H A U X É TAT S - U N I S , L A G E N T R I F I C AT I O N P A R L’ É C O L E – page 16

GUERRE
D’INFLUENCE
SUR LES ÉCRANS
AFRICAINS
PAR ANDRÉ-MICHEL
ESSOUNGOU
Pages 12 et 13.

Mensuel - 28 pages N° 825 - 69 e année. Décembre 2022

DÉSARROI DES FORCES DE RÉPRESSION QUAND L’ÉTAT FAIT LE CHOIX DE L’INÉGALITÉ

En Iran, Qui est protégé

le pouvoir contre l’inflation ?
se fracture Les pouvoirs publics ont long-
temps mis les salariés à l’abri
Face aux manifestants, qui demeurent déterminés, le régime de l’inflation à travers un méca-
a opté pour la méthode dure afin de ramener le calme. Mais nisme d’indexation des rémunéra-
une fraction de la hiérarchie religieuse regrette l’absence de tions. Le gouvernement français
mécanismes conciliateurs entre le pouvoir et la contestation. estime désormais que procéder
de la sorte reviendrait à jeter du
© ADAGP, PARIS, 2022 - MOMA, NEW YORK

PAR STÉPHANE A. DUDOIGNON * kérosène sur la flambée des

D
ANS son essai sur « La tyran-
nie » (1), le poète et essayiste Joseph
Brodsky recommandait, pour le choix
d’un tyran, d’en prendre un vieux. Le
maître pétersbourgeois postulait entre
autres qu’en raison du temps qu’il
passe à se soucier de son métabolisme
un dictateur âgé s’occupe moins des
affaires de l’État. Cette suggestion
vaudrait-elle pour M. Ali Khamenei,
étiquettes, ce que contredit une
étude récente du Fonds moné-
gagnait les lieux saints du pays. Ainsi,
l’attentat contre le sanctuaire chiite Chah- taire international (FMI). La
Tcheragh de Chiraz, le 27 octobre, a règle édictée par Bercy ne vaut
certes été immédiatement attribué à l’Or- toutefois pas pour tous.
ganisation de l’État islamique (OEI) par
les autorités, mais une part du mouve-
ment de protestation y a vu aussi une ten- PAR BENJAMIN
tative de le discréditer et d’effrayer la
société. Les homologues de M. Khame- LEMOINE *
nei dans la haute hiérarchie religieuse ne

bientôt 85 printemps, Guide suprême
de la révolution et de la République
islamique iraniennes depuis 1989 ?
C’est ce qu’a pu laisser penser l’appa-
rente sidération du Guide face à la suc-
cession de soulèvements déclenchés,
dans tout l’Iran, par la mort de Mahsa
Amini aux mains de la police de la mora-
lité (Gasht-e Ershad), le 16 septembre (2).
Au cours de ces semaines décisives, il a
paru dépassé par les événements, jusqu’à
ce que ses forces de l’ordre, le 26 octobre,
commencent à tirer à balles réelles sur
les manifestants, tandis que la violence
*Directeur de recherche au Centre national de la
recherche scientifique-Groupe sociétés, religions,
laïcité (CNRS-GSRL), auteur de l’ouvrage Les Gardiens
de la révolution islamique d’Iran. Sociologie politique
d’une milice d’État, CNRS Éditions, Paris, 2022.
F
s’y sont pas trompés, du reste, certains LARRY RIVERS. – « French Money », 1963
lui attribuant une responsabilité directe
dans les répressions. Et tandis que d’au- IGURE de Léviathan moderne pour Face à ce «fléau», l’État français adopte moyen efficace pour « euthanasier les
cuns lui reprochaient de trahir le modèle les économies occidentales, l’inflation deux attitudes diamétralement opposées rentiers » – des acteurs économiques dont
du prophète Muhammad («Mahomet»), inquiète depuis quelques mois. La pandé- pour deux types de population. Du côté il dénonçait le rôle parasitaire – et effacer
en recourant à une violence létale à mie de Covid-19 puis la guerre en Ukraine des salariés, le gouvernement exclut d’in- le coût réel de la dette par l’inflation, le
grande échelle contre une population ont provoqué une hausse des prix qui sem- troduire des mécanismes de rattrapage Trésor français leur propose l’équivalent
musulmane (3), d’autres clercs exigeaient ble avoir escamoté les autres préoccupa- automatique. « Nous ne sommes pas une financier du bain de jouvence : les obli-
sa mise en jugement, un fait sans précé- tions des banquiers centraux. Les voici économie administrée, ce n’est pas l’État gations assimilables indexées sur l’infla-
dent dans les annales de la République qui planifient de plonger l’économie mon- qui décide des salaires!», a justifié le pré- tion française (OATI) ou européenne
islamique. diale dans la récession de façon à l’en- sident Emmanuel Macron lors d’un entre- (OAT€I), des produits qui les immunisent
rayer. Le 21 septembre 2022, lors d’une tien sur France 2, le 26 octobre 2022. Outre contre toute dépréciation de leur place-
(Lire la suite page 9.)
conférence de presse, le président de la qu’une indexation des rémunérations ment liée à la hausse des prix. Ces titres
Réserve fédérale américaine (Fed) Jerome reviendrait, selon lui, à placer l’économie représentent près d’un dixième de l’en-
(1) Texte de 1980, dans Loin de Byzance, Fayard, Powell a ainsi proclamé : « Nous avons sous contrôle politique, elle provoquerait semble des émissions du Trésor français,
Paris, 1988. besoin d’une augmentation du chômage de nouvelles hausses de prix, imposant à un quart du total des émissions au
(2) Cf. Pierre Ramond, « Dix points sur l’embra- pour lutter contre l’inflation. » leur tour une revalorisation des salaires : Royaume-Uni (22 %), 8 % aux États-
sement iranien », Le Grand Continent, Paris,
22 septembre 2022. une « spirale inflationniste sans fin dans Unis et moins de 5 % en Allemagne.
* Chercheur au Centre national de la recherche
(3) Discours (en persan) du 24 octobre 2022, scientifique (CNRS) et au Centre Maurice-Halbwachs, laquelle nous refusons en responsabilité Bercy anticipe qu’en 2022 ces OATI
disponible sur www.khabaronline.ir École normale supérieure de Paris (ENS-PSL). de rentrer, car nous serions perdants sur conduiront à un coût supplémentaire de
tous les tableaux», explique le ministre de 15 milliards d’euros pour l’État français,
l’économie Bruno Le Maire (1). du fait de la valse des étiquettes (2).

Impérialisme de la vertu L’État « administre » pourtant à

échéances régulières le niveau de revenus
des investisseurs. Alors que l’un des plus
(Lire la suite page 22.)

(1) « Le Maire ne veut pas entendre parler d’une

L
A coexistence d’un Sénat contrôlé par les démocrates et
d’une Chambre des représentants où les républicains
seront majoritaires ne bouleversera pas la politique étrangère
des États-Unis. Elle pourrait même révéler à ceux qui l’ignorent
une convergence entre le militarisme néoconservateur de la
plupart des élus républicains et le néo-impérialisme moral d’un
nombre croissant de démocrates.
La chose n’est pas nouvelle. En 1917, le président démocrate
Woodrow Wilson engage son pays dans la première guerre
mondiale, caractérisée par des rivalités impériales, en prétendant
qu’il entend ainsi «garantir la démocratie sur terre». Ce qui ne
l’empêche pas d’être simultanément sympathisant du Ku Klux
Klan. Plus tard, au cours de la guerre froide, républicains et
démocrates se succèdent à la Maison Blanche pour défendre
le «monde libre» contre le communisme athée, «empire du Mal».
L’Union soviétique disparue, vient le temps de la «guerre contre
le terrorisme» dont le président George W. Bush garantit qu’elle
mettra fin à la «tyrannie dans le monde».
Corée, Vietnam, Afghanistan, Irak, ces croisades démocratiques
font plusieurs millions de victimes, s’accompagnent d’une
restriction des libertés publiques (maccarthysme, persécution
des lanceurs d’alerte) et associent Washington à un bataillon de
grands criminels qui n’ont pas toujours lu Montesquieu. Toutefois,
dès lors qu’ils appartiennent au camp américain, aucun d’entre
eux, ni le général Suharto en Indonésie, ni le régime d’apartheid
en Afrique du Sud, ni Augusto Pinochet au Chili, ne perdra le
pouvoir (ni la vie) à la suite d’une intervention militaire occidentale.
La présence d’un démocrate à la Maison Blanche tend à faciliter
le maquillage de l’hégémonisme impérial en combat pour la
indexation des salaires sur l’inflation », 3 novembre
importants économistes du XXe siècle, le 2022, www.latribune.fr
PA R S E R G E H A L I M I britannique John Maynard Keynes, esti- (2) « Comment l’inflation fait bondir le coût de la
mait que la hausse des prix offrait un dette pour l’État », Les Échos, Paris, 30 juin 2022.
démocratie. Même face à un adversaire aussi rebutant que le
président Vladimir Poutine, la gauche atlantiste eût sans doute ˜&4».' '6 (a41%'
rechigné si elle avait dû mobiliser ses ouailles derrière Richard .' (+./ 37¥10 #66'0&#+6 574 .' %#55' &7 5+µ%.' 
Nixon ou MM. George W. Bush et Donald Trump. En son temps,
la colonisation française avait également été présentée comme .# (4#7&' '6 .¥a8#5+10 (+5%#.'5™
=<OQ HD=F=D
l’accomplissement d’une mission civilisatrice inspirée par les
Lumières, ce qui lui valut le soutien d’une partie de l’intelligentsia
progressiste. Dorénavant, le combat contre l’autoritarisme russe,
iranien, chinois permet de réarmer moralement l’Occident (1).
Le 24 octobre dernier, une lettre de trente parlementaires
démocrates a salué la politique ukrainienne du président Joseph
Biden tout en réclamant que des négociations concluent la guerre.
Ce plaidoyer assez banal déclencha un tel hourvari belliciste sur
Twitter que la plupart des courageux signataires se rétractèrent
sur-le-champ. L’un d’eux, M. Jamie Raskin, démontra sa virtuosité
dans l’exercice d’aplatissement général qui caractérise les
périodes d’intimidation intellectuelle : « Moscou est le centre
mondial de la haine antiféministe, antigay, antitrans, et le refuge
de la théorie du “grand remplacement”. En soutenant l’Ukraine,
nous nous opposons à ces conceptions fascistes.» Bien qu’il y
manque encore la lutte contre le réchauffement climatique, une
redéfinition aussi trompeuse des buts de guerre américains
constitue le cousu-main de la gauche impérialiste qui vient.
(1) Cf. Christopher Mott, «Woke imperium : The coming confluence between
social justice & neoconservatism », The Institute for Peace & Diplomacy,
Toronto, juin 2022.

H S O M M A I R E C O M P L E T E N PA G E 2 8 9M ;AF E9 D= / < ;=E:J=

ÉDITION ABONNÉS
INTERDIT À LA VENTE
DÉCEMBRE 2022 – LE MONDE diplomatique
N OUVELLE LIVRAISON DE
Entre domination
et résistance
U
large pan de ce qui fait la
N
richesse de l’humanité disparaît
sous nos yeux, sans émotion col-
lective. Le siècle en cours pourrait voir
s’éteindre avec leurs derniers locuteurs la
majorité des plus de sept mille langues
répertoriées dans le monde. La plupart res-
taient protégées par leurs zones de refuge :
des isolats de montagnes ou des forêts
denses. Mais le grignotage de la moindre
parcelle sauvage au détriment des peuples
autochtones et la mondialisation croissante
des échanges avancent tel un rouleau com-
presseur culturel.
Le pouvoir des langues ne s’exerce pas
que symboliquement. La domination de
quelques-unes prend une forme éminemment
politique quand elles s’imposent contre les
langues maternelles, bousculant les identités
intimes. Si la formation des nations doit
souvent davantage aux religions, les langues
ne représentent pas moins – voire de plus en
plus – un ferment qui met les peuples en
mouvement. Les batailles pour défendre la
« langue de sa mère » peuvent prendre des
formes pacifiques comme en Catalogne ou
au Québec, mais elles ont aussi conduit sur
le chemin de la guerre, du Sri Lanka à la
Géorgie, du Bangladesh à l’Ukraine.
Cette nouvelle livraison de Manière de
voir (1) compte une vingtaine de cartes et
d’infographies dressant un état des lieux, tout
en éclairant les dynamiques en cours dans
les usages, l’enseignement ou la représenta-
tion des principaux idiomes au sein des ins-
titutions internationales. Une carte-affiche
présente également en grand format les pays
du monde selon l’écriture qu’ils utilisent.
L’homogénéité occidentale autour de l’al-
phabet latin contraste avec la diversité asia-
tique et en particulier celle de l’Inde.
Depuis l’époque moderne, quelques
grandes langues ont émergé, facilitant la
communication d’une région, d’un pays,
voire d’un continent à l’autre. La mise en
partage d’un vecteur commun a souvent per-
mis de consolider les constructions natio-
nales. Au niveau international, elle facilite
E 2021, le chiffre d’affaires du Monde diplo-
N
matique (13 319 000 euros) a progressé de 1,6 %
comparé à l’année précédente. La diffusion totale
moyenne du mensuel s’élevait à 175 850 exem-
plaires, en légère baisse de 0,3 % comparé à 2020.
Celle de Manière de voir, notre bimestriel, a
progressé de 7 %. Sa diffusion moyenne a atteint
28 900 exemplaires en 2021.
Depuis 2014, l’amélioration de notre situation finan-
cière provient en premier lieu des abonnements,
lesquels, avec 122800 exemplaires servis en moyenne
en 2021, ont progressé de 6,5 % par rapport à 2020.
Dans le même temps, les ventes au numéro reculaient
de 13 %, avec une moyenne de 52 900 exemplaires.
Le nombre des abonnés aux archives électroniques
a en revanche poursuivi son ascension, atteignant
une moyenne de 61900 en 2021, en hausse de 6,2 % :
plus de la moitié des abonnés au mensuel ont
également choisi de souscrire à notre base d’archives.
Sur ce front, la progression s’interrompt depuis
quelques mois. Fin octobre 2022, le nombre moyen
des abonnés aux archives était ramené à 60 000. Si
la diffusion totale moyenne du mensuel enregistre dans le même temps une petite
hausse de 0,8 % sur un an, à 178 200 exemplaires, elle le doit à la progression
inattendue des ventes en kiosque et dans les maisons de la presse (+ 11 %), le
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vous pouvez exercer à l’adresse suivante : DPO – 67/69 avenue Pierre Mendès France – 75013 paris. Pour toute réclamation, www.cnnil.fr .
2
« M ANIÈRE DE VOIR »
Bibliothèques
C O U R RIE R DES LE C TE U R S
qui les distrairont, qui les instruiront… (…) pourtant parfaitement les faits réels : l’in-
M. Simon Cane, ancien directeur
Ensuite, et surtout, ce qui fait le «succès»
d’un livre, est-ce véritablement le marketing?
vasion pure et simple de l’Ukraine par les
armées de [Vladimir] Poutine, en violation
de diverses bibliothèques, défend C’est vite oublier le travail des libraires, des de toutes les règles internationales et de
critiques littéraires (aussi) et des bibliothé- toutes les conventions reconnues. (…)
AFRIQUE CFA 5500 F CFA • ALLEMAGNE 8,9 0 € • ANTILLES-RÉUNION 8,9 0 € • BELGIQUE 8,9 0 € • CANADA 12,75 $CAN • ESPAGNE 8,9 0 € • ROYAUME-UNI 7,95 £ • GRÈCE 8,9 0 € • ITALIE 8,90 € • JAPON 1600 Y • LUXEMBOURG 8,90 € •
la pratique du « désherbage » et
regrette certaines critiques formu- caires. Les livres qui restent doivent plus à
Mais l’effort majeur en vue d’une solu-
LE POUVOIR DES LANGUES
lées dans l’article « Désherber les ces professions qu’à la réclame.
bibliothèques » (novembre) : tion de paix serait à entreprendre, para-
La pratique du désherbage ne se conçoit Gauche et Ukraine doxalement, non pas auprès de l’envahis-
seur, mais du gouvernement ukrainien.
que dans une politique de «jardinage» : on
désherbe, mais on sème. On élimine des Un lecteur exprime son désaccord
avec l’article « Une gauche désarmée Francophonie
MAROC 85,00 DH • PAYS-BAS 8,90 € • PORTUGAL CONT. 8,90 € • SUISSE 13,80 CHF • TOM 1700 XPF • TUNISIE 11,90 DT.
ouvrages pour pouvoir en acquérir et en
conserver d’autres, pour proposer aux usa- face à la guerre » (novembre) :
Réagissant à l’article «Entre France
gers (présents et recherchés) une offre adé- Serge Halimi déplore que la gauche fran- et francophonie, le malentendu »
Le pouvoir des quate, c’est-à-dire qui corresponde à ce qu’ils çaise ne s’oppose pas à l’effort de guerre (novembre), M. Pierre Leyraud
LANGUES (elles le plus souvent) recherchent et qui au soutien de l’Ukraine, ni ne recherche souhaite apporter des précisions sur la
laisse part à la sérendipité [découvrir, par situation linguistique au Canada :
N°186///DÉCEMBRE2022-JANVIER2023
les moyens d’une négociation entre la Rus-
8,50 EUROS FRANCE MÉTROPOLITAINE
Identités
MANIÈRE DE VOIR 186
Domination
Résistance hasard, un ouvrage qui convient alors qu’on sie et l’Ukraine. Tout son raisonnement
DESSIN : ADRIÀ FRUITÓS
Le titre de gouverneure générale et com-
en cherche un autre] (…). Quant au don «aux semble en fait construit sur une idée impli- mandante en chef du Canada, qui fut celui
prisons, écoles, collèges, lycées, pays fran- cite contestable, à savoir que la gauche ne de Mme Michaëlle Jean de 2005 à 2010,
les rencontres, les coopérations. Mais les cophones en développement » (...), c’est peut être que par nature pacifique, voire correspond à la fonction de représentante
aires culturelles révèlent aussi un pouvoir souvent un prétexte pour que les «bénéfi- pacifiste. C’est oublier que la gauche, du de la reine ou du roi d’Angleterre. (…)
d’influence et des intérêts en compétition. ciaires» n’obtiennent pas les moyens d’ac- moins a priori, se définit d’abord par la Mme Mary Simon, l’actuelle gouverneure
quérir les livres qui correspondent le mieux lutte contre l’oppression et l’asservissement
Quand le mauvais rêve d’une langue générale, est incapable de dire un mot en
à leurs besoins. des populations, donc aussi par la résistance
unique réapparaît, porté par l’industrie du français, ce qui n’a pas suscité beaucoup
contre l’occupation et l’invasion. (…)
divertissement et les zélateurs de l’anglais, M. Pierre Marige, lui aussi d’émoi. Qui plus est, la Constitution du
bibliothécaire, conteste pour sa part
il convient de rappeler que chaque jour s’in- Il évoque en revanche à foison les Canada n’a toujours pas été signée par le
l’idée que le désherbage servirait
vente ou s’enrichit une langue, à l’échelle horreurs (et les erreurs) commises par Québec, puisqu’elle ne le reconnaît pas
une « sous-littérature » :
d’un pays comme le Luxembourg, d’un les Américains (guerre du Vietnam, en comme une nation distincte et instaure la
espace commun (dialecte, patois) ou d’un Accuser mes confrères de lecture publique Irak…), dont on ne voit pas ce qu’elles vien- norme du multiculturalisme (…) La fran-
groupe (jargon, argot, sabir, etc.). L’imagi- de ne proposer que les succès de librairie, nent apporter dans la recherche d’une paix cophonie au Canada n’est pas dans un
nation humaine renverse ou contourne les qui eux-mêmes ne seraient que le fruit de en Ukraine, quand elles inversent plutôt la contexte politique et idéologique apaisé.
grammaires lorsqu’elles sont trop norma- campagnes marketing, c’est leur faire injure réalité du problème ukrainien, puisqu’elles En témoigne la colère des Acadiens et des
tives, comme les carcans politiques quand deux fois. D’abord parce que les bibliothé- font référence à de désastreuses initiatives francophones du Nouveau-Brunswick, pro-
ils deviennent trop étroits. Même un « petit caires trient et fouillent dans la marée per- américaines (ou européennes en Libye) voquée par la nomination, au sein d’une
peuple », comme celui des Islandais, peut pétuelle des nouvelles parutions pour pro- offensives, alors que la guerre menée par commission qui doit examiner une révision
défendre et enrichir une langue qui compte, poser aux lecteurs les livres qui leur plairont, l’Ukraine est uniquement défensive. À cette de la loi sur les langues officielles, d’un
y compris dans la littérature mondiale. qui les surprendront, qui leur seront utiles, approximation près, Serge Halimi admet ministre clairement opposé au bilinguisme,
et donc en fait à la francophonie.
Aux contributions inédites de la rédaction
s’ajoutent les regards de spécialistes ou de
témoins, au cœur des institutions comme de Notre édition en persan fête ses 20 ans ! Vous souhaitez réagir
l’histoire en train de s’écrire. La bédéiste
Lisa Mandel ajoute sa touche d’humour. Et
les œuvres de Fabienne Verdier qui accom- D ÉJÀ plus de 3 800 articles traduits et publiés sur https://ir.mondediplo.com. Pour
contourner la censure, les lecteurs iraniens y accèdent via des réseaux privés
virtuels (VPN). Ils sont en moyenne mille par jour.
à l’un de nos articles :
Courrier des lecteurs,
pagnent l’ensemble feront voyager le lecteur 1, av. Stephen-Pichon 75013 Paris
entre calligraphie traditionnelle chinoise et En partenariat avec l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco),
création contemporaine. rencontre-débat avec Shervin Ahmadi et Marmar Kabir, de l’édition en persan du ou courrier@monde-diplomatique.fr
Monde diplomatique, animée par Amir Moghani, enseignant-chercheur à l’Inalco,
le lundi 5 décembre 2022, de 18 heures à 20 heures, à l’auditorium de l’Inalco,
RECTIFICATIFS
(1) «Le pouvoir des langues. Identités, domination, 65, rue des Grands-Moulins, 75013 Paris. Elle sera suivie de la présentation par
résistance», Manière de voir, n° 186, décembre 2022-
Thierry Coville de son livre L’Iran, une puissance en mouvement (Eyrolles). – Le président Ford, successeur de Richard
janvier 2023. En kiosques ou sur https://boutique.monde- Nixon à la Maison Blanche, était prénommé
diplomatique.fr Gerald, contrairement à ce qui est indiqué dans
l’article « Un géant du cuivre chez les Papous »
Les comptes du « Monde diplomatique »
(novembre).
– L’ambassade d’Argentine en Belgique nous
indique que Romain Droog, auteur de l’article
« Conflits de voisinage en Amérique latine »
nombre des abonnés reculant pour sa part de 3,8 %, (novembre), exprime ses opinions à titre per-
Compte de résultat 2021, en milliers d’euros à 118 600 exemplaires. sonnel et ne doit pas être considéré comme repré-
sentant l’ambassade ou le gouvernement de la
Recettes Dépenses République d’Argentine.
13 319 10 649 Les autres recettes comprennent pour l’essentiel
des droits de reproduction de nos éditions interna-
2 883 Rédaction tionales, ainsi que l’aide à la presse pour faibles Édité par la SA Le Monde diplomatique.
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1 792 Frais de structure Directrice des relations et des éditions internationales :
explosent, en particulier ceux du papier (+ 73 %, soit Anne-Cécile ROBERT
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au numéro 3 922 620 Amortissements et provisions 164 000 euros de plus !) alors même que nous nous Secrétaire générale :
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Publicité 57 laquelle nous avons affecté un budget de Akram BELKAÏD, Renaud LAMBERT
Divers 479
100 000 euros en 2021. Il a été reconduit cette année. Chefs d’édition : Mona CHOLLET, Jean-Michel DUMAY
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que nous recevons (40 000 euros). Nous continuons aussi d’offrir des abonnements Pierre RIMBERT, Anne-Cécile ROBERT, Grégory RZEPSKI
à des bibliothèques du Sud et à des maisons d’arrêt. Cartographie : Cécile MARIN
Site Internet : Guillaume BAROU, Thibault HENNETON
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Des usages de la compassion
Solidarité, responsabilité : des mots qui ont, depuis
quelque temps, repris une forte actualité pour souligner
ce qui est dû aux moins privilégiés – les « vulnérables » –
au nom d’une égalité imparfaite et de la volonté de cor-
riger les injustices. Le vivre-ensemble passe alors par
l’attention portée au ressenti de chacun. Mais le res-
senti permet-il de fonder une norme collective ?
PAR EVELYNE PIEILLER
L
ES défavorisés. Les humiliés. Les
invisibles. Ont fleuri depuis quelque
temps des dénominations poignantes
pour qualifier les « catégories modestes ».
On ne sait pas exactement qui ces mots
désignent, mais quand on n’en fait pas
partie, ce qu’en revanche en général on
sait, on est remués. C’est tout l’intérêt
de ce lexique. Sa tonalité affective invite
à une compassion teintée de culpabilité.
Ce qui se met en branle, ce n’est pas la
réflexion (humiliés… par qui, par quoi,
pourquoi, et à propos, les « humiliés »,
ils en disent quoi ?), ce n’est pas le soup-
çon critique (défavorisés… la faute à pas
de chance ?), c’est le sentiment. Pleurons
ensemble. La sentimentalité molle (pléo-
nasme), l’appel à l’affect flou mais puis-
sant, imprègne une part de notre imagi-
naire collectif et est un des grands
ressorts de la vie politique. Or, sous le
masque de l’évidence généreuse, elle per-
met d’étranges dévoiements de nos
cadres de pensée et d’action.
La notion de « vulnérabilité » est à cet
égard exemplaire. Le mot est fort. Lors
de la pandémie, les « personnes vulnéra-
bles » furent l’objet de toutes les atten-
tions. Le dictionnaire Larousse présente
les différentes acceptions : « Qui est
exposé à recevoir des blessures, des
coups. Qui est exposé aux atteintes d’une
maladie, qui peut servir de cible facile
aux attaques d’un ennemi. Qui par ses
insuffisances, ses imperfections, peut
donner prise à des attaques. Personne
vulnérable : personne en situation de fai-
blesse physique ou psychique », que la
loi protège des abus commis à son encon-
tre. Il est clair que « vulnérable » est
autrement plus touchant que le simple
« vieux » ou « diabétique »… Il est éga-
lement clair qu’il est aussi condescendant
que le terme « humiliés ». On n’est plus
dans la description objective (vieux, dia-
bétique, etc.), mais dans l’évocation
d’une faiblesse. Qui demande protection
– exercée par des non-vulnérables. Cette
dénomination, employée de façon quasi
Rendre « vivable » le capitalisme
« M OT magique », comme dit le phi-
losophe Pierre Musso (2). Qui a peu ou
prou remplacé la « fraternité », et scande
de façon légèrement obsédante les dis-
cours des dirigeants et de leurs relais. Mot
doté d’une discrète aura héroïque et de
vibrations positives. Son origine juridique
est devenue imperceptible, demeurent le
« sens sociologique d’interdépendance »
et le « sens moral de devoir ». C’est au
cours du XIXe siècle que le concept s’est
construit dans cette dimension, en s’ap-
CE QUI SE JOUE DERRIÈRE LES BONS SENTIMENTS
maniaque au moment
de la crise sanitaire,
déborde largement
du champ de la ma-
ladie. Ce n’est pas là
une manifestation
isolée. Elle s’inscrit
dans tout un mouve-
ment qui en fait la carac-
téristique de notre espèce,
engageant, au nom de l’uni-
versalité de notre fragilité
existentielle, à une reconsidé-
ration de l’égalité. La compas-
sion, apparemment fondée sur la
simple évidence d’une précarité,
d’une exposition aux risques
plus forte que la norme, est de
fait très politisée.
Jusqu’aux années 1970,
les propos officiels comme
les analyses sociologiques
ignorent la « vulnérabi-
lité ». Le terme s’impose
dans les années 2000, y
compris dans les institu-
tions internationales, Orga-
nisation des Nations unies
(ONU), Fonds monétaire
international (FMI),
Banque mondiale, etc.
Il renvoie à l’incom-
plétude, constitutive
de l’humain, qui, cela
n’a échappé à per-
sonne, est non seule-
ment mortel, mais n’est
pas autosuffisant : du
nouveau-né au vieillard
diminué, en passant par
l’adulte sujet aux « acci-
dents de la vie », vivre
implique l’interdépen-
dance. C’est là le fon-
dement des théories
du care (1) et de
l’invocation diverse
de la « solidarité », devenue
indissociable de la « vulnérabilité ».
puyant progressivement sur les sciences
de la nature et une certaine lecture de
l’œuvre de Charles Darwin, pour une
« biologisation » de la société, vue comme
un tout organique. Selon Auguste Comte,
penseur du positivisme et inventeur du
mot « altruisme », la solidarité est « natu-
relle et existe entre tous les organismes
vivants ». Pierre-Joseph Proudhon fait de
la société « un être vivant qu’il caractérise
par la solidarité morale et intersubjec-
tive ». Plus tard, Émile Durkheim, fonda-
JAVIER JAÉN. – Sans titre, 2009
teur de la sociologie française,
affirmera : « Partout où il y a
des sociétés, il y a de l’al-
truisme, parce qu’il y a soli-
darité » (De la division du
travail, 1893). La « soli-
darité » gagne ainsi le
champ moralo-
politique, por-
tée en particu-
lier par Léon
Bourgeois, élu
à l’aile gauche du
Parti radical, plusieurs
fois ministre, premier
président de la Société
des nations (1919)
et l’initiateur du
« solidarisme »,
pour qui tous les
membres de la
société naissent
débiteurs les uns
des autres : s’acquit-
ter de cette dette est un
devoir qui pèse sur les membres
du corps social et sur la société
incarnée par l’État. La solidarité est
le « lien fraternel qui oblige tous les
êtres humains les uns envers les autres,
nous faisant un devoir d’assister ceux
de nos semblables qui sont dans l’infor-
tune (3) ». Il faut donner une réalité
concrète au principe d’égalité de la Révo-
lution française – le solidarisme nourrira
le mouvement mutualiste, fera avancer
l’idée de salaire minimum, d’assurances
sociales, d’impôt progressif sur le
revenu, etc. – et permettre une synthèse
entre le libéralisme et le socialisme, en
cherchant à rendre « vivable » le capita-
lisme. Il sera beaucoup dit que la création
de la Sécurité sociale fut un accomplis-
sement de la solidarité nationale. C’est
effacer l’essentiel : sa gestion alors par
les salariés mêmes (4).
Longtemps valeur cardinale de la
République, associée à la réflexion sur
l’État social, on ne parlera plus guère
de « solidarité » jusqu’aux années 1980
et au triomphe du néolibéralisme. Elle
sera alors associée au thème de la
« cohésion sociale ». La vulnérabilité
prend de nouveaux visages, ce qui
implique une autre activation de la soli-
darité. Elle tend toujours vers la défi-
nition d’un idéal d’égalité, mais renou-
velé : « L’égalité comme caractéristique
et résultat de l’interdépendance », pré-
cise Judith Butler (5). Une égalité qui
va passer par le droit à la reconnais-
sance, que théorise Axel Honneth :« Il
existe dans nos sociétés des déficiences
découlant moins d’une violation des
principes de justice que d’une atteinte
concrète aux conditions de l’autoréa-
lisation individuelle. » En d’autres
termes, « une des questions majeures
de notre époque est de savoir quelle
forme doit prendre une culture morale
et politique soucieuse de conférer aux
méprisés et aux exclus la force indivi-
duelle d’articuler leurs expériences
dans l’espace démocratique au lieu de
les mettre en actes dans le cadre de
contre-cultures violentes » (6). Il faut
en finir avec « cette forme particulière
de vulnérabilité humaine que désigne
le concept de mépris », avec la « déva-
lorisation sociale », le « dénigrement
3 LE MONDE diplomatique – DÉCEMBRE 2022
JAVIERJAEN.COM
des modes
de vie individuels
ou collectifs » ou la
« dépréciation culturelle », qui
sont autant de « blessures » (7). La soli-
darité passe par la lutte commune pour
éliminer ce qui conduit les « dévalori-
sés » à souffrir.
Ces considérations ne sont pas le seul
fait d’intellectuels se réclamant du pro-
gressisme. M. Emmanuel Macron et ses
divers ministres apprécient particuliè-
rement de parler de la vulnérabilité, de
la solidarité, de la souffrance, du respect
de l’autre. Le respect de l’autre, la
recherche de l’inclusion terrassant l’ex-
clusion, bref, ce qui est traduit en
« vivre-ensemble » (« cohabitation har-
monieuse entre individus ou entre com-
munautés », selon le Larousse) hante les
grandes institutions. « Vivre ensemble.
Conjuguer diversité et liberté dans l’Eu-
rope du XXIe siècle » – le rapport du
Groupe d’éminentes personnalités du
Conseil de l’Europe, publié en
avril 2011 et auquel ont contribué
M. Martin Hirsch (alors président de
l’Agence du service civique), l’ancien
responsable politique Vert allemand
Joschka Fischer, l’Italienne Emma
Bonino – insiste pour que les autorités
compétentes se chargent d’« identifier
les groupes particulièrement désavan-
tagés » et déploient « des efforts spé-
ciaux pour garantir une véritable égalité
En situation d’assistés
C ETTE quête d’une égalité réelle,
effectivement toujours à conquérir,
quand elle se légitime par des affects
ouvre la voie à d’étonnantes proposi-
tions. « Critiquer le capitalisme comme
l’expression d’une relation de reconnais-
sance dégradée », pour suivre Axel Hon-
neth (10), n’engage en rien à l’abolir. Il
confirme : « Toutes ces idées de révolu-
tion politique, de grève générale, sont
depuis longtemps obsolètes. La révolu-
tion iranienne de 1979, par exemple, ne
fut qu’une reprise de la Révolution fran-
çaise » (Le Monde, 16 mars 2017). En
revanche, la démarche « sentimentale »
peut justifier la décision du ministre de
l’économie français, qui affirme qu’à
partir du 1er janvier 2023 les tarifs du gaz
et de l’électricité seront indexés sur les
revenus. « On ne va pas exposer les
Français les plus modestes à des
hausses inconsidérées des prix de
l’énergie », dit Mme Élisabeth Borne aux
Rencontres économiques d’Aix-en-Pro-
vence (9 juillet 2022). Les moins
modestes paieront donc davantage. Beau
correctif « égalitaire », hautement soli-
daire, qui présage certainement d’autres
« correctifs » – portant par exemple sur
l’eau – et qui a le charme prenant, entre
autres, de placer les moins riches en
situation d’assistés.
En parallèle, l’accent porté sur la vul-
nérabilité et l’interdépendance peut
mener à des propos saisissants : « Un
irresponsable n’est plus un citoyen »,
déclare le président de la République à
propos des non-vaccinés (Le Parisien,
4 janvier 2022), et il peaufinera sa pen-
sée, dans un discours prononcé pour le
75e anniversaire du débarquement en
Provence, le 20 août 2022 : « Nous
avons d’abord des devoirs à l’égard de
la nation, qui nous protège, nous éduque,
des chances ». Le sommet de Montréal
(10-11 juin 2015) réunissant une tren-
taine de maires de grandes capitales
mondiales avait pour thème le… « Vivre
ensemble ». Qui ne le souhaiterait ? Qui
n’aurait à cœur de contribuer à l’extinc-
tion de la souffrance de l’exclusion ?
Il n’est pas sans importance de dis-
tinguer ce qui se joue sous la
meringue sentimentale. Pour
cruciales que soient les ques-
tions posées par la réalité des
inégalités, si on considère
que leur « ressenti » vaut
vérité objective, il devient dif-
ficile d’imposer une vérité « com-
mune », potentiellement injuste puisque
abstraite, universelle, ne tenant pas compte
de l’intériorité du sujet. Ce qui peut
conduire à d’étonnantes conséquences,
tant pour la conception de l’émancipation
de l’individu que pour celle de la démo-
cratie. Le «ressenti» connaît un vif succès,
y compris dans les informations météoro-
logiques, les indicateurs du produit inté-
rieur brut (PIB) (8), et il est utilisé pour
orienter des politiques. Ainsi le service
statistique ministériel de la sécurité inté-
rieure a-t-il lancé en 2022 une enquête
«Vécu et ressenti en matière de sécurité».
L’Agence nationale pour l’amélioration
des conditions de travail (Anact) s’appuie
sur une étude, «Le ressenti des salariés,
point de départ d’une réflexion sur la péni-
bilité» (18 septembre 2014). Le baromètre
de la pauvreté et de la précarité du Secours
populaire souligne que « le taux ressenti
des Français par rapport à la pauvreté
est supérieur à celui de l’Insee» (7 sep-
tembre 2022). Comment alors définir la
pauvreté, la pénibilité, l’insécurité, ou
même le froid? L’impression personnelle
permet-elle d’établir une norme collective,
et à partir de quelle norme s’établit-elle
elle-même? Faut-il en finir avec des droits
universels, et leur substituer des droits spé-
cifiques à telle ou telle communauté? La
valorisation en vogue des émotions, la
volonté de les « réhabiliter » et de leur
« (re)donner un rang “cognitif” », pour
citer l’hommage de la médiatique philo-
sophe Cynthia Fleury (9) au professeur de
neurologie António Damásio, dont les
ouvrages sont souvent des best-sellers,
appuient cette tendance à contester la rai-
son comme seul critère d’établissement
des normes.
nous soigne et nous porte. Une fois ces
devoirs remplis, nous pouvons nous
interroger sur les droits. »
Les bons sentiments ne sont pas
toujours émancipateurs. L’attention por-
tée aux « plus faibles », la valorisation de
l’affect comme critère de vérité peuvent
mener à des politiques coercitives au nom
du devoir de protection et de l’inter-
dépendance, et à un infléchissement des
droits collectifs au nom du respect du res-
senti. Sous la meringue sentimentale, il
y a du brutal.
(1) Lire « Liberté, égalité… “care” », Le Monde
diplomatique, septembre 2010.
(2) Pierre Musso, « La solidarité : généalogie d’un
concept sociologique », dans Alain Supiot (sous la
dir. de), La Solidarité. Enquête sur un principe
juridique, Odile Jacob, Paris, 2014. Les citations
suivantes, sauf indication contraire, sont extraites de
cette contribution.
(3) Léon Bourgeois, Solidarité, Armand Colin,
1896.
(4) Lire Noëlle Burgi, « Enjeux d’une sécurité
sociale universelle », Le Monde diplomatique,
mars 2011, ainsi que Bernard Friot et Christine Jakse,
« Une autre histoire de la Sécurité sociale », Le Monde
diplomatique, décembre 2015.
(5) Judith Butler et Frédéric Worms, Le Vivable
et l’Invivable, Presses universitaires de France,
Paris, 2021.
(6) Axel Honneth, propos recueillis par Alexandra
Laignel-Lavastine, Philosophie magazine, Paris,
6 décembre 2006.
(7) Axel Honneth, « Intégrité et mépris. Principes
de la reconnaissance », Recherches sociologiques,
Louvain, février 1999.
(8) Jean-Marc Germain, « Du PIB au PIB ressenti »,
Insee.fr, 8 octobre 2020.
(9) Cynthia Fleury et Antoine Fenoglio, Ce qui ne
peut être volé. Charte du Verstolhen, Gallimard
(Tracts), Paris, 2022.
(10) Axel Honneth, Un monde de déchirements,
La Découverte, Paris, 2013.
DÉCEMBRE 2022 – LE MONDE diplomatique
Aujourd’hui emblématique des banlieues déshéritées, Gri-
gny n’était en 1969 qu’un bourg paisible de trois mille âmes
quand l’État décida, sans concertation avec les autorités
locales, d’y implanter deux grands ensembles : Grigny 2,
la plus importante copropriété privée de France ; et la
Grande Borne, un immense quartier de logements sociaux.
Un péché originel dont la ville ne s’est jamais remise.
PAR PIERRE PUCHOT *
E
LLE préfère qu’on l’appelle Cla-
rence. Parce que c’est « plus joli ». Parce
qu’elle a peur de donner son nom. Peur
de qui, de quoi ? Clarence hausse les
épaules. Ses réponses sont des murmures
à peine audibles. Derrière sa porte ver-
rouillée à double tour, cette sexagénaire
vit avec son fils de 42 ans, handicapé et
incapable de travailler, dans leur appar-
tement de trois pièces sombre et encom-
bré, isolée au milieu d’une tour de qua-
torze étages. L’une des dizaines qui
composent le quartier de Grigny 2 dans
la banlieue sud de Paris, 5 000 logements
pour 17 000 habitants. La plus grande
copropriété privée de France, aujourd’hui
en faillite et qui se vide peu à peu.
En sortant de la gare, pour rejoindre le
domicile de Clarence, il faut contourner
un premier bloc d’immeubles parés de
grillages et de filets de protection, passer
la porte vitrée fendue et l’interphone hors
service, traverser le hall sous les câbles
électriques qui pendent du plafond à tra-
vers les gaines déchirées, ignorer l’ascen-
seur en panne et gravir les escaliers cras-
seux en enjambant les cendriers
improvisés dans des moitiés de bouteilles
en plastique. « Ces dernières années, les
drogués et les squatteurs ont envahi l’im-
meuble, soupire Clarence. Et quand ils
ont mis le feu aux caves, tout a brûlé. J’ai
tout perdu. » Au bas de sa fenêtre, entre
les arbres couverts de lierre, un canapé et
des sacs-poubelle éventrés jonchent le
sol. « Le syndic et l’administrateur ne
« Ici, on a construit la ville à l’envers »
C OMMENT une telle indigence a-t-elle
pu s’implanter ici, dans un territoire riche
en biodiversité, desservi par l’A6 et que
rien ne promettait à un tel déclassement ?
À Grigny, l’urbanisme, les décisions poli-
tiques et la main de l’homme ont noyé sous
le béton tant l’espace naturel que la pro-
messe d’une vie meilleure. « Ici, on a
construit la ville à l’envers », explique le
maire communiste Philippe Rio, en fonc-
tion depuis 2012. Jusqu’à la fin des
années 1960, rien ne prédisposait le paisible
bourg de Grigny, 3 000 habitants, à devenir
ce foyer de misère où le taux de pauvreté
atteint les 45 % (1). En 1969, sans concer-
tation avec les élus locaux, l’État choisit ce
village pour y imposer deux grands ensem-
bles, l’un privé (Grigny 2), l’autre public
(la Grande Borne). Un péché originel dont
la ville ne va pas se remettre.
* Journaliste.
4
Un demi-siècle d’aberrations
viennent jamais ici, c’est un dépotoir »,
déplore-t-elle.
Du haut de la loggia de son apparte-
ment, il est pourtant facile d’imaginer la
promesse du promoteur, à la fin des
années 1960, de livrer un quartier
moderne, vivant et tourné vers les loisirs.
Imaginez une copropriété en pleine nature
pourvue de baies vitrées dominant lacs et
forêt, reliée par un téléphérique aux
plages et à une base de loisirs nautiques
située à quelques minutes de là. Le tout
avec une gare, permettant de rejoindre la
capitale en moins de trente minutes. Pre-
mière zone d’aménagement concerté
(ZAC) de France, Grigny 2 est en 1969
une pomme croquée par des milliers de
ménages pressés d’accéder à la propriété
dans un paradis abordable à vingt-six
kilomètres de Paris.
Cinquante-trois ans plus tard, la classe
moyenne a depuis longtemps déserté les
lieux. Abandonnée à elle-même, la galerie
commerciale qui surplombe la gare n’est
plus qu’un immense hangar à moitié vide,
promis à la démolition, dont les murs s’ef-
fritent et où les passants urinent entre les
voitures qui s’agglomèrent sur l’immense
parking sans arbre qui l’entoure. Au feu
rouge, les automobilistes coincés dans ce
reliquat urbain de l’utopie du « tout voi-
ture » peuvent parfois admirer une affiche
de la municipalité vantant ses actions
contre les marchands de sommeil qui pul-
lulent à Grigny 2.
Dès le début, les dysfonctionnements
sont là : à Grigny 2, les logements sont
construits en cinq ans… avant même que
soient émis les permis de construire. À
l’exception de la gare et de l’église, les
équipements publics de base, comme les
écoles, ne sont pas financés par le pro-
moteur. Les conditions de vie s’en res-
sentent et le désastre apparaît prévisible
dès le milieu des années 1970. Alors que
8 000 logements étaient initialement pré-
vus, des inspecteurs généraux de l’ad-
ministration alertent les autorités de
tutelle sur les problèmes du projet, et le
processus de construction est stoppé.
Mais il est déjà trop tard : des gens ont
acheté les logements, et en moins de cinq
ans la population de Grigny est multi-
pliée par dix. La ville s’endette pour
construire des écoles. De l’autre côté de
l’autoroute A6, à la Grande Borne, les
premiers habitants accueillent le ministre
D ÉGRADATION DES IMMEUBLES , COPROPRIÉTÉ EN FAILLITE ,
Albin Chalandon avec des banderoles :
eux aussi réclament les écoles pro-
mises (2).
Manque de commerces, un centre-ville
introuvable, des infrastructures défi-
cientes… À Grigny, la ville rêvée n’est
pas celle promise. À la fin des années
1970, les premiers propriétaires de Gri-
gny 2 quittent ces tours qui peinent à riva-
liser avec le rêve de l’habitat pavillonnaire.
Les nouveaux habitants n’ont pas les
moyens des anciens. La copropriété se
paupérise, comme la ville, qui fait face à
la surcharge scolaire. Les commerces péri-
clitent. La grande promiscuité pèse sur
l’attractivité de la cité : à l’intérieur de Gri-
gny 2, le quartier des Sablons concentre à
lui seul 4 000 logements sur une vingtaine
d’hectares seulement.
Le temps passe et, loin de cicatriser,
les blessures urbaines s’infectent. Grigny
© STÉPHANIE LACOMBE / PINK / SAIF IMAGES
est condamnée à subir la gestion d’un
syndicat privé responsable de 5 000 loge-
ments, soit la moitié de la ville. Com-
plexe, le double système d’appel de
charges mis en place échappe à une partie
des habitants : le syndicat principal gère
les équipements communs (chauffage,
eau, gaz…) et délègue à des syndicats
secondaires sans existence juridique la
gestion de l’immeuble dont ils ont la
charge. Erreur de courriers, impayés, fac-
tures contestées… Les dettes s’accumu-
lent, le montant des charges explose. ment de la région Île-de-France des travaux Ukraine va encore creuser ce trou, et
d’urgence, soit 50 % des fonds. Deux ans beaucoup d’habitants se demandent com-
À la veille de la crise économique de plus tard, un incendie réduit en cendres ment ils vont passer l’hiver.
2008, lorsque Clarence emménage à Gri- soixante appartements, mettant à la rue
gny 2, les marchands de sommeil n’ont 252 habitants. Devant l’urgence, en 2018, L’urgence est bien là, alors que le
pas encore envahi les immeubles. « Sinon l’Agence nationale de l’habitat (ANAH) 1er mai 2022 un nouveau feu s’est déclaré
je n’aurais pas acheté », explique la sexa- décide de financer 100 % des travaux hors dans un immeuble, rue Lavoisier. Cla-
génaire, qui cherche alors à « sortir de la taxes via le plan initiative copropriétés. rence, elle, montre ses factures, et les
location. » Elle travaille « aux PTT » de Mais les travaux ne démarrent toujours pas : 4 000 euros de charges qu’elle doit
Gonesse (Val-d’Oise), et après un rapide pour cela, il eût fallu que chaque coproprié- encore, pour des mensualités de plusieurs
tour d’horizon, seul Grigny 2 paraît abor- taire verse 1500 euros, pour couvrir le mon- centaines d’euros. Elle gagne 1 600 euros
dable. La gare lui permet de rejoindre son tant des charges, ce dont la moitié d’entre de salaire net. Voilà quarante-deux ans
travail « en 1 h 15 quand ça va bien ». eux est incapable. L’année suivante, un nou- qu’elle travaille, et elle ne s’en sort plus.
Pour un trois pièces de soixante mètres vel incendie se déclare; trois appartements « Je trouve que c’est dur, cette vie. Et j’ai
carrés, elle contracte un emprunt de brûlent, et soixante personnes doivent être peur. » Peur de qui ? Des marchands de
100 000 euros à taux évolutif sur vingt- évacuées. Le feu de trop ? Le 29 jan- sommeil ? Oui, et de « l’Epfif », souffle-
cinq ans que lui propose le Crédit foncier. vier 2021, le premier ministre Jean Castex t-elle. L’Epfif ? C’est l’Établissement
Hélas pour elle, comme des dizaines se déplace à Grigny pour annoncer une ral- public foncier d’Île-de-France, qui, face
d’autres propriétaires – une autre rési- longe de 2 milliards d’euros, au niveau à la faillite de la copropriété, s’est résolu
dente du quartier, Mme Habiba Dehbi, national, pour l’Agence nationale de réno- à racheter 1 320 logements de Grigny 2,
acquiert un deux pièces de quarante-cinq vation urbaine (ANRU). L’État et l’ANAH dont ceux de Clarence et de Mme Dehbi.
mètres carrés contre 90 000 euros –, Cla- acceptent de prendre en charge l’ensemble À terme, il doit même acquérir
rence achète au pire moment. « Lors de des travaux prévus à Grigny 2, toutes taxes 2 500 logements et en réhabiliter 4 000.
la crise de 2008, comme avec cette pan-
démie, les premiers touchés, ce sont les
quartiers populaires », explique M. Rio.
comprises cette fois (soit 45 millions d’eu-
ros), et le chantier débute en janvier 2022.
«Se faire financer à 100 % des travaux dans
Dans un premier temps, l’établissement
entend convertir 420 appartements en
logements sociaux, puis en détruire 900.
Entre 2008 et 2013, les revenus des habi- une copropriété privée, ça n’existe nulle
tants de Grigny 2 chutent de 40 %. part ailleurs », commentent en chœur la Si indispensable que soit l’intervention
Toujours plus basse, la valeur du foncier préfecture et la mairie. L’élément déclen- de l’Epfif, son plan pose question. Les pro-
attire une population aux revenus de plus cheur? «Sans doute ces incendies», souffle priétaires d’un appartement dans les
en plus modestes. À Grigny, 30 % des à demi-mot le préfet de l’Essonne. immeubles sélectionnés ne peuvent vendre
habitants se renouvellent tous les trois à personne d’autre qu’à l’établissement
ans. Et les marchands de sommeil louent Au 1er janvier 2022, après vingt ans public. C’est aussi lui qui communique les
à prix d’or des logements insalubres qui, d’études juridiques, le syndicat principal prix de rachat. Alors que son appartement
pour ceux qui y habitent, marquent bien est mis en liquidation, et subdivisé en est dans un état correct, Clarence a reçu la
souvent la dernière étape avant la rue. trente-trois nouveaux syndicats auto- visite des agents de l’Epfif, qui lui ont
nomes. Mais le passif est colossal : 21 mil- communiqué leur offre par téléphone à
Les bâtiments se dégradent, Grigny 2 lions d’euros d’arriérés de charges ! Et ce l’été 2021 : 52000 euros pour son soixante
devient une menace pour la sécurité de ses malgré les abandons de créances (eau, mètres carrés si elle le quitte tout de suite
habitants. Endettée, en charge d’une com- chauffage) négociés par le maire de Gri- et 45 000 si elle reste en tant que locataire
mune qui compte parmi les plus pauvres gny et le préfet, et le réseau de géothermie
de France, la municipalité ne peut pas voulu par la ville. Le puits paraît sans
grand-chose. Mais l’État, lui, peine à répon- fond : depuis 2019, 3 millions d’euros sont (1) « Les communes les plus touchées par la
pauvreté», Observatoire des inégalités, 24 janvier 2021,
dre à l’urgence. Les plans de sauvegarde venus s’ajouter à cette dette, de chauffage www.inegalites.fr
ne parviennent pas à redresser la barre. À pour l’essentiel. L’augmentation du coût (2) Xavier de Jarcy, Les Abandonnés. Histoire des
cela s’ajoute en 2015 le retrait du finance- de l’énergie dans le sillage de la guerre en « cités de banlieue », Albin Michel, Paris, 2019.

