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Hersent et la pluralité des perspectives dans

Le Roman de Renart

Gian Paolo Giudicetti

Hersent, un des personnages féminins les plus importants du Roman de


Renart, s'insère dans la tradition classique et médiévale de la louve, un animal
qui symbolise le péché et la luxure. La présence d'Hersent dans le roman ne
peut pourtant pas être réduite à la dimension du discours moral. Au contraire,
elle semble jouer un rôle essentiel toutes les fois que le roman est marqué par
une de ses caractéristiques les plus fascinantes: la pluralité de perspectives.
Premièrement, les épisodes qui décrivent la relation adultérine entre Renart
et Hersent sont racontés à travers l'alternance de points de vue différents: la
scène est observée tantôt à travers le regard d'Hersent, tantôt à travers celui
de Renart ou encore à travers celui du mari cocu, Ysengrin. En deuxième lieu,
la défense de Renart et Hersent lorsqu'ils sont accusés d'adultère se fonde sur
des récits alternatifs et mensongers, qui superposent à la réalité des faits, en
général avec succès, une réalité autre, une perspective nouvelle qui ébranle les
accusateurs. En troisième lieu, les jugements sur Hersent des autres personnages
révèlent d'une façon particulièrement explicite des visions du monde opposées,
moralisatrices d'un côte, individualistes et hédonistes de l'autre. Le résultat est que
l'avis univoque et trop simpliste du narrateur, qui condamne Hersent, apparaît
seulement comme un avis parmi d'autres, insuffisant à saisir la complexité et le
charme du personnage.

Dans le Roman de Renart, les personnages féminins, humains ou animaux,


jouent un rôle secondaire, généralement passif:' on peut penser à la reine Fière,
à Hermeline, épouse de Renart, aux poules qui se trouvent sous la menace de
Renart ou aux épouses des paysans. Il y a pourtant une exception à cette tendance.
Hersent, l'épouse d'Ysengrin, qui a une fonction très importante dans le roman,
autant parce qu'elle détermine l'évolution narrative de l'histoire que pour son
caractère actif et entreprenant.

1. Cf. E. Suomela-Härmä, Les structures narratives dans le Roman de Renart (Helsinki:


Suomalainen Tiedeakatemia, 1981), p. 74.

Reinardus. Yearbook of the International Reynard Society 24 (2011-2012), 53-76. DOI io.iO75/rein.24.O4giu
ISSN 0925-4757/E-ISSN 1569-9951 © John Benjamins Publishing Company
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Une autre particularité du Roman de Renart est la pluralité des perspectives


qui le traverse. D'une branche à l'autre, mais aussi à l'intérieur de la plupart des
branches, des visions du monde très différentes s'affrontent et souvent s'opposent.
Renart constitue une menace pour le royaume de Noble parce que ses actions n'en
respectent pas les lois et les régies sociales, mais aussi parce que sa façon de vivre
et d'agir reflète une lecture du monde et une éthique qui s'opposent à l'ordre royal
et à la morale commune. Quand cette pluralité de perspectives est soulignée, à
plusieurs reprises, le personnage d'Hersent joue un rôle important.
Hersent semble en effet prédisposée à se trouver au centre d'un mécanisme
narratif dominé par la pluralité des perspectives. En tant qubbjet principal des
désirs de Renart, elle est la source d'un comportement contraire aux règles du
royaume de Noble, comportement qui esquisse une idéologie autre que celle qui
domine normalement: elle prône le dépassement des principes moraux de la
société, du frein à une existence sans inhibitions et sans préjugés. En outre, la
pluralité des perspectives apparait aussi parce que la présentation alternative du
réel, parfois mensongère, fait partie des stratagèmes rhétoriques d'Hersent et de
Renart. Les mondes parallèles ouverts par la capacité de penser autrement sont le
monde de l'adultère, alternatif au mariage et à la morale du status quo, mais aussi
la réalité seconde décrite par les deux adultères, lorsqu'ils sont accusés, à travers la
maîtrise de la rhétorique.
Les épisodes se situent dans différentes branches du roman. Nous allons ici
faire comme si le Roman de Renart était une œuvre unique et organique. On relève,
en effet, une certaine unité dans le Roman de Renart, que démontrent des citations
internes, des allusions à d'autres branches ou par la répétition de structures et de
thèmes narratifs. Suomela-Härmä a expliqué que ."la répétitivité n'est certes pas
étrangère à la littérature médiévale, mais le Roman de Renart semble battre tous les
records en la matière".^ Guenova aussi a relevé un arrière-plan idéologique assez
constant dans les différentes branches, caractérisé par la satire sociale, la parodie
littéraire et l'orientation anti-ecclésiastique, ainsi qu'une unité linguistique, qui se
révèle par l'itération de tournures et par des citations intratextuelles.^ Il semble

2. E. Suomela-Härmä, 'Pour une typologie des branches du Roman de Renart', in A la


Recherche du Roman de Renart,v.l,éd.K.YartY (Perthshire:Lochee, 1988), pp. 107-133, p. 107.
3. V. Guenova, La Ruse dans le Roman de Renart et dans les œuvres de François Rabelais
(Orléans: Paradigme, 2003), p. 72. Cf aussi A. Strubel,'Introduction', in Le Roman de Renart
(Paris: Gallimard [Pléiade], 2006 [1998]), pp. XI-LXVIII, pp. XV-XVI: "Le Roman de Renart
n'est [...] pas une simple réunion de productions indépendantes. Il y a entre les unités qui
le composent une interrelation plus étroite: mêmes personnages, mêmes canevas, échos et
rappels d'un conte à l'autre, créent une situation unique dans la littérature [...] ; un ensemble
cohérent, mais qui n'est pas une suite".
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donc bien possible d'étudier le.Roman de Renart comme une œuvre avec un haut
degré de continuité (pas la continuité tendentiellement horizontale des cycles
narratifs médiévaux dans lesquels on parcourt la biographie d'un héros en en
reconstituant aussi l'enfance ou la jeunesse, mais plutôt la continuité de la ligne
d'un cercle, où "l'inizio e la fine si possono fissare arbitrariamente")'' et de mettre
en relation - comme le texte lui-même invite à le faire, puisque les connexions sont
explicites - des épisodes qui apparaissent dans des branches différentes (par exem-
ple, l'adultère et le jugement). Il semble également légitime de postuler un haut
degré de continuité dans les relations entre les personnages (par exemple, Renart
et Hersent ou Renart et Ysengrin). Il s'agira plus d'un postulat heuristique que
d'un présupposé théorique: d'autres perspectives, qui soulignent les différences
entre les branches, pourraient compléter les conclusions auxquelles on arrivera
dans cette étude.

1. La connotation sexuelle de la louve

Le Roman de Renart est le fruit de la réélaboration d'une tradition littéraire et


culturelle plus que de la création de trames nouvelles. Une de ses sources les plus
importantes est le poème latin Ysengrimus (écrit à la moitié du XIF siècle par un
certain Nivard, qui aurait vécu dans la région de Gand),^ même si la figure centrale
de ce poème n'est pas encore celle du goupil, mais celle du loup, dont Reinardus
ne represente que "l'ombre [...], son mauvais génie, sa perte".^ Pour mieux faire
la connaissance de la femme du loup, encore anonyme dans le poème latin, on
peut par conséquent partir de ce poème et, en particulier, de la scène du viol, qui
sera reprise dans le Roman de Renart. Dans le cinquième livre de Y Ysengrimus,
Reinardus arrive dans la tanière de son rival, qui en ce moment est absent. Il urine
sur les louveteaux en se moquant d'eux ("hoc mixtum est, nonne suaue sapit? /
Sugite, dilecti patrueles, sugite!")^ et la louve réagit en le poursuivant, mais elle

4. M. Bonafin, Le malizie délia volpe. Parola letteraria e motivi etnici nel Roman de Renart
(Roma: Carocci, 2006), p. 294.
5. Cf r'Introduction', in Le roman d'Ysengrin, traduit et commenté par E. Charbonnier
(Paris: Les belles lettres, 1991), pp. 1-55, p. 1.
6. Ibid., p. 4.
7. Ysengrimus, text with translation, commentary and introduction by J. Mann (Leiden-
New York-Kobenhavn-Köln: E.J. Brill, 1987), livre V, w. 740-741: "Here's a milk-soaked
rusk - doesn't it taste good? Lap it up, dear little cousins, lap it up!" (traduction de l'édition
mentionnée).
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reste coincée dans un passage trop étroit pour elle; .Reinardus en profite pour la
violer, ce qui semble, finalement, causer du plaisir à la louve:

