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Maurizio Badanai philosophe-thérapeute Zhì néng qì-gō ng

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PĚNG QÌ GUÀN DĬNG FĂ


捧气贯顶法

1ère méthode dynamique (dòng gōng : 動功 : bouger ; mouvement, action ; toucher


[émotionnellement]) du zhì néng qì gōng. Calligraphie de Pascal Krieger.

捧 pěng : prendre ; tenir, porter dans les deux mains


气 : qì : ressource, force (ré)génératrice –贯 guàn : pénétrer, passer à travers
顶 dĭng : porter sur la tête ; substituer ; sommet du crâ ne – 法 fă : méthode

§ 1. DÉFINITION ET STRUCTURE :

Pěng signifie utiliser les deux mains pour prendre-tenir et qi est le souffle-énergie


de Qi-Gong. Pěng Qi peut donc se traduire par « tenir le qi avec les mains ». Il s’agit de
« faire monter » au regard de ce qui suit : guàn dĭng… Guàn 贯 signifie en effet traverser
de part en part, pénétrer (à l’intérieur d’un corps solide) et dĭng est le sommet du
crâ ne. Guàn dĭng signifie donc « pénétrer par le sommet du crâ ne et traverser le corps ».
Ce qui signifie qu’il faut bien, pour réaliser ceci, « faire monter » le qi avec les mains au-
dessus de la tête. Donc, en français, « prendre le qi avec les mains et le faire rentrer dans
le corps par le sommet du crâ ne ». Pěng qì guàn dĭng fă s’articule comme suit :

1
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1. Une phase de préparation, suivie de la récitation des huit phrases (réquisits


attitudinaux). C’est l’« organisation du champ » : « zù chăng fă (组场法) ».
2. L’ouverture qĭ shì 起式 (littéralement : « soulever – forme, modèle »).
3. Monter par les cô tés en partant du centre qián qĭ cè pěng qì 前 起 側 捧 气
(littéralement : « devant – soulever – par les cô tés – avec les deux mains – le qi »).
4. Monter au centre en partant des cô tés cè qĭ qián pěng qì 側起前捧气 (littéralement :
« par les cô tés – soulever – vers le centre – avec les deux mains – le qi »).
5. Faire monter en diagonale cè qián qĭ pěng qì 側 前 起 捧 气 (littéralement : « par les
cô tés – vers le centre – soulever – avec les deux mains – le qi »).
6. La fermeture huí qì 回气 (littéralement : « retourner, replier – le qi »).

§ 2. PĚNG QÌ GUÀN DĬNG FĂ, UN TRAVAIL DE NATURE ENDOGÈNE :

§ 2.1. La notion d’« intentionnalité pulsionnelle », de « mouvement d’existence » :

J’ai défini plus haut le qì-gōng comme une technique propriofective. J’entendais
par-là que le qì-gōng travaille sur les fonctions vitales de l’intérieur, en exploitant les
capacités auto-(ré)génératrices de l’organisme lui-même. On peut dire en ce sens que le
qì-gōng travaille de manière « endogène » ( 内 生 nèi shēng), terme que mon maître
Jacques Schotte fait coïncider avec l’adjectif « pulsionnel ».
 内 nèi : interne
 生 shēng : naître, donner naissance, être né – pousser

Pratiquer le qì-gōng c’est donc mobiliser d’une certaine manière,


intentionnellement, ce qui pousse en nous (« pulsion » vient du verbe latin « pellere :
pousser »). Notons d’ailleurs que ce n’est qu’à partir du moment où , tout en appartenant
au monde, il fait apparaître le monde – à partir donc du moment où il devient pulsion (驱
力 qū lì)1, « intentionnalité ( 意 向 性  yì xiàng xìng) », – que le qì peut être tenu pour
« énergie vitale ».
 意 yì : intention, désir, sens
 向 xiàng : direction, orientation – donner sur, tourner vers, être pour/à /vers…
 性 xìng : nature, caractère, propriété
 驱 qū : pousser, expulser
 力 lì : force, vigueur, puissance – faire tout son possible pour... En un sens large,
toute la pulsionnalité, c’est-à -dire le vivre, est motivation, 动 因 dòng yīn,
littéralement et dans l’ordre : « de (se) mettre en branle – cause/raison ».
 Citation :
En anthropologie clinique, on pense l’homme à partir de
sa condition plutô t que de sa nature ; comme condition, c’est-à -
« Human beings are self-
interpreting animals »
1
« 本(Charles
能 běn Taylor :
néng » désigne plutô t l’instinct (Instinkt), que Freud s’évertue à distinguer de la pulsion
(Trieb). agency and
Human
language, in
Philosophical papers 1,
1985). 2
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dire comme matrice de capacités ( 能  néng) engagées.2 C’est ce que fait Nietzsche
quand il écrit que la nature a déposé en l’homme la tâ che d’« élever un animal capable de
promettre (ein Tier heranzüchten, das versprechen darf) » (Zur Genealogie der Moral, II,
1887). Penser l’homme ainsi c’est le reconnaître comme ouverture (Barbaras nomme
d’ailleurs la pulsion « déhiscence fondamentale »). Nietzsche toujours : « L’homme est
l’animal pas encore fixé  (Der Mensch das noch nicht festgestellte Tier ist) » (Jenseits von
Gut und Böse, III § 62, 1886). Mais penser l’homme ainsi, c’est d’abord le reconnaître
comme agir (, actio3). On nomme « pulsions » les dynamismes apéritifs ou les
capacités engagées qui articulent cet agir. Les pulsions sont notre étoffe même, non des
entités qui, en nous, cô toieraient d’autres opérateurs motivationnels. Détaillons cela.

« Homo hominis lupus » – beuglait Hobbes : « L’homme, un loup pour l’homme »4.


Rien n’est moins sû r. Rien n’est moins sû r ne serait-ce que parce qu’il n’existe selon
toute vraisemblance aucune nature humaine, si par là on entend un ensemble de
manifestations définissant universellement notre espèce, donc une vue qu’on pourrait
prendre sur l’homme5. L’anthropologie clinique6 étudie en revanche l’humana
conditio. Comme son nom l’indique, la condition humaine (Sénèque) désigne l’ensemble
des facteurs qui conditionnent les phénomènes ou les expériences pour en faire des
phénomènes ou des expériences proprement humains. Il s’agit de facteurs structurants,
de tendances naturantes qui limitent a priori la situation de l’homme dans l’univers.

