H ENQUÊTE SUR LA JEUNE GARDE DU LIBÉRALISME – pages 20 et 21

UN PRODIGIEUX
CHARABIA
PAR ÉRIC VUILLARD
Page 3.

5,40 € - Mensuel - 28 pages N° 813 - 68 e année. Décembre 2021

DOSSIER UNE NOUVELLE GÉNÉRATION DE DJIHADISTES

Les écologistes En Irak,

à l’épreuve du pouvoir le retour de Daech
Profitant d’un vide sécuritaire dans les territoires disputés
entre l’État central irakien et le Gouvernement régional du
Kurdistan, d’une situation socio-économique largement dégradée
et des rancœurs provoquées par la toute-puissance des milices
chiites, l’Organisation de l’État islamique (Daech) renaît de
ses cendres, et sa guérilla s’amplifie dans le centre de l’Irak.

PAR NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL

LAURENT PERPIGNA IBAN *
WWW.SEONNAHONG.COM - HASHIMOTO CONTEMPORARY GALLERY, LOS ANGELES

À QUELQUES kilomètres au sud-ouest de la ville de Kirkouk, à l’intérieur de la

base militaire qui abrite la 5e division de la police fédérale irakienne, une colonne
de véhicules stationne en file indienne, fusils-mitrailleurs pointés au ciel. Le général
Haider Youssef, 69 ans, prépare sa sortie. Assis paisiblement dans le jardin de sa
base-forteresse, le gradé semble d’une sérénité à toute épreuve. C’est, du moins,
l’image qu’il souhaite renvoyer, évoquant avec fierté les récents succès de ses
effectifs face aux « rescapés » de l’Organisation de l’État islamique (OEI, aussi
désignée par l’acronyme arabe « Daech »). À la tête des opérations de sécurisation
dans la province de Kirkouk, il se montre peu prolixe quant aux pertes subies par
ses troupes ces derniers mois.

Le périmètre qu’il s’apprête à emprunter avec son convoi est pourtant des plus
dangereux. Nous évoluons dans la partie ouest de ce que l’on appelle désormais
en Irak le nouveau « triangle de la mort ». Durant les années 2000, cette expression
désignait le bastion sunnite insurgé au nord et à l’ouest de Bagdad, notamment
dans les villes de Fallouja, Tikrit, Ramadi et Bakouba ; aujourd’hui, elle fait référence
SEONNA HONG. – « Future Nature », 2016
à une zone de profonde instabilité qui s’est dessinée ces dernières années à cheval
entre trois provinces : celle de Kirkouk au nord, de Diyala au sud-est, et de

D
EVANT la montée des périls environnementaux,
les électeurs se tournent de plus en plus vers
les partis qui placent cette question au cœur
de leurs programmes. En accédant au pouvoir
comme ils viennent d’y parvenir en Allemagne, les
écologistes ambitionnent de faire évoluer les choses
« de l’intérieur ». Les expériences passées ou en
Lire notre dossier pages 13 à 17.
cours, notamment dans les métropoles, montrent Salaheddine au sud-ouest. Dans ce périmètre, presque toujours à la faveur de la
nuit, des groupes d’hommes se revendiquant de l’OEI attaquent quotidiennement
que l’exercice des responsabilités peut les conduire
les positions des forces de sécurité irakiennes, des civils ou des infrastructures
à changer eux-mêmes davantage que le système
pétrolières ou électriques.
qu’ils prétendaient réformer. Dans le même temps,
le spectre des partis politiques se targuant de Une stratégie de harcèlement qui a pris une nouvelle dimension depuis le début
répondre à cette préoccupation devenue fonda- de l’année 2021. « Sur 995 attaques comptabilisées entre le 1er janvier et le 20 octo-
mentale ne cesse de s’élargir, non sans la travestir. bre 2021 au niveau national, 655 se sont déroulées dans le triangle Kirkouk-Salaheddine-
Diyala, estime ainsi le politiste franco-irakien Hardy Mède. L’OEI paraît désormais
capable de prendre une ville. Une nouvelle étape est en passe d’être franchie, du
passage d’attaques ciblées au contrôle de territoire. »
(Lire la suite page 11.)
* Journaliste.

De Minsk à Calais
M
PA R B E N O Î T B R É V I L L E
ONSIEUR Vladimir Poutine a mis au point une machination
si sophistiquée que France Inter a offert deux À n’en pas douter, Minsk s’est servi des migrants pour régler
ses comptes avec Bruxelles, qui lui inflige depuis 2020 une

V
chroniques successives à son éditorialiste vedette pour en
démêler les ficelles (1). À en croire Thomas Legrand, la crise
qui a opposé Minsk et Varsovie, c’était la faute du président
panoplie de sanctions. Et la Russie a laissé faire, pas mécontente
des tracas de l’Union européenne, si prompte à lui donner des
` RE DE
MAN IER
E OIR
russe ! Il s’agissait en fait d’« une opération montée de toutes leçons de droits humains alors qu’un de ses principaux membres,
pièces par le dictateur Alexandre Loukachenko (…) avec la la Pologne, repoussait les réfugiés au canon à eau par un froid
complicité de Damas et sous le patronage évident de Moscou » glacial. Loin du grand complot imaginé par France Inter, la crise
– certains ajoutent parfois Ankara à la liste des conspirateurs. biélorusse s’explique surtout par la loi, plus élémentaire, de
Les quatre complices auraient en effet organisé l’acheminement l’effet boomerang. En matière d’immigration, l’Union européenne
de quatre mille réfugiés entre la Turquie et la frontière polonaise ne cesse de pratiquer le chantage et le marchandage. Elle subor-
pour « alimenter en braises un débat chauffé à blanc dans donne son « aide au développement » à la signature d’accords
l’Union » et « favoriser les partis nationalistes et xénophobes du de « réadmission », qui lui permettront d’expulser plus facilement
continent, généralement alliés à Moscou ». Par la même les clandestins. Elle menace de ne plus accorder de visas aux
occasion, on découvre que M. Poutine aurait orchestré la guerre États qui renâclent. Elle paie la Turquie pour retenir les quatre
civile en Syrie afin de « chapeauter ce trafic d’êtres humains » millions de réfugiés du Proche-Orient, le Maroc pour protéger
et de créer une vague de migrations qui sera « un terreau fertile Ceuta et Melilla, la Libye pour bloquer les départs en
pour ses amis de l’extrême droite française ». « La boucle est Méditerranée, le Niger pour cadenasser la voie saharienne (2).
bouclée », conclut le limier de la radio publique. «Ce que fait le régime biélorusse, ça s’appelle tout simplement
Un pays frontalier de l’Union européenne qui manipule le du trafic d’êtres humains », estimait le porte-parole du gouver-
passage de migrants, l’affaire n’a pourtant rien d’inédit. En mai nement français, le 10 novembre. Quelques jours plus tard, le
dernier, le Maroc a laissé filer huit mille personnes vers les ministre de l’intérieur, M. Gérald Darmanin, envoyait les forces de
enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla, afin de se venger de l’ordre démanteler les camps de Grande-Synthe et de Calais. Les

LE
l’accueil par un hôpital espagnol d’un dirigeant du Front Polisario, tentes des réfugiés furent lacérées au couteau. Le 24 novembre,
Colonisation française,
qui réclame l’indépendance du Sahara occidental. Personne vingt-sept migrants se noyaient en tentant de traverser la Manche. guerre américaine,
n’a parlé d’« attaque hybride », ni appelé à une intervention de pressions chinoises

VIETN A M
l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), comme (1) Chroniques « Édito politique », France Inter, 12 et 17 novembre 2021, dont
PHOTOGRAPHIE : JOSEPH GOBIN

sont extraites les citations suivantes.

l’ont fait la présidente de la Commission européenne et le premier (2) Lire Rémi Carayol, « Les migrants dans la nasse d’Agadez », Le Monde
ministre polonais au moment de la crise biélorusse. diplomatique, juin 2019.

H S O M M A I R E C O M P L E T E N PA G E 2 8 EN VENTE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JO JOURNAUX

URNAUX
Afrique CFA : 2 400 F CFA, Algérie : 290 DA, Allemagne : 6,00 €, Andorre : 6,00 €, Antilles-Guyane : 5,50 €, Autriche : 6,00 €, Belgique : 5,90 €,
Canada : 8,00 $C, Espagne : 6,00 €, États-Unis : 8,95 $US, Grèce : 6,00 €, Hongrie : 2 130 HUF, Irlande : 6,00 €, Italie : 6,00 €, Luxembourg : Également sur www
w..monde-diplomatique.fr
5,90 €, Maroc : 35 DH, Pays-Bas : 6,00 €, Portugal cont. : 6,00 €, Réunion : 5,50 €, Royaume-Uni : 5,50 £, Suisse : 8,80 CHF,
TOM : 780 XPF, Tunisie : 5,90 DT.
DÉCEMBRE 2021 – LE MONDE diplomatique
2
N OUVELLE LIVRAISON DE « M ANIÈRE DE VOIR »

De Ho Chi Minh à Facebook C O U R RIE R DES LE C TE U R S

E
voyant les images de dizaines de
Préférence nationale
N actuellement peu consommateurs, les pays restrictive de la nationalité et attisant les
personnes s’agrippant aux avions en voie de développement, qui plus est à peurs et la nostalgie, disons les passions

V
prêts à décoller de Kaboul, sont reve- MANIÈRE DE OIR forte croissance démographique. Qu’ap- tristes, les vitalistes écosocialistes, eux,
nues en mémoire celles de Vietnamiens Réagissant à l’article « Préférence pelle-t-il « les vraies énergies renouvela-
nationale, un remède de charlatan » s’attachent à l’humain dans sa relation aux
s’accrochant aux hélicoptères qui éva- bles » ? Celles qui sont actuellement pré- autres vivants et à l’écosystème terrestre,
cuaient l’ambassade américaine, lors de la (novembre), M. Daniel Colombo
nous écrit : sentées comme « énergies nouvelles ce qui l’amène à articuler le local – la bio-
chute de Saïgon en 1975. À chaque fois, renouvelables » (ENR) sont, outre l’hydrau- région – et une approche concrète du glo-
les États-Unis laissent un champ de ruines Je partage l’essentiel de ce qui est lique, l’éolien et le solaire photovoltaïque. bal, comme les zones critiques de Bruno
derrière eux. Mais la comparaison s’arrête exprimé dans cet article, à l’exception de L’extension de l’hydraulique suppose des Latour en témoignent. Car il s’agit bien
là. Au Vietnam, c’est le peuple qui s’est ce qui peut être interprété comme la sites appropriés déjà beaucoup exploités d’une question centrale : qui sommes-nous,
soulevé et a remporté la victoire. D’abord défense des intérêts du patronat français : dans les pays développés. De plus, le pro- de qui parlons-nous, quel est le contour de
contre l’occupant français, puis contre l’in- « Une immigration indispensable à la ductible va plutôt décroître avec la pluvio- ce qui fait politique ? Par ailleurs le titre
tervention américaine. France pour exécuter les travaux pénibles sité perturbée par le changement climatique. induit en erreur : la nostalgie ne me semble
LE
Colonisation française,
guerre américaine, et sous-payés »… ou plutôt pour exercer En l’absence de stockage massif, la varia- pas être un trait de caractère partagé de
Avant d’analyser la trajectoire actuelle pressions chinoises
une pression sur les salaires par la simple bilité de l’éolien est une menace pour la
du pays, la dernière livraison de Manière de VIETNAM l’ensemble des acteurs mentionnés. En bref,

PHOTOGRAPHIE : JOSEPH GOBIN

application de la loi du marché du travail ? stabilité des réseaux électriques dès qu’il il me semble dangereux de renvoyer tous
voir (1) revisite les pages de cette histoire Une immigration soutenue, c’est la
héroïque. Les trésors de courage et d’intel- dépasse, avec le photovoltaïque, 30 % de la les tenants d’un questionnement du ratio-
demande du Medef [Mouvement des entre- production électrique. Quant au photovol- nalisme cartésien dans le même paquet.
ligence dont ont fait preuve les Vietnamiens prises de France] pour tendre vers la limi-
sont largement connus et reconnus. Mais, on travers les déclarations de John F. Kennedy, taïque, la production est intermittente (pas C’est, je crois, une glissade comparable à
tation des salaires par l’arrivée sur le mar- de production la nuit) et elle varie selon les celle adoptée quand on affirme l’universa-
ignore souvent qu’en 1883, au moment où qui envoie les premiers « conseillers » amé-
ché du travail d’un nombre croissant de saisons (en France, quatre fois plus élevée lisme comme seule approche possible, sans
la France s’apprêtait à s’emparer du nord du ricains au Sud-Vietnam, au nom de la
travailleurs immigrés habitués à des salaires en été qu’en hiver) et la nébulosité. accepter de poursuivre le débat : la vérité
pays, après avoir planté son drapeau dans le menace communiste de l’Union soviétique
de misère. (…) Les principales armes du n’est-elle pas ce qui résiste de manière
centre et le sud, l’empereur chinois avait pro- et de la Chine.
capital pour accroître ses profits sont ainsi
posé de créer une « zone tampon » qui évi-
terait le stationnement des troupes françaises En fait, le Vietnam a toujours été au centre le chômage et la venue de main-d’œuvre Spengler éprouvée à la critique

du jeu d’influences entre les grandes puis- étrangère à bon marché.

à sa frontière – le chef du gouvernement de Mme Marie Le Moal discute les M. Laurent Orgogozo nous fait
l’époque, Jules Ferry, refusa. sances : hier entre États-Unis et URSS, ainsi également part de ce commentaire :
qu’entre celle-ci et son concurrent commu- conclusions de l’article consacré à
On sait peu que, dès les années 1930, la niste, la Chine ; aujourd’hui entre cette der- COP26 Oswald Spengler et intitulé « La
politisation de la nostalgie »
En tant que chercheur et usager des
toutes dernières technologies informa-
police inquiète des actions menées par les nière et les États-Unis. Ironie de l’histoire, (novembre) :
militants anticoloniaux et pacifistes sur le sol si Pékin marque des points dans le domaine Mme Élisabeth Huffer, membre du tiques (calcul hautes performances), je ne
français les faisait suivre, parfois les arrêtait économique, c’est désormais Washington collectif Sauvons le climat, regrette Je trouve dommage que l’article d’Eve- saurais rejeter la pensée rationnelle, son
ou les expulsait. Nous publions des docu- qui remporte la mise dans les cœurs et séduit que l’article « Climat, une conférence lyne Pieiller, « La politisation de la nostal- incarnation scientifique et ses applications
ments inédits de cette chasse aux sorcières les dirigeants. à la recherche du temps perdu » gie », au demeurant fort intéressant, soit si industrielles. Néanmoins, le fait qu’aux
(novembre) ne propose pas de expéditif dans ses conclusions : j’ai le sen- côtés des catégories politiques tradition-
où l’on découvre que Ho Chi Minh, le fon- solution de rechange aux énergies
dateur du Parti communiste vietnamien et Il reste que le pays a réussi sa moderni- timent qu’après un déploiement assumant nelles que sont le conservatisme de droite
sation et a sorti la quasi-totalité des Vietna- fossiles : et le progressisme de gauche on observe
futur symbole du combat pour l’indépen- la complexité il se referme sur une
dance, était selon des policiers, petit, miens de la misère. Mais, une fois le décol- Si [l’article] rend compte du danger que approche justement dualiste, qui renvoie actuellement une poussée spectaculaire de
« voûté », avec un « sourire niais ». lage assuré, l’étape à franchir aujourd’hui, représente la poursuite de la consommation les « vitalistes » en bloc dans les cordes nouveaux venus comme l’extrême droite
démocratique, s’avère plus difficile encore. de combustibles fossiles, s’il parle de la res- d’une « ambiguïté » qui n’a rien d’étayé. Je ultra-technologique (le transhumanisme)
Documents d’archives et reportages D’autant qu’une majorité de la population ponsabilité des émetteurs historiques, il ne trouve cela dommage, car justement c’est ou l’extrême gauche du retour à la terre
d’époque montrent également que les gou- est connectée à Internet et surfe sur Face- propose pas de solution viable pour sortir notamment à partir de là, me semble-t-il, (la décroissance) démontre, je pense, qu’il
vernements va-t-en-guerre prennent toujours book, se montrant moins réceptive au dis- des fossiles. Qu’attend-il des « efforts pour que la réflexion devrait être menée, en iden- y a bien un problème important dans le
un soin infini à préparer les opinions cours (et au parti) unique. promouvoir l’efficacité énergétique »? À ma tifiant par exemple si sont consistantes les rapport de nos sociétés aux avancées tech-
publiques. Jean-Paul Sartre l’explique, quand connaissance, on ne peut en attendre au lignes de fracture sur la définition des col- nologiques, et aux variétés de rationalités
il prend la défense d’un jeune marin français (1) « Le Vietnam – colonisation française, guerre maximum qu’un gain de 20 % dans les pays lectifs considérés : Spengler parle de qui peuvent leur être associées.
emprisonné pour avoir diffusé des tracts paci- américaine, pressions chinoises », Manière de voir, développés et, en parallèle, il faut envisager peuple, l’extrême droite s’attache à un
fistes, Henri Martin. On le voit également à n° 180, décembre 2021-janvier 2022, en kiosques. une consommation accrue dans les pays groupe national s’appuyant sur une vision Vous souhaitez réagir
à l’un de nos articles :
Courrier des lecteurs,
Plus de cent vingt mille abonnés 1, av. Stephen-Pichon 75013 Paris
ou courrier@monde-diplomatique.fr

E N 2020, le chiffre d’affaires du Monde diplomatique

(13 108 000 euros) a progressé de 1,6 % par
rapport à l’année précédente (12 895 000 euros). La Recettes
Compte de résultat 2020
en milliers d’euros
Dépenses
plus de la moitié des abonnés au mensuel sont aussi
abonnés à nos archives. Manière de voir, notre bimes-
triel, se maintient. Sa diffusion moyenne a été de
– Au moment de mettre sous presse ce numéro
de décembre, celui de novembre n’avait toujours
13 108 10 456 pas été autorisé à la vente en Algérie. Il contenait
diffusion totale moyenne du mensuel a été de 26 900 exemplaires en 2020. Les chiffres de 2021 notamment un article sur la crise diplomatique
176 200 exemplaires en 2020, contre 170 056 exem- 2 886 Rédaction devraient marquer une progression de ce niveau, entre Paris et Alger.
plaires en 2019, soit une augmentation de 4 % principalement due à un plus grand nombre – La sévère pénurie de papier qui pénalise actuel-
(+ 5,9 % en France et – 3,8 % à l’export). Fin 611 Fabrication, papier d’abonnés. lement la presse écrite nous a contraint à impri-
Abonnements 7 830
octobre 2021, la diffusion totale moyenne du mensuel mer le Manière de voir n° 180 consacré au Viet-
s’était stabilisée presque exactement au niveau de Les autres recettes comprennent pour l’essentiel nam sur un support moins blanc que d’ordinaire.
2 612 Distribution
l’année dernière (176 208 exemplaires). des droits de reproduction de nos éditions interna- Nous prions nos lecteurs de nous en excuser.
tionales – même si celles qui souffrent du climat
Depuis 2014, l’amélioration de notre situation finan- politique dans leur pays ont parfois du mal à nous Édité par la SA Le Monde diplomatique.
cière provient en premier lieu des abonnements, qui, 2 199 Commercialisation payer. Il nous arrive aussi de tirer parti de notre
Actionnaires : Société éditrice du Monde,
Association Gunter Holzmann,
avec 115360 exemplaires servis en moyenne en 2020, bonne santé financière pour les aider (lire ci- Les Amis du Monde diplomatique
ont progressé de 11 % par rapport à 2019. Fin dessous), en même temps que nous leur affectons
1, avenue Stephen-Pichon, 75013 Paris
Tél. : 01-53-94-96-01. Télécopieur : 01-53-94-96-26
octobre 2021, avec 123 273 exemplaires, nous avons 1 638 Frais de structure pour le moment l’essentiel des dons spontanés que Courriel : secretariat@monde-diplomatique.fr
enregistré une nouvelle progression. Le plus encou- nous recevons (65 000 euros). Nos recettes
Site Internet : www.monde-diplomatique.fr
Ventes au numéro 4 500 510 Amortissements et provisions
rageant pour nous était toutefois le recul relativement comprennent enfin l’aide à la presse pour faibles Directoire :
Serge HALIMI, président, directeur de la publication
modeste (– 7,3 %) des chiffres de notre diffusion au ressources publicitaires (326 300 euros), puisque Benoît BRÉVILLE, directeur adjoint
numéro en 2020, alors même que le réseau de distri- Résultat d’exploitation Autres membres :
Subventions + 2 652 celles-ci (55 000 euros) ne représentent que 0,4 % Vincent CARON, Pierre RIMBERT, Anne-Cécile ROBERT
bution avait essuyé une crise très sévère, en particulier Publicité 326 55 du chiffre d’affaires du journal. Conseiller spécial auprès du directeur de la publication :
en ce qui concerne les ventes à l’étranger (– 20 %), Divers 397 Bruno LOMBARD
avec l’arrêt des transports pendant plusieurs mois. Concernant les postes de dépenses, la part de la Directrice des relations et des éditions internationales :
Anne-Cécile ROBERT
En 2021, les ventes au numéro (52 250 exemplaires) continuent à baisser, comme rédaction (salaires, piges, iconographie) n’a pas changé depuis 2018 (27 % du total). Secrétaire générale :
dans le reste de la presse écrite, à mesure que le nombre des abonnés progresse. En 2020, notre bénéfice avant impôts a progressé de 22 %. Une nouvelle fois, la Anne CALLAIT-CHAVANEL
fidélité de nos lecteurs consolide notre modèle économique. Nous comptons
Le nombre des abonnés aux archives électroniques a également poursuivi son également sur eux pour nous aider à contribuer au développement de nos éditions Directeur de la rédaction : Serge HALIMI
Rédacteur en chef : Benoît BRÉVILLE
ascension, atteignant une moyenne de 58 370 en 2020, en hausse de 23,5 %. internationales, tâche à laquelle nous avons affecté un budget de 100 000 euros en Rédacteurs en chef adjoints :
Cette progression se prolonge cette année, mais moins vite, puisque fin octobre le 2020. Il est reconduit cette année. Nous continuons d’offrir des abonnements à des Akram BELKAÏD, Renaud LAMBERT
nombre moyen des abonnés aux archives s’établissait à 62 200, ce qui signifie que bibliothèques du Sud et à des maisons d’arrêt.
Cheffe d’édition : Mona CHOLLET
Rédaction : Martine BULARD, Philippe DESCAMPS,
Evelyne PIEILLER, Hélène RICHARD,
Pierre RIMBERT, Anne-Cécile ROBERT
Cartographie : Cécile MARIN

Informez-vous, abo
onnez-vous
Site Internet : Guillaume BAROU, Thibault HENNETON
Conception artistique :
Maria IERARDI, Boris SÉMÉNIAKO
(avec la collaboration
de Delphine LACROIX pour l’iconographie)

... et contribuez à l’indépendance du Monde diplomatique Rédacteur documentaliste : Olivier PIRONET

Archives et données numériques : Suzy GAIDOZ
Mise en pages et photogravure :

2 ANS - 24 NUMÉROS POUR 109 €

Jérôme GRILLIÈRE, Patrick PUECH-WILHEM

■ Correction : Xavier MONTHÉARD, Sarah ZHIRI

Directeur commercial et administratif : Vincent CARON

■ 1 AN - 12 NUMÉROS POUR
P 59 € Adjointe à la direction administrative : Élodie COURATIER
Responsable du contrôle de gestion : Zaïa SAHALI
Administration : Sophie DURAND-NGÔ (9674),
Sylvia DUNCKEL (9621), Eleonora FALETTI (9601)
Coordonnées : RMD21BA012
Courriel : prénom.nom@monde-diplomatique.fr
À rennvoyerr, accompagné de votre règlement
M. ■ M ■ me
par chèque
c à l’ordre du Monde diplomatique SA, Fondateur : Hubert BEUVE-MÉRY. Anciens directeurs :
François HONTI, Claude JULIEN, Ignacio RAMONET
Nom ...................................................................... à l’ad
dresse suivante :
Publicité : Hélène FAVERIE (01-57-28-38-03)
Prénom ...................................................................... Le Monde
M diplomatique, service abonnements,
A 23000, 62066 Arras Cedex 9
Le mensuel en
e version imprimée
Adresse ................................................................. Diffusion, mercatique: Brigitte BILLIARD,

...............................................................................
directement dans votre boîte aux lettrres Saveria COLOSIMO-MORIN, Sophie GERBAUD, Sabine GUDE,
Carole MERCERON, Christiane MONTILLET
Relations marchands de journaux (numéro vert) :
Code postal Pour tout autre moyen de paiement,
✚ Accès offerrt à la version
0805-050-147

Ville .................................................................. rendez-vous sur notre site : Service relations abonnés

l Depuis la France : 03-21-13-04-32 (non surtaxé)

ww
ww.monde-diplomatique.fr/abo numérique et aux www.monde-diplomatique.fr
Courriel ................................................................. l Depuis l’étranger : (33) 3-21-13-04-32

J’accepte de recevoir des offres du Monde diplomatiquee : Oui ❍ Non ❍

o téléphonez au 03-21-13-04-32
ou 24 dernierss numéros Conditions générales de vente : www.monde-diplomatique.fr/cgv

accepte de recevoir des offres des partenaires du Monde diplomatiquee : Oui ❍ Non ❍
JJ’accepte
(du
u lundi au vendredi, de 9 heures à 18 heures)
✚ NOUVEAU : Les articles Reproduction interdite de tous articles,
sauf accord avec l’administration
Offre réservée à la France métropolitaine, valable jusqu’au 30/03/2022 ; pour l'étrangerr,, merci de nous consulterr.. En retournannt ce form
mulaire, vous acceptez que Le Monde diplomatique, responsable de traitement, utilise vos
données pour les besoins de votre commande, de la relation client et de la gestion des réclamations et, en fonction de vos choix, d’actions marketing sur ses produits et services et/ou ceux de ses partenaires. Conformément
en version audio
a lus par © ADAGP, Paris, 2021,
pour les œuvres de ses adhérents

à la loi « informatique et libertés » du 06/01/1978 modifiée et au RGPD du 27 avril 2016, vous bénéficiez d’un droit d’accès, de modiffication, de portabilité, de suppression et d’opposition au traitement de vos données, que des professsionnels (podcast) Prix de l’abonnement annuel à l’édition imprimée :
France métropolitaine : 59 €
vous pouvez exercer à l’adresse suivante : DPO – 67/69 avenue Pierre Mendès France – 75013 paris. Pour toute réclamation, www.cnnil.fr . Le Monde diplomatique SA – RCS Paris B400 064 291 Autres destinations : www.monde-diplomatique.fr/abo

L ORSQUE LE GÉNÉRAL DE
En 1951, le général Jean de Lattre de Tassigny est aux États-
Unis pour solliciter leur aide. La France, en difficulté dans le
conflit qui l’oppose à la République démocratique du Vietnam,
se bat contre le communisme. L’écrivain Éric Vuillard évoque
cet épisode dans un chapitre de son dernier livre, «Une sortie
honorable» (Actes Sud, à paraître en janvier), consacré à ce
qu’on a appelé la guerre d’Indochine, et dont ce texte est extrait.
PAR ÉRIC VUILLARD *
C
HAQUE jour, nous lisons une page
du livre de notre vie, mais ce n’est pas la
bonne. Et, chaque jour, nous recommen-
çons. Ainsi, après le désastre de Cao Bang,
comme si un militaire de haut vol pouvait
changer le cours des choses, on nomma
de Lattre de Tassigny haut-commissaire
et commandant en chef en Indochine. Il
arrive à Saïgon début décembre 1950,
développe au pas de charge l’armée natio-
nale vietnamienne et remporte avec elle
d’éphémères victoires à coups de concen-
trations inédites de troupes et de bombar-
dements au napalm dont il sera l’un des
premiers à faire un usage massif.
Enfin, de Lattre fit le tour du globe pour
défendre la cause de l’Indochine, celle du
monde libre. Il rencontra Harry Truman
à Washington, le pape à Rome. Mais, le
sommet incontestable de sa tournée, ce
n’est ni sa demi-heure à la Maison
Blanche, ni sa visite au Vatican, c’est sa
participation hautement improbable à
l’émission politique de très grande
audience sur la NBC [National Broadcas-
ting Company] : « Meet the Press ».
C’est avec tact, amabilité, et dans un fran-
çais impeccable que Henry Cabot Lodge (1)
entraîne de Lattre en coulisse. Le général
lui fait part de ses inquiétudes, son anglais
est si faible, et puis il n’est jamais passé à
la télévision! Cabot le rassure, les chroni-
queurs veilleront à ne pas le bousculer, la
réputation de tribunal que connaît l’émis-
sion est largement surfaite. Certaines ques-
tions auront l’air abruptes pour le specta-
teur, mais n’a-t-il pas reçu l’assurance qu’on
ne sortirait pas du périmètre de ses inter-
ventions précédentes? C’est vrai. De Lattre
soupire. On lui présente l’équipe de maquil-
lage, il serre les mains sans y penser, puis
Dans le désert du langage
M ISS Rountree : «Bonjour mesdames
et messieurs, membres du panel de presse,
et notre invité très spécial, le général de
Lattre. Il est heureux que nous ayons
aujourd’hui à nos côtés le sénateur Lodge,
car mon français n’est pas très bon. »
Après cette petite entrée en matière aima-
ble, Martha Rountree, l’impitoyable Mar-
tha Rountree, d’une voix qui incarne par-
faitement la réussite, la rationalité, la fausse
transparence du journalisme, de sa langue
nette et déliée, enchaîne sans transition
superflue : « Maintenant, la parole est à
M. Spivak (3) pour la première question.»
Lawrence Spivak : «Général, je sais que
ce voyage aux États-Unis n’est pas un
voyage d’agrément. Attendez-vous de nous
une aide pour votre guerre en Indochine?»
La question est directe. Toute la salive
quitte brusquement la bouche du général.
Et pourtant, malgré ses lèvres qui lui col-
lent aux dents, malgré sa gorge nouée et
l’angoisse qui lui comprime atrocement
le ventre, de Lattre se met à parler : « I
shall answer in one minute. But before
will you allow me to say something ? My
english is poor, very poor (4). » Mais, la
retranscription des mots qu’il prononce
alors ne rend pas compte de son vertige.
Il faut le voir et l’entendre. D’une voix
saccadée, de Lattre bredouille en s’agi-
tant : « You know, I came here in the spirit
of a chief, military chief, was as I told you,
the responsibility of the great battle… »,
et là… points de suspension, de Lattre
s’enfonce dans le sable des mots, on n’y
comprend plus rien, et il a beau agiter les
bras, prendre l’air le plus pugnace qu’il
* Écrivain et cinéaste, auteur notamment de L’Ordre
du jour et de La Guerre des pauvres (Actes Sud,
respectivement 2017 et 2019).
L ATTRE
Un prodigieux charabia
il s’affaisse dans l’immense fauteuil en
simili. Une assistante tourne la molette et
le fauteuil monte, monte. De Lattre plonge
la tête en arrière, ferme les yeux. Il n’y a
plus personne. Le bruit cesse. Même Cabot
Lodge n’est plus là. De Lattre abandonne
ses bras aux larges accoudoirs, sa tête tombe
en arrière. Mon général! Un instant, il lui
semble être vêtu de paille, comme il fait
chaud ! Le soleil, mon Dieu, le soleil ! Il
ouvre un œil, se retrouve face à une fantas-
tique rangée de néons, la maquilleuse le
regarde, elle est en train de déposer autour
de son cou une rondelle de Kleenex.
Soudain, la présentatrice vedette de
«Meet the Press», Martha Rountree, entre
dans la loge. Elle glisse un mot de bienve-
nue que de Lattre ne comprend pas. On le
lui traduit, c’était pourtant du français, elle
avait fait l’effort d’apprendre une tournure
de politesse. Le général se lève trop vite et
il tombe presque du grand fauteuil; une fois
debout, il répète à tout bout de champ : «I
am very pleased to be here (2)», en hochant
mécaniquement la tête. Sa rigidité est affli-
geante à côté de l’aisance de la présentatrice
américaine. Enfin, après quelques muettes
affabilités, Miss Rountree conduit de Lattre
jusqu’au plateau et l’invite aimablement à
prendre place à côté d’elle. Générique.
Sous les projecteurs, face aux invités,
de Lattre se sent soudain mollir, son ven-
tre lui fait mal, son pantalon le serre, il
rajuste nerveusement sa cravate. Cabot
lui a dit que l’émission pouvait rassem-
bler plus de dix millions de téléspecta-
teurs et qu’elle serait sans doute, sous
l’impulsion du Pentagone, reprise par une
bonne quarantaine de chaînes de télévi-
sion. Maintenant, cette excellente nou-
velle lui fait peur, quarante chaînes !
peut, ses paroles ne veulent rien dire, et il
continue en roue libre un petit moment,
totalement égaré dans cette langue étran-
gère, à mille lieues de toutes significations
claires, barbotant dans l’océan primordial
des signifiants.
Enfin, de Lattre se ressaisit, la phrase
lui revient, l’une des seules choses impor-
tantes qu’il doit absolument dire, fût-ce
au milieu du pire charabia, cette phrase
que ses conseillers lui ont fait répéter,
répéter, que Cabot Lodge lui a appris à
prononcer avec un accent le moins désas-
treux possible, afin qu’il ne l’oublie pas
sur le plateau de télévision. Et voici que
cela lui revient, et peu importe si ce n’est
pas le moment, il vaut mieux la caser
n’importe où que de l’oublier carrément.
Alors, les poings en avant, martelant ses
mots, de Lattre déclame : « I did not come
to ask American soldiers. »
Les spectateurs américains durent être
stupéfaits. Était-ce un canular, une blague!
Même le volapük est parlé par vingt per-
sonnes dans le monde, mais l’anglais de
Lattre n’a qu’un seul locuteur, le général
lui-même. Et voici qu’il s’adresse en
direct à dix millions d’Américains, tra-
duisons : « Vous savez, je suis venu ici
dans l’esprit d’un chef, chef militaire, c’est
comme je vous l’ai dit, la responsabilité
de la grande bataille, mais bien la res-
ponsabilité du destin et de la vie de ses
sujets. » Quel prodigieux charabia, c’est
merveilleux, le vertige du non-sens. C’est
soudain l’Histoire en personne qui parle,
avec sa glotte en forme de pendule et ses
dents qui lacèrent. Et pourtant le specta-
teur, aidé par les innombrables commen-
tateurs, retiendra l’essentiel, à savoir que
de Lattre n’est pas ici pour réclamer des
DE TASSIGNY S ’ ADRESSAIT
© TAMAS GALAMBOS / BRIDGEMAN IMAGES
TAMAS GALAMBOS. – « Air Balloons » (Ballons gonflables), 1976
soldats américains, mais du matériel. Voici
de quoi le rendre sympathique, ce général
Tapioca au ton acerbe, il ne vient pas nous
prendre nos enfants !
L’entretien continue, les aiguilles tour-
nent et Spivak se penche en avant, d’un
mouvement énergique, comme s’il allait
à présent poser exactement la question
que nous voulions poser. Spivak est fort,
vraiment très fort, il sait parfaitement don-
ner le sentiment qu’il va être direct, ne
pas prendre de gants, et l’espèce de retrait
que l’on sent dans son regard semble un
gage d’impartialité : « Pouvez-vous nous
dire maintenant quelle est l’importance
de l’Indochine pour nous, Américains ? »
Comme d’habitude, la question a quelque
chose d’abrupt, mais en réalité elle est faite
sur mesure. On dirait qu’elle a été rédigée
par le service de communication de l’armée.
Et pourtant, de Lattre s’embourbe, il cherche
ses mots. À ce moment-là, n’importe quel
mot ferait l’affaire, un tout petit mot oublié,
un spasme même, un soupir. De Lattre
avance dans le désert du langage, là, entre
le sable des mots et le vent du sens. Il est
tombé dans une sorte de tempête sourde. Pas
un bruit. Mais, où sont donc les petits mots
que Cabot Lodge lui a appris, laborieusement
appris, et qu’il lui a fait répéter une dernière
fois, devant les toilettes, tout à l’heure? Les
cherchant désespérément sur son crâne, il se
passe la main dans les cheveux, mais la laque
est trop lourde et ses cheveux pèguent.Alors,
comme s’il jaillissait brusquement hors de
l’eau, le général reprend sa respiration et
ajoute «que l’Indochine est la clé de voûte
du Sud-Est asiatique, et que cette clé de voûte
est encerclée…».
Ouf. Le propos est presque clair. Les
chroniqueurs sont soulagés. À peine se
sont-ils secrètement félicités d’être reve-
nus à la norme d’une émission de grande
écoute, que de nouveau le général patauge.
Mais qu’est-ce qui lui prend de continuer
à parler, c’était bien assez ! Très vite Spi-
vak tente de le remettre sur les rails, rajus-
tant sa belle cravate à rayures, il lui lance
une bouée de sauvetage : « Vous pensez
que si l’Indochine tombe, tout le Sud-Est
asiatique est perdu. »
De Lattre : « Oui, je le pense. Si vous le
voulez, je peux expliquer pourquoi. »
Surtout pas. Les machinistes accom-
plissent leur ballet en silence, ils sautillent
entre les lianes, avancent à pas de loup.
Mais Spivak ne peut faire son tour de pres-
tidigitation tout seul, cela se verrait trop,
ce serait trop acrobatique, il lui faut un
partenaire, c’est là qu’intervient Cabot
3 LE MONDE diplomatique – DÉCEMBRE 2021
À DIX MILLIONS D ’A MÉRICAINS
Lodge. Son rôle est pratique, neutre, il
semble là pour rendre service, comme s’il
n’avait d’autre intérêt à l’affaire que d’ai-
der un vieil ami et de servir d’interprète
sur les plateaux télé.
Alors, comme s’il souhaitait obtenir une
précision nécessaire, comme s’il parlait
au nom de ceux qui ne disposent pas
encore de renseignements suffisants et qui
souhaitent, le plus honnêtement du
monde, en savoir plus, Cabot Lodge
demande à son vieux copain : « Pensez-
vous que ce soit aussi important pour nous
que la Corée, par exemple ? »
Et là, le général a beau être maladroit,
vertigineusement maladroit, une perche
aussi grosse, il parvient tout de même à
s’en saisir, et puis n’ont-ils pas répété le
numéro à deux ?
De Lattre : «Je crois qu’il n’y a pas seu-
lement un parallèle entre la Corée et l’In-
dochine», déclare-t-il soudain, l’air docte.
«C’est exactement la même chose.» À cet
instant, de Lattre tient son numéro, il va
pouvoir prononcer quelques mots faciles,
mais lourds de sens. Il fait de grands gestes
bizarres, à l’éloquence lyrique un peu
raide : « En Corée, ajoute-t-il, sûr de son
effet, vous vous battez contre les commu-
nistes. En Indochine, nous nous battons
contre les communistes.» Parfois, les com-
paraisons les plus simples sont les plus sai-
sissantes. « La guerre de Corée, la guerre
d’Indochine, c’est la même guerre.» Voilà.
***
Dieu que c’est long une émission de
télévision, et qu’il fait chaud dans les stu-
dios de la NBC, et ces techniciens qui
remuent sans cesse, ne peuvent-ils donc
pas rester tranquilles ! De Lattre est tendu,
affreusement tendu. Les ampoules brûlent.
Les projecteurs changent de place comme
des lumières errantes.
Enfin, Yates McDaniel (5) reprend le
flambeau des questions. Il s’adresse au
général avec douceur, mais sa question
est un peu plus pénible que prévu : « Il y
a un an ou deux, la guerre d’Indochine,
d’après ce que nous entendions, n’était
pas populaire dans votre propre pays… »
Général de Lattre : « Je vous répondrai
très clairement. Voyez-vous, nous faisons
en Indochine en ce moment une guerre qui
est absolument sans intérêt matériel pour
mon pays. Nous avons donné aux nations
associées leur indépendance et je vous dis
avec toute ma loyauté que cette indépen-
dance n’est pas un mot, mais un fait réel.»
Ça y est, de Lattre a réussi à placer ce
mot essentiel : « indépendance ». Et cela,
sans que l’expression « guerre coloniale »
n’ait eu besoin d’être prononcée. L’occa-
sion est alors trop belle, le sénateur Lodge
saisit la balle au bond, et, de sa voix la
plus claire, la plus douce, il reformule en
une apparence de question l’essentiel du
propos, le message que les spectateurs
doivent absolument retenir, et d’une voix
ferme, mais altière, celle des Cabot, opé-
rant un détimbrage extrêmement délicat,
il avance : « Les États d’Indochine ont
maintenant leur indépendance, c’est ce
que vous voulez dire ? »
Ils sont faits pour ça les Cabot, depuis
que leurs ancêtres ont posé une bonne fois
pour toutes leurs gigots sur un fauteuil
confortable après avoir gagné assez de
pèze pour ne plus rien foutre pendant une
bonne centaine de générations, depuis
qu’ils font partie de la haute société, ils
jabotent. Et il faut avoir entendu Henry
Cabot Lodge aux Nations unies discourir,
pour savoir ce qu’est une langue prépo-
tente, caractéristique, pour bien sentir
combien le français du pauvre de Lattre,
mais le nôtre aussi bien, et l’espagnol, et
le russe, et le chinois même, ne sont
désormais plus que des idiomes folklo-
riques, dialectes ravalés par la voix supé-
rieurement chaude et glacée des Cabot au
rang de phénomènes locaux, provinciaux.
C’est alors qu’en professionnelle
consommée, Martha Rountree change de
ton pour une note pathétique, brève, mais
efficace, et lance brusquement au général :
« Votre propre fils a été tué, général.
– Oui, répond de Lattre.
– C’était tout récemment, n’est-ce pas?
– Dans la nuit du 30 mai. »
La pluie coule sur les vitres. La pluie de
Saïgon. La pluie. Le général est seul à pré-
sent dans une petite barque qui pourrit le
long du rivage. La brume envahit le studio,
la buée coule sur les réflecteurs. De Lattre
fixe des yeux un point invisible. Mais
l’émission continue. On étale la vie privée,
et puis on la remballe comme un morceau
de fromage. Et les questions se succèdent,
et de Lattre répond, se perd, répond, s’en-
fonce dans la langue anglaise comme dans
la forêt tropicale. Enfin, à propos du déve-
loppement d’une armée vietnamienne,
Cabot le pousse gentiment dans ses retran-
chements, réclamant de lui qu’il surjoue la
partition du chef de troupe, cherchant à met-
tre en valeur sa tonalité virile, qui, sans cela,
finirait par lasser : «Vous dites que ce sont
de bons soldats et que vous pourrez faire
de ces autochtones des parachutistes?»
« Des parachutistes ? », s’exclame de
Lattre. « Je pense qu’il n’y a pas de jeu-
nesse dans le monde aussi prête à faire
si vite des parachutistes. » Mais, une fois
ce plat compliment maladroitement
débité, il ne peut s’empêcher de faire une
mauvaise blague sur le gabarit des Indo-
chinois, qui, trop légers, mettraient du
temps à regagner le sol. À ce moment, la
porte bâille, on aperçoit le racisme ordi-
naire de l’armée, et l’on repense alors à
cette petite note écrite trois ans plus tôt,
après un exposé de son vieux camarade,
le général Valluy, dans laquelle de Lattre
écrit : « Il y a le problème indochinois
– (laotien) (cambodgien)… faible, très
différent des petits singes que sont les
Annamites. »
Après une nouvelle série de questions,
l’émission se termina. Miss Rountree
interrompit le général au bon moment, à
un moment conclusif, malgré lui. Elle
remercia très poliment de Lattre et le séna-
teur Cabot, et enfin, adressa un compli-
ment au général pour son anglais.
(1) NDLR. Sénateur du Massachusetts de 1936 à
1953, Henry Cabot Lodge (1902-1985) occupa
également le poste d’ambassadeur américain au
Vietnam de 1963 à 1967.
(2) NDLR. « Je suis très heureux d’être ici. »
(3) NDLR. Lawrence E. Spivak (1900-1994) a
animé pendant près de trente ans l’émission « Meet
the Press » (NBC), dont il était le producteur et l’un
des créateurs.
(4) NDLR. « Je vais répondre dans une minute.
Mais avant, m’autorisez-vous à dire quelque chose ?
Mon anglais est très, très pauvre. »
(5) NDLR. Yates McDaniel (1906-1983) était grand
reporter de guerre pour l’agence Associated Press.
DÉCEMBRE 2021 – LE MONDE diplomatique
En Lettonie, la question russe
Petit pays des bords de la mer Baltique d’à peine
deux millions d’habitants, la Lettonie sait se faire discrète.
Contrairement à la Pologne, qui défie Bruxelles, Riga est
applaudi pour sa transition démocratique réussie. Moscou,
pourtant, s’émeut du sort réservé à l’importante minorité
russophone. À tort ? Voyage dans une démocratie
à qui les Européens pardonnent bien des défauts.
PAR NOTRE ENVOYÉE SPÉCIALE
P ARTI du centre de Riga, le bus no 3 descend le
cours de la Daugava en direction de la mer Baltique.
À son bord, quelques passagers observent à travers
la vitre la silhouette immobile des grues portuaires.
Plus loin, une pyramide de troncs attend un cargo.
En ce mois de juillet 2021, le port de la capitale lettone
tourne au ralenti. Depuis quelques années, Moscou
recourt à ses propres infrastructures pour exporter
ses matières premières. En 2021, plus une seule tonne
de charbon russe n’a transité par Riga, alors que son
port en transbordait encore quatorze millions trois
ans plus tôt (1). À ce manque à gagner s’ajoute une
baisse du trafic en provenance de Biélorussie. Après
que les capitales baltes ont soutenu l’opposition biélo-
russe, Minsk a également dérouté une partie de ses
produits, transitant habituellement par les côtes lettone
et lituanienne, vers les ports russes.
Chapeaux de paille, panier en osier, serviettes
au cou… Au bout de la ligne, on devine les occupa-
tions plus estivales des voyageurs d’un autre bus
prêt à partir. Quelques arrêts plus loin, ils se
dispersent dans une forêt de pins en direction d’une
plage de sable blanc qu’animent une simple buvette
et un loueur de transats. Tout en bavardant en letton,
une mère et ses deux filles étalent leur serviette au
bord de l’eau. Plus à l’écart, un couple d’une
trentaine d’années se chamaille en russe. Se
présenter comme journaliste française qui
s’intéresse à la question linguistique en Lettonie
s’avère une manière peu judicieuse de lier connais-
sance. «Ici, chacun parle la langue qu’il veut, abrège
la jeune femme, défiante. Il n’y a aucun problème.
Le russe est ma langue maternelle, mais je parle très
bien letton. Je l’ai appris à l’école et surtout dans la
rue. » Dans un russe impeccable, son compagnon
allongé sur le ventre relève la tête en lançant : « Et
moi, c’est le letton qu’on parlait à la maison », avant
de replonger son visage entre ses bras.
Dans les rues de Riga, les conversations en
russe et en letton se mêlent en apparence harmo-
nieusement. Il n’est pas rare d’entendre un
chauffeur de taxi interpeller un collègue en letton,
avant d’ouvrir la porte à un client en lui parlant
russe. Pourtant, depuis l’indépendance de cette
ancienne république soviétique en 1991, les
dirigeants politiques n’en finissent pas de ruminer
le « problème russe », avec, en ligne de mire,
l’importante minorité qui pratique usuellement la
langue de Pouchkine (36 % de la population).
L’anxiété que suscite cette présence, dont la Russie
se tiendrait prête à tirer profit, amène le gouver-
nement à prendre quelques libertés avec les
principes démocratiques. De ces arrangements il
est rarement question, tant la Lettonie apparaît aux
yeux des observateurs européens comme un havre
épargné par le « populisme » et l’euroscepticisme
qui séviraient ailleurs en Europe orientale, à
commencer par la Pologne.
La politique se
déchire sur les
enjeux mémoriels
L’exclusion de la principale force politique de
toutes les coalitions gouvernementales depuis 1991
constitue une première anomalie. Avec près de 20 %
des voix, le parti Saskaņa est encore arrivé en tête
des élections législatives de 2018, sans être convié
aux négociations en vue de la formation du gouver-
nement. Sa marginalisation s’est accentuée en 2019,
quand son cofondateur, M. Nils Ušakovs, a été
démis de ses fonctions de maire de Riga pour
suspicion de corruption (ce que l’intéressé conteste
devant les tribunaux). Avec son électorat composé
à 75 % de russophones, Saskaņa est soupçonné
d’être la marionnette du Kremlin. Le parti soutient
pourtant l’adhésion à l’Union européenne et même
à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN),
alliance militaire occidentale honnie par Moscou,
l’appartenance à ces deux ensembles « form[ant]
un tout », comme l’affirme M. Jānis Urbanovičs,
président de Saskaņa, quand il nous reçoit dans les
bureaux du groupe parlementaire à Riga. Saskaņa
se contente de prôner un apaisement des tensions
avec la Russie, quatrième partenaire commercial
4
D IX POUR CENT DE LA POPULATION
HÉLÈNE RICHARD
du pays. La formation a même rompu ses relations
officielles avec Russie unie, le parti présidentiel. « Il
était impossible de maintenir ce partenariat dans le
contexte de confrontation dure entre la Russie et
l’Occident », reconnaît M. Urbanovičs, tout en
rappelant l’utilité de celui-ci, par le passé, pour attirer
les investisseurs russes dans la capitale lettone. La
défiance à l’égard de la Russie constitue à l’inverse
le ciment de la coalition hétéroclite à la tête du pays
© OLIVIER CULMANN / TENDANCE FLOUE
qui comprend cinq formations (des nationalistes de
l’Alliance nationale jusqu’aux libéraux de Dévelop-
pement/Pour!). «Toutes les tentatives pour dépasser
le clivage ethnique se sont soldées par un échec »,
regrette Olga Procevska, une chercheuse indépen-
dante qui a participé, par le passé, au lancement
d’un petit parti progressiste.
Crispée sur la question russe, la politique lettone
se déchire sur les enjeux mémoriels. La seconde
guerre mondiale en constitue le point le plus brûlant. OLIVIER CULMANN. – Daugavpils, deuxième ville de Lettonie
Bien que la nouvelle nation se présente comme (peuplée principalement de russophones), de la série « Nationale 0 », 2003
victime des «deux totalitarismes» nazi et soviétique
(à l’image de la Pologne et des autres États baltes), La désignation officielle de la période commu- l’OTAN en 2016 (notamment par le déploiement
elle a surtout cherché à effacer les références sovié- niste comme une « occupation » est passée dans par rotation d’une force multinationale équivalant
tiques après l’indépendance. Une fois celle-ci acquise le langage commun. Pourtant, selon l’historienne à un bataillon dans chacun des trois pays baltes
en 1991, Riga a instauré le 8 mai comme jour de Juliette Denis, «l’intégration [de la Lettonie] au monde et en Pologne), la Lettonie se montre par contre en
commémoration de la fin du second conflit mondial, soviétique (…) n’établit pas de “double pouvoir” état d’alerte permanent quand il s’agit de l’influence
s’alignant ainsi sur le calendrier ouest-européen. Les (armé et civil) propre, par exemple, aux occupations de la Russie sur son opinion publique.
festivités du 9 mai, date retenue en Union soviétique nazies en Europe. La fixation [des autorités lettones]
comme celle de la reddition du IIIe Reich (en raison sur le terme d’occupation semble d’autant plus Le traumatisme remonte à 2012. Cette année-
du décalage horaire), ont continué de rassembler incongrue que l’annexion, et la soviétisation qui en là, est organisé un référendum pour la reconnais-
chaque année (jusqu’à la pandémie de Covid-19) découle, sont des processus autant, voire plus sance du russe comme seconde langue officielle,
plusieurs milliers de personnes, avec l’appui discret radicaux, plus profonds et plus durables qu’une suite d’une initiative citoyenne ayant rassemblé dix
de Saskaņa. Cette année encore, le parti a distribué occupation. Sans doute le terme s’est-il popularisé mille signatures (comme le prévoit la Constitution).
des paniers garnis aux derniers vétérans de l’Armée pour des raisons plus politiques que scientifiques (3)». Bien que relayé par les chaînes de télévision russes
rouge, que les autorités considèrent comme une En l’occurrence, comparer l’Union soviétique au très regardées dans le pays, le scrutin se conclut
force d’occupation en 1940-1941, puis de 1944 à système nazi et forger l’identité d’une nation victime par un « non » massif (75 % de votes défavorables).
1991. Les nationalistes les plus radicaux demandent de deux totalitarismes, également criminels. Mais le seul fait qu’une telle consultation se soit
la démolition du Monument aux libérateurs (de tenue suffit à faire paniquer l’État letton. « Cet
l’Armée rouge) construit en 1985 et protégé par un épisode a montré la capacité de la Russie à trans-
accord signé en 1994 entre Riga et Moscou. Certains
On compte former une question marginale en débat de société»,
participent même, chaque 16 mars, au rassem-
blement organisé en mémoire de la Légion lettone,
encore 190 500 nous rappelle M. Jānis Sārts, directeur du centre
d’excellence pour la communication stratégique
une unité militaire rattachée à la Waffen-SS qui a « non-citoyens » (Stratcom COE), un organisme de réflexion rattaché
combattu l’Union soviétique entre 1943 et 1944 pour à l’OTAN, spécialisé dans les questions de désin-
restaurer la souveraineté du pays. Composée majori- Cette conception a posé les bases d’une formation et cofinancé par Riga.
tairement de conscrits, elle comptait dans ses rangs démocratie à géométrie variable. Elle a fait de tous
des officiers particulièrement actifs dans l’extermi- les résidents arrivés après la première annexion La Lettonie ne recule plus devant la censure pour
nation des Juifs au moment de la «Shoah par balles». de 1940 (majoritairement russes, mais aussi origi- lutter contre l’influence de Moscou. En février 2021,
Ce rassemblement suscite régulièrement des naires d’autres républiques d’URSS) des éléments la chaîne russe Rossiya RTR a ainsi écopé d’une
réactions d’indignation à l’étranger. En 2012, le étrangers à la nouvelle nation. L’Estonie a suivi la suspension d’un an. La décision s’ajoute à une
Conseil de l’Europe a « exprim[é] sa préoccupation même voie, mais pas la Biélorussie et l’Ukraine, trentaine d’interdictions de diffusion depuis 2019.
concernant toute tentative de justifier le fait d’avoir qui ont attribué la citoyenneté à toute la population La plupart s’appuient sur une interprétation extensive
combattu dans une unité de la Waffen-SS et d’avoir après 1991. En Lettonie, 700 000 personnes, soit des sanctions individuelles adoptées par l’Union
collaboré avec les nazis». Cette commémoration n’a un tiers de la population, se voient privées de statut européenne après l’annexion de la Crimée. En
perdu son statut officiel qu’en 2000. défini à l’indépendance. En 1995, une loi forge pour février 2019, par exemple, neuf chaînes appartenant
elles le concept de « non-citoyens » (accordé aux au Groupe média national ont été suspendues au
Dans ce concert d’affrontements mémoriels, résidents installés avant 1992, ayant vécu plus de motif que celui qui était tenu pour son gestionnaire
les Lettons, surtout les plus jeunes, se frayent des dix ans sur le territoire ou qui y sont nés). Trois ans de fait, M. Iouri Kovaltchouk, un oligarque proche
chemins parfois surprenants. C’est le cas des archi- plus tard, une autre facilite l’accès à la citoyenneté, de M. Vladimir Poutine, était sous sanctions.
tectes de l’agence NRJA, qui ont installé leurs mais les naturalisations marquent le pas après Plusieurs journalistes de Sputnik Lettonie et de
bureaux dans les soupentes d’un immeuble de la l’adhésion de la Lettonie à l’Union européenne en Baltnews ont été inquiétés parce qu’ils travaillaient
vieille ville de Riga. Entouré de deux collaboratrices, 2004. On compte encore 190 500 « non-citoyens » pour des médias contrôlés par l’agence d’État Rossia
son directeur, M. Uldis Lukševics, lance sur son
ordinateur la vidéo qu’a réalisée le collectif pour
aujourd’hui (dont 65 % se définissent comme
Russes). Ainsi, 10 % de la population est privée
Segodnia, dirigée par M. Dmitri Kisseliev (lui-même
sous sanctions). Pervy Baltiïski Kanal (PBK), la version
sauver de la destruction l’ancien siège du comité de droit de vote (même aux élections locales) et balte de la première chaîne russe, a échappé à la
central du Parti communiste, transformé en interdite d’exercer certaines professions (fonction- fermeture, mais ses comptes bancaires ont été
immeuble de bureaux dans les années 1990. naire, avocat, notaire, pharmacien…). bloqués pendant l’enquête. Les pressions écono-
Formes futuristes, grands volumes, vaste miques ont conduit la direction à arrêter, en
auditorium : le film vante l’originalité de ce bijou du Moscou dénonce régulièrement la situation des mars 2020, la production de journaux télévisés
modernisme d’après-guerre, construit en 1974. En apatrides de Lettonie, notamment au sein du locaux. « Quelle que soit l’agressivité de la
2020, le ministre de la culture, membre de l’Alliance Conseil de l’Europe, dont l’Assemblée a adopté propagande russe en Europe, les sanctions de l’UE
nationale, décide de raser l’édifice pour construire plusieurs résolutions enjoignant la Lettonie à ne sont pas un outil légitime ni approprié pour la
à sa place une salle de concert et, par là même, favoriser l’intégration des russophones à la fonction combattre, a jugé l’organisation Reporters sans
libérer la ville d’un « fantôme du communisme, qui publique et l’enseignement des langues minoritaires. frontières, qu’on ne peut assurément pas taxer de
montre tout l’arbitraire de cette époque (2) ». NRJA L’ultime réforme du système éducatif en 2018 n’en complaisance à l’égard du Kremlin. Plutôt que la
s’y oppose. Pétition, mise en scène d’un prend guère la direction. Elle impose à l’horizon fermeture de médias pour des motifs flous et sur
enterrement symbolique, film de sensibilisation, la 2022 l’enseignement intégralement en letton dans une base juridique fragile, les États peuvent exiger
mobilisation porte ses fruits ; le ministère recule. toutes les écoles secondaires, ce qui liquidera les des garanties d’indépendance éditoriale de
Mais ces défenseurs tenaces de l’héritage archi- restes du multilinguisme scolaire (russe, letton et l’ensemble des médias. (…) Soumettre tous les
tectural de la période communiste contestent-ils quelques autres langues minoritaires, comme le médias aux mêmes obligations (sans considération
l’idée d’occupation soviétique ? « Je ne comprends polonais) hérité de la période soviétique. Pour Riga, de l’origine géographique) permettrait d’éviter des
pas la question », nous répond, interloquée, la Russie instrumentalise la question linguistique
Mme Elīna Lībiete, jeune architecte de NRJA. « Il et ethnique pour entretenir la dissension dans le
s’agit évidemment d’une occupation. Et alors ? corps social. Un scénario comparable à celui du (1) Source : administration du port de Riga.
Devrions-nous détruire toutes les œuvres créées Donbass — région d’Ukraine où a éclaté en 2014 (2) Bens Latkovskis, «Aggravation soudaine de l’envie irrésistible
de vandalisme » (en letton), Neatkarīgā, Riga, 26 juin 2020.
pendant les périodes où notre pays a été occupé ? une révolte séparatiste soutenue militairement par
(3) Juliette Denis, « Histoire de la Lettonie soviétique, 1939-
Il ne resterait pas grand-chose debout…», complète Moscou — n’est cependant pas sérieusement 1949. Une soviétisation de temps de guerre », Diploweb, Vincennes,
en souriant sa collègue, Mme Ieva Lāce-Lukševica. envisagé à Riga. Rassurée par le renforcement de 4 octobre 2016.
 5 LE MONDE diplomatique – DÉCEMBRE 2021