Atque parum curans patruelis federa lecti,


assilit infixamprauus adulter heram.
[...]
Gauisam scriptura refert his lusibus illam
et mechum patruum zelopitasse suum.^

Dans la perspective de ce travail, trois éléments de cette scène semblent particu-


lièrement intéressants: en premier lieu, on remarque - on décrira la scène cor-
respondante du Roman de Renart plus tard - des détails en commun entre les
deux textes (l'humiliation que Reinardus fait subir aux enfants d'Ysengrimus; le
déroulement et l'aboutissement de la poursuite de la louve). En deuxième lieu, le
personnage de la louve a déjà une forte connotation sexuelle, même si certains
philologues supposent que le passage sexuel de cet épisode est une interpolation
tardive, empruntée par des copistes à la tradition française du personnage de
Renart.' En troisième lieu, la structure narrative de l'épisode est nettement plus
simple que celle de l'épisode équivalerit de la branche IX^° du Roman du Renart, où,
on le verra plus tard, la sodomisation sera décrite avec un langage plus explicite'^
et la scène sexuelle se dédoublera, en conséquence d'une nouvelle complexité du
personnage de la louve. ^^
Dans le Roman de Renart, en effet, les rapports sexuels entre Hersent et Renart
jouent un rôle considérable. L'accomplissement de leur relation adultérine est
raconté dans des textes qui sont considérés comme faisant partie des récits origi-
nels de l'œuvre. Deux des trois scènes adultérines se trouvent dans une branche

8. Ibid., livre V, w. 818.1-2, 17-18: "And then the base adulterer, showing little concern for
the bonds of his uncle's marriage-bed, mounted the immobilised lady [...]. History relates that
she enjoyed the sport, and so the adulterer cuckolded his wife".
9. Cf. la Note 23 à p. 265 de Le roman d'Ysengrin.
10. On se réfère à l'ordre des branches établi par l'édition de Strubel (Le Roman de Renart,
Gallimard). Les citations aussi sont extraites de cette édition. Beaucoup d'études sur Le Roman
de Renart se réfèrent à un ordre des branches différent, celui de l'édition Martin (cf. K. Varty,
The Roman de Renart. A Guide to Scholarly Work (Lanham & London: Scarecrow Press, 1998),
pp. 1-7). • • . •

11. Cf. D.L. Spillemaeckers, Reynard the Fox: The Evolution of His Character in Select
Medievo/Beasi Ep/cs (Michigan: University Ann Arbor, 1978 [1970]), p. 109.
12. Cf. r'Introduction' à Le roman d'Ysengrin, p. 32 et L. Sudre, Les sources du Roman de
Paris: Bouillon, 1893), p. 147.
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(la neuvième) qui semble avoir été écrite avant la plupart des autres branches et
présente, avec la branche de L'Èscondit, une sorte de noyau du roman, auxquelles
se serait assez tôt ajoutée la branche dite Le Jugement de Renart, qui ouvre la plu-
part des manuscrits.'^ Un indice de l'antériorité de ces branches est le fait qu'elles
ne semblent pas présenter d'allusions à d'autres branches.''' En plus, la relation
entre Renart et Hersent constitue la source principale, en tout cas l'argument
de dispute le plus souvent mentionné dans le roman, de l'inimitié entre Renart
et Ysengrin. Cette inimitié entre le goupil et le loup est un des motifs narratifs
les plus récurrents du roman, avec une typologie qui prévoit presque toujours
la victoire de Renart et l'humiliation de son ennemi préféré, caractérisé par la
faiblesse intellectuelle et un tempérament violent. Les deux personnages appa-
raissent dans presque toutes les branches: Renart manque seulement dans quatre
"branches epigonales"'^ (XIX, XX, XXI et XXII), Ysengrin dans sept branches
(IV, VI, Vila, Vllb, XI, XIII et XXVI), c'est-à-dire qu'un des deux personnages
est toujours présent.
Même si dans le Roman de Renart le personnage d'Hersent est complexe
et le texte lui attribue aussi des qualités positives, la femme d'Ysengrin s'insère
néanmoins dans la tradition de la louve meretrix, "a rapacitate vocata, quod ad
se rapiat miseros et adprehendat",'^ un animal dont le pouvoir de séduction lui
permet d'entraîner les hommes dans un abîme moral. Hersent est le fruit de la
tradition des moralistes, elle "réunit en elle tous les défauts que les moralistes
attribuent traditionnellement auxfillesd'Eve: lubricité, rouerie et dissimulation
[...]. On devine l'influence d'une tradition iconographique et symbolique très
ancienne, qui représente les Vices sous forme d'animaux".'^ Son nom lui-même,
un prénom féminin assez répandu dans les milieux aristocratiques du IXe au Xle

13. Cf. J. Subrenat, 'Rape and Adultery: Reflected Facets of Feudal Justice in the Roman de
Renart', in Reynard the Fox. Social Engagement and Cultural Metamorphoses in the Beast
Epic from the Middle Ages to the Present, éd. K. Varty (New York et Oxford: Berghahn Books,
2000), pp. 17-35, pp. 17-18 et Bonafin, Le malizie delta volpe,p. 287. Selon d'autres chercheurs,
notamment Varty, la réunion des branches du Viol d'Hersent et de L'Escondit se serait plutôt
passée au moment des premières anthologies du Roman de Renart (cf. K. Varty, 'La mosaïque
de Lesear et la datation des contes de Renart le goupil', in K. Varty et al. A ¡a Recherche du
Roman de Renart, v. II (Perthshire: Lochee, 1991), pp. 318-329, p. 318 et Bonafin, Le malizie
délia volpe, p. 288).
14. Cf. Strubel,'Introduction', p. XVII.
15. Cf Ibid., p. XXVIII.
16. Cf. Isidoro, Etimologie o origini, éd. A. Valastro Canale (Torino: UTET, 2006), X, 1,163.
17. Strubel, 'Introduction', p. XL.
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siècle, évoquait peut-être, même s'il est difficile de le prouver aujourd'hui, une
"femme de mauvaise vie d'après la valeur du diminutif Herselot dans le fabliau
de Richeut",^^ peut-être aussi en référence à un personnage historique (qui pour-
rait être la fille de Charles le Chauve).'^ La louve était donc, dans l'imaginaire
médiéval, mais déjà dans la tradition latine, un symbole de la luxure. On peut
penser aussi à l'origine du terme lupanar en latin, avec la signification de 'bor-
del' qui a été reprise par plusieurs langues romanes, et à la version rationaliste
de la légende des origines de Rome, rapportée par Macrobe {Saturnales, I, 10),
selon laquelle Romulus et Rémus auraient été receuillis et allaités non pas par
une vraie louve, mais plutôt par Acca Laurentia, femme d'un berger et "connue
pour être une prostituée".^" Lupa dans le langage populaire latin était en effet un
synonyme de prostituée.^' Même en dehors des scènes sexuelles qu'elle partage
avec Renart, Hersent apparaît comme particulièrement portée sur le sexe. Dans
la branche Renart teinturier, Renart jongleur, lorsque Ysengrin rentre chez lui
sans parties génitales, après une de ses aventures malheureuses et Hersent, qui
voudrait faire l'amour avec lui, s'en aperçoit, elle pense immédiatement à aban-
donner son mari, désespérée d'avoir perdu sa seule raison de vivre et accusant
Ysengrin de ne plus servir à rien ("Dolante lasse, que ferai / quant j'ai receü tel
anui? / Qu'ai je mais a faire de lui?").^^ Le narrateur lui-même, qui ailleurs
dans le roman a une attitude moraliste, semble avoir de la compréhension pour
Hersent, lorsqu'il se demande, un peu plus tard dans le récit, "qu'a on a faire
d'ome en chambres / plus qu'il n'a trestous ses menbres?",^' et conclut qu'il est
normal que tout le monde haïsse Ysengrin.^* Hersent se déclare prête à partir à
la recherche d'un nouveau mari et elle voudrait emmener avec soi Hermeline,
qui risque d'être chassée par Renart lorsque celui-ci découvre que pendant