Penser la condition humaine requiert de réfléchir moins en termes de contenus


d’expérience qu’en termes de processus ou d’être-au-monde. Or pour ce faire, le concept
de « pulsion » reste un des meilleurs candidats, et cela pour au moins deux raisons : 1°, il
décrit la vie7 en-deçà de l’opposition corps-esprit (il s’agit en quelque sorte d’un concept-
souche extrêmement riche en valences intégratives), 2°, à l’instar d’un processeur, il
conjugue structure et dynamisme. Les pulsions organisent, certes, mais elles motivent,
aussi. Elles (é)meuvent. C’est pourquoi Léopold Szondi les nomme « vecteurs »,
autrement dit « forces orientées ». On peut les définir comme :

2
« Les puissances véritables ne sont jamais de simples possibilités. Il y a toujours de la tendance et de
l’action » (Leibniz, 1646-1716 : Nouveaux essais sur l’entendement humain, chapitre I, 1703). Pourquoi ?
Entre autres raisons parce que « Les capacités sont des besoins. […] Les capacités réclament qu’on les
utilise (Capacities are needs. […] Capacities clamor to be used) » (Abraham Maslow : Towards a
psychology of being, chapitre V, 1968).
Nota Bene : les anciens Grecs connaissent ce que nous appelons « pulsion » sous le nom d’«  ». Par
« hormè », ils entendent une force qui impulse, donne de l’élan, stimule, prend, urge.
3
« Humaine condition » résume donc une force structurante (endogène), un agir immanent qui,
contrairement à la  (poïésis, operatio), laquelle s’épuise transitivement dans son produit, ne
possède nulle autre fin que le perfectionnement de l’agent (Aristote, 384-322 av. J.-C. : Éthique à
Nicomaque, Livre I). L’agir est ce qui fait arriver quelque chose dans le monde.
4
De cive, 1642.
5
« En fait, le concept de nature humaine est à l’œuvre toutes les fois que se trouve transgressé le
précepte de Marx interdisant d’éterniser dans une nature le produit d’une histoire » (Bourdieu,
Chamboredon et Passeron : Le métier de sociologue, éd. Mouton et Bordas 1968, p. 42).
6
L’« anthropologie clinique » désigne une connaissance scientifique de l’homme vérifiable par la
pathologie. Ses deux coryphées sont Jacques Schotte (1928-2007), dont je fus élève, et Jean Gagnepain
(1923-2006). Schotte développe son anthropologie sur le versant biologique du pulsionnel ; Gagnepain,
son ami, de manière complémentaire sur celui noétique des structures culturelles.
7
Vivre – explique Renaud Barbaras – c’est appartenir à un monde tout en faisant apparaître ce monde
(Introduction à une phénoménologie de la vie, éd Vrin 2008).

3
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 Les spontanéités dans la résistance auxquelles se donne l’expérience du réel.


 Les modes principaux de donation ou de venue des choses (au sens où l’on parle
d’un arbre « de belle venue », ou de blé qui « vient bien »). Indéterminée quant à son
objet, la pulsion définit en ce sens notre ouverture-au-monde (Weltoffenheit). Sartre
parle d’« existence », littéralement du fait de s’établir, de se placer, de trouver sa
tenue (-sistere) » « au-dehors (ex-) ».
 Les processeurs irréductibles de la motivation, i.e. de l’investissement, de
l’occupation (Besetzung, Freud) du monde. On peut aussi parler des moments de
toute prise d’intérêt (en laissant volontairement de cô té la question de savoir ce qui
prend quoi).
 La pulsion a pour synonyme le « mouvement » – trait descriptif fondamental du
vivant – tel que le décrit Renaud Barabaras :
- « L’existence (…) comme étant essentiellement mouvement, concilie l’intra-
mondanéité du sujet avec sa fonction phénoménalisante : le mouvement
appartient pleinement au monde comme cela qui, se portant vers son immensité
inapparente, commande des apparitions en son sein » (Barbaras : Introduction à
une phénoménologie de la vie, éd. Vrin 2008, Le partage du mouvement, p. 118).
- Le mouvement est moins différence entre choses que différence comme être. Son
corrélat transcendant est la chose comme appel. Le vivant ne constitue pas
l’apparaissant mais le co-détermine. Il ne le surplombe pas, ne le totalise pas
comme index adéquat d’un cours d’apparitions, mais répond à son inépuisable
excédence en l’investissant.
- Le mouvement comme a priori universel de corrélation a pour modalité
originaire du sens la direction. Non pas le déplacement, du coup, mais la
réalisation (tendre vers).
- La pulsion ou le mouvement c’est ce qui nous inscrit dans le monde plus
profondément que ne s’y inscrivent les choses, cela si l’on veut bien penser le
monde comme physis, , i.e. comme génération (Scheler parle de Weltprozeß,
de Weltwerdung). De sorte que c’est en vertu de notre différence d’avec les
choses (dans la mesure où nous les faisons apparaître) que nous sommes du
monde plus radicalement qu’elles. Le « monde », cela dit, ne doit être entendu
ici ni comme somme d’étants (omnitudo realitis), ni comme grand contenant, ni
comme ce à quoi on croit. Le monde est :
 forme-fond à structure d’horizon, élément commun à tous les étants
apparaissants, qui n’est rien d’autre qu’eux.
 ce en quoi (au double sens de au sein de quoi et de par quoi) les étants
diffèrent.
 ce grâce à quoi on croit (Patočka).
 Fichte entend par « pulsion » « un effort se produisant lui-même, tenu ferme,
déterminé, qui est quelque chose de certain (ein sich selbst produzierendes Streben
das festgesetzt, bestimmt, etwas Gewisses ist) » (Grundlage der gesamten

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Wissenschaftslehre, 3e partie § 7, 1795). 8 Il décrit la pulsion comme une force interne


qui se détermine elle-même à la causalité (eine innere sich selbst zur Kausalität
bestimmende Kraft, 3e partie § 8), qu’on ne peut pas observer (ibidem) mais qui
transparaît dans l’aspiration, le désir, le Sehnen (3e partie § 10).

 Note :
D’après Maldiney, la pulsion intervient pour la première fois de
façon décisive comme concept crucial pour comprendre l’homme
dans deux œuvres publiées en 1795 :
 L’assise fondamentale de la Doctrine de la science, de Fichte.
 Les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, de Schiller.

Johann Gottlieb Fichte, 1762-1814, un des ténors de l’idéalisme allemand.

Depuis Fichte, la pulsion a fait fortune si l’on peut dire jusque sous la livrée de
l’« intentionnalité », i.e. du mode de présence des choses. Husserl, le père de la
phénoménologie (1859-1938), a reconnu dès ses premiers travaux de 1894, qui
introduisent explicitement la notion d’« intention » (ou de renvoi vécu à…), le rapport
constitutif existant entre intentionnalité et force, visée et tendance. À partir de 1921
(précisément dès la rédaction à Sankt-Mä rgen du manuscrit A VII 13), une
intentionnalité explicitement pulsionnelle (Triebintentionalität) vient tenir en germe un
non moins déclaré « système pulsionnel (Triebsystem) ». La pulsion cessera de compter
comme un constituant parmi d’autres de la condition humaine, pour devenir
l’engagement transcendantal (autrement dit la condition agissante de possibilité) qui
constitue la transitivité originelle du vivant vers le monde.

§ 2.2. Pulsion (驱力 qū lì), réel, réalité :

Chez Gagnepain, chez Schotte la pulsion est donc capacité. Elle s’oppose à ce titre
à toute réalité, toute capacité impliquant effectivement – mal gré qu’en ait l’idéalisme
fichtéen – un réel qu’elle n’est pas, mais dans l’interaction avec lequel elle se constitue. Si
Fichte et Gagnepain ont en commun d’opposer par ailleurs « réalité » et « relation »,
l’école rennaise pose encore un hiatus entre réel ( 无际 wú jì) et réalité ( 实际 shí jì).
Chez Jean-Claude Quentel, celle-ci enveloppe les phénomènes que chaque vivant fait
apparaître. Celui-là correspond aux centres de résistance, inconnaissables comme tels,
que nous avons mentionnés avec Scheler.
 实 shí : réalité, réel, fait, plein, fruit
 际 jì : limite, frontière, terme – entre – rencontre
 无 wú : sans, aucun, ne… pas…
Gagnepain voit dans le réel un principe de résistance à notre agir, principe qu’on
ne saisit jamais qu’en opposition dialectique à la forme. « Nous ne savons pas ce qu’est la
réalité en soi », claironne-t-il (Huit leçons d’introduction à la théorie de la médiation,
1994-2000). Et Schotte, à l’unisson : « Le réel comme tel n’est jamais donné » (L’analyse
8
Fichte décrit la pulsion comme une force interne qui se détermine elle-même à la causalité (eine innere
sich selbst zur Kausalität bestimmende Kraft, 3e partie § 8), qu’on ne peut pas observer (ibidem) mais qui
transparaît dans l’aspiration, le désir, le Sehnen (3e partie § 10).