RÉHABILITATIONS CHAOTIQUES
urbaines à Grigny
jusqu’à la démolition. Pas même de quoi
régler les 73000 euros du prêt qu’elle rem-
bourse encore. Avec son salaire, comment
pourrait-elle régler en plus le loyer que lui
demande l’établissement si elle reste dans
les murs ? À 63 ans, Clarence prendra sa
retraite l’an prochain. Comme d’autres
propriétaires-occupants, non seulement
elle aura perdu son appartement, les éco-
nomies d’une vie, mais elle demeurera
endettée auprès de la banque, avec un loyer
fixé à 7 euros du mètre carré. «Je n’ai plus
rien, soupire Clarence. Je ne peux pas par-
tir. Je ne peux pas rester. Je me sens coin-
cée. » « Les charges de l’immeuble ne
seront certainement pas celles d’au-
jourd’hui, rétorque le préfet. Mais on ne
pourra pas racheter plus cher que le mar-
ché. Il faudra se pencher sur ces dossiers
pour activer les dispositifs en lien avec le
surendettement. » Quant à l’Epfif, il nous
explique par écrit que les prix des appar-
tements sont fixés non par lui-même, mais
« Faites attention à vous, alors ! »
A U-DELÀ de Grigny 2, la question du
renouvellement du foncier se pose pour
l’ensemble de la ville, qui compte au total
10 000 logements, dont 8 000 en quartiers
prioritaires. 80 % de la commune est
concernée par les programmes de réno-
vation urbaine. Loin de la gare, coupé du
reste de la ville par l’A6, le bâti de la
Grande Borne est sans rapport avec Gri-
gny 2. Ici, point de tour : aucun immeuble
ne dépasse les quatre étages. Les réhabi-
litations passent par le décloisonnement
des espaces – faire sauter une cage d’es-
calier ici, pratiquer là des percées dans
certains immeubles, pour favoriser la
création de petites rues et de voies de
communication entre des espaces
aujourd’hui hermétiques et clos. Ville-
Les photographies qui accompagnent
cet article sont de Stéphanie Lacombe.
Elles sont issues de la série « La Grande Borne »,
cité HLM de 3 685 logements
dont les plans sont strictement identiques.
par « un service de l’État, le service des
domaines ». Sur l’opération de Grigny 2,
« d’un montant supérieur à 600 millions
d’euros», qui comprend également les tra-
vaux et le paiement d’arriérés de charges,
l’organisme précise qu’il « ne perçoit ni
bénéfice ni rémunération sur l’ensemble
de ses activités». La mairie, elle, demande
aujourd’hui une augmentation de 10 % des
prix d’achat et tente d’expérimenter un
dispositif de réaccession à la propriété,
qu’elle a proposé à une poignée de copro-
priétaires, dont Mme Dehbi.
Autre interrogation à propos du plan
de l’Epfif : pourquoi détruire 900 loge-
ments, quand l’Île-de-France en manque,
et alors que le bilan carbone des démoli-
tions-reconstructions et leur coût sont
bien supérieurs à ceux d’une réhabilita-
tion (3) ? Car le préfet nous le confirme :
après la démolition, 900 logements seront
bien reconstruits, autour de la gare et sur
l’espace occupé par l’ancienne galerie
commerciale. Pourquoi, alors, ne pas
réhabiliter les logements acquis ? Sur ce
sujet, l’Epfif se retranche derrière l’état
des immeubles et la « nécessité de
“dédensifier” le quartier des Sablons ».
Si Grigny 2 est en partie détruit, ce
n’est pourtant pas en raison de la qualité
intrinsèque des bâtiments. « Nous n’étions
pas du tout démolisseurs, explique
M. Xavier Lauzeral, architecte retenu
pour la première phase du projet de trans-
formation de la copropriété. Malgré les
points négatifs dus au contexte de pau-
périsation, les bâtiments conservent une
certaine pérennité. Ce sont des immeubles
qui valent par leurs façades vitrées, avec
des beaux appareillages de béton, des
menuiseries de qualité. Les masses végé-
tales masquent les vues d’un immeuble à
l’autre. On serait dans un quartier cen-
tral, tout le monde aurait trouvé ça très
qualitatif. C’est un projet urbain qui est
de qualité équivalente, voire supérieure,
à bon nombre de quartiers que l’on réa-
lise aujourd’hui. On avait d’ailleurs porté
l’idée de réhabiliter notamment les
immeubles du secteur Lavoisier, près de
la gare. Cette idée-là n’est pas passée. »
cité dont on commémore en 2022 les
50 ans de la construction, la Grande
Borne compte 3 114 logements à Grigny,
100 % de logements sociaux et des loyers
parmi les moins chers d’Île-de-France, à
4,50 euros le mètre carré. Nous y entrons
par le quartier Balance-Ellipse, qui, avec
ses formes courbes, caractérise le style
de son architecte Émile Aillaud.
« L’Ellipse, c’était un peu la Suisse,
raconte M. Aboubakar Sakanoko, journa-
liste et animateur social, qui a habité à la
Grande Borne de 1981 à 2013. C’était
calme, on était au milieu, des gens de tous
les quartiers passaient par chez nous. »
Aujourd’hui, à Massy, où il a découvert
« une ville normale, avec des commerces,
des transports, un opéra », il jette un
regard peu amène sur la politique de la
ville. « Quand j’étais jeune, témoigne-t-il,
il y avait de la mixité sociale à la Grande
Borne. Les enfants issus de l’immigration
maghrébine, africaine et des Antilles, nous
étions minoritaires. Il n’y a qu’à regarder
les photos de classe. Dans mon immeuble,
je croisais Sébastien, un blouson noir.
Arrivés au collège, on s’est rendu compte
qu’il y avait de moins en moins de Blancs.
Ils sont partis, séduits par le rêve de l’ac-
cès à la propriété. Mais les plus pauvres,
les minorités visibles, elles n’y avaient
pas accès. Alors elles sont restées blo-
quées là. » Son père, dit encore ce qua-
dragénaire, lui a rapporté comment,
lorsqu’il avait fait des demandes de crédit
à la banque, on les lui avait refusées.
« Dans mon quartier, aujourd’hui, ce sont
majoritairement des gens de culture antil-
laise, poursuit-il, la Balance, c’est plutôt
l’Afrique subsaharienne. Dans le secteur
de la Demi-Lune, les Laotiens. Mais on
n’a pas fait exprès de se regrouper ! Ce
ne sont pas les gens qui ont décidé d’ar-
river ici. Il y a une responsabilité directe
des autorités et des offices HLM. »
Caddie renversé sur la pelouse,
absence de commerces : la place de la
Balance est aujourd’hui un désert laissé
à l’abandon. Sur certaines façades, la
laine de verre est apparente. Ici, la réno-
vation se fait toujours attendre. Seule la
moitié de la Grande Borne a d’ailleurs
été concernée par la rénovation dite de
l’ANRU 1 (2007-2021). Si les intérieurs
de la Balance ont été entretenus, l’exté-
rieur est dans un piteux état. De cet
espace clos, on s’échappe par un étroit
passage pour aboutir à la grande plaine.
Conçu à l’origine comme un immense
espace de rassemblement pour les habi-
tants, ce lieu doté d’une pelouse de
plusieurs hectares s’était mué au fil des
ans en un immense terrain vague. Le
bureau d’études mandaté lors de la réno-
vation y a ajouté des jeux pour enfants
afin de fractionner les espaces et de ren-
dre une déambulation possible. Dans cet
esprit, plusieurs bâtiments ont été abat-
tus pour permettre à un bus de traverser
la Grande Borne.
Mais la réhabilitation, elle aussi, a ses
limites. Au Labyrinthe, autre quartier dont
la rénovation date de l’ANRU 1, les
façades en mosaïque tombent déjà en
lambeaux et font le bonheur des collec-
tionneurs férus de ces petits carreaux. À
quelques minutes de là, sur la dalle des
Places hautes, il ne fait pas bon se pro-
mener au beau milieu de l’après-midi :
« Qu’est-ce que vous faites là ?, nous
demande un jeune homme. Vous habitez
le quartier ? Non ? Faites attention à
vous, alors ! » Ce quartier, qui abrite par
ailleurs le marché bihebdomadaire de la
Grande Borne, a été profondément remo-
delé par la rénovation. Mais il demeure
l’un des principaux points de trafic de
drogue. Ici, tout va donc partir en fumée,
comme l’ancienne place de la Carpe. « Ce
logiciel qui consiste à démolir, on ne sait
pas vraiment d’où il vient, explique
M. Raphaël Hoyet, urbaniste et cogérant
du cabinet Tripolis, qui proposa de
conserver une partie de la place aux
Herbes. L’ANRU communique, sert de
paravent pour les “partenaires” qui
5 LE MONDE diplomatique – DÉCEMBRE 2022
financent, mais on ne sait pas vraiment
sur quels critères la décision est prise. »
« C’est le positionnement idéologique de
l’État », estime de son côté le maire de
Grigny, qui a grandi place aux Herbes
mais précise toutefois que seuls 10 % des
logements de la Grande Borne ont été
détruits lors de l’ANRU 1, et qu’un peu
plus le seront lors de l’ANRU 2.
Cette prochaine opération de rénova-
tion est censée intervenir sur les quartiers
délaissés jusque-là, comme la Balance
ou les Places hautes, pour un budget de
286 millions d’euros (4). Pourquoi a-t-il
fallu cinquante ans pour rénover un bâti
construit à la va-vite et déjà déficient au
début des années 1980 ? « Le temps de la
rénovation n’est pas celui des habi-
tants », regrette le maire, qui souligne
que les fonds mobilisés par l’État pro-
viennent en majorité du « privé, à savoir
Action logement » (l’ancien 1 % patro-
nal). M. Rio signale en outre le manque
de bonne volonté des « Résidences », le
bailleur social qui exploite la Grande
Borne. Le bailleur, lui, affirme au
contraire avoir investi « 130 millions
d’euros dans la rénovation de la Grande
Le promoteur arrête ses opérations
D ÉTRUIRE, reconstruire, à quel prix
et pour quelle qualité de logement, dans
un environnement si dégradé et peu
attractif ? Quelle préparation face au
changement climatique dans une cité
qui, déjà, subit de plein fouet la hausse
du coût de l’énergie (5) ? Ces questions
se posent aussi pour le grand projet que
la ville nourrit depuis près de trente ans :
se doter enfin d’un centre afin de relier
Grigny 2 et la Grande Borne et ainsi
remettre la ville « à l’endroit ». Un long
chemin de croix qui débute en… 1996,
date de la création de la ZAC « centre-
ville » sur d’anciennes terres agricoles.
Mais là encore, le projet demeure lettre
morte. La ZAC permet certes à la com-
mune d’installer plusieurs entreprises le
long de l’A6. Mais la construction du
centre-ville, elle, est à l’arrêt. En 2004,
des promoteurs se sont pourtant posi-
tionnés pour réaliser l’opération.
Plusieurs centaines de logements, un
centre commercial, un pôle culturel et
un hôtel doivent être construits. Les pre-
miers permis de construire sont délivrés
en 2008. Mais la crise intervient, et les
chantiers ne démarrent pas. Les autori-
sations commerciales obtenues gèlent
le projet pendant cinq ans. « En 2012,
quand je suis arrivée, c’était complè-
tement figé, témoigne Mme Léa Znaty,
directrice générale adjointe à la muni-
cipalité, chargée de l’aménagement, du
renouvellement urbain et de l’habitat.
Valeur foncière, constructibilité… Il fal-
lait revoir toute l’opération. Forcément,
entre 2008 et 2016, les relations entre
la ville et Grand Paris aménagement
(GPA), l’aménageur, sont assez âpres,
car il faut retrouver des pistes pour
équilibrer le bilan financier de l’opé-
ration. » Mais à Grigny, ce n’est pas
simple : le mètre carré de charge fon-
cière (droit à bâtir) s’y vend à moins
de 200 euros pour la promotion privée,
contre 1 000, voire 2 000 euros dans
Borne », dont l’exploitation représenterait
10 % de son chiffre d’affaires (187 mil-
lions d’euros en 2020, pour un résultat
net de 9,9 millions). Selon lui, le pro-
blème vient de l’État, des établissements
publics « trop éloignés du terrain » :
« Aujourd’hui, vous avez un truc qui
s’appelle l’ANRU, regrette M. Nicolas
Debeney, directeur immobilier des Rési-
dences Yvelines Essonne. Ça fait cinq
ans qu’on réfléchit à la manière dont on
va investir. Mais le plan n’est toujours
pas arrêté. Donc on ne peut pas aller
vite. Est-ce qu’on va rénover un bâtiment
pour que, finalement, l’État nous dise
“on le démolit” ? » Le directeur immo-
bilier exprime son scepticisme quant au
choix de démolir les 414 logements du
quartier des Places hautes : « Démolir, ça
coûte cher. Sur dalle, on est proche des
80 000 euros par logement. Ça n’a pas
de sens. La réhabilitation du quartier du
Damier, c’est 3 000 euros. Si l’on démolit
les Places hautes, qui sont des bâtiments
fonctionnels, pour les remplacer par
d’autres constructions, je ne suis pas sûr
qu’on ait résolu le problème. Je vous le
dirai dans quinze ans, quand on aura fini
de reconstruire. »
certaines communes favorisées. Les
promoteurs ne se bousculent pas. « Il
faut que les opérateurs d’État acceptent
que, sur nos territoires, on investit plus
qu’on ne cherche une rentabilité immé-
diate, juge Mme Znaty. Mais ça, ce n’est
pas trop dans leur façon de faire. En
clair, la péréquation entre les quartiers
riches et les quartiers pauvres n’existe
pas vraiment. »
Si son centre-ville sort de terre, Grigny
le devra beaucoup au T12, le tramway
qui doit relier les deux pôles économiques
de l’Essonne, Massy et Évry, en passant
par Grigny. Le bus T ZEN 4 traversera,
lui, la Grande Borne pour la connecter au
RER et aux communes alentour. Le dés-
enclavement physique, économique et
culturel serait-il enfin en vue ? Grigny
sortirait-il de son « apartheid spatial »,
selon l’expression de son maire ? Rien
n’est encore acquis. Censé, initialement,
être mis en service en 2022, le T12 est
désormais prévu pour 2024. Une date à
laquelle la mairie espère pouvoir annon-
cer l’installation d’un premier supermar-
ché dans la ville, et ce malgré le recours
de l’enseigne Leclerc installée sur la com-
mune voisine de Viry-Châtillon, qui trem-
ble pour ses parts de marché. Pour aller
au cinéma, les Grignois devront patienter
encore davantage. Déposés par les ciné-
mas CGR d’Évry et Kinépolis de Bréti-
gny-sur-Orge, deux recours contre la
construction du complexe de Grigny res-
taient toujours pendants à l’automne.
P IERRE P UCHOT .
(3) Lire Philippe Bovet, «Architectes, ne cassez
rien ! », Le Monde diplomatique, juin 2012.
(4) « Les rencontres départementales de l’habitat
et de l’hébergement en Essonne », préfecture de
l’Essonne, édition 2020. www.essonne.gouv.fr
(5) Cf. « “On va devoir faire des sacrifices” : à la
Grande Borne, la hausse de 55,2 % du prix du gaz
asphyxie les ménages », Le Parisien, 15 février 2022.
DÉCEMBRE 2022 – LE MONDE diplomatique
6
L A GUERRE EN U KRAINE REBAT LES CARTES DE

La petite musique
Dans le concert européen de soutien à l’Ukraine, la Hon- Le 18 novembre dernier le premier
ministre hongrois a qualifié les sanctions
grie joue sa propre partition. Tout en dénonçant l’agres- européennes contre la Russie de «pas vers
sion russe, le premier ministre Viktor Orbán défend une la guerre », intensifiant ses critiques :
« Nous fournissons des armes destruc-
voie de compromis avec Moscou. Cette singularité qui trices, nous entraînons des soldats ukrai-
l’éloigne de ses voisins répond surtout à des considérations niens sur notre propre territoire, nous
imposons des sanctions sur l’énergie.
idéologiques et de politique intérieure. Pour les nationa-
(…) Nous devenons partie intégrante [du
listes hongrois, l’avenir se joue à l’Est. conflit]. On ne nous tire pas encore dessus,
mais nous sommes sur le point de devenir
un belligérant. L’Europe se livre à un jeu
PAR CORENTIN LÉOTARD * très dangereux. » Le 14 octobre, il avait
lancé une « consultation nationale » sur le

D
EPUIS son retour au pouvoir en
2010, M. Viktor Orbán sillonne les péri-
phéries de l’Union européenne pour
entretenir une fronde contre Bruxelles.
En donnant souvent du « Nous, les
Centre-Européens », il exhorte les popu-
lations des anciennes démocraties popu-
laires à faire valoir leur différence et à
ne pas se laisser dicter leur conduite.
Depuis plus d’une décennie, le premier
ministre hongrois prône également une
diplomatie d’« ouverture vers l’Est »
visant à réduire une forte dépendance
économique à l’Ouest, mais tout autant
à « s’affranchir des dogmes et des
idéologies qui ont cours en Europe occi-
dentale » (1), autrement dit, de la démo-
sujet par l’envoi d’un formulaire dans tous
les foyers. Les citoyens ont jusqu’au
défense de la démocratie libérale dont 9 décembre pour répondre à des questions
le dirigeant souverainiste hongrois sou- comme celle-ci : « Approuvez-vous des
haitait justement s’affranchir. sanctions qui font grimper les prix de l’ali-
mentation, augmentant ainsi le risque de
« Nous savons par habitude que, quel famine dans les pays en développement et
que soit le vainqueur, nous en faisons les la pression migratoire aux frontières de
frais », prévenait M. Orbán le 15 mars l’Europe?» Ce type de consultation orien-
lors de la célébration de la guerre d’in- tée a déjà été organisé sur des questions
dépendance contre les Habsbourg (matée obsessionnelles pour M. Orbán comme les
par des troupes russes, comme l’insur- quotas de demandeurs d’asile établis par
rection de Budapest en 1956). « L’Europe la Commission européenne, qu’il désigne
centrale n’est qu’un échiquier sur lequel comme le « plan Soros», ou sur la gestion
jouent les grandes puissances, pour de la crise sanitaire.
lesquelles la Hongrie n’est qu’un pion.
(…) Si leurs objectifs le réclament, et si Avec la Slovaquie, la Hongrie est le
nous ne sommes pas assez forts, ils sont pays le plus dépendant de l’Union euro-
même capables de nous sacrifier », conti- péenne aux énergies fossiles russes, soit
PATRICIAKALICZKA.COM

cratie libérale.
Longtemps, le désintérêt des États-
Unis pour l’Europe centrale fut une
aubaine pour M. Orbán, qui voit dans
leurs rivaux – Chine et Russie – des
modèles étatiques à suivre pour faire
de la Hongrie une nation plus compé-
titive dans la mondialisation. L’entrée
des troupes russes en Ukraine le
24 février a rebattu les cartes. L’Union
européenne resserre les rangs, sous
l’égide de Washington et au nom de la
Opposition au transit d’armes
nuait-il (2). Le même jour, les dirigeants
de la Pologne, de la République tchèque
et de la Slovénie se rendaient à Kiev
pour assurer le président Volodymyr
Zelensky du « soutien sans équivoque »
de l’Union européenne à l’Ukraine.
M. Orbán, qui avait pris l’habitude de
parler au nom de l’Europe centrale
depuis la fronde contre les quotas euro-
péens de demandeurs d’asile en 2015, se
retrouvait esseulé, critiqué y compris par
ses alliés polonais du parti ultraconser-
vateur Droit et justice (PiS).
PATRÍCIA KALICZKA. – « Measuring the Immeasurable » (Mesurer l’incommensurable), 2019
d’euros ; enfin, la Hongrie n’a pas fait
de difficultés pour le déploiement, au
printemps, d’un « groupement tactique
multinational » de l’Organisation du
traité de l’Atlantique nord (OTAN) le
long de sa frontière de 137 kilomètres
avec l’Ukraine.
Mais, dans le même temps, M. Orbán
La guerre met à bas tous ses efforts
pour redresser l’économie après la crise
de 2008-2009, qui avait laissé la Hon-
grie exsangue. En avril, le premier
ministre a facilement remporté ses qua-
trièmes élections législatives d’affilée
(avec 54 % des voix) en promettant de
maintenir sa politique de subvention de
l’énergie, lancée en 2013. Mais, sept
la totalité du gaz qu’elle importe et 59 %
de son pétrole en 2020 (3). Pour le diri-
geant souverainiste hongrois, le choix est
vite fait entre « du gaz russe pas cher et
du gaz américain cher et que l’on n’est
même pas certain de pouvoir acheminer
jusqu’à nous ». Budapest s’est ainsi
facilement plié à la demande du Kremlin
de payer gaz et pétrole en roubles. Au
début de l’été, il a arraché, au terme de
plusieurs semaines de négociations et de
blocage au sein de l’Union européenne,
une exemption à l’interdiction d’importer
du pétrole de Russie pour la Hongrie, la
Slovaquie et la République tchèque. Ces
trois pays sans accès à la mer sont ravi-

F ORMELLEMENT, la Hongrie s’est ran-

gée dans le camp occidental : elle a
voté au Conseil européen les sanctions
successives contre la Russie,
condamné l’agression russe, notam-
ment lors du vote de l’Assemblée
* Rédacteur en chef du Courrier d’Europe centrale,
Budapest.
générale des Nations unies du 2 mars
2022, et s’est prononcée en faveur de
la préservation de l’intégrité territoriale
de l’Ukraine ; elle a fait bon accueil
aux réfugiés ukrainiens qui ont transité
par centaines de milliers sur son terri-
toire ; elle a livré des vivres et du car-
burant à la région ukrainienne de
Transcarpatie à hauteur de 50 millions
a refusé de livrer des armes à l’Ukraine,
et s’est même officiellement opposé au
transit d’armes. Dès avril, il a prôné un
cessez-le-feu immédiat et encouragé des
négociations de paix, à rebours des autres
membres de l’Union européenne qui
misent sur une victoire militaire de
l’Ukraine. Un scénario que M. Orbán a
exclu catégoriquement à huis clos devant
son parti le 10 septembre à Kötcse.
mois plus tard, les Hongrois sont
confrontés à une inflation de 21,9 %
sur un rythme annuel, voire de 40 %
pour les seuls produits alimentaires. Le
forint a perdu près d’un tiers de sa
valeur au cours des cinq dernières
années et 15 % sur un an par rapport à
l’euro. La décennie d’expansion éco-
nomique qui a profité à de larges pans
de la société s’achève.
(1) «La Hongrie sur la voie d’une démocratie despo-
tique », Le Courrier d’Europe centrale, Budapest,
2 août 2014, https://courrierdeuropecentrale.fr
(2) Discours de M. Viktor Orbán à l’occasion du
174e anniversaire de la révolution et de la guerre
d’indépendance de 1848-1849, 15 mars 2022.
(3) « Which countries are most reliant on Russian
energy », Agence internationale de l’énergie,
www.iea.org

Si aucun des pays d’Asie centrale ne l’a
officiellement condamnée, l’agression russe
contre l’Ukraine fait grincer des dents dans
la région. Jusqu’alors garant de la sécurité,
Moscou voit son monopole contesté par
d’autres, comme les États-Unis, qui revien-
nent après leur débâcle afghane.
PAR MICHAËL LEVYSTONE *
la Russie, garante de leur sécurité face à leur voisin
afghan, se sont gardées de tout commentaire. Le Kir-
ghizstan a fait montre d’un positionnement plus erra-
tique : après avoir semblé légitimer l’invasion russe,
présentée par le président Sadyr Japarov comme « une
mesure nécessaire pour la défense de la population
[du Donbass], en grande partie composée de citoyens
russes », le pays a fini par reconnaître à l’Ukraine le
droit, en tant qu’État souverain, de mener la politique
étrangère de son choix. Bichkek lui a même envoyé
de l’aide humanitaire, à l’instar des deux républiques
centre-asiatiques qui se sont le plus ouvertement pro-
noncées en faveur de Kiev : l’Ouzbékistan et surtout
le Kazakhstan, peuplé par une importante minorité
russe sur sa partie septentrionale, que certains hommes
politiques à Moscou apparentent à un « cadeau terri-
Prudentes émancipations
marché russe – ont rappelé à leurs ressortissants expa-
triés tentés par la naturalisation que servir dans une
armée étrangère les expose à des peines de prison dans
leur pays d’origine. La mobilisation partielle a mis le
Kazakhstan dans une situation particulière : au 4 octo-
bre 2022, le seul pays frontalier de la Russie en Asie
centrale devait en effet gérer l’afflux d’une cinquantaine
de milliers de citoyens russes fuyant l’appel sous les
drapeaux. Sur les 200 000 Russes qui avaient alors
rejoint le Kazakhstan depuis la mobilisation partielle,
147 000 l’ont rapidement quitté, selon le ministre de
l’intérieur kazakh, M. Marat Akhmetjanov (1).
Accords de défense
M. Shavkat Mirziyoyev à Tachkent, en 2016, a permis
d’améliorer sensiblement les relations bilatérales,
favorisant la mise en place de coopérations militaires
entre les deux pays. Pour autant, le nouveau président
ouzbek se refuse, tout comme son prédécesseur Islam
Karimov, à réintégrer l’OTSC, que le pays a défini-
tivement quittée en 2012 après avoir, pourtant, acti-
vement contribué à sa création. État le plus fermé de
la région, le Turkménistan a, quant à lui, opéré un
rapprochement très net avec Moscou, à la faveur d’un
traité de partenariat stratégique signé par les présidents
Gourbangouly Berdymoukhammedov et Poutine à
Achkhabad, le 2 octobre 2017. De multiples accords
de défense ont entre-temps été conclus entre le Turk-
ménistan et la Russie (dont l’un en début d’an-
née 2022), et des soldats russes surveilleraient actuel-

L S
A guerre contre l’Ukraine lancée par le prési-
dent russe, M. Vladimir Poutine, embarrasse les
républiques d’Asie centrale. Indépendants depuis
1991, le Kazakhstan, le Kirghizstan, l’Ouzbékistan,
le Tadjikistan et le Turkménistan entretiennent des
liens étroits avec Moscou, mais ont également noué
de bonnes relations avec l’Ukraine (anciennement
soviétique, elle aussi). Dans l’arène des Nations
unies, lors des votes des résolutions condamnant
l’agression russe et l’annexion de territoires ukrai-
niens par Moscou, ces pays ont donc, tous, affiché
une prudente posture de neutralité : leurs représen-
tants se sont abstenus ou n’ont pas participé au vote
(dans le cas du Turkménistan).
Derrière cette unité de façade, leurs perceptions sont
en réalité plus nuancées. Les directions politiques du
Turkménistan et du Tadjikistan, de peur de s’aliéner
* Chercheur associé au Centre Russie/NEI de l’Institut français
des relations internationales (IFRI).
torial». Astana a en effet rappelé son attachement «aux
principes d’intégrité territoriale, de souveraineté et
de coexistence pacifique », dans la foulée de l’organi-
sation des référendums conduisant à l’annexion des
régions ukrainiennes de Donetsk, Lougansk, Zaporijia
et Kherson par la Russie. Astana et Tachkent s’inscri-
vent dans la stricte continuité de la position qu’ils
avaient prise en 2014, lors de l’annexion par Moscou
de la Crimée. Ce refus de cautionner politiquement les
premiers démembrements du territoire ukrainien avait
été néanmoins partagé unanimement en Asie centrale,
dont aucun pays n’avait d’ailleurs reconnu l’indépen-
dance des républiques d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud
à l’issue de la guerre de Géorgie, en 2008.
Une autre réaction commune aux pays centre-asia-
tiques, observée depuis la mobilisation partielle décrétée
par M. Poutine le 21 septembre 2022, tient à leur levée
de boucliers face aux tentatives russes d’enrôler les tra-
vailleurs saisonniers originaires d’Asie centrale pour
aller combattre en Ukraine. L’Ouzbékistan, le Kirghiz-
stan, le Tadjikistan et même le Turkménistan – État
pourtant le moins exportateur de main-d’œuvre vers le
UR le plan sécuritaire, la Russie entretient des liens
particulièrement forts avec le Kazakhstan, le Kirghiz-
stan et le Tadjikistan. D’une part, ces trois pays font
partie – en plus de la Biélorussie et de l’Arménie –
du pacte de défense mis en place par Moscou en 2002
prévoyant une assistance mutuelle en cas d’attaque
subie par l’un de ses membres depuis l’étranger : l’Or-
ganisation du traité de sécurité collective (OTSC).
D’autre part, la Russie exploite des sites stratégiques
dans chacun de ces pays : des bases militaires au Kir-
ghizstan (la 999e base aérienne, à Kant) et au Tadji-
kistan (la 201e division d’infanterie motorisée, à Dou-
chanbé et à Kourgan-Tioubé) ; au Kazakhstan, un
cosmodrome à Baïkonour, un aérodrome militaire à
Kostanaï, ou encore une station-radar (Balkhach-9)
et un centre d’essais de missiles antibalistiques (poly-
gone de Sary-Chagan) à proximité du lac Balkhach.
Quoique ayant pris leurs distances vis-à-vis de
Moscou dès l’indépendance, l’Ouzbékistan et le Turk-
ménistan sont revenus dans le giron russe à partir du
milieu des années 2010. L’arrivée au pouvoir de
lement la frontière turkméno-afghane (2).
Le déploiement des forces de maintien de la paix
de l’OTSC au Kazakhstan entre le 6 et le 13 jan-
vier 2022, qui a prévenu l’effondrement possible du
régime d’Astana fragilisé par des révoltes internes,
pourrait avoir ouvert une boîte de Pandore. L’OTSC
risque désormais d’être perçue comme un potentiel
vecteur d’ingérences de Moscou dans les affaires inté-
rieures des pays de la région qui, ce faisant, outre-
passerait sa vocation strictement militaire. Au Tadji-
kistan, le président Emomali Rakhmon, fortement
contesté depuis la fin de l’année 2021 dans la région
autonome du Haut-Badakhchan (frontalière de l’Af-
ghanistan), a ainsi tenté de mobiliser (sans succès)
l’OTSC, sur le prétexte d’une infiltration de djiha-
distes depuis le nord de l’Afghanistan.
(1) «Plus de 200000 citoyens russes ont émigré vers le Kazakhstan
– ministère de l’intérieur », Kapital, Almaty, 4 octobre 2022.
(2) Bruce Pannier, « Comment les soldats russes aident le Turkmé-
nistan ? » (en russe), Radio Azattyk, 6 janvier 2020.
 7 LE MONDE diplomatique – DÉCEMBRE 2022

L’ ANCIEN BLOC SOVIÉTIQUE

hongroise
taillés par l’oléoduc Droujba (« de l’Ami-
tié »), qui alimente l’Europe centrale en
pétrole depuis le début des années 1960.
Toute substitution serait très coûteuse à
court terme.
Le raccordement, à l’automne 2021,
de la Hongrie au gazoduc Turkstream,
qui achemine du gaz russe en contour-
nant l’Ukraine par la mer Noire, a pro-
voqué l’ire du ministre ukrainien des
affaires étrangères Dmytro Kouleba. Ces
piètres relations hungaro-ukrainiennes
ne sont pas nouvelles. Budapest fait
usage de son droit de veto depuis 2017
pour bloquer tout rapprochement de
Kiev avec l’OTAN, par mesure de rétor-
sion à la politique d’ukrainisation qui,
affirme Budapest, brime les quelque
cent mille magyarophones de Transcar-
patie, en Ukraine occidentale – cette
région ruthène ayant longtemps appar-
tenu au royaume de Hongrie, puis à
l’Empire austro-hongrois.
Si les tensions restent vives entre
Budapest et Kiev, MM. Orbán et Vladi-
mir Poutine n’ont cessé de se rapprocher
au cours de la dernière décennie. Y com-
pris depuis l’annexion de la Crimée.
Après avoir bâti sa légende sur son
« Ruszkik haza ! » (« Les Russes
dehors ! ») lancé sur la place des Héros
de Budapest en 1989, et en s’identifiant
comme « combattant de la liberté » héri-
tier des « gars de Pest » qui ont fait face
aux chars soviétiques en 1956, le premier
ministre hongrois a pris son propre camp
de court. En 2014, il offrait le plus gros
contrat public de tous les temps en Hon-
grie à Rosatom, sans appel d’offres. L’en-
treprise russe doit commencer de façon
imminente la construction de deux nou-
veaux réacteurs nucléaires sur le site de
la centrale de Paks, pour un montant de
12,5 milliards d’euros financés à 80 %
par un prêt de l’État russe.
De l’avis des dirigeants de l’opposition
hongroise, M. Orbán serait un vassal sinon
un agent de M. Poutine, et son nouveau
tropisme russe s’expliquerait par la cor-
ruption. M. Péter Márki-Zay, candidat
défait du bloc d’opposition aux législa-
tives en avril, nous disait pendant sa cam-
pagne électorale, il y a un an : « Orbán
Union européenne, avant de faire un tour-
nant à 180 degrés. Cela s’est produit le
25 novembre 2009, lors d’une rencontre
à Saint-Pétersbourg. Je ne sais pas ce que
Poutine a pu lui dire ou lui montrer pour
le faire chanter, je ne peux qu’imaginer. »
Le rapprochement entre les hommes
forts de Russie et de Hongrie s’explique
aussi par leur proximité idéologique. Une
même vision transpire de leurs discours :
celle d’un Occident colonial, impérialiste
et moralisateur, mais faible, décadent et
nihiliste. L’immigration, le multicultu-
ralisme, le métissage et les études de
genre que chercherait à imposer l’Occi-
dent à l’Europe centrale seraient des dan-
gers mortels pour la civilisation euro-
péenne. Les nationaux-conservateurs
hongrois ont reproduit presque à l’iden-
tique les lois russes stigmatisant les Orga-
nisations non gouvernementales (ONG)
comme des « agents étrangers » et contre
la « propagande homosexuelle ». Acquis
à la théorie du « grand remplacement »,
dont il est devenu le principal promoteur,
M. Orbán estime que les pays d’Europe
occidentale « ne sont plus des nations,
mais rien d’autre que des conglomérats
de peuples ».
PATRICIAKALICZKA.COM
Les nationalistes hongrois, fiers des
origines asiatiques du peuple magyar,
affichent la conviction que l’avenir se
joue à l’Est et se verraient bien au cen-
tre d’une nouvelle donne géopolitique
eurasiatique. Calviniste à la tête d’un
pays principalement catholique,
M. Orbán prône aujourd’hui une
alliance avec le monde orthodoxe. La
Hongrie a empêché que des sanctions
européennes visent le patriarche russe
Cyrille, lequel a fait décorer le vice-
premier ministre hongrois Zsolt Sem-
jén. En Serbie, M. Orbán s’est, lui, vu
décerner par le patriarche serbe Porfi-
rije la médaille de l’ordre de Saint-
Sava, la plus haute distinction de son
Église, puis l’ordre du Mérite des
mains du président Aleksandar Vučić,
son nouvel allié le plus proche. Ils ont
annoncé ensemble le 10 octobre le pro-
longement de l’oléoduc « de l’Amitié »
pour acheminer du pétrole russe en Ser-
bie – une façon de contourner les sanc-
tions européennes.
« La Russie n’est plus notre ennemie
depuis des décennies. Elle est un par-
tenaire plus honnête que certains de nos
soi-disant “alliés” », peut-on lire dans
une des nombreuses tribunes virulentes
du journal de référence de la droite, le
Magyar Nemzet (4). Son auteur juge
que la Russie a été « mutilée » en 1991
comme la Hongrie le fut en 1920 par
le traité de Trianon, et que les États-
Unis ont planifié le conflit russo-ukrai-
nien dans le but de piller l’Europe
centrale comme après 1990. Derrière
un pacifisme de façade, les médias du
pouvoir, hégémoniques comme nulle
part ailleurs dans l’Union, ont pris fait
et cause pour la Russie et se font les
relais des médias du Kremlin. Avec des
effets perceptibles : pour nombre
d’électeurs du Fidesz (Alliance civique
hongroise, parti conservateur au pou-
voir), les retraités surtout, les fauteurs
de guerre seraient les Ukrainiens. Au
soir de sa réélection triomphale le
3 avril, M. Orbán a rangé leur prési-
dent Zelensky, sur le ton de la blague,
parmi ses ennemis traditionnels, avec
Bruxelles et M. George Soros, déclen-
chant les rires de l’assistance.
C ORENTIN L ÉOTARD .

était viscéralement anti-Poutine et pro-

PATRÍCIA KALICZKA. – « Dum » (4) Pilhal Tamas, «A háború most kezdodik »,

(Tandis que), 2014-2016 Magyar Nemzet, 22 septembre 2022.

en Asie centrale
Outre l’OTSC, une autre organisation régionale
permet à la Russie d’établir son influence sur le plan
militaire en Asie centrale : l’Organisation de coopé-
ration de Shanghaï (OCS). Créée en 2001, celle-ci
mène régulièrement des manœuvres conjointes,
notamment en matière d’antiterrorisme et de lutte
contre les trafics de drogue, dans la région. Néan-
moins, à la différence de l’OTSC, l’OCS place les
républiques d’Asie centrale – toutes membres, à l’ex-
ception du Turkménistan – face à d’autres grandes
puissances que la seule Russie : y siègent en effet la
Chine, l’Inde, le Pakistan et désormais l’Iran (qui l’a
rejointe en septembre). Par ailleurs, l’OCS revêt,
depuis sa création, une forte dimension politique,
représentant une plate-forme de dialogue que la Rus-
sie a voulu transformer en un front antioccidental, à
mesure que ses relations se détérioraient avec les
États-Unis et l’Union européenne.
propre sécurité. Cette volonté d’émancipation a
d’ores et déjà profité aux rivaux traditionnels de
Moscou dans la région.
Dès le début de la guerre, Pékin a envoyé son minis-
tre de la défense, M. Wei Fenghe, signer des accords
de coopération militaire avec ses fournisseurs cen-
tre-asiatiques de pétrole (Kazakhstan) et de gaz naturel
(Turkménistan). Relativement discrète par la suite,
la Chine s’est à nouveau signalée en Asie centrale :
le président Xi a ainsi réservé son premier déplace-
ment international depuis la crise du coronavirus au
Kazakhstan, où il a assuré son homologue, M. Kas-
sym-Jomart Tokaïev, du soutien de son pays à l’inté-
grité territoriale kazakhe. Ses propositions formulées
le lendemain, dans le cadre du sommet de l’OCS
(création dans la région d’un centre d’entraînement
militaire et formation de deux mille hommes issus
à l’instar du Turkménistan, auquel il a livré des sys-
tèmes de défense antiaérienne HQ-9.
La Turquie se limitait, jusqu’à l’invasion russe de
l’Ukraine, à des coopérations culturelles et écono-
miques avec les pays turcophones de l’Asie centrale.
D’ailleurs, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Kirghiz-
stan – en attendant toujours le Turkménistan – ont tous
intégré l’Organisation des États turciques (OET), struc-
ture mise en place par Ankara à la fin des années 2000
pour réunir les pays qu’il estime appartenir à la même
civilisation (incluant également l’Azerbaïdjan). Depuis
le 24 février 2022, la stratégie d’influence déployée
par le président Erdoğan à destination des républiques
d’Asie centrale – y compris du Tadjikistan persano-
phone – intègre une dimension militaire. Ainsi, Ankara
a conclu un traité de partenariat stratégique global
assorti d’un accord-cadre pour une coopération mili-
équivalente à celle que fait peser sur la région l’Or-
ganisation de l’État islamique-Province du Khorassan
(IS-KP, la branche afghane de Daech).
Ainsi, le Tadjikistan est le seul pays de l’OCS à refu-
ser tout dialogue avec les talibans. L’allocation d’un
plan d’aide militaire de 60 millions de dollars pour
sécuriser la frontière tadjiko-afghane et l’organisation
par le commandement central des forces américaines
(Centcom) au Tadjikistan, en août dernier, d’un exer-
cice de lutte antiterroriste auquel ont également pris
part d’autres membres de l’OTSC (Kazakhstan et Kir-
ghizstan), en plus de l’Ouzbékistan, témoignent du
rapprochement entre Washington et Douchanbé.
Une demande de respect

Or les chefs d’État de l’organisation réunis, pour la

première fois depuis le début de la guerre, à Samarkand
(Ouzbékistan) les 15 et 16 septembre 2022, ont surtout
laissé transparaître leur réprobation. Alors que le pré-
sident chinois Xi Jinping, allié plus qu’ambigu de la
Russie, s’est montré très discret sur le conflit en
Ukraine, son homologue turc Recep Tayyip Erdoğan
(invité d’honneur à Samarkand) ainsi que le premier
ministre indien Narendra Modi ont appelé à cesser les
hostilités et à trouver une solution diplomatique à ce
conflit. Enfin, ce sommet s’est tenu alors que repre-
naient, de façon quasi concomitante, les affrontements
armés à la frontière contestée entre le Kirghizstan et le
Tadjikistan d’un côté, et entre l’Arménie et l’Azerbaïd-
jan de l’autre, illustrant une perte d’influence de la Rus-
sie sur ses marges centre-asiatique et caucasienne.
L’image d’une puissance russe agressive et enlisée
en Ukraine a incité les républiques d’Asie centrale
à diversifier leurs partenariats afin d’assurer leur
des forces de sécurité), illustrent l’intérêt chinois pour
la sécurité centre-asiatique.
Drones turcs
B IEN qu’il ne soit pas nouveau, il constitue une
entaille supplémentaire à la répartition des rôles taci-
tement convenue entre Moscou, dont la sécurité était
le domaine réservé, et Pékin, en pointe sur les inves-
tissements dans les infrastructures. L’ouverture dis-
crète, il y a quelques années, d’un avant-poste mili-
taire au Tadjikistan, pour empêcher les djihadistes
ouïgours établis dans le nord-est de l’Afghanistan
de rallier le Xinjiang, n’avait été qu’un premier coup
de canif. Par ailleurs, la Chine organise régulièrement
des exercices de lutte contre les trafics de drogue
avec le Kirghizstan et le Tadjikistan. Enfin, Pékin
s’est progressivement imposé comme un fournisseur
d’armements auprès des régimes centre-asiatiques,
taire renforcée avec l’Ouzbékistan (le 29 mars) ; un
accord-cadre pour une coopération militaire avec le
Tadjikistan (le 21 avril) ; et surtout un traité de parte-
nariat stratégique avec le Kazakhstan (les 10 et 11 mai),
prévoyant l’organisation de manœuvres militaires
conjointes, mais aussi l’implantation d’une ligne de
production de drones ANKA dans ce pays – une pre-
mière, qui démontre l’importance que revêt le géant
énergétique de la région pour Ankara.
Discrédités par leur retrait chaotique d’Afghanistan
en 2021, les États-Unis ont eux-mêmes profité de la
guerre en Ukraine pour reprendre pied en Asie cen-
trale. Leur stratégie de regain d’influence régionale
est axée sur l’antiterrorisme avec en ligne de mire
l’Afghanistan, où le leader d’Al-Qaida, Ayman Al-
Zawahiri, a été éliminé par un drone américain le
31 juillet 2022. Le Tadjikistan constitue un interlocu-
teur naturel pour Washington dans la mesure où il par-
tage une vision commune avec les Occidentaux du
régime taliban, perçu comme une menace sécuritaire
A FIN de ressouder des liens passablement distendus
entre les pays centre-asiatiques et leur principal allié
stratégique, un sommet Asie centrale-Russie s’est tenu
à Astana, le 14 octobre. Las, ce forum a, bien au
contraire, mis en lumière le malaise qui règne entre Mos-
cou et ses partenaires dans la région. Le président tadjik
a longuement interpellé M. Poutine, réclamant davantage
de respect envers les «petits pays» de la région. Pour
autant, M. Rakhmon pourrait avoir cherché à attirer l’at-
tention de son homologue russe sur la problématique
sécuritaire de son pays, en conflit ouvert avec le Kir-
ghizstan : depuis le début de la guerre en Ukraine, le
Tadjikistan a en effet vu plus d’un millier des soldats et
officiers russes établis sur son sol être redéployés sur le
front ukrainien. De ce point de vue, le constat dressé
par M. Rakhmon peut être interprété comme une critique
contre l’ancienne puissance impériale, mais aussi comme
un appel à ne pas jeter toutes ses forces en Ukraine.
M ICHAËL L EVYSTONE .
DÉCEMBRE 2022 – LE MONDE diplomatique
Double langage au gouvernement italien
En visite à Bruxelles début novembre, M me Giorgia
Meloni a montré patte blanche : la présidente du conseil
italien entend respecter scrupuleusement les traités euro-
péens, se plier au dogme de la rigueur, soutenir l’Ukraine
coûte que coûte… Des positions qu’elle conjugue à un
ultraconservatisme autoritaire sur les sujets sociétaux.
Mais cela intéresse moins les instances de l’Union.
PAR HUGUES LE PAIGE *
S
« I les Italiens ont voté pour Gior-
gia Meloni, cela ne signifie pas qu’ils
désirent le retour du fascisme, mais
qu’au contraire ils le considèrent impos-
sible (1). » L’auteur de cette phrase, le
psychanalyste Massimo Recalcati, cul-
tive le goût du paradoxe. Mais on ne peut
lui dénier une part de vérité. Le succès
des Fratelli d’Italia (Frères d’Italie) aux
élections législatives du 25 septembre a
donné lieu à de multiples (et légitimes)
réactions indignées et condamnations
morales, beaucoup s’inquiétant de l’avè-
nement du « postfascisme » dans le pays.
En 1994, M. Silvio Berlusconi associait
déjà à son gouvernement l’extrême
droite, avec l’Alliance nationale de
M. Gianfranco Fini et la Ligue du Nord
(alors régionaliste) de M. Umberto Bossi.
Mais à l’époque, le rapport de forces était
favorable à la droite classique. L’hégé-
monie a désormais changé de camp.
Vingt ans d’une vie politique imprégnée
par un berlusconisme glorifiant l’indivi-
dualisme et dénigrant le collectif (au nom
d’un anticommunisme sans commu-
nistes) sont passés par là.
Si le tabou du vote pour l’extrême
droite est à l’évidence levé, cela ne sau-
rait suffire à expliquer le succès de
Mme Meloni. Car les Fratelli d’Italia doi-
vent d’abord leur victoire à l’abstention
record (36,1 %), à leur position de seuls
opposants à la coalition gouvernemen-
Ministère de la famille… et de la natalité
D E la composition de son gouverne-
ment à son discours d’investiture en pas-
sant par son déplacement à Bruxelles,
les premiers pas au pouvoir de
Mme Meloni confirment ce double axe
stratégique. Sur le plan socio-écono-
mique et diplomatique, tout indique
qu’elle sera résolument libérale et atlan-
tiste. La présidente du conseil semble
en effet suivre les traces de son prédé-
cesseur, M. Draghi, avec lequel elle a
multiplié les contacts, aussi bien durant
la campagne qu’après sa victoire, afin
de rassurer Bruxelles et de sécuriser le
plan de relance européen de 200 mil-
liards d’euros. Elle a nommé au minis-
tère de l’économie et des finances
M. Giancarlo Giorgetti, membre de la
Ligue mais européiste convaincu et
ancien ministre de M. Draghi. Le choix
de M. Antonio Tajani aux affaires étran-
gères sert également d’assurance à
Bruxelles : ex-bras droit de M. Berlus-
coni, dont il a fini par « s’autonomiser »,
le nouveau chef de la diplomatie est lui
aussi un atlantiste proeuropéen
convaincu. Lors de sa première rencon-
tre avec les instances bruxelloises, le
3 novembre, la présidente du conseil a
en outre réaffirmé son appui incondi-
tionnel à l’Ukraine, sa volonté de res-
pecter les traités européens et de maî-
triser les déficits budgétaires, tout cela
sans le moindre accent souverainiste.
Cet alignement sur la Commission euro-
péenne et sa doctrine de la rigueur ne
sera pas sans poser problème pour une
partie importante de l’électorat d e mesures de rétorsion inédites : outre le
Mme Meloni.
Concernant les droits des femmes, des
immigrés, des personnes lesbiennes,
gays, bisexuelles et trans (LGBT), mais
aussi en matière de justice, d’enseigne-
ment, de sécurité, l’histoire est diffé-
rente. Sur ces sujets, Mme Meloni entend
bien appliquer son triptyque « Dieu,
famille, patrie », et imposer sa marque
* Journaliste.
8
E NTRE NÉOLIBÉRALISME ET CONSERVATISME AUTORITAIRE
tale sortante de M. Mario Draghi (avec
les partis, presque confidentiels, Sinistra
Italiana [Gauche italienne] et Verdi per
l’Europa [Verts pour l’Europe]) et au
glissement consécutif en leur faveur des
voix de Forza Italia (M. Berlusconi) et
de la Ligue. Le parti de M. Matteo Sal-
vini, passé de 37 % des suffrages en
2018 à 8,7 % en 2022, paie cher sa par-
ticipation au gouvernement d’union
nationale de M. Draghi. Finalement, la
droite et l’extrême droite ne gagnent que
peu de voix par rapport aux élections
précédentes, mais Mme Meloni a renversé
le rapport de forces, en remportant
7,3 millions de suffrages (26 %, contre
4,3 % en 2018).
Les électeurs de droite se sentent
désormais autorisés à voter pour les Fra-
telli d’Italia comme s’il s’agissait d’un
parti traditionnel. Mais cela ne vaut pas
pour autant adhésion au « postfas-
cisme ». La nouvelle présidente du
conseil en est consciente. Elle s’est éver-
tuée, durant la campagne, à pratiquer le
doppio petto (littéralement double bou-
tonnage, ou double langage) : donner
des gages à ses électeurs historiques sur
les sujets sociétaux, pour lesquels elle
revendique ses racines idéologiques ; et
rassurer les électeurs de droite en affir-
mant son attachement à la démocratie,
son soutien à l’Ukraine et son adhésion
sans faille à la doctrine atlantiste.
à ses partenaires. Elle a ainsi attribué
des ministères à d es personnalités
emblématiques de l’extrême droite,
comme M. Galeazzo Bignami, jadis
photographié en chemise noire avec
brassard nazi, et désormais secrétaire
d’État aux infrastructures. Elle a égale-
ment rebaptisé des postes symboliques :
le ministère de l’instruction est devenu
également celui du « mérite » ; le mot
« natalité » a été accolé au ministère de
la famille et de l’égalité des chances
© BRUNO MUNARI / CORRAINI
– dont la direction a été confiée à
Mme Eugenia Maria Roccella, qui, après
avoir milité pour le droit à l’avortement,
a changé de camp et déclarait le 25 août
à la télévision (LA7) : « L’avortement
n’est pas un droit. »
Et, si Mme Meloni a refusé le ministère
de l’intérieur à M. Salvini, ce n’était que
pour le confier à M. Matteo Piantedosi,
son ancien directeur de cabinet, tout
aussi farouchement hostile à l’immigra-
tion que le dirigeant de la Ligue. Sitôt
nommé, le nouveau ministre a bloqué
l’accostage de plusieurs navires huma-
nitaires remplis de candidats à l’asile,
parlant de « charges résiduelles » pour
désigner les personnes interdites de
débarquement. L’affaire, en même temps
qu’elle a révélé le cynisme des politiques
migratoires européennes, a généré une
crise avec la France, contrainte d’ac-
cueillir les 234 migrants de l’Ocean
Viking, le 10 novembre, pour pallier le
refus italien. Mais en imposant des
renforcement des contrôles aux fron-
tières, Paris a décidé de suspendre l’ac-
cueil, prévu à l’été 2023, de 3 500 réfu-
giés actuellement en Italie.
Rien n’illustre cependant mieux les
tentations autoritaires du gouvernement
Meloni que sa première initiative légis-
lative. Prétextant la nécessité de mettre
fin à une fête techno, il a présenté un
décret instituant un nouveau délit, puni
par une peine pouvant atteindre six ans
de prison (ce qui autorise les écoutes
téléphoniques et les arrestations provi-
soires) : « [l’]invasion de terrains ou
de bâtiments (privés ou publics) en vue
de rassemblements dangereux pour
l’ordre public, la sécurité ou la santé
publique ». Une définition pouvant
s’appliquer à toute occupation d’usine,
d’école ou d’université. Face au concert
de protestations, Mme Meloni a dû faire
marche arrière, mais en justifiant l’ini-
tiative sur le fond. L’idée pourrait donc
refaire surface.
Célébrant les noces idéologiques du
néolibéralisme et de l’extrême droite au
sein d’une même formation, la victoire
de Mme Meloni est inédite. Mais elle est
aussi comparable à celle du Mouvement
5 étoiles (M5S) et de la Ligue en 2018 :
fruit d’un vote de protestation, elle
témoigne du rejet des partis traditionnels,
coupés des couches populaires et inca-
pables de redonner un sens à la repré-
sentation politique. S’il est difficile à
quantifier, ce nomadisme électoral,
conjugué à une abstention de plus en
plus massive, illustre les désillusions de
la population italienne. Car le succès des
Fratelli d’Italia doit s’analyser en miroir
avec la défaite du Parti démocrate (PD),
qui n’a pas su s’imposer comme une
solution de rechange à Mme Meloni.
Certes, d’un point de vue comptable,
la déroute a été contenue – de 22,8 % des
suffrages en 2018 à 19,1 % en 2022.
Mais, sur le plan symbolique et politique,
l’échec des démocrates est cuisant. Dans
le sud du pays, le PD ne remporte aucun
des sièges attribués par le vote majoritaire
BRUNO MUNARI. – De la série « Segnici » (Signes), 1950-1989
(la loi électorale italienne attribue un tiers
des sièges à l’Assemblée au vote majo-
ritaire et deux tiers au scrutin proportion-
nel). Dans le centre (Toscane, Ombrie,
Émilie-Romagne), jadis bastion inébran-
lable du Parti communiste italien (PCI),
les Fratelli devancent le PD, qui résiste
seulement dans les grandes villes, méri-
tant plus que jamais son surnom de parti
« ZTL» – pour « zones à trafic limité »,
ces espaces où la circulation automobile
est restreinte, dans certains centres-villes
habités par des populations aisées. Dans
le Nord, à Sesto San Giovanni, banlieue
milanaise que l’on appelait auparavant
le « Stalingrad italien » et où les com-
munistes régnaient en maîtres absolus,
c’est Mme Isabella Rauti, ancienne mem-
bre des Jeunesses du Mouvement social
italien (MSI, un parti néofasciste dis-
paru en 1995) désormais encartée aux
Fratelli d’Italia, qui l’a emporté. Elle
vient d’être nommée sous-secrétaire
d’État à la défense.
M. Enrico Letta, le secrétaire du PD,
paie son refus de s’allier avec le M5S,
auquel il reprochait d’avoir contribué à
la chute du gouvernement Draghi. En
fermant la porte à la seule coalition qui
aurait été en mesure de (mieux) résister
à l’extrême droite, M. Letta a offert au
M5S la possibilité d’occuper une place
à sa gauche, avec un programme social
plus audacieux (revenu citoyen, salaire
minimum, parité salariale) qui lui a valu
une remontée électorale inespérée
(15,4 % des suffrages, soit tout de même
18 points de moins qu’en 2018). Mais
la crise du centre gauche est plus
ancienne et profonde.
Le PD, qui a gouverné durant les onze
dernières années (à l’exception des deux
ans du gouvernement Conte-Salvini),
est devenu une sorte d e garant des
institutions. C’est le parti qui appuie
les coalitions d’union nationale et
les gouvernements dits « techniques »,
Une gauche groupusculaire
I NTÉRESSÉ davantage par les problèmes
sociétaux au cœur des préoccupations
des classes urbaines aisées que par les
enjeux de redistribution, d’emploi et de
solidarité, le PD a progressivement perdu
tout contact avec la masse des travail-
leurs précaires (ou non) et des chômeurs,
alors même que les inégalités vont crois-
sant en Italie. Selon l’Institut national
des statistiques (Istat), en 2021, le pays
comptait 2,9 millions de ménages en
situation de pauvreté relative (avec un
revenu inférieur à la moitié du revenu
moyen de la région), auxquels s’ajou-
taient 1,9 million de ménages en situa-
tion de pauvreté absolue – sans accès,
ou avec un accès difficile, à une nourri-
ture saine, à un logement décent, à l’élec-
tricité, à l’éducation ou à l’eau potable.
Après les élections, à coups de tri-
bunes et de déclarations, de nombreux
militants, intellectuels et dirigeants du
PD ont commencé une forme d’autocri-
tique, en mettant en cause la fonction
purement institutionnelle de leur parti.
Le PD « s’est transformé en portier
endormi qui contrôle et préserve le
Palazzo depuis le poste de garde »,
observait ainsi l’écrivain Stefano Mas-
sini (4), en référence à Pier Paolo Paso-
lini, qui utilisait la métaphore du palazzo
(« palais ») pour distinguer les lieux de
pouvoir du monde populaire. M. Letta
lui-même a déclaré au lendemain du
scrutin : « Nous ne pouvons plus être la
protection civile de la politique ita-
lienne. » Ces prises de conscience tar-
dives indiquent combien le chemin à
parcourir sera long et semé de révisions
déchirantes. Le congrès prévu en janvier,
qui risque de se réduire à une guerre de
succession, n’y suffira pas.
menant des politiques d’austérité dras-
tiques – à l’image du gouvernement de
M. Mario Monti en 2011, avec son plan
de réduction des dépenses publiques de
20 milliards d’euros. Des mesures
toujours présentées comme inévitables,
sans alternative, apolitiques. Pourtant,
comme le souligne le politiste Arthur
Borriello, « la soustraction du politique
ne saurait elle-même être autre chose
qu’une opération politique (2) ». Depuis
M. Romano Prodi, qui a imposé l’aus-
térité en 1996 pour que l’Italie respecte
les critères de Maastricht, jusqu’à la
coalition menée par M. Draghi, en pas-
sant par M. Matteo Renzi et son « Jobs
Act » dérégulant les conditions d’em-
bauche et de licenciement (3), le PD
s’est, comme la plupart des partis socia-
listes européens, fondu dans le moule
du social-libéralisme.
Alors que le PD demeure divisé sur la
question des alliances (avec le M5S ou
avec les partis libéraux et centristes de
MM. Renzi et Carlo Calenda) comme
sur l’attitude à adopter vis-à-vis du mou-
vement pacifiste, qui a réuni cent mille
personnes à Rome le 5 novembre,
aucune solution de recours ne se dessine
à gauche. Lors des dernières élections,
Sinistra Italiana, associée aux Verdi per
l’Europa, et la liste Unione popolare,
qui rassemblait des partis groupuscu-
laires – mais avait reçu le soutien de
MM. Jean-Luc Mélenchon et Jeremy
Corbyn –, ont dû se contenter de candi-
datures de témoignage (res-
pectivement 3,6 % et
1,4 %). Et pourtant, hors des
chantiers de la politique par-
tisane, des collectifs, des
associations, des centres
sociaux s’activent sur les
questions sociales et clima-
tiques. Ces dernières ayant
été totalement absentes de
la campagne électorale.
La gauche transalpine ne
s’est jamais remise d e
l’autodissolution du PCI en
1991 (5). Ses avatars succes-
sifs se sont montrés incapa-
bles de reconstruire un mou-
vement combatif. Fondé en
2007 dans l’espoir d’opérer
la fusion entre anciens com-
munistes et anciens démo-
crates-chrétiens, le PD a
rapidement vu les seconds
prendre le pas sur les pre-
miers – lesquels avaient
depuis longtemps aban-
donné leur héritage. « Le PD
est en difficulté depuis sa
naissance, quelques mois
avant la crise des subprime
qui allait bouleverser l’or-
dre libéral du monde, ana-
lyse l’historien de la pensée
politique Carlo Galli (Il
Manifesto, 30 octobre 2022).
(…) À cette crise, l’Union
européenne a répondu par
l’austérité soutenue par le
PD, (…) un parti immergé dans une
brume néolibérale avec une confiance
aveugle dans la mondialisation. Quand
celle-ci a volé en éclats, le parti est resté
muet et n’a pas pu entrer dans le mou-
vement de repolitisation de la société. »
En tournant une page fondamentale
de l’histoire italienne – celle de l’anti-
fascisme comme ciment de la société –,
la victoire de M me Meloni a jeté une
lumière crue sur l’état de la gauche ita-
lienne, désespérément à la recherche
d’une nouvelle identité.
(1) La Repubblica, Rome, 29 septembre 2022.
(2) Arthur Borriello, Quand on n’a que l’austérité.
Abolition et permanence du politique dans les discours
de crise en Italie et en Espagne (2010-2013), Éditions
de l’Université de Bruxelles, 2018.
(3) Lire Andrea Fumagalli, « “Jobs Act”, le grand
bluff de Matteo Renzi », Le Monde diplomatique,
juillet 2016
(4) La Repubblica, 28 septembre 2022.
(5) Lire Antoine Schwartz, « L’étrange disparition
du Parti communiste italien», Le Monde diplomatique,
janvier 2022.
 9 LE MONDE diplomatique – DÉCEMBRE 2022

