Vous êtes sur la page 1sur 4

Directeur de la publication : Edwy Plenel

www.mediapart.fr
1

Mais ces concessions ne doivent pas faire illusion.


Le FDP a obtenu ce qu’il voulait. Christian Lindner
Allemagne : les libéraux tiennent les
a fait campagne dans la perspective de s’installer à
cordons de la bourse Wilhelmstrasse, à la tête du très influent ministère des
PAR ROMARIC GODIN
ARTICLE PUBLIÉ LE MARDI 30 NOVEMBRE 2021 finances. L’éducation et les transports étaient aussi
des postes clés pour le parti qui a axé son discours
sur ces thèmes. Enfin, le traité de coalition est très
fortement influencé par le programme libéral. Sur le
climat, les ambitions sont élevées, mais les moyens
restent très largement ceux des incitations plutôt que
de la contrainte. Or, ce débat avait été mis en scène par
Christian Lindner comme le point de divergence entre
Christian Lindner, chef du parti FDP, le 21 octobre 2021
les Verts et le FDP.
© Christophe Gateau / DPA Picture-Alliance via AFP
Futur ministre des finances de la « coalition feu
tricolore » , Christian Lindner a réussi à moderniser un
parti libéral qui, en 2013, était en danger existentiel.
Décidé à imposer ses vues, il devrait être l’homme fort
du gouvernement.
C’est sans doute la clé de l’avenir de la nouvelle
«coalition feu tricolore» («Ampelskoalition ») en Berlin, le 21 octobre 2021. Christian Lindner, le chef du parti FDP, à
son arrivée pour une réunion de négociations en vue de la formation
Allemagne. L’attitude des libéraux du FDP et de d’une coalition pour former un gouvernement après les élections
leur leader, le futur ministre des finances Christian fédérales. © Photo Christophe Gateau / DPA Picture-Alliance via AFP

Lindner, va sans aucun doute donner la vraie Sur le plan économique, le programme de la coalition
«couleur» de la prochaine législature outre-Rhin. Car promeut des investissements massifs, notamment sur
si ce parti est sur le papier le plus petit de la coalition le plan technologique et numérique, mais dans le
à trois avec 92 sièges au Bundestag (contre 118 aux respect d’une stratégie de désendettement et du
Verts et 206 aux sociaux-démocrates du SPD), il est respect du «frein à l’endettement», cette limite
bien décidé à ne pas être le moins influent. constitutionnelle au déficit public à 0,35% du PIB,
D’ores et déjà, sa puissance s’est fait sentir dans qui devra être à nouveau respectée à partir de 2023.
l’épais document que constitue le «traité de coalition» En 2021, le budget fédéral devrait, selon le ministère
et dans la répartition des portefeuilles ministériels. fédéral des finances, se situer à 240milliards d’euros
Certes, les libéraux ont fait quelques concessions avec un déficit public global proche de 6,5% du
visibles, comme l’abandon de toute baisse d’impôts PIB (hors effet de l’actuelle cinquième vague de
ou la hausse prévue à 12euros de l’heure du salaire coronavirus, très forte outre-Rhin).
minimum fédéral. Certes, ils n’ont que quatre postes Évidemment, avec Christian Lindner aux finances, cet
ministériels (finances, justice, transports et éducation) engagement n’est pas qu’une simple parole en l’air.
et ont abandonné les domaines internationaux qui Si l’on sort des déclarations d’intention du traité de
ont longtemps été leur chasse gardée (le libéral coalition, mais que l’on se projette dans la réalité de
Hans-Dietrich Genscher a été ministre des affaires politique économique que cette vision suppose, on
étrangères de 1974 à 1992 et, en 2009, le chef d’alors mesure aisément combien les Verts ont dû faire de
du FDP, Guido Westerwelle, avait repris ce poste). concessions, car dans ce cas, les seules façons de lier

