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Hersent Et La Pluralité Des Perspecives Dans Le Roman de Renart
Hersent Et La Pluralité Des Perspecives Dans Le Roman de Renart
Le Roman de Renart
Reinardus. Yearbook of the International Reynard Society 24 (2011-2012), 53-76. DOI io.iO75/rein.24.O4giu
ISSN 0925-4757/E-ISSN 1569-9951 © John Benjamins Publishing Company
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donc bien possible d'étudier le.Roman de Renart comme une œuvre avec un haut
degré de continuité (pas la continuité tendentiellement horizontale des cycles
narratifs médiévaux dans lesquels on parcourt la biographie d'un héros en en
reconstituant aussi l'enfance ou la jeunesse, mais plutôt la continuité de la ligne
d'un cercle, où "l'inizio e la fine si possono fissare arbitrariamente")'' et de mettre
en relation - comme le texte lui-même invite à le faire, puisque les connexions sont
explicites - des épisodes qui apparaissent dans des branches différentes (par exem-
ple, l'adultère et le jugement). Il semble également légitime de postuler un haut
degré de continuité dans les relations entre les personnages (par exemple, Renart
et Hersent ou Renart et Ysengrin). Il s'agira plus d'un postulat heuristique que
d'un présupposé théorique: d'autres perspectives, qui soulignent les différences
entre les branches, pourraient compléter les conclusions auxquelles on arrivera
dans cette étude.
4. M. Bonafin, Le malizie délia volpe. Parola letteraria e motivi etnici nel Roman de Renart
(Roma: Carocci, 2006), p. 294.
5. Cf r'Introduction', in Le roman d'Ysengrin, traduit et commenté par E. Charbonnier
(Paris: Les belles lettres, 1991), pp. 1-55, p. 1.
6. Ibid., p. 4.
7. Ysengrimus, text with translation, commentary and introduction by J. Mann (Leiden-
New York-Kobenhavn-Köln: E.J. Brill, 1987), livre V, w. 740-741: "Here's a milk-soaked
rusk - doesn't it taste good? Lap it up, dear little cousins, lap it up!" (traduction de l'édition
mentionnée).
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reste coincée dans un passage trop étroit pour elle; .Reinardus en profite pour la
violer, ce qui semble, finalement, causer du plaisir à la louve:
8. Ibid., livre V, w. 818.1-2, 17-18: "And then the base adulterer, showing little concern for
the bonds of his uncle's marriage-bed, mounted the immobilised lady [...]. History relates that
she enjoyed the sport, and so the adulterer cuckolded his wife".
9. Cf. la Note 23 à p. 265 de Le roman d'Ysengrin.
10. On se réfère à l'ordre des branches établi par l'édition de Strubel (Le Roman de Renart,
Gallimard). Les citations aussi sont extraites de cette édition. Beaucoup d'études sur Le Roman
de Renart se réfèrent à un ordre des branches différent, celui de l'édition Martin (cf. K. Varty,
The Roman de Renart. A Guide to Scholarly Work (Lanham & London: Scarecrow Press, 1998),
pp. 1-7). • • . •
11. Cf. D.L. Spillemaeckers, Reynard the Fox: The Evolution of His Character in Select
Medievo/Beasi Ep/cs (Michigan: University Ann Arbor, 1978 [1970]), p. 109.
12. Cf. r'Introduction' à Le roman d'Ysengrin, p. 32 et L. Sudre, Les sources du Roman de
Paris: Bouillon, 1893), p. 147.
Hersent et la pluralité des perspectives dans Le Roman de Renart 57
(la neuvième) qui semble avoir été écrite avant la plupart des autres branches et
présente, avec la branche de L'Èscondit, une sorte de noyau du roman, auxquelles
se serait assez tôt ajoutée la branche dite Le Jugement de Renart, qui ouvre la plu-
part des manuscrits.'^ Un indice de l'antériorité de ces branches est le fait qu'elles
ne semblent pas présenter d'allusions à d'autres branches.''' En plus, la relation
entre Renart et Hersent constitue la source principale, en tout cas l'argument
de dispute le plus souvent mentionné dans le roman, de l'inimitié entre Renart
et Ysengrin. Cette inimitié entre le goupil et le loup est un des motifs narratifs
les plus récurrents du roman, avec une typologie qui prévoit presque toujours
la victoire de Renart et l'humiliation de son ennemi préféré, caractérisé par la
faiblesse intellectuelle et un tempérament violent. Les deux personnages appa-
raissent dans presque toutes les branches: Renart manque seulement dans quatre
"branches epigonales"'^ (XIX, XX, XXI et XXII), Ysengrin dans sept branches
(IV, VI, Vila, Vllb, XI, XIII et XXVI), c'est-à-dire qu'un des deux personnages
est toujours présent.