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du Moi. Cours de questions approfondies de psychologie différentielle, 1974-1975). Or


pour Scheler, ce à quoi le réel résiste c’est précisément la pulsion.
1. La teneur de l’être-donné du réel (Dasein) réside en un vécu de résistance. Par
exemple, la réalité du passé, comprise comme ce qui résiste à mes reconstructions,
n’est atteinte ni par le biais de la pensée, mal gré qu’en ait l’idéalisme, ni par le biais
d’un jugement, quoi qu’en dise le réalisme critique. Elle s’impose avant toute
inférence et même toute perception. « Pour faire le départ entre les états qui sont
psychologiquement réels et ceux que nous nous imaginons vivre, c’est à l’expérience
de la résistance que nous avons recours : le signe de l’authenticité d’un sentiment, du
sérieux d’une décision, par exemple, consiste dans leur opposition victorieuse aux
épreuves auxquelles la vie les soumet ou que la volonté leur fait subir » (Dupuy, La
philosophie de Max Scheler, éd. PUF 1959, p. 315).
2. Le réel nomme un proto-phénomène plus fondamental que toutes les données qui
entrent dans la constitution de la chose (forme, sonorité, durée, étendue, etc.) et qui
les précède. Par exemple, le Realsein de la sphère du passé possède une priorité dans
l’être-donné par rapport à tout détail figurant en elle.
3. L’expression « réalité psychique », commente Schotte, souligne qu’il y a un véritable
poids de cette sphère (op. cit.), que celle-ci compte, qu’elle est significative.
4. Le réel se caractérise par la puissance d’agir (l’allemand dit « Wirklichkeit », du
verbe « wirken », agir). Pour le néo-kantisme, explique Scheler, la réalité ne serait pas
autre chose que le fait de relever de liaisons régulières. Or s’il en était bien ainsi, elle
ne nous apparaîtrait jamais, dans l’expérience de résistance où nous l’éprouvons,
sous le jour où elle nous apparaît effectivement, c’est-à -dire comme siège d’une
action efficace exercée par ce qui résiste (Idealismus-Realismus, 1927)9. Bien que la
chose ne puisse jamais être en soi – ajoute Merleau-Ponty – (ses articulations sont en
effet celles mêmes de notre existence, et la chose se pose au bout d’une exploration
qui l’investit d’humanité), elle nous « oppose une configuration propre », elle « agit et
existe par elle-même » (Phénoménologie de la perception, 2e partie, chapitre III : La
chose et le monde naturel). « Le réel se prête à une exploration infinie, il est
inépuisable » (Merleau-Ponty, ibid.), ceci suivant des contraintes typiques de
poursuite de l’expérience. Et le penseur français de renchérir : « C’est le propre du
réel de contracter en chacun de ses moments une infinité de relations (…). Le “réel”
est ce milieu où chaque moment est non seulement inséparable des autres mais en
quelque sorte synonyme des autres, où les “aspects” se signifient l’un l’autre dans
une équivalence absolue ; c’est la plénitude insurpassable : impossible de décrire
complètement la couleur du tapis sans dire que c’est un tapis, un tapis de laine, et
sans impliquer dans cette couleur une certaine valeur tactile, un certain poids, une
certaine résistance au son » (ibidem).
5. Ce qui résiste, ce sont des « centres de forces » (Kraftzentren), centre de forces que
l’on ne connait jamais comme tels, encore une fois, mais qui, résistant à nos pulsions
et à la fantaisie pulsionnelle originaire, déterminent l’image contingente des choses.

9
in « Späte Schriften » (Nachlaß), Gesammelte Werke volume 9, éd. Bouvier 1995, p. 236. « Réalité et cau-
salité vont de pair (zusammengehören), à notre avis. Ce qui n’est pas en mesure d’agir n’est pas non plus
réel (Was nicht wirkfähig ist, ist auch nicht wirklich). »

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Une série d’observations confirme la radicalité de l’expérience du réel : « les


malades distinguent la plupart du temps leurs hallucinations et leurs perceptions.
 Des schizophrènes qui ont des hallucinations tactiles de piqû res ou de “courant
électrique” sursautent quand on leur applique un jet de chlorure d’éthyle ou un
véritable courant électrique : “Cette fois-ci, disent-ils au médecin, ça vient de vous,
c’est pour m’opérer…”
 Un autre schizophrène qui disait voir dans le jardin un homme arrêté sous sa fenêtre
et indiquait l’endroit, le vêtement, l’attitude, est stupéfait quand on place
effectivement quelqu’un dans le jardin à l’endroit indiqué, dans le même costume et
dans la même posture. Il regarde attentivement : “C’est vrai, il y a quelqu’un, c’est un
autre”. Il refuse de compter deux hommes dans le jardin.
 Une malade qui n’a jamais douté de ses voix, quand on lui fait entendre au
gramophone des voix analogues aux siennes, interrompt son travail, lève la tête sans
se retourner, voit paraître un ange blanc, comme il arrive chaque fois qu’elle entend
ses voix, mais elle ne compte pas cette expérience au nombre des “voix” de la
journée : cette fois, ce n’est pas la même chose, c’est une voix “directe”, peut-être
celle du médecin.
 Une démente sénile qui se plaint de trouver de la poudre dans son lit sursaute quand
elle y trouve vraiment une mince couche de poudre de riz. “Qu’est-ce que c’est ? Cette
poudre est humide, l’autre est sèche”.
 Dans un délire alcoolique, le sujet qui voit la main du médecin comme un cochon
d’Inde remarque aussitô t que l’on a placé un véritable cochon d’Inde dans l’autre
main » (Merleau-Ponty, ibidem).

Puisque le réel se manifeste dans une résistance aux pulsions, il faut le


déconstruire. Gagnepain découd ainsi le monde investi par la culture en un univers
qu’on vit (à travers une bigarrure d’usages), auquel on
s’adapte techniquement (en produisant des ouvrages), qu’on
 Citation :
désire (en y faisant valoir nos suffrages), enfin qu’on perçoit
Montaigne, 1533-1592 : (et qu’on conceptualise avec des messages).
« Qui se connaît, connaît
aussi les autres, car
chaque homme porte la § 2.3. L’intentionnalité pulsionnelle comme « système » :
forme entière de
l’humaine condition » É tudier la pulsionnalité aidera sans doute le pratiquant à
(Essais III, chapitre 2 : De
mieux comprendre certains aspects du -gong et – pourquoi pas
la physionomie).
– à en développer plus avant les potentialités humanisantes.
Un ton particulièrement rigoureux sera imposé à cette étude
avec l’exigence d’une approche systémique de la manière qu’a l’homme d’investir le
monde. Léopold Szondi puis Jacques Schotte ont l’immense mérite d’avoir mis à jour non
pas des pulsions – combien n’en a-t-on pas agitées depuis le romantisme ! –, mais un
authentique système des pulsions (Triebsystem, Léopold Szondi, Max Scheler). Schotte a
trouvé chez son maître Szondi « le schéma qui série, met en forme et articule les
“catégories” dignes d’être retenues comme les éléments originaires “de toutes les

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destinées possibles de l’homme en tant qu’homme” »10. L’anthropologie clinique prouve


non pas que l’homme est un loup pour l’homme, mais que l’homme peut ( 能  néng) se
positionner comme tel. Elle prouve aussi qu’il peut faire au contraire de soi une chose
sacrée pour lui-même : « Homo, sacra res homini » (Sénèque, 4 av. C. – 65).