18. J. Batany, Scène et coulisses du "Roman de Renart"{Paris: Sedes, 1989), p. 92.


19. Cf. Ibid.
20. G. Puccini-Delbey, La vie sexuelle à Rome (Paris: Seuil, 2010), p. 115.
21. Cf. K. Varty, 'Introduction', in Reynard the Fox, pp. XIII-XXI, p. XV et G. Bianciotto, 'Na
Loba et le plus laid de la meute', in Mélanges de philologie et de littérature médiévales offertes
à Michel Burger, éd. J. Cerquiglini-Toulet et O. Collet (Genève: Droz, 1994), pp. 301-320. Ce
signifié a été repris par la langue et la culture italiennes, comme le témoigne le récit La Lupa
(1880) de Giovanni Verga.
22. Le Roman de Renart, éd. A. Strubel (Paris: Gallimard, 2006 [1998]), branche le Renart
teinturier, Renart jongleur, w. 2729-2731.
23. Ibid., w. 2902-2903.
24. "Drois est que tous li mons le hat" {Ibidem, v. 2905).
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son absence elle s'était prép'arée^à épouser Poncet.. Selon Hersent, Hermeline
devrait arrêter de se plaindre et penser aux jeunes mâles qui les attendent, prêts
à satisfaire leurs désirs.^^ Face à elle, Hermeline représente la voix de la morale
et de la vertu, qui estime que les femmes sont naturellement inclinées à pécher
("Feme mesprent a la foie")^^ et accuse Hersent, dont elle connaît la relation
sexuelle avec son mari, de se conduire comme une "pute vielle" qu'il faudrait
"ardoir en

2. Hersent séduit Renart et se laisse séduire: Les scènes de l'adultère

7. Renart dans la tanière d'Hersent


Hersent, on vient de le constater, est prédisposée par sa nature de louve pour le
plaisir sexuel. C'est sous cet éclairage qu'il convient de lire la scène originelle du
Roman de Renart, la première relation sexuelle entre Renart et Hersent, insérée
dans la branche IX, qui a pour titre Tiécelin. Le viol d'Hersent. Lépisode du viol
est précédé par un autre épisode, celui de la rencontre entre Renart et le corbeau
Tiécelin, une réécriture de la fable antique du renard et du corbeau, racontée par
Esope et Phèdre, et reprise plusieurs fois par les recueils de fables et d'exempla
médiévaux.^* Renart sent l'odeur du fromage que Tiécelin est en train de manger et
réussit, en flattant l'habileté vocale du corbeau, à le faire chanter; le fromage tombe
et Renart peut s'en servir. Toutefois, l'épisode se conclut mal pour Renart, qui vou-
drait dévorer Tiécelin, mais ne réussit qu'à lui enlever quatre plumes. Avant de ren-
contrer Hersent, Renart vient donc d'un échec, au moins partiel; et il revient même
de plusieurs échecs consécutifs si on prend en considération le fait que, dans la
tradition manuscrite, les épisodes de Tiécelin et du viol sont souvent précédés - et
donc réunis dans la même branche, comme le fait l'édition Martin - de trois autres
épisodes négatifs pour Renart: un premier dans lequel il doit laisser échapper le
coq Chantecler, un deuxième dans lequel il ne réussit pas, malgré ses mensonges
et tricheries, à dévorer une mésange, et un troisième où il cherche à piéger le chat
Tybert, mais finit par en être piégé à son tour. Au cours de ces trois mésaventures,
qui confirment la loi du Roman de Renart selon laquelle les animaux les plus petits

25. Cf/f)/d.,w. 3086-3089.


26. Ibid., V. 3099.
27. /Í7!d.,w. 3122-3123.
28. Cf Bonafin, Le malizie della volpe, p. 61.
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vainquent par la ruse les animaux les plus puissants,^' Renart subit les moqueries
des bêtes qui étaient censées devenir ses victimes ou du narrateur.^"
Avant la rencontre avec Hersent, on imagine par conséquent un Renart
humilié ou, au moins, après l'échec avec Tiécehn, un Renart pris à son propre jeu,
qui en plus est blessé à une patte et poursuivi par des chiens. Cet élément con-
tribue, au moment où Renart pénètre dans la tanière d'Hersent et où Hersent se
montre très sûre d'elle, à créer une situation asymétrique: Renart et Hersent, qui
seront unis dans l'acte sexuel, se différencient par leurs perspectives, ce qui aide
le lecteur à percevoir Hersent non comme une amante passive ou exclusivement
comme un moyen pour Renart d'avoir le dessus sur Ysengrin, mais comme un être
individualisé, avec ses exigences et ses désirs.
D'ailleurs, la branche IX se caractérise déjà lors de l'épisode de Tiécelin par la
pluralité de perspectives. Lorsque Renart et Tiécelin se retrouvent dans le même
lieu, "une plaine / tot droit al pié d'une montaigne",^' le narrateur, dans un pre-
mier temps, présente ce lieu à partir de la perspective de Renart, comme un beau
paysage ("la vit Renars un molt bel estre"),^^ un lieu de paix et tranquillité où il
souffre seulement du manque de nourriture. Peu après, le narrateur remarque,
inversement, l'absence d'intérêt de Tiécelin pour la beauté du lieu: "Li sejorners li
estoit biaus. / Mais dans Tyecelins li corbiaus / qui molt ot jeûné le jour / n'avoit
cure de tel séjour !".^^ Le même paysage est vu et interprété par deux points de vue
différents, une modalité narrative qui se prolonge au moment de la rencontre entre
Renart et Hersent.
La tanière du loup est présentée dans un premier moment en suivant le regard
de Renart et, en même temps, en mélangeant, comme le fait souvent le Roman
de Renart, dimension animale et anthropomorphisme.^^ Égaré, Renart aperçoit.

29. Cf. Suomela-Härmä, Les structures narratives, p. 59. Cf. YYsengrimus, livre I, v. 217: "Sepe
ebetes magni, subtiles sepe pusilli". Le mécanisme du trompeur trompé est également récurrent
dans le roman. Cf. D. Boutet, dans les 'Notes' au Roman de Renart, éd. Strubel, pp. 1152-1153.
30. Pour les moqueries de victimes, voir Le Roman de Renart, éd. Strubel, branche Vila
Chantecler, Mésange et Tibert, w. 433-451, 569-573 et 795-800 pour celles du narrateur, voir
Ibid., w. 788-792.
31. Cf. Ibid., branche IX Tiécelin. Le viol d'Hersent, w. 1-2.
32. Ibid., V. 4.
33. /fcíd.,w. 15-18.
34. L'anthromorphisme, généralement présent dans le Roman de Renart, est particulière-
ment fréquent lorsque Hersent est présente (cf. T'Introduction' à The Earliest Branches of the
Roman de Renart, éd. A. Lodge et K. Varty (Peeters: Louvain et al. 2001), pp. XI-C, p. LV).
A propos de l'anthropomorphisme en général, cf. G. Bianciotto, 'Renart et son cheval' in
Hersent et la pluralité des perspectives dans Le Roman de Renart 61

recouverte par des arbustes, "une fosse obscure"'^ qui se transforme peu après en
une "sale",^* un terme qui fait penser à une habitation humaine. Similairement, la
louve "qui ses louviaus nourist et cove"^^ se confond avec la figure d'une "dame"
qui "n'avoit pas son chief covert".^* Renart, dans une position d'infériorité due aux
défaites récentes, comprend mal où il se trouve et ce qui se passe, alors que, au
contraire. Hersent reconnaît facilement Renart ("le conut bien a la pel rousse")^^ et
lui adresse la parole en première. Il s'agit presque d'une scène cinématographique
racontée à l'aide de la technique du champ-contrechamp, dans laquelle les deux
personnages, l'un face à l'autre, se regardent et Renart, "tous deconfis'"*" et honteux,
ne réussit à prononcer aucun mot, assailli par la crainte d'Ysengrin. Seulement
dans un deuxième temps, les deux personnages sont unis par un désir commun,
celui de l'adultère, et par le partage d'une faculté essentielle, celle de l'éloquence.
Renart, équilibriste de la parole, concilie la proclamation de son innocence et une
déclaration d'amour à Hersent, et en même temps il accuse Ysengrin de le haïr à
tort.'" Hersent lui répond avec une habileté rhétorique encore plus grande. Elle
trouve un prétexte au désir qu'elle et Renart éprouvent l'un pour l'autre, ce qui
leur permet de sauver les apparences. En imputant à Ysengrin de les accuser à tort
d'une relation adultérine, elle lui attribue la responsabilité de leur avoir, par ses