D ÉSARROI DE LA RÉPRESSION FACE AUX MANIFESTANTS

En Iran, le pouvoir se fracture

(Suite de la première page.) Entre-temps, nombre de mosquées
locales se voyaient associées aux sou-
Parmi ceux-ci : Mowlavi Abd Al- lèvements par les célébrations funéraires
Hamid Esma’ilzeyi, imam sunnite de du quarantième jour après la mort de
Zahedan, en terre baloutche dans l’ex- chaque victime de la répression, com-
trême Sud-Est, révulsé par le « Vendredi binant rituel chiite inspiré du deuil de
noir » (30 septembre) au cours duquel l’imam Hussein et cris de « Mort au dic-
quatre-vingt-onze manifestants paci- tateur ». Ce fut le cas à Babol, sur le
fiques (trente-cinq selon les sources offi- rivage de la mer Caspienne, le 31 octo-
cielles) ont été abattus dans sa ville (4). bre pour le tchehelom du jeune Milad
Zare, cérémonie capturée par une vidéo
Certes, ces lézardes de l’instance clé- mise en ligne le même jour par la chaîne
ricale ne sont pas neuves, dans un pays YouTube Koocheh. Le geste de se frap-
où institutions chiites majoritaires et sun- per la poitrine (sinezani) est celui par
nites minoritaires, souvent appuyées sur lequel les hommes d’une communauté
de puissantes fondations pieuses, dispo- de fidèles expriment, à l’occasion des
sent d’un éventail de ressources qui leur processions de l’Achoura, leur remords
permettent un pluralisme relatif. La nou- de l’abandon de l’imam Hussein aux
veauté est la crainte, que manifeste une mains de ses meurtriers, lors du
part du clergé, de voir la conjonction massacre de Kerbala en 680. Beaucoup
d’insurrections (en persan, khizesh) en Iran se rappellent le rôle qu’ont joué
urbaines dont l’Iran est le théâtre échap- ces cérémonies funèbres pour les
© GOHAR DASHTI - GOHARDASHTI.COM

per à tout contrôle. manifestantes et manifestants tués par

les forces de l’ordre, au cours de la révo-
Si le pouvoir religieux réagissait avec lution de 1979.
une absence d’unité dont il est coutu-
mier, qu’en était-il des forces armées et Dans ce contexte, il n’est pas certain
des forces de l’ordre – des gardiens de que des mesures d’apaisement telle la
la révolution en particulier, chargés du révocation de responsables de la police
contrôle social et politique des popula- locale, comme ce fut le cas à Zahedan,
tions, et du corps des bassidji (« volon- ou l’autorisation de la mixité des can-
taires ») ? Ce qui a surpris de la part de tines universitaires aient l’effet recher-
ces forces est une combinaison de vio- GOHAR DASHTI. – « Flowers » (Fleurs), de la série « Home » (Maison), 2017 ché. D’autant que certains gestes gar-
lence extrême, comme à Zahedan, et de dent… un goût de provocation (on
laisser-faire. En effet, nombre d’obser- tés des personnels venus d’autres accusées d’être à l’œuvre contre la et à une réforme de la gouvernance de la songe à la diffusion de clichés d’un
vateurs ont remarqué deux choses : régions (6). L’avantage est l’esprit de « rue » iranienne. Illustration de cette République islamique. Ces appels rejoi- ancien des gardiens, M. Rostam Qasemi,
d’une part, que la répression se milita- corps de ces unités au fort contour com- proximité Légion-milices arabes, gnent des initiatives plus ambitieuses ministre des transports, avec sa seconde
risait (certains mouvements de foule munautaire, précieux en temps de guerre Mme Zeinab Soleimani (fille du chef des comme celles du directeur du Centre de épouse tête nue lors d’un voyage en
étant la cible de tirs à l’arme de guerre) ; comme pendant celle contre l’Irak en forces spéciales des gardiens abattu par recherche du Parlement, M. Babak Negah- Malaisie – des images destinées à faire
d’autre part, qu’en dépit de leur noyau- 1980-1988 ou en Syrie depuis 2012. un drone américain en janvier 2020) est dari (31 octobre), et, surtout, de l’Union passer les revendications féministes
tage par des hommes en civil, nombre Depuis le raz de marée de la Légion aux accusée d’avoir offert 2 millions de dol- nationale des avocats (1er novembre) (9). pour un faux combat).
de manifestations et d’occupations de municipales de 2003, ces solidarités ont lars pour aider des Libanaises épousant
quartier se poursuivaient le même jour, également permis une pénétration en un membre du Hezbollah, afin d’en per-
comme lors de la célébration du quaran- force par les gardiens de la vie politique, pétuer les effectifs. Tout en resserrant Dépendance aux milices
tième jour (tchehelom) après la mort de économique et associative locale (des les rangs autour de cette relève interne,
Mahsa Amini (5), les forces de l’ordre
reculant de place en place devant une
foule désarmée.
clubs de sport, entre autres, devenus
piliers de leur ancrage territorial). À l’in-
verse, l’inconvénient réside dans les
Légion et dépendances se réidéologi-
sent, par un hypernationalisme mâtiné
de culte de l’imam Hussein (8). D’où
C E mélange d’arrogance et de
cynisme d’une élite paramilitaire aux
transnationales et le réarmement idéo-
logique des gardiens alimentent la sur-
liens tissés entre une unité et la popula- une crainte de l’establishment religieux rangs resserrés sur ses forces très spé- enchère. Ils ont réduit l’histoire contem-
À cette apparente contradiction, tion dont elle est issue, qui compliquent chiite que la surenchère de zèle de cet ciales et des milices internationales, poraine de l’Iran à une succession
plusieurs explications. L’une d’elles sa participation à une répression. C’est ensemble de milices, parfois peu sou- indifférente aux philippiques du clergé d’embardées ; de plus en plus marquées
tient au mode de recrutement et de fonc- ce que l’on a vu depuis la mi-septembre cieuses d’équilibres locaux fragiles, ne chiite, suggère que son souci en cette fin d’hyperviolence, celles-ci apparais-
tionnement qui fut longtemps celui de avec l’expression sur les réseaux vaille à l’institution cléricale une perte d’automne est de gagner du temps. saient début novembre 2022, y compris
la « Légion » (sepah) des gardiens, à sociaux de la grogne d’une part de la d’influence, voire un rejet global si la Appuyée sur des partenariats russe et chi- pour la presse officielle, comme une
l’origine de grandes disparités locales. troupe, le zèle parfois mesuré de cette répression devenait la chose de certains nois, engoncée jusqu’au cou dans les menace existentielle pour le pays dans
En temps de paix, en effet, les engagés dernière face aux manifestations, mais paramilitaires. guerres de Syrie puis d’Ukraine, et son entier.
y faisaient souvent carrière au sein aussi le soutien aux soulèvements d’une dépourvue d’une quelconque porte de
d’unités cantonnées dans leur lieu d’ori- partie du monde du sport, du football C’est toute une part de l’appareil d’État sortie, elle semble prête à tout. S TÉPHANE A. D UDOIGNON .
gine – sauf aux frontières ainsi qu’à notamment – toutes choses dont le de la République islamique qui s’émouvait
Téhéran, la capitale, où sont encore pos- régime a pris la mesure. au demeurant, fin octobre, de l’absence de « La durée moyenne d’une tyrannie (4) Intervention du 12 octobre 2022 reprise par la
« soupape de sécurité » entre la population qui se respecte est de quinze ans, vingt chaîne en persan Radio Farda.
d’un côté, le Guide suprême et ses milices tout au plus. Lorsqu’elle dure davantage, (5) Cf. les chroniques (en persan) heure par heure
Commandos suréquipés de l’autre – depuis l’éviction complète des
« réformistes » du pouvoir avec l’élection
elle sombre immanquablement dans la
monstruosité », prévenait encore
de la chaîne YouTube Koocheh (« La rue »), fondées
sur des envois de courtes vidéos.

L E recours, parfois, aux hélicoptères

a été pour lui une manière de reconnaître
d’unités de l’armée mécontents de leurs
dotations avaient facilité la chute de la
à la présidence du réactionnaire Ebrahim
Raïssi en 2021 : un face-à-face funeste
puisque favorable aux jusqu’au-boutistes
Brodsky, instruit par la gérontocratie
soviétique. Dictateur bref, Rouhollah
Khomeiny avait mis en place les ressorts
(6) Cf. Les Gardiens de la révolution islamique
d’Iran, CNRS Éditions, Paris, 2022.
(7) Cf. le blog de Youri Liamine, expert russe de
et l’ampleur des protestations et la fiabi- monarchie. Ils mesurent, aussi, l’impo- des deux bords alors en présence. de cette monstruosité, avec sa théorie de l’armée iranienne, 8 juillet 2018, https://imp-
navigator.livejournal.com/743624.html (en russe).
lité réduite de certaines garnisons. D’où pularité de leur régime et son isolement la régence « absolue » (motlaq) du légiste
sa mobilisation, aussi, d’un petit nombre face à un éventail croissant de groupes La même crainte de la fuite en avant mise en œuvre peu de temps avant sa (8) Cf. Saeid Golkar, « Taking back the neigh-
borhood : The IRGC provincial guard’s mission to
d’unités de commandos suréquipées des sociaux. D’où cette sollicitude pour les s’exprime dans des médias proches des mort en 1989. re-islamize Iran », Policy Notes, Washington Institute
gardiens, des forces de l’ordre ainsi que commandos et un recrutement désormais gardiens comme l’agence Tabnak, fondée for Near East Policy, 4 juin 2020.
de l’armée conventionnelle (comme les en interne, qui prend soin de choyer des par leur ancien commandant en chef, La fragmentation du pouvoir héritée (9) Respectivement relayées par www.tabnak.ir et
paras de la 65e brigade aéroportée, déjà unités très spéciales. M. Mohsen Rezayi. Tabnak a pris pour de son règne, sa dépendance aux milices le site d’information www.khabaronline.ir
présents en Syrie à partir du prin- cible la violence des maréchaussées
temps 2016 en soutien de la Légion [7]). Celles-ci sont accompagnées de locales (une manière de disculper des prin-
Le Guide Khamenei et son entourage se milices, parmi lesquelles le Hezbollah cipaux massacres les gardiens et le corps
souviennent que, en 1979, la désertion de libanais et le Hashd Al-Sha’bi irakien des bassidji), appelant à une refonte de la
la police et le peu de zèle de corps et (« Unités de mobilisation populaire »), police de la moralité ainsi qu’au dialogue

Les Kurdes en ligne de mire

À LA MI-NOVEMBRE, les autorités de Téhéran ont intensifié
la répression dans le nord-ouest du pays, où vit
l’essentiel de la communauté kurde. La ville de Mahabad
était ainsi investie par l’armée et les forces de l’ordre
appuyées par des véhicules blindés. Selon plusieurs témoi-
gnages relayés par la diaspora kurde, les manifestants ont
subi des tirs à balles réelles. C’est de cette région qu’était
originaire Mahsa Amini (« Zhani » de son prénom kurde), dont
la mort en septembre, à la suite de son interpellation par la
police de la moralité (Gasht-e Ershad), a constitué le facteur
déclenchant des protestations populaires contre le régime.
Dans le même temps, l’opposition kurde exilée au
Kurdistan irakien subissait plusieurs bombardements
(missiles et drones kamikazes), ce qui a déclenché les
protestations de Bagdad contre la violation de sa souve-
raineté territoriale. Le durcissement à l’égard des manifes-
tants de l’intérieur et les attaques contre les militants des
partis kurdes d’opposition installés de l’autre côté de la
frontière avec l’Irak, parmi lesquels le Parti démocratique
du Kurdistan d’Iran (PDKI) et le Komala, suivent des
objectifs complémentaires.
Il s’agit, premièrement, pour Téhéran d’éviter que le
Kurdistan iranien n’échappe à son contrôle. Les souvenirs
de la brève instauration d’une République kurde autonome
à Mahabad (1946-1947) (1) et de la quasi-sécession de la
région après la révolution islamique de 1979 conditionnent
certainement cette attitude. De 1979 à 1982, c’est au prix
d’une féroce répression et de milliers d’exécutions que
l’ordre avait été rétabli et que la République islamique avait
balayé la revendication du PDKI : « Démocratie en Iran et
autonomie pour le Kurdistan » (2).
Deuxièmement, les autorités iraniennes instrumentalisent
l’existence de cette opposition pour affirmer que les protes-
tations populaires procèdent d’une tentative de déstabili-
sation menée par un ennemi de l’intérieur – les Kurdes –
en lien avec des partis installés en Irak et considérés par
Téhéran comme « terroristes ». Au même moment, à la suite
d’un attentat commis à Istanbul, les autorités turques
déclenchaient l’offensive « Griffe épée » contre les Kurdes
en Syrie et en Irak.
A KRAM B ELKAÏD .
(1) Lire Thomas Bois, « Naissance et chute de la République de Mahabad »,
dans « 1920-2020. Le combat kurde », Manière de voir, nº 169, février-
mars 2020.
(2) Lire Airin Bahmani et Bruno Jäntti, « Les ombres de Sanandaj », dans
Manière de voir, ibid.
DÉCEMBRE 2022 – LE MONDE diplomatique
D ES INDUSTRIELS HORS D ’ ATTEINTE
Au Pakistan,
un capitalisme
à main armée
Sur fond de crise économique, le Pakistan est, une fois
de plus, secoué par une tempête politique. Démis de son
poste de premier ministre après un vote de défiance
du Parlement, M. Imran Khan, qui a organisé une marche
contre son successeur Shehbaz Sharif, a échappé
à une tentative d’assassinat. À Karachi, dirigeants locaux,
hommes d’affaires et militaires s’entendent pour contrôler
d’une main de fer les salariés de l’industrie textile.
UNE ENQUÊTE DE
ET FAWAD
S ITUÉE en lisière de la zone industrielle de Landhi,
au sud-est de Karachi – la capitale économique et
financière du Pakistan –, Green Park City est une
résidence fermée de construction récente. Rare îlot
de verdure dans cette périphérie industrieuse et
densément peuplée, elle offre à ses habitants le
privilège d’un parc soigneusement entretenu, flanqué
d’immeubles de belle facture au pied desquels sont
garés des quatre-quatre urbains (SUV) rutilants.
Reproduisant les codes de l’habitat d’élite, elle
accueille les familles des self-made-men de l’industrie
locale, des agents recruteurs lui fournissant de la
main-d’œuvre et des manageurs issus de la classe
ouvrière qui ont progressivement gravi les échelons.
Si l’infrastructure du quartier n’est pas toujours à la
hauteur de ses ambitions – son réseau électrique est
aussi défaillant que celui des quartiers populaires
environnants –, son insolente prospérité témoigne
des perspectives d’ascension sociale dans le textile
et l’habillement, fleuron de l’industrie pakistanaise.
M. Bilal Khan* (1) fait partie de ces travailleurs
montés en grade. Il nous reçoit dans un vaste appar-
tement, sobrement meublé, un jour de mai 2022.
Entre deux gorgées de kahwa, une préparation de
thé vert prisée par les Pachtounes du Pakistan, il
revient sur son parcours exemplaire. Originaire de la
région de Dir, dans le nord-ouest du pays, il a grandi
à Karachi et y a passé son matriculation – le certificat
marquant la fin de l’école secondaire. Il n’a qu’une
quinzaine d’années lorsqu’il se fait embaucher.
Débutant comme simple aide, au plus bas de l’échelle
dans une usine textile, il occupe désormais, à 43 ans,
le poste de directeur de production au sein de l’une
des plus grandes entreprises d’habillement du pays.
* Respectivement directeur de recherche au Centre de recherches
internationales (CERI) - Sciences Po, auteur de l’ouvrage Le Capitalisme
à main armée. Défendre l’ordre patronal dans un atelier du monde,
CNRS Éditions, Paris, à paraître en janvier 2023; et journaliste. Cet
article repose sur une enquête des deux auteurs à Karachi entre mai
et août 2022, ainsi que sur le travail mené par Laurent Gayer de 2015
à 2020 dans le cadre de son habilitation à diriger des recherches (HDR).
LAURENT GAYER. – Employé d’une société de sécurité privée contrôlant
les accès à la zone industrielle de Korangi, Pakistan, 2016
10
LAURENTGAYER.PHOTODECK.COM
LAURENT GAYER
HASAN *
Il doit ce succès à son ardeur au travail, mais
aussi et surtout à ses relations avec les partis
politiques, sans le soutien desquels il est impossible
de faire tourner son usine. Trois décennies durant,
de 1985 à 2015 environ (lire l’encadré page 13),
Karachi a en effet été sous l’emprise de ces partis
qui sont militarisés et contrôlent l’accès aux
principaux services urbains (eau, électricité,
transport…). Leurs activités coercitives – certains
de leurs membres assurent le maintien de l’ordre
au sein des usines – achèvent d’en faire des parte-
naires incontournables.
M. Khan est intarissable sur la façon dont cette
industrie tournée vers l’exportation a pu surmonter
l’obstacle de la pandémie de Covid-19, qui s’était
soldée par la fermeture des frontières et la chute des
ventes intérieures. Dès 2020, un nouveau marché
s’est brusquement ouvert à l’échelle planétaire : les
équipements de protection individuelle. Les grandes
entreprises s’y sont engouffrées. «Nous avons signé
un gros contrat avec les Américains pour fabriquer
des masques, des blouses, etc. J’ai personnellement
supervisé la confection d’au moins un million de
produits de ce type», confie M. Khan. Cette production
a bénéficié du soutien de l’Agence des États-Unis
pour le développement international (Usaid), qui aide
neuf entreprises à aménager leur environnement de
travail puis à obtenir les certifications nécessaires à
l’exportation. En l’espace de quelques mois, une
nouvelle chaîne d’approvisionnement mondiale s’est
mise en place avec le concours d’importants moyens
aériens, tant civils que militaires.
Toutefois, c’est l’État pakistanais qui a apporté
la plus grosse contribution financière, via la banque
centrale, pour étoffer et moderniser l’appareil de
production. De plus, sa stratégie de confinements
localisés et limités dans le temps a facilité la
conquête de parts de marché, au détriment des
concurrents indiens, chinois et bangladais,
confrontés à des restrictions sanitaires prolongées.
Le textile, qui emploie quinze millions de personnes
et contribue à 8,5 % du produit intérieur brut (PIB),
est ainsi sorti renforcé de la crise : les ventes à
l’étranger, qui représentent plus de 60 % des expor-
tations pakistanaises totales, ont battu tous leurs
records en 2021-2022 (19 milliards de dollars).
En 2012, l’incendie
d’une usine textile
fait 255 morts
Cette croissance risque d’être compromise par
la hausse des prix du coton consécutive aux terribles
inondations de l’été 2022, ainsi que par une pénurie
d’énergie aggravée par la ruée des Européens vers
le gaz naturel liquéfié (GNL) (2). Certains patrons
s’inquiètent en outre des retombées économiques
et sociales de l’inflation, dont le taux annuel atteignait
26 % en octobre 2022. Directeur d’une des plus
grandes enseignes de prêt-à-porter du pays et
héritier d’une grande famille d’entrepreneurs de
Karachi, M. Zahid Memon* redoute même un
scénario à la sri-lankaise, en référence aux mobili-
sations qui ont secoué l’île au cours du printemps
et de l’été 2022 (3).
Le capitalisme industriel pakistanais dispose
pourtant de solides ressources immunitaires face au
désordre qui vient. En effet, sa capacité à surmonter
les crises, tout au long de son histoire, ne s’explique
pas seulement par sa faculté d’adaptation ni même
par les aides financières publiques. Elle tient surtout
à la présence d’un appareil répressif pléthorique et
à la tolérance des autorités civiles et militaires vis-à-
vis des pratiques illégales du patronat (violations du
droit du travail et des normes de sécurité, non-
paiement des heures supplémentaires, licenciements
arbitraires…), au nom du caractère stratégique de
ce secteur. Aguerrie par trois décennies de conflits
urbains, l’industrie textile de Karachi constitue la
forme la plus aboutie de ce capitalisme
à main armée.
Le 15 mai 2022, malgré l’épisode
caniculaire qui sévit, la Fédération
nationale des syndicats (NTUF) a
appelé à manifester contre ces métho-
des. Contrairement à ce que pourrait
laisser penser son nom, cette organi-
sation s’apparente moins à une
centrale syndicale qu’à une orga-
nisation non gouvernementale (ONG)
défendant les droits des travailleurs
devant les tribunaux ou auprès de
l’opinion publique. Ce jour-là, il n’y a
pas foule devant le Club de la presse,
principal lieu de rassemblement à
Karachi : quelques dizaines d’ouvriers
et d’adhérents de la NTUF, ainsi qu’une
poignée de militantes de son organi-
sation sœur, la Fédération des travail-
leuses à domicile (HBWWF). Les inter-
venants se succèdent au mégaphone,
mais leurs propos sont en grande partie
étouffés par la sono plus puissante d’un
autre groupe de manifestants – pour la
cause palestinienne. Ce rassemblement
syndical est à l’image du mouvement
de défense des droits des travailleurs
dans le pays : exsangue et peu audible.
Les militants de la NTUF refusent pourtant de
baisser les bras. Ses deux figures de proue, M. Naseer
Mansoor et Mme Zehra Khan, sont de tous les
combats. Apportant une aide juridique aux ouvriers
licenciés abusivement ou à ceux qui s’évertuent à
faire reconnaître leur syndicat, ils se portent aussi au
chevet des victimes d’accidents industriels – telles
les familles des 255 ouvrières et ouvriers qui ont péri,
le 11 septembre 2012, dans l’incendie de l’usine de
vêtements Ali Enterprises. Si les causes immédiates
de la catastrophe demeurent controversées (court-
circuit ou incendie criminel ?), le non-respect des
mesures de sécurité a incontestablement contribué
à alourdir son bilan humain. Cette usine produisait
des jeans pour le groupe allemand KiK, et le procès
lié à cet incendie industriel – le plus meurtrier à ce
jour – est aussi celui des chaînes de valeur mondia-
lisées. La campagne de mobilisation transnationale
animée par la NTUF et les familles de victimes, au
Pakistan et en Allemagne, depuis une décennie, a
fini par convaincre le groupe d’indemniser substan-
tiellement ces familles. Et, si la justice allemande a
refusé de reconnaître la responsabilité du donneur
d’ordres dans la catastrophe, la loi adoptée en 2021
par Berlin sur le devoir de vigilance dans les chaînes
d’approvisionnement (loi LkSG), qui entre en vigueur
le 1er janvier 2023, laisse entrevoir les possibilités
d’un contrôle accru des fournisseurs des grandes
marques européennes (4). Il reste pourtant fort à faire.
D’autant que, comme le soulignent M. Mansoor et
Mme Khan, la pandémie de Covid a été propice à un
regain de pratiques illégales.
La «modernisation»
passe par la féminisation
de la main-d’œuvre
Dans la province du Sindh, où se situe Karachi,
le confinement (23 mars - 28 avril 2020) a offert la
couverture idéale pour un « dégraissage » sauvage
des effectifs. Au moment de collecter leur salaire,
certains ouvriers se voient confisquer leur badge
d’accès, apprenant ainsi la fermeture de leur usine.
D’autres sont sommairement notifiés de leur licen-
ciement par téléphone. Dans bien des cas, les
salariés concernés ne reçoivent ni salaire ni
indemnité de départ, en violation de la législation.
Ces pratiques choquent : certaines de ces entre-
prises avaient bénéficié de prêts à taux bonifié pour
payer les salaires et s’étaient engagées en contre-
partie à un gel des licenciements.
La crise sanitaire a donné l’occasion à de
nombreux industriels de «rationaliser» leurs chaînes
de production, comme l’admet volontiers un ancien
président de la Fédération des employeurs du
Pakistan, M. Najam Kathiawari*, à la tête d’une
grande entreprise d’habillement : « Le Covid a été
une aubaine. Il nous a permis de gagner des parts
de marché, mais il nous a aussi amenés à repenser
notre manière de faire les choses et à augmenter
(1) Tous les témoignages suivis d’un astérisque ont été rendus
anonymes.
(2) Marine Godelier, « Énergie : la politique de l’UE plonge le
Pakistan dans l’obscurité », La Tribune, Paris, 27 juin 2022.
(3) Lire Eric Paul Meyer, « Les Sri-Lankais défient le pouvoir »,
Le Monde diplomatique, juillet 2022.
(4) Robert Grabosch, « La loi allemande sur le devoir de
vigilance », Friedrich-Ebert-Stiftung, Bonn, janvier 2022.
 LAURENT GAYER. – Le quartier
11 LE MONDE diplomatique – DÉCEMBRE 2022

ouvrier de Bawani Chali,

imbriqué dans la zone industrielle
de SITE, Pakistan, 2017

employeurs. Alors que la durée légale de la journée
de travail est de douze heures, heures supplémen-
taires incluses, nous avons rencontré des ouvriers
contraints de trimer durant vingt-quatre voire trente-
six heures d’affilée, hors quelques pauses minutées
pour se rendre aux toilettes ou avaler un repas sur
le pouce. En outre, il est rare que les heures supplé-
mentaires soient rémunérées au double du taux
horaire habituel, comme le prévoit la loi, voire
rémunérées tout court. Dans un paysage industriel
d’où les syndicats ont été bannis et où les possi-
bilités de recours sont limitées à des procédures
judiciaires coûteuses et laborieuses, les résistances
restent isolées et peu médiatisées.
La gestion du
personnel a été confiée
Non loin de là, le quartier de Chakra Goth
accueille depuis plusieurs années un flot continu de
travailleurs migrants chassés des zones rurales du
Sindh par les effets du dérèglement climatique (séche-
resse, inondations…), de plus en plus marqués dans
cette région du sud du Pakistan. Après un trajet
cahoteux à travers des ruelles étroites et sinueuses,
nous atteignons un dhaba local – une cantine
populaire où les résidents masculins du quartier
viennent se restaurer ou simplement s’offrir un
moment de répit à l’ombre d’un grand margousier.
Ces gargotes sont également des lieux d’échange
et de débat, en dépit de la méfiance dont elles font
l’objet depuis la dictature de Zia Ul-Haq (1977-1988).
Certaines d’entre elles continuent d’ailleurs à porter
l’avertissement suivant sur leurs murs : «Veuillez vous
abstenir de toute discussion politique». Ce n’est pas
le genre d’injonction à laquelle M. Arshad Khashkheli*
et ses amis sont enclins à se plier.
l’accablant financièrement, la procédure judiciaire
le plonge dans une situation précaire. Comme le
souligne M. Mallah, ces dépôts de plainte servent
également à « ruiner la réputation » et à « détruire
la vie » des travailleurs indociles, en les privant de
perspectives d’emploi puisqu’un tel stigmate
n’échappera pas à la vigilance d’un recruteur
scrupuleux.
Lorsque ces pressions individuelles s’avèrent
insuffisantes, par exemple en cas de mobilisation
collective, on assiste à un renforcement de la
présence policière aux abords voire dans l’enceinte
même des usines. Une vidéo filmée en 2021 par
des ouvriers de Denim Clothing montre ainsi des
policiers chargeant et matraquant des ouvriers au
sein même d’une usine du groupe. Interrogé sur
ses rapports avec le patronat local, un haut respon-

à un ancien officier Assis en tailleur sur des lits tissés

notre productivité, en nous modernisant, en mettant
en place des processus plus performants. » Dans
ce secteur, la « modernisation » passe notamment
par la féminisation de la main-d’œuvre, qui pour
des raisons culturelles reste moins avancée que
dans d’autres pays asiatiques, tels que le
Cambodge, le Vietnam et la Thaïlande (5). Réputées
« plus consciencieuses et plus dociles», les femmes
sont en moyenne payées 40 % de moins que les
hommes, à travail égal.
Répondant à un objectif de contrôle social
autant que de réduction des coûts, la préférence
de genre à l’embauche s’est récemment accentuée.
Directeur de production au sein d’une grande entre-
prise d’habillement, M. Kamran Hussain* nous
confie avoir récemment participé à une réunion où
« tous les manageurs du groupe avaient été conviés.
Nous étions au moins cent vingt. Et là, les patrons
nous ont dit : “À partir de maintenant vous ne recru-
terez plus que des femmes” ». Cette discrimination
est de plus en plus visible. À Landhi, nous croisons
un bus transportant des ouvrières à l’arrière duquel
un bandeau publicitaire annonce l’ouverture d’une
campagne de recrutement exclusivement réservée
aux femmes.
La vague de licenciements des travailleurs
masculins risque de s’intensifier sous l’effet de la
hausse des coûts d’approvisionnement et de la
pénurie d’énergie. Plongeant des dizaines de milliers
d’ouvriers dans une situation d’extrême précarité,
elle favorise, en outre, les pratiques prédatrices des
Ici et là, elles n’en ouvrent pas moins des brèches
dans l’ordre patronal. Opérateur de machine depuis
neuf ans à International Textile, une grande entreprise
située dans la zone industrielle de Korangi, M. Abdul
Latif Chandio* fait partie d’un groupe de vingt-cinq
personnes renvoyées sans autre forme de procès au
début de la pandémie de Covid. Refusant d’accepter
son sort, ce jeune ouvrier de 25 ans se rapproche
de la NTUF, qui ouvre une procédure devant la justice
du travail. Par l’entremise du recruteur qui lui a obtenu
son emploi et qui lui verse habituellement son salaire
mensuel, la direction lui propose un arrangement
financier, qu’il refuse. Cette obstination exaspère le
recruteur en question, qui, comme nombre de ses
collègues, sait faire jouer ses contacts dans les partis
politiques et la pègre en cas de conflit du travail.
Ancrés dans les quartiers ouvriers ou dans les
goth (villages urbains où survit un mode de vie semi-
rural), ces relais prolongent l’emprise patronale dans
la vie quotidienne des ouvriers. Ayant quitté son
village natal dans le Sindh rural il y a neuf ans, pour
s’installer dans l’un des plus anciens goth de Korangi,
M. Chandio ne tarde pas à faire les frais de ces conni-
vences. Dans ce quartier où l’abondance d’arbres
fruitiers et le vert éclatant des champs tranchent sur
la grisaille du décor industriel environnant, la beauté
du cadre naturel ne doit pas faire illusion. Outre son
exposition massive aux pollutions industrielles, qui
selon ses habitants se traduirait par des maladies
respiratoires et des cancers précoces, ce « village »
continue de vivre dans la peur des gangs qui, dans
les années 2010, ont mis en coupe réglée les
quartiers baloutches de la ville. Certes, ces bandes
ont pour la plupart été démantelées entre 2013 et
2015. Mais certains de leurs membres continuent à
jouer des muscles au service du patronat et de ses
relais locaux.
Après avoir refusé l’offre de compromis de ses
employeurs, M. Chandio va vite recevoir la visite de
gros bras. Assorties d’insultes publiques, ces menaces
lui rendent la vie insupportable et le contraignent à
déménager : «Nous sommes des gens honorables,
explique-t-il. Ils ne peuvent pas venir comme ça chez
moi et m’insulter. Alors j’ai décidé d’emmener ma
famille vers un lieu plus tranquille, pas parce que j’avais
peur, mais par sens de l’honneur. »
de cordes, ceux-ci sont bien
déterminés à partager les épreu-
ves qu’ils ont traversées ces
derniers mois après avoir tenté
de s’organiser pour obtenir de
meilleures conditions de travail.
Jusqu’en octobre 2021,
M. Khashkheli* travaillait comme
opérateur de machine à la Denim
Clothing Company. Fondée en
2005, cette entreprise établie à
Korangi employait huit mille
cinq cents personnes jusqu’à
ce qu’elle renvoie sans préavis
la moitié de ses salariés en juillet
2022. Produisant des jeans pour
de grandes marques internatio-
nales (H&M, C&A, Zara, Mango,
Walmart…), elle soigne son image
en mettant en avant ses valeurs
éthiques et son respect de l’envi-
ronnement, en même temps que
ses équipements dernier cri.
M. Khashkheli et ses camarades
dénoncent pourtant des condi-
tions de travail oppressantes, où
la gestion du personnel a été
confiée à un ancien officier de
l’armée de terre qui, pour faire
respecter sa conception de la
discipline usinière s’appuie sur
des voyous notoires.
Ces collusions s’affichent
parfois au grand jour. En avril
LAURENT GAYER. – Chargement d’un camion devant l’usine textile de Liberty
2021, Mme Faiza Muhammad*, Mills, à l'ombre d’une tour de garde des Rangers du Sindh, Pakistan, 2022
une couturière d’une trentaine
d’années, est rossée à coups de chaîne antivol sable policier de Korangi confirme que rien ou
après avoir réclamé le versement de la prime presque ne peut être refusé à ces industriels qui,
annuelle traditionnellement allouée à leurs « par leur contribution au Trésor public et aux
employés par les entreprises bénéficiaires. Parmi revenus d’exportation de l’État, sont les enfants
ses agresseurs, elle reconnaît plusieurs gros bras chéris des dirigeants politiques ».
fraîchement recrutés par son employeur, qui à
l’issue de leur forfait continuent de déambuler dans Les industriels bénéficient aussi de la marchan-
les ateliers sans être inquiétés. disation de la sécurité publique. Au cours des
dernières années, le Sindh Industrial Trading Estate
(SITE), la plus ancienne zone industrielle de
Apparition de nouveaux Karachi, s’est couvert de fortins crénelés, recou-
gardiens de la paix verts d’un motif camouflage, où veillent des vigiles

Les gangs de Karachi

armés. Ces nouveaux gardiens de la paix indus-
industrielle trielle sont les employés d’une officine, les Rangers
Security Guards (RSG), rattachée à la principale

C APITALE économique et financière du Pakistan, située dans le sud du pays, Karachi compte près En tentant de mobiliser les travailleurs pour
de vingt-cinq millions d’habitants, aux multiples origines ethniques. Les Sindhis et les Baloutches leurs droits, M. Khashkheli et ses compagnons
revendiquent le statut d’autochtones, mais ont été réduits en minorité par de nombreux groupes n’ont pas tardé, à leur tour, à s’attirer les foudres
allogènes. Désormais majoritaires, les Mohajirs (les « émigrants ») descendent des musulmans ourdou- de la direction – et de ses puissants protecteurs.
phones venus d’Inde à l’issue de la partition de 1947. L’industrialisation de la ville, au cours des Plusieurs ouvriers sont réduits au silence lorsque
années 1950 et 1960, y a également attiré de nombreux travailleurs pachtounes et pendjabis. leur carte d’identité leur est confisquée par la police,
qui exige la signature d’une lettre de démission
La coexistence entre ces groupes a été émaillée de tensions. De 1985 à 2015 environ, Karachi a été pour la leur restituer. Après plusieurs mois de
en proie à des violences politiques et criminelles qui ont fait plus de vingt mille victimes, avec des pics tensions avec ses supérieurs, M. Khashkheli est à
de violence en 1995 (1 742 homicides) et 2013 (2 507) (1). Ces conflits sont de trois ordres. Politiques, ils son tour victime d’intimidations. Il est interpellé
opposent des partis militarisés qui s’affrontent dans les urnes tout en défendant leur territoire par les par les sbires du chef du personnel, qui lui confis-
armes. Économiques, ils tournent autour du contrôle de ressources licites (le budget municipal, les
quent son téléphone portable, le menottent et le
emplois publics) et illicites (le racket, le marché noir de l’eau, l’immobilier informel…), que convoitent
transfèrent dans une autre unité de production, où
ces mêmes partis politiques ainsi qu’une myriade de groupes criminels. Ces rivalités recouvrent enfin
il est placé à l’isolement. Ses ravisseurs prétendent
une dimension identitaire : chacune des parties en conflit prétend représenter une communauté ethnique
avoir conclu un arrangement avec les services de
particulière, à l’instar des Mohajirs pour le Mouvement national unifié (MQM), des Sindhis et des Baloutches
renseignement de l’armée et menacent de le faire
pour le Parti du peuple pakistanais (PPP) et des Pachtounes pour le Parti populaire national (ANP).
disparaître secrètement s’il s’avise de contester
La versatilité de l’armée ajoute à la complexité et à la volatilité de ces conflits : après avoir discrètement son licenciement devant les tribunaux. Confirmée
soutenu le MQM à la fin des années 1980 pour affaiblir le PPP (dirigé par la famille Bhutto), les militaires par plusieurs témoignages convergents, la banali-
mènent une opération de « nettoyage » dans la ville de 1992 à 1994, qui vise à démanteler ce que l’on sation de ce type de menace indique que la culture
présente alors comme l’« État parallèle » du MQM. Le parti retrouve le soutien de l’institution militaire de la terreur d’État s’est infiltrée jusque dans les
sous le régime de Pervez Moucharraf (1999-2008), avant de subir de nouveau les foudres du « GHQ » conflits du travail les plus ordinaires.
(le quartier général de l’armée). Certains gangs, à l’instar de ceux rassemblés dans le Comité populaire
pour la paix (PAC) de 2008 à 2013, ont également bénéficié d’un soutien de l’armée afin de contenir Parallèlement à ces menaces de violence extra-
l’avancée des nationalistes baloutches dans les quartiers populaires du centre-ville. judiciaire, le recours à l’outil pénal suscite ses
Entre 2013 et 2016, une opération antiterroriste menée de front par la police et les paramilitaires (les
propres pratiques arbitraires. Peu après le simulacre
Rangers) du Sindh, avec l’aval des militaires, a abouti au démantèlement des groupes armés qui avaient d’enlèvement de M. Khashkheli, son cousin,
mis la ville en coupe réglée. Au prix de centaines d’exécutions sommaires et de disparitions forcées, M. Sajid Mallah*, découvre qu’il fait lui-même l’objet
l’« opération Karachi » a restauré un calme relatif dans la ville. C’est dans ce contexte que la police et d’une plainte auprès de la police locale. En même
les Rangers sont redevenus des acteurs de premier plan du maintien de l’ordre patronal. temps que plusieurs employés de Denim Clothing,
il est accusé d’avoir tendu un guet-apens à l’un
L. G.
des directeurs de l’entreprise à sa sortie de l’usine
– une accusation qu’il nie, arguant que cette plainte
(1) Lire Ashraf Khan, « Rester en vie à Karachi », Le Monde diplomatique, avril 2013. avait uniquement vocation à le forcer à démis-
sionner et à le punir de son insubordination. En
force paramilitaire locale, les Rangers du Sindh,
placée sous le contrôle des autorités civiles mais
commandée par des officiers de l’armée de terre.
Cette prestation a été négociée avec l’association
des industriels de SITE. Les résidents des quartiers
ouvriers environnants, dont les mouvements sont
considérablement perturbés par les remparts
érigés en bordure de la zone industrielle, ne s’y
trompent pas. Devant l’une des murailles réservant
aux piétons le droit d’entrée dans ce qui s’appa-
rente de plus en plus à une zone militaro-indus-
trielle, un élu local du quartier de Bawani Chali
conclut, désabusé : « Qui paie les violons choisit
la musique. »
Aussi verrouillé puisse-t-il paraître, ce système
de domination n’est pourtant pas sans faille. En
s’amplifiant, l’obligation du devoir de vigilance des
entreprises multinationales pourrait contraindre
certaines d’entre elles à rendre des comptes sur
les pratiques coercitives de leurs fournisseurs.
Ainsi les violations des droits humains couvertes
par la loi allemande LkSG incluent-elles les restric-
tions portées par des agents de sécurité, publics
ou privés, à la liberté syndicale (6). Cette clause
semble taillée sur mesure pour contrer la myriade
de spécialistes de la violence qui continuent de
sévir au sein des entreprises textiles de Karachi,
au bénéfice des plus grandes marques mondiales.
L AURENT G AYER ET F AWAD H ASAN .
(5) International Labour Organization, «Employment, wages and
productivity trends in theAsian garments sector», Genève, janvier 2022.
(6)Act on Corporate Due Diligence in Supply Chains, section 2, art. 11.
DÉCEMBRE 2022 – LE MONDE diplomatique
12
O FFENSIVES MÉDIATIQUES DE LA R USSIE ,

Guerre d’influence sur

En marge du sommet de l’Organisation internationale trale dans l’arsenal utilisé par les puis-
sances pour défendre leurs intérêts écono-
de la francophonie, à Djerba (Tunisie), le 20 novem- miques ou politiques dans le monde.
bre 2022, M. Emmanuel Macron a de nouveau dénoncé « Selon les périodes et les techniques éla-
borées, note le politiste Philippe Boulan-
la propagande des « puissances » qui veulent « abîmer » ger, les États se sont toujours servis des
l’image de la France en Afrique. Les pays qui agacent moyens de communication pour [s’]affir-
mer (…) dans les rivalités de pouvoir
Paris se livrent à une guerre médiatique pour favoriser internationales, qu’elles soient politiques,
leurs intérêts et dénigrer les concurrents. économiques ou culturelles. Les médias
sont des instruments au service de leurs
objectifs dont le premier but est d’orienter
les opinions publiques des pays étrangers
P A R A N D R É -M I C H E L E S S O U N G O U * en leur faveur. Dans les régimes autori-
taires, le rapport médias-pouvoir suit une
même ligne politique. Dans les régimes
niveau depuis les premiers voyages du pré-
sident Hu Jintao il y a vingt ans. En 2016,
son successeur, M. Xi Jinping, évoquait
notamment la nécessité pour le pays de
« créer des géants des médias disposant
d’une influence internationale afin de
mieux présenter la Chine au reste du
monde (6) ». Les médias chinois ont com-
mencé à s’implanter en Afrique à la fin
des années 1950 avec le lancement de
Radio Pékin (d’abord en Égypte en 1956,
puis au Ghana en 1958), qui proposait une
ligne éditoriale bienveillante envers les
mouvements de décolonisation. Elle s’est
faite plus discrète à partir de 1966 et le
lancement de la Révolution culturelle en
de l’Afrique » par Pékin. Radio Chine
Internationale (RCI), qui succède à Radio
Pékin, lance alors sa première station en
bande FM à Nairobi, au Kenya, et com-
mence à diffuser des programmes en man-
darin, en anglais et en swahili, une langue
qui compte autour de deux cents millions
de locuteurs dans la région des Grands
Lacs africains. L’empire du Milieu cible
désormais le Sahel. « L’implantation des
relais en modulation de fréquence de RCI
au Sénégal, en Mauritanie et au Niger est
le résultat d’une longue entreprise du pou-
voir chinois, dont l’objectif affiché est de
“renforcer la compétitivité à l’internatio-
nal et le pouvoir d’influence de la culture

I
démocratiques, il apparaît plus subtil (3).» Chine et tout au long de la guerre froide, chinoise”, et améliorer le soft power du
Financés le plus souvent par des fonds avant de connaître une accélération peu pays », analyse la chercheuse Selma
STANBUL, 25 mai 2022. Des dizaines de tenaire incontournable de nombre de pays publics, les médias jouent un rôle de pre- après la célébration, en 2006, de l’« année Mihoubi (7).
diplomates et de journalistes, venus de qua- du continent, au point d’inquiéter d’autres mier plan dans les stratégies dites de soft
rante-cinq États, participent au premier puissances comme la France (1) ». power et «sont devenus des supports poli-
sommet Turquie-Afrique consacré aux
médias. L’objectif affiché est de «renforcer À l’instar de Pékin ou de Moscou,
tiques d’influence des États tout au long
du XXe siècle ainsi qu’un enjeu de séduc-
Des contenus gratuits mis à disposition
l’image des deux parties et leur coopération
bilatérale». À cette occasion M. Fahrettin
Altun, le directeur de la communication de
Ankara déploie en effet une stratégie de
communication destinée à marquer des
points dans «un contexte d’intensification
tion sur la scène internationale. Depuis
les années 2000, cette tendance (…) s’est
renforcée dans le but de rendre visible une
À SES côtés, l’agence de presse offi-
cielle Xinhua compte trente et un bureaux
l’Union africaine à Addis-Abeba en
Éthiopie, construit par des entrepreneurs
la présidence turque, déplore que son pays des rivalités impliquant des puissances position de puissance » acquise ou en sur le continent, sept de plus qu’en 2010. chinois et achevé en 2012, remarqueront
figure parmi ceux qui «souffrent le plus de établies et des puissances émergentes », devenir, explique encore Boulanger. Elle a délocalisé à Nairobi son personnel sans doute que les écrans de télévision
diffamation et de campagnes menson- comme l’explique John Calabrese, cher- concerné, jusque-là installé à Paris. En sont souvent réglés sur la CGTN. Procu-
gères ». Afin d’y remédier, il annonce la cheur au Middle East Institute, un groupe Cette bataille médiatique est le corollaire 2012, la chaîne publique China Central rez-vous un exemplaire de certains des
création, «dans les plus brefs délais», d’une de réflexion américain, qui précise que d’une véritable ruée internationale vers le Télévision (CCTV), devenue China Glo- journaux les plus lus d’Afrique du Sud,
« plate-forme numérique » destinée à « les efforts turcs de conquête de marché, continent, la troisième du genre dans l’his- bal Télévision Network (CGTN), s’installe de Cape Times au Sunday Independent,
l’Afrique francophone. Il s’agirait d’un site
Internet lié à la société publique Radio-
Télévision de Turquie (TRT).

