeunesse du moins, que de nombreuses
figures féminines aux attributs et pouvoirs contrastés règnent en
maître dans son imaginaire. Sans doute à la recherche de modèles
féminins, l’adolescente a-t-elle puisé dans le prodigieux réservoir de la
fable antique des images de femmes plus grandes que nature dans
lesquelles elle a pu se projeter et s’inventer. Chez les grands poètes
italiens (Dante, Pétrarque…), qu’elle découvre alors qu’elle compose
ses premiers poèmes, elle cueille ces exemples de femmes

263
« Marguerite Yourcenar ou la longue fidélité », Bulletin de la SIEY, n° 2, juin
1988, p. 21.
264
DPM, p. 123.
265
Ibid.
266
Ibid. Notons que le célèbre couple inspire un autre sonnet à Yourcenar, sous le titre
« Dante et Béatrice », ibid. p. 124.
267
Ibid.
268
Sur l’influence des poètes italiens du Moyen Âge et de la Renaissance sur
plusieurs œuvres de jeunesse de M. Yourcenar, voir Camillo FAVERZANI, « Une
origine de l’expérience poétique chez Marguerite Yourcenar : l’œuvre de Dante »,
Origine et finalité de l’œuvre poétique, textes réunis et présentés par Alain
SUBERCHICOT, Clermont-Ferrand, Centre de recherche sur les littératures
modernes et contemporaines/Université Blaise Pascal, 1992, p. 77-99.
340 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

exceptionnelles dont la beauté et la grâce la faisaient sans doute rêver.


Quand elle écrit Les Dieux ne sont pas morts, sa soif de dévotion est
immense. Il est donc tout à fait normal que certaines figures anciennes
rêvées et réinventées occupent le premier plan. En ce sens, nous
pouvons considérer que ce livre est sans doute le plus féminin de toute
son œuvre – au sens où le poète jongle avec les visages et les
métamorphoses féminines de manière insistante et passionnée. Plus
généralement, s’il est vrai que les figures féminines demeurent au
second plan dans l’ensemble de l’œuvre romanesque de Yourcenar, sa
poésie, qui révèle des territoires secrets et intimes, fait, au contraire,
une large place à la femme dans sa dimension à la fois mythologique,
historique et quotidienne. On pourrait même avancer que si pour
l’auteur de Mémoires d’Hadrien, le roman est l’espace du masculin
singulier, la poésie, plus sauvage, plus instinctive en tout cas, est
l’espace du féminin pluriel.

Le programme d’une vie et d’une œuvre


Les Dieux ne sont pas morts ressemble à un musée ou plutôt à
l’un de ces cabinets de curiosités à l’inventaire hétéroclite et
spectaculaire. « Tout cela est d’un académisme convenu et tient
davantage de l’inventaire culturel […] que d’une réflexion profonde
sur la civilisation grecque »269, fait remarquer Denys Magne.
L’adolescente qui croit « [s]entir sur [s]a bouche/ Le baiser des
dieux… »270 a voulu condenser dans une cinquantaine de poèmes
toutes ses passions, le fruit de ses lectures et les rêves qu’elle porte
déjà en elle. Ce qui saisit le lecteur c’est le flot d’érudition mal digérée
mis maladroitement en avant, le didactisme de certains poèmes mais
aussi, et peut-être surtout, la sûreté apparente d’un poète qui, en
s’appuyant sur la tradition, affirme ses désirs et balise déjà le terrain
de l’œuvre future. Car les paysages visités en rêve, ces personnages
entrevus dans un musée ou sur une gravure, ces idoles aux vertus si
fascinantes, ces fables pleines d’enseignement, ces auteurs découverts
en solitaire, ces valeurs de la culture gréco-romaine dont elle se dira
toujours l’héritière, constitueront le ferment d’une œuvre qui
n’oubliera jamais vraiment ses origines.

269
« Deux œuvres de jeunesse de Marguerite Yourcenar », op. cit., p. 101-102.
270
« Paganisme », DPM, p. 68.
LES POÈMES DE JEUNESSE 341

Plus que Le Jardin des Chimères, Les Dieux ne sont pas morts
est un ballon d’essai, un champ d’expériences poétiques, le brouillon
de l’œuvre non encore accouchée. Si son premier livre publié, dont la
construction montre bien l’ambition, trahit l’influence assumée de
Hugo et des romantiques, Les Dieux ne sont pas morts semble devoir
beaucoup aux poètes du Parnasse qu’elle rejettera plus tard. Ou encore
aux symbolistes, en particulier Maeterlinck, comme le souligne Denys
Magne271. Mais le Hugo des Orientales s’y fait aussi parfois sentir,
selon Pierre L. Horn272 ou encore le Baudelaire des rêveries exotiques
et des parfums d’ivresse. Yourcenar reconnaissait elle-même que dans
ces poèmes sages et appliqués « on retrouvait un peu tous les poètes
de la fin du XIXe siècle »273. Naturellement, le poète inexpérimenté est
victime de ses premières amours poétiques dont la trace est encore
trop visible dans l’ensemble du recueil.
Tout aussi discrètement accueilli que Le Jardin des Chimères,
le volume suscite tout de même quelques échos contrastés dont
Yourcenar ne gardera que peu de souvenirs. « Pour Les Dieux ne sont
pas morts, je ne me souviens plus, mais il y eut des éloges, plus que
n’en méritaient ces malheureux vers, et aussi, à ce qui me semble, un
ou deux éreintements. » écrit-elle à Denys Magne274. Dans Le Divan,
François Serzais affirme : « Mme Marg. Yourcenar sait […] faire
preuve d’une habileté heureuse et d’une sensibilité un peu convenue
mais attirante »275. Le livre retiendra également l’attention du poète
traditionaliste et critique André Fontainas qui lui consacra un article
plutôt favorable dans le Mercure de France :

Les Dieux ne sont pas morts, s’écrie avec véhémence Mme


M. Yourcenar. […] Les poèmes de Mme Yourcenar, possédée du
regret du paganisme hellénique, poursuivent la résurrection d’îles
bienheureuses, dans les éblouissants couchants de pourpre sur la
mer, et dans les évocations savantes d’un passé évanoui. […]

271
Voir « Deux œuvres de jeunesse de Marguerite Yourcenar », op. cit., p. 107-108.
272
Voir Marguerite Yourcenar, Boston, Twayne Publishers, 1985, p. 86.
273
YO, p. 53.
274
Voir lettre du 17 juillet 1975. Citée par D. Magne dans Bibliographie critique de
Marguerite Yourcenar, op. cit.
275
« Memento », Le Divan, n° 82, septembre-octobre 1922, p. 449.
342 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Quelques sonnets doctement mesurés, chaudement colorés, des


odes enthousiastes et contenues à la fois, composent ce grave et
charmant volume de poète véritable.276

« [G]rave et charmant volume de poète véritable », un tel


encouragement a sans doute réchauffé le cœur de la jeune fille dont la
deuxième tentative de rencontre avec des lecteurs passe tout aussi
inaperçue que la première. La bienveillance critique d’André
Fontainas n’a donc pas suffi à masquer aux yeux de la jeune femme,
qui va avoir vingt ans au moment de la parution de l’article du
Mercure de France, l’insuffisance de ses vers d’adolescente. Le livre
subit donc à la mort de son père, en 1929277, le même sort que celui
qu’elle avait réservé au Jardin des Chimères en 1925 : le pilon.
Comme pour son premier livre, elle tentera par la suite d’effacer toute
trace de son existence. Parmi ses juvenilia dont elle interdira toujours
la republication, si elle considérait Le Jardin des Chimères comme
l’œuvre d’une adolescente inexpérimentée, elle est beaucoup plus
sévère avec Les Dieux ne sont pas morts qu’elle décrit à Patrick de
Rosbo comme « le classique recueil de "premiers vers" ». 278 Elle
avoue à Matthieu Galey que « c’était vraiment du démarquage
d’écolier »279. À Olga Peters, elle précise que ce livre est « sans valeur
pour le grand public »280 tandis qu’elle écrit à Denys Magne « Les
Dieux ne sont pas morts mérite encore moins [que Le Jardin des
Chimères] de commentaire. […] tout est contourné, chantourné, et
boursouflé. »281
Ce jugement sans indulgence formulé par un écrivain arrivé à
la maîtrise de son art qui n’entend pas se laisser aller à la nostalgie à

276
André FONTAINAS, « Revue de la quinzaine : les poèmes », Mercure de France,
n° 597, 1er mai 1923, p. 749-750.
277
Voir note envoyée à P. de Rosbo le 24 avril 1969, Fonds Yourcenar. Remarquons
que l’envoi au pilon de ce deuxième livre se déroule dans un contexte très différent du
premier. C’est après la mort de son père que M. Yourcenar décide de faire détruire les
exemplaires d’un livre dans lequel elle ne se reconnaît plus et dont les nombreux
invendus devait lui rappeler l’échec de ses premières tentatives littéraires. Il s’agit
pour la jeune femme de solder son passé, au moment où elle devient une adulte qui
doit s’assumer entièrement après le deuil paternel et s’apprête à publier son premier
roman, promesse d’un nouveau départ pour sa carrière d’écrivain.
278
Ibid.
279
YO, p. 53.
280
Lettre à Olga Peters, 20 mai 1950, Fonds Yourcenar.
281
Lettre à Denys Magne, 15 avril 1973, Fonds Yourcenar.
LES POÈMES DE JEUNESSE 343

l’égard de ses premiers vers est caractéristique de la manière dont


Yourcenar jugeait ses premiers poèmes. Si les commentateurs de son
œuvre reconnaissent généralement, à l’instar de Colette Gaudin, qu’il
s’agit de « poèmes naïvement littéraires »282 et que, comme l’écrit
Rémy Poignault « [c]ette vision de la Grèce, dans une œuvre
d’extrême jeunesse, est encore figée dans la simplification et dans le
cliché comme image de la perfection »283, le recueil n’en recèle pas
moins quelques richesses poétiques qui permettent de saisir les
potentialités d’une œuvre encore à naître :

[S]i l’on écarte la candeur de certains clichés, les vrais dieux de


Yourcenar dégagent leur profil avec une force surprenante. On y
voit déjà, tracés d’une main ferme, les caractères fondamentaux de
ses divinités définitives […]
Il est aisé de prouver, à la lecture, que le poids de l’héritage
culturel est encore très fort dans Les Dieux ne sont pas morts.
Mais malgré cela, en dépit aussi de la fade empreinte des modes
poétiques et des clichés surannés, la future personnalité de M.
Yourcenar y pointe, parfois timidement, parfois avec une force
frappante.284

Nous avons souligné dans Les Dieux ne sont pas morts la


présence de figures, thèmes, options philosophiques et esthétiques
auxquels Yourcenar demeurera fidèle. Comme Le Jardin des
Chimères, ce deuxième livre de poèmes indique une direction. Si l’on
considère l’itinéraire que suivra l’écrivain pendant plus d’un demi-
siècle, on peut même parler de continuité et d’approfondissement. Au
début du XXe siècle, lorsqu’elle entreprend l’écriture de ses premiers
vers, l’adolescente a déjà fixé le cap. Comme le laisse penser le poème
mainte fois cité « Ode à la Gloire », qui ferme Les Dieux ne sont pas
morts, l’ambition de la toute jeune fille est immense :

Gloire ! Salut à toi, que j’aime et que j’attends !


Toi qui mènes le chœur des Voix universelles,
Inspire à mon esprit les beaux vers éclatants !
[…]
Victoire en qui j’espère et que je vois venir,

282
Marguerite Yourcenar à la surface du temps, op. cit., p. 40.
283
L’Antiquité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Littérature, mythe et histoire,
vol. 2, op. cit., p. 941.
284
Blanca ARANCIBIA, « Marguerite Yourcenar ou la longue fidélité », op. cit.,
p. 23.
344 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Salut ! Reine aux grands yeux dont les regards éclairent


Les sommets ténébreux du sinistre avenir !285

C’est assurément pour fuir « [l]es sommets ténébreux du


sinistre avenir », qui pointent à l’horizon de l’Europe dévastée par la
première guerre mondiale, que Marguerite Yourcenar se tourne vers
l’Olympe radieux et plein de gloire. À la même époque, bien d’autres
poètes très différents d’elle, tel l’Américain Robert Graves, engagé
physiquement dans le conflit armé, se « réfugient » eux aussi du côté
de la fable antique afin d’exorciser l’horreur contemporaine286. Même
si elle n’est pas aux avant-postes et qu’elle a traversé la guerre sans
grandes difficultés287, l’adolescente a été, elle aussi, marquée par cet
effroyable tremblement de la civilisation européenne qui a ébranlé
l’Occident entre 1914 et 1918, années de grande activité poétique pour
elle. De ce chant à la gloire de la civilisation universelle représentée
alors par l’héritage gréco-romain que sont les poèmes des Dieux ne
sont pas morts, le jeune poète extraira, sans doute sans bien s’en
rendre compte, une discipline, une « méthode » peut-être, qu’elle
tentera de mettre en pratique dans son œuvre et sa vie futures et que
semble résumer son poème « Aujourd’hui » :

Vise sans hésiter vers les plus hautes cibles


Et jouis d’aujourd’hui sans oublier demain.
Sois grave. Méprisant toute chaîne servile,
Éloigne-toi du mal et de la laideur vile,
Sculpte ton idéal avec sévérité.
Travaille indifférente aux vains bruits de la foule,
Et garde dans ces jours où tout respect s’écroule,
L’amour serein de la Beauté288.

N’y a-t-il pas déjà dans ces quelques vers ambitieux tout le
programme littéraire et existentiel de Yourcenar ?

285
DPM, p. 212-213.
286
Voir Anne MOUNIC, « Le Sens du merveilleux ou les mythes grecs en poésie
moderne à travers les exemples d’Edwin Muir, Robert Graves et Ruth Fainlight »,
Desmos, n°10-11, octobre 2002, p. 158-161.
287
Rappelons que M. Yourcenar, âgée de onze ans au début du conflit, a toutefois
connu l’exil en Angleterre puis le Paris de la guerre.
288
DPM, p. 89.
LES POÈMES DE JEUNESSE 345

Les poèmes publiés dans les revues

Fin 1922, alors qu’elle n’a pas encore vingt ans, Marguerite
Yourcenar a déjà à son actif deux œuvres poétiques éditées, Le Jardin
des Chimères et Les Dieux ne sont pas morts dont elle affirmait encore
à la fin de sa vie que son père n’aurait pas dû les faire paraître289. Mais
en ce début des années 1920, le jeune poète a encore bien des illusions
et des projets de recueils de poèmes en préparation. Comme nous
l’avons signalé, lorsqu’elle fait paraître ses deux premiers livres, elle
indique à ses lecteurs potentiels qu’ils doivent s’attendre à découvrir
prochainement chez leur libraire d’autres titres de la novice « Marg
Yourcenar » : La Belle au bois dormant, L’Holocauste, L’Épée et le
miroir, Irène aux Cygnes blancs. Aucun de ces titres ne verra le jour.
Nous savons toutefois que Yourcenar a bien entrepris à cette époque
la composition du livre intitulé L’Holocauste dont un extrait est publié
dans Les Dieux ne sont pas morts. Il s’agit d’un nouveau poème
dialogué à la gloire de la culture grecque ancienne, à la manière du
Jardin des Chimères, dans lequel le « chœur des citharistes » célèbre
la « [l]yre d’or, volupté des fêtes !/ Orgueil sonore des poètes »290.
On ignore pourquoi Yourcenar n’a pas tenu son programme
de publications poétiques annoncé à la rubrique « en préparation » de
ses deux premiers livres. Peut-être l’accueil plutôt tiède et la diffusion
confidentielle du Jardin des Chimères et des Dieux ne sont pas morts
l’ont-elle découragée d’affronter à nouveau l’épreuve de l’édition à
compte d’auteur. Sans doute ne veut-elle pas faire supporter à son
père, qui connaît depuis quelques années des problèmes financiers, le
coût d’une telle entreprise, qui put lui paraître un luxe inutile. Il se
peut également qu’elle ait très vite tiré les leçons de ces publications
hâtives, jugeant déjà sa production peu digne de passer à la postérité.
Par ailleurs, c’est après la publication de ses deux tentatives d’écriture
poétique, qu’elle s’attelle sérieusement aux grands chantiers
romanesques qu’elle a nommés par la suite « mes projets de la
vingtième année ». Elle commence également à voyager hors de
France, en Italie qu’elle découvre en 1922, mais aussi en Suisse, en
Allemagne…

289
Voir « Une interview de Marguerite Yourcenar », entretien avec Shusha Guppy,
op. cit., PV, p. 380.
290
DPM, p. 95-96.
346 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Pendant les années 1922-1929 durant lesquelles elle poursuit


sa formation intellectuelle en autodidacte et découvre la littérature
contemporaine, elle compose ses premiers textes en prose, courts
essais, contes et nouvelles qui paraissent dans divers périodiques. Le
premier d’entre eux paraît le 13 juin 1926 dans le quotidien
L’Humanité. Son titre est « L’Homme couvert de dieux » mais une
erreur de la rédaction l’abrégea en « L’Homme ». Il s’agit d’un texte
allégorique étonnant, à tonalité « politique », dans lequel l’auteur des
Dieux ne sont pas morts conte la longue marche de l’Homme pour
échapper à la « pyramide d’idoles » qu’il a portées sur ses épaules au
cours des siècles, dieux terribles et sans pitié qui ont pris des formes
diverses pour le dominer :

C’était la Justice aveugle, tenant à la main sa balance pour peser


l’or des Riches, la Guerre qui, lorsque le monde est trop peuplé, se
charge de décimer les pauvres, la Religion qui bénit la guerre,
l’Art qui exalte la guerre, la Science qui fournit des instruments à
la guerre. C’était la Patrie qui trace dans la bonne terre innocente
le sillon des frontières où germent la bataille et la mort…291

Une dizaine d’années sépare les premiers poèmes de


Yourcenar dont certains figurent dans Les Dieux ne sont pas morts et
« L’Homme chargé de dieux ». Les dieux « laids, décrépis,
difformes »292 qu’elle accuse dans L’Humanité d’avoir asservi
l’homme, et qui meurent noyés à la fin du texte, sont très différents de
ceux qu’elle chantait dans ses deux premiers livres. Ce qui frappe dans
« L’Homme chargé de dieux », c’est la tonalité à la fois didactique et
politique du texte dont son auteur écrira à la fin de sa vie qu’il était
« empreint d’un radicalisme encore juvénile »293. Il est également
empreint d’une poésie diffuse qui fait que l’on pourrait qualifier cette
oeuvrette oubliée de prose poétique, voire de poème en prose.

291
L’Humanité, 13 juin 1926, p. 2. Repris dans « Marguerite Yourcenar », catalogue
de la Librairie-Galerie René Kieffer, Paris, 1994, p. 2-4.
292
Ibid., p. 4.
293
« Chronologie », OR, p. XVI.
LES POÈMES DE JEUNESSE 347

Une activité poétique intense

Si Yourcenar se tourne effectivement vers la prose au milieu


des années 1920, elle n’en abandonne pas pour autant la poésie qui
demeure très présente dans sa production littéraire des années 1920-
1930. La jeune fille n’a, en effet, pas cessé d’écrire des poèmes au
moment de la publication de ses deux recueils en 1921-1922. Elle
conserve dans ses tiroirs des centaines de vers qui sont parfois
antérieurs à cette période-là. Certains, écrits dans les années 1918-
1919, ont sans doute été jugés indignes de figurer dans Les Dieux ne
sont pas morts. Il n’y a donc pas de véritable rupture après l’édition de
ses premières œuvres, entre son expérimentation de la prose et la
poésie qui continue à être le véhicule privilégié de son imagination. Si
elle a renoncé à ses projets d’édition, elle n’a pas abandonné l’idée de
partager avec les amateurs d’art poétique néoclassique sa jeune
production. Dorénavant, c’est par l’intermédiaire des revues, que
Yourcenar va tenter de faire connaître ses vers et son nom, empruntant
un itinéraire peu conforme à la pratique habituelle des poètes novices.
Alors que ces derniers courtisent habituellement les directeurs de
revue afin de se faire connaître avant de songer à faire éditer un
premier recueil, Yourcenar a fait le parcours inverse. C’est après avoir
publié deux livres, qu’elle sollicite pour la première fois des revues
susceptibles d’accueillir ses poèmes. Ainsi, entre 1924 – elle a alors
vingt et un ans – et 1935, un nombre relativement important de revues
vont accueillir régulièrement ses poèmes et devenir le « laboratoire »
de son art poétique.
Cette expérience nouvelle marque un tournant symbolique
dans la carrière littéraire naissante de Marguerite Yourcenar. La
publication de ses vers dans des journaux la sort de son isolement, la
confronte à d’autres écrivains, lui ouvre une fenêtre sur la littérature
en train de se faire et la met forcément en contact avec les œuvres de
ses contemporains. Le poète n’est plus seul, il fait partie d’une
collectivité, celle des poètes qui partagent les pages des revues dans
lesquelles il publie. Il écrit régulièrement aux directeurs des journaux
avec lesquels il se sent le plus d’affinités, les rencontre à l’occasion et
participe parfois aux réunions littéraires organisées par certaines
revues ou cercles dont il se sent proche. Vue à travers le prisme des
revues, la poésie devient plus vivante, surtout à cette période de plein
essor littéraire et intellectuel durant laquelle les revues jouent un rôle
348 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

essentiel, en dynamisant les lettres et en proposant aux amateurs de


poésie un choix très large de talents et de débats, auxquels Yourcenar
se trouve donc associée, d’une manière ou d’une autre.
Pourtant là encore, elle se tient à l’écart. Elle demeure une
marginale qui ne participe pas vraiment aux grands débats et
polémiques littéraires de ces années-là. Le plus souvent, elle se
contente de soumettre ses vers à certaines revues en espérant qu’ils
seront retenus. Même s’il est certain que l’écriture occupe déjà chez
elle une place essentielle, en matière de publication elle fait encore
figure de dilettante qui multiplie les expériences littéraires, sans
toutefois s’engager à fond dans la conquête de nouveaux lecteurs, en
faisant le siège des gazettes, en envoyant ses poèmes aux figures
influentes qu’elle admire, comme c’était alors l’usage. Elle
n’appartient en propre à aucune école, ne se réclame d’aucune
chapelle et ne fréquente pas les salons littéraires en vue. Une des
raisons de cette mise à distance précoce des milieux littéraires
parisiens, qui déterminera d’ailleurs en partie sa future position
originale au sein de la littérature française, réside dans le fait que
Yourcenar poursuit durant ces années-là une existence nomade
adoptée très tôt par son père et qu’elle poursuivra après la mort de
celui-ci jusqu’à son exil américain en 1939. Pendant l’entre-deux-
guerres, elle partage son temps entre le Midi de la France, l’Italie,
l’Autriche, l’Allemagne, la Belgique, la Grèce… et la Suisse où réside
son père. Lausanne devient d’ailleurs pour un temps son port
d’attache. Cet éloignement géographique explique en grande partie le
fait qu’elle ne s’est jamais vraiment considérée comme appartenant à
l’étroit milieu des lettres parisiennes, qu’elle côtoyait certes lors de ses
courts séjours dans la capitale française, mais seulement en visiteuse
ne souhaitant pas s’éterniser. On conçoit alors aisément qu’elle se soit
toujours sentie éloignée, dans tous les sens du terme, des débats et des
révolutions poétiques et esthétiques qui ont accompagné l’émergence
des mouvements dada et surréaliste dans les années 1920 dont les
échos ne devaient pas l’atteindre vraiment. C’est toujours hors des
modes du temps que Yourcenar poursuit son cheminement poétique.
LES POÈMES DE JEUNESSE 349

Une poésie toujours fidèle aux modèles anciens

Il n’existe pas de rupture radicale entre ses deux premiers


livres publiés et la cinquantaine de poèmes que Marguerite Yourcenar
donne aux revues dans les années 1924-1935. Le poète demeure fidèle
à la prosodie traditionnelle et trouve toujours son inspiration dans
l’inépuisable vivier que représente pour lui l’héritage mythologique et
artistique gréco-romain qui irrigue de nombreux poèmes. On constate,
tout de même, à la lecture des poèmes postérieurs à ceux publiés dans
Les Dieux ne sont pas morts, qu’il a acquis une certaine maturité. Il
s’éloigne plus volontiers de la simple imitation des modèles anciens
pour se forger une personnalité poétique plus affirmée et dire une
expérience intime, sans se cacher derrière les draperies à l’antique
dont Yourcenar enveloppait parfois maladroitement ses tout premiers
poèmes. Sa poésie prend également une tonalité plus grave, des
accents parfois ténébreux qui contrastent avec l’imaginaire solaire et
serein des premiers chants dédiés à la gloire éternelle des dieux et
héros de la Méditerranée. La maturité aidant, la jeune femme de lettres
a acquis une connaissance plus réelle et plus profonde de la culture
antique qu’elle perçoit de manière plus nuancée que dans certains
poèmes de l’adolescence.
Plusieurs des poèmes publiés dans les revues demeurent
toutefois des œuvres d’apprentissage, des exercices prosodiques plus
ou moins aboutis qui prolongent et approfondissent sagement le sillon
des premiers vers, tout en élargissant le territoire mental qu’ils
explorent. Leur publication dans une revue n’est bien souvent que la
première étape d’un parcours fait de réécritures successives parfois à
des dizaines d’années d’intervalle, pour donner naissance à de
« nouveaux » poèmes qui alimenteront une bonne partie du recueil de
la maturité, Les Charités d’Alcippe.
Le premier poème de Yourcenar publié dans une revue est
« Spes Navigantium », édité dans le numéro d’octobre-novembre
1924, de la revue Le Divan294, deux ans après la sortie des Dieux ne
sont pas morts. À la manière de Flaubert décrivant les faubourgs de
Carthage, ce long poème en alexandrins, écrit en 1922, fait revivre
l’activité grouillante du port de « Venise impératrice », avec son

294
Pour la liste et les références bibliographiques complètes des poèmes, voir
« Poèmes publiés dans des revues » dans la bibliographie figurant en fin de volume.
350 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

cortège de parfums exotiques, de rêves d’aventure, de peuples mêlés


dont le poète tente de restituer la fougue et les clameurs. Construit
comme un tableau qui vibre, le poème est habité par une foule
bariolée d’hommes vils ou nobles et de bêtes fauves sur fond de
navires en partance et de précieuses marchandises qu’on débarque. Ce
qui frappe dans le poème, c’est cette respiration, ces bruits
assourdissants, ce bombardement d’images contrastées, ce
déferlement de la mer, ces pays, ces couleurs, ces odeurs, ce mélange
de magie du voyage et de trivialité de la vie, « [l]es parfums précieux
se mêlant aux sueurs ». Un tel mariage de sensations et d’échos
violents est assurément nouveau dans la poésie de l’auteur du Jardin
des Chimères qui fait entrer la vie et les hommes dans son univers
poétique. Les dieux, héros, princes et rois, poètes et penseurs des
temps anciens, ne sont plus les seuls à l’inspirer. Avec « Spes
navigantium », Yourcenar s’éloigne un peu des paysages idéalisés et
quelque peu artificiels de ses poèmes d’inspiration mythologique pour
embrasser le peuple grouillant de Venise et saluer « [l]e retour
triomphal des chercheurs d’aventure/ Traînant dans leur filet la
Sirène aux seins froids ». Comme le note Denys Magne,
« [l]’influence parnassienne est nette »295 dans ce poème qui emprunte
les parfums maritimes et l’exotisme de certains vers d’un Leconte de
Lisle ou d’un José Maria de Heredia.
L’Italie, découverte au début des années vingt, déjà abordée
par le biais de ses plus grands poètes dans Les Dieux ne sont pas
morts, est le décor, ou du moins le déclencheur, de plusieurs des
rêveries poétiques de ces années-là. Nombreux sont d’ailleurs les
poèmes écrits lors de ses séjours à Florence, Rome, Capri… et
directement inspirés de ses découvertes. Ainsi, elle publie dans la
Revue des jeunes en mai 1928 sous le titre « Italianismes » une suite
de cinq poèmes296 qui gardent des traces des tableaux du Titien ou de
Fra Angelico, du cloître de San Marco, des « roses de Fiesole », des
marbres de Carrare ou des « Doges accablés ». Il semble donc que la
civilisation romaine, touchée du doigt grâce aux visites des sites et des
musées de la péninsule, prenne le dessus sur la civilisation
hellénistique qu’elle ne connaît encore, du moins jusqu’au début des
années trente, qu’à travers ses lectures. Mais, comme c’est souvent le

295
Voir Bibliographie critique de Marguerite Yourcenar, Fonds Yourcenar, p. 113.
296
Il s’agit de « Les Mains invisibles », « Rosae Angelicae », « In Memoriam
Musarum », « Dolor Marmor » et « La Citerne du temps ».
LES POÈMES DE JEUNESSE 351

cas chez Yourcenar, les deux mondes se rejoignent pour n’en faire
qu’un dans le cœur du poète. Trois sculptures admirées à Florence lui
inspirent une « Trilogie héroïque » accueillie par la revue Poésie en
1925. Il s’agit de trois sonnets écrits, « [e]n mémoire de deux bronzes
et d’un marbre florentins. » Le premier, « Persée » que le poète a
sous-titré « L’Artiste » s’inspire du célèbre bronze de Cellini conservé
à la Loggia dei Lanzi297. Comme il le fait souvent quand il s’agit d’une
œuvre d’art dont il entend livrer les secrets, le poète se glisse à
l’intérieur de la culture cellinienne et de l’âme de Persée pour évoquer
sa lutte victorieuse contre « la Méduse invulnérable au fer ». Si
Yourcenar respecte le moindre détail du mythe, elle va plus loin que la
lisse admiration de la beauté plastique de la sculpture de Cellini qui
célèbre le courage, la gloire et la beauté triomphale de Persée. Son
poème s’attarde plutôt sur l’aspect sombre de la victoire avec des
images violentes de « nocturne enfer », de cadavre, de « seins
meurtris », de « sang voluptueux [qui] empoisonne la mer »… Car le
crime de Persée se confond ici avec un acte d’amour barbare :
« Amant ou meurtrier, l’ivresse est toujours brève. »
Le deuxième sonnet, « David », qui a pour sous-titre « Le
Croyant », renferme lui aussi un monde violent et implacable. Baigné
du sang du péché, du remords de la « faute et la douleur » et de
l’ « âme insatisfaite » du roi d’Israël, il contraste avec la beauté calme
et hautaine du marbre de Michel-Ange qui l’a inspiré. Seul le
troisième sonnet, « L’Idolino », sous-titré « L’Athlète » restitue une
image parfaite et sereine de la beauté antique, telle que Yourcenar l’a
si souvent célébrée dans ses poèmes de jeunesse, inspirés de marbres
ou de bronzes admirés dans les musées européens. On retrouve
d’ailleurs, dans d’autres poèmes que ceux de la « Trilogie héroïque »,
cette interrogation de l’œuvre d’art, considérée à la fois comme
étincelle du rêve ou de la méditation poétiques et moyen d’atteindre le
cœur des choses, qui caractérise un certain nombre de ses écrits. Ainsi
dans le sonnet « Dolor Marmor », écrit en 1924 et publié en 1928 dans
La Revue des jeunes, elle interroge les blocs de marbre de Carrare
avant que le maillet du sculpteur ne leur ait donné vie : « Tout pleure
la douleur des marbres / Rêvant en vain d’être sculptés.»

297
Lorsqu’elle republie ce sonnet dans la seconde édition des Charités d’Alcippe
(1984), M. Yourcenar modifie légèrement le titre qui devient « Persée de Cellini ».
Voir CA II, p. 61.
352 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

C’est sans doute également sa découverte de l’Italie qui lui


inspire le poème « Caprée », publié dans la Revue Bleue, en 1929. Le
poète plonge dans l’histoire romaine, un de ses sujets d’étude favoris,
alors qu’elle a déjà ébauché la première version de son roman sur
Hadrien, pour évoquer l’exil à Capri et la mort d’un autre empereur,
Tibère, dont elle brosse le portrait à grand renfort de détails
historiques et romanesques et d’alexandrins ronronnants, qui est
décidément son mètre favori. L’imaginaire du poète s’enflamme donc,
dans les années vingt, au contact physique de l’Italie, de ses ruines et
du souvenir de ses poètes. Mais la Grèce ancienne demeure un
fabuleux réservoir à symboles. Refont surface, notamment, dans la
suite de cinq sonnets intitulée « Monstra », éditée dans la Revue
mondiale en juin 1930, quelques figures surnaturelles issues de la
fable antique telles que les sirènes, les sphinges, les centaures et autres
hermaphrodites. C’est à nouveau une œuvre d’art (« Le beau marbre
allongé n’est qu’un spasme qui dure ») qui inspire au poète le poème
« Hermaphrodite » qui « propose au désir l’énigme de son corps ».
D’autres figures mythiques qui n’ont cessé de fasciner Yourcenar
apparaissent dans ses poèmes des années 1920-1930. L’une d’elles,
« Endymion », poème composé en 1927 et publié au Mercure de
France en 1929, demeurera, parmi ses poèmes, l’un de ceux qu’elle
préfère298. Elle y fait revivre le fils de Zeus séduisant malgré lui Séléné
qui lui promit la jeunesse éternelle en échange de son amour.
Endymion, comme tant d’autres figures qui symbolisent la plus pure
beauté antique, incarne pour le jeune poète un idéal masculin et moral
qu’il célèbrera dans bien des écrits. Plus qu’un hymne à la beauté
enchanteresse du jeune Endymion tel que l’ont célébrée depuis
Sappho bien des poètes, c’est plutôt un chant d’amour à la nuit,
symbole de l’amante lunaire Séléné, qu’entonne Yourcenar. C’est en
effet du fond de sa caverne, à travers le sommeil magique qui préserve
sa beauté, loin des mirages et des vaines promesses du jour, que
l’Endymion yourcenarien affronte l’éternité. Le poème opère un
constant balancement entre le jour dévastateur et vain, dans lequel le
jeune homme égarait son âme et sa jeunesse, et la nuit matricielle,
« Mère éthiopienne aux mamelles d’étoiles », refuge dans lequel il est
enfin en accord avec lui-même :

298
En 1973, elle écrit à D. Magne : « J’ai été touchée de votre goût pour Endymion,
que je crois en effet un de mes meilleurs poèmes ». Voir Lettre à Denys Magne, 15
avril 1973, Fonds Yourcenar.
LES POÈMES DE JEUNESSE 353

Le jour, je me cherchais, la nuit, je me retrouve ;


[…]
La nuit résout en moi l’énigme qui m’obsède :
Mon corps fond comme un miel dans ce nocturne été ;
Et l’être, chaque soir, qui se livre et qui cède,
Passe des bras de Pan dans les bras d’Astarté.

Cette magie attachée à la nuit, « secrète tiédeur où les corps


se pénètrent » et « [o]ù tous les corps humains ne sont plus qu’un seul
corps », Yourcenar l’exploitera dans bien d’autres écrits. Dans
« Endymion », elle esquisse déjà l’exploration poétique de l’univers
onirique qui la fascinera toujours, quand elle écrit « […] ces étranges
Nous que nous nommons nos rêves/ Nous portent en riant vers nos
secrets enfants. » Une formule que n’auraient pas reniée les
surréalistes, dont Yourcenar se sent pourtant très éloignée. C’est
d’ailleurs dans ces mêmes années d’intense activité poétique et
onirique qu’elle entreprend la consignation de ses propres rêves qui
donneront, en 1938, un livre inclassable, Les songes et les sorts.
Quelques mois après « Endymion » paraît dans Le Manuscrit
autographe un poème de la même veine, sans doute écrit à la même
époque, et auquel son auteur tenait également beaucoup, « Les
Charités d’Alcippe ». C’est en effet ce poème qui donnera son titre et
ouvrira les deux éditions de son principal recueil de poèmes publié en
1956 et 1984. Comme dans « Endymion », il est question, dans ce qui
est le plus long poème de Yourcenar, de renoncement et d’éternité.
C’est d’ailleurs par le renoncement à tout par la voie de la charité,
qu’Alcippe, qui s’inspire du personnage de la fille d’Arès, violée par
le fils de Poséidon, gagne son éternité. Tout comme Endymion a
renoncé au jour pour atteindre la sienne. Dans « Les Charités
d’Alcippe », le dépouillement total du Je poétique s’effectue en trois
étapes. Alcippe répond d’abord à l’appel des « Sirènes mes sœurs »
qui lui réclament son cœur palpitant afin de mettre un peu de chaleur
et de tendresse au fond des flots : « Je l’ai vu s’engloutir dans la nuit
qui commence,/ Et j’ai cessé de voir ce qu’on nommait mon cœur. »
Délestée de son organe vital, Alcippe erre et croise « le peuple des
statues » non encore créées qui lui demandent son « âme
impérissable » pour les sauver de « [l]a douleur d’exister sans l’avoir
jamais su. » Nous retrouvons, à quelques années d’intervalle, la même
thématique que dans le poème « Dolor marmor » dans lequel les
354 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

marbres de Carrare non encore sculptés réclamaient un destin digne et


immortel. Dans « Les Charités d’Alcippe »,

Les marbres non taillés ont crié sous mes pas,


Et le jaspe, et l’agate, et les porphyres rares,
Traînés sur le chantier par des sculpteurs barbares
M’ont dit quel désespoir consiste à n’être pas.

C’est par le souffle d’un baiser qui réchauffe la pierre encore


inerte que l’âme du poète pénètre dans le marbre qui prend vie :
« Mon âme m’avait fui pour animer les Dieux ». Un vers qui résume
en quelque sorte la « mission » que s’est fixée le poète : transformer
en chair palpitante le marbre froid et dur des œuvres d’art qu’il
réchauffe de son regard et faire revivre les dieux et héros fabuleux
qu’il préserve, du moins symboliquement, de l’« outrage du temps ».
L’ultime étape du cheminement initiatique d’Alcippe qui a renoncé à
son cœur et à son âme la mène au pays des morts à qui elle accepte
d’offrir la seule chose qui lui reste en propre, son corps. Et c’est au
moment où elle a fait le sacrifice de ce qu’elle avait de meilleur,
qu’Alcippe atteint à une sorte de sainteté ascétique dont il faut peut-
être rechercher l’origine autant chez les anciens grecs que dans les
doctrines orientales du renoncement total. À la fin du poème, trois
vers placés chacun en fin de strophe balisent le cheminement spirituel
du sujet poétique qui tire les conclusions de sa profonde
transformation philosophique et spirituelle : « Je ne me trouve plus
qu’en me cherchant ailleurs. […] J’existe à tout jamais dans ce que
j’ai donné. […] Je me survis sans fin dans l’immense univers. »
Bien des années plus tard, le poète reconnaîtra son
attachement à ce « long morceau allégorique » qui « balbutie, dès
1929, des pensées confirmées par des ouvrages plus récents. Il est
étrange que cette jeune fille de vingt-six ans ait perçu cela si fortement
à travers les buées de la jeunesse »299. Il est incontestable qu’avec des
poèmes du type des « Charités d’Alcippe » ou « Endymion », le poète
atteint une certaine maturité prosodique. À la fin des années 1920,
Yourcenar n’est plus une débutante et les poèmes qu’elle compose et
propose aux revues témoignent d’une plus grande maîtrise prosodique
et d’un imaginaire plus personnels que ses pâles imitations
d’adolescente. Peu à peu, à travers les poèmes qu’elle publie dans ces

299
Lettre à Jean Roudaut, 18 novembre 1978, L p. 596-597.
LES POÈMES DE JEUNESSE 355

années-là, elle s’éloigne des seules références antiques, des sources


livresques et des grands modèles anciens pour exprimer des
sentiments et des réflexions plus personnels.
Après une éducation littéraire essentiellement centrée sur
l’étude des classiques, ses lectures s’étendent, dans les années 1920,
aux grands auteurs contemporains et à la philosophie. Ses vers se font
alors moins descriptifs et plus méditatifs. Elle tente de se situer et de
se comprendre, élabore son propre système de pensée dans une série
de poèmes abstraits, à la philosophie parfois flottante, voire incertaine.
Dans deux poèmes publiés en 1929 dans la revue Le Rouge et le noir,
Yourcenar s’interroge encore timidement. « Un dialogue
d’Eleuthérios », court poème dans lequel se succèdent questions et
réponses, aborde de manière légère la question de l’attitude face aux
grandes questions existentielles. « Métaphysique », le poème qui suit,
met en scène l’homme face à l’immensité de l’univers symbolisé par
des « Soleils » énigmatiques qui font reconnaître au poète : « Je sais,
car je sais que j’ignore ». Ces deux poèmes, comme tant d’autres,
reparaîtront à l’identique ou modifiés sous d’autres titres, dans l’une
ou l’autre des deux éditions du recueil Les Charités d’Alcippe. « Un
dialogue d’Eleuthérios » devient « Réponses »300 et « Métaphysique »
devient « Macrocosme »301. De la même manière, « Ascèse » publié
dans le Manuscrit autographe en 1931, devient « Fermes propos »
quelques années plus tard. Poème dans lequel le Je poétique s’impose
une série d’interdits existentiels sous la forme d’une longue litanie de
« Ni » qui ouvrent la plupart des vers (« Ni s’abriter du jour… », « Ni
mordre dans les fruits…», « Ni lever vers le ciel… »), « Ascèse » fait
partie de ces assez nombreux poèmes dans lesquels Yourcenar semble
s’imposer une vie de renoncement ou d’interdits, ou plus simplement
des règles de vie idéale (« Ni clouer sur le vide un masque illimité »
[…] « Ni brûler son désir au feu noir de l’attente »…) qui deviennent
dans ses poèmes une quête d’absolu exprimée de manière de plus en
plus directe. Sans le masque de la fable antique omniprésent
jusqu’alors.
Ce qui apparaît également de manière sensible dans les
poèmes composés et publiés dans des revues de l’entre-deux-guerres,
c’est la prise en compte par Yourcenar de son expérience personnelle

300
Voir CA I, p. 14-15 et CA II, p. 26.
301
Voir CA II, p. 27.
356 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

comme source de sa poésie. Nous avons déjà souligné l’importance


des premiers voyages, en Provence et en Italie en particulier, qui lui
inspirent des poèmes pleins de paysages méditerranéens et autres
ruines antiques qu’elle reconstruit à sa guise. Mais ces lieux visités et
rêvés, ces statues admirées sont le plus souvent idéalisés ou
reconstruits à travers le filtre du mythe. En revanche, on remarque que
les quelques poèmes que lui inspire sa découverte de l’Allemagne,
loin de se parer d’une quelconque mythologie rhénane, se distinguent
par une plus forte imprégnation du réel le plus sombre. C’est le cas,
par exemple, du poème « Konstanz (Hussenstein) » publié avec deux
autres dans La Revue mondiale en novembre 1929. Dans ce sonnet,
l’évocation du passé historique de la ville de Constance est l’occasion
d’une méditation sur l’écoulement du temps et la mort qui prend ici
des accents réalistes, renvoyant implicitement au temps du poète,
témoin et acteur de cette sombre rêverie au cœur du présent le plus
trivial : « Pains, raves, bière et double crème ». Un tel octosyllabe
peut étonner dans la production poétique de la jeune Yourcenar qui a
jusqu’alors habitué le lecteur aux nobles nourritures des dieux, au
parfum du miel antique et aux élixirs royaux. Mais peu à peu comme
ici, le monde contemporain affleure discrètement au détour d’un vers
dans quelques poèmes de cette période charnière dans la production
poétique yourcenarienne. C’est le cas, dans le sonnet « Le
Lunatique », publié en 1931 par la revue Le Manuscrit Autographe,
dans lequel le poète offre pour la première fois l’image de l’activité
grouillante d’une cité moderne : « Et les visages gris sont des flocons
d’écume/Dans le noir flot humain sur l’asphalte épanché. »
Ces « visages gris », cet « asphalte » qui apparaissent pour la
première fois dans le décor et l’imaginaire poétiques yourcenariens,
renvoient, eux aussi, aux nouveaux questionnements du poète. Aux
campagnes ensoleillées, aux ciels azurés et aux couleurs joyeuses des
poèmes méditerranéens des années de prime jeunesse, succèdent des
teintes et des accents plus graves. Dans le poème consacré à
Constance, « cité couleur de cendre », la vie est « blême » et
« livide » : « La Mort dans son sablier vide,/ Verse les cendres du
bûcher ». Mort et deuil assombrissent, de manière marquée, une
bonne partie des poèmes écrits et publiés dans ces années-là, qui sont
pour Yourcenar celles de ses premières vraies rencontres avec la
douleur de la séparation définitive. Si, comme nous l’avons déjà
remarqué, le thème de la mort est présent dès ses premiers poèmes et
LES POÈMES DE JEUNESSE 357

demeurera une question centrale dans son œuvre, il prend une place
particulièrement grande dans les poèmes des années 1920-1930. Ne
va-t-elle pas choisir en 1933, comme titre à l’un de ses livres, La Mort
conduit l’attelage, formule qui caractérise certains aspects de sa
poésie de ces années-là. En janvier 1929, elle donne à La Revue
mondiale « Quatre épigrammes funéraires imitées de Michel-Ange »
qui s’inspirent des poèmes composés par l’auteur de Rime à la mort de
son bien-aimé Cecchino Bracci. Il s’agit de quatre quatrains qui
forment un dialogue post-mortem entre l’amant inconsolable (« Si
c’était pour mourir pourquoi m’avoir aimé ? »), le disparu (« Mon
souvenir en toi n’est qu’un songe attristé ») et la mort (« Mort, tu
m’empêches d’être ! Oubli, d’avoir été ! »). Deux ans plus tard,
Yourcenar reprendra son dialogue avec Michel-Ange dans un court
texte en prose, « Sixtine » (1931), dans lequel l’amour et la mort sont
encore intimement liés.
Si la mort est douleur et séparation, elle est aussi le lieu
paisible des ultimes retrouvailles des amants réunis dans la tombe,
comme dans « Une cantilène de Pentaour », poème composé en 1924,
publié quelques années plus tard dans la revue Point et Virgule et pour
lequel son auteur aura toujours une tendresse particulière302. La
référence au poème épique et lyrique dit de Pentaour, célébrant la
victoire de Ramsès II contre les Hittites, lors de la fameuse bataille de
Qadesh, plonge le lecteur au temps des anciens Égyptiens et de leur
fascinant culte des morts. Ici, le grand départ se fait caresse et
consolation :

Vous naviguez, amants, vers le pays lointain.


Comme un doux convié la mort est au festin.
[…]
La seule ombre qui reste est celle du cyprès
Où dormiront bientôt l’époux et l’épousée…

302
Dans une carte postale inédite adressée de Louxor à Silvia Baron Supervielle le 29
janvier 1982, représentant des « Tombes de Nobles : Peintures murales dans la tombe
de Nakht », M. Yourcenar écrit : « Amicales pensées et aussi le souvenir de la
cantilène de Pentaour ». Voir Archives S. Baron Supervielle. La fresque de la tombe
de Nakht représentée sur la carte postale est une scène de banquet funéraire célèbre où
trois musiciennes suivent un porteur d’offrandes, d’où sans doute la référence quelque
peu cryptique au poème « Une Cantilène de Pentaour », écrit presque soixante ans
plus tôt.
358 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Mais la référence au poème épique et guerrier parvenu jusqu’à


nous grâce au scribe Pentaour est sans doute trompeuse. Selon
l’égyptologue Richard B. Parkinson, du British Museum, Yourcenar
aurait plutôt trouvé son inspiration dans un autre texte célèbre de
l’ancienne Égypte, Le Dialogue d’un homme avec son âme. Sa
passionnante étude303 avance que la jeune Yourcenar aurait pu
connaître la très libre traduction de ce poème méditatif publié par
Gaston Maspero dans son Histoire ancienne des peuples de l’Orient,
dont Yourcenar possédait effectivement un exemplaire dans sa
bibliothèque. Elle a d’ailleurs annoté le passage concernant Le
Dialogue d’un homme avec son âme qui est donc bien une de ses
principales sources d’inspiration pour ce poème. Sa connaissance d’un
des textes poétiques les plus émouvants de l’Égypte ancienne pourrait
également s’être nourrie des premières traductions du papyrus par
Adolphe Erman, dont elle connaissait le travail. Il existe, en effet, de
troublantes résonances entre ces traductions du poème égyptien dans
lequel un homme las de la vie entre en communication avec son âme
et la paisible cantilène yourcenarienne où le poète semble accueillir la
mort avec beaucoup de sérénité. Comme le note avec justesse Richard
Parkinson, « [u]ne telle adaptation et une telle fusion des sources
variées est caractéristique de l’imagination brillante avec laquelle
Yourcenar traite les sources antiques. […] le poème [« Une Cantilène
de Pentaour »] manifeste un engagement personnel vis-à-vis de la
culture antique plus profond que cela est souvent le cas dans le
domaine des études scientifiques. »304

Dans d’autres poèmes l’approche de la mort prend des accents


très différents comme dans les poèmes que lui a inspirés le décès des
deux êtres dont elle se sentait la plus proche à l’époque : Jeanne de
Vietinghoff, morte en 1926 et son père décédé le 12 janvier 1929.
C’est dans une suite de trois poèmes regroupés sous le titre très
évocateur de « Danses macabres » que Yourcenar publie dans La
Revue Mondiale en novembre 1929, soit quelques mois seulement
après le décès de son père, un sonnet qui évoque indirectement le
« départ » de celui-ci. Sous le titre on ne peut plus informatif et sobre

303
Voir R. B PARKINSON, « Textes ou poèmes ? Quelques perspectives nouvelles
sur les œuvres littéraires du Moyen Empire », traduit de l’anglais par Laurent
COULON, Égypte Afrique & Orient, n˚ 31, octobre 2003, p. 47-50.
304
Ibid., p. 48.
LES POÈMES DE JEUNESSE 359

de « Laeken (Cimetière Royal) », elle met en scène une fantasmagorie


funèbre dans le cimetière de la banlieue de Bruxelles où Michel de
Crayencour vient d’être inhumé. Bien plus que les deux autres poèmes
au ton très différent305 regroupés sous le même titre, la formule
« danses macabres » convient parfaitement à « Laeken (Cimetière
royal) ». C’est, en effet, un étrange ballet entre les tombes qu’imagine
le poète au moment ou « [l]e postillon fatal arrête sa berline ».
Surgissent alors des caveaux pour accueillir le nouveau venu « les
morts d’autrefois, les belles et les beaux » qui « [d]ansent en
redingote ou bien en crinoline ». Ainsi, à la lueur de « la lune
opaline » et des « blêmes vers luisants » faisant office de flambeaux,
les linceuls en lambeaux se transforment en mousseline dans ce bal
masqué nocturne et inquiétant où se mêlent mystérieusement « [l]a
dame du palais et la dame d’honneur » qui « [r]espirent longuement
un cœur d’ancienne rose ; ». La fête s’achève en musique, avec
l’image de cet ange qui « [c]hante pour clôturer un air de
Cimarose », afin de veiller sur le sommeil de la Malibran. Car la
célèbre cantatrice pleurée par Musset est enterrée dans le même
cimetière que le père de Yourcenar, leurs deux caveaux sont même
voisins, ce qui explique que le poète évoque le sommeil de la
cantatrice dans son poème. Ce détail serait anecdotique si la mémoire
de la Malibran n’avait pas refait surface, des décennies après la
composition de « Laeken (Cimetière Royal) », dans l’œuvre
yourcenarienne, associée cette fois-ci à la mort de la mère, comme
nous l’avons déjà mentionné.
Ce qui surprend dans ce sonnet à la prosodie sagement
respectueuse de la tradition, c’est le ton de désinvolture grinçante et de
légèreté apparente de cette farandole macabre, écrite après le choc du
décès et l’enterrement de son père, dans un pays qui n’est pas le sien,
la Belgique, et une ville, Bruxelles, à la fois lieu de naissance de
Yourcenar et lieu du décès de sa mère, morte quand elle l’a mise au
monde. Cette irrévérence tragi-comique qui prend la forme d’une fête
305
Il s’agit de « Augusta Rauracorum (Augst) » qui évoque la mort de courageux
légionnaires romains en campagne dans la ville suisse de Augst et de « Konstanz
(Hussenstein) » inspiré par le passé de la ville allemande de Constance. Remarquons
que ces trois « danses macabres » ont pour décor et lieu d’inspiration la Suisse,
l’Allemagne et la Belgique, pays dans lesquels Yourcenar voyage dans les années
1920, contrées nordiques dont les sombres échos et les funèbres accents contrastent
avec la luminosité, la beauté des sites et la pulsion de vie et d’éternité qui se dégagent
des poèmes inspirés par les solaires paysages méditerranéens.
360 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

bouffonne où les morts retrouvent leurs ridicules défroques de vivants


a pu sembler à la jeune femme de vingt-six ans soudain seule au
monde, une manière d’exorciser, par la farce poétique, son destin.
Peut-être est-ce aussi une façon de prendre ses distances, par la
caricature et le grotesque, avec une famille et un milieu pour lesquels
elle est déjà une marginale.
Cette impression est particulièrement sensible dans la seconde
version du poème au ton beaucoup plus corrosif et ironique qu’elle
signa en 1934 et qu’elle ne publiera jamais306. De l’aimable farce
offerte au public en 1929, on passe, cinq ans plus tard, à une
mascarade iconoclaste et caustique que le poète enfouit aussitôt au
fond d’un tiroir. Sous un titre toujours aussi sobre, « Album belge :
cimetière de Laeken », les masques tombent soudain. « Les morts
d’autrefois » deviennent « [l]es Belges d’autrefois », les « dames
d’honneur » se transforment en « blondes baronnes » qui
« [c]herchent de leurs doigts gourds leur éventail jauni ». Dans la
version « privée » du poème, les jurons fusent (« nom de Dieu ! »), les
morts trahissent par leur conversation leur origine sociale (« Des
banquiers fantômaux sous leurs plastrons moussus/ Parlent titres,
crédit, cigares, politique »). La caricature sert au poète à dénoncer
« les ébats de ces couples cossus » qu’il semble avoir en horreur. En
fait, ces spectres atroces et pathétiques symbolisent de manière plus
affichée que la version policée de 1929 cette Belgique dans laquelle
son père, pourtant français, est enterré, mais aussi ces aristocrates
rances et ces tristes bourgeois pour lesquels Yourcenar n’a guère de
sympathie. Seule l’évocation de la Malibran, à la fin du sonnet, met
une note d’authentique émotion dans le poème. Dans la version de
1934, ce n’est plus un ange qui berce son sommeil éternel :

Et debout à l’écart de ces Messieurs et Dames,


Pour quelques connaisseurs relisant leurs programmes,
La Malibran soupire un air de Rossini.307

Ce sonnet détonne par son ton caustique et sa violence, dans la


production poétique du jeune écrivain. Michèle Sarde y voit un

306
Voir « Album de vers anciens », Fonds Yourcenar, op. cit. Repris par Michèle
GOSLAR, Marguerite Yourcenar. « Qu’il eût été fade d’être heureux », op. cit.,
p. 109.
307
Ibid.
LES POÈMES DE JEUNESSE 361

« sonnet allégorique, un peu verlainien, sans aucun rapport avec la


mort [du] père, une espèce de rêve mi-galant, mi-parodique dans une
ambiance surréaliste de démodé ridicule […]. À travers cette parodie
qui exprime plus d’ironie que de violence, doit-on voir [son] regard
critique porté sur une cérémonie dont on a pu sentir, à travers le faire-
part de décès, la solennité protocolaire ? »308. Michèle Goslar, quant à
elle, croit déceler dans « [l]e seul témoignage, peu flatteur » que
Yourcenar ait laissé de l’enterrement de son père, la marque du
Rimbaud de « À la musique »309. Peut-être la seule manière pour la
jeune femme de faire le deuil du père était-elle de transformer son
absence en grotesque carnaval funèbre et ricanant.
Le deuil poétique que lui inspire sa très chère Jeanne de
Vietinghoff prend de tout autres teintes et une tout autre ampleur. La
même année que le sonnet inspiré par l’enterrement de son père,
Marguerite Yourcenar entreprend en effet la composition de « Sept
poèmes pour Isolde morte » que publie Le Manuscrit autographe en
1930. Il s’agit de sept sonnets pleins de dévotion dédiés à l’une des
femmes qui compteront le plus dans sa vie et qui apparaît dans son
œuvre sous plusieurs masques. Cette amie de pensionnat de la mère de
Yourcenar, représente dans son imaginaire la femme idéale. Plusieurs
décennies après sa mort, elle écrivait d’elle : « Cette femme
remarquable à plus d’un point de vue est la Monique G. de Souvenirs
Pieux, compagne de Fernande au Sacré-Cœur, et qui fut plus tard liée
à mon père par une amitié passionnée, peut-être même un grand
amour. Adolescente, je voyais en elle un modèle d’intelligence et de
bonté féminines, de sorte que son influence a été grande sur moi. »310
Elle apparaît également sous les traits de Jeanne de Reval dans les
deux autres volumes du Labyrinthe du Monde. Elle aurait également
inspiré le personnage de Monique dans Alexis ou le traité du Vain
combat, celui de Thérèse dans La Nouvelle Eurydice ; elle aurait pu
aussi servir de modèle au personnage de dona Valentine, la mère
pieuse, aimante et tolérante de Anna, soror… Protestante libérale et
quiétiste, Jeanne de Vietinghoff est l’auteur de plusieurs
ouvrages dont L’Autre devoir, roman qui pourrait être inspiré par la
relation amoureuse entre l’auteur et le père de M. Yourcenar.

308
Vous, Marguerite Yourcenar. La passion et ses masques, Robert Laffont, 1995,
p. 51-52.
309
Voir Marguerite Yourcenar. « Qu’il eût été fade d’être heureux », op. cit.
310
Voir lettre à Jeanne Carayon, 3 août 1973, L, p. 406.
362 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Mère de substitution dans l’imaginaire de la petite orpheline


puis de l’adolescente, Jeanne de Vietinghoff a été intensément
idéalisée par Yourcenar. Décédée en 1926 sans que la jeune fille le
sache, ce n’est que trois ans plus tard, après la mort de son père, que le
souvenir de cette « Isolde », qu’elle identifie ailleurs à Diotime311, a
refait surface et lui a inspiré ces sept poèmes de la déploration qui
contrastent avec la désinvolture mordante du poème consacré à la
mort du père.
Sonnets pleins de larmes, de soupirs, de douleur et
d’exaltation filiale, ces « sept poèmes pour Isolde morte » sont le
tombeau de tendresse et de dévotion que Yourcenar dresse en
hommage à cette mère idéale trop tôt partie, elle aussi. Les
métaphores maternelles abondent dans ces sonnets sans titre où le
poète devient « une enfant blottie entre vos bras fermés ». Ce
qu’expriment profondément ces poèmes c’est le sentiment de remords
profond, le regret douloureux de celui qui reste de n’avoir pas été là à
temps, pour soutenir et accompagner les derniers instants de celle qui
vient de partir. C’est donc par la magie des mots et du souvenir que le
poète tente de retenir symboliquement la morte qui survit en lui
puisque « un peu de votre voix a passé dans mon chant. […] Et vous
vivez un peu puisque je vous survis. » Il y a une grande et surprenante
impudeur dans ces vers qui magnifient tout à la fois la beauté et la
bonté de la défunte avec un lyrisme outrancier, étonnant chez
Yourcenar qui préfère le plus souvent, masquer ses émotions les plus
intimes, les plus violentes, les plus nues. Ici au contraire, elle laisse
aller ses larmes, ses plaintes, son désarroi profond :

311
Il est intéressant de rapprocher les poèmes pleins de dévotion et de lyrisme
consacrés à Jeanne de Vietinghoff-Isolde en 1929 et le tombeau en prose qu’elle lui
consacre la même année sous le titre « En mémoire de Diotime : Jeanne de
Vietinghoff » [voir TGS, p. 408-414]. Contrastant avec les émotions exacerbées des
poèmes, il s’agit d’un hommage à la riche personnalité, aux vertus et à la bonté de
« cette femme exceptionnelle » qui n’a cessé d’incarner aux yeux de Yourcenar « la
noblesse de l’âme » et dont les livres exprimaient « le poème de la vie ». Non plus
Isolde mais Diotime, l’initiatrice de Socrate qui a su conjuguer passions terrestres et
quête de l’infini, J. de Vietinghoff incarne parfaitement ce « génie du cœur » que
Yourcenar recherchera en chaque être qu’elle croisera. Sur les détails des rapports
entre J. de Vietinghoff et M. Yourcenar, on peut lire le chapitre intitulé « Jeanne de
Vietinghoff, Diotime », M. GOSLAR, Marguerite Yourcenar. « Qu’il eût été fade
d’être heureux », op. cit., p. 77- 92.
LES POÈMES DE JEUNESSE 363

Je heurte mon amour aux angles d’un tombeau


La mort, moins hésitante, a mieux su vous atteindre ;
Si vous pensez à nous, votre cœur doit nous plaindre
Et l’on se croit aveugle à la mort d’un flambeau.

Michèle Goslar voit dans ces poèmes autre chose qu’un


témoignage lyrique de dévotion filiale : « Ceux-ci révèlent une
véritable passion, un amour qui n’a rien de filial, même s’il s’avoue
inaccompli, voire refoulé, plutôt que platonique, la jeune Marguerite
Yourcenar soupçonnant sans doute l’inconvenance de sentiments
amoureux éprouvés à l’égard de l’amie de son père. »312 L’indication
dans le titre même de la destinataire de ces sonnets écrits pour « Isolde
morte » donne sans doute raison à une telle interprétation. Il est
troublant en effet de constater que Yourcenar identifie Jeanne à
l’héroïne légendaire du Moyen Âge, partagée entre sa passion pour
Tristan et sa loyauté envers son époux, le roi Marc, un triangle et un
dilemme qui rappellent la situation vécue par Jeanne de Vietinghoff
dans sa relation avec Michel de Crayencour, relation dont nous savons
qu’elle fascina et inspira de belles pages à Yourcenar bien des années
plus tard. Il est certain par ailleurs que le lyrisme flamboyant et
impudique des sonnets dédiés en 1929 à Jeanne morte annonce les
éclats tout aussi violents de Feux, livre composé en 1935, à la suite de
la « mort » d’un autre amour impossible.
La thématique de la mort trouve dans la poésie de Yourcenar
d’autres modes d’expression que la caricature et la déploration. C’est
en effet sous l’appellation « Jeux »313 qu’elle classe son poème
« Pierrot pendu », composé en 1922 et publié dans la revue Point et
Virgule en 1928. En seize courts quatrains au rythme vif, le poète
dessine le profil d’un triste Pierrot, « Pantin sans joie » qui pend au
bout d’une corde. En une multitude d’instantanés pathétiques,
désinvoltes ou goguenards, le spectacle de la mort de Pierrot prend la
forme d’une ritournelle enfantine pleine de moquerie qui fait rire les
passants :

Thème à romance
A quolibet,
La nuit immense
N’est qu’un gibet.

312
Ibid., p. 89.
313
Voir « Album de vers anciens », Fonds Yourcenar.
364 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

[…]
Spectateur ivre
Du temps perdu,
Rien ne délivre
Pierrot pendu.

Ce ton sans emphase, ces éclairs d’images, cette légère ironie


mais peut-être surtout cette forme directe, répétitive, musicale, à la
manière des comptines qu’elle a toujours affectionnées, illustrent un
autre aspect de la poésie de la jeune Marguerite Yourcenar. Au-delà
de la thématique de la mort, traitée de manière désinvolte, « Pierrot
pendu » prouve que le jeune écrivain s’est plu, dès 1922, à emprunter
de nouveaux sentiers poétiques. Sa poésie n’est plus seulement cet
immense chant de dévotion à la beauté antique, elle devient jeu avec
les mots, les sonorités, les images loufoques, grimaçantes ou ridicules.
Le poète laisse entrer une part d’humour cruel dans son univers. Il
joue tel un enfant avec ce « Mannequin triste/ D’avoir été », sans
prendre au sérieux les images qu’il invente. Cet aspect ludique et
léger, assez peu présent dans le reste de la poésie yourcenarienne, est
voisin de la sensibilité des poètes de l’école fantaisiste, tels Tristan
Derème, Francis Carco, Paul-Jean Toulet… qui ont affirmé leur
singularité au début du siècle dernier. En marge des écrivains adeptes
du néo-classicisme et des tenants de l’avant-garde formelle, ils ont
cultivé dans leurs poèmes la légèreté, la verve et la mélancolie
souriante, en jouant en toute liberté sur la musicalité des rimes, autant
de caractéristiques que l’on retrouve dans le « Pierrot pendu » de
Yourcenar qui représente une sorte de cour de récréation où elle
expérimente de nouveaux « jeux ». Jeux de mots mais aussi jeux de
lignes et de formes inspirées par le poème. En effet, le manuscrit de
« Pierrot pendu » conservé par l’auteur 314 prend la forme d’un dessin
représentant un personnage pendu, les strophes formant le gibet. Ce
poème dessiné que l’on peut rapprocher des calligrammes
apollinariens est la première occurrence, chez Yourcenar, d’un jeu
entre les mots et le dessin, l’espace de la page et la forme du poème.
Nous savons combien le dessin a été une activité appréciée par la
lectrice qui a caviardé les livres de sa bibliothèque de nombreuses
esquisses prolongeant sa lecture. Le dessin fait également partie de sa
propre création. Comme pour « Pierrot pendu », il lui est arrivé de

314
Ibid.
LES POÈMES DE JEUNESSE 365

dessiner ses poèmes, mêlant mots et formes. Mais le plus souvent ces
expérimentations formelles sont seulement visibles sur le manuscrit,
comme c’est le cas pour « Pierrot pendu ». Il est difficile de deviner le
point de départ de ce poème-jeu qui demeure un cas unique dans la
poésie de jeunesse de Yourcenar. Il semble toutefois que le thème la
poursuivait dans ses années de jeunesse, comme l’atteste un autre de
ses dessins qui représente à nouveau un Pierrot pendu. Il s’agit d’un
ex-libris que la jeune fille a dessiné à l’encre, sur la page de garde
d’un document intitulé « Cahiers – Poèmes grecs 1918-1979 » qu’elle
a conservé dans sa bibliothèque. Au cœur d’une nuit étoilée, Pierrot
pend au bout du gibet. Sous ses pieds, sur le sol, des livres sont
entassés. Le long de l’échelle posée contre le gibet, elle a écrit « ex-
libris Marguerite Yourcenar ». Au-dessus et au-dessous du carré
abritant le dessin, elle a inscrit : « Aspice Pierrot pendu/ Qui librum
n’a pas rendu/ Si librum reddidisset/ Pierrot pendu non fuisset. » Les
trois variations autour du thème de « Pierrot pendu » datent du tout
début des années 1920, durant lesquelles le poète multiplie les
expériences et élargit le territoire de son inspiration. Sans abandonner
l’héritage des anciens, il adopte dans certains poèmes un ton léger ou
ironique et joue avec les rythmes et les rimes en toute liberté, comme
dans « Pierrot Pendu ».
Ailleurs, son inspiration prend une tout autre direction,
comme dans « La Faucille et le marteau », publié dans L’Humanité, en
novembre 1926. Étonnant poème à saveur politique, unique dans la
production yourcenarienne, dans lequel le poète s’engage dans la voie
de la révolution pour sauver « les bouches universelles » et appelle de
ses vœux la construction « des cités à naître ». Quelques mois plus
tôt, Yourcenar avait publié dans le quotidien communiste créé par
Jaurès un texte en prose « L’homme couvert de dieux », allégorie par
laquelle elle racontait l’émancipation de l’homme à travers les siècles.
Avec « La Faucille et le marteau », elle entonne un chant à la gloire du
labeur nécessaire à l’homme pour inventer un monde nouveau. Le
poète utilise une imagerie rustique et grandiloquente dans laquelle la
faucille du paysan qui sème et récolte les graines de l’avenir se marie
avec le marteau du forgeron qui façonne les outils de sa révolte. Il
emploie une rhétorique violente et pompeuse, étonnamment conforme
aux envolées néo-bolcheviques d’un Henri Barbusse, l’auteur
emblématique du Feu (1916), figure dominante parmi les intellectuels
366 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

communistes dans les années 1920 et directeur littéraire de


L’Humanité, à qui Yourcenar adressa ces vers :

Fauchez hier, forgez demain !


[…]
Les chefs fourbus, les dieux usés,
Les bustes idéalisés,
Congrès, dictateurs républiques,
L’airain creux des places publiques
Où tant de mensonge est figé,
L’or enfoui, l’or naufragé,
Reforgez ce qui fut forgé !
[…]
Forgez, fauchez, frappez toujours !
Un jour nouveau naîtra des jours !
[…]
Sur le sol dur enfin sans maître,
La gerbe du prochain froment,
Le bronze des cités à naître !

L’exemple du poème « La Faucille et le marteau », publié


alors que Yourcenar avait vingt-trois ans, montre combien il serait
réducteur de ne voir dans sa production poétique des années de
jeunesse que docile célébration des vertus antiques ou simples
exercices d’admiration des anciens. Même s’il s’agit d’une exception
dans son œuvre, ce poème fait partie intégrante de ses années
d’apprentissage. On peut dire de la plupart de ceux composés dans les
années 1920 qu’ils sont des poèmes de formation et d’imitation. Il est
certain que dès ces années-là, Yourcenar a déjà choisi sa forme et son
camp. Au fil des ans, à partir des années 1930 en particulier, sa poésie
se fait plus personnelle. Elle acquiert une plus grande maîtrise
prosodique et joue avec la tradition avec plus d’aisance et de liberté.
On constate le chemin parcouru en une décennie par le poète à la
lecture du « Poème du joug », publié fin 1935 dans La Phalange,
l’année où Yourcenar se livre plus complètement encore dans les
proses ardentes de Feux. Avec « Le Poème du Joug », elle fredonne
une étrange complainte désabusée, celle de la femme victime d’un
amour non réciproque, condamnée à errer, prisonnière du joug de son
amour sans issue et des lourds seaux de son destin :

Je suis pareille à la servante de la ferme :


Le long de la douleur je m’avance d’un pas ferme.
Le seau du côté gauche est plein de sang ;
LES POÈMES DE JEUNESSE 367

Tu peux boire et te saouler de ce jus puissant.


Le seau du côté droit est plein de glace ;
Tu peux te pencher et mirer ta figure lasse.
Ainsi je vais entre mon destin et mon sort,
Entre mon désir, liquide chaud, et mon amour, liquide mort.

Au fil des vers au rythme lancinant de la marche forcée de


l’amante éconduite, Yourcenar multiplie les images étranges et
inquiétantes. Elle oppose la violence et l’ivresse du sang chaud de la
passion, à la blancheur pure, tiède et maternelle du lait ou à la froideur
insensible de la glace, du miroir et de la lune. Parfaitement maîtrisée,
l’allégorie fait de ce poème l’un des plus personnels et des plus
achevés parmi ceux que le jeune poète écrit dans les années 1920-
1930. « Le Poème du joug » marque assurément une étape dans
l’écriture poétique yourcenarienne. Peut-être la fin d’une époque, celle
de l’apprentissage et le début d’une autre, celle d’une certaine
maturité prosodique et d’une plus grande ouverture au monde et à son
époque. Avec « Le Poème du joug », on ne peut plus vraiment parler
d’œuvre de jeunesse.