Même si dans le Roman de Renart le personnage d'Hersent est complexe
et le texte lui attribue aussi des qualités positives, la femme d'Ysengrin s'insère
néanmoins dans la tradition de la louve meretrix, "a rapacitate vocata, quod ad
se rapiat miseros et adprehendat",'^ un animal dont le pouvoir de séduction lui
permet d'entraîner les hommes dans un abîme moral. Hersent est le fruit de la
tradition des moralistes, elle "réunit en elle tous les défauts que les moralistes
attribuent traditionnellement auxfillesd'Eve: lubricité, rouerie et dissimulation
[...]. On devine l'influence d'une tradition iconographique et symbolique très
ancienne, qui représente les Vices sous forme d'animaux".'^ Son nom lui-même,
un prénom féminin assez répandu dans les milieux aristocratiques du IXe au Xle
13. Cf. J. Subrenat, 'Rape and Adultery: Reflected Facets of Feudal Justice in the Roman de
Renart', in Reynard the Fox. Social Engagement and Cultural Metamorphoses in the Beast
Epic from the Middle Ages to the Present, éd. K. Varty (New York et Oxford: Berghahn Books,
2000), pp. 17-35, pp. 17-18 et Bonafin, Le malizie delta volpe,p. 287. Selon d'autres chercheurs,
notamment Varty, la réunion des branches du Viol d'Hersent et de L'Escondit se serait plutôt
passée au moment des premières anthologies du Roman de Renart (cf. K. Varty, 'La mosaïque
de Lesear et la datation des contes de Renart le goupil', in K. Varty et al. A ¡a Recherche du
Roman de Renart, v. II (Perthshire: Lochee, 1991), pp. 318-329, p. 318 et Bonafin, Le malizie
délia volpe, p. 288).
14. Cf. Strubel,'Introduction', p. XVII.
15. Cf Ibid., p. XXVIII.
16. Cf. Isidoro, Etimologie o origini, éd. A. Valastro Canale (Torino: UTET, 2006), X, 1,163.
17. Strubel, 'Introduction', p. XL.
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siècle, évoquait peut-être, même s'il est difficile de le prouver aujourd'hui, une
"femme de mauvaise vie d'après la valeur du diminutif Herselot dans le fabliau
de Richeut",^^ peut-être aussi en référence à un personnage historique (qui pour-
rait être la fille de Charles le Chauve).'^ La louve était donc, dans l'imaginaire
médiéval, mais déjà dans la tradition latine, un symbole de la luxure. On peut
penser aussi à l'origine du terme lupanar en latin, avec la signification de 'bor-
del' qui a été reprise par plusieurs langues romanes, et à la version rationaliste
de la légende des origines de Rome, rapportée par Macrobe {Saturnales, I, 10),
selon laquelle Romulus et Rémus auraient été receuillis et allaités non pas par
une vraie louve, mais plutôt par Acca Laurentia, femme d'un berger et "connue
pour être une prostituée".^" Lupa dans le langage populaire latin était en effet un
synonyme de prostituée.^' Même en dehors des scènes sexuelles qu'elle partage
avec Renart, Hersent apparaît comme particulièrement portée sur le sexe. Dans
la branche Renart teinturier, Renart jongleur, lorsque Ysengrin rentre chez lui
sans parties génitales, après une de ses aventures malheureuses et Hersent, qui
voudrait faire l'amour avec lui, s'en aperçoit, elle pense immédiatement à aban-
donner son mari, désespérée d'avoir perdu sa seule raison de vivre et accusant
Ysengrin de ne plus servir à rien ("Dolante lasse, que ferai / quant j'ai receü tel
anui? / Qu'ai je mais a faire de lui?").^^ Le narrateur lui-même, qui ailleurs
dans le roman a une attitude moraliste, semble avoir de la compréhension pour
Hersent, lorsqu'il se demande, un peu plus tard dans le récit, "qu'a on a faire
d'ome en chambres / plus qu'il n'a trestous ses menbres?",^' et conclut qu'il est
normal que tout le monde haïsse Ysengrin.^* Hersent se déclare prête à partir à
la recherche d'un nouveau mari et elle voudrait emmener avec soi Hermeline,
qui risque d'être chassée par Renart lorsque celui-ci découvre que pendant
son absence elle s'était prép'arée^à épouser Poncet.. Selon Hersent, Hermeline
devrait arrêter de se plaindre et penser aux jeunes mâles qui les attendent, prêts
à satisfaire leurs désirs.^^ Face à elle, Hermeline représente la voix de la morale
et de la vertu, qui estime que les femmes sont naturellement inclinées à pécher