1/4
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
2

frein à l’endettement et investissement massif est soit Il est vrai que les quatre ans de coalition avec Angela
de compter sur une très forte croissance, soit de réduire Merkel avait été une longue agonie pour le parti.
les dépenses sociales. Après avoir obtenu dans le traité de coalition la
Christian Lindner semble donc avoir tendu sa toile. mise en place de son «populisme fiscal» qui avait
Il sait que la politique de la coalition se réalisera déterminé son succès électoral de 2009 avec l’annonce
sur des choix concrets. S’il tient sa ligne ferme de 50milliards d’euros de baisses d’impôts, il avait
sur la politique budgétaire et soutient une politique dû renoncer à tout. La chancelière avait utilisé la
d’investissement public, il sait qu’il contraindra ses crise de la zone euro pour ranger toutes les promesses
partenaires à faire des choix contre leurs propres au placard, et le ministre des finances de l’époque,
programmes. Autrement dit, grâce aux finances, le Wolfgang Schäuble, avait systématiquement arbitré
FDP est peut-être capable de donner le ton de l’action contre le FDP et ses baisses d’impôts. Résultat: le parti
réelle de la coalition. Et il apparaîtra comme le vrai était apparu comme incapable de peser et inutile. La
vainqueur de cette expérience à trois. Ce n’est donc sanction électorale avait alors été violente.
pas un hasard si le traité de coalition est contesté par Le chef du parti d’alors, Guido Westerwelle, décédé en
les jeunes sociaux-démocrates et une partie des Verts, 2016, avait démissionné. Après la déroute, Christian
mais ne suscite pas vraiment de difficulté au sein du Lindner a repris le parti et a décidé de retenir la leçon.
FDP. Il a alors profondément changé le parti pour attirer de
Les libéraux ont donc d’emblée montré leur force. nouveau les électeurs sur une ligne moins simpliste
Comme au bon vieux temps de l’Allemagne de que celle des simples baisses d’impôts massives, mais
l’Ouest, ils se sont imposés comme les faiseurs de rois. il a aussi changé sa stratégie pour ne plus faire du FDP
Comme en 1982, lorsqu’ils avaient provoqué la chute un parti fantoche des coalitions.
de Helmut Schmidt et l’arrivée au pouvoir de Helmut Le tournant Lindner et son succès
Kohl, ils ont fait sentir leur force à des partenaires qui Sur le premier plan, celui du programme, Christian
ne peuvent pas vraiment gouverner sans eux. Mais, Lindner n’a certes pas abandonné le tournant
à la différence de cette époque ancienne, les libéraux néolibéral engagé à partir de 1982 et encore plus
sont cette fois décidés à peser et pas seulement à depuis la fin des années 1990. Le discours antifiscal
être la force d’appoint nécessaire d’un grand parti. demeure un axe majeur des libéraux, mais il n’est
Dans le contexte d’une coalition à trois hétéroclite plus aussi central, et c’est ce qui explique qu’il ait
et fragile, le leadership est finalement à prendre. Et pu se contenter dans le traité de coalition d’un simple
depuis la Wilhelmstrasse, Christian Lindner pourrait engagement à ne pas augmenter les impôts.
bien vouloir s’en emparer.
Mais le FDP a évolué avec le néolibéralisme lui-
C’est que ce dernier a réussi à mener ce que l’on même. Désormais, le maître mot, c’est «l’innovation».
appellerait aujourd’hui une «remontada» historique. La campagne de 2017, et encore plus celle de 2021,
En 2013, à l’issue de quatre ans de coalition avec la ont été centrées sur le thème de la «modernisation» du
CDU/CSU d’Angela Merkel, le FDP qui avait, quatre pays, notamment sur le développement de l’économie
ans plus tôt, obtenu le plus haut score de son histoire numérique. Les baisses d’impôts et la lutte contre
avec 14,9% des voix, sortait pour la première fois la bureaucratie prennent alors une autre fonction,
depuis sa création en 1948 du Bundestag. À quelques celle de soutenir ladite modernisation bien davantage
poignées de voix près, le parti ne parvenait pas à que simplement le pouvoir d’achat. Ce nouvel axe
passer la barre des 5% nécessaires. Il aurait alors représentait plus un glissement qu’une rupture, mais
pu disparaître, emporté par la montée sur sa droite elle a permis au FDP de se débarrasser de l’image de
de l’AfD, parti d’extrême droite qui reprenait son «parti des riches» qui était le sien depuis le milieu des
programme économique libéral. années 1990.