EXCLUS DU CORPS ÉLECTORAL

sur toutes les langues

mesures de rétorsion de la part de pays qui se livrent
à des guerres de l’information (4).» Parallèlement,
les autorités s’emploient à marginaliser les contenus
en russe sur les chaînes télévisées publiques. Les
journaux télévisés russophones de la chaîne publique
LTV7 ont ainsi été relégués sur une plate-forme multi-
média en ligne. Une décision surprenante, puisqu’elle
pousse les russophones de Lettonie à se tourner
davantage vers les chaînes russes encore disponibles
sur certains bouquets d’opérateur Internet.
Depuis les plages blanches de Riga, il faut par-
courir trois cents kilomètres en remontant le cours de
la Daugava pour rejoindre Krāslava. Dans cette
bourgade de près de 7600 habitants, située au sud
de la région du Latgale, à deux kilomètres de la frontière
biélorusse, le russe domine largement les conversa-
tions. Au pied de l’unique pont de la ville, la maison
de M. Valery Kryjanovski se transforme l’été en un
petit hôtel familial. Derrière son comptoir, sous le
portrait du pape François qui bénit les visiteurs,
M. Kryjanovski évoque fièrement ses lointains ancêtres
polonais. Ses origines font écho à l’époque où le Latgale
s’appelait la Livonie polonaise, laquelle a longtemps
appartenu à la République des deux nations (réunissant
le grand-duché de Lituanie et le royaume de Pologne)
avant d’être conquise en 1772 par les Russes, qui
importèrent leur langue dans cette région catholique.
Catholique (comme 18 % de la population),
profondément enraciné dans l’histoire de son pays,
M. Kryjanovski incarne ce que redoute le plus l’État
letton : ce russophone ne regarde que les chaînes de
télévision russes « plus objectives que les chaînes
lettones»; il parle difficilement la langue officielle de
son pays et «n’aime pas les Lettons qui ont accaparé
l’État». Trop longtemps contenue, la Russie «reviendra
bientôt jusqu’à Berlin», assure-t-il sans s’alarmer d’un
tel scénario. Dans les années 1990, cet ancien cadre
de l’organisation de jeunesse communiste est parti
à Moscou «faire du business» à l’heure du capitalisme
sauvage. «C’était une époque dangereuse : douze
de mes amis y ont laissé leur peau. J’ai eu de la
chance.» Bien qu’il semble avoir tiré parti du chaos
des années de transition à l’économie de marché,
M. Kryjanovski admire le président russe, un «grand
champion de judo» – à côté du portrait du pape, il a
affiché un titre qu’il a lui-même décroché à une
en russe à la population, notamment aux personnes n’aurait pu placer les villes de Cork, Galway, pays (7). Depuis 2001, près de trois mille ont été
âgées, nombreuses à mal comprendre le letton. «Le Limerick, Swords [en Irlande]. Aujourd’hui, ces rayés de la carte (soit 32 % des localités) (8), obligeant
ministère a attendu début juillet pour m’envoyer de noms sonnent familièrement à nos oreilles. » le gouvernement à refondre le découpage adminis-
la documentation sur le Covid-19 et la vaccination tratif du territoire. En dépit du coût social que repré-
en langue russe », regrette le Dr Procevska. Faut-il, L’intégration à l’espace Schengen en 2007 sente le «retour» dans la famille des démocraties
selon elle, reconnaître au russe un statut de langue combinée à une politique d’austérité draconienne européennes, la Lettonie semble se résoudre à son
d’État? Elle hésite. «Je ne me suis pas déplacée au après la crise de 2008 (salaires amputés de 30 % statut de «petit pays» (lire l’article ci-dessous) pour
référendum de 2012. La question me semblait mal dans le secteur privé, contraction des dépenses qui l’indépendance s’est en partie résumée à changer
posée. Ce que je souhaite, c’est que le letton reste publiques équivalant à 15 % du PIB, baisse de 20 % de tutelle. En rompant les ponts avec Moscou, donc,
la seule langue d’État, mais qu’il existe une souplesse du salaire minimum) a provoqué une véritable ruée pour épouser l’Europe, quel qu’en soit le prix.
au niveau des municipalités. » vers l’Europe de l’Ouest (6). En dépit de cette hémor- H ÉLÈNE R ICHARD .
ragie, on ne compte aucun parti eurosceptique en
À 24 ans, M. Aïvars Bačkurs s’indigne aussi de Lettonie, pas même Saskaņa, qui cherche à peaufiner
la «politique discriminatoire envers les russophones», son image de parti social-démocrate «normal» au (4) « Pays baltes : le détournement de sanctions européennes
pour interdire des chaînes russes n’est pas légitime pour promouvoir
tout en se déclarant « patriote ». Actif au sein d’une Parlement européen. Au prétexte que l’«extinction la fiabilité de l’information », Reporters sans frontières, Paris,
organisation nationale de jeunesse, candidat aux des pays baltes» constitue l’un des thèmes de prédi- 10 juillet 2020.
dernières élections municipales, le jeune homme lection de la propagande russe, les conséquences (5) Source : Eurostat, 2020.
s’inquiète de l’avenir de son pays. Il nous emmène négatives de l’adhésion à l’Union européenne (6) Lire Philippe Rekacewicz et Ieva Rucevska, «Aucun vent de
dans une station-service, à l’écart de la ville, unique demeurent un tabou dans le débat public. « Les panique, mais… », Le Monde diplomatique, septembre 2009.
endroit où il est possible de boire un café après tensions géopolitiques surdéterminent le discours (7) Dace Dzenovska, « Emptiness capitalism without people in
19 heures. Plusieurs voitures stationnent sous le public et relèguent certains aspects de la réalité the Latvian countryside », American Ethnologist, Arlington, vol. 47,
n 1, février 2020.
o
drapeau à l’effigie d’une marque d’essence. Debout sociale et matérielle dans le domaine de l’indicible»,
(8) Sintija Ambote, « Cette année, vingt-cinq villages ont été
ou attablés à une table de pique-nique, une quinzaine estime Dace Dzenovska, une anthropologue qui a rayés de la liste des localités, mais tous ne sont pas vides », LSM,
de jeunes sirotent un coca ou fument une cigarette. écumé les milliers de villages fantômes de son Riga, 8 novembre 2018.
Assis sur un capot, M. Bačkurs fait défiler sur son
smartphone l’historique de son compte Instagram,
à la recherche d’un post. « Regarde ! En 2009, Pays du Nordic-Baltic
Baltic Six
Golffee
G (NB6)
la tranche des 18-24 ans représentait de
238 000 personnes, contre 122 000 en 2019. C’est Ventspils
spils
sp ls Riga Bases et facilités
l’hémorragie : notre pays n’a pas de pétrole, ses de l’OT
TA
AN
seules richesses sont le bois et sa jeunesse, et elle Riga « Rail Baltica »
part!» Les chiffres sont justes. Depuis 1991, le pays
a perdu près d’un tiers de sa population. Si les taux Principales voies
voi ferrées
de mortalité (en hausse) et de natalité (en baisse) iepāja
ie
e Rēz
Rēze
Rēzekne
Rēzekn
ē eekk Ports
contribuent à la crise démographique, l’émigration Principaux
ccip gazoducs
vers l’Ouest explique un tiers de cette dégringolade,
Gazoducuc N
Nord Stream 2
selon le sociologue Mihails Hazans, « sans compter Part de la population Daug
Daug
ugavpils
vpils
pillss en voie de certification
l’émigration saisonnière, qui n’est pas incluse dans parlant russe à la maison
ce chiffre ». Au point que l’économie lettone a Krāslava Principaux oléoducs
0 50 10
00 %
décroché de celles de ses voisins baltes. En parité 0 100 km Oléoduc fermé
Oléo
de pouvoir d’achat, son produit intérieur brut (PIB)
atteint 72 % de la moyenne européenne (des Vingt- FINLANDE
F INLAN
ND
DE
E 0 200
0 km
Sept) contre 86 % pour la Lituanie et l’Estonie (5).
NORVÈGE Kotka Vyssotsk
ss
Oslo Helsinki Prim
imorsk
L’émigration Sto
ockholm
Sain
Saint-P
nt-Pétersbourg
O
Oust-Lou
uga
constitue Gö eborg St
rea
m 1 Taallinn
T
ESTONIE
E
un horizon évident
d

compétition internationale de lutte – et un homme qui

Nor

SUÈDE
UÈ
U Mis en
n ser
sservice
«a su remettre de l’ordre dans son pays». en 2012 2
À Krāslava, les perspectives de la jeunesse se Ven
entspils
ent
DANEMARK Mis en ser
s rviice Riga
Tient-on la preuve de l’existence d’une résument à deux options. Parmi les vingt-quatre Fredericia e 2012
en LETTONIE
IE
E
cinquième colonne justifiant les mesures prophy- anciens camarades de classe de terminale de Copenh
pe hague Mosco
scou
lactiques du gouvernement ? Des personnages M. Bačkurs, sept ont rejoint l’école de formation Mer Klaipéda Défin tiv en
D
Défi
Définitivement
Baltique
Baltiqu
comme M. Kryjanovski, nous n’en rencontrerons des gardes-frontières. Son ancien professeur d’his- Greif wald LITUANIE ffeermé
m en
n22009
009
Lübeckk Kaliningr
g ad
d Polotsk
pourtant qu’un seul à Krāslava. Pour le reste, les toire, M. Andreï Jakubovskis, estime que 30 % des Vilnius
Vi
Vil
Rosto
ostockk Świnoujście RUSSIE
russophones entretiennent une relation distanciée bacheliers qu’il a préparés ont choisi cette orien- RUSSIE
SSIE
Gdaańsk Minsk al

RIVAT
au régime russe… sans ménager leur propre gouver- tation. Le renforcement des effectifs annoncés à Yam

PRIVA
nement. Médecin généraliste, Mme Marina Procevska l’été 2021, après que la Biélorussie a instrumen-

FAANNYY PR
Berlin POL
O OGNE
lit régulièrement le site d’information Meduza, fondé talisé, sur fond de tension avec l’UE, les flux migra- BIÉL
ÉL
LORUSSIE
E
Ounetcha
etc
par des journalistes russes dissidents réfugiés en toires ne risque pas de tarir les vocations. Pour les ALLEMA
MAGNE
GNE Drroujba

F
Lettonie, et juge tout aussi durement le dogmatisme autres, l’émigration constitue un horizon évident. Varsovie
s
des autorités lettones. Alors que la population Dans chacune de ses classes de vingt-cinq élèves, Sources : Recenseme
nsemen
sement
me letton, 2011 ;
Réseau européen
éen de
des
es gestionna
nn
naires
subissait un nouveau confinement à la fin du mois deux ou trois enfants sont élevés par leurs grands- Une pér
érip
iphér
iphér
hé ie dee ll’E
Europe, UKRAINE de réseau
sea de transpo
ansport dee gaz
d’octobre en raison d’une reprise de l’épidémie, le parents, pendant que leurs parents travaillent en ((Entsog), 2020
020 ; Euro-Asian Transsport
gouvernement rechigne à s’adresser directement Europe de l’Ouest. « Il y a vingt ans, personne
dos to
o né à Mosco
our oscou u Linkages, 2012 ; www.railbaltica.or
a g

Cheval de Troie américain

L
A Lettonie, pour des raisons histo-
riques, compte parmi les pays euro-
péens les plus hostiles à Moscou et
considère le parapluie de l’Organisation
du traité de l’Atlantique nord (OTAN), une
alliance militaire dominée par Washington,
comme la meilleure assurance-vie contre
la «menace» russe. Outre la base d’Adazi,
où stationne un groupement tactique multi-
national dirigé par le Canada depuis 2014,
la Lettonie tient sa base aérienne de
Lielvārde à disposition des avions de
l’OTAN, qui assurent sa police du ciel.
Quand Washington a demandé aux pays
membres d’accroître leurs contributions au
budget de l’alliance, d’abord par la voix
polie du président Barack Obama, puis
celle, tonitruante, de son successeur Donald
Trump, la Lettonie s’est exécutée. Depuis
2016, le budget de la défense a pratique-
ment doublé, amenant la part des dépenses
militaires dans le produit intérieur brut
(PIB) à 2,3 %, contre 0,9 % en 2012.
Les positions de Paris mécontentent
régulièrement Riga. La capitale lettone
accueille avec grand scepticisme l’idée
d’autonomie stratégique européenne, « en
complément de l’OTAN», lancée en 2017 par
le président français Emmanuel Macron (1),
tout en s’agaçant de la (timide) politique
française de rapprochement avec Moscou.
Cet été, la proposition française de relan-
cer les sommets Union européenne - Russie,
suspendus depuis l’annexion de la Crimée
en 2014, a été reçue froidement à Riga.
« Je ne vois pas ce que l’Europe peut y
gagner, nous confie le ministre des affaires
étrangères Edgars Rinkēvičs. Mais je vois
bien ce que la Russie en retirerait : un retour
à la normale, sans avoir rempli aucune
condition des accords de Minsk [pour la
résolution du conflit au Donbass, en
Ukraine], ni fait aucune concession sur la
Libye, la Syrie, le changement climatique.»
La divergence de lignes s’est exprimée
de manière criante à l’automne, quand la
France tempêtait contre l’annulation de la
vente de ses sous-marins à l’Australie et
l’annonce de la création d’une alliance
militaire antichinoise entre Canberra,
Washington et Londres : au même moment,
le ministre des affaires étrangères letton
rencontrait, le 17 septembre, en marge de
l’assemblée générale des Nations unies son
homologue australienne. D’autres diri-
geants ont témoigné à cette occasion d’un
sens tout relatif de la solidarité européenne :
en visite à Downing Street, le premier
ministre hollandais Mark Rutte proposait,
le même jour, à M. Boris Johnson, de
renforcer la coopération militaire entre
l’Union européenne et le Royaume-Uni…
Petit pays de 1,9 million d’habitants, la
Lettonie entend peser sur les équilibres
européens en s’unissant avec d’autres. Lors
de notre entretien, M. Rinkēvičs a souligné
l’importance pour Riga du forum de coopé-
ration Nordic-Baltic Six (NB6). Formée à
l’initiative de Stockholm en 2004, cette
plate-forme réunit les trois pays baltes, ainsi
que la Finlande, la Suède et le Danemark
(les deux derniers ne sont pas membres de
la zone euro ; la Finlande et la Suède ne
sont pas membres de l’OTAN) (2). Cette
plate-forme est cimentée par la proximité
géographique (tous ses membres sont rive-
rains de la mer Baltique), une réticence
commune à des formes de solidarité budgé-
taire et monétaire dans la zone euro, enfin,
par la défiance envers la Russie. Les
premiers ministres des six pays se rencon-
trent avant les Conseils européens, afin de
coordonner leurs positions, et invitent
parfois d’autres États à participer à leurs
réunions pour former de larges coalitions.
Le groupe de Višegrad (Hongrie, Pologne,
République tchèque, Slovaquie) s’est ainsi
joint, en 2014, à une initiative du NB6 pour
dénoncer l’annexion de la Crimée.
Sur le plan économique, celui-ci appuie
des projets de connexion électrique entre
pays nordiques et baltes ou de transport. La
voie ferroviaire Rail Baltica, dont les travaux
vont bon train dans le centre de Riga, reliera
les trois États baltes pour les connecter au
réseau européen via la Pologne. L’objectif
est de construire de nouvelles infrastructures
nord-sud, cassant l’orientation d’est en ouest
des axes de transport hérités de la période
soviétique. Au grand dam de l’opposition,
qui pense que le pays doit tirer parti de sa
position de pont naturel entre l’Asie et l’Eu-
rope. Le député Nikolajs Kabanovs (Saskaņa)
regrette ainsi l’abandon d’un projet d’élec-
trification des lignes ferroviaires existantes,
y lisant «une décision purement antirusse,
alors que ce projet aurait pu tirer profit du
flux de marchandises venues de Chine, avec
le projet des routes de la soie, ou bien du
Kazakhstan».
Mais Riga s’aligne sur la politique anti-
chinoise de Washington. Certes, la Lettonie
n’a pas quitté le format «17+1» – un forum
créé par la Chine pour asseoir son influence
en Europe centrale et orientale –, comme l’a
fait la Lituanie en mai dernier. Mais, selon
l’expression du ministre des affaires étran-
gères, elle cherche à le « réorienter » en
misant sur l’Initiative des trois mers (Balti-
que, Adriatique, Noire), une plate-forme de
discussion intergouvernementale créée en
2016 sur une idée croato-polonaise et adou-
bée par Washington. Elle vise, notamment,
à réduire la dépendance de l’Europe aux
hydrocarbures russes en appuyant la créa-
tion d’un corridor énergétique nord-sud
reliant le terminal de gaz naturel liquéfié
(GNL) de l’île de Krk en Croatie à celui de
Swinoujscie en Pologne, qui fait office de
point d’entrée des exportations gazières
qataries, norvégiennes et d’outre-Atlan-
tique en Europe.
Le Brexit a encore renforcé le rôle du
NB6 dans l’Union européenne. Avec le
concours de l’Irlande et des Pays-Bas, ce
groupe de pays cherche à suppléer au
départ du Royaume-Uni, leur principal
allié. Ensemble, ils forment les contours
d’une « nouvelle Ligue hanséatique » (3),
alliance de petits États «frugaux» visant à
contrebalancer le couple franco-allemand,
à l’heure où Berlin assouplit ses positions
en matière de discipline budgétaire. Les
ministres des finances du NB6, rejoints par
leurs homologues néerlandais et irlandais,
ont ainsi signé, en 2018, trois déclarations
communes (4) portant sur l’union écono-
mique et monétaire, sur le marché des capi-
taux et sur le mécanisme de stabilité euro-
péen, afin de contrer la proposition
française en faveur d’une intégration moné-
taire et fiscale plus forte, notamment grâce
à l’émission de titres de dette commune.
H. R.
(1) Discours d’Emmanuel Macron pour une Europe
souveraine, unie, démocratique, 26 septembre 2017,
www.elysee.fr
(2) Vineta Kleinberga, « Bowling together : Nordic-
Baltic Six in the European Union », Latvijas intereses
Eiropas Savienībā, Riga, no 2, 2019, disponible sur
https://politologubiedriba.lv
(3) Cf. Daniel F. Schulz et Thomas Henökl, « New
alliances in post-Brexit Europe : Does the new Hanseatic
League revive Nordic political cooperation?», Politics
and Governance, vol. 8, no 4, Lisbonne, 2020.
(4) «Shared views of finance ministers from Denmark,
Estonia, Finland, Ireland, Latvia, Lithuania, Sweden and
the Netherlands on the architecture of the economic and
monetary union» (6 mars 2018), «About capital markets
union» (18 juillet 2018) et «On the european stability
mechanism reform» (5 novembre 2018), disponibles sur
le site du gouvernement suédois : www.governement.se
DÉCEMBRE 2021 – LE MONDE diplomatique
A PRÈS
L’aubaine des sociaux-démocrates allemands
En septembre, le Parti social-démocrate est arrivé en tête
des élections législatives allemandes après des années d’af-
faissement. Sa base et son programme penchent vers la
gauche, alors que son candidat à la chancellerie, M. Olaf
Scholz, incarne l’aile droite. Relégué jusqu’ici au second
plan, ce grand écart résistera-t-il à l’épreuve d’une coalition
gouvernementale avec les Verts et les libéraux ?
PAR RACHEL KNAEBEL *
E
LLE fume devant le bâtiment de verre
des députés du Bundestag, en jeans, bas-
kets et bonnet sur la tête. Puis nous conduit
à travers des couloirs déserts. Dans son
bureau encore provisoire, s’empilent les
mugs et sacs à l’effigie de M. Olaf Scholz,
candidat du Parti social-démocrate (SPD)
aux élections législatives allemandes du
26 septembre. Mme Anna Kassautzki vient
d’être élue députée. Elle a 27 ans. « Je suis
de l’aile gauche du parti », explique la
jeune femme.
Arrivé en première position avec
25,7 % des voix lors du scrutin, alors qu’il
plafonnait depuis des mois autour de 15 %
dans les sondages, le SPD dispose au Bun-
destag de 206 députés (sur un total de
736 sièges). Pour la moitié d’entre eux, il
s’agit d’un tout premier mandat. Une cin-
quantaine, comme Mme Kassautzki, pro-
vient de la section des jeunes du parti, les
Jusos, qui secouent de l’intérieur la vieille
social-démocratie allemande déclinante.
Depuis quinze ans, ses scores dégrin-
golaient : fort de 34 % en 2005, le SPD
perd 11 points quatre ans plus tard à l’issue
d’une première « grande coalition » aux
côtés de Mme Angela Merkel, et ne totalise
plus que 20,5 % des suffrages en 2017.
Deux ans plus tard, il se retrouve largement
distancé par les Verts (Die Grünen) avec
seulement 15,8 % obtenus aux élections
européennes. En parallèle, le nombre
d’adhérents s’affaisse, passant de plus de
900 000 en 1990 à 730 000 en 2000, puis
à 410000 aujourd’hui (1). Les Jusos comp-
tent, quant à eux, quelque 70000 membres.
À l’échelon régional, les paysages contras-
tent d’un Land à l’autre : le SPD se main-
tient en tête, par exemple, en Rhénanie-
Palatinat avec plus de 35 % aux dernières
élections régionales ou en Mecklembourg-
Poméranie-occidentale (plus de 39 %),
mais il passe sous la barre des 10 % en
Saxe ou en Bavière.
«En 2009, 2013 et 2017, le SPD a perdu
les élections législatives d’abord parce que
son électorat classique, les travailleuses
et les travailleurs, s’est abstenu ou a voté
pour d’autres partis, principalement pour
l’Union chrétienne-démocrate [CDU,
droite] et ensuite aussi pour l’Alternative
* Journaliste.
ACTUELLEMENT EN KIOSQUE
Défendons ensemble nos libertés fondamentales !
EN
AR
T
AR
EN P
Libertés
fondamentales,
Hors-Série n° 74
Nov. - Déc. 2021
Ǥǡ Ĩ­æÐĮ ȭ ǥ Ʌ
6
LES ÉLECTIONS DE SEPTEMBRE , UNE NOUVELLE COALITION GOUVERNEMENTALE À B ERLIN
cien chancelier social-démocrate. « Je me
souviens un peu d’émissions satiriques qui
se moquaient de Gerhard Schröder », dit
une jeune élue. « De ses apparitions dans
les médias, des humoristes qui imitaient
sa voix », mentionne aussi M. Tom Lüth,
engagé chez les Jusos de Rostock. «Quand
on regarde la politique de [l’ancien chan-
celier], il est tout à fait légitime de se
demander si le SPD est vraiment un parti
de gauche, concède le jeune homme. Mais
les décisions prises par le parti ces der-
nières années – en finir avec Hartz IV, rele-
ver le salaire minimum – vont améliorer
la vie quotidienne de la majorité des gens
dans le pays. Et pour moi, c’est le cœur
d’un parti de gauche : que tout le monde
pour l’Allemagne [AfD, extrême droite]», ait la possibilité d’avoir une vie meilleure
analyse M. Klaus Barthel, député SPD de plutôt que quelques-uns possèdent
1994 à 2017, représentant de l’aile proche toujours plus. L’État doit créer les condi-
du mouvement syndical. En 1998, 48 % tions pour cela et soutenir ceux qui ne peu-
des ouvriers et 44 % des personnes sans vent pas y arriver de leurs propres forces.»
emploi avaient voté pour le SPD; en 2017,
les proportions n’étaient plus que de 23 % Fils d’une enseignante et d’un ouvrier
et 22 % (2). Entre-temps, le SPD a dirigé du bâtiment est-allemands, M. Lüth a
deux gouvernements, de 1998 à 2005. suivi des études supérieures en science
© FRANZ ACKERMANN - GALERIE TEMPLON, PARIS, BRUXELLES
C’est dans cette période que le chancelier politique et travaille aujourd’hui comme
social-démocrate Gerhard Schröder met en collaborateur d’un élu SPD du parlement
œuvre, en coalition avec les Verts, les régional. Diplôme en sciences sociales ou
réformes dites de l’«Agenda 2010 » : en droit, expérience professionnelle
réduction des droits au chômage, dérégu- auprès d’élus, d’instances du parti ou
lation du marché du travail, institution d’un d’une administration…, nombre des
vaste système de contrôle et de sanctions jeunes sociaux-démocrates fraîchement
des bénéficiaires de l’aide sociale (3). Le entrés au Bundestag affichent un profil
nombre de travailleurs précaires explose similaire. Mais tous les jeunes députés
et le terme « Hartz IV» – nom alors donné SPD ne se réclament pas du socialisme,
au revenu minimum – se change en un bou- comme l’avait fait l’ancien et très média-
let que traînera longtemps le SPD. « Pen- tique président des Jusos, M. Kevin Küh-
dant la campagne de 2009, les gens nous nert – également élu le 26 septembre. « Ce
insultaient quand on collait des affiches », n’est pas parce qu’on vient des Jusos
se souvient M. Sebastian Langer, 33 ans, qu’on appartient à l’aile gauche, pointe
médecin, militant depuis l’âge de 17 ans FRANZ ACKERMANN. – « Construction », 2019 ainsi Mme Lina Seitzl, 32 ans, élue dans
dans la petite ville de Parchim, dans le la circonscription de Constance, dans le
nord-est du pays. Son engagement au sein 70 ans », se souvient Mme Kassautzki. nous étions plusieurs à dire “j’ai été Sud-Ouest. Moi, je suis ancrée dans la
des jeunes sociaux-démocrates se fonde Début 2019, le parti adopte son nouveau naturalisé au début des années 2000”. politique communale, où la démarche est
d’abord sur une volonté de combattre l’ex- « concept pour l’État social », dans lequel Nous sommes une génération d’élus plus d’abord pragmatique », explique la jeune
trême droite. «Mais j’étais contre l’Agenda il rejette officiellement Hartz IV, appelle diverse, beaucoup ont un passé migra- enseignante-chercheuse. Parmi les nou-
2010, contre les sanctions envers les chô- à rallonger la durée d’indemnisation du toire, nous parlons plus d’inclusion, de veaux parlementaires SDP, on trouve aussi
meurs, contre le soupçon généralisé qui chômage et à relever le salaire minimum thématiques LGBT [lesbiennes, gays, des infirmiers, des professeurs du premier
s’est abattu sur eux. Les Jusos s’y sont à 12 euros de l’heure – propositions bisexuels et trans], du climat, qui est pour et second degré, un électricien, une créa-
toujours opposés. » reprises dans le programme pour les élec- nous aussi une question de justice. » trice de start-up, une éducatrice de jeunes
tions de septembre dernier. Puis, le SPD enfants, un officier et un lieutenant de l’ar-
En 2017, les jeunes du SPD donnent élit une nouvelle présidence, bicéphale D’un autre côté, cette nouvelle généra- mée de l’air, un fonctionnaire de police,
de la voix contre un nouveau gouverne- et située à son aile gauche. La mue sem- tion a finalement peu de souvenirs de l’an- un douanier, un pompier…
ment de sociaux-démocrates et de conser- ble complète. Et pourtant, quelques mois
vateurs. « Le mot d’ordre était de déposer plus tard, c’est M. Scholz qui devient
une motion contre la “grande coalition” candidat à la chancellerie. Ministre des Comment gouverner avec les libéraux ?
dans toutes les sections locales », rappelle finances de Mme Merkel de 2018 à 2021,
M. Johannes Barsch, 27 ans, avocat,
engagé dans la même région, à Greifs-
wald. Avec sa section, ils portent ensuite
l’homme fut également secrétaire général
du SPD sous M. Schröder. Les réformes
de l’Agenda 2010, il les a défendues.
M ADAME Kathrin Michel, 58 ans, tra-
vaillait, elle, comme cadre commerciale
Sociaux-démocrates, Verts et FDP ont
trouvé un accord pour former ensemble un
la candidature de Mme Kassautzki dans Autre paradoxe : avec un programme dans une entreprise chimique jusqu’à son gouvernement. «Le FDP a des positions
leur circonscription. «Si une cinquantaine plus à gauche qu’aux élections précé- élection au Bundestag. Elle est entrée au qui se recoupent avec les nôtres sur des
de Jusos siègent aujourd’hui au Bundes- dentes, le SPD et son candidat ont attiré SPD en 2012 après un parcours syndical. questions de société, mais sur la question
tag, c’est parce que, dans de nombreux cette année près de deux millions de voix « À un moment, j’ai vu que l’engagement centrale de la redistribution des richesses,
endroits à travers le pays, les jeunes ont d’électeurs venus de la CDU. Plus de [sur ce plan] ne suffisait plus. Pour moi, nous avons des revendications contraires»,
revendiqué une partie du pouvoir pour 800 000 anciens électeurs du parti de le SPD était le seul parti en mesure explique M. Barthel. Les trois partis ont
faire passer leurs idées », insiste-t-il. gauche Die Linke et 700 000 électeurs d’améliorer la situation pour les travail- entériné dans leur «contrat de coalition»
L’année suivante, le SPD lance un pro- des Verts se sont également reportés sur leurs et pour la politique sociale. » Dans la légalisation du cannabis, l’abaissement
cessus de «renouvellement» programma- les sociaux-démocrates lors de ce scru- sa région de Saxe, où elle vient aussi de la majorité électorale à 16 ans, l’aug-
tique. « Des ateliers étaient organisés un tin (4). La personne de M. Scholz, son d’être nommée coprésidente de la section, mentation du salaire minimum. Mais le
peu partout, on pouvait y discuter ouver- expérience du gouvernement et son profil Mme Michel entend travailler main dans FDP refuse toute hausse d’impôt pour les
tement, tous autour d’une même table, centriste, a sans doute séduit une frange la main avec les syndicats. « Nous voulons plus hauts revenus, une mesure au cœur du
un militant de 14 ans avec quelqu’un de d’électeurs de Mme Merkel plus en quête imposer de meilleures conditions de tra- programme social-démocrate.
de stabilité que réellement conservateurs. vail et de salaire, notamment chez les
Dans le même temps, la nouvelle impul- sous-traitants. C’est important dans toute «J’ai du mal à imaginer comment nous
sion sociale du SPD a pu réconcilier l’Allemagne et en particulier dans notre allons pouvoir mettre en œuvre notre pro-
d’anciens électeurs déçus de l’ère Schrö- région, où le temps de travail hebdoma- gramme dans une coalition avec le FDP,
der. Enfin, s’il envoie de très jeunes par- daire dépasse toujours en moyenne celui admet M. Barsch, à Greifswald. Il va y
lementaires au Bundestag, le parti repose de l’Ouest et où les salaires à tâche égale avoir des déceptions chez les Jusos, c’est
sur un électorat plutôt âgé : depuis 2017, sont toujours plus faibles. » certain. J’espère que la confiance que
COMMENT S'OPPOSER
il gagne 9 points chez les plus de 60 ans nous avons accordée à Scholz sera justi-
À VINGT ANS DE LOIS
IAT AVEC LA LIBERTICIDES
et en perd 3,4 chez les 18-24 ans. En Au cours des dernières années, le SPD fiée. Notre espoir reste que cette législa-
somme, la victoire des sociaux-démo- s’est efforcé de renouer les relations avec ture diffère de celle de Schröder grâce au
DÉMOCR ATIE
POLICE ET JUSTICE
DROIT D’EXPRESSION
MIGRATIONS
crates tient moins à une lame de fond ses partenaires traditionnels qu’étaient renouvellement de notre groupe au Bun-
HORS-SÉRIE N° 74 - NOVEMB
RE-DÉCEMBRE 2021
ÉTAT D'URGENCE
qu’à un concours de circonstances. les syndicats. « Nous avons défendu dans destag.» Pour son camarade Marvin Mül-
les entreprises, auprès des travailleurs, ler, encore étudiant, il importe avant tout
« Olaf Scholz a réussi à unir le SPD les positions sociales ancrées dans notre « de ne pas fermer les espaces de débat
FP
derrière lui et derrière notre programme programme et pour lesquelles Scholz a interne ouverts ces dernières années. On
DIN/A
de gouvernement », défend Mme Ye-One fait campagne, plaide M. Barthel, détrac- ne peut pas répéter les mêmes erreurs que
PHOTO BY MARCO SABA
Rhie, 34 ans, élue en septembre dans la teur de la première heure de la politique par le passé en se perdant dans des com-
circonscription d’Aix-la-Chapelle, à
l’Ouest. « La politique de l’Agenda 2010
de M. Schröder. Je ne pense pas que le
danger d’une nouvelle politique du type
promis formels et stratégiques. Sinon, on
verra à nouveau s’envoler la moitié du
nous a paralysés pendant longtemps.
Mais il faut aussi se souvenir d’un autre
de l’Agenda 2010 vienne aujourd’hui de
la tête du SPD. Le problème est que,
parti. Et alors, ironise le jeune homme
de 21 ans, le SPD pourrait devenir un
ŒUVRE DE BANKSY
COMBAT VITAL aspect de la législature de Schröder, celui
de la réforme du droit de la nationalité »,
pour avoir une majorité, nous devons
nouer une coalition avec le Parti libé-
simple club de retraités ».
ajoute-t-elle. Le gouvernement rouge- ral-démocrate [FDP]. » Celui-ci affirme
vert avait remplacé le principe du droit son attachement à un libéralisme et à une (1) Oskar Niedermayer, « Parteimitglieder in
avec du sang par celui du droit du sol au début austérité budgétaire des plus strictes. Et,
Deutschland : Version 2020 », Arbeitshefte aus dem
Otto-Stammer-Zentrum, n° 31, Berlin, 2020.
des années 2000, et donné la possibilité avec 11,5 % des suffrages obtenus le
(2) Source : Deutscher Bundestag, « Wahlen zum
aux personnes nées en Allemagne de 26 septembre, le voici en position de Deutschen Bundestag, Kapitel 1.11 Stimmabgabe
Et disponible parents étrangers d’acquérir la citoyen- force avec son président, M. Christian nach Beruf und Konfession – Zweitstimme », 2021.
en ligne sur la boutique neté. Sans cette réforme, Mme Rhie, dont Lindner, pressenti au ministère des (3) Lire Olivier Cyran, « L’enfer du miracle
les parents sud-coréens ont immigré en finances. En effet, le score obtenu par allemand », Le Monde diplomatique, septembre 2017.
de 1986, aurait eu du mal à entrer au Parle- Die Linke (4,9 %) excluait la possibilité (4) Florian Diekmann et Marcel Pauly, «An wen
ment. « Lorsque les nouveaux députés du d’une union majoritaire des gauches et die Union besonders viele Stimmen verlor », Der
groupe se sont présentés début octobre, des Verts. Spiegel, Hambourg, 27 septembre 2021.

« La chasse aux serveurs est ouverte »
Le Royaume-Uni manque de bras depuis le printemps.
Transport, agriculture, industrie, restauration… De nom-
breux secteurs sont touchés, en particulier ceux qui
avaient pris l’habitude de compter sur une force de travail
européenne mal rémunérée. Pour le gouvernement, il s’agit
de difficultés passagères sur la voie d’un Brexit qui libé-
rera l’économie britannique.
PAR TRISTAN DE
L
A vie de M. Hywel Clark a changé au
cours des six derniers mois. Pour le mieux.
« Il y a deux ans, j’avais dit à ma petite
amie : “Si je devais recommencer, je ne
serais pas chauffeur de poids lourd”», se
remémore ce souriant quinquagénaire ins-
tallé dans la lointaine banlieue nord de
Londres. « Depuis une dizaine d’années,
le boulot était mal payé et surtout très mal
considéré : quand j’annonçais aux femmes
contactées sur des sites de rencontre que
j’étais chauffeur, elles disparaissaient, en
trouvant une excuse pour mettre un terme
à notre rendez-vous dans les minutes sui-
vantes. Amer, j’avais fini par prétendre
que j’étais pilote de ligne… » Depuis six
mois, il n’a plus besoin de recourir à ce
subterfuge. «Aujourd’hui, nous explique-
t-il en riant, on me dit que je suis un héros
et que je sauve le monde lorsque je me lève
le matin pour aller bosser. Et je viens d’être
augmenté : avec quelques heures supplé-
mentaires, je gagnerai 50000 livres sterling
par an [environ 60 000 euros], contre
40000 [environ 48000 euros] actuellement.»
Du jamais-vu en vingt ans de carrière.
Le Royaume-Uni est secoué depuis le
printemps par une pénurie sévère de chauf-
feurs de poids lourd. La crise couvait
depuis longtemps. Tous les acteurs du sec-
teur savent que le métier ne fait plus rêver.
« La profession a perdu de son attractivité
au fil des décennies à la suite de la décision
des entreprises de transport d’embaucher
au rabais des Européens, ce qui a fait stag-
Surenchère dans les salaires
Q UINZE mois après le premier confi-
nement national imposé en raison du
Covid-19, 13 000 chauffeurs européens
et 54 000 britanniques ont ainsi lâché le
volant de leur poids lourd. En plus des
prévisibles départs à la retraite et des
retours d’Européens désireux de patienter
durant la pandémie à proximité de leurs
proches, de nombreux routiers ont
échangé leur camion contre un véhicule
de livraison de supermarchés. Difficile
de refuser une telle occasion : les trajets
demeurent locaux, les horaires se
révèlent moins pénibles et la rémuné-
ration supérieure. D’autant qu’une nou-
velle législation, entrée en vigueur en
avril 2021, a rendu le métier de routier
moins attractif sur le plan financier en
obligeant quasiment tous les chauffeurs
à devenir salariés, alors que le statut
d’autoentrepreneur réduit les cotisations
sociales (en échange d’une protection
sociale bien moindre). Par ailleurs, qua-
rante mille examens pour l’obtention du
permis poids lourd ont été annulés pen-
dant la pandémie. Pour finir, le Brexit a
aggravé la conjonction de ces éléments :
en raison des règles migratoires imposées
depuis le 1er janvier 2021, aucun résident
européen n’a pu être embauché pour rem-
placer les départs puisque aucun visa de
travail n’est accordé pour ce métier, jugé
trop peu qualifié.
La pénurie de chauffeurs routiers
commence à être visible au début de
l’été 2021. Les supermarchés, alors, ne
parviennent plus à remplir tous leurs
rayons. La chaîne de restauration rapide
McDonald’s retire de sa carte certains
produits en raison de « problèmes dans
[leur] chaîne d’approvisionnement »,
comme l’explique laconiquement un
communiqué du 24 août. Le groupe
Nando, spécialisé dans le poulet épicé,
ferme momentanément une quinzaine
* Auteur de Boris Johnson. Un Européen contrarié,
éditions François Bourin, Paris, 2021.
P ÉNURIE DE MAIN - D ’ ŒUVRE AU
B O U R B O N -P A R M E *
ner les salaires », reconnaît M. Rod
McKenzie, le responsable de la stratégie
de l’Association des transporteurs routiers.
Comme M. Steve Granite, le directeur
d’Abbey Logistics, domiciliée à Saint
Helens, une petite ville située entre Man-
chester et Liverpool, tous s’attendaient à
un choc majeur au lendemain du référen-
dum du 23 juin 2016, lors duquel 51,1 %
des Britanniques ont voté en faveur d’une
sortie de l’Union européenne. « Je pensais
que le Brexit entraînerait le départ de
nombreux chauffeurs européens, confie-
t-il. Mais cela n’a pas été le cas. Nous
avons donc poussé un ouf de soulage-
ment. » Fin juin 2016, 316 000 chauffeurs
routiers, dont 31 000 Européens, travail-
laient au Royaume-Uni, selon le Bureau
national des statistiques ; fin mars 2020,
6 000 Européens supplémentaires condui-
saient des camions dans le pays.
Las, la pandémie a concrétisé les pires
craintes de M. Granite. «Alors que nous
pensions avoir passé un moment compliqué
et que les départs s’étaleraient au fil des
années, la pandémie s’est révélée dévas-
tatrice : en ce moment, 10 % de notre flotte
de 350 camions est garée, faute de chauf-
feurs disponibles, poursuit-il. Et je peine
à garder les autres malgré une augmenta-
tion des salaires de 20 % depuis le début
de l’année, qui leur permet de gagner
désormais entre 35 000 et 50 000 livres
sterling [entre 41 200 et 59 000 euros]. »
d’établissements à la suite d’une pénurie
de… poulets. Les producteurs de volaille
manquent également de main-d’œuvre.
© ADAGP, PARIS, 2021
De prime abord, la catastrophe écono-
mique annoncée par les partisans du main-
tien dans l’Union européenne lors de la
campagne du référendum semble donc se
concrétiser : l’économie britannique com-
mencerait à se désagréger (1). Mais à y
regarder de plus près, le Brexit et la pan-
démie mettent surtout en évidence l’un
des fourvoiements les plus désastreux des
entreprises et des gouvernements britan-
niques successifs depuis trente ans : l’arrêt
de la promotion et de la formation de nom-
breux métiers considérés comme sous-
qualifiés en raison de la possibilité d’at-
tirer des travailleurs européens déjà
formés et prêts à accepter des salaires fai-
bles (2). Désormais incapables d’accéder
à la main-d’œuvre du marché unique, les
entreprises britanniques sont obligées de
revoir leur mode de fonctionnement.
Même si les plus riches, comme les grands
groupes de distribution, résistent en aug-
mentant leurs salaires et en débauchant
des employés de petites entreprises, inca-
pables de suivre cette surenchère.
L’Association des transporteurs rou-
tiers profite du marasme pour réclamer
« des visas de travail temporaires pour
les chauffeurs étrangers déjà qualifiés de
façon à répondre à l’urgence », insiste
devant nous M. McKenzie. Mais le gou-
vernement résiste. Le 27 août, le ministre
des entreprises Kwasi Kwarteng admet
dans un courrier adressé à l’organisation
patronale que ces visas « pourraient
apporter une solution temporaire à court
terme ». Il indique pourtant qu’à la suite
de la pandémie « de nombreux travail-
leurs établis au Royaume-Uni sont
désormais confrontés à un avenir incer-
tain et doivent trouver de nouvelles
sources d’emploi ». Et ajoute : « Je suis
sûr que vous conviendrez de l’importance
d’utiliser la force de notre main-d’œuvre
nationale, et de la manière dont nos poli-
R OYAUME -U NI
tiques migratoires doivent être envisagées
parallèlement à nos stratégies pour
garantir que les travailleurs établis au
Royaume-Uni soient mieux à même d’ob-
tenir des emplois décents. »
Un mois plus tard, le ministre doit
céder. Inquiets d’une éventuelle pénurie
d’essence après une avalanche de sujets
télévisés sur le sujet, les automobilistes
britanniques se ruent sur les pompes du
pays : attisée par les médias, l’angoisse
génère la pénurie redoutée. Déjà sous
pression, les chaînes d’approvisionne-
ment cèdent. Les stations-service ne sont
plus approvisionnées, les files d’attente
se multiplient dans tout le pays, la colère
gronde. Le premier ministre Boris John-
son agit vite. Il se souvient sans doute
que son prédécesseur Anthony Blair avait
vu la cote de popularité de son gouver-
nement plonger dans des circonstances
similaires en novembre 2000. Des
camionneurs et des agriculteurs, mécon-
tents de la hausse du prix du carburant,
avaient alors bloqué l’accès aux raffine-
ries et aux stations-service. L’ancien
maire de Londres délivre donc cinq mille
visas temporaires de chauffeurs.
À l’occasion de son discours de clôture
du congrès du Parti conservateur, le
6 octobre, M. Johnson met toutefois les
points sur les « i ». Les tensions d’appro-
visionnement sont « principalement liées
à la croissance et à la relance écono-
mique ». Inutile, pour y répondre, de
« tirer l’habituel levier de l’immigration
incontrôlée pour maintenir les salaires
bas » et d’« utiliser l’immigration pour
éviter d’investir dans les personnes, dans
les compétences et dans l’équipement, les
installations et les machines dont elles
ont besoin pour faire leur travail ». Lors
du même congrès, le vice-premier minis-
tre Dominic Raab s’insurge de l’« addic-
tion » des entreprises « à la main-d’œuvre
étrangère pas chère et non qualifiée ».
Une rhétorique que seul M. Jeremy Cor-
byn, ancien dirigeant du Parti travailliste
incarnant son aile gauche, avait eu l’au-
dace de déployer par le passé.
Ce message, qui permet au gouverne-
ment de justifier a posteriori une crise
qu’il n’avait pas envisagée, n’empêche
pas l’ensemble de la chaîne de production
et de distribution d’être affectée. Fin sep-
tembre 2021, les entreprises cherchaient
1,1 million de travailleurs, soit 271 000
de plus qu’en septembre 2019. Un record.
Les secteurs les moins rémunérateurs,
dont la viabilité repose sur l’emploi de
nombreux Européens, sont particulière-
ment affectés : 17 000 postes vacants sup-
plémentaires dans la construction, 29 000
dans l’industrie, 32 000 dans la santé,
37 000 dans l’hôtellerie-restauration.
« La chasse aux serveurs est ouverte »,
prévient M. Jordan Sclare, le cuisinier en
chef de Chotto Matte, un restaurant péru-
vien-japonais de Soho, le quartier branché
7 LE MONDE diplomatique – DÉCEMBRE 2021
du centre de Londres. Devant lui, trois
élégants garçons gèrent la dizaine de
tables occupées sur la terrasse. « Il est tel-
lement compliqué de trouver de bons ser-
veurs, témoigne-t-il, que depuis plusieurs
semaines des concurrents viennent déjeu-
ner ou dîner ici pour observer notre per-
sonnel. À la fin de leur repas, ils donnent
leur carte de visite à ceux qui leur ont
tapé dans l’œil et leur susurrent : “Viens
bosser chez moi, je te donnerai un salaire
plus élevé.” »
Ce chef anglais de près de deux
mètres rit, un peu jaune, de cette nou-
velle tendance. Outre le personnel de
salle, il peine à garder ses cuisiniers et
pâtissiers, et à en embaucher de nou-
veaux. « Jusqu’alors les employeurs
décidaient des conditions de travail,
notamment salariales, avance-t-il.
Aujourd’hui, les employés ont pris la
main et menacent de partir si leurs
conditions ne sont pas fortement amé-
liorées. » Depuis la réouverture des res-
taurants en avril 2021, il a augmenté
deux fois les salaires, de 12 à 14 livres
sterling (de 14 à 16,50 euros) par heure
selon les emplois, à entre 14 et 20 livres
(entre 16,5 et 23,60 euros) aujourd’hui.
Il a également accordé aux employés de
nouveaux avantages en nature et une
plus grande flexibilité horaire.
JULIAN OPIE. – « Tunnel 1 », 2016
Ces hausses salariales, encouragées par
M. Johnson et présentées comme l’un des
dividendes du Brexit, ne font guère sourire
ceux qui espéraient que la sortie de l’Union
européenne allégerait les réglementations
sociales et accéléreraient la transformation
du Royaume-Uni en un laboratoire libéral.
Parmi eux, M. Doubla McWilliams, le fon-
dateur du Center for Economics and Busi-
ness Research (Centre de recherche éco-
nomique et commerciale), un cercle de
réflexion libéral. Il se félicite que « l’arri-
vée des Européens de l’Est après l’élar-
gissement de 2004 a transformé l’écono-
mie britannique et a maintenu le coût du
travail à un niveau bas. Cela a permis à
l’économie de repartir pendant cinq ans,
au moment où elle commençait à perdre
un peu de son allant ». Sans surprise, il
s’oppose à la stratégie «fausse et erronée»
du gouvernement : « Augmenter les
salaires sans accroître la productivité
conduit au mieux à une augmentation du
chômage, au pire à un renforcement de la
spirale émergente prix-salaires. Seule une
récession y mettrait fin. »
Au-delà de cet avis, la politique sala-
riale promue par le gouvernement est-elle
supportable pour les entreprises et l’éco-
nomie ? Un premier élément de réponse
se dessine. « En raison du manque de
main-d’œuvre qualifiée disponible, nous
avons investi cet été 100 000 livres ster-
ling [117 900 euros] dans une machine
fabriquée en Allemagne pour faciliter la
découpe et l’emballage des volailles »,
raconte M. Richard Nickless, le respon-
sable opérationnel de la ferme Castle-
mead Poultry. « Mais nous ne savons pas
quand elle nous sera livrée : tout le sec-
teur fait comme nous et l’attente risque
donc d’être longue. »
Tout le monde ne dispose pourtant pas
d’une telle capacité ou plus simplement
d’une possibilité d’investir, comme le
souligne Jonathan Portes, professeur
d’économie à l’université londonienne
King’s College. « Les secteurs les plus
affectés sont l’hôtellerie-restauration,
les bars, etc., où la possibilité d’accroî-
tre la productivité est limitée à court
terme. En raison de cette limitation, je
ne vois pas comment cette politique de
redistribution vers les salaires les plus
faibles ne passera pas par une hausse
des prix. » D’autant plus qu’en raison
de la dépendance du pays aux importa-
tions, notamment de produits agroali-
mentaires (45 % de sa consommation),
les distributeurs subissent de plein fouet
la hausse des prix des transports et des
frais qui y sont liés. Ce contexte de rup-
ture des flux commerciaux met en évi-
dence le coût de la désindustrialisation
du pays. L’économiste redoute ainsi
qu’« en raison de cette inflation, cette
redistribution appauvrira le reste de la
population qui n’aura pas bénéficié des
hausses de salaire, tout en limitant la
hausse du salaire réel des soi-disant
bénéficiaires ».
Entre août 2019 et août 2021, les
salaires ont progressé de 7,5 % au
Royaume-Uni. Les travailleurs de l’in-
dustrie (+ 2,7 %), de la construction
(+ 4,4 %), de l’hôtellerie-restauration et
de la vente de détail (+ 4,9 %) sont les
moins bien lotis, tandis que les services
(+ 8,7 %) et la finance (+ 12,5 %) appa-
raissent comme les grands gagnants.
Néanmoins, l’inflation de 5,2 % enre-
gistrée pendant cette même période a
entamé ces progressions salariales. Le
salaire réel (corrigé de la hausse des
prix) est déterminant pour percevoir la
progression véritable du niveau de vie
des Britanniques. Or les données ne sont
pas réjouissantes : le salaire hebdoma-
daire moyen réel d’août 2021 (521 livres
sterling, soit 614 euros) est seulement
sur le point de rattraper le niveau qu’il
avait atteint en février 2008, juste avant
l’explosion de la crise financière. Le
recul du niveau de vie de beaucoup pen-
dant treize ans permet de comprendre
la popularité de la stratégie énoncée par
le premier ministre. Et pourquoi son
optimisme à toute épreuve lui permet
d’attirer des votes de tous les recoins de
l’échiquier électoral britannique, au
moment où le Labour de M. Keir Star-
mer poursuit son virage à droite.
(1) Lire Serge Halimi, « Un Brexit pour rien ? »,
Le Monde diplomatique, mars 2020.
(2) Cf. l’étude de Stephen Nickell et Jumana
Saleheen, «The impact of immigration on occupational
wages : evidence from Britain », Bank of England,
Londres, décembre 2015.
DÉCEMBRE 2021 – LE MONDE diplomatique
Le départ des troupes américaines d’Afghanistan a engen-
dré un nouveau « Grand Jeu » entre les puissances qui cher-
chent à s’adapter aux réalités géopolitiques régionales,
toujours en mouvement. Pour l’Inde, le dossier afghan
reste épineux et s’ajoute aux contentieux pesant sur ses
relations avec le Pakistan et la Chine, même si New Delhi
renforce ses partenariats dans l’Indo-Pacifique avec, au
premier chef, les États-Unis.
P A R J E A N -L U C R A C I N E *
A
PRÈS le retrait américain et la res-
tauration de l’Émirat islamique d’Af-
ghanistan, la victoire des talibans ne fait
qu’aggraver la crise humanitaire dont
souffre une population déjà épuisée par
quarante ans de conflits, tandis que se
précise la menace de la branche régio-
nale de l’Organisation de l’État isla-
mique (OEI, ou « Daech ») : l’État isla-
mique au Khorasan (Islamic State -
Khorasan Province, IS-KP).
Sans surprise, les grandes puissances
manœuvrent pour s’adapter aux réalités
géopolitiques régionales, encore fluc-
tuantes, le nouveau régime n’ayant été
reconnu pour l’heure par aucun pays. Si
le « Grand Jeu » du XIXe siècle et du
début du XX e , entre empires britan-
nique et russe, se déployait à l’heure où
l’empire chinois s’affaiblissait, celui
d’aujourd’hui voit la Chine dans une
position de force inédite, sans être omni-
potente. Quant à l’Inde, le retour des
talibans l’a placée dans une situation
délicate. Alors que de nombreux pays
avaient fini, au fil des ans, par recevoir
officiellement les émissaires des insur-
gés, New Delhi avait choisi une ligne
Mauvaise nouvelle pour l’Inde
D E 2004 à 2021, l’Inde a investi près
de 3 milliards de dollars (2,6 milliards
d’euros) dans le pays pour mener
plusieurs centaines de projets de déve-
loppement, parfois locaux, ou embléma-
tiques, tel le bâtiment du Parlement inau-
guré en 2015 et, l’année suivante, le
barrage hydroélectrique de Salma, dans
l’ouest. Face au blocus pakistanais
empêchant tout trafic routier indien en
direction de l’Afghanistan, elle avait
aussi commencé à ouvrir, via le port ira-
nien de Chabahar, inauguré en 2017, une
voie d’accès maritime, puis terrestre,
vers la grande route circulaire reliant les
principales villes afghanes : Kandahar
et Hérat vers l’ouest, Kaboul et Kondoz
vers le nord – autant de portes vers
l’Asie centrale.
Cela offrait à New Delhi l’occasion
de prendre à revers son voisin pakista-
nais, et à Kaboul d’accroître ses marges
de manœuvre vis-à-vis du Pakistan, avec
qui les relations, si intenses fussent-elles,
tournaient à l’acrimonie. En témoigne
la dernière déclaration en date de
M. Hamdullah Mohib, conseiller à la
sécurité nationale d’Afghanistan, peu de
temps avant la chute du gouvernement :
« Aujourd’hui, notre voisin [pakistanais],
dont les objectifs néfastes sont évidents
aux yeux des Afghans et du monde, ins-
trumentalise un groupe assoiffé de pou-
voir pour affaiblir une fois encore l’Af-
ghanistan (1) » – ce qui suscita la colère
d’Islamabad. Pour l’Inde, l’arrivée des
talibans sert le jeu pakistanais et consti-
tue une très mauvaise nouvelle, en raison
selon elle d’une perte d’influence, mais
pas seulement. Sa crainte majeure est
que soient réactivés les groupes djiha-
distes pakistanais visant le Cachemire,
le Lashkar-e-Taiba et le Jaish-e-Moham-
mad, qui ont des connexions de longue
date avec les nouveaux maîtres de
Kaboul.
New Delhi s’est toutefois résolu à
prendre langue publiquement avec les
talibans. En juin 2021, alors que leur
* Directeur de recherche émérite au Centre national
de la recherche scientifique (CNRS) et chercheur
senior à Asia Centre.
8
La victoire des talibans chamboule
opposée, cultivant ses relations avec les
seuls gouvernements des présidents
Hamid Karzaï (2001-2014) puis Ashraf
Ghani (2014-2021).
L’histoire indo-afghane remonte à des
millénaires et ne saurait être oubliée,
même si elle fâche les nationalistes hin-
dous toujours prompts à dénoncer les
périodes où la grande Inde fut soumise
au « joug de l’Islam » (lire l’encadré ci-
dessous). Pour l’époque contemporaine,
les deux pays signent un traité d’amitié
dès 1950, qu’ils prolongent, en 2011, par
un accord de partenariat stratégique por-
tant sur le dialogue politique, la coopé-
ration économique, culturelle et scien-
tifique, et la lutte antiterroriste.
ORNAKAZIMI.COM
Actuellement, plus de dix mille boursiers
et quelque cent trente cadets afghans étu-
dient, qui dans les universités, qui dans
les académies militaires indiennes. New
Delhi a livré à Kaboul du matériel logis-
tique et, à partir de 2018, des hélicop-
tères d’attaque. Toutefois, il n’a envoyé
aucune troupe, seules des forces para-
militaires ont protégé l’ambassade, les
consulats et quelques grands chantiers
d’infrastructure.
avancée devient patente, des contacts
sont établis à Doha, et la première
rencontre officielle s’y tient le 1er sep-
tembre. L’interlocuteur de l’ambassa-
deur indien au Qatar est Sher Moham-
mad Abbas Stanekzai, un des
négociateurs de l’accord signé en
février 2020 entre talibans et Améri-
cains (2) et qui deviendra ministre des
affaires étrangères adjoint dans le gou-
vernement provisoire de l’émirat isla-
mique, le 7 septembre.
Avant même cette rencontre, M. Sta-
nekzai avait assuré vouloir « continuer
les relations culturelles, économiques et
commerciales avec l’Inde, comme par
le passé (3) ». Une volonté confirmée
par la suite, lors d’une réunion bilatérale
entre le vice-premier ministre taliban,
M. Abdul Salam Hanafi, et le haut fonc-
tionnaire du ministère des affaires étran-
gères indien chargé de la région Pakis-
tan-Afghanistan-Iran, en marge de la
conférence internationale organisée à
Depuis Alexandre le Grand
L ESsoubresauts contemporains ne doivent pas faire
oublier la longue histoire indo-afghane, dont Alexandre
le Grand, venu jusqu’à l’Indus au IVe siècle avant J.-C.,
fut une des figures fondatrices. Un siècle plus tard, la très
raffinée culture gréco-bouddhique s’épanouira en
Bactriane, à cheval sur les États actuels d’Afghanistan,
du Tadjikistan et d’Ouzbékistan, sous l’influence de
l’empire maurya, étendu de la plaine du Gange jusqu’en
Afghanistan. Symboliquement, les talibans tenteront
d’effacer cette histoire, en détruisant les bouddhas de
Bamian, en mars 2001.
Carrefour des civilisations indienne, grecque et perse,
l’Afghanistan s’ouvre à l’islam dès le VIIe siècle. Sous
Mahmoud de Ghazni (971-1030) commencent les
expéditions destructrices en direction de l’Inde, où s’implan-
teront des sultanats, à compter du XIIIe siècle. Les natio-
nalistes hindous d’aujourd’hui y voient le début de l’emprise
musulmane sur leur pays, qui atteint son apogée en 1526,
quand est fondé ce qui deviendra le fastueux empire moghol
par Babur, un Timouride de Kaboul.
D EUX
ORNA KAZIMI. – « The Whole Picture ? » (L’Image entière ?), 2016
Moscou le 20 octobre 2021. Si l’Inde a avec l’Arabie saoudite et les Émirats
justifié ces discussions par la nécessaire arabes unis, à reconnaître l’émirat isla-
mise en place de l’aide humanitaire, elle mique. Après la chute du régime en
a surtout en tête l’avenir du Cachemire. octobre 2001, il accueillit les chefs tali-
Des talibans assurent que, par principe, bans, offrit aux combattants une base
ils n’interviendront pas dans les affaires arrière dans les zones tribales jouxtant
intérieures d’autres pays et qu’ils ne la frontière afghane. Plus récemment, il
rejoindront pas un djihad anti-indien a joué un rôle important dans l’instau-
dans ce territoire. À les écouter, l’accu-
sation selon laquelle le puissant réseau
Haqqani – un groupe islamiste armé de
ration du dialogue de Doha entre tali-
bans et Américains, alors que ses rela-
tions s’étaient envenimées tant avec le
plusieurs milliers d’hommes – serait res- gouvernement de M. Ghani qu’avec
ponsable d’attaques contre les intérêts celui du premier ministre indien Naren-
indiens en Afghanistan et coopérerait dra Modi, qui avait décidé de supprimer
avec le Lashkar et le Jaish relève de la l’autonomie de l’État du Jammu-et-
propagande (4). D’autres talibans affir- Cachemire en 2019 (6).
ment au contraire que l’émirat « fera
entendre la voix des musulmans du Le discours pakistanais n’est pourtant
Cachemire », sans pour autant participer pas sans nuances. Dans une situation
à des opérations armées (5). Une certaine
ambiguïté prévaut donc au sein du mou-
vement. D’autant que plane toujours La crainte d’une expansion du terrorisme
l’ombre du Pakistan, a priori satisfait du
retour des talibans.
En effet, le Pakistan de Benazir
F ORGÉ au début des années 2010 par
l’administration de M. Barack Obama
Bhutto (première ministre de 1988 à pour souligner combien Afghanistan et
1990 puis de 1993 à 1996) avait été leur Pakistan formaient un même théâtre stra-
parrain dans l’espoir, plus géopolitique tégique, le concept d’« Af-Pak » est
qu’idéologique, de stabiliser l’Afgha- toujours opérant et Islamabad a su rester
nistan, d’y assurer son influence tout en incontournable, y compris pour Wash-
contrant celle de l’Inde et d’ouvrir une ington (8). Il demeure un acteur obligé,
voie sécurisée vers l’Asie centrale. En même si le pivot américain vers l’Indo-
1997, le Pakistan fut l’un des trois pays, Pacifique joue en faveur de l’Inde et rend
Enfin, la poussée du Raj, l’empire britannique des Indes,
se heurtera au terme des trois « guerres anglo-afghanes »
(1839-1842 ; 1878-1880 ; 1919) à l’irrédentisme d’un Afgha-
nistan devenant le « tombeau des empires », et accédant à
la pleine indépendance en 1919.
Dès 1950, l’Inde, à son tour indépendante, et l’Afghanistan
signent un traité d’amitié. Les relations sont bonnes avec le
roi réformateur Zaher Chah, renversé par un coup d’État en
1973. Si le gouvernement indien justifie l’intervention sovié-
tique de 1979 pour sauver le régime communiste de Kaboul,
il essaie, après le départ de l’Armée rouge dix ans plus tard,
de revenir dans le jeu en soutenant ceux qui constitueront
l’Alliance du Nord du commandant Massoud. Mais la
conquête du pouvoir par les talibans, en 1996, marginalise
l’Inde une nouvelle fois, au profit du Pakistan. Il faudra
attendre l’intervention américaine de 2001 et l’arrivée de
M. Hamid Karzaï – qui a fait ses études supérieures en Inde –
pour relancer les programmes de coopération et de dévelop-
pement entre les deux pays. Le retour des talibans en
août 2021 place de nouveau l’Inde en position délicate…
J.-L. R.
BLOCS SE TOISENT
économique tendue, alors qu’il négocie
un prêt du Fonds monétaire international
(FMI) et que son pays est toujours sur
la liste grise du Groupe d’action finan-
cière (GAFI) qui surveille les finance-
ments du terrorisme, le premier ministre
Imran Khan a choisi une double posture.
D’un côté, il s’aligne sur la « commu-
nauté internationale » en appelant les
talibans à aller vers un gouvernement
inclusif, à respecter les droits humains
et ceux des femmes en particulier, et à
éviter que le pays ne devienne de nou-
veau un pôle du terrorisme international.
De l’autre, il appelle les pays occiden-
taux à ne pas isoler le régime, à lui lais-
ser le temps de tenir ses promesses d’ou-
verture et à libérer les fonds de la
Banque centrale afghane bloqués aux
États-Unis et en Europe, ainsi que les
crédits négociés par le gouvernement
Ghani, suspendus par la Banque mon-
diale et le FMI : plus de 10 milliards de
dollars au total.
Derrière cette rhétorique, deux préoc-
cupations majeures : que la situation
afghane ne génère pas une nouvelle
vague de réfugiés (le Pakistan en avait
accueilli trois millions dans les
années 1990, mais désormais la fron-
tière définie par la ligne Durand est ver-
rouillée), et surtout que les talibans
afghans jugulent leurs frères pach-
tounes du Tehrik-e-Taliban Pakistan
(TTP). À partir de 2020, ces derniers
ont, en effet, repris leurs attentats contre
les forces pakistanaises et les minorités
chiites, montrant qu’ils se relevaient de
la répression menée par Islamabad cinq
ans plus tôt. Pour calmer le jeu, les tali-
bans afghans jouent les médiateurs entre
le TTP et les émissaires de M. Khan, à
la recherche d’un éventuel armistice,
voire d’un pardon qui suscite maintes
critiques au Pakistan (7). Au-delà du
TTP, la menace de l’IS-KP est aussi
prise au sérieux à Islamabad, bien que
le nouveau pouvoir afghan la minimise,
en dépit d’attentats meurtriers répétés.
La venue à Kaboul du chef des services
secrets pakistanais, le 5 septembre
dernier, deux jours avant l’annonce du
gouvernement, atteste les liens solides
entre les deux parties ; la place faite au
réseau Haqqani, proche d’Islamabad,
dans le gouvernement taliban en
témoigne. Si certains leaders aimeraient
se sentir moins sous la férule
pakistanaise, les marges de manœuvre
de l’émirat islamique restent faibles,
pour le moment.
incertaine l’évolution des relations
pakistano-américaines.
Les principaux acteurs extérieurs à
l’Afghanistan ont des objectifs conver-
gents concernant ce qui est attendu du
nouveau régime, mais la longue
recherche d’une médiation internationale
a échoué : ni le « processus d’Istanbul »
lancé en 2011 et rebaptisé « cœur de
(1) « Qureshi strongly reacts to Afghan NSA
Mohib’s remarks », Tolo News, Kaboul, 6 juin 2021.
(2) Lire Georges Lefeuvre, « Débandade améri-
caine en Afghanistan », Le Monde diplomatique,
avril 2020.
(3) « Want to continue our political, trade ties with
India : Taliban leader Stanekzai », The Hindustan
Times, New Delhi, 29 août 2021.
(4) « Haqqani network scion Anas Haqqani says
taliban won’t “interfere” in Kashmir, clarifies
Pakistan connection », News 18, New Delhi,
1er septembre 2021.
(5) « Afghanistan : Taliban says it will “raise
its voice for Kashmir muslims” », BBC, 3 septem-
bre 2021.
(6) Lire Vaiju Naravane, «Au Cachemire, l’hin-
douisme sabre au clair », Le Monde diplomatique,
octobre 2019.
(7) Cf. « Govt reaches understanding with
TTP for temporary truce », Dawn, Karachi,
5 novembre 2021.
(8) Cf. Daniel S. Markey, No Exit from Pakistan.
America’s Tortured Relationship with Islamabad,
Cambridge University Press, 2013 ; Zahid
Hussain, No Win War. The Paradox of US-Pakistan
Relations in Afghanistan’s Shadow, Oxford
University Press, 2021.