§ 3. PĚNG QÌ GUÀN DĬNG FĂ. UNE MÉTHODE DE BASE POUR SE RESSOURCER DANS
LE CONTACT AVEC LES CHOSES :

Dans un enregistrement sonore de maître Pang He Ming, on entend : « Pěng qì


guàn dĭng fă est le premier niveau de pratique du zhì néng dòng gōng. Il concerne le
stade de la pratique du Hùnyuán Qì [qì originel] externe. L’objectif de cette pratique est
de détendre le qi interne du corps et d’absorber le qi externe du monde qui nous
entoure. Cette pratique va donc nous permettre d’ouvrir et libérer les centres d’énergie
et les méridiens dans le corps, en lien avec le Hùnyuán Qì du corps physique, et de les
mettre en relation avec le Hùnyuán Qì extérieur. La santé va donc être retrouvée,
améliorée, et l’on pourra ainsi expérimenter les éventuelles futures subtilités liées à
l’absorption et à l’émission du Qi. » L’idée générale consiste donc à se reconnecter sur…
et à promouvoir la dimension du « entre ». On dirait, en termes anthropologiques, qu’il
s’agit de se réinstaller dans la « positionnalité existentielle » de base, celle dite « du
contact » ou de la « prise du monde » (Schotte), où joue une « motivation
réciproque » dans laquelle on ne sait jamais qui prend quoi : 人在气中 rén zài qì zhōng
(prononcez : « renne dzaï tchi djong ») : nous (l’être humain) nous insinuons dans le qì,
气 在 人 中 qì zài rén zhōng : le qì s’insinue11 en nous. On passe ici de la relation (qui
implique opposition qualifiée) au lien primordial.
 人 rén : homme, personne
 在 zài : exister, être situé – chez, dans – être en train de… (aspect progressif).
 中 zhōng : (au) milieu, parmi – centre – pendant que…

Il s’agit, pour le dire encore autrement, de se couler autant que possible dans le
cours naturel des choses » (hùn yuán 混元), ce que le philosophe allemand Max Scheler
(1874-1928) nomme « Weltgrund », « fond(s) primordial des choses, fond(s) du monde »
à penser comme changement (Wechsel) ou procès mondain (Weltprozeß).
 混 hùn : confondre, mêler – faire passer pour – s’infiltrer – faire bon ménage avec
quelqu’un – gagner sa vie tant bien que mal, se débrouiller pour…
 元 yuán (prononcez « yü enne ») : originel – premier principe.

§ 4. LE NIVEAU D’INTENTIONNALITÉ DU « SENTIR », OU LA PULSION DE CONTACT :

Bien comprendre le concept de « niveau d’intentionnalité » requiert des efforts.


L’idée, pour le dire aussi simplement que possible, est que tous les organismes ne
peuvent pas s’affranchir au même degré du lien qu’ils constituent avec leur milieu.
10
J. Melon : Avant-propos du livre de Schotte Szondi avec Freud, éd. de Boeck 1990. Voir aussi dans le
même ouvrage : Notice pour introduire le problème structural de la Schicksalsanalyse.
11
Du préfixe latin « in- » : au sein de…, suivi du verbe « -sinuare » : courber, faire pli – tendre un arc –
creuser.

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Certains – et l’homme au suprême degré – sont plus déliés de leur environnement


(umwelentbunden, Scheler) que d’autres, c’est-à -dire moins soumis aux
conditionnements naturels du contexte. Fondamentalement, on distingue quatre
niveaux d’intentionnalité ou de rapport au monde, quatre niveaux d’abstraction (en
bleu, jaune, rouge et violet) qu’on retrouve pour chacun des quatre champs
d’expériences du tableau plus bas. En jargon anthropologique, on définit :
1. Le premier niveau comme un lien de l’organisme avec le biotope. Dans cette strate la
plus archaïque du vivre, enseigne Helmut Plessner, les mouvements vitaux se
produisent à même l’organisme mais pas à partir de lui. On entend par-là que
l’individu y vit sans se rapporter à son milieu comme à une extériorité, mais en
symbiose. « Ça se passe ». En voici deux exemples :
 L’ainsi dit « biais d’amorçage » décrit un ensemble de phénomènes dans lesquels
un stimulus (l’« amorce ») est présenté préalablement à un autre stimulus (la
« cible ») pour conditionner le traitement de ce dernier. Si une épicerie diffuse de la
musique française, les ventes de bouteilles de vin français augmentent à l’insu des
acheteurs.
 L’influence des états affectifs induits par des odeurs sur des processus cognitifs
tels la mémoire et le rappel de souvenirs a été étudiée par Ehrlichman et Halpern 12.
Ces derniers ont réalisé une étude qui montre que le caractère hédonique d’une
odeur peut biaiser la remémoration. Pour induire des expériences affectives
positives et négatives, les chercheurs utilisent des odeurs respectivement agréables
et désagréables. L’étude comporte trois groupes : 1) non odorisé, 2) agréablement
odorisé à l’amande, 3) désagréablement odorisé à la pyridine. La tâ che des sujets est
la suivante : après l’émission d’un signal sonore (« ready »), un mot est présenté. Les
sujets doivent alors immédiatement noter un souvenir évoqué par le mot, en sachant
que l’odeur éventuellement diffusée fait partie de l’expérience. Une fois cette étape
terminée, les volontaires évaluent affectivement les souvenirs rappelés. Pour cela, ils
remplissent une échelle hédonique allant de « très triste » à « très heureux » pour
chaque souvenir. Or bien, les sujets de la condition « agréable » rappellent plus de
souvenirs plaisants que ceux de la condition « désagréable ».
2. Le deuxième et le troisième niveaux comme un rapport de l’organisme au milieu
ambiant (Umwelt). Ici, l’organisme se positionne à partir d’un centre, d’un intérieur
ainsi que d’un maintenant qui lui permettent de se tenir face aux gestalts (choses en
tant que configurées, c’est-à -dire pourvues de contours et constituées de propriétés
totalisées) de son milieu (fruits, partenaires, émotions, ressources, terrier, chemins,
images oniriques et ainsi de suite).
3. Le quatrième niveau, proprement humain, se définit comme un rapport de l’homme
au monde (Welt). Sans entrer dans le détail ici, disons que cette strate proprement
« existentielle » consiste en pures abstractions culturelles, c’est-à -dire en entités
vides (des « négatités », dit Sartre) constituées exclusivement de rapports sans
teneur positive : 1°, rapports d’oppositions qualitatives (par exemple entre le sème «
peau » et tous les autres sèmes dont nous pouvons le différencier : « os », «
profondeur », « extériorité », « plein », « pluriel » [« peau » est au singulier], etc.), 2°

12
Affect and memory: effects of pleasant or unpleasant odors on retrieval of happy and unhappy memories,
1988, US National Library of Medicine, National Institute of Health.

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rapports de contrastes quantitatifs (par exemple l’unité axiologique « liberté,


égalité » autrement segmentée que l’unité « liberté, égalité, fraternité »).