2/4
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
3

Et le parti a joint les actes à la parole. Durant la plus que ceux qui ont choisi le parti écologiste. C’est
campagne 2021, le FDP a été le parti le plus présent un basculement certain au regard de l’histoire du parti
sur les réseaux sociaux, notamment sur TikTok où qui était souvent considéré comme le parti de «ceux
Christian Lindner n’est pas le dernier à expliquer son qui avaient réussi leur vie», pour reprendre son slogan
programme. Comme, parallèlement, le parti a adopté – vite abandonné – de 1994.
un programme climatique classiquement néolibéral À ce basculement programmatique, Christian Lindner
fait de prix du carbone et de soutien à l’innovation, il a ajouté un basculement stratégique. En Allemagne, le
a pu communiquer très largement sur le sujet. cœur de la politique est la relation entre les partis. Le
Tout en gardant l’essentiel du programme du FDP de FDP a longtemps été le pion que l’on pouvait utiliser
Guido Westerwelle, Christian Lindner a donc construit si on le récompensait correctement en ministères.
une nouvelle image plus «jeune» et plus «dynamique». C’est ce qui a achevé de le perdre en 2009-2013: les
Dans un pays où l’économie numérique reste assez en portefeuilles ont été le prix d’un abandon complet de
retard et où l’industrie traditionnelle dominée par des son programme. Le nouveau chef du parti a modifié
patrons paternalistes reste dominante, ce discours a fait cette vision avec une nouvelle règle: « Plutôt ne pas
mouche. Il a permis au FDP d’acquérir une identité gouverner que de gouverner mal».
face à la CDU et d’élargir son électorat vers un public Dès lors, la question n’est plus de disposer de poste,
qui se considère comme davantage «progressiste». mais bien plutôt d’une influence suffisante pour peser
En août dernier, le secrétaire général du parti, Volker sur les décisions. Et en 2017, il va ajouter les actes
Wissing, résumait ce positionnement: « À la différence à la parole en mettant fin aux discussions pour une
de la CDU, nous sommes une force progressiste et coalition «Jamaïque» avec la CDU et les Verts. Pas
non une force politique conservatrice et protectrice, assez de garantie d’influence.
nous voulons le changement, le tournant et la En 2021, cette position lui a permis d’arriver dans la
modernisation.» Face à un pays engourdi par seize discussion en position de force. SPD et Verts savaient
années de régime merkélien, le basculement du FDP que le FDP pouvait renoncer au pouvoir comme
vers une vision néoschumpétérienne, valorisant le en 2017. Or, pour ces deux partis, un échec de la
mouvement, la modernité et la technologie, est apparu coalition «Ampel» était délicat politiquement. On a
comme une bouffée d’air à beaucoup d’électeurs. Et donc beaucoup donné aux libéraux. Ces derniers se
notamment à une jeunesse qui a été séduite par ce sont montrés, de leur côté, modestes sur le plan des
«techno-progressisme» du FDP. postes ministériels, préférant la qualité et l’influence à
la quantité. Lindner voulait le ministère des finances,
le poste clé du cabinet. Le reste n’était que détail: en
tenant les cordons de la Bourse dans un contexte de
retour au frein à l’endettement, il tient en réalité tout
le gouvernement.
Résultats des élections fédérales allemandes de 2021. © Bundestagswahlleiter
C’est pourquoi il est important de ne pas se bercer
La stratégie de Lindner a clairement été un succès: d’illusions avec le FDP de Christian Lindner. Même
en 2017, le parti revient en force au Bundestag et minoritaire au sein d’une coalition à deux partis
dépasse à nouveau les 10%. En 2021, il améliore de centre-gauche, on est loin du retour au FDP
encore son score, à 11,5% des voix, soit plus de «social-libéral» qui, dans son programme de Fribourg
5,3millions d’électeurs. Mais ce qui a surtout frappé de 1971, réclamait la régulation du capitalisme et
les observateurs, c’est que le parti a été, à égalité avec opposait la liberté individuelle à l’accumulation des
les Verts, le premier parti des jeunes. Près de 23% des richesses. Bien au contraire, le vernis progressiste
premiers électeurs ont choisi le FDP, soit un point de que lui donnent ses positions sociétales (sur la