Ankara compte ainsi renforcer sa pré-

sence médiatique en Afrique, où l’agence
de presse Anadolu dispose déjà de
bureaux régionaux à Addis-Abeba
(Éthiopie) et à Abuja (Nigeria), ainsi que
de correspondants au Kenya. Son expan-
sion sur le continent devrait se poursuivre
avec l’ouverture annoncée (sans préci-
sion de date) de bureaux à Khartoum
(Soudan), à Mogadiscio (Somalie) et à
Johannesburg (Afrique du Sud). En
outre, la TRT, qui propose des pro-
grammes en haoussa et en swahili depuis
2014, devrait encore étendre son offre
sous le label « TRT Afrika ». Des médias
privés turcs sont également actifs en
Afrique avec le soutien du pouvoir.
Depuis 2017, Natural TV, une chaîne de
télévision, diffuse ainsi par satellite des
émissions de divertissement, et notam-
ment des séries télévisées populaires,
dans dix-huit pays d’Afrique subsaha-
PHOTOGRAPHIE : KLEINEFENN - COURTESY MAGNIN-A, PARIS

rienne, dont le Bénin, le Burkina Faso,

le Sénégal, le Ghana et le Nigeria.

Cette montée en puissance coïncide avec

l’intensification des relations économiques
et politiques entre la Turquie et le continent
africain. En vingt ans, les échanges com-
merciaux annuels sont passés de 5 à 25 mil-
liards de dollars. La compagnie Turkish
Airlines dessert désormais soixante-deux
aéroports sur le continent, plus que toute
autre compagnie étrangère. Le pays est
devenu un partenaire privilégié dans la
vente d’équipements militaires et dans l’in-
dustrie de la construction. La Turquie dis-
pose dorénavant de quarante-trois ambas- MONSENGO SHULA. – « Embryon qui nous dirige », 2015
sades sur le continent, contre douze en
2000; son agence de coopération intervient de projection de l’influence et d’élévation toire – la première eut lieu entre 1880 et
dans vingt-deux pays. Au cours des deux du statut et du prestige national en Afrique 1914, la part des territoires colonisés pas-
dernières décennies, note le politiste Jean sont l’illustration de ce contexte compéti- sant alors de 10 % à 90 % du territoire ; la
Marcou, la Turquie « est devenue un par- tif (2) ». Ce faisant, le gouvernement de deuxième correspond à la guerre froide,
M. Recep Tayyip Erdoğan recourt à des lorsque les deux blocs obligèrent les pays
* Essayiste, ancien correspondant en Amérique du outils classiques de politique étrangère. En à choisir leur camp –, et peut-être la plus
Nord et en Afrique de Radio France Internationale effet, les médias (radio, télévision et remarquable par la place centrale qu’y
(RFI) et de la British Broadcasting Corporation (BBC). agence de presse) occupent une place cen- jouent les pays émergents. Entre 2010 et
2016, plus de trois cent vingt ambassades
étrangères ont ouvert en Afrique, une crois-
sance jamais enregistrée dans le monde.
Entre 2003 et 2018 (date de l’élection de
M. Jair Bolsonaro), le Brésil a ouvert des
représentations dans vingt-neuf États, la
plupart au sud du Sahara. Les cartes com-
merciales sont également redistribuées,
l’Inde ayant supplanté la France dans le trio
de tête des partenaires du continent en 2018,
aux côtés de la Chine et des États-Unis (4).
Sur le plan militaire, la Chine a désormais
noué des accords avec quarante-cinq pays
africains et la Russie dix-neuf depuis 2014.
M. Erdoğan a effectué cinquante-huit
voyages dans trente-deux capitales afri-
caines depuis 2003. Avec la mobilisation
de son président, Ankara met ses pas dans
ceux de Pékin. La stratégie d’influence
médiatique chinoise en Afrique – source
permanente d’anxiété dans les médias et
laboratoires de recherche américains
notamment (5) – porte en effet l’empreinte
d’une décision politique au plus haut
dans la capitale du Kenya, au moment où
China Daily, le plus diffusé des journaux
chinois en langue anglaise, élit domicile
à Johannesburg, en Afrique du Sud (8).
Les partenariats entre les diffuseurs chi-
nois et les médias africains passent prin-
cipalement par l’agence Xinhua – dont
les contenus sont repris par des dizaines
de médias du continent – et la CGTN,
dont les programmes sont diffusés par les
télévisions publiques au Kenya, au Libe-
ria ou en Afrique du Sud. Ils constituent
ce que des officiels à Pékin assimilent à
l’« emprunt d’un bateau pour gagner la
mer ». Cette image, attribuée à M. Wang
Gengnian directeur de RCI, évoquerait
un certain pragmatisme, voire opportu-
nisme, de Pékin, qui s’en remet aux opé-
rateurs locaux pour maximiser la diffu-
sion de contenus gratuitement mis à
disposition. « Il est difficile d’échapper à
la présence médiatique chinoise en
Afrique, écrit l’universitaire Dani Madrid-
Morales. Sautez dans un minibus à
Maputo, la capitale du Mozambique, et
vous remarquerez probablement le long
de la route, sur les murs des petits maga-
sins vendant des antennes paraboliques
et des boîtiers de configuration de télé-
vision numérique, les étiquettes de Star-
Times, une société de télécommunications
chinoise privée. Les visiteurs du siège de
et il y a de fortes chances que vous lisiez
un article écrit par des journalistes de
Xinhua. Un nombre croissant de feuille-
tons chinois sont traduits par des comé-
diens africains en Chine pour être
consommés par un public africain. » Ce
doublage permet de supprimer le tradi-
tionnel sous-titrage, moins agréable et
plus difficile à suivre pour les populations
du continent. « Journalistes, attachés de
(1) Jean Marcou, « La Turquie : une nouvelle
puissance africaine », Orient XXI, 18 janvier 2022,
https://orientxxi.info
(2) John Calabrese, « Building in Africa : Turkey’s
“third way” in China’s shadow», Middle East Institute,
Washington, DC, 11 octobre 2022.
(3) Philippe Boulanger, Géopolitique des médias.
Acteurs, rivalités et conflits, Armand Colin, Paris,
2014.
(4) «The new scramble for Africa», The Economist,
Londres, 7 mars 2019.
(5) Cf. « What is the influence of Chinese media
in West Africa ? », Council on Foreign Relations,
Washington, DC, 14 septembre 2021 ; « China ramps
up efforts to control media narratives in Africa »,
Africa Defense Forum, 18 janvier 2022.
(6) « China’s Xi urges state media to boost global
influence », Reuters, 19 février 2016.
(7) Selma Mihoubi, « La stratégie d’implantation
de Radio Chine Internationale (RCI) en Afrique
sahélienne », Norois, no 252, Presses universitaires
de Rennes, 2019.
(8) Lire Pierre Luther, « Un CNN à la chinoise »,
Le Monde diplomatique, mars 2011.

DE LA C HINE ET DE LA
les écrans africains
presse, techniciens de la télévision et
autres professionnels des médias, ajoute
Madrid-Morales, sont régulièrement invi-
tés dans les universités, instituts et
agences gouvernementales chinoises
pour des sessions de formation (9). »
Comme dans le cas de la Turquie, cette
vigoureuse offensive médiatique suit l’im-
pressionnant essor économique chinois sur
le continent. Entre 2016 et 2020, la somme
des investissements en capitaux venus de
l’empire du Milieu vers l’Afrique – de l’or-
dre de plus de 70 milliards de dollars sur
cinq ans – correspondait au total cumulé
de ceux des Américains, des Français, des
Anglais et des Allemands sur le continent
dans la même période (10).
Autre acteur majeur de la bataille
médiatique en Afrique, la Russie renforce
sa présence sur le continent via l’agence
Tass et les radios et télévisions RT et
Sputnik. À Sotchi en 2019, lors du pre-
mier sommet Russie-Afrique auquel par-
ticipèrent quarante-trois chefs d’État du
continent, la nécessité de combattre le
COURTESY GALERIE MAGNIN-A, PARIS
discours occidental dominant dans les
médias fut soulignée. L’occasion pour
Sergueï Mikhaïlov, le directeur de
l’agence Tass, de proposer d’articuler
« une autre vision du monde et des ques-
tions internationales » pour se distinguer
de celle des « médias occidentaux ».
Cette suggestion rappelle les arguments
développés par Jacques Chirac pour jus-
tifier la création de France 24 en 2006.
L’enjeu, expliquait notamment le prési-
dent français, est de « porter partout dans
le monde les valeurs de la France et sa
vision du monde » et de « diffuser » un
« regard français sur les événements »
internationaux (France Info, 5 décem-
bre 2006). Il ne s’agit donc pas de propo-
ser une autre forme de journalisme, mais
de raconter le monde aux autres peuples
– parmi lesquels ceux d’Afrique – tel que
les leaders politiques à Moscou, Ankara,
Pékin ou Paris voudraient qu’il leur soit
raconté. Il s’agit en somme de favoriser
l’adoption par les populations visées d’un
Protestations hypocrites des Occidentaux
D
ISPOSANT de ressources financières
moins importantes que la Chine, la Russie
se montre plus active dans les médias
sociaux et semble s’y montrer plus efficace
que ses rivaux. Usant des techniques de
manipulation – mensonges, informations
hors contexte, sources douteuses et non
vérifiées, informations vraies mais mani-
festement mises en lumière pour nuire –
parfois pratiquées dans la publicité et ren-
dues plus redoutables encore par les plates-
formes telles que Facebook et Twitter,
comme en République centrafricaine
(RCA) et au Mali, Moscou réussit, à peu
de frais, à contester la domination long-
temps sans partage des médias tradition-
nels français. Toute action de Paris est pré-
sentée au travers du prisme colonial et
néocolonial, telle l’opération « Sangaris »,
qui, entre 2013 et 2016, a mis fin aux mas-
sacres qui ravageaient la RCA sans par-
venir toutefois à stabiliser le pays dans la
durée (11). Le récit d’une France arrogante
et motivée par la sauvegarde de son pré
carré se répand, tandis que les accusations
de viol portées contre des soldats français
viennent chauffer à blanc des populations
plongées dans la misère et prises dans
l’étau d’une guerre sans fin. De son côté,
Paris donne plein écho par tous les moyens
aux révélations sur les crimes commis par
les milices Wagner embauchées par Ban-
gui. Des deux côtés, des armées numé-
riques mobilisées derrière des écrans d’or-
dinateur se livrent une guerre moderne du
discours, avec quelques longueurs
d’avance pour le Kremlin. En effet, ana-
lyse le think tank américain Africa Center
for Strategic Studies, « la Russie est pion-
nière en matière de désinformation en vue
d’influer sur le champ politique africain,
et ses techniques sont désormais imitées
par d’autres acteurs (12) ».
S’il s’agit pour un pays de s’autopro-
mouvoir, le but peut également être d’af-
faiblir un compétiteur en le dénigrant ou
en l’attaquant de manière plus ou moins
détournée. En RCA, les accusations por-
tées sur les uns et les autres sont d’une
extrême gravité : viols commis par des
T URQUIE
MONSENGO SHULA. – « Nouvelle civilisation », 2015
regard proche de celui du diffuseur, à des
fins politiques et économiques. La Russie
se focalise d’abord sur le Sénégal, le Nige-
ria et l’Éthiopie, puis sur l’Angola, Mada-
gascar, la Tanzanie et la Guinée. Des jour-
nalistes sont invités à visiter le pays de
M. Vladimir Poutine, à suivre des sessions
de formation. On signe des accords de dif-
fusion de contenus russes par les médias
africains, à l’image de ceux signés entre
Sputnik et les télévisions publiques égyp-
tienne, algérienne, marocaine, sud-afri-
caine et celle de la République démocra-
tique du Congo entre 2015 et 2018.
soldats français – étayés par des enquêtes
journalistiques, mais non établis par la
justice (13) ; crimes de masse (massacres,
viols, torture, etc.) perpétrés par Wagner
selon plusieurs rapports remis au secré-
taire général des Nations unies (14). « Le
monde a changé, expliquait ainsi le pré-
sident Emmanuel Macron dans son dis-
cours aux ambassadeurs le 2 septem-
bre 2022, et notre pays est souvent
attaqué. Il est attaqué dans les opinions
publiques par les réseaux sociaux et des
manipulations. Le continent africain en
est le meilleur laboratoire », ajoutant que
les Français devaient se montrer
« beaucoup plus agressifs, mobilisés sur
ce sujet ». La guerre de propagande
s’avive depuis le déclenchement de la
guerre en Ukraine, ce qui donne lieu à une
diffusion orchestrée de discours antiocci-
dentaux de la part des Russes. Dès la fin
février, notent les chercheurs Mary Blan-
kenship et Aloysius Uche Ordu, qui tra-
vaillent pour le think tank spécialisé Broo-
kings Institution, RT et d’autres médias
véhiculent et amplifient les accusations
de racisme contre les Européens, citant et
montant en épingle le cas d’étudiants afri-
cains bloqués et abandonnés en Ukraine
en raison de la guerre (15).
Les protestations des pays occidentaux
paraissent quelque peu hypocrites dans la
mesure où ceux-ci ne dédaignent pas ce
qu’ils dénoncent. Depuis une dizaine
d’années, des opérations d’influence dis-
crètement pilotées depuis les États-Unis
et le Royaume-Uni ont ainsi visé la Russie
sur les plates-formes Facebook et Twitter.
Ces opérations, notent les chercheurs de
l’université américaine Stanford et de la
société de services Graphika, ont construit
et propagé l’image d’une Russie et d’une
Chine malintentionnées et impérialistes
en Afrique (16). Ils montrent comment, à
coups de publications répétitives et insis-
tantes, des dizaines de comptes sur Face-
book, Instagram et Twitter créés à cette
fin ont contribué de manière coordonnée
et systématique à répandre la thèse selon
laquelle l’homme d’affaires Evgueni Pri-
gojine, réputé proche du Kremlin, était à
la tête d’une vaste campagne militaire
russe en RCA, au Mali et en Syrie notam-
ment, illustrant les ambitions dites impé-
riales de la Russie. Dans le même temps,
ces comptes fictifs appelaient à résister à
ce projet. Parallèlement, soulignent encore
les chercheurs, un groupe de comptes fic-
tifs, sur les mêmes plates-formes, s’éver-
tuait à amplifier, au détriment d’autres
informations, les critiques adressées aux
autorités chinoises, notamment dans le
traitement infligé aux populations du Xin-
jiang. En outre, les anciennes puissances
coloniales, britannique et française, sont
pionnières dans l’influence médiatique,
avec le lancement respectif du service
mondial de la British Broadcasting Cor-
poration (BBC) en 1930 et du Poste colo-
nial en 1931, qui assuraient la promotion
des bienfaits de leurs impérialismes.
La seconde guerre mondiale ayant
obligé Paris et Londres à redéployer res-
sources et attention vers l’Europe, il faut
attendre les années 1970 pour les revoir
se mobiliser en Afrique. Rebaptisé Paris-
Mondial puis Radio France Internationale
(RFI) en 1975, le diffuseur public français
étend sa présence dans les anciennes colo-
nies, principalement en Afrique de l’Ouest
et du centre. Le service mondial de la BBC
intensifie pour sa part son rayonnement
en Afrique australe, de l’Est et de l’Ouest.
De son côté, Washington promeut Voice
of America, radio créée en 1963, et dont
le nom (« la voix de l’Amérique ») a le
mérite de la clarté. Dans les trois cas, face
à la seule concurrence des médias d’État
– le plus souvent contraints de s’aligner
sur les discours officiels –, ces stations
internationales ouvrent aux populations
du continent une fenêtre sur le monde (17).
À l’époque, la télévision est encore un luxe
rare et Internet n’existe pas.
L’ouverture démocratique des années
1990 en Afrique permet aux trois grandes
radios internationales (et à des diffuseurs
allemands et néerlandais de moindre
envergure) d’étendre encore leur présence.
Depuis lors, la BBC, RFI et Voice of Ame-
rica colonisent les bandes en modulation
de fréquence des villes et villages afri-
cains, comme le confirment les études
d’audience, qui les placent en tête dans
de nombreuses régions. Dans les grandes
villes de sept pays francophones d’Afrique
– Abidjan, Kinshasa, Ouagadougou,
Dakar, Bamako, Douala, Yaoundé, Libre-
ville et Brazzaville –, RFI est la radio la
plus écoutée parmi les cadres et diri-
geants. France 24 est la première chaîne
internationale en Afrique francophone et
une des dix chaînes les plus regardées par
l’ensemble de la population de ces
pays (18). Dans les couloirs de RFI, les
rédacteurs en chef répètent aux jeunes
présentateurs des journaux qu’ils doivent
s’adresser à « Mme Ouédraogo, commer-
13 LE MONDE diplomatique – DÉCEMBRE 2022
çante imaginaire au marché de Ouaga-
dougou », la capitale du Burkina Faso.
Épaulés depuis 2006 par France 24 et
Canal Plus, RFI et les médias internatio-
naux français – désormais rassemblés au
sein de France Médias Monde (FMM) –
occupent une place singulière dans l’espace
audiovisuel africain. RFI se maintient éga-
lement parmi les cinq radios les plus écou-
tées chaque jour dans les capitales d’Afri-
que francophone. 86,6 % des habitants
Servir les intérêts des gouvernements
S ANS doute soucieux de ne pas être
devancés par leurs nouveaux com-
pétiteurs, chinois notamment, la BBC
et RFI proposent des programmes en
langues locales africaines. En 2010, RFI
a lancé ses programmes en swahili vers
l’Afrique centrale et de l’Est. En 2015,
elle ouvre une programmation en langue
mandingue vers le Mali, le Burkina
Faso, la Guinée, le Sénégal, et même le
Liberia et la Sierra Leone. À la même
période, la BBC délocalise sa rédaction
africaine en français de Londres à Dakar
et émet aussi en pidgin depuis Lagos
au Nigeria.
L’ambition médiatique de Pékin, Paris,
Moscou ou Londres semble suivre, pro-
longer et servir le projet politique et les
intérêts économiques des gouvernements,
ainsi que l’a avoué avec une certaine can-
deur le président Macron, suscitant les
cris et les protestations de certains jour-
nalistes (19). « Nous devons (…) travail-
ler avec des alliés, des partenaires de la
France dans les opinions publiques, affir-
(9) Dani Madrid-Morales, « Sino-African media
cooperation : An overview of a longstanding
asymmetric relationship», dans «It is about their story :
How China, Turkey, and Russia influence the media
in Africa », Konrad-Adenauer-Stiftung, Berlin, 2021.
(10) « EY attractiveness report Africa », Johan-
nesburg, 22 novembre 2021.
(11) « More-troll kombat : French and Russian
influence operations go head to head targeting
audiences in Africa », Graphika and Stanford Internet
Observatory, 15 décembre 2020.
(12) Africa Center for Strategic Studies, «Mapping
disinformation inAfrica», Washington, DC, 26 avril 2022.
(13) Cf. Justine Brabant et Leïla Miñano, « Les
exactions impunies de l’opération Sangaris »,
Mediapart, 3 janvier 2017, www.mediapart.fr
(14) Cf. par exemple «Abus commis par les forces
liées à Russie », Human Rights Watch, 3 mai 2022.
(15) Mary Blankenship et Aloysius Uche Ordu,
« Russia’s narratives about its invasion of Ukraine
are lingering in Africa », The Brookings Institution,
Washington, DC, 27 juin 2022.
déclarent la connaître et 39,5 % l’écoutent
chaque semaine. Il est significatif que les
candidats aux élections dans les pays fran-
cophones préfèrent intervenir sur ces
antennes plutôt que sur les chaînes locales.
La couverture des événements sportifs les
plus suivis (Coupe du monde de football,
Jeux olympiques, Coupe d’Afrique des
nations) dans les pays francophones est
assurée par les médias internationaux fran-
çais, leur procurant une visibilité et une
influence potentielle sans égales.
mait ainsi le chef de l’État français aux
ambassadeurs réunis à Paris le 2 septem-
bre. Pas simplement pour contrecarrer
évidemment [l]es fausses informations,
mais pour pouvoir les stopper de manière
très claire, au plus vite, et porter la valo-
risation de nos propres actions. À cet
égard, nous devons beaucoup mieux uti-
liser le réseau France Médias Monde,
qui est absolument clé et qui doit être une
force pour nous. »
Toutefois, dans un environnement
médiatique africain densifié par l’explo-
sion des médias sociaux, les investisse-
ments en vue d’influencer les populations
ne permettent pas toujours d’obtenir les
résultats espérés. L’image de la Chine en
Afrique est bien moins lisse que les stra-
tèges à Pékin le souhaitent probablement,
tandis que le sentiment « antifrançais »
semble plus virulent au Sahel, en dépit
de l’omniprésence de RFI dans les foyers
africains (20).
A NDRÉ -M ICHEL E SSOUNGOU .
(16) « Unheard voice : Evaluating five years of
pro-Western covert influence operations »,
Graphika and Stanford Internet Observatory,
24 août 2022.
(17) Lire André-Michel Essoungou et Fanny
Pigeaud, « Les voix de la “Françafrique” », Le Monde
diplomatique, septembre 2022.
(18) « RFI et France 24 suivies par plus de 60 %
de la population en Afrique francophone », La lettre
pro de la radio, 19 septembre 2022, www.lalettre.pro ;
« BBC news in Africa increases reach to 132 million
people a week », 23 juillet 2020, https://advanced-
television.com
(19) Cf. « Non, M. Macron, FMM n’est pas le
porte-voix de l’Élysée. Nous ne céderons jamais
une once de notre indépendance », Afrique TV,
3 septembre 2022.
(20) Cf. « How popular is China in Africa », The
Conversation, 17 novembre 2020, https://theconver-
sation.com, et lire Fanny Pigeaud, «Présence française
en Afrique, le ras-le-bol », Le Monde diplomatique,
mars 2020.
DÉCEMBRE 2022 – LE MONDE diplomatique
14
C OMMENT LES É TATS SE PARTAGENT LES EAUX DEPUIS QUARANT

Le droit de la mer tangue mais

La mer, qui recouvre 70 % de la planète, offre au regard
Russsie / Canada
une immensité continue. Mais elle n’échappe pas
à l’appropriation, à l’exploitation, aux frontières. Comment
réglementer les conflits maritimes et l’exercice de la
Alaska Danemark / Canada
souveraineté des États ? Le 10 décembre 1982, l’acte final (États-Unis)
États-Unis)
ats-
s Unis)

de la conférence des Nations unies sur le droit de la mer CANADA

apportait à ces questions une réponse originale et durable. S nt-Pierre-
Sain
nt-Pi
nt
et-M
t-M
t-M
Miquelon
Mique

PAR DIDIER ORTOLLAND * ÉTATS-UNIS

D
Bermudes
ermudes
(Roy.-Uni)
Roy.-Unii)

ANS un paysage diplomatique émietté où les en novembre 1994, avec le

Hawaï BAHAM
B
BA MAS
MA
MA
institutions internationales se distinguent souvent par soutien de l’Allemagne et du
(États-Unis)
U ) MEX
XIQUE
leur impuissance surnage un monument du droit inter- Royaume-Uni. Cette souplesse Saint-Martin
national qui fête en 2022 ses 40 ans : la convention et cette adaptabilité de la Saint-Barthélemy
des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM). convention se vérifient Guadeloup
Guadeloupe
Martiniq
Martinique
Adoptée en bloc par un seul vote le 30 avril 1982, encore l’année suivante
NIC
C. BA
ARBADE
A
elle fut ouverte à la signature le 10 décembre de la avec l’adoption, en 1995, Surinam / Tr.-et-Tob.
même année, à Montego Bay en Jamaïque. Ses trois de l’accord sur «la con- Clipperton
lipperton
lipperto Nicaragua
g /
Guyana
y / Barbade
C l b
Colombie Franc
France / Tr.-et-Tob.
cent vingt articles et neuf annexes représentent une servation et la gestion T é T b
Trinité-et-Tobago
prouesse diplomatique. M. Tommy Koh, président des stocks de poissons Guyana
y /
OMBIE TTr.-et-Tob.
COLO T b Gu
Gu ne
uyane
singapourien de la troisième conférence des Nations dont les déplacements
Gaalapagos
a g
unies sur le droit de la mer, qui s’étala de 1973 à s’effectuent tant à l’in- SURINAM
NAM
1982, l’a qualifiée de « Constitution des océans » ; le térieur qu’au-delà des ÉQU
UATEU
UA
A UR GUYANA
secrétaire général des Nations unies Javier Pérez de ZEE (stocks chevau- KIRIBATTI
T TRINITÉ-ET-TOBA
TRINITÉ-ET-TOBAGO
Cuéllar avait salué «l’instrument juridique international chants) et des stocks de
le plus important de notre siècle». Quarante ans plus poissons grands migra- Îles Cook
tard, ce succès se confirme : cent soixante-sept États teurs » qui facilitera la W llis
Walli
Walllilis-
is-
s- (Nouv.- BRÉSIL
et-Fut
ut n
utuna naa Zél )
Zél.)
ainsi que l’Union européenne l’ont ratifiée. Manquent mise en place d’un réseau
à l’appel les États enclavés, les États-Unis et Israël, d’organisations régionales
certains États d’Amérique latine ainsi que la Turquie, de gestion de la pêche Polynésie
y
l’Iran ou la Syrie (lire l’encadré ci-dessous). (ORGP) sur l’ensemble des ffrançaise
i
océans. Le projet de traité, Pitcairn
(Roy.-Uni) Île de Pâqu
ques
ques
qu
Au-delà du droit de la mer, la convention reflète actuellement en négociation, sur (Chili)
un état d’esprit : celui des années 1970, quand la la conservation et l’utilisation
décolonisation bousculait l’ordre international partagé durable de la biodiversité au-delà des
entre les blocs de l’Est et de l’Ouest. Les pays en zones sous juridiction nationale, connu CHIL
LI
développement, dont certains viennent d’accéder à sous son sigle anglais BBNJ (Biodiversity
l’indépendance lors de l’ouverture de la troisième Beyond National Jurisdiction), sera également ARGE
GENTINE
T E
conférence, souhaitent inscrire cette dernière dans un accord de mise en œuvre de la CNUDM (1). NOUV
OUV
OUVELLE
VELLE
LLE-
LLE
E Argentine
g /
ZÉLAND
ZÉLAN
ZÉLANDE
ÉLAND R
Royaume-Uni
U
le cadre de la revendication pour un nouvel ordre
économique international. Ils obtiennent le contrôle Choisir la méthode
effectif de leurs espaces maritimes avec le concept
nouveau de zone économique exclusive (ZEE), qui de délimitation ÎlÎlless M
Malouines
(R
allo
l i ess
(R.-U)
(R.-U)
-U))
leur accorde des droits souverains et une juridiction n’allait pas de soi En effet, Limite nord de la zone d’application du traité sur l’Antarctique (1959)
(19
sur un espace s’étendant jusqu’à 200 milles marins la convention
(370 kilomètres) au large de leurs côtes. Ils conquièrent Les possibilités d’évolution demeurent impor- accorde aux États
également la consécration du principe de patrimoine tantes car des pans entiers de la convention n’ont de vastes ZEE mais ne pré-
commun de l’humanité pour les fonds marins situés pas encore reçu d’application. C’est le cas de la cise pas comment les délimiter
au-delà des limites de leur zone sous juridiction dans partie XIV relative au développement et au transfert quand les revendications se chevau-
ce qu’on appelle la « Zone ». Cet espace, auparavant des techniques marines, voire également des chent. Elle fixe certes le principe de découpage
libre d’accès, sera désormais géré par l’Autorité inter- travaux de l’AIFM, qui doit progressivement d’une mer territoriale de deux États dont les côtes sont
nationale des fonds marins (AIFM), une organisation instituer de nouvelles réglementations, activités adjacentes ou frontales, en l’assortissant cependant La créa-
internationale créée par la convention, et les bénéfices ou institutions, en application du « principe de conditions, mais elle se contente de fixer une tion des ZEE a donc multi-
de son éventuelle exploitation reviendront en priorité d’approche évolutive » inclus dans ses statuts. La obligation de résultat pour le choix de la méthode de plié les cas de chevauchement de zones sous
aux pays en développement. La CNUDM reconnaît mise en place effective de l’« Entreprise », qui, avec délimitation de la ZEE et du plateau continental. Seule juridictions entre deux ou plusieurs pays. Les États
également les revendications des États archipéla- des compétences moins larges que dans la version préconisation : «Aboutir à une solution équitable.» hésitaient par ailleurs à recourir à des juridictions
giques (Indonésie, Philippines, Fidji) en introduisant initiale de la convention, devrait théoriquement internationales comme la Cour internationale de
la notion d’« eaux archipélagiques » au statut relati- assurer la gestion et l’exploitation des fonds marins, Le choix de la méthode de délimitation n’allait justice (CIJ) ou le Tribunal international du droit de la
vement proche de celui des eaux territoriales. demeure une revendication très forte des pays en pas de soi compte tenu de la diversité des situations. mer (TIDM, créé par la convention, également
développement. La méthode de l’équidistance ou de la ligne médiane compétent pour les délimitations maritimes), ou à
Enfin la « Constitution des océans » cimente le recueillait le plus grand nombre de suffrages : l’arbitrage, car ils supposaient le résultat hasardeux.
principe coutumier de la liberté de navigation en Il reste cependant d’importants domaines pour pratique, elle s’avère souvent équitable, mais son Cependant, la CIJ a progressivement développé
reprenant les stipulations relatives au droit de lesquels les négociateurs de la convention ont application pose problème dans certaines configu- une méthode de référence reposant sur une équidis-
passage inoffensif dans la mer territoriale, et employé un langage particulièrement ambigu ou rations. C’est le cas par exemple des États dont la tance adaptée aux circonstances qui limite les incer-
maintient la liberté de navigation en haute mer ainsi elliptique dès lors qu’ils touchaient à la souve- côte est concave (fond d’un golfe par exemple) car titudes. Désormais, les pays recourent plus
que dans les ZEE instituées par les États, lesquels raineté nationale. Il s’agit essentiellement de la les lignes d’équidistance se referment vers le large fréquemment à une juridiction internationale ou à
peuvent néanmoins y faire respecter certaines dispo- méthode de délimitation des espaces maritimes au détriment du pays concerné. Ainsi, aucun l’arbitrage, car ils connaissent la méthode appliquée
sitions environnementales. Elle consacre également et de la question de la définition juridique des îles consensus n’a pu émerger quant au choix de la par le juge. Tous n’acceptent pas pour autant les
le libre transit dans les détroits. Ce compromis et des rochers. méthode entre les négociateurs de la convention. arrêts de la CIJ : la Colombie ayant rejeté une
fondateur entre États industrialisés favorables à la décision en date du 19 novembre 2012 dans l’affaire
liberté de navigation – notamment dans les détroits –
et pays en développement à l’origine du concept
de ZEE demeure solide. L’expérience a montré aux
Ambigus et dissidents l’opposant au Nicaragua, la Cour a confirmé le
21 avril 2022 que ce pays violait des droits
souverains et la juridiction du Nicaragua.
premiers que l’institution de ces ZEE leur était
également favorable et aux seconds que la liberté L A position des États-Unis à propos de la convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM)
est paradoxale : ce pays ne l’a toujours pas ratifiée, mais il s’érige en défenseur du droit de la mer
et mène des opérations navales pour rappeler le principe de la liberté de navigation dans la mer territoriale
En droit de la mer, la définition juridique des «îles»
de navigation servait aussi leurs intérêts. et des «rochers» représente un enjeu fondamental,
d’autres États, notamment en mer de Chine méridionale au large des îles Paracels et Spratleys car les premières ont droit à une ZEE de 200 milles
Certaines puissances maritimes, et non des revendiquées par Pékin. La partie XI de la CNUDM a été remaniée pour complaire à Washington et, marins de large, tandis que les seconds doivent se
moindres (États-Unis, Royaume-Uni, Allemagne), depuis Ronald Reagan, tous les présidents américains se sont prononcés en faveur de la convention contenter d’une mer territoriale de 12 milles marins
avaient cependant refusé de signer la convention en à l’exception de M. Donald Trump, qui n’a pas pris position. L’administration de M. Barack Obama avait au maximum. Néanmoins, le seul article de la CNUDM
inclus l’adoption du texte dans ses priorités, mais les modalités de ratification des traités internationaux
raison des compétences jugées exorbitantes (art. 121) consacré au régime des îles ne brille pas par
par le Sénat à la majorité des deux tiers constituent un obstacle.
accordées à l’AIFM et à «l’Entreprise», entité chargée sa clarté et suscite des interprétations divergentes.
de la gestion des fonds marins et notamment de En revanche, la Chine, signataire dès 1982, semble prendre ses distances avec ce monument du droit D’autant que les États tendent naturellement à qualifier
l’exploitation directe des minerais de la Zone, consi- international. Dès l’origine, Pékin a refusé le principe du passage inoffensif dans sa mer territoriale par les d’îles leurs structures marines émergées afin de leur
dérées comme une entrave au libre jeu des marchés. navires de guerre. Depuis la sentence du 12 juillet 2016 relative à la mer de Chine méridionale, la République accorder une ZEE. La CIJ a pour sa part toujours évité
La non-participation de ces puissances privait la populaire dénie à la convention le caractère de « Constitution des océans » et développe des concepts de donner une réponse définitive à cette question, la
convention de toute efficacité dans ce domaine, ce juridiques nouveaux pour soutenir ce qu’elle considère comment ses droits historiques dans cette zone. typologie des îles étant pour le moins vaste.
qui a conduit à la négociation d’un accord de mise en Elle peut compter à cet effet sur le soutien des quelques « dissidents » du droit de la mer : certains États
œuvre de la partie XI de la CNUDM consacrée à ces d’Amérique latine qui estiment exercer une souveraineté et non une juridiction sur leurs 200 milles marins, Les Philippines, dans le cadre de leur contentieux
et des pays qui, comme la Turquie, développent des positions singulières sur le droit des îles.
points spécifiques. Adopté en 1994 à la faveur de la avec Pékin en mer de Chine méridionale, ont voulu
disparition de l’Union soviétique, ce nouveau texte a Ces remises en cause par une puissance de tout premier ordre demeurent marginales et ne portent utiliser cette incertitude en demandant à un tribunal
permis l’entrée en vigueur de la convention, révisée pas sur l’ensemble de l’architecture du droit de la mer. Mais l’attitude de Pékin pourrait inciter d’autres arbitral de se prononcer sur le statut des «structures
pays à prendre des libertés avec celui-ci. marines» contestées. Il ne s’agissait pas de déterminer
* Ancien diplomate chargé du droit de la mer au ministère de
D. O. sous la souveraineté de quel pays elles étaient placées,
l’Europe et des affaires étrangères. mais de dire s’il s’agissait d’îles ayant droit à une ZEE
 15 LE MONDE diplomatique – DÉCEMBRE 2022

TE ANS Les limites maritimes Distance,

0 12 50 100 150 200 250 300 350 en milles

ne coule pas
22 370 648 et km
Eaux
aux territoriales
Zone économique exclusivee Extension juridique possible
(plateau continental juridiqu
ue) du plateau continental Haute mer

ou ligne
l
géologique
Isobath
he 2 500
Danemark / Russie / Canada Danemark / Norvège
g
Svalbard
valbar Russie / Canada Croûte continentale
Groenland ((Norv.)
rv.) La « Zone »
(Danemark)) Profond
deur, en mètres
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n.) RUSSIE L peau de chagrin
La n des eaux internatiionales
Zone internationale Zones économiques
q Extensionss du plateau
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exclusives (ZEE) continentaall
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Les règles
g dde la CNUDM États-Unis
Islande / ne s’appliquent
’ pplliq ppas aux mers
Irlande Ukraiine / Russie ffermées
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plus étendues Australie Australie
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Iran / Azerbaïdjan / JAPON Autre pays Autre pays
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de Montego Bay, la mesures nécessaires dans leur zone sous juridiction
CLPC a décidé en 1999 et si l’OMI est compétente pour la pollution par les
que les États membre de la navires où qu’ils se trouvent, le principe de liberté
convention disposaient de dix ans pour s’applique à la haute mer, laquelle couvre 60 % de
déposer leur dossier. Une avalanche de la surface maritime : il est juridiquement impossible
A N T A R C T I Q U E demandes a enseveli la commission en 2009, les États de protéger les océans au-delà des ZEE. Certes, un
n’étant pas en mesure de déposer une requête dûment maillage relatif de commissions de mers régionales
La biodiver- complétée dans les délais pouvant se contenter (CMR) regroupe certains États côtiers, mais la
sité n’a émergé comme préoc- d’une simple information préalable. À ce jour, majorité de ces instances ne concernent pas la haute
cupation internationale qu’en 1992 avec la confé- 92 dossiers techniques ont été soumis, ainsi que mer. Surtout, elles ne se reconnaissent généralement
ou de rochers ne pouvant générer qu’une mer terri- rence de Rio et l’adoption de la convention sur la 48 informations préliminaires. Avec 8 dossiers, la pas le droit de créer des AMP en haute mer.
toriale, voire de hauts-fonds découvrants (qui peuvent biodiversité, complétée par le protocole de Nagoya sur France est sans conteste le pays le plus actif dans
être pris en compte dans le calcul de la mer territoriale l’accès aux ressources génétiques en 2010. Dès 2004, ce domaine. Face à un tel engouement, le délai d’ins- Seul un consensus
s’ils se trouvent à moins de 12 milles marins de la
côte). L’objectif était simple : si ces structures
un groupe de travail officieux sur la protection des
ressources biologiques marines a été créé aux Nations
truction s’étire, et il n’est pas rare qu’un État attende
dix ans avant l’examen de sa requête. Celle formulée
permettrait de
émergées proches de la côte des Philippines étaient unies. À l’issue d’un long processus préparatoire, dès 2001 par la Russie pour la région arctique n’a protéger la haute mer
qualifiées de «rochers», elles n’obtenaient qu’une mer l’Assemblée générale décidait en 2017 de convoquer toujours pas fait l’objet d’une recommandation malgré
territoriale de 12 milles marins et se trouvaient ipso une conférence internationale visant l’adoption du le dépôt d’un dossier complémentaire en 2015. Ces dernières représentent un outil idéal ; leur
facto enclavées dans la ZEE des Philippines quel que BBNJ – le projet d’accord sur la conservation et l’uti- définition établie par l’Union internationale pour la
soit l’État souverain. Telle fut la décision du tribunal lisation durable de la biodiversité. En août 2022, la La multiplication des demandes peut donner conservation de la nature (UICN) paraît la moins
arbitral dans sa sentence du 12 juillet 2016, accom- quatrième conférence intergouvernementale organisée l’impression d’une surenchère de revendications, contestée : « Un espace géographique clairement
pagnée pour l’occasion d’une définition exhaustive à New York n’a pas permis d’aboutir à un consensus. comme en Arctique, où trois États (Russie, Canada défini, reconnu, consacré et géré (…) afin d’assurer
de l’article de la CNUDM relatif aux îles. Toutefois, les L’adoption du texte semble repoussée à 2023. et Danemark au titre du Groenland) ont déposé un à long terme la conservation de la nature ainsi que
divergences d’interprétations et de pratiques dossier concernant la dorsale de Lomonossov, sur les services écosystémiques. » C’est pourquoi le
perdurent, et on peut douter que cette ambiguïté de Que la mise en œuvre d e la convention se laquelle se trouve le pôle Nord. Cependant, la CLPC projet d’accord BBNJ sur la préservation et l’utili-
la convention ait été surmontée. poursuive quarante ans après sa création dans un se prononce sur les limites du plateau continental sation durable de la biodiversité se donne pour
contexte géopolitique radicalement différent de celui mais n’est pas compétente pour opérer la délimitation principal objectif la création d’AMP en haute mer.
Un État peut attendre qui avait présidé à son élaboration tient du prodige, entre plusieurs États. Certains pays ont déjà convenu
surtout si l’on considère le caractère explosif de la des limites de leur plateau continental au-delà de Pour l’heure, seul un consensus entre États
dix ans l’examen matière mise en jeu : l’exercice de droits souverains. 200 milles marins, à l’instar de celui qui sépare l’Aus- pourrait permettre de protéger la haute mer. L’exemple
de sa requête Le concept de ZEE consacré par la convention tralie et la Nouvelle-Zélande en mer de Tasman, vaste des travaux de la Commission pour la conservation
constitue ainsi la plus grande extension géographique de plusieurs millions de kilomètres carrés. D’autres de la faune et de la flore marines de l’Antarctique
La partie XII de la convention fixe le principe des compétences des États de l’histoire. Actuellement, préfèrent attendre, comme l’Espagne, la France, (CCAMLR) constitue un exemple significatif : pionnière
général selon lequel « les États ont l’obligation de les zones sous juridiction des États couvrent 40 % de l’Irlande et le Royaume-Uni, qui avaient déposé une dans ce domaine, cette organisation internationale
protéger et de préserver le milieu marin ». Elle établit la surface des océans; une trentaine d’États disposent demande conjointe pour le plateau de la mer Celtique, visait l’adoption d’un réseau d’AMP dans la haute mer
leurs droits et obligations dans leurs zones sous de ZEE supérieures à un million de kilomètres carrés. laquelle a fait l’objet d’une recommandation en 2006. entourant le continent austral opérationnel dès 2012.
juridiction et se réfère souvent aux organisations Dans certains cas, l’expansion peut dépasser les 200 Las, une seule a pu être mise en place en mer de
internationales compétentes – généralement l’Orga- milles marins. Il s’agit du mécanisme dit «d’extension Les demandes d’extension déposées auprès de Ross, en 2016, tous les autres projets étant systéma-
nisation maritime internationale (OMI), fondée en du plateau continental», qui ne concerne que le sol et la CLPC répondent à plusieurs objectifs : affirmer tiquement bloqués par la Russie soutenue par la Chine.
1948 et chargée de la pollution causée par les le sous-sol marin et peut atteindre 350 milles marins leur revendication à des fins politiques, économiques, Cela laisse supposer que l’organisme qui sera mis en
navires. Cette organisation basée à Londres établit (ou 100 milles marins au-delà de l’isobathe de voire de prestige dans le cas du pôle Nord. Toutefois, place pour protéger la haute mer à l’issue du
également les règles concernant les zones maritimes 2500 mètres), sous réserve de certains critères géolo- les ressources exploitables demeurent relativement processus BBNJ devra recourir au vote pour l’adoption
particulièrement vulnérables (ZMPV) (comme après giques (voir le schéma ci-dessus). faibles ou mal connues : quelques rares pays de mesures de protection, alors que le consensus est
la catastrophe du pétrolier l’Erika en 1999), ce qui disposent de sulfures polymétalliques sur leur plateau indispensable à une sauvegarde réelle et effective.
permet aux États d’édicter dans leurs ZEE des régle- À cette fin, la CNUDM a créé la Commission des continental (Portugal, Norvège, Fidji), et la présence Les tensions générées par la guerre en Ukraine pèsent
mentations renforcées pouvant limiter la liberté de limites du plateau continental (CLPC), chargée de d’hydrocarbures à de telles distances et profondeurs ainsi sur la protection de l’environnement marin.
navigation (comme par exemple l’obligation de vérifier le respect des critères géologiques requis et demeure exceptionnelle. Le seul cas avéré concerne D IDIER O RTOLLAND .
coques doubles pour les tankers). Le code polaire, d’émettre des recommandations permettant aux États les Grands Bancs de Terre-Neuve, pour lesquels le
qui régit la navigation dans les mers situées à des d’étendre leur plateau continental au-delà des Canada a récemment autorisé l’exploitation du projet
(1) Cf. la résolution 72/249 adoptée par l’Assemblée générale le
latitudes au-delà de 60° nord et sud, a également 200 milles marins. Les aspects techniques relatifs à Bay du Nord par le groupe norvégien Equinor. Il 24 décembre 2017, qui prévoit la convocation d’une conférence intergou-
été élaboré par l’OMI. la constitution des dossiers par les États côtiers n’ayant demeure que les États ont la responsabilité d’assurer vernementale en vue de l’adoption d’un texte juridiquement contraignant.
 DÉCEMBRE 2022 – LE MONDE diplomatique
A STUCES
Aux États-Unis, la gentrification par l’école
WWW.ELLENRUTT.COM
On connaissait la stratégie de ces parents qui choisissent
leur logement de façon à aiguiller leurs enfants vers les
meilleurs établissements. Aux États-Unis, des municipa-
lités renversent la logique. Soucieuses d’attirer les popu-
lations riches vers des centres-villes en général pauvres,
elles rasent certaines écoles pour en construire d’autres,
susceptibles de doper leur « offre scolaire ».
PAR RICHARD KEISER *
O
UVRIR de nouvelles écoles publi-
ques et en fermer d’autres dans un même
mouvement : telle est la dernière stratégie
en date des maires américains soucieux
d’enrayer la « fuite des Blancs » (white
flight) vers les banlieues.
La réinstallation dans les centres-villes
de familles de la classe moyenne princi-
palement (mais pas exclusivement)
blanche qui inscrivent leurs enfants dans
des écoles modernes produit plusieurs
effets en chaîne : les prix de l’immobilier
grimpent, on voit fleurir cafés, supermar-
chés haut de gamme et jolies boutiques,
cependant que les locataires à bas revenus
sont poussés dehors par le renchérisse-
ment du coût de la vie. La présence de
populations privilégiées se traduit aussi
par de plus amples efforts de maintien de
l’ordre et une amélioration de la sécurité.
Cette dynamique de déplacement et de
métamorphose urbaine porte un nom : la
gentrification.
Le phénomène ne date pas d’hier.
Depuis des décennies les autorités muni-
cipales et fédérales usent de toutes sortes
de stratagèmes pour cantonner les habi-
tants défavorisés dans les zones concen-
trant des terrains de faible valeur – on
parlait autrefois de ghettos – et assainir
les espaces situés à proximité des cen-
* Professeur d’études américaines et de science
politique au Carleton College (Northfield, Minnesota).
16
ET SUBTERFUGES POUR ATTIRER LES PLUS RICHES EN CENTRE - VILLE
ELLEN RUTH. – « Never the Full Story, Chapters 1-14 » (Jamais l’histoire complète, chapitres 1 à 14), 2017
tres-villes, des plans d’eau ou des parcs,
susceptibles d’attirer des contribuables
plus fortunés. Des années 1930 aux
années 1970, les présidents américains
ont encouragé une politique dite de
« rénovation urbaine », qui consistait à
raser les quartiers pauvres à coups de bull-
dozer, à déloger des centaines de milliers
d’habitants et à faire place nette pour des
promoteurs privés qui, bardés de subven-
tions publiques, bâtissaient de nouveaux
appartements – inabordables pour la
quasi-totalité des anciens habitants (1).
Pouvoirs publics et médias y voyaient un
renouveau ; beaucoup d’autres, à l’instar
de l’écrivain James Baldwin, préférèrent
parler de Negro removal (« expulsion des
Noirs »), une expression qui avait le
mérite de rimer avec urban renewal
(« rénovation urbaine ») et paraissait
décrire plus honnêtement le concept.
La construction de nouveaux ponts et
autoroutes chassa les populations pau-
vres (majoritairement noires, plus rare-
ment blanches), créant entre des quar-
tiers déshérités de plus en plus
surpeuplés et de vastes étendues déga-
gées pour les classes moyennes une fron-
tière infranchissable à pied et aisée à
contrôler. Dans les villes supposément
en faillite, des maires déterminés à ralen-
tir l’exode des riches vers les banlieues
parvinrent à trouver les financements
nécessaires pour démolir des habitations
et déblayer le terrain afin d’élever des
stades, des hôtels, des centres de congrès
et des zones touristiques, à l’image de
la galerie marchande Harborplace, à Bal-
timore. Contraints de se réfugier dans
d’autres secteurs de la ville où ils pou-
vaient se loger pour moins cher dans des
immeubles délabrés, les pauvres dispa-
raissaient ainsi de la vue de ceux que les
municipalités voulaient séduire – les
banlieusards de la classe moyenne et les
touristes argentés.
La plupart de ces méthodes qui profi-
tent aux privilégiés tout en aggravant la
condition des plus démunis ont perdu de
leur efficacité. Elles sont désormais com-
battues par des citoyens qui ont compris
que les populations déplacées ne verraient
jamais les bénéfices générés par ces opé-
rations de démolition et de reconstruction.
De nombreux maires qui en sont
conscients préfèrent dorénavant recourir
à l’« arme » de la politique scolaire.
La piètre qualité des écoles de centre-
ville a toujours constitué l’une des raisons
principales expliquant la préférence des
familles blanches pour la banlieue,
comme on le voit à Chicago, Atlanta, Phi-
ladelphie, New York, Detroit ou encore
Washington. En banlieue, la manne de la
taxe foncière permet en effet souvent de
financer des écoles publiques d’un bon
voire d’un excellent niveau. À l’inverse,
dans les grandes métropoles, les recettes
fiscales sont souvent trop maigres pour
pourvoir correctement aux besoins de
l’ensemble des établissements scolaires.
C’est particulièrement vrai dans celles
– Detroit ou Philadelphie parmi d’autres –
où le nombre des ménages pauvres ou
modestes excède celui des ménages aisés.
Et, lorsqu’ils en ont les moyens, les cita-
dins envoient leurs enfants dans des
écoles privées plus coûteuses que bien
des universités qui déjà ne sont pas bon
marché. Pendant longtemps, les familles
de classe moyenne désireuses de troquer
la banlieue pour le centre-ville n’ont eu
d’autre choix que d’accepter de payer des
sommes exorbitantes afin d’inscrire leurs
enfants dans le privé, chercher des écoles
publiques dotées de classes spéciales
réservées aux bons élèves – souvent label-
lisées AP (Advanced Program) ou IB
(International Baccalaureate) – ou repor-
ter leur projet jusqu’au moment où leur
progéniture aurait quitté le foyer pour
aller étudier à l’université.
En théorie, l’ouverture d’une nou-
velle école publique à proximité d’une
autre simultanément contrainte de fer-
mer ne devrait pas entraîner de modi-
fications sociologiques majeures au
sein de la population d’élèves. Mais les
nouvelles écoles de centre-ville qui
ouvrent à la lisière des quartiers pau-
vres sont différentes.
Pour commencer, nombre d’entre
elles sont des charter schools, c’est-à-
dire des établissements publics financés
par le contribuable, mais gérés par des
prestataires privés et fonctionnant selon
leurs propres règles. Alors que la plu-
part des charter schools affichent des
performances globalement comparables
à celles des autres écoles publiques
urbaines, ces nouveaux établissements
tendent à conditionner l’admission à
l’obtention de résultats supérieurs à la
moyenne locale aux tests de niveau en
lecture et en mathématique, ce qui
écarte de fait plus de la moitié des
élèves des environs (2). La sélectivité
accrue des critères d’admission permet
aux municipalités de ripoliner l’image
de ces écoles – qu’elles opposent aux
écoles en échec, dysfonctionnelles et
gangrenées par la violence –, les ren-
dant ainsi attrayantes pour les parents
Performances gonflées
D ANS les villes où des quartiers
noirs et latino-américains en déshérence
jouxtent un centre prospère, ce type de
politique scolaire fait partie d’une stra-
tégie plus générale de gentrification
urbaine. Et il existe quantité d’autres
subterfuges pour gonfler artificielle-
ment les performances d’une école. On
peut refuser les enfants qui ont eu trop
d’absences au cours de leur scolarité,
ne proposer aucun programme pour
ceux dont l’anglais n’est pas la langue
maternelle, ne pas offrir d’installations
adaptées aux enfants handicapés ou
encore suggérer aux élèves qui posent
des problèmes disciplinaires de quitter
l’école sans attendre d’être ren-
voyés (4). Certains établissements exi-
gent que les parents produisent une let-
tre de recommandation signée par un
conseiller d’orientation. Une autre tac-
tique consiste à fixer des règles diffi-
ciles ou impossibles à satisfaire pour
les familles monoparentales ou celles
dans lesquelles les deux parents sont
obligés de travailler. Par exemple,
beaucoup d’écoles ont des journées de
classe qui se terminent très tôt dans
l’après-midi, ce qui oblige au moins
l’un des deux parents à se libérer pour
venir chercher son enfant, aucun dispo-
sitif de garderie n’étant prévu par ail-
leurs. Certaines sollicitent une partici-
pation des parents à la vie de
l’établissement – encadrement bénévole
d’activités, présence requise aux réu-
nions (5)… D’autres encore s’assurent
de tenir à distance les enfants en diffi-
culté en imposant à tous les élèves de
suivre une partie de leurs cours dans
une autre langue que l’anglais (6).
Les familles blanches de toutes ces
grandes villes affirment vouloir vivre
dans des quartiers socialement et éco-
nomiquement mixtes ; pourtant, la réalité
des faits démontre qu’elles préfèrent évi-
ter d’envoyer leurs enfants dans des
écoles où ils auront des camarades trop
différents. Ainsi, à Atlanta, les parents
blancs de la classe moyenne supérieure
n’ont pas attendu que les instances muni-
cipales agissent. Refusant de choisir
entre une scolarisation ruineuse dans le
privé et l’obligation de partir s’installer
en banlieue, ils ont créé une nouvelle
charter school publique. Les élèves noirs
de la classe moyenne (3). En éliminant
les élèves de milieux sociaux modestes
qui n’atteignent pas le niveau minimal
fixé pour les remplacer par des élèves
venus de banlieue ou d’autres quartiers
et pouvant se targuer de meilleures
notes, elles créent l’illusion d’une amé-
lioration de la qualité de l’enseigne-
ment. La presse se fait largement l’écho
de cette évolution, dont elle attribue le
mérite aux enseignants. L’apparente
progression du niveau cache en réalité
un double mouvement d’importation
d’élèves doués et d’exclusion d’élèves
plus faibles.
y représentaient 50 % des effectifs,
contre 87 % dans le réseau des écoles
publiques de la ville (7).
Pendant ce temps, les performances
des établissements plus anciens, qui se
font siphonner leurs meilleurs élèves par
les charter schools – un phénomène qua-
lifié d’« écrémage » –, continuent de
dégringoler. Les écoles en difficulté
voient également fondre leurs taux d’ins-
cription sous l’effet de la gentrification
et de la hausse consécutive des loyers,
qui contraignent les familles à déména-
ger de plus en plus loin. Les municipa-
lités ne tardent pas à saisir le prétexte de
cette baisse des effectifs pour ordonner
la fermeture de ces établissements, avant
de revendre les terrains, le plus souvent
à des promoteurs immobiliers qui accen-
tueront encore la gentrification (8). Dans
la plupart des villes américaines, cette
double opération de fermeture des
écoles peu performantes et de création
de logements pour les classes moyennes
s’inscrit dans une stratégie visant à
« changer le regard du public sur l’offre
scolaire dans l’espoir d’attirer des
ménages plus riches et de les dissuader
de fuir vers la banlieue (9) ».
(1) Lawrence J. Vale, Purging the Poorest : Public
Housing and the Design Politics of Twice-Cleared
Communities, University of Chicago Press, 2013.
(2) Mary Pattillo, Black on the Block : The Politics
of Race and Class in the City, University of Chicago
Press, 2007.
(3) Maia Cucchiara, « Re-branding urban schools :
Urban revitalization, social status, and marketing
public schools to the upper middle class », Journal
of Education Policy, Londres, 2008.
(4) Sarah Karp et Linda Lutton, « One in 10 charter
school students transfers out », The Chicago Reporter,
9 novembre 2010.
(5) Robert Pondiscio, How the Other Half Learns :
Equality, Excellence, and the Battle over School
Choice, Avery, New York, 2019.
(6) Brian Robinson, « Codeword for getting whiter :
Parent experiences and motivations for choosing
schools in a gentrified Washington, DC », Journal of
School Choice, Londres, 2022.
(7) Katherine B. Haskins, « The final frontier :
Charter schools as new community institutions of
gentrification », Urban Geography, Londres, 2007,
www.urbangeographyjournal.org
(8) Stephanie Farmer et Chris Poulos, «Tax increment
financing in Chicago, IL, building neoliberal exclusion
one school at a time », Critical Sociology, Thousand
Oaks, 2015.
(9) «Why these schools? Explaining school closures
in Chicago », Great Cities Institute, University of
Illinois at Chicago, 2016.
 17 LE MONDE diplomatique – DÉCEMBRE 2022