J. Gagnepain Condition Conduite Comportement Conscience


Individuation Activité Réactivité Idéation

S. Freud source (Quelle) objet (Objekt) poussé e (Drang) fin (Ziel)

Aristote cause maté rielle cause efficiente cause finale cause formelle

Niveau I : minimum vital – base qui lie – immersion dans les choses
C : sentir
proprioception motricité affectivité sensorialité
ab
st Niveau II : objectivation – fondement1 qui dé lie1 – captivation par des affaires
ra S : configuration
cti de gestalts
sujet trajet projet objet
on
co Niveau III : subjectivation – fondement2 qui dé lie2 – affairement pour l’adaptation
nt P : subordination
ex à des gestalts
spé cimen-type moyen-fin prix-bien indice-sens
tu non-actuelles
ali ESPÈ CE INSTRUMENT VALEUR SYMBOLE
sa
ti Niveau IV : purs rapports d’opposition et de contraste sans teneurs positives
on SCH : Noûs
culture Nomos Technè Dikè Logos
société, histoire travail droit, liberté pensée

Consort Homo Artisan Homo Legitimateur Homo Locuteur Homo


Acteurs humains :
politicus faber sacer sapiens

Types d’œuvres : Usages, contrats Ouvrages, produits Suffrages, vertus Messages, concepts

Schéma du « Triebsystem (système pulsionnel humain) » (Edmund Husserl, Max Scheler, Lipot Szondi)
humain tel que le synthétise l’anthropologie clinique. Toutes les capacités (néng 能) qui s’y articulent
forment la matière de notre agentivité personnelle.

Considérons les concepts de « base », de « fondement » et d’« origine ». Métapho-


riquement parlant, on pourrait, disait mon maître Jacques Schotte, comparer la base au
sol et au paysage, toujours déjà là , où s’insère une cathédrale. Les fondements en seraient
les fondations, c’est-à -dire ce qui, s’enfonçant dans la roche, permet à l’édifice de se
projeter vers le ciel. Quant à l’origine, elle résiderait dans l’intention même d’élever la
cathédrale.
 Une base est le déjà -là sur quoi toute démarche engrène. Exemple : les savoir-faire
préformés compris comme mélodies kinétiques rudimentaires, usages primitifs de
notre corps : suivre un objet du regard, porter ses mains en avant durant une chute,
repousser une nourriture dégoû tante, etc. Le hùn yuán qì 混 元 气 , pour donner
encore cet exemple, fournit une base (un déjà -là naturel) pour la pratique du qì-
gō ng .

10
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 La base (βά σις, básis : marche) est investie à travers un type de déplacement


existentiel que Schotte appelle la « marche », dont la caractéristique est de faire se
déplacer le paysage en lien avec elle.
 On nomme « fondement » une assise, cachée comme les fondations de la cathédrale,
qu’on retrouve pour faire bouger autre chose. C’est un centre de gravité – pourrait-on
dire – autour duquel des choses – visibles, elles – peuvent être mobilisées dans l’uni-
té d’une orbite. Exemple : la partition naturelle entre mâ les et femelles, qui fonde son
dépassement vers des identités de genre proprement culturelles. Exemple encore : le
corps 身体 shēn tǐ en tant que forme pourvue de contours, avec un centre constituant
un ici absolu distinct de tout là-bas.
Le fondement est investi à travers un type de déplacement existentiel que Schotte
appelle le « jet », caractérisé par le maintien d’un point fixe à partir duquel autre
chose est mû .
 Quant à l’origine, elle définit ce qui récapitule, articule, unifie, orchestre, en un mot
« intègre » les constituants d’un ensemble, par exemple sous forme de récit de vie.
Toute véritable origine se prend, donc. Elle se prend dans la mesure où elle crée un
vide, une abstraction13 qui, générant une nouvelle unité et une nouvelle identité,
donne lieu à une nouvelle carrière.
Nota Bene : si un fondement se retrouve, l’origine n’existe que dans l’instant créateur
où , avec l’œuvre, le sujet se recrée lui-même en recréant le monde. À titre illustratif,
la philosophie n’existe stricto sensu que dans l’activité même de jardiner les
évidences ou de soigner l’auto-interprétation de l’homme. Ce qui s’en dépose dans
les livres mériterait déjà un autre nom. Maître Zhou Jing-Hong explique dans le
même sens que lorsque nous nous concentrons sur certains points durant la pratique
de la 4ème méthode du zhì néng qì gōng, « la colonne du Méridien central se forme au
milieu du corps »14 (c’est moi qui souligne). Par cette méthode, renchérit-il, le
méridien central « se construit » (p. 73).
Ajoutons que l’origine est prise via un type de déplacement existentiel que Schotte
appelle le « saut », qui est un jet de soi-même à la faveur duquel des discontinuités
cutlturelles sont créées. L’homme, en ce sens, fait littéralement « sauter » (ou
« transcende ») les partitions naturelles que sont par exemple nos aptitudes motrices
naturelles, nos envies, nos phénotypes ou nos représentations fantasmatiques.

Mais revenons à pěng qì guàn dĭng fă. Cette première méthode est celle qui nous
rapproche le plus de notre base vitale. Je dis bien « qui nous rapproche le plus », car la
vitalité de l’homme reste irrémédiablement hantée par sa culture. Les facette de cette
base qu’Erwin Straus nomme « sentir » sont les suivantes :
 La préobjectalité. À ce niveau, quelque chose se passe qu’on peut sentir mais pas
objectiver, c’est-à -dire pas fixer dans un là -devant (Gegenstandlichkeit) détaché d’un
fond. C’est le cas des humeurs ou des feelings, de l’ambiance évanescente qui me
reste d’un rêve dont le contenu m’échappe, du groove qui emporte le musicien, d’un
13
Dans la série des moments par lesquels s’élabore toute expérience, il y a chez l’homme, « toujours un
4ème, essentiel à tout le jeu, qui n’est autre qu’(…) une sorte de zéro » (Schotte : Notice pour introduire le
problème structural de la Schicksalsanalyse, 1963, II 2).
14
Zhì néng qì gōng, 4ème méthode. Qi Gong du Méridien central, éd. You-Feng 2016, p. 43.

11
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botellon qui se forme sans intention claire ni structure (pas de responsable,