Études de langue et de littérature du Moyen Âge offertes à Félix Lecoy par ses collègues, ses
élèves et ses amis (Paris: Champion, 1973), pp. 27-42: Bianciotto montre que souvent dans le
Roman de Renart les allusions anthropomorphes ne sont pas le symptôme d'une confusion
entre humain et animal, mais elles restent, au contraire, "au niveau de la création verbale con-
sciente, qui se juge avec humour et prend immédiatement ses distances par rapport au sens
littéral des mots" (pp. 41-42).
35. Le Roman de Renart, éd. Strubel, branche IX Tiécelin. Le viol d'Hersent, v. 163.
36. Ibidem, v. 174.
37. Ibidem,\. 178.
38. Ibidem, w. 177 et 181.
39. Ibidem, V. 189.
40. Ibidem,v. 193.
41. Cf. Ibid., w. 217-229. Suomela-Härmä, Les structures narratives, p. 151 remarque que la
théorie qui considère que l'adultère décrit dans cette branche est la cause de l'inimitié entre
Renart et Ysengrin implique un paradoxe temporel, puisque Renart présuppose l'inimitié
avant l'adultère. On peut pourtant supposer, en sauvant ainsi l'hypothèse que la branche IX
soit une des branches originelles, que le public du Roman de Renart avait connaissance de
l'inimitié entre goupil et loup à travers des textes précédents, tels que VYsengrimus, et que
l'adultère est une des raisons principales, mais pas la seule, d'une rivalité dont les origines
pourraient remonter à une longue tradition orale (cf. Varty,'La mosaïque de Lesear', p. 321).
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accusations, donné l'idée de l'adultère et elle réussit, par un chef-d'œuvre rhéto-


rique, à faire tomber sur lui la faute de la trahison.^^
Au début de la relation avec Hersent, Renart joue un rôle plutôt passif; c'est
Hersent qui l'invite et le conduit à l'acte sexuel. Il devient plus actif dans un
deuxième temps, lorsqu'il décide d'humilier encore plus Ysengrin en urinant
sur sa progéniture, les louveteaux qui se trouvent dans la tanière non loin de leur
mère.^^ Hersent agit par intérêt (l'assouvissement de son désir et la volonté de
jouer un tour à son mari), non par amour. Puisque l'adultère se configure comme
la somme d'intérêts égoïstes, le lecteur ne sera pas étonné de constater que, dans
d'autres branches, telles que Le pèlerinage de Renart, Renart et Hersent s'opposent
presque mortellement.

IL Renart viole Hersent


Un des arguments d'Hersent pour convaincre Renart à l'acte sexuel a été celui de
l'absence de témoins: "Or m'acolés, si me baisiés! / Cor en estes vous bien aisiés:
/ ci n'a qui encuser vous doie l".'^ En effet les louveteaux ne peuvent pas voir leur
mère et Renart d'où ils se trouvent pendant l'acte sexuel. C'est la différence prin-
cipale entre cette scène et celle, qui suit dans la même branche (que ce soit dans
l'édition Strubel ou dans l'édition Martin), où les ébats entre les deux personnages
se renouvellent.
Quand Ysengrin rentre dans sa tanière, ses enfants trahissent Hersent et con-
fient à leur père que Renart est passé par là. Hersent se défend habilement, avec un
discours complexe dans lequel, sans se déclarer explicitement innocente, elle met
en avant l'idée qu'elle saurait se disculper si on l'obligeait à le faire, un discours qui
commence en accusant le pauvre Ysengrin de se fâcher à tort. Hersent réussit à
persuader son mari de son innocence, aidée aussi par le fait que les louveteaux, qui
ne sont pas des témoins directs, "ne font que répéter ce qu'a dit Renart";''^ elle lui
promet également de tuer Renart si elle en a l'occasion, ce qui arrive "ains que pass-
ast la semaine",''^ lorsque les deux loups voient Renart se promener à proximité de
leur tanière, à la recherche de nourriture. Ils décident de le poursuivre, de sorte
que Renart retourne à grande vitesse vers son "castel de Val Crues"^^ (qui, par

42. Cf. Le Roman de Renart, éd. Strubel, branche IX Tiécelin. Le viol d'Hersent, w. 232-240.
43. Sur ce passage et sur r"abbassamento di tono" qu'il implique, cf Bonafin, Le malizie délia
vo/pe, pp. 69-71.
44. Le Roman de Renart, éd. Strubel, branche IX Tiécelin. Le viol d'Hersent, w. 243-245.
45. Suomela-Härmä, Les structures narratives, p. 57.
46. Le Roman de Renart, éd. Strubel, branche IX Tiécelin. Le viol d'Hersent, v. 348.
47. Ibid., V. 381.
Hersent et la pluralité des perspectives dans Le Roman de Renart 63

le mélange habituel de la perspective animale et anthropomorphe, est peu après


défini comme une tanière). Renart ne se trouve désormais plus dans une posi-
tion soumise; il est au contraire à son aise, dans un habitat familier ("la savoit
bien Renars la voie").** Le jeu des perspectives montre cette différence par rap-
port à la première scène. Le contact visuel en premier plan est maintenant celui
entre Renart et Ysengrin, et il est symétrique: les deux personnages se voient et
se reconnaissent réciproquement. Plus tard, à partir de cette situation d'égalité,
Renart prend le dessus: lorsque Hersent, en le poursuivant, reste bloquée dans
l'entrée de la tanière de Renart et "ne se pot retraire arrière"''^ ni avancer, Renart en
profite, il fait le tour en sortant d'un autre côté et prend Hersent par derrière,^" en
la conduisant à céder, assez promptement et volontiers, à la violence:

Et Renars prent la queue as dens


et li reverse sor la crupe
et andeus les pertruis destoupe
puis li saut sus, ses ieus voiant
si li a fait, ses ieus voiant,
ou bien li poist u mal li plaise,
tout a loisir et a grant aise,
elle dist, que qu'il li faisoit:
"Renars, c'est force et force soit!"^'

Maintenant Renart prend la parole sans hésitation, dans un bref discours qui sou-
ligne qu'il a su traduire ses désirs en réalité: "Se jel dis, encor le dirai, / fis et ferai,
dirai et dis!".^^ Ysengrin arrive pendant leurs ébats (qui se répètent plus de sept

48. /i>id.,v. 356.


49. Ibid., V. 392.
50. On peut trouver une équivalence, dont il faudrait approfondir analogies et différences,
avec le thème, qu'on retrouve dans des nouvelles médiévales (sur les Cent Nouvelles nouvelles,
où un amant montre au mari trahi les fesses de sa femme, couchée dans son lit, tout en lui en
cachant l'identité - montrer le vrai permettrait ainsi de l'occulter -, cf. Y. Foehr-Janssens,'Pour
une littérature du derrière: licence du corps féminin et stratégie du sens dans les trois premiers
récits des Cent Nouvelles nouvelles', in "Riens ne m'est seur que la chose incertaine". Études
sur l'art d'écrire au Moyen Age, éd. J.C. Mühlethaler et D. Billotte (Genève: Slatkine, 2001),
pp. 277-291, p. 278), de l'exposition des fesses qui sert à cacher l'identité de la femme adultère,
comme Renart et Hersent essaieront avec les mots de cacher l'évidence de leurs ébats sexuels
à Ysengrin. A propos de l'aspect "carnevalesco e popolare del basso materiale e corpóreo",
cf Bonafin, Le malizie délia volpe, p. 77.
51. Le Roman de Renart, éd. Strubel, branche IX Tiécelin. Le viol d'Hersent, w. 406-414.
52. JÍ7¡íi.,w. 424-425.
64 Gian Paolo Giudicetti

fois, "voire de dis")^^ et il les voit, ce qui n'empêche pas Renart de nier l'évidence
et de se défendre en soutenant qu'il est en train de pousser Hersent pour l'aider à
se libérer.
Un des thèmes principaux de cette branche, à côté de celui, évident, de la
rivalité entre Renart et Ysengrin, est le pouvoir de la parole. Structurer le récit de
l'adultère en trois phases peut aider à en synthétiser le signifié. Dans la première
phase, la parole sert à Renart et surtout à Hersent pour se séduire réciproquement
et pour formuler les prétextes qui peuvent les conduire à l'acte sexuel sans perdre la
face. Dans la deuxième phase, au moment du retour d'Ysengrin, la parole d'Hersent
a la fonction de repousser les accusations des louveteaux, qui ont reconnu Renart,
mais n'ont pas vu l'acte sexuel. Elle réussit ainsi à convaincre son mari de son inno-
cence. Dans la troisième partie de la branche IX, celle du deuxième acte sexuel, le
pouvoir de la parole atteint un nouveau degré, puisqu'elle ne triomphe pas sur une
autre parole, mais sur un témoignage visuel, celui d'Ysengrin:

Le pouvoir de la parole dans la branche IX


I w. 157-282 Hersent et Renart s'accouplent la parole sert à se séduire
dans la tanière d'Ysengrin réciproquement (Hersent y est plus
active encore que Renart) et à formuler
les prétextes à l'acte sexuel
II w. 283-342 Ysengrin rentre chez lui et, par la parole. Hersent sbppose aux
informé par les louvetaux de la accusations des louveteaux: la parole
présence de Renart, il en parle de la louve gagne contre la parole
à Hersent d'autrui
III w. 343-528 Hersent et Renart s'accouplent par la parole, Renart nie l'acte sexuel:
sous les yeux d'Ysengrin la parole nie l'évidence visuelle

II y a une sorte de climax, dans cette branche, autour du thème du pouvoir


des mots, jusqu'au moment où Renart, sous les yeux d'Ysengrin, jure de son inno-
cence malgré les protestations du loup.^"* Dans sa défense, Renart soutient que
ruse et astuce, "engien et art",^^ sont plus adéquats que la force pour résoudre les

53. Ibid., V. 426.


54. Cf le dialogue entre les deux rivaux (Renart aura bien sûr le dernier mot): "Por Dieu,
biau sire, ne crées / que nule riens j'aie faite, / ne dras levés ne braies fraite ! / Aine par ce cors
et par ceste aume, / ne mesñs riens a votre femme ! [...] - Conment? Ai je les ieus crevés? /
Cuidiés que je ne voie goûte? [...] Or en avés oï la voire, / si m'en devés bien atant croire / se
vous controver ne volés / acoison, si con vous soles" (Ibid., w. 444-484).
55. /èiii.,v. 468.
Hersent et la pluralité des perspectives dans Le Roman de Renart 65

problèmes.^^ À un premier niveau, il fait référence à la meilleure méthode pour


libérer Hersent, mais à un deuxième niveau, il fait allusion à la faculté, que lui et
Hersent ont et qu'Ysengrin n'a pas, de jouer adroitement avec les mots.^^ Dans le
dialogue entre les deux rivaux, Renart parle bien plus longuement qu'Ysengrin:
alors que celui-ci a de son côté la réalité de ce qu'il a vu et qu'il n'a qu'à s'y référer,
Renart est obligé de construire par les mots une réalité alternative. Cette même
opposition, entre rhétorique et argumentation bien construites d'un côté et
témoignages visuels de l'autre côte, sera au centre des scènes des procès dont il
sera question plus loin.

7/7. Renart, Hersent et Ysegrin témoin (à nouveau) dans la branche XIV


Dans la branche Renart le Noir, une branche tardive par rapport à la branche IX
et qui "représente un témoignage capital sur la vitalité de la matière de Renart
et sur sa capacité à vivre de sa propre exploitation, à s'autogénérer",^* Ysengrin
est une deuxième fois le témoin des ébats entre Hersent et Renart. Alors qu'au
moment de la scène dans la tanière d'Hersent, Renart se trouvait dans une position
subordonnée (il jouait à l'extérieur) et que lors de la confrontation qui a amené à la
sodomisation, il a su prendre le dessus à partir d'une situation d'égalité, à l'occasion
de cette dernière rencontre, Renart est dans une position privilégiée par rapport
au couple de loups. Après avoir pris possession d'une barque, il aperçoit Hersent
et Ysengrin qui marchent sur le rivage. Il a le temps de se teindre de noir, de se
rendre méconnaissable et d'élaborer un tour qu'il veut jouer à Ysengrin. Cette fois,
le fait qu'Ysengrin voie les ébats adultérins n'est pas le fruit du hasard, mais la
conséquence de l'intention de Renart d'humilier définitivement son rival:
Et quant Renars veiis les a,
molt grant joie en démena
et dist que poi prisoit son sens
s'il ne faisoit aucun porpens
vers Ysegrin comment qu'il aille
sa femme veult croistre sans faile,
en tel manière qu'il le

56. Cf. R. Bellon, 'Foie parole et bon barat; la ruse dans la branche X du Roman de Renart',
in Le goupil et le paysan fRoman de Renart, branche X), éd. J. Dufournet (Paris-Genève:
Champion-Slatkine, 1990), pp. 9-33, p. 22.
57. Déjà dans VYsengrimus, dans la scène où il sodomise Hersent, Renart joue avec la rhéto-
rique pour justifier son acte, en soutenant qu'il est mieux que ce soit lui, uni à elle par un lien
de parenté, à posséder Hersent plutôt qu'un inconnu qui passerait par là.
58. R. Bellon, 'Notes' au Roman de Renart, éd. Strubel, branche XIV Renart le Noir, p. 1198.
59. Ibid., branche XIV Renart le Noir, w. 1193-1199.
66 Gian Paolo Giudicetti

Le tour réussit parfaitement. Renart prend à bord les deux loups, il laisse Ysengrin
seul sur une île et il repart avec Hersent. Il se fait reconnaître et fait l'amour avec
elle, de façon "que toute la neffistcrosier"^" et qu'Ysengrin voie tout.
On peut se demander pourquoi, dans les trois scènes qui décrivent la relation
sexuelle entre Renart et Hersent, la configuration de leur rapport est tellement
différente (une diversité qui se traduit par la variation dans le jeu des perspec-
tives). Hersent, très active lors de la première scène, n'est que l'instrument de
l'acte hostile de Renart envers Ysengrin dans la branche XIV. Lexplication peut
être recherchée dans la nature de la branche XIV, une branche parmi d'autres
qui met en avant, assez conventionnellement, la rivalité entre Renart et le loup,
ce qui fait apparaître encore plus, d'un côté, l'originalité de la branche IX, qui
donne une place importante à l'échange verbal, à des relations interpersonnelles
complexes et à l'habileté rhétorique d'Hersent et de Renart, et, de l'autre côté, la
prééminence du personnage de la louve: l'acte (le premier adultère) qui est à la
source de la structure narrative du Roman de Renart n'est pas simplement dû à
la rivalité, déjà latente, entre Renart et Ysengrin, mais, plus encore, à l'initiative
d'Hersent, qui personnifie une sorte de principe actif de la sexualité,^' du plaisir
et, peut-être, du dynamisme, du désordre nécessaires au développement de la
structure narrative.

3. La présentation rhétorique de réalités alternatives:


Les scènes juridiques

/. La parole comme instrument de domination


Après avoir utilisé la parole à des fins de séduction, Renart et Hersent doivent -
une chose étant la conséquence de l'autre - y avoir recours pour se disculper des
accusations d'adultère. Le noyau de la disculpation est constitué par les scènes
juridiques dans lesquelles Renart et Hersent donnent leurs versions des faits
devant le tribunal de la cour de Noble.
Le procès est le lieu le plus apte à la confrontation de visions différentes de
la réalité ou d'une partie spécifique de cette réalité, d'un côté à cause de la nature
même du procès, qui doit réétablir de façon impartiale une vérité après avoir

60. Ibid.,v. 1270.


61. Guenova, La Ruse dans le Roman de Renart, p. 98 soutient que le désir sexuel est
r"apanage exclusif" de Renart ("Tandis que la faim est la motivation universelle et la plus
largement répandue dans le cycle renardien, la sexualité impérieuse y semble l'apanage exclusif
de Renart"). Il me semble qu'Hersent, sur ce point, fait au moins jeu égal avec le goupil.
Hersent et la pluralité des perspectives dans Le Roman de Renart 67

considéré et jugé des points de vue divergents; de l'autre côté, parce que le procès
se déroule sur la base de discours - accusatoires, défensifs, de témoins -, et les dis-
cours des personnages sont, comme l'a écrit Bonafin, "uno dei mezzi più comuni
d'introduzione délia pluridiscorsività sociale nel romanzo".^^ Bonafin parle de plu-
ridiscorsività sociale, mais il s'agit aussi d'une pluridiscursivité interprétative, dans
le sens où, comme Bonafin lui-même le souligne, les mots d'Hersent, de Renart
ou d'Ysengrin, qui sont les personnages les plus directement mis en cause dans
les scènes juridiques, interprètent la réalité chacun à sa façon, en soulignant la
difficulté de déterminer une vérité absolue.^' Il est logique, par conséquent, que
certains des passages juridiques soient, avec la branche du Viol d'Hersent, ceux
où il est le plus facile, écrit Bonafin en reprenant la perspective de Bakhtin, de
reconnaître des "fenomeni mistilinguistici, polifonici: plurilinguistici dei sottoge-
neri dialogizzati del discorso e del folklore carnevalesco [...] in tal modo [da]
restituiré una visione pluriprospettivistica del reale".^'' Un bon exemple de ce plu-
rilinguisme au sens propre est l'oraison du chameau Musart, qui "de Lombardie
estoit venus / por aporter monsignor Noble / trives devers Costantinoble"^^ et à
qui, puisque "molt saiges et molt bon legistres",^^ ami et ambassadeur du Pape,
on demande d'intervenir pour donner son avis sur le procès de Renart. Musart
s'exprime dans un mélange d'ancien français, d'italianismes et de latin macaro-
nique, remarquable pour son "genuino plurilinguismo".^^ Musart ne donne pas
de conseils pratiques à Noble. Il l'invite, avec une rhétorique alambiquée, à juger
avec impartialité, puisque "se tu ne juges par bontar / et se tu ne faces droit tort /
tu ne soies bone signor !".^^ Varty a remarqué que le "français italianisant presque
incompréhensible"^' du chameau est comique, mais le contenu de son discours
ne l'est pas, puisque il montre que ni l'Église ni les Écritures offrent une solution
permettant de déterminer avec certitude une vérité factuelle.