("Feme mesprent a la foie")^^ et accuse Hersent, dont elle connaît la relation
sexuelle avec son mari, de se conduire comme une "pute vielle" qu'il faudrait
"ardoir en
vainquent par la ruse les animaux les plus puissants,^' Renart subit les moqueries
des bêtes qui étaient censées devenir ses victimes ou du narrateur.^"
Avant la rencontre avec Hersent, on imagine par conséquent un Renart
humilié ou, au moins, après l'échec avec Tiécehn, un Renart pris à son propre jeu,
qui en plus est blessé à une patte et poursuivi par des chiens. Cet élément con-
tribue, au moment où Renart pénètre dans la tanière d'Hersent et où Hersent se
montre très sûre d'elle, à créer une situation asymétrique: Renart et Hersent, qui
seront unis dans l'acte sexuel, se différencient par leurs perspectives, ce qui aide
le lecteur à percevoir Hersent non comme une amante passive ou exclusivement
comme un moyen pour Renart d'avoir le dessus sur Ysengrin, mais comme un être
individualisé, avec ses exigences et ses désirs.
D'ailleurs, la branche IX se caractérise déjà lors de l'épisode de Tiécelin par la
pluralité de perspectives. Lorsque Renart et Tiécelin se retrouvent dans le même
lieu, "une plaine / tot droit al pié d'une montaigne",^' le narrateur, dans un pre-
mier temps, présente ce lieu à partir de la perspective de Renart, comme un beau
paysage ("la vit Renars un molt bel estre"),^^ un lieu de paix et tranquillité où il
souffre seulement du manque de nourriture. Peu après, le narrateur remarque,
inversement, l'absence d'intérêt de Tiécelin pour la beauté du lieu: "Li sejorners li
estoit biaus. / Mais dans Tyecelins li corbiaus / qui molt ot jeûné le jour / n'avoit
cure de tel séjour !".^^ Le même paysage est vu et interprété par deux points de vue
différents, une modalité narrative qui se prolonge au moment de la rencontre entre
Renart et Hersent.
La tanière du loup est présentée dans un premier moment en suivant le regard
de Renart et, en même temps, en mélangeant, comme le fait souvent le Roman
de Renart, dimension animale et anthropomorphisme.^^ Égaré, Renart aperçoit.
29. Cf. Suomela-Härmä, Les structures narratives, p. 59. Cf. YYsengrimus, livre I, v. 217: "Sepe
ebetes magni, subtiles sepe pusilli". Le mécanisme du trompeur trompé est également récurrent
dans le roman. Cf. D. Boutet, dans les 'Notes' au Roman de Renart, éd. Strubel, pp. 1152-1153.
30. Pour les moqueries de victimes, voir Le Roman de Renart, éd. Strubel, branche Vila
Chantecler, Mésange et Tibert, w. 433-451, 569-573 et 795-800 pour celles du narrateur, voir
Ibid., w. 788-792.
31. Cf. Ibid., branche IX Tiécelin. Le viol d'Hersent, w. 1-2.
32. Ibid., V. 4.
33. /fcíd.,w. 15-18.
34. L'anthromorphisme, généralement présent dans le Roman de Renart, est particulière-
ment fréquent lorsque Hersent est présente (cf. T'Introduction' à The Earliest Branches of the
Roman de Renart, éd. A. Lodge et K. Varty (Peeters: Louvain et al. 2001), pp. XI-C, p. LV).
A propos de l'anthropomorphisme en général, cf. G. Bianciotto, 'Renart et son cheval' in
Hersent et la pluralité des perspectives dans Le Roman de Renart 61
recouverte par des arbustes, "une fosse obscure"'^ qui se transforme peu après en
une "sale",^* un terme qui fait penser à une habitation humaine. Similairement, la
louve "qui ses louviaus nourist et cove"^^ se confond avec la figure d'une "dame"
qui "n'avoit pas son chief covert".^* Renart, dans une position d'infériorité due aux
défaites récentes, comprend mal où il se trouve et ce qui se passe, alors que, au
contraire. Hersent reconnaît facilement Renart ("le conut bien a la pel rousse")^^ et
lui adresse la parole en première. Il s'agit presque d'une scène cinématographique
racontée à l'aide de la technique du champ-contrechamp, dans laquelle les deux
personnages, l'un face à l'autre, se regardent et Renart, "tous deconfis'"*" et honteux,
ne réussit à prononcer aucun mot, assailli par la crainte d'Ysengrin. Seulement
dans un deuxième temps, les deux personnages sont unis par un désir commun,
celui de l'adultère, et par le partage d'une faculté essentielle, celle de l'éloquence.