notamment), des synchronisations qui se jouent dans le lien mère-bébé. C’est le cas
du temps vécu, celui par exemple de l’ennui, ou celui au contraire qu’on ne voit pas
passer. Ce que Schotte appelle la « chose », à ce niveau, se caractérise par le fait
qu’elle s’épuise dans la consommation qu’on en fait, comme le « vin » de l’alcoolique
qui, par contraste avec celui de l’œnologue qui le cultive, le chérit, le produit et le
commercialise, n’existe que dans l’ébriété momentanée qu’il consent.
Quand on pratique, il faut progressivement dissoudre la gestalt corporelle (la
configuration du corps) pour ne plus assumer « que » la consistance d’un courant au
sein de l’océan. Chez le pratiquant chevronné, tout devient fluide : les paumes et les
plantes de pieds exercent une ouverture-fermeture continue d’échange énergétique
(hantu), tandis que membres et tronc assument un mouvement souple d’ondulation,
un peu à la façon d’une chenille.
La préobjectalité où nous plonge pěng qì guàn dĭng fă me semble traduire ce que
Pang Ming nomme souvent « vide (空 kòng) » : « En pratiquant le qì externe, l’esprit
doit se fondre avec le vide (When practicing external qì, the mind must merge with the
void) », c’est-à -dire, ici, avec ce qui n’a aucune forme (no form) ».15
 L’enjeu d’accordage/désaccordage. Les allemands donnent le joli mot
« Stimmung » pour dire que ce dont il s’agit, à ce niveau, c’est de s’accorder (ou de se
désaccorder), de se mettre en phase ou pas avec les rythmes de la vie. Pour créer
quoi que ce soit, il faut d’abord qu’un contact prenne (au sens où une mayonnaise
prend), comme entre l’humoriste et son public au commencement d’un spectacle. Ou
comme dans la prise du sein par le nourrisson, pour la toute première têtée.
« La première méthode du “Qi Gong de l’intelligence du cœur” est une véritable
initiation à l’osmose entre la fibre énergétique du corps et celle de l’univers, de
même nature »16. Plus précisément, détaille Pang Ming, tous ses mouvements se
moulent sur « les lois du flux de qì et de sang » (op. cit. p. 35).
 Le fonctionnement par bribes et morceaux. Définissons d’abord avec Schotte
morceaux, parties et membres :  un morceau est un élément d’un tout semblable à
n’importe quel autre élément de ce tout, et qui forme un tout en soi (exemple : les
scènes décousues d’un rêve, qui sont autant de touts en soi) 17.  Une partie est un
élément d’un tout qui, pour réaliser une fonction de ce tout, contraste avec les autres
élé-ments conjointement auxquels il le configure (exemple : les ailes d’une buse). 
Un membre est un élément d’un tout capable de réarticuler ce tout en fonction de
son appartenance à un autre tout (exemples : la mission identitaire d’une entreprise,
la capacité de norme, la capacité de sème).

15
Pang Ming : The methods of Zhineng qigong science, 1992, éd. CreateSpace 2013, p. 24.
16
Luce Desgagné : Zhì néng qì gōng, www.tai-chi-gong.org
17
Quand je demande un morceau de tarte, enseignait Schotte, il peut s’agir de la tarte entière. Avec un
morceau, le tout n’est pas thématisé, tandis qu’il l’est quand je demande une partie de la tarte. Pour
compléter son explication, Schotte distinguait également la masturbation du nourrisson de celle de
l’adolescent : dans la première, le sexe reste un morceau du corps, en l’occurrence sous forme de foyer
d’excitation où le comportement s’absorbe ; dans la seconde, le sexe, en tant cette fois qu’objet, retient
l’attention sur le fond d’un corps thématisé dont il ne constitue qu’une partie.

12
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« Bien qu’il y ait maints mouvements dans pěng qì guàn dĭng fă, l’essence est
simplement d’intercepter et de reverser le qì »18. Chaque geste, en somme, du moins
sous un certain aspect, y vaut les autres.
 L’immanence, la valence « maternelle » : à ce niveau de positionnalité, l’être vivant
est pris dans ce qui se passe. Par exemple, il est pris dans les rythmes circadiens, pris
dans la mode, pris dans un mouvement de foule ou dans une contagion affective. On a
ici un rapport, parfois recherché – comme avec l’ambiance d’un bar ou le soutient
d’un entourage communautaire –, à de l’englobant. Les psychanalystes parlent du
fantasme originaire de « retour au sein », où « sein » désigne ce dans quoi on
s’insinue.19
Quand on pratique pěng qì guàn dĭng fă, on s’efforce de se sentir drapé dans une
couche d’énergie (« layer of qì around the body »)20. On l’a dit, il s’agit de s’immerger
dans le qì environnant : 人在气中 rén zài qì zhōng.
Impossible ici de ne pas évoquer le fait que pěng qì guàn dĭng fă opère comme
méthode « externe », notamment par opposition méthodes suivantes. La visée
essentielle est la prise d’un champ (ré)générateur, le 气场 qì cháng, plutô t mettons
que la distribution de qì dans les articulations (deuxième méthode) et les organes
(troisième méthode), ou la construction d’un canal énergétique central (quatrième
méthode).
 La concrétude contextuelle : le niveau du sentir est celui où le vivant maintient le
plus de valences contactuelles avec ce qui l’entoure, un peu à la façon dont une
cellule-souche se maintient disponible pour des survenances diverses. On est dans le
sentir quand par exemple, durant un cocktail, on laisse les rencontres se faire sans
prévention, « comme ça vient ». On est encore dans le sentir quand on se demande,
en croisant quelqu’un, « comment ça va ? », cette formule sans véritable objet
permettant plus que toute autre de laisser venir n’importe quelle réponse. C’est ce
qu’on appelle parfois la « sérendipité », soit la disponibilité à faire des trouvailles au
hasard des rencontres, au gré de féconds concours de circonstances.21
 Concernant les visualisations, elles ne devraient pas être trop détaillées (too
detailed), dans la première méthode (p. 50). Pourquoi pas ? Parce que cela
parasiterait le lien qu’on veut renforcer ici entre le pratiquant et le « tout-venant
originel (混元 hùn yuan) ».
 Le ressourcement : dans ce droit-fil, il s’agit pour l’être sentant de pouvoir se
ressourcer. De pouvoir « recharger ses accus », comme l’écrit Jean Mélon. De « se
(re)vitaliser ». Comment ? En « prenant la couleur du milieu », comme le dit encore
Mélon. En s’imprégnant de ce qui agit alentour, comme lorsque je sors me fondre
dans la nature pour m’y régénérer, ou que je me crée chez moi un « cocon » douillet,
avec thé chaud et bougies parfumées. Socialement parlant, les sujets les plus
18
Pang Ming : The methods of Zhineng qigong science, 1992, éd. CreateSpace 2013, p. 24.
19
Le danger spécifique, vitalement parlant, peut être désigné comme celui de la dépendance, de la perte
de tenue interne (Haltung). Et le traumatisme corrélatif, celui de la séparation, du sevrage, avec une
forte sensibilité à la frustration.
20
Pang Ming, op. cit. p. 25.
21
Le néologisme « serendipity » fut cogné en 1754 par Horace Walpole. Il fut inspiré par un conte persan
intitulé Les trois princes de Serendip, dans lequel les protagonistes, en voyageant, découvrent toutes
sortes de choses qu’ils ne cherchaient pas.

13
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contactuels en ce sens sont ceux qui fraternisent facilement et nouent le plus de


partenariats.
Le ressourcement, avec pěng qì guàn dĭng fă, s’opère essentiellement par
« absorption ». Voici ce qu’écrivent Vito Marino et Ramon Testa : « la fusion de la
conscience de l’homme avec le hùnyuánqì extérieur du monde naturel (…) a pour but
de faciliter la faculté d’absorption [c’est moi qui souligne] de la part du corps humain.
Vu que ce processus de fusion intervient principalement à l’extérieur du corps
humain, il est appelé hùnyuán externe »22.
Pěng qì guàn dĭng fă « accroît notre vitalité (increases our vitality) »23. La première
méthode consiste à entrer en relation avec l’énergie environnante, ou énergie de la
nature (hùn yuán qì), nous permettant de revitaliser et rééquilibrer globalement
notre corps d’énergie »24.
 L’indifférenciation (dédifférenciation) : le niveau d’existence du sentir ne roule ni
sur des oppositions qualifiées ni sur des relations, mais plus basiquement sur du lien.
Il doit être pensée en termes d’interface, de perméabilité, de confusion ( 混 hùn :
mélange). Ici, les sujets grégarisent plus qu’ils ne socialisent, par exemple. Ils s’agglo-
mèrent dans des identités groupales peu différenciées (voyez les botellones), sans
hiérarchisation bien établie vis-à -vis d’un leader ou de subordonnés (le « on »
caractérise ce stade : « on dit que…, il paraît que… »).
« Bien qu’il y ait maints mouvements dans pěng qì guàn dĭng fă, l’essence est
simplement d’intercepter et de reverser le qì »25.
Sur un autre plan, le processus qui consiste à tirer-verser le qì « n’est pas un simple
mouvement de qì interne qui sort et de qì externe tiré au-dedans », ce qui souligne la
frontière entre intérieur et extérieur ; « c’est aussi un processus de mélange et de
transformation (混化 hùnhuà) du qì originel humain avec le qì originel de la nature »
(ibidem, p. 25). D’ailleurs, en nous (re)connectant à la nature, cette première
méthode « intensifie le processus d’échange-transformation (hùnhuà) au-dedans et
au-dehors du corps, ainsi qu’entre les deux » (ibidem p. 25). Maître Zhou Jing-Hong
précise : « Lorsque nous prenons l’énergie, nous la laissons traverser
horizontalement la peau, les muscles, les méridiens, les tendons, jusqu’au milieu des
os. L’extérieur et l’intérieur de notre corps ont la même importance, l’intérêt que