3/4
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
4

légalisation du cannabis, par exemple) et son discours logique purement néolibérale reste celle du FDP. Le
de «modernisation» s’appuient sur un fond inchangé tournant Lindner n’est donc pas un tournant à gauche,
qui est celui du tournant néolibéral de 1982. loin de là.
Il en va du FDP comme de la pensée En réalité, politiquement, les libéraux pourraient
néoschumpétérienne. Le prix à payer pour la même avoir en ligne de mire d’occuper le rôle central
«modernisation», le «progrès» et la «numérisation», qui a été celui de la CDU depuis le début de la
c’est une politique favorable au capital et à son République fédérale. En tenant ferme sur le dossier
accumulation. La perspective du profit peu taxé budgétaire, le FDP pourrait apparaître comme la
et la mobilisation d’une épargne abondante sont force de défense des «valeurs économiques» de la
considérées comme la base de cette politique. C’est République fédérale face aux tendances «dépensières»
aussi dans cette perspective «entrepreneuriale» que des Verts et du SPD. Et dès lors, gagner des voix
cette pensée est généralement critique vis-à-vis de auprès d’une partie de l’électorat de droite tout en
toute remise en cause de la liberté sur les marchés et conservant sa position forte chez les jeunes par son
des politiques sociales généreuses. soutien à la modernisation numérique.
C’est ce qui explique l’apparent paradoxe d’un À l’image du macronisme en France, face à la
FDP capable de signer un traité de coalition crise du néolibéralisme, le FDP entend sauvegarder
titré «Oser plus de progrès» tout en s’arc-boutant le néolibéralisme en le ravalant à l’aide de la
sur l’orthodoxie budgétaire. Car nous sommes en pensée néoschumpétérienne. Il peut donc espérer
Allemagne: cette orthodoxie, surtout en période capter l’électorat conservateur attaché aux principes
de montée de l’inflation, constitue la base de la de l’orthodoxie budgétaire. Dès lors, il semble assez
politique de l’offre sur laquelle repose cette vision illusoire de penser que le FDP pourrait se laisser
néoschumpétérienne. Si, en effet, l’État s’endette absorber par ses partenaires sur sa gauche. Fort de
trop, dans cette vision, il capte l’épargne dont les son expérience traumatisante de 2009, le FDP entend
entrepreneurs innovants ont besoin et impose des exercer son pouvoir pour peser et affirmer son identité
hausses d’impôts futures. Le tout en fragilisant néolibérale.
l’épargne par une politique inflationniste. Cette

Directeur de la publication : Edwy Plenel Rédaction et administration : 8 passage Brulon 75012 Paris
Direction éditoriale : Carine Fouteau et Stéphane Alliès Courriel : contact@mediapart.fr
Le journal MEDIAPART est édité par la Société Editrice de Mediapart (SAS). Téléphone : + 33 (0) 1 44 68 99 08
Durée de la société : quatre-vingt-dix-neuf ans à compter du 24 octobre 2007. Télécopie : + 33 (0) 1 44 68 01 90
Capital social : 24 864,88€. Propriétaire, éditeur, imprimeur : la Société Editrice de Mediapart, Société par actions
Immatriculée sous le numéro 500 631 932 RCS PARIS. Numéro de Commission paritaire des simplifiée au capital de 24 864,88€, immatriculée sous le numéro 500 631 932 RCS PARIS,
publications et agences de presse : 1214Y90071 et 1219Y90071. dont le siège social est situé au 8 passage Brulon, 75012 Paris.
Conseil d'administration : François Bonnet, Michel Broué, Laurent Mauduit, Edwy Plenel Abonnement : pour toute information, question ou conseil, le service abonné de Mediapart
(Président), Sébastien Sassolas, Marie-Hélène Smiéjan, François Vitrani. Actionnaires directs peut être contacté par courriel à l’adresse : serviceabonnement@mediapart.fr. ou par courrier
et indirects : Godefroy Beauvallet, François Bonnet, Laurent Mauduit, Edwy Plenel, Marie- à l'adresse : Service abonnés Mediapart, 4, rue Saint Hilaire 86000 Poitiers. Vous pouvez
Hélène Smiéjan ; Laurent Chemla, F. Vitrani ; Société Ecofinance, Société Doxa, Société des également adresser vos courriers à Société Editrice de Mediapart, 8 passage Brulon, 75012
Amis de Mediapart, Société des salariés de Mediapart. Paris.

4/4

Vous aimerez peut-être aussi