Revues, cercles littéraires et affinités poétiques

Le Divan, Poésie, L’Humanité, Point et Virgule, La Revue


mondiale, Le Mercure de France, La Revue bleue, Le Manuscrit
autographe, Le Rouge et le Noir, La Revue des jeunes, La Phalange…
Entre 1924 et 1935, les amateurs de poésie peuvent découvrir les vers
d’un jeune poète nommé Marguerite Yourcenar dans une dizaine de
revues auxquelles elle collabore plus ou moins régulièrement. À
travers ces périodiques à l’audience plus ou moins importante dans les
milieux littéraires de l’époque, elle rencontre ses premiers « vrais »
lecteurs, tant la diffusion de ses deux premiers livres a été
confidentielle. Après l’éclosion des grandes revues de littérature et de
culture générale tels Le Mercure de France (1890) et La Nouvelle
Revue Française (1908) qui se sont fait un nom dès l’avant-guerre, les
années 1920 voient se multiplier les revues artistiques et littéraires les
plus diverses, au service d’une école esthétique ou d’une chapelle
idéologique, représentant l’avant-garde en mouvement ou la tradition
la plus policée. Leur foisonnement, leur audience inégale, les débats
qu’elles engendrent ou suscitent semblent alors le lieu idéal pour un
368 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

jeune écrivain en mal de reconnaissance. Yourcenar est assurément


dans cette situation. Alors qu’elle a vécu en vase clos, hors du monde
de la poésie qu’elle exerce en solitaire, jusqu’au début des années
vingt, elle tente timidement, à partir de 1924, de se glisser dans le
monde littéraire, en s’approchant de l’univers des revues et des cercles
littéraires qu’elles composent.
Il est intéressant de voir quels titres elle sollicite, ou plutôt,
quelles revues répondent positivement à ses envois de poèmes315, afin
de comprendre avec quel courant, chapelle ou famille littéraire, elle
entre en contact durant ses années d’apprentissage du métier de poète.
Dès cette époque-là, Yourcenar adopte une stratégie littéraire qui
consiste à ne pas se laisser trop enfermer dans un courant poétique ou
une mouvance artistique trop marquée. Elle semble confier ses vers à
qui veut les publier, en multipliant les titres, pour plusieurs
collaborations, parfois pour une seule. Elle, qui se tiendra éloignée
tout au long de sa carrière des écoles et des dogmes littéraires,
toujours réducteurs, publie donc ses premiers poèmes dans les
périodiques les plus divers.
Il n’en demeure pas moins que les revues et cercles poétiques
qu’elle adopte, jusqu’au début des années trente au moins, sont les
représentants d’une poésie conservatrice, respectueuse de la tradition,
très éloignée de la poésie nouvelle éclose dans le sillage d’Apollinaire
et de quelques autres poètes, à partir du début du XXe siècle. On ne
s’étonnera donc pas de voir la jeune Marguerite Yourcenar, influencée
par les romantiques et les parnassiens, confier ses poèmes sagement
rimés à Poésie, les cahiers mensuels illustrés, dirigés par Octave
Charpentier, organisateur des Jeux Floraux de France parrainés par
Anna de Noailles et Jean Richepin, de l’Académie française. Les deux
poèmes qu’elle publie dans cette feuille académique en 1925 et 1926
voisinent avec ceux d’autres débutants, de poètes régionalistes, mais
aussi d’écrivains reconnus comme Paul Fort, Louis Le Cardonnel ou
Jane Catulle-Mendès. Plus en vue, Le Divan, du stendhalien Henri
Martineau, qui accueille en 1924 le premier poème que Yourcenar
publie dans une revue, revendique « un assez sage éclectisme », en
accueillant dans ses pages des poètes tels que Paul-Jean Toulet, Jean

315
Notre analyse se base uniquement sur les revues dans lesquelles M. Yourcenar a
publié des vers entre 1924 et 1935. Il est toutefois probable qu’elle a sollicité, comme
bien des poètes inconnus avides de publier, d’autres périodiques qui n’ont pas retenu
ses poèmes.
LES POÈMES DE JEUNESSE 369

Lebrau, Tristan Derème, Philippe Chabaneix, Francis de Miomandre,


Charles Maurras, tout en saluant « ces admirables Champs
magnétiques » de Breton-Soupault. L’éphémère Point et Virgule
(1927-1929), animé par Jean-Daniel Maublanc, revue dans laquelle
Yourcenar publie quelques poèmes en 1928-1929, adopte elle aussi un
profil ni trop sagement classique ni trop dangereusement moderne. On
peut y lire des poèmes ou des articles d’André Foulon de Vaulx,
Maurice Fombeure, Jean Lebrau… mais également un hommage à
Apollinaire, « novateur du lyrisme » ou une étude sur « poésie et
psychanalyse ». Plus ouvert encore, Le Rouge et le Noir, le « cahier
spécial de poésie » à la parution irrégulière de Henri Lamblic, publie
des poèmes appartenant au versant novateur de la littérature tels Max
Jacob, Pierre Reverdy, Ribemont-Dessaignes, Jules Supervielle…
Marguerite Yourcenar n’y a publié que deux poèmes en 1929, « Un
dialogue d’Eleuthérios » et « Métaphysique ». Ils sont précédés d’une
courte présentation du poète encore inconnu qui permet de savoir
comment, à la fin des années 1920, on situait la poésie de Yourcenar :
« On devine chez ce jeune Poète une personnalité. D’inspiration
romantique, à la manière de Laforgue, Marg. Yourcenar écrit des vers
de pensée, couleur d’ombre, qui attestent le sens du rythme et le don
des images. »316 C’est la seule fois que le nom du poète est suivi d’une
notice qui situe son art. Une personnalité, un sens du rythme et des
images, le portrait esthétique est prometteur. Le rapprochement avec
le post-romantique Jules Laforgue est sans doute moins pertinent.
Yourcenar, en tout cas, ne semble pas avoir compté l’auteur de
L’Imitation de Notre-Dame la Lune, parmi les lectures marquantes de
sa jeunesse.
Mais c’est surtout dans des revues beaucoup plus
conservatrices que Le Rouge et le Noir qu’on peut lire à la fin des
années 1920 ses écrits poétiques. En 1928, elle publie une suite de
cinq poèmes dans la Revue des jeunes,, « l’organe de pensée
catholique française d’information et d’action », bimensuel très
militant animé par Robert Garric qui compte parmi ses collaborateurs
Jacques Maritain, Abel Bonnard, Henri Massis, Gabriel Marcel,
François Mauriac, Henri Pourrat… Durant la même période, elle
publie des poèmes dans plusieurs livraisons de la très droitière et
traditionaliste Revue Mondiale, qui s’est fait le porte-parole du

316
Le Rouge et le Noir, avril-mai 1929, p. 174.
370 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

« Manifeste du populisme » du maurrassien André Thérive, dont la


devise est « faire vrai et non point bizarre ». La revue entend, en effet,
combattre le « snobisme littéraire enclin à consacrer les gens chics, les
oisifs vicieux dont les cas souvent pénibles nous sont exposés selon
les rites de l’évangile freudien et proustien », comme l’écrit le critique
Gaston Picard 317.
Beaucoup moins marquée politiquement mais tout aussi
traditionaliste, La Revue bleue, alors sur le déclin, publie également
un poème et plusieurs essais et proses poétiques de Yourcenar entre
1929 et 1937318.
Le contraste est frappant avec le poète qui confiait, dès 1926,
deux de ses œuvres à L’Humanité, journal pour lequel elle conservera
un attachement particulier jusqu’à la fin de sa vie. C’est par
l’intermédiaire du charismatique Henri Barbusse, directeur littéraire
du quotidien communiste entre 1926 et 1929, qu’elle a publié à deux
reprises dans L’Humanité un texte en prose et un poème qui semblent
avoir été écrits pour la circonstance tant leur tonalité, celle du poème
« La Faucille et le marteau » en particulier, paraît étrangère au reste de
l’œuvre profondément apolitique au sens étroit du terme. Au milieu
des années 1930, tout en poursuivant sa collaboration avec des revues
droitières, on la verra d’ailleurs se rapprocher timidement de la
mouvance du Front populaire qu’incarnait alors Vendredi, animé par
André Chamson, l’« hebdomadaire littéraire et politique fondé par des
écrivains et des journalistes et dirigé par eux. » Elle y publie deux
textes en 1936, « Max Reinhardt et les fêtes de Salzbourg », un
compte rendu de la saison musicale salzbourgeoise et une des proses
poétiques de Feux sous le titre « La Servante Léna », publications
317
Voir « Faut-il revenir aux écoles littéraires ? », Revue Mondiale, 15 novembre
1929, numéro dans lequel figure une suite de trois poèmes de M. Yourcenar.
Remarquons que outre ses poèmes qu’elle publia dans trois livraisons différentes en
1929-1930, elle confia également à la Revue Mondiale deux textes en prose : « L’île
des morts : Boecklin », 15 avril 1928, p. 394-399 « En mémoire de Diotime : Jeanne
de Vietinghoff », 15 février 1929, p. 413-418.
318
Notons que durant cette même période, Yourcenar publie un certain nombre de
textes en prose dans des revues très marquées politiquement, en particulier La Revue
de France, qui défend les thèses nationalistes et dans laquelle s’exprime des auteurs
comme Robert Brasillach, Maurice Bardèche et Thierry Maulnier. Voir « Le Premier
soir », La Revue de France, 1er décembre 1929, p. 435-449 ; « Le Dialogue dans le
marécage », 15 février 1932, p. 637-665 ; « Feux », 1er août 1935, p. 491-498 ;
« Aveux de Clytemnestre », 1er mai 1936, p. 54-62 ; « L’Homme qui a aimé les
Néréides », 1er mai 1937, p. 95-103.
LES POÈMES DE JEUNESSE 371

signalées dans aucune bibliographie yourcenarienne et dont leur


auteur n’a jamais fait mention 319.
Le fait que Yourcenar navigue d’une famille esthétique et
idéologique à l’autre, de la droite nationaliste la plus extrême au
communisme et au Front Populaire, sans grande cohérence,
s’explique, en partie sans doute, par son inexpérience, peut-être
également par une certaine naïveté – ou alors un certain cynisme ? –
mais aussi et surtout par son éloignement géographique et mental des
cercles littéraires en place dans la capitale française. Il convient de
garder à l’esprit que Paris n’est pas le lieu de résidence du jeune
écrivain qui mène une vie de nomade à travers l’Europe, en particulier
après la mort de son père en 1929. La vie cosmopolite de luxe que
Yourcenar a choisie ne reconnaît pas vraiment Paris comme unique
centre intellectuel à conquérir. Il est fort probable qu’elle n’était pas
femme à faire le siège des journaux pour se faire publier ou à tenter de
briller dans les salons à la mode. Seul lui importait à l’époque que ses
poèmes soient lus dans les feuilles poétiques parisiennes et que son
nom, qui circulera surtout à partir de la publication d’Alexis ou le
Traité du vain combat (1929), ne soit pas trop oublié. Parmi les revues
les plus en vue dans les cénacles parisiens, on notera qu’elle publie, en
1929, un poème, « Endymion », dans le Mercure de France, auquel
elle confiera également « Deux amours d’Achille », une des proses de
Feux, en 1935.
Marguerite Yourcenar a été très discrète sur les revues et
cercles littéraires avec lesquels elle a entretenu une véritable
connivence durant ses années d’apprentissage du métier d’écrivain.
Nous avons donc assez peu d’informations sur les cercles poétiques ou
les comités de revue qu’elle fréquentait quand elle était à Paris entre
deux voyages. Il est tout de même fort probable qu’elle a peu ou pas
côtoyé les écrivains et idéologues qui gravitaient autour de La Revue
mondiale, la Revue Bleue, la Revue des jeunes… auxquelles elle
devait simplement faire parvenir ses textes. En revanche, elle était
beaucoup plus proche de la mouvance du Manuscrit autographe puis
de La Phalange qui publient plusieurs de ses poèmes et textes en
prose entre 1929 et 1935. Ces revues qui jouissent d’une certaine
audience sont toutes les deux animées par Jean Royère, poète néo-

319
Voir A. HALLEY, « Un texte oublié de Marguerite Yourcenar », Bulletin de la
SIEY, n˚ 24, décembre 2003, p. 23-27.
372 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

symboliste, disciple de Mallarmé, « pape du Musicisme » et figure


influente du monde poétique du début du siècle, pour lequel elle avait
de l’estime. C’est dans Le Manuscrit autographe qu’elle publie ses
poèmes les plus aboutis ou les plus personnels de cette période,
comme « Les Charités d’Alcippe » ou « Sept poèmes pour Isolde
morte », œuvres auxquelles elle tient particulièrement. C’est à La
Phalange, où jadis Apollinaire a publié des vers et où Breton fit ses
débuts, qu’elle donne en 1935, l’un de ses poèmes les plus touchants,
« Le poème du joug ».
Nous savons par sa correspondance que Yourcenar a fréquenté
Jean Royère. En 1963, elle raconte à son amie Natalie Barney :

Durant les années 1929-1939, j’avais beaucoup entendu parler de


vous par Edmond [Jaloux], et aussi par Jean Royère, qui publiait
vers ce temps-là certains de mes poèmes, et qui vous voyait de
plus loin, avec des simplifications un peu naïves de poète
cherchant partout des mythes plutôt que des êtres humains.320

Mais c’est dans une lettre inédite adressée au début de l’année


1969 à la petite fille du directeur du Manuscrit autographe et de La
Phalange qu’elle évoque le plus directement et le plus longuement la
question de sa proximité esthétique puis de ses divergences politiques
avec Jean Royère. Yourcenar y répond négativement à la demande qui
lui est faite de préfacer le catalogue de la vente de la bibliothèque de
l’écrivain, mort en 1956 :

Je n’ai vraiment connu Jean Royère qu’à partir de 1930, époque


où La Phalange n’était déjà plus qu’un beau souvenir ; c’est
l’amical directeur du Manuscrit autographe que j’ai seul
fréquenté. […]
Je pourrais, certes, évoquer quelques images du Royère du
Manuscrit autographe, de l’ardent amateur de poésie dont
l’enthousiasme demeurait inchangé, et du milieu amical qu’il
composait ainsi que sa chère Marie et où, jeune écrivain, j’ai été si
souvent et si bien reçue. […]
Enfin, à partir, il me semble, de 1934 ou de 1935, mes relations
avec votre grand-père se sont espacées, un peu – curieuse
intrusion de la politique dans ce qui était la poésie pure321 – du fait

320
Lettre à Natalie Barney, 29 juillet 1963, L, p. 187-188.
321
Yourcenar emploie sans doute volontairement l’expression « poésie pure »
inventée par J. Royère et qui sera très importante pour elle.
LES POÈMES DE JEUNESSE 373

d’une divergence de vue sur la valeur de l’État italien de ces


années-là.322 […]
Il n’en a pas moins été un de ces amis disparus vers lesquels je me
suis retournée en pensée, lors du fameux « Prix »323, sachant qu’il
s’en serait réjoui pour moi et avec moi, et que son grand amour de
la poésie, avait été, pour le jeune écrivain que j’étais alors,
contagieux et exemplaire.324

Cet hommage à Jean Royère est l’un des rares témoignages


nous permettant de mieux connaître les fréquentations d’ordre
littéraire de Yourcenar dans la première moitié des années 1930.
D’après sa lettre, il semble qu’elle se soit sentie à l’aise, comme
adoptée, dans le petit cercle néo-symboliste ouvert aux jeunes poètes,
qui se réunissait chez Jean Royère dans ces années-là. Elle l’a donc
fréquenté assidûment, lors de ses séjours parisiens, trouvant dans ces
sages réunions poétiques, un écho favorable à ses propres vers néo-
classiques, et peut-être aussi la seule « famille » littéraire dont elle se
soit jamais sentie proche. Comme elle l’écrit à la petite-fille de
l’écrivain, la personnalité, le charisme et le passé poétique de Jean
Royère l’ont certainement beaucoup touchée durant cette période
d’apprentissage. Son amour de la poésie aura même été « contagieux
et exemplaire » pour elle. Peut-être même déterminant en ce qu’il
légitimait son cheminement poétique, très éloigné de la modernité et
des avant-gardes dont l’écho assourdissant l’avait atteinte à ce
moment-là. L’admirateur de Baudelaire et Mallarmé, l’ami
d’Apollinaire qu’elle a peut-être découvert à son contact, le défenseur
d’une « poésie pure » qui doit tout à la musique des mots chère à
Valéry, le directeur de revue aux goûts éclectiques, a sans doute été
une sorte de « guide » bienveillant, quelqu’un en tout cas avec lequel
elle avait plaisir à dialoguer sur le terrain commun d’une poésie
proche du chant. À notre connaissance, les visites et réunions chez le
directeur du Manuscrit autographe et de La Phalange, sont les seules

322
Yourcenar fait référence au virage néo-fasciste qu’a pris Jean Royère et La
Phalange à partir du début de 1938 lorsque la revue devient l’organe d’une autoritaire
« unité latine » et ouvre largement ses colonnes à Franco et Mussolini. Rappelons que
le seul poème que Yourcenar ait publié dans La Phalange l’a été dans le numéro du
15 décembre 1935, époque où la revue vouée au « néo-symbolisme élargi » est encore
honorablement considérée pour avoir publiée Larbaud, Milosz, Fargue, Fort…
323
Yourcenar fait référence au Prix Femina qui vient de lui être décerné pour
L’Œuvre au noir.
324
Lettre à Denise Bengnot, 8 janvier 1969, Fonds Yourcenar.
374 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

manifestations poétiques auxquelles elle participait de manière


assidue. Sa fréquentation de Jean Royère et de son entourage poétique
est, en tout cas, la seule qu’elle ait revendiquée, comme importante
pour elle durant ces années d’apprentissage où, tout en étant
foncièrement solitaire, elle se rapproche d’autres écrivains et découvre
certains aspects de la vie des revues qui la publient et des groupes de
poètes qui les animent.
Remarquons toutefois que sa proximité avec Jean Royère est
seulement attestée par un document privé, la lettre qu’elle adresse à la
petite-fille de l’écrivain. Jamais, sauf erreur, elle ne s’est exprimée de
manière publique et détaillée sur la question des cercles poétiques
parisiens dont elle se sentait proche durant l’entre-deux-guerres. Elle
est, au contraire, demeurée très vague en ce qui concerne ses amitiés
poétiques d’alors, allant même jusqu’à se créer une sorte de
« légende » dont il est difficile de vérifier l’authenticité. En effet, à
plusieurs reprises, Yourcenar a évoqué les courants modernistes
auxquels elle aurait appartenu avant son exil américain de 1939 :

Avant les années trente, je vivais, comme beaucoup de jeunes


écrivains, en groupe, fréquentant jeunes peintres, jeunes
romanciers, jeunes poètes. Qui faisaient tous à peu près la même
chose, qui avaient à peu près les mêmes opinions, les mêmes
idées. On se comprenait : c’était très stimulant.325

Quelques années plus tard, elle évoque encore « ce monde


lancé sur les pistes de la nouveauté en art, en littérature, en tout, qui
était celui dans lequel j’avais vécu en Europe »326. L’image de la jeune
Marguerite Yourcenar, faisant partie, dans l’effervescence artistique
des années vingt, de groupes d’artistes d’avant-garde est plutôt
surprenante, quand on considère sa biographie et ses choix esthétiques
d’alors. Tout cela est d’ailleurs bien imprécis et paraît très éloigné des
cercles poétiques néo-classiques parisiens qu’elle fréquente et des
revues plutôt traditionalistes auxquelles elle confie ses vers entre 1924
et 1935. Ce n’est certainement pas à Paris qu’elle a fréquenté ces
« jeunes poètes » avec lesquels elle prétend avoir vécu, partageant

325
« L’Express va plus loin avec Marguerite Yourcenar », entretien avec Jean-Louis
Ferrier, Christiane Collange et Matthieu Galey, L’Express, 10-16 février 1969. PV, p.
73.
326
« Entretien avec Marguerite Yourcenar », entretien avec Françoise Faucher,
Télévision de Radio Canada, 27 janvier 1975. PV, p. 144.
LES POÈMES DE JEUNESSE 375

avec eux de nouvelles idées stimulantes, comme elle le racontait en


1969 et en 1974. Ce « monde lancé sur les pistes de la nouveauté en
art », c’est plutôt pendant ses pérégrinations à travers l’Europe qu’elle
le croisera327, en Grèce en particulier, durant les années 1930. On peut
d’ailleurs s’étonner de constater que si en France, elle s’est le plus
souvent tenue éloignée des mouvements littéraires d’avant-garde, en
Italie dès les années 1920 mais surtout en Grèce dans les années 1930,
elle s’est sentie proche d’artistes qui appartenaient aux cercles les plus
novateurs, comme en témoigne, par exemple, la bande d’amis qu’elle
fréquente durant ses années grecques. De la même manière, si en
France, durant la même période, elle collabore à des revues et se lie
d’amitié avec des écrivains très marqués politiquement à droite, ses
affinités poétiques et politiques dans l’Italie mussolinienne328 ou dans
le Grèce de la dictature de Metaxas vont plutôt à des artistes
progressistes, très engagés à gauche.
Comme souvent chez Yourcenar, l’imprécision est la règle
quand il s’agit d’établir la chronologie des événements. De ce fait, ce
qu’elle présente comme ses amitiés littéraires européennes des années
1920, en particulier en France et en Grèce, paraissent peu plausibles.
C’est, en effet, surtout après la mort de son père en 1929, qu’elle
intensifie ses voyages à travers l’Europe et se lie avec certains artistes.
C’est dans la première moitié des années 1930 seulement qu’elle
découvre la Grèce où elle fera de longs séjours jusqu’en 1939. Il
semble donc que ce soit seulement vers le milieu des années 1930 que
l’on assiste chez elle à un léger glissement en matière de sensibilité et
d’affinités poétiques. Le jeune poète qui publie jusqu’alors ses vers
dans des revues plutôt conservatrices, découvre peu à peu de
nouveaux horizons et fréquente des artistes plus en phase avec les
soubresauts de l’époque, tout en restant discrètement fidèle aux
cercles néo-classiques qui ont accueilli ses premiers poèmes.
Mais vers 1935, Yourcenar n’est plus une débutante. Plusieurs
de ses livres ont été remarqués par la critique. Sans délaisser la poésie
327
Dans l’entretien qu’elle accorde à L’Express en 1969, M. Yourcenar précise que sa
fréquentation de groupes de jeunes artistes qui ont stimulé sa création avait pour cadre
la France, la Grèce mais également la Hollande, l’Autriche et la Suisse. Voir PV, 73-
74.
328
Témoin de la « marche sur Rome » en 1922, M. Yourcenar qui séjourne
régulièrement en Italie dans les années 1920, a été très sensible à la vie quotidienne,
politique, artistique et intellectuelle de ce pays qui lui inspirera au début des années
1930 son roman Denier du rêve (1934). Voir « Chronologie », OR, p. XVI et XVIII.
376 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

à forme fixe, elle expérimente les secrètes possibilités poétiques de la


prose, sous l’influence des artistes auxquels elle se lie. Parmi ses
nouveaux « modèles », on compte Jean Cocteau. Elle se lie également
avec le poète Jean-Paul Dadelsen, avec lequel elle restera en contact
épistolaire pendant la guerre. Les revues auxquelles elle confie des
textes au milieu des années trente ont sensiblement changé : Mercure
de France, Cahiers du Sud, Les Nouvelles littéraires, Le Voyage en
Grèce… puis, pendant la guerre, Mesures, Fontaine, Lettres
françaises… Yourcenar est désormais reconnue dans les milieux
littéraires parisiens. Elle a donc accès à des publications plus en vue,
ses textes trouvant leur place aux sommaires de revues soutenant la
création la plus vivante, contrairement aux périodiques passéistes
auxquels elle a confié ses premiers textes poétiques. Pourtant, ce que
l’on peut considérer comme un tournant dans sa manière d’écrire et de
vivre la poésie n’est en fait qu’un prolongement, un
approfondissement ou un élargissement de son expérience d’écrivain.
Peu à peu, le poète atteint la maturité d’un art qu’il ne cessera pas de
perfectionner.
II
LES CHARITÉS D’ALCIPPE, L’ŒUVRE D’UNE VIE

Relire, réécrire…

Œuvre centrale dans la production poétique de Marguerite


Yourcenar, Les Charités d’Alcippe a connu deux éditions, à presque
trente ans d’intervalle. En 1956, en effet, elle accepte de faire paraître
en édition limitée un choix de ses poèmes, sous l’enseigne d’une revue
de poésie liégeoise, La Flûte enchantée, sous le titre Les Charités
d’Alcippe et autres poëmes, édition qui sera aussitôt retirée du
commerce. C’est seulement en 1984, sous le titre Les Charités
d’Alcippe, que paraît chez Gallimard une édition revue et
considérablement augmentée de ses meilleurs vers, constituant
l’édition définitive de son œuvre poétique. Les deux éditions de ce
recueil en vers réguliers représentent le cœur de l’œuvre poétique
yourcenarienne. Elles illustrent la continuité évidente du fait poétique
chez l’auteur, depuis le premier livre, publié en 1921, jusqu’à l’édition
« canonique » des Charités d’Alcippe, publiée à la fin de la vie du
poète. Les Charités d’Alcippe est donc bien l’œuvre d’une vie.
Après la publication de ses deux premiers livres de poésie,
Marguerite Yourcenar continue d’écrire et de publier ses poèmes dans
des revues tout au long des années vingt et trente. Si elle ne réunit pas
sa production poétique de l’époque en volume avant la publication des
Charités d’Alcippe et autres poëmes en 1956, elle n’abandonne pas la
poésie pour autant. Elle écrit de nouveaux poèmes, met son sens de la
prosodie au service des autres, en entreprenant notamment la
traduction de l’œuvre de Cavafy et de nombreux poètes grecs anciens.
Mais surtout, elle remet inlassablement sur le métier ses propres
poèmes de jeunesse, qu’elle corrige, améliore, enrichit d’accents
nouveaux au fil des décennies. Preuve de l’attachement qu’elle avait
pour ses poèmes, elle n’a pas cessé de les relire et de les réécrire,
tâchant d’affiner sa pensée, de couler ses émotions dans une forme qui
s’enrichit avec son expérience d’écrivain, de sa plus grande maîtrise
prosodique et des « leçons » de la vie.
Reprendre ses livres pour les perfectionner a été la grande
affaire de Marguerite Yourcenar qui n’a cessé d’améliorer certains
d’entre eux, d’en réécrire d’autres sur un canevas primitif, jusqu’à ce
378 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

qu’ils atteignent cet état d’achèvement ou de perfection qui marque la


plupart de ses œuvres. Elle considérait ce travail qui s’étendait parfois
sur plusieurs décennies comme une sorte d’obligation morale vis-à-vis
de ses lecteurs, d’elle-même, mais peut-être aussi surtout vis-à-vis des
personnages historiques ou imaginaires de ses romans et des thèmes
qui lui tenaient à cœur. « Plus je vais, plus cette folie qui consiste à
refaire des livres anciens me paraît une grande sagesse »1, remarquait-
elle dans les « Carnets de notes » de L’Œuvre au noir. Alain Bosquet
voit dans la démarche de réécriture de Yourcenar, « une ascèse par le
verbe raisonné, sans cesse reprise. »2 Souvenons-nous que Yourcenar
aimait citer Yeats pour résumer son éthique de la réécriture (« C’est
moi-même que je corrige en retouchant mes œuvres. ») Une formule
qui convient particulièrement à la poésie yourcenarienne qui est
même, parmi les chantiers de réécriture de l’écrivain, celui qu’il
entreprendra avec le plus de constance. À peine achevés, et même s’ils
sont publiés en volume ou dans des revues, les poèmes sont souvent
repris, corrigés, réécrits totalement ou à peine retouchés. Comme elle
le confiait à Paul Guth en 1956, « [d]ès ma première jeunesse, j’ai
entrepris des livres qui durent toute ma vie. »3 Des poèmes aussi qui
connurent plusieurs formes et plusieurs vies. C’est d’ailleurs au sujet
de ses poèmes de jeunesse, qu’elle évoque en 1969, « cette tendance à
reprendre les mêmes thèmes ou à refaire les œuvres ébauchées, qui est
caractéristique de toute mon œuvre »4. Les Charités d’Alcippe est
l’illustration de ce long travail de maturation de l’œuvre poétique afin
qu’elle atteigne la plénitude de son expression.

Les Charités d’Alcippe et autres poëmes (1956)

Poésie en chantier

« Un poème n’est jamais achevé, c’est toujours un accident


qui le termine, c’est-à-dire qui le donne au public […]. Je conçois,
quant à moi, que le même sujet et presque les mêmes mots pourraient

1
OR [éd. 1991], p. 853.
2
« Marguerite Yourcenar et la perfection », Livres de France, n° 5, mai 1964, p. 2.
3
« Avec Marguerite Yourcenar à Paris », Le Figaro littéraire, 3 octobre 1959. PV,
p. 46.
4
Voir « Notes envoyées à Patrick de Rosbo », 24 avril 1969, Fonds Yourcenar.
LES CHARITÉS D’ALCIPPE, L’ŒUVRE D’UNE VIE 379

être repris indéfiniment et occuper toute une vie »5. Marguerite


Yourcenar a fait sienne la célèbre réflexion de Paul Valéry qui a tant
compté pour elle. Inlassablement, elle a repris nombre de ses poèmes
de jeunesse dont certains ont subi plusieurs campagnes de réécriture
au fil des décennies et parfois de leur republication sous des formes
sensiblement différentes. Même si les datations que Yourcenar appose
souvent au bas de ses poèmes sont parfois approximatives, elles
permettent de suivre leurs remaniements successifs et de deviner les
« progrès » du poème, placé dans un perpétuel devenir.
Un document inédit, baptisé par Yourcenar du très valéryen
titre Album de vers anciens6, regroupe quarante poèmes dont la
première version remonte à la fin des années dix, et dont certains ont
été publiés dans Les Dieux ne sont pas morts. D’autres qui
s’échelonnent au fil des années vingt et trente ont connu une première
publication dans une revue. On constate qu’elle n’a pas cessé ensuite
de les relire et de les remanier. Selon la datation consignée par
l’auteur dans Album de vers anciens, un poème comme « Tibur », écrit
en 1920, a été revu en 1958 ; « Palais des doges » dont la première
version date de 1922 bénéficie d’une nouvelle version en 1936 ;
« Momie du Fayoum : Musicienne », esquissé dès 1918 a été repris en
1950. On pourrait d’ailleurs multiplier les exemples. C’est ce que
Yourcenar explique en 1973 à Denys Magne, à propos des poèmes des
Dieux ne sont pas morts :

Le seul fait curieux est que, m’étant rendu compte de la pauvreté


de ces poèmes, je les ai fait mettre au pilon dès 1925, mais ai
travaillé ensuite, jusqu’en 1930, et quelquefois bien plus tard, à
refaire inlassablement ces morceaux, ou des variations sur ceux-ci,
comme on s’oblige à jouer une pièce de musique jusqu’à ce qu’on
l’ait exécutée à peu près proprement. Je publierai peut-être un jour
ces exercices dans quelque édition à très petit tirage.7

La métaphore musicale, courante chez Yourcenar lorsqu’elle


parle de poésie, est particulièrement pertinente ici. Ce travail du
musicien encore inexpérimenté qui fait ses gammes, puis reprend
inlassablement une œuvre jusqu’à ce qu’elle atteigne un certain degré

5
Paul VALÉRY, « Littérature », Tel quel, Œuvres II, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1993 [1ère éd. 1960], p. 553.
6
Voir Fonds Yourcenar.
7
Lettre à Denys Magne, 15 avril 1973, Fonds Yourcenar.
380 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

de perfection est identique à celui de Yourcenar poète qui cherche, à


l’aide des mêmes « notes », à obtenir, par un travail constant, une plus
grande harmonie et à atteindre une manière d’achèvement, peut-être
illusoire, qui se traduit ou pas par la publication du poème. Il est
essentiel d’insister sur ces « chantiers » de poésie qui, le plus souvent
de manière discrète, se sont échelonnés sur plusieurs décennies et ont
accompagné de façon souterraine, le reste de l’œuvre. Durant les
décennies 1930-1950 en particulier, si Yourcenar diversifie sa
production et se consacre surtout au roman, au théâtre ou à l’essai, elle
n’en demeure pas moins poète et entretient un dialogue intime avec
ses poèmes de jeunesse, tout en esquissant de nouveaux vers ou en
traduisant ceux d’autres poètes.

« Une sorte de ballon d’essai »

La publication en 1956 des Charités d’Alcippe et autres


poëmes s’inscrit parfaitement dans cette démarche. Ce livre est le
troisième recueil de poèmes à forme fixe de Yourcenar après ses deux
tentatives de jeunesse, Le Jardin des Chimères et Les Dieux ne sont
pas morts. Il en est en quelque sorte leur continuation, à plus de trente
ans de distance, et déjà une manière d’aboutissement. Il ne s’agit plus
des maladroits poèmes d’une adolescente mais du recueil de la
maturité d’un écrivain qui vient d’obtenir un succès considérable avec
Mémoires d’Hadrien. La genèse et le contexte de cette nouvelle
publication ont donc une grande importance pour comprendre la place,
le sens et la résonance que prendra Les Charités d’Alcippe dans la
carrière poétique d’un auteur, jusqu’alors surtout connu pour ses
œuvres en prose.
La publication des Charités d’Alcippe et autres poëmes doit
beaucoup au hasard. Selon Yourcenar, elle ne songeait pas à une
quelconque édition lorsque, au printemps 1956, elle envoie à
l’écrivain belge Alexis Curvers et à son épouse l’helléniste Marie
Delcourt « une trentaine de pages de poèmes inédits, sans autre
intention que de leur en donner connaissance, leur offrant ainsi un
échantillon de mes travaux prosodiques »8. Elle avait sympathisé avec
le couple rencontré à Bruxelles au printemps 1954. Depuis, elle avait

8
Voir dossier « Affaires courantes », Fonds Yourcenar.
LES CHARITÉS D’ALCIPPE, L’ŒUVRE D’UNE VIE 381

correspondu de manière amicale et érudite avec ces deux passionnés


de littérature classique et de poésie en particulier, et encouragé les
« cahiers poétiques » publiés, depuis Liège, par Curvers, sous le titre
La Flûte enchantée. Touché par ses vers, il propose alors de faire
paraître la vingtaine de poèmes de Yourcenar en édition limitée, à
l’enseigne de La Flûte enchantée, collection liée à sa revue dont les
deux premiers volumes ont été un recueil de vers des poètes belges
Marcel Thiry et Ganerel. Début septembre 1956, Marguerite
Yourcenar donne son accord. Elle joint à sa lettre une série de
nouveaux poèmes afin de compléter les premiers vers qu’elle avait
envoyés à Alexis Curvers et « d’équilibrer un peu mieux le petit
volume, prosodiquement parlant »9, tout en soulignant qu’elle le laisse
juge du choix final. « Voilà ce que c’est que d’encourager les
poètes »10, note-t-elle, entre parenthèses. On conçoit aisément le
prestige que Curvers comptait obtenir pour sa discrète revue en
publiant le recueil de vers d’un auteur aussi prestigieux et respecté que
Marguerite Yourcenar à laquelle il écrit fin septembre 1956 :

Vos poëmes sont beaux, admirables, pleins de sens. Mais cela va


sans dire. Je comprends mieux maintenant ce que vous aviez
voulu me dire (à propos d’un de mes poèmes de La Flûte11, grand
honneur que vous me faisiez) en parlant de cette foule de nuances
précieuses que les poëtes ont laissé perdre en renonçant au grand
ton des élégies d’autrefois. Ce ton, on peut dire que vous l’avez
retrouvé.12

La sortie de la plaquette, éditée de manière artisanale et de


façon quelque peu précipitée, devait coïncider avec la tournée de
conférences que Yourcenar a effectuée en Belgique entre le 23 octobre
et le 16 novembre 1956 et, en particulier, avec son passage à Liège à
la mi-novembre où Les Charités d’Alcippe et autres poëmes devait
être officiellement présenté au cours d’une séance de signature. Une
lettre inédite envoyée début septembre 1956 à son ami et conseiller

9
Lettre à A. Curvers, 2 septembre 1956, HZ, p. 572.
10
Ibid
11
A. Curvers fait référence à la lettre de M. Yourcenar du 25 janvier 1954 dans
laquelle elle fait allusion à son sonnet « Ma fille », publié dans le premier numéro de
La Flûte enchantée.
12
A. CURVERS, lettre à M. Yourcenar, 29 septembre 1956, Fonds Yourcenar.
382 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

littéraire, l’éditeur Charles Orengo, résume la manière dont Yourcenar


envisageait alors la publication des ses poèmes en Belgique :

[J]e donnerai deux conférences [à Liège], l’une pour une société


de conférences locale, l’autre à l’Université, une troisième enfin
pour un petit groupe d’écrivains liégeois publiant une petite revue
de poésie, La Flûte enchantée, et qui se propose de publier durant
mon séjour à Liège, à quelque 400 ex. une plaquette d’une
trentaine de poèmes de moi, sous le titre Les Charités d’Alcippe.
Ces quelques poèmes sont d’ailleurs tirés d’un volume
considérablement plus important, que je me propose un jour ou
l’autre de publier au complet.
La plaquette de Liège représente pour moi à la fois un geste
gracieux d’amis belges, et une sorte de ballon d’essai.13

Une sorte de ballon d’essai. L’expression que Yourcenar


reprend dans un autre document inédit14 résume parfaitement son état
d’esprit au moment de rendre public des poèmes écrits ou réécrits au
cours des trois décennies précédentes. L’écrivain saisit donc
l’occasion qui lui est offerte de « tester » ses vers auprès d’un cercle
de lecteurs, certes restreint, mais amateur de poésie et d’amis avec
lesquels elle a accepté de partager, parmi ses nombreux poèmes, ceux
qu’elle préfère. Remarquons par ailleurs qu’hormis sa pièce Électre ou
la Chute des masques, éditée par Plon en 1954, Les Charités
d’Alcippe et autres poëmes est le premier livre publié par Yourcenar
depuis son triomphal Mémoires d’Hadrien. On peut supposer qu’un
écrivain, qui a toujours désiré surprendre la critique, et ses lecteurs en
apparaissant là où on l’attendait le moins, ait dû savourer l’idée
d’offrir au public un volume de théâtre puis une plaquette de poésie
promise à une diffusion confidentielle, alors qu’il était sollicité de
toutes parts pour écrire un nouveau roman historique sur fond de
civilisation gréco-romaine, destiné au grand public. Mais nous savons
que Yourcenar considérait que son œuvre formait un tout inséparable
et que ses poèmes avaient donc pleinement leur place au sein de sa
galaxie littéraire, aux côtés de ses romans, essais, pièces de théâtre,

13
Lettre à C. Orengo, 2 septembre 1956, Fonds Yourcenar.
14
Dans un texte autographe de trois pages dans lequel elle résume les problèmes nés
suite à la publication de ses poèmes à La Flûte enchantée, M. Yourcenar écrit :
« J’acceptai sachant que je n’étais pas prête encore pour publier l’ensemble de mes
poèmes, et considérant cette entreprise comme une sorte de ballon d’essai. » Voir
Fonds Yourcenar, dossier « Affaires courantes ».
LES CHARITÉS D’ALCIPPE, L’ŒUVRE D’UNE VIE 383

traductions… Ses poèmes ne sont-ils pas d’ailleurs aux avant-postes


de son œuvre en prose, comme le souligne habilement Alexis Curvers,
faisant écho à une remarque de Grace Frick ?

Grace a bien raison de dire que ces poëmes annoncent Hadrien,


certes le dernier (en date) et sans doute le plus comblé des
bénéficiaires des charités d’Alcippe. Je crois que ces poëmes
contribueront à éclairer toute votre œuvre, laquelle (comme celle
de Proust) s’unifie à mesure qu’elle se diversifie, chacun des
grands rayons qu’elle trace rappelant le regard vers l’étoile qui
brille en son centre.15

L’analyse de l’éditeur et poète liégeois a sans doute touché


Yourcenar qui avait alors envie de revenir à la poésie en rendant
publics ses très nombreux poèmes auxquels elle tenait beaucoup. Si,
dans ses notes personnelles, elle affirme qu’elle n’était pas prête en
1956 à publier l’ensemble de ses poèmes mais disposée à ne divulguer
qu’un échantillon de ses vers, il semble que la réalité ait été
sensiblement différente. En effet, dans un ajout autographe en marge
de la lettre dactylographiée à Charles Orengo citée plus haut, en face
du passage « que je me propose un jour ou l’autre de publier au grand
complet », Yourcenar sollicite son ami et éditeur pour savoir s’il serait
disposé à publier l’intégralité de ses poèmes aux éditions du Rocher16.
C’est donc bien avant que Les Charités d’Alcippe et autres poëmes ne
paraissent qu’elle envisage sérieusement d’offrir en édition courante
l’ensemble de ses poèmes. D’ailleurs, dès réception de la lettre de
Yourcenar, Charles Orengo lui communique son accord enthousiaste17.
Aussitôt, elle informe Alexis Curvers de la situation, lui expliquant
que devrait donc paraître, à la suite de son édition à tirage limité, une
édition « ordinaire » du recueil complet, aux éditions du Rocher. Cette
lettre du 15 septembre 1956 comporte un élément étonnant.
Lorsqu’elle détaille le contenu du recueil intégral de ses poèmes à
paraître au Rocher, Yourcenar mentionne ses juvenilia dans des

15
A. CURVERS, lettre à M. Yourcenar, 14 octobre 1956, document CIDMY.
16
Voir lettre à C. Orengo, 2 septembre 1956, Fonds Yourcenar.
17
Dans une lettre datée du 11 septembre 1956, il lui écrit : « Je suis très sensible à
l’offre que vous voulez bien me faire de réserver le recueil de poèmes aux éditions du
Rocher. C’est avec la joie que vous devinez que je vous réponds "d’accord" ».
Yourcenar lui répond le 22 septembre pour conclure l’affaire : « Nous voilà en
principe d’accord pour le projet Rocher […] Je vous remettrai le manuscrit des
Charités d’Alcippe cet automne. » Voir Fonds Yourcenar.
384 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

versions le plus souvent revues et corrigées mais aussi, ce qui


surprend, « quelque quarante pages de traductions de poèmes
grecs »18. Ainsi songeait-elle en 1956, à réunir en un même livre
qu’elle considérait comme une sorte d’anthologie de sa poésie
complète, ses propres vers et ses traductions de poètes anciens
auxquelles elle travaillait dans ces années-là et qui constitueront la
matière de La Couronne et la lyre. Un tel projet poétique hybride pour
le moins original ne verra jamais le jour. La lettre adressée à Curvers
est d’ailleurs, à notre connaissance, le seul document où Yourcenar
mentionne ce projet éditorial qui en dit long sur sa conception très
ouverte de l’écriture poétique.

Un résumé de l’art du vers yourcenarien

Les Charités d’Alcippe et autres poëmes sort donc des presses


artisanales des éditions de la Flûte enchantée en novembre 1956. Tiré
à 430 exemplaires sur vergé de Hollande, le volume de 39 pages
contient un dessin d’Aristide Maillol en frontispice. Il comprend
vingt-quatre poèmes composés, selon la datation très approximative
de l’auteur, entre 1928 et 195519. En fait, la plaquette contient
également des vers qui datent de la fin des années dix et du début des
années vingt. Certains poèmes ont d’ailleurs connu une première
publication dans Les Dieux ne sont pas morts. La plupart a été publiée
pour la première fois dans des revues au cours des années vingt et
trente. Huit seulement sont totalement inédits. Ce « ballon d’essai »
est donc bien une sorte d’aperçu poétique yourcenarien et de son
évolution au cours des quatre décennies qui précèdent la publication.
Un recueil de morceaux choisis qui balise le domaine de sa poésie

18
Voir lettre à A. Curvers, 15 septembre 1956, HZ, p. 575.
19
Voir « Chronologie », OR, p. XXVI. Il convient de noter que la datation précise des
poèmes de M. Yourcenar est problématique, tant les sources à notre disposition sont
peu fiables. Il s’agit principalement des dates de publication dans les revues mais
également des dates d’écriture et de modifications que l’auteur a fait figurer dans
l’édition définitive des Charités d’Alcippe (1984) ainsi que celles mentionnées dans
son cahier inédit intitulé Album de vers anciens. Nous avons pu vérifier que de
nombreuses dates étaient souvent imprécises, voire totalement fantaisistes, ce que
confirme Yvon Bernier qui a établi avec M. Yourcenar l’édition de 1984 des Charités
d’Alcippe. Voir entretien avec l’auteur, Québec, 19 avril 1998.
LES CHARITÉS D’ALCIPPE, L’ŒUVRE D’UNE VIE 385

versifiée et indique le chemin prosodique parcouru par Yourcenar, des


juvenilia réécrites au fil des ans aux poèmes de la maturité.
Marguerite Yourcenar a sans doute soigneusement sélectionné
les vingt-quatre poèmes qui composent Les Charités d’Alcippe et
autres poëmes. Trois poèmes, extraits des Dieux ne sont pas morts,
ont été presque totalement réécrits, comme réinventés. « Sonnets »,
« Colonie grecque » et « Idoles » sont exemplaires de la fidélité du
poète aux émotions et aux thèmes abordés dès l’adolescence. Leur
transformation radicale témoigne surtout du patient travail prosodique
qu’il effectue afin de donner à ses vers de jeunesse leur dimension
adulte.
Parmi la cinquantaine de poèmes de jeunesse qu’elle a publiés
dans divers périodiques entre 1924 et 1935, certains ont fait l’objet de
différentes campagnes de réécriture. Parfois Yourcenar a à peine
retouché un élément de ponctuation ou corrigé un verbe comme dans
« Hospes comesque » qui clôt le recueil. Quelquefois, elle modifie un
ou deux mots comme pour les poèmes « L’homme épars » ou « Le
miel inaltérable… ». Parfois elle réécrit un vers ou remodèle une
strophe, comme dans « Voici le miel qui suinte… ». Il lui arrive
également de simplement rectifier ou de changer un titre. Ainsi
« Cantilène pour un joueur de flûte » devient « Cantilène pour un
joueur de flûte aveugle ». L’énigmatique « Un dialogue
d’Eleuthérios » se transforme en simple « Réponses ». Le poème
« Fons memoriae », qui a subi plusieurs transformations, prend
comme titre définitif « Vers orphiques ». Quelquefois encore, le
poème que son auteur devait considérer comme « achevé » ne fait
l’objet d’aucune modification, comme c’est le cas pour « Une
cantilène de Pentaour » ou encore « Voici que le silence… »
On retrouve également dans des versions plus ou moins
modifiées, les poèmes que l’on peut considérer comme emblématiques
de l’art poétique yourcenarien. Ceux pour lesquels Yourcenar semble
avoir une tendresse particulière et qui représentent peut-être le
meilleur de sa poésie à forme fixe. Nous pensons en particulier au
long poème qui donne son titre au recueil, « Les Charités d’Alcippe »
qui a subi quelques modifications depuis sa première publication en
1929. Dans la même veine, figure « Endymion » repris dans une
version identique à celle de 1929. En revanche, « Le poème du joug »
de 1935 a subi de notables modifications. Autres poèmes auxquels elle
tenait beaucoup, les sonnets composés en hommage à Jeanne de
386 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Vietinghoff. Des « Sept poèmes pour Isolde morte » publiés en 1930


dans Le Manuscrit autographe, elle n’en a retenu que cinq regroupés,
par une erreur de l’éditeur, sous le titre « Cinq sonnets pour les
morts »20. On peut s’interroger sur les raisons qui ont poussé
Marguerite Yourcenar à écarter de cet ensemble de poèmes, dédiés à
une femme pour laquelle elle avait une profonde dévotion, deux
sonnets qu’elle rétablira dans l’édition définitive de son recueil en
1984. Sans doute a-t-elle considéré leur présence comme redondante
et susceptible d’accorder une trop grande place à cet hommage
poétique à une morte dans un ensemble réduit dont le but était
d’illustrer la diversité de son art poétique.
Alors que les poèmes anciens, qui ont acquis une maturité
prosodique grâce au métier acquis par le poète plongent le lecteur
dans une poétique et des thématiques dont nous avons déjà analysé les
contours et les ressorts, certains poèmes inédits ouvrent sensiblement
l’horizon de l’art poétique yourcenarien. Avec « Poëme pour une
poupée russe », écrit autour de 1932, le poète signe son sonnet le plus
singulier. Il s’empare de l’art du calligramme apollinarien pour
composer un poème visuel qui renvoie au monde de l’enfance, des
comptines et du folklore populaire slave :

Je suis le grand Maure


(Rival de Petrouchka).
La nuit me sert de troïka ;
J’ai le soleil pour ballon d’or.21

Nous sommes loin des solennels poèmes à la gloire des dieux


anciens. Yourcenar s’empare de l’espace de la page pour dessiner une
silhouette typographique figurant une poupée. Elle jongle avec les
mètres, allant du vers monosyllabique qui ouvre le poème au vers de
quinze syllabes qui le clôt. Avec cette habile variation autour du
sonnet, le poète entendait sans doute prouver que cette forme
prosodique qu’il affectionne entre toutes offrait encore au poète
d’étonnantes et ludiques possibilités. Remarquons que « Poëme pour
une poupée russe » précède dans Les Charités d’Alcippe et autres
poëmes « Sonnets », hommage quelque peu académique repris des
Dieux ne sont pas morts. On mesure donc le parcours esthétique

20
Le titre choisi par M. Yourcenar était « Cinq sonnets pour une morte ».
21
CA I, p. 25.
LES CHARITÉS D’ALCIPPE, L’ŒUVRE D’UNE VIE 387

effectué, et peut-être aussi le clin d’œil malicieux d’un auteur qui aime
faire se rencontrer fidélité aux modèles anciens et innovation. Avec
« Poëme pour une poupée russe », nous touchons à la veine ludique et
légère que prend parfois la poésie de Yourcenar. Nous pouvons sans
doute rapprocher cette riante et colorée poupée russe des résonances
musicales et légères du poème « Pierrot pendu », écrit dix ans
auparavant. Comme dans ce poème, la gravité clôt « Poëme pour une
poupée russe ». Pierrot pendu, et la poupée russe, à l’image de
l’homme, ne sont que de dérisoires pantins :

Je suis très résigné, car je suis très savant.


Ne raillez pas mon teint noir ni mes lèvres béantes :
Je ne suis, comme vous, qu’un jouet entre des mains géantes.22

D’autres poèmes, écrits en 1942-1943, font entrer la tragique


réalité de la guerre dans la poésie de Yourcenar. Avec « Drapeau
grec » et « Temps de guerre », c’est sans doute la première fois que sa
poésie se fait l’écho des soubresauts du monde qui l’entoure. Une
simple épitaphe intitulée « Temps de guerre », écrite en hommage à
Lucy Kyriakos, sa tendre amie grecque morte dans les bombardements
de la ville de Ioannina, exprime en deux vers secs tout un monde de
beauté saccagée par la guerre :

Le ciel de fer s’est abattu


Sur cette tendre statue.23

« Drapeau grec » s’inspire d’un événement rapporté par les


journaux de l’époque, comme le précise Yourcenar au début de son
poème : « Le bruit court qu’un evzone, chargé d’amener les couleurs
grecques qui flottaient sur l’Acropole, à l’heure de l’entrée des troupes
ennemies dans la ville, s’est précipité du haut du rocher avec le
drapeau. »24 Touchée par ce « fait-divers » lourd de symboles et
d’échos intimes, pour un poète qui avait choisi la Grèce comme terre
d’élection avant son exil américain, Yourcenar chante la gloire
sacrificielle du soldat insoumis et courageux :

22
Ibid.
23
Ibid, p. 19.
24
Ibid, p. 18.
388 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Avec les soubresauts de joie


D’un martyr aux bourreaux offert,

J’écoutais la vivante soie


Geindre et grincer comme du fer.25

Mais au moment où le soldat sacrifié fait son adieu à la vie, le


poète transforme sa mort fatale en envolée vers le soleil :

La chute en vol se transfigure ;


Une aile se soude à ma peau ;
Mes bras ouverts ont l’envergure
De la hampe au flanc du drapeau.
[…]
Ma mort volante aura tracé
Le pur profil d’une Victoire.26

Comment ne pas songer au destin de l’Icare yourcenarien du


Jardin des Chimères dont le poète avait, jadis, transformé la chute en
apothéose ? Comme elle le fait souvent, Yourcenar parvient à marier
mythe ancien et réalité moderne. Sa lecture de l’horreur guerrière tisse
un invisible fil entre le monde contemporain et l’héroïsme des héros
de l’Antiquité qui ont foulé le sol de la Grèce bien avant l’evzone
« sacrifié » durant la seconde guerre mondiale. « Drapeau grec » est
d’ailleurs l’un des multiples avatars du thème du sacrifice et du
suicide, questions souvent liées, dans la vie et dans l’œuvre de
Yourcenar27. Encore une fois sa poésie rejoint donc ses préoccupations
les plus intimes.
Deux poèmes des Charités d’Alcippe et autres poëmes sont
contemporains de l’édition de la plaquette. Il s’agit de textes de
circonstance écrits pour rendre hommage à deux amis artistes. « Clair-
obscur », dédié à Jean Cocteau, est né de la lecture fascinée de son
recueil éponyme publié en 1954. « Impromptu » a été écrit après la
mort de son amie le peintre Marie Laurencin en 1956 :

25
Ibid
26
Ibid, p. 19.
27
Sur cette question, voir notamment Joan E. HOWARD, Sacrifice in the works of
Marguerite Yourcenar. From violence to vision, Carbondale, Southern Illinois
University Press, 1992, 324 p.
LES CHARITÉS D’ALCIPPE, L’ŒUVRE D’UNE VIE 389

L’ange de la mort vous salue,


Marie, âme pleine de grâce,
Apollo là-haut vous fait place.28

On remarquera l’écho de la modernité technologique et


spatiale à travers la mention de la fusée Apollo, qui fait se télescoper
l’époque moderne et des images et références anciennes comme
« [l]’ange de la mort » ou la référence double au peintre et à la mère
du Christ, « Marie […] pleine de grâce ». Yourcenar évoque à ce sujet
sa volonté de donner au poème une « note d’archaïsme volontaire et
de madrigal moderne »29. Ce qui confirme que peu à peu, par petites
touches discrètes, l’écho de l’époque et de ses jeux de langage se
glisse au cœur de la poésie yourcenarienne. Ces deux poèmes très
personnels sont les plus récents intégrés dans l’édition de 1956 des
Charités d’Alcippe. Il convient d’y ajouter un autre poème que
Yourcenar aurait également composé en 1956, « Vers gnomiques », de
facture et d’inspiration trop traditionnelles pour que nous ne
remettions pas en cause, ici plus qu’ailleurs, la peu fiable datation de
l’auteur. Il semble faire d’ailleurs écho à « Vers orphiques » composé
dès 1921, qui le précède dans l’ordonnancement du recueil. Dans
« Vers gnomiques », le poète s’interroge à nouveau sur l’essence de la
vie et sur la notion fluctuante de temporalité, centrale dans l’œuvre
yourcenarienne : « Tout ce qui dure est passager ;/ […] Tout ce qui
passe pourtant dure ; »30

À travers les huit poèmes inédits du recueil, Yourcenar semble


vouloir agrandir son territoire poétique en entrant discrètement en
contact avec un « ici et maintenant » jusqu’alors plutôt absent de ses
préoccupations. Elle n’en demeure pas moins, avant tout, le chantre
d’un humanisme classique qui revendique ses origines, comme en
témoigne un poème inédit tel que « Vieille Provence », qu’elle aurait
écrit en 1924 et revu en 1955. Ce sonnet s’apparente d’ailleurs par son
thème et sa facture très classique à la série de poèmes intitulée
« Paysages provençaux », publiée dans Les Dieux ne sont pas morts.
Dans « Vieille Provence », le poète évoque en un voyage historique,
géographique et symbolique, des épisodes et des figures célèbres qui

28
CAI, p. 20. Notons qu’une coquille a remplacé « Apollo » par « Apollon ».
29
Voir dossier « Affaires courantes », Fonds Yourcenar.
30
CA I, p. 17.
390 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

ont inscrit leur marque dans ces paysages et ces sites, première étape
de la découverte de l’Antiquité pour la jeune Marguerite Yourcenar.
En publiant en 1956 dans un recueil à caractère anthologique
un choix de ses « meilleurs » poèmes, tout au moins ceux qui
l’accompagnent parfois depuis plusieurs décennies, le poète ne renie
rien. Il reste fidèle à un art presque immuable qui fait de la poésie un
chant intemporel capable d’émouvoir les hommes d’hier et
d’aujourd’hui. Qu’importe à Yourcenar que le chant qu’elle entonne
dans Les Charités d’Alcippe et autres poëmes puisse paraître
anachronique à l’ère du Nouveau roman et des expériences poétiques
post-surréalistes. Au-delà de la motivation littéraire qui lui fait
publier, au milieu des années cinquante, un ensemble de poèmes néo-
classiques atteignant à ce qu’elle considère comme une certaine
perfection formelle, on peut envisager cette publication comme un
acte de résistance, une entreprise militante dont le but serait de rendre
justice à la séculaire tradition du vers français qu’elle aime tant. Son
recueil se lirait alors comme une touchante recherche du vers perdu.
C’est ce qui ressort de la lecture d’un document inédit. Il s’agit du
prière d’insérer rédigé par Marguerite Yourcenar pour accompagner
Les Charités d’Alcippe et autres poëmes, texte qui n’a sans doute
jamais été imprimé, ni diffusé :

Madame Marguerite Yourcenar connue surtout pour ses romans


comme les Mémoires d’Hadrien […], des essais comme Les
Songes et les sorts, ou des poèmes en prose comme Feux, a aussi
produit une œuvre poétique considérable, œuvre tantôt inédite et
récente, tantôt au contraire déjà publiée dans diverses revues au
cours de longues années. L’emploi du vers traditionnel, assoupli
seulement çà et là par d’imperceptibles modifications
soigneusement préméditées, répond chez elle à une volonté de
fidélité à la vieille tradition rythmique et prosodique française
dont les innombrables combinaisons, délaissées de nos jours en
faveur d’une prosodie plus libre ou même d’une absence de
prosodie, lui paraissent pourtant loin d’être épuisées.31

Tout est là. Plus que le simple texte de présentation d’un livre
à paraître, cet énoncé rédigé par Yourcenar est une sorte de profession
de foi en faveur de la poésie ou encore un tract argumenté destiné à
convaincre. L’auteur y affirme clairement ses choix, pour la première

31
Voir Fonds Yourcenar.
LES CHARITÉS D’ALCIPPE, L’ŒUVRE D’UNE VIE 391

fois peut-être, il revendique « une œuvre poétique considérable », que


ses fictions romanesques ont sans doute éclipsée aux yeux du grand
public. Il insiste sur ces « imperceptibles modifications soigneusement
préméditées », qui témoignent du travail créatif du poète, et qui
pourraient échapper au lecteur. Il réaffirme ses convictions esthétiques
et rend justice « à la vieille tradition rythmique et prosodique
française », négligée par le plus grand nombre, mais qui n’a pas dit
son dernier mot. Tel est le message qu’il entend délivrer en publiant
ce nouveau recueil de poèmes.

Mort et renaissance d’un livre intime

Les Charités d’Alcippe et autres poëmes est un livre mort-né,


condamné dès sa sortie, à la suite d’un conflit opposant son auteur et
son éditeur. En effet, la précipitation avec laquelle a été préparée
l’édition à tirage limité, mais aussi des dysfonctionnements dans la
communication entre Marguerite Yourcenar et Alexis Curvers ont
causé l’insatisfaction de l’auteur puis la rage de l’éditeur. Celui-ci a,
semble-t-il, tenté d’obtenir de l’auteur en octobre 1956, au moment de
la fabrication du livre, un certain nombre d’éclaircissements
concernant des détails du manuscrit. Mais les communications
postales entre la Belgique et la Hollande, où Yourcenar effectue alors
une tournée de conférences, retarde quelque peu les choses.
Lorsqu’elle lui répond enfin et lui fait part des passages à corriger, le
livre est déjà sous presse. Quand elle découvre à son arrivée en
Belgique la plaquette, Yourcenar ne peut que dénoncer les regrettables
coquilles qui subsistent et répéter qu’elle n’approuve ni le choix de
l’illustration signée Maillol, « cadrant très peu avec le style de mes
textes, [ni le] choix d’un caractère trop orné »32. Elle écrit donc son
mécontentement à l’éditeur qui s’exaspère, selon elle, de ses
remarques et la reçoit à Liège avec une certaine nervosité. Lorsqu’il
s’aperçoit qu’elle a effectué des corrections à la main sur chacun des
exemplaires dédicacés qu’elle destine à la presse et à quelques amis, il
explose. Il fait aussitôt revenir les exemplaires déjà expédiés aux
libraires, refuse d’envoyer les exemplaires dédicacés à leurs
destinataires et décide finalement de retirer du commerce Les Charités

32
Dossier « Affaires courantes », Fonds Yourcenar.
392 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

d’Alcippe et autres poëmes. Informée de cette décision, Yourcenar


tente de comprendre ce qu’elle nommera quelques mois plus tard, le
« curieux coup de force de l’éditeur-poète »33, en lui téléphonant de
Paris, avant de regagner les États-Unis. Mais en vain. Comme seule
réponse Alexis Curvers lui envoie un exemplaire déchiré du volume
qu’elle conservera toute sa vie et lui annonce que l’affaire est
désormais entre les mains de son avocat. Après une bataille juridique
qui dura neuf ans, Yourcenar finit par entrer en possession des
exemplaires de son livre échappés du naufrage de l’édition fantôme de
195634.
Si, dans les mois qui ont suivi la « crise » de novembre 1956,
Yourcenar, qui laisse son avocat parisien régler le conflit, veut se
convaincre qu’elle « n’attache guère d’importance à cette mince
affaire »35, comme elle l’écrit à son amie Natalie Barney , il est certain
qu’elle a été profondément touchée par la non-sortie de son livre. La
correspondance avec certains de ses intimes témoigne d’une blessure
et de son incompréhension face à l’attitude psychorigide de Curvers
qu’elle décrit comme « un homme aigri par des déboires littéraires,
instable, et somme toute malheureux »36. « L’affaire Curvers » n’est
pas son premier litige avec un éditeur. Yourcenar était coutumière des
batailles d’avocats pour défendre ses droits et ses prérogatives
d’écrivain. C’est tout de même la première fois qu’un de ses livres,
publié dans un élan d’amitié et d’entente poétique, est condamné aux
oubliettes sans avoir réussi à rencontrer le très confidentiel public
d’amateurs et d’amis que pouvait espérer atteindre une plaquette
artisanale imprimée à seulement 430 exemplaires.
Mais qu’importe le nombre ou l’audience qu’aurait pu avoir
Les Charités d’Alcippe et autres poëmes. Pour Yourcenar, ce qui
compte sans doute, c’est qu’en empêchant la commercialisation de ses
poèmes, Alexis Curvers lui interdit de chanter, la censure en quelque

33
Lettre à C. Orengo, 29 février 1957, Fonds Yourcenar.
34
À la fin du conflit, en 1965, M. Yourcenar chargera son avocat Maître Marc
Brossollet de déposer auprès de Charles Orengo, 200 exemplaires de la plaquette. Ils
disparurent à la mort de celui-ci. Sur le règlement du conflit Yourcenar-Curvers, voir
Fonds Yourcenar, dossier « Affaires courantes » ; Marc BROSSOLLET, Dossier
« Litige Yourcenar-Curvers » [document inédit et confidentiel], Archives
M. Brossollet ; entretien de l’auteur avec Maître Marc Brossollet, Paris, 13 février
2003.
35
Lettre à N. Barney, 27 décembre 1956, Fonds Barney.
36
Lettre à C. Orengo, 29 février 1957, Fonds Yourcenar.
LES CHARITÉS D’ALCIPPE, L’ŒUVRE D’UNE VIE 393

sorte, en lui ôtant autoritairement le droit de mener à terme la


« mission » qu’elle annonce dans le texte du prière d’insérer qui devait
accompagner la plaquette finalement « interdite » de lecture. Elle
n’abandonne d’ailleurs pas l’espoir que certains des exemplaires de
son recueil rencontrent tout de même leur public. Dans un premier
temps, elle espère, en effet, que le directeur de La Flûte enchantée va
tout de même envoyer la quarantaine d’exemplaires qu’elle a
dédicacés et s’en enquiert auprès de ses amis pour savoir s’ils l’ont
effectivement reçu. 37.
Son ami Charles Orengo, qui sonde le Tout-Paris littéraire
pour elle, ne la rassure d’ailleurs pas : « Tout le monde a dû vous le
dire : le choix de vos poèmes édité en Belgique est inconnu ici et
plusieurs des personnes auxquelles vous destinez un exemplaire ne
l’ont jamais reçu. »38 Si elle a surtout réservé ses envois personnalisés
à quelques amis et critiques dont elle est proche, la liste du service de
presse comprend également les noms de poètes en vue tels Aragon,
Breton, Cocteau ou Pierre Emmanuel. Si Cocteau a bien reçu son
exemplaire, nous ignorons ce qu’il en est des autres poètes. Mais alors
que le processus de conciliation juridique est en branle, Yourcenar
tente par ses propres moyens de récupérer quelques exemplaires, en
les achetant par l’intermédiaire d’un libraire belge. Il est incontestable
que ce désir farouche de se réapproprier ses poèmes « perdus » est non
seulement le signe de sa volonté de faire respecter sa production, mais
aussi la marque de son attachement à des œuvres qu’elle ne parvient
pas à abandonner au néant. D’ailleurs, tout juste un an après la non-
sortie de son recueil, en novembre 1957, Yourcenar enregistre à New
York un disque 33 tours contenant un choix de ses travaux poétiques
dont plusieurs poèmes extraits des Charités d’Alcippe et autres
poëmes, dans des versions légèrement modifiées, et deux poèmes
inédits39. Par la voie du disque, elle tente à nouveau de faire partager
son « message » poétique, en faisant vivre ses vers de toutes les
manières possibles.

37
Voir notamment lettre à Natalie Barney, 27 décembre 1956, Fonds Barney.
38
Lettre à M. Yourcenar, 22 février 1957, Fonds Yourcenar.
39
Voir disque contenant une lecture par M. Yourcenar de « Marie-Madeleine ou le
Salut », extrait de Feux ainsi que des poèmes suivants : « Les Charités d’Alcippe »,
« Vers orphiques » et « Hospes Comesque », extraits des Charités d’Alcippe et autres
poëmes que complètent deux poèmes inédits, « Quia Hortulanus esset » et « Signes ».
New York, Gotham Recording Corporation, 1957, GRC-4877.
394 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

D’ailleurs, dès qu’elle entre en possession des exemplaires des


Charités d’Alcippe et autres poëmes qui lui reviennent, à partir de
1965, Yourcenar va accorder une seconde naissance symbolique à son
livre. En effet, pendant de longues années, cette édition fantôme
connaîtra une diffusion privée auprès de quelques amis et
connaissances de l’écrivain. Elle semble même avoir été pour
Yourcenar une sorte de précieux cadeau bibliophilique qu’elle
réservait à des personnes de choix devant mériter un tel présent. Ainsi
jusqu’à la fin de sa vie, elle enverra quelques dizaines d’exemplaires
de la plaquette « retrouvée » à des intimes, des poètes amis et autres
collaborateurs dont le poète Marcel Hennart, les critiques Patrick de
Rosbo et Jean Roudaut, ses amis Jeanne Carayon, Yvon Bernier, Joan
E. Howard, l’écrivain et traductrice Silvia Baron Supervielle ou son
avocat Maître Marc Brossollet, parmi des dizaines d’autres.
Cette « petite plaquette très rare, qui n’a jamais été mise dans
le commerce» 40, comme elle l’écrit à Silvia Baron Supervielle, doit
donc se mériter ou se gagner comme un précieux trophée poétique,
selon Yourcenar qui la réserve aux quelques personnes qu’elle sait
sensibles à un tel présent poétique. L’exemplaire que reçoivent ses
amis prend d’ailleurs un sens et une valeur supplémentaires. En effet,
Yourcenar a pris l’habitude d’ajouter à la main sur les pages de garde,
les pages de couverture et les pages de titre, en début et en fin de
volume, un certain nombre de poèmes « nouveaux », faisant de
chaque exemplaire offert un livre unique, enrichi de plusieurs inédits
autographes, à forte valeur bibliophilique et affective. Après examen
de plusieurs exemplaires ainsi « enluminés », le plus souvent à l’encre
noire ou bleue, on se rend compte du soin maniaque que Yourcenar
accordait à chaque nouvel envoi qui lui demandait beaucoup de temps
et d’attention. En fait, elle fait de la « renaissance » des Charités
d’Alcippe et autres poëmes, un véritable acte de création. En
inscrivant pour chaque exemplaire offert vis-à-vis du texte imprimé
certains poèmes qui figureront dans l’édition définitive de 1984,
l’auteur se réapproprie son œuvre qu’elle vivifie et projette dans
l’avenir. L’édition « sacrifiée » de 1956 n’est pas totalement morte
puisqu’elle revit grâce aux soins du poète qui la transforme en
nouveau support d’écriture. Il anticipe de cette manière une nouvelle
naissance de son livre, l’éclosion de nouveaux poèmes et finalement

40
Lettre à Silvia Baron Supervielle, 15 juin 1980, Archives S. Baron Supervielle.
LES CHARITÉS D’ALCIPPE, L’ŒUVRE D’UNE VIE 395

une nouvelle édition, conforme cette fois-ci à ses souhaits. Ce


singulier dialogue que Yourcenar instaure avec sa propre poésie,
toujours présente dans ses préoccupations esthétiques, sa façon
d’entrer en contact intime avec les autres à travers ses poèmes,
montrent bien combien elle était attachée à un pan essentiel de son
œuvre pourtant demeurée dans l’ombre.
Les Charités d’Alcippe et autres poëmes demeure un livre à
part dans l’ensemble de la production yourcenarienne, sans doute l’un
de ceux pour lesquels Yourcenar a le plus lutté pour qu’il existe, du
moins à ses yeux de poète et à ceux de quelques lecteurs complices.
Mais s’il n’a pas connu de véritable diffusion commerciale et si son
auteur a sans doute été ébranlé par la longue procédure qui lui a
permis de se réapproprier sa propre poésie, elle avait pour cette mince
plaquette mal composée une certaine tendresse. Elle représente une
étape importante dans son parcours poétique. Le recueil illustre à la
fois la maturation de son art, la fidélité à la forme fixe et annonce
l’édition revue et augmentée de 1984. Finalement, cette « sorte de
ballon d’essai » a tenu ses promesses. Il lui aura, par ailleurs, permis
d’obtenir, certes à titre amical, la seule récompense que lui vaudra sa
poésie, le Prix Renée Vivien, que lui a décerné, en 1958, l’Académie
des femmes, instituée par son amie Natalie Barney.

Les Charités d’Alcippe, édition définitive (1984)

Un projet longtemps différé

Lorsque Yourcenar publie en 1956 Les Charités d’Alcippe et


autres poëmes en édition limitée, elle envisage déjà la publication en
édition courante d’un ensemble plus substantiel de ses travaux
poétiques, qui devait paraître, par l’intermédiaire de son ami Charles
Orengo, aux éditions du Rocher. Bien que l’accord parût scellé entre
l’auteur et l’éditeur, le livre ne verra jamais le jour. Il semble toutefois
certain que, malgré et sans doute même en raison de l’ « échec » de la
plaquette publiée en Belgique, Yourcenar n’a jamais abandonné l’idée
d’offrir à ses lecteurs les plus fidèles un panorama complet de sa
poésie à laquelle elle ne cesse de revenir. Si, occupée à la fin des
années cinquante et dans les années soixante par de nombreux
chantiers littéraires, en particulier celui de L’Œuvre au noir, elle n’a
396 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

guère le loisir de se consacrer à une réédition revue et augmentée de


ses poèmes, dès 1973, le projet revient à l’ordre du jour. Elle note
dans ses carnets, parmi de nombreux autres textes à revoir, « Les
Charités d’Alcippe avec poèmes anciens (à réviser pour une édition en
un vol[ume]). »41 La même année, évoquant dans une lettre à Denys
Magne ses poèmes de jeunesse réécrits au fil des ans, elle précise :
« Je publierai peut-être un jour ces exercices dans quelque édition à
très petit tirage. »42 Remarquons que le projet plutôt vague qu’elle
signale à Denys Magne ne semble pas correspondre strictement à celui
qui est le sien depuis des années, c’est-à-dire, rassembler en un
volume « toute la production poétique dont elle souhaite garder
trace »43, comme elle l’écrit dans la « Chronologie » du premier
volume de ses œuvres dans La Pléiade. En 1975, elle semble décidée à
mener à bien son projet initial. Elle propose donc à Claude Gallimard
de publier en un volume d’une centaine de pages, « toute "l’œuvre
poétique" de moi que je désire voir paraître. »44 Elle précise qu’elle
fera précéder le choix de ses poèmes d’une préface d’une douzaine de
pages, ajoutant : « Je sais qu’un volume de ce genre n’est jamais, ou
très rarement, pour un éditeur une valeur de vente, mais aimerais […]
avoir votre opinion. »45 Le projet ne se réalise pas dans les années qui
suivent. En juin 1980, elle écrit à Silvia Baron Supervielle qu’elle fera
peut-être paraître, dans les mois qui suivent, chez Gallimard, le
volume de poèmes, souhait qu’elle renouvelle, de manière plus vague,
en mars 198146. Finalement, le livre ne verra le jour qu’en 1984, sans
la préface initialement prévue.
Avant que la version définitive des Charités d’Alcippe ne
paraisse enfin, deux traductions de ses poèmes voient le jour en 1982.
L’une, en espagnol, est signée par le poète Silvia Baron Supervielle,
qui a demandé à Yourcenar la permission de faire paraître une édition
de ses poèmes à forme fixe dans une traduction qu’elle considère
comme un « exercice de style » et un témoignage d’admiration pour

41
Voir « Projets 1973 », S II, p. 41.
42
Lettre à D. Magne, 15 avril 1973, Fonds Yourcenar.
43
OR, p. XXXV.
44
Voir lettre à Claude Gallimard, 7 juillet 1975, Archives Gallimard.
45
Ibid
46
Voir lettres à Silvia Baron Supervielle, 15 juin 1980 et 13 mars 1981, Archives
S. Baron Supervielle. On comprend aisément qu’en 1980-1981, années marquées par
son élection et sa réception à l’Académie française, M. Yourcenar n’ait guère eu le
temps de mener à bien l’édition définitive de ses poèmes.
LES CHARITÉS D’ALCIPPE, L’ŒUVRE D’UNE VIE 397

l’ensemble de son œuvre47. Simultanément, Yourcenar autorise la


parution aux États-Unis d’une édition de luxe en anglais limitée à 250
exemplaires, réalisée par deux universitaires, Edith Farrell et
Frederick Farrell48. Hormis la traduction de certains de ses vers dans
des revues étrangères, il s’agit des toutes premières traductions de la
poésie à forme fixe de Yourcenar. La publication de ces deux livres a
sans doute réactivé chez l’auteur son désir d’offrir aux lecteurs
francophones un recueil de ses plus beaux poèmes. C’est en tout cas
l’argument invoqué par son ami et collaborateur Yvon Bernier pour
l’inciter à établir « une édition de référence en français » de sa poésie
versifiée49. Elle lui confiera donc le soin d’établir, avec elle, le
manuscrit des Charités d’Alcippe qui paraîtra aux éditions Gallimard
en septembre 1984.

Une édition considérablement revue et augmentée

Entre le « ballon d’essai » de 1956, et l’édition définitive de


1984 qui regroupe tous les poèmes auxquels elle tient, le volume de
ses vers s’est très sensiblement épaissi, il a même plus que doublé
puisque l’on est passé de vingt-quatre poèmes à cinquante-cinq. Le
livre reprend l’intégralité des poèmes contenus dans la plaquette
éditée à La Flûte enchantée que complètent vingt et un poèmes déjà
édités ailleurs et dix inédits. Les Charités d’Alcippe symbolise
parfaitement le parcours créatif d’une vie, avec des poèmes qui
illustrent plus de cinq décennies d’écriture poétique, d’ « Idoles » dont
la première version date de 1919 à « Journaux quotidiens », distique
écrit en 1965.
Nous avons souligné le constant travail de réécriture qui
caractérise l’ensemble de l’œuvre yourcenarienne. Si, dans le cas des
fictions romanesques, des essais ou du théâtre, il s’agit le plus souvent
d’élaborer, à partir d’un texte publié une seconde version définitive
47
Voir entretien avec l’auteur, Paris, 11 octobre 2001. M. YOURCENAR, Las
Caridades de Alcipo y otros poemas, traduction Silvia Baron Supervielle, Madrid,
Visor Libros, 1982, 111 p. Notons que dans sa préface, la traductrice souligne que
cette première traduction devance la publication de l’édition définitive du recueil à
paraître prochainement en France. Voir p. 7.
48
M. YOURCENAR, The Alms of Alcippe, traduit par Edith FARRELL, avec une
introduction de C. Frederick FARRELL Jr, New York, Targ Editions, 1982, 49 p.
49
Voir entretien de l’auteur avec Y. Bernier, Québec, 19 avril 1998.
398 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

que Yourcenar ne retouchera plus, dans le cas de la poésie la


démarche est plus complexe. En effet, comme nous l’avons déjà
remarqué, la réécriture de ses poèmes semble être pour Yourcenar une
manière d’ascèse littéraire, un exercice auquel elle revient
constamment, se replongeant chaque fois dans des émotions parfois
vieilles d’un demi-siècle, qu’elle revisite, réinterprète et auxquelles
elle redonne par un patient travail prosodique une seconde jeunesse.
Cet aspect de perpétuel « chantier » est particulièrement sensible dans
la dernière édition des Charités d’Alcippe. À sa lecture, on peut
deviner les décennies de réflexion de l’auteur sur sa propre poésie,
l’évolution de son écriture, l’assurance stylistique due à la maîtrise de
son art, mais aussi les hésitations, les retours en arrière qui témoignent
d’une écriture jamais satisfaite d’elle-même, toujours en mouvement,
en transformation. Pour Yourcenar, cette poésie, même si elle est
« ancienne », est toujours nouvelle et vivante lorsqu’elle la relit en vue
de sa republication. Elle s’y reconnaît sans doute encore parfaitement
et demeure intimement liée à ces vers qui ont accompagné son
existence. En 1980, faisant écho à une remarque de Silvia Baron
Supervielle, elle lui écrit :

Vous avez raison, ces poèmes sont jeunes, mais moi, qui me méfie
de plus en plus de l’expression « littéraire » des émotions, je
commence à ré-aimer leur simplicité. Et puis, comme vous le
dites, la plupart des thèmes de mon œuvre future sont là. Il est
stupéfiant qu’au cours de sa vie un poète, toujours re-sent la même
chose. C’est à s’étonner que le cœur tienne le coup.50

Toujours fidèle à la conception valéryenne qui prétend qu’un


poème n’est jamais achevé, Yourcenar a donc repris encore une fois
nombre de poèmes pour leur accorder une ultime version, parfois très
différente de la première. Il lui arrive aussi, après avoir réécrit un vers
ou une strophe, de revenir à la première version et la trouver
finalement plus satisfaisante. Parfois elle déconstruit un poème, y
ajoute des éléments puisés dans un autre poème, qu’elle amalgame en
une version hybride. La suite de sonnets souvent remaniée, intitulée
finalement « Sept poèmes pour une morte », est emblématique de cette
manière de construire, déconstruire puis reconstruire ses poèmes. Une

50
Lettre à S. Baron Supervielle, 15 juin 1980, Archives S. Baron Supervielle.
LES CHARITÉS D’ALCIPPE, L’ŒUVRE D’UNE VIE 399

lecture croisée des trois versions publiées51 montre le travail du poète


et ses repentirs, témoignant de l’attention extrême qu’il portait à cet
ensemble de vers dédiés à un être ayant beaucoup compté dans sa vie
et son œuvre. Ainsi le sonnet titré « Voici le miel qui suinte », écrit en
1929 et publié pour la première fois en 1930 dans le Manuscrit
autographe, a été considérablement remanié en vue de son édition
dans la plaquette de 1956, Les Charités d’Alcippe et autres poëmes.
Le poète a complètement réécrit les deux tercets. Il insère même dans
la nouvelle version un vers emprunté à un autre poème de la suite52. La
version définitive de 1984 reprend quasi intégralement la version de
1930, le vers emprunté retrouvant son poème d’origine. Dans d’autres
sonnets de « Sept poèmes pour une morte », le travail de
recomposition se fait plus discret. À d’autres endroits, il semble qu’à
la relecture Yourcenar ait regretté les modifications retenues pour
l’édition de 1956 et finalement préféré revenir à ses émotions et
expressions premières, celles qui ont accompagné la naissance de ses
poèmes. Mais dans la plupart des cas, elle conserve dans l’ensemble
les corrections apportées à ses poèmes pour la version de 1956.
Le travail de réécriture est beaucoup plus intense pour la
vingtaine de poèmes de jeunesse publiés dans des revues dans les
années vingt et trente et qu’elle exhume de ses tiroirs pour leur donner
une seconde vie. À quelques exceptions près53, chacun des poèmes
republiés, parfois à six décennies de distance, a été profondément
revisité. Pour certains d’entre eux, il s’agit davantage d’une simple
réécriture stylistique que d’une véritable recréation qui modifie
totalement la physionomie et le sens du poème. On constate ce
changement notamment dans le poème « Album italien : Carrare »,
très différent de la première version publiée dans La Revue des jeunes
en 1928, sous le titre « Dolor marmor ». Alors que la première version
publiée est un chant au noble marbre, « Matrice des divinités » qui
rêve du sculpteur qui viendra faire vivre sa chair blanche et pure, la
version réécrite en 1958 est plus sombre et plus violente. La « Matrice
51
Celle du Manuscrit autographe (1930), celle des Charités d’Alcippe et autres
poëmes (1956) et celle de l’édition définitive de 1984.
52
« Je heurte mon amour aux angles d’un tombeau » inclus initialement dans le
sonnet « Je n’ai su qu’hésiter… », non retenu dans Les Charités d’Alcippe et autres
poëmes.
53
« Cantilène pour un visage », CA II, p. 14 ; « Une épigramme amoureuse inspirée
de Platon », ibid., p. 37 ; « Une épigramme amoureuse inspirée de Djelal Eddin El-
Roumi », ibid.
400 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

des divinités » devient « marbre insulté » par l’utilisation « obscène »


que les hommes feront de ce « beau grain d’éternité » réduit
désormais à incarner « [l]e faciès des bourgeois de Gênes »54. On
entrevoit à la lecture des deux versions du poème que plus de trente
années séparent le cheminement spirituel de Yourcenar, de l’idéalisme
hellénique de la jeunesse à la désillusion caustique de la maturité. Le
poète n’est plus dupe. Il sait désormais que les dieux sont bien morts
et que les carrières de marbre qui l’ont fait rêver jadis à Carrare ne
servent plus à célébrer le culte de la beauté antique mais celui de
l’argent, de la laideur et de la vulgarité.
Autre poème ayant subi une totale désintégration,
« L’Idolino », revu et considérablement corrigé à vingt-cinq ans de
distance. La première version écrite en 1924 et publiée l’année d’après
dans la revue Poésie, dans une suite intitulée « Trilogie héroïque »,
était une ode très sage au « juvénile athlète » coulé dans le bronze. Il
s’agissait, comme d’autres poèmes de l’époque, d’une œuvre
archéologique à la gloire d’une Grèce idéalisée. Quand Yourcenar
reprend ce thème en 1949, elle le métamorphose, le rend plus vivant,
plus proche du lecteur moderne qui n’a plus l’impression d’être en
présence d’un bronze antique mais d’un être palpitant dont le destin
l’émeut. Le poète a introduit du sang dans le corps de son athlète
pindarique, « [à] peine moins mortel que la chair jeune et chaude »55.
Du coup, son poème est plus sensuel. Le poète use d’images qu’il
n’aurait pas osées en 1925 : « Mes reins, mes flancs étroits ont des
courbes d’épure,/ Éphémère garçon en métal imité. »56
Des « Quatre épigrammes amoureuses qui se souviennent de
Platon » publiées dans La Revue mondiale en 1929, Yourcenar n’en a
retenu qu’une seule publiée sous le titre « Une épigramme amoureuse
inspirée de Platon »57. En fait, Les Charités d’Alcippe contient une
autre épigramme inspirée de Platon, extraite de La Revue mondiale,
mais la « paternité » de l’inspiration de ce quatrain a mystérieusement
changé. Il s’agit désormais d’ « Une épigramme amoureuse inspirée
de Djelal-Eddin-El-Roumi » 58 et non plus de Platon. On ne peut

54
CA II, p. 58.
55
CA II, p. 62.
56
Ibid M. Yourcenar évoquait plus sobrement dans la première version de
« L’Idolino » parue en 1925, « [l]a courbe de l’épaule et la courbe du rein. »
57
Ibid, p. 37.
58
Ibid
LES CHARITÉS D’ALCIPPE, L’ŒUVRE D’UNE VIE 401

savoir avec certitude pourquoi Yourcenar attribue finalement au


célèbre poète mystique persan une inspiration qu’elle avait d’abord
attribuée à Platon. Il semble tout de même que le ton du quatrain qui
réunit quête amoureuse et transcendance mystique soit bien dans la
manière du poète soufi qui institua, au XIIIe siècle, la danse sacrée des
derviches tourneurs, en hommage à son défunt maître bien-aimé.
C’est donc bien à une totale réinterprétation, et parfois même
à une réinvention, que Yourcenar s’est prêtée pour certains des
poèmes qui accompagnent l’évolution de sa sensibilité esthétique.
Sans plus nous attarder sur les poèmes déjà publiés dont nous avons
analysé la thématique précédemment, il convient de s’arrêter sur la
dizaine de poèmes inédits, composés, selon la datation de l’auteur,
entre le début des années trente et le milieu des années soixante. Le
plus ancien des poèmes inédits publiés dans Les Charités d’Alcippe
remonte aux années 1931-1933. Il s’agit de « Quia hortulanus esset »
dont le titre et le thème s’inspirent de l’Évangile de Jean, en
particulier de l’apparition de Jésus en jardinier, en présence de Marie-
Madeleine, personnage qui réapparaîtra dans l’œuvre yourcenarienne,
en particulier dans Feux. Jésus, déjà présent dans la poésie versifiée de
Yourcenar59, est abordé, comme presque toujours chez elle, « obscur
et […] insulté/ Semant sa sueur d’agonie/ Aux sillons du futur été. »60
C’est l’humble serviteur des hommes (« Je suis plus vendu qu’un
esclave,/ Et, plus qu’un pauvre, abandonné ; »61), l’ami de la nature
innocente et des bêtes (« Les Lys et les agneaux, mes frères, »62)
qu’elle se plaît à célébrer quand elle rend hommage au « jardinier aux
mains percées/ Sous l’arbre noir du Golgotha. »63 Cette image du
Christ des Douleurs qu’elle se plaira souvent à évoquer comme
l’aspect le plus sublime de l’héritage chrétien dont elle se réclame, se
rapproche étrangement des textes des spirituals, qu’elle découvrira
lors de son premier séjour aux États-Unis en 1937 et pour lesquels elle
se passionnera jusqu’à la fin de sa vie. Si « Quia hortulanus esset » est
publié pour la première fois en 1984, nous connaissons une autre
version, légèrement plus courte du même poème, récité par

59
Voir notamment l’évocation du Christ lors de l’épisode du Chemin de croix dans le
poème « Visions », DPM, p. 148.
60
CA II, p. 36.
61
Ibid, p. 35.
62
Ibid
63
Ibid, p. 36.
402 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Marguerite Yourcenar sur le disque de ses poèmes enregistré à New


York en 1957. Cet enregistrement fait état d’une version légèrement
différente de celle du manuscrit de 1931-1933 que nous avons
consulté, et qui a été reprise exactement dans Les Charités d’Alcippe.
La version orale de 1957 supprime les strophes 5 et 6 et propose
quelques légères variantes de pure forme. Seul un mot changé dans le
premier vers surprend un peu. En effet, « Je suis l’ouvrier du
silence », retenu dans les versions initiale et définitive a été remplacé
en 1957 par « Je suis le maître du silence ». On ignore bien sûr ce qui
a poussé Yourcenar à transformer, lors de l’enregistrement du disque,
l’ouvrier en maître, un terme que contredit le contexte et l’esprit du
poème dans lequel Jésus est qualifié d’esclave, de pauvre et de
jardinier. Il s’agit peut-être simplement d’un lapsus de la récitante lors
de l’enregistrement du disque.
Parmi les autres poèmes imaginés dans la première moitié des
années trente, « Ode aux bourreaux », écrit en 1932, revient à la
poésie allégorique, surtout présente dans la production des années
vingt, en évoquant la Douleur, le Désir, la Mort… dans le style froid
et noble qui est celui de certains poèmes de jeunesse. À l’opposé,
« Gares d’émigrants : Italie du Sud », composé en 1934 et revu en
1959 plonge le lecteur dans la réalité la plus sombre. Sans doute
inspiré d’une scène réelle, observée dans quelque ville d’Italie pendant
la crise des années 1920-1930, le poème fourmille de brefs instantanés
pathétiques dans lesquels le poète saisit les signes de la détresse
humaine et s’insurge contre la misère de ce qu’il nomme les « éternels
écrasés » :

Douaniers ; à quoi sert la frontière ?