62. Bonafin, Le malizie délia volpe, p. 84.


63. Cf Ibid.
64. /bid., p. 101.
65. Le Roman de Renart, éd. Strubel, branche Vc l'fscondii, w. 1169-1171.
66. /fcîd.,v. 1174.
67. Bonafin, Le malizie délia volpe, p. 102.
68. Le Roman de Renart, éd. Strubel, branche Vc L'Escondit,w. 1213-1215.
69. K. Varty, 'Don et refus du consentement dans le Roman de Renart et quelques autres
textes du douzième siècle', in K. Varty et al. A la Recherche du Roman de Renart, v. II,
pp. 293-317, p. 311.
68 Gian Paolo Giudicetti

Le débat juridique représente pour Renart une des opportunités meilleures


de faire étalage de ses facultés verbales. L^locution est une des armes les plus
dangereuses du goupil, peut-être celle dans laquelle sa ruse se déploie plus effi-
cacement. La ruse ne lui permet pas uniquement de réaliser ses objectifs explicites
(en général, trouver de la nourriture ou jouer un mauvais tour à d'autres animaux
qui voudraient lui nuire), mais elle va de pair avec ¡'"affirmation de sa supériorité
[...], car Renart aime sentir sa force et la faire sentir aux autres",^" une motivation
qui peut expliquer aussi les "aventures renardiennes qui semblent à prime abord
gratuites".^' Même quand il tue, Renart - mais Noble aussi - ne tue pas pour le
plaisir de tuer, "mais d'abord pour le plaisir d'éliminer un adversaire ou faible qu'ils
doivent dominer".^^
Hersent, même si sa présence est quantitativement plus réduite que celle du
héros du roman, est l'égale de Renart pour sa maîtrise de la ruse et pour ses quali-
tés oratoires. Comme Renart, si on fait référence aux catégories formulées par
Suomela-Härmä, Hersent fait partie - on l'a vue à l'œuvre dans la phase de séduc-
tion de Renart - des influenceurs, c'est-à-dire qu'elle est un "actant qui sait faire
faire aux autres ce qu'il veut. Il ne commande pas, mais il possède l'art de plier
autrui à sa volonté. L'influenceur est souvent un beau parleur, et surtout un bon
psychologue qui sait toucher la corde sensible chez ceux auxquels il a affaire".^'
Comme Renart, parmi les deux sous-catégories dans lesquelles Suomela-Härmä
partage les influenceurs. Hersent est une trompeuse et pas un conseilleur: en
d'autres mots, elle veut empirer la situation de la personne à qui elle s'adresse et
pas l'améliorer.^''

IL Le jugement de Renart et d'Hersent


L'aptitude d'Hersent à exercer son pouvoir de séduction et à tromper par la parole
se manifeste particulièrement dans les scènes juridiques. Dans ces scènes, ce sont
surtout les accusés, bien plus que les accusateurs, qui sont plus objectifs, à manip-
uler la réalité. Dans le Roman de Renart, l'accusateur "raconte ce qui s'est passé: il
constate",^^ alors que l'accusé, par sa parole à lui, a pour objectif la modification de
la réalité à son propre avantage. Il est logique que Renart, en suivant ainsi le rôle

70. Guenova, La Ruse dans le Roman de Renart, p. 100.


71. Ibid.
72. Batany, Scène et coulisses du "Roman de Renart", p. 202.
73. Cf. Suomela-Härmä, Les structures narratives, p. 21.
74. Cf. Ibid.
75. Ibid.,p. 45.
"'•V-

Hersent et la pluralité des perspectives dans Le Roman de Renart 69

que la culture médiévale a attribué au goupil,^^ mais aussi Hersent, jouent le dou-
ble rôle du trompeur et de l'accusé, puisque le trompeur, dans une société organisée
et hiérarchique comme celle du Roman de Renart, est un accusé potentiel.^^
On peut constater l'habileté avec laquelle. Hersent argumente en tant
qu'accusée. Dans la branche Le jugement de Renart, elle intervient une première
fois à la cour lorsque le blaireau Grimbert cherche à faire tomber sur elle la respon-
sabilité de l'adultère et à dédouaner ainsi Renart. Hersent réagit en se disant hon-
teuse d'être ainsi accusée et en se défendant de façon ambiguë; elle déclare son
innocence et, par les sous-entendus de son discours, se joue de ses auditeurs:
Sire Grimbert, je n'en puis mais!
J'amaisse miex assés la pais
entre mon signor et Renart;

Mais escondires riens n'i vaut,


lasse, chaitive, malostrue,
que je n'en serai ja creüe!
Mais par tous les saints c'on aeure,
ne se Damrediex me sousceure,
onques Renars de moi ne fist •
que faire se mere ne peuïst.

Onques puis, se Diex me doinst joie,


qui m'en voet croire si m'en croie,
nefisde mon cors licherie,
ne malvaistié, ne puterie,
ne nesun vilain afaire
c'une nonains ne peiist faire.^"
En feignant d'avoir de l'intérêt seulement pour l'expression de la vérité et d'être
indifférente à la réaction de la cour. Hersent se défend de façon particulièrement
ambiguë en deux moments: lorsqu'elle affirme que Renart ne lui a rien fait qu'il
n'aurait pas pu faire à sa mère - ceux qui connaissent Renart ont l'intuition que
cette limitation ne réduit pas de beaucoup les frontières du possible - et quand
elle soutient de n'avoir rien fait qu'une nonne n'aurait fait, une pointe satirique

76. Cf l'étymologie farfelue d'Isidore (Etimologie 0 origini, XII, II, 29): "Vulpis dicta, quasi
uolipis. Est enim uolubilis pedibus et numquam rectis itineribus, sed tortuosis anfractibus
currit, fraudulentum animal insidiisque decipiens. Nam dum non habuerit escam, fingit
mortem, sicque descendentes quasi ad cadauer aues rapit et deuorat".
77. Cf Suomela-Härmä, Les structures narratives, p. 54.
78. Le Roman de Renart, éd. Strubel, branche la Le lugement de Renart, w. 137-178.
70 Gian Paolo Giudicetti

anti-cléricale typique de la littérature comique du Moyen Âge. La défense


d'Hersent a été plusieurs fois comparée au serment ambigu d'Yseut, qui, dans le
Tristan de Béroul, accusée d'avoir trahi le roi avec Tristan, se défend en jurant
qu'aucun homme, sauf Marc et le lépreux qui l'avait aidée à traverser un gué - et
qui en réalité était Tristan déguisé -, n'eût jamais 'entré entre ses cuisses'.^'
L'argumentation d'Hersent, même si par son ambiguïté elle pourrait renforcer
l'impression qu'elle soit coupable,^" convainc au moins une partie de son auditoire,
l'âne en premier, qui croit immédiatement "que Ysengrins ne fust pas cous"*' et
loue avec enthousiasme l'honnêteté de la louve. Les mots d'Hersent réussissent
ainsi à contredire "les preuves les plus criantes".*^ Même Noble ne voudrait pas
s'acharner sur Renart et Hersent et seulement l'intervention de la poule Pinte, qui
se plaint du carnage de sa famille perpétré par Renart, pousse le roi à changer de
disposition et à promettre de faire "grant juïse"*^ de l'homicide.
Dans la branche Le duel judiciaire, Renart, qui y est décrit comme quelqu'un
qui "bien se set taire et bien parler, / et bien respondre et enparler / quant il en est
et lus et aise",^'' se charge de sa propre défense. Hersent y joue un rôle secondaire,
mais le lecteur s'amuse à voir que, lors du combat entre Renart et Ysengrin, elle
soutient son amant (en pensant aux moments de plaisir vécus avec lui) et pas son
mari. En cela, le texte l'oppose, ici aussi; à Hermeline, qui se comporte comme une
digne épouse.*^
Hersent montre encore sa capacité de s'exprimer et de se défendre avec habi-
leté dans la branche L'Fscondit, considérée comme la suite naturelle de la branche
Le Viol d'Hersent, même si dans les manuscrits conservés, "cette proximité immé-
diate ne s'est pas imposée comme une évidence".*^ Arrivés à la Cour, Ysengrin
et Hersent se présentent devant le roi. Après le discours d'Ysengrin, qui accuse