L ES APPORTS DU MARXISTE M ARIÁTEGUI

Races, classes et plateaux andins

Une partie de la gauche latino-américaine considère que « Il est logique d’affirmer que leurs
revendications naturelles [celles des indi-
l’influence des travaux d’intellectuels occidentaux relève gènes] consistent à exiger le retour de
d’une forme de colonialisme. Ce n’est pas le cas du socialiste toutes les terres qu’ils peuvent culti-
ver (4). » Mariátegui se montre mesuré :
José Carlos Mariátegui, né au Pérou en 1894. On doit à
il évoque le retour des seules terres que
celui-ci d’avoir contribué à introduire le marxisme au sein les Indiens ont les capacités de cultiver.
de la gauche régionale. Sans « calque » ni « copie », mais La révolution agraire suppose donc une
transition politique qui transfère peu à
sans quête non plus de l’originalité à outrance. peu la propriété aux Indiens en s’adaptant
à leurs besoins et à leurs moyens. S’il
parle d’un « retour des terres », la poli-
PAR PAUL GUILLIBERT * tique communiste qu’il défend n’ambi-
tionne pas de répliquer à l’identique
ter au sein de l’Empire inca une classe
exploiteuse et une classe exploitée, com-
ment y voir une forme de communisme ?
D’abord, les ayllus connaissent un
régime de la propriété où les terres com-
munales sont périodiquement réparties
entre chaque famille, mais exploitées col-
lectivement. Pour Mariátegui, cette struc-
ture sociale témoigne d’un «communisme
indigène », voire d’un « esprit commu-
niste », qui s’inscrit dans la tradition com-
munautaire d’une terre sans propriétaire
privée et exploitée collectivement. Mais
lorsqu’il soutient que le gouvernement
autoritaire des Incas constituait la seule
forme de communisme convenable pour
cette époque et cette société. On pourrait
évidemment y voir une justification du
stalinisme en train de se constituer en
Russie. Mais Mariátegui défend en fait
une forme de « relativisme histo-
rique (5) » : il n’existerait pas de modèle
politique du communisme ; le terme dési-
gnerait seulement une organisation des
rapports sociaux fondée sur l’absence de
propriété privée, mais qui pourrait se
décliner selon une multiplicité de formes

L
l’existence d’une communauté originaire. sa thèse s’avère plus provocatrice encore de gouvernement.
Au contraire, la réappropriation collective
’ARTICULATION de la lutte des classes héritiers ou les épigones du grand religieux d’une terre qui fournit les moyens de sub-
et de l’antiracisme divise le camp progres- espagnol [Bartolomé de Las Casas] que, sistance de la communauté suppose de
réinventer une forme ancienne dans une
« Création héroïque »
siste. Chez certains, la classe apparaît par ailleurs, notre matérialisme ne nous
comme l’élément déterminant de tous les
rapports de domination. Chez d’autres, les
formes contemporaines de racisme résultent
empêche pas d’estimer hautement (2). »

Les Noirs – esclaves issus de la traite –

société d’un genre nouveau. Fondée sur
un réseau dense d’ayllus (un terme que-
chua désignant des communautés rurales
R EFUSER un modèle historique unique
permet de critiquer les visions ethnocen-
Tout au long du XXe siècle, les luttes
anticoloniales et antiracistes ont renouvelé
d’une culture, c’est-à-dire de représentations s’éreintent dans les mines, les Indiens cor- collectivistes), la terre doit fournir les triques de l’histoire, notamment celle véhi- les catégories marxistes pour penser les
par lesquelles une communauté définit son véables s’épuisent dans les grandes pro- moyens de s’affranchir de la dépendance culée par l’Internationale communiste en rapports entre classe et race. En 1944,
identité et l’individu son appartenance au priétés (latifundia), les Blancs et les créoles politique à la bourgeoisie coloniale et de Amérique latine (et selon laquelle les for- dans Capitalisme et esclavage, Eric Wil-
groupe. Le plus souvent, le débat réactive dirigent les institutions de pouvoir et de celle, économique, à l’égard du marché. mations sociales dites « retardataires » liams, penseur marxiste de Trinité-et-
une controverse stérile opposant les tenants commerce. Pour Mariátegui, c’est le rap- Celles et ceux qui ne dépendent d’aucun devraient suivre la voie des formations Tobago, citait par exemple cette phrase
d’une «approche économique» aux tenants port à la terre et la division du travail qui maître pour leur subsistance peuvent déci- avancées). Il est impossible d’«amalgamer d’un chroniqueur anglais : « Pas une seule
d’une «approche culturelle», comme si la conditionnent la position dans les hiérar- der librement de leur avenir politique. Se l’idée abstraite de liberté aux images brique de la ville de la Bristol n’a été
notion de classe relevait exclusivement de
l’univers économique et celle de race de la
sphère culturelle. Ce débat omet l’histoire
du marxisme en contexte colonial. Parmi
les penseurs qui ont étudié les conditions
économiques de la domination raciale et les
conditions culturelles de la domination de
classe, l’une des plus importantes figures
révolutionnaires du continent sud-améri-
cain : José Carlos Mariátegui (1894-
1930) (1). Marxiste hétérodoxe, peu connu
en France, il mérite d’être lu à partir des
contradictions de notre présent : la centralité
des questions raciales et indigènes dans la
lutte des classes, les reprises de terres
comme stratégie politique, la place de la foi
dans une révolution.

Dans son ouvrage le plus abouti, Sept

Essais d’interprétation de la réalité péru-
vienne, paru en 1928, Mariátegui élabore
son intuition fondamentale : dans les pays
anciennement colonisés d’Amérique
latine, la compréhension de l’histoire en
termes de luttes de classes doit faire droit
à la spécificité de sociétés paysannes et
ASOCIACIÓN MARTÍN CHAMBI - WWW.MARTINCHAMBI.PE

indigènes. D’un point de vue général, il

annonce donc un grand mouvement de
traduction et d’adaptation du marxisme
dans les mondes non européens en voie
de décolonisation, qu’on retrouvera selon
d’autres modalités dans les années 1950-
1960 chez Frantz Fanon ou Amílcar
Cabral par exemple.

Fondateur du Parti socialiste ouvrier et

paysan en 1928, puis du Parti communiste
du Pérou en 1930, Mariátegui refuse toute
analyse sociologique de la jeune république
qui ferait l’économie du fait colonial. La
colonisation a produit une société où les MARTÍN CHAMBI. – « Familia de Ezequiel Arce Garcés en cosecha de papas » (La récolte de pommes de terre de la famille d’Ezequiel Arce Garcés), Cuzco, Pérou, 1939
hiérarchies raciales entre Blancs, créoles,
Indiens et Noirs déterminent les positions chies raciales et qui explique pourquoi les réapproprier la terre, ce n’est pas seule- concrètes d’une liberté en bonnet phrygien façonnée sans le sang d’un esclave. » Le
de classe. Pour le révolutionnaire péruvien, Indiens Quechuas ou Aymaras voient dans ment se donner les moyens de la subsis- – fille du protestantisme, de la Renaissance débat entre classe et race – qui s’appauvrit
le racisme postcolonial n’est donc pas un le métis et dans le Blanc la figure de l’op- tance matérielle, c’est aussi gagner une et de la Révolution française», ajoute-t-il. généralement en une controverse sur
problème moral (comme le suggèrent les presseur. Mariátegui cherche à la fois à autonomie politique contre le pouvoir Pour Mariátegui, l’idée de liberté humaine l’économie ou la culture – passe sous
traditions humanitaires ou philanthro- démontrer, contre les libéraux et les catho- blanc et capitaliste. ne se résume pas à sa manifestation euro- silence toute l’histoire du marxisme noir
piques) mais politique : celui de la répar- liques, la dimension économique de l’im- péenne moderne, fondée sur les droits de et du marxisme postcolonial, de Mariáte-
tition de la propriété. « Nous ne nous périalisme et, contre la vision dominante Mariátegui ajoute que la transformation l’homme bourgeois et son iconographie. gui à C. L. R. James, de Williams à Cedric
contentons pas de revendiquer pour l’In- au sein de l’Internationale communiste, politique du monde économique exige une Elle s’exprime dans des singularités Robinson.
dien le droit à l’éducation, à la culture, au que le racisme anti-indigènes ne pourra pas adhésion à des mythes révolutionnaires. concrètes. Les formes de gouvernement
progrès, à l’amour et au ciel. Nous com- se régler au sein de républiques indépen- Contrairement à l’idée dite «scientifique» émergent des sociétés qui les ont vues naî- Ils démontrent tous à leur manière que
mençons par revendiquer catégoriquement dantes et racialement homogènes. Dans selon laquelle le communisme aurait rompu tre. C’est aussi la raison pour laquelle le le marxisme doit se renouveler pour exister
son droit à la terre. Cette revendication son allocution au premier congrès de l’In- avec l’utopisme des premières pensées communisme moderne ne peut se dévelop- politiquement : « Nous ne voulons certai-
parfaitement matérialiste devrait suffire à ternationale communiste en Amérique socialistes, le penseur péruvien considère per sans tenir compte de cette caractéris- nement pas que le socialisme soit, en Amé-
ce qu’on ne nous confonde pas avec les latine en 1929, intitulé « Le problème des que toute révolution suppose une forme de tique de l’époque qu’est l’individualisme rique, calque et copie. Il doit être création
races en Amérique latine», Mariátegui écrit foi. Il s’agit à la fois d’une thèse générale libéral et du droit des sujets à faire recon- héroïque. Nous devons donner vie, avec
*Auteur de Terre et capital. Pour un communisme qu’« entre le “seigneur” ou le bourgeois sur l’histoire des peuples et d’une tentative naître leur particularité. Mais il faut des notre propre réalité, dans notre propre lan-
du vivant, éd. Amsterdam, Paris, 2021.
créole et ses peones [paysans] de couleur, de donner à la politique péruvienne son mythes, y compris religieux, pour susciter gage, au socialisme indo-américain (8). »
il n’y a rien de commun. La solidarité de mythe fondateur : le «communisme inca». la réflexion et mobiliser. Le mythe désigne
L’Imprimerie classe s’ajoute à la solidarité de race (et pour lui la dimension affective de repré-
79, rue de Roissy de préjugés) pour faire de ces bourgeoisies Pour l’intellectuel péruvien, le concept sentations dont la force est capable de bou-
93290 (1) Cf. notamment Michael Löwy, « L’indigénisme
Tremblay-en-France nationales les instruments dociles de l’im- désigne l’existence d’un communisme pré- leverser la conscience. C’est sur ce point marxiste de José Carlos Mariátegui », Actuel Marx,
périalisme yankee ou britannique (3) ». colonial organisé selon une structure hié- que l’écart avec le marxisme orthodoxe est vol. 2, no 56, Paris, 2014.
rarchique : les communes agraires rurales le plus important. Pour le socialiste andin, (2) José Carlos Mariátegui, Sept Essais d’interprétation
Origine du papier : Allemagne. D’un côté, Mariátegui souligne le rôle fondées sur un partage de la terre et l’ab- la religion moderne est l’institution qui a de la réalité péruvienne, François Maspero, Paris, 1968.
Taux de fibres recyclées : 58 %. (3) José Carlos Mariátegui, «El problema de las razas
déterminant des hiérarchies raciales dans sence de propriété privée sont coordonnées pris en charge la puissance affective des
Ce journal est imprimé sur un papier UPM issu de en laAmerica latina», dans Ideología y política. Biblioteca
forêts gérées durablement et de sources controlées,
l’appartenance de classe; de l’autre, il consi- par le pouvoir de l’Inca suprême et le pou- anciens mythes. La critique des religions Amauta. Ediciones populares de las obras completas
porteur de l’Écolabel européen sous le n° FI/37/001. dère qu’elles sont produites par des rapports voir religieux, qui prélèvent impôts et tri- en soi est une «diversion bourgeoise et libé- de José Carlos Mariátegui, Amauta, Lima, 1969.
Eutrophisation : Ptot = 0,007 kg/t de papier de propriété, c’est-à-dire qu’elles ont un fon- buts pour assurer un certain nombre de rale (6)», car «la force des révolutionnaires (4) Ibid.
dement économique (et non seulement cul- grands travaux, d’irrigation notamment. ne réside pas dans leur science; elle réside (5) José Carlos Mariátegui, Sept Essais d’interpré-
Commission paritaire des publications turel), qui favorise le développement de La plupart des commentateurs et des his- dans leur foi, leur passion, leur volonté. tation de la réalité péruvienne, op. cit.
et agences de presse : nº 0524 D 86051 l’impérialisme américain. C’est l’accès aux toriens ont critiqué le caractère anachro- C’est une force religieuse mystique, spiri- (6) Ibid.
ISSN : 0026-9395 moyens de subsistance, à commencer par nique de la qualification de communisme tuelle (7)». La conviction selon laquelle la (7) José Carlos Mariátegui, « El hombre y el mito »,
PRINTED IN FRANCE la terre, et leur contrôle qui garantissent la pour une société où une partie de la richesse révolution doit être fondée sur le mythe fait dans El alma matinal y otras estaciones del hombre
de hoy. Obras completas, Amauta, vol. 3/20, 1950.
reproduction du pouvoir blanc et impéria- produite par les paysans est extraite par de lui l’un des précurseurs de la théologie
À la disposition des diffuseurs de presse (8) José Carlos Mariátegui, «Aniversario y Balance
pour modification de service, demandes de réassort liste. Cette lecture économique du racisme une classe politique et religieuse, soit par de la libération, qui confère à la foi chré- (1928) », dans Ideología y política, op. cit., traduction
ou autre, notre numéro de téléphone vert : induit une stratégie révolutionnaire et anti- l’intermédiaire de l’impôt, soit par un sys- tienne une force émancipatrice contre la française dans Michael Löwy, « L’indigénisme
0 805 050 147.
coloniale : les reprises de terres. tème de corvée. Puisqu’il semble bien exis- modernité capitaliste. marxiste de José Carlos Mariátegui », op. cit.
DÉCEMBRE 2022 – LE MONDE diplomatique
18
P RODUIRE DU GAZ

La méthanisation, stade suprême

La guerre en Ukraine ravive la dépendance européenne, Cette ambition aiguise les appétits chez
les industriels. TotalEnergies a ainsi
et française, aux importations de gaz. Présentée un peu racheté début 2021 la principale entreprise
rapidement comme une solution écologique pour garantir du secteur, Fonroche Biogaz, et ses sept
méthaniseurs, acquérant ainsi une capacité
une souveraineté en matière de production, la méthanisa- de production de 500 GWh par an, presque
tion reste loin de tenir ses promesses. Un développement 8 % de la capacité nationale (3). « En 2030,
massif sur le modèle actuel comporterait des conséquences on a prévu de produire à peu près 6 TWh,
nous annonce M. Olivier Guerrini, vice-
néfastes tant pour l’agriculture que pour l’environnement. président de l’unité commerciale Biogaz

© ADAGP, PARIS, 2022 - PHOTOGRAPHIE : BERTRAND HUET / TUTTI IMAGE - GALERIE NATHALIE OBADIA, PARIS, BRUXELLES
chez TotalEnergies. Cela correspond à peu
près à 100, 150 usines de méthanisation
partout dans le monde, dont un tiers en
PAR CLAIRE LECOEUVRE * France. » Au Danemark, cité en exemple
par Total, les unités sont quatre à cinq fois

U
N dôme vert apparaît au détour
d’un petit bois, au milieu de champs. Le
méthaniseur de MM. Joël et Cédric
Laverdet, éleveurs de porcs dans l’ouest
du Lot, fonctionne depuis 2012. Les
lisiers ou fumiers issus de l’élevage émet-
tent du méthane, un gaz au redoutable
effet de serre quand il s’échappe dans l’at-
mosphère. La méthanisation vise à récu-
pérer ce gaz pour produire de l’électricité
et de la chaleur ou, après épuration, pour
l’utiliser comme carburant dans les
réseaux de gaz naturel, les bouteilles à
usage domestique et tous les véhicules
adaptés. Les procédés consistent à faire
fermenter par voie liquide ou solide
diverses matières appelées intrants dans
un milieu sans oxygène. Des micro-orga-
nismes décomposent la matière organique
en émettant plusieurs gaz : méthane,
dioxyde de carbone, etc. Le « digestat »
restant est ensuite épandu dans les
champs comme fertilisant. Comme
M. Joël Laverdet, la plupart des agricul-
teurs ont opté pour une unité par voie
liquide continue, pratique pour des
Forte opposition des habitants
intrants ayant moins de 20 % de matières
sèches, comme les lisiers.
Parée de vertus sur le papier, la produc-
tion de biogaz rencontre pourtant de plus
en plus d’oppositions locales. Outre les
mauvaises odeurs qui mobilisent contre
elles de nombreux voisins, l’usage des
digestats n’est pas sans incidence sur
l’environnement, en particulier les rivières.
Mais, au-delà des remèdes à apporter aux
multiples nuisances, deux visions de la
filière s’opposent : d’un côté, un
écosystème avec de petits méthaniseurs,
consommant et produisant ce dont il a
besoin localement, à l’échelle d’une
exploitation; de l’autre, un système pro-
ductiviste qui repose sur d’immenses
méthaniseurs, centralisant les lisiers de
dizaines de fermes, et qui vise à produire
de grandes quantités d’énergie à répartir
sur un réseau national ou à vendre à l’étran-
ger, avec de plus grosses centrales – mais
qui ne se contente plus de recycler et doit
être alimenté par une production accaparant
une partie des surfaces agricoles.
plus grandes que celles de France ou d’Al-
lemagne. L’entreprise danoise Nature
Energy s’est d’ailleurs fait connaître dans
l’Hexagone par le projet géant de Corcoué-
sur-Logne, qui doit digérer 498000 tonnes
d’intrants par an.
En dépit de la forte opposition des habi-
tants, des associations écologistes et du
monde paysan, les gros projets ont le vent
en poupe chez les investisseurs. « Avec ces
unités, on produit deux fois moins cher que
des petits méthaniseurs à la ferme, com-
plète M. Guerrini. Le système antérieur de
soutien aux petites installations a totale-
ment épuisé les enveloppes d’État. À la
fin 2020, le gouvernement et les agences
de l’État ont dû en catastrophe arrêter les
financements parce que ça coûtait
beaucoup trop cher. On arrivait en butée
alors qu’on n’avait même pas injecté 1 %
de “gaz vert” dans le réseau. »
Si l’État subventionne beaucoup la
filière, il investit deux fois plus dans l’in-
jection que dans la cogénération. Pour cette BENOÎT MAIRE. – « Peinture de nuages », 2022
dernière, l’État avait engagé 4,6 milliards
d’euros en 2018, mais ne prévoit plus que Cette dynamique évince les petits pro- tandis que ce n’est plus toujours le cas
1,9 milliard d’ici à 2028. L’injection repré- ducteurs, comme le montre une étude pour les suivants.
sentait 2,8 milliards d’investissement menée auprès de cinquante-trois agri-
public en 2018, mais 9,7 milliards sont
prévus d’ici à 2028.
culteurs et quarante-quatre institu-
tions (5). « Les contraintes techniques
« Tout le monde dans le marché a com-
pris qu’il y avait de l’argent à faire, et tout

E N 2010, la France ne comptait que

44 installations utilisant des ressources
agricoles, avec 38 unités à la ferme et
6 centralisées. Encore méconnu, le pro-
cédé restait à l’initiative des agriculteurs.
Ces unités transformaient le méthane en
électricité et en chaleur au moyen de
moteurs dits de cogénération, ce qui
représentait 200 gigawattheures (GWh)
d’énergie produite, soit la consommation
d’environ 80 000 habitants par an. D’au-
tres types de méthaniseurs existent
depuis plus longtemps pour traiter les
boues de stations d’épuration (STEP),
les déchets industriels et ménagers. Ils
produisent principalement de la chaleur
pour des industries et des communes.
À partir de 2015, la filière change de
visage. Le gouvernement favorise les
unités qui produisent directement du bio-
méthane à injecter dans le réseau. Ces
projets nécessitent de plus grosses ins-
tallations, comme en témoigne M. Jean-
* Journaliste.
Christophe Gilbert, qui a construit la pre-
mière unité de ce type en Bretagne avec
des associés : « Notre unité devait initia-
lement produire 150 kilowattheures
(kWh) en cogénération. Avec l’injection,
il a fallu redimensionner le projet pour
être rentable. Nous injectons désormais
l’équivalent de 930 kWh. Nous avons dû
augmenter la production de gaz, notam-
ment parce que GRDF [Gaz réseau dis-
tribution France] nous faisait payer
100 000 euros par an rien que pour pou-
voir accéder au réseau. »
À la fin 2021, plus de mille unités de
méthanisation agricole fonctionnent. Elles
produisent dans l’année 1,4 térawattheure
(TWh) en électricité, 3,9 TWh de biogaz
injecté dans le réseau et environ 3,5 TWh
sous forme de chaleur (1). Entre 2015 et
2021, la capacité installée en injection a
été multipliée par 22. En outre, les 940 pro-
jets en cours multiplieraient encore cette
capacité par quatre. Le gouvernement vise
une production en injection de l’ordre de
14 à 22 TWh en 2030 (2).
Chaque producteur signe un contrat
avec un distributeur d’électricité pour
et stratégiques propres à l’injection ten-
dent à favoriser de grands projets
nécessitant un volume important d’in-
vingt ans ou de gaz pour quinze ans. Le trants, explique Pascal Grouiez, maître
distributeur paye le mégawattheure de conférences en économie à l’univer-
(MWh) au prix du marché auquel sité Paris Cité. Ces contraintes ne per-
s’ajoute un tarif d’achat, financé par mettent de positionner sur ces projets
l’État, censé couvrir les coûts d’inves- que des céréaliers ou des unités de
tissement et d’exploitation. Les produc- méthanisation ouvrant leur capital à des
teurs obtiennent ainsi de 86 à 122 euros actionnaires non agricoles. (…) Bien
par MWh selon le type de contrat et que minoritaires, ils pourraient imposer
d’installation. À la suite de la guerre en aux agriculteurs l’usage de substrats
Ukraine et de l’inflation des coûts qui non agricoles, venant modifier la qua-
en résulte, la ministre Agnès Pannier- lité du digestat. » Chez les agricul-
Runacher a fait passer un décret reva- teurs, il observe que ce sont les plus
lorisant le tarif de rachat du biomé- riches – les céréaliers – qui réussissent
thane pour les contrats signés après le à tirer leur épingle du jeu. Ceux qui se
24 novembre 2020. sont lancés avant 2015 réussissent à
vivre correctement de la méthanisation,
La programmation pluriannuelle de
l’énergie prévoyait de faire baisser petit à
petit les aides pour la cogénération, mais Compenser les revenus
pas pour l’injection.
Or ces projets bénéficieront plus aux
grandes entreprises, comme Total, qui ont des
À PRÉSENT, les méthaniseurs à la
ferme s’en sortent moins bien financiè-
capacités d’investissement importantes. rement. Certains perdent même de l’ar-
gent. Pour Pascal Grouiez, la filière
devient dépendante du marché des
déchets. « L’évolution actuelle de la
filière vers une plus grande industriali-
sation pousse les agriculteurs à renoncer
aux logiques autonomes qui avaient pré-
valu durant les premières années, et à
le monde augmente ses prix, poursuit Pas-
cal Grouiez. Le coût de mise en place d’une
unité augmente chaque année. » En outre,
plusieurs agriculteurs ont fait les frais du
manque de fiabilité de certaines entreprises
de construction et de la mauvaise coordi-
nation entre cabinets de conseil, bâtisseurs
et assistants à maîtrise d’ouvrage. « Cer-
tains tentent d’optimiser les rendements en
incluant des intrants plus méthanogènes
(des poussières de céréales, des graisses,
du petit-lait, etc.) qu’ils ne produisent pas
eux-mêmes, mais doivent acheter à des
coopératives ou des industriels», complète
Pascal Grouiez. Dans le même temps, les
aides directes ont baissé, tout comme le
prix de rachat de l’électricité. Depuis 2017,
la région Bretagne a même décidé de ne
plus financer les unités de méthanisation.
porcs, Cédric mon fils ne se serait pas
installé, et dans dix ans l’exploitation
aurait fermé. Le prix d’achat a permis
au moins de sécuriser la partie exploi-
tation et de permettre une installation.
Aujourd’hui, on vit correctement. » Son
fils Cédric renchérit : « Lors des rencon-
tres au niveau national, je vois beaucoup
d’endroits où la méthanisation a sauvé
l’élevage, souvent des éleveurs laitiers,

NOTRE
Hors-série Décembre 2022-janvier 2023
8,50 €
mobiliser davantage de travailleurs sala- des gens qui étaient au bord du gouffre. »
riés, à lever davantage de capitaux, écrit- Ces témoignages soulèvent toutefois un

BEST OF 2022
il. Ce développement de l’injection ren- paradoxe : car pourrait-on sauver une

NOUVEAU
force en retour l’industrialisation de la
filière, et la logique dominante s’autoen-
tretient. » Les petites unités sont pourtant
les plus autonomes en termes d’intrants
agriculture industrielle à la dérive par
une industrialisation toujours plus avan-
cée, dont les conséquences dommagea-
bles pour l’environnement hypothèquent

HORS-SÉRIE et d’énergie avec la cogénération : « 60 %

de la chaleur sert à sécher l’herbe qu’on
donne aux vaches, du bois, des noix, des
l’avenir ?

(1) « Tableau de bord : biogaz pour la production

graines, précise M. Jules Charmoy, de la
Les articles de la presse étrangère ferme des Charmes en Dordogne. Envi-
qui ont marqué l’année ron 20 à 30 % conserve la cuve du métha-
niseur à une certaine température. Le
reste permet de chauffer deux maisons à
côté de la ferme. »
« La méthanisation est vue comme un
moyen de compenser les faibles reve-
Avec 11 pages de jeux conçues par le magazine
nus agricoles », s’inquiète également
M. Pierre Dufour, de la Confédération
paysanne du Lot. Le prix d’achat permet
d’avoir un revenu garanti, stable dans le
temps. « Cela apporte surtout une sécu-
EN VENTE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX rité, témoigne M. Joël Laverdet. On a un
prix fixe pendant quinze ans, une visibi-
lité. Si je n’avais eu que l’élevage de
d’électricité, quatrième trimestre 2021 », services des
données et études statistiques (SDES), ministère de
la transition écologique, 2022.
(2) « Stratégie française pour l’énergie et le climat.
Programmation pluriannuelle de l’énergie. 2019-
2023, 2024-2028 », ministère de la transition écolo-
gique, 2020.
(3) « TotalEnergies et la FNSEA s’associent pour
accompagner la transition énergétique du monde
agricole », communiqué de presse commun du
4 mars 2022.
(4) « Programmation pluriannuelle de l’énergie »,
op. cit.
(5) Pascal Grouiez, « Une analyse de filière des
dynamiques de revenus de la méthanisation agricole »,
Notes et études socio-économiques (NESE), n° 49,
ministère de l’agriculture et de l’alimentation,
juillet 2021.
 19 LE MONDE diplomatique – DÉCEMBRE 2022

À LA FERME

de l’agriculture industrielle
Cette fuite en avant handicape aussi la les sols ? Les données scientifiques d’eau souterraines, et en phosphore dans Mais la réalité est plus complexe. Dans culteurs ou groupements réfléchissent à
réduction d’émissions de gaz à effet de actuelles ne sont pas suffisantes pour 77 % des eaux de surface. Une des solu- un système capitaliste, où les agriculteurs développer les cultures intermédiaires tan-
serre. Les quelques analyses de cycle de conclure. « Il est très compliqué de dire tions, selon Mme Christine von Butlar, vivent difficilement de leur métier, une dis que d’autres ont déjà atteint le plafond
vie (bilan prenant en compte tous les flux que les digestats ont tel ou tel impact sur directrice de l’Association d’ingénieurs concurrence pour les intrants existe déjà : de 15 % de cultures consacrées à l’alimen-
du système de production) effectuées par la microbiologie du sol, constate Sophie pour l’agriculture et l’environnement à « Les constructeurs ont plutôt intérêt à sur- tation – une limite mise en place par l’État
l’Institut national de recherche pour l’agri- Sadet-Bourgeteau, auteure d’une étude Göttingen, serait d’exporter les digestats dimensionner les méthaniseurs, explique pour éviter les dérives qu’a connues l’Al-
culture, l’alimentation et l’environnement sur la question (6). Il y a une multiplicité hors des régions dépassant un certain M. Jimmy Guérin, président des Jeunes lemagne, où des agriculteurs se sont mis
(Inrae) pour GRDF indiquent certes que des protocoles, ce n’est jamais le même seuil d’azote (8). En France, après six Agriculteurs d’Ille-et-Vilaine. Une fois à cultiver des végétaux uniquement pour
les exploitations ayant une unité de métha- digestat qui est épandu et les sols sont « plans nitrates » relativement inefficaces, lancé, il faut que cela fonctionne tout le leur méthaniseur, au détriment de l’ali-
nisation émettent moins de gaz à effet de très divers. Les délais d’application le Conseil général de l’environnement et temps à 100 % de son régime. Ce qui a pu mentation humaine ou animale. Si l’asso-
serre que les autres. Mais ces études restent varient, et ce ne sont pas toujours les du développement durable (CGEDD) amener parfois des agriculteurs à acheter ciation Solagro milite pour que les cultures
dans le cadre d’une agriculture industrielle, mêmes techniques qui sont utilisées. Le concède que « les résultats en termes de des intrants supplémentaires. Ces gens-là consacrées à l’alimentation soient totale-
sans évaluer ce que serait une agriculture débat est passionné, mais repose sur peu teneur en nitrates des eaux superficielles étaient capables d’acheter du maïs four- ment interdites dans les méthaniseurs,
avec bien moins d’élevage et des animaux de matière. » Chargé de recherche à l’In- et souterraines restent très loin des objec- rage, en année sèche par exemple, plus d’autres aimeraient augmenter le seuil
en pâture, n’utilisant pas d’engrais chi- rae, Yvan Capowiez confirme : « Il n’y a tifs et semblent ne plus s’améliorer ». cher que pour élever les animaux.» Et cela actuel de 15 %, voire le faire sauter. La
miques – très émetteurs en gaz à effet de pas un digestat, mais des quantités astro- ne risque pas de s’améliorer. Pour éviter mission d’information du Sénat sur la
serre. Elles soulignent par ailleurs les effets nomiques, donc des qualités variables… Autre problématique de la méthanisa- l’augmentation des coûts des déchets et la méthanisation concluait en octobre 2021
négatifs de la méthanisation quant à la Il est très difficile d’avoir une affirmation tion : elle ne permet pas d’augmenter la concurrence violente de grosses entreprises à la nécessité de clarifier les types de cul-
santé humaine, à l’usage intensif de l’eau nette : le digestat va avoir tel effet dans quantité de carbone apportée au sol. Car capables de faire pression, certains agri- tures utilisables (11).
et aux pollutions. On manque aussi le sol. Sur un site test à côté de Tours, un sol vivant a aussi besoin de carbone,
d’études et de suivi concernant les émis- nous avons retrouvé entre 0,5 et 2 % de de bactéries, de champignons, de
sions « fugitives » de méthane, qui s’élè- la population de vers de terre morte à la plantes… La teneur en carbone des sols Rêves d’un autre modèle
veraient de 0,1 à 5 % de la production surface après un épandage de digestat. de nombreuses régions françaises n’a
selon les sources.

Un peu partout en France, des collec-

Sur un autre essai à Colmar, il y avait
zéro mortalité. À moyen et à long terme,
on ne voit plus d’effet sur la mortalité.
tifs de citoyens se mobilisent contre les Car, comme on apporte quand même de
dommages collatéraux de la méthanisa- la matière organique, six mois ou deux
tion et des digestats. Ces résidus épandus ans après, les populations de vers aug-
dans les champs sont-ils mauvais pour mentent. »
Trop de nitrates
cessé de diminuer depuis des décennies
à cause de l’intensification des pratiques
agricoles et de la transformation de prai-
ries permanentes en cultures (9). « Pour
que l’azote et le carbone soient fixés dans
l’humus des sols et contribuent à la fer-
tilité du sol, il faut un rapport de neuf uni-
tés de carbone pour une d’azote [un rap-
port C/N de 9], tel qu’il l’est dans
l’humus », explique Marc Dufumier, pro-
fesseur honoraire d’agronomie à Agro-
T RENTE organisations, à l’opposé, en
appellent à une révolution agroécolo-
gique (12) : sortir de ce système en créant
des fermes à taille humaine, avec des pro-
ductions variées qui favorisent l’autonomie
et nuisent moins à l’environnement. Car,
dans le même temps, l’agriculture se
concentre de plus en plus. Le nombre
d’agriculteurs et agricultrices continue de
fondre, tandis que la surface des fermes,
précise M. Dupuy. Cela permet d’utiliser
nos 600 tonnes de fumier pendant l’hiver,
mais sans avoir besoin de mettre autre
chose quand les animaux sont en pacage
à l’extérieur le reste de l’année. » Autre
point important pour ces paysans : l’acces-
sibilité de ces unités. « Un des travers des
gros méthaniseurs aujourd’hui, c’est de
présenter des projets à 1 million d’euros
minimum et souvent bien plus. Économi-

L A qualité d’un digestat dépend des

intrants apportés. Or les produits qui vien-
L’apport d’azote total sera toujours un
peu supérieur avec des apports de déchets
ParisTech. Or la plupart des digestats pos-
sèdent un faible rapport, de moins de 5
en général. Moins les intrants possèdent
elle, ne cesse de s’agrandir, passant d’une
moyenne de trente hectares en 2000 à
soixante-neuf hectares en 2020 (13). Pour
quement c’est juste rentable, écologique-
ment l’impact est énorme. On essaye
d’avoir une enveloppe plus légère, entre
nent de l’agroalimentaire ne sont pas les extérieurs. Sauf qu’on peut mieux maî- de carbone, mécaniquement plus le rap- la Confédération paysanne, il faudrait un 200000 et 500000 euros. Nos plans et don-
plus vertueux. Il y a même de quoi être triser la forme minérale. » Dans l’idéal, port C/N sera mauvais. Le méthaniseur million de paysans et paysannes supplé- nées techniques sont aussi libres de droits
surpris. À côté de la fosse de M. Joël on pourrait mieux BioQuercy de TotalEnergies avec mentaires pour atteindre une autonomie pour que tout le monde puisse arriver à
Laverdet par exemple, on découvre des gérer la quantité ses intrants de lisier de alimentaire. Pour diviser par quatre nos faire de la méthanisation de petite dimen-
bouts de plastique qui surnagent – des d’azote canard et de déchets émissions de gaz à effet de serre d’ici à sion presque soi-même. »
restes de compotes en sachet individuel. appor- d’abattoir affiche par 2050, transformer l’agriculture semble
La comparaison de l’agriculteur rend tée exemple un C/N essentiel. « Dans notre scénario Afterres, Dans les Hautes-Pyrénées, M. Pierlo
sceptique : « C’est pareil que les boues record de 1,6 en on dit qu’il faut diviser par deux le cheptel Scherrer et sa conjointe Sandrine veulent
de stations d’épuration… Elles aussi sont moyenne sur bovin. Il faut que les agriculteurs entrent ainsi que leur ferme soit autonome en éner-
épandues dans les champs. » gie. Ils alimentent depuis trois ans un petit
méthaniseur avec leur tonne annuelle de
D’un point de vue agronomique, les déchets issus des fruits et légumes qu’ils
débats font rage. La plupart des agro- produisent et transforment. Aucun transport
méthaniseurs arguent que les digestats de matière, ni pour des intrants ni pour des
réduisent leur usage d’engrais minéraux déchets. « Notre idée était surtout de valo-
chimiques. Le rapport MéthaLAE réalisé riser tout ce qu’on a sur la ferme, précise
© ADAGP, PARIS, 2022 - PHOTOGRAPHIE : BERTRAND HUET / TUTTI IMAGE - GALERIE NATHALIE OBADIA, PARIS, BRUXELLES

entre 2015 et 2018 par l’association Sola- M. Scherrer. Notre digestat retourne sur
gro (qui milite pour une transition agroé- les cultures. Et cela fournit 75 % des douze
cologique notamment par le développe- bouteilles de gaz que consomme la cuisi-
ment de la méthanisation) sur nière pour la transformation. Nous sommes
quarante-six exploitations confirme cette un site pilote, donc encore en expérimen-
baisse (7). Mais il montre une augmen- tation. Notre objectif est d’atteindre 100 %
tation des engrais, minéraux et orga- de notre consommation de gaz. »
niques, à l’échelle de l’exploitation. Après
deux ans de méthanisation, la plupart des Ces paysans rêvent d’un autre modèle :
élevages observés (ovins, caprins et des fermes à échelle humaine, les plus
volailles) ont grandement augmenté la autonomes possible, qui répondent aux
quantité totale d’azote, de phosphore et besoins alimentaires locaux, leur permet-
de potassium apportée sur les surfaces tent de vivre dignement et qui utilisent les
exploitées. Cette quantité stagne pour les ressources qu’elles possèdent pour fabri-
élevages bovins laitiers et diminue très quer l’énergie dont elles et les habitants
légèrement pour les élevages de bovins alentour ont besoin. À l’heure actuelle, la
viande, de porcs et les exploitations céréa- méthanisation orientée vers de grosses
lières. Or le rapport note que ces dernières structures permet simplement de redonner
exploitations avaient une « forte pression du souffle à un modèle agricole industriel
d’azote ». Autrement dit, les épandages qui apparaît dans une impasse. Certes, elle
étaient trop importants. n’est qu’un outil, pouvant être utilisée pour
le pire ou le meilleur. « On ne demande
La méthanisation transforme l’azote pas à la méthanisation de changer le sys-
organique des lisiers ou fumiers en azote tème agricole à elle seule, insiste Christian
minéral plus directement utilisable par Couturier. Il faut d’abord qu’il y ait une
les plantes – mais aussi plus lessivable. volonté de changement. » Le problème
Les digestats sont donc considérés réside peut-être là.
comme de bons engrais : ils recèlent plus
C LAIRE L ECOEUVRE .
d’azote que les lisiers, également parce
BENOÎT MAIRE. – « Peinture de nuages », 2022
que les unités centralisent d’autres
intrants : « Il faut faire attention à tous aux cultures puisqu’on la mesure dans les l’année 2020. Certains agriculteurs met- vraiment dans la stratégie du “moins et (6) Sophie Sadet-Bourgeteau, Pierre-Alain Maron
ces intrants supplémentaires par rapport digestats. Cependant, dans la réalité, on tent en place des couverts végétaux entre mieux” », note M. Christian Couturier, et Lionel Ranjard, « Que sait-on vraiment de l’impact
des digestats de méthanisation sur la qualité biologique
aux effluents d’élevage, explique Sabine continue à mettre trop d’azote. « Par rap- les cultures principales, ce qui améliore directeur général de Solagro. Cela pourrait des sols agricoles ? », Agronomie, environnement et
Houot, directrice de recherche à l’Inrae. port aux années 1980, on calcule mieux les sols. Mais encore bien peu ont déve- être l’occasion de développer des fermes sociétés, n° 10-1, juin 2020.
nos apports pour les besoins de la plante, loppé ces cultures intermédiaires, et cer- aux multiples productions, mais de plus (7) « La méthanisation, levier de l’agroécologie,
mais dans ces calculs on intègre tout de tains le font sans laisser suffisamment de petite taille. Pourtant, cela semble peu synthèse des résultats du programme MéthaLAE »,
même le fait qu’il va y avoir des pertes. végétaux sur place. compatible avec de grandes ou très Ademe, 2018.
Calendrier des fêtes nationales Réduire l’azote entraîne souvent une grandes exploitations d’élevage ou de (8) Christine von Buttlar, « Comment utiliser des
digestats sans risque de pollution des eaux par les
baisse de rendement », note M. Étienne Dans un rapport de 2018, l’Agence de céréaliers qui se perpétuent grâce à la nitrates et le phosphore : Enseignements issus
1er - 31 décembre 2022 Mathias, ingénieur agronome, responsa- l’environnement et de la maîtrise de méthanisation. de l’expérience allemande », colloque Apivale,
1er CENTRAFRIQUE Fête nationale
ble du département agriculture du Centre l’énergie (Ademe) estime qu’il serait pos- Rennes, 2019.
ROUMANIE Fête nationale interprofessionnel technique d’études de sible d’atteindre une production de gaz Les subventions publiques auraient pu (9) Groupement d’intérêt scientifique sur les sols,
la pollution atmosphérique (Citepa). 100 % « renouvelable » en 2050 en inté- favoriser une méthanisation qui permette « L’état des sols de France », 2011.
2 ÉMIRATS
ARABES UNIS Fête nationale Réduire les rendements, la majorité des grant des réductions drastiques (division l’autonomie des fermes et l’autoproduction (10) « Un mix de gaz 100 % renouvelable en
LAOS Fête nationale agriculteurs ne sont pas prêts à l’enten- par quatre) de la consommation et la de petits territoires. C’est ce que propose 2050 ? » étude de faisabilité technico-économique,
Ademe, janvier 2018.
5 THAÏLANDE Fête nationale dre… même pour faire des produits de transformation des usages du gaz (10). un groupe de paysans avec la micro- et
6 FINLANDE Fête nationale (11) Pierre Cuypers et Daniel Salmon, « Méthani-
meilleure qualité. L’Ademe prend en compte la diminution même la picométhanisation. En Ariège, sations ; au-delà des controverses, quelles perspec-
11 BURKINA FASO Fête nationale
des cheptels et le développement massif M. Joël Dupuy et d’autres éleveurs, accom- tives ? » rapport sénatorial, octobre 2021.
12 KENYA Fête de l’indépend.
16 BAHREÏN Fête nationale
Si l’azote des digestats remplace en de couverts végétaux entre deux cultures. pagnés par l’Association régionale pour le (12) « 30 organisations environnementales,
KAZAKHSTAN Fête de l’indépend. partie celui des engrais chimiques, cela Les agriculteurs pourraient passer d’une développement de l’emploi agricole et rural citoyennes et paysannes dénoncent l’instrumentali-
ne résout nullement les problèmes de pol- production de 2 millions de tonnes (Mt) (Ardear) d’Occitanie, ont développé un sation de la guerre en Ukraine par les tenants d’une
17 BHOUTAN Fête nationale agriculture productiviste », 10 mars 2022, www.green-
18 NIGER Fête nationale lution. Avec plus de dix mille unités de de matières sèches de cultures intermé- méthaniseur par voie sèche et discontinue peace.fr
QATAR Fête nationale biogaz en fonctionnement en 2019, l’Al- diaires en 2017 à 42 Mt en 2050. La moi- qui peut être arrêté plusieurs mois. « Nos (13) « Recensement agricole 2020 », service de la
23 JAPON Fête nationale lemagne se retrouve avec des teneurs trop tié pourrait servir pour la méthanisation, trois méthaniseurs de 90 mètres cubes cha- statistique et de la prospective (SSP), Agreste Primeur,
élevées en nitrate dans 36 % des masses l’autre partie restant au sol. cun fonctionneront quatre mois au total, n° 2021-5, décembre 2021.
DÉCEMBRE 2022 – LE MONDE diplomatique
20
LE COÛT EXORBITANT D ’ UNE LIBÉRALISATION

Absurdistan électrique
La crise énergétique consécutive aux sanctions occiden- à la France une souveraineté énergétique,
il aurait au moins transformé l’entreprise
tales contre la Russie n’a pas seulement rogné le pouvoir en EPIC [établissement public à caractère
d’achat des Européens et affaibli le Vieux Continent. Elle industriel et commercial]. » En fait de
nationalisation, l’exécutif «étatise» l’éner-
projette une lumière crue sur l’échec de la libéralisation géticien, souligne le secrétaire fédéral de
du marché de l’électricité en France et, surtout, sur l’obs- la Fédération nationale des mines et de
l’énergie (FNME) Confédération générale
tination des différents gouvernements à poursuivre cette
du travail (CGT), M. Fabrice Coudour :
politique quoi qu’il en coûte. « Un EDF 100 % public, c’est bien sur le
papier. Mais l’État aura désormais les
mains libres pour démanteler le groupe
PAR DAVID GARCIA * sans être tenu de fournir le minimum d’in-
formation et de transparence exigé par le
pas forcément au bénéfice des usagers. en particulier s’agissant d’agissements
«La part majoritaire de la rente a été cap- susceptibles de constituer un abus
tée par l’État, sous forme de redevance et d’Arenh ». Une enquête cible Ohm Éner-
d’impôt sur les sociétés, le solde a été gie. C’est la première fois que la Commis-
conservé par la société concessionnaire sion ouvre une instruction pour ce motif.
et ses actionnaires, de sorte que l’efficacité Délégué général de la CLCV, M. François
des barrages du Rhône ne bénéficie plus Carlier met en doute la détermination de
aux consommateurs à travers des tarifs l’autorité dite indépendante : «Depuis plus
reflétant les coûts de production », relève de dix ans, la CRE n’a pas souhaité
la Cour des comptes. D’ordinaire férus de connaître les effets d’aubaine face à
consommation et autres «bons plans», les l’Arenh. Elle soutient idéologiquement la
médias n’ont guère relayé les conclusions logique de concurrence. » Il épingle aussi
peu flatteuses de ce rapport… le manque d’allant de la direction générale
de la concurrence, de la consommation et