Chaque riche a la terre entière ;
Tout misérable est étranger.
[…]
Bétail fourbu, corps épuisés,
Blocs somnolents que la mort rase,
Ils se signent, terrorisés.
Cri, juron, œil fou qui s’embrase ;
Ils redoutent qu’on les écrase,
Eux, les éternels écrasés.64

64
Ibid, p. 69-70.
LES CHARITÉS D’ALCIPPE, L’ŒUVRE D’UNE VIE 403

Le style est rapide, nerveux, parfois presque télégraphique,


comme si le poète, trop ému, voulait retranscrire, dans l’urgence, mille
images de cette misère humaine à laquelle Yourcenar sera toujours
sensible. Tel un reporter qui retranscrirait une situation dramatique le
poète saisit les scènes les plus quotidiennes et les détails les plus
triviaux (« Buffet : trop cher pour y manger ; »65). Il fait entendre le
cri de colère des exilés en quête d’une vie meilleure, multiplie les
notations de couleurs qui disent leur malheur (le rouge du fanal, « œil
sanglant des gares » opposé aux « faces hâves » des émigrants, à la
cendre, au charbon des machines…) et se questionne lucidement sur
leur hypothétique avenir :

Le travail pèse ; ils sont bâtés


Le vent disperse ; ils sont jetés.
Ce soir la cendre. À quand les laves ?66

La violence de telles images et le ton presque politique d’un


tel discours poétique surprennent un peu et ne sont pas sans rappeler
son poème « communiste », « La Faucille et le marteau ». « Gares
d’émigrants : Italie du Sud », poème dans lequel la misère du monde
s’étale, pour la première fois, de manière prosaïque dans la poésie de
Yourcenar annonce, en fait, d’une certaine manière, l’atmosphère des
guerres baltes décrites dans son roman Le Coup de grâce, composé en
1938 ou certains aspects de la misère et de l’oppression idéologique
de l’Italie fasciste, tels que Yourcenar les laisse deviner dans la
première version de Denier du rêve, ébauchée vers la même époque
que la première mouture de « Gares d’émigrants : Italie du sud ».
Très différente est une série de poèmes écrits entre 1934 et
1938, abordant la question de la passion dévoratrice et de l’amour rêvé
ou frustré qui se consume en pure perte. Peut-être pour la première
fois, en tout cas dans sa poésie versifiée, le poète semble s’avancer nu,
sans masque ni travestissement, pour chanter l’amour, ses délices et
ses affres, et l’être aimé divinisé. Si bien des poèmes antérieurs
prennent pour thématique la passion et la fusion avec l’Autre, c’est le
plus souvent de manière détournée, en se servant de la fable antique
comme commode paravent, ou de manière allégorique, afin de voiler
ses émotions les plus intimes, que Yourcenar aborde ce thème. Avec

65
Ibid, p. 69.
66
Ibid, p. 69-70.
404 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

des poèmes comme « Érotique », « Fille », « Silhouettes », « Ton


nom » et « Écrit au dos de deux cartes postales », qu’elle accepte de
publier pour la première fois à la fin de sa vie, Yourcenar dévoile
enfin une part de la poésie amoureuse que lui a sans doute inspiré sa
propre expérience de la passion durant les années trente.
Il paraît difficile de ne pas rapprocher ces poèmes de Feux,
écrit durant la même période, et inspiré par la passion à sens unique
que Yourcenar a éprouvée au milieu des années trente pour son
éditeur et ami, l’écrivain André Fraigneau67. Certains vers révélés en
1984 possèdent la violence et l’outrance des brèves notations qui
encadrent les proses poétiques de Feux, dans lesquelles Yourcenar se
révèle avec une rare impudeur. Si elle a dédié Feux à Hermès, en le
chargeant, selon André Fraigneau, de lui porter le message68, elle
s’adresse peut-être au même homme dans le poème « Silhouettes »,
daté de 1934 :

Tu te détaches sur la nuit en costume de dieu


(C’est à dire nu)
Pâle et blanc comme l’inconnu
Qui meurt de faim sur la route
Et qui peut-être est un Ange.69

C’est en tout cas la même passion fatale, la même dévotion


théâtralisée vis-à-vis de l’être aimé, le même sentiment de faute (« Et
mes baisers sont des crimes ») et de résignation face à la fatalité du
sort (« Derrière ce bouclier, le Sort/ Vise mon cœur au fond de ma
gorge résignée ; ») qui s’expriment ici en toute liberté en des vers
hésitant entre « la Douleur et l’Espoir ». La forme même de ce poème
qui multiplie les mètres donne une sorte de fluidité incantatoire à cet
aveu d’amour prisonnier qui se résorbe dans la mort. Plus
obsessionnel et plus impudique encore, « Ton nom », écrit en 1936,
l’année de la publication de Feux, va encore plus loin dans l’aveu d’un
amour que le poète revendique comme un esclavage consenti et qu’il
exprime de manière triviale en une litanie hypnotique :

67
Voir « L’Impossible passion », J. SAVIGNEAU, Marguerite Yourcenar,
L’Invention d’une vie, op.cit., p. 108-121.
68
Voir ibid., p. 113.
69
CA II, p. 48.
LES CHARITÉS D’ALCIPPE, L’ŒUVRE D’UNE VIE 405

Ton nom, comme un bel enfant nu qui s’est roulé dans toutes les
fanges ;
Ton nom, qui me meurtrit la bouche.
Ton nom avec qui je couche
Comme avec un talisman ;
Ton nom comme la sentence qui me condamne au banissement
Ton nom que je geins comme une mendiante qui continuerait ses
plaintes aux portes de la ville en flammes ;70

La fin de « Ton nom », qui fait se superposer l’amour charnel


pour un être adoré inaccessible et la Passion du Christ, se rapproche
encore plus des plaintes du sujet scripteur de Feux, qui se résigne à
aimer le souvenir d’un amour qui n’a peut-être jamais existé que dans
son imagination :

Ton nom, qui est avec ton souvenir la seule chose que tu ne
puisses pas me reprendre,
[…]
Ton nom, dont chaque lettre est l’un des clous de ma passion ;
Ton nom, le seul dont je me souviendrai le matin de la
Résurrection.71

Il est tout à fait possible que ce soit ces poèmes ou d’autres de


même nature que Yourcenar envoyait à André Fraigneau au plus fort
de sa passion72. D’autres vers moins violents évoquent sur d’autres
modes, la tristesse de la séparation et l’absence de l’Autre comme
« Écrit au dos de deux cartes postales », bref poème aux notations
fugitives comme celles que l’on inscrit au dos d’un paysage de
vacances. Mais la poésie de « carte postale » de Yourcenar ne
retranscrit pas les moments idylliques et les paysages ensoleillés de la
Méditerranée qu’elle parcourt dans ces années-là. Le destinataire
symbolique de ces cartes postales poétiques écrites en 1934 n’est pas
forcément André Fraigneau. L’évocation de la mer et des bateaux
pourrait faire songer à son compagnonnage méditerranéen avec le
poète surréaliste grec Andréas Embiricos ou plus simplement à ses
propres questions sur sa vie de nomade, à sa perpétuelle quête
d’ailleurs qui caractérise ces années-là :
70
Ibid, p. 50.
71
Ibid, p. 51.
72
C’est André Fraigneau lui-même qui a confié à J. Savigneau que Yourcenar lui
envoyait régulièrement des poèmes dont nous ne connaissons pas la nature exacte.
Voir J. SAVIGNEAU, Marguerite Yourcenar, L’Invention d’une vie, op. cit., p. 112.
406 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

La route est un leurre :


Ni trains, ni navires.
Les projets chavirent.73

Deux autres poèmes, écrits également durant ces instables


années trente, « Fille » et « Érotique », complètent cette suite de
poèmes amoureux et érotiques qui éclairent d’un jour nouveau la
poésie versifiée de Marguerite Yourcenar. Elle sait parfois ôter le
masque pour mettre ses sentiments à nu et user d’un lyrisme tout
personnel, non dénué de modernité, très éloigné, en tout cas, des
figures allégoriques ou mythiques qui occupent une place non
négligeable dans sa poésie.
« Le Visionnaire », écrit dans les années 1955-1957, n’est pas
au sens strict du terme un inédit puisque il est paru à la fin d’un livre
d’entretiens avec Patrick de Rosbo publié en 197274. Ce « petit poème
[…] sans mythe, sans rhétorique passionnée, et presque sans
rythmes »75, comme le définit son auteur, a connu une première vie
sous le titre « Signes » dans une version un peu différente de celles
retenues en 1972 et 1984, non publiée mais enregistrée sur le disque
de poèmes réalisé par Yourcenar en 195776. Avec « Le Visionnaire »,
elle esquisse, à la manière d’un jeu kaléidoscopique, une multitude de
« visions » – elle avait préféré parler de « signes » dans la première
version du poème – qui rendent compte de la multitude des
expériences et des mystères d’une humanité souffrante, dans une
interrogation sur soi et le monde qui tient d’une secrète métaphysique.
Semblant flotter au-dessus de la terre, le poète omniscient dont le
« J’ai vu » répété à l’infini rythme le poème de manière presque
incantatoire, traduit une expérience à la fois intime et universelle :

73
CAII, p. 52
74
Voir ER, p. 169-170. Un extrait du poème est paru, dès 1964, en conclusion d’un
article d’Étienne COCHE DE LA FERTÉ, « Madame Yourcenar et les scrupules du
poète », Cahiers des saisons, n° 38, été 1964, p. 305.
75
ER, p. 168-169.
76
Outre de légères modifications stylistiques, lexicales et un remaniement de l’ordre
des distiques qui forment le poème, « Signes » comprend deux distiques qui ne seront
pas repris dans les versions imprimées du « Visionnaire » : « J’ai vu dans les bois/ La
bête aux abois […] J’ai vu sur la route/ La peine et le doute. » Voir disque de poèmes
produit par la Gotham Recording Corporation, op. cit.
LES CHARITÉS D’ALCIPPE, L’ŒUVRE D’UNE VIE 407

J’ai vu dans les villes


Des damnés serviles.

J’ai vu sur la plaine


La fumée des haines.
[…]
J’ai vu dans l’espace
Ce siècle qui passe.
[…]
J’ai vu dans mon âme
La cendre et la flamme.

J’ai vu dans mon cœur


Un noir dieu vainqueur.77

« Le Visionnaire » est l’un des très rares poèmes pour lequel


Yourcenar s’est prêtée à l’exercice de l’auto-commentaire :

Le poète, cette fois, est senti sous la seule forme d’un regard, et il
m’est difficile de ne pas penser à l’œil qui, dans L’Œuvre au noir,
« équilibrait l’abîme ». Il m’est aussi impossible de ne pas
comparer le « noir dieu » mentionné assez cryptiquement au
dernier vers et le « je ne sais quel dieu » qu’appréhende en soi
Zénon dans sa prison. Et c’est sans doute s’efforcer de résoudre un
faux problème que de spéculer s’il s’agit là d’une grande force
obscure qui s’empare de nous et nous emporte, ou au contraire de
ce qu’il y a de meilleur, de plus aiguisé, et de plus transparent en
nous.78

On constate combien dans l’esprit de Yourcenar, poésie et


prose se complètent, répondant de manières différentes aux mêmes
interrogations profondes de l’auteur. Combien elles se nourrissent
l’une de l’autre sans qu’il en ait vraiment conscience.
Les deux derniers poèmes inédits contenus dans Les Charités
d’Alcippe ont été composés dans la première moitié des années
soixante et sont les plus récents rendus publics par leur auteur dans
l’édition définitive de ses poèmes. « Journaux quotidiens », écrit en
1965, est un distique au ton quelque peu ironique et désenchanté,
évoquant les dangers planétaires de l’arme nucléaire. « [C]omme si la
poésie se révélait plus apte à exorciser sa peur que la dénonciation en

77
CA II, p. 77-78.
78
ER, p. 169.
408 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

prose »79, fait remarquer Yvon Bernier. Le quatrain « Intimation » écrit


en 1963, qui clôt le recueil, revisite, encore une fois, la thématique de
la mort, et semble fermer une porte qui permet au poète de « sortir
d’un monde où tout meurt. »80

Un testament poétique

En sélectionnant parmi les très nombreux poèmes qu’elle a


écrits au cours de sa vie, les cinquante-cinq auxquels elle tient sans
doute le plus, Yourcenar se fait anthologiste d’elle-même. Un examen
attentif du sommaire du volume permet de deviner la méthode du
poète qui a tenté d’illustrer les nombreuses facettes de son œuvre
versifiée. Tout y est : les nombreux poèmes inspirés par sa fascination
pour l’héritage philosophique, littéraire et artistique gréco-romain, les
poèmes plus intimes inspirés par des expériences personnelles
douloureuses qu’il tente d’exorciser, ses interrogations face à la
marche du monde et à la misérable solitude des hommes, ses
questionnements métaphysiques, son expérience de la passion qui lui a
dicté sans doute ses vers les plus secrets, son admiration pour des
artistes et amis profondément chéris… Sur le plan du style également,
Les Charités d’Alcippe entend illustrer la variété des formes utilisées
par Yourcenar au cours de six décennies de poésie. Si le sonnet, forme
appréciée entre toutes par Yourcenar, est toujours majoritaire, il
semble que le poète ait voulu montrer qu’il pouvait sortir du moule
résolument classique, alternant très longs poèmes (« Les Charités
d’Alcippe », « Endymion ») à la brièveté du distique (« Journaux
quotidiens ») ou du quatrain (« Intimation »…), adoptant la forme du
calligramme (« Poème pour une poupée achetée dans un bazar
russe »), de l’épigramme antique (« Une épigramme amoureuse
inspirée de Platon »…) mais également en jouant sur des mètres
variés, des rythmes légers, des tonalités différentes, en restant pourtant
fidèle à l’alexandrin dans de nombreux poèmes. C’est tout cela qui
compose ma poésie, semble dire le poète qui revendique dans ce
recueil de la maturité une palette prosodique et thématique plus large

79
Y. BERNIER, « Marguerite Yourcenar poète », En Mémoire d’une souveraine :
Marguerite Yourcenar, Montréal, Boréal, coll. « Papiers collés », 1990, p. 91.
80
CA II, p. 79.
LES CHARITÉS D’ALCIPPE, L’ŒUVRE D’UNE VIE 409

que celle qui lui a servi à écrire ses poèmes de jeunesse. Les Charités
d’Alcippe qui résume une vie de poésie est bien dans l’esprit de son
auteur son testament poétique, qu’il convient de rendre public, afin
que ses lecteurs puissent se rendre compte du cheminement parallèle,
des décennies durant, de son œuvre en prose et de sa poésie. Lors de la
sortie du livre, Yourcenar expliquait la raison d’une telle publication à
Josyane Savigneau qui s’étonnait de la voir faire paraître en 1984 un
tel recueil de vers « classiques » :

Ces vers ont été écrits tout au long de ma vie et jamais mis
vraiment dans le commerce. Ils m’importent parce qu’ils
constituent, quelquefois presque prophétiquement, une prévision
de ce que j’allais écrire dans mes œuvres de prose. Dans d’autres
cas ils disent exactement la même chose autrement.81

Plus de dix ans plus tôt, elle déclarait déjà, à propos des
poèmes de la première édition de son recueil : « J’ai mis là
directement un certain nombre d’émotions et de pensées que je n’ai
exprimées ailleurs que sous le couvert de personnages ou quand les
événements narrés semblaient les justifier. »82 Encore et toujours ce
lien intime entre œuvre versifiée et prose qui ne cessent de se répondre
secrètement. Sans doute, est-ce pour cette raison qu’elle tenait tant à
ce que lui survive ce qu’elle considérait comme la meilleure part de sa
poésie.
En effet, lorsque nous employons l’expression de « testament
poétique » pour qualifier l’édition Les Charités d’Alcippe, c’est
presque au sens littéral. L’édition définitive, publiée en 1984 chez
Gallimard, représente bien, selon Yourcenar, comme nous l’avons
déjà souligné, « toute la production poétique dont elle souhaite garder
trace. » D’ailleurs avant même qu’elle ait réussi à mener son projet
éditorial à terme, sa volonté est claire. Dès l’automne 1978, elle
annonce à Claude Gallimard, qui désire savoir comment elle envisage
l’édition de ses œuvres complètes dans La Bibliothèque de la Pléiade,
qu’elle tient à ce qu’une centaine de pages soit réservée, dans le
second volume, à ses poèmes regroupés sous le titre Les Charités
d’Alcippe.83 Un an plus tard, elle précise à son éditeur qu’elle a déposé

81
« La Bienveillance singulière de Marguerite Yourcenar », op. cit., PV, p. 315.
82
Lettre à Jeanne Carayon, 29 octobre 1973, L, p. 414.
83
Voir lettre à Claude Gallimard, 28 novembre 1978. Il existe d’ailleurs un
exemplaire des Charités d’Alcippe et autres poëmes, corrigé et comportant de
410 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

dans le coffre de sa banque américaine le « texte complet » des


poèmes destinés à figurer sous le titre Les Charités d’Alcippe dans la
Pléiade. Elle ajoute que dans la probabilité tout à fait plausible où ce
volume verrait le jour après son décès, elle laissait à Claude Gallimard
le soin d’établir le choix final des poèmes devant y figurer parmi la
centaine de pages du manuscrit84. À la fin des années soixante-dix,
Marguerite Yourcenar ne sait donc pas si elle aura le temps ou la force
d’établir elle-même l’édition définitive de sa poésie, un projet qu’elle
a depuis plusieurs décennies. Le volume paraîtra finalement de son
vivant, en 1984, révélant à ses lecteurs et à la critique une Yourcenar
pleinement poète, dissimulée jusqu’alors par ses romans, certains de
ses essais, traductions et chroniques familiales qui seuls avaient
atteints le grand public et la gloire, en lui ouvrant les portes pourtant
cadenassées de l’Académie française.

Réception critique d’un livre « anachronique »

La sortie avortée de la première édition des Charités


d’Alcippe, en 1956, dont seulement quelques exemplaires ont été
diffusés n’a guère eu, à l’époque, d’échos dans la presse. La critique et
universitaire belge, Émilie Noulet, qui suit avec attention la
production yourcenarienne, est sans doute la seule à consacrer un
article conséquent et très élogieux à un recueil de poèmes que les
lecteurs de la revue Synthèses qui publie son analyse, n’ont eu aucune
chance de trouver en librairie. Ce qui est certain, c’est que le dessein
de Yourcenar a été parfaitement compris par l’exégète de Rimbaud,
Mallarmé et Valéry. Tout l’enchante dans Les Charités d’Alcippe et
autres poëmes, en particulier ce « classicisme génial », « cette justesse
de ton, cette plénitude du chant, cette rareté en même temps que cette
convenance de l’image qui font la grande poésie »85 :

nombreux poèmes ajoutés à la main par l’auteur, portant la mention autographe


inscrite par M. Yourcenar : « exemplaire pour Claude Gallimard, Pléiade II ». Voir
Fonds Yourcenar.
84
Voir lettre à Claude Gallimard, 5 novembre 1979, Fonds Yourcenar.
85
« Chronique de la poésie » Synthèses, n°137, octobre 1957, p. 96-98, repris dans
E. NOULET, Alphabet critique, tome IV, Bruxelles, Presses universitaires de
Bruxelles, 1966, p. 312.
LES CHARITÉS D’ALCIPPE, L’ŒUVRE D’UNE VIE 411

Quand on s’est longtemps efforcé d’être indulgent au vers libre, au


verset, au poème en prose et autres formes amorphes, quel haut
plaisir d’user sa sévérité devant des vers classiquement scandés !
On aperçoit alors comment le rythme traditionnel chante de lui-
même et combien la régularité soutient le chant, rythme et
régularité nés d’une entente profondément ourdie dans le secret de
nos organes d’émission et soumis au service non moins secret des
centres supérieurs. […]
Dans le seul vers classique, le procédé peut s’effacer suffisamment
pour se faire oublier au profit d’un rayonnement expressif
définitif.
Je ne parle pas d’un classicisme naïf où l’indigence se jette dans
les règles comme dans un refuge […]
Je parle du classicisme génial ou créateur ou éternel, quand le
poids des héritages qu’il assimile, la complexité psychologique
qu’il ordonne, les débordements du cœur et de la mémoire qu’il
endigue s’épanchent intarissablement en une mesure
surabondante. […]
C’est ce classicisme-là qui n’empêche ni l’audace du vocabulaire
ni la nouveauté de la sensation ou de l’idée, qui est celui de
Marguerite Yourcenar86.

Rarement la poésie de Yourcenar lui vaudra de tels éloges. Le


poète a dû être très touché en constatant combien sa « bataille » pour
la défense d’une poésie à forme fixe, qui n’aurait rien de désuet ou
d’anachronique au cœur du XXe siècle, a été si bien comprise par une
spécialiste de la poésie moderne aussi avertie qu’Émilie Noulet. La
parution de l’édition définitive des Charités d’Alcippe, chez
Gallimard, en 1984, a bien évidemment donné lieu à un nombre
beaucoup plus important de recensions. En publiant, au milieu des
années quatre-vingt où, après son élection à l’Académie française,
Yourcenar a acquis un statut de véritable « star » des lettres
francophones, un recueil de poèmes en vers réguliers, elle crée la
surprise. En effet, la grande majorité des critiques et la plupart de ses
lecteurs de ces années-là ignorent totalement qu’elle a construit depuis
des décennies une véritable œuvre poétique, en marge de ses écrits en
prose les plus emblématiques, plébiscités presque unanimement par la
presse et le public. Alors qu’ils attendaient le troisième tome de sa
trilogie familiale dont les deux premiers, Souvenirs pieux (1974) et
Archives du Nord (1977), ont connu un énorme succès public et
critique, Yourcenar leur offre une moisson poétique qui les surprend

86
Ibid, p. 311-312.
412 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

un peu. D’autant plus qu’au même moment – septembre-octobre 1984


– paraît l’album de ses traductions de Blues et Gospels et la réédition
de La Couronne et la lyre, ses traductions de poètes grecs anciens, en
format de poche. Cette « offensive » éditoriale et poétique n’échappe
d’ailleurs pas aux critiques qui consacrent souvent un article évoquant
les trois livres qui mettent le célèbre écrivain au centre de l’actualité
littéraire de la fin de l’année 1984. Certains journalistes littéraires,
comme Jérôme Garcin, vont d’ailleurs jusqu’à se demander, « si,
après avoir obtenu dans le domaine de la fiction, fût-elle historique,
ses lettres de noblesse, Marguerite Yourcenar privilégiait désormais
l’acte poétique dans ce qu’il a de plus populaire […] ou au contraire
de plus savant »87. Lorsqu’elle s’entretient avec elle, Josyane
Savigneau ne manque d’ailleurs pas de lui faire remarquer : « vous
semblez en ce moment plus attachée à la poésie »88.
Les quelques dizaines d’articles que nous avons consultés sont
généralement flatteurs, bien que certains critiques ne manquent pas de
souligner l’aspect anachronique d’une telle forme de poésie en 198489,
Jean-José Marchand, dans La Quinzaine littéraire, allant jusqu’à
comparer l’art poétique de Yourcenar à celui d’un « Moréas
universitaire »90. Jérôme Garcin va dans le même sens, quand il écrit :
« je ne pense pas […] que l’alexandrin, aussi parfait soit-il, convienne
si bien à l’attente et aux préoccupations du lecteur moderne. Entre le
vers trop libre et le vers trop enchaîné, il y a, Dieu merci, une via
media pour laquelle Marguerite Yourcenar affiche une sévérité
exagérée. »91 D’autres critiques sont beaucoup plus indulgents, voire
plutôt enthousiastes, sinon dithyrambiques, comme Jean Tordeur qui
salue, en particulier, la perfection du long poème qui donne son titre
au recueil :

87
J. GARCIN, « Marguerite Yourcenar et les chants noirs », Le Provençal, 16
décembre 1984.
88
Voir « La bienveillance singulière de Marguerite Yourcenar », op. cit., PV, p. 313
89
Voir en particulier Jean PACHE, « Marguerite Yourcenar entre blues et sonnets »,
24 heures, 4 janvier 1985.
90
Voir « Le Journal de Jean-José Marchand », La Quinzaine littéraire, 1er-15
décembre 1984.
91
J. GARCIN, op. cit. Lorsqu’il parle de « via media pour laquelle Marguerite
Yourcenar affiche une sévérité exagérée », le journaliste fait allusion aux déclarations
de M. Yourcenar, publiées dans Le Monde, concernant A. Breton, Y. Bonnefoy et
R. Char.
LES CHARITÉS D’ALCIPPE, L’ŒUVRE D’UNE VIE 413

Les Charités d’Alcippe sont Le Bateau ivre et La Bouche d’ombre


de Marguerite Yourcenar. On ne craint pas de dire qu’elles en
soutiennent la comparaison. Un travail proprement admirable du
vers, une modulation rythmique nourrie de Racine et de Rimbaud,
de Hugo et de Baudelaire – mais qui n’en atteint pas moins à une
autonomie sereine – font de ces vingt-sept strophes un des très
grands textes de la poésie française. C’est à l’évidence « un poème
de la vocation ». Tout le livre, dans ses aspects très variés […] est
superbe. […] Les Charités d’Alcippe : le livre de Marguerite
Yourcenar que l’on se devrait de lire au moins deux fois (et bien
plus, cela va de soi) : avant tous les autres et après eux.92

Cette révélation tardive des « poèmes d’une vie » permet à


certains critiques, fidèles défenseurs de son œuvre, de souligner la
continuité et la haute exigence des vers de Yourcenar. Monique
Houssin note que « [c]’est d’universalité poétique qu’est marqué le
chemin des Charités d’Alcippe à celui de Blues et Gospels. »93 Alain
Antoine insiste sur l’« humanisme moderne qui ne s’attarde pas dans
l’imitation ou le culte du passé »94. Il considère les poèmes de
Yourcenar comme de « [b]eaux textes ciselés [qui] s’écoulent comme
des vagues lèchent les rivages de littoraux inondés de soleils et de ces
coquillages que l’on saisit pour en détailler les reliefs, les
circonvolutions et les couleurs. On les porte à l’oreille et c’est alors la
rumeur d’éternité qui nous emplit. »95 D’autres périodiques saluent
l’admirable maîtrise prosodique de l’auteur dont les « poèmes font
entendre une musique qui n’est ni d’hier ni d’aujourd’hui, mais qui
exaltent ce qu’il y a d’intemporel dans un cœur souffrant et
chantant… »96 D’autres critiques évoquent les noms de Valéry97 ou
d’Anna de Noailles98 pour caractériser ce bouquet de « [p]ensées
modernes dans des vases antiques »99. Yvon Bernier, proche

92
J. TORDEUR, « Yourcenar : "ce chaud morceau de l’âme" », Bruxelles, Le Soir, 24
janvier 1985.
93
Voir « Marguerite Yourcenar. Voici le miel qui suinte », L’Humanité Dimanche, 21
décembre 1984.
94
Voir « Toute l’âme noire », Bruxelles, La Dernière heure, 6 décembre 1984.
95
Ibid
96
Voir H. B., « Poèmes et chants selon Marguerite Yourcenar », Le Méridional, 27
janvier 1985.
97
Voir « Yourcenar (M). Les Charités d’Alcippe », New French Book, 1985/3.
98
Voir Pierre DESCAMPS. « Les Charités d’Alcippe par Marguerite Yourcenar », La
Feuille de Valenciennes, 23 mars 1985.
99
Voir « Marguerite Yourcenar. Les Charités d’Alcippe », La Passerelle, n° 52, 1984.
414 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

collaborateur de Yourcenar qui a participé à l’élaboration de l’édition


des Charités d’Alcippe, préfère insister sur

la présence d’une vive imagination lyrique, également d’une


intensité singulière, qui ne peuvent émaner que d’un être de
feu.[…] Il y a dans ces pages, inspirées par l’amour, la mort ou
l’angoisse d’être, des moments d’incandescence qui laissent
supposer d’intimes combustions. Même quand il se fait plus
impersonnel, à travers une transposition d’art, l’évocation d’un
lieu ou d’un fait d’histoire, le lyrisme conserve toujours quelque
chose de cette tension intérieure.100

Marguerite Yourcenar n’est sans doute pas dupe. Elle sait


qu’elle doit un certain nombre de louanges à sa notoriété et à la
bienveillance critique de certains de ses amis et admirateurs
indéfectibles. Elle ne s’étonne d’ailleurs pas du moindre intérêt suscité
dans la presse généraliste par la parution d’un recueil de poèmes,
consciente naturellement que, comme elle l’écrit à une amie, « la
poésie est toujours plus confidentielle que la prose »101. Elle a
notamment envoyé un mot de remerciement à Monique Houssin qui a
consacré un article louangeur aux Charités D’Alcippe dans
L’Humanité Dimanche, s’étonnant qu’un journal puisse encore parler
de poésie : « Cela ne se fait plus », lui écrit-elle du Japon102. Parmi les
coupures de presse que lui communique son éditeur, elle se rend
compte également que de nombreuses recensions préfèrent insister sur
ses traductions de Blues et Gospels, plus dans l’air du temps, que sur
le recueil de ses propres poèmes, signalé parfois en quelques lignes à
la neutralité diplomatique103. Elle a de toute façon conscience de ne
pas écrire dans le sens de son époque, de nager à contre-courant des
mouvements littéraires les plus avant-gardistes, position qu’elle a
toujours revendiquée. Que lui importe alors que sa quête poétique
paraisse démodée à certains tenants du modernisme à tout crin, elle
qui revendique cette marginalité comme méthode pour arriver à

100
Y. BERNIER, « Yourcenar poète », Montréal, Spirale, n° 48, décembre 1984,
p. 19. Repris dans Y. BERNIER, En mémoire d’une souveraine : Marguerite
Yourcenar, op. cit., p. 94.
101
Lettre à Jeanne Carayon, 29 octobre 1973, L, p. 414.
102
Cité par Monique HOUSSIN, « Paroles inédites », L’Humanité Dimanche, 27
décembre 1987.
103
Voir dossiers de presse 1984-1985 concernant Les Charités d’Alcippe et Blues et
Gospels, Archives Gallimard.
LES CHARITÉS D’ALCIPPE, L’ŒUVRE D’UNE VIE 415

l’expression artistique la plus authentique, la plus apte à révéler son


Moi profond. Cette solitude dans la foule est certainement pour elle le
gage de sa liberté créatrice qu’elle poursuit contre vents et marées. Et
quand une critique s’étonne que le dernier poème des Charités
d’Alcippe, « Intimation », écrit en 1963, soit « un quatrain absolument
parfait » et lui fait remarquer : « Plus personne n’écrit ainsi »104, elle
répond seulement : « C’est pour l’instant un art perdu. »105 On notera
l’importance de la formule « pour l’instant » qui montre bien combien
elle croit aux ressources souterraines de l’art poétique traditionnel qui
peuvent ressurgir dans dix ans ou dans un siècle. En publiant, en 1984,
Les Charités d’Alcippe, elle a peut-être l’impression de faire œuvre
utile, en sauvegardant pour les générations futures un mode
d’impression poétique auquel elle est demeurée fidèle tout au long de
son existence. Selon sa vision de l’histoire des hommes, des
civilisations et des arts, il n’y a rien d’anachronique dans tout cela. Ne
pense-t-elle pas des combats considérés aujourd’hui par certains
comme d’arrière-garde qu’ils sont, en fait, les « combats d’avant-
garde de demain » ?
Elle fait confiance aux quelques lecteurs attentifs qui voient
dans ses poèmes autre chose qu’une plate imitation des anciens.
Comme le souligne Yves-Alain Favre :

Tout artiste impose toujours une forme nouvelle par rupture ou


variations des formes antérieures. Marguerite Yourcenar ne
cherche pas à se singulariser par l’audace de l’intervention ; elle
ne se rattache nullement à ces écrivains qui rompent en visière
avec la tradition et créent des formes originales. Fidèles aux
genres établis, elle se contente de leur imprimer sa marque
personnelle par de simples variations.106

C’est sans doute ce qui a séduit un poète dont Yourcenar


apprécie le talent, Léopold Sédar Senghor, qui lui écrit « la joie que
j’ai éprouvée en lisant votre dernier recueil de poèmes. Ne m’a pas
séduit seulement le bonheur de l’expression poétique, mais encore sa

104
Voir J. Savigneau, « La bienveillance singulière de Marguerite Yourcenar », op.
cit., PV p. 316.
105
Ibid
106
Yves-Alain FAVRE, « Marguerite Yourcenar ou la sérénité tragique », La Revue
universelle des faits et des idées, n° 93, avril 1983, p. 45-46.
416 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

haute spiritualité. »107 Un autre poète ami, Silvia Baron Supervielle,


cite Borges. Il paraît évident, lorsque l’on examine de près Les
Charités d’Alcippe, que l’intérêt de ces poèmes n’est pas seulement
biographique, comme le suggèrent parfois un peu hâtivement certains
critiques. Une lecture attentive du recueil révèle toute la puissance
obsessionnelle de certains poèmes qui intègrent parfaitement les
interrogations philosophiques ou spirituelles de leur auteur.
Edith et Frederick Farrell, qui ont traduit Les Charités
d’Alcippe en anglais, ont interrogé la relation qu’entretenait
Yourcenar avec elle-même, l’Autre et le monde à partir de certains
poèmes du recueil. Leur étude montre, notamment, comment « [l]es
étroits liens entre soi et le monde, que l’on voit pour la première fois
dans ses poèmes, sont destinés à dominer les œuvres de vieillesse de
Yourcenar, sa période géologique. »108 Nous sommes donc bien au
cœur de l’œuvre et du processus de création yourcenariens dont Les
Charités d’Alcippe est l’un des maillons. Pas forcément le plus faible,
même s’il demeure le plus secret.

107
Léopold SÉDAR SENGHOR, lettre à M. Yourcenar, 24 décembre 1984, Fonds
Yourcenar.
108
Edith et Frederick FARRELL, « "Autrui cet ennemi, […] Moi, cet étranger" »,
Marguerite Yourcenar. Écritures de l’autre, sous la direction de J. P BEAULIEU,
J. DEMERS et A. MAINDRON, Montréal, XYZ éditeur, 1997, p. 77.
III
POÈMES EN PROSE, PROSES POÉTIQUES
ET VERS LIBRE

Un corpus important et singulier

La poésie de Marguerite Yourcenar ne se réduit pas à ses


poèmes à forme fixe, à la prosodie policée, respectueuse des règles
traditionnelles. Loin de là. Elle s’est également exprimée à travers le
poème en prose et a même composé quelques poèmes en vers libres.
C’est dire si l’image largement répandue d’un écrivain exclusivement
occupé à composer des sonnets, des épigrammes et autres vers
sagement rimés est fausse. Elle ne rend compte que d’une facette de
l’art poétique de Marguerite Yourcenar, importante certes, mais qui
n’en est pas moins partielle et par là même réductrice. Le poète a
également exercé ses talents dans de nombreux textes plus ou moins
brefs que l’on peut qualifier de poétiques. Dès le début des années
trente, parallèlement à la poésie versifiée et à l’écriture romanesque,
Yourcenar compose une série d’écrits qui creusent un nouveau sillon
dans son activité de poète et élargissent le champ encore en friche de
ses expérimentations littéraires. Poèmes en prose, proses poétiques,
récits poétiques… il est souvent difficile de caractériser avec précision
certaines de ces œuvres que leur auteur d’ailleurs se plaît à
caractériser le moins possible. Ces textes sont toutefois, à l’évidence,
de nature poétique. En cela, ils constituent un corpus riche et singulier
qui fait partie intégrante de l’œuvre poétique yourcenarienne.

Une œuvre hybride et polymorphe : Feux.

Parmi les œuvres poétiques en prose de Marguerite


Yourcenar, Feux, publié en 1936, est sans nul doute la plus
emblématique. C’est aussi la plus singulière et, peut-être aussi, la plus
impénétrable, celle pour laquelle son auteur et les commentateurs de
418 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

son œuvre, se posent le plus de questions. Le célèbre incipit de Feux


fonctionne d’ailleurs comme un avertissement : « J’espère que ce livre
ne sera jamais lu »1. Une telle entrée en matière confère à l’ouvrage
une dimension particulière. Nous savons que Feux a, pour son auteur,
une valeur toute particulière. En 1954, elle estimait qu’il était un de
ses deux meilleurs livres, avec Alexis ou le Traité du vain combat2. Un
an plus tard, elle confiait à des amis :

C’est [Feux] certainement de tous mes livres le plus secret, et en


même temps la clef de tous les autres […] De tous mes livres
passés, c’est celui que je souhaite le plus voir reparaître […] J’ai
souhaité autrefois que ce livre ne fût jamais lu (mal lu), et peut-
être vaut-il mieux qu’il en soit ainsi, sauf pour le très petit groupe
des amis qui savent lire.3

En 1969 encore, elle répétait à Patrick de Rosbo, tenir


beaucoup à ce livre4 qui occupe une place particulière dans sa
foisonnante production littéraire. À cela de nombreuses raisons.
« [L]ivre entièrement brûlant »5, comme elle le confiait à Matthieu
Galey en 1979, Feux est le fruit d’une expérience intime, celle de sa
passion déçue pour André Fraigneau, au milieu des années trente. De
cette crise émotionnelle qui la marquera durablement sont donc nées,
entre autres œuvres, ces neuf proses poétiques, assorties de brèves
notations aphoristiques, regroupées dans Feux : « L’ouvrage, de ton
essentiellement lyrique, contient, entrecoupés d’aphorismes et d’aveux
personnels, vestiges d’une récente période de crise, une série de récits
mythiques ou légendaires consacrés aux divers aspects de la
passion »6. Ainsi Yourcenar caractérisait-elle, au début des années
1980, un livre écrit quarante-cinq ans plus tôt. Il est symptomatique
qu’elle ne précise pas le genre auquel se rattache cette œuvre hybride
dont la classification n’est pas aisée.

1
F, p. 1055.
2
Voir lettre à M. K. de Radnotfay, 14 août 1954, L, p. 113.
3
Lettre à Alexis Curvers et Marie Delcourt, 15 août 1955, HZ, p. 482-483.
4
Voir lettre à Patrick de Rosbo, 25 août 1969, Fonds Yourcenar.
5
YO, p. 97.
6
« Chronologie », OR, p. XIX.
POÈMES EN PROSE, PROSES POÉTIQUES… 419

Une œuvre insaisissable

Dans le bref « avertissement » qui figure seulement dans


d’édition originale de Feux (Grasset, 1936), l’auteur définit son livre
par la négative, énumérant tout ce que le lecteur ne trouvera pas dans
les pages qu’il s’apprête à lire :

On ne trouvera ici ni un recueil de poèmes, ni une collection de


légendes. L’auteur a entremêlé des pensées, qui furent pour lui des
théorèmes de la passion, de récits qui les illustrent, les expliquent,
les démontrent et souvent les masquent. Peut-être en est-il de ce
livre comme de certains édifices qui n’ont qu’une porte secrète et
dont l’étranger ne connaît qu’un mur infranchissable. Derrière ce
mur se donne le plus inquiétant des bals travestis : celui où
quelqu’un se déguise en SOI-MÊME.7

Le lecteur est averti. Il a conscience de pénétrer dans un


labyrinthe de mots et de situations sans que l’auteur-Ariane lui tende
le moindre fil pour retrouver son chemin. « [N]i un recueil de poèmes,
ni une collection de légendes », prévient Yourcenar, en 1936. Dans la
préface de Feux écrite en 1967, elle nuance sa présentation : « Produit
d’une crise passionnelle, Feux, se présente comme un recueil de
poèmes d’amour ou, si l’on préfère, comme une série de proses
lyriques reliées entre elles par une certaine notion de l’amour. »8 Il est
d’ailleurs très intéressant de constater combien la manière de
Yourcenar de définir cette œuvre insaisissable a évolué au fil des
décennies et des circonstances. En 1954 Feux est, selon son auteur,
« une série de poèmes en prose »9. En 1970, Yourcenar le classe parmi
ses « ouvrages de pure poésie inspirés de thèmes historiques ou
légendaires traités sur le ton du mythe ou de l’allégorie »10. En 1974,
elle répond à Jean Chalon : « Feux est un poème en prose. »11 En
1979, elle reconnaît, au micro de Jacques Chancel, qu’il s’agit d’un
« recueil de poèmes d’amour »12. Vers la même époque, dans Les Yeux

7
« Avertissement », Feux, Grasset, 1936, p. 9.
8
« Préface », F, p. 1047.
9
Voir lettre à M. K de Radnotfay, op. cit., L, p. 133.
10
Voir lettre à Simon Sautier, 8 octobre 1970, L, p. 359.
11
Voir lettre à Jean Chalon, 29 mars 1974, L, p. 420.
12
Voir Radioscopie Marguerite Yourcenar, entretien avec J. Chancel, éditions du
Rocher, op. cit., p. 42.
420 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

ouverts, elle parle tour à tour d’un « monologue personnel »13 et de


« récits poétiques en prose »14. La même année, elle défend une ligne
identique face à Bernard Pivot, qui ne semble pas convaincu que Feux
soit un livre de poésie, quand elle lui répond : « Au fond, c’est un livre
de poèmes, ce sont des poèmes en prose, mais ce sont tout de même
des poèmes […] les récits mêmes sont sur un ton très monté, sur un
ton assez lyrique »15. Pourtant, il est arrivé assez souvent à Marguerite
Yourcenar de classer ce livre sous la rubrique « Romans et nouvelles »
dans les nombreuses bibliographies qu’elle a établies pour
accompagner l’édition et la réédition de ses œuvres, ou qu’elle envoie
aux chercheurs et aux journalistes préparant un travail sur ses livres16,
alors que le plus souvent Feux est regroupé avec Les Charités
d’Alcippe, sous l’intitulé, « Poèmes et poèmes en prose ». D’ailleurs,
en 1978, lors des premiers échanges avec son éditeur en vue de
l’édition de ses œuvres dans La Pléiade, elle écrit à Claude Gallimard,
« Feux […] est en somme un recueil de nouvelles »17. C’est donc
naturellement dans le premier volume de la Pléiade consacré aux
œuvres romanesques, entre Une belle matinée et Les Nouvelles
orientales18, que Feux a trouvé sa place, brouillant définitivement les
pistes d’un livre au statut générique décidément problématique.
Finalement l’auteur lui-même n’avoue-t-il pas son impuissance à
cerner complètement son livre, quand, en 1974, il fait de Feux « une
suite de nouvelles, de proses lyriques, presque de poèmes »19 ?

13
YO, p. 96.
14
YO, p. 197.
15
Voir « Bernard Pivot rencontre Marguerite Yourcenar », Apostrophes, Antenne 2, 7
décembre 1979, PV, p. 249.
16
Voir en particulier dans la première édition des Charités d’Alcippe et autres poëmes
(1956). Par ailleurs, dans une bibliographie qu’elle envoie en 1950 à une essayiste qui
projetait d’écrire une étude sur son œuvre, elle fait figurer Feux sous la rubrique
« novels and short stories ». Voir lettre à Olga Peters, 8-24 mars 1950. De la même
manière, dans une autre bibliographie établie en 1963 pour la revue Livres de France,
M. Yourcenar classe, à nouveau, son livre avec les « Romans et nouvelles ». Voir
Fonds Yourcenar.
17
Voir lettre à Claude Gallimard, 28 novembre 1978, Fonds Yourcenar.
18
Dans sa lettre à Claude Gallimard, M. Yourcenar suggère que Feux soit situé
« entre Denier du rêve et Nouvelles orientales, dont il est contemporain, non certes
par respect pour la chronologie, mais parce qu’il y a entre ces trois ouvrages des
rapports thématiques, et aussi de technique littéraire. », Ibid.
19
Projet de quatrième de couverture pour l’édition définitive de Feux, publiée en 1974
chez Gallimard. Voir Fonds Yourcenar. La formule figure d’ailleurs depuis cette date
POÈMES EN PROSE, PROSES POÉTIQUES… 421

Les différentes parties de Feux ont fait l’objet, séparément, de


plusieurs pré-publications dans diverses revues (Mercure de France,
Cahiers du Sud, Vendredi…) en 1935-1936. Dès août 1935 paraît sous
le titre « Feux », dans La Revue de France, dans une première version
sensiblement différente de celle du livre, la totalité des notations
aphoristiques, disséminées lors de l’édition du recueil entre chaque
récit mythologique. L’ensemble qui fait alterner énoncés brefs et
développements plus longs, prend, lu séparément dans un numéro de
revue, un sens sensiblement différent de celui qu’il acquerra lors de
son édition en volume. D’ailleurs, sans employer les termes de
poèmes brefs, aphorismes, maximes ou de sentences qui sont le plus
souvent accolés à ces textes, La Revue de France les présente comme
« un roman en quelques lignes denses et savantes »20.
La critique elle-même s’est interrogée depuis la première
publication du livre, en 1936, sur le genre dans lequel il convient de
classer Feux. Émilie Noulet rapproche le livre de « ces recueils
orientaux où les pensées alternent avec les paraboles. »21 Gabriel
Marcel évoque des « contes mythologiques »22, Colette Gaudin qui
souligne le « statut si ambigu » du livre, le situe « entre poème et
fiction »23. Michèle Sarde définit le livre comme un « baroque poème
en prose »24. Anne-Yvonne Julien qui insiste sur « l’originalité
générique de Feux » questionne « le lien secret entre le chant et la
fable »25. Les auteurs d’un manuel de littérature contemporaine,
visiblement embarrassés, vont même jusqu’à définir Feux comme une
« œuvre inclassable, fondée sur l’alternance des récits mythiques et de
cris lyriques, [qui] peut être rangée, faute de mieux, dans le poème en
prose »26. Bruno Blanckeman, lui, rapproche Feux du genre de la

au dos des différentes rééditions du livre dans l’édition courante et la collection


« L’Imaginaire ».
20
La Revue de France, 1er août 1935, p. 491.
21
Voir « Feux, par Marguerite Yourcenar », La Nouvelle Revue Française, janvier
1937, repris dans E. NOULET, Alphabet critique, tome IV, op. cit., p. 309.
22
Voir « Le théâtre de Marguerite Yourcenar », Livres de France, n°5, mai 1964, p. 5.
23
Marguerite Yourcenar à la surface du temps, op. cit., p. 79.
24
Vous, Marguerite Yourcenar. La passion et ses masques, op. cit., p. 239.
25
Marguerite Yourcenar ou la signature de l’arbre, Presses universitaires de France,
2002, p. 62.
26
Voir Bruno VERCIER et Jacques LECARME, « Les Nouveaux classiques :
Marguerite Yourcenar », La Littérature en France depuis 1968, Bordas, 1982, p. 59.
422 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

nouvelle « à dominante poétique »27. Le critique Georges Sion n’est


pas de cet avis. Pour lui, Feux est « un curieux essai »28, comme il
l’écrit en 1952. Un peu plus de dix ans plus tard, il mentionne « les
études regroupées dans Feux »29. Dans d’autres articles, il signalera
« les méditations de Feux »30, définira le recueil comme « une
magnifique méditation sur les grands mythes grecs »31 et saluera « les
méditations incendiées de Feux »32. Jamais Georges Sion n’emploie le
mot poésie pour caractériser une œuvre qui contient, selon lui,
quelques-unes des plus belles pages de Yourcenar33. La composition
hybride du recueil qui alterne des séries de brèves notations
aphoristiques et des morceaux de prose poétique, a, en effet, de quoi
dérouter. Daniel Leuwers, qui considère Feux comme « un livre à la
fois fascinant et irritant »34, s’est interrogé sur les liens et les forces
autour desquels les deux formes qui alternent dans le recueil
s’articulent :

Les aphorismes n’entrecoupent-ils pas les récits ? Ne serait-ce pas


plutôt les récits qui viennent entrecouper – et freiner – les
lapidaires aveux personnels ? […] Feux se situerait-il à
l’intersection du poème naissant et du récit engagé- le récit visant
à tuer dans l’œuf le poème, et le poème aspirant à provoquer le
récit, à l’ébranler pour mieux le relancer ?
Il y aurait donc une écriture directe et lapidaire, et une écriture
narrative, indirecte et inscrite dans la durée. Laquelle mérite le
qualificatif de poétique ? La question n’est pas tranchée par

27
Voir « "J’immobiliserai ton âme". La nouvelle dans l’œuvre de Marguerite
Yourcenar », Bulletin de la SIEY, n° 22, décembre 2001, p. 57-74.
28
« Marguerite Yourcenar lauréate du prix Femina d’été », Le Phare Dimanche, 22
juin 1952. Repris dans « Georges Sion, lecteur attentif de Marguerite Yourcenar »
Bulletin du CIDMY, n° 13, 2001, p. 53.
29
« Alceste et Ariane », Le Phare, 4 août 1963. Repris dans « Georges Sion, lecteur
attentif de Marguerite Yourcenar », ibid., p. 55.
30
« Marguerite Yourcenar. La sagesse faite femme », Le Phare, 11 juillet 1971.
Repris dans « Georges Sion, lecteur attentif de Marguerite Yourcenar », ibid., p. 69.
31
« M. Yourcenar : Souvenirs pieux. Au pays de mon père… », Le Soir, 8 mai 1974.
Repris dans « Georges Sion, lecteur attentif de Marguerite Yourcenar », ibid., p. 76.
32
« Lire Marguerite Yourcenar », Dossiers du CACEF, décembre 1980-janvier 1981.
Repris dans « Georges Sion, lecteur attentif de Marguerite Yourcenar », ibid., p. 89.
33
Voir « Marguerite Yourcenar ou la Vie recomposée », La Revue générale, février
1988. Repris dans « Georges Sion, lecteur attentif de Marguerite Yourcenar », ibid.,
p. 108.
34
Daniel LEUWERS, « Feux et contre-feux », Sud, numéro hors-série « Marguerite
Yourcenar, une écriture de la mémoire », 1990, p. 253.
POÈMES EN PROSE, PROSES POÉTIQUES… 423

Marguerite Yourcenar qui a plutôt le souci de conjurer le présent,


de l’inscrire immédiatement dans le passé et d’y voir la marque de
dispositions inconscientes immuables.35

Ces questionnements, cette incapacité de l’auteur et des


commentateurs de son oeuvre à allouer à ce livre secret une place
identifiable et définitive, font de Feux une œuvre à part dont le
caractère poétique flottant et le statut générique ambigu et fluctuant,
expliquent, partiellement tout au moins, la fascination ou l’irritation
qu’il exerce sur bien des lecteurs. La genèse et le contexte socio-
littéraire de sa création, plus que pour tout autre livre de Yourcenar,
permettent toutefois de mieux cerner la véritable nature de Feux dont
le poète affirmait : « je crois n’avoir rien fait de mieux dans un certain
genre que tel ou tel de ces récits qui ont l’emportement de la jeunesse,
et que colore en tout cas le reflet de quelques saisons passées en
Grèce. »36

« Un ton résolument moderne »

Marguerite Yourcenar compose Feux en 1935, à l’âge de


trente-deux ans, lors d’une croisière sur la mer Noire, qu’elle effectue
en compagnie du psychanalyste grec et poète surréaliste, Andréas
Embiricos. Elle débute le livre à Constantinople et le termine à
Athènes. Nous savons que cette œuvre composite est le fruit de sa
passion malheureuse pour son éditeur et ami d’alors, André Fraigneau
qu’elle transforme en dieu Hermès dans la dédicace cryptique de
l’ouvrage. Évoquant en 1979, la première partie des années trente
durant laquelle elle se lie avec Fraigneau, fréquente de nouveaux
cercles artistiques et effectue en douceur un virage esthétique sensible
dans sa production de l’époque, Yourcenar affirmait : « C’est une
période de production chaotique. Elle me semble basée sur un
sentiment très poétique de la vie »37. Chaotique et poétique, les deux
termes caractérisent parfaitement la vie et l’œuvre de l’écrivain durant
les années trente, entre la publication remarquée de son premier roman
fin 1929 et son exil aux États-Unis, fin 1939. C’est sans doute durant

35
Ibid., p. 249.
36
Voir « Aspects d’une légende », Th II, p. 177.
37
YO, p. 92.
424 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

cette décennie, fertile en publications, en expérimentations diverses et


en rencontres déterminantes, qu’elle commence à entrevoir son avenir
d’écrivain et tâche de se situer dans le mouvement littéraire ambiant.
Elle multiplie les expériences romanesques (La Nouvelle Eurydice,
Denier du rêve, Le Coup de grâce), écrit ses premières nouvelles (La
Mort conduit l’attelage, Nouvelles orientales), compose de nombreux
essais et articles, n’abandonne pas pour autant l’écriture de poèmes,
ébauche ses premières expériences d’écriture dramatique (Le
Dialogue dans le marécage, Ariane et l’Aventurier), se lance dans
plusieurs chantiers de traduction (Cavafy, Woolf, James), propose au
public une juvénile lecture de Pindare et livre le contenu de ses rêves
(Les songes et les sorts). À travers la multiplicité de ces expériences
d’écriture, des nombreuses publications qu’elles engendrent, nous
avons l’impression que Yourcenar se cherche, qu’elle est en quête
d’une voie créatrice qu’elle n’a pas encore trouvée. De là sans doute le
sentiment qu’elle avait, quatre décennies plus tard, d’une « période de
production chaotique », à l’image de l’existence de nomade de luxe
qu’elle a menée durant les années trente, qui ont été celles des
voyages, de la passion, de l’ivresse de vivre et d’aimer, des rencontres
décisives et de la recherche d’un équilibre dans l’écriture. Josyane
Savigneau a caractérisé cette période importante dans la vie et l’œuvre
de Yourcenar par une belle formule, « les nomadismes du cœur et de
l’esprit », titre qu’elle a donné à l’un des chapitres de sa biographie de
l’écrivain38.
Si la décennie 1930 a été chaotique pour Yourcenar, elle se
souvient qu’elle a été également poétique. L’expression employée par
l’écrivain en 1979 est fondamentale pour comprendre ses écrits de ces
années-là, en particulier Feux. Elle parle à Matthieu Galey d’un
« sentiment très poétique de la vie », qui ne manquera pas, bien
évidemment, de transparaître dans ses œuvres, sous de multiples
aspects. Ce sens poétique qu’elle donne à la plupart de ses livres à
cette époque-là s’enracine en grande partie dans la profonde entreprise
de revisitation des mythes, qui est une des lignes de force de sa
production littéraire d’alors. « C’est-à-dire qu’à cette époque-là ma
métaphysique s’exprimait par la recherche du mythe »39, expliquait-
elle en 1979, toujours à Matthieu Galey. Rappelons que dès les

38
Voir Marguerite Yourcenar. L’Invention d’une vie, op. cit., p. 95.
39
YO, p. 92.
POÈMES EN PROSE, PROSES POÉTIQUES… 425

premiers livres de l’auteur, imaginés à la fin des années dix, la


mythologie gréco-romaine est déjà au centre de son inspiration. Le
Jardin des chimères, son premier livre, est d’ailleurs la première
tentative de revisitation d’un mythe, celui d’Icare, et le recueil Les
Dieux ne sont pas morts baigne déjà, comme nous l’avons vu, dans
l’atmosphère mythologique d’une Grèce idéalisée qui lui inspira bien
des poèmes. On ne peut donc pas parler de nouveauté quand, durant
les années trente, le poète s’imprègne plus profondément encore de la
fable antique, à la suite de ses voyages en Italie et en Grèce,
contrairement à ce que Yourcenar semble parfois vouloir laisser
penser, en oblitérant volontairement de son œuvre, ses deux premières
œuvres poétiques.
Il est tout de même évident que le mythe prend, dès le début
des années trente, une importance particulière pour celle qui compose
alors La Nouvelle Eurydice et se livre avec deux amis à une « partie de
mythe »40 que l’on peut considérer comme une préfiguration ludique
de Feux. Il n’en demeure pas moins, que ce livre représente, dans
l’œuvre de Yourcenar, une étape nouvelle dans son entreprise
d’appropriation intime des mythes. Il ne s’agissait pas pour elle,
précise-t-elle, « d’actualiser le passé, mais de volatiliser toute notion
du temps. […] ce qui compte dans la légende et le mythe est leur
capacité de nous servir de pierre de touche, d’alibi, si l’on veut, ou
plutôt de véhicule pour mener le plus loin possible une expérience
personnelle, et, s’il se peut, pour finir par la dépasser. »41 L’écrivain a,
dans de nombreux paratextes, précisé de quelle manière elle a intégré
dans son œuvre le mythe, en redonnant à la fable grecque une actualité
toute personnelle et une vigueur qui entend transcender les notions
d’ancien et de moderne. Pour elle, la fable mythologique est avant tout

40
Voir « Aspects d’une légende et histoire d’une pièce », préface à Qui n’a pas son
Minotaure ?, Th II, p. 176. Rappelons qu’autour des années 1932-1934, Yourcenar
s’est prêtée, avec la complicité de ses amis André Fraigneau et Gaston Baissette, à un
« petit jeu littéraire » consistant pour chacun des participants à écrire sa version du
mythe du Labyrinthe, en adoptant le point de vue de Thésée (Baissette), du Minotaure
(Fraigneau) et d’Ariane (Yourcenar). Le résultat de cet « amusement » entre trois
écrivains complices, fascinés par le miracle grec, a été pour Yourcenar, « Ariane et
l’Aventurier », publié avec les contributions de Baissette et de Fraigneau dans les
Cahiers du Sud, en août-septembre 1939. Quelques années plus tard, Yourcenar
réécrira cette « fantaisie littéraire » qui deviendra Qui n’a pas son Minotaure ?
« Divertissement sacré en dix scènes ».
41
« Avertissement », réédition de Feux, Plon, 1957, p. 1 et 3.
426 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

une admirable « tentative de langage universel » dont se sont emparés,


avant elle, bien des poètes européens42. Dans Feux, comme dans bien
d’autres de ses textes, elle bénéficie, grâce au relais des joyaux de la
poésie antique, du « crédit inépuisable que nous ouvre le drame grec,
de cette espèce d’admirable chèque en blanc sur lequel chaque poète,
à tour de rôle, peut se permettre d’inscrire le chiffre qui lui
convient. »43 L’utilisation créatrice des mythes, loin d’être un carcan
ou un exercice de docile imitation, est pour elle un territoire fécond où
elle peut exercer sa plus totale liberté, lorsque, par exemple, elle fait
subir à certains mythes ce qu’elle nomme « une sorte de totale
désintégration ». Ils lui permettent alors d’exprimer une pensée
originale qui se moque des modes, de l’espace et du temps. Pour
Yourcenar, revisiter les grands mythes anciens signifie écrire et penser
le présent, exprimer les doutes et les espoirs de l’homme universel à la
lueur des enseignements des légendes fondatrices de la civilisation
méditerranéenne, qui trouvent une place essentielle et singulière, dans
son théâtre, certains de ses romans et essais, mais aussi dans sa poésie,
en particulier dans Feux. D’ailleurs les remarques qu’elle consignait
en 1954, à propos de sa pièce Électre ou la chute des masques,
conviennent parfaitement au recueil dédié à Hermès :

Si les masques grecs offrent encore au poète moderne le maximum


de commodité et de prestige, c’est précisément parce qu’ils ont
cessé d’être d’aucun temps, même des temps antiques. Chacun les
porte à sa guise ; chacun s’arrange pour verser le plus possible de
soi dans ces moules éternels.44

Au milieu des années trente, Marguerite Yourcenar est loin


d’être seule à prôner le retour aux mythes comme mode d’expression
de la modernité. Dès l’après-guerre, en effet, de nombreux artistes,
peintres, musiciens, architectes et poètes, ont été attirés par le « rêve
grec », qu’ils expriment chacun à sa manière. Des écrivains aussi
différents que Valéry, Gide, Cocteau, Suarès, Giraudoux, Anouilh…
participent dans ces mêmes années à la réactualisation des mythes

42
Voir notamment « Mythologie grecque et mythologie de la Grèce », PE, p. 440-
445.
43
Voir « Avant-propos » à Électre ou la Chute des masques, Th II, p. 19. Notons que
M. Yourcenar utilise également la très parlante expression « chèque en blanc » dans
une lettre qu’elle adresse à Gabriel Germain le 11 janvier 1970. Voir L, p. 341.
44
« Carnet de notes d’Électre », Théâtre de France, n° 4, 1954, p. 27.
POÈMES EN PROSE, PROSES POÉTIQUES… 427

grecs, courant esthétique très en vogue dans les années 1920-1930.


Chaque artiste se doit alors d’effectuer de manière réelle ou
imaginaire son « Voyage en Grèce », titre d’une revue de luxe publiée
dans les années trente et à laquelle Yourcenar collabora, aux côtés
d’artistes comme Queneau, Reverdy, Cocteau, Bataille, Anouilh,
Mauriac, Vitrac, Derain, de Chirico, Léger, Le Corbusier…45
Avec Feux, Yourcenar signe sans doute son premier et peut-
être unique livre qui soit vraiment en phase avec son époque, les
années trente, dont il porte la marque des courants esthétiques, des
influences et des événements qui ont entouré sa naissance. Plus
généralement, il semble que cette décennie, où l’écrivain atteint une
certaine maturité créatrice et obtient la reconnaissance de ses pairs, en
attendant celle du grand public, a été celle où son écriture semble le
plus ouvertement perméable à l’air du temps, aux influences littéraires
et aux mouvements artistiques en vogue dont elle se sentait alors plus
ou moins proche. Elle reconnaît d’ailleurs que Feux est le produit
d’une époque, d’un milieu et d’influences littéraires plus ou moins
facilement identifiables :

Tout livre porte son millésime et il est bon qu’il le fasse. Ce


conditionnement d’un ouvrage par son temps s’accomplit de deux
manières : d’une part, par la couleur et l’odeur de l’époque elle-
même, dont la vie de son auteur est plus ou moins imprégnée ; de
l’autre, surtout quand il s’agit d’un écrivain encore jeune, par le
jeu compliqué des influences et des réactions contre ces mêmes
influences, et il n’est pas toujours facile de distinguer les unes des
autres ces diverses formes de pénétration.46

Cet aveu, contenu dans la préface de Feux rédigée en 1967,


peut surprendre chez un auteur qui a souvent affirmé qu’il s’est
toujours tenu éloigné des écoles et des modes artistiques passagères,
pour construire, en solitaire, une œuvre humaniste à vocation
universelle. Feux serait donc une des quelques exceptions dans
lesquelles une Marguerite Yourcenar bien de son temps exprimerait
des sentiments et des émotions qui ont été les siens, peut-être de
manière fugitive mais marquante. Comme elle l’écrit, au début des
années quatre-vingt, lorsqu’elle jette un regard rétrospectif sur sa vie

45
Sur Le Voyage en Grèce (1934-1939), voir Yves CHEVREFILS-DESBIOLES, Les
Revues d’art à Paris 1905-1940, Ent’revues, 1993, p. 149.
46
« Préface », F, p. 1048-1049.
428 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

et sur son œuvre : « Le violent expressionnisme de Feux […] proche


tout ensemble de certaines expérimentations poétiques
contemporaines et de celles de la Renaissance, introduit pour la
première fois dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, un ton
"résolument moderne" »47. L’expression est suffisamment surprenante
sous la plume de Yourcenar pour mériter d’être soulignée. Ces
« expérimentations poétiques contemporaines », ce « ton résolument
moderne », elle les a puisés à la source des écrivains dont elle goûtait
l’œuvre dans ces années-là – en particulier Valéry et Cocteau – mais
peut-être aussi chez ceux, tel Giraudoux, dont elle a toujours récusé
l’influence, dénonçant sa manière caricaturale de réinventer le mythe
grec. Pourtant, dès la sortie du livre en 1936, la critique n’a pas
manqué de souligner l’influence de l’auteur de La guerre de Troie
n’aura pas lieu, créée l’année précédente48. L’inspiration coctalienne
est, au contraire, ardemment revendiquée :

Le précédent de Cocteau m’a assurément encouragée à employer


le très ancien procédé du calembour lyrique, que retrouvaient vers
la même époque et un peu différemment les surréalistes. Je ne
crois pas que je me fusse risquée à ces surcharges verbales, qui
répondent dans Feux à la surimpression thématique dont j’ai parlé
plus haut, si des poètes de mon temps, et pas seulement du passé,
ne m’en avaient donné l’exemple. D’autres similitudes dues en
apparence aux frottements littéraires contemporains tiennent […]
à la vie elle-même.49

Yourcenar a également reconnu l’influence de certaines


héroïnes de Paul Morand50. Plus généralement, on retrouve en filigrane
dans Feux, les échos d’une époque, la France de l’entre-deux-guerres,
et d’un milieu, celui des jeunes artistes novateurs des années trente,
qui donnent au livre une tonalité particulière. L’univers du music-hall,
du cirque et du cabaret, mais aussi de la danse et du cinéma, très
47
« Chronologie », OR, p. XIX.
48
Robert de Traz, notamment, écrit dans La Revue hebdomadaire, dans sa critique de
Feux : « C’est un des beaux styles de notre époque, sous réserve d’une imitation
passagère parfois de Giraudoux et de ses rythmes ternaires ». Cité par Gonzague
TRUC qui remarque lui-même : « On s’est écrié devant cette Clytemnestre ou cette
Antigone : "Mais c’est du Giraudoux !" Et, en effet, on ne pouvait pas ne pas se
récrier. Même inspiration, mêmes images et presque mêmes procédés. » Voir
« L’œuvre de Marguerite Yourcenar : 1929-1938 », Études littéraires, op. cit., p. 25.
49
« Préface », F, p. 1049.
50
Voir ER, p. 151 et L, p. 538.
POÈMES EN PROSE, PROSES POÉTIQUES… 429

présent dans les milieux artistiques et en particulier chez les peintres


et les poètes, se retrouve au cœur du « bal masqué » de Yourcenar. On
y décèle de légères réminiscences de la figure du célèbre trapéziste
travesti, Barbette, chanté par Cocteau, des ballets de Diaghilev, du
jazz, des minables spectacles de cabaret entrevus à Athènes et à
Constantinople, de « certaines pathétiques petites théâtreuses de
Colette »51 dans le cas de « Sappho ou le Suicide » qui appartient, de
l’aveu même de l’auteur, « au monde international du plaisir d’entre-
deux-guerres »52.
Cet univers cosmopolite et artistique, présent dans Feux, est
bien plus qu’un décor « exotique ». Il fait des figures mythiques mises
en scène par Yourcenar des contemporains des lecteurs de 1936 :

C’est à ce seul point de vue de l’exégèse uniquement littéraire


qu’il vaut peut-être de noter que l’Athènes de Feux reste celle où
mes promenades matinales au cimetière antique du Céramique,
avec ses herbes folles et ses tombes à l’abandon, étaient
orchestrées par le bruit grinçant d’un dépôt de tramways voisin ;
où des diseuses de bonne aventure installées dans des bidonvilles
vaticinaient sur du marc de café turc ; où un petit groupe de jeunes
hommes et de jeunes femmes, dont certains étaient destinés sous
peu à la mort subite ou lente, terminaient la longue nuit oisive,
tonifiée çà et là de débats sur la guerre civile d’Espagne ou sur les
mérites respectifs d’une vedette de cinéma allemande et de sa
rivale suédoise, en allant, un peu ivres du vin et de la musique
orientales des tavernes, regarder l’aurore se lever sur le Parthénon.
Par un effet d’optique sans doute en lui-même fort banal, ces
choses et ces êtres qui étaient alors la réalité contemporaine me
semblent aujourd’hui plus lointains et plus abolis par le temps que
les mythes ou les obscures légendes auxquels je les avais un
instant mêlés.53

C’est ce même « effet d’optique » transformé en procédé


littéraire qui donne à Feux sa coloration moderniste, par le jeu
constant des anachronismes dont l’auteur fait un usage appuyé. Dans
« Phèdre ou le Désespoir », la fille de Minos échappe à son île, et aux
« abattoirs géants de son espèce d’Amérique crétoise »54, qui font
songer au Chicago monstrueusement industriel et criminel, dénoncé

51
Voir L, p. 538.
52
« Préface », F, p. 1048.
53
Ibid., p. 1050-1051.
54
F, p. 1057.
430 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

par Brecht à la même époque, dans sa pièce Sainte Jeanne des


Abattoirs. Lorsqu’« elle s’engouffre dans la mort », elle se mêle au
ballet hypnotique des usagers de transports en commun modernes :
« Poussée par la cohue de ses ancêtres, elle glisse le long de ces
corridors de métro, plein d’une odeur de bête, où les rames fendent
l’eau grasse du Styx, où les rails luisants ne proposent que le suicide
ou le départ. »55 Dans « Patrocle ou le Destin », les tanks issus de la
première guerre mondiale ont remplacé les antiques armes des héros
grecs. En quelques lignes, le combat se transforme en joute
tauromachique puis en « ballet russe »56. Dans « Antigone ou le
Choix », « les radiographies du soleil rongent les consciences sans
réduire leur cancer »57. Dans « Léna ou le Secret », prose dans laquelle
les références à la réalité moderne sont très présentes, la « voiture de
course » remplace le char des champions antiques, dans les auberges,
on sert le « café flanqué d’un verre d’eau »58. Bien d’autres détails
renvoient directement le lecteur à la réalité quotidienne de la Grèce
telle que l’a connue l’auteur. La situation d’insurrection et de
répression politiques décrite dans « Léna ou le Secret » avec son
cortège d’explosions, de miliciens, de policiers en civil, son palais
présidentiel qui ressemble à un hôpital ou à une prison, n’est pas sans
rappeler les régimes autoritaires qui émergent à travers l’Europe, alors
que Yourcenar écrit Feux, un aspect mis au jour par Rémy Poignault :

Plus qu’une préfiguration de la dictature imposée en Grèce en


1936 par le Général Métaxas, nous avons une allusion globale à la
montée du fascisme et du nazisme en Europe, illustrée déjà dans
Denier du rêve. Le régime d’Hipparque ressemble à celui de
Hitler et de Mussolini : les méthodes et même les emblèmes sont
très proches […] on reconnaît sans peine l’embrigadement de la
jeunesse, les chemises brunes ou noires, et sous le symbole
égyptien de la résurrection, les croix gammées. Athènes même
offre le spectacle de citoyens passifs laissant, en semblant ignorer
la gravité du problème, la dictature perpétrer ses crimes, ce qui
n’est pas sans éveiller quelques échos historiques.59

55
Ibid., p. 1059.
56
Voir ibid., p. 1075-1076.
57
Ibid., p. 1079.
58
Ibid., p. 1086.
59
L’Antiquité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Littérature, mythe et histoire,
op. cit., p. 101.
POÈMES EN PROSE, PROSES POÉTIQUES… 431

On pourrait multiplier les exemples qui font se superposer les


figures familières de la fable, avec les protagonistes anonymes de
l’histoire contemporaine dont les proses de Feux semblent prendre le
pouls. Ce n’est pas seulement la passion violemment masochiste qui
est brûlante dans ce livre mais les avatars de l’histoire contemporaine
qui transpire dans toutes les pages et donne à l’ensemble une tonalité
singulière. Procédé courant à l’époque, l’anachronisme, dont
Yourcenar fera également un usage important dans son théâtre
d’inspiration mythologique, participe pour beaucoup à l’étrange
poétique de Feux. Il fait toucher au lecteur ce « monde onirique sans
âge »60 ou ce « monde plus délirant [que celui de Giraudoux] que
j’essayais de peindre »61, qui sont au cœur de l’économie prosodique
de l’ouvrage. Il est incontestable qu’avec ce livre inclassable, qui a
une place particulière dans son œuvre, Yourcenar franchit parfois les
frontières mouvantes du surréalisme. Même si les recherches poético-
oniriques des émules de Breton ne font pas partie des influences
revendiquées par l’auteur, il est très possible que ce qu’elle nomme,
sans plus de précision, « certaines expérimentations poétiques
contemporaines »62 aient à voir avec les procédés initiés par les
surréalistes dans les années vingt et trente. Comme elle l’a expliqué à
Patrick de Rosbo, « [l]e problème qui m’obsédait le plus durant ces
années-là [les années 1930]était celui des imbrications de la réalité et
du rêve, du rêve considéré comme une activité artistique du dormeur,
à l’égal de la poésie elle-même. »63 Une réflexion qui rejoint
étrangement les préoccupations des surréalistes. De nombreux
éléments laissent supposer que la composition de Feux doit davantage
aux expériences surréalistes que ne le reconnaît son auteur.
L’ambiance onirique du livre, la notion d’amour fou poussée parfois à
son paroxysme, l’utilisation de certaines métaphores et de ce que
Yourcenar nomme des « doubles-ententes sémantiques [et]
d’anachroniques modernismes »64, dont elle a truffé son texte, la
référence au « lapsus freudien et [aux] associations d’idées doubles et
triples du délire et du songe »65, en fait tout ce qu’elle reconnaît

60
« Préface », F, p. 1048.
61
Ibid., p. 1049.
62
« Chronologie », OR, p. XIX.
63
ER, p. 153.
64
« Préface », F, p. 1048.
65
Ibid., p. 1052.
432 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

comme des « audaces verbales »66 et des jeux langagiers, qu’elle ose
ici avec une insistance nouvelle, doit sans doute quelque chose aux
joutes verbales et au dérèglement psychique expérimentés par Breton
et ses acolytes. Sans doute faut-il y voir l’ascendant de son ami
surréaliste Andréas Embiricos, très présent au moment de la rédaction
de Feux, comme le suggère Michel Grodent67 ou Anne-Yvonne Julien
qui est plus catégorique : « Il est certain que celui qui écoutait
volontiers les sirènes freudiennes et jungiennes et qui militait, comme
tous ses amis surréalistes, pour la libération des forces inconscientes
de l’être, a influencé durablement l’imagination visuelle de
Marguerite Yourcenar. »68
L’auteur préfère pourtant situer son esthétique entre le
baroque et l’expressionnisme, double patronage sous lequel il tente de
placer Feux, allant jusqu’à résumer l’esprit de son livre par la formule
« expressionnisme baroque »69 :

Stylistiquement parlant, Feux appartient à la manière tendue et


ornée qui fut mienne durant cette période, alternativement avec
celle, discrète presque à l’excès, du récit classique. […] Sans
préjuger des mérites ou des démérites de Feux, je tiens à dire aussi
que l’expressionnisme presque outré de ces poèmes continue à me
paraître une forme d’aveu naturel et nécessaire, un légitime effort
pour ne rien perdre de la complexité d’une émotion ou de la
ferveur de celle-ci. Cette tendance qui persiste ou renaît à chaque
époque dans toutes les littératures, en dépit des sages restrictions
puristes ou classiques, s’acharne, peut-être chimériquement, à
créer un langage totalement poétique, dont chaque mot chargé du
maximum de sens révélerait ses valeurs cachées comme sous
certains éclairages se révèlent les phosphorescences des pierres.70

C’est donc pour rendre compte des émotions et des sentiments


excessifs, qui ont caractérisé la crise passionnelle qui est à l’origine de
Feux, que le poète a choisi une esthétique de l’excès, de l’exagération,
de l’effet frappant. Abandonnant, à l’instar des poètes baroques le
carcan du classicisme, il expérimente une totale liberté d’expression et
un type d’invention poétique dont le but est d’étonner, voire de
66
Ibid., p. 1051.
67
Voir « L’hellénisme vivant de Marguerite Yourcenar », op. cit., p. 60.
68
Anne-Yvonne JULIEN, Marguerite Yourcenar ou la signature de l’arbre, op. cit.,
p. 56.
69
« Préface », F, p. 1051.
70
Ibid.
POÈMES EN PROSE, PROSES POÉTIQUES… 433

scandaliser par l’outrance des ornements et l’étrangeté des images


dans la lignée d’Agrippa d’Aubigné, de Baudelaire ou de
Lautréamont. Le baroquisme de Feux s’enrichit de ce « violent
expressionnisme » qui met l’émotion du poète et la subjectivité de son
regard sur le monde de la passion au premier plan. À l’instar des
œuvres picturales d’un Munch ou d’un Ensor, les proses de Feux sont
des tableaux outrancièrement colorés qui proposent des « visions »
intimes d’un bal masqué, dans lequel les personnages du mythe
grimacent derrière leur loup, au son d’une musique désespérée. Dans
Feux, le mouvement expressionniste, qui a marqué la scène artistique
européenne du premier quart du vingtième siècle, rejoint donc presque
naturellement le baroquisme parfois clinquant qui a bousculé la
tradition classique, au XVIIe siècle.
Yourcenar est consciente de la complexité de la construction
de Feux destinée à égarer le lecteur dans un tourbillon que l’auteur ne
paraît pas toujours maîtriser lui-même. La surimpression des époques
et des effets, la multiplication des références esthétiques peuvent, en
effet, nuire à la lecture de son livre que l’on a pu juger parfois
inutilement surchargé. Mais sans doute le poète sait-il également qu’il
devait en passer par là pour traduire le plus complètement possible la
complexité, l’ivresse et le chaos des sentiments qui l’assaillaient au
moment où elle composait ce traité non raisonné de l’amour fou.