79. Cf. Batany, Scène et coulisses du "Roman de Renart", p. 236 et les 'Notes' de A. Strubel dans
Le Roman de Renart, éd. Strubel, p. 923.
80. Cf. P. Wackers, 'Medieval French and Dutch Renardian Epics: Between Literature and
Society', in Reynard the Fox. Social Engagement and Cultural Metamorphoses, pp. 55-72, p. 60.
81. Le Roman de Renart, éd. Strubel, branche la Le lugement de Renart, v. 184.
82. Strubel,'Introduction', p. L.
83. Le Roman de Renart, éd. Strubel, branche la Le lugement de Renart, v. 391. =
84. Ibid., branche II Le Duel judiciaire, w. 593-595.
85. Cf. Ibid., w. 1023-1034. Cf. J. Devard, Le Roman de Renart. Le reftet critique de la société
féodale (Paris: L'Harmattan, 2010), p. 203.
86. A. Strubel, dans les 'Notes' à Le Roman de Renart, éd. Strubel, p. 1051.
Hersent et la pluralité des perspectives dans Le Roman de Renart 71

Renart d'avoir "honie ma feme"^^ et d'avoir ainsi enfreinf lés règles établies par le
roi lui-même sur l'inviolabilité du lien nuptial - Ysengrin cherche à donner une
dimension politique au crime de Renart -,*^ et qui appelle sa femme à témoigner
et à corroborer son propos. Hersent, comme le note Strubel,*' réagit avec intel-
ligence, puisqu'elle confirme ce qu'en ce moment du récit elle ne pourrait nier,
c'est-à-dire que Renart l'a prise quand elle est restée bloquée à l'entrée de la tanière
du goupil, elle se disculpe en ajoutant qu'elle n'était pas consentante et que même
précédemment, elle avait "toz jors fuï"'° les avances de Renart, mais elle introduit
aussi la notion d'amour,^' ce qui lui permet d'attribuer l'action de Renart non à la
luxure, mais à un sentiment amoureux; Noble, tolérant à l'égard des crimes commis
par amour, sera ainsi poussé à essayer de sauver la peau de Renart.

4. L'opposition entre deux visions du monde: La Confession de Renart

Est-ce que le renard regrette l'air et le ciel^^

Dans les épisodes du Roman de Renart considérés jusqu'à maintenant. Hersent


joue un rôle actif de séductrice, puis de manipulatrice de la cour. Sa présence dans
le roman ne se limite pourtant pas à cette fonction. Dans une autre branche. La
Confession de Renart, elle a une place importante comme objet du discours. Par les
jugements de valeur difiîérents que des personnages expriment à son propos. La
Confession de Renart montre d'une manière particulièrement explicite les visions
du monde opposées qui habitent le roman.
Dans cette branche, Renart apparaît, comme souvent dans le Roman de
Renart, comme un personnage en révolte contre l'ordre constitué. En fuite après
avoir mangé un chapon dans un couvent et avoir été violemment malmené par
des moines, qu'il compare à des démons,'^ il prononce une prière au contraire en

87. Le Roman de Renart, éd. Strubel, branche Vc L'Escondit, v. 1025.


88. Cf J. Subrenat,'La justice dans le Roman de Renart', dans K. Varty et al. A la Recherche du
Roman de Renart, v. II, pp. 239-292, p. 245.
89. Cf. A. Strubel, dans les 'Notes' au Roman de Renart, éd. Strubel, p. 1055.
90. Le Roman de Renart, éd. Strubel, branche Vc L'Escondit. v. 1037.
91. Cf./fo/c/.,v. 1036.
92. C. Colomb, Les Esprits de la Terre, Lausanne: Bibliothèque romande, 1972, p. 170.
93. Cf. Le Roman de Renart, éd. Strubel, branche III La Confession de Renart, w. 170-172.
72 Gian Paolo Giudicetti

demandant à Dieu de protéger les malfaiteurs et de tourmenter les religieux.'''


Renart se pose, par un procès d'inversion (d'ailleurs, les bestiaires considèrent le
goupil comme un représentant des contrevaleurs démoniaques),'^ en opposition
aux valeurs cléricales et, plus en général, aux valeurs hautes, ce qu'il manifeste
aussi corporellement lorsqu'il se lance avec volupté dans la production de sept pets,
émis l'un après l'autre, une expression de la sphère basse de l'homme'^ qu'il dédie:
les deux premiers à ses parents, le troisième à ses bienfaiteurs et à ses ancêtres, le
quatrième aux poules qu'il a mangées, le cinquième au paysan qui a laissé le foin
sur lequel il vient de se coucher, et, surtout, le septième a Ysengrin ("maie mort
le puisse acorer !")'^ et le sixième à Hersent, comme signe d'affection. On ne sait
pas si Hersent aurait été heureuse de recevoir une flatulence comme gage d'amour,
mais ce don contribue à placer la relation entre Renart et Hersent dans une dimen-
sion basse, corporelle. C'est peut-être pour cela que le narrateur, dans la première
partie de cette branche, exprime de façon particulièrement explicite son mépris
pour Renart, qu'il estime être le représentant du mensonge, un animal "qui tant
a faite lecherie / et qui tant home a deceù / et par engien et par vertu. / Tels mile
paroles a fait croire / dont il n'i avoit nule voire".'^
La rencontre entre Renart et le milan Hubert se situe dans la continuité du
début de la branche. Hubert, qui s'opposera à Renart également dans la branche
Renart empereur, où il prendra position à côté du roi dans la guerre qui l'opposera
à Renart, commence pourtant, lors de son entrée sur scène, par se trouver en
accord avec le goupil. Comme lui, il parle mal des moines et des prêtres. Le désac-
cord naît lorsque Renart, peu après, en restant dans cette sphère basse du corporel
qu'il semble privilégier, fait, tout en étant conscient des dangers qu'il représente
pour l'homme, un éloge de l'organe génital d'Hersent:

94- Cf/Wd.,w. 251-264.


95. Cf K. Varty, l e goupil des Bestiaires dans le Roman de Renart', dans K. Varty et al. À la
Recherche du Roman de Renart, v. II, pp. 344-360, p. 345. Une autre scène dominée par un
procès d'inversion est celle où Renart se confesse in articulo mortis en se disant innocent pour
ses relations adultérines avec Hersent et Fière, mais coupable "quant jou garison li [au roi]
donai" (Le Roman de Renart, éd. Strubel, branche XVIII La Mort de Renart, v. 401). Cf aussi
Guenova, La Ruse dans le Roman de Renart, p. 303, qui décrit r"inversion des valeurs" comme
"un procédé fréquent dans l'esthétique médiévale", présent dans plusiers genres comiques, en
particulier par moyen de l'inversion du haut et du bas.
96. A. Williams, Tricksters and Pranksters. Roguery in French and Cerman Literature of the
Middle Ages and the Renaissance (Amsterdam-Atlanta: Rodopi, 2000), p. 89 parle du "spirit of
carnival" qui marque le Roman de Renart.
97. Le Roman de Renart, éd. Strubel, branche III La Confession de Renart, v. 240.
98. /faid.,w. 74-78.
Hersent et la pluralité des perspectives dans Le Roman de Renart 73

que ce est li plus nobles nons , •• 1 , ..Î'•-.'..?..


qui soit en cest monde que cons!
[...]
il li done plus en en jour
de bien, de joie et d'onor
que bouche d'onme ne puet dire.
Cons est la plus souverains mire
qu'on peüist ou mont trover.