L
droit boursier. Il lui suffira par exemple Ces mastodontes du capitalisme fran- de la répression des fraudes (DGCCRF),
« E marché européen donne l’im- encore après l’invasion de l’Ukraine par
de mettre en avant le niveau d’endettement
du groupe (68 milliards d’euros) pour jus-
çais peuvent remercier la « mamma éta-
tique ». Promulguée en 2010, une loi
rattachée à Bercy.

pression d’être au bout du modèle mis en
place il y a vingt, vingt-cinq ans. » L’au-
teur de cette formule n’est ni encarté à La
France insoumise (LFI), ni adhérent du
syndicat contestataire Sud énergie. Pré-
sident-directeur général (PDG) d’Élec-
tricité de France (EDF) de 2014 jusqu’à
son récent remplacement, M. Jean-Ber-
nard Lévy a dirigé plusieurs multinatio-
nales du CAC 40 : Vivendi, Thalès…
Lors de sa dernière audition devant l’As-
semblée nationale, le 14 septembre, ce
polytechnicien distingué a enterré – sans
doute un peu précipitamment – la libéra-
lisation du marché de l’électricité.
Programmée dès l’Acte unique euro-
péen de 1986 et mise en œuvre à partir
de 1996, cette destruction dogmatique
des monopoles publics, menée tambour
battant au nom de la sacro-sainte concur-
rence par la Commission européenne
l’armée russe. « En Europe, les prix s’af-
folent sur le marché de l’électricité »,
titrait Le Monde daté du 26 août. « Les
coûts pour livraison début 2023 ont cul-
miné à près de 1 100 euros le mégawatt-
heure en France, vendredi. Dix fois plus
qu’il y a un an », détaillait le quotidien.
La flambée frappe durement les plus pau-
vres, comme en témoigne le directeur
général de Seine-Saint-Denis Habitat,
M. Bertrand Prade : « La hausse des tarifs
va représenter sur les charges pour les
parties communes une augmentation de
600 %. Nous sommes plusieurs à devoir
choisir, avant le 31 décembre, si nous
signons un contrat avec des prix exorbi-
tants parce que dépendant des prix du
marché. Cela revient à envoyer les orga-
nismes HLM sur un marché boursier avec
des cours qui s’envolent, une grande
volatilité, pour des locataires particuliè-
rement vulnérables. »
tifier une vente à la découpe. »
Le spectre d’Hercule hante à nouveau
EDF. Officieusement abandonné, le projet
gouvernemental vise à éclater le groupe
en plusieurs pôles. Ultradéficitaire, le
nucléaire continuerait à être financé par le
contraint EDF à céder à prix coûtant un «L’ouverture à la concurrence a été une
quart de sa production électrique nucléaire catastrophe totale à tous points de vue.
aux «fournisseurs alternatifs», au premier Elle a nui à la sécurité de l’approvision-
rang desquels Total et Engie. Au début de nement énergétique et n’a rien apporté.
l’année, M. Emmanuel Macron décidait Les fournisseurs proposent les mêmes prix
d’attribuer 20 térawattheures (TWh, 1 mil- à 1 % près, pour une qualité de service
liard de kilowattheures) supplémentaires identique », tranche M. Frank Roubano-
vitch, président du Cleee, une association
de grandes entreprises industrielles et ter-
tiaires qui représentent 10 % de la consom-
mation totale d’électricité en France, par-
ticuliers et professionnels confondus. Ses
adhérents ont vu leur facture augmenter
en moyenne de 50 % entre 2021 et 2022.
S’il défend l’Arenh comme un moindre
mal, M. Roubanovitch demande le réta-
blissement des tarifs réglementés de vente,
supprimés en 2015. Une mesure incom-
patible avec les règles du marché euro-
péen, rétorque la Commission européenne.
Fausse nationalisation, interventions de

avec la complicité des gouvernements
nationaux, devait apporter efficience,
innovation et prix bas. Comme l’avaient
annoncé de rares analystes ayant déve-
loppé une immunité au sectarisme libéral,
le désastre est total. En dix ans, les tarifs
sont passés de 120 à 190 euros par méga-
wattheure (1). Tendancielle, la hausse
s’accentue depuis l’automne 2021 et plus
Le spectre d’Hercule
THE PHILADELPHIA MUSEUM OF ART - DIST. RMN-GRAND PALAIS / IMAGE PHILADELPHIA MUSEUM OF ART
l’État destinées à contrer les effets aberrants
Aucun des vingt-sept États de l’Union de la libéralisation : les dandinements tech-
européenne ne remet pourtant en cause nico-bureaucratiques destinés à contourner
le dogme concurrentiel, et la Commission la seule solution qui fonctionne, celle du
semble se mouvoir dans une dimension monopole public, ont atteint un raffinement
hermétique au monde réel. Tout en euphé- extrême. Trois économistes libéraux pré-
mismes, M. Lévy évoquait « un certain conisent la «création d’une agence natio-
déni de la part des instances communau- nale indépendante chargée d’acheter la
taires, au début de cette crise ». totalité de l’électricité de gros aux produc-
teurs et de la revendre aux distributeurs,
de façon à stabiliser les prix tout en garan-
tissant à la filière des horizons d’investis-
sement (7)». En vigueur notamment dans

P OURQUOI l’Union européenne s’obs-

tine-t-elle à privilégier l’option concurren-
tielle, quoi qu’il en coûte ? Après tout,
considérer l’énergie comme une marchan-
dise et non comme un actif stratégique sou-
verain a conduit l’Allemagne, et plus lar-
gement l’Europe, au bord du gouffre et
promet aux 450 millions d’Européens au
moins deux hivers difficiles. Mais peu
importe aux eurocrates. «L’ouverture à la
concurrence de ce marché permet de main-
tenir les prix les plus bas entre les diffé-
rentes technologies en compétition», nous
répond la Commission, arguant d’une
situation «exceptionnelle» liée à la guerre
en Ukraine. Face à pareil déni, on songe
à la chanson de Paul Misraki Tout va très
bien madame la marquise…
Et tout va si bien qu’il n’est pas ques-
tion de changer de cap. Armé de cette iné-
branlable conviction, le gouvernement
français annonçait, le 19 juillet dernier,
son intention de prendre le contrôle d’EDF
à 100 %, moyennant 9,7 milliards d’euros.
Racheter les 15,9 % du capital détenus
par des actionnaires privés, sortir l’entre-
* Journaliste.
Les poires européennes
prise de la Bourse, la gaver de fonds
publics puis la revendre à la découpe : le
projet sent si fort la naphtaline libérale des
années 1980 – socialisation des pertes,
privatisation des bénéfices – qu’il a fallu
un peu le ripoliner. D’après le ministère
de l’économie, l’énergéticien aurait ainsi
la « capacité de mener de manière accé-
lérée plusieurs chantiers décisifs annon-
cés par le président de la République dans
son discours de Belfort, notamment le pro-
gramme de construction de six réacteurs
[nucléaires] de technologie EPR2 d’ici
2050 ». Une fois propriétaire unique de
l’entreprise, l’État pourra financer ses
investissements à moindre coût sur les
marchés, grâce à des taux d’intérêt réduits.
Relayant la communication gouverne-
mentale, les principaux médias français
qualifient aussitôt l’opération de « natio-
nalisation ». Secrétaire national de la
Confédération française de l’encadrement -
Confédération générale des cadres (CFE-
CGC) chargé de l’énergie, M. Alexandre
Grillat conteste cette terminologie :
«L’État rachète les parts des actionnaires
minoritaires, sans toucher au statut d’EDF.
Si le gouvernement avait voulu redonner
CLAES OLDENBURG. – « Giant Three-Way Plug » (Multiprise géante à trois voies), 1970
contribuable. Beaucoup plus rentables, la
production éolienne et solaire, la commer-
cialisation et la distribution seraient pri-
vatisées (2). Député socialiste de l’Eure,
M. Philippe Brun a mené son enquête. Une
note confidentielle du ministère de l’éco-
nomie révèle le plan gouvernemental de
«cession d’environ 30 % des activités liées
à la transition énergétique ». Selon ce
document, « le lancement à court terme
d’une opération de sortie de cote permet
d’éviter de débuter par une réorganisation
du groupe [qui] enverrait un signal négatif
aux organisations syndicales [lesquelles]
ne manqueraient pas de se mobiliser for-
tement comme elles l’avaient fait lors des
projets Hercule -Grand EDF (3) ». Des
évolutions jugées « compatibles avec les
attentes de la Commission européenne»…
Intronisé en octobre, le nouveau PDG
le très capitaliste État canadien de l’Ontario,
l’«acheteur unique» combine planification
à long terme et marché. «Discuté en amont
de l’ouverture des marchés, ce modèle
n’avait pas été retenu par les États mem-
bres de l’Union», rappelle M. Guy Lecerf,
président de l’Association française indé-
pendante de l’électricité et du gaz (Afieg),
qui regroupe de grands fournisseurs alter-
natifs, dont Total. Il n’est pas davantage
envisagé aujourd’hui. En revanche, les
tarifs réglementés du gaz prendront fin
comme prévu le 30 juin 2023, pour les par-
ticuliers et les copropriétés. De quoi «met-
d’électricité à prix cassé, qui s’ajoutent tre le droit français en conformité avec le
aux 100 TWh octroyés aux mêmes condi- droit européen, à la suite d’une décision
tions depuis plus de dix ans. Objectif de du Conseil d’État de 2017 », entérine le
ce dispositif, appelé accès régulé à l’élec- ministère de la transition énergétique.
tricité nucléaire historique (Arenh) : faire
baisser les prix. Autrement dit, corriger Touchés mais pas coulés, les aficiona-
les effets haussiers du marché ! Le 9 août, dos de la logique concurrentielle serrent
EDF réclamait à l’État une « demande les rangs. Le journal Les Échos pousse
indemnitaire » d’un montant de 8,34 mil- même ce cri du cœur : « Électricité : réin-
liards d’euros pour compenser le préjudice venter le marché pour le sauver (8) ».
lié à l’Arenh. Que le quotidien de M. Bernard Arnault
se rassure : parce qu’il profite en défini-
La nature même de l’accès au nucléaire tive à l’État néolibéral – intervention-
historique favorise des détournements spé- niste, mais prioritairement en faveur des
culatifs. « Un aspect curieux de la régle- entreprises – comme aux multinationales,
mentation est que le droit à l’Arenh qu’ob- ainsi qu’aux hauts fonctionnaires qui pas-
tient l’opérateur alternatif en sent de l’un aux autres, le modèle éner-
décembre 2021 pour l’année 2022 peut gétique concurrentiel a sans doute de
être revendu sur le marché de gros au pre- beaux jours devant lui.
mier trimestre 2022 », souligne l’associa-
tion de défense des consommateurs CLCV
(1) Lire Aurélien Bernier, « Prix de l’énergie, une

G RÂCE aux sanctions occidentales contre la Russie, les entreprises pétrolières Luc Rémont présente un profil idoine
et gazières américaines ont réalisé, entre avril et septembre 2022, un profit pour privatiser EDF. N’a-t-il pas notam-
record de 200 milliards de dollars (Financial Times, 5 novembre 2022). Cette somme ment supervisé la fusion de Gaz de
provient en partie des achats frénétiques de gaz naturel liquéfié (GNL) effectués France (GDF) avec Suez, lorsqu’il
par les pays de l’Union européenne pour compenser la fermeture du robinet russe. conseillait le ministre de l’économie
Ainsi le bouclier tarifaire français (110 milliards d’euros entre 2021 et 2023) et le Thierry Breton (4) ?
bazooka allemand de 200 milliards d’euros ruissellent-ils sous forme de dividendes
versés aux producteurs de gaz de schiste. Mais ces profits privés américains Au premier semestre 2022, EDF affi-
subventionnés par les puissances publiques européennes ne suffisent pas. chait un résultat négatif de 5,3 milliards
Début novembre, une trentaine de navires gaziers gorgés de GNL pour une valeur d’euros. Ses principaux concurrents privés
se portent à merveille, eux. TotalEnergies
de 2 milliards de dollars faisaient des ronds dans l’eau au large des côtes espagnoles
a cumulé 10,4 milliards d’euros de béné-
et des terminaux nord-européens. Quand déchargeront-ils ? « Les courtiers qui
contrôlent les tankers attendent que les prix montent quand la température chutera fices sur la même période ; Engie a
pendant l’hiver », explique le Financial Times (4 novembre 2022). De son côté, le engrangé 5 milliards d’euros. En février
Fonds monétaire international (FMI) a adressé à la population française un avant- dernier, le Parlement français prolongeait
goût de l’addition sous la forme d’un « ajustement soutenu » résumé par Le Figaro de dix-huit ans la concession hydroélec-
(21 novembre) : « Après avoir déboursé des milliards pour soulager les entreprises
trique du Rhône, sans appel d’offres, au
et les ménages de la crise énergétique, la France doit commencer dès l’an prochain profit d’une filiale du groupe Engie. À
à assainir ses finances… » l’unanimité des groupes parlementaires,
P IERRE R IMBERT . avec l’approbation du gouvernement fran-
çais et de la Commission européenne, mais
(consommation, logement et cadre de folie organisée », Le Monde diplomatique,
vie) (5). Certains fournisseurs réservent novembre 2021.
auprès d’EDF un volume d’électricité à (2) Lire Anne Debrégeas et David Garcia, « Qui
42 euros le mégawattheure et le reven- veut la mort d’EDF ? », Le Monde diplomatique,
draient quatre à dix fois plus cher, en toute février 2021.
illégalité. Comment? L’entreprise annonce (3) « Participations financières de l’État ; prêt et
avances à divers services de l’État ou organismes
un nombre de clients pour justifier d’une gérant des services publics », Assemblée nationale,
réservation d’Arenh (à bon prix). Mais plu- rapport no 292, 6 octobre 2022.
tôt que de servir ceux-ci, comme il s’en- (4) Marc Endeweld, « Nationalisation ? : Luc
gage à le faire, le fournisseur se débarrasse Rémont nommé PDG d’EDF… pour mieux le déman-
d’une partie de cette électricité pour la ven- teler ? », Marianne, Paris, 26 octobre 2022.
dre au prix fort sur le marché de gros. Et (5) « Des fournisseurs d’énergie qui réalisent des
plus-values spéculatives sur le dos des consomma-
réaliser une juteuse plus-value. C’est ainsi teurs », communiqué de presse de CLCV,
que Mint Énergie conseille à ses clients de 13 septembre 2022.
passer chez EDF, en leur promettant une (6) Compte Twitter de M. Fabien Gay, sénateur
économie de « 218 euros par an » (6) par (Parti communiste français) de Seine-Saint-Denis,
24 octobre 2022.
ailleurs réelle !
(7) Étienne Beeker, Dominique Finon et Jacques
Percebois, « Électricité : Une solution efficace
La Commission de régulation de l’éner- combinant planification et marché existe », Le Monde,
gie (CRE) affirme que « certains fournis- 24 mai 2022.
seurs font l’objet d’investigations en cours, (8) Les Échos, Paris, 17 novembre 2022.

Le logiciel qui fait boguer les cheminots
En région parisienne, on ne compte plus le nombre de
trains annulés faute de conducteurs. La mise en place d’un
logiciel privé de gestion du personnel devait permettre de
compenser le manque d’effectifs. Non seulement les usa-
gers ne constatent aucune amélioration, mais les chemi-
nots voient leurs conditions de travail se détériorer – ce
qui les pousse à la démission. Une spirale infernale.
PAR SELIM DERKAOUI *
I
LS n’avaient pas besoin de ça, les
cheminots. Depuis quelques années, le
manque d’embauches avait déjà sérieu-
sement dégradé leurs conditions de
travail. Mais avec la mise en place
d’Orion, un logiciel de gestion du
personnel, la situation s’est encore
détériorée. « C’est toujours la veille pour
le lendemain que mes heures et lieux
sont calés, et parfois même quelques
heures avant. Ma vie avec un enfant à
charge est devenue ingérable. Et cela
a empiré avec Orion ! », témoigne
Mme Nathalie T., conductrice de RER,
qui préfère rester anonyme.
Ce logiciel de programmation des jour-
nées de service des conducteurs est expé-
rimenté sur le Transilien (trains et RER
d’Île-de-France) de la gare de Paris Saint-
Lazare depuis juin 2021. Avant, la tâche
Les agents posent le sac
A UPARAVANT, quand un conducteur
rencontrait un problème personnel
important, il allait voir un « GM », qui
essayait d’en tenir compte. Plus difficile
aujourd’hui : on ne discute pas avec un
algorithme. De plus, les conducteurs
pouvaient bénéficier de primes « trac-
tion » allant de 500 à 1 000 euros, cal-
culées en fonction du nombre de
voyages effectués, et d’autres liées aux
heures de nuit ainsi qu’aux « débou-
chés », c’est-à-dire au nombre de fois
où le travail se termine ailleurs qu’à
Saint-Lazare, obligeant à dormir sur
place. « Les méthodes de calcul du logi-
ciel Orion visent des gains de temps et
une réduction du nombre de voyages, et
donc de nos primes », déplore
M. Hémon. Et ce alors que les salaires
sont bloqués depuis huit ans et que la
* Journaliste.
CENTRE-VAL DE LOIRE
TOURS. Le 9 décembre, à 20 h 30, à l’associa-
tion Jeunesse et Habitat, 16, rue Bernard-Palissy :
réunion des Amis et lecteurs de la région sur
deux thèmes du numéro en kiosque, « La guerre
d’Ukraine » et « L’Italie aujourd’hui ».
(pjc.arnaud@orange.fr)
GRAND EST
METZ. Le 8 décembre, à 18 h 30, petite salle
des Coquelicots, 1, rue Saint-Clément : « café-
Diplo » sur « La pédagogie de l’émancipation
des opprimés de Paolo Freire», avec Yacine Bou-
kerrana et Fairouz Najim. (pollmann5@univ-
lorraine.fr)
HAUTS-DE-FRANCE
LILLE. Le 4 décembre, à 18 heures, au cinéma
le Flandria, 45, rue des Viviers à Bailleul : pro-
jection du film Mon pays imaginaire, de Patricio
Guzmán, suivie d’un débat avec Lucie Garçon.
(amdnord@yahoo.fr)
3, avenue Stephen-Pichon, 75013 Paris. Tél. : 01-53-94-96-66 www.amis.monde-diplomatique.fr
L OGIQUES
était entièrement dévolue aux agents ges-
tionnaires de moyens (les « GM »), char-
gés de répartir le travail. Désormais,
Orion « rationalise » le processus. La
plate-forme peut changer la veille pour
le lendemain, voire quelques heures
avant, les horaires de l’ensemble des
conducteurs. Ainsi Mme T., qui habite à
une heure de son lieu de travail, peut
apprendre, juste avant de se coucher,
qu’au lieu de commencer à 5 heures du
matin, ce sera à 3 heures 30. Elle prévoit
de terminer sa journée à Cergy (Val-
SELÇUK
d’Oise) ? Finalement, ce sera à Mantes-
la-Jolie (Yvelines). « Nous devenons des
numéros interchangeables », s’alerte le
syndicaliste Sud Rail Nicolas Hémon,
qui roule régulièrement sur la ligne J du
Transilien (Paris Saint-Lazare à Ermont
- Eaubonne, Gisors, Mantes-la-Jolie et
Vernon - Giverny).
direction propose une hausse d’à peine
3 % pour couvrir l’inflation galopante
en 2022. Faute d’effectifs suffisants, elle
décide même, à la veille de l’été, de
limiter les possibilités de partir en
vacances en juillet-août. Les esprits
s’échauffent, un vent de contestation
souffle dans les dépôts. Les 13, 23 et
24 juin, des grèves sont organisées.
Puis, le 27 juin 2022, la programma-
tion par Orion des jours travaillés
tombe. La contestation grandit. Les 29
et 30 juin, les cheminots de Paris Saint-
Lazare refusent de conduire leur train.
Plus de 70 % de grévistes ! Ils décident
ce qu’on appelle un « dépôt de sac »,
c’est-à-dire un débrayage intempestif
et déterminé, sans la « déclaration indi-
viduelle d’intention » quarante-huit
heures à l’avance, instaurée sous le pré-
sident Nicolas Sarkozy. « Le conducteur
pose le sac au niveau du téléphone de
quai le jour même, il appelle qui de
droit – les collègues qui gèrent le trafic
en opérationnelle –, et c’est fini ! »,
raconte le syndicaliste Sud Rail Rémi
Vépierre. La direction évoque des
« grèves sauvages », un « mouvement
ÎLE-DE-FRANCE
PARIS. Le 7 décembre, à 19 heures, au Lieu-
Dit, 6, rue Sorbier : « Brésil, les défis du nou-
veau gouvernement Lula », avec Christophe
Ventura. (amis.diplo.75@gmail.com)
SEINE-SAINT-DENIS. Le 8 décembre, à
19 heures, à la Belle Étoile, 14, allée Saint-Just,
à Saint-Denis : rencontre avec Thomas Coutrot,
coauteur (avec Coralie Perez) de Redonner du
sens au travail. Une aspiration révolutionnaire
(Seuil). (amis.diplo.93@gmail.com)
YVELINES. Le 11 décembre, à 19 heures, au
cinéma Roxane, 6, rue Saint-Simon : pro-
jection du film La (Très) Grande Évasion en
présence du réalisateur Yannick Kergoat.
(eveleveque@wanadoo.fr)
NOUVELLE-AQUITAINE
GIRONDE. Le 2 décembre, à 19 heures, à la
médiathèque du Haillan, 30, rue de Los Heros :
«Avons-nous besoin d’une réforme des
retraites ? », avec Éric Berr. Le 9 décembre, à
18 h 30, à la médiathèque de Cestas, place du
Souvenir : « Les États-Unis après les élections
de mi-mandat », avec Luc Benoit à La Guil-
laume. (amis.diplo33@gmail.com)
PAU. Samedi 10 décembre, de 12 h 15 à 13 h 45
en salle Navarre, Foire Exposition, conférence-
débat dans le cadre du salon Asphodèle : « Pro-
téger les arbres à Pau, une résistance citoyenne
locale », avec Max Crouau et Alain Arraou. En
partenariat avec Attac 64 et le collectif Au pied
des arbres.
OCCITANIE
AUDE. Le 1 décembre, à 20 heures, au
er
cinéma Le Colisée à Carcassonne : projection
MANAGÉRIALES À LA
illégal » avec lequel il ne faudrait natu-
rellement pas discuter (1).
« Orion est la déclinaison à l’échelle
de Transilien du logiciel Hastus, que la
SNCF a acheté très cher à l’entreprise
de transports canadienne Giro (2).
Chaque activité, TGV, TER, Intercités,
aura ainsi sa propre déclinaison d’Has-
tus à l’échelle nationale », nous
explique M. Vépierre. La direction de
Transilien SNCF reste muette sur le
coût et botte en touche, le verbe bien
technocratique, sur les raisons du
déploiement de ce logiciel souvent
défectueux : « Orion intègre plusieurs
fonctionnalités-clés en un seul logiciel
pour simplifier et unifier la gestion des
matériels roulants et le planning des
conducteurs. L’enjeu est de permettre
une meilleure anticipation des éléments
impactant les plans de transport (…).
Avant d’être mis à disposition de
chaque ligne, il a été testé depuis
plusieurs mois sur une ligne pilote afin
d’ajuster, corriger les premiers bugs et
améliorer la prise en main par les
équipes. » Celles-ci apprécieront…
Pour les syndicats, ce logiciel test est
surtout un moyen de flexibiliser davan-
tage et de compenser le sous-effectif.
La pénurie nationale se chiffrerait à
environ 1 200 conducteurs, soit 10 %
des personnels (3) – ce que conteste le
président-directeur général de SNCF
Voyageurs, M. Christophe Fanichet, tout
en reconnaissant « une tension qui obère
le plan de transport (4) ».
du film de Yannick Kergoat La (Très) Grande
Évasion. En partenariat avec Attac, Anticor
et le Festival international du film politique.
Le 2 décembre, à 18 heures, au Théâtre
+ Cinéma de Narbonne : « Mafia, les raisons
d’un enracinement. Femmes et mafias en Italie
du Sud », avec Giovanni Ierardi. La rencontre
sera suivie à 20 heures d’une représentation
du spectacle Misericordia. Le 6 décembre, à
20 heures, au cinéma Le Colisée à Carcas-
sonne : projection du film de Patricio Guzmán
Mon pays imaginaire, suivie d’un débat en
présence de Jean-Pierre Bousquet. Le
16 décembre, à 18 heures, à la médiathèque
de Conques-sur-Orbiel : « Langues régio-
nales », avec Philippe Descamps, coordinateur
du Manière de voir n° 186 « Le pouvoir des
langues. Identités, domination, résistance ».
(contact@amisdiplo11.org)
PERPIGNAN. Les AMD 66 se réunissent
chaque troisième jeudi du mois, à 19 h 15,
au Casal de Perpinyà, 23, avenue du
Lycée, pour discuter du dernier numéro.
(amisdiplo66@gmail.com)
TOULOUSE. Le 6 décembre, à 17h30, salle du
Sénéchal : projection-débat autour du film Notre
terre mourra proprement, avec Marie-Christine
Gamberini. Le 10 décembre, à 16h30, à la Tou-
louse Business School : «La politique étrangère
de la France respecte-t-elle ou non les droits de
l’homme», avec Aymeric Elluin. En partenariat
avec le Groupe de recherche pour l’éducation et
la prospective (GREP). (jpcremoux@orange.fr)
PAYS DE LA LOIRE
LA ROCHE-SUR-YON. Le 3 décembre, à
10 heures, au Champ libre, 2, place du Mar-
21
SNCF
Non seulement la compagnie peine à
recruter en raison des salaires et des
conditions de travail, mais « le nombre
de démissions a augmenté de 40 % en
2019, alertait déjà en décembre 2020 le
sénateur communiste du Nord Éric Boc-
quet. Du jamais-vu ! » Et pour cause :
« La direction de la SNCF propose aux
cheminots tentés de partir vers le privé
La direction lâche du lest
E N ce début d’été 2022, les chemi-
nots, eux, lient tous les problèmes et
réclament la suppression du logiciel
Orion, la connaissance du planning de
travail au moins vingt et un jours à
l’avance, des recrutements et une aug-
mentation des salaires. Les « dépôts de
sac » des conducteurs Paris Saint-
Lazare se sont propagés aux conduc-
teurs de Paris-Est le 4 juillet, suivis de
ceux de Paris-Nord le lendemain.
« Grève illégale » ou pas, la direction
finit par lâcher du lest : accord obliga-
toire des agents pour toute modification
de service, versement de primes dont le
montant total avoisine les 1 000 euros
et suspension des « protocoles congés »
jusqu’en 2023.
Mais les problèmes de fond demeu-
rent : le logiciel Orion reste en activité
et risque d’être déployé à l’échelle
nationale, les conditions de travail sont
délétères et les effectifs manquent
toujours cruellement. Selon UNSA-Fer-
ché : « café-Diplo » autour de trois articles du
numéro de novembre 2022, « Bientôt, la
retraite à 70 ans ? » par Michael Zemmour,
« Empêcher la grande presse de baver » par
Dominique Pinsolle, et « La transition tuni-
sienne en ruine » par Thierry Brésillon.
(michelmerel54@laposte.net)
NANTES. Le 15 décembre, à 19 heures, au Cha-
peau rouge, 4, rue du Chapeau-Rouge : « café-
Diplo » autour de deux articles du numéro de
novembre, «Qatar, la coupe de trop», par Akram
Belkaïd, et « Désherber les bibliothèques », par
Éric Dussert. (claudie.desfosses@orange.fr)
PROVENCE-ALPES-CÔTE D’AZUR
AIX-EN-PROVENCE. Le 15 décembre, à
20 h 30, au théâtre de la Maison des jeunes
et de la culture Jacques-Prévert, 24, boule-
vard de la République, hommage à Michel
Pinçon : projection du film de Jean-Chris-
tophe Rosé Voyage dans les ghettos du
Gotha, suivie d’un débat avec Martine Vas-
selin. (d.bruet@orange.fr)
AVIGNON. Le 10 décembre, à 16 heures, au
Fenouil à vapeur, 145, rue Carreterie : rencontre
avec Christian Laval pour son livre Le Choix
de la guerre civile. Une autre histoire du libé-
ralisme (Lux). (ballaylavallee@gmail.com)
HORS DE FRANCE
GENÈVE. Le 13 décembre, à 18 h 30, à la
Maison des associations, 15, rue des
Savoises : « café-Diplo » autour de l’article
de Mitra Keyvan « Les Iraniennes allument
un brasier social » (novembre 2022).
(gardondenis@gmail.com)
LE MONDE diplomatique – DÉCEMBRE 2022
de démissionner et ainsi per-
dre leur statut, et d’être réem-
bauchés sous un contrat de
droit privé en échange d’une
augmentation de salaire (5) »,
ajoutait-il.
Chaque conducteur doit
suivre une formation d’un an.
L’un d’entre eux nous raconte
son quotidien, quand il
enchaînait des allers-retours
Paris-Tours toutes les trois
semaines, il y a quelques
années : huit heures par jour
de travail sur place et trois de
devoirs à la maison le soir, et
l’on « doit aussi sacrifier ses
week-ends pour avoir une
chance de réussir ». Puis,
quand on est embauché, on
touche « 1 626 euros pour la
première catégorie ; il faut
donc compter sur les primes.
Ça ne donne pas vraiment
envie de sacrifier ses semai-
nes ou ses week-ends ».
Au lieu de s’attaquer à cela,
la direction espérerait-elle
gérer la pénurie grâce à
Orion ? « Il s’agit de deux
sujets totalement différents,
assure M. Aymeric Anselin, responsable
des relations avec la presse à Transilien
SNCF. La crise sanitaire, économique et
sociale liée au Covid-19 a ralenti le
recrutement et la formation de nos agents.
Ce manque de conducteurs – une cin-
quantaine sur les 2 650 [affectés au Tran-
silien] – peut amener certaines lignes à
supprimer quelques trains en journée. »
roviaire, plus de 6 500 postes ont été
supprimés entre 2018 et 2021 (6) et,
selon la Confédération générale du tra-
vail (CGT), 20 000 en huit ans, soit
12,6 % des effectifs (7). Les consé-
quences ont été particulièrement visi-
bles cet été : pannes, trains retardés ou
annulés, défaillances d’installations de
sécurité, accidents… Le tout sur fond
d’ouverture à la concurrence, de sous-
traitance, de développement coûteux
des lignes à grande vitesse, de privati-
sations de TER et de suppression de
dessertes locales. Un service public
détricoté, en somme.
(1) Sud Rail Paris Saint-Lazare, 30 juin 2022.
(2) « La SNCF choisit Hastus pour son réseau
ferroviaire Transilien en Île-de-France », Giro,
28 février 2018, www.giro.ca
(3) Franck Bouaziz, « Trains supprimés faute de
conducteurs : la SNCF cherche à pourvoir
1 200 postes », Libération, Paris, 26 août 2022.
(4) Entretien à Ville Rail & Transports, Paris,
31 août 2022.
(5) Question écrite n° 19509 de M. Éric Bocquet,
Journal officiel, Sénat, 10 décembre 2020.
(6) « SNCF : Bilan social 2021. Et ça continue
encore et encore… », UNSA-Ferroviaire, 6 mai 2022.
(7) « SNCF : Réduire les effectifs n’est pas sans
conséquences », site de la CGT, 9 septembre 2022.
DÉCEMBRE 2022 – LE MONDE diplomatique
22
QUAND L’ÉTAT FAIT LE CHOIX DE L’INÉGALITÉ

Qui est protégé contre l’inflation ?

(Suite de la première page.)
Il est rare que deux raisonnements
opposés puissent s’expliquer par les
mêmes arguments. La menace d’une
boucle prix-salaires – la fameuse « spi-
rale inflationniste » – qui rythme les
discours officiels lorsqu’il est question
d’indexation des revenus du travail dis-
paraît pourtant dans ceux qui évoquent
la rémunération du capital par le biais
des OATI. Et l’indexation censée attiser
la flambée des prix dans le premier cas
de figure se voit enrôlée dans la lutte
contre l’incendie dans le second…
Comment expliquer qu’on bouscule à
tus entre deux catégories de population
également touchées par l’inflation
devient une constante des politiques
publiques, en France comme ailleurs.
Mais, si les obligations indexées sur
l’inflation sont maintenant des actifs
banals pour les marchés de capitaux,
leur introduction avait déclenché à Paris
comme à Londres une guerre de palais.
Au Royaume-Uni, par exemple, les pre-
mières émissions de ces titres, bientôt
surnommés linkers, ont lieu au début
des années 1980, alors que Margaret
Thatcher trône au 10 Downing Street.
Le secrétaire financier du Trésor de
l’époque, M. Nigel Lawson, se souvient

© ADAGP, PARIS, 2022 - MOMA, NEW YORK

ce point les principes de base de la
logique depuis les plus hautes sphères
de l’État ?
L’échelle mobile des salaires – qui
consiste à augmenter les salaires en
fonction de la hausse des prix – a été
introduite en France par une loi de
1950, suivie d’un autre texte de juil-
let 1952 imposant la revalorisation auto-
matique du salaire minimum interpro-
fessionnel garanti (SMIG) si l’indice
des prix dépasse 5 %. Produit du pay-
sage politique de l’après-guerre, la
mécanique de l’indexation suppose un
calcul de l’indice des prix indépendant
du pouvoir politique et des forces
sociales effectué par l’Institut national
de la statistique et des études écono-
miques (Insee), organisation créée à la
même époque. Trente ans plus tard, le
gouvernement de Pierre Mauroy sup-
prime l’indexation, conformément au
vœu du ministre de l’économie et des
finances de l’époque, M. Jacques
Delors. Dans le cadre du « tournant de
la rigueur » du président François Mit-
terrand, la mesure laisse les travailleurs
démunis face à l’inflation, qui dépasse
11 % à l’époque. Ce tête-à-queue idéo-
logique s’accompagne de l’accélération
du financement de l’État par les mar-
chés (et non plus par les circuits publics
d’après-guerre, critiqués pour leur
« dirigisme »). La nouvelle sévérité affi-
chée à l’égard des salariés s’accom-
pagne ainsi d’efforts visant à amadouer
les investisseurs, dont on espère qu’ils
achèteront les titres de la dette. Ce hia-
« Si tu gagnes, je gagne »
que la première ministre était au départ
« opposée à l’indexation, qui, d’une cer-
taine manière, validait l’inflation (3) ».
Elle craignait « que l’indexation finan-
cière se propage à d’autres formes d’in-
dexation beaucoup moins souhaitables,
notamment les dépenses publiques et les
salaires ».
Mais les promoteurs des linkers avan-
cent que ces contrats d’emprunt facili- LARRY RIVERS. – « Nine French Bank Notes II » (Neuf billets de banque français), 1963-1965
teront le financement du déficit. En
effet, les créanciers qui souscriront aux s’agit plus que d’un souvenir lointain. regarde la réalité, explique-t-il à son future zone euro sont des « données »
titres accepteront en échange une prime Au contraire, la génération dite de la interlocuteur. Je fais le pari que tu vas de l’espace politique. À la fin des
de risque réduite et des taux d’intérêt « désinflation compétitive », en poste au réussir [à contenir l’inflation] et j’y années 1990, l’arbitrage entre classes
plus bas. Si l’inflation demeure limitée, milieu des années 1980, à laquelle appar- colle mon fric. Si tu gagnes, je gagne, sociales, qui privilégie les épargnants au
ils s’avéreront moins onéreux pour tient M. Trichet, souffre encore du « trau- si tu perds, je perds. Or moi, je n’y peux détriment des salariés, ne soulève plus
l’État. Thatcher voit dans cette promesse matisme des années 1970 et de l’hyper- absolument rien. Je suis le Français qui de questions : il va de soi que les contrats
de réduction de la charge de la dette, au inflation : une maladie qui colle vraiment te fais le plus confiance, car je suis le obligataires de la dette souveraine
moins à court terme, un moyen de met- aux doigts », comme nous l’explique un seul directement à miser mon argent sur bénéficient d’un statut à part, supérieur,
tre en œuvre les baisses d’impôts qu’elle haut fonctionnaire du Trésor qui souhaite ta réussite. » Flatteur, l’argument fait qui ne saurait faire l’objet de demandes
a promises. Elle se laisse également garder l’anonymat, sans craindre toute- mouche ; M. Trichet cède. d’équivalence de la part d’autres
convaincre que ces nouveaux produits fois l’exagération – le terme d’hyperin- catégories sociales. Mieux, cette
matérialisent l’engagement du gouver- flation désignant un dépassement du seuil La première OATI est émise le 15 sep- asymétrie est comprise au plus haut
nement de réduire l’inflation, toute de 50 %. tembre 1998. L’inflation apparaît dans niveau de l’État comme un instrument
hausse des prix représentant un surcoût, le rétroviseur, l’indépendance de la de maintien de l’ordre social, puisqu’elle
voire une punition, pour l’État. Seules Les jeunes « trésoriens » vont plaider Banque de France est incontestée, le renforce les pressions concourant à la
quelques voix dénoncent en 1980 un que l’indexation des obligations, loin franc fort et l’arrimage au mark de la discipline monétaire et budgétaire.
« effet ciseau » : « Comment le gouver- d’attiser la hausse des prix, consacre la
nement peut-il justifier l’indexation des primauté du combat contre l’inflation.
paiements à ses créanciers et non à ses En d’autres termes, en concédant aux Élargir l’emprise financière
employés ? », interroge ainsi le secré- investisseurs une protection contre
taire d’État au commerce John Nott (4).
Mais la logique inégalitaire qui carac-
térise les linkers a prévalu : la poursuite
l’érosion de la valeur de leur portefeuille
de placements, le Trésor mise l’argent
de la République sur la rigueur d’une
J USQU’À récemment, la faiblesse de l’in-
flation avait permis à ce glissement de
quoi les investisseurs français demandent
qu’une partie de la dette française soit
de la désindexation des salaires et l’in- politique monétaire désormais entre demeurer discret. Depuis quelque temps, indexée sur l’inflation » (5). Bien que
dexation des obligations financières les mains d’une banque centrale toutefois, les choix politiques qui organi- seuls 40 % des ménages français détien-
constitueront désormais des objectifs indépendante. sent la réponse au mal inflationniste appa- nent une forme d’assurance-vie, et que
politiques simultanés… raissent de nouveau au grand jour. Le l’épargne soit fortement concentrée au
Le ton monte entre les entrepreneurs 25 juillet 2022, alors que l’Assemblée sommet de la hiérarchie sociale, le minis-
du Trésor et la Banque de France. Quand nationale française examine les dépenses tre lie les intérêts de la population générale
M. Trichet apprend l’annonce publique liées au service de la dette, des parlemen- à ceux de la finance.
imminente de l’innovation, il est taires dénoncent une inégalité de traite-

E N F RANCE, les choses sont plus

tardives. À la fin des années 1990, un
petit groupe de technocrates se constitue
autour de M. François Villeroy de Gal-
hau, l’actuel gouverneur de la Banque de
France, à l’époque directeur de cabinet
du ministre de l’économie, des finances
et de l’industrie Dominique Strauss-
Kahn. Ils affichent leur rupture avec les
furieux. M. Sylvain de Forges, ancien
responsable de la cellule de gestion de
la dette, se souvient de la réaction hos-
« anciens », tel M. Jean-Claude Trichet, tile, qu’il qualifie de « pavlovienne », du
qui officie alors comme gouverneur de gouverneur de la Banque de France. Il
la Banque de France. Pour la jeune garde nous rapporte sa conversation télépho-
de quadragénaires du Trésor, la lutte nique avec M. Trichet : « Au lieu de me
contre l’inflation a été gagnée : il ne dire que je te scie la branche (...),
ment : pourquoi protéger certains inves-
tisseurs financiers aux frais du
contribuable ?
Alors que son groupe a refusé la taxa-
tion des superprofits et le relèvement du
salaire minimum de croissance (SMIC),
le député Jean-Philippe Tanguy, du Ras-
semblement national (RN), interpelle le
Le souci de souder Main Street (« M. et
Mme Tout-le-Monde ») à Wall Street pour-
rait offrir l’une des explications du projet
de réforme des retraites. L’appauvrisse-
ment du régime public des pensions par
répartition incite déjà à la souscription de
retraites complémentaires privées. Il élargit
le segment de marché ouvert à la gestion
d’actifs par les fonds de pension (6).

Diplomatie du radiateur ministre de l’économie et des finances en

L A chute du mercure suffirait-elle à transfigurer la diplo-
matie française ? Le revirement de Paris au sujet du
Venezuela pourrait le suggérer. Il y a encore quelques mois,
le président français Emmanuel Macron soutenait la logique
d’un renversement de son homologue vénézuélien Nicolás
Maduro, qu’il avait qualifié de « dictateur » (Le Point,
29 août 2017). Lorsque, en janvier 2019, un député de
l’opposition vénézuélienne jusque-là inconnu du grand
public, M. Juan Guaidó, profite de son élection à la prési-
dence de l’Assemblée nationale pour s’autoproclamer
« président en charge », la France se joint aux États-Unis
et à une cinquantaine de pays pour le reconnaître. Sur
place, la greffe ne prend pas. L’opposition se lasse des
frasques de M. Guaidó, et ses liens avec des groupes
paramilitaires d’extrême droite ternissent son image de
chevalier blanc. En janvier 2020, le « président intérimaire »
perd la présidence de l’Assemblée nationale au profit d’un
autre membre de l’opposition, M. Luis Parra. M. Guaidó
est privé de l’argument constitutionnel qui fondait sa
tentative de coup d’État parlementaire. Paris le reçoit
néanmoins et lui confirme son soutien.
Les sanctions infligées à Moscou, le deuxième exportateur
mondial de pétrole, ont toutefois provoqué l’envol des prix
de l’énergie, notamment en Europe, où la déréglementation
du marché de l’électricité a amplifié le phénomène. Alors
que l’hiver approche, le Vieux Continent craint de grelotter.
Plus vite qu’il n’en faut à un thermomètre pour passer de
20 à 10° C, le regard de M. Macron sur le Venezuela se
métamorphose. Oubliée, la « dictature » qu’il s’agissait de
renverser. Le pays redevient ce détenteur des plus impor-
tantes réserves de pétrole du monde qu’il convient de
cajoler. « Illégitime » hier, M. Maduro retrouve son titre de
« président » dans la bouche de son homologue français le
7 novembre 2022, au cours d’une rencontre lors de la confé-
présentant les obligations indexées comme
Quand l’ensemble de la population sera
dépendante de la finance pour garantir la
« dignes des pires charognards de Wall valeur de sa retraite, chaque Français
rence de Charm El-Cheikh sur le changement climatique
(COP27). Largement financée par Caracas, la chaîne de
télévision Telesur ne perd rien d’une poignée de main qu’elle
Street». Réponse du ministre : «Monsieur
Tanguy, vous vous emportez sur les titres
pourra être considéré comme appartenant
au « camp des investisseurs ». Dès lors, la
indexés sur l’inflation, qui seraient la logique conduisant à dorloter les spécula-
juge « affectueuse » entre le président vénézuélien et son proie des “pires charognards de Wall teurs au détriment des salariés n’apparaîtra
contempteur d’antan. Street” pour reprendre votre expression. plus pour ce qu’elle est : la manifestation
Les 10 % de titres de dette de l’État d’une politique inégalitaire.
On aurait toutefois tort de conclure que, guidée par le
indexés sur l’inflation répondent à une
mercure, la diplomatie française aurait retrouvé un degré BENJAMIN LEMOINE.
demande très précise des assureurs et des
d’autonomie vis-à-vis de Washington. De la même façon
gestionnaires de l’assurance-vie, du
que Paris avait calqué sa politique à l’égard de Caracas sur
livret A et du livret d’épargne populaire,
celle de Washington lorsqu’il s’était agi de soutenir M. Guaidó, (3) Michael J. Oliver et Janett Rutterford, « The
qui ne sont pas précisément les “pires cha- capital market is dead : The difficult birth of index-
la France inscrit ses pas dans ceux des États-Unis quand
rognards de Wall Street” (applaudisse- linked gilts in the UK», The Economic History Review,
elle tente de débloquer le robinet pétrolier vénézuélien.
ments sur plusieurs bancs du groupe vol. 73, no 1, Londres, 2020.
Renaissance). J’imagine que, comme
Le 8 mars 2022, les États-Unis décrètent un embargo sur (4) Ibid.
beaucoup d’autres parlementaires et
le pétrole russe. Une semaine plus tard, Washington dépêche (5) Assemblée nationale, compte rendu de la séance
comme beaucoup de Français qui nous
des émissaires à Caracas dans un effort visant à « compenser du 25 juillet 2022.
écoutent, vous détenez une assurance-
la perte du brut russe à la suite des sanctions en réponse à (6) Benjamin Braun, « Fueling financialization :
vie : pour qu’elle continue de rapporter,
l’invasion de l’Ukraine par Moscou » (France 24, 18 mai 2022). The economic consequences of funded pensions »,
il faut l’indexer sur l’inflation. Voilà pour- New Labor Forum, vol. 31, no 1, Los Angeles, 2022.
Soudain, M. Macron estime que « le pétrole vénézuélien doit
pouvoir être remis sur le marché », comme il le proclame lors
de la réunion du G7 de juin 2022.
En octobre, une délégation de l’opposition vénézuélienne
se rend à Washington pour expliquer qu’elle ne soutient ni
M. Guaidó ni la logique des sanctions que rejette la
population. La Maison Blanche fait alors fuiter sa décision
de ne plus reconnaître « l’intérimaire ». Quelques jours plus
tard, M. Macron met en scène sa rencontre avec le
« président » Maduro à Charm El-Cheikh…
De toute évidence, même lorsqu’elle est guidée par les
températures, la diplomatie française lie ses exigences à
celles des convecteurs de la Maison Blanche.
R ENAUD L AMBERT .
 23 LE MONDE diplomatique – DÉCEMBRE 2022

« N OUS PRÉPARONS DES LUTTEURS »

Dans la classe des Freinet

Pédagogues à la renommée internationale, Élise et Céles- et aristocratique, précise Freinet, les
enfants participent à toutes les tâches
tin Freinet ont produit quantité d’écrits théoriques. Mais ménagères et soignent aussi les bêtes.
ils ont surtout mis leurs idées en pratique, notamment en Nulle leçon de dogmatisme commu-
niste : ce qui compte, c’est la joie détrui-
fondant l’école qu’ils ont ouverte en 1934 à Vence. Dans sant d’elle-même tout système qui ten-
cet établissement sans véritable classe ni pupitres alignés terait de l’enfermer.
face à un tableau, les sanctions sont votées en assemblée
Selon les préceptes du « naturisme
générale, et chacun doit travailler en autonomie. prolétarien », la base de l’alimentation
est constituée de fruits, de céréales (ils
font leur pain), de riz, de maïs, de
semoule et de pâtes. Pas de lait mais des
PAR LAURENCE DE COCK * yoghourts et du fromage frais. Il s’agit
de rééduquer le tube digestif d’enfants
L’arrivée des orphelins de Gennevilliers
semble avoir été très éprouvante. Le
contraste est énorme avec les autres
élèves, calmes et déjà accoutumés à la
communauté. Freinet les décrit comme
symptomatiques de la masse ouvrière des
villes, irrationnelle, souvent avinée, mal
nourrie. Ainsi accueillent-ils l’inspecteur
d’une poignée de main franche, accom-
pagnée d’un « Salut camarade ! ». Il a fallu
donc prendre le temps de les rééduquer
en évitant qu’ils influencent les autres
enfants. La question des sanctions s’est
posée. Consignées sur des carnets, elles
sont votées en assemblée générale avec
8 h 15 - 8 h 30 : lits et dortoirs.
8h30 : début du travail scolaire. La séance
commence par les textes libres, qui sont
lus et choisis en commun, puis imprimés.
Ils servent de base aux autres exercices :
calcul, grammaire, sciences ; à la suite de
quoi les enfants choisissent leur atelier, où
les attendent des fiches autocorrectives qui
leur permettent de cheminer progressive-
ment (elles s’inspirent du pédagogue amé-
ricain Carleton Washburne).
10 h 30 : travail dans les champs ou tra-
vail libre.

L
A pédagogie inspirée par Élise et
Célestin Freinet n’est ni une méthode
ni une technique dénuée de politique.
Elle est le produit de rencontres entre
des données matérielles, des réflexions
théoriques et des positions idéo-
logiques. En d’autres termes, il n’y a
pas de « pédagogie Freinet » clés en
main, mais plutôt un parcours balisé par
des idéaux sociaux et politiques au
service desquels sont expérimentées des
techniques. Et ce sont les articles parus
en revues qui permettent de suivre
ce cheminement.
La collaboration de Célestin avec
L’École émancipée (1) dure jusqu’en
1934, date à laquelle il se brouille avec
la revue. On peut considérer que, durant
jusqu’ici nourris à la soupe claire ou au
pain – qui gonfle le ventre. Freinet
pédagogie prolétarienne. Il y a observé raconte que, les premiers mois, les
une école comme laboratoire, avec l’in- enfants ne pensaient qu’à manger, inca-
dividualisation des activités des enfants, pables d’identifier la sensation de
une attention portée à la liberté et au self satiété. L’alimentation a aussi une fonc-
government (« autonomie »), expérimen- tion apaisante pour ces enfants arrivés
tée comme une vie sociale et politique. dans un état de grande instabilité ner-
Toute la classe est active, les examens veuse. Ainsi les orphelins de Gennevil-
sont supprimés et on privilégie le travail liers tournaient-ils autour de la maison
en plein air, manuel, industriel et agri- sans pouvoir s’arrêter, incapables de fixer
cole, ainsi que la coéducation. Il confie leur attention ou de prendre contact avec
son « émerveillement » : « L’école russe, l’extérieur. D’autres hurlaient à la moin-
qui est vivante, n’est neutre ni au point dre contrariété. Lorsqu’un enfant ne va
de vue politique ni au point de vue reli- pas bien, plutôt que de le sermonner, Élise
gieux. Elle prépare loyalement le et Célestin s’interrogent d’abord sur ce
citoyen de la République des travail- qu’il a mangé. Un jour, une élève voulait
leurs et l’homme areligieux qui saura sauter du haut de la terrasse, ils décou-
jeter hors du temple les popes endor-
meurs du prolétariat. »
vrent qu’elle a mangé du chocolat…
un barème selon la gravité.
Quant à l’emploi du temps, il est
dense. Et les week-ends ne semblent pas
différents de la semaine. Sauf que le tra-
vail effectué est contrôlé le samedi soir,
en assemblée générale.
6 h 30 : lever et frictions, réactions, suda-
tion si nécessaire, gymnastique.
7h15-7h45 : services (tâches ménagères).
7 h 45 - 8 h 15 : petit déjeuner.
L’expression même du socialisme
11 h 30 : gymnastique.
Midi - 13 h 30 : déjeuner.
13 h 30 - 16 h 30 : travail libre manuel.
16 h 30 : « causerie commune » ou lec-
tures collectives.
17 h 15 : conférences – les élèves sont
entraînés à préparer une intervention à
partir de la documentation disponible
dans l’école.