Lectures de Feux

L’aspect hybride, complexe et moderne de Feux, ne provient


pas seulement de la multiplicité des réseaux référentiels qui
nourrissent le livre. Il résulte également de l’architecture composite du
recueil qui fait alterner des blocs compacts de récits en prose
constitués d’un seul paragraphe et des séries de courtes notations
aphoristiques. Dans les neuf récits en prose, le poète se glisse derrière
le masque d’une figure de la fable et de l’histoire grecques (Phèdre,
Achille, Patrocle, Antigone…) ou judéo-chrétienne (Marie-
Madeleine) pour peintre une série de variations sur l’amour dans sa
définition la plus large. Dans les brefs énoncés regroupés entre chaque
récit, le poète s’avance nu, « crucifié » par la douleur de la passion. Il
revendique un « Je » exacerbé qui prend à son compte des
affirmations très personnelles, souvent violentes ou impudiques, dont
434 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

la plupart proviennent, selon l’auteur, de son journal intime71. D’un


écrit privé, le journal, à un recueil poétique, ces phrases qui
contrastent par leur sécheresse avec le baroquisme des proses
poétiques qu’elles précèdent, prennent une dimension et une force
supplémentaires. Elles expriment avec impudeur les tourments du
sujet qui ose exhiber son Moi narcissique et souffrant :

L’alcool dégrise. Après quelques gorgées de cognac, je ne pense


plus à toi.
[…]
Rien à craindre. J’ai touché le fond. Je ne puis tomber plus bas
que ton cœur.
[…]
Un cœur, c’est peut-être malpropre. C’est de l’ordre de la table
d’anatomie et de l’étal de boucher. Je préfère ton corps.
[…]
Il n’y a pas d’amours stériles. Toutes les précautions n’y font rien.
Quand je te quitte, j’ai au fond de moi ma douleur, comme une
espèce d’horrible bébé.72

C’est sans doute la première fois que Yourcenar va aussi loin


dans l’introspection publique de son âme et de ses entrailles, mêlant
trivialité et sublime dans les « aveux » parfois pathétiques mais
intimement sincères d’une femme aux prises avec le mal d’aimer sans
retour. Toutefois, ce n’est pas la première fois qu’elle emploie un
« Je » qui renvoie implicitement au sujet scripteur. Nous avons vu
qu’un certain nombre de poèmes composés avant Feux mettent à nu
un sujet lyrique derrière lequel nous devinons sans peine l’auteur lui-
même. C’est particulièrement vrai pour les quelques poèmes écrits à la
même époque que Feux, également nés, comme nous l’avons signalé,
de la passion déçue du poète pour André Fraigneau. Des poèmes
comme « Silhouettes » ou « Ton nom » n’ont-ils pas la même tonalité
de complainte amoureuse désespérée et suicidaire que les sentences
aiguisées de Feux ?
Mais peut-être l’opposition entre, d’un côté, les notations
intimes d’un Je yourcenarien, et de l’autre, les récits mythiques à
vocation plus universelle, n’est qu’une apparence, un nouveau masque
symbolique pour brouiller encore plus les pistes d’un livre dont son
auteur, rappelons-le, espérait qu’il ne serait jamais lu. « Le "Je"

71
Voir ibid., p. 1047.
72
F, p. 1055, 1062, 1069, 1078.
POÈMES EN PROSE, PROSES POÉTIQUES… 435

prétendument le plus direct n’est peut-être pas là où il s’annonce. En


fait, la part la plus "personnelle" de l’ouvrage est elle-même très
composite. Marguerite Yourcenar y conduit un étonnant travail de
déstabilisation du "Je", sujet de l’énonciation»73, avance Anne-Yvonne
Julien. Elle décèle derrière l’apparente expression directe du Moi
yourcenarien, contenue dans certains groupes de pensées qui séparent
les proses mythologiques, une construction poétique secrète,
« déguisée » en journal intime, qui ne serait donc qu’un leurre :

Il y a là une forme d’élégie en éclats, une version fragmentée de


l’épître amoureuse façon Guilleragues. Yourcenar revisite les
clichés de la rhétorique amoureuse, elle ne se confie pas. De cette
mimésis de la gestuelle passionnelle aux notations brutes d’un
journal intime, il y a loin. L’insignifiant ici n’a jamais cours. Le
tâtonnement d’une pensée qui chercherait son tracé n’est pas
sensible. Seul peut-être demeure le ressassement d’assertions
obsessionnelles, voire d’expressions obsidionales.74

Rémy Poignault a d’ailleurs souligné, à propos du dernier récit


du recueil, combien ce « Je » flottant qui prend de multiples avatars
dans Feux pouvait parfois semer la confusion. « Je viens de voir au
fond des miroirs d’une loge une femme qui s’appelle Sappho. »75 Tel
est l’incipit de « Sappho ou le Suicide » qui fait forcément s’interroger
le lecteur sur l’instance énonciatrice qui s’exprime ici :

ce qu’il y a de plus troublant dans le jeu de ce miroir, c’est


l’apparition, dans le récit, du « je » du narrateur qui quitte le cadre
des passages de journal intime où il se cantonnait jusque-là. […]
N’est-ce pas une invitation à considérer que cette Sappho que
Marguerite Yourcenar perçoit, est plus encore que tous les autres
personnages de Feux, une image d’elle-même, l’ambiguïté de la
phrase liminaire de « Sappho ou le suicide » permettant de
brouiller la distance entre sujet regardant et objet réfléchi ?76

On le voit, la frontière entre l’intime et l’extime dans Feux est


souvent difficile à cerner. Par ailleurs, l’image du miroir où le poète
semble se deviner sous les traits fardés d’une Sappho acrobate et

73
A.-Y. JULIEN, Marguerite Yourcenar ou la signature de l’arbre, op. cit., p. 62.
74
Ibid., p. 63.
75
F, p. 1129.
76
R. POIGNAULT, Marguerite Yourcenar et l’Antiquité. Littérature, mythe et
histoire, op. cit., p. 164.
436 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

suicidaire ne renvoie-t-elle pas symboliquement à une scène, réelle


celle-là, qui s’est déroulée au Japon, presque cinquante ans plus tard ?
Le lieu est identique : une loge de théâtre où Yourcenar suit
attentivement la préparation d’un acteur de kabuki. À ses côtés, elle
imagine qu’elle ressemble à une célèbre poétesse japonaise centenaire.
Mais le miroir de la loge lui renvoie finalement sa propre image de
vieille femme qui se confond avec celle de la poétesse évoquée plus
haut77. De la glorieuse poétesse de l’Antiquité à la vieille poétesse
japonaise, devenue humble mendiante dans la tradition populaire,
c’est peut-être en passant de l’autre côté du miroir que Yourcenar
accepte de se regarder en face en un jeu intertextuel dont son œuvre
foisonne.
Ce passage constant d’une écriture aphoristique à l’ample
rythme des proses mythologiques, ce balancement entre l’onirisme de
certaines situations et la violence réelle de certains passages, ce
contraste entre le baroquisme d’une écriture de l’excès et ce que
Michel Grodent nomme « une froide ironie, effilée comme une
lame »78 font de Feux une œuvre déstabilisante, mais qui possède sa
propre cohérence interne que l’auteur se plaît à montrer/cacher.
À la sortie du livre en 1936, Edmond Jaloux salue la « pureté
du style, des images, [qui] insère ces pensées dans un tissu de mots où
l’abstrait le dispute au concret. Mais on dirait que ce luxe de
métaphores, de visions poétiques, d’analogies saisissantes n’a pour but
que de rendre supportable la terrible idée centrale de l’œuvre, qui est
celle du désespoir. »79 Rémy Poignault va plus loin qui voit, dans
Feux, une « œuvre qui paraît exorciser la tentation de la mort »80.
C. Frederick Farrell. Jr et Edith R. Farrell utilisent une
métaphore qui rend compte à la fois de la nature instable,
insaisissable, composite et fascinante de Feux, celle du kaléidoscope81.
Ce rapprochement est particulièrement pertinent. On y retrouve non
seulement la notion des miroirs à multiples facettes qui se
réfléchissent entre eux, la métamorphose constante des couleurs et des
77
Voir « La Loge de l’acteur », TP, p. 685.
78
Michel GRODENT, « L’Hellénisme vivant de Marguerite Yourcenar » op. cit.,
p. 60.
79
« L’Esprit des livres », Nouvelles littéraires, 19 décembre 1936.
80
R. POIGNAULT, Marguerite Yourcenar et l’Antiquité. Littérature, mythe et
histoire, op. cit., p. 54.
81
Voir Marguerite Yourcenar in counterpoint, Lanham, University Press of America,
1983, p. 48.
POÈMES EN PROSE, PROSES POÉTIQUES… 437

motifs, l’agencement jamais figé des formes qui s’entremêlent et se


démêlent alternativement, offrant à chaque fois un nouveau spectacle.
De la même manière Feux, « massif irrégulier du paysage
yourcenarien »82, selon la formule d’Anne-Yvonne Julien, livre
toujours réinventé et à réinventer, ne propose-t-il pas à chaque
nouvelle lecture l’image en mouvement d’un univers en constante
métamorphose dont son auteur ne possède d’ailleurs pas lui-même
toutes les clés ?
C’est d’ailleurs peut-être pour cela que ce livre, que son
auteur lui-même a du mal à définir, appartient profondément à la
sphère poétique de l’œuvre yourcenarienne. Il est, à côté de la
foisonnante production de poésie versifiée, l’illustration de l’une des
premières incursions de l’auteur dans le domaine du poème en prose,
du vers libre et de la prose poétique.

Autres œuvres au statut ambigu et fluctuant

La dérive des genres

Si Feux occupe une place à part dans l’œuvre poétique en


prose de Yourcenar, qu’il domine par la richesse de son inspiration et
la complexité de sa structure aux multiples facettes, ce livre de
« presque poèmes », selon la non-définition de son auteur, appartient
tout de même au vaste domaine des écrits poétiques en prose de
l’écrivain qui regroupe divers textes, pour la plupart écrits durant ces
mêmes années 1930. Comme Feux, la plupart de ces œuvres sont
difficilement classables dans un genre défini ou une catégorie simple.
Leur statut générique est ambigu, voire fluctuant. Elles se situent à la
confluence des genres, tout en affirmant une dominante poétique
indéniable. Cette production, à la fois marginale et profondément
yourcenarienne, pose de bien des manières la question de la définition
de la poésie, de sa nature composite et de ses formes visibles ou
souterraines chez l’auteur de Mémoires d’Hadrien. C. Frederick

82
A.-Y. JULIEN, Marguerite Yourcenar ou la signature de l’arbre, op. cit., p. 59.
438 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Farrell estime même que la prose poétique serait la « marque» du style


yourcenarien83.
Nous avons signalé que, dès son premier livre de poésie, Le
Jardin des Chimères, Yourcenar mêle à ses vers strictement
charpentés, des fragments de prose à forte tonalité poétique en guise
de sommaires didascalies. De la même manière, nous avons souligné
qu’un texte allégorique comme « L’Homme couvert de dieux », publié
dans L’Humanité en 1926, avait également de fortes résonances
poétiques. Dans les années qui suivent, Yourcenar multiplie les textes
poétiques en prose, expérimentant des formes d’écriture hybrides qui
se développeront dans les années trente et quarante. En 1927, elle
compose en hommage à son chien pékinois, « Suite d’estampes pour
Kou-Kou-Haï » qui sera publié en 1931 dans Le Manuscrit
autographe et repris dans son recueil d’essais posthume, En Pèlerin et
en étranger. Ce texte qui imagine lyriquement les mille réincarnations
symboliques du petit chien adoré, de la Chine impériale de ses
ancêtres à Florence où il est né, a même fait l’objet d’une édition de
luxe, illustrée, réalisée en 1980, aux États-Unis, par un ami de
l’auteur84. À cette occasion, Yourcenar signe un court texte de
présentation de son œuvre de jeunesse, évoquant « ce petit poème
devenu petit livre »85. Mais quelques lignes plus loin, il ne s’agit plus
d’un poème mais d’un « petit essai »86. En 1969 pourtant, elle
affirmait à Patrick de Rosbo que « Suite d’estampes pou Kou-Kou-
Haï » est « décidément un poème en prose »87. Quelques années plus
tard, organisant ses projets littéraires pour 1973, elle classe le même
texte parmi ce qu’elle nomme ses « essais poétiques »88. On constate
donc, à partir de ce court texte, combien est vague et changeante son
approche générique de certains travaux à caractère poétique. On
pourrait tirer les mêmes conclusions de nombreux écrits poétiques
composés à la même époque, en particulier « Sixtine », publié pour la
première fois en 1931, et que son auteur définit comme « plutôt un

83
Voir M. YOURCENAR, The Alms of Alcippe, traduction Edith R. Farrell,
« Introduction » C. Frederick Farrell, op.cit., 1982, p. 7.
84
Voir M. YOURCENAR, Suite d’estampes pour Kou-Kou-Haï, avec des gravures
sur bois de Nancy McCORMICK, Seal Harbor (Maine), High Loft, MCMLXXX, 23
p. [tirage limité à 180 ex.]
85
« À propos d’une republication de ces pages », PE, p. 479.
86
Ibid., p. 480.
87
Lettre à P. de Rosbo, 24 avril 1969, Fonds Yourcenar.
88
Voir S II, p. 41.
POÈMES EN PROSE, PROSES POÉTIQUES… 439

poème en prose qu’un essai »89, qu’il a d’ailleurs songé, en 1973, à


publier à la suite de Feux90. De la même manière, « Le Catalogue des
idoles » composé en 1930, est constitué, toujours selon son auteur, de
« très courts poèmes sur des sujets mythologiques »91. De 1932 date
« Mozart à Salzbourg » pour lequel Yourcenar indique à Patrick de
Rosbo : « genre poème en prose »92. Deux textes de la période
grecque, contemporains de Feux, publiés pour la première fois dans la
revue touristico-culturelle Le Voyage en Grèce en 1935-1936,
« Apollon tragique » et « Dernière olympique » sont présentés par leur
auteur comme des essais de « type poétique »93. Yourcenar qualifie
même le second texte d’ « essai lyrique »94. De 1945 date Cantique de
l’âme libre, que Yourcenar a décrit comme un « chant de la liberté
humaine »95, prose poétique qu’elle a détruite en raison de son
insuffisance.
On pourrait ajouter à ces quelques proses poétiques
généralement brèves, un autre texte plus ambitieux, au statut
énigmatique, Les Songes et les sorts, recueil de récits de rêves
authentiques, publié en 1938. Yourcenar présente ce livre, dont elle
projetait une nouvelle édition revue et augmentée de nouveaux rêves,
comme « une série de rêves authentiquement faits par l’auteur, et
commentés par lui, sans référence aux théories psychologiques en
vogue, dans leurs rapports avec le mythe et l’activité poétique à l’état
de veille. »96 Une définition peu précise qui situe Les Songes et les
sorts entre le poème en prose, l’essai, l’exercice d’écriture
automatique et les « Mémoires de ma vie rêvée »97, selon la formule
de l’auteur-rêveur. À la sortie du livre, le critique Edmond Jaloux,
avec lequel elle partageait une passion pour les secrets de l’existence
onirique et qui lui conseilla de noter ses rêves, décrivit le recueil
comme « un remarquable florilège de poèmes en prose. On pense, en

89
Lettre à P. de Rosbo, 24 avril 1969, Fonds Yourcenar.
90
Voir S II, p. 41. M. Yourcenar abandonnera l’idée de joindre « Sixtine », à la
réédition de Feux (1974). Le texte sera finalement inclus dans le recueil d’essais, Le
Temps, ce grand sculpteur (1983).
91
Lettre à P. de Rosbo, 24 avril 1969, Fonds Yourcenar.
92
Ibid.
93
Ibid.
94
Voir S II, p. 41, note 2.
95
YO, p. 130.
96
« Chronologie », OR, p. XX.
97
« Préface », SS, p. 1541.
440 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

le lisant, parfois à ceux de Baudelaire, et parfois à ceux de Rilke. »98


Pourtant Yourcenar a toujours refusé de considérer Les Songes et les
sorts comme un recueil poétique, préférant qualifier son entreprise
d’« étude de l’esthétique du rêve »99. Elle reconnaît tout de même dans
des notes prises en vue de la réédition du livre que « ces rêves ainsi
méticuleusement racontés prennent un air de conte ou de poème,
qu’ils avaient en réalité durant le songe. »100 Encore une fois, il semble
que le poète entend affirmer sa différence, voire sa dissidence, avec la
mouvance freudo-surréaliste qui a fait de l’exploration des rêves un
des champs d’expérience majeur de sa poétique. Dans sa pertinente
étude sur Les Songes et les sorts, Maria Cavazzuti postule l’invention
par l’écrivain d’un « genre yourcenarien se substituant au genre
littéraire surréaliste. Son statut prendrait forme dans une transcription
onirique qui ne serait ni la transcription de l’onirique dans le réel […]
ni la superposition de la fonction littéraire à l’événement onirique.
[…] De cette manière, Yourcenar dessine un nouvel espace d’écriture
qui voisine avec le domaine de la fiction, mais qui reste séparé de lui
et conserve sa propre autonomie par rapport à lui. »101

Le court texte Écrit dans un jardin, publié en 1980 en édition


limitée chez Fata Morgana, pose également la question de la nature
poétique de nombreux textes yourcenariens. Constitué de dix-sept
éléments brefs, phrase unique ou courts paragraphes, isolés au centre
de la page, son statut générique pose question :

La couleur est l’expression d’une vertu cachée.


Certains oiseaux sont des flammes.
[…]
Glace. Étincelant arrêt. Condensation pure. Eau stable.
[…]
Ton corps aux trois quarts composé d’eau, plus un peu de
minéraux terrestres, petite poignée. Et cette grande flamme en toi
dont tu ne connais pas la nature. Et dans tes poumons, pris et

98
« L’Esprit des livres », Les Nouvelles littéraires, 8 octobre 1938.
99
YO, p. 105.
100
« Dossier des Songes et les sorts », SS, p. 1629.
101
Maria CAVAZZUTI, « Les Songes et les sorts : mythologie du moi, miroir de
l’universalité », L’Universalité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, vol. 2, Tours,
SIEY, 1995, p. 109-110.
POÈMES EN PROSE, PROSES POÉTIQUES… 441

repris sans cesse à l’intérieur de la cage thoracique, l’air, ce bel


étranger, sans qui tu ne peux pas vivre.102

S’agit-il de courts poèmes en prose, ou tout au moins, de


proses à forte résonance poétique, auxquels se mêlent quelques vers
isolés ? L’auteur se contente d’insister sur la fluidité d’un texte « si
végétal »103. En fait, Youcenar a extrait les fragments qui constituent la
matière d’Écrit dans un jardin, d’un carnet rédigé dans les années
soixante-dix et titré « Méditations dans un jardin » dans lequel se
mêlent de courtes annotations sur la nature, les arbres, les éléments,
les saisons et la vie animale et végétale telle qu’elle peut les observer
de son jardin de Petite Plaisance :

1976 – Février. Le magnifique hibou qui par un soir de neige et de


gris crépuscule demeure là, sur la branche, regardant le monde de
ses brûlants yeux jaunes. Presque invisible dans les tons bruns,
gris, blancs de l’hiver. C’est Elliott qui l’a dépisté pour moi.
Respect et silence.104

Pour satisfaire la demande de l’éditeur Bruno Roy qui


souhaitait publier en édition de luxe un texte inédit de Yourcenar, elle
a donc extrait de son carnet d’observation et de méditation sur la
nature, des fragments d’une tonalité particulièrement poétique. On
s’étonne donc que Michèle Sarde ait pu suggérer qu’Écrit dans un
jardin pourrait être une version « censurée » de « Méditations dans un
jardin », dans laquelle l’auteur aurait expurgé son texte de « la part
personnelle » qu’il contenait105. Il semble plutôt que Yourcenar,
lorsqu’elle accepte de publier certains fragments de son carnet, a
sélectionné ces derniers en fonction de leur poéticité, de leur portée
générale et universelle, supprimant tout ce qui est anecdotique ou
trivial, afin de ne pas faire retomber ses « pensées » dans le prosaïsme
outrancier, ennemi, selon elle, de l’élévation nécessaire à la méditation
poétique et métaphysique. L’exemple d’Écrit dans un jardin montre

102
M. YOURCENAR, Écrit dans un jardin, Montpellier, Fata Morgana, 1992 [1er éd.
1980], s. p. Texte repris, avec quelques légères modifications, dans Le Temps, ce
grand sculpteur (1983). Voir TGS, p. 404-407.
103
Voir lettres à Bruno Roy, 20 septembre 1980 et 19 janvier 1981, Archives Fata
Morgana.
104
« Méditations dans un jardin », SII, p. 234.
105
Voir « Présentation », ibid., p. 21.
442 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

combien la poésie surgit, souvent de manière discrète mais profonde,


dans des textes de nature très différentes pour les transformer et leur
insuffler un degré d’intensité et d’universalité que la prose ne peut
guère atteindre.
Ces quelques exemples parmi bien d’autres illustrent la
manière ambiguë et fluctuante avec laquelle Marguerite Yourcenar
envisage une bonne partie de sa production d’essence poétique en
prose, en particulier celle née dans les années 1930. Comme si cette
confusion des genres était la conséquence de la confusion des
sentiments et des sens qui a marqué cette décennie déstabilisante et
créatrice. Sur le plan strictement artistique, ce glissement d’un genre à
l’autre, cette déstabilisation des limites génériques sont
symptomatiques, à bien des égards, de la manière dont Yourcenar
conçoit l’art poétique : un vaste domaine aux frontières ouvertes et
mouvantes que le poète redessine constamment.

Les frontières flottantes de la poésie selon Yourcenar

Marguerite Yourcenar n’assigne pas à la poésie une place fixe,


déterminée par avance, codifiée par l’usage et la tradition. Comme
tant d’autres écrivains du XXe siècle, elle refuse d’enfermer sa
création dans les classifications héritées des classiques, afin
d’inventer, pour chaque nouveau texte, l’espace qui lui convient. De là
son refus ou sa difficulté à assigner, à chacune de ses créations, une
étiquette et sa constante entreprise de subversion générique qui aboutit
chez elle à la débâcle des classifications et des espaces fermés ou
cloisonnés. La critique yourcenarienne a remarqué combien la
question des frontières était au centre de la création et de l’existence
même de celle qui confiait en 1976 : « Mon choix de vie n’est pas
celui de l’Amérique contre la France. Il traduit un goût du monde
dépouillé de toutes les frontières. »106 Cette formule convient
parfaitement à la plupart de ses écrits dont l’hybridation postule « [c]e
rêve de transgression des frontières », selon l’expression d’Anne-
Yvonne Julien qui souligne avec justesse « la capacité très
yourcenarienne à tisser des réseaux textuels et à transgresser avec

106
« Marguerite Yourcenar s’explique », entretien avec Claude Servan-Schreiber, op.
cit., PV, p. 178.
POÈMES EN PROSE, PROSES POÉTIQUES… 443

aisance les frontières génériques. »107 À l’instar de l’empereur Hadrien


auquel elle fait dire, « je ne puis pas […] me vanter d’une existence
située au centre », Yourcenar écrit à la frontière des genres et en
marge de son époque. Comme le lui faisait remarquer Bernard Pivot :

vous êtes toujours aux frontières des choses. D’abord vous êtes
née à la frontière de la France et de la Belgique. Ici, dans cet État
du Maine, [vous êtes] à l’extrême frontière au nord-est des États-
Unis, pas loin de la frontière du Canada, [Dans] les deux livres
autobiographiques dont nous allons parler dans un instant, c’est-à-
dire Archives du Nord et Souvenirs pieux, vous étudiez les
frontières de votre famille. Tous vos livres, on ne peut pas les
ranger dans un genre parce qu’ils sont aux frontières de l’histoire,
du roman et de la poésie. Mais où qu’on vous place, vous ne restez
jamais au centre, vous vous échappez, vous êtes toujours aux
frontières.108

La critique a trop souvent réduit l’espace poétique de l’auteur


des Charités d’Alcippe et de Feux, à ses poèmes de jeunesse
d’inspiration néo-classique, occultant une part importante de ses écrits
poétiques soit les poèmes en prose, les proses et les récits poétiques,
qui font partie intégrante de sa création à caractère poétique. Ils
représentent d’ailleurs sa part la plus moderne. Car outre les poèmes
en vers réguliers souvent jugés, souvent avec raison, académiques ou
marmoréens, la poésie a pris, dans l’œuvre de Yourcenar, des formes
et des accents novateurs. Le lent processus de déstabilisation des
limites génériques, que nous avons souligné plus haut, s’inscrit
pleinement, que Yourcenar en ait conscience ou pas, dans la réflexion
de l’écrivain moderne qui entend dynamiter le carcan des formes
préétablies pour opérer la fusion, ou du moins, la confusion des
genres. À la suite d’Hugo, Baudelaire ou Mallarmé, elle refuse
l’arbitraire classification des genres. Sans doute pense-t-elle avec
Benedetto Croce que « [t]out authentique chef-d’œuvre viole la loi
d’un genre institué »109 et en appelle-t-elle, à l’instar d’un Maurice
Blanchot, à l’anéantissement des barrières génériques :

107
Marguerite Yourcenar ou la signature de l’arbre, op. cit., p. 183.
108
Bernard PIVOT, « Bernard Pivot rencontre Marguerite Yourcenar », op. cit., PV,
p. 255-256.
109
Benedetto CROCE, Estetica, 1902. Cité par Yves STALLONI, Les Genres
littéraires, Nathan, 2001, p. 119.
444 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Seul importe le livre, tel qu’il est, loin des genres, en dehors des
rubriques prose, poésie, roman, témoignage, sous lesquelles il
refuse de se ranger et auxquelles il dénie le pouvoir de lui fixer sa
place et de déterminer sa forme. Un livre n’appartient plus à un
genre, tout livre relève de la seule littérature, comme si celle-ci
détenait par avance, dans leur généralité, les secrets et les formules
qui permettent seuls de donner à ce qui s’écrit réalité de livre.
Tout se passerait donc comme si les genres s’étant dissipés, la
littérature s’affirmait seule, brillait seule dans la clarté mystérieuse
qu’elle propage et que chaque création littéraire lui renvoie en la
multipliant.110

Pourtant si Yourcenar se fait, implicitement du moins, l’apôtre


de la fin des genres, elle postule surtout une contamination par la
poésie, essence première de la littérature, de tous les genres
artificiellement imposés. La notion de « poésie sans le vers »111 chère à
Todorov convient à une très grande partie de l’œuvre de Marguerite
Yourcenar à laquelle Silvia Baron Supervielle écrivait en 1981 que
tous ses livres étaient des poèmes112. Le compliment a dû toucher
l’écrivain qui considérait lui-même son œuvre comme un immense
poème. Ne répond-il pas à Matthieu Galey qui lui demande laquelle de
ses œuvres il définit comme des poèmes, « Toutes »113 ? Marguerite
Yourcenar s’est sûrement reconnue dans les célèbres formules de son
ami Cocteau qui classait sa production littéraire en « poésie de
roman », « poésie de théâtre », « poésie de critique », « poésie
graphique »… Nous pourrions, de la même manière, relire l’œuvre de
l’auteur de Mémoires d’Hadrien, de Denier du Rêve et de Quoi ?
L’Éternité, en recherchant sous la trompeuse apparence qui fait des
principaux livres de Yourcenar des romans, nouvelles, essais ou
mémoires, le poème souterrain sur lequel ils reposent et mesurer
combien la poésie, chez elle, investit la totalité du terrain littéraire
dont elle est l’une des fondations les plus solides.

110
Maurice BLANCHOT, « Où va la littérature », Le Livre à venir, Gallimard, coll.
« Idées », 1959, p. 293.
111
Voir Tsvetan TODOROV, « La poésie sans le vers », La Notion de littérature, éd.
du Seuil, coll. « Points », 1987, p. 71-72.
112
Voir lettre de Silvia Baron Supervielle à M. Yourcenar, 25 juin 1981, Fonds
Yourcenar.
113
Voir YO, p. 210.
POÈMES EN PROSE, PROSES POÉTIQUES… 445

La poésie hors du poème

Dans son étude sur Mémoires d’Hadrien, Henriette Levillain


insiste sur la thématique des frontières, réelles ou symboliques, qui
parcourt le plus célèbre livre de Marguerite Yourcenar. Elle considère
même la figure de la frontière comme « la plus complète de toutes les
constructions d’Hadrien »114, tant il est vrai que le récit yourcenarien
multiplie les références qui définissent l’empereur romain comme un
homme de la périphérie plutôt que du centre, un être à cheval sur les
frontières des civilisations, des mondes connus et inconnus, un
individu saisi alors qu’il s’apprête à franchir les frontières de la mort
et – puisque il est empereur – celles de la postérité. De la même
manière, Yourcenar situe son récit aux frontières des genres. Roman
historique ? Autobiographie fictive ? Méditation sur l’histoire
romaine ? … Davantage que ses autres œuvres en prose, Mémoires
d’Hadrien s’avère difficile à enfermer dans de quelconques limites
génériques. Dès la parution du livre, la critique a eu quelque difficulté
à classer cette œuvre hybride115 que Thomas Mann considérait comme
« une œuvre poétique pleine d’érudition »116. Yourcenar qui, comme
nous l’avons signalé, n’a pas la fibre classificatrice – du moins quand
il s’agit de sa propre production – a sans doute été d’accord avec
l’auteur de La Mort à Venise, pour considérer son livre, au premier
chef, comme « une œuvre poétique », catégorie suffisamment vaste
pour qu’elle ne s’y sente pas prisonnière. En préambule à l’énoncé
détaillé des sources qui lui ont permis de reconstituer la vie de
l’empereur, l’écrivain précise que Mémoires d’Hadrien « touche par
certains côtés au roman et par d’autres à la poésie »117. Souvenons-
nous que dès les premières tentatives pour évoquer par le biais de la
fiction la figure d’Hadrien, la poésie est déjà présente : « Lorsque à
vingt ans, j’ai vu la villa Hadriana, j’ai songé à un essai poétique sur

114
Henriette LEVILLAIN, « Le thème de la frontière », Mémoires d’Hadrien de
Marguerite Yourcenar, Gallimard, coll. « Foliothèque », 1992, p. 60.
115
Voir « Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar. Réception critique (1951-
1952) », Bulletin du CIDMY, n° 14, octobre 2002, 172 p.
116
Thomas MANN, lettre à Charles Kerenyi, 19 janvier 1954, cité par
J. SAVIGNEAU, Marguerite Yourcenar. L’Invention d’une vie, op. cit., p. 230.
117
« Note », MH, p. 543.
446 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

l’empereur amateur d’art. »118 reconnaît Yourcenar. Dans Les Yeux


ouverts, elle confie que parmi les premières ébauches du récit
hadrianique figure une version dialoguée, proche de Gobineau,
comprenant « des fragments de vers que j’avais insérés dans ces
pages, comme des moments de silence rythmé. »119 Ne peut-on
rapprocher ces projets détruits de Mémoires d’Hadrien, de l’esprit de
« l’ouvrage assez ambitieux, mi-partie prose, mi-partie vers »120,
ébauché par l’empereur, sorte de rêve d’œuvre hybride et totale, telle
que l’a rêvée Yourcenar elle-même ?
Au final n’a-t-elle pas composé un « roman-poëme »121,
formule utilisée par Sainte-Beuve pour caractériser Salammbô ? À
l’évidence, elle pense avec Flaubert que tout roman véritable doit se
faire poème. Mémoires d’Hadrien en est d’ailleurs la parfaite
illustration. Les critiques les plus sensibles à la marque poétique du
livre l’ont signalé dès sa parution. Ainsi Max-Pol Fouchet affirme que
« [l]es Mémoires d’Hadrien constituent un grand poème – (et ils
n’attentent pas ainsi à la vérité historique, puisque Hadrien fut poète).
Science, conscience et poésie voilà ce livre. »122 Paul Dresse considère
le livre comme « une sorte de long poème à la gloire de la Rome
antique, une sorte de chant impérial dont les chapitres, avec leurs titres
latins, figurent une succession de rythmes, de mouvements
majestueux. »123 Marie de Régnier, alias Gérard d’Houville évoque,
pour sa part, un « beau roman vrai, écrit avec une simplicité noble et si
souvent poétique »124. Plus récemment, un manuel de littérature a
évoqué le « poème en prose et les vers blancs du récit d’Hadrien »125.
Marguerite Yourcenar aurait donc atteint son objectif. Le subtil jeu
des rythmes sous-jacents qui irriguent sa prose, les complexes réseaux
118
« Rencontre avec Marguerite Yourcenar », entretien avec Jean-Claude Texier, La
Croix, 19-20 septembre 1971. PV, p. 123.
119
YO, 59 et 61.
120
MH, p. 455.
121
SAINTE-BEUVE, Causeries du lundi, tome IV, cité par Henriette
LEVILLAIN, Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 235.
122
Max-Pol FOUCHET, « un empereur se penche sur son passé », Carrefour, 9
janvier 1952. Voir « Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar ». Réception
critique (1951-1952) », op.cit., p. 41.
123
Paul DRESSE, « Les Mémoires de l’empereur Hadrien », Le Phare Dimanche,
n° 314, 13 janvier 1952, p. 5. Voir ibid., p. 56.
124
Gérard D’HOUVILLE, Revue des deux mondes, 15 février 1952. Voir ibid., p. 87.
125
B. VERCIER et J. LECARME, « Les Nouveaux classiques : Marguerite
Yourcenar », La Littérature en France depuis 1968, op. cit., p. 66.
POÈMES EN PROSE, PROSES POÉTIQUES… 447

métaphoriques, le ton élégiaque de certaines séquences du livre qui


abandonne parfois le drapé officiel du « ton togé », l’oratio togata des
Anciens, et mille autres infimes variations font effectivement
quelquefois glisser Mémoires d’Hadrien du côté de la poésie.
Il était logique que Yourcenar entoure le récit de l’existence
d’un empereur grand lettré, poète lui-même, d’un halo de poésie.
Références aux poètes anciens qu’il apprécie ou déteste, présence des
poètes du temps, évocation des œuvres poétiques inspirées par son
règne ou par son amour pour Antinoüs… les éléments poétiques
remplissent la matière romanesque de Mémoires d’Hadrien. Rémy
Poignault a souligné, notamment, comment Yourcenar se servait, à
plusieurs reprises, de poèmes comme source documentaire pour
décrire une scène ou apporter une note poétique à une description126.
Yourcenar utilise également, avec une grande subtilité, les quelques
poèmes composés par l’empereur romain parvenus jusqu’à nous. Elle
se sert, par exemple, d’une inscription dédicataire de l’empereur au
temple d’Éros à Thespies, dont elle proposera une traduction dans La
Couronne et la lyre127, pour décrire en quelques lignes une scène de
chasse à l’ourse dans laquelle on retrouve tous les éléments du poème
hadrianique128. Elle va encore plus loin dans ce jeu de tissage poésie-
prose lorsqu’elle insère, à la fin du livre, des vers attribués à Hadrien
mourant, auquel elle donne une suite :

Petite âme, âme tendre et flottante, compagne de mon corps, qui


fut ton hôte, tu vas descendre dans ces lieux pâles, durs et nus, où
tu devras renoncer aux jeux d’autrefois. Un instant encore,
regardons ensemble les rives familières, les objets que sans doute
nous ne reverrons plus…Tâchons d’entrer dans la mort les yeux
ouverts…129

Le lecteur non averti aura du mal à savoir – puisque aucun


signe typographique n’indique qu’il s’agit d’une citation – que seules

126
Voir Rémy POIGNAULT, « Hadrien et les hommes de lettres contemporains »,
L’Antiquité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Littérature, mythe et histoire, op.
cit., en particulier p. 536-537, concernant un échange « poétique » entre le poète
Florus et Hadrien et p. 550-552, au sujet d’un poème de circonstance de Pancratès.
127
Voir « Sur un trophée de chasse offert au temple de l’Amour, à Thespies », CL,
p. 403.
128
Voir MH, p. 408.
129
Ibid., p. 515.
448 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

les deux dernières phrases ont été écrites par l’auteur de Mémoires
d’Hadrien, le début du paragraphe étant l’adaptation en prose d’un
poème de l’empereur, extrait de la Vita Hadriani :

Petite âme, petite vagabonde, petite câline,


hôtesse et compagne du corps,
qui vas t’en aller en des lieux
tout blêmes, tout raides, tout déserts,
et cesseras tes badinages habituels.130

Seuls les lecteurs latinistes ont pu rendre à Hadrien ce qui


appartient à l’empereur puisque, en manière de clin d’œil, Yourcenar a
pris soin de placer en exergue de son livre la version originale du
poème hadrianique, qui ouvre et ferme donc le récit de sa vie. Par un
procédé stylistique savamment mesuré, l’écrivain, comme on le voit,
transforme en court poème en prose les vers de son modèle. Poussant
plus avant le jeu littéraire, Yourcenar poursuit l’œuvre de l’empereur,
s’octroyant le droit d’inventer les dernières paroles d’Hadrien, ou
plutôt, d’écrire, à sa suite, ses derniers vers, ancrant encore plus son
livre dans l’espace poétique, et proposant une métaphore de son
travail de créatrice : en écrivant Mémoires d’Hadrien, elle a peut-être
bercé le rêve de composer, à sa suite, cet « ouvrage assez ambitieux,
mi-partie prose, mi-partie vers » qu’il a songé à écrire.
Cette poésie hors du poème, qui nous paraît une des
caractéristiques majeures de l’œuvre yourcenarienne, est tout aussi
importante dans plusieurs autres livres. Yourcenar n’avoue-t-elle pas
s’être adonnée, à partir de 1932, « à des recherches de techniques
poétiques dissimulées dans la prose, et crispant parfois celle-ci »131 ?
Ce glissement discret de la prose vers la poésie, dont on devine les
rythmes intérieurs dissimulés au cœur de certaines de ses œuvres
romanesques, ces passages constants de la narration à une méditation
poético-philosophique, l’usage occasionnel du vers blanc donnent à
certains passages des romans et nouvelles de Yourcenar une tonalité
poétique incontestable. Un livre tel que L’Œuvre au noir, le plus
souvent étiqueté « roman historique », est pourtant riche d’une
dimension poétique profonde qu’une lecture attentive permet de
mettre à jour. Anne-Yvonne Julien note avec raison qu’il convient de
130
Traduction d’H. BARDON, cité par R. POIGNAULT, L’Antiquité dans l’œuvre de
Marguerite Yourcenar. Littérature, mythe et histoire, op. cit., p. 589, note 64.
131
« Postface » de Anna, soror…, OR, p. 910.
POÈMES EN PROSE, PROSES POÉTIQUES… 449

ne pas « mésestimer, dissimulée derrière l’ordre narratif, l’importance


des strates poético-philosophiques qui ont permis au texte de se
constituer »132. Ainsi le récit de « l’odyssée » du médecin, philosophe
et libre penseur du XVIe siècle, superpose à la narration romanesque,
d’autres dimensions (onirique, poétique, philosophique) qui se mêlent
et finissent par constituer un courant souterrain qui enrichit le texte et
l’éloigne définitivement de sa dimension de roman historique. « La
frontière entre la figuration réaliste et la figuration onirique vacille.
L’édifice du temps narratif se fracture pour laisser apparaître, par
intermittence, la manifestation poétique d’un exister éternel »133,
constate encore Anne-Yvonne Julien qui consacre une partie de son
commentaire de L’Œuvre au noir à « la dérive poétique »134 du roman.
L’un des épisodes les plus émouvants du livre, « La Promenade sur la
dune », illustre parfaitement cette dérive subtile du récit narratif vers
l’éternel poétique. Seul, face à l’immensité marine, mais surtout face à
lui même, à son histoire, Zénon se dépouille physiquement et
mentalement pour atteindre une vérité intérieure par ce que Yourcenar
définit comme « la poésie du ton pur »135. Comme l’écrit Anne-
Yvonne Julien, dans ces quelques pages denses, « la prose se veut
assurément poème. »136 Plus généralement, on pourrait analyser dans
L’Œuvre au noir, l’un des thèmes principaux du roman, celui de
l’alchimie, riche de symboles et de textes cryptiques qui ont fasciné
Yourcenar, comme une métaphore de la poésie. L’auteur fait
d’ailleurs elle-même ce rapprochement entre alchimie et poésie
cryptique lorsqu’elle explique à Patrick de Rosbo :

Il semble certain que nombre de grands traités alchimiques aient


été écrits en code, consciemment, et par prudence ; mais il faut
bien se dire que ce torrent de métaphores, souvent admirables, qui
constitue le langage alchimique, est hermétique ipso facto sans
même que la notion d’alibi et de précaution intervienne, comme
sont spontanément hermétiques tant de grands poèmes, qui
s’efforcent de traduire des réalités par-delà les mots.137

132
Anne-Yvonne JULIEN, L’Œuvre au noir de Marguerite Yourcenar, Gallimard,
coll. « Foliothèque », 1993, p. 13.
133
Ibid., p. 14.
134
Ibid., voir p. 75-77.
135
Cité par Anne-Yvonne JULIEN, ibid., p. 80.
136
Ibid., p. 136.
137
ER, p. 124.
450 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Des trois tomes du Labyrinthe du monde, œuvres qui refusent


également la dictature arbitraire des genres138, le troisième, Quoi ?
L’Éternité, est sans doute celui qui assume le plus clairement sa
dimension poétique. D’ailleurs, l’auteur n’a-t-il pas mis explicitement
son ouvrage sous le « patronage » du premier des grands poètes
modernes, Rimbaud, en choisissant comme titre un de ses vers les plus
énigmatiques ? Quoi ? L’Éternité, texte auquel Yourcenar a consacré
ses ultimes forces, « touche au roman et au poème (mais il y avait déjà
çà et là des touches de ce genre dans les deux premiers volumes) »139,
comme elle le précise à son éditeur. Plus qu’ailleurs, en effet,
l’écrivain s’abandonne à une écriture éminemment poétique qui
caractérise une grande partie du livre. Que l’on songe à la scène
muette sur la dune dans laquelle Jeanne de Reval s’offre nue au vent
de la nuit et à son fiancé invisible140. À la lecture de ce passage, on ne
peut s’empêcher de penser à une autre scène de nudité dans la nature,
« la promenade sur la dune » de Zénon, dans L’Œuvre au noir, où, de
la même manière, Yourcenar, que le thème de la nudité et du contact
« sauvage » de l’homme avec la nature obsédait, élabore, par petites
notes, une poétique sensuelle et cosmique. Comme l’écrit Simone
Proust dans son commentaire de Quoi ? L’Éternité, « [d]ans cette page
sur la nuit à Texel se retrouvent les notations de poésie cosmique où
Yourcenar excelle, poésie faite notamment de l’intensité des
sensations »141. Simone Proust, à partir d’autres exemples, démontre
comment la poésie s’insinue de manière insistante dans la prose,
faisant basculer le texte du réalisme de la narration à l’onirisme,
impression que renforce le lyrisme du ton qui domine dans de
nombreuses pages142.
Cette « contamination » des œuvres en prose de Marguerite
Yourcenar par la poésie, tout lecteur attentif la devine dans la plupart
de ses livres. Patrick de Rosbo a souligné « la poésie très secrète et en

138
Interrogée en 1971, en cours de rédaction du premier tome du Labyrinthe du
monde, Souvenirs pieux, M. Yourcenar avait quelque difficulté à situer clairement son
texte : « c’est un petit peu situé entre l’essai et le poème ou le roman. C’est peut-être
plus près de l’essai. ». Voir « Un entretien inédit de Marguerite Yourcenar », Bulletin
de la SIEY, n° 19, décembre 1998, p. 45.
139
M. YOURCENAR, lettre à Yannick Guillou, 5 octobre 1986, L, p. 677.
140
Voir QE, p. 1244.
141
Simone PROUST, Quoi ? L’Éternité de Marguerite Yourcenar, Gallimard, coll.
« Foliothèque », 2001, p. 47.
142
Voir « Conclusion », ibid., p. 130-131.
POÈMES EN PROSE, PROSES POÉTIQUES… 451

même temps transparente qui bien souvent équivaut [chez elle] à un


état de grâce »143. Qu’il s’agisse du théâtre, du roman, de la nouvelle,
voire de l’essai, Yourcenar considérait que la poésie se devait de
servir de soubassement à ses complexes architectures verbales.
Plusieurs critiques se sont d’ailleurs attachés à mettre en évidence cet
aspect essentiel de son écriture. Dans son analyse des nouvelles
yourcenariennes, Bruno Blanckeman insiste à juste titre sur la
dimension poétique d’un grand nombre d’entre elles, en particulier
dans Nouvelles orientales144. Stéphanie Smadja a détaillé le
mécanisme de glissement de la prose vers la poésie dans l’une d’entre
elles, « Kâli décapitée »145. Marc-Jean Filaire a démontré, lui, que la
nouvelle qui ouvre le recueil, « Comment Wang-Fô fut sauvé », qu’il
considère comme « un poème de la mort », opère un subtil glissement
de l’écriture « dans le but d’exprimer sa propre disparition avec grâce
et sa dilution dans l’indicible de la poésie. »146 Il avance par ailleurs,
avec raison, que, plus que dans d’autres nouvelles du recueil, dans le
récit du peintre chinois et de son disciple, « l’écriture Yourcenarienne
puise son énergie dans la poésie. »147. Bien d’autres textes
yourcenariens posent le même type d’interrogations à la critique.
Maria Cavazzuti, par exemple considère la pièce La Petite
sirène, » comme la continuation de la poétique de Feux »148, tandis que
Camillo Faverzani se demande, à propos d’un autre texte dramatique
de Yourcenar, Le Dialogue dans le marécage, s’il ne s’agit pas, en
fait, d’une œuvre poétique149.
Le métissage générique qui caractérise l’ensemble de l’œuvre
yourcenarienne est une des marques de sa modernité. Quand l’on

143
ER, p. 164-165.
144
Voir Bruno BLANCKEMAN, « "J’immobiliserai ton âme". La nouvelle dans
l’œuvre de Marguerite Yourcenar », Bulletin de la SIEY, n° 22, décembre 2001,
p. 57 -74.
145
Voir Stéphanie SMADJA, « Kâli décapitée. À la rencontre de la prose et de la
poésie », Bulletin de la SIEY, n° 21, décembre 2000, p. 53-71.
146
Marc-Jean FILAIRE, « Comment Wang-Fô fut sauvé, Récit d’une disparition et
disparition du récit », Bulletin de la SIEY, n˚ 24, décembre 2003, p. 73.
147
Ibid., p. 60.
148
Maria CAVAZZUTI, « La Petite sirène : solipsiste de l’amour », Marguerite
Yourcenar. Écritures de l’Autre, op. cit., 1997, p. 262.
149
Voir Camillo FAVERZANI, « Le Dialogue dans le marécage : œuvre poétique ou
œuvre dramatique ? », Rencontres autour du théâtre de Marguerite Yourcenar,
Bulletin de la SIEY, n° 7, novembre 1990, p. 41-59.
452 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

considère, de ce point de vue, l’ensemble des livres de l’auteur de


Mémoires d’Hadrien, peut-on encore lui accoler l’étiquette douteuse
de classique, voire d’académique ? Certainement pas. Cette poésie
présente bien au-delà du poème incite, à notre avis, à situer l’œuvre de
Yourcenar au cœur de cette « littérature de dissidence », rétive à tout
enfermement générique, telle que l’a décrite Camus dans L’Homme
révolté, plutôt que du côté de la « littérature de consentement »150, à
laquelle la critique la rattache encore trop souvent. Les ultimes
expériences poétiques de Marguerite Yourcenar en sont la preuve
éclatante.

La dernière expérience poétique

Les derniers textes poétiques composés par Yourcenar l’ont


été en 1982. Ils sont d’une facture très différence de celle des
nombreux poèmes en vers réguliers, des poèmes en prose et des proses
poétiques qui constituent l’essentiel de la production poétique de
l’écrivain. Il convient donc de leur accorder une place particulière tant
ils représentent une manière de révolution dans l’esthétique
yourcenarienne de la poésie. Publiés en 1986, dans La Nouvelle Revue
Française, « Les Trente-trois Noms de Dieu » et « Le Livre
d’adresse », constituent deux ensembles conjoints de très brefs
poèmes non rimés, disposés comme des îlots autonomes sur l’espace
de la page. Chaque suite de poèmes contient un dessin de l’auteur, qui
s’intègre au poème, ajoutant un élément graphique aux blocs de texte
constitués par les vers. Nous ne connaissons pas, dans l’ensemble du
corpus de la poésie de Yourcenar, d’autres œuvres de ce type. « Les
Trente-trois Noms de Dieu » et « Le Livre d’adresse » représentent les
seuls cas où elle expérimente l’art du vers libre, abandonnant, à la fin
de sa vie, la rime qui caractérise la totalité de sa poésie versifiée151.

150
Voir Yves STALLONI, « Le mythe de l’œuvre unique », Les genres littéraires, op.
cit., p. 119.
151
Remarquons que M. Yourcenar signale avoir écrit au milieu des années 1930,
« [t]rois ou quatre poèmes en vers libres, dont l’un "Le Poème du joug" a été inclus
dans Les Charités d’Alcippe. » Affirmation qui prête à confusion puisque « Le Poème
du joug » publié en 1935, et qui enchaîne les rimes plates, n’est nullement ce que l’on
considère communément comme un poème en vers libre. Voir « Chronologie », OR,
p. XIX.
POÈMES EN PROSE, PROSES POÉTIQUES… 453

Ces deux suites poétiques représentent donc une rupture


catégorique dans la manière de Yourcenar d’écrire en vers. L’analyse
de ces poèmes tardifs, largement ignorés du lecteur de l’œuvre
yourcenarienne, – ils n’ont connu jusqu’en 2003 que la diffusion
forcément éphémère de leur unique publication dans la NRF152 –
permet de nuancer le jugement global porté par certains critiques qui
considèrent que la poésie de Yourcenar n’a guère évolué, se
cantonnant dans un néoclassicisme forcené, peu en phase avec la
modernité. La seule lecture de ces poèmes, imaginés en 1982 alors
que Yourcenar a presque quatre-vingts ans, atteste, au contraire, du
chemin parcouru en six décennies de fréquentation de la poésie,
depuis les maladroits poèmes imitatifs réunis dans Les Dieux ne sont
pas morts, publié en 1922.
« Les Trente-trois Noms de Dieu » est né de la complicité de
Yourcenar avec son jeune ami, Jerry Wilson, qui en est le discret
dédicataire, comme en témoigne le J., mis pour Jerry, inscrit par le
poète à la fin de ses trente-trois brefs poèmes, juste avant la date de
composition, le 22 mars 1982. On peut considérer la publication de
ces poèmes dans la NRF de juin 1986 comme un hommage posthume
à l’ami décédé quelques mois plus tôt. Une sorte de tombeau érigé en
souvenir de la tendre et tumultueuse amitié qui les a réunis durant
plusieurs années et de nombreux voyages.
C’est sur un carnet offert à l’écrivain lors de son bref séjour,
en février 1982, à Pallanza, au bord du Lac Majeur, chez ses amis
Paolo et Illaria Zacchera, que Yourcenar a inscrit au feutre noir, sur
chaque page, chacun des trente-trois noms de Dieu. Elle rédige cet
« Essai d’un journal sans date et sans pronom personnel », sous-titre
qu’elle donnera par la suite à ces fragments poétiques, après plusieurs
semaines d’intenses voyages (Égypte, Grèce, Italie…), dont ces
instantanés sont la cristallisation poétique :

Vent de mer
la nuit
dans une île.
[…]
Le chameau
boiteux

152
« Les Trente-trois Noms de Dieu », La Nouvelle Revue Française, n° 401, juin
1986, p. 111-117.
454 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

qui traversa la
grande ville encombrée
allant vers sa mort
[…]
Le torse
humain
[…]
Un aveugle
qui chante
et un enfant
infirme.153

Ces paysages entrevus, ces personnes croisées, ces animaux


caressés, ces silhouettes peut-être rêvées, ces atmosphères et ces
images mentales restituées en quelques mots, expriment poétiquement
les sensations secrètes du voyage mais aussi les instants et les visions
partagés avec son compagnon de route, témoin et sans doute aussi
parfois acteur de ces « illuminations » poétiques154. Si de nombreux
fragments des « Trente-trois Noms de Dieu » ou du « Livre
d’adresse » sont des notations cryptiques dont il est impossible de
connaître avec précision la source, d’autres sont aisément rattachables
à des épisodes de la vie et des voyages de Yourcenar et de Jerry
Wilson, au Maroc et en Égypte principalement, mais aussi dans le Sud
des États-Unis, comme dans le cas de « La femme-/aux-chiens »155,
Merenda Day, dont Yourcenar a recueilli le témoignage dans Blues et
Gospels156. « Le héron qui a / attendu toute la/ nuit, à demi gelé,/ et
trouve/ à apaiser sa /faim à l’aurore »157 a été observé en Hollande,
sur l’île de Texel, que Yourcenar considérait comme un « Paradis

153
TND, p. 9, 12, 15 et 17.
154
Michèle Goslar avance même que Jerry Wilson pourrait être l’auteur de « ces bris
de vie » notés dans un de ses carnets, et que Yourcenar se serait contentée de réunir et
de parapher. Voir Marguerite Yourcenar. « Qu’il eût été fade d’être heureux », op.
cit., p. 324. Cette hypothèse est peu crédible quand on sait qu’au cours de leurs
voyages, il arrivait souvent à Jerry Wilson de noter une formule, un vers ou une parole
prononcés devant lui par M. Yourcenar. Ce qui est plus probable c’est qu’au moment
de la composition des « Trente-trois Noms de Dieu », la voix et les images des deux
compagnons se soient rencontrées au cœur du poème. Il n’en reste pas moins que
Yourcenar est seule responsable de la transcription poétique finale de ces échanges
intimes.
155
TND, p. 18.
156
Voir « Merenda Day, la femme aux chiens », BG, p. 26-37.
157
TND, p. 13.
POÈMES EN PROSE, PROSES POÉTIQUES… 455

perdu »158. « [L]’aveugle qui chante » est probablement ce chanteur


égyptien que le poète et son compagnon sont allés écouter dans un
café de Louxor le soir du 27 janvier 1982159, évoqué à nouveau, moins
cryptiquement dans « Le Livre d’adresse » : « LE
CHANTEUR/AVEUGLE À/LOUQSOR/ et le petit orchestre/ de
tambourins et/ de violes. »160 « Les chameaux/ qui s’abreuvent/ avec
leurs petits/ dans l’oued/ difficile »161 est une des images marquantes
de son voyage au Maroc, en mars 1981. Dans une lettre, adressée de
Rabat, à Silvia Baron Supervielle un an avant qu’elle ne compose
« Les Trente-trois Noms de Dieu », Yourcenar esquisse une poétique
du souvenir fragmentée, qui semble annoncer l’explosion d’images, à
la fois réelles et réinventées, des derniers poèmes :

Oui, il semble (mais c’est faux) que certains paysages nous


attendent. En réalité ils vivent par eux-mêmes ; je pense en
particulier à cet « oued difficile », où chaque jour, nous allions
voir une cinquantaine de chameaux boire au crépuscule, à ces
palmeraies et à ces maisons de terre battue, rouges sur la route de
Zagora, et surtout à une plage, si belle et si impolluée que j’ai peur
d’en répandre le nom.162

Remarquons que ces éclats de poèmes, dont certains font


penser à des haïkus, s’inspirent souvent d’images et de souvenirs
orientaux provenant de pays de tradition musulmane, comme l’Égypte
et le Maroc, qu’elle appréciait particulièrement. Elle a d’ailleurs
reconnu que l’idée même des « Trente-trois Noms de Dieu » lui est
venue de la tradition musulmane et de ses quatre-vingt-dix-neuf noms
attribués à Allah. « C’est un peu difficile d’en trouver quatre-vingt-
dix-neuf sans se répéter. Alors, comme dans les inscriptions gravées
sur la pierre, je me suis contentée de trente-trois »163 déclarait-elle au
moment de la parution de ses poèmes dans la NRF où chacun des
fragments est numéroté. Le fragment 12 ne contient aucun texte.

158
Voir note adressée à Silvia Baron Supervielle, 16 août 1986, Archives Silvia Baron
Supervielle.
159
Voir « Les Voyages de Marguerite Yourcenar » Bulletin du CIDMY, op. cit.,
p. 131.
160
« Le Livre d’adresse », TND, p. 25.
161
Ibid., p. 18.
162
Lettre à S. Baron Supervielle, 13 mars 1981, Archives S. Baron Supervielle.
163
« Rencontre avec Marguerite Yourcenar » [18-20 juin 1986], entretien avec
Francesca Sanvitale, RAI, 6 janvier 1987, PV, p. 373.
456 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Yourcenar a dessiné sommairement ce qui peut être une constellation


d’étoiles, des boutons de fleurs ou encore des traces de pattes
d’oiseaux164. Difficile de trancher. Il semble donc que parfois les mots
sont impuissants à traduire l’émotion suscitée par une incarnation
divine et que le poème s’efface derrière le dessin, qui devient poésie
graphique dont l’influence est, là aussi, orientale. De la même
manière, dans « Le Livre d’adresse », le poète a dessiné la silhouette
d’un canard prenant son envol au-dessus des roseaux pour rejoindre
ses compagnons dans le ciel165. Ce dessin a sans doute été inspiré à
Marguerite Yourcenar par la célèbre fresque du palais de Tell-el-
Amarna, construit par Akhenaton, et conservée au Musée égyptien du
Caire. On y voit trois canards s’envoler au-dessus de bouquets de
roseaux et de papyrus. Marguerite Yourcenar a certainement apprécié
cette œuvre lors de sa visite du Musée égyptien, le 18 janvier 1982, en
compagnie de Jerry Wilson et de Jean-Pierre Corteggiani166. Elle a
donc griffonné dans son carnet une esquisse rappelant l’antique
fresque pharaonique, ouvrant son « Livre d’adresse » avec un dessin
chargé de l’émotion et du souvenir de ses découvertes esthétiques
égyptiennes.
On ne s’étonnera pas que parmi ces poétiques dénominations
divines beaucoup sont animales. Quand l’auteur de « Qui sait si l’âme
des bêtes va en bas ? »167 et d’un « Paysage avec les animaux »,
demeuré à l’état de projet168, énumère poétiquement les différentes
incarnations terrestres de Dieu, il cite le « Vol triangulaire/ des
cygnes », l’ « Agneau nouveau-né », le « beau bélier », « Le mufle/
patient du/ bœuf », « Le petit poisson/ qui agonise/ dans le gosier du/
héron », le « Cheval qui/ court/ en liberté »169, mais aussi l’abeille, la
brebis, la vache, le taureau, le chameau, les chiens. L’être humain est
très peu présent dans les « Trente-trois Noms de Dieu ». Quand il
l’est, c’est souvent de manière fragmentaire, désincarnée, presque

164
Voir TND, p. 12.
165
Voir ibid., p. 21.
166
Voir Les Voyages de Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 130. Dans son carnet de
voyage, à la date du 18 janvier 1982, J. Wilson mentionne la visite du Musée égyptien
et note qu’une des œuvres les plus appréciées par Yourcenar et lui-même représente
des « oiseaux des marais » (« marsh birds »). Document CIDMY.
167
Voir TGS, p. 370-376.
168
Voir S II, p. 236-238.
169
TND, p. 10, 11, 13 et 17.
POÈMES EN PROSE, PROSES POÉTIQUES… 457

anatomique : « La main,/ qui entre en/ contact/ avec les choses » ;


« La peau-/ toute la surface/ du corps. » ; « Le torse humain »170.
L’homme est, en revanche, au centre du « Livre d’adresse »,
puisque cette suite de poèmes, encore plus elliptiques que les
précédents, évoque « [l]es gens de/ bonne volonté/ rencontrés/ en
route »171 par Marguerite Yourcenar et Jerry Wilson lors de leur
périple méditerranéen de janvier à mars 1982. Le texte fait alterner les
noms d’amis connus ou revus au cours de ce voyage et la silhouette
d’inconnus, qui ont suscité la sympathie ou la tendresse du poète. « Le
Livre d’adresse » est une sorte de mémorial de l’amitié et de la
fraternité. L’expression « gens de bonne volonté » qui ouvre le poème
indique bien la dimension humaniste de l’entreprise yourcenarienne,
qui, à la fin du voyage, fait le « bilan » de ses rencontres, en inscrivant
dans son poème – comme on grave dans la pierre – les noms des
« frères humains » qui l’ont accompagnée jusqu’au bout de la route.
Inscrits en majuscules, on reconnaît les patronymes de certains de ses
amis et connaissances de ces années-là : l’égyptologue Jean-Pierre
Corteggiani avec lequel elle visita, avec émotion, le site d’Antinoé, la
coptologue Isis Zaki, connue également lors du voyage en Égypte, le
poète italien Manrico Murzi, traducteur de sa poésie en italien, son
amie et traductrice grecque Jeannette Chadjinicoli, des amis italiens,
Paolo et Illaria Zacchera, et quelques autres. Mais les gens de bonne
volonté, croisés au cours du voyage, sont aussi des anonymes, tels
« Les deux frères/ venus d’Alexandrie » ou « Les gentils garçons/
coptes tatoués/ d’une croix »172.

Avec « Les Trente-trois Noms de Dieu » et « Le Livre


d’adresse », derniers poèmes publiés par Yourcenar, le poète aborde
de nouvelles rives poétiques. Ces textes à la tonalité à la fois
résolument moderne et cryptique, qui jonglent avec l’utilisation du
vers libre, l’inscription mémoriale, la brièveté de certaines formes
empruntées à la poésie extrême-orientale, marquent une rupture
radicale avec l’ensemble de sa production poétique dans laquelle
domine les poèmes à forme fixe et la poésie en prose. L’abandon de la
rime, les jeux typographiques et spatiaux sur la page, l’introduction du

170
Ibid., p. 14-15.
171
Ibid., p. 21.
172
Ibid., p. 24-25.
458 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

dessin au sein même du poème, l’éclatement des images, la


fragmentation des vers, sont autant de nouveautés dans la poésie
yourcenarienne, qui s’inscrivent pleinement dans le grand mouvement
de libération des formes qui a marqué son siècle et que Yourcenar
avait semblé ignorer jusqu’alors.
Simone Proust propose, d’ailleurs, de très intéressants
rapprochements entre l’écriture novatrice des « Trente-trois Noms de
Dieu » et le troisième volume du Labyrinthe du monde, Quoi ?
L’Éternité, commencé à la même époque. Elle met en relation,
notamment, l’irruption tardive de la modernité dans la poésie
yourcenarienne avec la conception révolutionnaire de l’art que la
mémorialiste prête au musicien Egon de Reval, dans Quoi ?
L’Éternité. Celui-ci, en effet, est décrit comme un musicien ouvert à la
modernité musicale qui marqua le début du XXe siècle, sensible aux
« libertés rythmiques [et aux] audaces iconoclastes de l’avenir »173
qu’il intégrera peu à peu dans ses propres compositions. L’évocation
que fait Yourcenar de cette musique, dont elle reconnaît la beauté
brute et fascinante, conviendrait d’ailleurs parfaitement à décrire les
balbutiements de la modernité poétique qui éclôt à la même époque :

Admirer, ou comprendre, ou même aimer, importe moins que


s’accorder brièvement à une réalité au pouls plus lent que le nôtre,
à un monde auditif sans effusions et sans symboles, qui à la fois
nie et remplace tout. Un peu plus loin, mais situé pourtant à une
distance toujours infinie, on aboutirait au silence.174

Simone Proust affirme : « Il est signifiant que Yourcenar ait


choisi de faire d’Egon l’artiste moderne qu’elle n’a pu être »175, mais
qu’elle tente de devenir dans les dernières expériences poétiques à la
tonalité résolument moderniste. Comme Simone Proust l’écrit, à
propos des « Trente-trois Noms de Dieu » :

Ce poème sans syntaxe, avec l’apparition de blancs, correspond,


en littérature, à ce qu’Egon produit en musique : « un chant aux
flexions impossibles à prévoir, aux intervalles à la fois inévitables
et incalculables, et presque mortellement pur. »176 […] Il suffit de

173
QE, p. 1254. Voir Simone PROUST, « Aventure et création », Quoi ? L’Éternité
de Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 68-73.
174
QE, p. 1255.
175
Quoi ? L’Éternité de Marguerite Yourcenar, op. cit.,p. 73.
176
QE, p. 1321.
POÈMES EN PROSE, PROSES POÉTIQUES… 459

comparer les premières œuvres poétiques de Yourcenar, d’un style


académique assez pompeux, à ses dernières productions pour voir
le chemin accompli.177

Peu de critiques ont souligné ce « chemin accompli » par la


poésie yourcenarienne. Mais certains des proches de l’écrivain, tous
poètes, ont salué l’éclosion avec « Les Trente-trois Noms de Dieu »,
d’une nouvelle manière de saisir l’instant poétique. Dès qu’elle
découvre le texte dans la NRF, Silvia Baron Supervielle décide
aussitôt de le traduire en espagnol et écrit à Yourcenar : « Tous ces
poèmes sont comme des oiseaux qui vont et viennent d’une chose à
l’autre. Ils m’ont montré ce que j’aime et que j’oublie parce que c’est
si simple. Et aussi ce que je n’oublie pas. »178 Étiemble est tout aussi
enthousiaste :

Volontiers je ferais miens vos Trente-trois noms de Dieu : trente-


trois des plus beaux spectacles, des plus émouvants morceaux de
cette nature : deus sive natura (mais ici non point au sens
cosmologique : au sens tactile, visuel, au sens du vécu le plus
humble et par là le plus exaltant). Avec, çà et là, un je ne sais quoi
qui évoque les « moments » du haïjin.179

Étiemble a saisi ce qui dans les derniers poèmes de son amie


dépassait l’univers poétique occidental contemporain pour aller à la
rencontre de l’art poétique millénaire extrême-oriental, en particulier à
l’extase nécessaire à l’auteur de haïku pour atteindre à la perfection de
son petit poème, qui traduit les vibrations du vaste monde. Léopold
Sédar Senghor, très sensible à l’œuvre poétique de Yourcenar, a été
particulièrement touché par « la mélodie des vers » dans « Les Trente-
trois Noms de Dieu » et par son art de la « métaphore, le plus souvent
nue, pour ainsi dire, qui anime le poème […]. Il y a mieux quand,
oubliant toute rhétorique, voire toute poétique, le poète revient à la
parole primordiale, qui parle d’elle-même. En ce sens que le mot nu,
comme en Afrique noire, fait image, mieux, vit de sa nudité »180.

177
Quoi ? L’Éternité de Marguerite Yourcenar, op. cit.,p. 135.
178
Lettre à M. Yourcenar, 11 août 1986. Cité par A. HALLEY, « Marguerite
Yourcenar poète vêtu d’espace », TND, p. 42.
179
Lettre à M. Yourcenar, 1er août 1986, Fonds Yourcenar.
180
« Un exemple de poésie moderne », in « Marguerite Yourcenar. La Voix du
siècle », La Revue des deux mondes, novembre 1997, p. 76.
460 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Des poèmes très ornés de l’adolescence à l’éclat nu et pur des


derniers vers, le contraste est flagrant. « Les Trente-trois Noms de
Dieu » et « Le Livre d’adresse » semblent bien annoncer, sans que
Yourcenar ne renie ses poèmes néo-classiques, une autre manière
d’habiter le monde poétiquement. Un autre rapport à la nature et à
l’homme, considérés à la fois dans leur globalité universelle et comme
des fragments, des instants, des points isolés, que le poème traduit en
myriades d’images ou de flashes, dont le poète ne contrôle sans doute
pas la lumière. Ces vers appartiennent sans doute à la poésie
instantanée et subconsciente du « lâcher prise » zen, où le poète
accepte de se laisser emporter par les flots de sa conscience qu’il ne
contrôle plus.
Quelques mois après avoir écrit « Les Trente-trois Noms de
Dieu », Yourcenar semble poursuivre le même procédé d’écriture
presque automatique, à la fin du carnet de voyage qu’elle a tenu au
Japon, en Thaïlande et en Inde, où elle a séjourné d’octobre 1982 à
février 1983. Sans que l’on puisse considérer, à proprement parler, ce
texte comme strictement poétique, ces quelques pages, où le poète a
jeté des bribes de souvenirs, des images qui l’ont fasciné, des lieux,
des noms, des sensations sous forme d’un inventaire hétéroclite, ne
sont pas sans rappeler la manière employée par Yourcenar dans les
deux séries de poèmes composés à la même période :

Le peuple des singes


Le peuple des nuages
Le destin de la planète Vénus
Les charmeurs de serpents
Le minaret et les enfants morts
[…]
Les femmes comme des fleurs
[…]
Les hommes vêtus d’espace
[…]
L’histoire sans histoire…181

Ces notes de voyage qui ont servi à l’élaboration du recueil


posthume inachevé, Le Tour de la prison, prennent l’allure de vers
isolés ayant parfois la fulgurance d’une puissante image poétique.
Elles appartiennent à ce que nous avons appelé la poésie hors du

181
« Les hommes vêtus d’espace », TND, p. 29-36.
POÈMES EN PROSE, PROSES POÉTIQUES… 461

poème, cette manière d’écrire si yourcenarienne qui joue


poétiquement avec les mots et les images dans le moindre fragment de
texte, car seule la poésie est capable, selon l’écrivain, de saisir un
instant fugace ou une vision éphémère. Cette façon d’énumérer, en
une litanie de courtes formules, des souvenirs, des émotions fugaces,
des instants fragiles ou des visions poétiques, Yourcenar l’utilise dans
de nombreux textes en prose. Elle adopte le plus souvent ce procédé
de style pour énumérer, à l’heure des bilans, les souvenirs fugaces de
bonheurs, de rencontres et d’émotions qu’elle semble avoir besoin
d’inscrire presque poétiquement dans son œuvre, comme elle le fait,
dès 1938, dans la préface des Songes et des sorts, livre-frontière dans
lequel poésie et onirisme se mêlent intimement :

Quand je pense à ma vie, je revois quelques promenades au bord


de la mer, une fillette nue devant un miroir, des bouffées de
mauvaise musique dans un couloir d’hôtel, un lit, quelques trains
dont la vitesse broyait les paysages, Venise à l’aurore, Amsterdam
sous la pluie, Constantinople au soleil couchant, les lilas de la rue
de Varenne […] les collines calcinées de la Grèce, un champ de
narcisses au pays de Salzbourg…182

De ces « fragments » de sa vie réelle, dont le poète poursuit


l’énumération sur quelques lignes, Yourcenar écrit qu’ils « ont
l’intensité magique des visions entrevues dans mes songes »183. De la
même manière, les notes poétiques extraites de son carnet de voyage,
ou les poèmes publiés dans la NRF à la fin de sa vie, ont l’intensité et
l’inventivité des images poétiques et oniriques que recèle, à de
multiples endroits, son œuvre. Finalement, les étonnants et novateurs
poèmes en vers libre de la vieillesse ne sont peut-être que l’apparition
tardive à la surface de l’œuvre poétique de Yourcenar d’un arbre
fécond dont les racines se sont solidement ancrées au cœur même de
l’œuvre, avant d’atteindre la maturité et d’éclore.