Renart, équilibriste de la parole, concilie la proclamation de son innocence et une
déclaration d'amour à Hersent, et en même temps il accuse Ysengrin de le haïr à
tort.'" Hersent lui répond avec une habileté rhétorique encore plus grande. Elle
trouve un prétexte au désir qu'elle et Renart éprouvent l'un pour l'autre, ce qui
leur permet de sauver les apparences. En imputant à Ysengrin de les accuser à tort
d'une relation adultérine, elle lui attribue la responsabilité de leur avoir, par ses
Études de langue et de littérature du Moyen Âge offertes à Félix Lecoy par ses collègues, ses
élèves et ses amis (Paris: Champion, 1973), pp. 27-42: Bianciotto montre que souvent dans le
Roman de Renart les allusions anthropomorphes ne sont pas le symptôme d'une confusion
entre humain et animal, mais elles restent, au contraire, "au niveau de la création verbale con-
sciente, qui se juge avec humour et prend immédiatement ses distances par rapport au sens
littéral des mots" (pp. 41-42).
35. Le Roman de Renart, éd. Strubel, branche IX Tiécelin. Le viol d'Hersent, v. 163.
36. Ibidem, v. 174.
37. Ibidem,\. 178.
38. Ibidem, w. 177 et 181.
39. Ibidem, V. 189.
40. Ibidem,v. 193.
41. Cf. Ibid., w. 217-229. Suomela-Härmä, Les structures narratives, p. 151 remarque que la
théorie qui considère que l'adultère décrit dans cette branche est la cause de l'inimitié entre
Renart et Ysengrin implique un paradoxe temporel, puisque Renart présuppose l'inimitié
avant l'adultère. On peut pourtant supposer, en sauvant ainsi l'hypothèse que la branche IX
soit une des branches originelles, que le public du Roman de Renart avait connaissance de
l'inimitié entre goupil et loup à travers des textes précédents, tels que VYsengrimus, et que
l'adultère est une des raisons principales, mais pas la seule, d'une rivalité dont les origines
pourraient remonter à une longue tradition orale (cf. Varty,'La mosaïque de Lesear', p. 321).
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42. Cf. Le Roman de Renart, éd. Strubel, branche IX Tiécelin. Le viol d'Hersent, w. 232-240.
43. Sur ce passage et sur r"abbassamento di tono" qu'il implique, cf Bonafin, Le malizie délia
vo/pe, pp. 69-71.
44. Le Roman de Renart, éd. Strubel, branche IX Tiécelin. Le viol d'Hersent, w. 243-245.
45. Suomela-Härmä, Les structures narratives, p. 57.
46. Le Roman de Renart, éd. Strubel, branche IX Tiécelin. Le viol d'Hersent, v. 348.
47. Ibid., V. 381.
Hersent et la pluralité des perspectives dans Le Roman de Renart 63
Maintenant Renart prend la parole sans hésitation, dans un bref discours qui sou-
ligne qu'il a su traduire ses désirs en réalité: "Se jel dis, encor le dirai, / fis et ferai,
dirai et dis!".^^ Ysengrin arrive pendant leurs ébats (qui se répètent plus de sept
fois, "voire de dis")^^ et il les voit, ce qui n'empêche pas Renart de nier l'évidence
et de se défendre en soutenant qu'il est en train de pousser Hersent pour l'aider à
se libérer.