Sur le plan scolaire, il n’y a pas de

cette période, Freinet y concentre l’es-
sentiel de ses réflexions théoriques. En
1922-1923, il commence à partager les
expériences pédagogiques qu’il décou-
vre. Comme le fonctionnement des
écoles dans la région d’Altona, en
Prusse. Il est exalté par les conditions
matérielles dans lesquelles travaillent
les enfants, par l’adaptation du mobilier
scolaire à leur taille et par la liberté lais-
sée aux enseignants dans leurs pratiques.
Mais c’est son voyage en Russie (1925-
1927) qui lui inspire le plus de réflexions
– dix-huit articles. Il en félicite « la belle
route », à savoir le fait que la révolution
ait doté l’école d’une vision et d’un but
à atteindre : la libération de l’humain
dans une nouvelle société. Il en saisit ce
qui définit une école du peuple et une
Une école du travail
M ADELEINE [fille d’Élise et de
Célestin] raconte qu’au réveil des
nauté. Plus de leçons ni de résumés par
cœur… Parmi les travaux privilégiés par
D’où la nécessité de continuer les classe proprement dite dans l’école de enfants, Élise et Célestin sont déjà les enfants : le journal mensuel Pionniers,
efforts pour « préparer l’avènement de Freinet : pas de pupitres ni de bancs ali- debout et prêts. Tous plongent dans le dans lequel ils racontent leur vie en com-
l’école du peuple », écrit-il en 1925. Il gnés face à un tableau. Les enfants sont grand bassin et sèchent au soleil l’été, munauté. Élise s’implique beaucoup dans
ne faut pas imaginer la démarche scolaire répartis en ateliers : salle de travail sur ou dans le dortoir quand il fait froid. les travaux manuels. Parce que l’organi-
russe de ces années-là comme une vaste sation lui semble encore trop
entreprise de propagande bolchevique. proche de l’école traditionnelle
Dans les années 1920, la politique édu- et, du fait de son tempérament
cative en Russie s’inspire du psycho- d’artiste, elle aimerait bien plus
logue et philosophe américain John de créativité, de liberté, de vie au
Dewey et veut rompre, surtout à partir contact de la nature.
du tournant de la nouvelle politique éco-
nomique (NEP), avec toute forme d’en- Il transparaît du premier bilan
doctrinement des masses et d’autorité annuel que Freinet concède sans
verticale. D’où une production culturelle difficulté que tout ne fonctionne
intense, la multiplication des écoles nou- pas comme attendu, qu’ils ont
velles insistant sur la liberté, et une encore des progrès à accomplir
désidéologisation des contenus (2). C’est et que l’école leur réserve de
cette politique éducative qui passionne nombreuses surprises. Mais il
l’instituteur provençal. est clair que le couple utilise son
établissement comme un lieu
d’expérimentation et d’observa-
tion pédagogiques. Et il y a dans
ce premier bilan une esquisse de

F l’importance du travail et de sa
© YAYOI KUSAMA - PHOTOGRAPHIE : ANDRÉ MORIN - CENTRE POMPIDOU, MNAM-CCI - RMN-GRAND PALAIS

REINET passe aussi au crible le tra-
vail de pédagogues déjà réputés et enga-
gés dans l’éducation nouvelle comme
– outre Dewey – Adolphe Ferrière,
Maria Montessori, Ovide Decroly,
Rabindranath Tagore, Jean Piaget,
Johann Heinrich Pestalozzi. De Ferrière,
il commente L’École active (1922), dont
il faut souligner l’importance dans sa
formation intellectuelle, particulière-
ment l’idée de l’« activité spontanée,
personnelle et productive de l’enfant ».
Il loue également les principes pédago-
giques sur lesquels repose la pédagogie
Montessori – surtout la quête de bon-
heur des enfants. Il se pose aussi en ana-
lyste des instructions officielles. Quand
paraissent celles de 1923, il se réjouit,
par exemple, de l’avancée de l’institu-
tion vers des pratiques qui lui semblent
se rapprocher de l’éducation nouvelle –
comme l’insistance sur l’apprentissage
actif, sur les textes libres, ou encore
l’encouragement à développer des
classes promenades.
C’est en 1924 que Freinet donne à la
revue Clarté un texte politique assez
achevé : « Vers l’école du prolétariat : la
dernière étape de l’école capitaliste ». Il
y retrace brièvement l’histoire de l’ins-
titution jusqu’au XIXe siècle, où l’indus-
trialisation naissante met l’éducation au
service des intérêts du capitalisme. C’est
l’école bourgeoise, qui ne se préoccupe
que d’accroître la connaissance conçue
comme une culture au service du profit.
Il plaide alors pour une école du travail
où la part manuelle aurait autant d’im-
portance dans la transmission des
connaissances. C’est-à-dire une révolu-
tion complète de l’école, où les travail-
leurs rétabliront un ordre social qui leur
soit favorable.
* Professeure d’histoire-géographie. Auteure d’Une
journée fasciste. Célestin et Élise Freinet, pédagogues
et militants, qui vient de paraître aux éditions Agone
(Marseille) et dont ce texte est extrait.
L’école de Vence (Alpes-Maritimes) a supériorité sur le jeu comme
été fondée en 1934 comme un laboratoire outil pédagogique. Ce qui va à
d’expérimentation des principes d’une l’encontre de ce que l’éducation
nouvelle pédagogie libérée du harcèle- nouvelle prône au même moment.
ment administratif pour faire émerger La liberté, choisir quel travail on
une éducation prolétarienne. Lorsqu’elle veut faire, non de ne pas travail-
ouvre officiellement, après la décision ler. Personne ne reste sans rien
de Jean Zay, ministre de l’éducation faire. L’école des Freinet est un
nationale et des beaux-arts, Élise et atelier de travail.
Célestin sont tous deux à la retraite
– donc totalement libérés de l’école Enfin, l’école fonctionne
publique. À l’été 1936, L’Éducateur pro- comme une coopérative : « Nous
létarien sort un numéro consacré à « Une ne sommes ni maîtres, ni patrons,
année d’expérience à l’école Freinet ». ni directeurs ; nous faisons, au
Si Célestin souligne qu’elle a été éprou- même titre que les enfants, par-
vante, pour des raisons surtout maté- tie intégrante d’une commu-
rielles, il y voit aussi le signe de leur fidé- nauté dans laquelle nous avons
lité à l’idéal pédagogique et social qu’ils plus de devoirs que de droits. »
défendent puisque ces conditions sont Ce mode de vie est pour les
l’apanage des écoles prolétariennes. Freinet l’expression même du
socialisme, sans avoir besoin
L’école connaît d’abord des difficultés de faire de politique : « Nous ne
de financement. D’après Élise, les géné- travaillons pas pour aujour-
reux donateurs bourgeois qui avaient d’hui mais pour demain. Nous
promis leur aide se sont défilés au der- préparons des hommes, des lut-
nier moment. Le couple Freinet a donc teurs, conscients des nécessités
dû s’endetter. Et bien sûr donner la main KUSAMA YAYOI. – « Après l’école », 2003 sociales et politiques. (…) Et
aux travaux de construction des bâti- dans cette lutte, nous nous en
ments. Une fois achevée, l’école a tout fiche, salle de documentation, salle Ensuite, Célestin les soumet aux suda- portons garants, ils ne sauront être que
d’une « installation prolétarienne » : d’imprimerie, salle artistique, salle des tions, avec des lampes à alcool sous les du côté de leur classe, du côté du
aucun luxe superflu, de l’air, du soleil, petits, salle des éducateurs et ateliers de cabines, jusqu’à ce que, « cuits à point », peuple, pour l’avènement de la société
de l’eau, de l’espace, des champs, du menuiserie, de tissage – qui sont agen- écrit Madeleine, ils plongent dans un socialiste dont leur communauté est un
calme, des terrasses et des jardins. Le cés autour d’un long couloir, large de bassin d’eau froide. Puis il les frictionne hardi embryon. » Par bien des aspects,
site est magnifique, au bout d’un chemin deux mètres, où les enfants peuvent vigoureusement avec un gant de crin. l’école de Vence est comparable aux
à peine carrossable, avec une vue sur s’installer pour travailler. Il s’agit de expériences pédagogiques imaginées
l’Estérel et sur la côte jusqu’à Antibes. montrer la centralité du travail, mais Madeleine évoque aussi les méthodes par des utopistes : un subtil mélange de
aussi la confiance accordée à l’enfant de travail : chaque semaine, les enfants ont pragmatisme et d’idéaux.
Sur les quinze premiers élèves recru- rendu autonome. Cet agencement est un plan personnalisé, composé de plusieurs
tés, tous sauf deux viennent d’un envi- une réaction à l’école traditionnelle, où matières. La « coopérative des enfants
ronnement social misérable : M., élevé rien n’est prévu pour la libre expression libres » a lieu tous les samedis : un enfant (1) NDLR. Revue créée en 1910, dans la
mouvance du syndicalisme révolutionnaire, comme
seul par une mère malade ; huit orphelins des enfants, où les salles ressemblent à élu par la classe lit le « journal mural », organe de la Fédération des membres de l’ensei-
de Gennevilliers ; C., dont le père a brûlé des casernes et les bancs « à des moules dans lequel tout le monde a, durant la gnement laïque.
la maison et la mère est devenue folle. où se coule la discipline », où il faut se semaine, inscrit ses griefs, ses félicitations, (2) Antoine Janvier, « Matérialisme et révolution
Élise et Célestin se font appeler « papa » taire, écrire, lire et écouter (3). Freinet ses souhaits. Enfin, une « boîte à ques- chez Célestin Freinet », Cahiers du GRM, no 14,
et « maman ». Le manque d’argent est étant seul à enseigner à l’école, et tions» est mise à la disposition des enfants. Toulouse, 2019.
tel que les couvertures sont remplacées contraint de s’absenter souvent, il est
(3) Célestin Freinet, Plus de leçons, « Brochures
par des manteaux. Et bien sûr, à l’exact indispensable d’apprendre aux enfants Dans cette école, chacun doit être d’éducation nouvelle populaire », L’Imprimerie à
opposé d’une éducation intellectualiste à travailler en autonomie. convaincu de travailler pour la commu- l’école, Vence, 1937.
DÉCEMBRE 2022 – LE MONDE diplomatique
24

MAGHREB EUROPE ASIE

LE DÉSINFORMATEUR. Sur les traces de
Messaoud Djebari, Algérien dans un monde
colonial. – Arthur Asseraf
Fayard, Paris, 2022, 269 pages, 22 euros.
À la fin du XIX siècle, Messaoud Djebari est
e En France, nul besoin de chercher longtemps
l’Algérien le plus célèbre de France, voire du
monde. Des centaines d’articles sont consacrés
à cet homme aux multiples occupations : explo-
rateur en Afrique de l’Ouest, interprète au service
de l’ordre colonial, informateur – pour ne pas
HISTOIRE ALGÉRIENNE DE
FRANCE. – Nedjib Sidi Moussa
Presses universitaires de France, Paris, 2022,
236 pages, 19 euros.
avant de trouver un sujet en rapport avec l’Algé-
rie : c’est ce que démontre avec brio cet ouvrage
qui met en exergue la « centralité refoulée de la
question algérienne en France, de 1962 à nos
jours ». Ainsi, de manière régulière, le fantôme
algérien vient-il peser, directement ou indirecte-
L I T T É R AT U R E S
LA THE AVOIDABLE WAR. The Dangers of a
Catastrophic Conflict Between the US and Xi
Jinping’s China. – Kevin Rudd
Public Affairs, New York,
2022, 432 pages, 24,99 dollars.
Entendre la poussière
Premier ministre de l’Australie entre 2007 et 2010
devenu commentateur des grandes questions inter-
Le Fleuve des souvenirs
nationales, M. Kevin Rudd parle mandarin et
connaît bien les ressorts politiques de la Chine, où
de José Maria Merino
il a été ambassadeur dans les années 1980, ce qui
lui permet d’éviter les clichés. Sa description des Traduit de l’espagnol par

dire délateur –, activiste et agitateur, mais aussi,
peut-être ou certainement, affabulateur de talent.
C’est en rédigeant sa thèse sur le rapport des
Algériens colonisés au reste du monde, que l’his-
torien Arthur Asseraf s’intéresse au parcours en
clair-obscur de Djebari. S’ensuit une véritable
enquête rédigée à la première personne. Le lec-
teur est ainsi confronté au travail d’un historien
à l’heure d’Internet. Le rapport à l’archive, la
traque du détail, les interrogations, parfois le
découragement, sont autant d’ingrédients qui
composent cet ouvrage à double vocation : faire
découvrir un personnage d’exception qui méri-
terait son biopic afin que soit décrite la période
coloniale sous un angle original, et montrer ce
qu’est le patient travail d’un chercheur, attentif
à ne pas se laisser berner par les « évidences ».
AKRAM BELKAÏD
DU VERBE AU FUSIL. La terreur sainte.
Algérie 1991-2002, retour sur la décennie noire.
– Amer Ouali
Erick Bonnier, Paris, 2022, 364 pages, 22 euros.
En 1992, l’Algérie célèbre le trentième anniver-
saire de son indépendance. Loin de toute réjouis-
sance, le pays a déjà basculé dans la violence
avec les premiers attentats commis par des
groupes islamistes armés et l’assassinat du prési-
dent Mohamed Boudiaf. Cette descente aux enfers
durera plus de dix ans, et c’est cette « décennie
noire » – expression que les Algériens préfèrent à
celle de guerre civile – que raconte cet ouvrage.
Il décrit les phases d’un drame qui a longtemps
coupé l’Algérie du reste du monde : attaques
contre les représentants de l’État, meurtres de
journalistes et d’intellectuels, enlèvement et assas-
sinat des moines de Tibhirine, massacres de masse
où des centaines de civils furent égorgés en une
nuit. Correspondant de l’Agence France-Presse
(AFP) durant cette période, Amer Ouali décrit
aussi les mécanismes qui ont conduit aux négo-
ciations de paix et à une « réconciliation forcée »
qui a fait fi du besoin de justice de toutes les vic-
times, quelle que soit leur affiliation politique.
Vingt ans plus tard, l’Algérie n’a pas encore
entamé son travail de mémoire sur cette période.
LYES SI ZOUBIR
GÉOPOLITIQUE
GÉOSTRATÉGIX. La géopolitique mondiale
de 1945 à nos jours en BD. – Pascal Boniface
et Tommy
Dunod, Paris, 2022, 192 pages, 20,90 euros.
Le directeur de l’Institut de recherches interna-
tionales et stratégiques (IRIS) Pascal Boniface
joint ses efforts pédagogiques au talent du dessi-
nateur Tommy pour expliquer la géopolitique
mondiale en bande dessinée. Le déroulé en trois
parties permet au lecteur de comprendre les fon-
dements de l’ordre international, puis son boule-
versement avec la chute du mur de Berlin, en
1989, et enfin ses recompositions actuelles. Les
grandes questions (armement, jeux des grandes
puissances, construction européenne, tensions au
Proche-Orient, rapports Nord-Sud, etc.) sont pré-
sentées de manière simple, mais juste et précise.
Les dessins de Tommy, loin de se contenter d’il-
lustrer le propos, apportent de la chair et souvent
un précieux recul humoristique qui permet au lec-
teur de respirer dans ce défilement d’événements
parfois tragiques. La troisième partie propose un
tour d’horizon des transformations en cours dans
chaque aire géographique. L’ouvrage est complété
par un index de personnalités. On pourra regretter
la faible place accordée aux soubassements éco-
nomiques des relations internationales.
CHRISTIAN LAPEYROUX
ment, sur l’évolution des débats politique, intel-
lectuel et même artistique ou sportif, dans l’Hexa-
gone. Des affaires, comme celle de l’enlèvement
en 1978, au Canada, d’une Algérienne mariée à
un Français par un proche du régime de Houari
Boumediène, donnent lieu à d’inextricables
mêlées où les enjeux du passé se confondent avec
ceux du présent. Des débats où renaissent les
feux mal éteints de la guerre d’Algérie auxquels
se joignent les nouvelles passions à propos de
l’islam, de l’émigration ou de la condition des
femmes. Dans un contexte, rappelle l’auteur, où
les regards critiques sur l’histoire commune ne
sont guère encouragés, chaque soubresaut du côté
sud de la Méditerranée a son influence directe
sur le cours des événements en France.
A. B.
LA POLITIQUE AU ROYAUME-UNI. –
Pauline Schnapper
La Découverte, Paris,
2022, 128 pages, 10 euros.
Le vote « Leave » de 2016 l’a confirmé : le popu-
lisme égare le peuple. Si Pauline Schnapper
concède trop à ce lieu commun, elle rappelle aussi
que «la captation par le Parti conservateur d’une
large proportion » de la working class remonte
aux années 2000 et « s’est confirmée en 2019 ».
Guerre en Irak, diversité préférée à l’égalité : le
précis mentionne quelques-uns des choix néotra-
vaillistes qui ont découragé l’électorat populaire.
Mais Schnapper se garde de revenir sur la cam-
pagne de déstabilisation du chef du Labour
Jeremy Corbyn, menée dès 2015, depuis son pro-
pre parti, avec l’appui de la presse. Sur le rôle
des médias, son manuel fait l’impasse. Les cha-
pitres sur les institutions se révèlent les plus utiles :
le Royaume-Uni dispose d’une Constitution non
codifiée mais en grande partie écrite ; dans le sys-
tème parlementaire, « l’exécutif est considéré
comme dominant un pouvoir législatif plus formel
que réel » ; les transferts de compétence (dévolu-
tion) initiés par M. Anthony Blair pour réduire
l’influence des nationalistes les ont renforcés en
Écosse et fait émerger en Angleterre.
GRÉGORY RZEPSKI
LES LOUPS AIMENT LA BRUME. – Laure
Marchand et Guillaume Perrier
Grasset, Paris, 2022, 288 pages, 20,90 euros.
Les deux journalistes exposent à travers des
enquêtes documentées et de nombreux témoi-
gnages le fonctionnement des réseaux clandestins
turcs en Europe, principalement occidentale. Ils
démontrent notamment l’importance du MIT (les
services secrets turcs) dans l’exercice du pouvoir
par M. Recep Tayyip Erdoğan : méfiant face aux
militaires (kémalistes) et aux fonctionnaires sus-
pectés d’être gülénistes, il trouve dans le MIT un
instrument dévoué et efficace pour contrôler l’État
et servir sa politique extérieure. Assassinats, inti-
midations, passages à tabac, constitution de listes
d’exilés et enlèvements ciblent les opposants et
permettent d’encadrer la diaspora, enjeu électoral
majeur depuis la réforme constitutionnelle de
2017. Le ministère des cultes et les réseaux natio-
nalistes comme les Loups gris sont également
mis à contribution. Tout cela se fait dans l’indif-
férence, voire la complaisance, des États euro-
péens. Ce livre raconte donc l’évolution de la
stratégie politique de M. Erdoğan et du Parti de
la justice et du développement (AKP), mais aussi
les faiblesses des chancelleries occidentales.
BAPTISTE DERICQUEBOURG
MUSIQUE
stratégies d’affrontement des autorités chinoises,
d’une part, et des dirigeants américains, d’autre
part, fait craindre le pire : un conflit militaire aux
conséquences humaines, économiques et environ-
nementales considérables. Les premières, sûres de
leur bon droit, partent de l’idée que les États-Unis
sont sur le déclin, tandis que les seconds, tout aussi
convaincus de leur légitimité à diriger le monde,
estiment que le temps est venu de contenir l’empire
du Milieu. Taïwan apparaît comme un enjeu pour
les deux camps. Estimant la compétition inélucta-
ble, M. Rudd trace des «lignes rouges» que les
deux géants devraient s’engager à ne pas franchir
en acceptant des «règles de conduite», reconnais-
sance «que des visions du monde autres [que l’af-
frontement]» peuvent exister.
MARTINE BULARD
LES YEUX DE L’OCÉAN. Mata nu Wawa. –
Syaman Rapongan
L’Asiathèque, Paris,
2022, 359 pages, 22,50 euros.
L’île de Lanyu, au large de la côte est de Taïwan,
est peuplée de Hans et d’autochtones qui ont leur
propre langue. L’auteur est un Tao, né sur cette
île. Au fil de cette autobiographie mêlée de contes,
il évoque les influences des colonisateurs japonais
et chinois, et transmet les représentations du
monde qui animaient ses ascendants. Rapongan
sera envoyé par des prêtres suisses au lycée sur
la grande île, Taïwan, pour apprendre le chinois
et devenir instituteur – au grand dam de son clan.
Il s’agit de « civiliser les sauvages crus ». Humi-
liation et exploitation sont le lot des élèves, avec
une intégration forcée à l’histoire, à la culture
han. Il saura «[se] laisser apprivoiser et encaisser
la stigmatisation » et entra sur concours à l’uni-
versité. Né en 1957, Rapongan écrit en chinois et
pense en Tao, revendique de créer une œuvre et
non une littérature de colonisé. Un centre de
stockage des déchets nucléaires a été installé sur
l’île – il y revient pour pêcher et écrire, vivre
cette civilisation de l’océan, qui disparaît.
HÉLÈNE YVONNE MEYNAUD
BIOGRAPHIE
KARL MARX À VINGT ANS. De la colère
au communisme. – Isabelle Garo
Au diable Vauvert, Vauvert,
2022, 153 pages, 15 euros.
La philosophe Isabelle Garo explore les années
de jeunesse du penseur, né en 1818 à Trèves.
Cette petite ville de Rhénanie, annexée en 1797
par la République française, connut les idées
révolutionnaires avant d’être soumise au royaume
de Prusse après la défaite napoléonienne : le
jeune Karl Marx y subit la censure étouffante de
l’État absolutiste. Cette expérience le conduira à
placer le « plein développement des individus au
centre d’un mode de production inédit, le com-
munisme, contre toute forme d’aliénation ». Le
monde intellectuel allemand, marqué du sceau
hégélien, remarque ce jeune penseur aussi rigou-
reux que mordant. Ses engagements le privent
cependant de toute carrière universitaire ou admi-
nistrative. Karl et son épouse, Jenny, en raison
de leur intégrité, endureront toute leur vie une
certaine précarité matérielle. « Ses choix, rappelle
l’auteur, ne furent jamais motivés par la réussite
sociale ou l’intérêt personnel. »
CÉDRIC GOUVERNEUR
A
Typhaine Ducellier, Faubourg Marigny,
La Crèche, 2022,
298 pages, 21 euros.
VANT de devenir, dans sa
traduction française, Le Fleuve des
souvenirs, le titre du roman de l’Espa-
gnol José Maria Merino, paru en 2012,
était El río del Edén. Ce choix renvoie
certes à la construction du récit, qui
s’échafaude et se reconstitue à partir de
la mémoire de ses principaux person-
nages, mais il élimine la référence au
paradis perdu et au péché originel, loin d’être anodine… Le couple
d’Adam et Ève contemporain se prénomme Daniel et Tere. Deux étudiants
fauchés, qui se rencontrent dans une fête universitaire. Coup de foudre. « Il
paraît qu’un être humain met à peine plus de huit secondes à tomber
amoureux. » Découverte d’une passion malmenée par les embûches de la
précarité dans la société madrilène. Jusqu’à une escapade dans le sublime
parc naturel de l’Alto Tajo, où ils scellent un engagement qu’ils voudraient
éternel. Tere fait alors promettre à son compagnon qu’il y dispersera ses
cendres si elle est la première à disparaître.
C’est là que l’on retrouve, d’entrée de jeu et nombre d’années plus
tard, Daniel et son fils Silvio, venus accomplir ce vœu. Mais l’enfant ne
veut pas lâcher l’urne contenant les cendres de sa mère : il est sûr que celle-
ci s’y trouve, dans l’« urnemaman ». Silvio est trisomique. Est-ce la naissance
de cet enfant violemment rejeté par son père et à qui Tere a voué son
existence qui a entraîné l’effondrement du couple ? Il faut aller jusqu’au
bout de ce roman-labyrinthe qui garde la curiosité du lecteur en haleine
pour en reconstituer le fil dramaturgique aux nombreux rebondissements et
sorties de route. Merino compose chacun de ses trois personnages centraux
comme un peintre qui reviendrait inlassablement sur sa toile. Il en effeuille
progressivement les univers, il en découvre les strates. Le plus captivant,
c’est celui de Silvio, dont le mode d’appréhension du monde des adultes et
des autres enfants comme lui, ceux qui ne sont « pas normaux » aux yeux du
père, ceux qui sont considérés comme différents et se voient marginalisés,
est restitué avec une délicatesse prenante.
Merino choisit d’écrire en utilisant le pronom « tu », comme si le
récitant, l’auteur ou une divinité, s’adressait à Daniel, pour dérouler, et
dérouter, sa narration. Un procédé qui retient d’autant plus l’attention
que Daniel est pluriel, est « nombreux ». Et que le regard qu’il porte
sur son histoire amoureuse et familiale change selon qu’il est « bienveillant »,
« austère » ou « intolérant ». C’est à partir de la multiplicité, de la diversité
des points de vue, des humeurs qu’il épouse, que s’est élaborée
sa vie – sa passion pour Tere, comme la cruauté à laquelle il a finalement
voué son destin.
La traduction a choisi d’assumer ce récit-gigogne au passé simple.
Très usité en espagnol, il est devenu inhabituel dans la littérature française,
qui lui préfère le passé composé. Si dans un premier temps ce choix (vous
quittâtes, vous fîtes, vous assistâtes…) écorche et irrite, on finit par lui
trouver une musicalité qui fait écho à l’inattendue puissance d’envoûtement
du roman : car cette exploration à la fois concrète et intuitive de la puissance
et de la fragilité des liens affectifs lorsqu’ils sont percutés par le monde
extérieur touche étrangement. Merino est célèbre et célébré en Espagne. En
France, un seul de ses textes, L’Or des songes (Gallimard, 1989, un récit
pour enfants), avait jusqu’alors été traduit.
M ARINA DA S ILVA .

POLITIQUE Ce que signifie « populaire »

LA RÉVOLUTION PAR L’AMITIÉ. – Dio-
nys Mascolo
La Fabrique, Paris, 2022, 232 pages, 15 euros.
Ce recueil, préfacé par Julien Coupat, présente
un choix de textes s’échelonnant des années 1950
aux années 1980, où le philosophe Dionys Mas-
colo (1916-1997), résistant sous l’Occupation,
corédacteur en septembre 1960, avec Maurice
Blanchot, du « Manifeste des 121 » (relatif au
droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie),
déploie son refus de toute immobilité de la pensée
critique : de l’affirmation de son opposition radi-
cale à l’État français engagé dans la guerre en
Algérie à une étude sur Louis Antoine de Saint-
Just – « ce penseur d’actes » de la Convention –
en passant par L’Antéchrist de Friedrich Nietz-
sche et la tentative d’explorer les perspectives
ouvertes par Mai 68, auquel il participa active-
ment. Il se déclare communiste, mais son com-
munisme n’est pas celui du Parti, ni de l’idéolo-
gie. L’intellectuel révolutionnaire, dit-il, «vit avec
l’idée non apprivoisée, privée de garantie, d’at-
taches. (…) Vie cachée, à demi clandestine, seu-
lement partagée dans l’amitié… ». Son commu-
nisme est celui de l’impossibilité vitale de se
réconcilier avec l’ordre de ce monde « où l’on
est parti ordonner des objets et où l’on tombe
sur des hommes ». Pour lui, le communisme sera
toujours « une façon de respirer ».
GILLES LUCAS
D
EUX cinquantenaires marquants ont été célébrés
cette année à Madagascar : celui de la révolution
de mai 1972, qui vit la jeunesse étudiante se
soulever contre la persistance de l’influence de l’ancienne
puissance coloniale, la France ; et celui de Mahaleo, le
groupe de musique le plus populaire de l’île, dont un
album est disponible en digital depuis septembre 2022
(Mahaleo en concert [1]). En réalité, l’un ne va pas
sans l’autre : Mahaleo (« libre », « indépendant » en
malgache) est né dans l’effervescence de mai 1972.
Lorsque le mouvement a commencé, Bekoto, Charle,
Dadah, Dama, Fafa, Nono et Raoul, lycéens, se sont
trouvés réunis pour animer, avec leurs guitares, les
piquets de grève rassemblant étudiants, élèves et
travailleurs dans leur ville. « Nous avons des idéaux,
chantent-ils alors en malgache, nous ne nous tairons
pas tant que vous n’aurez pas satisfait nos justes reven-
dications. » Depuis, Mahaleo n’a plus jamais quitté la
scène. Au fil des décennies, marquées par plusieurs
crises politiques aux conséquences sociales tragiques,
le groupe a conçu des centaines de titres et offert d’in-
nombrables concerts, dont beaucoup ont duré des
journées entières. Les liens tissés avec les Malgaches
sont tels que certains morceaux du groupe sont
aujourd’hui régulièrement chantés à l’unisson lors des
réunions familiales et amicales.
Le succès de Mahaleo, qui a fait l’objet d’un film
documentaire en 2005 (2), repose à la fois sur un style
mélangeant folk et polyphonie, et sur des textes qui
racontent le quotidien tout en abordant des thèmes
universels comme l’amour, le deuil, la pauvreté, le
pillage des ressources naturelles, les élites dirigeantes
qui comptent leur argent, la nécessité de se révolter
contre ceux qui écrasent… « Les Mahaleo ont la vertu
de compassion, antra en malgache, qui peut se traduire
par “garder un cœur quoi qu’il arrive” », observait la
sociologue Janine Ramamonjisoa en 2005. « Ils lisent
et disent la société malgache. Ils ont créé quelque
chose qui a du sens et qui perdure dans toutes les
couches de la société », résume une de leurs fidèles
auditrices (3).
Dama a été élu deux fois député (indépendant), en
1992 et 1996, et s’est présenté à l’élection présidentielle
en 2018. Mais Mahaleo a une autre particularité : ses
membres n’ont jamais fait de la musique un métier.
Raoul, Nono, Dadah sont respectivement devenus médecin
et chirurgiens, et ont exercé, par choix, dans le service
public. Bekoto, Charle et Dama ont étudié la sociologie
et œuvré notamment pour les droits des paysans, Fafa a
été employé dans un ministère. Ces carrières profes-
sionnelles, mais aussi leur attachement à leur pays et
leur indépendance d’esprit, expliquent leur quasi-anonymat
sur la scène internationale. Leurs deux concerts en 2007
à l’Olympia, à Paris, ont surtout attiré la « diaspora »
malgache (4). « Je nous vois, les gars, je nous imagine
plus tard, vieux mais toujours ensemble, chantant encore,
sans regrets », prophétise une chanson écrite par Dama
en 1987. La mort est venue faucher Raoul (2010) puis
Nono (2014). La disparition en 2019, à deux semaines
d’intervalle, de Fafa et Dadah, l’un des plus grands
poètes de Madagascar, puis de Charle (2021) ont laissé
Dama et Bekoto désemparés. Quelle suite donner à
Mahaleo, s’est longtemps interrogé Bekoto – dont vingt
titres emblématiques sont sortis en France en digital
cette année (5) ? Tous deux ont décidé de poursuivre
l’aventure, fêtant leurs cinquante ans de scène avec une
série de concerts. Les fils, ceux de Nono, Fafa et Charle,
jouent et chantent avec eux.
FANNY P IGEAUD.
(1) Consultable sur ce lien : https://bfan.link/mahaleo-en-concert
(2) Mahaleo, de Paes et Rajaonarivelo, Laterit productions, 2006.
Cf. également Mahaleo : 40 ans d’histoire(s) de Madagascar, Laterit,
Paris, 2011.
(3) Propos recueillis par Fanny Pigeaud.
(4) Des extraits de ce concert sont disponibles sur YouTube et en
CD-DVD : Mahaleo. Live à l’Olympia, Laterit productions, 2007.
(5) Bekoto, Feno Anao, Bekoto/Laterit, 2022. Et en ligne :
https://bfan.link/feno-anao

DU MONDE
Dans les sens interdits
Je ne suis pas un roman
de Nasim Vahabi
U
Traduit du farsi par l’auteure, Tropismes Éditions,
Troo, 2022, 122 pages, 16 euros.
N texte qui est mis aux arrêts par les censeurs
peut-il exister ? Est-il déjà condamné à disparaître ? C’est
le thème de ce roman, dont la dense brièveté, calculée au
trébuchet, décuple l’effet coup de poing. Une succession
d’épisodes le compose, où se répondent, comme dans une
chambre d’échos, les divers personnages évoqués, en une
chaîne du secret où une romancière, son éditeur, la fille de
ce dernier, etc., tentent de vivre, de faire vivre l’écrit, et de
réaliser leurs projets tout en se sachant sous une dictature.
Tout commence avec la démarche d’une écrivaine
« dont le roman est emprisonné depuis quatre longues
années » ; elle est venue avec son éditeur connaître le sort
réservé à son livre, auprès du chef du conseil de l’autorisation
de publication. Ils sont reçus par celui qu’ils pensent être un
sous-fifre. On ne parle pas de censure, dans ce pays : « Le
mot “censeur” est péjoratif, et les mots “censure” et
“censeur” font partie des termes qu’il est interdit d’évoquer
dans un roman, et même de prononcer devant les agents
lecteurs. » Ces « agents lecteurs », ce sont… les censeurs.
Son roman « a été lu par quatre agents lecteurs dont deux
sont docteurs en lettres modernes (…) puis par une autre
équipe. Ces deux équipes reprochent à ce roman de noircir
l’image de la société. C’est un excellent texte hélas avec un
peu de pessimisme ». L’écrivaine argumente, lui lit la fin
du récit : « Vous voyez, il n’est pas pessimiste, les deux
personnages se quittent en disant à demain puisqu’ils ont de
l’espoir. (…) – Oui, mais ce à demain aurait un poids
symbolique! Votre demain n’a pas la même signification
que le nôtre. » Pour preuve de sa bonne volonté, il lui propose
de visiter la salle des archives et de prendre connaissance
d’autres textes semblables au sien, dans cette bibliothèque
des manuscrits abandonnés qui gisent par centaines sur les
étagères. Mais cette caverne aux trésors, qui a tous les
attributs d’un cimetière littéraire, peut s’avérer un piège…
E N V I RO N N E M E N T
Libre-échange et écologie de marché
P
ENDANT les années 1960 et 1970, l’écologie
déborde du champ scientifique. Davantage
médiatisée, elle gagne plus largement la société.
À la même période, ce que l’on appellera plus tard la
mondialisation économique se met en place : essor
des multinationales, division internationale du travail,
accélération du libre-échange et du productivisme…
Entre la préservation de l’environnement et la croissance
économique, les gouvernements et la communauté
internationale doivent arbitrer. En 1972, l’Organisation
de coopération et de développement économiques
(OCDE) introduit le principe juridique du « pollueur-
payeur » : les responsables d’atteintes à l’environnement
financeront la prévention et la réparation des dommages
LIVRE ILLUSTRÉ
Un bout de bois sans moralité
O
N peut n’avoir de Pinocchio qu’une
connaissance assez distante, voire réduite au
cliché (erroné, de surcroît) du pantin dont le
nez s’allonge quand il ment. On peut
ne pas être sensible, voire peu
accueillant, à certains concepts
du philosophe italien Giorgio
Agamben. Pourtant, l’ouvrage
qu’il consacre au héros débridé
de Carlo Collodi est un
bonheur, d’autant plus
inattendu qu’il a tout pour
agacer : non seulement
Agamben discute le livre qu’un
autre auteur, Giorgio
Manganelli, a consacré à
Pinocchio, et dont il faut bien
reconnaître qu’on ignore tout ;
de surcroît il se lance à inter-
valles réguliers dans de
savantes gloses qui vont
batifoler du côté de Platon ou
d’Apulée (1). Mais ces excursions
érudites peuvent se lire comme des rêveries, à l’instar
de certaines digressions réjouissantes (l’examen du
grand œuvre du pasteur Robert Kirk consacré aux
L’épisode suivant est constitué de l’échange entre
l’éditeur et sa « Dame », une sorte de parade nuptiale réci-
proque, dans une aura de tendresse ironique, sous la protection
supposée de WhatsApp et de Telegram, car il leur faut être
prudents. D’ailleurs, parfois ils effacent certains de leurs
textes, participation volontaire à l’entreprise nationale de
censure – comme le dit l’éditeur, sans avoir besoin de
préciser : « Ils sont là. Ils sont dans nos maisons, nos télé-
phones, nos familles, nos cerveaux, (…) ces salauds qui
sont partout dans cet asile qui s’appelle notre pays. »
Chaque chapitre fait ainsi entendre des voix singulières
dans un temps qui a pour particularité de n’être pas vraiment
quantifiable : mieux, l’histoire est expressément encouragée
à prendre son temps, celui du non-achèvement. La mécanique
du livre agence délicatement ses différentes sections comme
des particules qui devront finir par prendre sens.
Nasim Vahabi est iranienne. Elle vit en exil depuis 1998.
Deux de ses romans ont été interdits dans son pays natal (1).
Elle écrit ici un chant général contre la dictature en cours dans
celui-ci, jamais désigné, mais présent à chaque ligne.
B ERNARD DAGUERRE .
(1) En France, elle a publié notamment Les Écrits des enfants de la
guerre, Éditions universitaires européennes (Sarrebruck, 2011), et a présenté
et choisi avec Alireza Gholami le recueil de nouvelles Les Amours persanes,
Gallimard, Paris, 2021.
causés. Dans un court essai, la militante écologiste
Flore Berlingen retrace l’histoire de cette notion pour
en souligner les dangers (1). Si la prise en charge
judiciaire et financière des pollutions industrielles est
aussi ancienne que l’industrie, le principe pollueur-
payeur répond à l’impératif libre-échangiste d’éviter
les distorsions de concurrence. L’environnement doit
donc avoir un prix… à condition qu’il soit acceptable
par les acteurs économiques. L’auteure montre que
les pollueurs ne paient qu’une faible part des coûts
environnementaux. Du moins de ceux qui sont chif-
frables, car tous ne le sont pas. Plus grave encore,
peut-être, « le principe pollueur-payeur tient lieu de
politique environnementale ». Moyennant compensation
elfes et aux fées), et
surtout l’ensemble
compose une célé-
bration de l’esprit anar-
chiste de l’enfance, cruel,
impeccablement amoral,
peu sympathique mais
somptueusement prêt à
refuser tout ordre et toute
autorité. Dynamisé par les
illustrations (tirées des
éditions de 1881, la première,
de 1901 et de 1911), éton-
nantes d’invention et d’un
émerveillant réalisme
fantasque, cet hommage à
l’« échappatoire » que
représente le « bout de
bois » a lui-même le charme
d’un dialogue secret avec les
splendeurs du jeu.
E VELYNE P IEILLER .
(1) Giorgio Agamben, Pinocchio. Les aventures d’un pantin
doublement commentées et trois fois illustrées, Rivages, Paris, 2022,
172 pages, 22 euros.
25 LE MONDE diplomatique – DÉCEMBRE 2022
ÉCONOMIE
CLOUD MONEY. Cash, Cards, Crypto and
the War for Our Wallets. – Brett Scott
Penguin Books, Londres,
2022, 288 pages, 20 livres sterling.
Les portefeuilles seront-ils bientôt obsolètes ? De
plus en plus, on choisit d’abandonner les pièces
et les billets, jugés encombrants et peu hygié-
niques, au profit d’une carte bancaire ou d’une
application de paiement. Alors que cette « société
sans cash» est souvent présentée comme le résul-
tat d’«un progrès technologique inévitable», Brett
Scott, anthropologue et ancien courtier d’origine
sud-africaine, met en garde contre ce qu’il estime
être un discours trompeur. Il souligne que la numé-
risation de la monnaie n’est pas motivée par la
recherche du confort des consommateurs, mais
plutôt par l’appétit des multinationales de la fin-
tech (la technologie financière), telles qu’Amazon,
Uber ou Google : « De telles entreprises ne peu-
vent avoir un empire numérique mondial sans
fusionner avec des systèmes de paiement numé-
riques », analyse-t-il. Selon Scott, cette dépen-
dance vis-à-vis des entreprises de la fintech expose
à des « niveaux inimaginables de surveillance et
de récupération de données ». Ainsi les porte-
feuilles se retrouvent-ils finalement au cœur
d’« une lutte géopolitique », où se joue la liberté.
ANNE-DOMINIQUE CORREA
L’ÉCONOMIE MONDIALE 2022. – CEPII
La Découverte, Paris,
2021, 127 pages, 10 euros.
En 2020, l’économie mondiale est surdéterminée
par la pandémie : la baisse d’activité, limitée selon
le Fonds monétaire international (FMI) à un peu
plus de 3 % par des soutiens massifs, est suivie
de reprises lors des périodes de déconfinement.
Il résulte des inégales capacités des pays en déve-
loppement à compenser l’inactivité des reprises
très contrastées, entre l’Asie, dont le produit inté-
rieur brut (PIB) de 2021 dépasserait de 6 % celui
de 2019, et l’Afrique subsaharienne, où il serait
inférieur de 4 à 5 %. Dans un « monde d’après »
où l’arbitrage s’effectue entre chômage structurel
et perte de compétitivité, stagnation et dégradation
environnementale, la fiscalité internationale des
entreprises pourrait creuser les écarts entre États-
Unis et Europe. Si la dette publique n’est pas pro-
blématique pour des États monétairement souve-
rains, les autres doivent gérer la montée de cet
endettement. En outre, les autorités monétaires
doivent verdir leur politique pour aligner les refi-
nancements octroyés aux banques sur les straté-
gies bas carbone. Enfin, la création de monnaies
cryptographiées par des opérateurs numériques
vient menacer la souveraineté monétaire des États.
ANDRÉ PRIOU
partielle, le développement économique est légitimé,
sans que sa nécessité ne soit interrogée – y compris
lorsque les citoyens sont appelés à donner leur avis.
L’historien Frédéric Graber s’est penché sur un
autre principe, qui semble vitrifié : celui de l’utilité
publique (2). Hérité de l’Ancien Régime, ce « droit
supérieur au nom duquel les projets peuvent être
autorisés » s’appuie sur une procédure d’enquête
publique, que l’auteur dissèque et décrit comme un
« exercice de neutralisation argumentaire ». Les
opposants locaux à un projet d’aménagement peuvent
s’exprimer, mais les pouvoirs publics se contentent le
plus souvent de répondre aux objections avec les
arguments des promoteurs. Et, s’il arrive qu’ils amendent
le dossier, c’est à la marge. « Comment avoir l’air
d’avoir entendu tout le monde sans tenir compte de
rien », résume Graber. Une tendance que la « simplifi-
cation administrative » ne risque pas d’inverser, puisque
les consultations électroniques remplacent de plus en
plus souvent les véritables enquêtes. Au-delà des
procédures, l’auteur soulève un problème de fond : la
croissance étant toujours posée comme un bien en
soi, l’utilité publique ne s’évalue qu’en fonction de
l’impact économique attendu à court terme. La place
du développement, tout comme celle du progrès
technique, n’entre pas en ligne de compte.
Dans un style différent – celui de la chronique –,
l’historien François Jarrige dénonce lui aussi ce
postulat (3). Son dernier ouvrage regroupe plusieurs
dizaines de textes, dont la plupart ont été publiés dans
le mensuel La Décroissance. Il y met en perspective
un événement, un concept, une expression, une lutte,
avec l’ambition de montrer qu’il n’y a pas de « fatalité
technologique ». Le lecteur peut néanmoins sentir son
moral flancher en apprenant, par exemple, qu’on
commercialise aux États-Unis une « peinture
écologique » pour reverdir son gazon en période de
sécheresse… Ce recueil ne rend pas forcément optimiste.
Mais il est important.
A URÉLIEN B ERNIER .
(1) Flore Berlingen, Permis de nuire. Sous le règne des pollueurs-
payeurs, Rue de l’échiquier, Paris, 2022, 96 pages, 12 euros.
(2) Frédéric Graber, Inutilité publique. Histoire d’une culture
politique française, Éditions Amsterdam, Paris, 2022, 208 pages,
18 euros.
(3) François Jarrige, On arrête (parfois) le progrès. Histoire et
décroissance, L’Échappée, Paris, 2022, 368 pages, 22 euros.
SOCIÉTÉ
L’ABOLITION. Le combat de Robert Badin-
ter. – Marie Bardiaux-Vaïente et Malo
Kerfriden
Glénat, Grenoble, 2021,
128 pages, 19,50 euros.
1981, vote de l’abolition de la peine de mort
en France. Cette bande dessinée retrace le
contexte judiciaire, politique et médiatique qui
y conduira, et raconte le cheminement de
M. Robert Badinter, qui présentera au Parle-
ment en qualité de ministre de la justice le pro-
jet de loi. Avocat défenseur en procès d’assises,
alors que le souvenir de son père, mort en
déportation, aurait pu l’inciter à soutenir le
maintien de cette peine – ce qu’il ne fera jamais,
même pour les crimes contre l’humanité –, il
est partie prenante dans des procès qui le mar-
quent profondément. Ceux de Roger Bontems
et de Christian Ranucci, qui seront exécutés,
de Patrick Henry et de Philippe Maurice, qui,
condamné à mort en 1980, échappa à l’exécu-
tion… en 1981 et passa vingt-quatre ans en
détention. Ce dernier est docteur en histoire
médiévale, chercheur à l’École des hautes
études en sciences sociales (EHESS), et s’est
exprimé le 15 septembre 2021 à l’Assemblée
nationale, après M. Badinter lui-même. Une
chronologie trace les grandes dates du combat
abolitionniste de 1764 à 2007.
BRUNO LOMBARD
LE PIÈGE IDENTITAIRE. L’effacement de
la question sociale. – Daniel Bernabé
L’ Échappée, Paris, 2022, 312 pages, 20 euros.
L’auteur, journaliste et analyste politique espa-
gnol, ne critique pas les identités en tant que
telles, mais considère qu’elles ont été récupé-
rées par un marché néolibéral de la diversité
qui compromet les mobilisations en faveur du
plus grand nombre. Sa critique de la notion de
classe moyenne qui irait du PDG à la femme
de ménage, son évocation de la culture de
masse, du débat sur le voile en France, et son
constat que l’activisme contemporain préfère
parler de discriminations, de privilèges ou d’op-
pressions plutôt que d’exploitation, visent juste.
« [Les] socialismes des XIXe et XXe siècles,
écrit-il, cherchaient à relier les gens par-delà
leurs spécificités ; l’activisme du XXIe siècle,
lui, est littéralement devenu accro à la diffé-
rence. » On aura plus de mal à le suivre quand
il établit un bilan en demi-teinte des « socia-
lismes réellement existants ». Néanmoins, cet
ouvrage permet de « localiser l’emplacement
des pièges de notre temps » dans lesquels la
gauche s’embourbe : elle n’en sortira que par
l’action collective et par une prise en compte
des questions identitaires qui ne confonde pas
différence et inégalité.
CHARLES JACQUIER
TECHNO-LUTTES. Enquête sur ceux qui
résistent à la technologie. – Fabien Benoît et
Nicolas Celnik
Seuil, Paris, 2022, 224 pages, 12 euros.
Ils luttent contre la surveillance à Nice, le
puçage des animaux d’élevage, le « machi-
nisme agricole » ou l’informatisation de
l’école. Leur cible commune : la « numérisa-
tion intégrale », qui se déploie dans les inter-
stices de nos existences. Dans une enquête aux
allures de patchwork, deux journalistes indé-
pendants mettent des visages sur ce qu’ils bap-
tisent le « nouvel âge technocritique ». Le point
de départ de la « technocritique » peut être situé
dans l’Angleterre du début du XIXe siècle,
lorsque des ouvriers du textile, qu’on appellera
les luddites, se révoltent contre la mécanisation
de leur métier. Après le traumatisme de Hiro-
shima et de Nagasaki, Georges Bernanos, le
duo Jacques Ellul et Bernard Charbonneau,
Ivan Illich ou Günther Anders offriront des
outils conceptuels. Les militants contemporains
s’inscrivent dans cette filiation. Leur sociologie
s’est élargie et la voie du sabotage, réactualisée
par le Suédois Andreas Malm, est de moins en
moins taboue. Le Covid-19 ayant accéléré l’ex-
tension du domaine du numérique, nous
sommes, selon les auteurs, « à la croisée des
chemins ».
TIMOTHÉE DE RAUGLAUDRE
A RT S
UN DOUTE ET UNE CERTITUDE. – Luis
Sepúlveda et Daniel Mordzinski (sélection et
photos)
Métailié, Paris, 2022, 208 pages, 22 euros.
Toute sa vie, Luis Sepúlveda s’est appliqué à
raconter celle des autres. Après sa mort en
avril 2020, son ami et photographe Daniel
Mordzinski décide de regrouper des textes rares
et inédits de l’écrivain chilien, et ses propres
photographies. Un doute et une certitude est
une sorte d’« autoportrait littéraire » posthume
de cet homme engagé, emprisonné en 1973 par
la dictature militaire. Entre Paris et la Patago-
nie, Sepúlveda narre ses voyages et analyse les
époques qu’il traverse. Un ouvrage rempli
d’histoires, de mémoires et d’anecdotes qui pré-
sentent ses souvenirs de tournage, son rapport
à sa terre natale, en passant par les réunions
familiales autour des asados, les célèbres bar-
becues latino-américains. Entre ces deux
artistes, Daniel et Luis, c’est une histoire d’ami-
tié : une « affection d’homme, simplement.
Affection d’un paquet de cigarettes lancé sur
la table sans autre explication qu’une envie de
fumer qui se devine. Affection d’un silence et
d’une tape dans le dos après avoir écouté pen-
dant des heures la litanie des malheurs qui
vous ont toujours harcelé ».
MARION TORQUEBIAU
DÉCEMBRE 2022 – LE MONDE diplomatique
IDÉES
7 500 €. Pastiches politico-littéraires. – David
Spector
Wombat, Paris, 2022, 128 pages, 15 euros.
Marcel Proust, Georges Feydeau, Vladimir
Nabokov, Georges Perec, autant d’auteurs
qu’on imagine mal se lancer en politique.
David Spector propose avec 7 500 € – la
somme maximale qu’un citoyen peut investir
dans une campagne électorale – douze pas-
tiches politico-littéraires les y confrontant
pourtant, avec l’inspiration maniaque qui fait
le charme du genre. « Emma, haletante, donna
à Rodolphe un chèque de sept mille cinq cents
euros pour contribuer à la campagne électo-
rale. Charles, sans doute, lui reprocherait une
dépense inconsidérée ; mais ce don lui enver-
rait un signal fort », écrit « Flaubert » dans le
réjouissant Normandie Tech, où les mots
« paradigme », « B2B » et « soft kills » n’ont
plus de secret pour lui. Spectateur avisé de la
comédie littéraire et de la scène politique, l’au-
teur livre aussi des parodies d’Édouard Louis,
de Michel Houellebecq, de Marc Lévy ou
d’Emmanuel Carrère. Le recueil s’achève avec
Bruno Le Maire, auteur de L’Ange et la Bête
censé rallié à Marine Le Pen en 2022 (puis à
Anne Hidalgo en 2027). Le texte du ministre-
écrivain allie l’opportunisme des barons de la
Macronie à une lourdeur bien ampoulée. Aussi
tragique que comique.
JEAN STERN
WALTER BENJAMIN. Critique en temps de
crise. – Philippe Ivernel
Klincksieck, Paris, 2022, 422 pages, 35 euros.
La lecture effective des écrits de Walter Benja-
min (1892-1940) dans le monde ne répond sans
doute pas à sa renommée internationale pos-
thume, malgré bien des études depuis quelques
décennies. En France, Philippe Ivernel, décédé
en 2016, est de ceux qui ont tenté avec une
admirable persévérance, au fil de sa carrière
d’enseignant et au-delà, de le donner à lire et à
comprendre. Bien que son principal promoteur,
il n’a mené à bonne fin aucun livre sur lui.
Mais l’ouvrage qui paraît sous son nom, par-
faitement édité par Florent Perrier, rassemble
à partir de ses archives toutes les pages qu’il
lui a consacrées : la pensée de Benjamin s’en
dégage dans tous ses arcanes. L’outrage à l’in-
telligence humaine a été la préoccupation déter-
minante de Benjamin depuis ses premiers
efforts d’analyse des sociétés européennes dans
leur production de « culture ». Explicitement
ou implicitement, souligne Ivernel, il entretient
une controverse avec les formes d’expression
et les idées de son époque. Dans sa chambre
d’émigré, à Paris, il avait accroché ce qu’il
considérait comme un double de la tête de mort
ornant la cellule des moines du Moyen Âge :
un masque à gaz.
LIONEL RICHARD
HISTOIRE
LA BATAILLE DE LA SÉCU. Une histoire
du système de santé – Nicolas Da Silva
La Fabrique, Paris,
2022, 328 pages, 15 euros.
Pour Nicolas Da Silva, l’histoire du système de
santé depuis la révolution de 1789 se lit comme
l’histoire d’un antagonisme entre « la Sociale »,
autogouvernement par les intéressés, et « l’État
social », qui réduit selon lui la protection sociale
à un instrument de contrôle de la population. La
réappropriation de l’esprit mutualiste par l’État,
en 1852, puis celle de la Sécurité sociale, pro-
gressivement d’abord puis complètement en
1996, trahissent « une volonté (…) de cibler les
bénéficiaires des prestations et de laisser le capi-
tal se déployer ». Il dénonce les processus d’in-
dustrialisation-concentration-financiarisation
dans tous les secteurs du soin, et démontre com-
ment le « trou de la Sécu » est une construction
politique et médiatique destinée à justifier le
contrôle des dépenses, les déficits étant dus aux
réponses politiques de l’État aux crises du capi-
talisme davantage qu’à une supposée mauvaise
gestion. Alors que le débat public et militant
tend à prôner l’État social comme horizon, l’au-
teur invite à reprendre le « combat pour une
sécurité sociale auto-organisée contre le capital
et contre l’État ».
ERNEST LONDON
UNE PRISON POUR MÉMOIRE. Montluc,
de 1944 à nos jours. – Marc André
ENS Éditions, Lyon, 2022, 572 pages,
24 euros.
En 2010, la prison de Montluc est devenue un
Mémorial consacré aux persécutés de l’occu-
pation allemande. On sait que Klaus Barbie y
enfermait ses victimes. Mais, après le
24 août 1944, on y a aussi retenu d’autres cap-
tifs : des nazis et des miliciens d’abord, puis
d’anciens résistants hostiles à la colonisation,
des Algériens raflés, torturés, condamnés à
mort, qui seront guillotinés. Des cérémonies
condamnant la guerre coloniale se tiennent
aujourd’hui devant les plaques commémora-
tives de ce lieu de mémoire. S’appuyant sur les
archives disponibles, sur des témoignages oraux
et de nombreuses photographies, l’historien
Marc André relate avec beaucoup de finesse
les expériences carcérales dans ce livre minu-
tieux. Les pratiques des appareils répressifs et
les vies des incarcérés sont au cœur de son
enquête. Des parcours singuliers permettent à
l’auteur de souligner les solidarités imprévues
entre les cibles de différentes répressions et de
saisir la complexité – résonances et disso-
nances – des compétitions mémorielles.
ROLAND PFEFFERKORN
26
P RO C H E -O R I E N T
Décennie de cendres
F
ÉVRIER 2011. Les soulèvements populaires
fracassent le mur de la peur dans le monde
arabe. Le dictateur tunisien Zine El-Abidine
Ben Ali s’est enfui depuis un mois. En Égypte,
l’armée a forcé le président Hosni Moubarak à
démissionner. Sur le mur d’une école à Deraa,
dans le sud-ouest de la Syrie, un graffiti anonyme
« Ton tour arrive, docteur ! » s’adresse au président
Bachar Al-Assad, ophtalmologiste de formation.
Le lendemain, vingt-quatre jeunes sont arrêtés par
les services de sécurité et torturés. Le 18 mars,
lasse d’attendre leur libération, la population de
la ville manifeste sa colère. La révolution syrienne
vient de naître avec, très rapidement, une militari-
sation du conflit qu’aucune initiative internationale
ne peut endiguer (1). Le soulèvement de Deraa
annonce la suite, le régime choisissant la violence
et le refus de toute concession politique. C’est
cette décennie de cendres qu’un ouvrage
collectif (2), véritable somme d’informations, de
témoignages et d’analyses, détaille alors que
s’installe aujourd’hui dans le monde l’idée (fausse)
que M. Al-Assad a définitivement triomphé de
toute adversité.
Ce « livre noir » qui ouvre les « portes de
l’enfer syrien » n’est pas simplement le récit de
ce soulèvement populaire, tâche déjà accomplie
par d’autres ouvrages indispensables (3). Il rappelle
aussi les origines structurelles du drame syrien,
Hafez Al-Assad, le père, ayant préparé le terrain
au fils par l’instauration d’un « système de terreur
permanente ». Exception faite de quelques touristes
occidentaux ébaubis par la beauté des ruines
d’Apamée ou de militants européens d’extrême
droite financés par Damas, quiconque a connu la
Syrie des années 1970 et 1980 peut témoigner
de la violence sourde qu’exhalait le pays. Un
mot de trop rapporté aux moukhabarat (les huit
services secrets) et le système carcéral se chargeait
de remettre au pas le contestataire avec, au bout
du cauchemar, la « prison dans la prison » – le
bagne de Tadmor. Héritier de son père, Bachar a
consolidé un règne reposant sur la fameuse
açabiyya (« esprit de clan ») décrite en son temps
par Ibn Khaldoun (1332-1406).
SOCIÉTÉ
L’Église et l’Évangile
O
NZE octobre 1962 : le pape Jean XXIII
ouvre le concile Vatican II. Étalés sur
trois ans, ses travaux débouchent sur le
plus grand aggiornamento de l’Église romaine
depuis la Contre-Réforme, au XVI e siècle.
L’abandon de la messe en latin en restera le
symbole le plus manifeste, et c’est souvent au
refus de cette transformation que sera assimilée
l’opposition des franges traditionalistes. Or, du
côté des « tradis », « chez certains, cette défense
de la doctrine traditionnelle va jusqu’à la remise
en cause des enseignements du concile Vatican II,
chez d’autres, c’est un effort pour les interpréter
à la lumière de la Tradition », selon l’historien
des religions Yves Chiron, ancien contributeur
de périodiques comme Présent ou Rivarol (1).
Chef de file des « intégristes », Marcel Lefebvre,
qui a participé au concile en tant qu’archevêque
titulaire, sera excommunié en 1988. Chiron
assimile le courant traditionaliste à un « natio-
nalisme-catholicisme », défini comme la
« conjonction étroite entre l’interprétation la plus
intransigeante du dogme, le nationalisme le plus
sourcilleux et la version contre-révolutionnaire
de la droite ».
Dans un livre d’entretiens à deux voix (2), la
sociologue des religions Danièle Hervieu-Léger
et Jean-Louis Schlegel, ancien directeur de la
revue Esprit, analysent la fracture postconciliaire
du monde catholique, menacé d’« implosion » :
« C’est (…) au nom de l’unité religieuse, comme
ses prédécesseurs, que le pape François a rappelé
que la liturgie conciliaire est la liturgie romaine,
et que les exceptions à cette norme doivent faire
l’objet d’un règlement précis de la part des
évêques. » En France, la pratique dominicale est
tombée à 2 % de la population. Soixante mille
fidèles assisteraient au moins une fois par mois à
une messe traditionnelle. Pris en étau entre un
mouvement de sécularisation qui semble inexorable
et un traditionalisme vigoureux, le Vatican peine
à enrayer sa perte d’influence, en Europe occi-
dentale surtout, et même en Amérique du Nord.
Aux États-Unis, le nombre de citoyens se déclarant
« sans religion » est passé de 27 % en 1937 à
47 % en 2019 selon les auteurs. Sous l’expression
« exculturation du catholicisme », Danièle Hervieu-
L’un des apports majeurs de l’ouvrage est de
se confronter aux réfutations de la responsabilité
du régime. Proclamé sauveur des chrétiens d’Orient,
rempart bienvenu contre les djihadistes de l’Or-
ganisation de l’État islamique (OEI) ou, enfin,
figure anti-impérialiste, voire antisioniste, Bachar
dispose de sympathies, notamment en Occident,
qu’aurait dû pourtant réfréner la somme incroyable
de témoignages et de preuves. Et c’est peut-être
là que réside l’immense paradoxe concernant ce
conflit : « Cette abondance d’images [numériques]
n’aura pas permis aux Syriens de briser le mur de
l’indifférence ou du renoncement. » Un océan de
vérité noie la vérité…
La désagrégation de la Syrie, où au moins quatre
forces étrangères stationnent (russes, iraniennes,
turques, et troupes du Hezbollah libanais), a indi-
rectement favorisé la mise en place d’un confédé-
ralisme démocratique dans le Kurdistan syrien, ou
Rojava. C’est cette expérience originale qu’un
ouvrage collectif entend faire connaître (4). Loin
des visions romantiques ou des niaiseries colportées
par certains films ou séries mettant en scène des
combattantes kurdes semblables à des amazones
tueuses de djihadistes, le livre insiste sur la dimension
démocratique du Rojava, mais aussi sur ses limites
et ses insuffisances. Féministe, le Rojava l’est
certainement, du moins dans ses textes fondateurs ;
mais, rappelle le livre, la réalité du terrain nuance
parfois cet idéal.
A KRAM B ELKAÏD.
(1) Enora Chame, Quand s’avance l’ombre. Mission à haut
risque en Syrie, Mareuil Éditions, Paris, 2022, 350 pages,
19,90 euros.
(2) Catherine Coquio, Joël Hubrecht, Naïla Mansour et
Farouk Mardam-Bey (sous la dir. de), Syrie. Le pays brûlé.
Le livre noir des Assad (1970-2021), Seuil, Paris, 2022,
827 pages, 35 euros.
(3) Leila Al-Shami et Robin Yassin-Kassab, Burning Country.
Au cœur de la révolution syrienne, L’Échappée, Paris, 2019,
368 pages, 18 euros.
(4) Pierre Crétois et Édouard Jourdain (sous la dir. de), La
Démocratie sous les bombes. Syrie-Le Rojava entre idéalisation
et répression, Le Bord de l’eau, Lormont, 2022, 192 pages,
18 euros.
Léger désigne le « processus d’exfiltration qui
tend à faire perdre à l’Église (…) sa capacité
d’alimenter, comme elle l’a fait pendant des
siècles, le tissu culturel vivant de la société, au-
delà de la seule population de ses “fidèles” ».
Par contraste, la communauté évangélique poursuit
son expansion, et pourrait représenter la moitié
des chrétiens dans le monde en 2050 (3).
En décalage croissant avec la sensibilité majo-
ritaire, l’Église peut-elle faire valoir sa doctrine
sociale pour inverser la tendance ? Dès 1891, avec
l’encyclique Rerum novarum, « le pape Léon XIII
s’attache à lever toute ambiguïté : les communistes
(ou socialistes comme on les appelle à l’époque),
c’est-à-dire les partisans du système économique
défendu par Marx, dénoncent des injustices réelles
mais proposent de mauvaises solutions », expose
le prêtre dominicain et docteur en sociologie
Jacques-Benoît Rauscher (4). À partir de Pie XI,
en 1931, la doctrine sociale de l’Église « renvoie
dos à dos le communisme et “l’esprit du capi-
talisme” ». Mais l’existence de la propriété privée
« ne doit pas empêcher tous les hommes d’avoir
accès aux biens nécessaires à leur vie ». Partisans
de la justice sociale ici-bas, les prêtres ouvriers,
après avoir eu leur temps de travail en usine réduit
à trois heures, se verront complètement interdire
de vivre leur ministère au milieu des travailleurs
par Jean XXIII, en 1959. Paul VI l’autorisera à
nouveau en 1965. Quant aux théologiens de la
libération latino-américains, ils durent abjurer leur
engagement, à genoux parfois. Un traitement à
rebours de la relative mansuétude dont bénéficièrent
les catholiques traditionalistes sous Jean Paul II
et Benoît XVI.
DAVID G ARCIA .
(1) Yves Chiron, Histoire des traditionalistes, Tallandier,
Paris, 2022, 640 pages, 27 euros.
(2) Danièle Hervieu-Léger et Jean-Louis Schlegel, Vers
l’implosion ? Entretiens sur le présent et l’avenir du catholi-
cisme, Seuil, Paris, 2022, 398 pages, 23,50 euros.
(3) Danièle Hervieu-Léger et Jean-Louis Schlegel, Vers
l’implosion ?, op. cit.
(4) Jacques-Benoît Rauscher, Découvrez la doctrine sociale
de l’Église avant d’aller voter, Éditions du Cerf, Paris, 2022,
282 pages, 20 euros.
DANS LES REVUES
o FOREIGN AFFAIRS. L’ancien premier minis-
tre australien Kevin Rudd interprète « le monde
tel que le perçoit Xi Jinping » ; la concurrence
sino-américaine, source potentielle d’avancées
pour le climat ; la relocalisation de l’économie
mondiale. (Vol. 101, n° 6, novembre-décembre,
bimestriel, sur abonnement : 80,95 dollars par
an. – New York, États-Unis.)
o FOREIGN POLICY. En marge du dossier
sur la géopolitique de l’alimentation (inégalités
entre pays, engrais, souveraineté, etc.) : pourquoi
certaines entreprises quittent-elles la Chine ?
l’extrême droite turque et sa croisade antiréfu-
giés ; comment les militaires mènent la danse
au Sri Lanka. (N° 245, automne, trimestriel,
14,95 dollars. – Washington, DC, États-Unis.)
o THE BAFFLER. Les origines idéologiques
de la nouvelle droite américaine ; comment le
Parti démocrate s’est habitué à renoncer à
toute grande ambition ; dans la région de l’Assam
(nord-est de l’Inde), la vie très difficile des
musulmans originaires du Bengale. (N° 65, sep-
tembre-octobre, bimestriel, 70 dollars par an.
– New York, États-Unis.)
o H ARVARD B USINESS R EVIEW . Des
patrons de grandes entreprises mondiales
(L’Oréal, Walgreens, Moderna, Yum China, Pep-
sico) proclament leurs valeurs généreuses.
(Vol. 100, n° 6, novembre-décembre, bimestriel,
119 dollars par an. – Boston, États-Unis.)
o THE NEW YORK REVIEW OF BOOKS.
Quand le pouvoir iranien met en danger l’unité
nationale en alimentant les différences ethniques
et religieuses pour se maintenir en place.
L’« authenticité juive » et le piège de vouloir
imposer une homogénéité factice. (Vol. LXIX,
n° 18, 24 novembre, bimensuel, 9,95 dollars. –
New York, États-Unis.)
o THE NATION. Aux États-Unis, la haine de
la Russie joue sur les réflexes nés de la guerre
froide en même temps qu’elle « fait le jeu » des
nationalistes russes et de M. Vladimir Poutine.
(Vol 315, n° 10, 14 novembre, bimensuel,
9,99 dollars. – New York, États-Unis.)
o THE DIPLOMAT. Les droits des femmes
en Chine, en Inde, au Kazakhstan, qui s’avère
être le pays le moins discriminant, même si les
violences contre les femmes y sont particuliè-
rement importantes. Également : le conflit entre
le Tadjikistan et le Kirghizstan. (N° 96, novembre,
mensuel, abonnement un an : 30 dollars. –
Washington, DC, États-Unis.)
o EAST ASIA FORUM. Le Japon et ses choix
stratégiques après l’invasion de l’Ukraine ; le
renforcement des sanctions américaines contre
la Chine, notamment concernant l’exportation
des semi-conducteurs. (Vol. 14, n° 3, juillet-
septembre, trimestriel, gratuit en ligne. – Can-
berra, Australie.)
o CONFLITS. Entre le dollar et le yuan, « La
guerre des monnaies, la guerre des empires ».
(N° 42, novembre-décembre, bimestriel,
9,90 euros. – Paris.)
o LE 9. Ce magazine financé par Pékin présente
les sept nouveaux plus hauts dirigeants de
Chine. Également : la naissance du premier
avion de ligne Comac C919 ; le succès populaire
des « personnes virtuelles ». (N° 55, novembre,
mensuel, 2 euros. – Vitry-sur-Seine.)
o HISTORIA. Rappel des relations complexes
entre les dirigeants du continent chinois et Taï-
wan, de 1684 (quand les Mandchous intègrent
l’île) jusqu’à nos jours. L’étonnant échec des
troupes françaises à l’assaut de Formose en
1884-1885, l’occupation japonaise et son
empreinte actuelle… (N° 911, novembre, men-
suel, 6,20 euros. – Paris.)
o MOYEN-ORIENT. L’État libanais est-il en
voie de disparition dans un contexte de crises
multiples et de colère sourde de la population?
(N° 56, octobre, trimestriel, 10,95 euros. – Paris.)
o CONFLUENCES MÉDITERRANÉE. Une
livraison consacrée au rôle des armées dans le
monde arabe et en Turquie. Loin d’être figées,
ces institutions évoluent et renforcent leur
influence. (N° 122, automne, trimestriel,
21 euros. – Paris.)
o FUTURIBLES. Comment le cyberespace,
initialement conçu pour échapper à toute
emprise nationale et territoriale, est devenu un
enjeu de souveraineté avec sa géopolitique spé-
cifique. (N° 451, novembre-décembre, bimestriel,
22 euros. – Paris.)
o POPULATION ET SOCIÉTÉS. Les hommes
sont 1 % à se dire « très féminins » et 2,4 % « pas
très masculins », tandis que 2,3 % des femmes se
disent « très masculines » et 9,2 % « pas très fémi-
nines ». (N° 605, novembre, onze numéros par
an, gratuit en ligne. – INED, Aubervilliers.)
o LES ANALYSES DE POPULATION &
AVENIR. En 2018, ouvriers et employés repré-
sentaient 52,7 % des emplois dans l’espace
rural, 46,5 % dans l’espace urbain. Cette géo-
graphie sociale relativise la thèse d’une urbani-
sation continue du territoire français qui légiti-
merait les politiques de métropolisation. (N° 41,
pluriannuel en ligne, gratuit. – Paris.)
o ENTREPRISES ET HISTOIRE. Comment
l’entreprise façonne-t-elle les rapports de genre ?
Pour répondre à la question, ce numéro propose
des contributions variant les terrains et les
époques : des ouvrières de la Grande Fabrique
de soie lyonnaise au XVIIIe siècle à l’économie
coloniale du Congo, en passant par le secteur
aéronautique. (N° 107, juin, trimestriel, 85 euros
par an. – Paris.)