DANS L’ ARÈNE AFGHANE
le jeu diplomatique en Asie
l’Asie », ni les conférences organisées à
Moscou avec des représentants talibans
n’ont réussi à mettre en place un véri-
table dialogue interafghan, qui était l’un
des engagements des insurgés dans l’ac-
cord de Doha. Tout le monde appelle à
un gouvernement inclusif et au respect
des droits humains, mais, derrière le dis-
cours, les considérations sécuritaires
prévalent et la crainte d’une nouvelle
expansion du terrorisme unit tous les
acteurs, selon des modalités nationales
propres : pour la Russie et les pays fron-
taliers du nord de l’Afghanistan, il s’agit
d’éviter toute contamination de l’IS-KP
en Asie centrale par le biais de mouve-
ments existants, dont le Mouvement
islamique d’Ouzbékistan ; pour la Chine,
d’écraser le Parti islamique du Turkes-
tan, organe des Ouïgours séparatistes
basés pour beaucoup dans la province
afghane du Badakchan ; pour l’Iran, de
réduire la menace de l’IS-KP et celle
des radicaux sunnites du Jundullah dans
la province du Sistan-Baloutchistan,
bordière du Pakistan et de l’Afghanis-
tan ; pour l’Arabie saoudite, les Émirats
arabes unis et Washington, de juguler le
péril terroriste de l’OEI.
Dans cette quête de sécurité, où
comptent aussi la lutte contre le trafic
d’opium et l’accès futur aux riches res-
sources minières afghanes (dont le très
stratégique lithium), de multiples archi-
tectures se dessinent. On le voit à tra-
vers les réunions internationales qui
se sont déroulées en octobre. Le 20,
Moscou a organisé une conférence avec
les talibans, en présence de représen-
tants chinois, pakistanais, iraniens,
kazakhs, kirghizes, turkmènes et ouz-
beks (9). Les Américains ont décliné
l’invitation, mais l’Inde était présente
et s’est engagée à fournir une aide
humanitaire. En revanche, elle n’a pas
été invitée par Téhéran lors de la ren-
contre des « voisins de l’Afghanistan »
Dualité croissante
C hacun estime, derrière les propos
diplomatiques, que la Chine sera la
mieux placée, le moment venu, pour
investir en Afghanistan, qu’elle sou-
haite intégrer dans les nouvelles routes
de la soie, via l’Asie centrale et le cor-
ridor économique sino-pakistanais ; elle
dispose des fonds nécessaires et lorgne
les richesses minières du pays. Avant
même la prise de Kaboul, les talibans
ont voulu la rassurer, promettant de ne
pas intervenir dans ses affaires inté-
rieures (une allusion aux Ouïgours du
Xinjiang) (11). M. Wang Yi, ministre
des affaires étrangères chinois, avait
reçu fin juillet le mollah Abdul Ghani
Baradar, cofondateur du mouvement
des talibans et alors chef du bureau poli-
tique. Les échanges se sont poursuivis
en octobre, à Doha, M. Baradar étant
devenu vice-premier ministre.
Au-delà de la Chine, avec laquelle les
rapports sont tendus depuis les graves
incidents frontaliers de 2020 (qui firent
vingt morts côté indien dans l’Himalaya
oriental), l’Inde s’interroge aussi sur
l’évolution de ses relations avec ses deux
partenaires-clés : la Russie et l’Iran. Les
solides relations avec Moscou, nouées
par le traité d’amitié et de coopération
signé en 1971, ont survécu à la chute de
l’URSS. La Russie de M. Vladimir Pou-
tine, qui entretient des relations diplo-
matiques et militaires intenses, reste un
pourvoyeur d’armement essentiel, même
si sa part décroît relativement (49 % des
importations indiennes pour les
années 2016-2020). Dans le même
temps, New Delhi s’est rapproché de
Washington, et Moscou d’Islamabad.
Pour autant, il serait excessif de consi-
dérer leur partenariat stratégique comme
défunt (12) : leur premier dialogue bila-
téral 2 + 2 (défense, affaires étrangères)
est annoncé, et M. Poutine est attendu
dans la capitale indienne en ce début de
décembre.
Quant à l’Iran, le développement du
port de Chabahar, cofinancé par l’Inde,
a pu se poursuivre après la levée des
sanctions par les États-Unis contre ce
projet important pour l’Afghanistan.
OUZBÉKISTAN
AN
TADJIKIST
A A
AN
TURKMÉNISTAN
A Ter
Ba dakchan
Kondoz
o Azad
Khorasan
Hérat Salma Kab
a oul
AFGHANISTAN
A en lumière la dualité croissante entre
Islamabad
Kandahar
IRAN
Quetta Multan
Zahedan
Sistan- PAKIST
A TAN
A
Baloutchistan
Chabahar
Karachi
Gwadar
Ahmedabad
Mer
d’Oman
0 500 km
AGNÈS STIENNE
(Iran, Chine, Pakistan, Tadjikistan,
Turkménistan, Ouzbékistan, plus la
Russie), le 27 (10).
Quelques jours plus tôt, le 12, elle a
pu faire entendre sa voix lors de la réu-
nion du G20 spécialement consacrée à
l’Afghanistan. M. Modi y a appelé à
« forger une réponse internationale uni-
fiée » au défi posé par le retour des tali-
bans, en s’appuyant sur la résolu-
tion 2593 adoptée par le Conseil de
sécurité de l’Organisation des nations
unies (sous présidence indienne) du
30 août. Celle-ci reprend les thèmes habi-
tuels (rejet du terrorisme, gouvernement
inclusif, respect des droits humains…),
mais le poids donné à la menace terro-
riste, qui, vu de New Delhi, englobe aussi
le Pakistan, lui convient.
Cependant, sous la pression de l’admi-
nistration Trump, New Delhi a nota-
blement réduit ses importations de
pétrole et de gaz iraniens. De son côté,
Téhéran estime que l’islamo-nationa-
lisme affiché par les talibans est un
moindre mal acceptable, dès lors qu’il
peut servir de contre-feu au djihad inter-
nationaliste de l’IS-KP. Il demande,
pour la forme, le respect de la minorité
chiite hazara, mais ferme les yeux sur
les abus commis à son encontre dans
telle ou telle province.
Pour le reste, la fluidité de la situation
n’interdit pas les mouvements structu-
rels : en mars 2021, la Chine et l’Iran
ont signé un traité de coopération pour
vingt-cinq ans, qui vaut partenariat stra-
tégique, ouvrant le pays aux routes de
la soie chères à M. Xi Jinping. Cela n’a
pas empêché le président iranien Ebra-
him Raïssi, prenant ses fonctions
quelques jours avant la chute de Kaboul,
de manifester auprès du ministre des
affaires étrangères indien, M. Subrah-
manyam Jaishankar, sa volonté de déve-
lopper les relations entre leurs deux pays
et de jouer un rôle pour stabiliser l’Af-
ghanistan. Mais difficile de savoir
jusqu’où cela ira.
On ne peut exclure que cette géomé-
trie des principales parties prenantes de
l’Afghanistan post-américain s’esquisse
au détriment de l’Inde. Certes, le Dia-
logue quadrilatéral pour la sécurité (en
anglais QUAD) se renforce, après le
sommet qui a réuni les plus hauts diri-
geants de ses pays membres (États-Unis,
Japon, Inde, Australie) à Washington, le
24 septembre dernier, et l’adoption d’une
déclaration conjointe rappelant les posi-
tions communes sur l’Afghanistan. Mais
un autre QUAD, encore informel, pour-
rait émerger entre la Chine, la Russie,
l’Iran et le Pakistan : le CRIP. Unis par
leur anti-américanisme (plus ambigu
chez les Pakistanais), les quatre le sont
également par leur volonté de voir les
pays occidentaux, le FMI et la Banque
mondiale verser les fonds dus au nou-
veau régime, par leur opposition à l’éta-
blissement de bases américaines dans la
Tur
u kestan
e ritoires
oriental contestés
Cachemire Aksaii
Cachemire Chin
J
Jammu-et-
t
Cachemire
CHINE
Lahore
Ludhiana
New Delhi
NÉPAL
A New Delhi, « seul partenaire pouvant
Jaipur
Kanpur
Bhopal
INDE
Bombay
région pour lutter contre l’IS-KP, mais
aussi par une vive inquiétude, particu-
lièrement à Moscou, devant la menace
de l’OEI et des mouvements islamistes
centrasiatiques pouvant s’y rallier à des
degrés divers. Dans un communiqué
commun publié en marge du sommet de
l’Organisation de coopération de Shan-
ghaï (OCS) qui se tenait le 17 septembre
(et auquel l’Inde participait), ils ont
interpellé « ces États qui doivent assu-
mer la responsabilité première de la
reconstruction socio-économique post-
conflit en Afghanistan [comprendre les
pays de l’Organisation du traité de l’At-
lantique nord, OTAN] et fournir d’ur-
gence à l’Afghanistan l’assistance
humanitaire et économique dont le pays
a besoin » ; ils ont également souligné
« la nécessité de coordonner les efforts
pour faire face aux menaces, particuliè-
rement la montée du terrorisme et le tra-
fic de drogue » (13).
Les choses se compliquent encore
avec l’annonce, officielle celle-là, d’un
autre QUAD, unissant les États-Unis,
l’Inde, Israël et les Émirats arabes unis,
le 18 octobre dernier : un forum écono-
mique touchant aussi à la sécurité mari-
time et « aux questions globales », selon
M. Jaishankar. Le lendemain, le très res-
pecté quotidien indien The Hindu
publiait un éditorial appelant à la pru-
dence : « L’Inde doit prendre garde à ne
pas se trouver engluée dans les nom-
breux conflits du Proche-Orient. (…)
Les tensions entre ce nouveau bloc et
l’Iran restent intenses. L’Inde, qui
s’aligne sur les États-Unis dans l’Indo-
Pacifique, doit faire face à une insécu-
rité grandissante en Asie continentale
après le retrait américain d’Afghanis-
tan. Et il lui faudra travailler de près
avec les pays tels que l’Iran pour faire
ÉDITIONS DITTMAR - 150E ANNIVERSAIRE DE LA COMMUNE
45 € frais de port compris / Bon de commande : dittmar.fr / éditeur indépendant
9 LE MONDE diplomatique – DÉCEMBRE 2021
face aux défis émanant de l’Afghanistan
post-américain (14). »
Il est vrai qu’avec l’intensification des
tensions entre Washington et Pékin,
comme entre Washington et Moscou, la
tectonique géopolitique semble mettre
une Eurasie sino-russe et un Indo-Paci-
fique sous leadership américain. À
Washington, des voix républicaines
demandent une véritable alliance avec
veiller de près sur le flanc sud de la
Chine (15) ». En réaction, Pékin a iro-
nisé : « Si l’Inde s’alignait sur les États-
Unis, elle pourrait, in fine, se retrouver
dans la situation de la France
aujourd’hui (16) », faisant allusion à la
naissance controversée de l’Aukus
Le multilatéralisme cède le pas
F
ACE à ces dynamiques complexes, ce
dernier n’est pas inactif. Outre les liens
avec les États-Unis, l’Inde garde une rela-
tion suivie avec la Russie, on l’a dit, et
entretient aussi des rapports en Asie cen-
trale. En septembre, M. Jaishankar a mul-
tiplié les contacts bilatéraux, lors du som-
met de l’OCS au Tadjikistan, où l’Inde
dispose de facilités militaires, et lors de
la Conférence pour l’interaction et les
mesures de confiance (CICA), au
Kazakhstan. Il a ainsi échangé avec ses
collègues centrasiatiques, mais aussi chi-
nois et iranien. En octobre, dans la capi-
tale indienne, le premier sommet straté-
gique s’est tenu avec le Kirghizstan.
Enfin, c’est à New Delhi que s’est
tenu le troisième « dialogue sur la sécu-
rité régionale », consacré à l’Afghanis-
tan, le 10 novembre dernier avec les
conseillers à la sécurité nationale (ou
leurs équivalents) de la Russie, de l’Iran
et des cinq républiques d’Asie centrale.
Le Pakistan a décliné l’invitation pour
des raisons très officiellement anti-
indiennes et la Chine a invoqué des pro-
blèmes de calendrier. Mais cette dernière
était présente le lendemain à Islamabad,
pour une rencontre du format « Troïka
(9) « Joint statement of the participants in the
Moscow format consultations on Afghanistan »,
ministère des affaires étrangères russe, Moscou,
20 octobre 2021.
(10) « Joint ministerial statement of meeting of
foreign ministers of Afghanistan neighboring countries
+ Russia », ministère des affaires étrangères iranien,
Téhéran, 27 octobre 2021.
(11) Cf. «Afghanistan’s taliban, now on China’s
border, seek to reassure Beijing », The Wall Street
Journal, New York, 8 juillet 2021.
(12) Rajeswari Pillai Rajagopalan, « Why Russia
is no longer a strategic ally for India in new bipolar
world led by US and China », The Print, New Delhi,
9 avril 2021.
(13) « Joint statement on the results of the meeting
of Russia, China, Pakistan and Iran on the margins
(Australie, Royaume-Uni, États-Unis).
Pour l’heure, l’Inde est plutôt mal à
l’aise avec le nouveau pacte et ne veut
pas officiellement prendre parti entre
des pays qui sont tous ses partenaires,
mais semble s’accommoder de la
dimension militaire de la nouvelle
alliance, comme signal envoyé à Pékin.
Au-delà des questions soulevées par
l’Aukus, l’administration Biden cultive
ses relations avec l’Inde en dépit de cer-
tains contentieux (commerce, armes
russes) ; elle multiplie les rencontres de
haut niveau, à Washington comme à New
Delhi, tout en s’en tenant au concept de
« partenariat », comme indiqué dans le
long communiqué commun scellant la
rencontre du président américain et de
M. Modi, en septembre (17).
plus » (Russie, États-Unis, Chine et
Pakistan – l’Inde en est exclue), égale-
ment consacrée à l’Afghanistan. Coïn-
cidence heureuse, le mollah Amir Khan
Muttaqi, ministre des affaires étrangères
afghan, était invité pour trois jours dans
la capitale pakistanaise, ce qui a permis
toutes les rencontres bilatérales.
En définitive, l’Afghanistan des tali-
bans apparaît comme un miroir grossis-
sant des contradictions de l’ordre mon-
dial. Chacun prêche (avec plus ou moins
de sincérité) pour un gouvernement
« inclusif » garant de la stabilité interne,
mais actuellement rejeté par l’émirat
islamique. Chacun s’inquiète aussi des
risques de renouveau du terrorisme.
L’Afghanistan post-américain ne signifie
pas que le monde soit devenu post-amé-
ricain. Mais le jeu des intérêts nationaux,
des tensions régionales et des ambitions
des grandes puissances, États-Unis,
Chine et Russie au premier chef,
confirme que le multilatéralisme cède le
pas à la multipolarité concurrentielle,
tant face à l’Émirat islamique d’Afgha-
nistan que dans l’Indo-Pacifique.
J EAN -L UC R ACINE .
of the SCO and CSTO summits in Dushanbe »,
ministère des affaires étrangères chinois, Pékin,
17 septembre 2021.
(14) « The other Quad : On virtual meet of foreign
ministers of India, US, Israel and UAE », The Hindu,
Chennai, 20 octobre 2021.
(15) Nikki Haley et Mike Waltz, « It is time to
formalize an alliance with India », Foreign Policy,
Washington, DC, 25 octobre 2021.
(16) Qian Feng, «Alliance with US will crush India’s
great power fantasies », Global Times, Pékin,
1er novembre 2021.
(17) « US-India joint leaders’ statement : A
partnership for global good », Maison Blanche,
Washington, DC, 24 septembre 2021, www.white-
house.gov
150
photographies
légendées
156 pages
4 pages couleur
des costumes
militaires
de la Commune
par Raffet
Grand format
24 x 30 cm
DÉCEMBRE 2021 – LE MONDE diplomatique
10
C ONCURRENCE , DÉMÊLÉS JUDICIAIRES EN CASCADE , POSSIBLE RACHAT …

Fin de partie pour Bolloré en Afrique ?

Les rumeurs vont bon train s’agissant de la cession des irrégulièrement écarté du processus de
renouvellement de la concession. Il a
activités africaines du groupe Bolloré en matière de trans- obtenu plusieurs victoires devant la jus-
port et de logistique. Confrontée à la concurrence inter- tice administrative camerounaise et la
cour arbitrale de la Chambre de com-
nationale, notamment émiratie et chinoise, enchaînant les merce internationale de Paris, mais les
investissements infructueux sur le continent, la multina- procédures ne sont pas terminées.
tionale accumule par ailleurs les déboires judiciaires.
Les ennuis s’amoncellent également
en Afrique de l’Ouest. Au Bénin, quatre
cadres de la multinationale française ont
PAR FANNY PIGEAUD * été inculpés et placés en détention provi-
soire avec huit autres personnes, après la
à conteneurs, en particulier ceux d’Abid-
jan et de Douala, représentant la branche
la plus rentable de son activité dans ce
secteur. En 2020, la filiale a vu son chif-
fre d’affaires baisser de 10 % « compte
tenu de la contraction des activités de
logistique et de l’impact de la fin de la
concession du terminal de Douala »,
note le groupe Bolloré dans son rapport
d’activité.
Dans le domaine portuaire, qui néces-
site de gros investissements, Bolloré SE
plus avoir l’appui dont il bénéficiait autre-
fois. M. Bolloré verrait même, selon Le
Canard enchaîné, la main du président
Emmanuel Macron dans le rejet de son
« plaider-coupable » (9). Après sa mise en
examen pour corruption d’agent public
étranger, en avril 2018, le magnat breton
avait exprimé son amertume dans une
tribune intitulée « Faut-il abandonner
l’Afrique?» (10). Rappelant que le groupe
Bolloré avait « investi patiemment près de
4 milliards d’euros » en Afrique et avait
« contribué à y créer énormément d’em-

L
« E groupe Bolloré ne commente
pas les rumeurs de presse concernant ses
activités de transport et de logistique. »
C’est par ce communiqué laconique
d’une seule phrase, publié le 15 octo-
bre 2021, que le service de presse du
géant français répond aux bruits selon
lesquels il serait « prêt à vendre » sa
branche logistique sur le continent afri-
cain. Selon Le Monde (1), la banque
d’affaires Morgan Stanley aurait même
été chargée « de sonder discrètement l’in-
térêt des acquéreurs potentiels, notam-
ment les grands noms du transport mari-
time », dont l’armateur français
Compagnie maritime d’affrètement -
Compagnie générale maritime (CMA-
CGM) et le danois Maersk, « qui étudie-
raient le dossier ».
Un tel retournement aurait de quoi sur-
prendre, car la holding a construit en
Afrique un véritable empire, grâce au
saisie, en mai 2021, de près de cent cin- est confrontée à la concurrence de plus plois », il s’affligeait des campagnes de
atteignait 24,11 milliards d’euros. Si l’on
quante kilogrammes de cocaïne cachés
dans un conteneur de sucre, au port de
en plus forte de grandes compagnies,
notamment émiraties et chinoises. Au
désinformation malveillantes dont le
continent faisait, selon lui, l’objet, le pré-
ajoute les activités de communication, le Cotonou. Au Burkina Faso, une filiale est Gabon, où elle gère le terminal à conte- sentant « comme une terre de non-gouver-
groupe réalise 11 % de son chiffre d’af- mise en cause, avec une entreprise auri- neurs du port d’Owendo, elle a dû se nance, voire de corruption ». « Dans un
faires en Afrique, où il a bâti une partie de fère locale, soupçonnée d’avoir tenté, en résoudre en 2017 à baisser ses tarifs d’ac- avenir proche, avertissait-il, la France
sa fortune. Selon une étude d’Exane BNP 2018, d’exporter illégalement de l’or dis- conage après l’arrivée du singapourien aura plus besoin de l’Afrique que l’in-
Paribas, en 2012, ce continent représentait simulé dans des chargements de charbon Olam, auquel le Gabon a confié la verse. » Fallait-il en déduire que, si le
près de 80 % de ses profits (2). fin. Valeur estimée de la fraude : 500 mil- construction d’un nouveau port (6). Le groupe Bolloré, faute de soutien, se dés-
lions d’euros. Un procès est en cours. gouvernement gabonais lui demandait engageait du continent, la France y per-
Effet d’aubaine ? En raison de la Dans une autre affaire, la justice burki- jusque-là, en vain, d’investir et de dimi- drait une partie de son influence? Certains
reprise de l’activité économique consé- nabé a ordonné, en juin 2021, la saisie de nuer ses prix jugés excessifs. s’inquiètent en tout cas qu’une part de
cutive à l’essoufflement de la pandémie biens du groupe dans cinq pays, trois de l’empire africain de Bolloré puisse quitter
de Covid-19 et de l’explosion des prix ses filiales ayant refusé d’exécuter une Cette nouvelle donne internationale un jour le « giron français » et appellent
du fret, les entreprises de transport mari- décision les condamnant à verser 22 mil- contribue à ringardiser le fonctionne- l’exécutif à mettre « tout le poids de l’État
time, qui voient leurs bénéfices s’envoler, lions d’euros au groupe Sopam dans le ment du groupe en Afrique, lequel a dans la balance » pour qu’elle soit reprise
cherchent à réinvestir. CMA-CGM négo- cadre d’un litige commercial. longtemps reposé sur une éthique pour par une autre entreprise tricolore si le
cie ainsi l’acquisition du troisième plus groupe souhaitait effective-
grand terminal des ports de Los Angeles ment vendre (11).
tandis que Maersk vient de racheter l’al-
lemand Senator International, spécialisé Quoi qu’il en soit, les
dans le fret aérien. En ce qui concerne orientations stratégiques
Bolloré, Morgan Stanley, CMA-CGM récentes de la multinatio-
et Maersk n’ont pas voulu confirmer nale confirment l’amorce
ou infirmer les informations parues dans d’une diminution de la part
© JONATHAN BALDOCK - PHOTOGRAPHIE : MARK BLOWER - STEPHEN FRIEDMAN GALLERY, LONDRES

rachat de diverses entreprises depuis le
milieu des années 1980. Présente dans qua-
rante-deux ports, sa filiale Bolloré Africa
Logistics agit comme agent de ligne mari-
time et manutentionnaire ; elle est conces-
sionnaire de seize terminaux à conteneurs
– la plupart dans les pays francophones.
Elle gère également trois concessions fer-
roviaires et assure de la logistique et du
transit avec des opérations de dédouane-
ment et de transport de marchandises. Elle
emploie plus de vingt mille personnes, soit
un quart des effectifs du groupe dans le
monde. Elle a réalisé en 2020 un chiffre
d’affaires de 2,1 milliards d’euros, tandis
que celui de Bolloré SE, la maison mère,
Reconnaissance de culpabilité
la presse. En revanche, M. Philippe de ses activités logistiques
Labonne, directeur général adjoint de africaines dans ses opéra-
Bolloré Transport et Logistics et directeur tions globales. En 2019,
général de Bolloré Ports, a démenti tout Vincent (aujourd’hui âgé de
projet de départ lors d’un déplacement 69 ans) a confié les rênes
au Cameroun, affirmant même vouloir du groupe à son fils Cyrille
continuer à investir dans la région. Il a (36 ans), lequel avait déjà
rappelé que la multinationale a lancé la réorganisé en partie le sec-
construction d’un second terminal à teur transport et logistique,
conteneurs à Abidjan. « Nous sommes en dont fait partie Bolloré
Afrique pour la durée », a-t-il lancé le Africa Logistics, lorsqu’il
20 octobre 2021. L’information n’a, sem- avait été nommé à sa tête
ble-t-il, pas dépassé les frontières du en 2015. Tout en se déve-
Cameroun, mis à part une nouvelle brève loppant en Asie où elle réa-
dans le mensuel financier panafricain lise désormais 11 % de son
Financial Afrik (3). chiffre d’affaires (contre
10 % en 2015), Bolloré SE
a renforcé son champ d’ac-
tion dans les médias et
l’édition, avec des prises de

P OURTANT, les déboires accumulés en

Afrique pourraient inciter le groupe à
revoir ses priorités stratégiques. En pre-
mier lieu, les procédures judiciaires se
multiplient contre lui. La plus importante
pourrait déboucher sur un procès en
France contre l’ancien président-directeur
général du groupe Vincent Bolloré, le
directeur général Gilles Alix et le respon-
sable du pôle international de Havas Jean-
Philippe Dorent. En 2013, le tribunal de
Paris a ouvert une information judiciaire
pour «corruption d’agent public étranger,
abus de confiance et complicité d’abus de
confiance ». Les juges soupçonnaient le
groupe Bolloré d’avoir sous-facturé des
prestations de conseil et de communica-
tion à M. Alpha Condé, qui briguait alors
la présidence de la Guinée, et à M. Faure
Gnassingbé, alors candidat à sa réélection
au Togo, contre l’obtention de la gestion
des ports de Conakry et de Lomé. L’en-
quête s’était conclue par un « plaider-cou-
pable » négocié avec le parquet national
financier (PNF) : M. Bolloré et ses deux
collaborateurs, d’une part, et le groupe en
tant que personne morale, d’autre part,
avaient accepté de reconnaître leur culpa-
bilité dans le dossier togolais – le volet
guinéen avait été écarté pour prescription.
En échange, il était convenu que les trois
hommes s’acquitteraient d’une amende
de 375 000 euros chacun, tandis que l’en-
treprise s’engagerait à verser douze mil-
lions d’euros au Trésor public. Cet arran-
gement devait être validé par le tribunal
judiciaire de Paris lors d’une comparution
sur reconnaissance préalable de culpabilité
(CRPC), le 26 février 2021. Mais tout ne
s’est pas passé comme prévu : la juge Isa-
belle Prévost-Desprez, qui présidait l’au-
dience, a – certes – validé la convention
judiciaire d’intérêt public visant Bolloré
SE et sa maison mère, la Financière de
l’Odet SE, mais elle a rejeté l’accord passé
avec M. Bolloré et ses collaborateurs, bien
* Journaliste.
que le milliardaire ait, comme convenu,
reconnu devant elle sa culpabilité pour
les faits de « corruption » et de « compli-
cité d’abus de confiance », tout comme
M. Alix l’a fait pour ceux de « corrup- JONATHAN BALDOCK. – « Facecrime (suspect) », 2020
tion » et d’« abus de confiance » et
M. Dorent pour ceux de « complicité Bolloré Africa Logistics a par ailleurs
d’abus de confiance ». Ces faits doivent subi deux échecs cuisants. La filiale a
faire l’objet d’un procès public en raison dû renoncer à un projet de « boucle fer-
de leur gravité, selon la juge qui estime roviaire » qui consistait à établir une
que les peines déterminées par le PNF gigantesque ligne de chemin de fer
sont « inadaptées au regard des circons- reliant Cotonou à Abidjan, et passant par
tances de l’infraction et de la personna- Niamey et Ouagadougou. Son plan est
lité de leur auteur ». Suite normale de la tombé à l’eau en 2017 après une défaite
procédure, le dossier a été transmis à un judiciaire contre l’entreprise béninoise
nouveau juge d’instruction. Un éventuel Petrolin. Celle-ci avait remporté un appel
délit de corruption serait passible de cinq d’offres lancé par le Bénin et le Niger
ans de prison. pour la reconstruction de la ligne de train
reliant les deux pays, avant d’être des-
Mais le PNF n’en a pas fini avec le saisie du projet par le gouvernement
groupe Bolloré : en octobre 2020, il a béninois au profit de Bénirail, filiale du
ouvert une enquête préliminaire, groupe Bolloré. Elle a contesté cette
toujours en cours, sur les conditions décision devant la justice et obtenu gain
d’octroi du contrat de concession du ter- de cause. La perte, après une longue
minal à conteneurs du port camerounais bataille, du terminal à conteneurs de
de Kribi à un groupement constitué par Douala a été le second coup dur pour
le groupe Bolloré, CMA-CGM et la Bolloré Africa Logistics, les terminaux
China Harbour Enginering Company. Le
processus d’attribution aurait-il été tru-
qué ? Au Cameroun, un juge d’instruc-
tion enquête, par ailleurs, sur d’éven- Calendrier des fêtes nationales
tuelles infractions de « fabrication et
1 - 31 décembre 2021
er
suppression de preuves, faux témoignage
et fausses nouvelles » commises par 1er CENTRAFRIQUE Fête nationale
Camrail, filiale du groupe, à l’encontre
ROUMANIE Fête nationale
d’une autre société, Sitrafer (4). Aupa- 2 ÉMIRATS
ravant, Camrail avait été condamnée en ARABES UNIS Fête nationale
première instance par la justice came- LAOS Fête nationale
5 THAÏLANDE Fête nationale
rounaise pour un accident de train qui a
fait 79 morts et des centaines de blessés 6 FINLANDE Fête nationale
11 BURKINA FASO Fête nationale
en 2016. La filiale a fait appel. À cela
12 KENYA Fête de l’indépend.
s’ajoutent de nombreux démêlés avec le 16 BAHREÏN Fête nationale
port de Douala qui accuse une autre KAZAKHSTAN Fête de l’indépend.
filiale, Douala International Terminal 17 BHOUTAN Fête nationale
(DIT), de détournements de fonds 18 NIGER Fête nationale
publics dans l’exploitation d’un terminal QATAR Fête nationale
à conteneurs de 2004 à 2019 (5). De son 23 JAPON Fête nationale
côté, le groupe Bolloré estime avoir été
le moins douteuse, comme l’a illustré
l’enquête du PNF sur le Togo et la Gui-
née. « Les ministres, on les connaît tous
là-bas. Ce sont des amis, avait lui-
même expliqué M. Alix en 2008. Alors
de temps en temps (…) on leur donne,
quand ils ne sont plus ministres, la pos-
sibilité de devenir administrateur d’une
de nos filiales. C’est pour leur sauver
la face. Et puis, on sait qu’un jour ils
peuvent redevenir ministres (7). » L’édi-
torialiste camerounaise Marie-Roger
Biloa estimait que, sur le continent, la
réputation de la multinationale était
celle d’« un groupe qui fait excessive-
ment pression sur les autorités des pays
convoités, mêle des influences poli-
tiques aux relents postcoloniaux,
empêche la concurrence et, souvent,
l’émergence d’opérateurs locaux dans
leurs propres pays (8) ». Un haut fonc-
tionnaire africain interroge la créativité
du groupe : « Bolloré vient toujours
récupérer les business créés par d’au-
tres. Et, quand il investit, c’est souvent
avec les ressources tirées de l’exploi-
tation des infrastructures et des équi-
pements trouvés sur place. » Mais,
ajoute-t-il, « les temps sont en train de
changer. Les chefs d’État, même les
plus malléables, réfléchiront par deux
fois avant de faire commerce avec Bol-
loré. Surtout si la France institution-
nelle n’est pas avec lui ».
Même si le ministre de l’Europe et des
affaires étrangères, M. Jean-Yves Le
Drian, s’est rendu au Cameroun en 2019
pour plaider sa cause dans l’affaire du port
de Douala, le positionnement des autorités
françaises constitue un autre facteur d’in-
certitude pour le groupe qui ne semble
participation dans Vivendi
et Lagardère. Le groupe a
aussi investi dans les
médias en Afrique, conti-
nent auquel il se dit « très
attaché », sa filiale Canal
Plus, déjà premier opéra-
teur de télévision payante en Afrique fran-
cophone, devenant actionnaire de Multi-
Choice, principal opérateur africain de
télévision payante. La communication
représentait, en 2020, 67 % de son chiffre
d’affaires, tandis que sa division transport
et logistique tombait à 24 % (contre 56 %
en 2015). Les activités africaines de logis-
tique demeurent toutefois un contributeur
majeur au résultat global de sa branche
logistique, qui représentait 35 % de son
résultat opérationnel en 2019 et 27 % en
2020. S’en séparer ne serait donc pas
indolore pour le groupe.
(1) Isabelle Chaperon, « Vincent Bolloré prêt à
vendre ses activités logistiques en Afrique», Le Monde,
15 octobre 2021.
(2) Sabine Delanglade, « La machine Afrique de
Bolloré », Les Échos, Paris, 28 février 2013.
(3) Cf. Achille Mbog Pibasso, « Le groupe Bolloré
ne quitte pas l’Afrique », Financial Afrik, Dakar,
21 octobre 2021.
(4) Ordonnance du PNF du 27 septembre 2021.
(5) Lire «Au Cameroun, Bolloré en disgrâce »,
Le Monde diplomatique, janvier 2021.
(6) Cf. « Le groupe Bolloré engage une bataille
avec le Gabon », Mediapart, 19 septembre 2017.
(7) Nathalie Raullin et Renaud Lecadre, «Le groupe
français, refuge des ministres retraités », Libération,
Paris, 17 octobre 2008.
(8) Marie-Roger Biloa, «Faut-il abandonner Vincent
Bolloré ? », Le Monde, 2 mai 2018.
(9) Cf. « L’empire Bolloré angoisse l’Élysée »,
Le Canard enchaîné, Paris, 20 octobre 2021.
(10) Cf. Vincent Bolloré, « Faut-il abandonner
l’Afrique?», Le Journal du dimanche, Paris, 29 avril 2018.
(11) Cf. Robert Lafont, « Ce que cache la cession
des activités africaines de Vincent Bolloré », Entre-
prendre, Boulogne-Billancourt, 18 octobre 2021.