182
« Préface », SS, p. 1540.
183
Ibid.
Page laissée blanche intentionnellement
IV
MARGUERITE YOURCENAR
TRADUCTRICE DE POÉSIE

Un voyage, une quête d’universel…

La traduction représente une part non négligeable de l’œuvre


de Yourcenar, qui l’a pratiquée de manière presque continue, durant
toute sa vie. Depuis les poèmes de Pindare qu’elle traduit
laborieusement dans les années vingt, lorsqu’elle s’attelle à une
ambitieuse étude de son œuvre, aux Cinq nô modernes de Mishima, au
début des années quatre-vingt, l’écrivain s’est confronté de
nombreuses fois aux mots d’une autre langue et à la sensibilité
d’écrivains, dont les univers sont plus ou moins proches du sien.
Roman, théâtre, poésie, Yourcenar a exercé ses talents de traductrice
de manière plutôt large, proposant, par le biais de ses travaux, un
voyage transculturel à travers plusieurs personnalités artistiques et
territoires géographiques qu’elle rapproche sensiblement les uns des
autres.
Il convient de distinguer dans l’œuvre de Yourcenar les
traductions de commande qu’elle refuse toutefois de qualifier
d’alimentaires mais qu’elle ne considérait pas pour autant comme
faisant réellement partie de ses œuvres personnelles et celles
« entreprises par seul amour de l’œuvre traduite»1, selon sa propre
expression. Les premières concernent essentiellement ses traductions,
dans les années trente, de deux romans, Les Vagues de Virginia Woolf
et Ce que savait Maisie, de Henry James. Les secondes, qui sont à la
fois les plus nombreuses et les plus significatives, comprennent sa
traduction des poèmes de Cavafy, des poètes grecs anciens regroupés

1
« Les charmes de l’innocence. Une relecture d’Henry James », PE, p. 557.
464 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

dans La Couronne et la Lyre, ses travaux sur la poésie populaire des


Noirs américains (Fleuve profond, sombre rivière et Blues et
Gospels), sa traduction des poèmes d’Hortense Flexner et de ceux de
l’Indienne Amrita Pritam, auxquelles il convient d’ajouter deux
volumes de théâtre, Cinq nô modernes de Yukio Mishima et Le Coin
des « Amen » de James Baldwin. La poésie domine largement le
territoire de la traduction yourcenarienne. Elle agrandit et enrichit
d’autant celui de l’œuvre entière du poète.
« Comme vous, je place très haut la fonction de traducteur ;
chaque traduction m’en apprend d’ailleurs un peu plus sur le métier
d’écrivain »1, écrivait Yourcenar en 1972 à son ami Étiemble. Pour
elle, traduire est avant tout une « œuvre d’amour et de respect »2. Dans
une lettre au poète et traductrice Silvia Baron Supervielle, dont elle
appréciait la traduction des poèmes des Charités d’Alcippe en
espagnol, elle note : « Peut-être l’enthousiasme est-il le seul état
d’esprit possible d’un bon traducteur. »3 Il est incontestable que celle
qui avouait « une passion pour la traduction »4 prenait sa tâche très au
sérieux et considérait ses activités de traductrice comme faisant partie
intégrante de son métier d’écrivain. Pour Yourcenar, écrire et traduire
sont deux facettes complémentaires de l’acte de création. Car celle qui
décrit volontiers l’écrivain comme le « secrétaire de soi-même » pense
également qu’un « écrivain n’est jamais qu’un traducteur »5.
La traduction représente donc pour elle le prolongement
naturel de son écriture poétique. Traduire c’est créer avec, c’est une
autre manière d’écrire. Elle va même plus loin dans sa réflexion
lorsqu’elle postule l’effacement symbolique du créateur d’un poème
ou de son traducteur pour lesquels ne devrait compter que l’œuvre
engendrée. À Bernard Pivot, qui loue le « grand altruisme » dont elle
fait preuve, en consacrant autant d’énergie à la traduction d’œuvres
écrites par d’autres au détriment de l’élaboration de ses propres livres,
elle cite la célèbre formule qui la définit tout autant que Zénon, le
personnage-frère de L’Œuvre au noir : « Unus ego et multi in me »6,
1
Lettre à René Étiemble, 28 février 1972, Fonds Yourcenar.
2
Voir lettre à Liliane Wouters, 3 septembre 1971, Fonds Yourcenar.
3
Voir lettre du 12 juin 1981, Archives S. Baron Supervielle.
4
Voir « Marguerite Yourcenar et la musique noire », entretien avec Sophie Vial,
Marie France, février 1984, p. 152.
5
Voir « Marguerite Yourcenar contre le KKK », Le Quotidien de Paris, 23-24 avril
1983.
6
Voir ON, p. 699.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 465

expliquant, « qu’un homme ait écrit un des très beaux vers qui
m’émeuvent, sur la vie, la mort, l’amour, la politique, ou que ce soit
moi qui les écrive, franchement je ne vois pas la différence. Nous
avons exprimé quelque chose qui devait être exprimé, c’est tout. »7 En
août 1987, quelques mois avant sa mort, elle développera la même
idée dans son ultime entretien :

Qu’un vers convenable ait été écrit par moi ou qu’il ait été écrit
par Cavafy, aucune importance. J’ai dit souvent, et ce n’est pas un
paradoxe, que de toute façon on traduit toujours, que lorsque je
tâche de décrire un personnage, je décris d’après une image de lui
en partie dessinée par des mots qui sont dans mon esprit, et je dois
m’asseoir à la table et mettre ça sur papier de manière que ce soit
compris du lecteur. C’est une traduction, ce n’est pas tout à fait ce
que j’ai dans l’esprit. [Ce l’est] presque, le plus possible et le
mieux possible, mais c’est tout de même la traduction d’une
pensée fluide, [par] des signes noirs sur fond blanc. Et quant au
nom qu’on met en bas, je n’y attache aucune importance.8

Cette conception très personnelle de l’écriture comme


traduction et de la traduction comme écriture, éclaire la manière avec
laquelle Yourcenar aborde les nombreux textes poétiques dont elle
s’est fait le « passeur » d’une langue à l’autre, mais également le
créateur complice. En cela, il n’est pas exagéré d’affirmer que
Yourcenar fait beaucoup plus que se mettre au service de l’œuvre d’un
Cavafy, d’une Hortense Flexner, d’une Amrita Pritam…, elle se glisse
dans leurs mots, leur univers pour « écrire » avec eux un poème
nouveau qu’elle co-signe symboliquement. Le vocable « traducteur »
ne rend donc pas tout à fait compte à lui seul de l’acte créatif qui l’a
fait naître.
Un autre aspect essentiel de l’activité traduisante chez
Yourcenar réside dans sa recherche forcenée de rencontre avec
l’Autre, repérable dans toute son œuvre, mais qui prend dans le cas de
la traduction un relief particulier. Nous avons souligné combien la
découverte des littératures les plus éloignées de la tradition gréco-
latine et de la civilisation européenne avait été l’un des vecteurs
essentiels de sa connaissance du monde et des hommes, comme en

7
« Bernard Pivot rencontre Marguerite Yourcenar », Apostrophes, Antenne 2, 7
décembre 1979. PV, p. 254-255.
8
« Marguerite Yourcenar interviewée », entretien avec Jean-Pierre Corteggiani,
Normal, hiver 1987. PV, p. 400-401.
466 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

témoignent le contenu très cosmopolite de sa bibliothèque et son


besoin irrépressible de voyager. Les nombreux chantiers de traduction
entrepris tout au long de son existence ont sans doute été pour elle de
nouvelles occasions de voyages et de rencontres avec cet Autre, qui
n’a rien à voir avec cet « Autrui, cet ennemi »9 qu’elle nomme dans un
poème. Au contraire. Yourcenar traductrice recherche à entrer en
contact avec cet Autre, certes étranger, mais qui n’en est pas moins
son « frère ». La traduction est donc bien pour elle un des lieux
sensibles de la découverte d’autrui et du monde. En se confrontant aux
vers d’un poète d’Alexandrie, aux chants de révoltes du Sud des États-
Unis ou à la voix singulière de la poésie pendjabi, elle dialogue avec
une langue étrangère, une culture profondément différente de la sienne
et un écrivain ou un collectif qui semble, à première vue, très éloigné
de son univers. Paradoxalement cette quête de l’Autre, comme figure
d’une altérité à apprivoiser, n’est peut-être qu’apparente. Nous savons
qu’au-delà des différences culturelles, c’est l’homme universel que
recherche Yourcenar. Un aspect qui marque non seulement sa propre
écriture mais aussi sa manière d’entrer en contact avec autrui dont elle
tâche toujours d’extraire la part d’universalité qui transforme l’Autre
en une incarnation différente du Soi. C’est particulièrement vrai dans
sa démarche de traductrice de poésie. C’est Soi en l’Autre qu’elle
« traduit » en s’appropriant le monde de Cavafy ou la poétique
d’Hortense Flexner. C’est ce qu’il y a de plus universel dans les
chants de la révolte afro-américaine ou dans les poèmes féministes
d’Amrita Pritam qu’elle tente de transcrire en français. Dans cette
perspective le message que la traductrice délivre implicitement au
lecteur francophone est clair : Cet Autre que tu devines à travers le
miroir de la traduction, c’est aussi Toi puisque ces vers font partie du
chant universel des poètes dont les frontières géographiques,
culturelles et linguistiques ne sont que des obstacles superficiels.
« Le traducteur est le poète des poètes »10 suggère Novalis.
Une conception qui convient parfaitement à la poétique de la
traduction selon Yourcenar qui traduit en poète et non en technicienne
ou en érudite. « Je savais bien qu’il n’est pas possible d’être bon
traducteur de poésie sans être poète en son propre nom »11 confie-t-elle

9
« Endymion », CA II, p. 40.
10
Cité par René de CECCATTY, « Leyris, poète des poètes », Le Monde des livres,
21 juin 2002, p. IV.
11
Lettre à Liliane Wouters, 3 septembre 1971, Fonds Yourcenar.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 467

au poète et traductrice belge Liliane Wouters à propos de son


anthologie Les Belles heures de Flandre dont elle a fait un de ses
livres de chevet. René de Ceccatty écrit, à propos de Michel Leyris,
traducteur inspiré de poésie anglaise, « pour être un bon traducteur, il
faut, entre autres qualités, posséder un monde intérieur et linguistique
propre, des obsessions, un vocabulaire singulier, une structure
psychologique élaborée, bref une sorte de langue poétique qui ne se
contente pas d’interpréter une autre langue, mais qui puisse la faire
sienne. »12 Autant de qualités que possède Yourcenar. C’est peu dire
qu’elle a fait sienne la langue intime de Théocrite, de Cavafy, ou
d’Amrita Pritam. L’écrivain fait donc pleinement partie de cette
cohorte de poètes qui conçoivent la traduction comme une autre
manière d’écrire, en mettant ses propres pas dans ceux d’un autre,
l’idéal du traducteur étant pour lui « de donner […] l’impression que
l’ouvrage a été composé dans la langue dans laquelle on le traduit »13,
comme Yourcenar l’écrit à sa traductrice italienne Lidia Storoni
Mazzolani. Si Yourcenar a adopté pour chacune de ses traductions une
méthode et une approche différentes, en fonction des enjeux
prosodiques de chaque texte, mais aussi selon ses propres choix
poétiques, on peut considérer qu’elle fait partie de ces traducteurs
adeptes des « Belles infidèles » héritées de Perrot d’Ablancourt.
Comme elle le précise à Silvia Baron Supervielle, pour la rassurer
quant aux libertés stylistiques qu’elle a prises en traduisant ses poèmes
à forme fixe en espagnol, « [l]es libertés prises ne m’offusquent pas
du tout, car je crois qu’un traducteur de vers peut et doit en prendre
pour conserver le chant »14. Une idée centrale pour comprendre la
conception yourcenarienne de la traduction de la poésie. Yourcenar a
d’ailleurs trouvé dans un poème de Lebrun, coché d’une croix au
crayon dans un volume de sa bibliothèque, une sorte de bréviaire de la
traduction qui indique implicitement à quelle école elle se rattache :

Gardez-vous bien du mot à mot.


Horace et le goût le renient,
Tout pédant traduit comme un sot.
C’est la grâce, c’est l’harmonie,
Les images, la passion,
Non le mot mais l’expression,

12
Voir « Leyris, poète des poètes », op. cit.
13
Lettre à Lidia Storoni Mazzolani, Noël 1962, L, p. 169.
14
Lettre à Silvia Baron Supervielle, 18 août 1980, Archives S. Baron Supervielle
468 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Que doit rendre un libre génie.


Le plus fidèle traducteur
Est celui qui semble moins l’être.
Qui suit pas à pas son auteur,
N’est qu’un valet qui suit son maître.15

« Le plus fidèle traducteur/ Est celui qui semble moins


l’être ». Yourcenar a dû souvent se redire ces deux vers qui résument
parfaitement sa démarche. Nous savons que, fidèle aux conseils d’un
Lebrun, petit maître dont elle goûtait l’éclat et la malice, elle a le plus
souvent privilégié dans ses traductions l’harmonie et l’élégance
prosodiques, parfois au détriment de l’exactitude. Une partie de la
critique lui a d’ailleurs reproché ses partis pris, allant jusqu’à parler
des « rapports subtilement désinvoltes que Marguerite Yourcenar
entretient avec la traduction »16. Ce jugement ne tient pas compte des
choix esthétiques et moraux délibérés d’un poète, qui considère la
traduction comme une « interprétation » parmi d’autres, comme
Yourcenar l’écrit à son ami et co-traducteur de Cavafy, Constantin
Dimaras17, et non comme une impossible tentative d’obtenir une
hypothétique « copie conforme » à l’original.

La traduction a toujours représenté pour Yourcenar une sorte


d’hygiène intellectuelle, une gymnastique stylistique, une récréation
mentale qui lui permettent de « respirer » un peu entre deux projets
romanesques, une manière de se ressourcer au contact des mots et de
l’imaginaire d’un autre écrivain :

volontaire temps d’arrêt dans le travail personnel, repos qui suit ou


qui précède une de ces périodes où l’on se jette tout entier dans le
livre à écrire. Délassement, mais aussi exercice d’assouplissement
admirable, et d’autant plus utile que l’ouvrage traduit émane d’un
tempérament et d’un esprit plus étrangers aux nôtres.18

Une telle approche de la tâche du traducteur n’implique


nullement l’idée d’une activité dilettante, sans grande importance,
mais au contraire, pour un poète dont le maniement des mots est un

15
LEBRUN, « Sur les traductions en vers », Petits poètes français depuis Malherbes
jusqu’à nos jours, tome I, Auguste Desrez Imprimeur-Éditeur, 1838, p. 564.
16
J. SAVIGNEAU, Marguerite Yourcenar. L’invention d’une vie, op. cit., p. 123.
17
Voir lettre du 12 septembre 1955, HZ, p. 490.
18
« Les charmes de l’innocence. Une relecture d’Henry James », PE, p. 556.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 469

besoin absolu, une nécessité profonde, une espèce d’ascèse, qui


concourt à l’épanouissement et à l’harmonie de son art et lui fait
retrouver le plaisir de jouer avec les mots et les rythmes des autres,
qu’elle réinvente pour les faire finalement siens. Il est important de
noter que la traduction a été pour Yourcenar un vaste champ
d’expérimentations prosodiques. À travers ces exercices stylistiques,
elle a retrouvé le plaisir de faire des vers, en tentant de conserver, dans
la version française des poèmes grecs de l’Antiquité et des plaintes
des esclaves noirs du XIXe siècle, un peu de la profonde authenticité
du chant original dont elle propose une équivalence en français. On
peut même affirmer que la traduction est allée jusqu’à remplacer la
propre écriture poétique de Yourcenar qui a nourri en profondeur ses
traductions-adaptations. La traduction est demeurée durant toute son
existence une activité privilégiée de l’art poétique yourcenarien.
Pourtant, le poète en connaît les limites. S’il refuse implicitement la
trop facile formule, traduttore, traditore, il a conscience qu’une
traduction est par nature imparfaite19.
Il est, par ailleurs, révélateur que Yourcenar emploie le verbe
« deviner » pour décrire l’attitude du lecteur face à un poème traduit20.
C’est dire l’humilité et l’incertitude du poète qui s’est pourtant lancé
dans l’aventure de la traduction poétique, avec un enthousiasme et une
passion qui ne le quitteront jamais, tout en pensant que « les poèmes
traduits ne sont jamais que des colombes auxquelles on a coupé les
ailes, des Sirènes arrachées à leur élément natal, des exilés sur la rive
étrangère qui ne peuvent que gémir qu’ils étaient mieux ailleurs »21,
comme Yourcenar l’écrit en 1936, au moment où elle se lance dans
ses grands chantiers de traductions poétiques. D’ailleurs le dessein
implicite que s’est donné Yourcenar n’est-il pas d’aider ces « exilés »
que sont, selon elle, les poèmes étrangers, à s’acclimater pour mieux
s’intégrer à la langue et à la culture françaises ? Sans doute Yourcenar
aurait-elle souscrit à la définition radicale de la traduction/destruction
proposée, en manière de boutade, par le poète et traducteur Adonis :

19
Voir YO, 204-205.
20
Voir « Marguerite Yourcenar répond au questionnaire Marcel Proust », Livres de
France, mai 1964, n° 5, p. 12.
21
« Préface », Rainer Maria RILKE, Poèmes à la nuit, op. cit., p. 7.
470 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

« Traduire, c’est comme détruire un objet et tenter de le reconstruire


avec ses débris. »22
En matière d’art poétique, les œuvres traduites par Yourcenar
se répartissent en plusieurs territoires. Celui de la Grèce comprend sa
traduction des poèmes de Cavafy et celle des poètes de la Grèce
ancienne, réunis dans La Couronne et la Lyre. Celui de l’Amérique se
compose de ses traductions des negro spirituals, blues et gospels qui
ont donné lieu à deux ouvrages publiés à trente ans d’intervalle,
Fleuve profond, sombre rivière et Blues et Gospels. Enfin, le territoire
de la poésie indienne qu’illustrent les quelques poèmes et la rencontre
avec Amrita Pritam. Avant de visiter chacun des territoires de la
traduction poétique yourcenarienne, il n’est pas gratuit de remarquer
comment le désir de traduire de la poésie accompagne souvent chez
Yourcenar sa découverte d’un nouveau pays, d’une nouvelle culture.
De la Grèce, qui fut le centre de son existence durant les années trente,
aux États-Unis où elle vécut quatre décennies et jusqu’à sa découverte
tardive de l’Inde, l’un de ses derniers coups de foudre avec le Japon,
la prise de contact avec chaque nouveau pays, ses coutumes, ses
artistes et ses secrets, s’est faite à travers un coup de foudre poétique
s’exprimant le plus souvent par la traduction. Celle-ci devient pour
Yourcenar un moyen de s’approprier un espace, un univers culturel et
esthétique différent d’elle afin d’entrer plus intimement en résonance
avec le nouveau territoire aimé. Comme si traduire les poètes de la
Grèce, de l’Amérique ou de l’Inde, lui permettait de mieux s’intégrer
à une culture étrangère qu’elle désire faire intimement sienne.

Constantin Cavafy, « poète de la réflexion et du désir »23

Dans une lettre inédite à Natalie Barney à laquelle elle


annonce, en 1958, la parution de sa présentation et de sa traduction
des poèmes de Cavafy, Marguerite Yourcenar écrit : « J’espère que
vous aimerez comme moi cet étrange et souvent grand poète, qui ne
ressemble à personne. »24 En une phrase, l’écrivain dit l’essentiel sur
sa manière d’appréhender l’œuvre du poète alexandrin qu’elle a

22
Cité par René de CECCATTY, « Adonis, poète charmeur de poussière », Le
Monde, 13 août 2003, p. 20.
23
YO, p. 206.
24
Lettre à Natalie Barney, 26 juin 1958, Fonds Barney.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 471

grandement participé à faire connaître en France : son admiration pour


Cavafy, l’étrangeté d’une œuvre qui l’a fascinée et dont la grandeur
fait de lui un cas unique dans la littérature grecque moderne et
européenne du premier tiers du XXe siècle. « Cavafy est inimitable »25,
avoue-t-elle à Matthieu Galey. Et c’est certainement la singularité de
l’œuvre cavafienne, le caractère unique du talent du poète
d’Alexandrie et la place, à la fois marginale et centrale, qu’il occupe
dans la littérature néo-hellénique qui ont attiré Yourcenar. Comme
nous l’avons remarqué pour bien d’autres écrivains qui ont retenu son
attention, Cavafy est un poète à part dans l’histoire de la poésie
moderne. On remarque d’ailleurs à la lecture du paratexte
yourcenarien, que contrairement à sa pratique habituelle, elle ne
parvient guère à rapprocher la « grandeur unique »26 du génie cavafien
d’un autre poète ou artiste auquel elle pourrait le comparer. À
l’évidence, en abordant cette « poésie de vieillard dont la sérénité a eu
le temps de mûrir »27, selon l’étrange formule de Yourcenar, elle
accoste en pays étranger. En apparence du moins car nous verrons que
les deux écrivains entretiennent de discrets mais profonds liens et
qu’elle s’est certainement reconnue dans les poèmes de Cavafy. Il
n’en demeure pas moins que ce qui a fasciné Yourcenar, c’est le
caractère d’exception de son œuvre, comme en témoigne l’envoi
qu’elle a apposé dans l’exemplaire de l’édition originale de
Présentation critique de Constantin Cavafy, offert à son ami Jean
Chalon. Sous la formule d’usage « A Jean Chalon, Hommage amical,
Marguerite Yourcenar », elle a inscrit une citation d’un de ses
philosophes préférés, Nietzsche : « Il y a quelque chose à dire en
faveur de l’exception tant qu’on ne s’efforce pas de la faire passer
pour la règle. » et ajouté : « Exception superbe que Kavafis, et sa vie
axée à la fois sur le passé multiple et ce présent unique qui était pour
lui l’amour, capable d’enfermer les fantômes les plus flottants dans la
plus précise des formes, et finalement exception qui devient à soi-
même une règle. » C’est justement cette « exception superbe » que le
poète alexandrin a transformée en sa propre règle, que Yourcenar va
tenter de saisir dans les poèmes de Cavafy.
La légende yourcenarienne présente la rencontre avec l’œuvre
de Cavafy comme un véritable coup de foudre. Sans nous attarder sur

25
YO, p. 205.
26
Ibid., p. 206.
27
PCC, p. 149.
472 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

les différentes versions données par l’écrivain à de multiples


occasions, il est utile de situer cette rencontre avec une œuvre
poétique de premier plan, alors complètement ignorée des sphères
culturelles francophones. C’est sûrement lors d’un séjour à Athènes
durant l’été 1936, l’année de la publication de Feux, que Marguerite
Yourcenar entend parler pour la première fois de Constantin Cavafy,
mort trois ans auparavant et dont la première édition de ses poèmes est
parue en grec, en 1935, véritable événement littéraire qui a
considérablement marqué les jeunes écrivains et artistes grecs de la
génération dite des Années Trente. Alors jeune spécialiste de
littérature néo-hellénique, passionné par la poésie de Cavafy,
Constantin Dimaras participa à l’édition posthume de ses poèmes. Il
fit la connaissance de Yourcenar par l’intermédiaire d’Andréas
Embiricos et fut l’introducteur de Cavafy auprès de celle-ci. Elle
ignorait alors tout de la vie et de l’œuvre de cette figure tutélaire de la
jeune poésie grecque de ces années-là. Ne lisant pas le grec moderne,
c’est Dimaras qui, au cours d’une nuit à bien des égards déterminante
pour eux deux, lut et traduisit mot à mot les poèmes de Cavafy qui
impressionnèrent aussitôt Yourcenar. « Ce fut [pour elle] une sorte de
révélation »28 se souvenait encore à la fin de sa vie celui qui allait
devenir le co-traducteur de l’œuvre cavafienne. En effet, dès cette
première lecture, le projet de traduire en français les poèmes qu’elle
vient à peine de « deviner » germe dans l’esprit de Yourcenar qui
n’aura de cesse de mieux pénétrer, avec l’aide de son ami Dimaras, le
complexe univers poétique de Cavafy. « Oserais-je dire qu’il était
normal que j’en sois l’introducteur auprès d’elle, que ce soit moi qui,
selon la propre expression de Yourcenar, lui "enseigne Cavafy" ? »29,
précise Dimaras qui ignore sans doute, alors qu’il s’apprête à servir de
passeur entre Cavafy et Yourcenar, qu’il s’engage dans un duel
symbolique dont il ne sortira pas vainqueur.
Car la traduction des poèmes de Cavafy, co-signée par
Yourcenar et Dimaras, est le fruit d’une « bataille » où deux
conceptions diamétralement opposées de l’art de traduire se sont

28
Voir Vassiliki DICOPOULOU, « Interview de Constantin Dimaras réalisée par
nous à Athènes en mars 1989 », Marguerite Yourcenar et la Grèce, Thèse de doctorat
réalisée sous la direction de Marius-François Guyard, Sorbonne/Paris IV, 1993,
p. 221.
29
« Entretien avec Constantin Dimaras », propos recueillis par Odile Gandon, Dossier
Marguerite Yourcenar, Magazine littéraire, n° 153, octobre 1979, p. 17.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 473

affrontées. Pour la première fois Yourcenar s’adonne à l’exercice


délicat et toujours périlleux de la traduction à deux, pratique qu’elle
renouvellera quelques décennies plus tard, lorsqu’il s’agira de traduire
Mishima et Amrita Pritam. Même si cette pratique est courante, on
peut s’interroger sur le paradoxe qui consiste pour un poète à vouloir
traduire un autre poète dont il ne maîtrise pas vraiment la langue et qui
a donc besoin des « béquilles » d’une première traduction littérale.
Nous savons que Yourcenar ne lisait pas couramment le grec moderne
dont elle n’avait que quelques rudiments. C’est donc à travers le
« filtre », forcément subjectif, de la lecture-traduction de Dimaras,
qu’elle entre en contact avec l’œuvre cavafienne. La « bataille »
commence dès cette étape du travail en commun où Yourcenar adapte
la première traduction de Dimaras dans une forme qui lui semble à la
fois fidèle à l’essence du vers de Cavafy et conforme au nouveau
poème qui naît forcément de toute traduction de la poésie. À plusieurs
occasions, Dimaras a insisté sur les tensions et les difficultés
rencontrées au cours des séances de travail en commun, chacun des
deux co-traducteurs défendant sa propre vision de Cavafy :

Le travail dura plusieurs mois, et, au début, ce fut assez laborieux,


car elle ne savait pas le grec moderne et nous étions tous deux
terriblement obstinés. Très férue de grec ancien, qu’elle possédait
parfaitement, elle avait de la langue moderne une connaissance,
disons visuelle. […] Je lui faisais le mot à mot, elle le réécrivait et
nous discutions ses propositions. Ce qu’elle voulait créer, à partir
de ce pauvre mot à mot que je lui présentais, c’était quelque chose
de beau, de profondément poétique. Mais alors selon moi, elle
s’éloignait parfois trop de la fidélité au texte30.
[…]
Elle discernait le flou voulu dans la phrase poétique de Cavafy,
mais sa langue à elle, telle qu’elle la voulait, s’y refusait ; […] Et
enfin, elle parvenait à dégager de tout cela un premier brouillon de
traduction sur lequel nous discutions, chacun de son point de vue :
elle pour la qualité du discours contre mon seul souci, en ce cas-là,
la fidélité à l’original31.

Ces deux témoignages de Constantin Dimaras, qui a employé


à propos de la vision de Marguerite Yourcenar traductrice la belle

30
Ibid., p. 17-18.
31
Constantin DIMARAS, « À la barre du témoin », Marguerite Yourcenar : la voix
du siècle, La Revue des deux mondes, novembre 1997, p. 64.
474 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

formule oxymorique de « rationalisme passionné »32, indiquent bien


les deux logiques quasi conflictuelles qui ont présidé à la traduction de
Cavafy qu’ils co-signeront. De toute évidence, c’est Yourcenar qui
avait le plus souvent le dernier mot et imposait avec un aplomb
autoritaire le Cavafy qu’elle entendait faire découvrir aux lecteurs
francophones. Au-delà des séances de travail à la table de l’été 1936,
puis des échanges de correspondance en vue de l’établissement des
versions finales, qui seront publiées par Yourcenar à partir de 1940, le
« bras de fer » entre les deux co-traducteurs semble s’être poursuivi
pendant de nombreuses années, comme en témoignent les lettres qu’ils
échangèrent dans les années cinquante, à l’occasion de la publication
en volume de leur traduction des cent cinquante quatre poèmes
canoniques de Cavafy. Encore une fois, Yourcenar se montre
inflexible :

Laissez-moi vous dire très fermement que je maintiens « Les


Dieux… »33 […] Si nous avions traduit ensemble un ouvrage du
français, qui est ma langue, en grec, c’est à dire si je vous avais
donné des conseils pour une traduction du français en grec, je vous
laisserais absolument la décision finale, parce que, une fois toutes
les explications données de part et d’autre, j’estime que ce qu’il
convient de respecter avant tout ce sont les nuances et les
impondérables de la langue dans laquelle on traduit, sans quoi le
principe de la traduction s’effondre.34

Au final, l’entreprise traduisante de Yourcenar a abouti à une


adaptation très personnelle des poèmes de Cavafy dont Dimaras,
vaincu, reconnaît lui-même les limites :

Il existe d’autres traductions, en français, qui sont plus fidèles,


mais qui sont loin d’avoir la même valeur littéraire. Cela dit, cette
traduction de Marguerite Yourcenar ne donne pas vraiment le
climat particulier de la poésie de Cavafy. À mes yeux, elle
demeure plutôt l’œuvre d’une grande styliste française que
l’œuvre d’un poète grec.35

32
Ibid.
33
M. Yourcenar fait référence au poème de Cavafy, « Les Dieux désertent Antoine ».
34
Lettre à C. Dimaras, 12 septembre 1955, HZ, p. 490.
35
Cité par J. SAVIGNEAU, Marguerite Yourcenar. L’invention d’une vie, op. cit.,
p. 119.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 475

Cette opinion est largement partagée par les critiques,


traducteurs et spécialistes de l’œuvre cavafienne dont certains
reprochent à Yourcenar d’avoir « surtraduit » Cavafy, mettant de la
clarté là où le poème original cultive, au contraire, un jeu savant sur le
vague et l’obscur. Dans son introduction, Yourcenar ne manque
d’ailleurs pas de regretter l’ « obscurité qui n’est pas le moindre défaut
de Cavafy et qui tient moins aux sujets qu’aux tics du style. »36 Sévère
assertion qui place la traductrice en situation de juge et correctrice,
plutôt que de fidèle passeur de ce qu’elle considère comme une
faiblesse de l’auteur. Certains critiques, tel François Sureau, ont pu
parler de la « version trop ornementée de Yourcenar »37 ou même,
comme Catherine Argand, d’une traduction « très Yourcenar et raide
du col »38. Plus sérieusement, plusieurs études ont démontré l’écart
existant entre la poésie cavafienne et la « réécriture »
yourcenarienne39.
Bruno Roy, qui a également traduit Cavafy et a été l’éditeur
de Yourcenar, note qu’elle « a fait de très beaux poèmes en prose de
Yourcenar avec des poèmes de Cavafy. Elle est délibérément
infidèle. »40 Hector Bianciotti, lui, considère que Yourcenar a
parfaitement restitué l’âme de Cavafy « en écrivant son propre poème
à l’intérieur de celui du poète grec. »41D’autres commentateurs de
l’œuvre de Cavafy ont parfaitement compris la « transmutation » de la
langue cavafienne opérée par la traduction de Dimaras-Yourcenar.
Georges Cattaui note que dans « sa belle traduction en prose,
Marguerite Yourcenar a fait pour Cavafy ce que Mallarmé avait fait
pour Edgar Poe »42. C’est pourtant le fait d’avoir adapté la poésie
versifiée de Cavafy en prose qui a singulièrement surpris dans la

36
PCC, p. 163.
37
« Un Grec d’Autrefois », L’Express, 10 juin 1999, p. 111.
38
« Faut-il tout retraduire ? », Lire, février 1997, p. 41.
39
Voir en particulier Hélène IOANNIDI, « Le travail du poète et le problème de la
traduction », Critique, n° 299, avril 1972, p. 354-368 ; Maria ORPHANIDOU-
FRÉRIS, « Traduire ou réimaginer Cavafy ? », p. 333-342, et Christiane
PAPADOPOULOS, « Les poèmes de Cavafy traduits par Marguerite Yourcenar »,
p. 343-362, Marguerite Yourcenar. Écriture, réécriture, traduction, Tours, SIEY,
2000.
40
Entretien avec l’auteur, Montpellier, 10 novembre 2001.
41
Entretien avec l’auteur, Paris, 20 juillet 2002.
42
Georges CATTAUI, Constantin Cavafy, Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui »,
1984 [1ère éd. 1964], p. 68.
476 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

démarche de Yourcenar. Claude Roy a parlé de cet « étrange parti


pris »43, qui, de l’avis de certains, dénature la poétique cavafienne. Le
poète alexandrin, on le sait, fidèle à la prosodie néo-grecque, respecte
les lois du mètre, de l’accent et de la rime, autant de caractéristiques
poétiquement essentielles, pourtant abandonnées par Yourcenar qui a
argumenté son choix :

Si j’ai finalement opté en faveur d’une traduction en prose, ce


n’est pas seulement parce que la traduction en vers semble à tort
ou à raison démodée, en France du moins, depuis plus d’un siècle.
Dans le cas qui nous occupe, les mille discrètes combinaisons
rythmiques cachées à l’intérieur de la prose se prêtaient mieux à
l’approximation des coupes et des mouvements de l’original que
ne l’eût pu faire notre prosodie traditionnelle, presque toujours si
différente du modèle grec. […] Dans l’ensemble j’ai essayé de me
rappeler que la forme, dans une œuvre poétique, est inséparable du
fond, et que traduire un poète en prose équivaut à s’obliger plus ou
moins à composer une série de poèmes en prose.44

Ailleurs, Yourcenar a même déclaré que si elle n’a pas traduit


Cavafy en vers rimés ou assonancés c’est que « certains de ses poèmes
[…] auraient fait penser, mis en vers français, à un François Coppée
saisi par l’érotisme. »45 Au-delà de l’allusion aux goûts littéraires de
Cavafy, admirateur de Coppée, l’argument de Yourcenar cache sans
doute son malaise face à la prosodie cavafienne qui n’est pas vraiment
ce qui l’a attirée dans l’œuvre du poète. Si elle l’a traduite en prose,
explique-t-elle à Matthieu Galey, c’est « d’abord parce que la prosodie
n’est pas, en somme, ce qui importe le plus chez lui. »46 Elle est
beaucoup plus explicite dans une interview accordée quelques années
plus tard :

Le poète grec moderne Cavafy, je ne l’ai pas traduit en vers mais


en prose, parce que ses idées sont intéressantes… il y a chez lui un
sentiment du temps, du fait que le présent et le passé se touchent à
ses yeux. Mais je ne trouve pas que sa prosodie soit quelque chose
de tellement…remarquable. [elle sourit] Qu’on aille le dire à la

43
« La Dame dans l’île », Le Nouvel Observateur, 25-31 décembre 1987, p. 63.
44
PCC, p. 56-57.
45
YO, p. 205.
46
Ibid.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 477

famille ! Donc, c’était plus simple d’avoir ses idées, ses pensées
sur la vie, en prose.47

Car ce qui touche profondément Yourcenar dans l’œuvre


cavafienne, ce n’est pas la beauté et l’invention de sa langue qu’elle
est incapable d’apprécier à sa juste mesure, ne maîtrisant pas
suffisamment le grec moderne, c’est le système de pensée très élaboré
de cet « écrivain si singulier, et d’accès si difficile »48, comme elle le
définit. L’ampleur prise par l’essai précédant la traduction des poèmes
de Cavafy, qu’elle a d’ailleurs publié de manière autonome dans Sous
bénéfice d’inventaire, montre bien le plaisir qu’elle a pris à disséquer
l’œuvre du poète pour mettre à jour sous le masque de « l’historien-
poète » qu’il a voulu être, le philosophe, le mémorialiste, l’essayiste
parfois, l’humaniste toujours et le mystique, autant d’aspects qui font,
selon elle, la richesse de la pensée cavafienne. Finalement, ce qu’elle
apprécie dans la surprenante modernité de cet anti-Palamas, c’est qu’il
demeure profondément, malgré l’originalité de son œuvre, un héritier
des grandes figures européennes et orientales qui l’ont précédé :

La position du poète reste ce qu’elle fut aux grandes époques,


celle d’un artisan exquis ; sa fonction se limite à donner à la plus
brûlante et à la plus chaotique des matières la plus nette et la plus
lisse des formes. Nulle part l’art n’est considéré comme plus réel
ou plus noble que la réalité, ou encore comme
transcendentalement opposé aux notions de volupté, de gloire,
voire de sens commun auquel il reste au contraire prudemment lié.
Art et vie s’entraident l’un l’autre : tout sert à l’œuvre…49

On devine aisément que dans cette définition de la poétique


cavafienne qui lie intimement l’art et la vie, c’est sa propre conception
de la littérature que Yourcenar esquisse. De nombreuses
caractéristiques de l’œuvre de l’aîné alexandrin se retrouvent, en effet,
chez elle. Il est fort probable que sa rencontre avec la poésie de
Cavafy, au-delà de la révélation esthétique dont a été témoin
Constantin Dimaras, a représenté pour elle une reconnaissance, au
sens littéral du terme. C’est à dire que le poète philhellène a
certainement reconnu en Cavafy, malgré l’apparent éloignement de
47
« Marguerite Yourcenar et la musique noire », entretien avec Sophie Vial, Marie-
France, février 1984, p. 152.
48
PCC, p. 53.
49
Ibid., p. 158.
478 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

leurs œuvres respectives, une proximité souterraine, une éthique


commune de l’écriture qui expliqueraient, en grande partie, l’intérêt
que Yourcenar portera sa vie durant à son œuvre. Au-delà des
nombreux thèmes et intérêts communs aux deux poètes (omniprésence
de l’Antiquité, rôle de l’Histoire ancienne, érotisme qui aboutit à une
mystique de l’amour, pratique de l’écriture/réécriture…), cette
proximité est particulièrement sensible dans leur manière voisine de
considérer la question du « temps-espace »50. Chez Cavafy, note
Yourcenar, « le passé revit à l’état neuf »51, une conception très proche
de celle de l’auteur de Mémoires d’Hadrien. Pourtant Yourcenar n’a
jamais véritablement reconnu le lien profond qui existe entre elle et
Cavafy, insistant le plus souvent sur les points de divergences entre sa
propre pensée et celle du poète grec. Mais ce type de déni très
révélateur n’étonne guère chez un écrivain qui entend indiquer à ses
lecteurs et à la critique dans quelle direction porter leurs regards.
Selon les affirmations de l’écrivain donc, il n’est pas question de
reconnaître une quelconque identification de sa part avec Cavafy.
Pourtant Christiane Papadopoulos a sans doute raison de souligner
« un certain malaise de Yourcenar devant ce poète auquel elle
ressemble plus qu’elle ne semble le percevoir. Peut-être que Kavafis
l’a plus influencée que cela ne semble à première vue, malgré le
silence de Yourcenar sur cette question. »52 Sa découverte de l’univers
cavafien coïncide, rappelons-le, avec sa découverte effective de la
Grèce qui réactualise et modifie largement la vision des mythes
essentiellement livresque et quelque peu schématique qui était la
sienne jusqu’au début des années trente. À partir de Feux, ses écrits
portent en filigrane la marque de cette redécouverte sensible d’un pays
et d’une civilisation qui la fascinent depuis toujours. Il est certain que
Cavafy a joué un grand rôle dans cette prise de conscience. « Nous
pensons que la traduction du poète d’Alexandrie […] a frayé la voie à
une saisie à la fois plus intime et plus philosophique de la Grèce en
tant qu’Idée transcendant l’espace et le temps, en tant que destin
50
Voir Christiane PAPADOPOULOS, « Le Temps-espace : temps cavafien et
yourcenarien, une lecture de Feux », Roman, histoire et mythe dans l’œuvre de
Marguerite Yourcenar, Tours, SIEY, 1995, p. 343-352.
51
PCC, p. 146.
52
Christiane PAPADOPOULOS, « L’Image de la Grèce dans les représentations de
Pindare et de Kavafis de Marguerite Yourcenar : jugements ou préjugés ? »,
L’Universalité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, vol. 2, Tours, SIEY, 1995,
p. 65.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 479

assumé »53, avance l’helléniste Michel Grodent. Selon lui, il est tout à
fait possible, par exemple, d’ « observer Hadrien dans le miroir de
Cavafy »54. Il semble, en effet, que l’étude et la traduction de la poésie
cavafienne aient grandement influencé philosophiquement la figure de
l’empereur philhellène, comme le remarque notamment Anita
Weitzman, qui s’est appliquée à mettre en évidence les traces laissées
par le poète grec dans l’œuvre la plus célèbre de Marguerite
Yourcenar55. Il existerait donc dans l’œuvre de Yourcenar un avant et
un après Cavafy.
On pourrait également soutenir qu’il existe, en ce qui
concerne la reconnaissance internationale de l’œuvre du poète
d’Alexandrie, un avant et un après Yourcenar. En traduisant Cavafy
en français entre 1936 et 1939, Yourcenar fait œuvre de pionnière.
Elle est, en effet, la première à proposer une version française des
poèmes de Cavafy jusqu’alors seulement accessibles aux lecteurs
grecs à partir de l’édition canonique de 1935 ou, dès le milieu des
années vingt, mais de manière fragmentaire et confidentielle, aux
amateurs de langue anglaise, grâce à quelques présentations et
traductions éparses dues à l’engouement de E. M. Forster, T. S. Eliot,
W. H. Auden et quelques autres. En France, il faut attendre janvier
1940 pour que la revue Mesures publie quatre poèmes co-traduits par
Yourcenar et Dimaras, accompagnés d’une présentation de Yourcenar
qui introduit le grand poète auprès des lecteurs francophones. En
1944, elle propose un nouveau choix de poèmes traduits dans la revue
Fontaine, éditée à Alger par Max-Pol Fouchet. En 1954, elle fera
également paraître de nouveaux échantillons de ses traductions dans
La Table ronde et Preuves. Entre-temps, d’autres traducteurs se sont
emparés des poèmes de Cavafy, participant également à la découverte
du poète par les lecteurs francophones56. Au milieu des années

53
Michel GRODENT, « L’Hellénisme vivant de Marguerite Yourcenar », op. cit.,
p. 62.
54
Ibid.
55
Anita WEITZMAN, « Présence de Cavafy dans Mémoires d’Hadrien », Tours,
Bulletin de la SIEY, n° 19, décembre 1998, p. 85-97. Voir également Georges
FRÉRIS, « Décadence et conception de l’histoire de Cavafy dans Mémoires
d’Hadrien », Marguerite Yourcenar. Écriture, réécriture, traduction, op. cit., p. 65-
75.
56
À la suite des premières traductions signées M. Yourcenar et C. Dimaras, Cavafy a
été présenté en français par Samuel BAUD-BOVY (« Constantin Cavafy », Poésie de
la Grèce moderne, Lausanne, Éditions la Concorde, 1946), Théodore GRIVA
480 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

cinquante, le nom de Cavafy est connu du public lettré,


essentiellement à travers les diverses traductions non intégrales de ses
poèmes.
Si au début de son travail avec Constantin Dimaras,
Yourcenar s’est lancée dans la traduction de l’œuvre cavafienne par
passion, très vite elle a senti le besoin de faire partager au plus grand
nombre sa découverte. Même si son éloignement géographique à
partir de 1939 et le chaos mondial de l’époque ne lui ont pas facilité la
tâche, elle a tenu à publier ses premières traductions en 1940 et 1944,
qui n’ont pas manqué de susciter quelques échos très favorables
auprès de ses amis et de quelques écrivains qui comptent. Gide
notamment encourage les efforts de la traductrice, comme le lui
affirme Constantin Dimaras en novembre 1940 : « J’ai eu récemment
des nouvelles d’André Gide, qui a beaucoup aimé votre essai sur
Kavafy. J’en suis fier pour vous. »57 Raymond Queneau, lui, découvre,
semble-t-il, Cavafy, en lisant l’article et les traductions de Yourcenar
dans Fontaine, en 1944. Il publie aussitôt un article appelant à la
découverte d’un grand poète dont « Marguerite Yourcenar dans le
dernier numéro de Fontaine, a pu sans difficulté faire un choix qui
tout d’un coup, démontre ce qu’il y avait de profond et de solide dans
la poésie de Kavafis. »58 Quelques années plus tard, il sera
l’interlocuteur de Yourcenar lors de la publication de l’intégralité de
sa traduction chez Gallimard.
Mais de la même manière qu’elle a dû mener bataille contre
son co-traducteur et défendre « son » Cavafy, elle va, à nouveau,
devoir se battre, pour imposer à l’héritier du poète, le droit de publier
« sa » lecture de celui qu’elle considère comme « l’un des poètes les
plus célèbres de la Grèce moderne ; […] l’un des plus grands, le plus
subtil en tout cas, le plus neuf peut-être, le plus nourri pourtant de
l’inépuisable substance du passé. »59 Lorsqu’au début des années
cinquante, à la demande de Raymond Queneau, éditeur chez
Gallimard, elle songe à publier en volume l’intégralité des poèmes de
Cavafy, elle se heurte au refus de l’exécuteur littéraire du poète,

(Poèmes de C. P. Cavafis, Lausanne, Abbaye du livre, 1947), Robert LEVESQUE


(« Permanence de la Grèce », Cahiers du Sud, 1948), Charles ASTRUC (Poèmes
choisis, Athènes, 1955).
57
C. DIMARAS, lettre à M. Yourcenar, 25 novembre 1940, Fonds Yourcenar.
58
R. QUENEAU, « Hommage à la Grèce », Front national, 27 octobre 1944.
59
PCC, p. 130.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 481

Alexandre D. Singopoulos. Celui-ci avait donné l’autorisation à


Yourcenar et Dimaras de publier un choix de traductions dans la revue
Mesures en 1940 mais refuse désormais que le duo poursuive cette
publication. Un échange de lettres entre Singopoulos, Dimaras,
Yourcenar et Queneau témoigne de l’intransigeance de l’héritier de
Cavafy, qui entend faire capoter le projet de Gallimard alors que
Yourcenar défend, comme toujours, son bon droit. Devant l’insistance
outrée de Yourcenar, Singopoulos lui écrit en 1954 : « Tant moi que
mes amis d’ici [Alexandrie], avons trouvé les traductions très peu
réussies – littéralement mauvaises. Pleines de platitudes, leurs phrases
ne rappellent que de loin le véritable Cavafy que nous avons connu à
l’original… »60 Une telle condamnation semble sans appel. Mais
Yourcenar ne désarme pas, même lorsque Singopoulos lui annonce
qu’il a accordé des droits exclusifs de traduction en français des
œuvres complètes de Cavafy « à un des amis les plus intimes du poète,
monsieur G. A. Papoutsakis dont le travail est depuis longtemps
achevé. »61 Cela ne décourage pas davantage Yourcenar qui a toujours
dû lutter pour imposer sa voix et défendre ses droits de poète. Les
négociations se poursuivront donc encore quelques années.
Finalement 1958 verra la parution en France de deux traductions
intégrales des poèmes de Cavafy, celle « officielle » signée Georges
Papoutsakis publiée aux éditions des Belles-Lettres et quelques mois
plus tard, celle presque « non autorisée » de Yourcenar-Dimaras, chez
Gallimard, cette double actualité éditoriale mettant soudainement le
poète grec sur le devant de la scène littéraire parisienne. Cette
confrontation entre sa traduction très personnelle et celle plus proche
de l’orthodoxie cavafienne n’effraie pas Yourcenar, contrairement à
Dimaras auquel elle répond :

De plus, même si les deux traductions paraissent presque en même


temps, je n’y verrai pas grand inconvénient. Celle des Belles
Lettres sera quoi qu’il en soit toujours la plus académique des
deux, et la nôtre, en dépit de la fidélité que nous avons tenu à
maintenir, la plus littéraire. La question ne se pose pas comme s’il
s’agissait d’un ouvrage d’actualité, littéraire ou scientifique, dont
l’intérêt est surtout immédiat, et l’on tient, même pour des raisons
toutes pratiques, à protéger sa priorité. Les poètes, plus élusifs, me

60
Alexandre D. SINGOPOULOS, lettre à M. Yourcenar, 30 janvier 1954, Fonds
Yourcenar.
61
Lettre à M. Yourcenar, 21 février 1954, Fonds Yourcenar.
482 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

semblent au contraire avoir droit à un nombre presque infini


d’interprétations, et la discussion ainsi suscitée (si elle se produit)
ne me paraît pas de nature à nous nuire.62

Il n’y eut pas de véritable confrontation au moment de la


sortie des deux ouvrages. Lors de la réédition de son livre, en format
de poche, Yourcenar ne manquera toutefois pas de signaler la
« traduction gênante par son français souvent incertain »63 de son
« concurrent ». Il est certain que la traduction yourcenarienne reçut de
toute façon un écho et une diffusion plus larges, en partie sans doute
en raison de la célébrité de son auteur et de l’excellence de
l’introduction, qui a permis à un grand nombre de lecteurs de se
familiariser avec l’univers de Cavafy. Elle demeure, encore
aujourd’hui, une référence en matière de réception de l’œuvre
cavafienne, tant en France qu’à l’étranger. Pour plusieurs décennies,
Yourcenar demeurera la traductrice française et la spécialiste de
Cavafy, réussissant finalement à imposer sa lecture personnelle d’un
poète qu’elle ne cessera jamais de fréquenter et de « soutenir ». Ainsi,
c’est elle qui suggère à Claude Gallimard, en 1975, d’envisager une
réédition de son Cavafy, en format de poche : « Il me paraît parfois
qu’il y aurait avantage à placer dans la collection « Poésie », la
Présentation critique de Constantin Cavafy, en ce moment où le poète
en question est plus apprécié que jamais, dans les pays anglo-saxons,
et je suppose aussi, en France. »64
Elle s’exprime en connaissance de cause, ayant suivi de près,
dans les années soixante et soixante-dix, le mouvement de
reconnaissance internationale du poète auquel sa présentation critique,
traduite en plusieurs langues, a largement participé. La place
importante qu’occupe Cavafy dans sa bibliothèque poétique témoigne
de l’attention aiguë qu’elle a portée aux différentes traductions et

62
Lettre à C. Dimaras, 12 septembre 1955, HZ, p. 490.
63
« Bibliographie résumée », PCC, p. 265.
64
Lettre à C. Gallimard, 7 juillet 1975, Archives Gallimard. Présentation critique de
Constantin Cavafy fera finalement sont entrée dans la collection « Poésie/Gallimard»,
augmentée de nouvelles traductions en 1978 et connaîtra un grand succès. Depuis
2003, la collection « Poésie/Gallimard », s’est enrichie d’une nouvelle traduction de
l’œuvre poétique de C. Cavafy, beaucoup plus « orthodoxe » que celle de M.
Yourcenar qu’elle a, en fait, remplacée. Voir Dominique GRANDMONT, En
attendant les barbares et autres poèmes, de C. Cavafis, Gallimard, coll.
« Poésie/Gallimard », 2003, 324 p.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 483

exégèses du poète publiées à travers le monde. Que ce soit en anglais,


allemand, italien, portugais, français… elle semble avide de
confronter sa propre vision du poète avec celles de ses contemporains,
annotant souvent abondamment traductions et articles critiques, une
manière bien à elle de s’approprier un livre ou une pensée étrangère.
La réédition du livre dans la collection « Poésie/Gallimard » en 1978
lui donne d’ailleurs l’occasion de revoir ses traductions qu’elle
modifie quelque peu, d’intégrer, parfois à contrecœur, les inédits,
rendus publics depuis la première édition du livre, et de réviser un peu
sa vision de l’œuvre cavafienne, à la lecture des nouvelles approches
critiques qu’elle étudie avec soin ou des informations inédites révélées
par la biographie de référence de Robert Liddell, publiée en 1974. Une
lettre envoyée à son co-traducteur au moment de la sortie de l’édition
revue et augmentée témoigne du souci de perfectionnement de
Yourcenar qui fait évoluer sa traduction au fil des décennies, exercice
de réécriture dont elle était coutumière également pour ses propres
œuvres :

Non : je n’ai rien changé aux traductions, ou du moins pas grand


,
chose. J’ai refait Le Soleil de l’après-midi où il me semble que
j’avais fini par trop m’éloigner du mot à mot, et tâché de resserrer
un peu le français de quelques autres poésies du genre
« intimiste », comme Devant la maison, qui me semblait trop
floue. Les seuls changements sérieux se trouvent dans les
premières pages de la préface, où j’ai tenté de donner un peu plus
de précisions, grâce à l’ouvrage de Liddell, à mes très courtes
indications bibliographiques. De plus, quatre ou cinq pages ont été
ajoutées à la fin de la préface, concernant les Inédits. Votre point
de vue à ce sujet diffère peut-être du mien, mais j’ai horreur, en ce
qui me concerne, des « fonds de tiroir » posthumes, et j’ai un peu
parlé comme s’il s’agissait de moi.65

D’autres documents inédits, essentiellement des lettres,


attestent de l’importance que l’œuvre cavafienne a conservée pour
Yourcenar tout au long de sa vie, comme si le poète était un
« témoin » privilégié de son rapport au monde, à la poésie et à sa
propre œuvre. Il lui arrive, par exemple, d’instaurer un dialogue
épistolaire avec un traducteur de Cavafy, comme cela a été le cas avec
l’écrivain, traducteur et universitaire portugais, Jorge de Sena, dont

65
Lettre à C. Dimaras, 23 décembre 1978, Fonds Yourcenar.
484 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

elle appréciait la traduction en portugais publiée en 1969.


L’exemplaire annoté qu’elle a conservé dans sa bibliothèque montre
avec quelle ferveur elle s’est replongée, plus de trois décennies après
sa découverte de Cavafy, dans l’univers de celui-ci, et avec quel œil à
la fois lucide et passionné, elle commente la traduction de Jorge de
Sena auquel elle écrit :

Entre toutes ces traductions, la vôtre me paraît une des meilleures.


Je trouve que vous avez presque toujours remarquablement réussi
à donner dans toutes ses nuances la pensée du poème et à en faire
deviner la forme. Ma seule, ou quasi seule exception, serait
Emilien Monaë66, un de ceux de Cavafy que je préfère, mais que
vous ne paraissez pas placer si haut que je le fais, et qui me
semble perdre en portugais de sa tension. Je suis presque en tout
d’accord sur votre interprétation des poèmes. Je ne diffère qu’au
sujet des Cierges de 191167 où je trouve que le symbolisme
phallique que vous signalez ne s’impose pas. Bien que, comme
vous le savez, je suis sensible à l’érotisme partout diffus de
Cavafy.
Je n’ignore pas que le mot, en France au moins, est une des
métaphores érotiques de la langue populaire. Mais ici, l’image des
rangées de cierges des églises orthodoxes me paraît éliminer
toutes les autres, avec son tremblant et brûlant symbolisme de
destinée humaine qui bouleverse, je crois, tout poète dans toute
église orthodoxe ou catholique. Notons, pour ce que vaut cette
remarque, que ce poème est de la même année que Prière, où il
s’agit d’une image pieuse, et d’un an seulement avant Dans
l’église68 où revient l’image des kipannyia.
Ce court poème, l’un des plus émouvants du Cavafy d’avant la
grande maturité, (je comprends qu’il ait frappé l’imagination
grecque) me fait toujours penser à l’extraordinaire séquence du
film de Fritz Lang, en 1921, Der Müde Tod (qu’on trouve dans les
cinémathèques en France ou en Angleterre/États-Unis sous le titre
de Destins ou Destiny) où l’on voyait dans le palais de la Mort des
rangées de cierges à demi consumés représentant les vies
humaines. Puisque Cavafy a vécu en Angleterre entre 9 et 16 ans
(années formatives et où les moindres impressions sont durables),
on pourrait aussi se demander si à l’image quasi sainte des cierges
d’église ne s’est pas ajoutée pour lui celle, si dramatique, même
pour un enfant, des bougies de gâteaux d’anniversaire, si vite

66
« Émilien Monaë, Alexandrin, 628-655 après Jésus-Christ », PCC, p. 157.
67
Ibid., p. 74. Dans la chronologie qui figure à la fin de l’ouvrage, M. Yourcenar situe
la composition de « Cierges », « avant 1911 », tout comme le poème « Prière »,
p. 267.
68
« À l’église », composé en 1912, ibid., p. 107.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 485

pliées et fondues, et symbolisant les années vécues par l’enfant ou


l’adolescent...69

Ce large extrait de la lettre inédite de Yourcenar à Jorge de


Sena est riche d’enseignements quant à la manière dont elle se
positionne, au début des années soixante-dix, vis-à-vis de l’œuvre de
Cavafy, désormais largement reconnue et diffusée dans le monde
entier. Notons tout d’abord la posture d’autorité qu’elle adopte, face à
une traduction de Cavafy dans une langue qu’elle avoue ne pas
vraiment maîtriser. Dans cette lettre-essai, c’est en experte qu’elle se
présente, en « gardienne du temple » cavafien qui semble juger de la
conformité du travail de Jorge de Sena, en regard de sa propre lecture.
Plus révélatrice est sa lecture du poème « Cierges », qu’elle n’a pas
pris la peine de commenter dans Présentation critique de Constantin
Cavafy et pour lequel elle a une tendresse particulière, sans doute, en
partie en raison du souvenir des féeriques cérémonies orthodoxes
auxquelles elle aimait assister dans son enfance, avec son père, à
l’église russe de la rue Daru, à Paris. En quelques lignes, elle propose
une lecture inédite du poème, multipliant les références et les
correspondances, s’appropriant d’une certaine manière Cavafy,
comme si finalement elle n’avait pas seulement été la co-traductrice
de ses poèmes mais plutôt son co-auteur, instance créatrice qui s’est
glissée dans les pas du poète pour lui faire franchir de nouvelles
étapes. Le réinventer en quelque sorte. En paraphrasant ce que
Yourcenar affirme à Constantin Dimaras dans la lettre citée plus haut
(« j’ai un peu parlé comme s’il s’agissait de moi »), on peut dire
qu’elle a un peu traduit le poète alexandrin comme s’il s’agissait
d’elle.

La Couronne et la lyre ou la Grèce revisitée

« Il me semble parfois que tout reste à dire sur les poètes


grecs »70, écrit Yourcenar en 1973, trente ans après avoir débuté sa
gigantesque entreprise de traduction des poètes grecs anciens, qu’elle
publiera en 1979, sous le titre La Couronne et la lyre. Cette simple
remarque justifie à elle seule le projet ambitieux de Yourcenar : celui

69
Lettre à Jorge de Sena, s. d. [1970 ?], Fonds Yourcenar.
70
Lettre à Denys Magne, 20 avril 1973, Fonds Yourcenar.
486 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

de répondre à un manque, en donnant sa propre lecture des grands


noms mais aussi des voix oubliées de la poésie hellénique classique
qu’elle estime peu ou mal connue de ses contemporains. Connaissant
l’admiration de l’écrivain pour la poésie de la Grèce ancienne à
laquelle elle s’est familiarisée dès l’enfance, on ne s’étonnera pas
qu’un projet d’anthologie ait pu germer dans son esprit profondément
imprégné de culture classique. Dès le début de sa carrière d’écrivain,
au milieu des années vingt, son goût pour la poésie grecque ancienne,
qui a nourri ses premiers poèmes, lui a également inspiré un essai
biographique sur Pindare, premier contact approfondi avec l’œuvre
d’un grand poète qu’elle admire. On peut remonter à ce qui a pu être
la « préhistoire » de La Couronne et la lyre en feuilletant un document
que Yourcenar a conservé dans sa bibliothèque. Il s’agit d’un cahier
d’écolier qu’elle a fait relier et sur lequel elle a écrit : « Cahiers-
poèmes grecs 1918-1979 », assorti de l’indication suivante sur la page
de garde : « Les textes copiés à l’encre violette l’ont été entre ma
quinzième et ma vingtième année. » Ce document contient,
calligraphiés par Yourcenar, un grand nombre de poèmes et de
fragments en grec ancien écrits par les plus grands poètes (Homère,
Platon Sappho, Pindare…), parfois ceux-là même qu’elle traduira plus
tard et qui figureront dans La Couronne et la lyre. Entre 1918, année
où elle commence, semble-t-il, à collectionner les poèmes grecs
qu’elle aime, et 1979, l’année où elle publie son anthologie, ce cahier
marque en quelque sorte la première étape du lent travail de
maturation qui aboutira à La Couronne et la lyre.
Si elle n’a jamais vraiment cessé de lire et de traduire Homère,
Anacréon, Euripide, Théognis et tant d’autres poètes depuis son
adolescence, il semble que ce soit à partir de 194371 qu’elle se lance
dans la traduction des poèmes qui constitueront la matière de La
Couronne et la Lyre. 1943 : cette indication temporelle est importante
pour plusieurs raisons. Elle permet de comprendre la genèse mais
également l’essence et l’ambition d’un livre qui ne verra le jour que
trente-cinq ans plus tard. Ces premiers exercices de traduction des
poètes grecs anciens se situent, à quelques années de distance
seulement, à la suite des travaux prosodiques qu’elle a consacrés à un
poète grec moderne, Cavafy, entre 1936 et 1939. Ainsi, remontant le
temps, Yourcenar se replonge au plus lointain des racines helléniques

71
Voir « Chronologie », OR, p. XXIII.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 487

d’un poète dont elle a mis à jour les rapports étroits et complexes entre
le présent et le passé. Pour elle, il n’y a pas de véritable rupture entre
les poètes néo-helléniques du début du XXe siècle et les aèdes des
temps anciens puisque, comme elle le note dans la préface de La
Couronne et la lyre, « Palamas, Sikélianos, Cavafy, Kazantzakis,
Séféris […] se rattachent au monde antique par une série de lignes
tantôt sinueuses et tantôt brisées. »72 C’est donc une sorte de voyage
poétique à rebours qu’elle entreprend, en passant de la Grèce
alexandrine de Cavafy à celle d’Homère qui ouvre La Couronne et la
lyre.
Si l’on en croit Yourcenar, elle ne songeait nullement à
publier une quelconque anthologie lorsqu’elle a commencé à traduire,
pour son seul plaisir, les premiers poèmes grecs qui allaient servir
d’amorce à La Couronne et la lyre. Exilée aux États-Unis, loin de la
civilisation méditerranéenne et des valeurs universelles qui ont été les
piliers de sa culture, ébranlée par le conflit mondial qui secouait alors
l’Europe, Yourcenar traverse une période difficile marquée par le
doute, la dépression et une certaine stérilité créatrice, comme en
témoigne la tonalité de ses carnets de notes de ces années-là 73. Et
puisqu’il lui semble alors trop difficile d’écrire elle-même, elle va se
servir de la traduction comme d’une bouée de sauvetage, pour
conserver au milieu de la tempête, la tête hors de l’eau. Et puisque le
monde est à feu et à sang, elle va se replonger dans cette Grèce
hautement civilisée qui a été, selon elle, « le grand événement (peut-
être le seul grand événement) de l’histoire de l’humanité »74. Au
moment où elle commence à traduire des poèmes grecs anciens, elle
se consacre également à ses premières traductions de negro spirituals,
autre dépaysement prosodique qui vient adoucir les difficultés
personnelles et la barbarie du temps. Encore une fois, Yourcenar se
replie sur la poésie lorsqu’il s’agit de revenir aux paroles essentielles,
que ce soit l’héritage savant et universel des poètes antiques, ou à la
quête de transcendance et l’amour du Christ qui s’expriment dans la
poésie populaire des esclaves noirs américains.
Pudique, Marguerite Yourcenar a affirmé qu’elle avait
commencé à traduire des poèmes grecs, « en guise de délassement ou

72
« Préface », CL, p. 13.
73
Voir en particulier « Carnets de notes, 1942-1948 », PE, p. 529.
74
M. YOURCENAR, lettre à Ethel Thornbury, 9 décembre 1954, L, p. 114.
488 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

d’exercices »75. Presque par jeu, pour satisfaire son amour de la poésie
et exercer ses talents de styliste avide de les confronter à la complexe
prosodie grecque :

En traduisant ces poèmes ou fragments de poèmes, ma démarche


ne différait en rien de celle des peintres d’autrefois, dessinant
d’après l’antique ou brossant une esquisse d’après des peintures de
maîtres antérieurs à eux, pour mieux se pénétrer des secrets de leur
art, ou encore de celle du compositeur retravaillant de temps à
autre un passage de Bach ou de Mozart pour en jouir et s’enrichir
de lui.76

La référence aux peintres copistes d’autrefois et aux musiciens


classiques convient parfaitement à la démarche créatrice de Yourcenar
et indique la lignée culturelle dans laquelle elle entend s’inscrire.
Lorsqu’elle traduit les poètes grecs anciens, elle fait à la fois œuvre
d’humilité et de création. En s’inspirant des richesses et de la beauté
universelle de cet héritage, en « copiant » du mieux possible le génie
artistique de ses poètes, elle exerce et perfectionne sa propre manière
d’écrire qu’elle confronte à ces grands modèles indépassables, dont
elle entend communiquer au lecteur contemporain l’admiration qu’elle
leur porte. Finalement, La Couronne et la lyre est un exercice
d’admiration que le « poète traducteur »77, comme elle se définit,
transforme en « exercices prosodiques ou rythmiques »78 et finalement
en acte de création.
La Couronne et la lyre s’inscrit dans la lignée des grandes
traductions des poètes français qui, de la Renaissance à Leconte de
Lisle, ont tenté d’apprivoiser les œuvres majeures de l’Antiquité en
leur faisant endosser les habits plus ou moins ajustés de la langue
française. Marguerite Yourcenar connaît bien ces tentatives pas
toujours réussies dont certaines lui ont servi de modèle, en particulier
André Chénier qu’elle apprécie comme poète et comme traducteur, et
d’autres poètes du XVIIIe siècle qui ont adopté l’alexandrin comme
mètre privilégié pour traduire certaines épigrammes antiques79. Dans
la préface de son anthologie, elle se réclame d’ailleurs d’un autre

75
« Chronologie », OR, op. cit.
76
« Préface », CL, p. 9.
77
« Notes », ibid., p. 500.
78
« Préface », ibid., p. 41.
79
Voir YO, p. 209.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 489

poète du siècle des Lumières, Lafosse, dont elle retient surtout les
arguments en faveur de la traduction en vers, condamnée, rappelle-t-
elle, par la célèbre Madame Dacier, qui soutenait qu’une traduction en
vers ne pouvait guère être fidèle. Yourcenar qui a choisi de traduire
les poèmes grecs anciens en vers rimés ou assonancés s’en remet, au
contraire, à l’avis de Lafosse, qu’elle cite en présentant son plaidoyer
comme un argument de poids qu’elle entend imposer :

« Je dis plus, et c’est une vérité que je ne crains pas qu’on réfute :
les Vers ne doivent être traduits qu’en Vers. On ne saurait les
mettre en Prose, quelque excellente que cette Prose soit, sans
qu’on leur fasse perdre beaucoup de leur force et de leur agrément.
Un Poète, à qui l’on se contente, en le traduisant, de laisser ses
pensées toutes seules destituées de l’harmonie ou du Feu des Vers,
n’est plus un poète, c’est le cadavre d’un Poète. Ainsi, toutes ces
traductions de Vers en Prose, qu’on nomme fidèles, sont au
contraire très infidèles, puisque l’Auteur qu’on y cherche y est
défiguré. »80

C’est essentiellement sur ce jugement sans appel de Lafosse


que Yourcenar base son argumentation en faveur de la traduction en
vers, qu’elle a préférée à celle en prose, au risque, comme elle
l’indique elle-même, de « passer pour un retardataire ou un
fantaisiste »81. On ne peut que souligner, comme certains critiques
n’ont pas manqué de le faire, le paradoxe apparent qui consiste à opter
pour la traduction en vers quand il s’agit de poèmes grecs antiques
après avoir choisi pour Cavafy, arguments à l’appui, de le traduire en
prose. Plusieurs raisons expliquent ces choix différents,
compréhensibles chez un écrivain qui refuse de construire un système
ou une esthétique qu’il appliquerait à toutes ses créations, préférant
inventer pour chaque livre une forme épousant parfaitement les
contours de sa pensée, et lui permettant de communiquer le plus
clairement possible avec son lecteur. En ce qui concerne la traduction,
à chaque nouveau projet, il semble que Yourcenar se soit posé la
question de savoir quelle forme (vers ou prose, rimes ou seulement
assonances, mot à mot ou adaptation…) elle allait adopter pour faire
passer le plus harmonieusement possible la parole du poète. Nous
avons évoqué les raisons qui l’ont poussée à traduire Cavafy en prose.

80
LAFOSSE, cité par M. Yourcenar, « Préface », CL, p. 40.
81
Ibid., p. 42.
490 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Pour les poètes grecs anciens, dont la poésie, selon elle, se réclame
plus intimement du chant, il lui a semblé que les virtuosités et la
variété de la métrique française étaient plus susceptibles de leur
convenir :

Avec les poètes grecs anciens, j’ai tâché d’adapter une métrique
qui fût le plus proche possible de celle du poète grec, et ce n’est
pas facile en français. La métrique grecque est infiniment plus
compliquée que la nôtre, même aux époques du plus grand
raffinement poétique, comme le XVIIe siècle. J’ai donc essayé de
maintenir pour les narrations une mélodie continue, un rythme
dans lequel les vers donnent l’illusion de glisser les uns dans les
autres, avec des césures variées. Ainsi le rythme du vers
proprement dit, tel qu’on le comprend, se mêle au rythme de la
phrase. C’était une manière de briser nos habitudes à nous, tout en
conservant une forme ordonnée pour traduire ces poètes qui ont
écrit dans une métrique régulière et savante.82

Telle qu’elle est résumée ici, la démarche de traductrice de


Yourcenar entend rendre compte de la complexité de la prosodie
grecque ancienne, dans une forme à laquelle le lecteur d’ici et
maintenant puisse être sensible. Pour cela, elle use, faute de mieux,
des ressources de la prosodie française, tout en faisant preuve
d’innovation, voire de création. C’est ce qu’elle se propose de
démontrer dans la partie de sa préface intitulée « Quelques remarques
sur la traduction en vers »83, dans laquelle elle justifie ses choix. Elle
insiste notamment sur les expérimentations prosodiques qu’elle a
effectuées en traduisant les vers antiques, car, comme elle précise,
« qui dit métrique traditionnelle ne dit pas nécessairement absences
d’innovations »84. Le poète y énonce un certain nombre de libertés
prises afin de trouver des équivalences acceptables et harmonieuses
entre le poème traduit et son original. Il détaille surtout les procédés
stylistiques mis en œuvre par le poète traducteur pour tâcher, à l’instar
de ses prédécesseurs de la Renaissance ou du XVIIIe siècle, de faire
entendre au lecteur moderne « un écho du chant grec. »85
Les remarques de Yourcenar concernant sa méthode de
travail, il convient d’insister sur ce point, sont autant celles de la

82
YO, p. 208.
83
Voir CL, p. 40-45 mais aussi « Notes », p. 499-501.
84
Ibid., p. 43.
85
Ibid., p. 42.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 491

traductrice qui veut faire partager au plus grand nombre les trésors de
la poésie antique, que celles d’un poète épris de classicisme qui entend
offrir au lecteur une leçon de poésie. Ainsi, la tonalité des arguments
qu’elle développe en faveur de la traduction en vers n’est ni plus ni
moins qu’un décalque de sa propre conception de la poésie telle que
nous l’avons analysée précédemment. Après avoir fait un sort au vers
libre et au poète moderne86, elle se croit obligée de refaire l’éducation
poétique de son « public », afin qu’il soit réceptif à la forme des
poèmes qu’il va lire dans La Couronne et la lyre, car

un grand nombre de lecteurs ont presque oublié qu’un poème


puisse obéir à des lois aussi astreignantes et aussi complexes que
celles qui gouvernent une symphonie ou un quatuor, voire une
chorégraphie compliquée, se tracer d’un trait aussi sûr dans une
matière aussi résistante que telle ciselure antique captive des
vitrines de musée. Il s’agit, somme toute, de le leur rappeler à
propos des poètes grecs de l’Antiquité, même si ce que le
traducteur leur offre ressemble à la transcription pour piano d’une
fugue de Bach, ou à l’impression sur plâtre d’une précieuse et dure
entaille. Seul, le vers régulier, c’est à dire celui sur lequel un
accord préalable existe entre poète d’une part et lecteur ou
auditeur de l’autre, donne une idée d’un art où contraintes et
surprises s’équilibrent, et où l’envol du poète, comme dans la
danse le bond du danseur, se situe à l’intérieur d’une mesure
comptée.87

La clarté et l’autorité de la démonstration qui ne tolèrent


aucune réserve, fréquentes chez Yourcenar, situe bien sa « mission »
de traductrice de poésie dans le droit fil de ses activités de lectrice et
surtout de poète. Les champs métaphoriques utilisés (musique savante,
danse, sculpture classique) sont identiques à ceux qu’elle emploie
habituellement pour caractériser l’harmonie poétique suprême qu’elle
admire chez ses poètes préférés et qu’elle tente d’atteindre dans ses
propres œuvres poétiques. Plus que ses autres traductions, La
Couronne et la lyre paraît donc intimement liée à la propre poésie de
son auteur. S’il existe un élément d’étrangeté/éloignement évident
entre Yourcenar et l’univers des negro spirituals ou la culture pendjabi
d’Amrita Pritam, qui appartiennent à deux mondes sensiblement
différents du sien, avec les poètes grecs anciens, Yourcenar est en

86
Ibid., p. 42-43.
87
Ibid., p. 43.
492 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

terrain familier – plus d’ailleurs qu’avec le monde néo-hellénique


orientalisé de Cavafy. Ce n’est pas vraiment à la rencontre de l’Autre
qu’elle va, mais d’une certaine manière, à la rencontre d’elle-même,
tant l’immense Grèce qu’elle parcourt dans son anthologie est à la
base de sa culture et en constitue l’un des principaux foyers.
Cette familiarité rassurante explique sans doute en partie la
longévité d’un projet de plusieurs décennies qui a pris au fil du temps
une grande ampleur, en entrant, notamment, en résonance intime avec
le reste de l'œuvre. C’est le cas, en particulier, pour Mémoires
d’Hadrien. Marguerite Yourcenar a reconnu les liens souterrains qui
existaient entre ses traductions des poètes grecs anciens et la vie de
l’empereur philhellène. Elle indique dans la préface de La Couronne
et la lyre qu’alors qu’elle travaillait à Mémoires d’Hadrien, dans les
années 1948-1951, elle traduisait les poètes grecs qu’aimait lire
l’empereur romain, adoptant une méthode de travail qu’elle
affectionne particulièrement : se familiariser avec les lectures d’un
personnage historique afin de mieux le connaître et de le réinventer
avec une certaine authenticité88. Avec l’empereur Hadrien, poète lui-
même, dont Yourcenar a traduit quelques vers dans son anthologie, et
amateur de poésie grecque, la méthode paraît idéale. On retrouve donc
naturellement dans Mémoires d’Hadrien quelques-uns des grands
poètes grecs traduits par Yourcenar pour La Couronne et la lyre,
comme Homère, Hésiode, Platon, Théognis, Straton de Sardes…
Parfois les jugements que portent l’empereur romain, dans ses
mémoires imaginaires, et ceux de l’anthologiste de La Couronne et la
lyre, sont très proches, comme le fait remarquer Rémy Poignault à
propos d’Hésiode89. Parfois, au contraire, leur lecture diffère
sensiblement, comme c’est le cas pour les épigrammes licencieuses de
Straton de Sardes dont Hadrien aurait goûté, un temps, la compagnie
et la liberté de ton qui finira pourtant par l’agacer 90, alors que
Yourcenar reconnaît, dans La Couronne et la lyre, que « son
libertinage [est] fréquemment spirituel et parfois exquis. […] Straton a
laissé de la vie quotidienne de son temps quelques légers croquis
nullement négligeables »91. On devine donc par quel subtil jeu

88
Ibid., p. 9-10.
89
Voir L’Antiquité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Littérature, mythe et
histoire, op. cit., p. 568.
90
Ibid., p. 549-550.
91
CL, p. 408.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 493

d’intertextualité, deux œuvres de nature très différente, une fiction


historique et une anthologie de traductions, en partie composées à la
même époque, s’interpénètrent et se nourrissent mutuellement, parfois
sans doute à l’insu de leur auteur.
Au moment où elle intensifie ses traductions, lors de ses rares
moments de loisirs, tout en travaillant intensément à l’écriture de
Mémoires d’Hadrien, elle ne songe pas encore à rendre public ses
travaux sur les poètes grecs anciens qui font encore partie de son
jardin secret de poète. Dans les années cinquante, elle commence
toutefois à faire état à certains amis de ses intenses lectures, avouant à
Natalie Barney, en un alexandrin sans doute involontaire, « j’aime à
lire du grec sous les pommiers en fleur »92. En 1956, elle confie à Paul
Guth : « Un de mes projets est de lire du grec une heure par jour.
Simonide, Théognis, le vrai Anacréon. Pas celui des petites odelettes
byzantines. »93 On retrouve, évidemment, tous ces poètes dans La
Couronne et la lyre. D’exercice de délassement, la lecture et la
traduction deviennent peu à peu une sorte de discipline personnelle,
une hygiène poétique qui accompagnent les divers autres chantiers
littéraires de Yourcenar. Dès 1951, quelques mois avant la parution de
Mémoires d’Hadrien, elle propose à Jean Ballard, directeur des
Cahiers du Sud avec lequel elle est en contact depuis l’avant-guerre,
de publier un florilège de ses traductions. Mais face aux remarques
biaisées et puritaines du comité de lecture de la revue marseillaise,
quant au contenu homo-érotique d’un certain nombre de fragments,
Yourcenar, outrée, préfère retirer son offre. Dans une lettre virulente
adressée à Jean Ballard, elle défend la pertinence de ses choix et
l’originalité de sa démarche94. Finalement, c’est en 1952 qu’elle
acceptera de publier ses premières traductions sous le titre « Poèmes
grecs », dans la revue Médecine de France. Elle y propose un
échantillon de vers de Simonide, Théognis, Anacréon, Ibycos,
Sophocle et Platon dans des versions identiques ou légèrement
différentes de celles qui figureront dans La Couronne et la lyre. Le
court texte de présentation rédigé par Yourcenar montre qu’au début
des années cinquante, elle a déjà une idée précise de l’esprit qu’elle

92
Lettre à Natalie Barney, 15 juin 1953, Fonds Barney.
93
« Avec Marguerite Yourcenar à Paris », entretien avec Paul Guth [décembre 1956],
Le Figaro littéraire, 3 octobre 1959. PV, p. 44.
94
Voir lettre à Jean Ballard, 5 août 1951, L, p. 90-93.
494 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

veut donner à son travail, sans que pourtant, si on la croit, elle ait
encore décidé de l’unifier pour en faire une anthologie :

la conception du monde de Simonide n’est pas la même que celle


de Straton. Mais ils se rencontrent sur un point. Tous traitent, et
traitent avec une lucidité toute grecque, de ces sujets fort graves
que sont l’amour, la mort, la vieillesse, le destin de l’homme. Tous
ont été choisis pour leurs qualités d’expression directe et
d’humanité nue. Même à l’intérieur des limites de préférence
qu’on s’est fixées ici, les lacunes abondent ; ce choix, arbitraire
comme tous les choix, n’en est pas moins singulièrement
représentatif de ce qu’a de plus humain, de plus personnel, une
poésie toujours et partout admirablement centrée sur l’humain.95

En 1954, elle livre sa traduction de « Trois épigrammes de


Callimaque », dans La Flûte enchantée. En 1954, elle accepte d’écrire
la préface de La Cynégétique d’Oppien dans la traduction de Florent
Chrestien, pour une édition de luxe et s’amuse à traduire un de ses
poèmes : « Je vous envoie le petit poème traduit du grec ; pour rester
dans le ton de Florent Chrestien ou à peu près, j’ai essayé de le
traduire en vers et dans le style du XVIe siècle […] J’ai composé le
poème au cours d’une mauvaise nuit causée par la sérieuse crise
hépatique compliquée de fatigue que je subis depuis plus d’un mois et
qui m’oblige à du repos. Rimer était la plus charmante des
distractions »96, écrit-elle à Hélène Schakhovskoy qui lui a commandé
ce travail. Fréquenter les poètes grecs anciens demeure donc un
profond plaisir et une évasion salutaire. À partir du milieu des années
soixante, elle intensifie le rythme des prépublications. Entre 1966 et
1970, elle propose dans les revues les plus diverses (La Nouvelle
Revue Française, Ecclesia, La Gazette apicole…) de nombreux
fragments de ses traductions, comme si elle « testait » l’intérêt et la
popularité de ses travaux, avant de se décider à les réunir dans une
anthologie. Cette période correspond, en effet, au moment où
Yourcenar se remet à travailler à ses traductions de poètes grecs97. Au
début d’un cahier conservé à la Houghton Library de l’université
Harvard, comportant un grand nombre de ses traductions, elle
indique : « Un des nombreux cahiers de chevet où j’avais tenté
95
« Poèmes grecs traduits et présentés par Marguerite Yourcenar », Médecine de
France, n° 34, 1952, p. 33.
96
Lettre à H. Schakhovskoy, 10 août 1954, HZ, p. 365.
97
Voir « Chronologie », OR, p. XXVIII.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 495

(quelquefois de mémoire) des traductions de poèmes grecs, avant de


systématiser ce projet en 1966 pour en faire le recueil "La Couronne et
la lyre" »98. Alors qu’elle est désormais convaincue de l’intérêt de
publier ses traductions, elle redouble d’enthousiasme : « Quant à moi,
je continue à traduire mes poètes grecs, et m’émerveille de leur infinie
diversité. Chacun a son chant bien à lui »99, écrit-elle le 1er janvier
1967 à Natalie Barney.
Ce chant, elle n’aura de cesse de le faire partager au plus
grand nombre tant il lui semble désormais essentiel de publier son
recueil de traductions, élaboré patiemment depuis la seconde guerre
mondiale. En 1970, elle songe à confier la publication de La
Couronne et la lyre à son ami Charles Orengo, directeur littéraire chez
Plon, qui est nommé cette année-là PDG des éditions Fayard. Dans
plusieurs lettres échangées avec lui durant l’été 1970, elle se dit
disposée à publier son anthologie de poètes grecs anciens chez Fayard,
« si une fois terminé, l’ouvrage garde comme je suppose qu’il le fera
ce caractère de grande vulgarisation, et de jugement assez
révolutionnaire porté sur la poésie et le monde antique, que je
prévois »100. Dans une autre lettre, elle insiste sur l’aspect « de grande
vulgarisation historique autant que littéraire »101 qu’elle entend donner
à La Couronne et la lyre. Finalement, le projet de publication chez
Fayard n’ayant pas abouti, elle propose en 1975 le livre à Claude
Gallimard :