22
« La fusione della coscienza dell’uomo con lo hù nyuá nqì esterne del mondo naturale (…) ha lo scopo di
facilitare la facoltà di assorbimento da parte del corpo umano. Siccome questo processo di fusione procede
principalmente all’esterno del corpo umano, è perciò chiamato hù nyuá n esterno » (Zhineng Qigong.
Manuale complete du teoria e pratica di Qigong, éd. Nuova Ipsa 2007, p. 92).
23
Pang Ming, op. cit. p. 25.
24
François Bibeau : Zhì néng qì gōng : 1ère méthode (http://www.qigongfrancoisbibeau.com/zhi-neng-qi-
gong/).
25
Pang Ming : The methods of Zhineng qigong science, 1992, éd. CreateSpace 2013, p. 24.

14
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nous leur accordons est égal »26. On peut dire à l’extrême que « le Qi Originel et celui
du corps ne forment plus qu’un » 27.

§ 5. ÉCHAPPÉE PRATIQUE :

The Dynamic Laws of Healing (Les lois dynamiques de la guérison) fut rédigé dans
les années 1940. Son auteure, la thérapeute Catherine Ponder, y fait exhaler une eau de
rose enivrante : « Il n’y a pas de mal. (…) Il n’y a rien à craindre. (…) Ma vie (ma santé,
ma prospérité, mon bonheur, mon succès, mon bien) ne peut pas être limitée ! Je suis
sans entraves et sans chaînes (There is no evil. […] There is nothing to fear. […] My life [my
health, my prosperity, my happiness, my success, my good] cannot be limited! I am
unfettered and unbound) » (DeVorss Publications, 1966, p. 42). « Le bien est omnipresent
(Good is omnipresent) » (p. 38). Pourquoi alors subissons-nous des burnouts ? Pourquoi
nous affligeons-nous en apprenant qu’un pédophile a violé un enfant ? Pourquoi meurt-
on si la pollution ambiante dépasse un certain seuil ? Ponder n’hésite pas. Elle sait. La
raison en est que, toujours, peu ou prou, nous couvons en nous quelque mauvaise
pensée et/ou quelque mauvais sentiment. « Toute la puissance que le mal semble
posséder lui a été donnée par l’homme (All the power that evil seems to have, has been
given it by man) » (p. 28). L’adversité ? « Une apparence maladive créée par notre propre
penser maladif (A diseased appearance, created by our own diseased thinking) » (p. 29).
Pond internalise tout. En cela, elle reproduit le schéma par lequel les sensualistes
fabriquaient d’après Sartre leurs hypothétiques sensations élémentaires : on part d’une
relation avec le monde qui nous fournirait des atomes expérientiels (les sensations,
justement), puis on « éteint » la relation pour ne plus s’occuper que des prétendus
éléments qu’elle nous aurait livrés, éléments désormais figés avec lesquels notre esprit
moitrinaire se mettrait alors à bâ tir ses croyances, ses désirs, ses perceptions, ses
normes. Suivant cette ornière, Catherine Ponder répète ad nauseam que nous
construisons nos expériences non pas à partir d’une prise du monde continue (prise où
l’on en sait jamais qui prend quoi), mais à partir d’une intériorité que la relation elle-
même ne module plus : les gens doivent activer leur santé en leur for intérieur (within
them), la santé est fondamentalement un job interne (an inside job), nos pensées et nos
sentiments sont localisés dans le corps (located right within your body), chaque cellule
est remplie avec de la vie (filled with life). On caracole ici aux antipodes de la maïeutique
narrative, laquelle cherche au contraire à décrire des « existences », c’est-à -dire des
manières d’être au monde (Merleau-Ponty), et qui préfère externaliser les problèmes.

§ 6. ÉCHAPPÉE PRATIQUE. L’ACCORDAGE (STIMMUNG) DANS LA RENCONTRE :

§ 6.1. La notion de « synchronisation » ou de « mise en phase » (氣合 qì hé) :

26
Zhou Jing-Hong : Yi Yuan Ti et énergie originelle, 46ème conférence pour l’Association Yong Bao, 9
novembre 2021. L’immersion dans les « battements » rythmiques (Schotte) du sentir distingue ainsi
le zhì néng qì gōng de la médecine traditionnelle chinoise quand elle objective le corps. « Le tirer-
pousser de la première méthode où nous prenons l’énergie du ciel, de la terre et de l’horizon est une
façon totalement différente d’appréhender notre corps, et ce qui l’entoure, de celle de la médecine
chinoise » (ibidem).
27
Anne Egron : Qigong de la sagesse (http://www.lafilledejade.org/wp-content/uploads/2019/10/ZNQG
_1et2_Nov19.pdf :

15
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Ouvrons le « ερὶ τοῦ ἀ κού ειν, Peri to akoyein », probablement écrit par
Plutarque vers l’an 100 après Jésus-Christ. Le chapitre 11 recommande de « se régler sur
l’expérience (ἐμπειρία, empeiria)28 et la capacité naturelle (φυσικὴ ν δύ ναμι, physikè
dunamis)29 de celui qui parle ». « Se régler sur… » ? Oui. Littéralement : se rendre
convenant (« ἡρμοσμένον, hermosmenon ») par rapport à cette expérience et à ces
capacités. Convenir avec elles, par exemple en adoptant un débit de voix ou une posture
similaires. On verra que sous des formes diverses, et bien qu’il s’agisse là d’un
mimétisme en principe automatique 30, cette exigence communicationnelle déjà mise au
pavois par Plutarque (et par d’autres avant lui) ne cessera de rutiler ensuite au
firmament des savoir-faire philosophiques. Pourquoi ? Qu’apporte la synchronisation31
(dite aussi « mirroring ») ?
 La synchronisation, d’abord, rapproche. Elle crée un climat de familiarité (même
« longueur d’onde ») qui rassure et, du coup, aide au besoin à briser la glace.
 La synchronisation fait « que le courant passe ». C’est un processus basique de
convergence – illustratif de ce que nous avons appelé la « force du concret » – qui
prédispose à la communication. Par-là , elle permet non seulement d’établir le
rapport mais de le développer et de le mesurer.
 La synchronisation, notamment respiratoire, aide à sentir ce que l’interlocuteur
ressent. Elle favorise la « sympathie »32. William James compile sur cet article des
savoir-faire bien établis. En mentionnant Fechner, par exemple, il rapporte : « On
peut trouver par sa propre observation que le fait d’imiter l’expression physique
d’un état mental nous fait comprendre beaucoup mieux que si nous nous bornions à
le contempler… Quand je marche derrière une personne que je ne connais pas et que
j’imite aussi exactement que possible son port et sa démarche, j’obtiens la plus
curieuse impression de la sensation, telle que la personne doit elle-même la
ressentir. Affecter la démarche d’une jeune femme vous met, pour ainsi dire, dans un
état d’esprit (mood of mind) féminin » (The principles of psychology, 1890, chapitre
XXV)33.