É MERGENCE D ’ UNE
En Irak, le retour de Daech
(Suite de la première page.)
Officiellement défaite en Irak depuis 2017,
l’OEI s’est immédiatement adaptée à la donne
post-territoriale, désertant les grandes villes et
se repliant dans des zones rurales difficiles
d’accès. Un redéploiement facilité par le vide
sécuritaire persistant dans les territoires que se
disputent l’État irakien et le Gouvernement
régional du Kurdistan (GRK), établi à Erbil (1).
Cette bande de terre d’environ quarante
kilomètres carrés, dont les forces kurdes s’étaient
retirées en septembre 2017 sous la pression de
Bagdad (2), a vu l’arrivée simultanée de plusieurs
acteurs militarisés irakiens – notamment les
milices chiites des Unités de mobilisation
populaire (Hachd Al-Chaabi). Cependant, faute
d’un accord politique entre Erbil et Bagdad,
aucune de ces forces n’est en mesure d’imposer
son autorité sur la zone. Une confusion qui a
permis à l’OEI de se restructurer, facilitant la circu-
lation de ses cadres et de ses combattants à
l’intérieur d’une ceinture allant de la frontière
syrienne à la frontière iranienne.
Le long de la route 24, qui file vers le sud-
ouest en direction de Tikrit, les casernes saturent
le paysage. Difficile de croire que dans cette zone
© LAURENT PERPIGNA IBAN / HANS LUCAS
rurale ultra-militarisée, l’insécurité règne. Et
pourtant. C’est ici que, durant la nuit du 4 au
5 septembre dernier, l’OEI menait une attaque
d’une intensité rare, tuant treize membres de la
police fédérale au cours d’une embuscade.
Au bord des routes,
le panorama
dévasté est édifiant
La chaîne de montagnes de Hamrin – qui
marque la frontière méridionale des territoires
disputés – se dessine à l’horizon. « Voici d’où vient
une partie importante de nos problèmes », lance
le colonel Bassam Kazem. Plus bavard que le
général Youssef, et visiblement affecté par les
récentes pertes humaines, l’officier parle d’un
« sanctuaire » pour les combattants de l’OEI et
n’hésite pas à qualifier cette zone comme étant à
ce jour « la plus dangereuse d’Irak ». Un secteur
historiquement instable qui servait déjà de refuge
à l’organisation Al-Qaida durant les années 2000.
Le relief escarpé de Hamrin, difficilement
accessible, accueille un large réseau de galeries
et de tunnels, creusés de longue date au cœur de
grottes naturelles et artificielles. C’est notamment
depuis cette base opérationnelle – qui abriterait
selon les militaires irakiens de nombreux dépôts
d’armes – que les combattants de l’OEI mènent
une partie importante de leurs attaques dans la
région. « Nous avons débusqué un certain nombre
de caches, poursuit le colonel Kazem. Il y avait
des sacs de couchage, des restes de nourriture.
Mais nous n’ignorons pas que les djihadistes sont
également accueillis dans les villages aux alentours.
Les habitants de cette région sont hostiles envers
nous, nous devons sécuriser tous nos déplace-
ments sur place. »
Profitant du soutien de populations sunnites
des trois provinces, les combattants de l’OEI sont
enracinés bien au-delà de Hamrin, notamment au
sud des territoires disputés. Vulnérables, les forces
armées irakiennes en sont réduites à brûler la
végétation qui sert d’abri aux djihadistes dans les
plaines. Au bord des routes, le panorama dévasté
est édifiant. Si, à l’heure de donner des chiffres,
les autorités militaires irakiennes évoquent
« plusieurs centaines » de combattants, il semble
néanmoins que l’organisation djihadiste repose
sur une base bien plus importante. Au
printemps 2020, quelques semaines avant son
assassinat, le chercheur irakien Hicham Al-
Hachemi – spécialiste des mouvements djihadistes
Erbi
Mossssoul
M ou
Mossoul
SYRIE Kirkouk
Samarra
S
Bagdad
IRAAK
ARABIE E
SAOUDIT DITE
DIT
ÉG O
re K I R O U K
AN
Ti
g
Baiji
B recruter parmi ces populations
Tikrit
SALAHEDDINE
Samarra
DIYALA
Lac
Tharthar
0 50
0 100 km
Bakouba
akouba
NOUVELLE GÉNÉRATION DE DJIHADISTES
LAURENT PERPIGNA IBAN. – Un colonel irakien indique les positions de l’Organisation de l’État islamique dans les provinces de Kirkouk et Salaheddine, Kirkouk, 2021
qui avait pris fait et cause pour la protestation
populaire dénonçant la mainmise de Téhéran sur
l’Irak – évoquait l’hypothèse de « 1 200 membres
actifs » et de « 85 à 200 villages abandonnés dans
le triangle, usurpés par l’OEI et convertis en
camps, dépôts ou centres de commandement » (3).
Un an plus tard, d’autres interlocuteurs que nous
avons rencontrés à Bagdad avancent la pro-
babilité de plusieurs milliers d’hommes prêts à
passer à l’action, un scénario crédible au vu de
l’intensification spectaculaire des attaques ces
derniers mois.
Sur le point de contrôle délimitant les provinces
de Kirkouk et de Salaheddine, retranchés derrière
d’épais murs de béton, des soldats contrôlent les
allées et venues des véhicules. Les regards des
passagers sont tantôt apeurés, tantôt défiants. Ici,
les forces de sécurité irakiennes évoluent en terrain
hostile. Ce poste, situé sur un relief vallonné de
Hamrin, s’apparente à une ligne de front, un point
chaud sur lequel certains gardes ont bien du mal à
cacher leur désarroi face à une menace diffuse, mais
permanente.
Quel est le profil de ces combattants ?
M. Ibrahim Tahman, qui travaille pour le compte
des renseignements de la police fédérale,
explique : « La majorité des djihadistes agissant
dans la région ont plus de 30 ans et sont des
vétérans de Daech, pour lequel ils ont combattu
de 2014 à 2017. Ils n’ont pas été arrêtés, mais
beaucoup sont identifiés et nous connaissons
leur parcours. À ceux-là s’ajoutent des combat-
tants plus jeunes qui n’ont pas participé à la
guerre précédente. » Le général Youssef confirme
l’émergence d’une nouvelle génération de soldats
de l’OEI et insiste sur le fait qu’ils partagent la
« même idéologie » que leurs aînés. Le constat
coule de source : l’OEI, même défaite et repliée
dans des zones inhospitalières, n’est pas
seulement revenue aux affaires grâce à ses survi-
vants ; elle est en train de grossir ses rangs. Si la
police fédérale affirme posséder des « sources
fiables » sur le terrain, il semble que les forces
vives de l’OEI s’appuient elles
bill aussi sur des informateurs
Soule
ouleimaniyé
oule dévoués. Conséquence : de
nombreuses interventions poli-
IRAN cières se soldent par un échec
– un camouflet, au vu des
moyens gigantesques parfois
mobilisés, le tout se transfor-
200 km
m
mant en opérations de commu-
nication très raillées par la
population locale.
« L’OEI n’a aucun mal à
paupérisées et sans avenir,
d’autant que, depuis 2003 [date
IRAN de l’invasion américaine], tout
le monde a eu un contact de
près ou de loin avec l’insur-
CÉCILE MARIN
rection dans cette région », note
le chercheur Arthur Quesnay,
auteur d’un ouvrage sur les
C
11
conflits dans la province de Kirkouk (4). Les civils
sont ainsi sous la double menace de djihadistes
qui n’hésitent pas à les extorquer, rançonner ou
assassiner, et des forces de sécurité qui sèment
la terreur lors de chaque intervention, se livrant
également à des actes de racket mais aussi à
des représailles après les attaques subies. À
cela s’ajoutent les règlements de comptes et
les expéditions punitives entre civils. Le
26 octobre, l’OEI commettait un carnage dans
un village chiite de la région de Diyala (quinze
morts). Le lendemain, la tribu attaquée inves-
tissait en retour un village sunnite accusé de
complicité (onze morts).
Le pays est saisi par
une somme de
difficultés brûlantes
La multiplication des acteurs armés dans les
territoires disputés – policiers, militaires, membres
des forces spéciales, miliciens chiites – est un
facteur aggravant de l’insécurité générale : le
manque de coopération et les accrochages réguliers
entre ces différentes composantes ne contribuent
pas à restaurer la confiance. La corruption et les
affaires d’escroquerie mettant en cause notamment
les milices chiites aggravent aussi la défiance de
cette région à majorité sunnite qui voit d’un très
mauvais œil la prolifération de groupes paramilitaires
liés à Téhéran.
Va-t-on vers une nouvelle guerre interna-
tionale contre l’OEI ? Pour l’heure, l’Irak, soutenu
jusqu’en 2017 par une coalition de plus de
soixante pays, se retrouve bien esseulé dans
cette nouvelle bataille. L’argent n’arrive plus et
le « partenaire » américain est entré dans une
dynamique de désengagement. À Bagdad,
paradoxalement, la résurgence de l’OEI ne
semble pas inquiéter outre mesure. Car le pays
est saisi par une somme de difficultés plus
brûlantes les unes que les autres : environ un
tiers des quarante millions d’Irakiens vivent dans
la pauvreté, le chômage a atteint le chiffre le plus
élevé depuis une vingtaine d’années, et les peurs
de conflits inter- voire intracommunautaires
demeurent vives. Dans la capitale, on craint que
les milices rivales chiites n’en viennent à régler
leurs querelles par les armes, tandis qu’au
Kurdistan réapparaît le spectre d’une nouvelle
confrontation entre l’ensemble des factions
kurdes présentes en Irak.
Les élections anticipées du 10 octobre ont
aggravé la tension, plusieurs acteurs, dont les
milices chiites, rejetant le résultat des urnes. Le
7 novembre, la résidence du premier ministre
irakien Moustafa Al-Kazimi à Bagdad était
attaquée par un drone piégé, cet attentat s’ins-
crivant dans les turbulences post-électorales.
« Les forces politiques irakiennes du pays se
concentrent sur leur propre agenda et ne semblent
pas prendre en compte la mesure de la
dangerosité du redéploiement de l’OEI », déplore
LE MONDE diplomatique – DÉCEMBRE 2021
le sociologue franco-irakien Adel Bakawan, qui
vient de consacrer un ouvrage à l’histoire
tourmentée de l’Irak (5).
Tranchant avec les querelles intestines à
Bagdad et à Erbil, le retour en force de l’OEI
semble acté. Sur place, nos interlocuteurs de la
police fédérale confessent « ne plus avancer dans
[leur] lutte contre Daech » depuis plusieurs
semaines et évoquent de manière pudique « des
problèmes politiques bloquants ». La force de
frappe de l’OEI est désormais telle que les djiha-
distes sont en mesure d’attaquer loin de leurs
bases : ce fut le cas le 30 octobre, où deux
peshmergas kurdes ont été tués à plus de
cinquante kilomètres au nord de Kirkouk, relançant
le débat d’une coopération sécuritaire entre
l’armée irakienne et les forces kurdes.
Si un possible retour de ces dernières dans les
territoires disputés est l’un des nombreux enjeux
indirects de cette résurgence, rien n’indique que
cela débouchera sur une amélioration de la situation
sécuritaire. Car si l’OEI a survécu à sa défaite militaire
de 2017, c’est bien que les guerres et les opérations
antiterroristes ne résolvent rien à elles seules. En
l’absence d’une réelle volonté politique de désen-
clavement de la région, l’histoire semble vouée à
se répéter. C’est d’autant plus vrai que la loi du
talion exercée par l’appareil sécuritaire irakien
aggrave le ressentiment de populations qui n’ont,
depuis bientôt vingt ans, connu que l’occupation
militaire ou la marginalisation. C’est dans ce vide
politique, sécuritaire et socio-économique que l’OEI
n’en finit plus de s’engouffrer.
L AURENT P ERPIGNA I BAN .
(1) Lire Shahinez Dawood, « Kirkouk la disputée », Manière de
voir, no 169, « Le combat kurde, 1920-2020 », février-mars 2020.
(2) Lire « Un référendum pour rien ? », Manière de voir, no 169,
op. cit.
(3) « ISIS thrives in Iraq’s “money and death” triangle », Newlines
Institute, Washington, DC, 11 août 2020, https://newlinesinstitute.org
(4) La Guerre civile irakienne. Ordres partisans et politiques
identitaires à Kirkouk (2003-2020), Karthala, Paris, 2021.
(5) L’Irak, un siècle de faillite. De 1921 à nos jours, Tallandier,
Paris, 2021.
L’Imprimerie
79, rue de Roissy
93290
Tremblay-en-France
Origine du papier : Allemagne. Taux de fibres recyclées : 100 %.
Ce journal est imprimé sur un papier UPM issu de forêts gérées
durablement, porteur de l’Ecolabel européen sous le n° FI/37/001.
Eutrophisation : Ptot = 0,007 kg/t de papier
Commission paritaire des publications
et agences de presse : nº 0524 D 86051
ISSN : 0026-9395
PRINTED IN FRANCE
À la disposition des diffuseurs de presse pour modification
de service, demandes de réassort ou autre,
nos numéros de téléphone verts :
Paris : 0 805 050 147
Banlieue/province : 0 805 050 146.
DÉCEMBRE 2021 – LE MONDE diplomatique
D ES MILLIERS DE RÉFUGIÉS EXPULSÉS PAR
La bataille d’Haïti n’est pas finie
État miné par la violence des gangs et souvent considéré comme
« failli », Haïti n’a pas son destin en main, compte tenu de l’interven-
tionnisme constant des institutions internationales, mais aussi des
grandes puissances, dont les États-Unis. Mascarades électorales,
inefficacité des aides et marasme économique poussent les Haïtiens
à prendre le chemin de l’exil.
PAR JAKE JOHNSTON *
A
PRIORI, tout sépare Haïti et l’Af-
ghanistan, à commencer par plusieurs
océans. Mais le fléau des interventions
étrangères a transformé ces deux nations
en jumelles. Le 7 juillet 2021, le prési-
dent de la République d’Haïti, Jovenel
Moïse, était assassiné par un commando
probablement composé d’anciens offi-
ciers de l’armée colombienne. Après
plusieurs mois d’enquête et l’incarcéra-
tion d’une quarantaine de personnes, les
cerveaux de l’opération n’ont toujours
pas été identifiés. Le précédent assassi-
nat d’un chef d’État haïtien remonte à
1915. Dans la foulée, les marines amé-
ricains avaient envahi le pays et s’y
étaient maintenus pendant dix-neuf ans.
Au lendemain de la mort de Moïse,
M. Claude Joseph, alors premier minis-
tre par intérim, a sollicité le retour des
États-Unis, tandis qu’un éditorial du
Mission militaire
L ES attentats du 11 septembre 2001
avaient offert au président américain
George W. Bush et à sa coterie de néocon-
servateurs l’occasion dont ils rêvaient.
Lancées sous la bannière de la lutte contre
le terrorisme, les incursions de l’armée
américaine en Irak et en Afghanistan furent
des exemples classiques de nation buil-
ding, la construction d’une nation depuis
l’étranger. Mais l’administration Bush ne
s’est pas arrêtée en si bon chemin. Le
29 février 2004, un coup d’État soutenu
par Washington, Paris et Ottawa contraint
le président haïtien Jean-Bertrand Aristide
à la démission. Il avait été élu quatre ans
plus tôt avec une majorité écrasante (et avec
un taux de participation de près de 70 %).
Bien que la France ait décidé de cesser
toute coopération militaire avec les États-
Unis pour protester contre l’invasion de
l’Irak, elle collabore avec Washington en
Haïti. Une fois M. Aristide évincé et forcé
à l’exil en République centrafricaine, des
forces françaises débarquent aux côtés des
marines américains avant de céder la place
à plusieurs milliers de casques bleus dans
le cadre de la Mission des Nations unies
pour la stabilisation en Haïti (Minustah),
une nouvelle entreprise de nation building.
* Chercheur au Center for Economic and Policy
Research (CEPR), Washington, DC.
12
TESSA MARS. – « Nou la ansanm » (Nous sommes ensemble), 2019
Washington Post avait souligné l’ur-
gence de déployer en Haïti une force de
maintien de la paix des Nations unies
« afin d’éviter une situation de chaos qui
pourrait avoir des conséquences terri-
bles » (7 juillet 2021).
Un peu plus d’un mois plus tard, le
14 août, un séisme de magnitude 7,2 a
dévasté la péninsule de Tiburon, dans le
sud-ouest de l’île. Le lendemain, la capi-
tale afghane tombait aux mains des tali-
bans. Si la durée de la présence militaire
américaine a conduit certains observa-
teurs à établir un parallèle entre les deux
pays – l’Afghanistan ayant récemment
dépassé Haïti pour décrocher la palme de
la plus longue occupation de l’histoire
par les États-Unis –, les similitudes sont
encore plus profondes qu’on ne pourrait
le penser au premier abord.
Officiellement, l’opération vise à réfor-
mer les institutions, bâtir un système judi-
ciaire fonctionnel, mettre sur pied une
force de police, superviser les élections
et garantir la stabilité politique. Mais il
s’agit bien d’une mission militaire. Pen-
dant des années, les unités de la Minustah
multiplient les descentes contre des sec-
teurs de la capitale connus pour leur sou-
tien au président Aristide, dans l’objectif
d’écraser la résistance au coup d’État de
2004. Lors d’un raid contre la commune
de Cité Soleil en février 2007, les soldats
de l’Organisation des Nations unies
(ONU) tirent plus de vingt mille muni-
tions, tuant plusieurs civils. Il ne s’agit
pas d’un épisode isolé.
Certains commentateurs suggèrent que
la double crise haïtienne de l’été 2021
justifie de qualifier Haïti d’« État défail-
lant » (failed state), au même titre que
l’Afghanistan. Mais il est avant tout un
« État assisté » : façonné par des inter-
ventions extérieures qui, à travers
l’« aide », perpétuent une forme d’occu-
pation. Comme en Afghanistan à partir
de 2001 – quand les États-Unis ont
dépensé des milliards de dollars pour por-
ter à bout de bras des dirigeants afghans
impopulaires –, tous les scrutins haïtiens
depuis 2004 sont placés sous le contrôle
WASHINGTON APRÈS L’ ASSASSINAT
de puissances étrangères, à commencer
par Washington, et d’institutions interna-
tionales (Nations unies et Organisation des
États américains [OEA]). Au lendemain
du violent séisme du 12 janvier 2010, par
exemple, le gouvernement haïtien décide
de reporter les élections générales, initia-
lement prévues pour février et mars. Mais
les pays donateurs ne tardent pas à faire
pression pour qu’elles se tiennent dès le
mois de novembre, alors qu’un million de
personnes se trouvent toujours sans abri.
Le premier tour se déroule dans des condi-
tions catastrophiques. Au lieu de préconi-
ser un report en attendant que la situation
s’améliore, ou même un recomptage des
voix, une mission de l’OEA conduite par
des experts américains, français et cana-
diens recommande de modifier les résul-
tats officiels, sans justification, afin de
qualifier pour le second tour le chanteur
Michel Martelly, marqué à droite. L’ad-
ministration de M. Barack Obama ayant
menacé de suspendre l’aide humanitaire
dont le pays avait désespérément besoin,
les autorités haïtiennes cèdent et acceptent
la « recommandation ».
Inauguré en février 2017, le mandat du
président Moïse s’avère tout aussi fragile.
S’il remporte le scrutin de l’au-
tomne 2016 (organisé après l’annulation
de l’élection présidentielle de 2015, soup-
çonnée d’être viciée par une fraude mas-
sive), la participation n’atteint pas 20 % :
le nouveau chef d’État recueille
590 000 voix sur environ 6 millions
d’électeurs (le pays compte 11 millions
d’habitants). Des manifestations et des
appels à la démission, accompagnés d’al-
légations de corruption au sommet de
l’État, suivent l’annonce des résultats.
Sans surprise, le nouvel homme fort du
pays rencontre une vive résistance.
Contrairement au régime afghan soutenu
par Washington, le président haïtien survit
toutefois facilement au départ des troupes
étrangères à la fin du mandat de la Minus-
tah, en octobre 2017. Il n’existe pas en
Haïti de mouvement d’opposition armé de
l’envergure des talibans. Lorsque arrive la
fin de son mandat, le 7 février dernier (date
fixée par la Constitution pour l’investiture
des présidents élus), Moïse peut compter
sur le soutien du trio États-Unis - Nations
unies - OEA pour se maintenir au pouvoir.
L’épisode renforce la conviction, déjà bien
ancrée dans la population, que ce sont les
donateurs, et non les Haïtiens, qui choisis-
sent les dirigeants du pays.
Or, à la suite du séisme de 2010, les pro-
messes de dons affluent du monde entier,
atteignant les 10 milliards de dollars
(l’équivalent du produit intérieur brut haï-
tien à l’époque). Le nombre de casques
bleus stationnés dans le pays est alors porté
d’un peu moins de sept mille, en 2004, à
douze mille. Les décideurs américains esti-
mant qu’un État moderne ne se construit
pas sur la seule force militaire, l’aide huma-
nitaire est mobilisée pour tenter de
DU PRÉSIDENT
« reconstruire» Haïti… sans les Haïtiens.
Aux yeux des organisations non gouver-
nementales (ONG), des industriels du
développement et des agences internatio-
nales qui déferlent après la catastrophe,
seuls des « experts » formés en Occident
jouissent des connaissances et des res-
sources nécessaires pour «reconstruire, en
mieux », un pays jugé instable et arriéré…
Ainsi, au cours des dix années écou-
lées depuis le séisme, moins de 3 % de
Expulsion de demandeurs d’asile
Q UAND, en septembre 2021, plus de
dix mille Haïtiens sont arrivés à la fron-
tière sud des États-Unis dans l’espoir de
déposer une demande d’asile, ils espé-
raient sans doute profiter du même statut
de réfugiés que celui accordé à trente-
sept mille Afghans par le président Joseph
Biden à la suite de la débâcle liée au
retrait des troupes américaines de Kaboul.
Une erreur. Des images ont montré des
agents de la police montée des frontières
chargeant les familles qui venaient de tra-
verser le Rio Grande, certains brandissant
leurs rênes en guise de fouets, comme au
temps de l’esclavage. En l’espace d’une
semaine, l’administration Biden a ainsi
procédé à l’une des plus vastes opérations
d’expulsion de demandeurs d’asile de ces
dernières décennies, renvoyant dans leur
pays plus de quatre mille Haïtiens.
M. Daniel Foote, l’envoyé spécial des
États-Unis en Haïti, a réagi en quittant
ses fonctions, deux mois seulement après
sa nomination. « Je refuse d’être associé
à la décision inhumaine, contre-produc-
tive du gouvernement américain d’expul-
ser des milliers de réfugiés haïtiens », a-
t-il écrit dans sa lettre de démission (1).
Il n’est pas anodin que M. Foote, comme
nombre de diplomates posant leurs valises
à Port-au-Prince, soit aussi passé par
l’ambassade américaine à Kaboul, où il
supervisait la distribution de l’aide civile
étrangère. L’analogie entre les deux pays,
parfois invisible aux yeux du public,
échappe rarement aux officiels étrangers.
M. Foote ne protestait pas uniquement
contre les expulsions. Regrettant que ses
recommandations aient été ignorées ou
déformées, il établissait un lien direct
entre les milliers de demandeurs d’asile
haïtiens et la politique de Washington sur
l’île : « Je pense qu’Haïti ne connaîtra
jamais la stabilité tant que ses citoyens
ne seront pas jugés dignes de choisir leurs
dirigeants en toute équité et honnêteté. »
Il appelait également à cesser de consi-
dérer le pays comme une « marionnette
aux mains d’acteurs internationaux ».
« On ne peut qu’être effaré par cette illu-
sion de toute-puissance qui nous per-
suade que ce serait à nous, une fois de
plus, de désigner le vainqueur »,
concluait-il.
M OÏSE
l’aide étrangère américaine
est allée à des organisations
haïtiennes ; plus de la moi-
tié, à une poignée d’entre-
prises gravitant dans l’or-
bite de l’État fédéral, entre
Washington, le Maryland et
la Virginie. De sorte que
des milliers d’Occidentaux
vivent désormais d’une
« aide » dont le pays qui
devrait en bénéficier ne voit
que peu la couleur. Que
les projets réussissent ou
échouent, l’argent continue
de couler à flots.
En évinçant les organi-
sations locales, l’aide inter-
nationale finit par affaiblir
l’État qu’elle est censée
contribuer à « construire ».
En Haïti, environ 80 % des
services publics de base,
comme la santé ou l’édu-
cation, sont assurés par
des ONG, des associations
WWW.TESSAMARS.COM
religieuses ou des entre-
prises privées. Quant
aux industries nationales,
elles pâtissent de la dépen-
dance du secteur humani-
taire aux importations.
Dans le domaine agricole,
les bénéficiaires de fonds
américains n’ont pas le droit d’acheter
des produits locaux. Autrement dit, l’ar-
gent que le Congrès destine à l’aide
humanitaire sert à subventionner des
producteurs américains. Après près de
vingt ans de nation building, la moitié
des Haïtiens sont encore en situation
d’insécurité alimentaire – autant
qu’avant le début du processus. Com-
ment s’étonner qu’ils soient si nom-
breux à tenter de fuir leur pays en quête
d’une vie meilleure ?
L’envoyé américain faisait ici allusion
à la dernière ingérence étrangère en date
dans les affaires politiques haïtiennes.
Juste après l’assassinat du président Moïse,
M. Joseph a pris la succession en tant que
premier ministre. Il avait pourtant démis-
sionné deux jours plus tôt, le président
ayant annoncé sa décision de le remplacer
par le docteur Ariel Henry, lequel n’était
pas encore officiellement entré en fonc-
tions. Dans la mesure où la légitimité de
Moïse lui-même était sujette à caution, ces
deux prétendants ne pouvaient qu’être
controversés. Toujours est-il que Wash-
ington et l’ONU ont tranché pour les Haï-
tiens, en apportant leur soutien à M. Henry.
Il y a plus de deux cents ans, une popu-
lation d’esclaves est parvenue à chasser le
colonisateur français et à établir la nation
haïtienne. Depuis lors, des puissances
étrangères alliées à une petite élite locale
n’ont cessé de chercher à contrôler le pays
– une volonté dont les vingt dernières
années et l’« État assisté » auquel elles ont
donné naissance ne sont que la manifes-
tation la plus récente. Mais ces efforts ont
toujours rencontré une vive résistance. En
1915, quand les soldats américains sont
venus occuper le pays, ils se sont heurtés
à une milice paysanne, les Cacos. Après
le coup d’État de 2004 et le déploiement
consécutif de casques bleus, des groupes
civils armés ont mené une guérilla urbaine
dans la capitale pour lutter contre l’enva-
hisseur. Les États-Unis, l’ONU, l’Union
européenne ont perdu tout crédit à leurs
yeux. Désormais, même ceux qui soute-
naient l’intervention américaine en 2004
dénoncent les ingérences et réclament une
solution décidée par les Haïtiens. Tandis
que les nations donatrices se précipitaient
pour soutenir M. Henry, des centaines
d’organisations représentant les forces
vives du pays – de la paysannerie aux asso-
ciations de quartier, en passant par le sec-
teur privé – s’unissaient autour d’un pro-
gramme commun pour se dresser contre
le pouvoir des acteurs internationaux et
refuser la perpétuation de l’État assisté.
La bataille d’Haïti n’est pas finie.
(1) John Hudson et Anthony Faiola, « US special
envoy to Haiti resigns, says he will not be associated
with “inhumane, counterproductive” deportations of
Haitians », The Washington Post, 23 septembre 2021.

LES ÉCOLOGISTES À L’ÉPREUVE DU POUVOIR
Les succès électoraux des Verts dans plusieurs pays euro-
péens se nourrissent d’une image trompeuse. Celle d’une
force politique vierge des compromissions inhérentes à
l’exercice du pouvoir. Or, les écologistes partagent depuis
longtemps les responsabilités exécutives. Ils gouvernent
un grand nombre de métropoles. Avec quel bilan ? À
Grenoble, le poids des contraintes et un pragmatisme
Tiédir quand ça chauffe
PAR BENOÎT BRÉVILLE
P
EU avant de présenter la première candidature écolo-
giste à la présidence de la République française en 1974,
l’agronome René Dumont avait exposé dans les colonnes
du Monde diplomatique l’alternative qu’il incomberait
à l’écologie politique de trancher. On peut, écrivait-il,
tenter d’éveiller les consciences des responsables. Mais
«une aussi magnifique floraison d’“hommes nouveaux”
en régime capitaliste nous paraît fort peu probable. Le
christianisme s’y efforce depuis deux mille ans, et il a
échoué : car il conseille toujours la gentillesse aux riches
égoïstes, au lieu de prêcher la révolte des pauvres, une
croisade contre les coffres-forts (1). »
Le combat incarné par Dumont s’ancre d’emblée dans
une perspective pacifiste et internationaliste. Celle d’un
changement de système, dont les peuples du Sud seraient
l’agent. Alors que la décolonisation s’achève, la confé-
rence des Nations unies sur l’environnement de juin 1972
inscrit la « planification rationnelle », le « recours à la
science et à la technique » et la lutte contre « les formes
coloniales et autres oppressions » à l’agenda d’une
écologie politique naissante. Avec le parti britannique
People et, quelques années plus tard, avec les Verts alle-
mands, Dumont participe au jeu politique sans rien céder
de ses convictions. Mais il ne décolle pas. Entre la peur
de l’apocalypse nucléaire, la nécessité du développement
au Sud et la frénésie de consommation au Nord, la
protection de la planète ne représente guère plus qu’un
grain de sable dans les consciences.
Un demi-siècle a passé : l’écologie est partout. Mais
laquelle? «La préservation de l’environnement est, pour
LVMH, bien plus qu’une obligation : elle est un impé-
ratif, un moteur de compétitivité », explique ce groupe
de luxe prisé par une clientèle assez peu portée sur la
décroissance. L’empoisonnement de la Terre panique
une certaine jeunesse, la bio taille des croupières aux conserves tradi-
tionnelles sur les rayonnages des hypermarchés, journalistes et chercheurs
« pleurnichent le vivant (2) » devant les yeux ahuris d’un bébé phoque
exhibé en « une » de Libération (10-11 novembre 2021).
L’irruption de la thématique de l’«urgence climatique» au cœur des
grands sujets de société aurait logiquement dû placer sous les feux de la
rampe le caractère insoutenable de notre modèle économique – et la néces-
sité d’en sortir. Mais l’effet n’a pas révélé la cause. Comme le note le socio-
logue Jean-Baptiste Comby, la montée en puissance des enjeux climatiques
s’est accompagnée de leur dépolitisation. Le traitement médiatique favorise
une approche morale qui métamorphose une affaire d’organisation écono-
mique internationale en un problème d’ajustement des comportements
individuels (3).
Pour sauver la planète, chacun devrait trier ses déchets, remiser son
vieux diesel à la casse, rénover son logement mal isolé, compenser ses
émissions de gaz à effet de serre, privilégier les circuits courts… Ces petits
gestes ayant un coût, les cadres supérieurs enfilent plus facilement la pano-
plie écocitoyenne qu’employés et ouvriers, alors même que les premiers
polluent concrètement davantage que les seconds, avec leurs voyages en
avion, leurs logements spacieux, leurs smartphones neufs. Cet «écologisme
des riches», qui masque l’inégale répartition des pollutions, domine les
discours politiques et médiatiques. « Changeons », « Faisons vite, ça
chauffe», «Tous responsables», «Si chacun fait un peu, c’est la vie qui y
gagne», martèlent des campagnes de communication financées par l’État.
Quand ils insistent sur les valeurs et la vertu plus que sur le système et les
structures, les partis écologistes y contribuent.
Or c’est précisément au moment où ils ont renoncé à changer le monde
qu’ils s’installent au cœur des institutions politiques du Vieux Continent.
Entre 1993 et 2021, le nombre de pays européens dont le gouvernement
compte un ministre écologiste est passé de un à onze. Les Verts participent
à l’exécutif de plus de 60 % des villes de plus de 500000 habitants (voir
la carte page 17).
SOMMAIRE DU DOSSIER
PAGES 14 ET 15 : Grenoble, ville-test, par Philippe
Descamps.
PAGES 16 ET 17 : Diplomatie des « valeurs » à la sauce
verte, par Annette Lensing.
Cartes et graphiques de Cécile Marin.
DOSSlER
assumé les conduisent à écorner de nombreux engage-
ments (lire pages 14 et 15). Leur ascension pose aussi la
question de leurs orientations en matière de politique étran-
gère. L’Allemagne sera-t-elle le laboratoire d’une «diplo-
matie verte », tiraillée entre les « valeurs » libérales et le
réalisme économique (lire pages 16 et 17)? L’écologie poli-
tique actuelle tranche avec celle des années 1970.
PIERRE RIMBERT
ET
SEONNA HONG. – « Liminal Space » (Espace liminal), 2020
Cette consécration électorale masque paradoxalement une double
faiblesse politique. D’abord parce qu’elle traduit les aspirations au bien-
être d’une couche aisée et urbaine, alors même que les classes populaires
pâtissent davantage des dérèglements environnementaux. Ensuite parce
que la modestie des réalisations de ces partis lorsqu’ils exercent le pouvoir
les place à la remorque des mouvements associatifs et militants.
L
E bon résultat obtenu par les Grünen aux élections législatives alle-
mandes du 26 septembre dernier (14,8 %) s’apprécie d’autant mieux qu’on
détaille les caractéristiques sociologiques d’un électorat plus jeune, citadin,
occidental, aisé et féminin que la moyenne nationale. Le parti ne recueille
les suffrages que de 8 % des travailleurs manuels (contre 26 % pour le
Parti social-démocrate [SPD]), mais séduit trois fois plus de fonctionnaires.
Aucune autre formation ne compte parmi ses électeurs autant de diplômés
du supérieur et n’affiche un écart aussi abyssal – 60 points ! – entre les
scores obtenus dans les circonscriptions rurales et ceux de leurs homo-
logues urbaines. L’image se fait plus nette encore si l’on ne considère que
les adhérents : près des trois quarts (72 %) disposent d’un diplôme univer-
sitaire – plus de deux fois la moyenne nationale (4).
En France aussi, le vote écologiste émane des grandes métropoles. À
Paris, Europe Écologie - Les Verts réalise « ses meilleurs scores dans les
arrondissements habituellement désignés comme “bobos” du centre et
de l’est», constatent les auteurs d’une étude post-électorale (5). Les scores
du parti post-matérialiste suivent le prix du mètre carré et la proportion
de diplômés de l’enseignement supérieur. Ce périmètre social minuscule
renforce l’image d’une écologie politique indifférente voire hostile à
ceux qu’angoisse la fin du mois plus que la fin du monde. «Légitimé par
une rhétorique écologiste, l’investissement dans les infrastructures vertes
au cœur des métropoles – écoquartiers, bâtiments à consommation éner-
gétique faible, pistes cyclables, quartiers piétonniers, marchés agricoles,
jardins urbains, etc. – alimente la hausse des valeurs immobilières »,
constate la géographe Flaminia Paddeu (6). La transposition aux
communes périurbaines de recettes éprouvées dans les grandes villes,
comme la limitation de la circulation automobile, et la mise en avant
d’arguments environnementaux lors des fermetures d’usine, notamment
dans la sidérurgie, achèvent de creuser le fossé.
Représenter un style de vie branché ou fonder une écologie politique
populaire, le dilemme se reflète dans les textes d’orientation des partis.
Quiconque épluche la pellicule consensuelle mouchetée de «valeurs»,
de «démocratie inclusive et “diversitaire”», de «résilience» et d’«oasis
de convivialité» découvre dans le «projet Bien Vivre» des Verts ou dans
le nouveau programme des Grünen des propositions vigoureuses (7) :
sortir du modèle de la croissance et des accords de libre-échange, relocaliser
la production industrielle en circuits courts, planifier l’économie, réinventer
le travail, casser le pouvoir prédateur des multinationales, résoudre les
13 LE MONDE diplomatique – DÉCEMBRE 2021
conflits par la diplomatie, instaurer la paix globale dénu-
cléarisée. Mais ces orientations se trouvent aussitôt
neutralisées par l’adhésion à l’ordre économique et inter-
national qui en interdit la réalisation.
Les Grünen excluent de s’aventurer au-delà de
l’« économie sociale-écologique de marché » – une
version vert pâle de l’ordolibéralisme – et s’accrochent
à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN)
(lire l’article page 16). Les Verts français se prononcent
pour une sortie de l’Alliance atlantique, mais les
analyses géopolitiques de leur candidat Yannick Jadot
s’inscrivent dans une posture de guerre froide antirusse
WWW.SEONNAHONG.COM - HASHIMOTO CONTEMPORARY GALLERY, LOS ANGELES
et antichinoise (8). Le parti juge en outre que « l’Union
européenne, et plus largement l’Europe, est le bon cadre
pour faire face au capitalisme mondial financiarisé,
au dumping social et environnemental». Bref, le marché
unique pour lutter contre les ravages du marché…
I
L serait injuste de reprocher aux seuls écologistes leur
art de faire sonner faux les causes justes : en Occident,
l’acceptation du système économique et de ses grandes
institutions tient lieu de ticket d’entrée dans l’arène du
pouvoir politique. Reste que le grand écart du pragma-
tisme entache le crédit des partis verts à mesure que
progresse la conscience de l’urgence climatique : à quoi
bon les demi-mesures quand il faut agir vite et fort contre
un cataclysme lié au cadre économique actuel?
Dépassées par leur objet même, les formations écolo-
gistes s’exposent aux risques symétriques de ringardi-
sation et de banalisation. Les mouvements sociaux
comme Fridays for Future ou Extinction Rebellion (9)
captent l’attention des médias avec leurs actions spectaculaires, leurs
leaders charismatiques, leur jeunesse impatiente. Ils renvoient les partis
à leurs compromissions et à leur inaction : les Verts autrichiens ont
gouverné en coalition avec la droite dure; après trois décennies de ministres
écologistes aux gouvernements français (lire tableau page 16), la fin de
l’artificialisation des sols est prévue… pour 2050, celle du glyphosate
sans cesse repoussée, la rénovation énergétique progresse au rythme des
escargots, routes et voitures se multiplient, les lignes de train ferment, etc.
Entre militants institutionnels et partisans de l’action directe, le courant
passe parfois, plus rarement les suffrages : à de rares exceptions près, les
luttes locales contre les projets d’enfouissement de déchets nucléaires, de
barrages, de tunnels, d’axes ferroviaires, de fermes industrielles ou de
décharges géantes «ne se traduisent pas en scores sonnants et trébuchants
pour EELV (10)».
L’autre danger est celui de la dilution. Un parti comme La France
insoumise et ses cousins nordiques se revendiquent depuis leur fondation
de l’écologie politique sans pour autant afficher un label « vert ». Mais,
la mode aidant, les vocations se multiplient inopinément. « L’écologie,
c’est ma priorité », explique un dépliant politique de novembre 2021
vantant sur six pages les efforts de la députée de Bagneux-Montrouge-
Malakoff pour « protéger la planète et les plus modestes » à coups de
prises de position contre le plastique, les pesticides, le gaspillage, le
bruit et les centrales à charbon. Seuls les lecteurs équipés d’une loupe
à fort grossissement auront aperçu la mention « La République en
marche » imprimée en caractères minuscules au bas du document.
Ces contradictions et ces écueils expliquent la vraie surprise que suscite
l’écologie politique : qu’elle ne soit pas plus puissante encore quand tous
les vents soufflent dans ses voiles.
(1) René Dumont, « Population, subsistance et révolution », Le Monde diplomatique,
novembre 1973.
(2) Lire Frédéric Lordon, «Pleurnicher le vivant», La pompe à phynance, 29 septembre 2021,
blog.mondediplo.net
(3) Cf. Jean-Baptiste Comby, La Question climatique. Genèse et dépolitisation d’un
problème public, Raisons d’agir, Paris, 2015.
(4) Sources : enquête à la sortie des urnes Infratest Dimap, 27 septembre 2021 ; Forschuns-
gruppe Wahlen e.V., 27 septembre 2021 ; Christoph Hasselbach, « Die Bundestagswahl in
Zahlen : Ein geteiltes Land », 28 septembre 2021, www.dw.com ; Oskar Niedermayer, « Die
soziale Zusammensetzung der Parteimitgliederschaften », Bundeszentrale für politische
Bildung, 26 août 2020, www.bpb.de
(5) Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach, « Les ressorts du vote EELV aux élections
européennes », Fondation Jean-Jaurès, Paris, 20 septembre 2019.
(6) Flaminia Paddeu, Sous les pavés, la terre. Agricultures urbaines et résistances dans
les métropoles, Seuil, coll. «Anthropocène », Paris, 2021.
(7) «Le projet Bien Vivre», consultable sur www.eelv.fr; «“…zu achten und zu schützen…”
Veränderung schafft Halt», Grundsatzprogramm, Bündnis 90 - Die Grünen, novembre 2020.
(8) Lire Serge Halimi, « Vous avez dit unité ? », Le Monde diplomatique, mai 2021.
(9) Lire Claire Lecœuvre, « Les écologistes tentés par l’action directe », Le Monde diplo-
matique, novembre 2019.
(10) Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach, op. cit.
DÉCEMBRE 2021 – LE MONDE diplomatique
14 LES ÉCOLOGISTES À L

Grenoble, ville-test
Premier Vert élu à la tête d’une grande ville Pendant la présentation de la « capitale verte » à la Bastille, il rappelle
que des dossiers prioritaires relèvent de la « Métro » : eau, énergie, chauf-
française, en 2014, M. Éric Piolle incarnait fage, mobilité, déchets, rénovation thermique.
l’espoir d’un changement d’approche
Les associations environnementalistes locales dressent un bilan du
politique. Mais, dans un contexte de tandem Piolle-Ferrari bien plus nuancé que celui de la Commission euro-
réduction des dotations d’État et de transfert péenne. Certes, « on voit le contraste avec d’autres », note M. Francis
Odier, président du groupe isérois de France nature environnement. Son
des compétences à la métropole, nombre des organisation avait perdu 200 000 euros de subvention du département et
promesses écologistes sur l’environnement, de la région – deux collectivités dirigées par Les Républicains – à la
suite de sa mobilisation contre un aménagement touristique Center Parcs
la démocratie et la solidarité se sont envolées. à Roybon. « Sur le plan de la protection de l’atmosphère, les seuls élus
qui poussent un peu sont ceux de Grenoble », ajoute-t-il. En revanche,
il considère « ne pas avoir été écouté » sur l’artificialisation de nouveaux
terrains, qu’autorise le nouveau plan local d’urbanisme intercommunal.
PAR PHILIPPE DESCAMPS
Plus fâcheux, un immense chantier balafre les rives du Drac : l’élargissement

S
ITUÉ sur un promontoire du massif de la Chartreuse dominant la
ville, le fort de la Bastille offre un magnifique point de vue sur les Alpes
et la vallée de l’Isère. Sous un soleil radieux, ce 18 octobre, l’attribution
du titre de « capitale verte européenne 2022 » renouvelle la carte postale
du mythe grenoblois. Arrivé en télécabine sous le regard des caméras, le
maire élu en 2014, M. Éric Piolle, guide la ministre de la transition écolo-
gique Barbara Pompili et une représentante de la Commission européenne
venue adouber son hôte en tant qu’« ambassadeur des villes vertes ».
de l’autoroute A480 qui traverse la ville du nord au sud. Son passage à deux
fois trois voies figurait dans le plan de relance autoroutier, lancé en 2015 par
M. Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie. En échange d’un prolon-
gement de sa concession sur le réseau alpin, la sociétéArea finance les travaux,
qui ont démarré en 2019. « La “Métro” défend encore la voiture et des
compromis bancals», reprend M. Odier, dont l’association a perdu ses recours
contre l’autorisation du projet. En janvier 2019, une centaine de scientifiques
locaux alertaient : «Ce projet est en contradiction totale avec l’ambition de
réduction des émissions de gaz à effet de serre aux niveaux national et mondial,
et les enjeux environnementaux locaux (qualité de l’air, bruit).»

«C’est le rendez-vous de ceux qui ne baissent pas les bras», lance le maire Quinze ans plus tôt, l’obstination politique et juridique des écologistes
de Grenoble. Il voit dans cette désignation la reconnaissance de nombreuses avait eu raison de la « rocade nord », un projet incluant un tunnel sous la
décisions prises depuis sept ans : agrandissement des secteurs limités à trente Bastille. Au pouvoir, ils ont préféré négocier des « verrous », nous explique
kilomètres par heure, création d’une zone à faibles émissions (interdite aux M. Piolle : « Nous avons obtenu une voie de covoiturage en amont de la
véhicules les plus polluants), ouverture de pistes cyclables, développement ville, une amélioration de l’insertion urbaine, l’implantation d’arbres,
du chauffage urbain, investissements dans les énergies renouvelables par la de murs antibruit, une limitation permanente à soixante-dix kilomètres
société mixte Gaz électricité de Grenoble, etc. Allié dès 2014 au Parti de par heure et l’arrêt du soutien du département au prolongement de l’au-
gauche, devenu La France insoumise, et aux écologistes locaux de l’Association toroute A51 vers Sisteron. » Reste que cet investissement de l’État dans
démocratie écologie solidarité (ADES), M. Piolle a élargi en 2020 sa majorité l’agglomération – le plus important de la dernière décennie – représente
à la plupart des composantes de la gauche : socialistes (exclus de leur parti 380 millions d’euros avec l’échangeur du Rondeau. En augmentant de
pour ce ralliement), communistes, Génération.s, Place publique… Cela lui 50 % la capacité d’un « aspirateur à voitures », il rend dérisoire le budget
a permis d’arriver en tête du premier tour des élections municipales en 2020 voirie pour le vélo du mandat : 24 millions.
avec 47 % des voix, avant de l’emporter au second avec 53 %.
Le plan de déplacement urbain voté avec ses alliés de gauche ne prévoit
Depuis, les revers s’accumulent. En dépit du positionnement original qu’une baisse de 6 % des kilomètres parcourus en véhicule motorisé
SEONNA HONG. – « Glacial P
de son « arc humaniste », voulant fédérer amplement à gauche, son expres- entre 2015 et 2030. Par comparaison, la circulation routière a baissé de
sion souvent confuse lors des débats télévisés ne lui a valu qu’une modeste 37 % à Paris entre 2004 et 2019 (2)… « Nous regrettons qu’il n’y ait pas
quatrième place lors de la primaire désignant le candidat écologiste à eu de nouvelle ligne de tram pendant ce mandat. Au minimum le prolon- classe à vélo. Aujourd’hui, on en est loin, même au collège.» Avec les pistes
l’élection présidentielle. Par ailleurs, le 1er mars prochain, il est cité à gement du tram E vers Pont-de-Claix, réagit M. Emmanuel Colin de Chronovélo bariolées, les nouvelles infrastructures répondent davantage à
comparaître devant le tribunal correctionnel de Valence pour des soupçons Verdière, président de l’Association pour le développement des transports une logique de communication – efficace – qu’au besoin d’un maillage sûr
de favoritisme dans l’organisation de la Fête des tuiles – des divertissements en commun, voies cyclables et piétonnes (ADTC). Il y a bien un projet et cohérent, conçu à partir des usages. Les inepties de nombreux itinéraires
de rue visant à commémorer les prémices de la Révolution française en de télécabine urbaine, mais il ne nous paraît pas prioritaire, car il ne cyclables (sur les trottoirs, à l’opposé de la circulation, le long des portières
Isère. Ces marchés d’environ 300 000 euros furent attribués sans publicité transporterait pas autant de personnes. » de voiture en stationnement, etc.) n’ont pas été corrigées, notamment sur
ni mise en concurrence à une association proche de la nouvelle équipe les grands axes du tramway redessinés sous les municipalités précédentes
municipale. Considérant que ce projet entrait « dans le champ de la création Dense par la contrainte des montagnes alentour, et plate du fait des (union de gauche avec les écologistes de 1995 à 2008, puis sans eux de
artistique », la ville avait choisi d’appliquer une procédure d’achat que origines glaciaires de son sol, l’agglomération se prête particulièrement à 2008 à 2014). Compte tenu de la hausse de la fréquentation, cela provoque
conteste vertement la chambre régionale des comptes, soulignant les l’usage du vélo. Si les bicyclettes avaient moins disparu ici qu’ailleurs, leur de nombreux conflits et une insécurité croissante pour les piétons.
« réserves très fortes » des services internes (1). retour ne passe pas inaperçu. « Il y a une hausse indéniable, c’est une réus-
site », constate M. Mehdi Tadjine, administrateur de l’ADTC, qui nuance :
Enfin, il a échoué dans sa tentative de prendre le contrôle de la métropole « On apparaît comme un champion national, mais si on doit se comparer On s’approche de la « double
de Grenoble, où il souhaitait faire élire comme président son poulain, à des villes plus sérieuses comme Copenhague, on est des rigolos. Nous pensée » – chère à Orwell –,
M. Yann Mongaburu. La ville-centre ne compte que 157 000 habitants atteignons 17 % des déplacements domicile-travail intra-muros, quand ils
sur les 445 000 de Grenoble Alpes métropole, dont les compétences crois- en sont à 49 % (3). Plus inquiétant, on n’en prend pas le chemin. Il y a un qui ajuste deux idées opposées
sent au fil des réformes administratives. Élu au troisième tour grâce aux peu d’autosatisfaction, y compris dans les milieux militants. Les gens se
voix de la droite en juillet 2020, M. Christophe Ferrari s’est depuis rabi- disent que c’est déjà bien et ne se rendent pas compte du potentiel. »
boché avec ses alliés écologistes du premier mandat. Ce chercheur du Autre entorse aux promesses, qui fait grincer des dents : « La publicité
laboratoire de glaciologie et de géophysique de l’environnement, qui a « Le bon critère, complète M. de Verdière, serait que la majorité des dans l’espace public a été supprimée, ce qui a contribué à transformer
quitté le Parti socialiste en 2018, connaît bien les questions climatiques. parents aient suffisamment confiance pour laisser leurs enfants aller en la ville », écrit M. Piolle dans son livre publié dans la perspective de la
primaire (4). Lors de son arrivée au pouvoir, la nouvelle majorité a en
effet décidé de ne pas renouveler un contrat avec le groupe JC Decaux.
Des centaines de supports furent démontés. L’association Paysages de
Laa conquête
L cco
onnquê
nq
quêêt
qu ête
te France, qui a son siège national à Grenoble, jubilait : « Nous étions aux
Helsin
nki deess métropoles
des
d m
métro
mé éttro
éétrrop
op
pole
p
poole
ol
lles
ess anges, on voyait un maire transcrire dans les faits notre slogan “pas de
pub, des arbres”», témoigne son porte-parole, M. Pierre-Jean Delahousse.
Reykjavík Exe
Exercice
E
Exxerc
erc
rcic
ciccee du
du pouvoir
p
pou
poouv
uvvooi
oir
ir dans
d
daans
dan nss les
lleess capitales
cca
cap
api
pit
ita
taal
ale
les
ess
Oslo
Stockho
olm
olm oou
u villes-centres
vville
villles
ess-ccen
ceent
ntr
tre
res
ess des
d
deess agglomérations
aag
agg
gg
gglo
gloom mér
mé
m éra
rat
atio
tion
onnss
Talllinn Cependant, début 2019, le syndicat mixte des transports en commun,
de plus
de p
pllu
pluuss de
de 500
5
5000 000
00 000
00 0 habitants
h
haaab
bit
b itaan
ant
ntss présidé par M. Mongaburu, signait un nouveau contrat de concession de
Majorité
M
Maj
Maajo
jor
orit
rité
téé mu
m
municipale
unniccip
niciipa
paallee douze ans avec ce groupe mondial, pour 1 100 Abribus publicitaires. Le
Göteborg
g Riga ccomprenant
co
ompr
om
mp
pre
ren
ena
naan
ntt d
n des
de
ess éc
éécologistes
co
olo
olog
ogi
gis
ist
ste
tes
es règlement local voté dans la foulée autorisait les supports lumineux, une
Glas
asgow Éd
as Édimbourg
Parti
Pa
P arrttii ra
rrattaché
a taacch
att
at héé aau
uP Pa
Parti
arrttii vve
vert
eerrt
rt trentaine d’écrans numériques, mais aussi des dérogations à l’interdiction
Belfa
Be
elfastt
elfa Neewcastle
e Viilnius eur
européen
eu
uroropop
péée
éen
enn ou
ou à ll’Alliance
’A
Alli
Al
Alliaian
ancnce
ce dans le périmètre du site patrimonial remarquable de Grenoble. « Pour
La Haye Copenhague
Co dee laa gau
d ga
g
gauche
aucchhe ve
he ver
vverte
erte
tee no
n
nordique
orrddiq
di iqu
que
ue l’instant, rien ne permet à un syndicat de mobilité de se passer des recettes
Mancheester
M
Lee
ee
eeds Rotterdam Aut
Autre
Autr
tre
ree par
pa
p
parti
art
rtii oou
u coa
co
ccoalition
oali
alit
itiioon
on de la pub, qui représentent 5 % de ses dépenses de fonctionnement »,
Du
Dublin Amsterdam m rev
re
revendiquant
eve
ven
endnd diq
diqua
qu
q uan
ant
nt unu
Sheffield
Sh Brême
rême Hambourg g assure M. Piolle. « Cela veut dire qu’il donne sa bénédiction à la publicité
Liver
er
erpool Nottin
ottin
ottingham Varsoviee programme
p
pr
pro
oggra
grraammme
mmmee éco
éc
éécologiste
olo
log
ogi
gistste
te
Birming
mingham
ming Berlinn Poznań pour financer des actions des collectivités. C’est gravissime !, tempête
Leicestter Hanovre
Londres Utr
tre
recht Maire
Mair
M
Ma
Mai
aire
ree ((ou
(o
ou
u équ
ééq
équivalent)
qui
uiv
ivvaale
len
ent)
nt)
t)) M. Delahousse. Comment demander aux gens d’être écocitoyens, quand
Bristol
stol Leipzig
p Dreesde
1. Essen Anvers
ers 1 Łódź Parti
Pa
Par
P artti ra
rrattaché
attac
atta ach
ché
héé la “Métro” met plus de mille publicités lumineuses sur les trottoirs ?
Southampton
uthampton Lille
Lille
lle 2 Dortmund Wrocław
2. Düsseldorf Brighton au
u Par
Pa
P
Parti
arttti ver
ve
vvert
ertt eur
eu
eeuropéen
rooop
opépée
péenen
n Pour JC Decaux, c’est un cadeau vraiment inespéré. En bons annonceurs,
Douu
uai Cologne
3. Luxembourg Lièg
ège
èg
g Francfort
rt Prague
Craccov
ovvie
vie Autres
A
Aut
utrtre
res
ess éco
éc
éécologis
colo
olog
og gistes
gisttes
es ses représentants disent partout : “Même à Grenoble, ils acceptent.” »
Bruxelleses 3
Rouen Nurem
remberg
rem g Social-dém
So
S occia
ial
al--ddémocrate
dé é e
Strasbourg
bourg ou centre
ou ce
cen ntrt gauche
gaucche hee Les écologistes ont toujours placé les questions de démocratie au cœur
Stuttgart Bratisla
islav
lava
Renne
ennes
enne Paris
Bâle Mu
Munich Droitee ou u cce
centre
en ntr
tree ddroitt de leurs programmes, fustigeant le «“tout pouvoir” au maire». Un nouveau
Nantes Vienn
nne
ne
Bernee Z
Zurich Budapest
style s’imposa très vite à Grenoble : des élus à vélo, plus de voiture de
Genève Lju
Lj
Ljubljana
jubljana Métropole fonction, plus de cravate, une réduction drastique des frais de bouche et
Vérone
Véé sans écologistes dans
Lyon Milan
lan Padouee Zagreb
agreb Bucarest des notes de déplacement, la fin du cumul des mandats. Sur la place Saint-
la majorité municipale
Bordeaux Venise
Ven
Ve Bruno, les enfants du quartier jouent à l’intérieur d’une immense
Grenoble
Toulouse
T Turin
T Bologne
Bo
« dragonne » en bois, d’autant plus populaire qu’elle a été voulue par les
Bilbao Gênes habitants. Ce projet symbolise le succès des budgets participatifs, entrés
Nice Floren
ence
en Sofia
Porto Montp
M ontpellier
p dans les mœurs. « L’idée est intéressante, tempère Mme Cécile Cénatiempo,
Saragosse Toulon
Marseille élue de l’opposition socialiste. Mais ils l’utilisent pour pallier des problèmes
Madrid Barcelone au fil de l’eau notamment après la fermeture d’antennes [de la] mairie.
Lisbon
on
onne Bari Salonique
Salo q
Rome Si vous passez par le budget participatif, ce n’est plus le quartier qui
Valencee Naples décide, mais la ville entière, et les gens aisés se mobilisent davantage. »

Séville Palerme Athènes

A
Ath
Nicosie
CÉCILE MARIN

(1) « Rapport d’observations définitives, commune de Grenoble, exercices 2011 à 2016 »,

Catane chambre régionale des comptes Auvergne-Rhône-Alpes, Lyon, 1er juin 2018.
Málaga
Données Le Monde diplomatique (2) « Le bilan déplacements en 2019 à Paris », Observatoire des déplacements à Paris.
(Philippe Descamps,
scamps, Jeanne
Jean Le Bihan) ; Insee ; Nations unies,
(3) Lire « Comment le vélo redessine la ville », Le Monde diplomatique, janvier 2020.
La Valette World Urbanization Prospects : The 2018 Revision.
(4) Éric Piolle, De l’espoir! Pour une République écologique, Les Liens qui libèrent, Paris, 2021.
’ÉPREUVE DU POUVOIR 15 LE MONDE diplomatique – DÉCEMBRE 2021