Il s’agit d’une anthologie de poèmes grecs anciens (presque tous


fort courts), traduits par moi et s’étendant sur une période de
douze siècles […] chaque poète est précédé d’une brève notice qui
tente de le replacer sur l’arrière-plan politique et psychologique de
son temps. Le but principal est de suivre à travers ces douze
siècles les variations du point de vue sur la vie, l’amour, la
famille, les rapports avec l’étranger et l’esclave, le monde des
idées, etc. Il s’agit donc de quelque chose d’entièrement différent
de l’anthologie rassemblée par Brasillach, dont je trouve les
poèmes mal traduits, et qui ne présente en rien un tableau d’une
civilisation vue au jour le jour à travers ses poètes, encore bien
moins en commente les aspects. Mon propre livre est

98
Voir « Poèmes grecs », Fonds Yourcenar.
99
Lettre à N. Barney, 1er janvier 1967, Fonds Barney.
100
Lettre à C. Orengo, 10 juillet 1970, Fonds Yourcenar.
101
Lettre à C. Orengo, 31 juillet 1970, ibid.
496 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

volontairement de l’ordre de la grande vulgarisation plutôt que de


l’érudition.102

Lorsqu’elle présente son projet, Yourcenar se positionne donc


comme l’anti-Brasillach dont l’Anthologie de la poésie grecque
publiée en 1954 a longtemps fait figure d’ouvrage de référence. En
matière de traduction et de présentation de la poésie grecque ancienne,
Yourcenar entend donc se démarquer des exégèses scolaires
sclérosantes et de l’académisme suranné pour redonner aux vers
antiques leur éclat éternel. Elle insiste souvent sur l’originalité de son
approche – ne parle-t-elle pas à Charles Orengo de son « jugement
assez révolutionnaire porté sur la poésie et le monde antique » ? –
dont l’objectif est de dépoussiérer les trésors poétiques de l’Antiquité.
« C’est une entreprise un peu insensée, et plus psychologique ou
sociologique qu’esthétique (tâcher de montrer à travers les poètes les
variations de la sensibilité au cours des années). J’ai du moins réussi à
me débarrasser de certains lieux communs par lesquels nous
commençons tous au sujet des grecs »103 écrit-elle à Étiemble.
La Couronne et la lyre, œuvre novatrice ? C’est en tout cas
comme cela que son auteur considère ce livre très personnel dont
Jacques Lacarrière a deviné qu’il était constitué de « l’univers
intérieur et secret de Marguerite Yourcenar »104. Avec ce livre, elle fait
une manière de bilan de sa longue et fertile relation avec le monde
grec antique. La foisonnante préface, qui ouvre son anthologie, éclaire
non seulement les choix, les buts, les thématiques et la méthode de
travail yourcenariens, mais précise implicitement la place qu’occupe
l’héritage grec antique dans son imaginaire. Alors que jusqu’en 1939,
le modèle grec occupe presque sans partage le statut de culture
universelle dans l’œuvre et la pensée de Yourcenar, quatre décennies
plus tard la question se pose tout autrement. Nous savons que
Yourcenar a très vite relativisé le mythe du « miracle grec » unique,
découvrant dans d’autres cultures et à d’autres âges des témoignages
comparables du génie humain. Elle n’a alors cessé de confronter les
fondations helléniques et humanistes de sa culture aux mythologies et

102
Lettre à C. Gallimard, 7 juillet 1975, Archives Gallimard.
103
Lettre à Étiemble, 28 février 1972, Fonds Yourcenar.
104
Jacques LACARRIÈRE, « Yourcenar : le voyage à Cythère », L’Express, n° 1473,
6 octobre 1979, p. 85.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 497

littératures de Scandinavie, d’Inde, du Japon, de la Chine, de la


Perse… découvertes et explorées durant toute sa vie :

Ces grandes littératures poétiques étrangères à la Grèce ne


ravalent pas pour nous la poésie grecque : par le jeu exaltant des
ressemblances et des différences, elles aident au contraire à la
mieux connaître et à la mieux aimer.
[…]
Vue dans ces perspectives, la poésie grecque a cessé de pouvoir
être considérée comme un des aspects d’un unique et inexplicable
« miracle grec » : elle est une part de l’héritage poétique universel
qui nous est désormais échu, et que des catastrophes trop
prévisibles pourraient bien nous faire perdre, avec tant d’autres
trésors que nous gérons mal. Jouissons d’elle pendant qu’il en est
encore temps.105

C’est précisément cette « part de l’héritage poétique


universel » recherchée dans toutes ses entreprises littéraires que
Yourcenar entend communiquer dans La Couronne et la lyre. Il est
important de noter que c’est sans doute l’une des rares fois où
Yourcenar semble se préoccuper explicitement des lecteurs auxquels
s’adresse un de ses ouvrages. Nous savons qu’elle a souvent déclaré
qu’elle se souciait peu du nombre de personnes que pouvaient
intéresser ses livres, se situant résolument du côté de Paul Valéry qui
affirmait préférer « être lu plusieurs fois par un seul, que de l’être une
seule fois par plusieurs. » Une formule que Yourcenar aurait pu
aisément faire sienne. Pourtant, pour La Couronne et la lyre, qu’elle
considère comme un ouvrage de « grande vulgarisation », son attitude
paraît sensiblement différente. Elle semble s’être préoccupée
davantage du type de lecteurs auquel elle destine cette plongée
poétique dans la Grèce antique, comme le laisse penser une lettre à
son éditeur :

Je ne suppose pas que le grand public se jettera sur cet ouvrage,


mais quand je vois dans ce pays [les États-Unis], les foules faire la
queue pour visiter les expositions de Pompéi, de Tut-Ank-
Ammon, et autres (à Dallas, qui n’est pas la capitale de la culture,
on comptait, paraît-il huit cents visiteurs par heure), je me dis qu’il
y a chez ces gens une avidité du passé qui se manifeste dès que les
œuvres d’art leur sont présentées de façon suggestive, et que la

105
« Préface », CL, p. 39-40.
498 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

même chose devrait être vraie pour les œuvres littéraires, sitôt
qu’on les dégage des solennelles routines qui les entourent.106

Cet argumentaire qui est presque d’ordre commercial,


étonnant sous la plume de Yourcenar, et qu’elle répètera à l’envi dans
les nombreuses interviews accordées après la sortie du livre, est en fait
une justification de son patient travail de traductrice qui portera ses
fruits. Nous connaissons le singulier succès qu’a connu La Couronne
et la lyre, demeuré quatorze semaines au palmarès des meilleures
ventes d’essais à partir de fin 1979107. « [E]n ce qui concerne […] La
Couronne, arrivé de façon si étonnante aux grandes ventes, on espère
que quelques lecteurs au moins seront touchés par tel ou tel poète
qu’ils n’auraient pas songé à lire sans cette publicité faite autour de
moi »108, écrit-elle à Paule Neuvéglise, des éditions Gallimard.
Yourcenar a conscience de faire œuvre pédagogique en ayant tenté de
mettre à la portée d’un large public des textes réputés inaccessibles,
voire abscons. Le secret de sa démarche d’anthologiste, qui est au
cœur de l’ensemble de son œuvre, c’est d’avoir réussi à faire sentir
que les émotions, les valeurs, les combats, les questionnements des
cent dix poètes dont elle propose des fragments n’appartiennent pas à
un passé révolu, l’Antiquité, mais à un invisible réseau artistique et
humain, qui fait d’Empédocle ou de Sappho, d’Eschyle ou de
Théocrite, les contemporains de leurs lecteurs d’aujourd’hui. Rémy
Poignault a noté avec justesse que dans La Couronne et la lyre,
« l’accent […] est souvent mis sur le caractère actuel de ces textes
[…] la pensée et la sensibilité antiques ne sont pas si différentes des
nôtres »109. Une idée que l’écrivain exprime souvent dans les
paratextes dont elle « arme » ses œuvres et qui est particulièrement
explicite dans La Couronne et la lyre :

106
Lettre à Claude Gallimard, 7 avril 1979, Fonds Yourcenar.
107
Dans son numéro du 10 janvier 1980, Les Nouvelles littéraires consacre un
reportage au phénomène éditorial de ce début d’année, sous le titre « Un surprenant
best-seller », dans lequel des libraires tentent d’expliquer le succès populaire de cette
anthologie de poèmes grecs anciens que les lecteurs achètent sur le seul nom de
Yourcenar.
108
Lettre à Paule Neuvéglise, 18 janvier 1980, Fonds Yourcenar.
109
R. POIGNAULT, L’Antiquité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Littérature,
mythe et histoire, op. cit., p. 15.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 499

En somme, un écrivain refait toujours la même chose et ce que j’ai


essayé dans ce recueil ne diffère pas de ce que j’ai voulu montrer
dans Souvenirs Pieux ou dans Archives du Nord : l’immense
diversité des êtres, et à quel point tous sont aux prises avec les
mêmes problèmes que nous, même si les problèmes, de leur
temps, se présentaient de façon un peu différente.110

Tout autant que le public, la critique a été abondante et très


majoritairement enthousiaste, saluant, notamment « une traduction
d’une étincelante pureté et d’une musique raffinée »111 ou un
« document précieux de l’histoire littéraire »112. Claude-Michel Cluny
souligne que le recueil de poèmes grecs de Yourcenar « provoque le
même choc qu’il y a trente ans celui de Brasillach »113, tandis que
Denys Magne, au contraire, juge La Couronne et la lyre « très
supérieure à l’Anthologie de la poésie grecque de Brasillach […]
Moins historien que Yourcenar, Brasillach évalue mal l’itinéraire de
cette poésie et privilégie les auteurs déjà les plus accessibles au grand
public, Homère et les grands classiques […] Elle s’est surtout souciée
de nous offrir par le jeu des équivalences un recueil poétique en
langue française »114. Jean-Michel Maulpoix insiste sur l’aspect
intemporel des poèmes traduits en vers réguliers et remarque :
« D’une époque à l’autre, l’évolution des thèmes est sensible : le
monde dont ces textes sont le souvenir, naît, se transforme et décline
sous nos yeux. Tout l’Occident en microcosme peut être relu dans ces
pages »115. Jacques Lacarrière souligne « la grâce de ces traductions
claires, sereines et accessibles »116, et Jean Guitton, à l’instar de
certains hellénistes, constate que « [l]a traduction vaut parfois mieux
que le texte »117, et se demande si Yourcenar ne ferait pas « son

110
Lettre à Claude Gallimard, 7 avril 1979, Fonds Yourcenar.
111
Jacques FRANCK, « Marguerite Yourcenar. La Couronne et la lyre », La Libre
Belgique, 21 novembre 1979.
112
« La Couronne et la lyre », Prométhée, nos 41-42, septembre-décembre 1979.
113
Claude-Michel CLUNY, « Le Vin des dieux », Le Quotidien de Paris, 28
décembre 1979, p. 20.
114
Denys MAGNE, « Yourcenar la Grecque », Éléments pour la civilisation
européenne, février-mars 1980.
115
Jean-Michel MAULPOIX, « Douze siècles de poésie grecque », La Quinzaine
littéraire, 16 novembre 1979.
116
Jacques LACARRIÈRE, « Yourcenar : le voyage à Cythère », op. cit., p. 84.
117
Jean GUITTON, « L’admiration de Jean Guitton », Le Monde, 11 janvier 1980,
p. 15.
500 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

portrait sans le vouloir » à travers les choix qu’elle a faits pour


composer son anthologie.
Si beaucoup de critiques louent « le charme, la valeur
poétique des traductions de Yourcenar »118 et considèrent, comme
l’écrivain Conrad Detrez, que La Couronne et la lyre est « un livre
rare, un ouvrage de référence »119, certains commentateurs sont
beaucoup plus mesurés dans leurs appréciations et émettent de
sérieuses réserves, essentiellement sur le choix de Yourcenar de
traduire en vers rimés les poètes antiques. C’est le cas de Jean
Mambrino :

Une traduction en vers rimés n’est plus une traduction mais une
adaptation. Traduire en vers réguliers peut donner, chez un poète
de génie, des résultats splendides, témoin la transposition en
alexandrins, vers pour vers, des Bucoliques de Virgile par Valéry.
Elle est aussi précise que brillante. Mais elle n’est pas rimée.
D’autre part si les « adaptations » de Marguerite Yourcenar sont
dans une langue solide et sobre, elles tendent à effacer la diversité
du ton de chaque poète. Eschyle et Sophocle en alexandrins se
fondent dans l’anonymat d’un discours sans accent, alors qu’en
dix vers Corneille et Racine trahissent chacun leur voix inimitable.
Cela dit, ce beau livre fervent […] respire de bout en bout ce que
Ritsos appelle la grécité.120

L’impression que Yourcenar unifie artificiellement la voix et


la cadence de poètes, ayant écrit selon des règles, des esthétiques et à
des époques très différentes, en abusant de l’alexandrin, du
décasyllabe et de l’octosyllabe revient fréquemment sous la plume des
critiques. Jacques Lacarrière se dit surpris d’un tel choix qui
« présente inévitablement des réussites exceptionnelles et des
équivalences plus discutables »121. Jean Guitton regrette l’impression
de monotonie due au fait que tous les poèmes finissent par se
ressembler : « Il semble qu’on soit sur un rivage, qu’on entende le
bruit du flot mélancolique et comme un faible gémissement »122.
George Steiner regrette lui aussi l’uniformité de la prosodie
118
« Yourcenar (Marguerite) », Le Bulletin critique du livre français, n° 408,
décembre 1979.
119
Conrad DETREZ, « Yourcenar helléniste », La Relève, nos 51-52, décembre 1979.
120
Jean MAMBRINO « Marguerite Yourcenar. La Couronne et la lyre », Études,
février 1980.
121
Jacques LACARRIÈRE, « Yourcenar : le voyage à Cythère », op. cit., p. 86.
122
Jean GUITTON, « L’admiration de Jean Guitton », op. cit.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 501

yourcenarienne qui ôte toute singularité aux fragments qu’elle traduit.


Selon lui, ce type de traduction s’inscrit dans la mouvance du néo-
classicisme français qui a marqué les débuts littéraires de Yourcenar,
dont il note que ses modèles en matière de prosodie seraient Renan et
Maurice de Guérin123, et parle d’une anthologie « hautement
trompeuse » pour quiconque voudrait avoir une vision exacte des
poètes grecs antiques124. « Bref, ces traductions ne méritent pas toute
la confiance des étudiants et lettrés scrupuleux »125 conclut même un
spécialiste qui regrette la liberté prise par Yourcenar dans La
Couronne et la lyre. Ces « manipulations », la spécialiste de
l’Antiquité, Florence Dupont les a dénoncées avec véhémence. Dans
son ouvrage, L’Invention de la littérature, elle décortique la manière
dont Yourcenar a traduit un fragment attribué à Anacréon, la
« chanson de Cléobule », sous le titre « Prière à Dionysos »126.
Comparant la version yourcenarienne à d’autres traductions en
français et en anglais, elle note que « la plus curieuse est sûrement
celle de Marguerite Yourcenar »127 :

L’original grec est pratiquement réécrit et, sans la référence, on


pourrait se demander s’il s’agit bien de la chanson de Cléobule.
[…] On se demande d’ailleurs pourquoi la traductrice a remplacé
le dieu des montagnes sauvages en un dieu buveur, ruinant ainsi la
signification religieuse de la prière. Quant aux bras frais des
Nymphes et au cœur tendre de Cypris, nous laissons le lecteur
rêver sur l’imaginaire érotique de cette dame.
L’interprétation moralisatrice de la « belle chanson » se
substituant à son efficacité rituelle est bien représentative d’une
tendance générale à recouvrir les textes originels d’une peinture
humaniste et moralisante, sentie comme plus universelle.128

123
Notons que le critique du Monde, rattache, lui, le style de la traduction de
Yourcenar « aux maîtres nombreux attachés avant elle aux modèles antiques : Chénier
ou le Parnasse, mais aussi Hugo. » Jean BOLLACK, « En beau français », Le Monde,
11 janvier 1980, p. 15.
124
Voir George STEINER, « The First académicienne », The Times Literary
Supplement, 4 avril 1980.
125
Bulletin des lettres, 15 décembre 1979.
126
Voir CL, p. 116-117.
127
Florence DUPONT, L’Invention de la littérature. De l’ivresse grecque au texte
latin, La Découverte, coll. « Poche », 1998 [1ère éd. 1994], p. 292.
128
Ibid., p. 293.
502 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Marguerite Yourcenar a en partie répondu par avance aux


réserves que ne manquerait pas de soulever son anthologie dans la
préface de l’ouvrage. Elle n’a ensuite pas cessé de répéter que sa
traduction n’a « rien de très scientifique »129. Il semble d’ailleurs
qu’elle considère son travail davantage comme une entreprise
historico-sociologique que strictement littéraire ou esthétique. « [J]e
voudrais surtout présenter une sorte d’histoire des idées, des mœurs, et
de la sensibilité des Grecs à travers leur poésie »130, confie-t-elle à un
de ses correspondants en 1967. Ce qu’elle a voulu montrer, c’est « la
"foule humaine" grecque à travers les siècles »131. On conçoit donc
aisément que pour son auteur, la question de la stricte fidélité soit
secondaire.
La Couronne et la lyre est sans doute une traduction fidèle,
mais selon la définition de son auteur pour qui traduire fidèlement,
c’est avant tout retranscrire une lecture intime, une parole étrangère
qui devient peu à peu sienne dans ses rythmes, ses sonorités et son
sens. Au final, comme nous l’avons signalé, chez Yourcenar le
traducteur se fait souvent co-auteur. Il n’adapte pas mais écrit avec
l’autre. Dans cette perspective, la traduction yourcenarienne n’a rien
d’infidèle. Elle est hautement fidèle à elle-même, à la voix d’un poète
à l’écoute des poètes qui ont écrit des siècles plus tôt des paroles
qu’elle a faites siennes pour mieux les partager avec le lecteur
moderne. Jacques Lacarrière a donc raison de considérer La Couronne
et la lyre comme « un dialogue permanent avec ces voix jumelles que
la propre voix de l’auteur accompagne, une sorte d’entretien fraternel
avec des ombres qui depuis longtemps le nourrissent »132.

129
Voir Radioscopie Marguerite Yourcenar, entretien avec J. Chancel, éditions du
Rocher, op. cit., p. 114.
130
Lettre à Roger Lacombe, 8 février 1967, L, p. 255.
131
Lettre à André Lebon, 3 février 1980, L, p. 627.
132
Jacques LACARRIÈRE, « Yourcenar : le voyage à Cythère », op. cit., p. 85.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 503

Yourcenar et la poésie populaire afro-américaine

Il n’est certainement pas anodin que Yourcenar débute la


traduction des negro spirituals au moment où elle commence à
traduire les poètes grecs anciens, au cœur de la seconde guerre
mondiale et de cette « nuit de l’âme » yourcenarienne, synonyme pour
l’écrivain en exil, de dépression et de quasi-renoncement à l’écriture.
Rien d’étonnant dans ce contexte qu’elle se soit tournée une fois de
plus vers la poésie pour trouver le courage et l’énergie de créer.
Quelque peu déstabilisée par sa nouvelle vie américaine, à laquelle
elle a encore du mal à s’acclimater, elle s’est naturellement tournée
vers le riche héritage de la poésie grecque ancienne qui la reliait, par-
delà l’océan Atlantique, à ses racines culturelles, alors que traumatisée
par la guerre elle a l’impression d’assister de loin, selon sa propre
expression, à « la fin définitive d’un monde »133. À première vue, il est
plus étonnant qu’elle se soit aventurée à la même époque, et peut-être
dans un même élan d’enthousiasme, du côté de la poésie populaire
afro-américaine, en entreprenant ses premières traductions de negro
spirituals, première étape de son entreprise de traduction et de
présentation de la poésie chantée noire américaine (negro spiritual,
gospel, blues), qui devait la passionner jusqu’à la fin de sa vie.
Pourtant la démarche du poète qui se met au service d’autres poètes
n’est pas fondamentalement différente, qu’il s’agisse de faire
redécouvrir la poésie savante des anciens Grecs ou le chant de révolte
des esclaves noirs du XIXe siècle. Connaissant la curiosité de
Yourcenar, on ne s’étonnera certainement pas de la voir aborder la
société dans laquelle elle vient de s’installer, – à une période de
persécutions et de violence mondiale – en traduisant les cris de révolte
et d’espoir des esclaves noirs. C’est donc par un mode d’expression
littéraire résolument à la marge plutôt qu’en célébrant les gloires
littéraires du pays qui l’accueille, que Yourcenar aborde le génie
poétique américain. Se sentant elle-même « déplacée » dans cette
société, exclue d’une certaine manière de son fonctionnement,
impuissante à la décrypter, étrangère dans tous les sens du terme, il
n’est pas impossible qu’elle se soit quelque peu identifiée au destin
des Noirs américains, étrangers de l’intérieur dans un pays qui
pratique alors la ségrégation raciale, et qu’elle ait eu envie de restituer

133
« Chronologie », OR, p. XXI.
504 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

en français un écho de la détresse de leurs ancêtres esclaves, exilés,


comme elle, dans un pays qu’ils n’ont pas choisi.
C’est en 1937-1938, lors de son premier voyage aux États-
Unis durant lequel elle visite plusieurs états du Sud (Virginie,
Caroline du Nord, Georgie), que Yourcenar découvre la réalité des
Noirs d’Amérique et la beauté des negro spirituals134. À l’occasion
d’un voyage en Virginie, avec sa récente amie américaine Grace
Frick, elle visite la somptueuse maison du troisième président des
États-Unis, Thomas Jefferson, à Monticello et s’entretient quelques
instants avec un vieux Noir rencontré sur le chemin :

Certes, il m’était arrivé de voir, sinon de fréquenter, des Noirs en


Europe. Mais la première rencontre qui m’ait laissé l’impression
d’approcher, non pas d’une autre race et d’un autre monde – nous
sommes tous au fond pareils – mais d’un monde éclairé et ressenti
autrement que nous le faisons nous-mêmes, se place en 1938 […]
Un vieil homme noir solitaire était-là, pauvrement vêtu, mais avec
sur son visage usé une expression de ravissement. Il écoutait les
trilles d’un oiseau. Je lui en demandai le nom.
– But, honey, it is the mocking-bird.
C’était la première fois que j’entendais le mocking-bird, et la
première fois que je constatais cette capacité de jouir de la vie par
tous les sens, pour ainsi dire par tous les pores. L’Empereur de la
Chine d’Andersen n’avait pas plus joui de son rossignol que ce
Noir probablement sans travail de son mocking-bird.135

Marguerite Yourcenar présente cet épisode comme une scène


fondatrice et sans doute l’a-t-elle été. Le souvenir qu’elle retranscrit
au début des années quatre-vingt, soit plus de quatre décennies après
la rencontre avec le vieil homme noir, garde intact le sentiment qu’elle
a eu dans les états du Sud rural et traditionaliste de l’entre-deux
guerres : l’impression de rencontrer pour la première fois des êtres, les
Noirs pauvres et marginalisés, à la fois proches d’elle mais lui donnant

134
Remarquons toutefois que la première allusion à la musique noire dans l’œuvre de
Marguerite Yourcenar se trouve dans son essai « Diagnostic de l’Europe » écrit en
1927-1928 et publié en 1929 dans la Revue de Genève. Décrivant ce qu’elle considère
comme la décadence de la culture européenne, elle écrit : « Et, scandant les phrases
bruyantes et heurtées de cette étonnante agonie, la musique afro-américaine, passion
subite, emporte à la rencontre d’un monde barbare un monde qui redevient barbare. »
EM, p. 1654. Dix ans plus tard, sa rencontre véritable avec la musique afro-
américaine lui fera réviser totalement ce jugement sévère quelque peu caricatural.
135
« Avant-propos », BG, p. 5-6.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 505

pourtant accès à un tout autre monde, à une riche culture populaire


d’une profonde humanité, proches de la nature et d’une sensualité
particulière, différente en tout cas de celle qu’elle expérimentait dans
ces mêmes années trente lors de ses escales méditerranéennes. Il aura
donc suffi d’un homme écoutant, fasciné, le chant d’un oiseau pour
que Yourcenar s’ouvre à la culture noire américaine et que s’amorce
son intérêt pour les negro spirituals qu’elle découvre à l’occasion de
ce voyage.
Il convient de garder à l’esprit que Marguerite Yourcenar
n’effectue pas seule ce voyage à la rencontre de la poésie populaire
afro-américaine. Son amie américaine Grace Frick, originaire du
Missouri où elle a côtoyé la réalité sociale et la culture noires, lui sert
de guide. On peut même affirmer que c’est elle qui l’a initiée aux
negro spirituals, lui faisant partager sa passion pour la musique noire
américaine. Elle prendra d’ailleurs une part très active dans la collecte
des chants, la documentation et la réalisation de Fleuve profond,
sombre rivière, le recueil de spirituals que Yourcenar publiera en
1964.
Si Yourcenar a marqué un certain intérêt pour cette poésie
sacrée dès 1938, c’est à son retour aux États-Unis, au début de la
seconde guerre mondiale, et plus précisément en 1942-1943, qu’elle
entreprend la traduction d’un certain nombre de negro spirituals dont
elle approfondit la connaissance, à l’occasion de nouveaux séjours en
Georgie et en Virginie136. De la même époque date un autre épisode
essentiel pour comprendre la fascination qu’a exercée la poésie
cultuelle afro-américaine sur Yourcenar qui parle elle-même de « ce
qui fut ma grande impression de ces années-là dans le domaine
noir »137. Accompagnée de Grace Frick, elle a assisté, dans un entrepôt
de Harlem, à un banquet rituel du prophète thaumaturge
autoproclamé, Father Divine, célèbre dans la communauté noire de
l’époque pour les cérémonies inouïes qu’il organisait, son charisme
auréolé de scandale et la ferveur populaire et parfois mise en scène qui
l’entourait. La manière avec laquelle Marguerite Yourcenar a raconté
à plusieurs reprises138 cette incursion spectaculaire dans un temple noir
quelque peu fanatisé, trahit la forte impression qu’a fait sur elle ce
premier contact avec la mystique de certaines « sectes » afro-

136
Voir « Chronologie », OR, p. XXII-XXIII.
137
« Avant-propos », BG, p. 6.
138
Voir en particulier, ibid., p. 6-7 et YO, p. 201-202.
506 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

américaines mâtinées de sorcellerie et de culte vaudou. L’impression


laissée par le spectacle outrancier de Father Divine a été telle qu’elle
s’est inspirée de cet épisode pour décrire, bien des années plus tard,
dans son roman L’Œuvre au noir, l’idolâtrie obscène et la scène de
banquet présidée par le « Dieu-Roi » charlatan, Hans Bockhold139,
dont certains détails sont très proches de ce qu’elle a pu observer à
Harlem.
Cette découverte sur le vif de la réalité noire des États-Unis et
de sa mystique s’accompagne de nombreuses lectures érudites grâce
auxquelles Yourcenar se rend compte de la richesse extraordinaire du
chant des esclaves noirs. Comme elle le fait pour chaque nouveau
projet littéraire, elle va tâcher de tout lire, tout savoir, tout comprendre
du sujet qui s’impose peu à peu à elle. Les nombreux documents
relatifs aux negro spirituals, mais aussi à l’histoire de l’esclavage, à la
guerre de Sécession, les mémoires de témoins célèbres…, souvent
amplement annotés par Yourcenar, conservés dans sa bibliothèque,
témoignent de l’énorme travail de recherche qu’a représenté, pendant
plusieurs années, sa fréquentation intime des negro spirituals.
La substantielle étude, qui ouvre Fleuve profond, sombre
rivière, et analyse le chant mystique noir dans ses dimensions
historique, mystique et poétique, situe avec clarté ces « authentiques
chefs-d’œuvre »140 parmi les plus nobles modes d’expression
poétique : « Comme la ballade anglaise, comme le lied germanique,
comme les poèmes des troubadours ou des Minesingers, surtout
comme les poèmes liturgiques du latin du Moyen Âge, auxquels il
ressemblent, les Negro Spirituals font partie du patrimoine poétique
de l’humanité »141. Dans le même texte, elle s’extasie devant « ces
merveilles lyriques et dramatiques, […] ces poèmes dont la piété
enjouée ou pathétique retrouve, à des siècles de distance, quelque
chose de l’émotion nue de Villon ou de la tendresse de la poésie
franciscaine »142. Selon Yourcenar toujours, « ces poèmes […]
atteignent à la dignité poignante d’antiques séquences liturgiques »143.

139
Voir ON, p. 610.
140
« Commentaires », FP, p. 7.
141
Ibid.
142
Ibid., p. 39.
143
Ibid., p. 49.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 507

C’est évidemment parce que les negro spirituals représentent


selon elle, « un grand moment de l’émotion humaine »144 qu’elle s’y
est intéressée. De la même manière qu’elle a entrepris de traduire les
poètes grecs anciens, parce qu’ils sont porteurs des éternelles valeurs
humanistes qu’elle décèle dans chaque expression de poésie véritable.
Pour Yourcenar, il existe un rapport profond entre la foule des poètes
grecs plus ou moins prestigieux de La Couronne et la lyre et les
esclaves anonymes qui ont fredonné, dans les plantations du Sud des
États-Unis, les premiers chants recueillis dans Fleuve profond, sombre
rivière. Ils participent tous de la même humanité et ont choisi le Verbe
poétique pour véhiculer une multitude d’émotions et de sentiments
qu’ils ont en partage.
En consacrant un livre aux negro spirituals, Yourcenar ouvre
son œuvre à un aspect de la littérature pour lequel elle avait une
véritable passion : la poésie populaire145. Durant toute son existence,
en effet, elle s’est intéressée aux arts populaires en général, mais aussi
aux différentes expressions de la poésie populaire à travers les
époques, les sociétés et les continents. Skolia des banquets grecs
antiques, airs et poèmes du Moyen Âge, romancero ibérique,
comptines et Christmas carols, protest songs de Bob Dylan, et tant
d’autres modes d’expression de la poésie populaire, occupent un place
de choix dans sa bibliothèque, sa discothèque, et trouvent de
nombreux échos dans son œuvre. En 1984, elle confiait à Josyane
Savigneau, à propos de son album Blues et Gospels :

Je m’intéresse beaucoup à l’expression poétique populaire, que la


littérature en France a toujours un peu négligée. Il y a là des
combinaisons de rythmes et de sons que la poésie littéraire n’a
jamais osées. C’est dommage. Il y a une vraie joie à se servir de
ces formes peu grammaticales, de ces raccourcis peu approuvés
qui sont les rythmes mêmes du chant populaire.146

Ce qu’elle recherche dans la poésie populaire, c’est un mode


d’expression souple et profond, qui exprime à la fois la ferveur naïve
des humbles, le cri de révolte ou de désespoir de l’opprimé, le rire de

144
YO, p. 203.
145
Sur ce sujet, on peut se reporter à notre article, A. HALLEY, « Marguerite
Yourcenar et la poésie populaire : des chants grecs anciens à Bob Dylan », Bulletin de
la SIEY, n° 23, décembre 2002, p. 111-124.
146
« La Bienveillance singulière de Marguerite Yourcenar », op. cit. PV, p. 313-314.
508 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

l’enfant ou le chant du « génie des peuples » tel que l’a théorisé, à la


fin du XVIIIe siècle Johann Gottfried Herder 147 dont Yourcenar
connaissait sans nul doute les travaux. Dans son immense diversité, la
poésie populaire exprime, selon Yourcenar, une vérité profonde de
l’homme qu’elle ne retrouve pas forcément dans la poésie dite savante
– en particulier la poésie moderne – dont elle a l’impression qu’elle
s’est trop éloignée de cette « poésie à l’état d’enfance »148, qu’elle
retrouve dans les negro spirituals et dans bien d’autres modes
d’expression poétique populaire.
Ce qui fascine aussi Yourcenar dans la poésie populaire, c’est
la liberté prosodique, l’invention rythmique, les imaginaires singuliers
et cocasses, l’humour ou la gravité extrême, la légèreté ou la trivialité
caractérisant souvent ces petits poèmes et chansons qui participent au
concert des littératures universelles. Avec la poésie populaire, elle
abandonne le jardin à la française du classicisme racinien, qu’elle
admire par ailleurs, pour l’anarchie créatrice de formes légères et
musicales, pleine d’une poésie intemporelle, naïve et touchante, dont
l’invention et le message ne laissent pas de la surprendre et de
l’émouvoir. En se passionnant, à partir des années vingt, pour les
formes les plus hétéroclites de cette paralittérature, Yourcenar se fait
l’héritière des nombreux poètes qui, dès la fin du XIXe siècle, ont
affirmé, souvent de manière provocatrice, leur goût pour les chants
populaires, les vers de mirlitons et les rengaines crues qui violentent la
prosodie traditionnelle, tels Rimbaud, Verlaine, Remy de Gourmont,
Jarry… Au début du XXe, les chantres de la modernité, tels
Apollinaire, Léon-Paul Fargue, les surréalistes et plus tard, Raymond
Queneau, poursuivront, chacun à sa manière, l’exploration et
l’exploitation des trésors de la poésie populaire. Même si elle est

147
Rappelons que l’écrivain allemand J. G. Herder (1744-1803), chantre nationaliste
et promoteur de la poésie populaire, fut un ardent opposant à l’imitation des
classiques, à l’usage du latin et aux références à la Mythologie. Selon les théories
qu’il développa dans divers ouvrages dont Voix des peuples à travers leurs chants
(1779), la véritable poésie naît du « génie des peuples » et non des salons littéraires.
Son influence qui s’étendit à toute l’Europe se fit sentir, en particulier, par le
mouvement de revalorisation des folklores nationaux, des chants et de la poésie
populaire, « miroir du peuple » qu’il convient, selon lui, de diffuser le plus largement
possible comme porte-drapeau de la culture d’une nation. Voir Pascale CASANOVA,
« La révolution herderienne », La République mondiale des lettres, Le Seuil, 1999, p.
110-118.
148
YO, p. 204.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 509

toujours restée à la marge de ce mouvement, la passion de Yourcenar


n’en est pas moins en phase avec son époque.
Plus que pour tout autre traduction, le travail prosodique et
rythmique sur les textes des spirituals a représenté pour Yourcenar un
exercice de liberté créatrice. Elle a joué sur les tempos originaux du
chant noir, la construction et la déconstruction du langage, les niveaux
de langues afin de traduire de la manière la plus vivante possible
l’anglais rudimentaire utilisé par les auteurs anonymes de ces poèmes,
sans tomber dans l’exotisme et le pittoresque :

Et les Noirs, au fond, c’est de la musique, de la poésie populaire.


Alors il faut traduire par des rythmes populaires surtout. […] Un
traducteur qui traduit en rythmes ressemble à quelqu’un qui fait sa
valise. Elle est ouverte devant. On y met un objet, et puis on se dit
qu’un autre serait peut-être plus utile, alors on enlève l’objet. Puis
on le remet parce que, réflexion faite, on ne peut pas s’en passer…
[…] Il me fallait trouver une langue populaire qui se rapproche de
cet anglais basique. On est très libre : on peut avaler la moitié des
mots, on peut avoir des rimes fausses ou approchées. Quelque
chose de l’entrain et du laisser aller de la vraie poésie populaire
devait passer. Évidemment avec d’autres rythmes, avec des
changements. Mais chaque fois qu’on entend une musique de
Chopin jouée par un pianiste, ce n’est jamais tout à fait la même,
ça dépend du pianiste et du piano.149

On retiendra, de ces explications de Marguerite Yourcenar, la


notion de liberté et de jeu prosodique et rythmique qu’elle emploie
constamment lorsqu’elle évoque sa démarche de traductrice des chants
afro-américains. Car elle n’oublie jamais qu’il convient avant tout de
respecter la musicalité si particulière de « ce torrent de poésie »150
qu’est pour elle le negro spiritual. Consciente de l’équilibre fragile de
ses traductions où fourmillent les élisions, elle prend soin de choisir
une collaboratrice de confiance, Jeanne Carayon, à laquelle elle écrit :
« Du point de vue du correcteur d’épreuves, ce volume [Fleuve
profond, sombre rivière] présente des pièges, parce qu’il faut s’assurer
que l’imprimeur n’a pas divergé d’une apostrophe du texte original :

149
« Marguerite Yourcenar et la musique noire », entretien avec Sophie VIAL,
op. cit., p. 152.
150
« Commentaires », FP, p. 30.
510 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

le rythme dépend presque entièrement des syllabes élidées, comme


dans toute poésie populaire. »151
Le délicat exercice prosodique et rythmique se double d’une
plongée dans l’univers de la poésie sacrée, pour laquelle Yourcenar a
une admiration particulière. L’étude détaillée des origines africaine et
chrétienne de ces sermons lyriques à la gloire de Dieu et de son fils,
« le sublime Homme des Douleurs »152, qui figure au début de Fleuve
profond, sombre rivière, analyse en profondeur la richesse et
l’originalité du mysticisme afro-américain qui s’exprime à travers
« ces poèmes spirituels, qui sont la dernière en date et l’une des plus
hautes réussites de la poésie sacrée »153. Yourcenar rapproche, le plus
souvent, les negro spirituals de la mystique chrétienne médiévale, de
ses mystères et de ses chants liturgiques, qui représentent pour elle le
fondement de sa propre culture catholique avec laquelle elle a pris
rapidement ses distances, du moins sur le plan spirituel. L’héritage
chrétien, et en particulier les rituels de l’Église catholique et les
œuvres des artistes qu’elle a inspirés, sont demeurés pourtant de
solides références pour elle. Cela explique peut-être la tentative de
rapprochement qu’elle opère entre le spiritual, issu du puritanisme
protestant anglo-saxon, et la culture catholique qui est plus proche
d’elle. Lucile Desblache a noté la tendance de Yourcenar à adopter
dans certaines de ses traductions un lexique et une imagerie
résolument catholiques154, qui peut s’expliquer par une volonté, sans
doute inconsciente, de réappropriation des chants noirs que l’on peut
interpréter comme un abus de la traductrice. Mais ce qui compte
vraiment, c’est sans doute qu’à travers cette ambitieuse entreprise de
traduction et de présentation des trésors de la poésie liturgique afro-
américaine, Yourcenar rend indirectement hommage à la tradition
chrétienne dont elle est issue, et qui n’a guère trouvé, ailleurs dans son
œuvre, une place et un écho aussi importants. Comme le fait
remarquer Georges Sion à propos de Fleuve profond, sombre rivière,
« [c]’est peut-être en face de ces aèdes inconnus qui ont mêlé leur
détresse, la Bible et leurs rythmes ancestraux que Marguerite

151
Lettre à Jeanne Carayon, 29 octobre 1973, L, p. 414.
152
« Commentaires », FP, p. 48.
153
Ibid., p. 44.
154
Voir Lucile DESBLACHE, « Fleuve profond, sombre rivière : un exemple de
traduction comme expression de créativité littéraire », Marguerite Yourcenar.
Écriture, réécriture, traduction, op. cit., p. 370-372.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 511

Yourcenar s’est approchée le plus chaleureusement de la tendresse


chrétienne, qui lui reste ailleurs souvent étrangère ou lointaine »155.
Si, comme nous venons de le souligner, la passion de
Yourcenar pour la culture noire américaine est née d’une émotion
artistique et s’est nourrie d’un intérêt culturel, spirituel, artistique et
humain, au fil des ans sa démarche a pris une toute autre dimension.
En 1952, lorsqu’elle publie ses premières traductions de negro
spirituals dans le Mercure de France, elle vit depuis plus d’une
décennie aux États-Unis. Peu à peu, elle a pris conscience de
l’injustice flagrante subie par la communauté afro-américaine, de sa
misère sociale et de sa ghettoïsation dans un pays qui a fait du respect
des libertés universelles son dessein. Proche des mouvements
progressistes américains, elle adhère dans les années cinquante à
plusieurs associations de défense des droits civiques et s’intéresse au
freedom movement naissant qui, dans les années soixante, imposera la
fin de la ségrégation raciale dans tous les états de l’Union. En 1961,
Yourcenar effectue, avec Grace Frick, un nouveau voyage dans le Sud
du pays, elle remonte le Mississipi sur un bateau à vapeur et assiste,
sur le pont arrière réservé à l’équipage noir, à un service religieux qui
lui laissera un souvenir profond :

Le fleuve coulait en flots tantôt rapides, tantôt traînards et


troubles, rougis par le soleil couchant. « Deep river, dark River ».
Les voix chaudes, aux cassures et aux dissonances auxquelles je
ne faisais que commencer à m’habituer, semblaient sorties des
profondeurs d’un tempérament, d’une race, à la fois présent et
passé. Je songe, en repensant à elles, à ces Noirs fraîchement
descendus jadis d’un vaisseau négrier, à Dunbar Creek en
Georgie, qui s’enfoncèrent en chantant sous les flots, l’un après
l’autre, s’imaginant regagner ainsi la patrie quittée de force.
Depuis des siècles, le destin noir semble lié à ces notions de
traversées marines ou de remontées ou de descentes des fleuves,
symbolisés eux-mêmes par la houle du chant. Nous étions tous ce
soir-là sur l’arrière-pont confiné où flottaient des relents de
cuisine, passagers du même navire.156

155
Georges SION, « Lire Marguerite Yourcenar », Dossiers du CACEF, nos 82-83,
décembre 1980-janvier 1981, p. 20-27. Repris dans « Georges Sion, lecteur attentif de
Marguerite Yourcenar », Bulletin du CIDMY, op. cit., p. 92-93.
156
« Avant-propos », BG, p. 8.
512 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

En superposant l’image des pauvres mariniers du Mississippi


de 1961 avec celle de leurs ancêtres esclaves du XIXe siècle, à travers
le chant liturgique qu’ils ont lancé dans le ciel à un siècle de distance,
Yourcenar trace une ligne continue entre le sort des victimes des
négriers d’hier et celui de leurs descendants « libres » dans
l’Amérique des années soixante. « Ce voyage remet Marguerite
Yourcenar en présence de la misère des Noirs et du combat pour
l’intégration »157, note-t-elle dans la « Chronologie » qui ouvre le tome
I de ses œuvres dans la Bibliothèque de la Pléiade. Son projet de
traduction des negro spirituals prend alors une importance accrue, tant
il lui semble désormais nécessaire de porter témoignage en faisant
entendre ces chants de détresse et de liberté au-delà des frontières
américaines. La tonalité fortement pessimiste d’une partie de l’étude,
publiée dans Fleuve profond, sombre rivière158, dans laquelle
Yourcenar rappelle l’histoire du terrible asservissement des Noirs puis
leur « libération » qui, selon elle, les a plongés dans de nouveaux
abîmes, est intimement marquée par ses propres inquiétudes de
citoyenne américaine quant à l’issue des mouvements d’émancipation
raciale qui se sont exprimés, parfois de manière violente, au début des
années soixante, période pendant laquelle elle compose son essai.
C’est d’ailleurs pour faire écho aux luttes sociales et politiques, qui
font rage durant ces années-là, qu’elle a fait figurer, en fin de volume,
ces « chants de la liberté », improvisés en 1961 et 1964, ou adaptés
d’antiques chants religieux, entonnés par la foule lors de
manifestations anti-ségrégationnistes. Notons que si Yourcenar a jugé
utile de traduire quelques-uns de ces poèmes de combat, elle n’en
pense pas moins qu’ils sont, le plus souvent, « poétiquement et
musicalement banals », dépourvus, en tout cas, du sublime souffle
poétique et mystique qui baigne les véritables negro spirituals. Si, en
1956, elle avait donné, dans la revue aixoise Les Quatre Dauphins, de
nouvelles traductions sous le titre très sobre « Chants noirs », en 1964,
quelques mois avant la parution de Fleuve profond, sombre rivière,
c’est sous un titre plus engagé – « Le problème noir aux États-Unis »
– qu’elle livre aux lecteurs de Preuves d’autres textes. Comme elle a
coutume de le faire, elle laissera paraître deux autres échantillons de

157
« Chronologie », OR, p. XXVII
158
Voir en particulier FP, p. 29-30.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 513

ses traductions dans la Revue de Paris et L’VII, avant que Fleuve


profond, sombre rivière ne paraisse en novembre 1964.
Lorsqu’en janvier 1964, Marguerite Yourcenar propose à
Gaston Gallimard de publier son recueil de traductions, elle a
conscience d’avoir signé un livre en phase avec les préoccupations de
l’époque, qui pourrait donc intéresser un public moins confidentiel
que celui de sa présentation critique de Cavafy, parue six ans plus tôt :

Ce livre, intitulé, Fleuve profond, sombre rivière, se compose


d’une étude sur la poésie populaire et la mystique des Noirs des
États-Unis, et sur l’arrière plan historique sur lequel cette poésie et
cette mystique se sont développées, et d’une traduction d’environ
deux cents Negro Spirituals, dont un grand nombre inconnus en
France. […] Nous avons là, en gros, un livre de type « Cavafy »
(étude et traduction), mais dont le sujet est, je crois, beaucoup plus
accessible au grand public, et, jusqu’à un certain point, d’actualité,
du fait de l’importance prise de nos jours par le problème noir aux
États-Unis, et de la place considérable qu’accordent à ces
questions les journaux français.159

Dans les lettres qu’elle adresse à son éditeur entre janvier et


avril 1964, période pendant laquelle elle porte les dernières
corrections à ses traductions et étoffe substantiellement sa préface
pour demeurer en phase avec l’actualité du sujet qu’elle traite, elle
insiste sur « la complexité et l’intensité croissante du problème noir
aux États-Unis »160. Cela explique l’importance prise par la préface qui
occupe dans l’édition originale les cinquante premières pages du
livre : « Le sujet est si important que j’ai dû développer cette étude
plus que je n’avais cru »161.
Fleuve profond, sombre rivière publié en 1964, l’année où
Martin Luther King obtient le Prix Nobel de la Paix, est l’unique livre
de Marguerite Yourcenar dont le sujet entre autant en résonance avec
les soubresauts politiques et les mouvements d’émancipation sociale
de son époque et du pays dans lequel elle vit et dont elle est citoyenne
depuis 1947. Non seulement, il se fait l’écho des luttes civiques pour
l’égalité des droits aux États-Unis mais il paraît au moment où, en
Afrique en particulier, plusieurs pays se libèrent du joug de la
colonisation et expérimentent une liberté toute neuve, dont l’écho se

159
Lettre à Gaston Gallimard, 18 janvier 1964, Archives Gallimard.
160
Ibid, 13 mars 1964.
161
Ibid, 31 mars 1964.
514 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

fait sentir durant les années soixante par l’émergence d’une littérature
post-coloniale dont le combat et le message ne sont pas si éloignés des
poèmes de la libération afro-américaine traduits par Marguerite
Yourcenar. Cela explique sans doute l’intérêt qu’a suscité son livre
dans la presse africaine, qui souligne, comme Jeune Afrique, le « beau
courage »162 dont a fait preuve Yourcenar en révélant au monde
francophone les poignants chants de révolte des Noirs américains.
Dans le magazine La Vie africaine, Olympe Bhêly-Quenum souligne
l’importance d’un tel recueil de traductions pour la reconnaissance de
la culture afro-américaine :

Peu de chercheurs ont entrepris dans le domaine de l’histoire de


l’Afrique Noire, à notre connaissance, des démarches analogues à
celles qui viennent d’être faites pour l’histoire des Noirs des États-
Unis. Aussi convient-il de dire que Marguerite Yourcenar, qui
connaît l’histoire et sait l’écrire, éclaire d’un jour nouveau la vie
de nos frères d’Outre-Atlantique, de plus en plus conscients de
leur révolte unanime.163

Le quotidien Dakar Matin emploie le mot « révélation » et


s’enthousiasme pour la qualité de la traduction de Yourcenar :

Tant qu’il ne s’était pas trouvé un grand poète pour traduire,


mieux valait qu’on s’en tienne à ce que nous en a livré le disque,
les voix et le rythme. Il fallait à tout prix éviter le sacrilège et la
profanation de traductions à la mesure des faiseurs de chansons.
Marguerite Yourcenar est justement le poète qu’il fallait, femme
érudite, sensible et sûre, et l’écrivain français le plus noblement
cultivé sans doute de notre temps.164

En France, l’accueil fut en général tout aussi enthousiaste. En


janvier 1965, le Syndicat des critiques classe Fleuve profond, sombre
rivière parmi les dix meilleurs ouvrages non romanesques du
trimestre. Dans Combat, le poète Alain Bosquet est dithyrambique :
« La charge lyrique de cette poésie anonyme et sans cesse renouvelée,
est immense. Ce sera l’un des titres de gloire les plus purs de
Marguerite Yourcenar, que de nous avoir convaincu de cette évidence,
162
« Alleluia ! Pour les hommes libres », Jeune Afrique, 9 mai 1965.
163
Olympe BHÊLY-QUENUM, « Fleuve profond, sombre rivière », La vie Africaine,
avril 1965, p. 48.
164
« L’apport du negro spiritual au patrimoine poétique de l’Humanité », Dakar-
Matin, 18 janvier 1966.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 515

et de nous avoir donné ces chefs-d’œuvre dans une forme française


d’une virtuosité inouïe et d’une fidélité sans faille. »165 Jacques
Brenner l’est tout autant, évoquant des traductions « quasi-
miraculeuses : des réussites de tout premier ordre. Mais tout est de
premier ordre dans ce livre »166. Daniel Berger, dans Les Nouvelles
littéraires, salue ce « fervent témoignage poétique. Tout dans le choix
du rythme, du mot, des interjections dénote une infinie compréhension
du cri noir. […] Cet ouvrage est une bouleversante introduction au
patrimoine poétique négro-américain. »167 Dans la revue La Table
ronde, Annie Brierre souligne que « le texte français nous touche
comme celui d’une ballade de Villon »168.
Il est certain que la publication de Fleuve profond, sombre
rivière a été ressentie comme un événement d’importance. En publiant
ce recueil, Yourcenar a donné ses lettres de noblesse à un genre que le
public cultivé ne connaissait jusqu’alors qu’à travers les disques, les
concerts ou le cinéma. Avec Fleuve profond, sombre rivière, le chant
noir n’est plus seulement un divertissement musical exotique, destiné
aux amateurs du « son nègre » venu des États-Unis, il devient un
genre poétique à part entière, aussi émouvant que les ballades
médiévales ou les chants des grecs anciens. Yourcenar n’est pas la
première à avoir publié en français des traductions de negro spirituals.
Depuis le début du XXe siècle, quelques musicologues et ethnologues
lui ont consacré des études et quelques traductions, destinées
essentiellement aux spécialistes, aux chorales et à certains
mouvements religieux réformistes, désireux de moderniser et de
vivifier, au contact de l’exubérante expression liturgique afro-
américaine, la foi de leurs adeptes169. Comme nous le savons, la
démarche nullement religieuse de Yourcenar propose une lecture plus
littéraire mais aussi plus en phase avec la société moderne, ce qui a
fait de Fleuve profond, sombre rivière un ouvrage de référence, au-

165
Alain BOSQUET, « Plaisir des anthologies poétiques », Combat, 7 janvier 1965.
166
Jacques BRENNER, « Fleuve profond, sombre rivière de Marguerite Yourcenar »,
Paris-Normandie, 15 janvier 1965.
167
Daniel BERGER, « Fleuve profond, sombre rivière par Marguerite Yourcenar »,
Les Nouvelles littéraires, 4 mars 1965.
168
Annie BRIERRE, « Poésie et prose anglo-américaine », La Table ronde, mai 1965.
169
Sur la publication en français des premières études et traductions de spirituals, voir
Lucile DESBLACHE, « Fleuve profond, sombre rivière : un exemple de traduction
comme expression de créativité littéraire », Marguerite Yourcenar. Écriture,
réécriture, traduction, op. cit., p. 370-372.
516 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

delà des frontières de la francophonie. Dans son ouvrage de référence,


Black song : the forge and the flame, John Lovell, l’un des plus
éminents spécialistes américains du chant noir, considère l’anthologie
de Marguerite Yourcenar comme l’une des meilleures publiées en
langue étrangère170.
Dans les années soixante, après avoir imposé aux lecteurs
francophones un poète méconnu de la modernité néo-hellénique,
Cavafy, Yourcenar fait découvrir à un public élargi l’intensité
poétique des chants anonymes afro-américains, auxquels son nom est
désormais attaché. Comme elle le fait pour chacun de ses livres, elle
surveille, depuis son île américaine, la diffusion de son anthologie et
se plaint auprès de son éditeur du peu de publicité qu’il fait autour de
l’ouvrage : « L’intérêt témoigné un peu partout, en France et hors de
France, à Fleuve profond, sombre rivière, à cause de l’actualité des
problèmes évoqués par ce livre, lui donne potentiellement un grand
public, et un public durable. Il serait fâcheux que ce public ne fût pas
atteint »171, écrit-elle en septembre 1965 à Claude Gallimard.
Considérée désormais comme « la » spécialiste du chant noir, elle est
régulièrement sollicitée par des revues pour s’exprimer sur le sujet ou
publier de nouvelles traductions. En 1969, le poète gascon Bernard
Manciet, animateur de la revue landaise Essais, lui demande de
traduire « un bref poème de la révolte noire, de votre choix bien
entendu »172. La lettre de refus de Yourcenar résume parfaitement sa
position vis-à-vis du freedom movement américain qui est passé
depuis le milieu des années soixante à l’action violente :

Je n’ai guère eu le temps de suivre, depuis cette date [1964],


l’évolution des chants de la révolte noire, mais ne m’étonne pas de
ce que vous me dites de leur médiocrité. Déjà, l’extrême platitude
de la plupart des chants de la liberté de l’époque de la résistance
non-violente m’avait décidée à n’en publier que de brefs
fragments (il faut du reste se souvenir que chantés par des voix
d’hommes de couleur ces vers se revêtaient souvent d’une sorte de
beauté faite de ferveur qu’ils perdent complètement à l’état de
textes imprimés).
Pour ce qui est du Black Power, en dépit de ce qu’a d’inévitable et
de naturel ce passage de la non-résistance à l’action violente, je ne
peux plus voir dans ce contre-racisme qu’un racisme de plus, et ne

170
Voir Lucile DESBLACHE, ibid., p. 370.
171
Lettre à C. Gallimard, 2 septembre 1965, Archives Gallimard.
172
Bernard MANCIET, lettre à M. Yourcenar, 30 juillet 1969, Fonds Yourcenar.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 517

suis donc pas à son égard dans l’état d’amicale sympathie qui a
inspiré les traductions de Fleuve Profond, auxquelles je ne me
sens pas capable de donner aujourd’hui une suite.173

La suite, elle la donnera une dizaine d’années plus tard,


lorsqu’elle rouvrira le dossier « chants noirs », en s’intéressant au
gospel et au blues. Au début des années quatre-vingt, en effet,
Marguerite Yourcenar, alors au sommet de sa gloire, met à nouveau sa
notoriété au service de la musique afro-américaine avec une intensité
et une passion comparables, sinon supérieures, à celles qui ont entouré
la publication de son recueil de negro spirituals en 1964. Nous avons
souligné la part active prise par Grace Frick à la réalisation de Fleuve
profond, sombre rivière. Jerry Wilson, l’ami des dernières années,
prendra, lui, une part déterminante dans l’exploration de l’univers du
gospel et du blues qui passionnera Yourcenar dans les années 1980-
1985. Il semble d’ailleurs que Grace Frick ait symboliquement passé
le témoin au jeune Jerry Wilson, avec lequel elle aurait sympathisé dès
sa première visite à Petite Plaisance en mai 1978, lorsqu’il est venu,
en compagnie du réalisateur Maurice Dumay, tourner un
documentaire sur Yourcenar pour la télévision française. Photographe
américain vivant alors en France, Jerry Wilson est originaire, comme
Grace Frick, du Sud des États-Unis, et se passionnait comme elle et
Yourcenar pour la culture afro-américaine. Ces éléments ont sans
doute compté dans la sympathie immédiate qui a lié Yourcenar et sa
compagne au jeune homme. En 1979, celui-ci conçoit et met en scène
le spectacle Gospel Caravan, sous-titré « fresque sur la musique de
l’Église noire », produit par son ami Maurice Dumay et présenté en
mars au Théâtre de la Porte Saint-Martin à Paris. Si l’on en croit
Yourcenar, Grace Frick aurait tenté de sensibiliser ses amis parisiens
au spectacle de Jerry Wilson : « Ce projet, qui la ramène à l’époque où
elle collationnait pour Marguerite Yourcenar des negro spirituals, est
le dernier auquel elle aura la force de s’intéresser. »174 À la mort de
Grace Frick en novembre 1979, Jerry Wilson deviendra le nouveau
compagnon de voyage de l’écrivain. C’est avec lui qu’elle multipliera
les initiatives autour de la poésie liturgique et profane noire du XXe
siècle. L’album Blues et Gospels qu’ils co-signeront en 1984, s’il en
est l’illustration la plus marquante, n’est qu’une des nombreuses

173
Lettre à B. Manciet, 8 octobre 1969, Fonds Yourcenar.
174
« Chronologie », OR, p. XXXI.
518 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

formes que prit, à la fin de la vie de l’écrivain, son intérêt marqué pour
la poésie populaire afro-américaine.
Sans doute encouragée et guidée par Jerry Wilson, Yourcenar
se familiarise alors avec le gospel et le blues. Ils effectuent ensemble
plusieurs voyages dans le Sud des États-Unis, en particulier en
Géorgie et dans l’Arkansas d’où Jerry Wilson est originaire, et
rencontrent de nombreux chanteurs de gospel et musiciens de blues
avec lesquels Yourcenar tisse des liens profonds. Elle recueille auprès
d’eux des récits ayant trait à la vie et aux souffrances des Noirs
américains, et des textes de gospel et de blues qu’elle traduira. À
Memphis, elle rencontre le Révérend W. Herbert Brewster, auteur de
gospels célèbres et ami de Martin Luther King, qu’elle décrit comme
un « grand poète en termes de lyrique sacrée, tout comme naguère
Guido Gezelle en Flandre, Gerard Manley Hopkins en Angleterre, et
autrefois les admirables auteurs d’hymnes anglais du XVIIIe siècle
dont les Spirituals sont sortis »175. Elle sympathise également avec
Obie Eatman, ouvrier agricole qui lui raconte comment est née sa
vocation de musicien autodidacte176, et recueille les récits d’une vieille
dame, Merenda Day, qui se souvient de l’ambiance des honky tonks,
ces baraques misérables et malfamées où l’on jouait jadis le vrai
blues177.
Ces rencontres déterminantes donnent une autre dimension à
l’approche yourcenarienne de la culture noire américaine. Ce n’est pas
dans des recueils érudits que l’écrivain trouve la matière de ses
traductions, comme il l’avait fait pour Fleuve profond, sombre rivière,
mais sur les lèvres mêmes des chanteurs et des auteurs de blues et de
gospels qu’il côtoie. Ces échanges de poète à poète, ces discussions
sur l’art du gospel et l’univers du blues avec quelques-uns de leurs
plus authentiques représentants, ces improvisations, a capella, sur le
pas d’une pauvre maison du Sud ou les prédications du Révérend
Brewster – dont elle a écrit qu’il était « cette chose rare : un poète
vivant »178 – auxquelles elle assiste à Memphis, lui ouvrent de
nouvelles voies pour mieux s’imprégner du chant noir. C’est bien un

175
« Avant-propos », BG, p. 10.
176
Voir « Vocation d’un musicien », BG, p. 130-131.
177
Voir « Merenda Day, la femme aux chiens », ibid., p. 36-38.
178
Voir texte figurant sur la pochette du disque 33 tours, de Marion WILLIAMS et
Marguerite YOURCENAR, Precious memories, conçu et réalisé par Jerry WILSON
avec la collaboration d’Anthony HEILBUT, Auvidis, coll. « Gospel Greats », 1983.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 519

art vivant, même si elle a conscience qu’il est menacé, qu’elle désire
assimiler et restituer. Cela explique sans doute pourquoi Yourcenar ne
privilégie pas forcément le livre pour faire partager ses récentes
découvertes en matière de poésie populaire.
Sa rencontre avec la chanteuse de gospel, Marion Williams,
charismatique interprète qui a participé au spectacle de Jerry Wilson,
Gospel Caravan, est elle aussi déterminante. Figure singulière qui a
marqué l’âge d’or du gospel dans les années 1945-1960, Marion
Williams, passée maître dans l’art pur et austère du chant a capella, a
été une des plus remarquables solistes des célèbres Clara Ward
Singers, puis créa son propre groupe, The Stars of Faith, pour terminer
sa carrière comme soliste, se faisant l’apôtre du gospel sur de
nombreuses scènes américaines et européennes. En 1982, à
Philadelphie, Yourcenar enregistre avec elle un disque de gospels sous
le titre Precious Memories, édité en France par Auvidis, en 1983. Sur
la face A, Marion Williams chante a capella quelques-uns des plus
émouvants gospels de son répertoire. Comme le note Yourcenar dans
le texte qui figure sur la pochette du disque, « [l]e Gospel robuste et
fervent, né de l’église avec son formidable murmure sans parole et à
bouche fermée par lequel Marion Williams obtient tout naturellement
l’effet du grondement des vagues ; jamais plus beau que lorsque
chanté, comme c’est le cas ici, a cappella, entièrement dépendant du
seul souffle humain »179. Sur la face B du disque, Yourcenar dit, de
manière parfois empruntée et emphatique mais toujours émouvante,
quelques-unes de ses traductions de gospels ainsi que des courts récits
de vie recueillis par elle-même et qu’elle publiera en 1984 dans
l’album Blues et Gospels. Elle a conscience de ne pas être une
récitante ou une comédienne capable de rivaliser avec le talent de
Marion Williams. Sa participation à Precious Memories a surtout une
valeur documentaire et pédagogique, comme elle le précise :

Un écrivain appartient au monde de la parole écrite, et non de la


parole énoncée ou chantée. À l’envers d’un disque dont l’autre
face est consacrée à Marion Williams, admirable chanteuse de
Gospel, je ne me serais pas risquée à donner de vive voix certaines
traductions de textes analogues […] si je n’avais cru, en précisant
certaines nuances, en appuyant sur certains mots, aider l’auditeur à
mieux comprendre ce grand art noir qu’est le Gospel.

179
Ibid.
520 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Pour trop de Français, encore aujourd’hui, la musique noire


signifie l’excitation, le bruit, la chaleur ou l’exubérance, voire les
trépignements et les cris, un succédané, en somme, d’un folklore
primitif, ce qu’elle est en effet au moins en grande partie, mais
non ce trésor de ferveur, de douleur, de gaieté et d’humble
tendresse humaine qu’elle est aussi. Par manque de connaissance
de ce qui se cache sous la splendeur et l’intensité du son, cette
grande poésie chantée intéresse, étonne ou excite, plutôt qu’elle ne
bouleverse en France l’auditoire.180

Outre le livre et le disque, Marguerite Yourcenar, dans les


années 1982-1984 où elle s’implique plus intensément que jamais en
faveur de la cause noire, utilise le film, la radio et même la scène,
comme moyens d’expression et de vulgarisation de la culture afro-
américaine auprès du public français. Durant l’été 1982, elle
entreprend la traduction d’une pièce de son ami James Baldwin, Le
Coin des « Amen » dont le thème – la vie d’une petite congrégation
noire de Harlem dans laquelle le chant et la musique occupent une
grande place – est intimement lié avec ses multiples engagements dans
le domaine de la poésie et de la spiritualité afro-américaines. En août
1982, le Festival International de Carpentras présente un
« documentaire scénique » conçu par Jerry Wilson autour de leurs
travaux sur le gospel, avec la participation de Marion Williams.
L’année d’après, Yourcenar consacre une bonne partie de son séjour
parisien, en mars et avril 1983, à la promotion de Precious Memories,
concert-lecture auquel elle devait participer aux côtés de Marion
Williams, à l’Espace Cardin, à Paris, les 26 et 27 avril. Finalement, les
représentations doivent être annulées en raison de l’état de fatigue et
de santé des deux artistes. Pour les mêmes raisons, Yourcenar doit
renoncer à se rendre, le 3 avril, au Printemps de Bourges, où elle
devait participer au même spectacle.
Au cours d’une conférence de presse, l’écrivain précise pour
la première fois de manière officielle, le sens profond de son
engagement pour la reconnaissance de la culture noire américaine.
Pour Yourcenar, il s’agit, à travers le livre, le disque ou les spectacles,
de mener un combat éminemment politique, ou du moins civique et
humaniste, pour lutter contre l’insidieuse ségrégation et le racisme
criminel dont sont encore victimes nombre d’afro-américains au début
des années quatre-vingt : « J’ai décidé d’entreprendre cette campagne

180
Voir texte figurant sur la pochette de Precious Memories, op. cit.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 521

car je suis inquiète de la nouvelle progression du Ku Klux Klan, qui


va jusqu’à entraîner des enfants selon les méthodes d’endoctrinement
nazies […] Il est fondamental de chanter ces textes et qu’ils soient
traduits pour que nous comprenions leur contenu revendicatif. »181
Ailleurs, elle en appelle à la nécessité d’une « action collective contre
le racisme et de l’engagement des intellectuels dans ce combat »182 et
insiste sur son engagement personnel « pour que les Noirs obtiennent
tous les droits civiques et que cesse toute discrimination »183. Pour
donner plus d’assise à son action, elle s’est d’ailleurs associée, aux
États-Unis, avec le Southern Poverty Law Center, qui lutte pour
défendre et étendre les droits de toutes les minorités, en particulier les
Noirs, en France, avec le Mouvement contre le Racisme et pour
l’Amitié entre les Peuples. Elle développe le même thème dans une
série d’entretiens radiophoniques qu’elle accorde en 1984 à Jacques
Erwan. Elle y met l’accent sur une idée qui définit parfaitement sa
démarche de poète et de traductrice, à l’écoute de l’Autre :

On ne peut pas aimer la chose [le chant noir], on ne peut pas


s’intéresser aux choses sans s’apercevoir tout de suite qu’il faut
lutter pour elles. C’est la même chose des gens.
[…]
Nous apprenons chaque fois que nous rencontrons un être humain,
chaque fois que nous serrons la main d’un Noir, chaque fois que
nous avons une conversation avec un homme d’une autre langue
ou d’une autre religion, d’une autre culture. Nous développons ce
sentiment des ressemblances de l’humanité, du fait qu’il y a des
différences passionnantes. Dans le monde des fleurs, une rose
n’est pas une tulipe, une tulipe n’est pas un églantier et en même
temps ce sont tout de même toutes des plantes qui répondent aux
mêmes besoins organiques, qui ont besoin du soleil et de l’eau de
la même manière.
[…]
Je crois qu’il est très souhaitable de cultiver les différences et que
c’est à travers les différences que les ressemblances s’expriment.
Sans ça ce ne serait plus des ressemblances mais une plate
uniformité.184

181
« Marguerite contre le KKK », Le Quotidien de Paris, 23-24 avril 1983.
182
« Chanter, dit-elle », Différences, n° 22, avril 1983, p. 11.
183
« En prison sur cette terre » entretien avec Jean-Pierre Maurel, France-Catholique,
1er janvier 1988. [entretien réalisé en avril 1983].
184
« Marguerite Yourcenar : Le Rythme et la raison », émission Les Musiques des
hommes, série d’entretiens avec Jacques ERWAN, France Culture, 18 janvier 1984.
522 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

En s’intéressant au blues et au gospel, Yourcenar ne fait que


poursuivre le chemin qu’elle a emprunté dans presque toutes ses
œuvres, et qui consiste, comme elle le rappelle à Jacques Erwan, à
« montrer à la fois l’admirable variété des hommes et leur profonde
similitude »185. Le 18 janvier 1984, le jour même où France Culture
diffuse ses entretiens consacrés au blues et au gospel, TF1 présente en
soirée le film documentaire Saturday Blues186, avec Marguerite
Yourcenar, pour lequel elle obtiendra le Prix du documentaire télévisé
décerné par l’Académie du disque français. Ce film, tourné dans
l’Arkansas durant l’été 1983, montre la vitalité du blues et du gospel
dans les communautés noires rurales visitées par Yourcenar. On y
retrouve les principaux chanteurs et musiciens qu’elle a rencontrés et
dont elle a traduit les chants : le Révérend Brewster, Nathan Hayes,
Obie Eatman. À l’image de la quête de Yourcenar qui commente ou lit
des extraits de ses traductions, Saturday Blues met en scène le blues
rural et simple du delta du Mississipi, interprété par d’humbles
musiciens, un style très éloigné du blues commercial que le grand
public français avait l’occasion d’écouter dans ces années-là.
La parution, en octobre de la même année, de l’album Blues et
Gospels, n’est donc que le point d’aboutissement de plusieurs années
d’investissement culturel et civique en faveur d’une forme de poésie
populaire, qu’aucun autre écrivain français n’a tenté de promouvoir
avec une telle détermination. Fruit de sa collaboration avec Jerry
Wilson, qui a été l’un des moteurs essentiels et le complice de toutes
les entreprises en faveur de la musique afro-américaine (disque, film,
spectacle…), Blues et Gospels concrétise plusieurs années de travail
en commun et illustre leur passion partagée pour le chant noir. C’est
sans doute pour faire plaisir à son ami, tout autant que pour rendre
hommage une dernière fois à ces trésors menacés de la culture
populaire afro-américaine, que Yourcenar a proposé à Gallimard
d’éditer cet album en couleur qui rassemble un grand nombre de
photos, dont la plupart ont été prises par Jerry Wilson dans les états du
Sud, ainsi que des traductions de blues, gospels et témoignages
collectés par Marguerite Yourcenar :
Des negro spirituals découverts à la fin des années
trente aux blues et gospels traduits au début des années quatre-vingt,

185
Ibid.
186
Film d’Antoine GAUDEMAR et Pierre DESFONS, avec la participation de Sabine
MIGNOT et Jerry WILSON, TF1, 18 janvier 1984.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 523

Yourcenar s’est patiemment familiarisée avec la beauté singulière, la


richesse et la ferveur de la poésie populaire afro-américaine. Si nous
avons tenu à détailler ce parcours unique, insisté sur les multiples
chemins empruntés par Yourcenar pour aller à la rencontre d’un
peuple marginalisé et de sa culture souvent méprisée, c’est que cette
manière de se rapprocher de l’Autre, qui est au centre de sa démarche
d’artiste, et de traductrice en particulier, nous semble caractériser sa
façon de vivre le fait poétique. Loin d’être seulement cet écrivain en
chambre uniquement préoccupé par la vie d’un empereur romain, les
chefs-d’œuvre de la poésie de la Grèce ancienne ou le destin d’un
médecin libre-penseur du XVIe siècle, comme on l’imagine le plus
souvent, Yourcenar est aussi une citoyenne engagée, passionnée par
l’expression populaire d’une communauté qu’elle côtoie dans son
pays d’adoption et dont elle tente de se rapprocher avec « affection et
respect ». Car pour elle, il n’y a guère de différence entre les poètes
rassemblés dans La Couronne et la lyre et les voix angoissées qu’elle
ressuscite dans Fleuve profond, sombre rivière et Blues et Gospels.
Tous font partie de cette cohorte de poètes – anonymes ou glorifiés,
qu’importe – avec lesquels elle partage un sentiment de fraternité
qu’elle exprime en les traduisant. C’est-à-dire en poursuivant leur
œuvre.

Une rencontre, une amitié, un hommage : Hortense Flexner

Lorsqu’elle adresse ses vœux pour 1965 à Natalie Barney,


Marguerite Yourcenar lui annonce l’envoi de son nouveau livre,
Fleuve profond, sombre rivière et note : « C’est le premier – et ce sera
peut-être le seul, qui sait ? – de mes livres consacrés à un sujet
"américain" »187. Quand elle écrit ces lignes, sans doute ne songe-t-elle
pas encore à étoffer et à réunir en volume les quelques traductions des
poèmes d’Hortense Flexner, qu’elle a fait publier quelques mois plus
tôt, accompagnées d’un article de présentation dans la Nouvelle Revue
Française. C’est seulement en 1969 que paraîtra chez Gallimard sa
Présentation critique d’Hortense Flexner suivie d’un choix de
Poèmes, deuxième americana de l’œuvre yourcenarienne, qui en
comptera cinq, si l’on inclut la traduction de la pièce de James

187
Lettre à N. Barney, s. d [carte de vœux pour 1965], Fonds Barney.
524 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Baldwin, Le Coin des « Amen », l’album, Blues et Gospels et sa


traduction de contes d’enfants amérindiens, publiés sous le titre Le
Cheval noir à tête blanche (Gallimard Jeunesse, 1985). L’Amérique,
où elle a choisi de vivre éloignée des sphères littéraires françaises, est
donc bien présente dans son œuvre. Il est révélateur que c’est
essentiellement à travers des cultures et des peuples marginalisés – les
Afro-américains et les Amérindiens – qu’elle est entrée en contact
avec la littérature et les traditions populaires de son pays d’adoption.
En s’intéressant aux « vers sombres et denses »188 de cette « femme de
génie »189 qu’est, selon elle, Hortense Flexner, elle poursuit son
itinéraire dans les marges de la poésie américaine, en révélant au
lecteur francophone, un poète à l’audience confidentielle dans son
propre pays, dont elle goûte le talent singulier et hors du temps.
Plus que pour d’autres traductions, il importe, dans le cas
d’Hortense Flexner, d’insister sur la dimension humaine et amicale de
l’entreprise de Yourcenar. Pour la première fois, en effet, l’auteur des
poèmes qu’elle traduit est quelqu’un qui lui est familier, une personne
avec laquelle elle entretient des relations amicales depuis de
nombreuses années. Situation nouvelle et même unique pour
Yourcenar qui explique en partie, tout au moins, sa manière
d’approcher et de présenter à un lecteur français qui ignore tout d’elle,
la vie et l’œuvre d’Hortense Flexner. Les deux écrivains se sont
rencontrés dans les années quarante au Sarah Lawrence College où
elles enseignaient alors toutes les deux. Leurs relations se sont
intensifiées dans les années cinquante. Hortense Flexner et son époux,
le caricaturiste Wyncie King, passant, chaque année, l’été à Sutton, île
voisine de Mount Desert Island, les deux couples se fréquentent
régulièrement. Leur correspondance très familière, échangée entre
1949 et la mort d’Hortense Flexner, en 1973, montre qu’au début, du
moins, la relation a été plus intense entre Hortense Flexner et Grace
Frick à laquelle la plupart des lettres sont adressées190. Il semble que ce
soit, peu à peu, lorsqu’elle prendra conscience du grand talent de
poète de leur vieille amie que Marguerite Yourcenar entrera plus
intimement en communication avec elle.