Hubert perd la patience et insulte Hersent à travers un monologue étendu de cent-


trente vers qui contient une liste des défauts de la louve, nymphomane édentée
et insatiable,'"^ "une vielle espouronnee / qui ne puet mais ses pes tenir !","" que
personne n'aime mais dont tout le monde a joui et qui a exercé le métier de pros-
tituée "des le tens au roi pharaon".'"^ Hersent, soutient le milan, serait trop vieille
pour Renart, à qui il conseille de chercher une amante plus jeune et plus belle.
Renart, tout en se préparant à punir Hubert pour s'être exprimé de cette manière
sur Hersent, accepte dans un premier temps de faire du milan son confesseur. Il
raconte ses péchés, avec une attention particulière, presque exclusive, pour ceux
d'ordre sexuel. Il narre d'avoir fait beaucoup de choses "a envers",'"^ d'avoir été
démesuré, d'avoir "foutu la fille et la mere / et tous les enfans et le père; / avenu
m'est aucune fois / que j'ai foutu quinze fois !",'°'' d'avoir dévoré un de ses propres
enfants.
Hubert s'effraie à entendre cette confession, encore plus quand Renart lui con-
fie avoir aussi mangé quatre petits milans, les fils d'Hubert. Pourtant, il accepte
d'échanger un baiser de paix avec le goupil et, à cause de cette erreur fatale, se fera
dévorer. Le narrateur termine l'histoire en moralisant, en prenant les distances de
Renart, mais le lecteur a de la sympathie pour le goupil, qui sort vainqueur de la

99. /è!d.,w. 443-455.


100. Cf. Ibid., w. 595-602. J. Dufournet, Le Roman de Renart, entre réécriture et innovation
(Orléans: Paradigme, 2007), p. 53 explique que dans cet épisode, on retrouve "le mythe de la
femme dévoreuse d'hommes", qui est présent aussi dans des fabliaux et est lié au thème de la
"peur masculine de la perte d'identité"; la femme, figure de la mort, serait souvent comparée a
"un feu dévorant [...] l'homme devenant un objet dépossédé de son corps", mais la vision que
Renart a de la femme, marquée par la vitalité, s'oppose à cette vision de mort.
101. Le Roman de Renart, éd. Strubel, branche III La Confession de Renart, w. 480-481.
102. Ibid., V. 550.
103. /faid.,v. 648.
104. /fa!ci.,w. 661-664.
74 Gian Paolo Giudicetti

confrontation. Entre Renart et le milan, il préfère nettement le premier, aussi parce


que Hubert, malgré l'assurance apparente de ses opinions, s'est révélé un ingénu,
qui a cru, malgré les crimes de Renart et malgré le fait qu'il s'était déjà nourri de
ses enfants, que Renart ne serait pas immoral au point de manger son confesseur.
Une question reste ouverte: pourquoi Renart s'est-il confessé, pourquoi a-t-il
ouvert son cœur à un personnage pour lequel il n'éprouve que du dédain (et de
l'appétit)? La réponse est double: d'un côté, il y a une raison pratique. Cette con-
fession provoque, chez Hubert, une diminution de sa méfiance, de sorte qu'il
s'approchera dangereusement de Renart. D'un autre côté, la confession lui permet
de se mettre dans une position de supériorité: dans la confession, le pécheur devi-
ent narrateur, il prend distance de ses actes, devient, pour ainsi dire, juge de soi-
même;'°^ il montre sa capacité à rationaliser. Les opinions de Renart sur Hersent et
sa vision hédoniste du monde sortent gagnantes de la confrontation avec Hubert.
Goethe aussi éprouvera de la sympathie pour le manque de scrupules et la radi-
calité de Renart, qu'il transformera dans le Reineke de son Reineke Fuchs, un "art-
ist, a spell-binding teller of tales which give pleasure to the imagination by means
of the delights of aesthetic discourse".'"^

Conclusion

Dans La Confession de Renart, Renart oppose aux prêches moralistes et miso-


gynes d'Hubert l'éloge d'Hersent et, à travers Hersent, de ce qui dans la vie lui
donne du plaisir; face à une morale générique, il défend son individualité, ses pro-
pres désirs et exigences. La glorification de l'organe génital féminin, plus qu'une
invitation à la débauche, constitue un élément parmi d'autres de la primauté de
l'individu sur le collectif, des besoins et des appétits individuels sur le système de
règles collectif représenté par la structure hiérarchique dont le sommet est le roi.
Un autre élément qui souligne cette primauté de l'individu est l'importance de la
ruse dans le Roman. La ruse constitue une sorte deforma mentis pour Renart, et
l'on a pu remarquer combien le mécanisme de la.ruse, au contraire par exemple
du comique de situation, est particulier en tant "qu'elle [la ruse] est individuelle.
Elle est à chaque fois originale, unique, et imprévisible". Ainsi, ceux qui la pra-
tiquent montrent leur "propre personnalité".'"^ C'est vrai de Renart, mais - on

105. Cf Batany, Scène et coulisses du "Roman de Renart", pp. 245-246.


106. Roger H. Stephenson,'The Political Impact of Goethe's Reineke Fuchs', dans Reynard the
Fox. Social Engagement and Cultural Metamorphoses, pp. 191-207, p. 202.
107. Cf Guenova, La Äusecia«5/e Roman de Renart, p. 41. .
Hersent et la pluralité des perspectives dans Le Roman de Renart 75

l'a vu - aussi d'Hersent, au moins aussi rusée et individualiste que le goupil. Il


serait probablement erroné de faire de cet invidualisme un désir, anachronique, de
révolte contre le 'système', d'invitation à'une prise de conscience politique bour-
geoise contre le système politique féodal et clérical. Strubel a remarqué que cette
interprétation bourgeoise du Roman de Renart, qui a longuement prévalu dans
l'historiographie littéraire du Moyen Âge, "traduit une méconnaissance totale des
mécanismes d'inversion parodique",'°^ une parodie du système qui a plus une
fonction d'équilibre à l'intérieur du système lui-même qu'une fonction éversive. Il
est pourtant important de reconnaître, à l'intérieur de ce mécanisme parodique,
que la sphère de l'individuel n'est pas seulement dominée par Renart, mais aussi
par Hersent.
On a ici pu montrer qu'Hersent, prédisposée à cette fonction par la tradi-
tion symbolique de la louve, interprète de façon originale le rôle de l'épouse. En
opposition à Hermehne, qui est toujours à côté, contre toute raison, de son mari
Renart (seulement quand elle le croit mort, elle est disposée à acceuillir un deux-
ième époux). Hersent s'éloigne immédiatement de son mari lorsqu'elle s'aperçoit
qu'il n'est plus en mesure de lui donner du plaisir sexuel. La relation avec Renart
aussi, malgré la complicité qui les unit, due à une façon similairement égoiste
de voir le monde, est plus instrumentale que sentimentale. Hersent et Renart se
séduisent réciproquement - et Hersent a un rôle plus actif que le goupil, au con-
traire de ce qui se passe dans VYsengrimus - et se donnent réciproquement du
plaisir, mais dans d'autres situations, quand leurs intérêts divergent, peuvent se
trouver dans des camps opposés. La rencontre entre les deux personnages dans la
tanière d'Hersent est caractérisée par un jeu de perspectives contrastées qui met
en évidence que chacun des deux personnages reste un individu avec ses propres
besoins et ses propres aspirations. La confrontation entre des perspectives différen-
tes trouve son contexte le plus approprié dans les scènes du tribunal qui opposent
Ysengrin et Renart. Hersent donne sa version des faits et montre que la parole, qui
avait déjà joué un rôle primordial dans les scènes de séduction, a un tel pouvoir
qu'elle peut avoir le dessus sur les faits même lorsque presque tout, a priori, joue
contre la crédibilité de l'orateur. La présence du témoin Ysengrin dans la deuxième
scène - qui offre aux discours de Renart et Hersent la possibilité de démentir de
façon éhontée, mais avec succès, un témoignage visuel - explique le dédouble-
ment en deux scènes différentes du rapport sexuel entre Renart et Hersent dans
la branche Tiécelin. Le viol d'Hersent. Enfin, l'analyse de La Confession de Renart
montre l'importance du rôle d'Hersent en tant qu'objet du discours. Les jugements
de valeur opposés sur sa nature hédoniste (ou nymphomane) révèlent des visions

108. Strubel,'Introduction', p. XXI.


76 Gian Paolo Giudicetti

différentes du monde, des façons différentes de vivre, le signe d'une pluralité, celle
du Roman de Renart, qui dépasse, d'un côté, l'apparente uniformité des jugements
moralisants du narrateur et, de l'autre côté, la lecture qui ferait de Renart (et donc
d'Hersent), trop simplement, l'incarnation du mal.

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