Les écologistes décident alors de faire porter une partie importante Un vote surtout urbain
des économies sur le personnel de la ville, en particulier dans la santé Vote EELV aux européennes selon la taille de la commune,
scolaire et les bibliothèques de quartier, deux conquêtes anciennes. Un en pourcentage des votes exprimés
casus belli pour l’intersyndicale (6) : « La force de cette vraie médiation Résultat moyen Exemple de résultat faible élevé
culturelle inspirait d’autres réseaux de lecture publique en France, Nombre
d’habitants
c’était à la fois des choix d’avant-garde comme le prêt d’œuvre d’art, moins 11,3 Asco 65,2
et le rôle social, l’idée que nous devions aller vers les populations et de 1 000
pas l’inverse. Aujourd’hui, on a affaire à des gens dogmatiques avec de 1 000 Flamanville 8,1 12,3 Dieulefit 27,6
une vision du privé. Ils n’ont pas de culture du service public, à l’image à 3 500
du maire et de sa directrice de cabinet qui viennent tous deux de de 3 500 Le Tréport 5,1 12,6 Villard-de-Lans 20,8
Hewlett-Packard. » à 5 000
de 5 000 Cavalaire 5,6 13,1 Chamonix 20,7
Théâtres, musée, musique, la presse a déjà largement décrit les ratages à 10 000
de la politique culturelle et l’arrogance ressentie par les professionnels (7). de 10 000 Sedan 9,1 13,2 Orsay 21,3
Dans ce milieu qui avait massivement voté pour les écologistes, la à 20 000
défiance s’avère désormais profonde. L’agitation des bibliothèques de 20 000 Grigny 6,8 14,1 Cachan 22,0
rebondit depuis la dernière rentrée avec la mise en place du passe sanitaire à 50 000
et l’application de la loi sur la transformation de la fonction publique de 50 000 Béziers 8,5 14,6 Poitiers 20,0
pour le nombre annuel d’heures de travail. « De mémoire de syndicaliste, à 100 000
on n’a jamais vu une telle rupture de dialogue social. Ils ont réussi à de 100 000 Toulon 9,2 16 Annecy 19,5
solidariser toutes les organisations de la collectivité contre eux, reprend à 200 000 Nantes
l’intersyndicale. Nous sommes bien d’accord, il s’agit de mesures gouver- 200 000 Nice 11,9 19,4 24,3
WWW.SEONNAHONG.COM - HASHIMOTO CONTEMPORARY GALLERY, LOS ANGELES

nementales. Mais on demandait que nos élus nous défendent. » et plus

Sources : Jérome Fourquet, Sylvain Manternach, « Les ressorts
du vote EELV aux élections européennes », Fondation Jean-Jaurès,
septembre 2019 ; Insee ; ministère de l'intérieur.
Tandis que M. Piolle signait une tribune collective dénonçant le passe
sanitaire comme « antisocial (8) », le service du personnel convoquait
dès la première semaine de sa mise en place les bibliothécaires rechignant
à le demander aux usagers. « À l’heure où la méfiance prévaut à l’égard
La valse
des élus de tous bords, c’est une bien piètre manière de défendre le rôle
et la place de ceux-ci », écrivaient au maire une trentaine d’auteurs et
des étiquettes
d’éditeurs en l’appelant à lever les procédures (9), ce que la ville n’a Ce ne sont pas les éoliennes qui tournent,
fini par accepter que fin novembre, après trois mois de mobilisation. c’est le vent. Paraphrasant la maxime d’Edgar Faure
« Ce n’est jamais de leur faute, reprend l’intersyndicale. Toujours celle sur les girouettes, les changements d’affiliation
de l’État, du préfet, etc. » rythment depuis toujours la vie politique. Plusieurs
écologistes ont toutefois poussé loin cette
Le conflit avec le personnel communal ne résume pas à lui seul le gymnastique des convictions. La République en
bilan social de la municipalité. Une tarification de l’eau sous condition marche (LRM) a accueilli les anciens ministres
de ressources a été mise en place à l’échelle de la métropole. Un rabais
passés chez les Verts Pascal Canfin et Barbara
important atténue aussi le coût de l’abonnement aux transports publics
Pompili. Cette dernière avait soutenu
pour les plus modestes, même si la gratuité promise aux moins de 25 ans
a été abandonnée. Les familles les plus défavorisées reçoivent également les gouvernements de MM. Manuel Valls et Bernard
des aides pour la cantine, jusqu’à 93 % des frais. Les écoles ont bénéficié Cazeneuve avec l’éphémère Parti écologiste.
de gros investissements. Enfin, un important programme de rénovation Président de ce groupuscule surreprésenté au
Pace » (Rythme glaciaire), 2015
et de réhabilitation transforme plusieurs quartiers populaires. Parlement, M. François de Rugy était auparavant
passé par Génération écologie et les Verts avant
Pour « co-construire les projets avec les habitants » – l’engagement Cette question a fait également l’objet d’un référendum, qui portait de devenir président de l’Assemblée nationale puis
no 1 en 2014 –, la nouvelle équipe a organisé des « conseils citoyens sur la démolition de plus de trois cents logements sociaux dans le quartier ministre LRM, sous le mandat de M. Emmanuel
indépendants », dont certains membres sont tirés au sort. Mais « leur sens de l’Arlequin, à La Villeneuve. Le scrutin a eu lieu à la seule initiative Macron. Il défend désormais l’énergie nucléaire
n’est pas clairement défini », concluait un rapport municipal deux ans des habitants. En octobre 2019, le refus de la démolition obtenait près et les organismes génétiquement modifiés (OGM).
après (5). La question reste posée. Avec les « unions de quartier », le des trois quarts des suffrages exprimés (73 %). Mais la commune n’a M. Jean-Luc Bennahmias fut successivement membre
« nouveau pacte » projeté en 2014 confine à la rupture. Leur comité de pas participé à l’organisation du vote et n’a pas tenu compte des résultats, des Amis de la terre, du Parti socialiste unifié,
liaison écrivait au maire en mai dernier : « [Nous découvrons] avec en dépit d’une participation estimée à 23 %, soit autant, dans le quartier, des comités communistes pour l’autogestion,
stupeur que vous avez engagé dans l’opacité la plus totale depuis au que lors des municipales qui ont suivi. des Verts, du Modem, puis du Front démocrate.
moins le mois d’octobre 2020 un travail de refonte de la Charte de la M. Antoine Waechter, candidat des Verts à l’élection
démocratie locale sans en avoir à aucun moment associé ou, plus grave, présidentielle de 1988, s’est allié au fil
simplement informé les unions de quartier », ni les citoyens. Une « culture du pouvoir » des élections avec Génération écologie, les Verts,
Pendant sa première campagne, en janvier 2014, Éric Piolle dénonçait
qui « n’a pas d’humilité » et le Parti socialiste ou Les Républicains. Dépité par
« une ville sous l’emprise de la spéculation immobilière ». Il rebaptisait « ne veut pas renverser la table » sa défaite à la primaire des Verts, M. Nicolas Hulot
« rue BNP Paribas » la voirie passant devant un ensemble de nouvelles a voté pour M. Jean-Luc Mélenchon en 2012,
tours construites par la filiale immobilière de cette banque. Une fois maire, puis il est devenu ministre de M. Macron en 2017.
il inaugurait le Central Plaza, un bâtiment construit par la même filiale. Les écologistes au pouvoir n’ont pas voulu affronter l’Agence natio-
Plus étonnant encore, la BNP Paribas apparaît comme un intermédiaire- nale pour la rénovation urbaine (ANRU), acteur-clé du financement du Vote pour les écologistes
clé de la société Raise Partner, cofondée par M. Piolle en 2001 et dont son projet, même si les bailleurs sociaux apportent l’essentiel des fonds. aux européennes de mai 2019
épouse est toujours salariée. Cette banque a recueilli notamment les fonds « On peut toujours dire que l’on ne s’est pas assez battus, mais nous
permettant à la société grenobloise d’être renflouée par une société du avons joué tellement le rapport de forces que notre premier projet a été En France, part des électeurs ayant voté pour EELV
même nom immatriculée… à Singapour, et qui a entre autres pour action- retoqué », affirme M. Piolle. Pourtant, à Pantin, en 2017, le refus après Ensemble des électeurs 12,8 %
naire M. Xavier Ellie, un ancien dirigeant du Figaro et du Dauphiné libéré. référendum de la démolition de l’îlot 27 n’a pas empêché le financement
d’un projet alternatif par l’ANRU, qui vient même d’installer son siège Femmes 17
L’activité de cette entreprise a suscité des interrogations : « Je peux dans cette ville. Hommes 9
vous dire qu’aucun de nos clients n’utilise notre application pour de
l’optimisation fiscale, assure Mme Sophie Echenim, la présidente-directrice « En fait, les écolos ne se préoccupent guère des pauvres, qu’ils démé- Moins de 25 ans 25
35-49 ans 14
générale (PDG) de Raise Partner. Ce n’est pas le sens de nos outils, qui nagent de force ou qu’ils paient un loyer plus cher à cause de ces rénovations,
Plus de 60 ans 7
permettent une optimisation numérique pour gérer le risque de place- s’insurge M. Bruno de Lescure, exclu de l’ADES pour dissidence avant de
ments de long terme. Aucun actionnaire non plus n’a économisé un euro mener une liste de gauche, « La commune est à nous », en 2020. Déjà dans Retraités 6
d’impôt ni même touché un dividende. Une holding a été créée à Singa- le quartier Mistral ou celui de l’Abbaye, ils ont implicitement fait leur la Ouvriers 12
pour parce que l’actionnaire majoritaire, Gilbert Gagnaire, y résidait. politique nationale qui utilise la démolition pour changer la population. Employés 13
Mais la société française détient aujourd’hui tous les contrats et toute Dans l’agglomération, la convention ANRU représente 677 logements Professions intermédiaires 21
la propriété intellectuelle. Nos trente salariés travaillent à Grenoble ou détruits pour seulement 522 reconstruits au bout de dix ans. » En 2010, les Cadres 20
à Paris. » Rester actionnaire d’une holding de technologies financières architectes Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal avaient proposé une réno-
internationales tout en dénonçant publiquement le libre-échange, c’est vation du quartier de l’Arlequin sans démolition. La municipalité socialiste Diplôme inférieur au bac 6
le choix qu’à fait le maire de Grenoble jusqu’en juillet 2019, date à avait rompu leur contrat. En 2021, leur approche originale a été distinguée Bac 14
laquelle il a cédé ses actions à sa femme. par le prix Pritzker, le « Nobel » de l’architecture… Bac + 3 et plus 20
Revenu mensuel du foyer
inférieur à 1 200 euros 12
On s’approche davantage encore de la « double pensée » – cette manière Dans un livre qui circule beaucoup en ville, le journaliste du Postillon
1 200 à 2 000 10
d’ajuster deux idées opposées imaginée par George Orwell – avec les Vincent Peyret fustige une « culture du pouvoir », qui « ne connaît pas de 12
2 000 à 3 000
caméras de surveillance, dont le nombre a augmenté, et surtout le « droit faiblesse, n’a pas d’humilité, ne veut pas renverser la table [et qui] conduit 15
supérieur à 3 000
de votation d’initiative citoyenne ». Pendant la campagne de la primaire, surtout à vouloir rester au pouvoir, qu’importent les compromis-
Source : Ipsos, « Sociologie des électorats et profil
M. Piolle a redit son intérêt pour les référendums. Pourtant, aucun des sions (10) ». Ancien adjoint au maire de 2001 à 2008 et ancien président des abstentionnistes - Élections européennes 2019 ».
trois envisagés dans sa ville n’a abouti. L’annulation du dispositif juri- de l’ADES, de 2010 à 2014, M. Jean-Marc Cantèle ajoute : « Je dis que
dique par le tribunal administratif a donné au maire l’occasion de Piolle est un imposteur, parce qu’il y a du vide autour, une manière de En Allemagne,
dénoncer « une vision très étriquée et passéiste de la démocratie ». Mais parler. C’est de l’entourloupe. » L’équipe au pouvoir aura l’occasion de part des électeurs ayant voté pour Die Grünen
il relevait de sa responsabilité de concevoir un cadre de votation qui ne donner tort à ces contempteurs venus de la famille écologiste par les suites Ensemble des électeurs 20,5 %
soit pas juridiquement précaire. C’est lui encore qui a bloqué la votation qu’elle donnera – ou pas – à la convention citoyenne pour le climat, qui
réclamée par un collectif contre la fermeture de plusieurs bibliothèques doit se tenir prochainement à l’échelle de la métropole. Femmes 24
lors du conseil municipal du 10 juillet 2017. Hommes 18
P HILIPPE D ESCAMPS .
Moins de 30 ans 31
Cet épisode concluait le moment le plus dramatique du premier mandat, 30-44 ans 23
une sorte de « tournant de la rigueur » communal, rappelant celui de la Plus de 60 ans 13
(5) « Les Conseils citoyens indépendants à Grenoble, 2 ans après », Mission d’évaluation
gauche en mars 1983. Confrontée à une situation financière critique, des politiques publiques, Paris, décembre 2017.
accentuée par la baisse des dotations décidée par le gouvernement de (6) Rencontre collective avec les représentants de la CGT, de la CFDT, de la CNT, de FO,
Diplôme d'apprentissage 9
M. Manuel Valls, la nouvelle majorité lance en juin 2016 un « plan de de Sud et de la CFTC. Les propos ont été anonymisés à leur demande. Bac 28
sauvegarde des services publics locaux ». « On subit de plein fouet une (7) Cf. Frédéric Martel, « La révolution culturelle de l’écologie politique à Grenoble », Diplôme supérieur au bac 31
logique sociale-libérale à partir de 2014 qui a basculé à partir de 2017 France Culture, 26 février 2021, www.franceculture.fr
En activité 23
dans quelque chose d’ultralibéral, se justifie aujourd’hui M. Piolle. Austé- (8) Libération, Paris, 22 juillet 2021.
Retraités 12
rité et recentralisation, les deux allant de pair, nous sommes bien placés (9) Mediapart, 13 octobre 2021.
Chômeurs 18
pour connaître les limites d’une action locale si elle reste contrainte dans (10) « Le Postillon », Le Vide à moitié vert, la gauche rouge-vert au pouvoir : le cas de
ce schéma national actuel. C’est ce que l’on vit depuis sept ans. » Grenoble, Le Monde à l’envers, Grenoble, 2021. Source : www. forschungsgruppe.de/Wahlen
DÉCEMBRE 2021 – LE MONDE diplomatique
16
SEONNA HONG. – « Energy », 2016
En Europe centrale,
des « villes libres »…
Il est trop tôt pour dire si le campus de l’université
Fudan de Shanghaï sortira un jour de terre dans le sud
de Budapest, comme le souhaite le gouvernement
de M. Viktor Orbán. Mais la municipalité du
9e arrondissement, avec le soutien du maire écologiste
de la capitale hongroise, M. Gergely Karácsony,
a déjà baptisé les nouvelles rues qui conduisent au
futur site : « route du Dalaï-Lama », « rue des Martyrs
ouïgours », ou encore « rue Hongkong libre ».
À Prague, le maire Zdeněk Hřib, médecin issu
du Parti pirate, prend également le contre-pied
de la diplomatie prochinoise du président social-
démocrate tchèque Miloš Zeman. Peu après son
élection en 2018, il a rompu le jumelage avec Pékin
au motif que l’accord faisait mention « d’une seule
Chine », pour instaurer un nouveau jumelage avec
Taipei, capitale de Taïwan, où il a effectué une partie
de ses études. À Bratislava, l’architecte et musicien
slovaque Matúš Vallo a été porté à la municipalité
par un mouvement citoyen contre la corruption.
Ces trois maires quadragénaires élus entre 2018 et
2019 affichent de fortes préoccupations
environnementales, sous la pression des mouvements
associatifs. La municipalité praguoise a adopté
un plan de réduction de 45 % des émissions de gaz
carbonique sur la période 2010-2030. Sitôt élu,
M. Karácsony a déclaré un état d’urgence climatique
et remis en cause des grands projets urbains, tels que
la construction d’un complexe de musées dans le Bois
de Ville, le grand espace vert du centre.
Si la pandémie de Covid-19 a mis un coup d’arrêt
à la « airbnbisation » que souhaitaient combattre
les nouvelles équipes municipales, la chute des
revenus tirés de l’industrie touristique a aussi grevé
leurs budgets.
Rejointes par l’édile libéral de Varsovie, M. Rafał
Trzaskowski, les trois capitales d’Europe centrale ont
signé, en décembre 2019, un « pacte des villes libres »,
une alliance transpartisane d’îlots progressistes et
proeuropéens, qui s’engagent sur les questions
climatiques et la défense des valeurs démocratiques.
« En portant la voix de ceux qui ne se reconnaissent
pas dans le nationalisme et le populisme », selon
la formule de M. Hřib, les villes souhaitent accéder
directement aux fonds européens qui, selon
M. Karácsony, « ont fini dans les poches d’oligarques
pour financer l’autocratie ». « Notre coopération
étroite pour faire du lobbying a permis d’arracher
quelques résultats », affirme M. Benedek Jávor, chef
de la représentation de Budapest à l’Union
européenne. Le fonds pour le développement durable
urbain va presque doubler durant le prochain exercice
(2021-2027) et quelques fonds directs ont été glanés
pour l’interconnexion de leurs réseaux de transports et
énergétiques notamment. Le pacte a été signé dans les
locaux budapestois de l’université d’Europe centrale,
symbole de la « société ouverte » prônée par son
fondateur, le milliardaire George Soros. En septembre
dernier, une vingtaine de grandes villes, dont Paris,
Londres, Istanbul ou Barcelone l’ont rejoint.
Corentin Léotard,
journaliste, Budapest.
Participation des écologistes aux gouvernements européens
Président ou premier ministre écologiste
1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014 2015 2016 2017 2018 2019 2020 2021
FRANCE
LETTONIE
FINLANDE
ITALIE
ALLEMAGNE
BELGIQUE
ESPAGNE
IRLANDE
RÉP. TCHÈQUE
ISLANDE
DANEMARK
LUXEMBOURG
SUÈDE
PORTUGAL
GRÈCE
AUTRICHE
LITUANIE
MONTÉNÉGRO
Retrouvez une version plus détaillée de ce graphique sur notre site :
www.monde-diplomatique.fr/cartes/partis-ecologistes-europeens
LES ÉCOLOGISTES À L’ÉPREUVE DU POUVOIR
Diplomatie « des valeurs »
En Allemagne, la progression électorale des écologistes
et leur participation à la prochaine coalition
modifieront-elles la politique extérieure ? En France
comme outre-Rhin, les précédents exercices du pouvoir
avaient plutôt remis en cause la primauté qu’ils
accordent dans leur programme à la recherche
de la paix par la diplomatie.
PAR ANNETTE LENSING *
D
URANT la campagne des élections législatives allemandes du
26 septembre dernier, les questions de politique extérieure et de sécurité
furent largement absentes, y compris lors des Triell, les débats télévisés
entre les candidats. Seule exception, le retrait chaotique des troupes
d’Afghanistan. Lors de la séance parlementaire du 25 août, l’écologiste
Annalena Baerbock, candidate à la chancellerie fédérale, avait vivement
dénoncé cette « blessure morale ». L’accord de coalition, présenté le
24 novembre, prévoit de mandater une commission d’enquête parle-
mentaire pour « faire la lumière » sur la mission d’évacuation (1). Ce
contrat de gouvernement devait encore être ratifié début décembre par
l’Alliance 90 - Les Verts (Bündnis 90 - Die Grünen), le Parti libéral-
démocrate (FDP) et le Parti social-démocrate (SPD).
Sauf surprise, le coresponsable du parti écologiste, M. Robert Habeck,
deviendrait vice-chancelier, à la tête d’un « super-ministère » du climat
et de l’économie, tandis que le libéral Christian Lindner obtiendrait les
finances. Diplômée en droit international, la cheffe des Verts, Mme Baer-
bock, prendrait la tête de l’Auswärtiges Amt, le ministère des affaires
étrangères. L’attribution de ce poste n’a pas alimenté les débats en dépit
d’un contexte chargé : urgence climatique, flambée du prix de l’énergie,
conflit diplomatique entre l’Union européenne et la Biélorussie au sujet
des migrants, politiques « illibérales » de la Pologne ou de la Hongrie,
tension entre la Chine et les États-Unis ou entre la Russie et l’Ukraine.
Les défis géopolitiques sont nombreux, d’autant que les piliers sur
lesquels s’est bâtie la politique extérieure et de sécurité depuis l’unifi-
cation allemande vacillent : le Brexit a définitivement brisé le rêve d’une
Union européenne évoluant vers toujours plus d’unité et d’intégration,
tandis que la mise en retrait relative des États-Unis pose avec force les
questions de souveraineté et d’autonomie stratégique. Après les seize
années de stabilité de l’« ère Merkel », voisins et partenaires, au premier
rang desquels la France, s’interrogent sur la capacité de la nouvelle
coalition à redéfinir le rôle de l’Allemagne au plan international.
La détermination et la mise en œuvre de la politique extérieure et de
sécurité se jouent particulièrement dans les moments de crise. Les
Grünen en ont fait l’expérience douloureuse lors de leur première parti-
cipation au gouvernement fédéral, de 1998 à 2005, comme partenaires
des sociaux-démocrates. L’investiture du nouveau chancelier Gerhard
Schröder, le 27 octobre 1998, se déroula quelques jours après le premier
ultimatum de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN)
demandant le retrait des forces serbes du Kosovo. La volonté du gouver-
nement « rouge-vert » de participer à l’intervention militaire occidentale
marqua une césure pour le pays. Le 24 mars 1999, pour la première
fois depuis 1945, des avions de la Bundeswehr bombardèrent un pays
étranger, alors que celui-ci n’avait ni agressé ni porté atteinte à des
intérêts allemands ou à un État membre de l’OTAN.
L’affaire secoua fortement les Grünen, un parti issu des mouvements
pacifistes et écologistes opposés au nucléaire civil comme militaire, et
né en janvier 1980, en pleine crise des euromissiles. La « double déci-
sion » de l’OTAN de décembre 1979 visait alors à déployer de nouvelles
armes nucléaires dans cinq pays d’Europe, dont la République fédérale
d’Allemagne (les missiles Pershing II), tout en proposant des négocia-
tions aux Soviétiques pour un retrait mutuel. Elle provoqua des mani-
festations inédites par leur ampleur et contribua à l’irruption du parti
écologiste au Bundestag lors des élections législatives de 1983.
Durant les années 1980, le « parti anti-partis » fait son entrée dans
les parlements régionaux. À la différence des écologistes français, l’in-
tégration institutionnelle des Grünen a été favorisée par un système
électoral mâtiné de scrutin proportionnel, qui oblige à former des coali-
tions pour gouverner. La professionnalisation d’un parti rebelle au fonc-
tionnement chaotique s’est accompagnée de l’affrontement entre les
« réalistes » (« Realos »), plus pragmatiques, et les « fondamentalistes »
(« Fundis »), partisans d’une transformation radicale. Les clivages
internes se sont renforcés dans le contexte de la chute du mur de Berlin,
* Maîtresse de conférences en études germaniques à l’université de Caen-Normandie.
Ministre(s) écologiste(s) 1 Gouvernement soutenu par les écologistes
1. Soutenu par un parti se revendiquant de l’écologie ou personnalité se présentant
comme écologiste, à l’exclusion d’anciens écologistes ayant rejoint un autre parti.
Données Le Monde diplomatique (Philippe Descamps, Jeanne Le Bihan).
le 9 novembre 1989. Lors des élections du 2 décembre 1990, les Grünen
restent aux portes du premier Bundestag de l’Allemagne réunifiée,
alors que huit députés de la liste Bündnis 90 - Grüne BürgerInnenbe-
wegung représentant la partie est-allemande y font leur entrée. La
restructuration qui suit cette déroute électorale se solde par le départ
de personnalités-clés de la gauche radicale. Au lendemain de la fusion
des Grünen avec Bündnis 90, en mai 1993, la demande d’une écolo-
gisation du système économique et social de l’Allemagne prend le pas
sur les questions de sécurité et de défense.
Pour les Verts allemands et leurs quatre valeurs fondatrices – l’écologie,
le social, la démocratie de la base et la non-violence –, l’exercice du
pouvoir a souvent eu un goût amer. Justifiant l’intervention militaire au
Kosovo lors du congrès exceptionnel des Grünen à Bielefeld, en mai 1999,
l’un de leurs leaders, devenu ministre des affaires étrangères et vice-chan-
celier de la République fédérale, M. Joschka Fischer, reçoit une bombe
de peinture rouge sang en plein visage. Pour ses détracteurs, l’ancien mili-
tant spontanéiste a fini par incarner une élite politicienne qui sacrifie la
morale à la realpolitik. De nombreux adhérents tournent alors le dos au
parti, auquel ils reprochent d’avoir trahi ses valeurs antimilitaristes et
pacifistes. En France aussi, les écologistes participaient au pouvoir à cette
époque. En avril 1999, le conseil national interrégional des Verts français
approuve à 75 % la poursuite de l’intervention militaire déclenchée
quelques semaines plus tôt. Ministre de l’aménagement du territoire et
de l’environnement du gouvernement de M. Lionel Jospin, Mme Dominique
Voynet évoque alors une intervention «inévitable et légitime», tandis que
le porte-parole du parti, M. Denis Baupin, appelle à la mise en place d’une
« force de police internationale chargée d’intervenir au sol » (2).
Deux ans et demi plus tard, le déploiement des troupes en Afghanistan
consécutif aux attentats du 11 septembre 2001 élargit cette déchirure.
Réunis en congrès extraordinaire à Göttingen en 2007, les délégués votent
majoritairement pour un retrait rapide des troupes allemandes, mais le
bureau fédéral se prononce en faveur de la prolongation de la participation
du pays à la Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS), active
jusqu’à l’été dernier. Le programme de 2002 acceptait les interventions
militaires comme mesure ultime, à condition qu’elles s’inscrivent dans
la « sécurité collective » et soient encadrées par un mandat du Conseil de
sécurité – ce qui n’était pas le cas pour le Kosovo. Soucieux de « neutra-
lisation des querelles de courant et des postures radicales (3) », les Verts
allemands abandonnent désormais le pacifisme et l’hostilité à l’OTAN,
pour prôner une politique extérieure active. Mme Baerbock assume l’hé-
ritage de M. Fischer, qui est venu lui apporter son soutien lors de la
campagne. Symboliquement, la rencontre a eu lieu à Francfort-sur-l’Oder,
ou l’ancien ministre des affaires étrangères avait accueilli son homologue
polonais en 2004, lors de l’élargissement de l’Union européenne.
Les dirigeants des Grünen
souhaitent incarner
un « radicalisme réaliste »
En choisissant l’eurodéputé Yannick Jadot et son « écologie de gouver-
nement » à l’issue de la primaire écologiste de septembre dernier, le
parti Europe Écologie - Les Verts s’est probablement doté du candidat
le plus compatible avec cette ligne du « parti frère ». Mme Baerbock et
M. Habeck, qui codirigent les Grünen depuis 2018, représentent la
majorité réformiste du parti et souhaitent incarner un « radicalisme
réaliste ». Après seize années dans l’opposition, les questions géopo-
litiques sont passées au second plan dans le programme du parti, qui a
opéré un recentrage stratégique sur la justice sociale au lendemain du
renoncement définitif à l’énergie nucléaire scellé par Mme Angela Merkel
en 2011. La question climatique a également gagné en importance,
notamment dans le sillage des « grèves pour le climat ». Outre-Rhin,
les écologistes participent aujourd’hui aux coalitions de dix des seize
États-régions (Länder) d’Allemagne et de nombreuses villes (voir carte
page 14). Le ministre-président du Bade-Wurtemberg, M. Winfried
Kretschmann, gouverne la région en coalition avec les conservateurs
depuis 2016, après s’être d’abord allié au Parti social-démocrate (SPD).
Si les électeurs reconnaissent aux Grünen une expertise sur les ques-
tions environnementale et climatique, ils ne leur font pas particulière-
ment confiance en matière de relations internationales. À la question
« Quel degré de compétence accorderiez-vous aux candidats ou à la
candidate dans le domaine de la politique extérieure ? », 39 % des
personnes interrogées en août 2021 jugeaient le social-démocrate Olaf
Scholz « très compétent » ou « plutôt compétent », alors que M. Armin
Laschet, le candidat conservateur, et Mme Baerbock étaient perçus
comme « moins compétents » ou « pas du tout compétents » (4).
Le programme des Verts allemands de 2020 plaide pour une diplo-
matie préventive fondée sur la sécurité, la dignité de la personne et la
liberté comme valeurs universelles, par-delà les frontières nationales (5).
Au nom de la défense d’une société « ouverte, juste et solidaire », ils
entendent œuvrer, par exemple, à une politique de sécurité « féministe »,
c’est-à-dire qui accorde une attention particulière aux groupes fortement
exposés à la pauvreté et à la violence (femmes, filles, lesbiennes, gays,
bisexuels et trans [LGBT]…).
Le pouvoir d’influence de l’Union européenne pour la prévention de
crises, la solidarité numérique ou énergétique doit constituer, selon leur
programme, l’« ancre » de la coopération internationale. Et celle-ci passe
par le renouvellement et le renforcement du partenariat transatlantique,
pilier de la politique allemande dans un cadre européen. Pour Mme Baer-
bock, qui affiche une bien plus grande proximité avec les États-Unis
que Mme Merkel, la politique extérieure est envisagée comme levier de
(1) « Koalitionsvertrag zwischen SPD, Bündnis 90/Die Grünen und FDP », accord de
coalition publié le 24 novembre 2021.
(2) Antoine Guiral, « Les Verts revêtent le treillis au nom du pacifisme », Libération,
Paris, 19 avril 1999.
(3) Gaëlle Winter, « Le parti écologiste allemand Bündnis 90 - Die Grünen et la politique
de sécurité et de défense : la pondération en ligne de mire », Recherches & Documents, n° 6,
Fondation pour la recherche stratégique, Paris, juillet 2020.
(4) Sondage Civey, Spiegel Online, 18 août 2021.
(5) « Bundestagswahlprogramm 2021 », Bündnis 90 - Die Grünen, Berlin, juin 2021.
 LES ÉCOLOGISTES À L’ÉPREUVE DU POUVOIR
à la sauce verte
SEONNA HONG. – « Atmospheric Pressure » (Pression atmosphérique), 2014
la transformation écologique : le retour des États-Unis dans l’accord de
Paris sur le climat permettrait d’envisager une alliance climatique trans-
atlantique pour la neutralité carbone, qui passerait notamment par l’adop-
tion d’un prix du carbone commun. Les Grünen présentent la souverai-
neté européenne avant tout comme la défense des «valeurs» de l’Europe
et de la démocratie contre ses « rivaux systémiques ». Dans leur mise en
garde contre les risques que comporterait une forte dépendance vis-à-
vis de la Chine, qui a remplacé les États-Unis comme premier partenaire
commercial de l’Allemagne depuis 2016, les Verts peuvent compter sur
le soutien du FDP et d’une partie du SPD.
En matière d’énergie, l’arrêt des trois dernières centrales nucléaires
allemandes étant programmé pour 2022 et celle des centrales à charbon
pour 2038 (les écologistes souhaitent avancer cette date à 2030), l’Al-
lemagne doit repenser son modèle en développant notamment une
« stratégie de connectivité », en réponse au projet chinois des nouvelles
routes de la soie entre l’Asie, l’Afrique et l’Europe. Durant la campagne,
Mme Baerbock appelait à allier « dialogue » et « fermeté » vis-à-vis de
la Chine et de la Russie (6). Selon elle, la politique extérieure allemande
devrait procéder à un réajustement économique en abandonnant défi-
nitivement l’« illusion » du « Wandel durch Handel » (« changement par
les échanges »), c’est-à-dire d’une transformation du système politique
chinois par le renforcement des relations commerciales.
Concrètement, cela passerait par l’interdiction de l’accès au marché
intérieur européen des marchandises qui seraient produites par le travail
forcé des Ouïgours. Au lieu d’amener la libéralisation escomptée, la
globalisation du marché chinois, selon la dirigeante écologiste, se serait
accompagnée du virage autoritaire du président de la République popu-
laire de Chine Xi Jinping, dont la politique répressive dans la province
du Xinjiang et à Hongkong constituerait une violation de ses engage-
ments constitutionnels et internationaux. Un durcissement des relations
avec les États « autoritaires » marquerait une inflexion de la politique
extérieure allemande des dernières années, qui s’est caractérisée par la
priorité accordée aux intérêts commerciaux et industriels sur les ques-
tions géopolitiques et stratégiques. De même, le chantier du gazoduc
Nord Stream 2 mêle enjeux énergétiques et géoéconomiques. Les
Grünen s’étaient opposés à sa mise en service, mais il n’est pas évoqué
dans l’accord de coalition. Tout en se disant prêt à un « dialogue
constructif » avec la Russie, le futur gouvernement se présente comme
un « partenaire » des mouvements démocratiques et réclame l’« arrêt
immédiat des tentatives de déstabilisation » à l’encontre de l’Ukraine
et l’annulation de l’annexion de la Crimée.
La position anti-atlantiste
ancienne des Verts français
semble remise en cause
Les Grünen peuvent trouver un appui en France avec M. Jadot, qui aime-
rait faire de l’«agressivité croissante» de la Chine, de la Russie et de la
Turquie un «thème majeur» du scrutin présidentiel (7). Il avait également
réclamé l’arrêt immédiat de Nord Stream 2 et le durcissement des sanctions
européennes au lendemain de l’arrestation de partisans de M. Alexeï Navalny
à Moscou, en janvier dernier. En marge de la conférence sur la sécurité de
Munich de février 2020, Mme Baerbock a insisté sur la nécessité pour l’Eu-
rope de «développer une stratégie de sécurité propre (8)». De même, dans
une tribune aux accents néoconservateurs, M. Jadot a plébiscité la coopé-
ration des forces écologistes au service d’«une véritable politique extérieure
et de défense européenne commune (9)». Il reste toutefois difficile de savoir
quelle forme prendrait une telle politique extérieure en cas de victoire de
l’écologiste français lors de l’élection présidentielle de 2022. Dans le long
entretien accordé au Journal du dimanche le 3 octobre 2021, intitulé «Ce
que ferait un président vert», le candidat n’aborde pas une fois les questions
géopolitiques qui constituent pourtant le «domaine réservé» du président
dans la Ve République, et l’essentiel de son travail.
Dans leur rapport à l’OTAN, les deux formations politiques occupent
des positions distinctes. Le programme des Grünen note que l’orga-
17 LE MONDE diplomatique – DÉCEMBRE 2021
nisation « reste un acteur indispensable
pouvant garantir la sécurité commune
Et l’Islande resta
de l’Europe et qui, en tant qu’alliance
d’États, s’oppose à la renationalisation
dans l’OTAN
de la politique de sécurité ». En France, L’adhésion à l’Organisation du traité de
le programme « Bien Vivre » d’EELV l’Atlantique nord (OTAN) divise les écologistes.
propose au contraire de « réorienter la En Islande, le Mouvement gauche-vert, eurosceptique
politique de défense vers une défense et antimilitariste, milite pour en sortir depuis sa
européenne commune, indépendante fondation, en 1999. Site stratégique au milieu
des États-Unis, et [de] sortir de l’OTAN de l’Atlantique, l’île fut envahie par la marine
(10) », ce qui permettrait d’économiser britannique en mai 1940, puis « protégée » par
10 % sur le budget de la défense. La une importante base américaine, de 1941 à 2006.
L’Islande n’ayant pas de véritable armée,
position anti-atlantiste ancienne des
la surveillance de son espace aérien est assurée
écologistes français semble toutefois
par une rotation de diverses aviations de l’OTAN.
WWW.SEONNAHONG.COM - HASHIMOTO CONTEMPORARY GALLERY, LOS ANGELES
remise en cause dans le Projet pour une Lorsque la cheffe des écologistes, Mme Katrín
République écologique, qui doit servir Jakobsdóttir, parvient au poste de première ministre,
de trame pour les élections de 2022. Ce en 2017, elle doit renoncer à cette question pour
document évoque une démarche trouver un accord de coalition avec le Parti de
permettant aux « Européens de peser l’indépendance et le Parti du progrès. « La position
au sein du cadre atlantique et de de mon parti est contre l’adhésion de l’Islande à
réformer celui-ci afin de le rendre plus l’OTAN, explique-t-elle. Cependant, nous sommes le
conforme aux intérêts européens ». Et seul au Parlement islandais à avoir cette position… »
ajoute : « La France et l’Europe conser-
veront leur partenariat atlantique sans
subir l’autorité des États-Unis » (11).
D’un côté une commission thématique Électio
É
Élections
Élection
l nss européenness
des Verts réfléchit « au désarmement de mai
de ma
maii 2019
2
200
militaire et nucléaire », de l’autre
M. Jadot défend une politique interven-
tionniste quand il demande que la
France devienne une « force de propo-
sition » sur le terrain géopolitique et
qu’elle assume sa « responsabilité parti-
culière » en raison de « sa force de
frappe ». Les Verts français continuent
toutefois de réclamer que les opérations
extérieures soient effectuées « sous
mandat international et sous le contrôle démocratique du Parlement
national et européen, avec des consultations ouvertes aux ONG [orga-
nisations non gouvernementales] spécialisées ».
**
Du point de vue programmatique, la vision géopolitique des écologistes
allemands, elle, s’accorde toujours avec l’objectif d’un monde sans armes
nucléaires, qui se traduit par plusieurs revendications : adhésion de l’Al-
lemagne au traité sur l’interdiction des armes nucléaires de l’Organisation
des Nations unies (ONU), entré en vigueur le 22 janvier 2021, retrait des Part des votes pour un parti
armes nucléaires américaines d’Allemagne ou encore interdiction des se revendiquant de l’écologie
drones armés dans la Bundeswehr. Les Grünen refusent en outre la directive Pas de candidat*
de l’OTAN et l’objectif minimum de dépenses nationales consacrées à la 0,5 3 8 13 18 24 %
défense fixé à 2 % du produit intérieur brut (PIB). L’accord de coalition
Nombre de sièges
g obtenus p par ces p
partis au Parlement
évoque un ratio de 3 % englobant la diplomatie, la politique de dévelop- (groupe
( des Verts ou groupe Gauche verte nordique))
pement et le « respect des engagements pris au sein de l’OTAN ». Si le
budget militaire de l’Allemagne est passé de 34 milliards d’euros en 2013 * Ou pparti écologiste
g membre d’une coalition qui siège
CÉCILE MARIN
à 51 milliards en 2020 – et dépasse en valeur celui de la France depuis avec un groupe ded droite
d au P
Parlement.
l
2018 –, il ne représente cependant que 1,56 % du PIB, contre 2,04 % ** En Espagne,
p g la coalition avec Podemos obtient 10,2 %,
mais un seull siège
è est attribué
b é aux V
Verts.
(estimations) chez son voisin (12).
Source : Parlement européen.
La question des interventions
militaires risque de raviver
Une cartographie épineuse
des conflits internes Comparer le poids des partis écologistes en Europe
pourrait paraître simple, les élections européennes
ayant eu lieu entre le 23 et le 26 mai 2019 dans tous
Cette question pourrait susciter des frictions avec la France, déjà inquiète les pays – y compris le Royaume-Uni encore membre
qu’une participation gouvernementale des Grünen compromette l’engage- de l’Union. C’est sans prendre en compte la diversité
ment allemand au Sahel. Le 29 mai 2020, les écologistes s’étaient abstenus des formations qui se revendiquent de l’écologie. Il
au Bundestag lors du vote sur le renforcement de la présence allemande existe deux organisations transnationales. Le Parti vert
dans le cadre de la Mission de formation de l’Union européenne au Mali, européen siège au Parlement de Strasbourg dans
tout en approuvant la participation à la mission des Nations unies. Ils refu- un groupe formé avec les régionalistes de l’Alliance
saient notamment l’inclusion dans le programme d’assistance européen du libre européenne, les membres du Parti pirate européen
régime autocratique du Tchad. Mme Baerbock a dit vouloir discuter avec et les européistes de Volt Europa. Se réclamant tout
M. Emmanuel Macron des interventions militaires européennes en Afrique. autant de l’écologie, l’Alliance de la gauche verte
nordique constitue un autre groupe avec le Parti
Si les trois partis ratifient l’accord de coalition, les Grünen devront de la gauche européenne, un parti animaliste et
enfin répondre aux inquiétudes de leur base. Beaucoup de sympathisants Maintenant le peuple. Cette dernière organisation,
réprouvent les expéditions militaires comme les exportations d’armes. Ils fondée notamment par La France insoumise, a fait
partagent souvent les positions anti-OTAN ou antimilitaristes de Die Linke de la « règle verte » un axe majeur de son programme.
(La Gauche), estimant que l’argent destiné à moderniser la Bundeswehr Plusieurs partis verts se présentaient dans des coalitions
de droite comme de gauche, comme le Partia Zieloni,
serait plus utile dans la lutte contre le réchauffement climatique. Même
allié au centre droit en Pologne, ou Os Verdes, allié aux
si d’anciens militants d’extrême gauche comme M. Jürgen Trittin, ancien
communistes portugais. En Espagne, où les écologistes
ministre de l’environnement, admettent la nécessité d’une armée fonc- participent à la coalition emmenée par Podemos,
tionnelle et bien équipée, la question des interventions militaires est suscep- un seul des six élus siège au groupe des Verts
tible de raviver des conflits internes, surtout après la débâcle occidentale du Parlement européen. Les partis verts de Lettonie et
en Afghanistan. Il en va de même pour les exportations d’armes vers les de Lituanie ne sont pas membres de leur homologue
dictatures et les régions en guerre : alors que le parti les condamne offi- européen et font alliance avec un parti agrarien. La
ciellement, M. Habeck plaidait en leur faveur, au printemps 2021, pour coalition dont fait partie le Mouvement vert de Bulgarie
« aider » l’Ukraine « à s’aider elle-même, à se défendre » contre la siège, elle, avec la droite du Parti populaire européen.
Russie (12). Lors du congrès de 2014, M. Cem Özdemir, leur dirigeant L’Europe des partis écologistes reste en chantier…
d’alors, avait soutenu la livraison d’armes aux Kurdes d’Irak afin qu’ils
puissent se défendre contre l’Organisation de l’État islamique (OEI, ou
«Daech»), s’opposant ainsi à la position majoritaire du groupe parlemen-
taire, du bureau et des délégués verts. S’ils veulent obtenir l’appui de leur Nucléaire, un combat
base, les écologistes allemands devront réussir à intégrer les questions de
défense et de sécurité dans leur demande visant à obtenir un renforcement inachevé
de la souveraineté européenne et de la défense des droits et des libertés. La plus grande victoire politique des écologistes
touche à la production d’électricité d’origine
A NNETTE L ENSING .
nucléaire. L’Italie, la Belgique, l’Allemagne,
la Suisse, l’Autriche, l’Espagne ou l’Australie ont soit
(6) Entretien à la Frankfurter Allgemeine Sonntagszeitung (FAZ), Francfort, 25 avril 2021. renoncé au principe, soit décidé d’arrêter leurs
(7) Lire Serge Halimi, « Vous avez dit unité ? », Le Monde diplomatique, mai 2021. centrales à moyen terme. Toutefois, d’autres
(8) « Europa darf nicht blauäugig sein », NTV, 14 février 2020, www.n-tv.de considérations entrent en jeu, et des pays où
(9) «Yannick Jadot : “Faire reculer l’influence des régimes autoritaires ne doit pas signifier les écologistes pèsent, comme la France ou
s’engager dans une nouvelle guerre froide” », Le Monde, 13 avril 2021. la Finlande, sont très engagés dans ce mode de
(10) « Le projet Bien Vivre », Europe Écologie - Les Verts, www.eelv.fr production. Davantage que les manifestations ou
(11) « Vivant, projet pour une République écologique », 11 juillet 2021. les votes écologistes, ce sont les accidents de
(12) « Les dépenses de défense des pays de l’OTAN (2013-2020) », OTAN, division Tchernobyl en 1986 et de Fukushima en 2011 qui ont
diplomatie publique, Bruxelles, 16 mars 2021. amené certains gouvernements à reconsidérer
(12) « Habeck rüstet ab », Süddeutsche Zeitung, Munich, 26 mai 2021. les risques et l’impasse du traitement des déchets.
DÉCEMBRE 2021 – LE MONDE diplomatique
18
C ACHEZ CES VENTES DE R AFALE QUE L’ ON NE SAURAIT VOIR !

Armes françaises pour dictature modèle

Les principes vertueux, aiguillonnés par d’amicales pressions, arrêtés, incarcérés, torturés. L’Égypte
devient, explique Amnesty, une « prison
ont déjà fait capoter de juteuses ventes d’armes françaises. à ciel ouvert » – et cela indigne jusqu’à
En 2014, Paris refusa de céder deux porte-hélicoptères à ses plus fidèles parrains : les États-Unis,
qui lui allouent chaque année une aide
Moscou pour sanctionner la Russie de ses agissements dans de plus de 1 milliard de dollars au titre
le conflit ukrainien. Mais les scrupules sont à géométrie de leur assistance militaire, décident de
variable, comme le démontre l’empressement de la France à geler leurs livraisons d’armes lourdes au
Caire. Le conseil des affaires étrangères
armer l’Égypte du maréchal Al-Sissi. de l’Union européenne, quant à lui, sus-
pend « les licences d’exportation vers
l’Égypte de tous les équipements qui
PAR SÉBASTIEN FONTENELLE * pourraient être utilisés à des fins de
répression interne », et annonce qu’il va

D
EPUIS un demi-siècle, la France,
lorsqu’elle ne dispense pas des leçons de
bienséance démocratique aux autres États,
vend des armes à quelques-uns des régimes
les plus brutaux et les plus répressifs de la
planète. Dans les années 1970, elle com-
merçait ainsi avec l’Afrique du Sud raciste,
avec l’Argentine des généraux, avec l’Es-
pagne du général Franco et avec la Grèce
des colonels – liste non exhaustive. Cin-
quante ans plus tard, ce sont l’Arabie saou-
dite et l’Égypte du maréchal Abdel Fattah
Al-Sissi qui ont sa préférence.
L’honnêteté commande cependant de
reconnaître qu’il est arrivé récemment
qu’elle succombe, sous l’amicale pression
d’amis attentionnés, à un accès subit de pro-
bité. Et qu’au nom d’admirables principes
soudainement retrouvés elle renonce à une
lucrative transaction. C’est ce qui s’est pro-
duit lorsqu’elle a refusé in extremis de livrer
à Moscou deux navires de guerre. Mais cette
soudaine bouffée de vertu constitua le pré-
lude à un redoublement de son cynisme…
En 2011, à la fin du mandat présidentiel
de M. Nicolas Sarkozy, la Russie de
M. Vladimir Poutine achète pour sa marine
deux bâtiments français de projection et de
commandement (BPC), le Sébastopol et le
Vladivostok. Montant de la transaction :
1,2 milliard d’euros. Ces porte-hélicoptères
de classe Mistral, construits par les chan-
tiers navals de Saint-Nazaire, doivent res-
pectivement être livrés en 2014 et 2015.
Les arguties de M. Le Drian
réexaminer l’assistance sécuritaire
apportée à ce pays.
Pour la France, ce contrat tombe à pic,
car son industrie de l’armement endure Dans ce moment de grande solitude, le
quelques déconvenues. Comme le souli- nouveau pouvoir égyptien peut cependant
gnent alors deux sénateurs dans un avis compter sur le soutien sans faille d’un four-
© ADAGP, PARIS, 2021 - ADAGP IMAGES - PHOTOTHÈQUE RENÉ MAGRITTE
relatif à l’équipement des armées fran- nisseur moins sourcilleux : la France de
çaises, le programme Rafale, du nom de M. Hollande, qui, dès le mois de juin 2014,
l’avion de combat du groupe Dassault, est c’est-à-dire immédiatement après l’élection
source d’inquiétude – car il s’avère extra- du président Al-Sissi, lui vend, pour près de
ordinairement onéreux. « Actualisé aux 1 milliard d’euros, quatre corvettes Gowind
prix de 2011 », il a déjà coûté 43,5 mil- de 2 400 tonnes, équipées de leurs systèmes
liards d’euros à l’État – et par conséquent de combat. La presse hexagonale s’extasie :
aux contribuables, qui cependant ignorent Le Figaro, propriété du groupe Dassault,
tout de ces dépenses (1). acclame ce «nouveau succès», pendant que
La Tribune ovationne un «très joli coup».
Cet investissement important devait Le meilleur, cependant, reste à venir.
être rentabilisé par l’exportation de cet
appareil, présenté comme exceptionnel- Huit mois après, en effet, en février 2015,
lement performant. Mais aucun acheteur la France signe avec l’Égypte – où la per-
étranger n’en a voulu, car tous l’ont sécution des opposants est devenue une
trouvé trop cher – de sorte que l’armée discipline étatique à part entière – des
française a été contrainte d’en acquérir contrats d’un montant total de 5,2 milliards
beaucoup plus tôt que prévu dix-sept d’euros, portant principalement sur la
exemplaires. Initialement, ils devaient lui RENÉ MAGRITTE. – « Les Droits de l’homme », 1948 vente de vingt-quatre exemplaires du
être livrés entre 2015 et 2020. Coût sup- Rafale, dont aucun acheteur étranger ne
plémentaire, pour la collectivité : 1,1 mil- doit être livré en octobre ». Par surcroît, ordinairement sanglant : le 14 août 2013, s’était jamais porté acquéreur. Mieux : ce
liard d’euros. rappelle-t-il, « les Russes ont payé » ce la répression d’une manifestation pro- bonheur n’arrive pas seul.
porte-hélicoptères. En sorte qu’« il fau- Morsi sur la place Rabaa Al-Adouïah au
Dans ces conditions, la vente du Sébas- drait» que la France, si elle ne le leur déli- Caire fait – selon Amnesty International, Car, en août 2015, lorsque le président
topol et du Vladivostok représente une vrait finalement pas, leur « rembourse qui démontrera par la suite que des armes Al-Sissi inaugure – et en très grande
aubaine. Mais, en mars 2014, trois ans 1,1 milliard d’euros ». Pour ce qui françaises ont été utilisées ce jour-là – près pompe – le « nouveau canal de Suez », il
après sa conclusion, et alors que la livrai- concerne le second navire, le chef de l’État de mille morts et plusieurs milliers de bles- s’ouvre à deux de ses hôtes de marque,
son du premier de ces deux navires est se montre cependant moins affirmatif : sa sés. Soit un niveau de férocité rarement MM. Hollande et Le Drian, de son intérêt
imminente, Moscou, qui conteste la légi- livraison, explique-t-il, «dépendra de l’at- atteint depuis le début du nouveau siècle. pour le Sébastopol et le Vladivostok – les
timité du nouveau gouvernement ukrai- titude de la Russie ». deux porte-hélicoptères dont la livraison
nien issu du soulèvement de l’automne Dans le cours des semaines qui sui- à la Russie a finalement été annulée, et
et de l’hiver 2013, annexe la Crimée. Deux mois plus tard, le ton a radicale- vent, des milliers d’opposants sont dont le remboursement serait si coûteux.
ment changé. Paris, soumis à une intense
pression de ses alliés, s’engage finalement,
à la veille d’un sommet de l’Organisation Grand-croix de la Légion d’honneur
du traité de l’Atlantique nord (OTAN), à

P LUSIEURS pays demandent alors à Paris

de surseoir à la délivrance des navires de
guerre achetés et payés par la Russie. Le
premier ministre britannique juge qu’il est
«impensable» qu’ils soient livrés, et le cabi-
net de M. Barack Obama fait savoir que
Washington est «opposé» à ce transfert.
Gagné, peut-être, par le pouvoir de
conviction de ces deux importants alliés,
le socialiste Laurent Fabius, ministre des
affaires étrangères de M. François Hol-
lande, déclare que «si Poutine continue ce
qu’il fait » en Ukraine, le gouvernement
français pourrait effectivement «envisager
d’annuler ces ventes». Problème : si Paris
annule la livraison des deux porte-hélicop-
tères, il faudra rembourser la Russie, qui
a clairement exprimé son intention de ne
faire aucun cadeau.
C’est pourquoi M. Jean-Yves Le Drian,
ministre de la défense, temporise : son
homologue du Quai d’Orsay « a bien fait
d’agiter cette menace», explique-t-il, mais
* Journaliste, coauteur, avec Aymeric Elluin, de
Ventes d’armes, une honte française, Le Passager
clandestin, Paris, 2021.
rien n’est encore décidé. Car après tout,
soutient-il très sérieusement, les deux Mis-
suspendre la livraison – définitivement
annulée en 2015 – du Sébastopol et du Vla-
divostok. Car, explique l’Élysée, « le
tral sont des bâtiments « qui ne sont pas conseil de défense a examiné la situation
armés», et qui par conséquent ne «seront» en Ukraine » et a conclu qu’elle était
véritablement « des bateaux militaires » «grave». Plus précisément : «Les actions
qu’au moment où « ils arriveront en Rus- menées récemment par la Russie dans l’est
sie », et où Moscou les équipera pour la de l’Ukraine contreviennent aux fonde-
guerre. Il faut donc, c’est induit, toute la ments de la sécurité en Europe ». Moyen-
mauvaise foi des Américains et des Bri- nant quoi « le président de la République
tanniques pour considérer qu’un porte- a constaté que, malgré la perspective d’un
hélicoptères de combat qui n’a pas encore cessez-le-feu qui reste à confirmer et à être
été équipé de son artillerie et de ses lance- mis en œuvre, les conditions pour que la
missiles pourrait malgré cela être considéré France autorise la livraison du premier
comme un navire de guerre… bâtiment de projection et de commande-
ment ne sont pas à ce jour réunies ».
Le président Hollande, qui avait promis
durant sa campagne de 2012 d’œuvrer, La morale, aiguillonnée par d’amicales
s’il était élu, à ce que les ventes d’armes pressions de Washington, est donc sauve
françaises soient « plus rigoureuses, puisque la France, après quelques tergi-
s’adaptant sans cesse aux réalités straté- versations, se rend à l’argument selon
giques, politiques, financières et même lequel il serait inconvenant de vendre des
éthiques des contractants», se montre plus navires de guerre à un pays qui s’affranchit
catégorique encore : il annonce, en juil- des règles du droit international.
let 2014, qu’il est hors de question d’an-
nuler la vente du premier des deux navires À la fin de cette année 2014, le traité sur
qui doivent être livrés à la Russie. Car, le commerce des armes (TCA), adopté
explique-t-il, « le marché a été conclu en l’année précédente par l’Organisation des
2011, le bateau est quasiment achevé et Nations unies (ONU) et dont la France est
signataire, entre enfin en vigueur – sous
les applaudissements de M. Fabius, selon
qui ce nouvel instrument permettra d’«évi-
ter les violations du droit international
humanitaire et des droits de l’homme ». Il
interdit en effet aux États qui l’ont signé
de livrer des armes à des acheteurs sus-
ceptibles d’en faire un usage contraire à
ces droits.
Happy end? Pas exactement. Mais pour
bien le comprendre, il faut remonter le
temps. Lorsque M. Hollande est élu pré-
sident de la République en 2012, l’Égypte,
client déjà ancien mais subsidiaire, n’arrive
qu’en vingt-troisième position dans la liste
des acheteurs d’armes françaises. Cela va
très vite changer. Le 3 juillet 2013, le pré-
sident égyptien Mohamed Morsi, élu un
an plus tôt, est chassé du pouvoir par les
militaires, emmenés par le général – et
futur maréchal – Al-Sissi, qui prendra fina-
lement sa place. Ce coup de force est extra-
A USSITÔT dit, aussitôt fait : le 17 sep-
tembre 2015, l’Assemblée nationale
adopte un projet de loi entérinant un accord
franco-russe de règlement du contentieux
né de l’annulation de la vente de ces
navires, qui prévoit que Paris va rembour-
ser 949,8 millions d’euros à la Russie. Et,
cinq jours plus tard, le 22 septembre,
l’Égypte confirme qu’elle rachète les deux
bâtiments, qui lui seront livrés en 2016,
pour 950 millions d’euros. Le gouverne-
ment français pavoise, et comme de –
très – rares voix s’élèvent pour dénoncer
la manœuvre, extraordinairement cynique,
consistant à vendre au maréchal Al-Sissi
les navires dont la livraison à la Russie a
été annulée au prétexte officiel d’un scru-
pule d’ordre moral, M. Le Drian leur fait,
pour solde de tout compte, cette réponse
d’une rare inventivité : «Le développement
et la démocratie, c’est postérieur à la sécu-
rité. Il faut d’abord la sécurité, pour être
sûr, ensuite, d’engager son pays dans une
stratégie positive. »
Avec une telle philosophie, l’Égypte est
devenue, pendant la présidence de M. Hol-
lande, le premier acheteur mondial
d’armes françaises. Elle l’est restée depuis
l’élection de son successeur Emmanuel
Macron, qui s’est attaché dès son élection
les services de M. Le Drian en lui confiant
le ministère des affaires étrangères – et du
commerce extérieur. Et qui a constamment
veillé, par mille attentions, à ne jamais
fâcher le président Al-Sissi, client modèle.
Il l’a décoré, par exemple, au mois de
décembre 2020, lors d’une discrète céré-
monie élyséenne, de la grand-croix de la
Légion d’honneur. Et il lui a accordé,
quelques mois plus tard, d’agréables faci-
lités de paiement.
Au mois de mai dernier, en effet,
l’Égypte, où « des milliers de personnes,
notamment des défenseurs des droits
humains, des journalistes, des responsa-
bles politiques, des avocats» restent, selon
Amnesty International, détenues dans des
conditions effroyables (2), a annoncé avoir
acheté, pour 3,75 milliards d’euros – hors
armement –, trente nouveaux exemplaires
du Rafale. Le gouvernement français a
immédiatement acclamé cette nouvelle
preuve de «confiance» d’«un client fiable
avec lequel nous n’avons jamais eu de
mauvaises surprises», et Le Figaro a ova-
tionné ce « nouveau succès commercial à
l’international ».
Dans cet élan joyeux, un détail d’im-
portance est passé presque inaperçu :
comme l’a révélé le site d’investigation
Disclose, la direction générale du trésor,
du ministère de l’économie, des finances
et de la relance, a accepté de garantir, à
hauteur de 80 %, les prêts bancaires que
Le Caire a dû contracter pour s’offrir ces
avions. Si l’Égypte, lourdement endettée,
n’honore pas ses traites, c’est donc à la
France – et par conséquent à ses contri-
buables qui ignorent tout de cette discrète
clause – que reviendra la charge de s’en
acquitter, à hauteur de plus de 3 milliards
d’euros. Plus important encore, le site Dis-
close accuse aussi la France d’avoir par-
ticipé à des opérations antiterroristes
secrètes dans le désert entre l’Égypte et la
Libye, où des centaines de civils ont été
tués de manière arbitraire (3). «Des crimes
d’État dont François Hollande et Emma-
nuel Macron ont été constamment infor-
més », rapporte le site d’investigation, qui
se base sur des centaines de documents
« confidentiel-défense » livrés par un lan-
ceur d’alerte.
Le contrat du Rafale est entré en vigueur
le 15 novembre dernier, après le versement
par l’Égypte d’un premier acompte : à deux
jours près, M. Macron aurait pu le fêter
avec ses hôtes du Forum de Paris sur la
paix – devant lesquels il avait déclaré deux
jours plus tôt : « Le combat pour les droits
de l’homme est universel.»
(1) Lire Eva Thiébaud, « L’acheteur “providentiel”
des chars Leclerc», Le Monde diplomatique, mars 2021.
(2) Lire Pierre Daum, « Place Tahrir, sept ans après
la “révolution” », Le Monde diplomatique, mars 2018.
(3) « Les mémos de la terreur », Disclose,
https://egypt-papers.disclose.ngo
 19 LE MONDE diplomatique – DÉCEMBRE 2021

T RENTE MILLIONS D ’ EUROS DE COMMANDE PUBLIQUE POLITIQUEMENT CORRECTE

De si gentils artistes gouvernementaux

Rêver de mondes nouveaux ? Les « créateurs » ont répondu de proximité… Une étude vestimentaire
et anatomique des royales gisantes de la
nombreux à la proposition du gouvernement, qui s’engage
basilique de Saint-Denis permettra ainsi
à généreusement financer les projets des lauréats. Le gou- de « laisser la parole au corps de ces
vernement fait bien : ces projets ne risquent pas de semer femmes qui vécurent sous la domination
patriarcale». La limule, «dont la morpho-
le trouble ou de flirter avec la critique. L’artiste labellisé logie est restée presque inchangée depuis
est au service de l’embellissement du système. cent cinquante millions d’années », fera
l’objet d’un portrait vidéo. Un travail sur
les espaces verts publics, «par le dévelop-
pement de l’ergonomie sociale, de l’utili-
sation des sons et des vibrations, du pay-
PAR EVELYNE PIEILLER sagisme et de centres de repos itinérants»,
aura pour enjeu de « contrer les architec-
Retour à l’algoculture, au soufflage de
verre, pour un « lustre inspiré par les
espèces végétales » destiné à un château,
récolte de coton de peuplier noir, « alter-
native aux matériaux industriels »…
L’inquiétude écologique semble avoir été
très active dans le comité artistique, puisque
le philosophe Emanuele Coccia, conseiller
scientifique de l’exposition « Nous les
arbres» à la Fondation Cartier (2019), voit
les deux propositions auxquelles il participe
sélectionnées. En revanche, la préoccupa-
tion sociale, à l’exception du souci des
des Français, qu’ils sortiront moins
souvent dans un avenir proche, selon une
étude de Harris Interactive (3) ; la perte
notable de public dans les salles (36 %
pour le cinéma) ; l’habitude prise par
46 % de la population, selon la même
étude, de recourir aux outils numériques
pour accéder aux œuvres ; la possibilité
prochaine pour les plates-formes comme
Netflix de pouvoir diffuser beaucoup plus
vite des films après leur sortie en salles,
ce qui conduira à une forte diminution
du nombre de cinémas ; le rôle de plus
en plus voyant des mécènes dans le sou-

C
E fut un moment émouvant. La pan-
démie et sa gestion provoquaient une inter-
rogation répétée sur les « dysfonctionne-
ments» de notre société et suscitaient, avec
l’intense désir d’en finir avec ses erreurs,
la non moins intense certitude que plus
rien ne pourrait être comme « avant » : de
tous bords, on en appela au « monde
d’après». L’élan est quelque peu retombé,
néanmoins le gouvernement a ouvert en
juin 2021, dans le cadre du plan de relance,
un concours destiné aux créateurs, qui
offre une déclinaison de ce thème. Intitulée
« Mondes nouveaux », cette commande
publique de 30 millions d’euros a un dou-
ble objectif : soutenir les créateurs, au sens
large, et, grâce à leurs œuvres, qui se
concrétiseront dans le lieu de leur choix,
« réenchanter le monde », comme le sou-
ligne sur son site le ministère de la culture.
Une formule éculée qui doit sans doute
son inusable succès à une sentimentalité
parfaitement fallacieuse, car quand le
monde a-t-il été enchanté ? D’ailleurs,
quelles seraient donc les caractéristiques
de cet enchantement perdu ?
L’éditorial du comité artistique chargé
de piloter l’affaire et qui a récemment élu
264 projets parmi les 3 200 proposés est
censé éclairer le propos : il s’agit de «rêver
de mondes nouveaux » et « surtout pas
[d’]un Nouveau Monde ». Surtout pas.
« Des mondes à penser, à créer, à
construire, à accueillir, mais pas à conqué-
rir (1).» L’affaire reste floue. On construit,
on accueille, mais à l’intérieur de ce qui
existe? On réenchante ce qui est? M. Ber-
nard Blistène, ancien directeur du Musée
national d’art moderne du Centre Pompi-
dou, à qui la mission de cette commande
publique a été confiée par l’Élysée, précise
que le choix des lauréats a été dicté notam-
ment par « l’expression de la conscience
du monde dans lequel ils vivent (2) ».
Alors, qu’exprime-t-elle, cette conscience
du monde ? Quels mondes nouveaux à-
accueillir-et-surtout-pas-à-conquérir pro-
posent donc les artistes couronnés, à 29 %
des arts visuels ?
Comme on pouvait s’y attendre de la
part d’artistes acceptant de se plier aux
termes du concours, leurs mondes nou-
veaux sont gentiment en phase avec les
grands thèmes politico-médiatiques d’au-
jourd’hui : le réchauffement climatique,
le poids du patriarcat, l’ouverture à l’autre,
la créolisation, mais aussi la relocalisation,
la redécouverte des ressources oubliées et
tures hostiles caractéristiques » de ces
espaces, « principaux lieux de violence
racisée et genrée». Le végétal a un vif suc-
cès (« acquérir une forêt pour en faire le
lieu d’une œuvre collective pour un monde
alternatif », « créer un espace de solitude
au travers d’une cabane construite au-
dessus » des arbres de la villa Médicis à
Rome et de ceux de Villers-Cotterêts).
Vide politique
E N revanche, ce qui saisit, c’est la basse
continue du « sacré » : exemplaire, « un
drame victorien en langue celtique, joué
par un groupe d’électroménager », aura
lieu à Carnac, endroit chéri de plusieurs
créateurs, mais on ne compte plus les
« rituels des anciens » ravivés, les transes
et méditations, les références aux saints et
aux dieux, et l’élection d’abbayes pour
accueillir les œuvres. Des œuvres dont
souvent on ignore tout de la forme qu’elles
prendront, mais qui semblent raffoler des
entretiens et débats. Ce qui compte, c’est
l’intention, et l’intention est bonne. Mieux,
elle est bienveillante. Les créateurs ont
cette caractéristique unique de pouvoir
nous faire prendre conscience. On ne dira
jamais assez la puissance éveillante d’une
« marginalisés », est merveilleusement
absente : certes, il y a de petites touches,
comme le «projet de réintroduction du bleu
de travail» aujourd’hui produit au Pakistan,
et celui, désopilant, d’«utiliser le brise-brise
[sic] en macramé» pour «transformer la
vision des habitants» en collaboration avec
des ateliers de fabrication locaux, mais l’af-
faire reste ultra mineure.
pièce de « tissage Jacquard » installée sur
le littoral pour « questionner les pratiques
environnementales ». Et c’est ainsi que le
monde est réenchanté.
On rit. Car sans même parler de « faire
prendre conscience » des causes des…
causes qu’ils défendent, sans même sou-
ligner le vide politique des déclarations
d’intention, on peut remarquer que ces
artistes gouvernementaux ne semblent
pas avoir « pris conscience » que, dans
des domaines qui leur sont proches, la
situation est préoccupante. Dans le
désordre, et sans exhaustivité, on peut
citer : la réforme de l’assurance-chô-
mage, catastrophique pour tous, intermit-
tents compris ; la conviction, pour un tiers
tien financier aux grandes institutions
publiques, comme la Fondation BNP
Paribas pour (entre autres) l’Opéra natio-
nal de Paris ou Chaillot - Théâtre national
de la danse ; la baisse des recettes, qui
aboutira à une baisse des subventions, et
donc des créations, et donc des emplois.
En toile de fond, l’accentuation du for-
matage des goûts…
M. Emmanuel Macron, lors de l’an-
nonce des résultats, a tenu un discours bril-
lamment conclusif : «Ce qui rend le monde
actuel insupportable, c’est (…) le rêve d’un
monde ancien qui n’a jamais été, mais
apparaît plus étriqué et rassurant que le
monde dans lequel on vit » (Le Figaro,
9 novembre 2021). Simple. Ce ne sont pas
les «réformes», l’injustice, la financiari-
sation qui rendent le monde insupportable.
C’est le passé mythifié. Celui des conquêtes
sociales? Les artistes gouvernementaux et
leurs œuvres approuvent. Ce régime a les
artistes qu’il mérite, et inversement.
(1) Sur le site du ministère de la culture,
www.culture.gouv.fr
(2) « “Mondes nouveaux” : Macron ironise sur le
“monde d’après” en recevant des artistes», 20 Minutes,
Paris, 9 novembre 2021.
(3) Étude Harris Interactive pour le ministère de
la culture, 31 août-3 septembre 2021.