188
« En guise d’avant-propos », PCF, p. 7.
189
« Marguerite Yourcenar s’explique », entretien avec Claude Servan-Schreiber,
Lire, juillet 1976. PV, p. 177.
190
Voir correspondance entre Hortense Flexner-Wyncie King et Marguerite
Yourcenar-Grace Frick, Fonds Yourcenar.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 525

Née en 1885, Hortense Flexner-King, est originaire de


Louisville, dans l’état du Kentucky, où elle décèdera en 1973.
Journaliste dans la presse locale, elle enseignera à l’université du
Michigan puis au Bryn Mawr College et au Sarah Lawrence College.
À partir du début des années vingt, elle entreprend une carrière
d’écrivain en publiant des poèmes, des livres pour enfants illustrés par
son mari et des pièces de théâtre montées sur les scènes amateurs.
Membre de la Poetry Society of America, ses poèmes sont publiés
dans plusieurs revues et magazines prestigieux : Poetry, The New
Yorker, Vanity Fair, Harper’s, The Saturday Review of Literature,
Atlantic Monthly… Son premier recueil, Clouds and cobblestones,
paraît en 1920. This Stubborn Root suivra en 1930. Enfin, paraîtront,
en 1961 à New York, un livre minuscule Poems, dans lequel figurent
les « Poems for Sutton Island » qui toucheront tant Marguerite
Yourcenar, puis, en 1963 à Londres, Selected Poems, anthologie qui
réunit le meilleur de la production de ce poète discret.
Cet aspect a sans doute touché Marguerite Yourcenar, et lui a
peut-être donné envie de révéler au lecteur français le destin poétique
d’une parfaite inconnue. En introduisant Hortense Flexner en France,
elle se trouve dans une situation totalement différente que lorsqu’elle
traduit Cavafy, les poètes grecs anciens ou même les chants noirs.
Avec la poésie de « la petite dame un peu fantasque »191, telle qu’elle
la décrit à Patrick de Rosbo, elle fait figure de découvreuse de talent.
Elle a vraiment l’impression de jouer son rôle de poète-passeur qui
met en lumière, grâce à sa sensibilité, son talent stylistique mais aussi
sa notoriété, une œuvre jusqu’alors, selon elle, injustement restée dans
l’ombre.
On connaît avec précision le moment où Yourcenar a
littéralement eu le coup de foudre pour les poèmes d’Hortense
Flexner : début août 1963. Auparavant, elle a eu l’occasion de lire de
nombreux vers de son amie sans qu’elle ait été véritablement touchée.
Le « choc » – le mot n’est pas trop fort – et la véritable rencontre avec
l’art poétique flexnerien surviennent donc durant l’été 1963,
lorsqu’elle découvre le volume anthologique qui vient de paraître à
Londres, Selected Poems. La lettre, que Yourcenar adresse le 8 août
1963 à Hortense Flexner, tient à la fois du dithyrambe absolu et de
l’analyse critique subtile. Elle exprime à chaud, avec une rare intensité

191
Lettre à Patrick de Rosbo, 9 janvier 1969, Fonds Yourcenar.
526 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

chez une femme plutôt coutumière des compliments modérés,


l’émotion qu’a ressentie Yourcenar en découvrant le talent de son
amie, révélation poétique qu’elle compare à celle qu’elle a eue, près
de trente ans plus tôt, à la première lecture de l’œuvre de Cavafy.
C’est dire l’importance de cette « rencontre ».
Il est troublant de voir dans cette lettre très dense, écrite juste
après la lecture de Selected Poems, que Yourcenar y exprime déjà,
avec une fougue et un enthousiasme extrêmes, la plupart des idées
qu’elle développera ensuite dans les deux versions de la présentation
critique qu’elle consacrera à l’œuvre d’Hortense Flexner. Déjà, ce qui
la marque, c’est « cette dureté d’acier, cette complexité en profondeur,
ce pouvoir né d’une longue endurance que vos poèmes possèdent au
plus haut degré »192. C’est également les métaphores scientifiques qui
se mêlent à la profondeur métaphysique de l’univers poétique
flexnerien, c’est la rencontre paradoxale entre mystique et
rationalisme, les rapports secrets qu’elle devine entre la culture
hébraïque, mais aussi l’art et la philosophie extrême-orientaux et les
poèmes d’Hortense Flexner dont certains sont « des réussites
extraordinaires »193.
Confrontée à tant de beauté, Yourcenar n’a qu’une envie :
traduire certains poèmes de son amie, comme elle le lui annonce dans
la lettre du 8 août 1963 dans laquelle elle lui demande son accord. Elle
se met aussitôt au travail et lui envoie bientôt un certain nombre de
poèmes traduits qu’elle propose à Jean Paulhan, pour la NRF. Dix-
neuf poèmes d’Hortense Flexner, traduits et présentés par Marguerite
Yourcenar, paraissent donc en février 1964 dans La Nouvelle Revue
Française, suscitant un certain intérêt autour de l’œuvre du poète
américain, jusqu’alors inconnu en France. Il semble que ce soit
seulement en 1966 que Yourcenar ait songé à faire publier en volume
les poèmes d’Hortense Flexner augmentés de nouvelles traductions,
dans une édition qu’elle souhaitait bilingue. Cet été là, Grace Frick et
Marguerite Yourcenar reçoivent à Petite Plaisance, pour le traditionnel
thé dominical entre amis, Hortense Flexner, accompagnée de son amie
le peintre Mary Meigs et de la jeune romancière québécoise Marie-
Claire Blais, dont le déjà très remarqué Une Saison dans la vie
d’Emmanuel venait de paraître chez Grasset. Cette dernière se

192
Lettre à H. Flexner, 8 août 1963, Fonds Yourcenar.
193
Ibid.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 527

souvient qu’il a été beaucoup question au cours de cette réunion


amicale du grand talent poétique d’Hortense Flexner et de l’injustice
qu’il y avait à ce que son génie poétique ne soit connu que d’un petit
nombre d’initiés : « J’ai le sentiment que madame Yourcenar admirait
beaucoup Hortense Flexner. Elle avait vu que sa poésie était du cristal,
du diamant pur. Elle était très touchée par l’âme de la poésie de son
amie qu’elle semblait vouloir protéger et propager en Europe. »194
Selon les souvenirs de Marie-Claire Blais, Yourcenar aurait
apostrophé celle que ses intimes surnommaient « Miss Horti », en ces
termes : « Vous êtes, Hortense, avec Elizabeth Bishop et Marianne
Moore qui sont des êtres aussi discrets que vous, un grand poète de
votre génération et la France, l’Europe doivent vous découvrir. »195
C’est seulement début 1968 qu’elle propose à un tout jeune
éditeur montpelliérain, Bruno Roy, de publier en édition bilingue les
poèmes d’Hortense Flexner. Si l’animateur des récentes éditions Fata
Morgana, qui est entré en contact avec elle en 1966 – année de
création de sa maison – afin qu’elle lui confie un texte, accepte
aussitôt de publier ses traductions, les difficultés que rencontre sa
maison d’édition le contraignent à suspendre, pour un temps, ses
activités, abandonnant à regret le projet yourcenarien. Il n’en demeure
pas moins que les échanges de courriers et la rencontre à Paris en
juillet 1968, entre l’éditeur et l’écrivain, témoignent de la
détermination dont fait preuve Yourcenar pour faire connaître « ce
curieux poète américain »196, comme elle l’écrit à Bruno Roy. Elle se
préoccupe de tout. Elle lui fait envoyer par Hortense Flexner un
exemplaire d’un recueil des caricatures de Wyncie King, dont elle
appréciait la noirceur caustique, pour lui faire comprendre l’univers
familier du poète qu’elle traduit, celui d’une « Amérique révoltée et
réfractaire qu’on connaît peu en Europe et qui n’a pas la vedette,
même ici, mais qui cependant existe et finira peut-être par
compter »197. Elle s’intéresse à l’illustration du volume : « je crois bien

194
Marie-Claire BLAIS, entretien avec l’auteur, Montréal, 23 mai 1998.
195
Marie-Claire BLAIS, « Carnet 50 », Parcours d’un écrivain. Notes américaines,
Montréal, VLB éditeur, 1993, p. 213. Marie-Claire Blais évoque à nouveau la réunion
amicale du 21 juillet 1966 à Petite Plaisance sous le titre « Un souvenir » dans Les
Adieux du Québec à Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 23-26.
196
Lettre à Bruno Roy, 16 janvier 1968, Fonds Yourcenar.
197
Lettre à Bruno Roy, 25 mars 1968, Fonds Yourcenar. Notons que M. Yourcenar
évoquera dans son avant-propos à la traduction des poèmes de sa femme, l’œuvre
picturale de l’époux d’H. Flexner dont elle et Grace Frick ont conservé les
528 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

que ce qui conviendrait le mieux serait un dessin de type abstrait,


évoquant vaguement le monde moléculaire ou celui des cristaux de
neige »198 mais finit par tomber sous le charme de celui, nullement
abstrait, de Mary Meigs qui illustre le poème « La Bête à la
chaîne »199.
Après plusieurs mois de préparation, Bruno Roy lui annonce,
en octobre 1968, que finalement il doit renoncer à publier les poèmes
d’Hortense Flexner. Dans les mois qui suivent, Yourcenar multiplie
les contacts afin de faire aboutir, le plus rapidement possible, son
projet. Elle s’adresse alors à Pierre Seghers, afin de savoir si ce grand
défenseur de la poésie serait susceptible d’accueillir dans son
catalogue « ce poète très peu connu et assez difficile », précisant dans
sa lettre :

Enfin, au cas où vous vous intéressiez à ces poèmes, soit dans les
deux langues, soit en traduction seulement, la question date aurait
aussi une certaine importance pour moi (bien contrairement à mes
habitudes) du fait qu’Hortense Flexner est très âgée et que je ne
voudrais pas lui faire attendre par trop longtemps cette espèce
d’hommage.200

Dans les échanges de Yourcenar avec ses correspondants, il


est beaucoup question de l’âge du poète américain201, et du cadeau
symbolique qu’elle entend lui faire en publiant un recueil de ses vers
en français. Lorsque Pierre Seghers lui annonce qu’il lui est également
impossible d’envisager de publier ses traductions, pour des raisons
extra-littéraires, elle lui écrit :

Je regrette comme vous que les circonstances ne vous permettent


pas d’accueillir ce poète dont je suis heureuse de voir que vous

nombreuses enveloppes dessinées qu’elles ont reçues du couple, et que Yourcenar


compare aux fameuses adresses rimées de Mallarmé. Voir PCF, p. 11-13.
198
Lettre à Bruno Roy, 1er avril 1968, Fonds Yourcenar.
199
Voir les deux lettres inédites de M. Yourcenar à Mary Meigs, 22 et 30 octobre
1968. Archives M. Meigs.
200
Lettre à Pierre Seghers, 11 octobre 1968, Fonds Yourcenar.
201
Voir en particulier ses lettres avec son éditeur et ami Charles Orengo dans
lesquelles elle l’entretient, début 1969, de ses difficultés à trouver un éditeur pour ses
traductions qu’elle souhaite faire paraître « en édition bilingue, et assez vite, ceci pour
faire plaisir à la vieille poétesse et à ses amis ». Lettre à C. Orengo, 1er février 1969,
Fonds Yourcenar. Née en 1885, H. Flexner, de santé fragile, est âgée de 84 ans
lorsque la traduction de ses poèmes paraît en France.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 529

appréciez ainsi que je le fais les grandes qualités. C’est un peu


pour lutter contre cette malchance qui s’acharne de nos jours sur
les poètes, aux États-Unis comme en France, que je cherche à faire
paraître ces quelques traductions.
[…]
Si je n’en ai pas parlé jusqu’ici ni à l’un ni à l’autre de mes deux
éditeurs habituels, c’est que Plon, à ce qui me semble, ne s’est
jamais particulièrement intéressé aux poètes, et que chez
Gallimard, qui en publie quelquefois, ces frêles barques semblent
toujours un peu écrasées par les autres unités de la flotte.202

« Cette malchance qui s’acharne de nos jours sur les poètes »,


Yourcenar l’évoquera souvent dans sa correspondances et dans
certains des entretiens où elle se présente volontiers comme un ardent
défenseur de la parole des poètes condamnés au silence. Finalement,
elle se décide en février 1969203 à proposer le livre aux éditions
Gallimard. Elle écrit donc en ce sens à Claude Gallimard, lui précisant
qu’elle souhaiterait voir paraître ce manuscrit

assez vite, d’abord parce que les poèmes d’Hortense Flexner me


semblent remarquables et son personnage singulier, ensuite parce
que je souhaiterais, si possible, les voir paraître du vivant de
l’auteur âgée et malade. […] Dominique Aury, qui connaît bien
ces poèmes, pourra d’ailleurs vous donner une idée de cette œuvre
étrangement actuelle, et presque scientifique d’expression.204

Claude Gallimard accepte le projet avec enthousiasme et les


poèmes d’Hortense Flexner, que Yourcenar considère comme « un
petit livre forcément assez peu public, et destiné aux seuls amateurs de
poésie »205, paraissent en édition bilingue à la fin de l’année 1969.
Parmi les très nombreux articles élogieux qui saluent la parution de
Présentation critique d’Hortense Flexner, celui que Patrick de Rosbo
lui consacre dans Le Monde a particulièrement touché Yourcenar :

Il n’est que d’écouter Marguerite Yourcenar les traduire [les


poèmes d’H. Flexner] pour éprouver l’illumination brève qui leur
fait immédiatement écho. L’édition bilingue laisse voir l’extrême
fidélité d’une traduction qui, de la nuit noire de l’œuvre, n’oublie

202
Lettre à P. Seghers, 23 octobre 1968, Fonds Yourcenar.
203
Voir lettre à C. Orengo, 27 février 1969, Fonds Yourcenar.
204
Lettre à C. Gallimard, 3 mars 1969, Archives Gallimard.
205
Lettre à C. Gallimard, 22 septembre 1969, Archives Gallimard.
530 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

ni les égarements ni la précision et l’accompagne dans ses


phosphorescences comme dans ses plus sèches opacités.
Ces vers sobres, bien souvent, se distinguent à peine du
monologue chuchoté. L’horreur surgit de la plus infime parcelle
vivante, du ciel en apparence le plus apaisé ; le calme d’une
perspective d’ombre et de pierre, les courtes rafales de vent sur un
champ de maïs en octobre, expriment aussi pleinement la peur que
les grands mythes humains du cauchemar et de la mort dont nous
avons coutume d’être effrayés : là réside peut-être le sens secret
des premiers poèmes d’Hortense Flexner dont l’anxiété s’offre
sous des apparences si multiples qu’il semble impossible de les
rassembler sans en fausser le cheminement.206

Si Yourcenar a été émue par le bel article du Monde, c’est


peut-être parce qu’il est l’un des rares207 à avoir aussi profondément
pénétré l’œuvre flexnerienne et compris le sens de la démarche de sa
traductrice. « Que vous avez raison, écrit-elle à Patrick de Rosbo, par
exemple, quand vous dites que le mérite d’Hortense Flexner est
d’exprimer à partir de faits très petits et très simples cette horreur
intrinsèque à laquelle servent d’ordinaire de réceptacles nos
cauchemars et les grands mythes séculaires. »208 Le critique, qui
préparait alors un essai sur l’œuvre de Yourcenar, avait également
deviné qu’il existait un lien profond entre les poèmes d’Hortense
Flexner et les préoccupations esthétiques et éthiques de sa traductrice,
qui reconnaît :

Plus je vais, plus je m’aperçois que certains travaux qu’on pourrait


considérer comme secondaires, comme ceux de traducteur,
permettent de traiter comme par personne interposée des sujets
que le temps, l’aptitude, ou parfois l’envie manquent pour traiter
directement. Les poèmes pour Sutton deviennent ainsi de ma part
une offrande indirecte au paysage granitique dans lequel je me
trouve vivre.209

206
Patrick de ROSBO, « Marguerite Yourcenar. Présentation critique d’Hortense
Flexner, suivie d’un choix de poèmes », Le Monde, 3 janvier 1970.
207
Parmi les dizaines d’articles publiés, une grande majorité insiste davantage sur
l’événement littéraire que représente le fait qu’un écrivain célèbre s’intéresse à
l’œuvre jugée parfois hermétique d’une vieille « poétesse » américaine inconnue,
plutôt qu’aux qualités littéraires des poèmes d’Hortense Flexner, au grand désespoir
de Marguerite Yourcenar.
208
Lettre à Patrick de Rosbo, 9 janvier 1970, Fonds Yourcenar.
209
Lettre à Patrick de Rosbo, 6 décembre 1969, Fonds Yourcenar.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 531

C’est la première fois, à notre connaissance, que Yourcenar


exprime aussi explicitement sa conception de la traduction, comme
expérience de communion avec un autre poète. Davantage qu’avec
l’œuvre de Cavafy, par exemple, dont nous avons pourtant souligné
les points de rencontres avec la pensée et l’œuvre yourcenariennes, il
semble que l’écrivain a senti d’intimes correspondances entre son
univers et celui d’Hortense Flexner, en particulier en ce qui concerne
les résonances de la pensée orientale dans leurs œuvres respectives :

Il y a certainement de grands rapports de pensée (mais pas de


tempérament) entre la poésie d’Hortense Flexner et mes propres
ouvrages. Je me suis particulièrement intéressée chez elle à ce
sens presque taoiste du monde et des choses. M’étant beaucoup
nourrie des poètes et des philosophes de l’extrême-orient, il m’a
intéressé de retrouver comme spontanément (ou à travers des
intermédiaires que nous ne connaissons pas, et qu’elle ne serait
pas capable d’indiquer elle-même) certaines des mêmes pensées
ou certains des mêmes états chez cette poétesse américaine. De
plus, j’ai comme une dette de reconnaissance envers ces grands
paysages du Maine parmi lesquels je vis depuis plus de vingt ans,
et n’ayant moi-même rien écrit sur eux, traduire les poèmes
d’Hortense Flexner qui les concerne était comme une façon de
m’acquitter.210

Cette proximité entre les mondes intérieurs des deux femmes


de lettres n’a pas échappé à ceux qui les ont approchées et ont
longuement fréquenté leurs œuvres respectives, comme Marie-Claire
Blais qui affirme à leur propos, « je sens l’affinité de deux âmes qui se
rencontrent, celle du poète mystique et du mythique écrivain qui la
traduisit »211. De son côté, le critique Jean Roudaut a compris que
« [q]uand Marguerite Yourcenar traduit Hortense Flexner, c’est pour
des poèmes qui paraissent être des fragments de sa propre œuvre »212.
Ils le sont devenus effectivement, après avoir subi la délicate
opération de transmutation verbale de la traduction. Encore une fois,
grâce à la poésie, Yourcenar a réussi cette rencontre-fusion avec
l’Autre, qui a pris dans le cas d’Hortense Flexner, une dimension

210
Réponse à un questionnaire de Ljerka Mifka, 1er août 1970, document CIDMY.
211
M.-C. BLAIS, « Un souvenir… », Les Adieux du Québec à Marguerite Yourcenar,
op. cit., p.26.
212
J. ROUDAUT, « Une autobiographie impersonnelle », La Nouvelle Revue
Française, n° 310, novembre 1978, p. 77.
532 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

particulière213. Il est évident que ce que Yourcenar note, à la fin de son


avant-propos, au sujet de l’écrivain américain, concerne également le
poète-traducteur qu’elle n’a jamais cessé d’être :

il importe peu que les poètes sachent ce qu’ils savent. Il semble


plutôt que leur fonction soit d’intimer çà et là, comme
spontanément, des vérités ailleurs inexprimables, ou
dogmatiquement et mal exprimées, et que ce soit dans leur œuvre,
plutôt que dans leur pensée ou dans leur personne, que s’opère
souvent cette réalisation.
[…]
le gain gagné pour toujours est le poème lui-même, dût-il être peu
lu et vite oublié. 214

Un nouveau voyage, une autre découverte : la poésie d’Amrita


Pritam

Lorsque paraît en juin 1983, dans la Nouvelle Revue


Française, un choix de poèmes d’Amrita Pritam traduits par
Marguerite Yourcenar, un article du Monde rend compte de
l’événement en ces termes : « La plus célèbre romancière et poétesse
française intronise la plus célèbre poétesse et romancière indienne,
que d’ailleurs la France est l’un des derniers pays au monde à
découvrir »215. La première académicienne est, en effet, la première à
traduire en français – comme pour Cavafy et Hortense Flexner –
l’œuvre de la plus célèbre femme de lettres de langue pendjabi,
véritable légende des lettres indiennes contemporaines.

213
Remarquons que si les relations personnelles semblent s’être détériorées après la
publication de la traduction des poèmes d’H. Flexner, entre M. Yourcenar, Grace
Frick et le poète décédé en 1973 [Voir correspondance inédite Hortense Flexner-Mary
Meigs, Archives M. Meigs], Yourcenar ne cessera de louer l’immense talent de son
ancienne amie. Outre la réédition remarquée de Présentation critique d’Hortense
Flexner, en 1979, elle a rendu hommage à la poésie minérale d’H. Flexner, en
tournant durant l’été 1984 dans l’île de Sutton si bien chantée par le poète américain,
un documentaire, L’île heureuse, diffusé le 3 mars 1985, sur Antenne 2. Réalisé par
Sabine Mignot et Jerry Wilson, ce film médiocre montre notamment M. Yourcenar en
train de dire des poèmes d’ H. Flexner dans le décor naturel qui les a vus naître.
214
« En guise d’avant-propos », PCF, p. 20.
215
Laurence COSSÉ, « Amrita Pritam, un esprit libre », Le Monde, 15 juillet 1983.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 533

Fille unique, Amrita Pritam est née en 1919 dans une famille
sikhe orthodoxe, originaire de la province de Lahore. Son enfance se
passe dans un milieu à la fois littéraire -son père est instituteur et
poète- et très religieux. Sa mère, qui enseigne également, meurt quand
sa fille a onze ans. Son père, qui s’occupe alors d’elle, l’isole du reste
du monde et lui inculque les principes rigides qui régissent à la fin des
années vingt, l’éducation des petites filles sikhes. Très tôt fascinée par
la lecture et la poésie, elle écrit son premier poème à l’âge de dix ans
et comprend qu’elle est de celles qui devront « lutter pour chanter »
lorsque son père déchire ses premiers vers et lui donne une gifle pour
la décourager de recommencer. Fiancée, selon la coutume, alors
qu’elle avait quatre ans, Amrita Pritam est mariée de force à seize et
prend alors pleinement conscience de l’injustice et de la violence que
subissent les femmes de son pays, victimes, comme elle, d’un
patriarcat autoritaire qui les oppresse. Son premier recueil de poèmes
publié en 1936 fait scandale. Alors qu’à l’époque, les deux seules
femmes de lettres reconnues de langue pendjabi traitent exclusivement
de sujets religieux, et que les poètes célèbrent la beauté innocente et la
grâce florale de la femme pendjabi, les vers d’Amrita Pritam, qui
expriment la quête libératrice de la femme indienne, choquent le
monde des lettres de son pays. Dès lors, l’écrivain mènera un combat
opiniâtre pour faire entendre sa propre voix et celles des femmes
réduites au silence, ou à la mort, à travers ses poèmes, ses nombreux
romans et nouvelles qui connaissent, au fil des ans, une diffusion
considérable et sont traduits dans quatorze langues de l’Inde, mais
aussi en anglais, en russe, en japonais…
Paradoxalement, alors que le nom de cette pionnière qui a
œuvré pour la liberté d’expression en Inde, a longtemps fait scandale
dans une société et un monde littéraire corsetés, dans lesquels la
femme n’avait pas vraiment le droit de s’exprimer, dès les années
cinquante, le succès de ses livres est tel qu’elle devient une
personnalité incontournable de la littérature pendjabi. En 1953, elle est
la première femme à recevoir le prestigieux Prix Sahitya Akademi –
l’équivalent du Goncourt – pour son long poème Sunehre (Le
Message), devenu un classique de la littérature pendjabi216.

216
D’autres distinctions prestigieuses établiront la notoriété d’Amrita Pritam dont la
médaille Padma Shri en 1969 et le Bhartiya Jnan Award, en 1982.
534 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

En 1947, lors de la sanglante partition de l’Inde et du Pakistan


qui l’ébranlera durablement et qui lui inspirera ses plus beaux cris de
révolte pour la liberté et la tolérance, elle s’installe à New Delhi où
elle poursuit une carrière littéraire brillante et anime une émission
littéraire à la radio. Divorcée de son premier mari, elle continue à
choquer la société bien-pensante par sa vie de femme libre et ses écrits
parfois crus. Elle créé, en 1966, avec son nouveau compagnon,
l’artiste Imroz, Nagmani, un magazine littéraire en langue pendjabi.
Se servant de sa notoriété, elle publie en priorité les œuvres de la
jeune génération, dont de nombreuses femmes, à qui elle donne
l’opportunité de s’exprimer. Elle profite de ses nombreux voyages à
l’étranger, en particulier dans les pays de l’Europe de l’est, pour
introduire en Inde des écrivains du monde entier dont elle présente les
œuvres dans sa revue. Amrita Pritam est considérée en Inde, comme
une pionnière et une figure emblématique de la littérature pendjabi.
Parmi la cinquantaine de livres dont elle est l’auteur, la moitié sont
des recueils de poèmes. Si ses romans connurent un énorme succès,
c’est pourtant sa poésie qui a établi sa réputation et sa popularité dans
un pays où l’expression poétique fait partie de la culture populaire.
Alors que ses premiers poèmes respectaient les conventions rigides de
l’ancienne poésie pendjabi, qui emprunte sa musique si particulière
aux chants folkloriques, Amrita Pritam a rapidement abandonné la
rime pour le vers libre, en accord avec la rébellion et l’appel à la
liberté qu’expriment la plupart de ses vers.
Ce survol de la carrière littéraire d’Amrita Pritam permet de
mieux situer le poète que rencontra Yourcenar lors de son premier
voyage en Inde, en janvier-février 1983, et qu’elle décida aussitôt de
traduire. Remarquons que lorsqu’elle traduit Amrita Pritam,
Yourcenar se trouve dans une situation totalement différente que
lorsque, par exemple, elle aborde Hortense Flexner, avec laquelle elle
a eu parfois une attitude protectrice et « autoritaire », due à l’âge du
poète américain et à la confidentialité de son œuvre. Au contraire,
quand elle rencontre Amrita Pritam, qui est plus jeune qu’elle de seize
ans, elle fait la connaissance d’un auteur reconnu, célèbre dans son
pays, traduite en plusieurs langues, dont la réputation de pionnière de
la cause féministe n’est plus à faire. À New Delhi, la première
académicienne n’est pas entrée en relation avec un obscur poète
inconnu mais avec un écrivain de tout premier plan.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 535

Nous savons la fascination suscitée par l’Inde, ses paysages,


sa population, sa culture…à la fin de la vie de Marguerite Yourcenar
qui effectuera deux voyages dans cet immense pays, en 1983 et 1985.
Lors de son premier séjour, à New Delhi, elle émet le souhait de
rencontrer des écrivains indiens, afin de mieux connaître la littérature
du pays217. Rajesh Sharma, alors directeur du Bureau du livre à
l’Ambassade de France à New Delhi qui l’accueille et la guide dans
ses visites, lui parle alors de l’œuvre et du destin exceptionnels
d’Amrita Pritam que Yourcenar veut aussitôt rencontrer. Ils se rendent
donc chez l’écrivain. « Dès les premiers instants, une sorte de
complicité amicale s’est installée entre les deux femmes qui ont
échangé en anglais. J’ai tout de suite remarqué qu’il existait une
compréhension naturelle entre les deux écrivains, à la fois
exceptionnels et anticonformistes »218, se souvient Rajesh Sharma.
Vingt ans plus tard, Amrita Pritam, quant à elle, place sa rencontre
avec Yourcenar sous le signe de « la compréhension mutuelle de deux
poètes, de l’affection et du respect »219. C’est lors de cette première
rencontre qu’Amrita Pritam a offert à Yourcenar un choix de ses
poèmes traduits en anglais, dont le volume venait de paraître sous le
titre Selected poems. Après les avoir lus, Yourcenar dit à Rajesh
Sharma qu’elle aimerait en traduire quelques-uns et les proposer à la
NRF. Elle choisit donc, parmi les vers d’Amrita Pritam, ceux qui
l’avaient le plus touchée, en prenant soin de sélectionner des poèmes
illustrant les principaux thèmes de sa poésie. Comme elle ne veut pas
traduire les poèmes de l’anglais, mais désire partir de la langue-source

217
Il semble même que Yourcenar ait eu ce projet, avant son départ pour l’Inde,
comme elle l’a confié à la journaliste Sophie Vial. Elle lui aurait donné comme raison
de son voyage : « quelques poètes à aller voir de plus près. Et à traduire. » Voir
« Marguerite Yourcenar et la musique noire », entretien avec Sophie VIAL, Marie
France, février 1984, p. 152.
218
Rajesh SHARMA, entretien avec l’auteur, Paris, 14 janvier 2003.
219
Nous traduisons. Voir réponse à un questionnaire de l’auteur transmis par le
Dr Mohanjit, New Delhi, décembre 2002. Dans sa réponse, Amrita Pritam, fait par
ailleurs référence à une histoire de la tradition soufie qui relate la rencontre de deux
célèbres poètes de la mystique musulmane, Farid et Kabir. Au lieu de l’intense et
profond dialogue qu’attendaient les disciples des deux saints hommes, Farid et Kabir
n’ont fait qu’échanger des propos aimables et de larges sourires. L’un des disciples de
Kabir s’en étonna auprès de son maître : Quoi, deux grands hommes se rencontrent et
ils n’ébauchent aucun véritable dialogue ! Kabir aurait alors répondu : il y a bien sûr
eu un dialogue qui a pris la forme d’un sourire !
Amrita Pritam place donc sa relation avec M. Yourcenar au même niveau.
536 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

de l’œuvre d’Amrita Pritam, le pendjabi, elle demande alors à Rajesh


Sharma de travailler avec elle :

Je devais lire directement, devant elle, le poème en pendjabi, puis


lui proposer dans la foulée une traduction mot à mot, vers après
vers, qu’elle harmonisait aussitôt, me demandant chaque fois, si
cela allait, si elle ne trahissait pas les vers et la pensée d’Amrita
Pritam. Ce qui était impressionnant, c’est qu’alors que je lui
proposais une traduction dans mon français « instantané », elle
saisissait toujours l’idée essentielle exprimée par le poème et me
proposait le mot juste, que j’approuvais presque toujours.220

En deux ou trois séances de travail, dans le jardin de son hôtel


à New Delhi, durant lesquelles elle se plonge avec jubilation dans
l’exercice de la traduction « spontanée » qu’elle affectionne
particulièrement, Marguerite Yourcenar s’approprie un peu plus
l’œuvre d’Amrita Pritam, si différente de son univers littéraire et
mental. Elle ré-expérimente, en outre, grâce à la complicité de son co-
traducteur, une pratique de la traduction à deux, inaugurée, près d’un
demi-siècle plus tôt lorsqu’elle traduisait Cavafy, à la table, avec
Constantin Dimaras. Ne peut-on d’ailleurs rapprocher les deux
démarches qui comportent plusieurs points communs, notamment
l’aspect « coup de foudre » qui préside à la plupart des entreprises de
traduction de Yourcenar ? Comme pour Amrita Pritam, dès que
Dimaras lui lit et lui traduit dans la foulée des vers de Cavafy, elle
décide de le traduire. Par ailleurs, on peut considérer qu’elle a
entrepris la traduction du poète alexandrin pour entrer pleinement en
contact avec la Grèce moderne, qu’elle découvrait alors. De la même
manière, c’est pour mieux pénétrer l’âme de l’Inde contemporaine et
comprendre les préoccupations de ses artistes, qu’elle a désiré lire et
rencontrer ses poètes. À chaque voyage, à chaque nouvelle
découverte, on constate le rôle de la poésie et de la traduction, comme
vecteurs de connaissance de l’Autre, et élément de découverte de
l’Étranger, en tant que miroir de Soi.
Dans le très court texte de présentation qui précède sa
traduction des dix poèmes d’Amrita Pritam, publiés dans La Nouvelle
Revue Française, en juin 1983, Yourcenar esquisse un portrait du
poète indien, qui éclaire le lecteur sur son approche d’Amrita Pritam.
Ce qu’elle retient – ou juge utile d’exposer au lecteur qui ignore tout

220
Voir Rajesh SHARMA, entretien avec l’auteur, op. cit.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 537

de cet écrivain jamais traduit en français – c’est le destin tragique


d’une femme qui a dû lutter pour s’imposer comme « une importante
poétesse et romancière du Punjab »221. Évoquant en quelques mots les
principales étapes de sa vie (fiançailles précoces, mariage forcé,
partition tragique de l’Inde et du Pakistan…), elle décrit la vie et
l’œuvre d’Amrita Pritam comme un cri de révolte contre « la
condition traditionnelle de la femme asiatique, asservie à la famille et
au mari, frustrée et réduite au silence »222. Des propos qui peuvent
étonner chez un écrivain qui s’est toujours tenu éloigné du mouvement
féministe occidental, tout en étant vigilante et en luttant à sa manière
pour le respect du droit humain et des libertés fondamentales, partout
dans le monde. Sans doute a-t-elle été impressionnée par le récit de la
vie d’Amrita Pritam et par les thèmes audacieux et iconoclastes
qu’elle aborde dans ses poèmes et ses romans, qui, loin d’être des
œuvres simplement revendicatrices ou politiques, dépassent les limites
de la condition de la femme indienne pour atteindre à l’universel :

Ses plus beaux poèmes, souvent très courts, sont néanmoins


purement psychologiques, ou métaphysiques, ou simplement
poétiques. Même dans l’expression des expériences et de ses
émotions intimes, le personnel y semble transcendé.
Il est intéressant de voir chez cette femme si profondément
marquée par ses souffrances et celles de son peuple une
compréhension quasi passionnée de destinées humaines au-delà
des frontières. Martin Luther King et Marilyn Monroe, entre
autres, ont inspiré deux de ses plus saisissants poèmes.223

Yourcenar a signé la traduction de dix poèmes d’Amrita


Pritam : huit, les plus courts, en collaboration avec Rajesh Sharma, et
deux, plus longs, à partir de la version anglaise de Charles Brasch224.
Les poèmes publiés dans la NRF donnent l’image d’un poète moderne
qui questionne un monde douloureux, interroge sa propre identité et
mène une réflexion sur le rôle du poète dans la cité, quand : « Parfois,
comme un chien à la chaîne,/ Un poème solitaire aboie. »225

221
M. YOURCENAR, « Amrita Pritam : Poèmes », La Nouvelle Revue Française,
n° 365, juin 1983, p. 166.
222
Ibid.
223
Ibid.
224
Il s’agit des poèmes « Attente », et « Le Gagneur de pain », ibid., p. 175-176 et
p. 177-178.
225
« La conspiration du silence », ibid., p. 173.
538 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Ailleurs, le poète propose une parabole du pouvoir politique


qui a certainement touché Yourcenar :

Une usine de guerre :


Tous les jours, de la cheminée
Sortent des fumées de soupirs et de cris.

On fabrique du Pouvoir sous cette usine.


Le peuple-tas de chair-
N’est que la matière brute
Que les trafiquants de la politique achètent
Au bon moment
Pour alimenter les fourneaux
De leur usine.

Dieu :
Rien qu’un marchand de chair en gros. 226

Une grande partie de l’œuvre poétique d’Amrita Pritam


aborde, de manière parfois violente et crue, le thème de l’amour non
partagé et de la passion. La femme s’y fait souvent victime
consentante et sacrificielle de l’homme et le « jouet de chair » de ses
caprices érotiques et de sa mâle autorité. À la lecture de certains de
ces poèmes, on songe aux éclats de passion masochiste de plusieurs
poèmes que Yourcenar écrivit dans les années trente, en particulier
aux lamentations aphoristiques de Feux. Ce rapprochement ne lui a
sans doute pas échappé lorsqu’elle a traduit seule, « Le Gagneur de
pain » :

Mon gagneur de pain,


Je suis un jouet de chair :
Vous pouvez jouer avec moi.
Je suis une coupe de jeune sang :
Vous pouvez la boire.
[…]
Telle que je suis,
Étreignez-moi.
Plongez-moi dans la braise de votre corps.
Embrassez-moi,
Caressez-moi.

226
« Pouvoir », ibid., p. 174.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 539

Faites de moi à votre volonté,


Mon gagneur de pain,
Ne me demandez pas d’amour, mais seulement prenez-moi.227

Même si l’univers poétique et culturel d’Amrita Pritam est, à


première vue, éloigné de celui de sa traductrice française, il existe
d’inévitables points de contact entre les œuvres et les préoccupations
des deux femmes. Comme pour les poèmes d’Hortense Flexner,
comme pour ceux de Cavafy, Yourcenar a tenté de se glisser, avec
l’empathie de la traductrice-poète qu’elle est, au plus profond de
l’âme d’Amrita Pritam. Quelques rencontres ont suffi pour établir une
confiance et un respect mutuels. Lors de son second voyage en Inde,
en janvier 1985, Amrita Pritam offrira à Marguerite Yourcenar un
petit recueil de ses poèmes traduits en anglais, publié en 1968,
Existence and other poems, que Yourcenar a conservé, avec d’autres
livres du poète indien, sur l’une des étagères situées à la tête de son lit
– endroit « stratégique » où elle conservait quelques-uns de ses livres
« de chevet ». L’envoi d’Amrita Pritam indique bien qu’il y eut un
véritable dialogue de poète à poète entre les deux écrivains : « With
great respect for the poet in Marguerite Yourcenar. »228
Comment expliquer que cette rencontre de Marguerite
Yourcenar avec un grand poète indien soit si peu documentée, qu’elle
ait si peu éveillé la curiosité des biographes de l’écrivain et de la
critique yourcenarienne ? Sans doute le fait que Yourcenar n’ait
traduit qu’une dizaine de poèmes d’Amrita Pritam, que sa traduction
n’a connu qu’une seule publication dans une revue et n’a jamais été
réunie en volume, explique en partie cet oubli. Par ailleurs, cette
rencontre avec la poésie d’Amrita Pritam a eu lieu à la fin de la vie de
l’écrivain, période douloureuse, marquée par le deuil et la maladie,
durant laquelle Yourcenar a tenté de finir les derniers manuscrits en
cours. Il semble pourtant que parmi ses projets, elle songeait à
consacrer quelques pages à sa rencontre avec Amrita Pritam dans son
recueil d’impressions de voyages, Le Tour de la prison, qu’elle n’eut
pas le temps d’achever 229. Il n’en demeure pas moins que la traduction

227
« Le Gagneur de pain », ibid., p. 177-178.
228
Nous traduisons : « Avec un grand respect pour le poète qui est en Marguerite
Yourcenar ».
229
Le nom d’Amrita Pritam figure, en effet, parmi de nombreux autres sujets qu’elle
souhaitait aborder dans son livre inachevé Le Tour de la Prison, à la fin de son carnet
540 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

des poèmes d’Amrita Pritam représente une étape importante de sa


démarche de traductrice de poésie. Elle en est même, en quelque sorte,
son aboutissement.

Dans ce chapitre, nous avons accompagné Marguerite


Yourcenar traductrice, de la Méditerranée des poètes grecs anciens,
qui ont façonné sa personnalité et aiguisé son sens esthétique (La
Couronne et la Lyre) jusqu’à la Grèce moderne, nourrie des mythes
anciens, celle de Cavafy, ô combien proche de ses propres conceptions
de l’histoire et de l’art. Ces deux premières étapes européennes ne
l’ont qu’assez peu éloignée des fondements de sa propre culture
humaniste. Lorsqu’elle franchit l’Atlantique, c’est dans tous les sens
du terme un autre monde qu’elle aborde aux États-Unis. Si elle a
l’impression alors de pénétrer dans une culture foncièrement
différente de la sienne lorsqu’elle découvre et traduit la poésie orale
du peuple noir, elle s’efforce d’en saisir la part d’universalité qui lui
permet d’imaginer de subtiles correspondances entre le negro
spiritual, né dans le Nouveau Monde, et certaines formes poétiques
médiévales héritées de la Vieille Europe. Avec Hortense Flexner, elle
entre en contact avec une poésie à la fois moderne, profondément
métaphysique et secrètement nourrie des antiques sagesses orientales,
qui l’ont influencée. En cela, elle reconnaît implicitement en Hortense
Flexner, si différente d’elle à première vue, une sœur en écriture, ou
en tout cas un poète profondément proche d’elle, qui a abordé des
thèmes qui lui sont chers et écrit des vers qu’elle aurait pu signer. Si
l’Amérique représente un ailleurs certain pour Yourcenar, lorsqu’elle
aborde à la fin de sa vie la poésie pendjabi d’Amrita Pritam, elle a
franchi une nouvelle étape de son voyage vers l’Autre, cet inconnu et
ce semblable. Amrita Pritam représente idéalement ce poète moderne,
revendicatif et insoumis, dans les mots duquel Yourcenar a tenté de se
glisser. Plus qu’avec Cavafy ou Hortense Flexner, elle a dû avoir
l’impression de toucher, dans les poèmes de la célèbre femme des
lettres indienne, cet Autre lointain qu’elle tente de comprendre,
d’aimer, d’apprivoiser en se rapprochant de lui à travers la traduction.
« Tout nous vient par le truchement des êtres »230, affirme
Yourcenar, à propos de Jerry Wilson qui l’initie à l’art du gospel et du

de notes, rédigé lors de ses voyages au Japon et en Inde (1982-1983), conservé à la


Houghton Library, Voir « Les Hommes vêtus d’espace », TND, p. 32.
230
« Avant-propos », BG, p. 8.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 541

blues au début des années quatre-vingt. Quarante ans plus tôt, c’est
avec la complicité de Grace Frick qui participe activement à
l’élaboration de Fleuve profond, sombre rivière, qu’elle prend
conscience de la beauté étrange du spiritual. Pareillement c’est grâce à
son ami Constantin Dimaras qu’elle entre en contact avec la poésie de
Cavafy. C’est en devenant l’intime d’Hortense Flexner, qu’elle
pénètre, peu à peu, les méandres secrets de son œuvre. C’est encore,
après avoir rencontré Amrita Pritam, qu’elle décide de traduire ses
poèmes et demande à Rajesh Sharma de faire office de passeur entre
la langue et la culture pendjabi et elle. Il est important d’insister sur la
dimension humaine qui caractérise la plupart des « rencontres » et des
traductions de poésie de Marguerite Yourcenar. Pour elle, cette quête
de la parole étrangère, cette tentative de saisir l’essence du poème
écrit par un autre en le traduisant, n’est pas seulement une démarche
solitaire ou un exercice de style purement intellectuel dans lesquels
elle s’enfermerait. Au contraire, dans la plupart des cas, traduire la
poésie est promesse d’ouverture, de dialogue, de confrontation – avec
le poète qu’elle traduit mais aussi avec son co-traducteur –, de
voyages symboliques parmi les mots, mais aussi les paysages qui les
ont vu naître, les êtres qui les ont murmurés ou écrits. Cet aspect, trop
peu pris en compte par la critique, est pourtant essentiel pour bien
comprendre la conception yourcenarienne, vivante et dynamique, de la
traduction de la poésie.

Une vie en poésie

Yourcenar n’a jamais renoncé à la poésie, comme elle le


précisait à Jean Chalon, en 1974231. Elle n’a jamais cessé de faire
confiance à « la forme résistante du poème »232, belle formule qui
traduit son attachement à un mode d’expression millénaire, qui a
traversé les siècles, sans perdre sa force d’évocation et d’émotion. Le
poème a bien été la forme avec laquelle Yourcenar a établi le dialogue
le plus intime. Qu’il s’agisse de sa passion de lectrice et de son
activité de critique de poésie, comme nous l’avons souligné dans la
première partie de notre essai, mais aussi de ses propres créations

231
Voir L, p. 419.
232
« Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné », SBI, p. 35
542 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

poétiques, et de ses nombreuses traductions, activités intimement


liées, comme nous l’avons démontré dans la seconde partie.
On se rend alors compte que l’œuvre poétique de Marguerite
Yourcenar, trop souvent réduite, répétons-le, aux quelques juvenilia
très tôt reniées, est immense, riche de potentialités et d’échos qui
atteignent l’ensemble de l’œuvre. Même si elle les a condamnés à
l’oubli, ses deux premiers livres, Le Jardin des Chimères et Les Dieux
ne sont pas morts, n’en demeurent pas moins les témoins sensibles de
la ferveur poétique qui a animé les premiers écrits yourcenariens.
L’acharnement du poète à réécrire, jusqu’à atteindre une totale
transmutation, certains de ses poèmes de jeunesse, traduit, comme
nous l’avons remarqué, le souci de construire patiemment une œuvre
poétique cohérente, complémentaire de ses récits romanesques. Les
incursions de Yourcenar du côté du poème en prose, de la prose
poétique, son ambition de faire vivre la poésie au cœur même de la
prose, puis, à la fin de sa vie, l’adoption du vers libre pour dire la
fragmentation et la fulgurance des « visions » du poète, prouvent que
l’on a tort de réduire son œuvre poétique à de sages exercices de
versification savante.
L’œuvre poétique de Marguerite Yourcenar ne se réduit pas,
nous le savons, aux poèmes qu’elle a signés. Il convient d’y ajouter la
masse importante de ceux qu’elle a traduits, et d’une certaine manière,
co-signés. Est-il besoin de rappeler, au terme de notre étude, qu’écrire
et traduire sont les deux côtés d’une même médaille et que la
traduction n’est pour elle, qu’une autre manière d’aborder la création
poétique ? Cette vision très personnelle de l’art de traduire a ému
certains critiques qui ne reconnaissent pas au poète la liberté que s’est
implicitement accordée Yourcenar, soit son droit à écrire avec Cavafy,
Anacréon, Hortense Flexner ou les auteurs anonymes des chants afro-
américains. Pourtant, force est de constater que cette manière de
participer activement, sans doute inconsciemment, à la recréation du
poème qu’elle traduit fait partie intégrante de sa manière d’aimer, de
créer et de vivre en poésie. Souvenons-nous qu’au milieu des années
cinquante, elle a pensé à réunir sous son nom, en un même volume,
ses propres poèmes et ses traductions des poètes grecs anciens. Un
projet qui en dit long sur sa manière de considérer l’art d’écrire ou de
réécrire la poésie.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 543

Sa fascination pour un poème orphique qui l’accompagnera


tout au long de son existence est un autre exemple remarquable de
cette conception de l’écriture poétique qui abolit les frontières entre
création et traduction. Nous connaissons six versions yourcenariennes
de ces tablettes dites de Pétalia, « poème » qui a très tôt fasciné
Yourcenar puisque dès les années vingt, elle songe à insérer ces
paroles d’initié orphique dans la première version de Mémoires
d’Hadrien233. Elle ne cessera, par la suite, d’interroger ces tablettes
destinées, dans la tradition orphique, à accompagner le mort vers l’au-
delà. Rien d’étonnant à ce que Yourcenar, fascinée par la mort et
l’idée de passage d’un monde dans un autre, se soit passionnée pour
ces vers orphiques. Ce qui est remarquable, c’est la manière qu’elle a
eu de s’approprier ce texte ancien et sacré, pour le transformer en un
poème qu’elle n’hésite pas à signer de son nom.
Dans les années quarante, dans ses « Carnets de notes », elle
mentionne brièvement ce qu’elle considère comme « l’un des plus
purs poèmes qu’ait jamais inspirés la mort »234. Mais c’est à partir des
années cinquante qu’elle multiplie les « traductions » de ce poème
qu’elle modifie au fil des décennies, proposant des versions qui
s’éloignent plus ou moins de l’original. Nous avons recensé six
versions complètes de ces vers orphiques235. Elle publie la première
version, composée dans les années vingt, sous le titre « Fons
Memoriæ » dans La Revue Mondiale, en janvier 1929. De la même
époque date une autre version, revue au début des années cinquante,
qu’elle insère, sous le titre « Vers orphiques »236 dans Les Charités
d’Alcippe et autres poëmes (1956). L’année d’après elle enregistre une
version assez différente (elle modifie notamment complètement le
dernier tercet), qu’elle ne publiera jamais237. En 1979, elle propose
dans La Couronne et la lyre, une traduction très différente sous le titre
« Poème anonyme trouvé dans une tombe d’initié orphique »238. Elle
republie en 1984, avec deux très légères modifications, dans l’édition

233
Voir YO, p. 61.
234
PE, p. 526.
235
On pourrait leur ajouter un vers cité dans les « Carnets de notes, 1942-1948 » (« Je
suis de la même nature que le ciel »), issu sans doute d’une première traduction, que
l’ont ne retrouve dans aucune des six versions yourcenariennes connues. Ibid.
236
Voir CA I, p. 16-17.
237
Voir Disque « Marie-Madeleine ou le Salut, Les Charités d’Alcippe et quatre
poèmes », op. cit.
238
Voir CL, p. 314.
544 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

définitive des Charités d’Alcippe, la version de 1956239. Enfin, elle


donne une nouvelle version du fragment, sous le titre « Sagesse
orphique », dans son anthologie intime, La Voix des choses, publiée en
1987240. Pendant plus d’un demi-siècle donc ces vers orphiques
obsèderont l’écrivain jusqu’à ce que, par mimétisme créatif, il intègre
naturellement à son œuvre à quatre reprises ce fragment gravé sur une
tablette d’or vingt-quatre siècles plus tôt.
Le procédé a choqué quelques critiques qui se sont étonnés
que Yourcenar signe de son nom un poème qui n’est en fait que la
traduction, très libre, d’un fragment ancien. Loredana Primozich, qui a
consacré un article très détaillé aux différentes versions
yourcenariennes des tables de Pétalia, s’interroge : « On peut se
demander […] pourquoi Marguerite Yourcenar choisit d’inclure ces
vers orphiques dans un recueil poétique dont elle serait l’auteur. […]Il
existe […], nous semble-t-il, un désir plus ou moins dissimulé chez
Yourcenar traductrice de s’attribuer le texte d’autrui… »241

S’attribuer le texte d’autrui. La question ne se pose sans doute


pas de cette manière au poète à l’écoute du monde et des siècles qui
l’ont précédé. L’ « adoption » des vers orphiques, qu’elle intègre à sa
propre œuvre, est d’ailleurs exemplaire d’un procédé d’écriture
essentiel pour comprendre la poétique yourcenarienne. Comme nous
l’avons mentionné plus haut, écrire et traduire sont des activités
créatrices intimement liées chez Yourcenar. Revisités à travers le filtre
de son imaginaire, les vers orphiques deviennent donc naturellement
siens et elle ne voit pas ce qui pourrait poser problème dans le fait
qu’elle appose sa signature au bas de paroles prononcées par un initié
orphique grec à plus de deux millénaires de distance. C’est justement
cela pour elle être poète. Et c’est de cette manière qu’elle se
considérait comme poète, car, comme elle le confiait à Matthieu
Galey, « [p]our moi, un poète est quelqu’un qui est en "contact".
Quelqu’un à travers qui passe un courant. »242 Pour Yourcenar, ce
courant la rattache aux paroles et aux vers gravés dans la mémoire des

239
Voir CA II, p. 17-18.
240
Voir VC, p. 85.
241
Loredana PRIMOZICH, « Marguerite Yourcenar et l’orphisme. Quelques
réflexions », Le Sacré dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, Tours, SIEY, 1993,
p. 316.
242
YO, p. 209.
YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE 545

hommes depuis des siècles. En les traduisant, en les adaptant, voire en


les réinventant, elle se proclame à la fois leur héritière et leur
continuatrice. En « ressuscitant » les tablettes de Pétalia qui dorment
au British Museum, ne fait-elle pas pleinement œuvre de poète ? Tout
autant, selon elle, que lorsqu’elle compose les Charités d’Alcippe ou
même certaines pages de Mémoires d’Hadrien ou de L’Œuvre au
noir.
Page laissée blanche intentionnellement
CONCLUSION

« Est-on fondé à dire poète Marguerite Yourcenar […] ? »1 La


question que pose Anne-Yvonne Julien en ouverture de la notice
qu’elle consacre à l’écrivain dans le Dictionnaire de poésie de
Baudelaire à nos jours, publié en 2001, est révélatrice de la manière
dont la critique aborde encore, au début du XXIe siècle, l’auteur de
Feux et des Charités d’Alcippe. Il n’aura donc pas suffi que Yourcenar
affirme, à de multiples reprises, qu’elle se considérait, avant tout,
comme poète2 pour qu’elle soit pleinement acceptée dans la grande
famille des poètes de son époque. Pourtant, au-delà de cette
proclamation, il n’est pas exagéré d’avancer, au terme de notre essai,
que la poésie a toujours occupé une place de choix dans la vie et
l’œuvre de la première académicienne française. Nous aurions
d’ailleurs pu donner pour titre à notre étude : Marguerite Yourcenar,
une vie, une œuvre en poésie, tant il paraît désormais évident que la
parole poétique – la sienne et celle des autres – occupe une place
centrale dans son imaginaire, dans ses choix esthétiques et éthiques, et
dans sa vision universaliste du monde, filtrée à travers les grandes
œuvres des poètes de tous les temps et de toutes les cultures. N’a-t-
elle pas constamment cherché à ressentir cette « émotion toute
impersonnelle qu’inspirent seuls les très grands poèmes »3, qu’elle
décrit dans une lettre à une lectrice de L’Œuvre au noir ?
Si, comme le prétend une formule célèbre, « il n’y a pas
d’amour ; il n’y a que des preuves d’amour », Marguerite Yourcenar
est incontestablement une très grande amoureuse de poésie. Sa vie et
son œuvre regorgent, en effet, de preuves irréfutables de son lien

1
Anne-Yvonne JULIEN, Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours, [dir.
Michel JARRETY], PUF, 2001, p. 883.
2
Voir notamment YO, p. 209.
3
« Lettres à Mademoiselle S. » [Léonie Siret], 20 juillet 1969, La Nouvelle Revue
Française, n° 327, avril 1980, p. 189.
548 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

solide et durable avec la poésie dans sa dimension la plus large. Nous


avons tenté, dans les pages qui précèdent, de mettre à jour certaines de
ces « preuves » afin de mieux comprendre le long cheminement
entrepris par l’écrivain depuis son enfance baignée par l’écho des vers
de Racine et de Victor Hugo jusqu’à sa mort, et son départ pour l’au-
delà ou le néant, accompagnée par les vers de Ryo-Nan, nonne-
poétesse bouddhiste du XIXe siècle, lus à sa demande lors de ses
funérailles1. Nous avons montré combien la poésie a accompagné sa
vie et nourri son œuvre et constaté, avec Yvon Bernier, que « sa prose
n’aurait sûrement pas été la même sans la poésie »2.
L’œuvre de Marguerite Yourcenar est un immense
palimpseste dont le texte effacé est sa poésie, matrice recouverte au fil
des ans par la masse de ses écrits romanesques, de ses essais et
mémoires, de son théâtre… Pourtant, nous avons vu que la poésie
demeure ce noyau dur incompressible qui contient la part la plus pure
de l’art yourcenarien. C’est bien en poète qu’elle a vécu et créé et
qu’elle s’est ouverte au monde qu’elle a voulu contenir tout entier
dans ses livres. La Méditerranée, première étape de sa quête
d’universel, première source d’inspiration, est également le lieu des
grands chantiers poétiques de la maturité. C’est encore la poésie qui
l’a aidée à déchiffrer les secrets des cultures les plus éloignées d’elle,
comme le démontre l’étude de sa bibliothèque et de ses nombreuses
traductions-recréations, où elle se glisse dans la matrice forgée par un
poète qu’elle admire et enfante, à son contact, de nouveaux vers. C’est
toujours dans la poésie qu’elle se réfugie, aux heures sombres de la
guerre où le découragement du monde et le désespoir d’être,
paralysent toute création personnelle et que les voix des poètes grecs
anciens et les chants des esclaves noirs d’Amérique viennent à son
secours. C’est chez les grands poètes qui ont marqué l’histoire
littéraire universelle, qu’elle puise des bribes de réponses à ses
interrogations les plus intimes. Ces mêmes poètes qui remplissent les

1
La cérémonie en mémoire de Marguerite Yourcenar dont elle avait réglé tous les
détails comportait, notamment, la lecture du poème de Ryo-Nan, lu en anglais :
« [Quatre-vingt-quatre] fois ces yeux ont contemplé les scènes changeantes de
l’automne, / J’ai assez parlé du clair de lune/ Ne me demandez plus rien,/ Mais prêtez
seulement l’oreille aux voix des pins et des cèdres quand le vent se tait. ».Traduction
M. Yourcenar, VC, p. 78. Voir également « Memorial Service for Marguerite
Yourcenar, January 16, 1988 », dactylogramme de Marguerite Yourcenar, Archives
Y. Bernier.
2
Y. BERNIER, En mémoire d’une souveraine. Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 95.
CONCLUSION 549

rayonnages de sa bibliothèque, peuplent littéralement son œuvre,


grands témoins tutélaires qu’elle se plaît à convoquer dans ses livres,
qui se transforment en de virtuelles agoras, au cœur desquelles elle fait
dialoguer, par delà les langues et les siècles, tous les poètes de la terre.
Blanca Arancibia qui considère la poésie comme « l’un des
lieux d’ontologie forte »3 de l’œuvre yourcenarienne, lui a assigné
trois fonctions4. Elle affirme que « [l]a poésie serait […] pour
Yourcenar ce "hors-lieu", cette utopie, royaume du lointain, du pur au
sens plein du mot, où l’on peut plus que nulle part se permettre d’être
soi »5. Nous avons, en effet, constaté combien le poète se mettait
parfois totalement à nu dans certains de ses vers, alors qu’il a souvent
adopté, dans le reste de son œuvre, la rigidité du drapé sculpté dans le
marbre, en se dissimulant, notamment, derrière la statue imposante
d’un empereur, en s’affublant, ailleurs, d’un masque antique ou d’un
loup de carnaval, pour voiler son vrai visage au lecteur indiscret qui
chercherait à deviner sa silhouette derrière le profil d’Hadrien, de
Zénon ou d’Alexis. Nous savons que Yourcenar est un écrivain
« autoritaire » qui entend contrôler, non seulement ce qu’elle écrit,
mais aussi la manière dont le lecteur doit l’interpréter. La poésie
semble faire exception et l’on remarquera que seuls ses volumes de
poèmes à forme fixe ne comportent aucun commentaire, notes ou
texte de présentation. Nous pensons, en particulier, à l’édition
définitive des Charités d’Alcippe pour laquelle elle a finalement
renoncé à écrire une préface. Ses poèmes sont donc les seules œuvres
à se présenter nues au lecteur, au risque de lui faire découvrir une
Yourcenar moins « policée », qui succombe parfois à l’épanchement
lyrique, qu’elle tente de dissimuler partout ailleurs.
Mais sans doute n’est-ce pas là l’essentiel. La poésie, pour
Yourcenar, est bien plus qu’un jardin secret où elle peut laisser aller
son Moi intime à découvert. Elle représente pour elle l’essence même
de la littérature, le lieu premier et fondamental de la pensée et de la
sensibilité humaines. Une manière de chant pur, proche de celui de
l’oiseau, qui, nous le savons, incarne pour l’amie de la nature,
l’expression poétique la plus limpide. Cette notion de pureté qu’elle

3
Blanca ARANCIBIA, « Un arbre aux multiples ramures », Lectures transversales de
Marguerite Yourcenar, Tours, SIEY, 1997, p. 205.
4
« La poésie comme traduction ; la poésie comme lieu de la contrainte ; la poésie
comme lieu de la musique », voir ibid.
5
Ibid., p. 207.
550 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

utilise souvent à propos de la poésie6 est à l’évidence très importante.


La poésie est vraiment pour elle une émotion pure et sa quête de vérité
l’amènera toujours à chercher à atteindre la pureté de l’expression
qu’elle admire chez les plus grands poètes. Cette obsession de la
pureté poétique n’est peut-être pas étrangère à ce qu’elle nomme « une
certaine mystique littéraire de la poésie pure, qui fut particulièrement
en vogue vers le début de ce siècle »7. Souvenons-nous qu’elle a déjà
fait ses débuts de poète lorsque éclate, en 1925, la polémique qui
divisa les milieux littéraires autour de la notion de « Poésie pure »
défendue par l’abbé Bremond, dans son « Discours sur la poésie
pure » puis dans son ouvrage Prière et Poésie. Nous ignorons ce que
la jeune femme de lettres pensa de ce débat qui mobilisa les plus
grands poètes de l’époque jusqu’en 1927, et la parution dans Les
Nouvelles littéraires du 16 juillet, de la « Lettre à l’abbé Bremond sur
l’inspiration poétique » de Paul Claudel. Il est toutefois certain que les
cercles littéraires, qu’elle commençait à fréquenter timidement durant
cette période, bruissaient des échos de cette controverse sur le rôle
fondamental de la poésie. Rappelons d’ailleurs que Yourcenar a été,
pendant une courte période, proche du poète néo-symboliste Jean
Royère, ardent défenseur de la notion de « poésie pure » – il serait
même l’inventeur de la formule née dans l’entourage de Mallarmé. Ce
qui est certain c’est que la conception de la poésie qu’elle défendra
tout au long de sa vie n’est pas très éloignée de celle de l’abbé
Bremond, qui ne fait que reprendre en les radicalisant les théories de
Mallarmé, de Valéry et de Claudel. Notion de sacralité de la poésie,
importance du mystère, de la musique du vers, poème considéré
comme une prière, un objet quasi mystique… toutes ces idées héritées
du Symbolisme et synthétisées par l’abbé Bremond8 se retrouvent, en
grande partie, dans la poétique yourcenarienne qui conçoit la poésie
comme une quête forcené du chant pur.

6
Les exemples dans lesquels Yourcenar utilise l’expression « poésie pure » sont
nombreux : « monde de la poésie pure », ER, p. 38 ; « ouvrages de poésie pure », L,
p. 359 ; « une ligne mélodramatique ou poétique pleine et pure », Th II, p. 103 ;
« pour se muer en la poésie la plus pure », Th II, p. 165… sans compter l’emploi
également courant chez elle, d’expressions telles que « énergie pure », S II p. 70 ou
« pensée pure », PV, p. 140.
7
« La poursuite de la sagesse », S II, p. 87.
8
Voir Michèle TOURET [dir.], « Poésie pure et pureté de la poésie », Histoire de la
littérature française du XXe siècle, tome I : 1898-1940, Rennes, Presses universitaires
de Rennes, 2000, p. 236-238.
CONCLUSION 551

Le dernier de ses livres que Yourcenar a tenu entre les mains,


quelques jours avant sa mort, est La Voix des Choses, achevé
d’imprimer en novembre 1987, et auquel elle tenait beaucoup9. C’est
aussi le dernier lieu de rencontre entre Yourcenar et la poésie. Hormis
la très courte présentation, l’écrivain n’a rien écrit dans cet album qui
la définit pourtant intimement. La Voix des choses est, en effet, un
recueil de courts textes chers à Yourcenar, qui les a réunis et
agrémentés de photos de Jerry Wilson, ultime compagnon de
l’écrivain dont la perte, un an plus tôt, l’a sérieusement ébranlée. Nous
savons que le titre même de l’ouvrage est un hommage intime à Jerry
Wilson10, ce qui a dû rendre d’autant plus précieux, aux yeux de
l’écrivain, ce livre de sagesse dans lequel il a rassemblé des fragments
de textes qui lui sont chers et l’ont accompagné partout, pendant de
nombreuses années : « ce petit livre […] m’a servi de livre de chevet
et de livre de voyage pendant tant d’années et parfois de provision de
courage. »11
Un critique a décrit La Voix des choses comme « le testament
spirituel »12 de Marguerite Yourcenar. On pourrait ajouter qu’il s’agit
également de son testament poétique, tant la voix des grands poètes
qu’elle a admirés est très présente dans ces pages qui l’ont aidée à
vivre. Gérard de Nerval, Williams Blake, Rainer Maria Rilke,
Giacomo Leopardi, Francis Thompson, Bob Dylan, Paul Klee, Shiki,
Dante, Ryo-Nan, Daito Kanushi, Djelal-Eddin-El-Roumi, vers
orphiques, Walt Whitman et Jean Cocteau se succèdent au fil des

9
Marguerite Yourcenar était hospitalisée dans un état grave quand elle reçut le
premier exemplaire de La Voix des choses. Selon le témoignage de Dee Dee, son
infirmière : « [q]uand elle a vu le livre […] elle l’a parfaitement identifié. Elle le
serrait contre elle, le portait à ses lèvres. Elle était heureuse, elle avait ce sourire
magnifique que nous lui avons connu. » Cité par J. SAVIGNEAU, Marguerite
Yourcenar. L’invention d’une vie, op. cit., p. 456.
10
« Oui, la voix des choses », c’est ce que lui aurait dit J. Wilson, à propos du bruit
« léger, fatal, irréparable » selon les mots de Yourcenar, fait par le chute de la
précieuse plaque de malachite qui venait de lui échapper des mains, alors qu’elle était
hospitalisée et que son jeune ami lui avait apporté l’objet fragile qui symbolisait leur
amitié. Voir VC, p. 7, et PV, p. 407.
11
VC, p. 7. À Jean-Pierre Corteggiani, elle précise : « Ce sont des carnets de notes sur
lesquels j’ai inscrit toute ma vie – je continue d’ailleurs – des phrases des idées, qui
me semblaient particulièrement belles, et satisfaisantes, et suffisantes, si on n’a pas
d’autres livres avec soi, pour les relire le soir. », PV, p. 407.
12
Jean ROYER, « Le testament spirituel de Marguerite Yourcenar », Le Devoir, 27
février 1988.
552 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

pages, formant le cortège des poètes amis lus, relus et médités par
Yourcenar, tout au long de son existence. On ne s’étonnera pas de la
grande diversité des auteurs et des traditions poétiques cités, qui ne
fait que refléter le très large éventail des goûts de Marguerite
Yourcenar, en matière de poésie. Livre bilan, La Voix des choses, clôt
un long compagnonnage avec les pensées et la musique des poètes
dont elle a retenu la sagesse qui s’exprime dans les fragments
sélectionnés. Vers orphiques qu’elle ne cessera de questionner,
traditions poétiques et mystiques extrême-orientales, grands poètes
universels (Dante, Blake), contemporains capitaux (Rilke, Cocteau),
chantre de la poésie contestataire emblématique de la jeunesse d’un
monde en mutation (Bob Dylan)…, les poètes et les vers rassemblés
dans La Voix des choses, révèlent intimement les choix de
l’anthologiste qui s’efface pour leur faire une place dans son œuvre.
Dans ce livre très personnel, où, comme le dit Yourcenar « [i]l n’y a
pas un mot de moi »13, le poète finit par se fondre et se confondre avec
les voix qu’il fait revivre. Nous assistons symboliquement à
l’effacement de sa propre parole au profit de celles, multiples et
contrastées, des poètes dont elle se sent proche et dans lesquels elle
finit par se dissoudre. Paradoxalement, c’est peut-être dans ce livre où
elle n’a pas écrit un seul vers, qu’elle est la plus présente. La
dissolution du Moi yourcenarien au cœur des vers de Blake, Rilke,
Cocteau, Dylan…semble même l’aboutissement naturel d’une femme
qui a très tôt eu conscience d’être unique et, en même temps, de
contenir, au fond d’elle même, des multitudes, selon la formule dont
elle a fait une de ses devises : Unus ego et multi in me.
Avec La Voix des choses, Yourcenar rejoint donc ces
multitudes de poètes qu’elle a portées en elle toute sa vie. Elle devient
l’un d’eux. C’est peut-être cela aussi, le « retrait » de la poésie que
nous évoquions dès l’introduction de notre essai. Ce retrait de la
poésie de Marguerite Yourcenar, par rapport à l’ensemble de son
œuvre, nous l’avons interrogé tout au long de notre étude. La poésie
est-elle si en retrait que cela dans l’œuvre yourcenarienne ? Est-elle
vraiment un « sous-produit »14 selon l’expression de Yourcenar qui
l’emploie d’ailleurs aussi pour parler du bonheur ? Il n’est pas

13
PV, p. 407.
14
Voir lettre à Jean Roudaut, auquel elle écrit le 18 novembre 1978 : « J’ai joué ma
carrière d’écrivain sur la prose, de sorte que le vers n’est plus qu’un sous-produit ». L,
p. 596.
CONCLUSION 553

possible de répondre affirmativement après avoir vérifié combien la


poésie a été déterminante dans la vie et l’œuvre de Marguerite
Yourcenar. Peut-être devrions-nous relire la lettre qu’elle adresse en
1978 à Yvon Bernier et dans laquelle elle précise : « la poésie sous de
strictes formes prosodiques n’a pas cessé d’accompagner, comme en
retrait, le développement de mon œuvre en prose »15. Le « comme en
retrait » que nous avons commenté de manière un peu restrictive dans
notre introduction prend, au terme de notre parcours, une résonance
plus ouverte. S’il est apparent, le retrait de la poésie de Marguerite
Yourcenar n’est pas le signe d’un échec ou d’un oubli. Il est, au
contraire, l’indice d’une relation intense, qui se situe au plus profond
de son être et marque intimement son œuvre.
À Matthieu Galey qui lui demandait si le théâtre – autre
domaine demeuré « en retrait » – était une « occupation secondaire »
pour elle, Yourcenar répond : « Quantitativement, oui.
Qualitativement, ce serait à voir. Il m’arrive de me plaire dans mes
pièces comme dans un domaine réservé où je suis encore relativement
seule. »16 Elle aurait certainement pu tenir le même discours à propos
de sa poésie, qui est l’autre « domaine réservé » dans lequel elle s’est
sûrement parfois sentie seule. A-t-elle souffert de ne pas être
totalement reconnue comme poète ? Certainement. Sans doute a-t-elle
eu parfois, comme le pense son ami Jean Chalon17, le même sentiment
que François Mauriac, déçu, lui aussi de voir la critique et le public
ignorer ses recueils de poèmes, et qui note dans ses Nouveaux
mémoires intérieurs :

Le nom de poète, je me moque bien qu’on me l’ait dénié ! J’en


suis un et je n’aurai même été que cela ; et dans la mesure où je
n’ai pu m’imposer comme poète, j’ai manqué ma vie – ou plutôt je
l’aurais manquée, si la nappe secrète n’avait alimenté tout ce que
j’ai écrit : romans, essais, mais même le moindre article de
journal.18

15
Lettre du 4 janvier 1978 citée par Yvon BERNIER, « Itinéraire d’une œuvre »,
Études littéraires, op. cit. p. 10.
16
YO, p. 197.
17
« Je pense que Yourcenar, comme Mauriac d’ailleurs, était un poète rentré, qu’elle
aurait aimé être reconnue pour sa poésie. », entretien avec l’auteur, Paris, 29 juillet
2002.
18
Cité par Violaine MASSENET, François Mauriac, Flammarion, 2000, p. 219.
554 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Cette « nappe secrète » existe, nous le savons, chez Yourcenar


aussi. Elle est même l’élément nourricier à la source de laquelle ont
puisé tous ses livres. Peut-on, alors, lui dénier, comme à Mauriac, le
titre de poète, comme pourrait le faire penser le Dictionnaire de poésie
de Baudelaire à nos jours ? Assurément non. Un grand poète de la
seconde partie du XXe siècle, Léopold Sédar Senghor, a écrit : « La
poésie de Marguerite Yourcenar restera sûrement dans nos mémoires
comme un exemple de poésie moderne. C’est que, comme toute
poésie authentique, elle est sensuelle et spirituelle en même temps :
créatrice. »19 C’est le dernier mot qui importe dans l’éloge de l’auteur
des Chants d’ombre : créatrice. Senghor, en authentique poète, a senti
qu’il ne fallait pas seulement rechercher la créativité de Yourcenar
dans Mémoires d’Hadrien ou Le Labyrinthe du monde. Elle existe
également dans Les Charités d’Alcippe et dans Les Trente-trois Noms
de Dieu.
Occulter une part non négligeable de l’œuvre excentrée de
Yourcenar, si révélatrice de son rapport au monde et à l’écriture, ne
peut être une méthode satisfaisante pour rendre compte, dans sa
pluralité, de la richesse et des potentialités non encore exploitées de
l’œuvre yourcenarienne. Notre essai est donc, avant tout, un premier
jalon, qui aura permis de défricher le terrain et de briser le silence qui
entoure, le plus souvent, les écrits de nature poétique de Yourcenar, et
plus généralement, son rapport intime à la poésie. Nous avons tenté de
répondre à quelques questions le plus souvent ignorées, d’éclairer des
zones demeurées dans l’ombre, d’apporter de nouveaux éléments
d’évaluation de l’œuvre yourcenarienne, d’ouvrir des portes
jusqu’alors restées fermées ou seulement entrebâillées. Nous nous
rendons compte au terme de notre recherche qu’elle ne fait,
paradoxalement, que commencer et que bien des pistes restent à
explorer. Comme toute question qui tente d’aller au cœur des choses
le champ de notre étude est inépuisable. Notre travail porte donc en lui
l’espoir de prolongements fructueux. Nous avons seulement réalisé
cette « archéologie d’un silence », chère à Foucault, et tenté de
déchiffrer ce « brouillon un peu barbouillé d’un poème »20, que

19
Léopold Sédar SENGHOR, « Un exemple de poésie moderne », La revue des deux
mondes, op. cit., p. 77.
20
Dans un message non daté [1957-1958 ?] qui accompagne l’envoi de deux disques
dont l’un est celui où M. Yourcenar lit ses propres poèmes (Gotham Recording
Corporation, 1957), l’écrivain écrit : « À Natalie Clifford Barney, en remerciement
CONCLUSION 555

représente encore trop souvent l’œuvre poétique yourcenarienne. Il


reste désormais à lui rendre la place qui lui revient, c’est-à-dire celle
que lui avait sans doute assigné secrètement Yourcenar elle-même, qui
considérait assurément que la poésie avait pleinement droit de cité au
cœur de sa vie et de son œuvre. Sans doute aurait-elle apprécié qu’on
lui fasse le compliment envoyé par François Mauriac à Léon-Paul
Fargue : « Vous êtes un grand prosateur parce que vous êtes un grand
poète. »21
Poète, Yourcenar l’a été dès l’enfance. Dès ses premiers pas
dans la vie, ses premiers émois, ses premières lectures, elle a vécu et
respiré en poète. Souvenons-nous de ces après-midi secrets où sa
bonne adorée, la tendre Barbe, la soustrayait à l’univers douillet des
petites filles modèles pour l’amener avec elle au bordel. Là, devant
quelques clients attendris et des demoiselles très légèrement vêtues,
elle récite, parmi d’autres vers que lui a appris son père adoré, des
fragments de « Nuit de mai » de Musset qui s’ouvre par un vers
fameux invitant à la féerie poétique : « Poète, prends ton luth et me
donne un baiser ». Ce luth de la poésie entrevu dès l’enfance,
Yourcenar ne cessera jamais d’en tirer des notes tendres, émouvantes,
parfois maladroites et naïves, mais toujours sincères et fécondes. Des
notes qui habilleront d’une musique singulière, étrange et décalée
l’ensemble de son œuvre.
Des vers de Musset marmonnés clandestinement dans un
lupanar par une petite fille déjà éprise d’idéal lyrique aux derniers
fragments poétiques composés à la fin de sa vie, Marguerite
Yourcenar n’a jamais cessé d’habiter le monde en poète et de le
réinventer avec les instruments mystérieux et infinis de la poésie la
plus pure.

pour son sympathique accueil, cette carte de visite de la voix (le premier de ces deux
disques contient d’ailleurs une hésitation qui ressemble à une rature ; soyez-y
indulgente, comme au brouillon un peu barbouillé d’un poème. » Fonds Barney,
NCB. C. 2408.
21
Lettre de F. Mauriac à L.-P. Fargue, 5 octobre 1942, cité par Jean-Paul GOUJON,
Léon-Paul Fargue, Gallimard, 1997, p. 258.
Page laissée blanche intentionnellement
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

ÉCRITS POÉTIQUES DE MARGUERITE YOURCENAR

I- POÈMES PUBLIÉS EN VOLUMES


Le Jardin des Chimères, Paris, Librairie académique Perrin, 1921,
122 p.
Les Dieux ne sont pas morts, Paris, éditions Sansot, 1922, 219 p.
Feux, Paris, Grasset, 1936, 221 p. Édition définitive, Paris, Gallimard,
1974, 223 p.
Les Charités d’Alcippe et autres poëmes, Liège, La Flûte enchantée,
1956, 40 p.
Écrit dans un jardin, Montpellier, Fata Morgana, 1980, s. p.
Les Charités d’Alcippe, Paris, Gallimard, 1984, 90 p.
Les Trente-trois noms de Dieu, édition établie et présentée par Achmy
HALLEY, Montpellier, Fata Morgana, 2003, 48 p.

II- POÈMES PUBLIÉS DANS DES REVUES


« Spes navigantium », Le Divan, n° 102, septembre-octobre 1924,
p. 428-431.
« Persée », « David », « L’Idolino » [publiés sous le titre « Trilogie
héroïque »], Poésie, novembre 1925, p. 219-220.
« Nunc », Poésie, n° 3, mars 1926, p. 50.
« La Faucille et le marteau », L’Humanité, 20 novembre 1926, p. 4.
« Pierrot pendu », Point et virgule, n° 7, mai 1928, p. 20.
« Cantilène pour un visage », « Une Cantilène de pentaour » et
« Cantilène pour un joueur de flûte », Point et virgule, [1928-1929 ?],
p. 19-20.
« Les Mains invisibles », « Rosae angelica », « In Memoriam
musarum », « Dolor marmor », « La Citerne du temps » [publiés sous
le titre « Italianismes »], Revue des Jeunes, 10 mai 1928, p. 319-322.
« Quatre épigrammes funéraires imitées de Michel-Ange », « Fons
Memoriæ », » Quatre épigrammes amoureuses qui se souviennent de
Platon » [publiés sous le titre « Marginalia »], La Revue mondiale,
janvier 1929, p. 47-48.
558 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

« Un dialogue d'Éleuthérios », « Métaphysique », Le Rouge et le noir,


avril-mai 1929, p. 174-175.
« Endymion », Mercure de France, n° 212, 1er juin 1929, p. 295-297.
« Caprée », Revue bleue, n° 12, 15 juin 1929, p. 371.
« Augusta Rauracorum (Augst) », « Konstanz (Hussenstein) »,
« Laeken (Cimetière Royal) » [publiés sous le titre « Danses
macabres »], Revue mondiale, 15 novembre 1929, p. 179-180.
« Les Charités d’Alcippe », Le Manuscrit autographe, n° 24,
novembre-décembre 1929, p. 112-117.
« Sept poèmes pour Isolde morte », Le Manuscrit autographe, n° 27,
mai-juin 1930, p. 85-88.
« Sirènes », « Hermaphrodite », « Sphinges », « Printemps solaire »,
« Centaures » [publiés sous le titre « Monstra »], Revue mondiale, 15
juin 1930, p. 401-403.
« Ascèse », « Le Lunatique », « L’Homme épars », « Tristam meine
Liebe », « Hospes comesque », « Les Maisons et les mondes »
[publiés sous le titre « Recoins du cœur »), Le Manuscrit autographe,
n° 31, janvier-février 1931, p. 103-105.
« Le Poème du joug », La Phalange, 15 décembre 1935, p. 77.
« Le Visionnaire », Patrick de ROSBO, Entretiens radiophoniques
avec Marguerite Yourcenar, Paris, Mercure de France, 1972, p. 169-
170.
« Les Trente-trois noms de Dieu », « Le Livre d’adresse », La
Nouvelle revue française, n° 401, juin 1986, p. 101-117.
« Sonnet », Josyane SAVIGNEAU, Marguerite Yourcenar.
L’Invention d’une vie, Paris, Gallimard, 1990, p. 491.
« Gloire », Sources II, Paris, Gallimard, « Les Cahiers de la NRF »,
1999, p. 289.

III- POÈMES EN PROSE ET PROSES POÉTIQUES PUBLIÉS


DANS DES REVUES
« L’Homme [couvert de dieux] », L’Humanité, 13 juin 1926.
« Le Catalogue des idoles », Le Manuscrit autographe, n° 30,
novembre-décembre 1930, p. 96-97.
« Sixtine », Revue bleue, n° 22, 21 novembre 1931, p. 684-687.
« Suite d’Estampes pour Kou-Kou-Haï », Le Manuscrit autographe,
n° 36, novembre-décembre1931, p. 49-58.
« Apollon tragique », Le Voyage en Grèce, n° 3, été 1935, p. 25.
BIBLIOGRAPHIE 559

« Feux », La Revue de France, 1er août 1935, p. 491-498.


« Deux amours d’Achille », Mercure de France, 1er octobre 1935,
p.118-127.
« Complainte de Marie-[Madeleine] », Cahiers du Sud, n° 180, février
1936, p. 129-137.
« Aveux de Clytemnestre », La Revue de France, mai-juin 1936,
p. 54-62.
« Antigone », « Phèdre », Revue Bleue, n° 13, juillet 1936, p. 442-445.
« La Servante Léna », Vendredi, 9 octobre 1936, p. 11.
« Suicide de Sappho », Cahiers du Sud, n° 188, novembre 1936,
p.803-811.
« Mozart à Salzbourg », Revue bleue, n° 7, 6 février 1937, p. 88-89.

IV- ESSAIS ET TRADUCTIONS DE POÉSIE PUBLIÉS DANS


DES REVUES ET PRÉPUBLICATIONS
« Abraham Fraunce traducteur de Virgile : Oscar Wilde », Revue
bleue, n° 20, 19 octobre 1929, p. 621-627.
« Un poète grec, Pindare (I) : L’Enfance et l’adolescence », Le
Manuscrit autographe, n° 32, mars-avril 1931, p. 81-91.
« Un poète grec, Pindare (II) : l’Œuvre », Le Manuscrit autographe,
n° 33, mai-juin 1931, p. 88-97.
« Un poète grec, Pindare (III) », Le Manuscrit autographe, n° 34,
juillet-août 1931, p. 92-102.
« Un poète grec, Pindare (IV) », Le Manuscrit autographe, n° 36,
novembre-décembre 1931, p. 95-98.
« Essai sur Kavafis. Poèmes de Kavafis », Mesures, n° 1, 15 janvier
1940, p. 15-35.
« Présentation de Kavafis. Poèmes de Constantin Kavafis », Fontaine,
n° 36, mai 1944, p. 38-53.
« Poèmes grecs traduits et présentés par Marguerite Yourcenar »,
Médecine de France, n° 34, 1952, p. 33-36.
« Chants noirs », Mercure de France, n° 1066, 1er juin 1952, p. 251-
261.
« Trois épigrammes de Callimaque », La Flûte enchantée, n° 2, 1954,
p. 36.
« Présentation critique de Kavafis », La Table ronde, n° 76, avril
1954, p. 9-35.
« Poèmes de Constantin Cavafis », Preuves, n° 39 mai 1954, p. 38-41.
560 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

« Chants noirs », Les Quatre Dauphins, n° 1, printemps 1956, p. 5-20.