28
« Empeiria » : expérience, sagesse acquise « sur le tas ».
29
« Dynamis » : force, puissance, aptitude à devenir.
30
Par exemple avec le « dialogue tonique » (Wallon) entre la mère et son bébé, avec l’accordage qui
s’opère entre un humoriste et son public (« la mayonnaise prend ») ou encore avec l’ajustement
spontané des déplacements individuels dans un mouvement de foule.
31
Voir Fabrice Midal : Foutez-vous la paix  ! (éd. Flammarion/Versilio 2017, chap. 4, p. 60). Dans le
domaine officiellement « psychologique », un des premiers chercheurs à définir la notion de
« synchronie interactionnelle » fut Ray Birdwhistell, dans les années 1960.
32
On se rappellera ici la définition que donne Bergson de l’intuition philosophique : la « sympathie par
laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour communiquer avec ce qu’il a d’unique et par
conséquent d’inexprimable » (La pensée et le mouvant, VI : Introduction à la métaphysique, 1903).
33
« One may find by one’s own observation that the imitation of the bodily expression of a mental condition
makes us understand it much better than the merely looking on. (…) When I walk behind someone whom I
do not know, and imitate as accurately as possible his gait and carriage, I get the most curious impression
of feeling as the person himself must feel. To go tripping and mincing after the fashion of a young woman
puts one, so to speak, in a feminine mood of mind. »

16
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Philosophe et psychologue américain, William James (1842-1910) fut l’un des porte-étendards du
pragmatisme, doctrine selon laquelle penser une chose revient à identifier la totalité de ses
implications pratiques. La maxime du pragmatisme consiste à demander : « Quelle différence cela fait-
il si telle option plutô t que telle autre est tenue pour vraie ? »
https://commons.wikimedia.org/wiki/File:William_James,_philosopher.jpg
 Le mirroring pave la voie à la conduction, qui permet de rediriger l’interlocuteur vers
des états plus ressourçants. Les infirmières, notamment, calquent leur respiration
sur celle de leur patient, puis en calmant la leur rapaisent cette dernière.
 La synchronisation favorise l’émergence des ressources intérieures, par exemple de
souvenirs utiles (vu que le sentiment d’être accepté réduit l’inhibition, le
refoulement).
§ 4.2. Les contenus de la mise en phase :

Montaigne note dans ses Essais : « J’ai une condition singeresse et imitatrice (…).
Qui que je regarde avec attention m’imprime facilement quelque chose du sien » (Essais
III : Sur des vers de Virgile). Véritable maître ès relation humaines, s’il en est34, Montaigne
enseigne ici – comme le confirmeront quelques siècles plus tard maintes expériences –
qu’on gagne, pour « ouvrir un autre parler », à se mettre au diapason de ce que
manifeste l’interlocuteur. De quoi, au juste ? Des idées ? Non pas. Car dans L’art de
conférer (Essais III, chapitre 8), le penseur français précise : je m’« instruis mieux par
contrariété que par exemple, et par fuite que par suite ». Le « quelque chose du sien »
dont parle Montaigne ressortit à l’expression : à la voix, au visage, aux yeux, aux
mouvements… Voilà en quoi « une âme bien née et exercée à la pratique des
hommes »35 se « coule aisément [même] à la façon contraire » (Essais III, chapitre XIII :
De l’expérience). En somme, « il faut se desmettre au train de ceux avec qui vous êtes »
(ibidem).

De quoi ce « train » se constitue-t-il ? Des expressions corporelles, on l’a dit,


expressions sur lesquelles on se synchronisera subtilement sans les singer. Les
programmeurs neuro-linguistes qualifient de « croisée » la synchronisation qui reprend
un élément de la conduite – par exemple une intensificiation de la voix chez l’écouté –
par un autre élément – mettons une accélération des « oui » de la tête chez l’écoutant).
34
« Ma forme essentielle est propre à la communication et à la production ; je suis tout au dehors et en
évidence, nay à la société et à l’amitié » (Essais III, chapitre III : De trois commerces). Montaigne, de fait,
fut deux fois maire de Bordeaux. Il devint aussi un négociateur-clef entre le maréchal de Matignon et
Henri de Navarre.
35
Essais III, chapitre III : De trois commerces.

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Maurizio Badanai philosophe-thérapeute Zhì néng qì-gō ng
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Se mettre en phase, cependant, c’est là une démarche qui ratisse beaucoup plus
large. Au fond, tout ce qu’amène l’interlocuteur fournit matière à se régler sur lui.
Souvent, dans cet esprit, je commence mes courriels par un « Merci pour votre… ». Je me
suis surpris aussi à répondre fréquemment, même à quelqu’un qui me menaçait
(« Attention, vous allez avoir des problèmes ! »), par un « Merci pour l’avertissement… »,
« Merci pour l’information… »36. En y réfléchissant, c’est là une manière de « prendre ou
de faire avec » ce que l’interlocuteur apporte, de me synchroniser sur lui.

Notre diapasonnage peut aussi concerner des patterns perceptuels, notamment


ceux portés à la parole par ce qu’on appelle les « prédicats sensoriels ». Par-là , on entend
en programmation neuro-linguistique des tournures langagières exprimant qu’éventuel-
lement, dans une situation donnée, un système sensoriel d’élaboration de l’information
domine. « La situation sent le roussi », « le vendeur a flairé une opportunité », « Paul a le
nez pour ce genre d’affaires », « des relents de fascisme empestent le débat »…, autant de
formules qui, si elles se répètent, peuvent indiquer que l’écouté investit olfactivement
ses messages. L’écoutant peut se caler sur cette préférence, et rebondir avec « vous avez
mis vos parents au parfum ? » plutô t qu’avec « vous leur avez fait entendre/toucher du
doigt votre problème ? », ou avec « votre idée fleure bon le succès » plutô t qu’avec
« votre idée illumine l’horizon ».

Qí hé (ki awase, en japonais). Harmonisation des qí. Calligraphie de Pascal Krieger.


氣 qì : puissance constitutive, force (ré)génératrice
合 hé : combiner, unir, convenir à
« Dans le champ d’énergie, notre Yì Yuán Tǐ (意元体) s’harmonise avec l’énergie
originelle »37.
36
Dans ce cas, bien entendu, il y a synchronisation avec le contenu manifeste du renseignement apporté,
mais désynchronisation par rapport à l’intention malveillante.
37
Selon Pang Ming, le créateur du zhì néng qì gōng, le yì yuán tǐ désigne la source du yìshí (意识), c’est-à -
dire de la conscience. Ce concept recoupe à mes yeux celui anthropologico-clinique d’« individuation »
ou de « constitution ».

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Maurizio Badanai philosophe-thérapeute Zhì néng qì-gō ng
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 意 yì : esprit, cœur  元 yuán : origine, premier principe – unité.  体 tǐ :


corps

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