PASSEZ L’ESPOIR
ET SAUVEZ LA VIE
D’UN ENFANT
Les enfants ont tous le même langage pour dire « l’espoir ».
Depuis toujours, d’où qu’ils viennent, ils le dessinent, rond comme un
soleil, ils savent le faire rayonner par-delà les frontières pour le partager
avec ceux qui ont le plus besoin de soins. Oui, comme les enfants,
nous pouvons tous passer l’espoir et c’est cette Chaîne de l’Espoir qui,
chaque année, soigne, opère et sauve 235 000 enfants dans 27 pays.

Soyez aux côtés des enfants.

Faites un don sur www.chainedelespoir.org

56, rue des Morillons I CS 17938 I 75730 Paris Cedex 15 I Tél. : 01 44 12 66 66

DÉCEMBRE 2021 –
Les candidats de droite à l’élection présidentielle ont riva-
lisé de propositions autoritaires pour remporter l’investiture
de leur parti. Au point qu’on pourrait penser que la droite
libérale a disparu. Mais, adossée à certains grands médias,
elle compte encore quelques intellectuels prolifiques. La
simplification administrative est leur thème de combat.
PAR ANTOINE SCHWARTZ *
S
UR les grands boulevards parisiens,
le 15 novembre dernier, une file d’attente
se dessine devant l’entrée du Théâtre des
Variétés. Le public, largement masculin,
se presse pour assister, non à un specta-
cle, mais à une réunion politique.
M. Gaspard Kœnig, figure de proue des
libéraux, entreprend un long monologue
– nul autre invité et aucun débat avec la
salle n’ont été prévus – destiné à lancer
son nouveau mouvement politique bap-
tisé Simple. Le ton est parfois enflammé :
« Ce qui m’anime, c’est une vraie révolte
face à ce qu’il faut bien appeler l’oppres-
sion bureaucratique. » Ce sujet brûlant,
assure l’orateur, concerne tout le monde,
toutes les classes, « du banquier au sans-
papiers ». La complexité administrative
– ses travers, ses absurdités –, les tracas
qui étouffent la liberté de l’individu et la
démocratie locale sont fustigés avec
verve durant une heure et demie. En
conclusion, M. Kœnig appelle à passer
à l’action politique « pour sortir d’une
vie cadenassée, d’une vie où l’on devient
comptable de soi ».
La critique de la bureaucratie n’a rien
d’un thème nouveau. Depuis le XIXe siè-
cle, c’est une topique de la pensée libé-
rale – L’Ancien Régime et la Révolution,
d’Alexis de Tocqueville, qui traite du
problème de la centralisation, fut publié
en 1856. M. Kœnig conçoit d’ailleurs la
Un pas de trop vers le goulag
L ’INTELLECTUEL est un radical, à sa
façon. Dans son ouvrage Libéralisme, on
peine à trouver un seul domaine de la vie
sociale et économique qui devrait être
confié à la puissance publique. A contra-
rio, toute réglementation est jugée nuisi-
ble, voire source des maux qu’elle pré-
tend résoudre : le chômage n’est-il pas,
en fait, le « fruit de l’interventionnisme
étatique » ? Redistribuer les richesses
constitue une violence (« la politique
sociale, c’est la guerre des uns contre les
autres »), un pas de trop vers le goulag.
Même le tri des déchets est ressenti
comme une atteinte insupportable à la
* Politiste. Auteur de l’ouvrage Le Libéralisme
caméléon. Les libéraux sous le Second Empire (1848-
1870), Presses universitaires de Franche-Comté,
Besançon, à paraître le 13 janvier 2022.
Hors-série
Allemagne 9,50 €, Andorre 9 € Antilles Réunion 9,50 €, Canada
13,90, $CAN Espagne 9,50, € Gabon 7 000 F CFA,
Grande-Bretagne8,35£,Grèce9,50€,Italie9,50€,Japon 1 400¥,
Maroc 92, MAD Pays-Bas 9,50 €, Portugal cont. 9,50 €, Suisse
13CHF,TOM1800XPF,Tunisie18DT,AfriqueautresCFA6100FCFA
M 04224 - 86H - F: 8,50 E - RD
’:HIKOMC=YU]ZUZ:?k@a@i@g@p"
EN VENTE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX
LE MONDE diplomatique
20
C ONTRE LA BUREAUCRATIE ET LES NORMES ,
Prenez garde à la jeune
attaquée, à gauche comme à droite. Et puis
les libéraux ne constituent pas une force
politique organisée. Sur la scène politique,
les formations qui ont fait du libéralisme
un étendard ont disparu, à l’image de
Démocratie libérale que présidait M. Alain
Madelin, ou d’Alternative libérale, fondée
par M. Édouard Fillias et Mme Sabine
Herold. Certes, un réseau demeure solide-
ment implanté, notamment dans les rangs
du parti Les Républicains; certes, des per-
sonnalités de premier plan – y compris le
président de la République lui-même – se
réclament de ces idées ; mais le gouver-
nement courageux supposé mener les
réformes indispensables au pays se fait
© ADAGP, PARIS, 2021 - PHOTOGRAPHIE : THOMAS LANNES - GALERIE IN SITU-FABIENNE LECLERC, PARIS
simplification qu’il réclame comme le attendre : l’«impérieux besoin de thatché-
vecteur d’un retour aux sources vers un risme », selon l’expression du consultant
« libéralisme authentique ». D’aucuns Mathieu Laine, n’est pas comblé (4).
estiment en effet que l’accent mis sur le
libre marché en donne une image faus- Néanmoins, l’influence de la galaxie
sée, par trop négative. Il comporte un libérale dans le débat public est indénia-
versant plus politique, sociétal et même ble, même si ses contours sont un peu
moral, centré sur la liberté de l’individu. flous. Atlas Networks, qui tente de fédé-
« Pour renouer avec leur héritage huma- rer les groupements favorables au libre
niste, les libéraux doivent commencer marché dans le monde entier, rassemble
par enterrer, avec les honneurs mais six organisations en France : l’Associa-
sans regret, le néolibéralisme », n’hésite tion pour la liberté économique et le pro-
donc pas à affirmer M. Kœnig, dans Les grès social (Aleps), une organisation
Échos (18 décembre 2019), où il tient pionnière dans la diffusion du néo-
une chronique. libéralisme, longtemps présidée par
Jacques Garello et récemment par Salin ;
Les libéraux sont des éternels insatis- l’Institut Coppet, présidé par M. Laine,
faits. « Malheureusement, il n’y a jamais dont la vocation est de faire vivre
eu de véritable politique libérale, mais un patrimoine intellectuel ; le site libe-
seulement un socialisme de gauche ou raux.org, qui publie le journal en ligne
de droite », soupire Pascal Salin en évo- Contrepoints, qui se veut une sorte de
quant les gouvernements qui se succè- « samizdat libéral » ; et enfin trois think
dent au pouvoir en France (1). Le propos tanks plus classiques dans leur vocation
prêterait à sourire, pourtant son auteur de produire une expertise, l’Institut éco-
n’a rien d’un joyeux hurluberlu. Né en nomique Molinari et l’Institute for Eco-
1939, Salin est un vétéran du combat DAMIEN DEROUBAIX. – « Melancholia (requin) », 2019 nomic Studies-Europe, présidés par deux
libéral. Ancien professeur de l’université économistes, respectivement Cécile Phi-
Paris-Dauphine, habitué des colonnes drich Hayek vitupérait dans La Route de Ensuite, pour ses adeptes, la doctrine lippe et Pierre Garello, ainsi que Géné-
de la presse conservatrice, l’économiste la servitude contre l’hydre collectiviste libérale souffre de son impopularité, due ration libre. D’autres institutions, à com-
a été président entre 1994 et 1996 de la et ses multiples têtes (keynésienne, socia- à son image d’idéologie bourgeoise qui mencer par l’Institut Montaigne, doté de
société du Mont-Pèlerin, l’organisation liste, dirigiste…) apparaît désormais peine à masquer l’intérêt brutal des milieux moyens plus importants, mériteraient
fondée en 1947 par Friedrich Hayek lointaine. En France, comme ailleurs, la d’affaires – ce qui lui vaut d’être vivement aussi de figurer dans cette liste (5).
pour combattre le socialisme sous toutes planification a été renvoyée aux
ses formes. oubliettes, l’intégration européenne et
les privatisations ont redéfini le périmètre Le renfort d’une ribambelle d’éditorialistes
d’intervention de l’État, le primat de la
concurrence a contaminé jusqu’aux ser-
vices publics. Le constat est bien connu I NTELLECTUELLEMENT, la vivacité du cou- gens d’influence. En quelques années, la
liberté de chacun, car il aboutirait à ins-
taller dans chaque foyer « une usine de
– même la crise financière de 2008 n’a
débouché sur aucune remise en cause
fondamentale (3).
rant est indéniable, si l’on en juge par l’exis-
tence de publications de collections spécia-
lisées – notamment celles, remarquables,
structure a pris son essor, les rapports se
succédant, les interventions dans les médias
aussi. Et, si les moyens demeurent limités
triage de déchets, dont les ouvriers aux Belles Lettres, dirigées par Alain Lau- (le budget en 2020 s’élevait à 332454 euros)
seraient des diplômés de l’enseignement Vue par les libéraux, la situation apparaît rent – et plus généralement par la flopée de et l’équipe modeste, un cap a été maintenu
supérieur, des artistes et des entrepre- différente. D’abord, cette « victoire » n’est travaux qui s’échinent (encore !) à faire et la visibilité dans le débat public assurée.
neurs » (2) – une infamie. que partielle et précaire, ce d’autant que valoir les vertus de l’orthodoxie en écono- Son nouveau directeur, M. Christophe Selt-
des pans entiers des dispositifs « collecti- mie ou l’intelligence politique de Tocque- zer, âgé d’une trentaine d’années, animait
Salin passe facilement pour un ultrali- vistes » forgés après-guerre demeurent en ville. Les Rencontres économiques d’Aix- auparavant le groupe dit des «Affranchis»,
béral. Mais ceux qui se définissent comme place – protection sociale, retraites, statut en-Provence ne désemplissent pas, les cours un groupuscule dont la particularité s’avère
libéraux, modérés ou radicaux, appartien- de la fonction publique, entre autres. L’ex- de micro-économie non plus. Et puis le point la déclinaison française de l’organisation
nent à un même courant intellectuel, se tension de l’État n’a pas été endiguée, l’ad- de vue libéral dispose de puissants relais américaine Students for Liberty, d’inspi-
réfèrent à des auteurs communs, revendi- ministration continuant d’étouffer l’« ini- dans les médias, dont un quotidien attitré, ration libertarienne – sorte de club d’étu-
quent peu ou prou un ensemble de prin- tiative », l’impôt de nourrir la gabegie des L’Opinion, et peut compter sur une ribam- diants adeptes du « Free State », hostiles à
cipes qui exigent la liberté en toutes choses, dépenses publiques. Or, l’une des carac- belle d’éditorialistes pour cancaner à toute toute forme de solidarité publique, patronné
à commencer par la liberté économique. téristiques de la doctrine néolibérale est heure les mêmes refrains sur l’incurie de par le Cato Institute, lié à des milliardaires
précisément son intransigeance : elle pro- l’État et la fraude aux prestations sociales. conservateurs et climatosceptiques (7).
Pour ses contempteurs, le triomphe de pose une sorte de programme maximal et,
l’idéologie néolibérale constitue une évi- du modèle à la réalité, l’écart, toujours Dans cette vaste famille, Génération L’ambition assumée est toutefois de
dence. Il est vrai que l’époque où Frie- immense, n’est jamais comblé. libre se voudrait une sorte d’électron libre dépasser le cercle un peu étroit de la jeu-
capable de revivifier le combat libéral. Le nesse dorée, des consultants d’entreprise
laboratoire d’idées est étroitement associé et des groupies de la Dame de fer, pour
à la personnalité de son fondateur, convaincre l’opinion que le libéralisme
M. Kœnig. Normalien, agrégé de philo- représente une philosophie susceptible de
NOTRE NOUVEAU sophie, il est passé par le cabinet de
Mme Christine Lagarde, ministre de l’éco-
nomie sous la présidence de M. Nicolas
parler à tous, et même de bénéficier à tous.
C’est l’un des arguments-clés à l’appui de
l’une des propositions-phares de Généra-
Décembre 2021-janvier 2022
8,50 €
HORS-SÉRIE Sarkozy, avant d’intégrer une organisation
internationale, dont il démissionnera pour
poursuivre des activités d’enseignant et de
tion libre, celle d’un revenu de base uni-
versel appelé à favoriser l’autonomie de
l’individu dans ses choix de vie et à mettre
militant. Il fonde l’association en 2013, à fin à des dispositifs sociaux jugés humi-
l’âge de 30 ans, après l’échec d’une can- liants comme le revenu de solidarité active
Les articles
de la presse
Science, société, géopolitique… didature politique sous les couleurs du Parti (RSA). Le montant du revenu serait
étrangère libéral démocrate, une organisation qui modeste – il est question de moins de
qui ont marqué
l’année
Les articles les plus marquants de l’année entendait succéder à Démocratie libérale. 500 euros – et versé par l’État sous la
parus dans la presse étrangère. forme d’un impôt négatif, selon le système
La première levée de fonds a été effec- défendu par Milton Friedman.
tuée – tout un symbole – dans les locaux
BEST OF
du Centre for Policy Studies (CPS), l’un
des think tanks fondés par l’homme d’af- (1) Pascal Salin, Le Vrai Libéralisme. Gauche et
faires britannique Antony Fisher, devant droite unies dans l’erreur, Odile Jacob, Paris, 2019.
2021 En partenariat
avec
le portrait de Margaret Thatcher (6). Dans
ces milieux, la Dame de fer constitue une
icône, une sorte de Lénine de droite, qui
émerveille par sa ténacité, sa fermeté
(2) Pascal Salin, Libéralisme, Odile Jacob, 2000.
(3) Lire Éric Dupin, « Pour les vrais libéraux, la
meilleure défense, c’est l’attaque », Le Monde diplo-
matique, février 2009.
(4) Cf. Margaret Thatcher, Discours 1968-1992,
Avec 11 pages de jeux
intellectuelle et sa réussite politique, son Les Belles Lettres, Paris, 2016.
accès au pouvoir ayant ouvert la voie
conçues par le magazine (5) Lire Grégory Rzepski, « Ces viviers où proli-
d’une révolution conservatrice à l’échelle fèrent les “experts médiatiques” », Le Monde diplo-
du pays – et même au-delà. matique, décembre 2019.
(6) Kevin Brookes, « L’engagement dans un
Sous ce patronage de bon augure, think tank néolibéral », Quaderni, Paris, n° 97,
automne 2018.
M. Kœnig s’est donc écarté de l’arène poli-
(7) Cf. Stéphane Foucart, Stéphane Horel, Sylvain
tique pour mener la bataille des idées auprès Laurens, Les Gardiens de la raison. Enquête sur la
de l’opinion, c’est-à-dire des médias et des désinformation scientifique, La Découverte, Paris, 2020.
 21 LE MONDE diplomatique – DÉCEMBRE 2021

POUR LA LIBERTÉ EN MODE U BER

garde du libéralisme
Depuis la crise sanitaire, Génération libre
est apparu très actif dans la défense des
libertés publiques. L’« observatoire des
libertés confinées » qu’il a mis en place
recense ainsi l’ensemble des restrictions
apportées par l’État aux libertés publiques
et à des droits fondamentaux du fait de la
gestion de la pandémie de Covid-19 – et
permet de suivre scrupuleusement la levée
ou non de ces restrictions (8).
L’association se veut aussi très investie
dans des thématiques telles que la surveil-
lance numérique ou l’exploitation des don-
nées individuelles par les géants du numé-
rique. Sur ce terrain, M. Kœnig n’hésite
pas à prendre son camp à partie. Ainsi de
fustiger le projet de la présidente de la
région Île-de-France, Mme Valérie Pécresse,
d’introduire un dispositif de reconnaissance
faciale dans les transports en commun
Supprimer le statut de la fonction publique
– « Bienvenue à Pékin-sur-Seine », ironise
le chroniqueur des Échos, pour qui, para-
phrasant Voltaire, il vaut mieux laisser un
coupable ou un variant en liberté que de
« mettre sous surveillance des millions de
gens » (Les Échos, 23 juin 2021).
Écoles libres, légalisation du cannabis,
ouverture à la concurrence des professions
réglementées, libre-échange intégral, pou-
voir aux entités locales plutôt qu’à l’État
central, mise en place de taxes carbone, etc.
Au-delà d’une image plutôt jeune, liber-
taire, les mesures prônées par le think tank
composent très clairement le «programme
d’un friedmanien français (9)». Le maître
mot du projet libéral, explique-t-on, c’est
l’«autonomie », à commencer par celle de
l’individu. Défendre son « autonomie »,
c’est protéger ses droits, étendre le domaine
de sa « responsabilité ».
innovant, ou à défaut de l’autoentrepre-
neur méritant qui pédale pour livrer des
hamburgers à ce travailleur créatif et inno-
vant. C’est la liberté en mode Uber.
Dans son roman L’Enfer, paru début
2021, M. Kœnig se moque d’un écono-
miste, disciple de Friedman, qui, au lieu
d’aller au paradis, erre dans des aéroports,
l’aéroport symbolisant dans le récit les
travers du néolibéralisme, un univers
réduit à des boutiques et à des contrôles
de sécurité – un cauchemar « high-tech ».
Cette veine critique fait écho à un
voyage de plusieurs mois qu’il a mené à
cheval et à pied, de Bordeaux à Rome,
dans les pas de Montaigne, qui avait entre-
pris une semblable pérégrination au
XVIe siècle, alors que la peste frappait la
France. Parti à l’aventure, « à la rencontre
des gens », le philosophe a traversé diffé-
rents recoins, essentiellement des cam-
pagnes, et a livré un récit introspectif (12)
faisant valoir les vertus d’une éthique de
Il jouit aussi d’un contexte jugé propice. En
effet, la gestion par les pouvoirs publics de
la pandémie de Covid-19 semble fournir une
occasion unique de dénoncer l’absurdité de
règles incompréhensibles, la profusion de
protocoles inapplicables et de mesures
liberticides – M. Kœnig parle de «sadisme
bureaucratique » pour qualifier ce travers,
dont l’attestation de déplacement déroga-
toire a pu constituer l’exemple le plus
frappant. L’objectif serait de provoquer un
sursaut politique en faveur d’une simpli-
fication des lois. L’initiative a d’emblée
séduit des parlementaires du groupe Agir
(ex-La République en marche) qui, emme-
nés par la députée Valérie Petit, sont partis
à l’assaut du « burn-out administratif » des
Français. Les médias aussi ont apprécié, à
commencer par France Inter, qui l’a reçu
dans la matinale animée par Nicolas
Demorand et Léa Salamé.
Puis Simple a présenté en novembre
son « projet Portalis », qui, pour lutter
contre l’« enfer bureaucratique », entend
normes. C’est un grand jeu de chamboule-
tout qui est proposé, « une simplification
à coups de marteau » dans le droit fran-
çais. Toutefois, la question très épineuse
du droit européen, aujourd’hui source
essentielle du droit français, se trouve à
peine abordée (14) – envisagerait-on de
répudier son application d’un trait de
plume… ou d’un coup de marteau ?
La charge sonne juste dans bien des cas.
Et en théorie, c’est le trop-plein de règles
et de contraintes publiques et privées qui
se trouve pointé du doigt. En pratique,
cependant, le discours politique a très vite
pris une autre tournure, ne mettant en
cause qu’un aspect de l’« oppression
bureaucratique ». « Le secteur privé joue
évidemment sa part » dans la profusion
normative, laisse échapper M. Kœnig lors
de son meeting du 15 novembre… et puis
rien. Le sujet est soigneusement esquivé.
Comme si la tentation était trop forte de
renouer avec une vieille rhétorique conser-
vatrice, porteuse sur le plan politique, mais

A UX (mauvais) penchants pour la sécu-

rité, on oppose le goût du risque et de la
ne pas créer un «marché de l’immigration»
basé sur la vente de visas aux travailleurs?
vie plus ouverte à la nature, critique de la
frénésie urbaine, de l’aliénation aux outils
numériques et à l’accumulation maté-
« réduire par cent » l’ensemble des trompeuse intellectuellement.

compétition. Cette conception ne se résume
pas aux questions économiques, mais
concerne tous les aspects de l’organisation
sociale. La rhétorique de la liberté de choix
s’applique ainsi à tout : à la consommation,
à l’école, à la retraite («La retraite quand je
veux» est le titre d’un rapport de Génération
libre), à l’impôt même – pourquoi donc ne
pas abolir l’impôt et le transformer en dons?
Le libéralisme, faut-il le préciser, ne
dénie pas à l’État toute utilité – ne serait-
ce que pour protéger les droits de l’individu,
la propriété, établir et assurer le respect des
règles de concurrence. Mais, en substance,
il n’est pas de restriction portée par l’État
au nom de l’intérêt général qui ne soit sus-
pectée de porter préjudice à la liberté de
l’individu, ni de solution collective portée
par la puissance publique au nom du bien
public qui ne constitue une nuisance.
Ainsi, par exemple, la solution au pro-
blème écologique doit reposer clairement
sur un principe de laisser-faire du marché :
il s’agit de corriger les «externalités néga-
tives» et le comportement des acteurs par
des incitations – c’est la taxe carbone. Aller
au-delà de ce système d’incitation revient
à ouvrir la boîte de Pandore – celle d’un
retour de la planification, à des atteintes
inadmissibles à la liberté des entreprises.
De même, la puissance des géants du numé-
rique peut être abondamment dénoncée, la
collecte de données qu’ils pratiquent pré-
sentée comme une «extorsion», la réponse
politique consisterait simplement à rendre
l’individu propriétaire de ses données, libre
à lui ensuite d’accepter cette collecte en les
monnayant. Le marché offre aussi une solu-
tion en matière d’immigration : pourquoi
La main dans le pot à bobards
En matière de mœurs, le principe de la
libre disposition de son corps conduit à
laisser libre chacun – ou plutôt chacune
en l’occurrence – de se prostituer, de
revêtir la burqa ou de porter un enfant
pour autrui sans être pénalisé. Génération
libre défend ainsi la gestation pour
autrui (GPA). Tout n’est-il pas affaire de
volonté ? Tout n’est-il pas monnayable,
y compris le corps d’autrui ? Le juriste
Daniel Borrillo considère ainsi « la GPA
comme la forme la plus féministe de
reproduction non seulement parce qu’elle
affirme le droit des femmes de disposer
d’elles-mêmes, mais aussi parce qu’elle
permet de tarifer un travail effectué aupa-
ravant gratuitement (10) ». Quel progrès !
Le laboratoire d’idées entend identifier
des mesures susceptibles de constituer
des points de bascule afin d’engager un
changement de système de valeurs, des
évolutions en profondeur des politiques
publiques – ainsi, par exemple, de la sup-
pression des dotations aux collectivités
et même, purement et simplement, du sta-
tut de la fonction publique (11).
Dans cet imaginaire, impossible d’en-
visager que le fonctionnariat ou le contrat
à durée indéterminée puissent contribuer
à l’émancipation des individus, en tant
que travailleurs – à les rendre plus libres,
car libérés de l’angoisse matérielle du len-
demain, plus « autonomes » vis-à-vis de
leur employeur ou de l’influence politique.
Au contraire, ce sont simplement des obs-
tacles, des vestiges d’un passé révolu. Le
nouvel horizon privilégié est celui du tra-
vailleur réputé « indépendant », créatif et
rielle… et, très rarement, de certains
méfaits de la liberté économique. Ainsi,
à propos du fleurissement des zones com-
merciales, où la laideur le dispute à la
vacuité, l’auteur concède-t-il un revire-
ment d’opinion : « Du haut de mes 25 ans,
j’aurais affirmé que les habitants avaient
fait eux-mêmes ce choix en désertant leurs
magasins [du centre-ville]. » Pour autant,
l’essayiste se garde bien de trop s’inter-
roger sur les causes de ces maux et sur la
politique d’aménagement qui aurait per-
mis de les éviter.
Qu’a-t-il retiré sur le plan politique de ses
rencontres? «Tous me racontent la même
histoire absurde, affirme M. Kœnig. Celle
des gens honnêtes qui veulent faire leur bou-
lot, mais qui se trouvent écrasés par une
réglementation qu’ils ne peuvent appliquer.
Cette surcharge rend fou» (Ouest France,
17 juillet 2021). Le récit de voyage men-
tionne une série de cas réputés exemplaires :
celui d’un viticulteur qui ne peut installer
le nombre de douches réglementaires pour
les vendangeurs, d’un boucher menacé par
un nouvel arrêté sur les chambres froides,
d’une tenancière de chambres d’hôtes sanc-
tionnée pour avoir servi un verre d’alcool,
ou encore d’un maçon qui ne peut construire
un échafaudage aux normes (13). Pour eux,
respecter les normes est une gageure – et
tout le monde, affirme le philosophe-repor-
ter, se glisse en permanence dans les inter-
stices du droit.
M. Kœnig a donc créé un nouveau mou-
vement : Simple. En mai 2021, l’initiative a
bénéficié d’un lancement en «une» de l’heb-
domadaire Le Point sous le titre «L’État qui
rend dingue. Voyage au Bureaucratistan».
La liberté s’arrête aux portes de l’entreprise
E N effet, la critique exempte l’entreprise
de toute charge critique. M. Kœnig pense-
t-il que ces organisations où prolifèrent les
reporting, les dispositifs d’évaluation et
de contrôle, échappent aux travers de la
bureaucratie ? L’essayiste préfère égale-
ment minimiser tout ce que doit la proli-
fération de normes publiques à l’interven-
tion de groupes d’intérêts privés qui
coécrivent les lois et les réglementations,
pour leur compte. C’est pourtant l’un des
aspects centraux de l’analyse proposée
dans l’ouvrage de l’anthropologue David
Graeber, que M. Kœnig affectionne (15).
Graeber établit un lien ténu entre bureau-
cratie et néolibéralisme, que l’on peut
déceler dans tous les domaines de la vie
sociale, depuis la gestion des hôpitaux
jusqu’aux services de livraison, la compé-
tition et la performance remplaçant les
formes de coopération qui constituent le
cœur de la vie en société, les conditions
d’une vie décente. N’est-ce pas l’individu
lui-même qui devient sans cesse comptable
de ses performances, jusque dans sa vie
quotidienne et intime (16) ?
Ayant consacré un ouvrage au sujet de
l’intelligence artificielle, M. Kœnig
n’ignore rien des aliénations nouvelles
produites par la technologie, qui nourrit
le sentiment d’un quotidien étouffé par les
formulaires absurdes, les applications
intrusives, les conversations avec des
répondeurs téléphoniques. Mais, sur ce
sujet, la réponse devient essentiellement
éthique, personnelle : il convient de
« ralentir », de savoir utiliser Internet avec
mesure – au pire interdire les réseaux
sociaux à ses enfants –, de laisser aux indi-
vidus la responsabilité de leurs données,
de les laisser libres d’apprendre à consom-
mer moins s’ils souhaitent vivre mieux.
Cet aveuglement politique ne saurait
surprendre. Dans le monde enchanté des
libéraux, la liberté s’arrête toujours aux
portes de l’entreprise. Déjà au XIXe siècle,
les auteurs de ce courant combattaient avec
férocité, au nom de la «liberté du travail»,
toute forme d’intervention publique sus-
ceptible d’entraver l’exploitation et
d’émanciper l’individu en tant que travail-
leur. Et si les socialistes ont lutté, dès cette
époque, contre les idées des libéraux en
mettant l’accent sur les valeurs d’égalité
et de solidarité, c’est au nom d’une
conception finalement plus exigeante de
la liberté – la recherche de l’égalité étant
conçue comme le moyen de donner un
contenu réel aux libertés, pour tous, et de
favoriser la réalisation des aspirations de
chacun. Cette conception, aujourd’hui, n’a
rien perdu de son acuité. Pourquoi donc
faudrait-il laisser les libéraux se prévaloir
d’être les gardiens de nos libertés ?
A NTOINE S CHWARTZ .
(8) Consultable sur www.generationlibre.eu
(9) Gaspard Kœnig, préface à Milton Friedman,
Capitalisme et liberté, Flammarion, coll. « Champs »,
Paris, 2016.
(10) Daniel Borrillo, préface au rapport de Génération
libre, « Pour une GPA responsable en France »,
septembre 2018, consultable sur www.generationlibre.eu
(11) «Servir l’État demain», Génération libre, Paris,
novembre 2014.
(12) Gaspard Kœnig, Notre vagabonde liberté,
Éditions de l’Observatoire, Paris, 2021.
(13) Ibid.
(14) Gaspard Kœnig, Nicolas Gardères, Simplifions-
nous la vie !, Éditions de l’Observatoire, Paris, 2021.
(15) David Graeber, Bureaucratie, Les Liens qui
libèrent, Paris, 2015.
(16) Cf. Isabelle Bruno et Grégory Salle, « Bureau-
cratie néolibérale », dans Antony Burlaud, Allan
Popelard et Grégory Rzepski (sous la dir. de),
Le Nouveau Monde, Éditions Amsterdam, Paris, 2021.

L E 4 novembre dernier, aux États-Unis, l’une des révélations

les plus explosives de la décennie gagnait définitivement
le rayon des fake news officielles. Ce jour-là, M. Igor
Danchenko, l’une des sources principales d’un dossier
décrivant M. Donald Trump comme une marionnette aux
mains de M. Vladimir Poutine, était inculpé pour avoir menti
au Federal Bureau of Investigation (FBI). Le Kremlin détiendrait
des vidéos compromettantes du président américain filmé
avec des prostituées dans un hôtel moscovite, avait-il soutenu
en 2016 dans un témoignage crucial, précisant aux enquêteurs
tenir ce secret d’un associé de M. Trump bien introduit à
Moscou. Or, une enquête judiciaire en cours suggère que son
informateur était en réalité un proche de Mme Hillary Clinton…
Publié le 10 janvier 2017 par le site Buzzfeed News, le
« rapport Steele », ainsi baptisé du nom du compilateur de ces
ragots, a inspiré aux publications les plus réputées de la planète
des milliers d’articles basés sur le type même de scénario
conspirationniste qu’elles se flattent habituellement de réfuter.
Sauf que, cette fois, la théorie du complot – M. Trump manipulé
par M. Poutine – confortait leurs préjugés (1). L’arrestation de
M. Danchenko déboussole la presse libérale. Le document
qui a nourri tant d’enquêtes, dont certaines couronnées d’un
prix Pulitzer en 2018, reposait sur « des exagérations, des
rumeurs et des mensonges purs et simples », admet le
Washington Post (5 novembre). Dès lors, « certains reportages
publiés sur la question par les médias, dont le Washington
Post, se retrouvent mis en doute ». Dit sans ambages, les
articles étaient si densément truffés de racontars invérifiés
que la directrice de la rédaction a pris la décision extraordinaire
d’en récrire a posteriori une douzaine…
Également pris la plume dans le pot à bobards, le New York
Times sous-traite son mea culpa à un professeur de journalisme.
«La distinction entre ce que les journalistes supposent et ce que PENSER
nous vérifions correspond souvent à la différence entre la fiction
et la réalité», rappelle Bill Grueskin (15 novembre). Dans les deux LIBREMENT
LE MONDE
cas, les rectifications embarrassées n’occupent qu’une fraction
infime de l’espace consacré aux fake news du rapport Steele.
Si les ultraconservateurs jubilent, très peu de lecteurs
progressistes sauront que l’une des affaires les plus commentées
du mandat de M. Trump était tout simplement bidon…
Depuis 1948,
En France, leur nombre s’annonce encore plus réduit. Vingt
l’école des
jours après ce Pearl Harbor du journalisme, seuls L’Express
relations
(18 novembre) et le site de Paris Match (4 novembre) avaient
internationales
évoqué le nom de M. Danchenko. Impossible d’incriminer la
distraction, tant les éditorialistes parisiens se réfèrent avec
et des sciences
politiques.
déférence au New York Times et au Washington Post. « Les
deux quotidiens se sont livrés une saine bataille éditoriale
tirant largement vers le haut les deux titres en termes de
qualité de contenu », s’émerveillait la spécialiste des médias
de France Inter, Sonia Devillers (13 mai 2021), qui n’a pas BACHELOR
soufflé mot de leur récente déconfiture. On attend avec MSC
impatience le verdict des anticomplotistes patentés : à l’heure MASTER
où nous mettions sous presse, ni les vérificateurs de
Libération, ni les décodeurs du Monde, ni l’Observatoire du ALTERNANCE
conspirationnisme, ni l’émission hebdomadaire « Antidote » ET INITIAL
sur France Inter n’avaient commenté l’affaissement du plus
gros soufflet complotiste de ces dernières années.
P IERRE R IMBERT .
CAMPUS DÉTAILS ET
(1) Lire Serge Halimi et Pierre Rimbert, «Tchernobyl médiatique», Le Monde
PARIS - LYON INFOS
diplomatique, mai 2019.
ILERI.FR
DÉCEMBRE 2021 – LE MONDE diplomatique
Q UI
L’investiture par la grâce des sondages
Filtrées par la procédure des parrainages d’élus locaux,
les déclarations de candidature se multiplient à l’approche
de l’élection présidentielle de 2022. Mais, hier apanage
des partis, le processus de sélection des prétendants est
troublé depuis une quinzaine d’années par l’omniprésence
des sondages sur les intentions de vote, que certains placent
au cœur de leur stratégie.
PAR ALAIN GARRIGOU *
L
ES commentateurs attribuent géné-
ralement la prolifération des sondages
au recul ou à la faillite des partis poli-
tiques. Ne s’agirait-il pas plutôt de l’in-
verse, d’une disqualification des partis
par les sondages ?
L’institution de l’élection du président
de la République au suffrage universel en
1962 a amorcé un processus que son ini-
tiateur – le général de Gaulle – ne pouvait
prévoir. En matière constitutionnelle, il
faudrait sans doute graver dans l’esprit
des législateurs cette formule désinvolte
du rédacteur du texte instituant le suffrage
universel en 1848, Louis de Cormenin :
« Il sera bien curieux de voir ce que tout
cela va donner. » Ne goûtant guère cette
désinvolture, Alexis de Tocqueville
accusa le juriste : « Il en parlait comme
d’une expérience de chimie (1). »
La réforme constitutionnelle de 1962 ne
posait pas vraiment la question de l’accès
à la candidature, faisant simplement passer
le nombre de «présentations» nécessaires
(couramment appelées «parrainages») de
cinquante (selon la Constitution rédigée
en 1958) à cent. Dans sa logique plébisci-
taire, elle laissait donc en suspens le choix
des candidats, comme si une providence
divine allait se charger de les désigner.
L’institution du parrainage paraissait suf-
fisante à limiter le nombre des candidats
en même temps qu’elle suggérait la
méfiance à l’égard des « fantaisistes »
– provocateurs ou fous authentiques –
comme l’histoire électorale en avait mon-
tré quelques exemples. Rien non plus sur
le nombre de postulants. Au départ, ce ne
fut pas la ruée puisque seuls six candidats
se présentèrent à la première élection au
suffrage universel de 1965. Le chemine-
ment de l’investiture fut divers : le général
de Gaulle, candidat à sa succession, ne se
déclara qu’un mois avant le scrutin et fut
en quelque sorte investi par lui-même ou
par l’histoire; le candidat de gauche Fran-
çois Mitterrand, par une coalition des partis
de gauche ; le centriste et proaméricain
Contournement des règles partisanes
D ÈS leur naissance au XIXe siècle, les
partis politiques ont été organisés autour
de la fonction de sélection du personnel
politique, essentiellement en vue des
élections. Quand des candidats ont cher-
ché à se faire élire sans leur investiture,
ce fut généralement en vain. De toute
façon, quelles que soient les distances
initiales, il fallait ensuite se rallier à l’un
d’eux. Un chef aussi prestigieux que le
général de Gaulle, pourtant réputé hostile
aux partis, fit créer en quelques semaines
le parti Union pour la nouvelle Répu-
blique (UNR), afin de lui donner une
majorité à l’Assemblée nationale. Et c’est
lui qui fit inscrire dans la Constitution
– dont il réclamait la paternité – le statut
constitutionnel des partis politiques. « Les
partis et groupements politiques concou-
rent à l’expression du suffrage », indique
ainsi l’article 4.
Les rivalités se réglaient à coups de
manœuvres de partis, en congrès,
motions, intrigues, alliances et votes.
Cette situation fut mise en cause quand
la défaite de la gauche désunie aux élec-
tions législatives de 1978 imposa une
lutte de direction au sein du Parti socia-
liste (PS). Mitterrand, à la tête du parti
* Professeur émérite de science politique à l’uni-
versité Paris Nanterre. Auteur de l’ouvrage Le Vote
et la Vertu. Comment les Français sont devenus
électeurs, Presses de Sciences Po, Paris, 1992.
22
CHOISIT VRAIMENT LES CANDIDATS À L’ ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE ?
Jean Lecanuet, par son propre parti, le
Centre des démocrates sociaux (CDS). Un
inconnu, Marcel Barbu, fut célèbre en un
tour de main et moqué jusqu’au dénoue-
ment d’un score un peu ridicule de 1 %
des suffrages exprimés. Une sanction natu-
relle de l’outrecuidance de l’inconnu.
Il y eut une nouveauté plus visible dont
on mesura pourtant mal la portée avec
l’annonce d’un ballottage jugé improba-
ble du président sortant. Elle allait consa-
crer l’intervention des sondages dans la
politique française. De toute façon, l’in-
vestiture présidentielle devenait l’affaire
des partis politiques encadrée par le sys-
tème de parrainage. Lequel fut renforcé
en 1976 après que le nombre de candidats
fut passé de six en 1965 à sept en 1969
et à douze en 1974 : on ne réclama plus
seulement cent parrainages mais cinq
cents. Ces parrainages affectés à un corps
de grands électeurs issus essentiellement
des élus locaux donnaient une grande
place aux partis politiques par les affilia-
tions partisanes de ces élus, mais aussi
par les liens de clientèle. Dans le vaste
corps électoral – 42 000 en 2017 –, il y
eut néanmoins toujours des élus prêts à
parrainer des candidats « marginaux ».
Quand les sondages confirmèrent les
progrès électoraux de la coalition d’union
de la gauche, victorieuse aux élections
municipales de 1976, en laissant présager
une victoire aux élections législatives de
1978, la majorité présidentielle entrevit
le spectre d’une prophétie autoréalisa-
trice. Elle encadra législativement les son-
dages par la loi du 19 juillet 1977 portant
création d’une commission des sondages,
et par diverses mesures, dont l’interdic-
tion de publier les études d’opinion sur
les intentions de vote dans la semaine pré-
SELÇUK
cédant les scrutins, avant que ce délai ne
concerne plus que la veille et le jour de
l’élection à la demande des sondeurs en
2002. L’irruption croissante de ces pro-
nostics avait déjà amorcé une profonde
transformation du champ politique.
depuis 1971, ayant été défait deux fois à
l’élection présidentielle, en 1965 et en
1974, une majorité de députés socialistes
souhaitait qu’il ne soit pas le candidat du
PS en 1981. Le 19 mars 1978, soir du
second tour des élections législatives, un
des chefs de courant du PS, Michel
Rocard, sur un plateau de télévision, se
tournait vers la caméra pour prendre acte
de la défaite, esquisser l’avenir et se pré-
senter comme la relève. Selon les normes
classiques des luttes internes des partis
démocratiques, le congrès du PS devait
trancher cette concurrence. Mitterrand
remporta la majorité des mandats au
congrès de Metz en 1979, ce qui lui per-
mettait, en principe, de contrôler la pro-
chaine investiture présidentielle de son
parti. Pouvait-il tenter sa chance à nou-
veau ? N’était-il pas temps d’un renou-
vellement ? Rocard, qui caracolait en tête
des sondages de popularité, semblait un
bien meilleur candidat pour affronter le
président sortant, Valéry Giscard d’Es-
taing. Dans une tentative de contourne-
ment des règles partisanes, Rocard se
déclara candidat si Mitterrand ne se
représentait pas. C’était aller trop loin,
ou pas assez. Mitterrand se représenta et
fut élu.
La deuxième cohabitation (1993-1995)
entraîna un nouveau contournement de
l’investiture partisane. M. Édouard Bal-
ladur devint premier ministre pour éviter
au candidat du Rassemblement pour la
République (RPR) Jacques Chirac la
mésaventure d’une cohabitation et le pré-
parer à l’emporter enfin. Dans une coha-
bitation pacifiée, le premier ministre
obtint rapidement de bonnes cotes de
popularité et bientôt des intentions de vote
supérieures à celles pour Chirac. Les cou-
lisses bruissaient alors des rumeurs sur
une candidature de M. Balladur, balayée,
puis stipendiée comme une trahison per-
sonnelle (à Chirac) et partisane (au RPR).
La campagne à droite fut ainsi dominée
par cette rivalité interne, car l’appareil du
RPR dominé par Chirac lui accorda l’in-
vestiture alors que M. Balladur obtint
celle de l’Union pour la démocratie fran-
çaise (UDF) et se passa donc de celle de
son parti. L’élection du premier signa une
victoire de l’organisation partisane sur
une stratégie sondagière.
Un tournant eut lieu avant l’élection
présidentielle de 2007 quand, au sein du
PS, une compétition s’annonçait entre
les principaux chefs de parti : MM. Lau-
rent Fabius, Dominique Strauss-Kahn et
François Hollande. Une surprise advint
avec l’irruption de la candidature de
Mme Ségolène Royal. Elle s’expliquait
principalement par son inclusion sou-
daine dans les sondages de popularité de
l’été 2006. Très rapidement, elle s’im-
posa dans les intentions de vote face à
M. Nicolas Sarkozy, dont la candidature
n’était plus disputée dans son propre
parti. Or, pour trancher entre ses
caciques, le PS s’était finalement rallié
à l’idée d’organiser une élection primaire
au corps électoral très large (augmenté
par les effets d’une offre d’adhésion sur
Internet à 20 euros). Ce qui revenait à
introduire dans le jeu partisan des élec-
teurs étrangers aux manœuvres partisanes
et surtout motivés par la perspective
d’une victoire sur le candidat de droite.
Les simulations de deuxième tour don-
naient plus de chances à la nouvelle
venue. Investie par le PS au terme d’une
procédure inédite, Mme Royal fut battue.
La stratégie sondagière l’avait menée
loin, mais pas jusqu’au bout.
Si M. Hollande remporta l’élection pré-
sidentielle en 2012, il le dut tout d’abord
à l’affaire Strauss-Kahn, scandale sexuel
qui en fit un candidat de secours suffi-
samment tôt. Il parvint en effet à capter
rapidement les intentions de vote pour le
candidat déchu. Et caracola en tête des
sondages. Dans une primaire ouverte à
laquelle participèrent plus de 2,6 millions
d’électeurs, il décrocha l’investiture, puis
remporta l’élection. Son avance énorme,
qui atteignit jusqu’à une vingtaine de
points, se solda par une courte victoire
(51,7 % contre 48,3 %). Bien que n’ayant
guère prouvé leur fiabilité, les sondages
furent au premier plan de l’élection pré-
sidentielle suivante en aidant à convaincre
le président sortant de ne pas se présen-
ter : il était donné battu dans toutes les
hypothèses. Et la candidature d’un « hors
parti », M. Emmanuel Macron, pointait
avant même qu’il ait démissionné de son
poste de ministre. Le nouveau venu
déboula en tête des intentions de vote
quelques mois avant le scrutin.
Si le processus n’est pas achevé, il est
suffisamment avancé dans la perspective
de l’élection présidentielle de 2022 pour
permettre à une candidature marginale
(M. Éric Zemmour) de se placer au cœur
des débuts de la campagne, mais pas
assez pour que la stratégie sondagière,
tentée par certains candidats (M. Xavier
Bertrand, M me Valérie Pécresse) qui
n’avaient pas renouvelé leur carte de
parti, s’impose puisqu’ils ont dû y renon-
cer et solliciter une investiture partisane.
Un tel imbroglio signe les incertitudes
du moment entre les procédures parti-
sanes anciennes, les sondages et les pri-
maires (qui ont désigné le candidat éco-
logiste). Mais en un processus cumulatif,
les partis deviennent moins attrayants
pour les militants potentiels, non seule-
ment parce qu’ils ne pèsent plus autant
dans la sélection du personnel politique,
mais aussi parce que leur rôle dans la
définition du programme du candidat
décroît. Les choses sérieuses se passent
ailleurs, dans les think tanks et les
équipes de campagne.
Le dépouillement de l’organisation par-
tisane prit des formes plus matérielles
avec le financement public des cam-
pagnes, lorsque celui-ci posa un seuil de
remboursement à partir de l’obtention de
5 % des suffrages exprimés. Les sondages
offraient le seul instrument de mesure,
hors l’instinct, permettant de limiter les
risques de pertes pour les « petits candi-
dats ». Si l’enthousiasme prosélyte l’em-
portait sur la raison, les banques se char-
geaient de les rappeler à la réalité en
refusant les crédits à ceux qui n’attein-
draient pas un seuil fixé intuitivement à
7 % des intentions de vote. Un premier
candidat à en faire les frais fut l’écologiste
Alain Lipietz en 2002, qui, dûment investi
par son parti, dut renoncer au profit d’un
militant du parti mieux loti dans les inten-
tions de vote. Et donc plus assuré du rem-
boursement des frais de campagne. Par
ailleurs, comment attirer les contributions
financières privées en faveur de candidats
paraissant dépourvus de chances ? D’au-
tant que ces mêmes pronostics ne pous-
sent pas non plus les journalistes à inviter
les candidats mal placés sur leur plateau.
Lors des dernières élections régionales
en France, le manque de scrutateurs dans
les bureaux de vote a fini par retenir
l’attention. Depuis quelques années, les
mairies doivent recourir au personnel
municipal rémunéré. Mais l’appel au
bénévolat ne suffit plus ; les scrutateurs
volontaires étaient souvent motivés par
leur engagement partisan. Par ailleurs,
lorsque les candidats privilégient le
recours aux médias pour convaincre les
électeurs, le porte-à-porte devient mar-
ginal. A fortiori on ne voit plus autant les
militants aller « chercher » les électeurs
chez eux le jour de scrutin.
Ainsi, paradoxalement, les luttes par-
tisanes ont promu des outils comme les
sondages pour forcer le destin à l’inté-
rieur ou à l’extérieur des partis. Lesquels
tendent à reléguer les procédures internes
d’investiture, par les états-majors et les
adhérents, pour instituer une opinion
publique de sondages en arbitre suprême,
ce qui diminue ainsi leur place. Certes,
cette dynamique a également profité de
la convergence d’intérêts avec de nou-
veaux protagonistes de sélection du per-
sonnel politique, les journalistes et les
sondeurs. Les premiers ont réclamé de
nouvelles sources d’intérêt pour produire
un spectacle. Les sondages sont venus
ajouter au spectacle télévisé. Journalistes
et sondeurs cèdent évidemment à la
croyance dans leur capacité d’influence
et de faiseurs de rois, mais aussi au pen-
chant narcissique très humain qui les fait
peupler les plateaux de télévision. Le
paradoxe devient encore plus saugrenu
quand on considère que les intentions de
vote n’existent pas comme des choses,
mais comme des images très inégalement
constituées, souvent absentes, surtout six
mois avant une élection, c’est-à-dire au
moment où commencent les grandes
manœuvres. Que la sélection des candi-
dats se fasse à partir d’artefacts constitue
un risque pour la légitimité des élections
démocratiques. Jusqu’à quand l’illusion
pourra-t-elle être entretenue ?
Que les croyances dans le bénéfice
démocratique des sondages s’érodent
parce que la représentativité des échan-
tillons n’est plus si sûre, que les calculs
n’apparaissent pas si fiables, que les
chances de gagner n’en soient pas amé-
liorées, et la relève sondagière aux partis
politiques devrait s’épuiser. Comme cela
tarde malgré les critiques et la baisse de
qualité des sondages, il faut croire que
de puissantes raisons jouent en sens
contraire. Certes, les mécanismes parti-
sans n’étaient pas si désintéressés ni si
transparents, mais la sélection du person-
nel démocratique par des sondages à bas
coûts et rémunérés, permettant aux
mêmes personnes de livrer leurs « inten-
tions de vote », de s’exprimer plusieurs
fois, selon des calculs plus ou moins
clairs, avec des méthodes de fabrication
secrètes et juridiquement protégées par
le secret industriel valent-elles mieux ?
(1) Alexis de Tocqueville, Souvenirs, Œuvres
complètes, Robert Laffont, Paris, 1986.
 23 LE MONDE diplomatique – DÉCEMBRE 2021