DANS LES REVUES
o LIGNES. Un numéro consacré au « conspi-
rationnisme» dénonce sans originalité des «formes
de rationalité insuffisante » induites par le « capita-
lisme spéculatif », suscitant un « engagement » dans
une certaine façon de penser le monde de
travers, mais à plusieurs. (N° 69, novembre,
trois numéros par an, 20 euros. – Paris.)
o DROITS & LIBERTÉS. Primauté des accords
sur la loi, précarisation accélérée de la jeunesse,
division par deux de l’activité des prud’hommes
entre 2013 et 2020 : un dossier sur les trans-
formations du travail. (N° 199, octobre, quatre
numéros par an, 7 euros. – Paris.)
o REVUE PROJET. Le salutaire rappel de la
réalité d’une violence sociale dans les pays
développés s’accompagne d’une réflexion sur
les usages « légitimes » de la violence : légitime
défense, recours à la force policière, etc. (N° 390,
octobre-novembre, bimestriel, 13 euros. – La
Plaine Saint-Denis.)
o XXI. La Russie accroît son influence en
Afrique grâce au commerce et à la diplomatie,
mais surtout grâce à des formations militaires,
des contrats d’armement et le déploiement de
mercenaires. En République centrafricaine ou
au Mali, sa présence rappelle les aspects les
plus sombres de la « Françafrique ». (N° 60,
automne, trimestriel, 19 euros – Paris.)
o SCIENCES HUMAINES. Les ventes de jeux
de société progressent en France, alors que 94 %
des personnes interrogées auraient déjà fait une
partie de petits chevaux et une sur trois de
Jungle Speed. Un sociologue s’intéresse au «paradoxe
ludique» propre à ce loisir : vouloir gagner tout
en entretenant «une sociabilité cordiale». (N° 352,
novembre, mensuel, 6,50 euros. – Auxerre.)
o SEPTENTRION. Un dossier sur le sport
dans les pays néerlandophones. Derrière les
vedettes Eddy Merckx ou Johan Cruyff, une
exploration de la place du football et du vélo
dans les plats pays. (N° 6, automne, semestriel,
19 euros. – Rekkem, Belgique)
o APRÈS-DEMAIN. Comment assurer la meil-
leure qualité de vie possible aux personnes
âgées et/ou dépendantes ? Plusieurs articles
éclairent les évolutions démographiques et les
défis sociaux, éthiques et financiers posés par
le vieillissement de la population. (N° 93, 3e tri-
mestre, trimestriel, 9 euros. – Paris.)
o LA DÉCROISSANCE. « J’éteins la télé, je
m’installe à la campagne et je cultive mon
potager en autonomie » : l’impasse de la fuite
individuelle. Compteurs Linky : un mouchard à
domicile. (N° 194, novembre, mensuel,
3,50 euros. – Lyon.)
o CQFD . En marge d’un dossier sur le
football, sport populaire devenu une industrie,
une enquête sur la vie quotidienne à la caisse
d’une grande surface. (N° 214, novembre, men-
suel, 5 euros. – Marseille.)
o SILENCE. Nucléaire civil et militaire : des
pistes pour réduire le risque de catastrophe dans
le conflit ukrainien. (N° 515, novembre, mensuel,
5,20 euros. – Lyon.)
o D EDANS - DEHORS . Le magazine de la
section française de l’Observatoire international
des prisons souligne un cercle vicieux : les
conditions de détention amènent les détenus à
commettre des délits ou des violences qui pro-
voquent un allongement de leur incarcération.
(N° 116, octobre, mensuel, 7,50 euros. – Paris.)
o UNION PACIFISTE. Dénonçant tant la
mobilisation en Russie que les ventes d’armes
occidentales à l’Ukraine, l’éditorial soutient les
demandes d’asile pour les déserteurs des deux
côtés. (N° 603, novembre, mensuel, 3 euros. –
Paris.)
o SPORT ET PLEIN AIR. Au moment où la
Coupe du monde de football au Qatar suscite
de plus en plus d’interrogations, une mise en
perspective historique de l’engagement des
sportifs de haut niveau. (N° 664, novembre,
mensuel, 3 euros. – Pantin.)
o L’ANTICAPITALISTE. Un dossier sur la
voiture à l’occasion du Mondial de l’auto.
(N° 633, 20 octobre, hebdomadaire, 1,50 euro.
– Montreuil.)
o LE COMBAT SYNDICALISTE. Quand la
rentabilité des crèches prend le pas sur la qualité
de l’accueil, donc sur la sécurité des enfants.
(N° 474, octobre, mensuel, gratuit. – Paris.)
o COURANT ALTERNATIF. La relance du
nucléaire, une chimère dangereuse. En Iran, les
manifestations contre le hidjab ne sont pas
nouvelles. Épidémie de suicides en Libye. (N° 324,
novembre, mensuel, 3 euros. – Reims.)
o DIALOGUE. Pour lutter contre la désaffection
des filières scientifiques, une contribution propose
de développer, dès la maternelle, une posture de
chercheur chez les enfants. L’éducation civique à
l’heure des «influenceurs» sur les réseaux sociaux.
(N° 186, octobre, trimestriel, 8 euros. – Ivry.)
o 1895 REVUE D’HISTOIRE DU CINÉMA.
Qu’est-ce qui permet l’appropriation par le spec-
tateur d’un lieu filmé ? Trois études autour de
nombreuses représentations du quartier de Bel-
leville, de Lumière d’été, de Jean Grémillon, et de
Voyage en Italie, de Roberto Rossellini. (N° 97,
été, trois numéros par an, 20 euros. – Paris.)
Retrouvez, sur notre site Internet,
une sélection plus étoffée de revues :
www.monde-diplomatique.fr/revues
L I T T É R AT U R E
Dans le faste
du verbe
Dans les années 1950-1960 surgit un théâtre
étonnant, porté par la vitalité des mots,
et qui bouleversa les imaginaires : aux côtés
de Samuel Beckett ou d’Eugène Ionesco,
on comptait Jacques Audiberti, maître éclatant
du langage, conteur de la fraternité.
PAR GILLES COSTAZ *
R
AYMOND Queneau, père de Zazie dans le
métro et responsable de la « Bibliothèque de la
Pléiade », disait de Jacques Audiberti (1899-1965),
fils de maçon, auteur NRF et poète pauvre, qu’il
était « millionnaire en mots ». C’est peut-être ce qui
l’a ultérieurement desservi. À quand remonte la
dernière présentation notable d’une de ses œuvres
théâtrales ? Sans doute Le mal court a-t-il été – tardi-
vement – adopté par la Comédie-Française en 2000,
dans une mise en scène d’Andrzej Seweryn, et
l’acteur-metteur en scène le plus fidèle à la parole
audibertienne, Marcel Maréchal, a-t-il présenté
Cavalier seul au Théâtre 14, à Paris, en 2014. Et il
y eut quelques autres réalisations. Mais bien peu.
En une alternance d’oubli et de résurgence, de
dédain et de réhabilitation, il reparaît et disparaît
au fronton de nos théâtres, comme il allait et venait
de son vivant, se fixant en des lieux provisoires,
changeant d’hôtel, disant hâtivement à sa conjointe
et à leurs deux filles qu’il reviendrait – et il revenait…
Le cinéaste Jacques Baratier, qui fut son ami et
réalisa le film La Poupée d’après un scénario du
poète, lui fit cette adresse après sa mort : « Dans les
chambres d’hôtel où nous mangions du foie de
morue à même la boîte, dans les chambres de bonne
de l’avenue des Ternes ou de l’avenue Victor-Hugo,
dans les chambres d’amis ou d’amies qui furent les
étapes de ta course au silence, toujours en quête
d’un havre pour poser ton sac de marin et ta sacoche
de cuir bourrée de manuscrits griffés et salis, je
t’ai suivi, perdu et retrouvé, pendant vingt ans (1). »
Tout part d’Antibes, sa ville natale (une Palestine
en miniature selon lui), où il grandit à fleur de pierre,
de mer et de ciel. Le père, aux manières rudes, peu
caressant, manie la caillasse et le ciment. Le fils,
songeur, vit dans cette famille de petites gens issue
d’Italie en décryptant la Méditerranée mythique et
réelle. Pour lui, au-delà d’Antibes, c’est le Nord.
Même Lyon est une ville du Nord, de cette zone
ombreuse où se détache la capitale. Mais, à 26 ans,
frappé par des deuils familiaux qui coupent le cordon
régional, il se résigne à « monter » à Paris. Grâce à
ses poèmes, tôt publiés, il sera apprécié de Valery
Larbaud, Saint-Pol-Roux, Jean Cocteau… Il suscite
rapidement l’intérêt de Jean Paulhan, qui devient
son grand défenseur chez Gallimard. Il obtient peu
à peu de vrais succès. Sa conversation est jugée par
tous éblouissante. Mais il ne se sent jamais à sa
place. Il a beaucoup de bonté en lui, et un sens
politique très relatif, pour dire le moins… Il admire
Napoléon, mais son Napoléon est imaginaire ; c’est
un soldat de plomb qu’il a fabriqué dans l’enfance
puisque l’Empereur est revenu de l’île d’Elbe par
Antibes. Au début de sa vie parisienne, il fut journaliste
au Petit Parisien, traquant, horrifié, les faits divers
sanglants – une école de la vie et de la rue qui le
marquera. Plus tard, critique de cinéma, il donne
des articles magnifiquement ahurissants. Ainsi de
son évocation de Fernand Ledoux, dans Premier
Rendez-Vous, d’Henri Decoin : «Assis devant le
siphon et l’apéro, tranquille, immobile, Fernand
Ledoux est à lui seul tout un poème, tout un drame
et tout le drame de la chair, en chair et en os,
avec (…) ce crâne à trois mèches (…) le cœur
mal rasé (2)… » Cette liberté de ton, il la conservera
toujours, disant, par exemple, dans Les Lettres
françaises en 1952, de Jean-Louis Barrault et
Paul Claudel : « Sans Barrault, sans ce régisseur
fanatique (…), Claudel ne serait, pour moi, qu’un
potage bruyant dans un bénitier élastique.» L’homme
était, pourtant, majoritairement bienveillant…
C’est en poète qu’il s’imposa parmi les plumes
de son époque, à partir de 1930 et de son recueil
L’Empire et la Trappe (3). Mais il fut aussi un
romancier conteur d’histoires, Abraxas (1938),
Marie Dubois (1952), et l’auteur de livres inclassables
où s’entremêlent l’aventure personnelle et une obser-
vation du monde lyrique et ébouriffée : Monorail
(1947), Cent Jours (1950), Dimanche m’attend
(1965), où il annonce sa mort imminente (il meurt,
en effet, quelques jours après la sortie du livre).
Mais il avait beau écrire des dialogues tout en
* Journaliste.
27
contradictions crépi-
tantes, avoir appelé
noblement l’une de
ses pièces L’Opéra du
monde, il sentit que son
feu d’artifice langagier,
JACQUES VILLEGLÉ. – « Rue du Privilegé », 1988
reconnu et applaudi,
n’expliquait que partiellement la vie, que l’humaine
condition demeurait un mystère opaque. Alors il
invente, avec son ami Camille Bryen, un système
philosophique, l’« abhumanisme », où l’homme
« accepte de perdre de vue qu’il est le centre de
l’univers ». Mais il n’est pas philosophe comme
Jean-Paul Sartre, avec qui il partageait (sans
fraterniser) l’atmosphère chauffée du Flore à Saint-
Germain-des-Prés pendant les hivers de la guerre ;
les théories avancées sont surtout des odes à l’amour
et à… la cuisine. Audiberti est trop échevelé pour
être un homme de système.
Heureusement, il y eut le théâtre, où l’on peut
gagner de quoi vivre quand la pièce tient l’affiche.
On aurait pu ne pas comprendre cet auteur proposant
des ouragans de mots, et laisser ses manuscrits
dormir sur la table. C’est le contraire qui se
produisit. Dans ces décennies 1950-1960, Audiberti,
Eugène Ionesco, Samuel Beckett, Fernando Arrabal,
Arthur Adamov n’ont pas d’énormes difficultés à
se faire jouer. Des petites salles privées, le La
Bruyère, la Huchette, le Lutèce…, ce qu’on géné-
ralisera sous l’étiquette « théâtres de la rive gauche »,
les accueillent. La Cantatrice chauve (Ionesco)
en 1950, En attendant Godot (Beckett) en 1953,
Les Nègres (Jean Genet) en 1959… Un théâtre
inventif, déconcertant, porté par le verbe. Cette
conjonction disparaîtra après 1968. Quant au théâtre
public, il ignorera semblable effervescence. Dans
les grands temples que sont les centres dramatiques
nationaux d’aujourd’hui, combien d’auteurs
modernes sont représentés ?
A
U temps d’Audiberti, les portes sont moins
fermées. Des chefs de troupe comme Georges Vitaly
ou André Reybaz repèrent cet écrivain au son neuf,
qui ne dépare pas à côté des chantres de l’« absurde »
(Beckett, etc.), mais déploie une sorte de méta-
physique sensuelle. Comme son inspiration a la
rapidité du geyser, il multiplie les pièces et se voit
interprété par Suzanne Flon, Jacques Dufilho, Jean-
Pierre Marielle, Françoise Spira… et, un peu plus
tard, par Marcel Maréchal – rencontre capitale. Il
est même monté en 1962 à la Comédie-Française,
où sa Fourmi dans le corps fait fuir les spectateurs
en smoking des « mardis habillés » – peut-être bien,
si on suit Bertrand Poirot-Delpech, à cause des
« gaillardises » et « paillardises » du texte, de son
« improvisation prolifique (…) effervescente,
turgescente » (Le Monde, 5 avril 1962). Il faudra
l’intervention sur scène d’un des artistes pour que
la salle se calme un peu…
L’œuvre théâtrale regorge de rebonds de la
langue et des situations. La pièce la plus connue,
Le mal court, est d’une construction « moliéresque »,
mais c’est la seule. On y voit une princesse innocente
découvrir que les hommes, la vie, le pouvoir sont
marqués au sceau du mal, et l’auteur exprime sa
pensée sans déguisement. Les autres textes drama-
tiques (Quoat-Quoat, La Fête noire, Cavalier seul,
Cœur à cuire) sont plus tortueux, creusés par les
pulsions de la vie et du désir qui se brisent ou se
vendent dans un monde aux tricheries généralisées.
Le verbe est ample et ne redoute pas les calembours.
Il ne redoute pas grand-chose d’ailleurs. Dans
Cavalier seul, le Christ est en pyjama et les croisés
en paras… À l’écrivain Alain Bosquet, qui lui
demandait s’il se considérait comme un poète
mineur, il répondit : « Mineur, soit. Mais de fond. »
Oui, son œuvre est toute en minerais et en galeries.
Gloire au langage qui « trou-billonne, cervelle
et écriture, il argonautise dans les faubourgs, il
coqueluche dans les salons, il déboise dans les
LE MONDE diplomatique – DÉCEMBRE 2022
© ADAGP, PARIS, 2022
tables tournantes, gueule dans les affiches déchirées,
le chant des ivrognes, les jeux des enfants, le cri
des journaux (4) ». De son vivant, Audiberti avait
le soutien indéfectible de Claude Nougaro, qui
composa en son honneur Chanson pour le maçon,
et de François Truffaut, qui lui faisait discrètement
signe dans certains de ses films (5). À présent, les
admirateurs se font rares. Ses romans sont poliment
oubliés ou presque, au théâtre il n’a pas disparu
comme Georges Schéhadé ou Adamov, mais ses
phrases explosives semblent faire peur aux acteurs.
Pourtant, un verbe aussi éclatant, qui ne donne pas
de leçon, fuit l’abstraction, donne à voir sous sa
loupe l’exaspération du désir et le conflit de l’amour
et de la haine, a beaucoup à dire en un temps qui
paraît avoir trop cédé au narcissisme et à la faribole.
« Chaque poète se taille un langage dans le langage
comme s’il découpait un étendard d ans le parquet
de l’univers, un tapis volant, un Mexique, un lexique.
Mais c’est l’ensemble du langage ainsi qu’il pervertit,
déroute, exalte et restitue » (Quoat-Quoat).
Heureusement, le monde de la recherche, qui ne
l’a pas ignoré, se renouvelle à présent avec les travaux
de Nelly Labère, qui relient le verbe du poète à une
réinvention du Moyen Âge (6). Et si, longtemps,
seule l’une des filles de l’auteur, la romancière Marie-
Louise Audiberti, leva le voile sur ce personnage
tourmenté (7), le poète Bernard Fournier a, à son
tour, effectué un remarquable travail biographique
éclairant bien des aspects et des étapes d’une vie
restée discrète dans Métamorphoses d’Audiberti (8).
Il y suit méthodiquement un écrivain fait pour l’an-
tithèse, qui était à la fois la gloire et la misère, la
maîtrise et le doute, voguant entre les hauteurs méta-
physiques et la frénésie païenne. Fournier cadre le
poète écrivant plus qu’il ne vit, sans ambition sociale,
plus près des pauvres hères que des personnalités
haut placées. Sa pensée, Audiberti l’appelle un «ouvre-
boîte » (9), et il perce la surface de ce qui tombe sous
son regard noir d’inquiétude.
Alors revenir à Audiberti ? Ce n’est pas ce qui
pourrait arriver de pire! Cette œuvre est une continuelle
sarabande où se chamaillent la beauté et l’effroi, le
besoin d’aimer et la peur de vivre, le silence intérieur
et la fureur du monde. Aucune banalité ne peut
traverser l’écriture de ce frénétique cavalier de l’Apo-
calypse et des bonheurs toujours en fuite. Il reste à
découvrir dans cette planète de textes combien
l’écrivain se sent en osmose avec les défavorisés, les
victimes de la lutte des classes. Il ne rappelait presque
jamais qu’il était petit-fils et fils d’ouvrier. Mais son
âme s’en souvenait. Ses pages sur l’humanité pauvre,
sur la misère poisseuse sont à relire dans le foison-
nement d’une œuvre qui ne se fige sur aucune facette.
Il intitula l’un de ses livres Race des hommes et est
l’un des grands auteurs de la fraternité humaine.
Comme il le dit dans Abraxas : « Mais qui est sûr du
ciel ? Je veux dire… Qui peut être sûr de gagner le
ciel… le ciel… Le plus simple, c’est de s’y convier
soi-même, sans attendre, de se le bâtir sur la terre,
sur la bonne terre. »
(1) Extrait du programme du Théâtre national de la Criée pour
Cavalier seul (1983).
(2) Jacques Audiberti, Le Mur du fond. Écrits sur le cinéma,
Éditions des Cahiers du Cinéma, Paris, 1996.
(3) Les titres cités sont, sauf exception mentionnée, parus aux
éditions Gallimard.
(4) Jacques Audiberti, avec Camille Bryen, L’Ouvre-Boîte.
Colloque abhumaniste, Gallimard, Paris, 1952.
(5) Cf. François Truffaut, Correspondance avec des écrivains,
1948-1984, Gallimard, 2022.
(6) Nelly Labère, Poétique d’Audiberti. Le Moyen Âge à l’œuvre,
Classiques Garnier, Paris, 2015.
(7) Marie-Louise Audiberti, Sur les traces de mon père,
L’Amourier, Coaraze, 2014.
(8) Bernard Fournier, Métamorphoses d’Audiberti, Éditions du
Petit Pavé, Saint-Jean-des-Mauvrets, 2020.
(9) Cf. le site de l’Association des amis de Jacques Audiberti.
DÉCEMBRE 2022 – LE MONDE diplomatique
28

La réforme gnants, mis les infirmières

en burn-out, conduit des
policiers au suicide, lèche

dévore ses enfants

désormais les pieds des
hauts fonctionnaires.

Le 2 juin 2022, des cen-

taines de cadres du Quai
d’Orsay se mettaient en
grève afin de défendre leurs
PAR SIMON ARAMBOUROU * statuts. Une mobilisation
ET GRÉGORY RZEPSKI exceptionnelle pour cette

O
administration, mais plus
tout à fait extraordinaire au
N les a longtemps ménagés : les hauts fonc- Bédague, directrice générale sein de la noblesse d’État :
tionnaires se croyaient à l’abri. Ils observaient d’un du groupe Nexity, et à un an avant, presque un
œil bienveillant les réformes de l’État à la sauce sar- M. Ross McInnes, président quart des juges administra-
kozyste (révision générale des politiques publiques du conseil d’administration tifs avaient cessé le travail
[RGPP]), hollandaise (modernisation de l’action de Safran ? Pourquoi la pri- contre la même réforme de

WWW.JEANFRANCOISLEMINH.COM
publique [MAP]) ou macroniste (comité d’action vatisation de la réforme la haute fonction publique
publique 2022 [CAP 22]), qui toujours épargnaient la quand celle des esprits paraît qui leur impose une carrière
noblesse mais frappaient les agents. acquise ? Sans doute pour d’allers-retours dans les mi-
accélérer le rythme et appor- nistères ou les collectivités
Au nom de la dématérialisation, on fermait les ser- ter aux hauts fonctionnaires locales et menace leur indé-
vices ; pour faire des économies, on ne compensait occupés à briser les petits pendance ; le 23 novembre
plus les départs. Il faudrait déménager, subir la colère l’expertise de professionnels. 2021, un tiers des magistrats
d’usagers excédés, travailler plus. Et gagner moins judiciaires cosignaient une
quand les gouvernements s’acharnent à geler les Déjà en 2007, M. Nicolas JEAN-FRANÇOIS LE MINH. – « Reduction of Paradigms, trial 1 » (Réduction de paradigmes, essai 1), 2019 tribune dans Le Monde
rémunérations. La perte de sens, c’était un contrôleur Sarkozy avait confié la RGPP dénonçant « une justice qui
des impôts encouragé à conseiller l’optimisation fis- à des consultants. Polytechnicien passé par le cabinet Une loi de 2019 instaure un CDD de mission et n’écoute pas, qui raisonne uniquement en chiffres,
cale. Ou des agents de la Sécurité sociale, à chasser McKinsey, M. François-Daniel Migeon avait alors élargit les conditions de recours au contrat afin de qui chronomètre tout et comptabilise tout ».
les fraudeurs. pris la tête d’une direction générale de la modernisa- pourvoir les postes de direction, alors que déjà près
tion de l’État (DGME) composée en majorité d’au- d’un agent sur cinq de la fonction publique n’en est Les élites en lutte peuvent compter sur l’appui de
Souvent, la crème de la haute fonction publique diteurs en contrats à durée déterminée (CDD) et qui pas titulaire. Plus facile encore, par exemple, d’em- prestigieux parrains. À la tête de son amicale, le patron
œuvrait elle-même au démantèlement des échelons ferait appel à des cabinets pour un montant de près baucher des profils similaires à celui de Mme Margue- de Total, M. Patrick Pouyanné, pourra défendre les
inférieurs de l’administration, tout comme ses pré- de 100 millions d’euros entre 2007 et 2011. rite Cazeneuve, diplômée de l’École des hautes études intérêts du corps des Mines que le gouvernement
décesseurs avaient contribué aux privatisations de la commerciales de Paris (HEC), consultante chez entend fusionner avec d’autres corps techniques (moins
sidérurgie, des banques, de la défense, de l’aéronau- Après l’élection de M.François Hollande en 2012, McKinsey, où elle auditait les comptes de la Sécurité prestigieux). M. Maurice Gourdault-Montagne, ancien
tique, des télécoms ou de l’énergie : les cadres du Tré- la modernisation de l’action publique revient à sociale, avant d’être recrutée au ministère des affaires secrétaire général du ministère des affaires étrangères,
sor ou de la direction du budget « modernisaient » M. Jérôme Fillipini, de la Cour des comptes. Dans sociales, d’occuper plusieurs emplois de cabinet puis a soutenu les diplomates en colère. Aucun média n’a
l’économie française quand les ingénieurs des Ponts un rapport publié en 2014 sur les conseils extérieurs d’accéder à la fonction de directrice déléguée de la fait fuiter le montant des primes des ambassadeurs
et Chaussées concédaient l’aménagement aux majors de l’État, ses collègues de la rue Cambon regrettent Caisse nationale d’assurance-maladie (CNAM). grévistes. La presse traite moins mal ces conflits que
du bâtiment et des travaux publics. À l’hôpital, à l’uni- que, pour conduire la RGPP, « l’administration n’ait les combats ordinaires dans le service public. Le

versité, les mandarins admiraient Michel Rocard ou
MM. Édouard Balladur, Alain Juppé ou Lionel Jospin,
jusqu’à subir à leur tour la concurrence et la capora-
lisation bureaucratique (1).
Car réduire la masse salariale, réorganiser, brader,
tend à devenir l’activité de nombreux administrateurs
ou membres de corps de contrôle. Sans états d’âme,
voire sans discernement. En 2020, en pleine crise du
Covid, la chambre régionale des comptes Occitanie
exigeait encore du centre hospitalier universitaire de
Toulouse qu’il prenne des « mesures rapides de maî-
trise des charges ». Pour les magistrats financiers, la
démarche devait être «consolidée et s’étendre au per-
sonnel médical ». En 2021, quelques semaines avant
que n’éclate le scandale Orpea, un rapport de leurs
collègues bourguignons enjoignait à l’établissement
d’hébergement pour personnes âgées dépendantes
(Ehpad) du Creusot, afin d’« augmenter sa capacité
d’autofinancement », d’« optimiser l’affectation de
ses personnels », trop nombreux par rapport à « la
dernière moyenne nationale » (2).
Toujours prêts et prêts à tout ; bien sélectionnés,
bien formés, un peu robotisés : l’autorité politique peut lisation, l’aristocratie administrative se fait chasser même l’entrée en vigueur du décret, M. Emmanuel
compter sur ses manageurs. Alors pourquoi en 2017
avoir confié la coprésidence du comité chargé de
moderniser l’action publique à Mme Valérie Hamilius-
* Haut fonctionnaire.
pas mobilisé suffisamment, faute d’outils adaptés, les
nombreuses compétences dont elle dispose en son
sein (3) ». Mais la Cour déplore la méthode plus que
les résultats, les audits confiés à Capgemini, au Boston des grands corps : le décret de décembre 2021 met en
Consulting Group (BCG) ou à Accenture, pas leurs
conclusions, dégradantes pour des milliers de fonc-
tionnaires, dévastatrices pour des millions d’usagers
du service public.
Et, en tout état de cause, comme l’établissent les
conclusions d’une enquête sénatoriale en mars 2022,
le recours aux prestataires ne ralentit pas (4).
L’externalisation s’amplifie, l’évangélisation des
élites se poursuit. Depuis le 1 er janvier 2022,
Mme Maryvonne Le Brignonen, ancienne consultante
chez KPMG, dirige l’établissement qui remplace
l’École nationale d’administration (ENA). Cet Ins-
titut national du service public (INSP) a été créé par
l’ordonnance du 2 juin 2021 dont les dispositions,
combinées à celles de textes plus récents, amorcent
la dernière étape de la privatisation de la haute fonc- nations de complaisance en préfecture ou au Quai d’Or-
tion publique.
Après la conversion managériale, après l’externa-
de ses quartiers. Les gouvernements en viennent à la
tenir pour un reliquat avec lequel il faut encore un
peu composer. Car l’évolution de l’administration a
fini par imposer non plus seulement un nouveau
management mais de nouveaux manageurs.
V
IVE la diversité, place au talent. Donc plus besoin
extinction ceux de l’inspection générale des affaires
sociales (IGAS), de l’inspection générale des finances
et de l’inspection générale de l’administration. La
rigueur de ces services de contrôle souffre pourtant
peu de contestations. L’IGAS a contribué à révéler le
scandale du Mediator, et tous trois devaient à leur indé-
pendance statutaire de pouvoir résister aux pressions
ou à l’autocensure. Si certains inspecteurs en profitaient
pour multiplier les allers-retours public-privé, doréna-
vant un comité les recrutera pour une durée de cinq
ans, renouvelable une fois. Ce nouveau cadre rend
improbable la rédaction de rapports mordants.
Les corps préfectoraux ou diplomatiques disparaîtront
eux aussi. Parce qu’elle précipitera l’extinction de ces
viviers de spécialistes, la réforme facilitera les nomi-
say, nuira à l’exercice de ces fonctions… ce qui justifiera
de le confier à des prestataires extérieurs. L’exécutif ne
fait aucun mystère de ses intentions. En 2020, avant
Macron nommait préfète Mme Salima Saa, jusqu’alors
directrice commerciale de Suez eau France (5).
La messe est dite : la marée qui a dépeuplé les
secrétariats administratifs, découragé les ensei-
recours aux consultants scandalise presque autant les
parlementaires Les Républicains que les communistes.
Sans que cela change grand-chose pour l’instant à la
« McKinseyisation », comme le déplorent certains
cadres du public(6). Le mouvement suit son cours.
Serait-ce parce que les mobilisations pour l’enrayer
se heurtent à l’indifférence de la population aux misères
de l’énarchie ? Parce qu’elles interviennent un peu tard,
après que l’État a déjà beaucoup payé pour disparaître ?
Ou parce que, pour sauver l’essentiel de ses privilèges,
la fraction la plus opportuniste de la noblesse adminis-
trative a déjà fait le choix de composer avec la roture
Sup de Co, plutôt que de prendre sa part de la défense
de la fonction publique et de l’intérêt général ?
(1) Lire Laurent Bonelli et Willy Pelletier, « De l’État-providence
à l’État manager », Le Monde diplomatique, décembre 2009.
(2) « Rapport d’observations définitives, CHU de Toulouse »,
Cour régionale des comptes (CRC) Occitanie, 1er octobre 2020 ;
« Rapport d’observations définitives, Ehpad départemental du
Creusot », CRC Bourgogne-Franche-Comté, 24 janvier 2022.
(3) «Le recours par l’État aux conseils extérieurs», communication
à la commission des finances du Sénat, novembre 2014.
(4) «Un phénomène tentaculaire : l’influence croissante des cabinets
de conseil sur les politiques publiques», rapport de Mme Éliane Assassi,
fait au nom de la commission d’enquête Cabinets de conseil, 16 mars 2022.
(5) « Des préfets aux X-Mines, les grands corps négocient leur
sauvetage », La Lettre A, 20 septembre 2021.
(6) Lire Arnaud Bontemps, Prune Helfter-Noah et Arsène
Ruhlmann, « Quand l’État paie pour disparaître », Le Monde diplo-
matique, novembre 2021.

SOMMAIRE Décembre 2022

PAG E 2 : PAG E 16 :
Entre domination et résistance. – Courrier des lecteurs. – Les comptes du Aux États-Unis, la gentrification par l’école, par RICHARD KEISER.
« Monde diplomatique ». PAG E 17 :
PAG E 3 : Races, classes et plateaux andins, par PAUL GUILLIBERT.
Des usages de la compassion, par EVELYNE PIEILLER. PAG E S 18 E T 19 :
PAG E S 4 E T 5 : La méthanisation, stade suprême de l’agriculture industrielle, par C LAIRE
Un demi-siècle d’aberrations urbaines à Grigny, par PIERRE PUCHOT. LECOEUVRE.
PAG E S 6 E T 7 : PAG E 20 :
La petite musique hongroise, par C ORENTIN L ÉOTARD. – Prudentes Absurdistan électrique, par DAVID GARCIA. – Les poires européennes, par
émancipations en Asie centrale, par MICHAËL LEVYSTONE. PIERRE RIMBERT.
PAG E 8 : PAG E 21 :
Le pouvoirr des Double langage au gouvernement italien, par HUGUES LE PAIGE.
Le logiciel qui fait boguer les cheminots, par SELIM DERKAOUI.

LANGUES PAG E 9 :
En Iran, le pouvoir se fracture, suite de l’article de S TÉPHANE A.
PAG E 22 :
Qui est protégé contre l’inflation ?, suite de l’article de BENJAMIN LEMOINE.
Identités – Diplomatie du radiateur, par RENAUD LAMBERT.
Domination DUDOIGNON. – Les Kurdes en ligne de mire, par AKRAM BELKAÏD.
Résista
s nce PAG E 23 :
PAG E S 10 E T 11 : Dans la classe des Freinet, par LAURENCE DE COCK.
Au Pakistan, un capitalisme à main armée, par LAURENT GAYER ET FAWAD PAG E S 24 À 26 :
Incllus : une HASAN. – Les gangs de Karachi (L. G.). DANS LES LIVRES : « Le Fleuve des souvenirs », de José Maria Merino, par
carte-affiche
f PAG E S 12 E T 13 : MARINA DA SILVA. – « Je ne suis pas un roman », de Nasim Vahabi, par
La bataille
b BERNARD DAGUERRE. – Ce que signifie « populaire », par FANNY PIGEAUD. –
Guerre d’influence sur les écrans africains, par ANDRÉ-MICHEL ESSOUNGOU. Libre-échange et écologie de marché, par AURÉLIEN BERNIER. – Un bout de
dess écritures PAG E S 14 E T 15 : bois sans moralité (E. P.). – Décennie de cendres (AK. B.). – L’Église et
et 200 cartes thématiques l’Évangile (D. G.). – Dans les revues.
pour comprendre Le droit de la mer tangue mais ne coule pas, par D IDIER O RTOLLAND. –
la diiversité culturelle Ambigus et dissidents (D. O.). PAG E 27 :
Dans le faste du verbe, par GILLES COSTAZ.

Le Monde diplomatique du mois de novembre 2022 a été tiré à 208 341 exemplaires.
CHEZ VOTRE MARCHAND DE
E JOURNAUX www.monde-diplomatique.fr À ce numéro est joint un encart, destiné aux abonnés : « Parrainage Le Monde diplomatique ».