Un des thèmes principaux de cette branche, à côté de celui, évident, de la
rivalité entre Renart et Ysengrin, est le pouvoir de la parole. Structurer le récit de
l'adultère en trois phases peut aider à en synthétiser le signifié. Dans la première
phase, la parole sert à Renart et surtout à Hersent pour se séduire réciproquement
et pour formuler les prétextes qui peuvent les conduire à l'acte sexuel sans perdre la
face. Dans la deuxième phase, au moment du retour d'Ysengrin, la parole d'Hersent
a la fonction de repousser les accusations des louveteaux, qui ont reconnu Renart,
mais n'ont pas vu l'acte sexuel. Elle réussit ainsi à convaincre son mari de son inno-
cence. Dans la troisième partie de la branche IX, celle du deuxième acte sexuel, le
pouvoir de la parole atteint un nouveau degré, puisqu'elle ne triomphe pas sur une
autre parole, mais sur un témoignage visuel, celui d'Ysengrin:
56. Cf. R. Bellon, 'Foie parole et bon barat; la ruse dans la branche X du Roman de Renart',
in Le goupil et le paysan fRoman de Renart, branche X), éd. J. Dufournet (Paris-Genève:
Champion-Slatkine, 1990), pp. 9-33, p. 22.
57. Déjà dans VYsengrimus, dans la scène où il sodomise Hersent, Renart joue avec la rhéto-
rique pour justifier son acte, en soutenant qu'il est mieux que ce soit lui, uni à elle par un lien
de parenté, à posséder Hersent plutôt qu'un inconnu qui passerait par là.
58. R. Bellon, 'Notes' au Roman de Renart, éd. Strubel, branche XIV Renart le Noir, p. 1198.
59. Ibid., branche XIV Renart le Noir, w. 1193-1199.
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Le tour réussit parfaitement. Renart prend à bord les deux loups, il laisse Ysengrin
seul sur une île et il repart avec Hersent. Il se fait reconnaître et fait l'amour avec
elle, de façon "que toute la neffistcrosier"^" et qu'Ysengrin voie tout.
On peut se demander pourquoi, dans les trois scènes qui décrivent la relation
sexuelle entre Renart et Hersent, la configuration de leur rapport est tellement
différente (une diversité qui se traduit par la variation dans le jeu des perspec-
tives). Hersent, très active lors de la première scène, n'est que l'instrument de
l'acte hostile de Renart envers Ysengrin dans la branche XIV. Lexplication peut
être recherchée dans la nature de la branche XIV, une branche parmi d'autres
qui met en avant, assez conventionnellement, la rivalité entre Renart et le loup,
ce qui fait apparaître encore plus, d'un côté, l'originalité de la branche IX, qui
donne une place importante à l'échange verbal, à des relations interpersonnelles
complexes et à l'habileté rhétorique d'Hersent et de Renart, et, de l'autre côté, la
prééminence du personnage de la louve: l'acte (le premier adultère) qui est à la
source de la structure narrative du Roman de Renart n'est pas simplement dû à
la rivalité, déjà latente, entre Renart et Ysengrin, mais, plus encore, à l'initiative
d'Hersent, qui personnifie une sorte de principe actif de la sexualité,^' du plaisir
et, peut-être, du dynamisme, du désordre nécessaires au développement de la
structure narrative.
considéré et jugé des points de vue divergents; de l'autre côté, parce que le procès
se déroule sur la base de discours - accusatoires, défensifs, de témoins -, et les dis-
cours des personnages sont, comme l'a écrit Bonafin, "uno dei mezzi più comuni
d'introduzione délia pluridiscorsività sociale nel romanzo".^^ Bonafin parle de plu-
ridiscorsività sociale, mais il s'agit aussi d'une pluridiscursivité interprétative, dans
le sens où, comme Bonafin lui-même le souligne, les mots d'Hersent, de Renart
ou d'Ysengrin, qui sont les personnages les plus directement mis en cause dans
les scènes juridiques, interprètent la réalité chacun à sa façon, en soulignant la
difficulté de déterminer une vérité absolue.^' Il est logique, par conséquent, que
certains des passages juridiques soient, avec la branche du Viol d'Hersent, ceux
où il est le plus facile, écrit Bonafin en reprenant la perspective de Bakhtin, de
reconnaître des "fenomeni mistilinguistici, polifonici: plurilinguistici dei sottoge-
neri dialogizzati del discorso e del folklore carnevalesco [...] in tal modo [da]
restituiré una visione pluriprospettivistica del reale".^'' Un bon exemple de ce plu-
rilinguisme au sens propre est l'oraison du chameau Musart, qui "de Lombardie
estoit venus / por aporter monsignor Noble / trives devers Costantinoble"^^ et à
qui, puisque "molt saiges et molt bon legistres",^^ ami et ambassadeur du Pape,
on demande d'intervenir pour donner son avis sur le procès de Renart. Musart
s'exprime dans un mélange d'ancien français, d'italianismes et de latin macaro-
nique, remarquable pour son "genuino plurilinguismo".^^ Musart ne donne pas
de conseils pratiques à Noble. Il l'invite, avec une rhétorique alambiquée, à juger
avec impartialité, puisque "se tu ne juges par bontar / et se tu ne faces droit tort /
tu ne soies bone signor !".^^ Varty a remarqué que le "français italianisant presque
incompréhensible"^' du chameau est comique, mais le contenu de son discours
ne l'est pas, puisque il montre que ni l'Église ni les Écritures offrent une solution
permettant de déterminer avec certitude une vérité factuelle.