« Sur quelques thèmes érotiques et mystiques de la Gita Govinda »,
Cahiers du Sud, n° 342, septembre 1957, p. 218-228.
« Agrippa d’Aubigné », La Nouvelle revue française, n° 107, 1er
novembre 1961, p. 819-834.
« Hortense Flexner. Poèmes choisis», La Nouvelle revue française,
n° 134, février 1964, p. 212-229.
« Le problème noir aux États-Unis, 1619-1964 », Preuves, n° 160,
juin 1964, p. 3-12.
« Fleuve profond, sombre rivière... », Revue de Paris, juillet 1964,
p. 41-60.
« Chansons des noirs des États-Unis, pièces sacrées et pièces profanes
traduites par Marguerite Yourcenar », L'VII, n° 18, octobre 1964, p. 9-
25.
« Mort et résurrection dans les Negro spirituals », Ecclesia, n° 205,
avril 1966, p. 129-144.
« Présentation et traduction de quelques épigrammatistes de l’époque
alexandrine », La Nouvelle revue française, n° 167, novembre 1966,
p. 949-960.
« Aux abeilles (Zonas de Sardes) et Foi (Hortense Flexner). Poèmes
traduits par Marguerite Yourcenar », La Gazette apicole, noël 1967,
p. 281.
« Épigrammes byzantines d'inspiration chrétienne », Ecclesia, n° 237,
décembre 1968, p. 53-58.
« Palladas », La Nouvelle revue française, n° 199, juillet 1969, p. 66-
73.
« Échantillons de traductions grecques », Arion, VIII, University of
Texas, winter 1969, p. 525-530.
« Empédocle d’Agrigente », Revue générale, n° 106, janvier 1970,
p.31-46.
« Animaux vus par un poète grec », La Revue de Paris, février 1970,
p. 7-11.
« Trois poètes du Bas-Empire », L'VII, n° 29, mai 1970, p. 89-107.
« Amrita Pritam : Poèmes », traduit avec la collaboration de Rajesh
Sharma et Charles Brasch, La Nouvelle revue française, n° 365, juin
1983, p. 166-178.
BIBLIOGRAPHIE 561

V- ESSAIS ET TRADUCTIONS DE POÉSIE PUBLIÉS EN


VOLUMES
Pindare, Paris, Grasset, 1932, 293 p.
« Oppien ou les chasses », préface à la Cynégétique d’Oppien,
traduction Florent Chrestien, gravures de Pierre-Yves Trémois, Paris,
Société des Cent-Une, 1955, p. I-VI.
« Sur quelques thèmes érotiques et mystiques de la Gita Govinda »,
préface de Gita Govinda. Les Amours de Krishna, de Shri Jayadeva,
Paris, éd. Émile-Paul, 1957, s. p.
Présentation critique de Constantin Cavafy 1863-1933, suivie d’une
traduction intégrale de ses poèmes réalisée en collaboration avec
Constantin Dimaras, Paris, Gallimard, 1958, 293 p.
« Théodore-Agrippa d’Aubigné », Tableau de la littérature française,
tome I, préface de Jean Giono, Paris, Gallimard, 1962, p. 500-513.
« Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné », Sous Bénéfice d’inventaire,
p. 34-55, Paris, Gallimard, 1962, 271 p.
Fleuve profond, sombre rivière, Paris, Gallimard, 1964, 254 p.
Présentation critique d’Hortense Flexner suivie d’un choix de
poèmes, Paris, Gallimard, 1969, 121 p.
La Couronne et la lyre, présentation critique et traduction d’un choix
de poètes grecs, Paris, Gallimard, 1979, 485 p.
Blues et Gospels, traduction et présentation de Marguerite Yourcenar,
photos réunis par Jerry Wilson, Paris, Gallimard, 1984, 175 p.
« Borges ou le Voyant », En pèlerin et en étranger, Paris, Gallimard,
1989, p. 233-261.
« Basho sur la route », Le Tour de la prison, Paris, Gallimard, 1991,
p.12-19.
« Rainer Maria Rilke », préface de Rainer Maria RILKE, Poèmes de
la nuit, traduit de l’allemand et présenté par Gabrielle Althen et Jean-
Yves Masson, Lagrasse, Verdier, 1994, p. 7-10.

VI- ANTHOLOGIES
Thalatta (hommage à la mer), Luxembourg, Éditions internationales
Euroeditor, coll. « Les Carrés », 1985. Contient cinq poèmes de M.
Yourcenar : « Cantilène pour un joueur de flûte aveugle », « Clair-
Obscur : Pour Jean Cocteau », « Drapeau grec », « Le Visionnaire ».
« Écrit au dos de deux cartes postales ». p. 303-307.
562 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

La Voix des choses, textes recueillis par M. Yourcenar, photographies


de Jerry Wilson Paris, Gallimard, 1987, 102 p.

AUTRES ŒUVRES

I- ROMANS ET NOUVELLES
Alexis ou le Traité du vain combat, Paris, Au sans pareil, 1929, 185 p.
La Nouvelle Eurydice, Paris, Grasset, 1931, 241 p.
Denier du rêve, Paris, Grasset, 1934, 237 p.
La Mort conduit l’attelage, Paris, Grasset, 1934, 241 p.
Nouvelles orientales, Paris, Gallimard, 1938, 195 p.
Le Coup de grâce, Paris, Gallimard, 1939,171 p.
Mémoires d’Hadrien, Paris, Plon, 1951, 323 p.
L’Œuvre au noir, Paris, Gallimard, 1968, 343 p.
Anna, soror…, Paris, Gallimard, 1981, 165 p.
Comme l’eau qui coule, Paris, Gallimard, 1982, 272 p.
[Comprend : Anna, soror…, Un Homme obscur, Une Belle matinée]
Un Homme obscur suivi de Une Belle matinée, Paris, Gallimard,
1985, 234 p.
Le Conte bleu. Le Premier soir. Maléfice, Gallimard, 1993, XXII –
88 p.

II- MÉMOIRES
Trilogie Le Labyrinthe du monde :
Souvenirs pieux, Paris, Gallimard, 1974, 309 p.
Archives du Nord, Paris, Gallimard, 1977, 383 p
Quoi ? L'éternité, Paris, Gallimard, 1988, 347 p.

III- THÉÂTRE
Électre ou la chute des masques, Paris, Plon, 1954, 137 p.
Le Mystère d'Alceste et Qui n'a pas son Minotaure ?, Paris, Plon,
1963, 279 p.
Théâtre I, Paris, Gallimard, 1971, 207 p.
[Comprend : Rendre à César, La Petite Sirène, Le Dialogue dans le
marécage]
BIBLIOGRAPHIE 563

Théâtre II, Paris, Gallimard, 1971, 235 p.


[Comprend : Électre ou la chute des masques, Le Mystère d'Alceste,
Qui n'a pas son Minotaure ?]

IV- ESSAIS, DISCOURS ET RECUEIL DE NOTES


Les Songes et les sorts, Paris, Grasset, 1938, 223 p.
Sous bénéfice d'inventaire, Paris, Gallimard, 1962, 277 p.
Discours de réception de Marguerite Yourcenar à l'Académie royale
belge de langue et de littérature françaises [précédé du discours de
bienvenue de Carlo Bronne], Paris, Gallimard, 1971, 67 p.
Mishima ou la vision du vide, Paris, Gallimard, 1980, 129 p.
Discours de réception à l'Académie française de Madame Marguerite
Yourcenar et réponse de Monsieur Jean d'Ormesson, Paris,
Gallimard, 1981, 87 p.
Le Temps, ce grand sculpteur, Paris, Gallimard, 1983, 246 p.
En pèlerin et en étranger, Paris, Gallimard, 1989, 265 p.
Le Tour de la prison, Paris, Gallimard, 1991, 187 p.
Source II, texte établi et annoté par Élyane Dezon Jones, présenté par
Michèle Sarde, Paris, Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 1999,
358 p.

V- TRADUCTIONS
Les Vagues [The Waves], Virginia Woolf, Paris, Stock, 1947, 347 p.
Ce que savait Maisie [What Maisie knew], Henry James, préface
d'André Maurois, Paris, Robert Laffont, 1947, 347 p.
Le Coin des « Amen » [The Amen corner], James Baldwin, Paris,
Gallimard, 1983, 117 p.
Cinq Nô modernes [Kindai nogaku-shu], Yukio Mishima, Paris,
Gallimard, 1984, 168 p. [en collaboration avec Jun Shiragi].
Le Cheval noir à tête blanche, contes d’enfants indiens traduits et
présentés par Marguerite Yourcenar, Paris, Gallimard Jeunesse, 1985,
s. p. [Édition retirée du commerce].
564 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

VI- LIVRES D’ENTRETIENS


Entretiens radiophoniques avec Marguerite Yourcenar, par Patrick de
Rosbo, Paris, Mercure de France, 1972, 172 p.
Les Yeux ouverts, entretiens avec Matthieu Galey, Paris, Le Centurion,
1980, 337 p.
Radioscopie Marguerite Yourcenar, de Jacques Chancel, Monaco,
Éditions du Rocher, 1999, 137 p.
Entretiens avec des Belges, Bruxelles, Bulletin du Centre international
de documentation Marguerite Yourcenar, n° 11, septembre 1999,
234 p.
Marguerite Yourcenar. Portrait d’une voix, textes réunis, présentés et
annotés par Maurice Delcroix, Paris, Gallimard, « Les Cahiers de la
NRF », 2002, 468 p.

VII- CORRESPONDANCE
« Lettre à Alain Bosquet », Marginales, n° 125, avril 1969, p. 85-86.
« Lettres à Mademoiselle S. », La Nouvelle revue française, n° 327,
avril 1980, p. 181-191.
Lettres à ses amis et quelques autres, édition établie par Michèle
Sarde et Joseph Brami, Paris, Gallimard, 1995, 717 p.
« Correspondance de Marguerite Yourcenar avec maître Jean
Eeckhout », présentée par Rémy Poignault, Bulletin de la SIEY, n° 20,
décembre 1999, p. 21-47.
« Correspondance entre Marguerite Yourcenar et Jean Denègre »,
Bulletin de la SIEY n° 21, décembre 2000, p. 13-26.
D’Hadrien à Zénon. Correspondance 1951-1956, texte établi et annoté
par Colette Gaudin et Rémy Poignault, avec la collaboration de Joseph
Brami et Maurice Delcroix, édition coordonnée par Élyane Dezon-
Jones et Michèle Sarde, préface de Josyane Savigneau, Paris,
Gallimard, 2004, 630 p.
BIBLIOGRAPHIE 565

ÉTUDES YOURCENARIENNES

I- OUVRAGES
ALLAMAND, Carole. Marguerite Yourcenar. Une écriture en mal de
mère, Paris, éd. Imago, 2004, 196 p.
BEAUSSANT, Philippe ; BENOIT-DUSAUSOY, Annick ;
FONTAINE, Guy ; DEVOLDERE, Luc. Marguerite Yourcenar. Une
enfance en Flandre, Photographies de Louis Monier, Paris, Desclée de
Brouwer, 2002, 144 p.
BERNIER, Yvon [dir.]. Les Adieux du Québec à Marguerite
Yourcenar, Québec, Les Presses laurentiennes, coll. « Les Grands
destins », 1988, 177 p.
BERNIER, Yvon. En mémoire d'une souveraine, Marguerite
Yourcenar, Montréal, éditions du Boréal, coll. « Papiers collés »,
1990, 166 p.
BLOT, Jean. Marguerite Yourcenar, Paris, Seghers, coll. « Écrivains
d'hier et d'aujourd'hui », 1971, 187 p.
BONALI FIQUET, Françoise. Réception de l’œuvre de Marguerite
Yourcenar, Tours, SIEY, 1994, 239 p.
BOUSSUGES, Madeleine. Marguerite Yourcenar. Sagesse et
mystique, Grenoble, éd. des Cahiers de l'Alpe, Société des écrivains
dauphinois, 1987, 258 p.
DEPREZ, Bérengère [dir.]. La Ville de Marguerite Yourcenar,
Bruxelles, Éditions Racine/Académie de langue et littérature
françaises, 1999, 320 p.
DEZON-JONES, Élyane ; POIGNAULT, Rémy. Mémoires
d’Hadrien. Marguerite Yourcenar, Paris, Nathan, coll. « Balises »,
1996, 128 p.
DUMAIS-LVOWSKI, Christian. La Promesse du seuil. Un voyage
avec Marguerite Yourcenar, photographies de Saddri Derradji, Arles,
Actes Sud, coll. « Archives privées », 2002, 112 p.
FARRELL, C. Frederick Jr, FARRELL, Edith R. Marguerite
Yourcenar in counterpoint, Lanham-New York-London, University
Press of America, 1983,118 p.
FAVERZANI, Camillo. L’Ariane retrouvée ou le théâtre de
Marguerite Yourcenar, Saint-Denis, Université Paris VIII, coll.
« Travaux et documents », 2001, 188 p.
566 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

GAUDIN, Colette. Marguerite Yourcenar à la surface du temps,


Amsterdam, Rodopi, 1994, 143 p.
GOSLAR, Michèle. Yourcenar. « Qu’il eût été fade d’être heureux »,
Bruxelles, éd. Racine/Académie royale de langue et de littérature
françaises, 1998, 404 p.
GOSLAR, Michèle. Le Visage secret de Marguerite Yourcenar,
Tournai, La Renaissance du livre, coll. « Paroles d’Aube », 2001,
48 p.
GOSLAR, Michèle. Marguerite Yourcenar. Regards sur la Belgique,
Bruxelles, Éditions Racine, 2003, 132 p.
HARRIS, Nadia. Marguerite Yourcenar : vers la rive d’une Ithaque
intérieure, Saratoga, Stanford French and Italian studies, vol. 78,
Anima libri, 1994, 152 p.
HORN, Pierre L. Marguerite Yourcenar, Boston, Twayne publishers,
1985, 121 p.
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Marguerite Yourcenar, Carbondale & Edwardsville, Southern Illinois
University Press, 1992, 324 p.
JACQUEMIN, Georges. Marguerite Yourcenar, Lyon, La
Manufacture, coll. « Qui êtes vous ? », 1985, 249 p.
JULIEN, Anne-Yvonne. L'Oeuvre au noir de Marguerite Yourcenar,
Paris, Gallimard, coll. « Foliothèque », 1993, 205 p.
JULIEN, Anne-Yvonne. Marguerite Yourcenar ou la signature de
l’arbre, Paris, PUF, coll. « Écriture », 2002, 288 p.
LEVILLAIN, Henriette. Mémoires d’Hadrien de Marguerite
Yourcenar, Paris, Gallimard, coll. « Foliothèque », 1992, 251 p.
MARCHAND, Hélène. Fiction, semblance et crédibilité. Incursion
dans deux univers de Marguerite Yourcenar, Québec, Les Éditions
Balzac, coll. « L'Univers du discours », 1993, 190 p.
NESS, Béatrice. Mystification et créativité dans l'oeuvre romanesque
de Marguerite Yourcenar, Chapel Hill, North Carolina Studies in the
romance languages and literatures, n° 247, 1994, 208 p.
PAPADOPOULOS, Christiane. L'Expression du temps dans l'oeuvre
romanesque et autobiographique de Marguerite Yourcenar, Berne-
Francfort-New York-Paris, Publications universitaires européennes,
coll. « Langue et littérature françaises », vol. 128, 1988, 211 p.
PONT, Carmen Ana. Yeux ouverts, yeux fermés : la poétique du rêve
dans l'oeuvre de Marguerite Yourcenar, Amsterdam, Rodopi, coll.
« Faux titre », 1994, 242 p.
BIBLIOGRAPHIE 567

POIGNAULT, Rémy. L’Antiquité dans l’œuvre de Marguerite


Yourcenar. Littérature, mythe et histoire, 2 vol., Bruxelles, Latomus,
1995, 1096 p.
RICCIULLI, Paola. Hadrien ou la vision du vide, Rome, Bulzoni
Editore, 1999, 217 p.
ROUSSEAU, George. Yourcenar, London, Haus Publishing, 2004,
154 p.
SARDE, Michèle. Vous, Marguerite Yourcenar. La passion et ses
masques, Paris, Robert Laffont, 1995, 426 p.
SAVIGNEAU, Josyane. Marguerite Yourcenar. L'invention d'une vie,
Paris, Gallimard, 1990, 542 p.
SHURR, Georgia H. Marguerite Yourcenar. A Reader's guide,
Lanham-New York-London, University Press of America, 1987,
135 p.
SONNEVILLE, Louis. Marguerite Yourcenar de retour en Flandre.
15 décembre 1980, Lille, Centre régional de documentation
pédagogique, 1981, 77 p.

II- DOSSIERS ET NUMÉROS SPÉCIAUX DE REVUES


« Dossier Marguerite Yourcenar », Livres de France, n° 5, mai 1964,
p. 2-14.
« Portrait de Marguerite Yourcenar », Cahiers des Saisons, n° 38, été
1964, p. 285-305.
« Marguerite Yourcenar », Études littéraires, vol. 12, n° 1, Presses de
l'Université Laval, avril 1979, 116 p.
« Dossier Marguerite Yourcenar », Magazine littéraire, n° 153,
octobre 1979, p. 8-21.
« L’Événement : Marguerite Yourcenar », Masques, n° 8, printemps
1981, p. 109-121.
« Recherches sur l'œuvre de Marguerite Yourcenar », Cahiers de
recherches des instituts néerlandais de langue et de littérature
françaises, Université de Groningue, 1983, 119 p.
« Marguerite Yourcenar », Sud, n° 55, 1984, p. 5-87.
« Dossier Yourcenar », Nord’, n° 5, juin 1985, p. 7-83.
« Spécial Marguerite Yourcenar », La Voix du Nord, suppl. au
n° 13513, 19 décembre 1987, 16 p.
« Marguerite Yourcenar », Revue de l'Université de Bruxelles, nos 3-4,
1988, 176 p.
568 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

« Marguerite Yourcenar », Équinoxe, n° 2, automne 1989, p. 11-158.


« L’Œuvre au noir de Marguerite Yourcenar », Roman 20-50,
Université Lille III, n° 9, mai 1990, p. 3-138.
« Marguerite Yourcenar », Magazine littéraire, n° 283, déc. 1990,
p. 16-53.
« Marguerite Yourcenar : la voix du siècle », La Revue des deux
mondes, novembre 1997, p. 9-102.
« Marguerite Yourcenar », Nord’, n° 31, juin 1998, p. 5-79.

III- ESSAIS ET ARTICLES PUBLIÉS DANS DES OUVRAGES


BERNIER, Yvon. « Introduction à l’écrivain et à son œuvre », Pour
Célébrer Marguerite Yourcenar, Montréal, Gallimard, 1978, 22 p.
[catalogue hors-commerce]
BARETTE, Dominique ; PAPEIANS, Catherine. « Marguerite
Yourcenar », Marguerite Yourcenar, Jean Trverzy, Andrée Chedid,
Bruxelles, Hatier, coll. « Auteurs contemporains », vol. I, 1985, p.7-
37.
BIONDI, Carminella. « Feux : une écriture aphoristique de la
passion », Marguerite Yourcenar : biographie, autobiographie,
Valencia, Universitat de Valencia, Servicio de publicaciones, 1988,
p. 21-27.
BIONDI, Carminella. « Du Labyrinthe d’ Icare au labyrinthe de
Thésée », Yourcenar et la Méditerranée, Clermont-Ferrand,
Association des publications de la faculté des lettres et sciences
humaines, 1995, p. 21-28.
BLAIS, Jean-Éthier. » Reflets de Marguerite Yourcenar », Les Adieux
du Québec à Marguerite Yourcenar, Québec, Les Presses
laurentiennes, 1988, p. 47-52.
BLAIS, Marie-Claire. » Un Souvenir... », Les Adieux du Québec à
Marguerite Yourcenar, Québec, Les Presses laurentiennes, 1988,
p. 23-26.
BLAIS, Marie-Claire. » Carnet 50 », Parcours d’un écrivain. Notes
américaines, Montréal, VLB éditeur, 1993, p. 211-214.
BOISDEFFRE, Pierre de. « Marguerite Yourcenar », L’Ile aux livres.
Littérature et critique, Paris, Seghers, 1980, p. 111-120.
BOISDEFFRE, Pierre de. » L’Ascension de Marguerite Yourcenar »,
Histoire de la littérature de langue française des années 1930 aux
années 1980, Paris, Librairie académique Perrin, 1985, p. 432-436.
BIBLIOGRAPHIE 569

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point qui bouge" », Transhumances culturelles. Mélanges, Pise,
Libreria Goliardica, coll. « Histoire et critique des idées », 1985,
p. 233-242.
BONALI FIQUET, Françoise. « Le démon de Michel-Ange. Lecture
de Sixtine », Marguerite Yourcenar et l’art. L’art de Marguerite
Yourcenar, Tours, SIEY, 1990, p. 149-157.
BOTS, Wim J. A. « Quelques propos sur l’écriture de Marguerite
Yourcenar », Marguerite Yourcenar, Valencia, Universitat de
Valencia, Secretariado de publicaciones, 1986, p. 37-45.
BREDIN, Jean Denis. « Discours de Jean-Denis Bredin », Réception
de M. Jean-Denis Bredin, Paris, Imprimerie nationale, 1990, p. 3-22.
BRENNER, Jacques. « Marguerite Yourcenar, historienne et
romancière », Histoire de la littérature française de 1940 à nos jours,
Paris, Fayard, 1978, p. 241-249.
BRENNER, Jacques. « Marguerite Yourcenar ». Mon Histoire de la
littérature française contemporaine, Paris, Grasset, 1987, p. 129-134.
BRIGNOLI, Laura. « Images du temps et de l’espace dans Feux de
Marguerite Yourcenar », Retours du mythe. Vingt études pour
Maurice Delcroix, Amsterdam, Rodopi, 1996, p. 231-243.
BRINCOURT, André. « Marguerite Yourcenar », Les Écrivains du
XXe siècle. Un musée imaginaire de la littérature mondiale, Paris, éd.
Retz, 1979, p. 727-730.
BRONNE, Carlo. Discours de réception de madame Marguerite
Yourcenar à l’Académie royale de langue et de littérature française,
Paris, Gallimard, 1971, p. 9-35.
BROVELLI, Claude. « Marguerite Yourcenar », Ils ont réussi, Paris,
éd. France-Empire, 1984, p. 209-217.
BRUNEL, Pierre. « Marguerite Yourcenar », Histoire de la littérature
française. XIXe et XXe siècle, Paris, Bordas, vol. II, 1986, p. 728-729.
BRUNEL, Pierre. « Biographie et autobiographie dans Feux de
Marguerite Yourcenar », Marguerite Yourcenar : biographie,
autobiographie, Valencia, Universitat de Valencia, Servicio de
publicaciones, 1988, p. 13-19. [repris dans Mythocritique. Théorie et
parcours, Paris PUF, coll. « Écriture », 1992, p. 203-212].
CAILLER, Bernadette. « Si Marie-Madeleine se racontait : analyse
d’une figure de Feux », Roman, histoire et mythe dans l’œuvre de
Marguerite Yourcenar, Tours, SIEY, 1995, p. 93-103.
570 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

CAVAZZUTI, Maria. « Les songes et les sorts : mythologie du moi,


miroir d’universalité », L’Universalité dans l’œuvre de Marguerite
Yourcenar, Tours, SIEY, t. 2, 1995, p. 107-119.
CHAILLOT, Nicole. « Marguerite Yourcenar », Femmes et
littérature, Romorantin, éd. Martinsart, 1980, p. 133-173.
CHALON, Jean. « Yourcenar (Marguerite) », L’Avenir est à ceux qui
s’aiment ou l’alphabet des sentiments, Paris, Stock, 1979, p. 205-207.
CHALON, Jean. « Le Secret de Yourcenar », L’École des arbres,
Paris, Mercure de France, coll. « Roue libre », 1980, p. 41-45.
CHANCEL, Jacques. « Marguerite de Mont-Désert », Tant qu’il y
aura des îles, Paris, Le Livre de Poche, 1981, p. 357-388.
FARRELL, Edith et FARRELL, Frederick Jr, « L’Encadrement de la
biographie par l’autobiographie : les effets de la structure de Feux »,
Marguerite Yourcenar : biographie, autobiographie, Valencia,
Universitat de Valencia, Servicio de publicaciones, 1988, p. 7-43.
FARRELL, C. Frederick Jr ; FARRELL, Edith R. « Marguerite
Yourcenar (1903-1987) », French women writers. A bio-
bibliographical source book, New York, Greenwood Press, 1991,
p. 535-548.
FARREL, C. Frederick Jr ; FARRELL, Edith R. « Un Lien entre
l’humain et le sacré : le nom de Dieu », Le Sacré dans l’œuvre de
Marguerite Yourcenar, Tours, SIEY, 1993, p. 163-173.
FAVERZANI, Camillo. « Une origine de l’expérience poétique chez
Marguerite Yourcenar : l’œuvre de Dante », Origine et finalité de
l’œuvre poétique, Clermont-Ferrand, A. Suberchicot éd., 1992, p. 77-
99.
FAVERZANI, Camillo. « Non sendo in loco bin, né io pittore.
Quelques notes comparatives sur les Rime de Michel-Ange et Sixtine
de Marguerite Yourcenar », Roman, histoire et mythe dans l’œuvre de
Marguerite Yourcenar, Tours, SIEY, 1995, p. 177-188.
FAVERZANI, Camillo. « Ulysse a-t-il vraiment pu franchir les
colonnes d’Hercule ? Brève étude comparative de quelques
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n° 2113, 7-13 janvier 1985, p. 18-19.
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Marguerite Yourcenar et l'art. L'Art de Marguerite Yourcenar, Actes
du colloque de Tours, novembre 1988, éd. Jean-Pierre CASTELLANI
et Rémy POIGNAULT, Tours, SIEY, 1990, 379 p.
Rencontres autour du théâtre de Marguerite Yourcenar, Actes des
journées d'études de l'Hôtel de la Monnaie, Paris, juin 1989, éd. Rémy
POIGNAULT, Tours, SIEY, Bulletin n° 7, novembre 1990, 121 p.
Marguerite Yourcenar et l’écologie, Bruxelles, CIDMY, Bulletin n° 2,
1990, 116 p.
La Scène mythique, Actes de la journée d'étude consacrée au théâtre
de Marguerite Yourcenar de la Società letteraria di Verona, avril 1990,
éd. Rémy POIGNAULT et Loredana PRIMOZICH, Tours, SIEY,
Bulletin n° 9, novembre 1991, 127 p.
Marguerite Yourcenar et le sacré, vol. I, Bruxelles, CIDMY, Bulletin
n° 3, décembre 1991, 169 p.
Marguerite Yourcenar et le sacré, vol. II, Bruxelles, CIDMY, Bulletin
n° 4, 1992, 128 p.
Le Sacré dans l'oeuvre de Marguerite Yourcenar, Actes du colloque
de Bruxelles, mars 1992, éd. Rémy POIGNAULT, Tours, SIEY, 1993,
325 p.
Nathanaël pour compagnon. Dix études sur Un homme obscur de
Marguerite Yourcenar, volume coordonné par le Groupe Yourcenar
d'Anvers, éd. Maurice DELCROIX, SIEY, Bulletin n° 12, décembre
1993, 167 p.
Regards belges sur Marguerite Yourcenar, Bruxelles, CIDMY,
Bulletin n° 5, décembre 1993, 216 p.
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Roman, histoire et mythe dans l'oeuvre de Marguerite Yourcenar,
Actes du colloque d'Anvers, mai 1990, éd. Simone et Maurice
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Paris, mai 1994, éd. Anne-Yvonne JULIEN, Société d’étude du roman
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Marguerite Yourcenar. Écritures de l'autre, Actes du colloque de
Montréal, juin 1996, éd. Jean-Philippe BEAULIEU, Jeanne DEMERS
et André MAINDRON, Montréal, XYZ éditeur, 1997, 347 p.
Lectures transversales de Marguerite Yourcenar, Actes du colloque
de Mendoza, août 1994, éd. Rémy POIGNAULT et Blanca
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Marguerite Yourcenar, dix ans après..., Bruxelles, CIDMY, Bulletin
n° 9, décembre 1997, 159 p.
Marguerite Yourcenar. Retour aux sources, Actes du colloque de
Cluj-Napoca, octobre 1993, éd. R. LASCU-POP et Rémy
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Marguerite Yourcenar et l’Amérique, Bruxelles, CIDMY, Bulletin
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Marguerite Yourcenar. Écriture, réécriture, traduction, Actes du
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Marguerite Yourcenar essayiste. Parcours, méthodes et finalités d’une
écriture critique, Actes du colloque de Modène, Parme, Bologne, mai
1999, éd. Carminella BIONDI, Françoise BONALI FIQUET, Maria
CAVAZZUTI et Elena PESSINI, Tours, SIEY, 2000, 328 p.
Marguerite Yourcenar, état civil, Bruxelles, CIDMY, Bulletin n° 12,
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580 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Georges Sion, lecteur attentif de Marguerite Yourcenar, Bruxelles,


CIDMY, Bulletin n° 13, 2001, 159 p.
Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar. Réception critique
(1951-1952), Bruxelles, CIDMY, Bulletin n° 14, 2002, 173 p.
Marguerite Yourcenar du Mont-Noir aux Monts-Déserts. Hommage
pour un centenaire, éd. Anne-Yvonne JULIEN, Paris, Gallimard, coll.
« Les Cahiers de la NRF », 2003, 202 p.
Marguerite Yourcenar écrivain du XIXe siècle ?, Actes du colloque de
Thessalonique, novembre 2000, éd. Georges FRÉRIS et Rémy
POIGNAULT, Clermont-Ferrand, SIEY, 2004, 438 p.
L’écriture du moi dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, Actes du
colloque de Bogotá, septembre 2001, éd. Rémy POIGNAULT,
Vicente TORRES, Jean-Pierre CASTELLANI, Maria-Rosa
CHIAPPARO, Clermont-Ferrand, SIEY, 2004, 240 p.

VII- DOCUMENTS SONORES ET AUDIOVISUELS

Entretiens radio-télé et documentaires :


« Origines et influences », par Jean-Michel Minon, RTBF, 3 oct.
1968.
« Les Livres de ma vie », par Michel Polac, Bibliothèque de poche,
ORTF, 12 novembre 1968.
« Entretiens radiophoniques avec Marguerite Yourcenar », par Patrick
de Rosbo, Un quart d’heure avec..., France-Culture, 11-16 janvier
1971. [2 CD, INA/Radio France, 1998].
« Les Phénomènes de l’écriture », par Jean-Louis Jacques, RTBF, 1er
mars 1971.
« Entretien avec Marguerite Yourcenar », par Jacques Goossens,
RTBF, 1er décembre 1971.
« Une vie, une œuvre, une voix », par Matthieu Galey, Antenne 2, 19-
20 février 1972.
« Dans l’île du Mont-Désert chez Marguerite Yourcenar », par
Philippe Dasnoy, RTBF, 16 avril 1975.
« Entretiens de Marguerite Yourcenar », par Françoise Faucher,
Femme d’aujourd’hui, Société Radio Canada, 27 janvier 1975.
« Interview Marguerite Yourcenar », par Jean Montalbetti, Les Après-
midi de France-Culture, 21 novembre 1977.
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« Biographie : Marguerite Yourcenar », par Jean Montalbetti et André


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« Entretien radiophonique avec Marguerite Yourcenar », par Jean
Montalbetti, RTL, 22 avril 1978.
« Entretiens radiophoniques avec Marguerite Yourcenar », par
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Société Radio-Canada, 1981.
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une idée de Sabine Mignot et Jerry Wilson, commentaire de
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« Marguerite Yourcenar, Le Rythme et la raison », Les Musiques des
hommes, entretiens radiophoniques avec Jacques Erwan, Paris, France
Culture, 18 janvier 1984.
L’île heureuse de Marguerite Yourcenar, documentaire de Sabine
Mignot et Jerry Wilson, commentaire et lecture Marguerite
Yourcenar, Antenne 2, 3 mars 1985.
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d’écrivains, France 3, 1995.
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« Marguerite Yourcenar, une vie d’écriture », par Dominique Gros,
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Lectures :
« Marie-Madeleine ou le salut » suivi de « Les Charités d’Alcippe et
quatre poèmes », lecture de Marguerite Yourcenar, Disque Gotham
Recording Corporation, New York, 1957. [Réf. 4877].
« Precious Memories », par Marion Williams et Marguerite
Yourcenar, réalisation Jerry Wilson, Paris, Auvidis, coll. « Gospel
Greats », 1983. [Réf. AV 4906].
582 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

VIII- AUTRES OUVRAGES :

ADMUSSEN, Richard L. Les Petites revues littéraires 1914-1939,


Paris, Nizet, 1970, 158 p.
ASSOULINE, Pierre. Gaston Gallimard. Un demi-siècle d’édition
française, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points, 2001, 534 p.
BARON SUPERVIELLE, Silvia. Plaine blanche, Paris, Éditions
Carmen Martinez, 1978, s. p.
BARON SUPERVIELLE, Silvia. La Ligne et l’ombre, Paris, Éditions
du Seuil, 1999, 221 p.
BIASI, Pierre-Marc de. La Génétique des textes, Paris, Nathan
Université, 2000, 128 p.
BLIN, Georges [dir.]. Autour de Natalie Clifford Barney, Paris,
Universités de Paris/Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, 1976,
94 p.
BORGES, Jorge Luís. Ultimes dialogues, entretiens avec Osvaldo
Ferrari, Paris, Presses Pocket, coll. « Agora », 1992, 215 p.
BORGES, Jorge Luís. L’Art de poésie, préface d’Hector
BIANCIOTTI, Paris, Gallimard, coll. « Arcades », 2002, 128 p.
BRUNN, Alain (textes choisis et présentés par). L’Auteur, Paris, GF
Flammarion, coll. « Corpus », 2001, 240 p.
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en somme, Paris, H. Champion éditeur, coll. « Littérature de notre
siècle », 1998, 279 p.
CAILLOIS, Roger. Approches de la poésie, Paris, Gallimard, 1993,
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CIORAN. Exercices d’admiration, Paris, Gallimard, coll. « Arcades »,
1995, 218 p.
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Jacques BROSSE, Paris, coll. « Poésie », Gallimard, 1993, 228 p.
COCTEAU, Jean. Œuvres poétiques complètes, édition publiée sous
la direction de Michel DÉCAUDIN, Paris, Gallimard, « Bibliothèque
de la Pléiade », 1999, 1938 p.
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BIBLIOGRAPHIE 583

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et journaux littéraires des XIXe et XXe siècles, tome deuxième, Paris,
Éditions Jean-Michel Place, 1974, 360 p.
PRIGENT, Christian. A quoi bon encore des poètes, Paris, P. O. L.,
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584 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

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français, Paris, Pierre Seghers éditeur, coll. « Poètes d’Aujourd’hui »,
1952, 390 p.
SABATIER, Robert. Histoire de la poésie française. La poésie du
vingtième siècle, tome 1. Tradition et évolution, Paris, Albin Michel,
1982, 600 p.
SABATIER, Robert. Histoire de la poésie française. La Poésie du
vingtième siècle, tome 2. Révolutions et conquêtes, Paris, Albin
Michel, 1982, 692 p.
SABATIER, Robert. Histoire de la poésie française. La Poésie du
vingtième siècle, tome 3. Métamorphoses et modernité, Paris, Albin
Michel, 1988, 795 p.
TONNET-LACROIX, Éliane. Après-guerre et sensibilités littéraires
(1919-1924), Paris, Publications de la Sorbonne, 1991, 374 p.
TSÉKÉNIS, Ketty et VALAORITIS, Nanos [dir.]. Surréalistes grecs,
Paris, Éditions du Centre Georges Pompidou, coll. « Cahiers pour un
temps », 1991, 262 p.
WINOCK, Michel. Le Siècle des intellectuels, Paris, Éditions du
Seuil, 1997, 696 p.
INDEX DES NOMS DE PERSONNES

Ablancourt, Perrot d’ 467 241-243, 245, 254-256, 261,


Abû-Nuwâs 120 433, 541
Adam, Antoine 85-86 Auden, W. H. 167, 479
Adéma, Pierre-Marcel 213, Audiberti, Jacques 207
215 Audoin, Philippe 147
Adorno, T. W., 164 Aurevilly, Barbey d’ 94
Agathon 321-322 Aury, Dominique 239-240,
Aiden, Conrad 168 529
Akhenaton 456 Bach, Jean-Sébastien 488, 491
Al-Adawiyya, Rabia 120 Bachelard, Gaston 161
Al-Ayn, Qurrat 120 Baïf, J. A. de 64
Alcamo, Ciullo d’ 129 Baissette, Gaston 312, 425
Alechinsky, Pierre 146 Baldwin, James 464, 520, 524
Alfieri, Vittorio 73 Ballard, Jean 164-165, 167,
Allamand, Carole 138 493
Allardin, Jean-Paul 263 Balzac, Honoré de 24
Althen, Gabrielle 171 Banville, Théodore 54
Anacréon 32, 76, 486, 493, Barbe, Apoline Barbe Aerts
501, 542 dite 9, 22, 26, 555
Andrade, Eugénio de 123, Barbette 429
186-187, 238 Barbusse, Henri 365, 370
Anouilh, Jean 225, 426 Bardèche, Maurice 250, 370
Apollinaire, Guillaume 173, Bardon, H. 448
181, 211-215, 221, 227, Barnes, Djuna 181
238, 275, 296, 364, 368, Barney, Natalie Clifford 146,
372-373, 386, 508 178, 179-183, 213, 265,
Aragon, Louis 90, 140, 297, 372, 392-393, 395, 470,
393 493, 495, 523, 554
Arancibia, Blanca 338, 343, Baron Supervielle, Silvia 160,
549 184-186, 189, 190-192, 218,
Argand, Catherine 475 357, 394, 396-398, 416,
Aristophane, 22-23, 322 444-455, 459, 464, 467
Arnaud, Claude, 231 Barrès, Maurice 23, 35-36, 42,
Arnold, Matthew 110, 302 128-129, 135, 297-298
Astruc, Charles 480 Barrett Browning, Elizabeth
Aubigné, Agrippa d’ 12, 49, 107-108
53, 63, 80, 124, 217, 225,
586 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Basho 12, 115-116, 241, 245, Blais, Marie-Claire 526-527,


257-261 531
Bataille, Georges 427 Blake, William 107, 109-110,
Baud-Bovy, Samuel 479 191, 192, 551
Baudelaire, Charles 24-25, 33, Blanc, Jeanne-Yves 213
48, 52, 67, 71-72, 77-78, Blanchot, Maurice 443-444
82-85, 92, 211, 230, 237- Blanckeman, Bruno 421, 451
338, 244, 341, 373, 413, Blot, Jean 248
433, 440, 443, 547, 554 Blume, Mary 201
Baumgartner, Emmanuelle 61 Blyth, Reginald Horace 116
Béatrice, sœur 39 Boccace, Giovanni 129, 339
Beaulieu, Jean-Philippe 416 Boileau, Nicolas 51, 66, 210
Beckett, Samuel 186 Bollack, Jean 501
Bède, le Vénérable 53 Bombardier, Denise 261
Begum, Jahanara 120 Bonnard, Abel 369
Belleau, Rémy 48, 64 Bonnefoy, Yves 153, 168, 201,
Bellini 194 209, 240, 412
Belmont, Eleonor 181 Bonnier, Henry 80
Benda, Julien 135 Borges, Jorge Luis 12, 110,
Bengnot, Denise 213, 373 173-174, 185-186, 188-192,
Bensoussan, Mathilde 126, 223, 238, 241-242, 245
176 Borsaro, Brigitte 224
Berdiaeff, Nicolas 212 Bos, Charles du 107
Berg, Christian 279 Bosch, Jérôme 88
Berger, Daniel 515 Bosquet, Alain 156, 195, 378,
Bernier, Yvon, 13, 35, 50, 56, 514-515
61, 167-168, 213, 384, 394, Bottral, Ronald 107
397, 408, 413-414, 548, 553 Bouchard, Thierry 185
Bernis 67 Boudot-Lamotte, Emmanuel
Berrichon, Paterne 91 235-237
Bhêly-Quenum, Olympe 514 Bousquet, Joë 161
Bianciotti, Hector 189, 475 Bouvard, Hélène 162
Biès, Jean 161 Bracci, Cecchino 357
Biondi, Carminella 89, 304, Brasch, Charles 537
313 Brasillach, Robert 250, 370,
Bishop, Elizabeth 527 495-496, 499
Bjurström, Carl Gustav 82, Brauner, Victor 144
175 Bréchon, Robert 159
Brecht, Berthold 430
INDEX 587

Brenner, Jacques 160, 251, Casanova, Pascale 508


515 Castagné, Nathalie 143
Breton, André 56, 135, 140- Castaneda, Carlos 263
142, 144-147, 149, 153, Cattaui, Georges 475
209, 297, 369, 372, 393, Catulle-Mendès, Jane 368
412, 431 Cavafy, Constantin 11-12, 99,
Breughel 88, 199, 274 167-168, 170, 193, 202,
Brewster, W. Herbert Rév. 208, 242, 245, 307, 377,
518, 522 424, 463, 465-468, 470-479,
Brierre, Annie 515 480-486, 489, 492, 513,
Bronne, Carlo 197 516, 525-526, 531-532, 536,
Brooke, Rupert 109, 167 539-542, 589
Brosse, Jacques 138, 144, 161 Cavazzuti, Maria 440, 451
Brossollet, Marc Maître Cazenave, Michel 308
124, 392, 394 Ceccatty, René de 466-467,
Browning, Robert 108 470
Bryant, William Cullen 113 Célan, Paul 170
Busnel, François 60 Cellini, Benvenuto 24, 351
Byron, Lord 36, 107-108, 111 Cendrars, Blaise 275, 296
Caillois, Roger 141-142, 164, Cervantes, Miguel de 23, 124
191, 242-243, 245, 263-264, Chabaneix, Philippe 369
266 Chadjinicoli, Jeannette 457
Calas, Nicolas 88, 140, 148, Chalon, Jean 175, 182-183,
242 197, 263, 266, 419, 471,
Callimaque 200, 494 541, 553
Camões, Luis de 123-124, 126, Chamson, André 370
133, 186 Chancel, Jacques 21, 25, 53,
Campanella, Tommaso 194 58, 88-89, 97, 99, 154, 221,
Camus, Albert 452 224, 239, 308, 419, 502
Cantideva 122 Chanel, Coco 236
Capasso, Aldo 197-198 Chanel, Pierre 232, 236
Capdet, Françoise 125-126 Char, René 153, 209, 240, 412
Carayon, Jeanne 52, 123, 239, Charpentier, Octave 368
243, 263, 361, 394, 409, Chatterji, N. 40-41, 122, 301
414, 509-510 Chatterton, Thomas 109
Carco, Francis 364 Chaucer, Geoffrey 102
Carner, José 126, 198, 200 Chauvel, Jean 91, 196
Cartier de Marchienne, Arnold
de, baron 302
588 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Chénier, André 32, 51, 59, 66, Coulon, Laurent 358


71, 73-78, 92, 183, 211, Courbert, Gustave 81
238, 255, 284, 488, 501 Cowper, William 106
Chestov, Léon 212 Crashaw, Richard 106
Chevrefils-Desbioles 427 Crayencour, Fernande 26, 30
Chiberre, R. 62, 320 31, 54, 361
Chirico, Giorgio de 427 Crayencour, Georges de 21,
Chopin, Frédéric 509 239
Chrestien, Florent 494 Crayencour, Michel de 26-33,
Claudel, Paul 91, 135, 160, 89, 291-295, 319, 359, 363
550 Crevel, René 299
Cléopâtre 338 Croce, Benedetto 443
Clodion 75, 78 Curvers, Alexis 114, 154, 199-
Cluny, Claude-Michel 499 200, 210, 227, 380-381,
Coche de la Ferté, Étienne 13- 383-384, 391-392, 418
14, 170, 406 D’Annunzio, Dante Gabriele
Cocteau, Jean 56, 200, 211- 23, 25, 33-37, 42-43, 96,
212, 221-238, 275, 297, 108, 166, 181, 223, 281
299, 376, 388, 393, 426, Dacier, Madame 489
428-429, 444, 552 Dadelsen, Jean-Paul 376
Cohen, Gustave 61 Dalaï Lama 123
Coleridge, Samuel Taylor 108- Dante, Alighieri 23-25, 36, 96,
109, 242 102, 110, 126-128, 133,
Colet, Louise 322 189, 191, 237, 244, 255,
Colette 429 339, 551
Collange, Christiane 78, 374 Daumal, René 161, 238
Comenius, John Amos 29, David-Neel, Alexandra 95
311, 320 Davis, Michael 110
Connes, André 204-205, 212 Day, Merenda 454, 518
Coppée, François 476 Debocq, Camille 271
Corneille, Pierre 23, 50-51, 67, Décaudin, Michel 213, 228
78, 500 Deharme, Lise 146
Corrège (Corregio) 73, 78 Delacroix, Maurice 81
Cortázar, Julio 185 Delarue-Mardrus, Lucie 161,
Corteggiani, Jean-Pierre 83, 178-179, 181
456-457, 465, 551 Delcourt, Marie 114, 154, 210,
Cossé, Laurence 532 227, 380, 418
Couchoud, Paul-Louis 114 Delcroix, Maurice 38, 51, 279
Couffon, Claude 185 Delille, Jacques 77-78
INDEX 589

Delpech, Jeanine 217 Dylan, Bob 237-240, 507, 551


Demers, Jeanne 416 Eatman, Obie 518, 522
Derain, André 427 Edouard, 120, 168, 197
Derème, Tristan 364, 369 Eeckhout, Jean 70
Desblache, Lucile 510, 515- Ekelöf, Gunnar 175, 238
516 El Roumi, Djelal Eddin 119,
Desbordes-Valmore, 399-400, 551
Marceline 33 Eliot, George 111
Descamps, Pierre 413 Eliot, T. S. 111, 167, 222, 479
Descartes, René 78, 254 Éluard, Paul 144
Desfons, Pierre 522 Elytis, Odysseus 193-194
Desportes, Philippe 32, 46, 49, Embiricos, Andréas 144, 224,
295 405, 423, 432, 472
Detrez, Conrad 500 Emerson, Ralph Waldo 38
Devarrieux, Claire 201 Émié, Louis 200
Dezon-Jones, Élyane 22 Emmanuel, Pierre 201, 393
Dhôtel, André 161 Empédocle 196, 498
Diaghilev, Serge de 429 Emre, Yunus 120
Dickens, Charles 24 Ensor, James 433
Dicopoulou, Vassiliki 472 Éribon, Didier 17
Didier, Béatrice 89 Erman, Adolphe 358
Dimaras, Constantin 468, 472- Ernst, Max 144-145
475, 477, 479, 480-483, Erwan, Jacques 521-522
485, 536, 541 Eschyle, 337, 498, 500
Diotime 334, 362, 370 Étiemble, René 91, 196, 207,
Dodson, Fitzhugh 21 459, 464, 496
Donne, John 106 Euripide 32, 73, 307, 322, 325,
Dorat, 67, 77-78 486
Dostoïevski, Fedor 24 Evola, Julius 73, 143
Doucet, Jacques 180 Faguet, Émile 252
Douglas, Lord 104 Fainlight, Ruth 344
Dresse, Paul 199, 446 Fargue, Léon-Paul 373, 508,
Drouot, Paul 162 555
Du Bellay, Joachim 32, 49, 63, Farid 535
302 Farrell, Edith R. et C.
Dubosclard, Joël 33, 307 Frederick Jr 63, 397, 416,
Dumay, Maurice 517 436, 438
Dupont, Florence 501 Fasbender, Albert 199
Duras, Marguerite 72 Father Divine 505
590 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Faucher, Françoise 374 128, 146, 168, 173, 207,


Faverzani, Camillo 36-37, 170, 235, 383, 504-505, 511,
280, 339, 451 517, 524, 526-527, 532, 541
Favre, Yves-Alain 242, 415 Fumaroli, Marc 93-95
Ferrand, François 61 Galey, Mathieu 22, 35, 72, 78-
Ferrer, Daniel 56, 59, 65 79, 145, 160, 171, 218, 226,
Ferrier, Jean-Louis 78, 374 235, 238, 246, 301, 303,
Filaire, Marc-Jean 451 315, 333, 342, 374, 418,
Fitzgerald, Edward 121 424, 444, 471, 476, 544,
Flaubert, Gustave 23, 114, 553
155, 244, 253, 349, 446 Gallimard, Claude 315-316,
Flexner, Hortense 11-12, 140, 396, 409-410, 420, 482,
161, 201-204, 242, 464-466, 495, 498-499, 516, 529
523-532, 534, 539-542 Gallimard, Gaston 513
Florus 447 Gama, Vasco de 124, 142
Fombeure, Maurice 164, 369 Gandon, Odile 472
Fontainas, André 341-342 Ganerel 381
Fontanes 76 Gans, Wilhelm 129
Forster, E. M. 479 García Lorca, Federico 124,
Fort, Paul 368 172, 174, 238
Foucault, Michel 17, 554 García Lorca, Isabel 173-174
Fouchet, Max-Pol 446, 479 Garcin, Jérôme 153, 412
Foulon de Vaulx, André 369 Garric, Robert 369
Fra Angelico 350 Gasquet, Joachim 299
Fraigneau, André 234-235, Gaudemar, Antoine 522
249, 312, 404-405, 418, Gaudin, Colette 305, 342, 421
423, 425, 434 Gautier, Théophile 24-25, 32-
Fraisse, Emmanuel 68 33, 55, 68
France, Anatole 23, 36, 65-66, Geerts, Walter 279
298, 320 Geffray, Yvon 21
Francillon, Robert 162 Genet, Jean 72
Franck, Jacques 499 Germain, Gabriel 127, 158,
Franco, Général 373 176, 197, 204, 218, 226-
Fréris, Georges 479 227, 426
Freud, Sigmund 137-140, 145, Gezelle, Guido 131, 518
149, 370, 431-432 Gide, André 33, 40, 72, 74, 79,
Freund, Gisèle 145, 210 118, 135, 170, 179, 218,
Frick, Grace 56-57, 61-62, 66, 225, 243, 298, 426, 480
82, 101-102, 105-112, 124, Giono, Jean 254
INDEX 591

Giorgione 73 Hall, Radclyffe 181


Giraudoux, Jean 72, 225-226, Halley, Achmy 169, 371, 459,
426, 428, 431 507
Glissant, Édouard 201 Han-Shan, T’ang 117
Glocer Nettleton, Mary 168 Hardy, Thomas 111
Gobineau, Comte de 446 Hartoy, Maurice d’ 300
Godoy, Armand 162 Hawthorne, Nathaniel 57, 112
Goethe, Johan W. von 53, 73, Haydon, B. R. 109
129, 252 Hayes, Nathan 522
Golieth, Catherine 53 Heidegger, Martin 208
Goncourt, Frères 90, 533 Heilbut, Anthony 518
Goossens, Jacques 223 Heine, Heinrich 130
Goslar, Michèle 320, 361, 363, Hennart, Marcel 174, 198-199,
454 394
Goujon, Jean-Paul 555 Henri III 49
Gourmont, Remy de 61, 181, Héraclite 24
508 Herbert, George 106, 518
Grandmont, Dominique 482 Herder, Johann Gottfried 508
Grasset, Bernard 234 Heredia, José Maria de 33-34,
Graves, Robert 344 70, 350
Gray, Thomas 106 Hermant, Michel 238
Grenier, Jean 162 Herrick, Robert 106
Griva, Théodore 479 Hésiode 492
Grodent, Michel 252, 317, Hillenaar, Henk 244
432, 436, 479 Hilsum, René 62, 159, 297
Guérin, Maurice de 67, 71, 78, Hitler, Adolph 430
92-94, 109, 212, 255, 501 Hofmannsthal, Hugo von 170
Guiberteau, Philippe 128 Hölderlin 92, 130, 209, 252
Guilleragues 435 Homère, 23-25, 27, 73, 127,
Guillou, Yannick 251, 450 216, 247, 265, 327, 486,
Guitton, Édouard 74 492, 499
Guitton, Jean 499-500 Horn, Pierre L. 341
Gullentops, David 228 Horne, R. H. 109
Guppy, Shusha 48, 120, 139, Houdar de la Motte 67
173, 175, 345 Houssin, Monique 159, 413-
Guth, Paul 378, 493 414
Guyard, Marius-François 472 Houville, Gérard d’ 446
Hadjilazaros, Matsie 169 Hovelt, Christine 292, 320
Hafiz 120 Howard, Joan E. 388, 394
592 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Howard, Richard 197 Kanaklos de Sicyone 284


Hugo, Victor 10, 21, 23-25, Kanushi, Daito 551
27, 33, 46, 52, 67, 71-72, Kassner, Rudolph 171
74, 76, 78-83, 85, 92, 133, Katsimbalis, Georges C. 176
170, 180, 192, 211, 237- Kayaloff, Jacques 145
238, 242, 244, 252, 256, Kazantzakis, Nikos 169, 487
264, 303-304, 341, 413, Keats, John, 107, 109
443, 501, 548 Kennedy, John Fitzgerald 149
Huxley, Aldous 112, 122 Kerenyi, Charles 445
Huysmans, Joris-Karl 23 Kesten, Hermann 167
Ibsen, Henrik 24 Khayyam, Omar 121-122, 126,
Ibycos 493 133, 326
Imroz 534 Khusrau, Amir 120
Isherwood, Christopher 122, Kierkegaard, Søren 212
167 King, Wyncie 524, 527
Iwasaki, Tsutomu 257-258 Kipling, Rudyard 24, 167
Izzet, Aziz 165, 169 Klee, Paul 551
Jacob, Max 181, 297, 369 Kodama, Maria 188-189, 193
Jacobsen, Jens Peter 131, 209 Komachi, Sotoba 115
Jaloux, Edmond 96, 217, 249, Kommerell, Max 130, 209
372, 436, 439 Kropotkine, Piotr A., Prince 24
James, Henry 106, 110, 161, Kyoraï, Mukaï 258
424, 463-464, 468, 520, 523 Kyriakos, Lucy 387
James, William 161 La Bruyère, Jean de 22-23
Jammes, Francis 160, 298 La Fontaine, Jean de 23, 25,
Jarrety, Michel 547 50, 65, 168, 213, 298
Jarry, Alfred 508 La Malibran 54, 359-360
Jayadeva 122 La Rochefoucauld Edmée de,
Jefferson, Thomas 504 160
Jili, Abd Al Karim 119 Labé, Louise 63
Jodelle, Étienne 64 Lacarrière, Jacques 168-169,
Johnson, Samuel 107 195, 496, 499-500, 502
Julien, Anne-Yvonne 421, Lacombe, Roger 502
432, 435, 437, 442, 448- Laforgue, Jules 144, 369
449, 547 Lafosse 489
Jung, Carl Gustav 139, 308, Lagerlöf, Selma 23, 241
432 Lamartine, Alphonse de 24-25,
Kabir 40, 535 55, 68, 209, 305
Kaiser, Walter 168, 193-194 Lamblic, Henri 369
INDEX 593

Langley-Moore, Doris 107 Luini, Bernardino 328


Larbaud, Valery 113, 197, 373 Lully, Jean-Baptiste 153
Launay, Claude 215 Luther King, Martin 513, 518,
Laurencin, Marie 213, 388 537
Lauroy, Nicole 113 Lutzow, Comte 29
Lautréamont 33, 433 Lycophron 48, 152
Le Buhan, Dominique 130- Macaulay, Thomas B. 105,
131, 170, 203, 205-209, 211 244
Le Cardonnel, Louis 368 Machado, Antonio 174
Le Corbusier 427 Macpherson, James 106
Le Magnan, Suzanne 198 Madeleine, Jacques 69
Lebel, Maurice 253 Maeterlinck, Maurice 23, 25,
Lebon, André 89, 502 33-34, 36-39, 42-43, 108,
Lebovici, Élisabeth 56 244, 281, 327, 341
Lebrau, Jean 369 Magne, Denys 275, 300, 303-
Lebrun 67, 184, 467-468 304, 306, 317, 329, 331,
Lecarme, Jacques 421, 446 334, 340-342, 350, 352,
Leconte de Lisle 33-34, 53, 70, 379, 396, 485, 499
74, 350, 488 Maillol, Aristide 384, 391
Léger, Fernand 427 Maindron, André 416
Legouis, Émile 108 Maksimović, Desanka 174
Lemaître, Henri 93 Malherbe, 51, 63, 67, 468
Leopardi, Giacomo 129, 551 Mallarmé, Stéphane 33, 55,
Lessing, G. E. 130 67, 70, 244, 256, 265, 372-
Leuwers, Daniel 422 373, 410, 443, 475, 528,
Levesque, Robert 480 550
Levillain, Henriette 445 Mambrino, Jean 500
Leyris, Michel 466-467 Manciet, Bernard 516, 517
Liddell, Robert 483 Mandiargues, André Pieyre de
Lindsay, Vachel 168 185
Liné, Sylvie 301 Manguel, Alberto 60
Li-Po 117 Manley Hopkins, Gerard 518
Lockhart, J. G. 106 Mann, Klaus 167
Longfellow, Henry 57, 112 Mann, Thomas 225, 241, 445
Lorraine, Louise de 49 Marc-Aurèle 23
Loti, Pierre 23, 135 Marcel, Gabriel 163, 369, 421
Lourié, Arthur 150-151 Marchal, Gaston-Louis 92-94,
Lovell, John 516 109
Loyola, Ignace de 247 Marchand, Jean-José 412
594 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Marchand, Pierre 34 Miller, Henry 176


Marie de France 48, 61 Milosz, O. V. de L. 161, 182,
Maritain, Jacques 369 373
Marot, Clément 48, 184 Milton, John 105, 191, 255
Martineau, Henri 368 Miomandre, Francis de 161,
Marx, Karl 138, 145, 147 369
Masefield, John 167 Mishima, Yukio 35, 96, 115-
Maspero, Gaston 358 116, 223, 241, 463-464,
Massenet, Violaine 553 473, 563
Massignon, Louis 121 Mistral, Frédéric 71
Massis, Henri 369 Mohanjit, Dr 535
Masson, Jean-Yves 171 Molière 23
Masui, Jacques 158, 161, 174 Monroe, Marilyn 537
Maublanc, Jean-Daniel 369 Montaigne, Michel de 24, 67
Maulnier, Thierry 370 Montalbetti, Jean 155
Maulpoix, Jean-Michel 499 Montale, Eugenio 172
Maurel, Jean-Pierre 521 Monteil, Vincent 120
Mauriac, François 155, 236, Monteret, Pierre 56
369, 427, 553-555 Montherlant, Henri de 225
Maurois, André 129 Moore, Marianne 66, 168, 527
Maurras, Charles 299, 369-370 Morand, Paul 184, 428
Maynard, François 51 Moréas, Jean 412
McCormick, Nancy 438 Moreau, Gustave 304
Meigs, Mary 526, 528, 532 Moreno-Jimeno, Manuel 174
Méléagre 77 Morris, Ivan 115
Melville, Herman 113 Morris, William 110
Ménil, Dominique 123 Mounic, Anne 344
Meredith, George 109 Mourre, Michel 124
Merejkovski, Dimitri de 23, Mouton, Jean 150-151
320 Mozart, Wolfgang Amadeus
Merton, Thomas 149 128, 153, 439, 488
Metaxas, Général 375, 430 Muir, Edwin 344
Michaut, Gustave 62 Munch, Edvard 433
Michaux, Henri 59, 159-160 Murciaux, Christian 162
Michel-Ange 316, 351, 357 Murzi, Manrico 197, 457
Mifka, Ljerka 531 Muselli, Vincent 200
Mignot, Sabine 522-532 Musset, Alfred de 23-25, 32-
Mikander, K. 203-204 33, 54, 68, 230, 359, 555
Milarépa 122
INDEX 595

Mussolini, Benito 373, 375, Péguy, Charles 160


430 Pelckmans, Paul 279
Nerval, Gérard de 33, 53, 69, Pernicone, Vincenzo 128
92, 130, 551 Pessini, Elena 284, 304, 309-
Neuvéglise, Paule 498 310
Newbold, Elinor K. 168 Pessis, Jacques 201
Newman, John Henry 111 Pessoa, Fernando 123, 173-
Nietzsche, Friedrich 36, 90, 174, 186, 238
135, 144, 152, 320, 362, Peters, Olga 245-246, 251,
471 274, 303, 306, 318, 342,
Noailles, Anna de 160, 298, 420
368, 413 Pétrarque 24-25, 96, 128, 339
Noël, Marie 200, 298 Petropoulos, Elias 169
Norge 200 Peyroux, Marthe 97
Nostradamus 46 Phidias 321-322
Noulet, Émilie 91, 126, 198, Piatier, Jacqueline 78
216, 218, 220, 410-411, 421 Picard, Gaston 370
Novalis 38, 130-131, 466 Picasso, Pablo 74, 150, 299
Ocampo, Silvina 190 Pindare 12, 50, 67, 80, 134,
Olliver, Jean-Pierre 207 136, 144, 152, 196, 216,
Onimus, Jean 88 219, 241, 245-254, 256-257,
Oppien 12, 241, 494 261, 292, 424, 463, 478,
Orengo, Charles 47, 251, 382- 486
383, 392-393, 395, 495-496, Pinget, Robert 56
528-529 Piranèse 49, 55, 81, 90, 195,
Orléans, Charles d’ 32-33, 48, 244, 329
62 Pirmez, Octave 38, 88
Orphanidou-Fréris, Maria 475 Pisan, Christine de 62
Ovide 76 Pivot, Bernard 97, 272, 420,
Pache, Jean 412 443, 464, 465
Palamas 477, 487 Pizarnik, Alejandra 185
Papadopoulos, Christiane 475, Platon 23, 76, 193, 320-322,
478 336, 399, 400, 408, 486,
Papoutsakis, Georges A. 481 492-493
Parkinson, Richard B. 358 Plutarque 23
Pattison, Mark 105 Poe, Edgar Allan 112, 475
Paulhan, Jean 526 Poignault, Rémy 167, 225,
Pavese, Cesare 172 246, 279, 285, 332, 343,
Paz, Octavio 185
596 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

430, 435-436, 447-448, 492, Renan, Ernest 24, 501


498 Reval, Egon de 458
Poitiers, Diane de 49 Reverdy, Pierre 369, 427
Politien Le, 339 Reynès-Monlaur Marie, 114
Pompigan, Le Franc de 66 Ribemont-Dessaignes 369
Pontus de Thyard 64 Ricciulli, Paola 87
Pope, Alexander 106 Richardson, Joanna 68
Pourrat, Henri, 369 Richepin, Jean 368
Poussin, Nicolas 50, 72, 75, Rictus, Jehan 71
78, 92-93, 244 Rilke, Rainer Maria 12, 108,
Praxitèle 75, 322, 334 131, 170-174, 181, 212,
Primozich, Loredana 544 238, 241, 440, 469, 551
Pritam, Amrita 12, 464-467, Rimbaud, Arthur 26, 33, 45,
470, 473, 491, 532-541 46, 52, 67, 71, 85-92, 94,
Prokosch, Frederick 130 133, 135, 147, 196, 206,
Properce 77-78 209, 210-211, 213, 223,
Proust, Marcel 45-46, 79, 135, 230, 264, 361, 410, 413,
181, 242, 262, 299, 304, 450, 508
370, 383, 469 Ritsos, Yannis 500
Proust, Simone 450, 458 Rivière, Jacques 299
Prudhon, Pierre-Paul 73-74, 78 Roditi, Édouard 120, 168, 197
Puvis de Chavannes, Pierre 76, Rolland, Romain 23, 40, 42-43
78 Romains, Jules 145
Quemserat, Robert 187 Ronsard, Pierre de 32, 49, 63,
Queneau, Raymond 427, 480, 74, 230, 252, 295, 299
508 Rosbo, Patrick de 87, 166,
Racine, Jean 10, 21-23, 25, 27, 251, 302-304, 306, 316,
48, 50, 71-73, 78, 85, 92, 318, 342, 378, 394, 406,
102, 136, 142, 153, 185, 418, 431, 438-439, 449-450,
208-211, 213, 216, 225, 525, 529-530
237, 238, 413, 500, 508, Rossetti, Dante Gabriel 110
548 Rossini, Gioacchino 360
Radiguet, Raymond 160, 227, Rosso, Corrado 89
297 Rothschild, Philippe de 196
Radnotfay, M. K. de 418-419 Rouart Valéry, Agathe 219
Ramsès II 357 Roudaut, Jean 245, 354, 394,
Raphaël 73 531, 552
Régnier, Henri de 33-34, 298, Rousseau, Jean-Baptiste 51
446
INDEX 597

Rousseau, Jean-Jacques 77-78, 271, 274, 292-293, 298,


199 304-305, 404-405, 409, 412,
Rousseau, le Douanier 199 415, 424, 445, 468, 474,
Rousselot, Jean 200 507, 551
Roy, Bruno 158, 164, 441, Scève, Maurice 48, 64
475, 527-528 Schakhovskoy, Hélène 494
Roy, Claude 164, 476 Schlumberger, Jean 51
Royer, Jean 551 Schmidt, Albert-Marie 64
Royère, Jean 82, 213, 371-374, Scott, Sir Walter 110
550 Séféris, Georges 168-169, 193,
Rubercy, Eryck de 170, 209 487
Rutebeuf 254 Segalen, Victor 158, 238, 296
Ryokan 116 Seghers, Pierre 164, 195, 528,
Ryo-Nan 548, 551 529
Saadi 120 Ségur, Comtesse de 22
Sabatier, Robert 147, 298 Sena, Jorge de 483, 485
Sachs, Nelly 170 Senghor, Léopold Sédar 201,
Saikaku, Ihara 116 415, 459, 554
Saint Augustin 24 Servan-Schreiber, Claude 97,
Sainte-Beuve 23, 75, 93, 446 155, 301, 302, 442, 524
Sainte Rolende 39 Serzais, François 341
Saint-Exupéry Antoine de, 263 Shackford, Martha Hale 108-
Saint-John Perse 159 109, 128
Saint-Sébastien 36, 327 Shakespeare, William 21, 23,
Salmon, André 297 76-77, 102-104, 126, 133,
Samain, Albert 55 191, 197, 244
Sandburg, Carl 168 Sharma, Rajesh 535, 537, 541
Sanvitale, Francesca 96, 138, Shelley, Percy Byssche 108-
455 110
Sappho 32, 54, 178, 180, 224, Sherwood, Margaret 109
352, 429, 435, 486, 498 Shiki 551
Sarde, Michèle 22, 360, 421, Shiragi, Jun 96
441 Shonogan, Sei 115
Sartre, Jean-Paul 225 Signorelli 50
Sautier, Simon 251, 419 Signoret, Simone 80
Savage Landor, Walter 111 Sikélianos 487
Savigneau, Josyane 29-30, 46, Simonide 493-494
48, 123, 145-146, 153, 186, Singopoulos, Alexandre D.
203-204, 206, 212, 235-236, 481
598 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Sion, Georges 39, 422, 510- Théocrite 24-25, 66, 180, 467,
511 498
Siret, Léonie 547 Thérive, André 370
Skoura, Hélène 89 Thévenet, Jean 33
Smadja, Stéphanie 451 Thiry, Marcel 105, 197, 198,
Smith, Margaret 119 200, 381
Socrate 299, 322, 334, 362 Thompson, Francis 111, 551
Sophocle 24-25, 32, 227, 299, Thomson, James 110
493, 500 Thornbury, Ethel 487
Sosan, Maître 116 Tibère 352
Soupault, Philippe 110, 140, Titien 350
297, 369 Todorov, Tsvetan 444
Southampton, Lord 350 Tolentino, Bruno 187
Soyinka, Wole 176 Tolstoï, Léon 24, 73, 216, 225
Spaziani, Maria Luisa 63 Tonnet-Lacroix, Éliane 299
Spenser, Edmund 102 Tordeur, Jean 412-413
Stalloni, Yves 443, 452 Torreilles, Pierre 196
Stefan, George 170, 209, 238 Toulet, Paul-Jean 160, 297,
Steiner, George 500-501 364, 368
Storoni Mazzolani, Lidia 127, Touret, Michèle 550
467 Traz, Robert de 428
Straton de Sardes 492 Triadu, Joan 105
Stravinsky, Igor 145 Tristmans, Bruno 279
Suarès, André 129, 426 Truc, Gonzague 68, 250, 428
Suberchicot, Alain 339 Trustman, Deborah 97
Suétone 244 Turrettes, Cécile 280
Supervielle, Jules 160, 197, Tzara, Tristan 297
369 Valéry, Paul 56, 70, 73, 108,
Sureau, François 475 181, 185, 198, 211-212,
Swift, Jonathan 106 215-221, 227, 238, 244,
Swinburne, Algernon Charles 256, 299, 373, 379, 410,
106-107, 111, 166, 244 413, 426, 428, 497, 500,
Tagore, Rabindranah 34, 39- 550
43, 95, 167, 181, 300-301 Vallon, Anette 108
Tanguy, Yves 144-145 Vasquez de Parga, Marie-José
Taylor, John 109, 208 192
Tennyson, Alfred 110 Vaudoyer, Jean-Louis 300
Texier, Jean-Claude 265, 446 Vaughan, Henry 106
Vercier, Bruno 421, 446
INDEX 599

Verlaine, Paul 33-34, 52, 55, Wasserfallen, François 253,


70, 77-78, 230, 244, 361, 280, 318
508 Weitzman, Anita 479
Vial, Sophie 464, 477, 535 Whitman, Walt 78, 112, 192,
Viau, Théophile de 66 552
Vietinghoff, Jeanne de 28-29, Wilde, Oscar 36, 38, 55, 103-
34, 38, 358, 361-363, 370, 104, 107, 127, 180, 244
385 Williams, Marion 188, 518-
Vignes, Henri 160, 251 520, 551
Vigny, Alfred de 24-25, 52-53, Wilson, Jerry, 235, 257, 453-
55, 68, 78, 244, 256, 305 454, 456-457, 517-520, 522,
Villiers, André 68 532, 540, 551
Villon, François 45, 48, 62, 91, Winock, Michel 297
208, 210, 213, 230, 506, Woolf, Virginia 424, 463
515 Wordsworth, William 108-109
Vinci, Léonard de 24, 73, 139, Wouters, Liliane 198, 200,
215 464, 466-467
Virgile 23, 25, 100, 171, 216, Yeats, William Butler 166-
305, 324, 325, 331, 500 167, 176, 192, 238, 378
Vitrac, Roger 427 Yüan, Hung Tao 117
Vivien, Renée 182, 395 Yupanqui, Atahualpa 174
Von Salis, J. R. 172 Zacchera, Paolo et Illaria 453,
Voragine, Jacques de 23 457
Wagner, Richard 320 Zadkine, Ossip 150
Wahl, Jean 162-164 Zaki, Isis 457
Ward Singer, Clara 519
Page laissée blanche intentionnellement
REMERCIEMENTS

Comme le dit si bien Marguerite Yourcenar, « tout nous vient


par le truchement des êtres. » Aucun travail fécond ne s’accomplit
dans la solitude. Ma gratitude va donc à tous ceux qui, à des degrés
divers, ont facilité la réalisation de ce volume.
Il m’est agréable de reconnaître l’attention éclairée avec
laquelle Pierre Caizergues, directeur de recherche de ma thèse, a
encouragé et accompagné avec générosité mon lent cheminement sur
les sentiers poétiques yourcenariens.
Qu’il me soit permis de remercier les autres membres du jury
de ma thèse dont la lecture critique et bienveillante, les observations et
les conseils m’ont été précieux. Merci donc à Marie-Louise Audin,
Henriette Levillain et Rémy Poignault, président de la Société
internationale d’études yourcenariennes.
Ma reconnaissance va également aux exécuteurs littéraires de
Marguerite Yourcenar, Yannick Guillou, maître Marc Brossollet et
maître Luc Brossollet, qui ont facilité mes recherches et m’ont
autorisé à reproduire dans ce volume des extraits de la correspondance
et de divers textes inédits de Marguerite Yourcenar. Je tiens également
à remercier Antoine Gallimard, Jean-Pierre Dauphin, Alban Cerisier et
Liliane Phan qui m’ont ouvert les portes des Archives Gallimard et
m’ont autorisé à reproduire des extraits de la correspondance de
Marguerite Yourcenar avec son principal éditeur.
Merci également à Pierre Bergé qui, au nom du Comité Jean
Cocteau, m’a permis de citer des textes inédits de l’écrivain et m’a
généreusement accordé le droit de reproduire en couverture de mon
essai un beau dessin de Jean Cocteau.
J’ai une pensée particulière pour Yvon Bernier, membre du
conseil d’administration de la Fondation Petite Plaisance, qui n’a
cessé de m’apporter son concours efficace, m’a donné accès à des
informations et à des documents peu accessibles et a grandement
facilité mon travail dans la maison de Marguerite Yourcenar. Son
écoute patiente et amicale, ses conseils toujours judicieux et
sagénérosité ont été d’un grand réconfort tout au long de la rédaction
de ce livre.
Mon travail doit beaucoup aux nombreux poètes, écrivains,
critiques, traducteurs, amis et autres interlocuteurs de Marguerite
602 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

Yourcenar qui m’ont apporté leur soutien et leur aide précieuse, ont
répondu à mes questions, et m’ont, pour certains, ouvert
généreusement leurs archives. Je pense en particulier à Pierre
Alechinsky, Silvia Baron Supervielle, Hector Bianciotti, Marie-Claire
Blais, Yves Bonnefoy, Françoise Capdet, Jean Chalon, Pierre Chanel,
André Delteil, Joan E. Howard, Walter Kaiser, Maria Kodama,
Dominique Le Buhan, Alberto Manguel, Mary Meigs, Dr Mohanjit,
Richard Parkinson, Amrita Pritam, Bruno Roy, Colette Seghers,
Rajesh Sharma et Pierre Torreilles.
Je tiens à associer à ces remerciements tous ceux qui ont
facilité mes recherches au sein de divers organismes publics et privés :
merci donc au personnel de la Houghton Library de l’université
Harvard, à celui de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet et de son
directeur Yves Peyré qui m’a autorisé à reproduire des extraits inédits
des lettres de Marguerite Yourcenar à Natalie Clifford Barney, à
Michèle Goslar et Marc-Étienne Vlaminck, du Centre international de
documentation Marguerite Yourcenar.
Comment ne pas évoquer l’aide et le soutien amicaux que
m’ont apportés nombre de mes proches dont la complicité, la justesse
des observations et des conseils ont été d’un grand secours à chaque
étape de mon travail. Je pense tout particulièrement à Pascale
Abraham, Jean-Luc di Cesare, Laïziz Hadjadj, Mitsuko Jurgenson,
Jean-Luc Toula-Breysse et Anne Ulpat.
Enfin, il me plaît d’associer à ce livre le souvenir et la
mémoire de deux personnes qui me sont particulièrement chères, ma
mère et le poète Anne-Marie de Backer.
TABLE DES MATIÈRES

TABLE DES ABRÉVIATIONS........................................................6

INTRODUCTION.............................................................................9

PREMIÈRE PARTIE : LIRE ET CRITIQUER..........................19

I. LA DÉCOUVERTE DE LA POÉSIE...........................................21
Une éducation littéraire classique et buissonnière.............................21
L’influence du père .........................................................................26
Les engouements de l’adolescence...................................................34

II. LES LECTURES DE LA MATURITÉ .......................................45


Yourcenar, lectrice de poésie ...........................................................45
La poésie dans la bibliothèque de Yourcenar ...................................56
Le panthéon poétique de Marguerite Yourcenar ...............................71
Yourcenar, lectrice sans frontières ...................................................95
La poésie étrangère dans la bibliothèque de Yourcenar ....................98

III. YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS...................133


Yourcenar et la modernité..............................................................133
La poésie du XXe siècle dans la bibliothèque de Yourcenar ...........157
Des rencontres, des amitiés, des échanges… ..................................177
Trois contemporains capitaux et un chanteur contestataire .............211

IV. YOURCENAR, CRITIQUE DE POÉSIE ................................241


De la lecture passionnée à l’écriture critique ..................................241
Pindare, l’ancêtre presque parfait...................................................245
Agrippa d’Aubigné, l’insurgé magnifique......................................254
Basho, l’errant immobile ...............................................................257
Ébauche d’une poétique yourcenarienne ........................................261
604 MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE

SECONDE PARTIE : ÉCRIRE ET TRADUIRE ......................267

I. LES POÈMES DE JEUNESSE ..................................................271


Éclosion d’une œuvre ....................................................................271
Le Jardin des Chimères : naissance d’un écrivain ..........................274
Les Dieux ne sont pas morts : retour vers l’adolescence .................318
Les poèmes publiés dans les revues ...............................................345

II. LES CHARITÉS D’ALCIPPE, L’ŒUVRE D’UNE VIE ............377


Relire, réécrire…...........................................................................377
Les Charités d’Alcippe et autres poëmes (1956).............................378
Les Charités d’Alcippe, édition définitive (1984) ...........................395

III. POÈMES EN PROSE, PROSES POÉTIQUES... .....................417


Un corpus important et singulier ....................................................417
Une œuvre hybride et polymorphe : Feux. .....................................417
Autres œuvres au statut ambigu et fluctuant ...................................437
Les frontières flottantes de la poésie selon Yourcenar ....................442
La dernière expérience poétique ....................................................452

IV. YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE .......................463


Un voyage, une quête d’universel… ..............................................463
Constantin Cavafy, « poète de la réflexion et du désir » .................470
La Couronne et la lyre ou la Grèce revisitée ..................................485
Yourcenar et la poésie populaire afro-américaine...........................503
Une rencontre, une amitié, un hommage : Hortense Flexner...........523
Un nouveau voyage, une autre découverte : la poésie d’A. Pritam..532
Une vie en poésie ..........................................................................541

CONCLUSION .............................................................................547

BIBLIOGRAPHIE ........................................................................557

INDEX..........................................................................................585

REMERCIEMENTS .....................................................................601

TABLE DES MATIÈRES .............................................................603

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