Q UAND LE RECENSEMENT DE LA POPULATION CARCÉRALE DEVIENT UN ENJEU DÉMOCRATIQUE

Magie du charcutage électoral aux États-Unis

La défaite, le 2 novembre, de leur candidat lors de l’élec- lier les failles du recensement. Réassigner
tion du gouverneur de Virginie fait redouter aux démo- les prisonniers à leur ancienne adresse
au moment du redécoupage électoral est
crates une déroute parlementaire en 2022. Cette crainte une solution. Dans l’Illinois, une loi
est avivée par le redécoupage des circonscriptions qui vient adoptée avec le soutien de M. Ford obli-
gera, à partir de 2025, l’administration
d’intervenir. Car les républicains devraient en profiter, pénitentiaire à recueillir et à communi-
même si à l’issue du scrutin de l’année prochaine ils res- quer chaque année les adresses des déte-
nus avant leur incarcération, pour per-
taient minoritaires en nombre de voix. mettre aux commissions électorales de
les comptabiliser dans leur quartier d’ori-
gine. « C’est un début et un pas dans la
bonne direction », affirme l’élu.
PAR CHARLOTTE RECOQUILLON *
Le plus simple serait bien sûr de chan-

T © ADAGP, PARIS, 2021 - BRIDGEMAN IMAGES

OUS les dix ans, lors du recense-
ment, les États-Unis redessinent leur
carte électorale afin de s’adapter à la nou-
velle donne démographique. D’appa-
rence technique, presque arithmétique
– au sein d’une même division adminis-
trative, chaque circonscription électorale
doit abriter le même nombre d’habitants
(à plus ou moins 5 %) –, l’opération se
révèle éminemment politique. Décidée
par les majorités au pouvoir dans les dif-
férents États, elle permet à chaque camp
de se tailler des circonscriptions sur
mesure, propices à faciliter sa victoire,
en concentrant ou en diluant tel ou tel
groupe démographique. Ainsi, les répu-
blicains affectionnent particulièrement
les circonscriptions à majorité blanche.
Au Texas, la population blanche a par
exemple chuté de 52 % à 45 % du total
Privés de représentation politique
ger les règles du recensement. « Si le
Bureau du recensement modifie sa
entre 2000 et 2010. Pourtant, en 2012, manière de compter les personnes incar-
grâce à la magie du gerrymandering cérées, le problème sera uniformément
(« charcutage électoral »), elle était résolu sur tout le territoire », défend
majoritaire dans 70 % des circonscrip- M. Wessler. L’administration commence
tions de l’État (1). d’ailleurs à prendre conscience du
problème. Lors de la préparation du
Le redécoupage consécutif au recen- recensement de 2020, elle a recueilli
sement de 2020 a lui aussi produit son lot plusieurs dizaines de milliers de com-
de manipulations. Ainsi, alors que 95 % JEAN-MICHEL BASQUIAT. – « Jim Crow », 1986 mentaires, dont la quasi-totalité (77 863
de la croissance démographique du Texas sur 77 887) prônait la prise en compte
entre 2010 et 2020 était le fait des mino- interrogé M. Danny R. Young, qui fut personnes se plaindre, et un autre doit de la dernière adresse avant incarcéra-
rités raciales, la nouvelle carte adoptée le élu au conseil municipal d’Anamosa, le en écouter cent, cela crée des déséqui- tion comme lieu de résidence des pri-
25 octobre dernier ne leur garantit aucun siège du comté : « Est-ce que vous les libres, même au sein de ces comtés sonniers (6). Mais, au prétexte que « ce
poids électoral supplémentaire (2). En considérez comme vos administrés ? » ruraux. » Par exemple, les détenus ne serait pas cohérent avec le concept
Caroline du Nord, dix des quatorze nou- Réponse de l’intéressé : « Ils ne votent comptent pour 80 % d’un district du de “résidence habituelle” » et que « le
veaux districts du Congrès sont assurés pas, donc pas vraiment. » En pratique, comté de Juneau, dans le Wisconsin. redécoupage électoral incombe aux
d’élire des républicains alors que la der- les prisonniers n’ont en effet aucun Disposant malgré tout d’un élu, les États », l’administration a finalement
nière élection présidentielle a montré un contact avec les institutions, élus et ser- quelque 20 % de résidents libres se rejeté cette option. Elle se contentera de
vote populaire équilibré entre démocrates vices du lieu de détention, et, sitôt libé- trouvent donc mécaniquement surrepré- fournir de nouvelles données aux com-
(48,6 %) et républicains (49,9 %). rés, la grande majorité d’entre eux sentés en comparaison des habitants des missions électorales, qui pourront ainsi
retournent à leur ancienne adresse. Pour- districts voisins sans prison. agir à leur guise.
quoi persister dans ce comptage qui
semble défier la logique ? De plus, s’ils viennent majoritaire- En 2010, seuls deux États avaient pris
ment des zones urbaines, les détenus des mesures pour s’attaquer au problème

U N problème supplémentaire se pose

aux législateurs : le comptage des per-
sonnes incarcérées. Selon la Constitution
américaine, chaque personne a droit à
une égale représentation, en vertu du
principe « une personne, un vote ». Dès
lors, où faut-il compter les détenus ? Là
où se trouve la prison ? Ou bien à
l’adresse du précédent domicile ? Le
bureau du recensement prend en compte
le « lieu habituel de résidence », défini
comme l’endroit où les personnes dor-
ment et mangent. Depuis 1790, l’adresse
de la prison est donc retenue. Ce choix,
indolore pendant presque deux siècles,
a commencé à poser problème avec les
politiques d’incarcération de masse qui
émergent dans les années 1980 et qui ont
abouti à la situation actuelle : plus de
* Journaliste.
deux millions de personnes sont empri-
sonnées aux États-Unis, l’équivalent de
« Certains comtés atteignent le seuil
légal leur donnant droit à un élu uni-
quement grâce à la prison située sur
la population du Nouveau-Mexique. leur territoire », explique Brianna
Compte tenu de la surreprésentation des Remster. Avec son collègue Rory Kra-
minorités raciales dans la population car- mer, cette professeure de sociologie de
cérale (le taux d’incarcération des Noirs l’université Villanova, située dans la
est cinq fois supérieur à celui des banlieue de Philadelphie, a étudié la
Blancs [3]), mais aussi de la localisation carte électorale de Pennsylvanie (qui
des prisons (principalement dans des compte soixante-sept comtés). Ils ont
zones rurales et blanches), la question identifié quatre circonscriptions rurales
de leur lieu de recensement revêt une qui, sans leur population carcérale,
importance stratégique. seraient trop peu peuplées pour avoir un
représentant. À l’inverse, quatre districts
« C’est avec le redécoupage électoral urbains seraient beaucoup trop peuplés
[redistricting] du recensement de l’an si on y comptabilisait les personnes
2000 qu’on a commencé à remarquer incarcérées à l’autre bout de l’État, ce
qu’il y avait un problème », explique qui conduirait à créer un nouveau
M. Mike Wessler, directeur de la com- district, dont la population, principale-
munication de la Prison Policy Initia- ment noire, aurait toutes les chances de
tive, une organisation qui lutte contre voter pour un démocrate, probablement
l’incarcération de masse. En 2008, le noir (5). Compter les détenus sur leur
New York Times décrivait la situation du lieu d’incarcération « donne plus de
comté de Jones, dans l’Iowa : l’un de pouvoir politique aux citoyens résidant
ses quatre districts, comptant chacun près des prisons, car il leur est plus
1 400 personnes, ne réunissait en réalité facile de joindre leur élu », commente
que 58 personnes en liberté ; toutes les Remster. « Ils ont moins de concurrence
autres étaient des détenus, privés de leur pour se faire entendre, abonde
droit de vote (4). Un journaliste a alors M. Wessler. Si un élu doit écouter vingt
américains sont surtout incarcérés dans
des zones rurales, éloignées de leur
domicile. La méthode de calcul adoptée
lors du recensement fait ainsi disparaître
une partie de la population des quartiers
centraux, souvent noire ou hispanique,
les privant ainsi de représentation poli-
tique et de certains services. « Parmi les
détenus de l’Illinois, 60 % viennent du
comté de Cook, qui comprend Chicago,
mais 99 % d’entre eux sont recensés en
dehors de ce comté », nous explique
M. La Shawn K. Ford, élu démocrate à
la Chambre des représentants de l’Illi-
nois. Il s’agit, selon lui, d’un « enjeu
démocratique », tandis que Remster et
Kramer concluent que c’est une « vio-
lation du droit constitutionnel à une
égale représentation ».
L’opposition à ce mode de calcul ne
cesse de s’amplifier, y compris parmi les
républicains des districts ruraux dénués
de prison, qui voient d’un mauvais œil
cette forme d’inégalité. À ce jour, une
douzaine d’États (dont New York, la
Californie, le Colorado ou le Nevada) et
plus de deux cents comtés, villes ou dis-
tricts ont déjà pris des mesures pour pal-
du recensement des détenus. Ils sont
désormais six fois plus nombreux. Une
évolution qui incite militants, chercheurs
et élus à l’optimisme, avec l’espoir de
régler le problème avant le prochain
recensement de 2030.
(1) Lire Brentin Mock, « Retour feutré de la discri-
mination électorale », Le Monde diplomatique,
octobre 2014.
(2) « What redistricting looks like in every State »,
FiveThirtyEight, New York, données consultées le
16 novembre 2021.
(3) Leah Sakala, « Breaking down mass incar-
ceration in the 2010 census : State-by-State incar-
ceration rates by race/ethnicity », Prison Policy
Initiative, Easthampton (Massachusetts),
28 mai 2014.
(4) Sam Roberts, « Census bureau’s counting of
prisoners benefits some rural voting districts », The
New York Times, 23 octobre 2008.
(5) Brianna Remster et Rory Kramer, « Shifting
power. The impact of incarceration on political
representation », Du Bois Review : Social Science
Research on Race, Cambridge University Press,
vol. 15, n° 2, 2018.
(6) Bureau of the Census, « Final 2020 census
residence criteria and residence situations », Federal
Register, Washington, DC, vol. 83, n° 27,
8 février 2018.

AUVERGNE-RHÔNE-ALPES
LYON. Le 16 décembre, à 20 heures, au Ciné
Mourguet, 15, rue Deshay à Sainte-Foy-lès-
Lyon : projection du film d’Emmanuel Cappel-
lin Une fois que tu sais, suivie d’un débat avec
Charlotte Ogier. En partenariat avec le Ciné
Mourguet, Attac Lyon Sud-Ouest et la Maison
des jeunes et de la culture (MJC) de Sainte-
Foy-lès-Lyon. (catherine.chauvin@wanadoo.fr)
BRETAGNE
RENNES. Le 6 décembre, à 18 h 30, à l’uni-
versité Rennes-II, amphi L1 (Angela-Davis) :
rencontre avec Bernard Friot et Frédéric Lordon
pour leur livre En travail. Conversation sur le
communisme (La Dispute). Le 16 décembre, à
18 h 30, au Jeu de Paume, 12, rue Saint-Louis :
rencontre, suivie d’un dîner, avec Danièle Lin-
hart pour son livre L’Insoutenable Subordination
des salariés (Érès). (amd.rennes@gmail.com)
CENTRE-VAL DE LOIRE
TOURS. Le 9 décembre, à 19 heures, et le
13 décembre, à 11 heures, sur Radio Béton
(93.6), présentation du Monde diplomatique du métisses dans la culture et la société françaises »,
mois. Le 10 décembre, à 20 h 30, au Foyer des en présence des artistes de la troupe et de Yas-
jeunes travailleurs, 16, rue Bernard-Palissy : mine Modestine (L’Harmattan). Réservations :
« Le rôle des sondages dans l’élection prési- 01-45-84-72-00 ou reservation@dunois.com
dentielle ». (pjc.arnaud@orange.fr) (amis.diplo.75@gmail.com)
SEINE-SAINT-DENIS. Le 16 décembre, à
GRAND EST 19 heures, à La Belle Étoile, 14, rue Saint-Just
à Saint-Denis : projection du film Fedayin, le
METZ. Le 9 décembre, à 18 h 30, petite salle combat de Georges Abdallah, du Collectif
des Coquelicots, 1, rue Saint-Clément : « L’in-
Vacarme(s) Films, suivie d’un débat sur « La
formatique détruit-elle la société et la pla- situation dans la Palestine historique », avec
nète ? », « café-Diplo » autour de l’article de Olivier Pironet. En partenariat avec la Cam-
Guillaume Pitron « Quand le numérique détruit
pagne unitaire pour la libération de Georges
la planète » (octobre). (pollmann@univ-metz.fr) Abdallah et la Compagnie Jolie Môme.
(amis.diplo.93@gmail.com). Du 7 au 11 décem-
HAUTS-DE-FRANCE bre, à 20 h 30, au Théâtre Le Colombier, 20, rue
Marie-Anne-Colombier à Bagnolet : En
NORD. Le 3 décembre, à 20 heures, au attendant Friot, pièce de la Compagnie En
Méliès, rue Traversière à Villeneuve-d’Ascq : Déliaison. Le 7 décembre, la représentation
projection du film documentaire Somos Cuba, sera suivie d’un débat avec Bernard Friot et
sur la route du sucre et du tabac, suivie d’un les artistes. (amis.diplo.93@gmail.com et
débat avec le réalisateur, Renaud Schaack. Le amdiplo94@gmail.com)
8 décembre, à 18 heures, à la Maison euro-
péenne des sciences de l’homme et de la VERSAILLES. Le 11 décembre, à 17 heures,
société (MESHS), 2, rue des Canonniers à salle Montgolfier, hôtel de ville de Versailles :
Lille : « Une société de la vigilance ? », avec rencontre avec Nina Faure pour l’ouvrage col-
Vanessa Codaccioni. Le 11 décembre, à lectif Notre corps, nous-mêmes (Hors d’at-
14 h 30, à Sciences Po, 9, rue Auguste-Angel- teinte). Le 17 décembre, à 19 heures, au cinéma
lier à Lille : « Les extrêmes droites en France : Roxane, 6, rue Saint-Simon : projection du film
bilans et perspectives », avec Nicolas Lebourg. de Clara López Rubio et Juan Pancorbo
Hacking Justice – Julian Assange, suivie d’un
Rencontres organisées avec la Ligue des droits
de l’homme dans le cadre du Forum des liber- débat avec Laurent Dauré et Meriem Laribi.
(eveleveque@wanadoo.fr)
tés. (amdnord@yahoo.fr)
ÎLE-DE-FRANCE NOUVELLE-AQUITAINE
PARIS. Le 18 décembre, à 19 heures, au Théâ- GIRONDE. Le 3 décembre, à 18 h 30, à la
tre Dunois, 7, rue Louise-Weiss : représentation médiathèque Flora-Tristan, place d’Armagnac
de la pièce (La bande à) Laura, suivie d’un à Bordeaux et le 10 décembre, à 19 heures, à
débat sur le thème « Les femmes noires et la médiathèque, esplanade du Broustic à
Andernos-les-Bains : « Quels soutiens inter-
nationaux à la résistance des femmes
afghanes ? », avec Hanifa Alizada. Le
17 décembre, à 19 heures, à la médiathèque,
30, rue de Los Heros au Haillan : rencontres
avec Grégory Rzepski (« Leur État et le
nôtre ») et Antoine Schwartz (« Le verrou de
Bruxelles ») dans le cadre de la présentation
de l’ouvrage collectif Le Nouveau Monde.
Tableau de la France néolibérale (Éditions
Amsterdam). (amis.diplo33@gmail.com)
PAU. Le 12 décembre, à 14 heures, salon
Asphodèle, Foire des expositions : « Menaces
de surexploitation de la forêt pyrénéenne », avec
Ramuntcho Tellechea, Jean-Claude Dutter, Pep-
pino Terpolilli, Yves Cestac et Isabelle Larrouy.
(parrabieaubies@free.fr)
OCCITANIE
AUDE. Le 3 décembre, à 20 h 30, salle Louis-
Coste à Limoux : « La diversité biolinguis-
tique menacée », avec Philippe Descamps, ren-
contre en partenariat avec l’Institut d’Estudis
Occitans et l’association Théâtre populaire.
Le 4 décembre, à 16 heures, salle du Banquet
du livre, abbaye de Lagrasse : conférence sur
l’œuvre de Pierre Bourdieu, avec Annie Gon-
zalez et Marc Perrenoud, illustrée d’extraits
des films de Pierre Carles La sociologie est
un sport de combat et, avec Annie Gonzalez,
Bourdieu avant/après, en cours de réalisation.
En partenariat avec le Banquet du livre et
l’Espace culturel de Ferrals-Les-Corbières. Le
10 décembre, à 20 heures, au cinéma Le Coli-
sée à Carcassonne : projection du film Pense
à moi, suivie d’un débat avec la réalisatrice
Cécile Lateule. En partenariat avec Emmaüs
et Les Amis du cinoch’. (contact@amisdi-
plo11.org)
GANGES. Le 3 décembre, à 20 h 30, au cinéma
l’Arc-en-ciel, projection du film de Gianfranco
Rosi Notturno, suivie d’un débat.
(amd30@orange.fr)
TOULOUSE. Le 8 décembre, à 20 h 30, salle
San Subra : « Quelles alternatives radicales et
quelles alliances face au chaos climatique ? »,
avec Geneviève Azam. (jpcremoux@orange.fr)
PAYS DE LA LOIRE
NANTES. Le 16 décembre, à 18 h 30, « café-
Diplo » en visioconférence autour des articles
« Ces murs de sable qui surgissent au Sahara »
de Rémi Carayol et Laurent Gagnol (numéro
d’octobre), « Le temps des justiciers autopro-
clamés » de Gilles Favarel-Garrigues et Lau-
rent Gayer, et « Les générations manga »
d’Hubert Prolongeau (numéro de novembre).
Voir lien de connexion sur le site.
(claudie.desfosses@orange.fr)
PROVENCE-ALPES-CÔTE D’AZUR
AVIGNON. Le 2 décembre, à 20 h 30, au
cinéma Utopia : projection du film Fedayin, le
combat de Georges Abdallah, du Collectif
Vacarme(s) Films. (ballaylavallee@gmail.com)
AIX-EN-PROVENCE. Le 4 décembre, à
18 heures, à la Maison des jeunes et de la culture
(MJC) : projection du film de Clara López Rubio
et Juan Pancorbo Hacking Justice – Julian
Assange, suivie d’un débat avec Hervé Vaudoit.
(d.bruet@orange.fr)
NICE. Le 9 décembre, à 19 h 45, Chez Pauline,
4, rue Bavastro : «café-Diplo» autour de l’article
d’Evelyne Pieiller « La politisation de la nostal-
gie » (novembre). (diplo@geller-conseil.eu)

3, avenue Stephen-Pichon, 75013 Paris. Tél. : 01-53-94-96-66 www.amis.monde-diplomatique.fr

DÉCEMBRE 2021 – LE MONDE diplomatique
24

AMÉRIQUES PROCHE-ORIENT GÉOPOLITIQUE

DISSENT. The Radicalization of the Repu-
blican Party and Its Capture of the Court. –
Jackie Calmes
Hachette Book Group, New York, 2021,
497 pages, 32,50 dollars.
Lors de sa campagne présidentielle de 2016,
M. Donald Trump avait promis que tous les juges
qu’il nommerait seraient présélectionnés par la
Federalist Society, organisation de juristes ultra-
conservateurs, ainsi que par la Heritage Foun-
dation, think tank de la droite pure et dure. En
sous-traitant la désignation des juges, la chao-
L’IRAK, UN SIÈCLE DE FAILLITE DE
1921 À NOS JOURS. – Adel Bakawan
Tallandier, Paris, 2021, 288 pages,
19,50 euros.
En créant de toutes pièces l’Irak sur les décombres
de l’Empire ottoman, les Britanniques se sont
appuyés, au détriment des chiites et des Kurdes,
sur la communauté sunnite, qui tenait les rênes de
la région sous la domination ottomane depuis le
XVIIe siècle. Une «minorité arrogante» pour le
premier roi hachémite d’Irak, Fayçal Ier, qui monte
sur le trône en 1921, porteur d’un projet de
L I T T É R AT U R E S
TO RULE EURASIA’S WAVES. The New
Great Power Competition at Sea. – Geoffrey
F. Gresh
Yale University Press, New Haven,
2021, 376 pages, 40 dollars.
Colère rouge
«Quiconque contrôle les mers contrôle le com-
merce, donc les richesses du monde, et donc le
Le Vagabond des étoiles
monde.» La formule de l’explorateur anglais Wal-
ter Raleigh est plus que jamais d’actualité. Sur
de Jack London
fond d’ample montée en puissance de la Chine, et
en particulier de sa route de la soie maritime, les Traduit de l’anglais (États-Unis)
États-Unis, la Russie et l’Inde ont revu de fond en par Philippe Mortimer,

tique administration Trump apportait un élément
de cohérence à sa politique. Un réseau de juristes
bien décidé à remettre en cause les avancées
sociales du dernier demi-siècle (en matière
d’avortement, par exemple) pouvait avoir les
coudées franches. En verrouillant le pouvoir
judiciaire, M. Trump a donc tenu parole, ce qui
explique en partie son emprise sur le Parti répu-
blicain. Après seulement quatre ans à la Maison
Blanche, il avait donc nommé (à vie) plus de
deux cents juges fédéraux et trois membres de
la Cour suprême. Ces nominations, pilotées avec
doigté par M. Mitch McConnell, leader républi-
cain du Sénat, pourraient refaçonner la société
dans les décennies à venir. Six des neuf sièges
de la Cour suprême sont en effet occupés par
des juges conservateurs, jeunes pour la plupart.
IBRAHIM WARDE
PLURINATIONALITÉ ET VIVRE BIEN EN
BOLIVIE. Le droit au temps d’Evo Morales. –
Victor Audubert
L’Harmattan, Paris, 2021, 416 pages, 39 euros.
L’une des dimensions les moins connues des expé-
riences de gouvernement progressistes en Amé-
rique latine dans les années 2000 est la recherche
de modèles juridiques plus ajustés aux réalités
des sociétés concernées. En Bolivie, en 2009, une
nouvelle Constitution instituant un État plurina-
tional a permis à la fois de légitimer la reconnais-
sance de la diversité des peuples dits «originaires»
et de préserver une souveraineté unique (celle de
l’État). Ce « paradigme de la plurinationalité » a
redéfini le rôle et la forme de l’État, en produisant
une rupture avec la structure pyramidale du droit
rationnel européen. La théorie de la séparation
des pouvoirs se trouve repensée, avec la mise en
place d’une fonction gouvernementale dotée de
la puissance de l’État et d’une fonction de contrôle
exercée par les mouvements sociaux. Les diffi-
cultés rencontrées dans plusieurs domaines,
comme la justice indigène ou l’écologie, viennent
sans doute d’un risque de lecture présidentialiste
du texte, mais révèlent aussi la complexité d’un
processus consistant à doter un projet d’émanci-
pation sociale de la « force du droit ».
FRANCK POUPEAU
OCÉANIE
VOYAGERS. The Settlement of the Pacific. –
Nicholas Thomas
Basic Books, New York,
2021, 203 pages, 17,60 dollars.
Quand le navigateur micronésien Larry Raigetal,
lors du Festival des arts du Pacifique de 2016,
affirme : « Ces îles n’ont pas été peuplées par
erreur », son propos semble relever du bon sens.
Pourtant, cette idée fut longtemps discutée par
les premiers à avoir abordé les archipels océa-
niens, explorateurs, missionnaires et scientifiques
européens. L’ouvrage de Nicholas Thomas
condense trois siècles et demi de controverses,
avant les récentes découvertes archéologiques
et linguistiques qui lèvent un voile partiel sur
les vagues successives de peuplement. Le rappel
des innovations et spécificités des peuples du
Pacifique (agriculture, arts, pêche hauturière,
organisation sociale…) dessine les contours
d’« une civilisation rarement reconnue comme
telle ». L’auteur, directeur du Musée d’archéo-
logie et d’anthropologie de Cambridge, com-
mente la récente relecture de documents anciens,
telle la carte établie en 1769 par Tupaia pour le
capitaine Cook. Il ouvre enfin sur le renouveau
des techniques traditionnelles de navigation, qui
depuis les années 1970 ravivent une « commu-
nauté de cultures » reliée « par des chemins à
travers les océans ».
SYLVAIN DERNE
UNE DÉCOLONISATION AU PRÉSENT.
Kanaky Nouvelle-Calédonie : notre passé notre
avenir. – Joseph Confavreux et Mediapart
La Découverte, Paris,
2020, 240 pages, 18 euros.
Après deux référendums, la décolonisation de
la Nouvelle-Calédonie n’est pas proche, même
si l’idée d’indépendance perdure. Ce qui se passe
à 18 000 kilomètres de Paris concerne pourtant
le cœur de la République. L’histoire, qui com-
mence en 1853 sous Napoléon III, continue avec
heurts et tourments. Opprimés, spoliés de leurs
terres, les Kanaks, habitants premiers de l’ar-
chipel, ont aussi été dépossédés de leur mémoire
et de leurs traditions. L’épisode d’Ouvéa, en mai
1988, fut un traumatisme, mais il a engendré
l’accord de Matignon la même année, qui a
enclenché un processus inédit de tentative de
décolonisation sans violence. Cet ouvrage sou-
ligne en quoi la Kanaky Nouvelle-Calédonie,
dans sa diversité ethnique, peut être « un labo-
ratoire institutionnel, un modèle d’intelligence
collective ». Dans cette colonie de peuplement
qui fut un bagne à ciel ouvert, le peuple autoch-
tone peut offrir, grâce à son rapport à la terre, à
son économie non capitaliste et à une vision
politique sur le long terme, un exemple post-
colonial gagnant-gagnant.
AREZKI METREF
E
construction nationale inclusif. Le sociologue comble leurs stratégies et leurs alliances. Le Japon, Libertalia, Montreuil,
franco-irakien Adel Bakawan pourfend l’attitude la Corée du Sud, la France, le Royaume-Uni, 2021, 478 pages, 15 euros.
discriminante des sunnites et regrette que les l’Australie… ont corrigé à la hausse leurs ambi-
chiites aient raté une occasion historique de colla- tions. Les enjeux sont considérables, car les nou-
borer avec l’occupant britannique dans la pers- velles technologies de transport maritime ont par
pective d’être associés au pouvoir. Ils prendront ailleurs transformé en profondeur les politiques
leur revanche avec la chute de Saddam Hussein militaires et commerciales. Qu’il s’agisse de sous-
en 2003. Dans les années 1960 et 1970, le pouvoir marins ou de porte-conteneurs, la nouvelle géo-
sunnite masque son confessionnalisme derrière le graphie des océans a imposé des révisions déchi-
paravent du nationalisme panarabe, et les chiites rantes. Les transformations enclenchées par le N 1915, l’ex-vagabond Jack
sont traversés par le clivage entre communistes et réchauffement climatique sont venues s’ajouter à London est devenu une idole du monde
islamistes. En renversant le régime baasiste et en la construction d’îles artificielles en mer de Chine prolétarien, un propriétaire passionné
marginalisant les sunnites, les Américains ont méridionale et ailleurs. L’Arctique – s’agissant
répété les mêmes erreurs que leurs prédécesseurs. par les nouvelles méthodes d’élevage et
d’énergie, de matières premières, de nouvelles
perspectives de navigation – constitue désormais un écrivain dont les récits sur l’aventure
TIGRANE YÉGAVIAN des chercheurs d’or et la vie psychique
la nouvelle frontière de la géopolitique des mers.
THE ARAB WINTER. A Tragedy. – Noah I. W.
des animaux séduisent parfois plus que
Feldman les paraboles sur l’écrasement de la classe ouvrière (Le Talon de fer).
Princeton University Press, Le Vagabond des étoiles, qu’il publie un an après le début de la
2020, 212 pages, 23 dollars.
ÉCONOMIE guerre en Europe, trace un chemin intime où, d’une façon vertigi-
Le récit convenu des révolutions arabes est neuse, les certitudes anciennes sont battues en brèche par un étrange
connu : euphorie des débuts, puis espoirs déçus, attrait pour des formes de pensée peu orthodoxes. Il nous est donné
puis interminable régression autoritaire. Une VIVE LA DÉPENSE PUBLIQUE. Chan- ici à lire dans une nouvelle et belle traduction de Philippe Mortimer,
parenthèse démocratique vite refermée et sans geons l’économie quoi qu’il en coûte ! – Liêm qui fuit tout anglicisme dans sa passion du concret et dont les notes
conséquence à long terme. L’originalité de l’ana- Hoang-Ngoc et Bruno Tinel
lyse de Noah Feldman, constitutionnaliste à la
reconstituent le contexte idéologique. Le Vagabond… n’avait pas été
Harvard Law School, qui participa un temps à H & O Éditions, Saint-Martin-de-Londres, retenu dans l’édition des Romans, Récits et Nouvelles de la Pléiade,
l’élaboration de la Constitution tunisienne, 2021, 158 pages, 14 euros. sans doute parce qu’il semblait un peu trop différent…
consiste à laisser entrevoir, derrière la tragédie Un temps, la pandémie a modifié la perception
du long et rude « hiver arabe », quelques lueurs de l’État, jugé essentiel pour juguler la crise. Elle Dans son cœur, il est l’un des plus beaux textes jamais écrits
d’espoir. Il entend en effet « sauver le printemps a également démontré que la dette pouvait aug- sur l’emprisonnement et sur le martyre du prisonnier. Son narrateur,
arabe du verdict de la non-existence implicite ». menter sans que les grenouilles se mettent à tom- Darrel Standing, incarcéré à la prison de San Quentin, a été jugé
Il s’inspire des écrits d’Aristote, d’Averroès, ber du ciel. Mais les discours prônant l’austérité
d’Edmund Burke, de Jean-Jacques Rousseau, de pour meurtre. Mais, alors qu’il a fini sa peine, il reste enfermé pour
opèrent leur grand retour. Cet ouvrage à la fois
Hannah Arendt, pour avancer la thèse que l’élan technique et pédagogique décortique les argu- une rixe avec un gardien et une accusation imaginaire : il ne voudrait
démocratique porte en germe des possibilités de ments des partisans de la rigueur : indicateurs pas livrer le secret d’une cache de dynamite, qui n’est qu’un fantasme
transformations plus significatives. Débarrassées erronés, comme la « part des dépenses publiques de l’administration pénitentiaire. Cela lui vaut d’être régulièrement
une fois pour toutes des séquelles de l’héritage dans le produit intérieur brut (PIB) » ; théories
colonial, les populations seraient entrées dans soumis au supplice de la camisole de force. Le plaidoyer de London
fumeuses, telles que celle de l’« effet d’éviction » ;
une phase de catharsis, « expérience sans précé- contre les châtiments tels qu’ils existaient en son temps et la peine
ou aveuglement dogmatique. Il expose, au
dent dans l’expérience politique arabe » : des contraire, les mécanismes qui « démultiplient » de mort est sans ambiguïté : « Chers contribuables et électeurs
principes tels que celui du droit des peuples à l’impact de chaque euro dépensé par l’État pour dociles, vous qui stipendiez des bourreaux pour qu’ils torturent et
disposer d’eux-mêmes ou celui du potentiel de relancer l’activité. Non dans une logique pro- assassinent à votre place. » Le roman a eu assez de retentissement
l’action collective seraient désormais bien ancrés. ductiviste, mais pour ouvrir la voie à la nécessaire pour pousser le système carcéral américain à mettre fin à la pratique
I. W. transition écologique. À ce sujet, un passage trai-
tant du débat entre croissance et décroissance
de la camisole.
rappelle que les services sont à l’origine de 80 %
du PIB (dont une proportion importante se trouve Le livre, cependant, dans son itinérance sinueuse, n’est pas
AFRIQUE dans la santé, les services à la personne, l’éduca- réductible à cette dénonciation. C’est une explosion mentale autour
tion et la culture) et invite à s’interroger : faut-il des thèmes de la révolte et de la dégradation des principes et de la
THOMAS SANKARA. A Revolutionary in
vraiment « décroître » pour vivre mieux ? morale, vus à travers des milliers d’années. L’autohypnose permet au
Cold War Africa. – Brian J. Peterson RENAUD LAMBERT prisonnier d’avoir accès à ses vies antérieures. « Moi qui descends des
premiers dresseurs de chevaux, j’ai gardé en moi la colère rouge des
Indiana University Press, Bloomington AIDER LES PAYS EN DÉVELOPPEMENT
(États-Unis), 2021, 350 pages, 35 dollars. À ACCROÎTRE LEURS RECETTES FIS- premiers hommes », dit Standing. Entravé dans une cellule, « parvenu
CALES EN DÉPIT DES DÉFIS POSÉS PAR à être mort tout en restant en vie », Standing devient fictivement une
Cette première biographie complète en anglais de série d’hommes qui auraient habité un même cerveau millénaire et
Thomas Sankara, président du Burkina Faso de LE COVID-19. Rapport annuel. – Inspecteurs
1983 à 1987, a pour intérêt particulier certaines des impôts sans frontières (IISF) éternel. Il change d’époque et de condition, selon les fils tortueux des
de ses sources inédites : les télégrammes diplo- souvenirs qui surgissent : le voilà dans la France du Moyen Âge, au
Organisation de coopération et
matiques américains. L’ouvrage analyse les ten- de développement économiques - Programme milieu des mormons au temps de la conquête de l’Ouest, matelot en
sions entre les révolutionnaires burkinabés, d’une
des Nations unies pour le développement, Paris Corée, dans l’Empire romain et à la préhistoire…
part, et celles qui s’installent, d’autre part, entre et Genève, 2020, 60 pages, gratuit.
Ouagadougou, ses voisins et les puissances de la
Ce rapport synthétise les actions déployées de jan- Roman fantastique, déploiement onirique, cette confession d’un
guerre froide. Malgré sa grande popularité, San-
kara s’est trouvé progressivement isolé. À l’inté- vier 2019 à juin 2020 par l’initiative Inspecteurs condamné à mort avant exécution est d’une tout autre texture que
rieur, le Conseil national de la révolution fut le des impôts sans frontières (IISF), lancée en 2015. celle des Derniers Jours d’un condamné, de Victor Hugo. London
théâtre d’un conflit entre civils et militaires, tandis En 2020, «le surcroît de recettes fiscales recouvrées tente d’écrire tous les livres qu’il n’a pas écrits (pressent-il qu’il va
que Sankara s’aliénait certaines élites, comme les par les pays en développement grâce à l’IISF s’éle-
mourir l’année suivante ?) et se laisse griser par un étrange amalgame
fonctionnaires ou les chefs coutumiers, à qui il vait à 537 millions de dollars, tandis que les avis
imposait des mesures d’austérité. À l’extérieur, de redressement dépassaient 1,84 milliard de dol- de scientisme et d’irrationnel. Il flirte même avec l’eugénisme et la
tout en essayant de résister à la France et aux lars». Ces résultats tiennent au renforcement de la misogynie. Bigre ! Notre cher Jack London, brisé par les malheurs,
États-Unis, il refusa de s’inféoder à l’Union sovié- zone d’intervention géographique de l’IISF – qua- les douleurs et la morphine, garde une magnifique santé d’écrivain,
tique ou à la Libye, tandis que ses voisins, en par- rante-cinq pays et juridictions, notamment en mais laisse entrer dans ses veines les mauvaises fièvres des théories
ticulier le président ivoirien Félix Houphouët- Afrique – et au fait que l’IISF a «étendu son champ
d’action aux enquêtes en matière de délinquance inégalitaires. Heureusement domine son obsédante « colère rouge »…
Boigny, craignaient une contagion de la révolution.
M. Blaise Compaoré (au pouvoir de 1987 à 2014) fiscale et à l’utilisation des renseignements échan-
put alors le renverser et le faire assassiner. gés automatiquement entre les gouvernements». G ILLES C OSTAZ .
TANGI BIHAN OLIVIER PIOT
H I S TO I R E
L’insurrection inoubliable
A
U lendemain de la guerre franco-prussienne et laissée à leurs détracteurs : Émile Zola, Gustave d’ombres et de sang qui hantent la période –, chacun se
de la chute de l’Empire, entre le 18 mars et le Flaubert… et autres gens de lettres. L’auteur s’intéresse bâtit son savoir au fil de ses bifurcations. Noël, grand
28 mai 1871, soit durant soixante-douze jours, particulièrement au processus de politisation et d’auto- écrivain politique au sens le plus riche du terme, avait
la Commune de Paris s’opposa à une Assemblée nationale organisation qui a conduit à des mesures émancipatrices lui-même été traversé par les bouleversements de Mai 68
à majorité monarchiste et incarna la lutte pour un autre (comme l’annulation des loyers ou les réformes du et entrepris ses recherches sur la Commune comme
monde. Un espoir écrasé par le gouvernement d’Adolphe travail), mais aussi au rôle des artistes, à celui des pour prendre la mesure de ses échos toujours à l’œuvre.
Thiers lors de la « semaine sanglante » – entre le 21 et femmes, très impliquées dans la défense de Paris et qui Il s’est consacré à la lecture des 141 journaux de mars,
le 28 mai –, mais qui allait s’inscrire durablement dans ne manqueront pas d’être condamnées pour avoir trans- avril et mai 1871 archivés à la Bibliothèque nationale,
l’histoire, continuant d’inspirer les utopies contempo- gressé les codes sociaux. Il interroge également l’héritage mentionnant et redonnant des noms à des communards
raines. La célébration de son cent cinquantième anni- socialiste et communiste de ceux qui « sont montés à anonymes, et nombre de ses articles sont constitués de
versaire – esquivée par le président Emmanuel Macron, l’assaut du ciel ». Et veut tirer de l’expérience citations. Ils s’enchevêtrent avec l’écriture et la pensée
qui préféra se reconnaître dans le bicentenaire de communarde des enseignements pour aujourd’hui. du poète pour bâtir une œuvre qui va bien au-delà d’un
Napoléon Bonaparte (1769-1821) – s’est déroulée toute simple dictionnaire et qui rappelle, comme il le soulignait
l’année sous des formes plurielles : manifestations, Dans la nouvelle édition de son Dictionnaire de la dans un entretien sur France Culture, que, « comme
événements, spectacles, chansons et nombre de livres. Commune – paru d’abord en 1971 pour le centenaire, l’amour, la révolution est ce qui fait tomber le ghetto
puis réédité en 1978, 2001 et 2021 –, Bernard Noël (2), qui existe entre les êtres ».
Jean-Baptiste Thomas, dans Découvrir la Commune disparu récemment, laisse le lecteur libre d’en construire
de Paris (1), souligne la « créativité populaire » et l’histoire avec près de neuf cents entrées à sa disposition. M ARINA DA S ILVA .
l’« action collective » du soulèvement né à Montmartre, On peut les lire comme on l’entend, selon sa curiosité
qu’il analyse dans une douzaine de chapitres. Si les et ses propres échafaudages, matériaux offerts sans (1) Jean-Baptiste Thomas, Découvrir la Commune de Paris, Les
extraits de textes cités et commentés proviennent essen- hiérarchie insidieuse et saisis dans les hasards de l’ordre Éditions sociales, Paris, 2021, 194 pages, 10 euros.
tiellement de celles et ceux qui ont pris part à l’insurrection alphabétique. De la première entrée Aab (Pierre Eugène) (2) Bernard Noël, Dictionnaire de la Commune, L’Amourier,
qui allait terroriser la bourgeoisie, la plume est aussi – briquetier condamné à la déportation – à Zones – celles Coaraze, 2021, 800 pages, 33 euros.