que la culture médiévale a attribué au goupil,^^ mais aussi Hersent, jouent le dou-
ble rôle du trompeur et de l'accusé, puisque le trompeur, dans une société organisée
et hiérarchique comme celle du Roman de Renart, est un accusé potentiel.^^
On peut constater l'habileté avec laquelle. Hersent argumente en tant
qu'accusée. Dans la branche Le jugement de Renart, elle intervient une première
fois à la cour lorsque le blaireau Grimbert cherche à faire tomber sur elle la respon-
sabilité de l'adultère et à dédouaner ainsi Renart. Hersent réagit en se disant hon-
teuse d'être ainsi accusée et en se défendant de façon ambiguë; elle déclare son
innocence et, par les sous-entendus de son discours, se joue de ses auditeurs:
Sire Grimbert, je n'en puis mais!
J'amaisse miex assés la pais
entre mon signor et Renart;
76. Cf l'étymologie farfelue d'Isidore (Etimologie 0 origini, XII, II, 29): "Vulpis dicta, quasi
uolipis. Est enim uolubilis pedibus et numquam rectis itineribus, sed tortuosis anfractibus
currit, fraudulentum animal insidiisque decipiens. Nam dum non habuerit escam, fingit
mortem, sicque descendentes quasi ad cadauer aues rapit et deuorat".
77. Cf Suomela-Härmä, Les structures narratives, p. 54.
78. Le Roman de Renart, éd. Strubel, branche la Le lugement de Renart, w. 137-178.
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79. Cf. Batany, Scène et coulisses du "Roman de Renart", p. 236 et les 'Notes' de A. Strubel dans
Le Roman de Renart, éd. Strubel, p. 923.
80. Cf. P. Wackers, 'Medieval French and Dutch Renardian Epics: Between Literature and
Society', in Reynard the Fox. Social Engagement and Cultural Metamorphoses, pp. 55-72, p. 60.
81. Le Roman de Renart, éd. Strubel, branche la Le lugement de Renart, v. 184.
82. Strubel,'Introduction', p. L.
83. Le Roman de Renart, éd. Strubel, branche la Le lugement de Renart, v. 391. =
84. Ibid., branche II Le Duel judiciaire, w. 593-595.
85. Cf. Ibid., w. 1023-1034. Cf. J. Devard, Le Roman de Renart. Le reftet critique de la société
féodale (Paris: L'Harmattan, 2010), p. 203.
86. A. Strubel, dans les 'Notes' à Le Roman de Renart, éd. Strubel, p. 1051.
Hersent et la pluralité des perspectives dans Le Roman de Renart 71
Renart d'avoir "honie ma feme"^^ et d'avoir ainsi enfreinf lés règles établies par le
roi lui-même sur l'inviolabilité du lien nuptial - Ysengrin cherche à donner une
dimension politique au crime de Renart -,*^ et qui appelle sa femme à témoigner
et à corroborer son propos. Hersent, comme le note Strubel,*' réagit avec intel-
ligence, puisqu'elle confirme ce qu'en ce moment du récit elle ne pourrait nier,
c'est-à-dire que Renart l'a prise quand elle est restée bloquée à l'entrée de la tanière
du goupil, elle se disculpe en ajoutant qu'elle n'était pas consentante et que même
précédemment, elle avait "toz jors fuï"'° les avances de Renart, mais elle introduit
aussi la notion d'amour,^' ce qui lui permet d'attribuer l'action de Renart non à la
luxure, mais à un sentiment amoureux; Noble, tolérant à l'égard des crimes commis
par amour, sera ainsi poussé à essayer de sauver la peau de Renart.
Conclusion
différentes du monde, des façons différentes de vivre, le signe d'une pluralité, celle
du Roman de Renart, qui dépasse, d'un côté, l'apparente uniformité des jugements
moralisants du narrateur et, de l'autre côté, la lecture qui ferait de Renart (et donc
d'Hersent), trop simplement, l'incarnation du mal.
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