DU MONDE
Modestes
moments d’épopée
Certifié conforme. Histoires de Diyarbakır
de Murat Özyaşar
D
Traduit du turc par Sylvain Cavaillès,
dessins de Selçuk Demirel,
Kontr Éditions, Noailly,
2021, 115 pages, 18 euros.
IYARBAKֹ IR, ou Amed pour les locaux, est la
capitale intellectuelle, culturelle et sentimentale des Kurdes
de Turquie. Ceinte de remparts de basalte noir, connue pour
ses immenses jardins maraîchers et vergers classés au patrimoine
de l’humanité, située au bord du Tigre, la ville a enflé jusqu’à
dépasser le million d’habitants au cours des années 2000.
Pourtant elle n’apparaît qu’en filigrane dans la littérature
contemporaine, simple décor ou mythe intouchable pour les
amoureux du lieu.
Elle est au centre du récit de Murat Özyaşar, l’un des
auteurs d’origine kurde les plus doués de ces dernières années,
qui interroge : qu’est-ce qu’un destin kurde ? À quoi un jeune
est-il confronté dans ces villes de l’est du pays, quelle chance
a-t-il de se construire ? Entre assassinats, interdictions et
brimades policières, il faut l’humour très particulier, grinçant
et décalé, d’Özyaşar pour brosser le tableau de la résistance
fondamentale qui est inscrite dans la population de la région
kurde. Quand un quartier est placé sous blocus pendant
plusieurs mois entre décembre 2015 et le printemps 2016,
femmes, enfants et vieillards confinés chez eux, que les balles
et les roquettes traversent les murs, la conclusion est simple
et sobre : « On est pleins de colère. »
À Diyarbakır, plus qu’ailleurs, on grandit entre le
cinéma et la poésie. Pour une telle ville isolée du centre du
pays, loin d’Istanbul et d’Ankara, le rail a longtemps représenté
une ouverture majeure, et l’entrée en gare du train dans le
film Yol (Palme d’or 1982), de Yılmaz Güney, reste un
symbole de la création possible – et toujours empêchée. Mais
la voie ferrée sépare aussi la ville en deux, entre quartiers
riches et pauvres, comme celui où l’auteur a grandi. Le
cinéma, il le retrouve adolescent dans les films de Bruce Lee
L I T T É R AT U R E
Retours au pays disparu
T
OUT le monde n’a pas la chance d’avoir grandi
dans la République socialiste fédérative de
Yougoslavie, État d’Europe du Sud-Est disparu
à la fin du siècle dernier, mais qui n’en finit pas de
hanter des écrivains d’âges et de langues différentes.
Saša Stanišić a été élevé dans la langue que l’on
appelait le serbo-croate, mais c’est en allemand qu’il
est devenu écrivain. Il s’est imposé comme l’une des
voix qui comptent dans la littérature germanique. Son
dernier roman, Origines (1), lauréat du prestigieux
Prix du livre allemand (Deutscher Buchpreis) en 2019,
l’un des plus gros succès de librairie de ces dernières
années outre-Rhin, est un véritable chant d’amour pour
la langue allemande, qui en raconte la difficile conquête
BEAU LIVRE
Histoires de voir
L
A transmission visuelle de l’information a
ses artistes : les graphistes. Or le graphisme
est un «champ» de l’histoire de l’art qu’en
France peu de chercheurs cultivent. Il est pourtant
partout… Le travail de Catherine de Smet vient
combler ce manque. Pour une critique du design
graphique (1), recueil de dix-huit articles, paru en
2012, propose dans cette réédition trois nouveaux
textes et une riche iconographie. Ces micro-récits
érudits sur différentes créations (édition jeunesse,
pochettes d’albums de jazz, livres d’architecture…
) dessinent un paysage certes encore fragmentaire,
mais éclairant. On y apprend par exemple que le
logo du Centre Pompidou ne devait pas exister.
Jean Widmer, son auteur, avait prévu en 1974 une signa-
létique dépouillée, organisée dans l’espace urbain autour
du centre et sur sa façade : le logo était alors vu comme
un attribut commercial, ne pouvant donc représenter
une institution culturelle. Mais les autorités insistent.
Widmer, pour l’inauguration en 1977, créera un logo.
Celui-ci allait devenir un classique. D’autres aspects
peu connus sont mis en valeur, comme l’influence des
femmes graphistes, à l’instar de Muriel Cooper, pionnière
et de Jackie Chan, vus en bande au café en plein air (çayevi)
de la gare… De chapitre en chapitre, c’est un climat mental,
c’est aussi l’histoire commune, qui se partage. Avec la visite
de Mustafa Kemal en 1937, une visite lourde de sens qui
annonce aussi la reprise de contrôle des zones kurdes par
l’État. Avec la figure de Meryem Ana, une « mère courage »
qui transgresse toutes les différences voulues par ce dernier,
protège ses enfants (« tous ses enfants », c’est-à-dire tous les
habitants kurdes), perd un fils à Kobané et meurt dans l’attentat
qui dévaste la manifestation pour la paix à Ankara. Mais là
où l’auteur excelle, c’est à faire vivre le mélange de la langue
kurde et du « turc brisé » (c’est ainsi qu’il nomme le turc mal
maîtrisé) : « Je parle de deux langues entremêlées l’une à
l’autre, d’une langue traumatique, noire, basanée, sans
racines et qui, parce qu’elle est sans racines, porte en elle
une promesse. » Il rend peu oubliables les symboles vivants
de ce mal-être linguistique : les avare (« va-nu-pieds ») qui,
surexcités par une cérémonie de mariage dans la vieille ville,
grimpent sur l’estrade et débitent leur message de liberté et
de fatalisme, inspirés par une chanson du film de Raj Kapoor
Awaara (1951), et c’est là comme une traînée lumineuse qui
court du Gange à l’Euphrate, en reliant l’Orient à lui-même.
Ce petit livre réussit à brosser, dans sa finesse et son
collage ethnique, l’histoire et la géographie des opprimés du
Sud-Est, une population conspuée et dévalorisée. Certifié
conforme est un portrait de ville comme il en existe peu.
T IMOUR M UHIDINE .
par un jeune immigré, chassé de son pays par la guerre.
Stanišić est né en 1978 à Višegrad, une ville de l’est de
la Bosnie-Herzégovine, où les forces nationalistes
serbes commirent des atrocités durant la guerre. Comme
tant de familles « mixtes » – avec un père serbe et une
mère bosniaque et de surcroît professeure de marxisme-
léninisme –, celle de Stanišić n’a pu trouver son salut
que dans l’exode. Ce roman des « origines » est aussi
un roman des retours et des mémoires qui s’entremêlent,
celles de la lutte des partisans antifascistes de Tito et
celle d’une grand-mère adorée, qui termine sa vie dans
une maison de retraite.
L’écrivaine Dubravka Ugrešić est née en 1949 à
Kutina, en Croatie, d’une mère bulgare et d’un père
du graphisme numérique, qui non seulement créa le
logo des éditions du Massachusetts Institute of Technology
(MIT), mais conçut pour elles de nombreuses maquettes,
dont celle de l’ouvrage d’architecture Learning from
Las Vegas, en 1972.
B ORIS S ÉMÉNIAKO.
(1) Catherine de Smet, Pour une critique du design graphique,
Éditions B42, Paris, 2020, 216 pages, 25 euros.
25 LE MONDE diplomatique – DÉCEMBRE 2021
IDÉES
L’UNIFORMISATION DU MONDE. –
Stefan Zweig
Allia, Paris, 2021, 48 pages, 3,10 euros.
Dans ce texte concis écrit en 1925, et présenté
ici en édition bilingue, Stefan Zweig dénonce ce
qui lui apparaît comme une homogénéisation cul-
turelle touchant toutes les nations, provoquée par
les évolutions technologiques et l’américanisation
des sociétés. Que l’on se trouve à Paris, à Vienne
ou à New York, il déplore qu’il soit devenu plus
difficile de repérer des différences que des simi-
litudes. Le progrès technique favorise, notam-
ment avec la radio, la simultanéité à travers le
monde : ainsi, la mode a soumis à son influence
de nombreux adeptes plus rapidement que ne l’a
jamais fait aucune religion… Zweig regrette que
tout soit orienté vers le court terme, l’augmenta-
tion constante de la consommation, la substitution
à la personne singulière d’un être générique. Plus
encore que l’asservissement économique, c’est
l’asservissement de l’esprit qui menacerait l’Eu-
rope, perçue comme le dernier rempart de l’in-
dividu. Complainte nostalgique, assurément.
Mais ces déplorations, Zweig ne les accompagne
d’aucun mépris et, tout en invitant à rechercher
la liberté «en soi », il affirme qu’il subsiste encore
des choses inaltérables – que seuls les volontaires
pourront saisir afin d’en composer leur monde.
Un monde « qui ne sera jamais monotone ».
GALAAD WILGOS
SOCIOLOGIE HISTORIQUE DU CAPITA-
LISME. – Pierre François et Claire Lemercier
La Découverte, Paris,
2021, 432 pages, 18 euros.
Rédigé par une historienne et un sociologue, ce
manuel fait le point sur nos connaissances concer-
nant l’histoire du capitalisme. L’entreprise est
ambitieuse puisque, comme l’assument les deux
auteurs, il s’agit rien de moins que d’écrire l’«his-
toire du monde depuis la fin du XVIIe siècle ». Et
cette histoire est ici celle de la manière dont la
logique capitaliste s’est peu à peu emparée des
comportements – des entrepreneurs, travailleurs
ou consommateurs – et s’est incarnée dans des
institutions, pour donner naissance au capitalisme
à proprement parler. L’ouvrage distingue classi-
quement trois âges, ceux du commerce, de l’usine
et de la finance, même s’il fait le choix non pas
d’un récit chronologique mais d’un balayage thé-
matique (la consommation, le travail, l’entre-
prise, etc.). Il faut saluer la parution de ce travail,
qui permet à la fois de relativiser et de complexi-
fier les théories et les grands récits du capitalisme.
Au risque, peut-être, de niveler les différents
aspects de sa réalité et de s’interdire de dessiner
des tendances.
GUILLAUME FONDU
croate. Quand l’État commun s’est effondré, Ugrešić
s’est affirmée comme l’une des principales critiques du
nationalisme croate, ce qui lui a valu un véritable procès
en sorcellerie et l’a poussée à s’exiler aux Pays-Bas, où
elle vit toujours. Son dernier roman, Baba Yaga a pondu
un œuf (2), met en scène ces figures de vieilles femmes
sorcières qui hantent la mythologie slave. Pourtant, les
baba yaga sont aussi celles qui transmettent la vie et le
sens, même quand leurs mots partent « sens dessus
dessous », tels ceux de la mère de la narratrice. Comme
beaucoup d’autres écrivains de cet espace post-
yougoslave, dont les exils ne cessent de dilater l’espace
géographique, Ugrešić a signé la « Déclaration sur la
langue commune », adoptée à Sarajevo en 2017, qui
reconnaît l’existence d’une langue commune « poly-
centrique » : celle-ci, désormais sans nom, détermine
les contours d’une koinè culturelle toujours bien vivace (3).
Bekim Sejranović, originaire de Brčko, dans le
nord de la Bosnie-Herzégovine, prématurément disparu
en 2020 à l’âge de 49 ans, a aussi fait l’expérience
de l’exil. Ton fils Huckleberry Finn (4) est une longue
navigation hallucinée sur la Save, une rivière qui
naît dans les montagnes de Slovénie pour venir se
jeter dans le Danube à Belgrade. Sur plusieurs
centaines de kilomètres, la Save fait frontière entre
la Croatie et la Bosnie-Herzégovine. De retour de
Norvège, le narrateur accompagne son père, en train
de mourir d’un cancer, pour un ultime voyage
initiatique, fortement chargé en drogues et en alcools.
Les rencontres dessinent en mode kaléidoscopique
les multiples facettes du pays disparu, tandis que
chacun projette sur l’autre les doutes qui le taraudent
sur sa propre identité. Et il ne reste plus au narrateur,
devenu orphelin, qu’à poursuivre sa navigation « dans
le sens du courant, dans les ténèbres, là où Huckleberry
Finn s’en est allé quand il a cessé d’être un fils ».
J EAN -A RNAULT D ÉRENS .
(1) Saša Stanišić, Origines, traduit de l’allemand par Françoise
Toraille, Stock, Paris, 2021, 414 pages, 23 euros.
(2) Dubravka Ugrešić, Baba Yaga a pondu un œuf, traduit du
croate par Chloé Billon, Christian Bourgois, Paris, 2021, 441 pages,
23,50 euros.
(3) Lire Jean-Arnault Dérens et Simon Rico, « Ékavien ou
iékavien ? », Le Monde diplomatique, juillet 2017.
(4) Bekim Sejranović, Ton fils Huckleberry Finn, traduit du croate
par Chloé Billon, Intervalles, Paris, 2021, 376 pages, 22,90 euros.
SOCIÉTÉ
TOUT L’OR DU MONDE. Comment ensei-
gner a donné sens à ma vie. – Gilles Vernet
Bayard, Paris, 2021, 288 pages, 18,90 euros.
Quelle force dans ce récit ! Voici un livre qui
allie, dans une approche accessible, philosophie
de l’argent et propos éducatifs, analyse factuelle
et trame narrative, rigueur des chiffres et puis-
sance de l’affect… Ancien trader devenu insti-
tuteur, l’auteur, qui a le sens de la formule, met
face à face son vécu dans la haute finance et ses
expériences de quinze années d’enseignement.
Ayant déjà à son actif le documentaire Tout s’ac-
célère et un opéra-ballet réalisés avec ses élèves,
il nous fait vivre ici aussi bien le vide existentiel
de quelques riches obsédés par le gain que les
moments d’intense gratification avec des élèves
ou leurs parents, pouvant le faire pleurer de joie.
Émaillé de passages prenants, d’idées instruc-
tives et de leçons de vie, l’ouvrage n’évite pas
les questions délicates – la mort, le consumé-
risme chez les enfants, le déclin de leurs attention
et langage… – et nous plonge parfois dans l’in-
timité de l’auteur, relatée avec sincérité.
CHRISTOPHER POLLMANN
A RT S
LA MUSÉOLOGIE. Histoire, développe-
ments, enjeux actuels. – André Gob et Noémie
Drouguet
Armand Colin, Paris, 2021,
384 pages, 32 euros.
Exhaustive et professionnelle, cette analyse des
enjeux de la muséologie a été conçue pour être
également accessible, les premiers chapitres
revenant rapidement sur l’histoire des institutions
patrimoniales et sur les fonctions de la spécialité.
Toutes les thématiques muséales sont ensuite
abordées : la médiation numérique et l’inclusion
des publics, le commissariat d’exposition, les
modes de gouvernance des institutions, la resti-
tution des œuvres spoliées, ainsi que les relations
entre secteurs culturels privés et publics. Des
questions parfois épineuses, toujours traitées
avec finesse, au fil de textes soulevant les avan-
tages et inconvénients des politiques actuelles.
Certaines problématiques, rarement évoquées,
sont ici étudiées, comme la prise en compte du
développement durable dans la conservation des
collections. Des exemples de mise en œuvre à
échelle locale, nationale et internationale vien-
nent enrichir le propos. Le rapport de la muséo-
logie à la pandémie de Covid-19 occupe une
place importante dans la cinquième édition de
cet ouvrage universitaire, devenu un classique.
FANNY AUFFRET
LA COMÈTE INCANDESCENTE. Roman-
tisme, surréalisme, subversion. – Michael Löwy
Le Retrait !, Orange, 2020,
200 pages, 15,20 euros.
Ce recueil d’articles est consacré pour l’essentiel
à l’analyse du surréalisme en tant que successeur
du romantisme dans sa composante révolution-
naire – le romantisme allemand en particulier.
Cette dimension se traduit par une critique radi-
cale du capitalisme, la volonté de « dépasser les
limitations de l’art en tant qu’activité séparée »
et le rejet de la raison instrumentale, qui ouvre
notamment à l’accueil des arts « primitifs ». Ce
que l’auteur éclaire en détaillant plusieurs
moments remarquables dans la vie d’André Bre-
ton, la rédaction du Manifeste pour un art révo-
lutionnaire indépendant avec Léon Trotski et
ses résonances splendides, ou sa présence en
Haïti – au tournant des années 1945-1946, à
l’occasion de conférences –, qui se conjugue
avec l’insurrection victorieuse quoique éphémère
d’une jeunesse politisée, riche de nombreux
poètes, souvent rouges. Un bel hommage à la
photographe et autrice Claude Cahun, centré sur
l’exigence et la grandeur d’un engagement
marxiste, qui la rapprocha des surréalistes, et fit
d’elle et de sa compagne des résistantes inven-
tives et hardies. L’édition est parfois fautive,
mais précieusement illustrée.
EVELYNE PIEILLER
S P O RT S
LE LADIES FOOTBALL CLUB. – Stefano
Massini
Globe, Paris,
2021, 179 pages, 20 euros.
Il s’agit d’un épisode bien connu dorénavant :
les débuts, outre-Manche, du football féminin
dans les usines d’armement. Les hommes au
front, le ballon se retrouvait orphelin. Des
ouvrières décidèrent de le recueillir. Nous avons,
gardant mémoire des « Munitionnettes », des
photographies, des articles de presse, des récits
de ces pionnières. Mais Stefano Massini, l’auteur
des Frères Lehman, a préféré inventer « son »
histoire, et le destin de onze filles de l’usine
Doyle & Walker à Sheffield. Il parle en leur
nom. Il tord la rigueur des faits avec ses phrases
et ses vers libres. Mais tout est forcément vrai.
Chacune a un prénom et son portrait intime :
celle qui attend que le prince charmant rentre de
la guerre, celle qui s’identifie à Jeanne d’Arc en
Albion, celle qui rêve de révolution… Un beau
jour de 1917, à l’heure de la pause, elles s’em-
parent sans savoir pourquoi de ce sport, « car à
chaque coup de pied donné, elles avaient l’im-
pression d’envoyer tout balader ». Peu importent
les libertés prises avec la réalité historique, l’es-
sentiel est dit et concentré dans ces pages ner-
veuses et réjouissantes. Le football appartient à
qui y prend son plaisir.
NICOLAS KSSIS-MARTOV
DÉCEMBRE 2021 – LE MONDE diplomatique
HISTOIRE
BIASSOU, JEAN-FRANÇOIS, TOUSSAINT
LOUVERTURE ET LES « NOIRS FRAN-
ÇAIS » DE SAINT-DOMINGUE. L’apport
des archives espagnoles (1792-1804). – Jean-
Pierre Tardieu
L’Harmattan, Paris, 2021,
222 pages, 24 euros.
La Révolution à Saint-Domingue, c’est d’abord
une lutte contre l’esclavage. Mais, pour la France
révolutionnaire, c’est aussi une guerre contre les
monarchies espagnole et anglaise dans la
Caraïbe. Les Espagnols, qui possèdent la partie
orientale de l’île, engagent les anciens esclaves,
qui deviennent soldats, voire officiers. Si Tous-
saint Louverture rallie la France après la libéra-
tion des esclaves, proclamée par le commissaire
de la Convention en 1793, deux de ses lieute-
nants restent fidèles à la très catholique Espagne.
Pour le pire. En 1795, la colonie espagnole dis-
paraît, avalée par sa voisine française, autrement
riche et puissante. Les deux généraux issus de
la Révolution restent des royalistes, qui com-
prennent mal le jeu des puissances européennes,
mais rêvent de servir ensemble. Les voilà pour-
tant devenus des apatrides sans emploi. À la
merci de leur ancien employeur et d’une bureau-
cratie castillane qui voudrait bien les oublier.
Que faire de ces « Noirs français » ? Ils touche-
ront, jusqu’à leur mort, de modestes pensions…
CHRISTOPHE WARGNY
«BLACK AND WHITE TOGETHER…». Le
syndicat IWW interracial du port de Philadel-
phie (montée et déclin - 1913-1922). – Peter Cole
Les Nuits rouges, Paris,
2021, 312 pages, 15 euros.
À Philadelphie, la première section des Interna-
tional Workers of the World (IWW) voit le jour
en 1907 dans la métallurgie, mais c’est à la suite
de la grève victorieuse des dockers de mai 1913
que ce syndicat prend le contrôle des quais : «Les
IWW ne “trouvèrent” pas les dockers de Phila-
delphie, ce sont au contraire les dockers de Phi-
ladelphie qui “trouvèrent” les IWW.» Cette situa-
tion dura une décennie grâce à une équipe de
militants efficace, sachant défendre et unifier les
salariés en faisant primer la classe sur la race.
Avec l’entrée en guerre des États-Unis, la répres-
sion fédérale redoubla celle du patronat et des
autorités locales pour détruire les IWW. Malgré
tout, sur le port, ils gagnèrent encore une grève en
1920 et n’échouèrent que deux ans plus tard face
à un lock-out patronal. Enseignant à l’université
de l’Illinois, Peter Cole analyse les causes de cet
échec (répression, concentration patronale, chan-
gement de la population salariée), sans oublier les
querelles internes autour de la centralisation et du
communisme, généralement sous-estimées.
CHARLES JACQUIER
À LA DÉCOUVERTE DES ÉTRUSQUES. –
Marie-Laurence Haack
La Découverte, Paris,
2021, 368 pages, 23 euros.
Datant, pour les plus anciens, du VIIe siècle avant
notre ère, les vestiges laissés par les Étrusques
abondent en Italie centrale. Sur les fresques tom-
bales de Tarquinia, leur aristocratie propose sa
conception hédoniste de l’existence : vin et ban-
quets mais aussi musique et danses. Ces témoi-
gnages archéologiques s’interrompent en 308,
après la chute de Voisinies, qui consacre la domi-
nation de la république romaine sur l’Étrurie. Uni-
versitaire spécialiste d’histoire ancienne, l’auteure
nous entraîne dans un parcours initiatique à la
découverte des sites remarquables de la «dodéca-
pole», les douze cités-États. De la description à
l’explication, l’itinéraire procède par allers-retours
entre passé et présent : on croise notamment
Lucien Bonaparte en pilleur de vases funéraires
de Vulci et Roberto Benigni en chantre de la cul-
ture toscane d’Arezzo. Ce livre généreux ouvre
de multiples portes sur le savoir archéologique,
permettant de mieux saisir les spécificités de cette
civilisation à travers sa langue et sa conception du
couple ou de la famille – la femme, par exemple,
avait accès à un statut dont elle était exclue par les
autres cultures antiques.
ANDRÉ PRIOU
BIOGRAPHIE
PLACES OF MIND. A Life of Edward Said.
– Timothy Brennan
Farrar, Straus and Giroux, New York,
2021, 437 pages, 35 dollars.
Cette biographie suit les cheminements intellec-
tuels, militants et artistiques du chercheur amé-
ricano-palestinien, né à Jérusalem en 1935 et
mort en 2003 à New York, où il enseigna à l’uni-
versité Columbia. La pensée de l’auteur de
L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident,
publié aux États-Unis en 1978, est alors mal per-
çue en France, ex-puissance coloniale où les
études postcoloniales sont encore quasiment
absentes. Admirateur de Jean-Paul Sartre, s’ins-
pirant de Michel Foucault puis de Frantz Fanon,
Edward Said déconstruit le regard surplombant
de l’intellectuel occidental sur l’Orient. Mais il
critique également la bourgeoisie arabe, incapa-
ble de créer une société civile. Affecté par
l’échec des accords d’Oslo (1993), il rompt avec
l’Organisation de libération de la Palestine
(OLP), trop nationaliste et trop proche de l’islam
politique, et compare l’Autorité palestinienne au
gouvernement de Vichy. Cet intellectuel arabe
qui reconnaît aux Juifs le droit d’avoir un État,
tout en se battant pour les Palestiniens, cumule
les ennemis dans chaque camp. Sa biographie
souligne que, toute sa vie, il eut le sentiment de
n’être nulle part à sa place…
SONIA COMBE
26
IDÉES
Question noire, problème blanc
L
’EFFERVESCENCE éditoriale autour de la question
noire aux États-Unis permet aux lecteurs
francophones de redécouvrir l’œuvre d’artistes
et intellectuels qui ont marqué leur époque pour
mieux interroger la nôtre, au prix parfois de quelques
malentendus.
James Baldwin (1924-1987) livre, dans son dernier
entretien (1), réalisé un mois avant son décès par
Quincy Troupe, des réflexions salubres. Au sujet du
racisme, il déclare : « Pour les Blancs américains, il
est primordial qu’ils puissent croire en leur propre
version de l’expérience noire. (…) Il est essentiel
que le nègre souffre pour que les Blancs se sentent
coupables et puissent faire quelque chose pour y
remédier au moment opportun. »
En marchant sur les pas de Baldwin, Eddie S.
Glaude Jr propose une réflexion nuancée sur les
États-Unis à l’heure du suprémacisme blanc galvanisé
par M. Donald Trump (2). Dans un ouvrage salué
par la presse outre-Atlantique, le directeur du dépar-
tement des études afro-américaines à l’université
de Princeton affirme : « Notre devoir n’est pas de
nous réfugier dans d’illusoires politiques identi-
taires. » En évoquant le mouvement Black Lives
Matter, Glaude rapporte y avoir vu des exemples
de « conneries mystiques noires » – expression
empruntée à Baldwin – et souligne que « les
arguments identitaires avaient le don de clore défi-
nitivement le débat ou de déboucher sur des querelles
qui menaient à de profondes et durables divisions ».
Dans son avant-propos, son éditrice française Rachèle
Bevilacqua rappelle que des intellectuels américains
« questionnent la pertinence du mot “race” comme
outil de lutte contre le racisme », à l’instar de
Thomas Chatterton Williams (3), qui invite à « désap-
prendre l’idée de race ».
Magali Bessone et Matthieu Renault ne prennent
pas autant de précautions quant à l’usage de ce
terme, au risque de le réifier (4). Dans un essai
consacré à la notion de « double conscience »
employée par l’intellectuel et militant W. E. B.
Du Bois (1868-1963), les deux philosophes évacuent
trop rapidement l’analyse du politiste marxiste
Adolph Reed Jr, qui voyait, à travers l’emploi de
SOCIÉTÉ
Dévoiements contraires
I
SLAM et France… Un thème de plus en plus
dans l’actualité politique. C’est dans la guerre
que se livrent identitaires et indigénistes que le
philosophe Abdennour Bidar, avec Génie de la
France (1), situe l’un des nœuds de la problématique
hexagonale. Les premiers dénonçant une « invasion
migratoire » et un « péril islamiste », les seconds
voyant dans ces positions « une nostalgie
suprémaciste », blanche et chrétienne, néocoloniale
et raciste.
Si Bidar se demande quelle légitimité a encore la
devise républicaine, censée représenter l’identité du
pays – qu’il préfère appeler « génie » –, lorsque des
parties du territoire sont frappées par l’exclusion, le
chômage et le racisme, il met également en garde
contre le défi de l’islam, qui remettrait en jeu le
religieux au centre de nos sociétés sécularisées. Car
il observe qu’« au motif de combattre l’islamisme,
nous faisons de la laïcité une arme antireligieuse et
combattons l’islam lui-même ». Il importe donc à la
fois de « ne pas faire l’amalgame entre islam et
islamisme » et d’éviter la « sacralisation de notre
république ». D’autant que, à propos du supposé
entrisme islamique dans l’école publique, l’auteur,
inspecteur général de l’éducation nationale, naguère
membre de l’Observatoire de la laïcité et membre du
Comité consultatif national d’éthique, affirme qu’une
telle idée relève de la psychose, et que l’islam politique
ne parviendra pas à s’implanter en France, censée
être le « cimetière de toute ambition du religieux ».
Comme Bidar, Chems-Eddine Hafiz, avocat et
recteur de la Grande Mosquée de Paris, appelle à
ce que l’on cesse d’instrumentaliser l’islam, et
dénonce également l’« amalgame entre islam et
islamisme rendant tout musulman suspect ». Dans
son Manifeste contre le terrorisme islamiste (2),
fruit de la réflexion d’un panel représentatif d’imams,
il relaie une question sensible, « L’islam engendre-
t-il la violence ? », et répond par la négative. Mais,
considérant la tragédie algérienne des années 1990
et les actes de terrorisme islamiste à travers le
monde, dont celui du 11 septembre 2001, il alerte
contre la tentation de « chercher à s’accommoder
de l’islam politique ». En abordant la question du
cette expression, une « tentative sérieuse de carac-
tériser (…) la situation réelle des Noirs dans la
société américaine (5) ». S’ils pointent avec raison
qu’« avant Richard Wright, James Baldwin et
d’autres, Du Bois suggère déjà que le prétendu
“problème noir” est, à sa racine au moins, un
“problème blanc” », l’analogie proposée avec les
femmes qui revêtent le voile islamique en France
peut être questionnée.
Le récit de Langston Hughes (1902-1967)
– « premier auteur africain-américain à vivre exclusi-
vement de sa plume », selon l’éditeur Antoine Caro –,
acteur majeur de la Renaissance de Harlem pendant
l’entre-deux-guerres, apparaît autrement rassérénant (6).
Celui qui confie s’être senti blessé parce que les
Africains ne voulaient pas croire qu’il était un Noir
témoigne de sa « plus grande admiration » pour Du
Bois et rapporte de nombreuses anecdotes, comme
cette conversation avec une femme originaire de l’Ar-
kansas qui lui avoue : « Je n’avais jamais rencontré
un N… oir éduqué », ou la bataille rangée contre des
marins britanniques à Lagos durant laquelle « la soli-
darité de l’équipage prima sur la race ». Son dernier
livre (7), un recueil de poèmes, offre les ultimes fulgu-
rances d’un très inventif engagement.
N EDJIB S IDI M OUSSA .
(1) Quincy Troupe, La Dernière Interview de James Baldwin.
Saint-Paul-de-Vence, novembre 1987, Les Éditions du Portrait,
Paris, 2021, 80 pages, 8,90 euros.
(2) Eddie S. Glaude Jr, Ici recommence l’Amérique. Conseils
de James Baldwin – à suivre d’urgence, Les Éditions du Portrait,
2021, 264 pages, 24,90 euros.
(3) Thomas Chatterton Williams, Autoportrait en noir et blanc.
Désapprendre l’idée de race, Grasset, Paris, 2021, 224 pages,
19,50 euros.
(4) Magali Bessone et Matthieu Renault, W. E. B. Du Bois.
Double conscience et condition raciale, Éditions Amsterdam,
Paris, 2021, 168 pages, 12 euros.
(5) Adolph L. Reed Jr, W. E. B. Du Bois and American Political
Thought. Fabianism and the Color Line, Oxford University
Press, 1997.
(6) Langston Hughes, The Big Sea. Une autobiographie, Seghers,
Paris, 2021, 400 pages, 22,50 euros.
(7) Langston Hughes, La Panthère et le Fouet, Ypsilon Éditeur,
Paris, 2021, 208 pages, 21 euros.
« séparatisme », il insiste fortement sur la nécessité
de distinguer la religion musulmane – « une foi,
une éthique, une tradition, une civilisation » – de
l’idéologie islamiste – « mortifère, une pensée
politique aux relents totalitaires, un dévoiement des
textes, une menace (…) pour la stabilité du monde
musulman (…), pour la planète tout entière ».
Dans la ghettoïsation urbaine qui a conduit, selon
lui, au séparatisme et au refus des lois de la Répu-
blique, il incrimine tout à la fois certains représentants
de l’islam, l’État et certains partis politiques, qui
auraient « fermé les yeux » au nom d’une « politique
de l’excuse » infantilisante et victimaire. D’où des
imams autoproclamés aux discours haineux, le déve-
loppement d’une société et d’une économie parallèles,
une éducation alternative et même une médecine
moyenâgeuse. Comme Bidar – et comme d’autres
avant eux –, Hafiz appelle à la promotion d’un
islam des Lumières.
C’est à une série de contre-vérités, devenues des
poncifs, que s’intéresse l’ouvrage collectif dirigé
par Omero Marongiu-Perria, sociologue ayant
appartenu à la mouvance des Frères musulmans.
L’Islam et les animaux (3) rappelle qu’au XIVe siècle
Ibn Khaldoun, considéré comme le père musulman
de la sociologie, n’excluait pas la thèse évolutionniste
en considérant l’homme comme héritier du singe.
Il affirme que le Coran pose les fondements d’une
éthique en matière de respect des mondes animal,
végétal et minéral : « Les animaux sont des êtres
doués de raison qui entretiennent une véritable
relation au monde et à Dieu. » Quant au sacrifice
du mouton de l’Aïd-el-Kébir, ce point de fixation
problématique dans tous les pays, il n’est pas une
obligation musulmane…
A REZKI M ETREF.
(1) Abdennour Bidar, Génie de la France, Albin Michel, Paris,
2021, 208 pages, 19 euros.
(2) Chems-Eddine Hafiz, Le Manifeste contre le terrorisme
islamiste, Erick Bonnier, Paris, 2021, 82 pages, 9 euros.
(3) Omero Marongiu-Perria (sous la dir. de), L’Islam et les
animaux, Atlande, Neuilly-sur-Seine, 2021, 192 pages, 12 euros.
DANS LES REVUES
o THE BAFFLER. La déshydratation de l’Ari-
zona ; un recyclage qui culpabilise trop souvent
les consommateurs en même temps qu’il absout
les entreprises ; l’accumulation catastrophique
de déchets plastiques est-elle évitable ? (N° 60,
novembre-décembre, bimestriel, 14 dollars. –
New York, États-Unis.)
o EXTRA ! Les projets d’assassinat de Julian
Assange concoctés par la CIA n’ont pas suscité
l’intérêt des grands médias américains. Lesquels
ont en revanche sollicité d’anciens responsables
de l’agence de renseignement et des gradés du
Pentagone pour fustiger le retrait occidental
d’Afghanistan. (Vol. 34, n° 9, novembre, mensuel,
48 dollars par an – New York, États-Unis.)
o SURVIVAL. La politique étrangère des États-
Unis devrait-elle désormais privilégier le réalisme
et la retenue au lieu de chercher à imposer aux
autres pays les principes politiques du libéralisme?
Leçons amères de l’indépendance du Soudan du
Sud. L’avenir des relations américano-israéliennes.
(Vol.63,n° 5,octobre-novembre,bimestriel,abon-
nement un an : 196 euros. – Washington, DC,
États-Unis.)
o CATALYST. L’Irak après l’occupation améri-
caine ; Noam Chomsky estime que l’ère de l’im-
punité israélienne est terminée aux États-Unis,
ce que tend à confirmer Gilbert Achcar, qui
met en avant le rôle que joue Black Lives Matter
en ce sens. (Vol. 5, n° 2, été, trimestriel, 15 dollars.
– New York, États-Unis.)
o F OREIGN P OLICY . « Qui contrôle les
mers ? » La réponse cible la Chine et ses chantiers
navals en surchauffe, pour se demander comment
les États-Unis pourraient reconquérir leur avance.
(N° 242, automne, trimestriel, 14,95 dollars. –
Washington, DC, États-Unis.)
o PROSPECT. Et si les humains avaient l’odorat
des chiens ? La vie existe-t-elle ailleurs dans
l’univers, sous quelle forme et comme le déter-
miner ? Faut-il détester les milliardaires ? (N° 302,
novembre, mensuel, 5,95 livres sterling. – Londres,
Royaume-Uni.)
o THE DIPLOMAT. Une guerre de l’eau entre
le Pakistan et l’Inde va-t-elle s’ajouter au conflit
du Cachemire, où les deux pays s’affrontent ?
Avec les projets de barrage et le changement cli-
matique, le traité qui a longtemps régi le partage
des eaux du fleuve Indus n’est plus adapté. (N° 84,
novembre,mensuel,abonnement un an :30 dollars.
– Washington, DC, États-Unis.)
o LES CARNETS DU CAPS. Une série
d’analyses et d’opinions sur la Chine, souvent
dans la droite ligne de ce que l’on entend
partout. (N° 30, printemps-été, prix non indiqué.
– Ministère des affaires étrangères, Paris.)
o LE 9. En plus du dossier sur l’informatique
quantique, le magazine financé par Pékin propose
un entretien avec la cinéaste Yang Chenghua,
primée au Paris International Animation Film
Festival. (N° 44, novembre, mensuel, 2 euros. –
Vitry-sur-Seine.)
o NUEVA SOCIEDAD. Intitulé « Agitation en
Amérique latine », ce numéro explore les sou-
bresauts d’une région où aucun projet politique
ne semble, pour l’heure, capable d’hégémonie.
(N° 295, septembre-octobre, bimestriel, abon-
nement un an : 107 dollars. – Buenos Aires,
Argentine.)
o NOUVEAUX ESPACES LATINOS. L’Amé-
rique latine à l’heure du changement climatique.
Rose ou noire, la relation entre Madrid et ses
anciennes colonies. (N° 309, octobre-décembre,
trimestriel, 7,50 euros. – Lyon.)
o FALMAG. Le mouvement Emmaüs en Amé-
rique latine. Retour sur les 50 ans de l’association
France Amérique latine. (N° 148, octobre, tri-
mestriel, 5 euros. – Paris.)
o NAWAAT. Un numéro, consacré au président
tunisien Kaïs Saïed et aux suites de son coup de
force de l’été dernier, qui s’interroge sur le rôle
des militaires, les pressions sur les magistrats,
les nouvelles orientations diplomatiques du pays.
(Hors-série n° 2, octobre, trimestriel, 10 dinars
tunisiens. – Tunis,Tunisie.)
o C ONFLUENCES M ÉDITERRANÉE . Un
numéro spécial entièrement consacré à la Libye,
pays déchiré par les luttes intestines et miné
par les ingérences étrangères. L’exemple parfait
d’une « faillite révolutionnaire ». (N° 118,
automne 2021, trimestriel, 21 euros. – Paris.)
o DOCUMENTATION PHOTOGRAPHIQUE.
Une livraison consacrée à l’Iran, puissance régio-
nale aux multiples paradoxes. Une société en
mouvement malgré les apparences, comme en
témoignent les progrès spectaculaires réalisés
en matière d’éducation. (N° 2021, novembre,
bimestriel, 9,90 euros. – Paris.)
o LE JEU DE L’OIE. Dix ans après les soulè-
vements au Maghreb et au Proche-Orient, la
revue étudiante dresse le bilan du « printemps
arabe », de l’Algérie à Oman en passant par le
Yémen, les Émirats arabes unis (EAU), la Syrie
et l’Égypte. (N° 19, automne, semestriel, 8 euros.
– Sciences Po Lille.)
o FUTURIBLES. Un texte fouillé d’Antoine
Frémont sur le transport maritime au risque de
la démondialisation. Interview d’Alain Supiot
sur le modèle social français. (N° 445, novem-
bre-décembre, bimestriel, 22 euros. – Paris.)
o LA REVUE DE L’ÉNERGIE. Un hors-série
réalisé avec le Conseil mondial de l’énergie
discute l’idée d’importer de l’hydrogène décar-
boné au sein de l’Union européenne. (Hors-
série, octobre, 40 euros. – Paris.)

DANS LES REVUES
o L’ÉCONOMIE POLITIQUE. «Le travail dans
tous ses états » : la sociologue Maud Simonet fait
le point sur le travail gratuit, dont le recours sys-
tématique entraîne une fragilisation des services
publics ; réflexion sur la nécessaire revalorisation
des métiers «essentiels», l’avenir du télétravail…
(N° 92, novembre, trimestriel, 12 euros. – Paris.)
o REVUE INTERNATIONALE DE L’ÉCO-
NOMIE SOCIALE . Un copieux dossier étudie
les expériences d’économie sociale et solidaire
(ESS) en Afrique de l’Ouest. Les savoir-faire
locaux ont intégré un courant de pensée venu
d’Europe sans se dénaturer. (N° 362, octobre,
trimestriel, 30 euros. – Nanterre.)
o REGARDS SOCIOLOGIQUES. Une enquête
sur les candidats au poste de gardien de la paix
de la police française. (N° 57-58, second semestre,
semestriel, 30 euros. – Créchy.)
o ESPRIT. Dossier sans grande originalité sur
« Internet en mal de démocratie », entre fake
news et concurrence algorithmique. (N° 579,
novembre, dix numéros par an, 20 euros. – Paris.)
o APRÈS-DEMAIN. Une livraison consacrée
à la dette : pourquoi un « problème économique »
relève en fait de questions politiques ? Comment
faire pour se libérer des marchés ? La dette est-
elle toujours mauvaise ? (N° 59, octobre, tri-
mestriel, 9 euros. – Paris.)
o TECHNIQUES & CULTURE. Des pérégri-
nations aux confins du monde dans les abîmes,
abysses ou « exomondes ». Leurs explorations
faisant appel à un certain type de confinement,
elles éclairent les rapports entre les humains et
les milieux qu’ils côtoient. (N° 74, 2021/1, semes-
triel, 24,50 euros. – Éditions de l’EHESS, Paris.)
o OBLIK. En 2016, seuls 2 % des passagers en
avion étaient ouvriers. Une femme diplômée
d’une école d’ingénieurs a une chance sur deux
d’être en couple avec un homme ayant le même
diplôme;celle qui détient un bac général,seulement
16 %. (N° 6, hiver, semestriel, 17 euros. – Paris.)
o CAMPAGNES SOLIDAIRES.Durant l’été 2021,
des paysans ont formé une caravane, s’arrêtant
dans les villes et les villages de France, pour faire
connaître et expliquer la Déclaration des droits
des paysans adoptée par l’ONU en 2018.(N° 377,
novembre, mensuel, 6 euros. – Bagnolet.)
o L A D ÉCROISSANCE . Alain Accardo :
réflexion sur les obsèques de Bernard Tapie.
Vincent Cheynet étrille le sociologue Gérald
Bronner, président de la commission « Les
Lumières à l’ère numérique ». (N° 184, novembre,
mensuel, 3 euros. – Lyon.)
o SILENCE. Planter des arbres, une évidence
écologiste ? Si cela peut être précieux dans
certains cas, les politiques publiques de plantation
sont très discutables. Également une analyse des
réacteurs nucléaire EPR,à l’heure de l’emballement
tricolore pour cette filière ruineuse. (N° 504,
novembre, mensuel, 4,80 euros. – Lyon.)
o IMAGINE. Une enquête sur la plate-forme
du groupe chinois Alibaba à l’aéroport de Liège.
Un grand débat : « Repenser la démocratie face
à la menace climatique ». (N° 147, novembre-
décembre, bimestriel, abonnement un an :
55 euros. – Liège, Belgique.)
o LUTTE DE CLASSE. L’humanité sera-t-elle
sauvée par des dirigeants politiques tels que
M. Yannick Jadot, élu par le Medef candidat aux
européennes « le plus convaincant », en 2019 ?
Le rôle de la conscription dans la formation de
l’État bourgeois moderne. (N° 219, novembre,
huit numéros par an, 2,50 euros. – Pantin.)
o L’OURS. Dans un numéro qui recense une
série d’ouvrages politiques, cette publication
très proche du Parti socialiste reproduit une
affiche électorale de 1946. On y voit un ouvrier
appeler à voter SFIO (socialiste) « pour la recons-
truction de la France ». L’ouvrier socialiste s’est
fait plus rare au fil du temps… (N° 511, sep-
tembre-octobre, mensuel, 3,10 euros. – Paris.)
o XXI. Le fléau des éoliennes d’EDF dans le
sud du Mexique. Un reportage dessiné (et
glaçant) sur les centres éducatifs fermés. Ce
« petit arnaqueur » qui a révélé les turpitudes
de la justice brésilienne. (N° 56, trimestriel, été,
19 euros. – Paris.)
o MÉDIACRITIQUES. Le journalisme social,
ou comment éviter de parler dans les grands
médias des sujets qui mécontentent les dirigeants
d’entreprise. (N° 40, décembre, trimestriel,
4 euros. – Acrimed, Paris.)
o CQFD. Euthanasie, business des cimetières,
fausses couches : un dossier sur la mort, qui
défend la « liberté d’en finir » et les droits des
endeuillés. Comment le gouvernement affame
et traque les migrants à Calais. (N° 203, novembre,
mensuel, 4 euros. – Marseille.)
o LE RAVI. Un deux centième numéro en
dix-huit ans d’existence. Enquête sur le service
d’hygiène de Marseille. (N° 200, novembre, men-
suel, 4,40 euros. – Marseille.)
o RETRO N EWS . Le site de presse de la
Bibliothèque nationale de France, qui offre trois
siècles d’archives (1631-1950), se prolonge avec
une revue. Pour ce premier numéro, l’ensemble
consacré aux contaminations est particulièrement
révélateur. (N° 1, septembre, trimestriel, 19 euros.
– Éditions Jean-Claude Lattès, Paris.)
Retrouvez, sur notre site Internet,
une sélection plus étoffée de revues :
www.monde-diplomatique.fr/revues
A RT S
Alice Neel à contre-courant
En dehors des modes de son vivant, Alice Neel
connaît un succès posthume. Ses toiles
sont accueillies dans des musées prestigieux.
Mais l’intérêt qu’elle suscite chez
les organisateurs d’exposition est lié
à une lecture très réductrice de ses thèmes.
P A R M A R I E -N O Ë L R I O *
E
LLE fut largement ignorée pendant une grande
partie de sa vie et modestement reconnue dans le
dernier quart de son existence. Aujourd’hui, trente-
sept ans après sa mort, Alice Neel est l’objet d’une
consécration « officielle ». On ne peut qu’en être
heureux, puisque ses toiles rencontreront ainsi un
plus large public. On peut aussi s’en étonner : qu’est-
ce donc qui a permis son fulgurant succès après des
années d’indifférence ?
Née en Pennsylvanie dans la classe moyenne,
Alice Neel (1900-1984) est diplômée en 1925 de la
Philadelphia School of Design for Women, école
d’art pour femmes de Philadelphie. Un mariage raté,
un enfant qui meurt, une grave dépression, des
amants, deux garçons qu’elle élève seule, puis trente
ans de galère à New York – à Greenwich Village,
puis à Spanish Harlem. Elle n’a guère d’argent, ni
d’intérêt autour de son travail. Pendant la Grande
Dépression, elle bénéficie des programmes de
commandes publiques mis en œuvre par le New
Deal de 1933 à 1943 – le Public Works of Art
Project et la Work Projects Administration concer-
neront à cette époque quelque dix mille artistes.
Elle milite dans les rangs communistes pour l’égalité
des droits, pour tous, Afro-Américains, femmes…
et collabore à maintes reprises à partir de 1946 au
mensuel communiste Masses & Mainstream. En
1955, en plein maccarthysme, elle est interrogée
par le Federal Bureau of Investigation (FBI), qui la
surveille depuis un certain temps et la définit dans
son rapport comme « bohème romantique de type
communiste ». Avant même d’adhérer au Communist
Party USA (CPUSA) en 1953, Neel avait bel et
bien fait le choix politique du communisme.
Au début de la guerre froide, triomphe l’ex-
pressionnisme abstrait – exporté en Europe grâce
au soutien, souvent occulte, de la CIA à divers
cercles et fondations –, dont les figures les plus
connues sont Jackson Pollock et Mark Rothko (1).
En 1944, Peggy Guggenheim, collectionneuse et
longtemps galeriste influente, déclarait que dans un
monde en lutte contre le fascisme, le seul fait de
peindre de façon moderne (c’est-à-dire abstraite)
constituait une action politique (2). L’Allemagne
nazie défaite, ce mot d’ordre, qui fait d’une forme
d’art une arme au service du monde libre et de la
démocratie, trouve une nouvelle cible : la guerre
froide culturelle sera remarquablement efficace.
Neel, elle, se donne pour tâche de peindre la «comédie
humaine », citant Honoré de Balzac qu’elle admire.
Toile après toile, elle travaille à représenter
ses semblables, ceux qui l’entourent, dans leur
complexité, leur diversité, leur vitalité, leurs
tragédies. Elle cherche à traduire l’individu entier
qui pose pour elle, sa personnalité comme son être
social : « Quand un portrait est réussi, il reflète la
culture, le temps et beaucoup d’autres choses (3). »
Comme le soulignaient ses proches, elle aimait le
pauvre type dans le héros et le héros dans le pauvre
type… Elle est, pour reprendre l’expression de
Charles Baudelaire, une « peintre de la vie
moderne ». Comme le furent Édouard Manet, Paul
Cézanne – autre héros de Neel –, Vincent Van
Gogh, ou les grands expressionnistes Oskar
Kokoschka, George Grosz, Otto Dix. Son réalisme
est un choix opéré dans ce qu’elle voit, une
expression picturale violente, tranchée, de la réalité,
qu’il s’agisse de ses modèles ou des rues de New
York : la recréation, par la peinture, du monde
visible et non sa simple représentation, voire son
idéalisation. Son style pictural, un expressionnisme
figuratif hautement personnel, est non seulement
à contre-courant, mais la place à tort, pour le petit
monde américain de l’avant-garde, dans le camp
du « réalisme socialiste ». Il est vrai que son ami
Mike Gold, fondateur et rédacteur en chef du
mensuel The New Masses, éditorialiste au quotidien
communiste Daily Worker, dont elle fit deux fois
le portrait, avait choisi de la définir comme une
« pionnière du réalisme socialiste dans la peinture
américaine ». Mais Gold était un combattant qui
ne craignait pas de faire feu de tout bois.
Quand le pop art remet la figuration à la mode,
Neel connaît un début de reconnaissance. Premier
malentendu : elle déteste le travestissement lisse et
* Journaliste.
27
ALICE NEEL. –
« The Family
(John Gruen,
Jane Wilson
and Julia) », 1970
commercial que fait ce nouveau mouvement de la
diversité humaine. En 1976, son travail est montré
dans «Women Artists 1550-1950 » au Los Angeles
County Museum of Art, une exposition organisée
sous la pression de féministes qui menaçaient d’attaquer
en justice le musée parce qu’il ne montrait pas
d’artistes femmes. Deuxième malentendu : elle soutient
les luttes féministes des années 1960-1970, participe
à nombre de manifestations, fait le portrait de figures
du mouvement comme Kate Millett, Mary Garrard,
Linda Nochlin…, mais refuse de réduire son art à
quelque cause que ce soit. Et elle proteste contre les
femmes critiques qui, selon elle, vous respecteront si
vous peignez votre anatomie, mais « n’ont pas le
moindre respect pour vous si vous peignez une classe
sociale maltraitée ». Elle peint les êtres tels qu’elle
les voit, sans les embellir ni les héroïser, dans la
splendeur et la misère de la vie : corps nus, sexués,
en proie à la maladie, au vieillissement (son portrait
d’Andy Warhol est marquant), femmes enceintes,
fatiguées, obèses, vieillards, enfants, elle-même nue
à 80 ans, déformée par l’âge, lunettes sur le nez et
pinceau à la main. Quelques semaines avant sa mort,
elle déclare, comme le cite le catalogue de l’exposition
à venir en octobre 2022 au Centre Pompidou (4) :
« En politique comme dans la vie, j’ai toujours aimé
les perdants, les outsiders. »
S
I , sous l’impulsion de l’historien d’art
britannique Jeremy Lewison, le Museum of Fine
Arts à Houston et d’importantes institutions euro-
péennes, de Londres à Hambourg, montrent en grand
l’œuvre de Neel à partir de 2010 (5), il faut attendre
le printemps 2021 pour sa première rétrospective à
New York, au Metropolitan Museum of Art (Met),
le plus prestigieux des musées américains, sous le
titre «Alice Neel : People Come First», une expression
tirée d’un entretien de l’artiste avec Gold pour le
Daily Worker. Le catalogue ne fait allusion que dans
quelques notes de bas de page aux expositions euro-
péennes. Tout entier gouverné par la biographie de
Neel, son « féminisme radical », son « engagement
social», ses «principes humanistes», son «empathie»,
il en fait une « championne de la justice sociale » et
ne parle guère de son art, sauf pour qualifier l’artiste
de « peintre radicale », ce qui est une notion quelque
peu difficile à cerner (6).
Ne s’occuper que de l’œuvre, comme le fait
trop souvent la tradition de l’histoire de l’art, c’est
ignorer le va-et-vient entre l’expérience du réel et
la traduction symbolique qu’en fait un artiste donné,
en un temps donné, dans son langage particulier,
susceptible de devenir universel. Mais réduire un
artiste à sa biographie et à son contexte social, à
l’aune de valeurs morales, c’est réduire son art à
une simple illustration de ces valeurs, voire en nier
la spécificité. Neel pourtant insiste à plusieurs
reprises : sa peinture est un « champ de bataille »,
non seulement par son ambition de donner figure à
ceux qui n’en ont pas, mais aussi de donner une
forme à ce qui n’en a pas. Ce qui est le propre de
toute ambition artistique véritable.
Au long des cinq essais de son catalogue, le Met
n’évoque l’art de Neel que pour le soumettre à un
récit convenu, contrôler comment, combien et en
quoi l’artiste est conforme à ce récit, comment,
combien et en quoi ses œuvres, réduites ici au statut
d’illustrations, constituent des témoignages ou des
preuves convaincantes de la justesse de ses positions
envers les minorités. S’il lui arrive, à elle ou à ses
LE MONDE diplomatique – DÉCEMBRE 2021
© THE ESTATE OF ALICE NEEL - COURTESY OF THE ESTATE OF ALICE NEEL AND DAVID ZWIRNER
œuvres, d’être prises en défaut, elle est affectueusement
grondée, non sans condescendance. Le catalogue
consacre ainsi quatorze pages à l’activisme humaniste
de Neel (en lieu et place du communisme, nommé
allusivement, non sans quelque réticence), vingt-six
pages à son engagement féministe, quatorze à son
implication dans la question raciste, vingt-deux à son
rapport au genre et aux minorités sexuelles (Warhol
et ses superstars occupent cinq pages). Et, étrangement,
douze pages à l’abstraction dans sa peinture, qui
aurait de profondes affinités avec celle de Piet Mondrian
du fait de leur goût prononcé pour le jazz…
C
OMME celle de l’exposition, l’ordonnance
du catalogue est à l’unisson : les œuvres sont
regroupées par rapport à ces thèmes, sans souci de
chronologie, qui serait pourtant éclairante pour
comprendre le cheminement de l’artiste. Il va de soi
qu’une esthétique est liée à une représentation du
monde. Mais pourquoi, alors qu’en 2016 la New
York Review of Books pouvait évoquer l’influence
du communisme dans le rapport au monde de Neel
et aussi bien à son art, le Met, la presse spécialisée
et sa biographie officielle (7) choisissent-ils d’en
faire avant tout une figure anticipatrice des
mouvements de minorités d’aujourd’hui? En réaction,
le critique Ben Davis a publié sur le site Artnet
News (18 avril 2021) un article fracassant : « Le
communisme d’Alice Neel est essentiel à son art.
On peut le voir dans le “champ de bataille” de ses
peintures, et son impitoyable portrait de son fils »
(Richard, devenu supporteur de Richard Nixon, qui
fut cadre supérieur à la Pan Am Airways, puis liqui-
dateur de la National Airways au profit du marché
privé). « L’intérêt que suscite son œuvre est sans nul
doute porté par le climat actuel », déclarait Roxana
Azimi dans Le Monde (28 décembre 2017) à l’oc-
casion de la première série de ses expositions en
Europe. Mais n’est-ce pas là une façon de s’exonérer
de tout examen sérieux de l’art de Neel, de ses choix
et de leur traitement : de ses sujets de prédilection,
de ses modèles à son refus du naturalisme, de son
réalisme original, de son expressionnisme affirmé,
en bref, de sa palette, sa manière de peintre…
Cette artiste à l’indépendance têtue a peint les rues
où elle vivait, les gens qui l’entouraient, dans leur
diversité de classe, de destin, de peau et de désir, elle
en cherchait la consistance et la vérité par le moyen de
son art – sa «comédie humaine» à elle, singulière,
saisissante, difficile à percevoir dans l’arrangement
auquel procède le Met, selon les normes en cours.
(1) Cf. Frances Stonor Saunders, Qui mène la danse ? La CIA et
la guerre froide culturelle, Denoël, Paris, 2003. Cf. également
Emmanuelle Loyer, « L’art et la guerre froide : une arme au service
des États-Unis », dans Philippe Poirrier (sous la dir. de), Art et
pouvoir, de 1848 à nos jours, Centre national de documentation
pédagogique, Paris, 2006.
(2) Citée par Serge Guilbaut dans Comment New York vola l’idée
d’art moderne, Éditions Jacqueline Chambon, Nîmes, 1983.
(3) Intervention en 1971 au Moore College ofArt and Design à Phila-
delphie, nouvelle appellation de l’institution où elle avait fait ses études.
(4) Alice Neel, un regard engagé, sous la direction d’Angela Lampe,
éditions du Centre Pompidou, Paris, 2020, 160 pages, 32 euros.
(5) Cf. Jeremy Lewison (sous la dir. de), Alice Neel, Painter of
Modern Life, Mercatorfonds - Yale University Press, Bruxelles -
New Haven, 2016.
(6) Kelly Baum et Randall Griffey (sous la dir. de), Alice Neel :
People Come First, The Metropolitan Museum of Art, New York,
2021, 256 pages, 50 dollars.
(7) Phoebe Hoban, Alice Neel : The Art of Not Sitting Pretty, David
Zwirner Books, New York, 2021 (1re éd. : 2010). Cf. également Alice Neel,
entretiens de Patricia Hills avec l’artiste, Harry N.Abrams, New York, 1983.
DÉCEMBRE 2021 – LE MONDE diplomatique
Aux racines
de la race
P A R B A R B A R A J. F I E L D S
A race ne ressortit pas à la biologie humaine
(contrairement au fait de respirer ou de se reproduire
sexuellement) ; ce n’est pas non plus une idée
(comme la valeur de π) qui pourrait mener une vie
en propre. Il s’agit plutôt d’une idéologie, qui naît à
un moment historique donné, du fait de causes expli-
cables. Elle évolue donc pour les mêmes raisons.
La Virginie du XVIIe siècle offre un bon point de
départ pour présenter cette histoire, ainsi que celle de
la société des planteurs en Amérique du Nord britan-
nique. L’État, qui menaçait à ses débuts de s’effondrer,
découvrit sa vocation à partir des années 1620 : la cul-
ture du tabac. Les futurs États-Unis allaient alors
connaître leur première expansion, reposant principa-
lement sur les épaules des « serviteurs sous contrat
anglais» (1) plutôt que sur celles des esclaves africains.
Ces Anglais «nés libres» pouvaient être achetés et ven-
dus comme du bétail, enlevés, volés, misés lors de par-
ties de cartes. Des magnats cupides rognaient sur leur
nourriture et les privaient de leurs indemnités de liberté
(freedom dues), voire de leur liberté elle-même, à l’issue
de leurs années de service. Les serviteurs étaient battus,
mutilés et souvent tués en toute impunité. Pour avoir
exprimé des opinions défavorables au gouverneur et
au conseil de gouvernement, un homme eut les deux
bras brisés et la langue transpercée avec un poinçon,
tandis qu’un autre eut l’oreille arrachée et dut effectuer
un second contrat de sept ans de servitude.
La Virginie ressemblait à une entreprise à but lucra-
tif, et il n’eût pas été possible de tirer profit de la cul-
ture du tabac par des méthodes démocratiques. Seuls
ceux qui ont pu forcer un grand nombre d’individus
à travailler à leur service sont parvenus à s’enrichir
pendant le boom du tabac. Ni leur peau blanche ni
leur qualité de sujet de la monarchie britannique ne
mirent les serviteurs à l’abri de la brutalité et de l’ex-
ploitation. La seule dégradation à laquelle ils échap-
pèrent fut l’esclavage perpétuel pour eux et leurs des-
cendants, le sort dévolu aux descendants des Africains.
Les spécialistes avancent parfois que, si les ser-
viteurs sous contrat n’ont pas subi le même sort que
les Africains, c’est parce que, s’agissant de l’oppres-
sion de personnes de leur propre couleur, les Euro-
péens se tenaient à certaines limites. Mais en réalité,
ils ne croient à de telles fables que parce qu’ils sont
eux-mêmes plongés dans l’atmosphère crépusculaire
de la race. Ce n’est qu’à la lumière du jour qu’ils
aperçoivent mieux les choses. Ils s’aperçoivent que
les Grecs et les Romains ont réduit en esclavage des
gens de leur propre couleur. Que des Européens ont
tenu d’autres Européens en esclavage ou en servitude
et que, dans l’Angleterre des Tudors, la loi prévoyait
l’esclavage des vagabonds. Ils s’aperçoivent égale-
ment que les Anglais ne reculaient devant aucune
* Respectivement historienne à l’université Columbia et socio-
logue. Auteures de Racecraft ou l’Esprit de l’inégalité aux États-
Unis, Agone, Marseille, 2021, dont ce texte est extrait.
SOMMAIRE
PAG E 2 :
De Ho Chi Minh à Facebook. – Courrier des lecteurs. – Plus de
cent vingt mille abonnés.
PAG E 3 :
Un prodigieux charabia, par ÉRIC VUILLARD.
PAG E S 4 E T 5 :
En Lettonie, la question russe sur toutes les langues, par HÉLÈNE
RICHARD. – Cheval de Troie américain (H. R.).
PAG E 6 :
L’aubaine des sociaux-démocrates allemands, par R ACHEL
KNAEBEL.
PAG E 7 :
« La chasse aux serveurs est ouverte », par TRISTAN DE BOURBON-
PARME.
PAG E S 8 E T 9 :
La victoire des talibans chamboule le jeu diplomatique en Asie, par
JEAN-LUC RACINE. – Depuis Alexandre le Grand (J.-L. R.).
www.monde-diplomatique.fr
28
ET K A R E N E. F I E L D S *
NAJEEDORSEY.COM - ARNIKA DAWKINS GALLERY, ATLANTA
brutalité, dès lors qu’il s’agissait de tenir à leur merci
le prétendu sauvage Irlandais, malgré sa parfaite
blancheur. Oliver Cromwell a vendu comme
esclaves à la Barbade les survivants du massacre de
Drogheda (2) et, aux Antilles, ses agents vendaient
les enfants irlandais aux enchères. De Peterloo à
Santiago du Chili, de Kwangju en Corée du Sud à
la place Tiananmen et aux barrios de San Salvador,
l’humanité redécouvre sans cesse qu’une couleur de
peau ou une nationalité partagées ne constituent pas
une barrière automatique à l’oppression. En fin de
compte, la seule chose qui la freine, c’est la résis-
tance plus ou moins grande qu’on lui oppose.
NAJEE DORSEY. – « Strategy (Gullah Jack Series) », 2019
La résistance, c’est également le résultat historique
d’une lutte qui peut avoir eu lieu bien longtemps
avant de se voir consacrée par la coutume ou forma- avaient façonné leurs relations avec les classes supé- Ce dernier aspect devait pousser ceux dont la for-
lisée par la loi. Les libertés des Anglais des classes rieures. Par conséquent, la coutume et la loi, qui tune reposait sur le travail des serviteurs à prendre des
inférieures et celles, un peu moindres, des Anglaises étaient le fruit d’une telle histoire, ne s’appliquaient contre-mesures. L’une d’elles consistait à s’emparer
des classes inférieures ne furent pas des dons de la pas à eux. Autrement dit, quand les serviteurs anglais de toute la terre disponible sur la côte, ne laissant d’au-
noblesse anglaise, octroyés par sollicitude pour des montèrent sur le ring en Virginie, ils ne furent pas tre choix aux serviteurs affranchis que de la louer aux
personnes de leur couleur ou de leur nationalité. Elles seuls. Ils étaient accompagnés par toutes les géné- propriétaires terriens (et ainsi de continuer à œuvrer
résultent de siècles de combats quotidiens, menés au rations qui les avaient précédés dans la lutte ; les à leur enrichissement) ou de s’installer dans les régions
grand jour ou de façon souterraine, avec ou sans modalités et les conditions de la lutte du moment frontalières, loin de tout transport maritime et exposés
armes, avec ou sans violence, en vue de fixer les s’appuyaient sur les résultats des luttes passées. aux représailles des Indiens, qui vivaient naturellement
limites. Dans le cadre d’un match de boxe permanent, assez mal ce nouvel empiétement de la part des étran-
chaque nouveau surcroît de liberté que les classes Les Africains et les Afro-Caribéens montèrent sur le gers qui les avaient déjà chassés de la côte. Dans les
inférieures considéraient comme acquis constituait ring seuls. Il était dès lors plus simple de leur appliquer années 1670, les dirigeants de la Virginie ont été
le résultat provisoire du précédent round et permettait l’esclavage perpétuel qu’aux serviteurs anglais. Les Vir- confrontés à un problème qui risquait de devenir
de fixer le poids des adversaires lors du round suivant. giniens pouvaient les acheter déjà asservis et prêts à sérieux : une classe importante de jeunes hommes
l’emploi; et c’est ce qu’ils firent au début de la traite. (blancs) affranchis, sans terres ni femmes, mécontente
Dans le round qui s’est déroulé dans la Virginie colo- Ce n’est que bien plus tard que cela deviendra une affaire et bien armée. C’est alors que les troubles éclatèrent.
niale des débuts, les serviteurs ont perdu une grande de ce que nous nommons aujourd’hui «race». En dépit En 1676, un certain nombre de ces mêmes jeunes
partie de ce qui avait été concédé à leurs homologues de la présence sporadique d’esclaves africains dès 1619, affranchis, auxquels s’étaient joints des serviteurs et
anglais en matière de dignité, de bien-être et de confort. la loi n’entérinera pas la condition de l’esclavage per- des esclaves, déclenchèrent la plus grande rébellion
Pas tout cependant. Réduire en masse les serviteurs au pétuel avant 1661. De fait, les esclaves africains, entre populaire que l’Amérique coloniale ait connue, pillant
rang d’esclaves aurait hissé la lutte permanente à un 1619 et 1661, ont joui de droits auxquels même les Noirs les biens des riches, brûlant la capitale et poussant le
niveau incandescent, une entreprise périlleuse si l’on libres du XIXe siècle n’auraient pu prétendre. gouverneur royal et ses sbires à se cacher provisoire-
garde à l’esprit que les serviteurs étaient bien armés, ment dans l’Eastern Shore de Virginie. Le soulèvement
E
qu’ils étaient plus nombreux que leurs maîtres et que prit fin brutalement, sans réaliser – ni même chercher
la guerre qui s’en fût immanquablement suivie aurait à réaliser ou à proposer – de changements dans le sys-
permis aux Indiens de prendre l’ascendant sur leurs N la matière, c’est simplement la pratique qui tème de pouvoir et d’autorité en place. Ce qu’il parvint
ennemis. En outre, la nouvelle de l’esclavage réservé décidait. Avant que l’esclavage ne devienne systé- à faire, c’est à éveiller dans l’esprit des riches et des
aux immigrants eût fini par atteindre l’Angleterre, ce matique, il n’y avait pas besoin d’un code de l’es- puissants le soupçon et la peur à l’égard d’une classe
qui aurait risqué de tarir l’immigration ultérieure. clavage systématique. Et l’esclavage ne pouvait pas inférieure blanche qui ne cessait de croître. L’impor-
Même le plus avide et le moins avisé des profiteurs devenir systématique tant qu’un esclave africain à tation toujours plus massive d’esclaves africains permit
aurait pu prévoir le désastre qu’eût représenté une telle vie coûtait deux fois plus cher qu’un serviteur anglais alors de satisfaire les besoins des plantations en main-
politique. Vu la rapidité avec laquelle les gens mou- sous contrat pendant cinq ans, et qu’il y avait un fort d’œuvre sans renforcer la charge explosive que repré-
raient en Virginie, le travail de toute une vie aurait sans risque qu’il meure avant que cinq années ne se soient sentaient des Anglais armés, frustrés d’avoir été privés
doute, chez la plupart des esclaves, duré moins long- écoulées. Rien ne devait changer dans cette compta- de leurs droits d’Anglais et ayant les moyens matériels
temps que la période de sept années de servitude (entre bilité morbide jusqu’aux années 1660, sauf qu’alors et politiques de faire entendre leur ressentiment.
1625 et 1640, le nombre d’habitants n’est passé que d’autres choses avaient également changé. Le prix
de mille trois cents environ à sept ou huit mille, malgré du tabac avait chuté, et le nombre de serviteurs
l’arrivée de quinze mille immigrants). anglais qui émigraient en Amérique également. La (1) NDLR. Venus de Grande-Bretagne, les serviteurs sous contrat
anglais (indentured servants) s’engageaient à travailler pour un
durée de vie des Afro-Américains devenait assez propriétaire terrien pendant un nombre d’années limité (généralement
Il va sans dire que la mauvaise publicité risquait longue pour qu’il soit avantageux de les transformer cinq ou sept ans), au terme desquelles ils recevaient une somme
moins de tarir l’immigration forcée que l’immigra- en esclaves à vie, et la durée de vie des Euro-Amé- d’argent ou un lopin de terre.
tion volontaire. Bien plus important : les Africains ricains devenait assez longue pour leur permettre de (2) NDLR. Vainqueur des royalistes lors de la première révolution
et les Afro-Caribéens n’étaient pas partie prenante réclamer à la fois la liberté et les indemnités de anglaise (1642-1651), Oliver Cromwell part à la conquête de l’Irlande
en août 1649. En septembre, ses troupes lancent un assaut contre
de la longue histoire de négociation et de contestation liberté, y compris la terre, auxquelles ils avaient droit la ville de Drogheda, qui refuse de se rendre ; plusieurs milliers
à travers laquelle les Anglais des classes inférieures à l’issue de leur contrat de servitude. d’habitants catholiques sont massacrés.
Décembre 2021
PAG E 10 : PAG E 22 :
Fin de partie pour Bolloré en Afrique ?, par FANNY PIGEAUD. L’investiture par la grâce des sondages, par ALAIN GARRIGOU.
PAG E 11 : PAG E 23 :
En Irak, le retour de Daech, suite de l’article de L AURENT Magie du charcutage électoral aux États-Unis, par C HARLOTTE
PERPIGNA IBAN. RECOQUILLON.
PAG E 12 : PAG E S 24 À 26 :
La bataille d’Haïti n’est pas finie, par JAKE JOHNSTON. LES LIVRES DU MOIS : « Le Vagabond des étoiles », de Jack
London, par GILLES COSTAZ. – « Certifié conforme. Histoires de
PAG E S 13 À 17 : Diyarbakır », de Murat Özya ş ar, par T IMOUR M UHIDINE . –
DOSSIER : LES ÉCOLOGISTES À L’ÉPREUVE DU POUVOIR. – L’insurrection inoubliable, par MARINA DA SILVA. – Retours au pays
Tiédir quand ça chauffe, par BENOÎT BRÉVILLE ET PIERRE RIMBERT. disparu, par J EAN -A RNAULT D ÉRENS . – Histoires de voir, par
– Grenoble, ville-test, par PHILIPPE DESCAMPS. – Diplomatie « des BORIS SÉMÉNIAKO. – Question noire, problème blanc, par NEDJIB
valeurs » à la sauce verte, par ANNETTE LENSING. SIDI MOUSSA. – Dévoiements contraires, par AREZKI METREF. –
Dans les revues.
PAG E 18 :
PAG E 27 :
Armes françaises pour dictature modèle, par S ÉBASTIEN
FONTENELLE. Alice Neel à contre-courant, par MARIE-NOËL RIO.
PAG E 19 :
De si gentils artistes gouvernementaux, par EVELYNE PIEILLER.
PAG E S 20 E T 21 :
Prenez garde à la jeune garde du libéralisme, par ANTOINE SCHWARTZ. Le Monde diplomatique du mois de novembre 2021 a été tiré à 215 196 exemplaires.
À ce numéro est joint un encart,
– La main dans le pot à bobards (P. R.). destiné aux abonnés : « Parrainage Le Monde diplomatique ».