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LES COURANTS DE LA SOCIOLINGUISTIQUE supérieures, l'enfant est habitué à s'interroger sur le sens des mots, à

reformuler les tournures incorrectes, à traduire ses sentiments. Dans


La Sociolinguistique étudie la langue dans son contexte social à partir du les milieux populaires, le parler viserait avant tout à suivre une norme
particulière : il comporte beaucoup d'idiomes (1), de locutions toutes
langage concret. Apparue dans les années 60 aux Etats-Unis sous l'impul-
faites et met l'accent sur les évidences partagées et non l'expression
Sion de William Labov, John J. Gumperz et Dell Hymes, elle a bénéficié des personnelle. Or, dit B. Bernstein, «/e langage parlé est le principal moyen
apports de certains courants de la sociologie : l'interactionnisme et l'ethno- par lequel un individu intériorise les normes sociales ». Et les normes de
méthodologie. l'école ne coïncident pas avec celles des milieux populaires, provoquant
le désarroi des enfants qui en sont issus.
Cette thèse du handicap sociolinguistique a donné lieu aux Etats-Unis à
VARIATIONS ET INÉGALITÉS
un important programme éducatif, dirigé en particulier vers les enfants
Les différences sociales et stylistiques noirs. Les résultats ont été décevants. D'autre part, on a reproché à
À partir d'une enquête célèbre sur les adolescents noirs, l'Américain B. Bernstein de fonder une idéologie de la classe moyenne, dont le code
William Labov a recherché les corrélations entre certaines variations lin- linguistique serait le référent.
guistiques et la position sociale des locuteurs et/ou la situation de com-
B. Bernstein, Langage et Classes sociales, Minuit, 1975.
munication.
Cette démarche l'a amené à isoler deux niveaux de variation :
— Un niveau social : différents locuteurs d'une même langue parlent dif- Les marchés linguistiques
féremment; Dans Ce que parler veut dire (2), Pierre Bourdieu montre que la légitimité
— Un niveau stylistique : un même locuteur utilise différents registres de des productions langagières obéit à un marché linguistique dominé par
langage (familier, soutenu...) selon la situation. Mais W. Labov remarque la couche cultivée de la société qui détient le «capital symbolique»
que l'écart entre langue courante et langue soutenue est beaucoup plus qu'est la culture. La variété linguistique du groupe dominant s'impose
important chez un ouvrier que chez un cadre supérieur. comme marque de prestige et détermine l'évaluation que les dominés
Pour W. Labov, la langue est soumise à trois sortes de règles : font de leur façon de parler. Ainsi les colonisateurs s’efforçaient-ils d'im-
-— les règles catégoriques qu'aucun locuteur ne viole jamais. Aucun fran- poser une évaluation péjorative des langues vernaculaires des coloni-
cophone ne dit : «on venons » ou «nous vient »: sés, qui finissäient par mépriser leur propre dialecte.
— les règles semi-catégoriques, dont la violation - fréquente — est inter- Cependant, explique P. Bourdieu, à côté du marché linguistique domi-
prétable socialement : la tournure «aller au coiffeur» est jugée populaire nant, existent des «marchés francs» en opposition et en résistance à
par la norme; celui-ci : «On peut classer les marchés (linguistiques) selon leur degré
— les règles variables comme l'emploi de «ne... pas » ou de «pas », dont d'autonomie, depuis les plus complètement soumis aux normes domi-
le choix s'opère selon les circonstances (même si une forme est presti- nantes (comme ceux qui s'instaurent dans les relations avec la justice,
gieuse et l’autre stigmatisée). la médecine ou l'école) jusqu'aux plus complètement affranchis de ces
Cette notion de règles variables, proposée par W. Labov et développée lois (comme ceux qui se constituent dans les prisons ou les bandes de
par David Sankoff, inscrit les processus de différenciation sociale et sty- jeunes). » Ainsi l’argot du milieu ou la langue des banlieues ignorent déli-
listique dans la grammaire : elle est très discutée par certains lin- bérément les conventions et les convenances du « parler dominant», en
guistes. traduisant l'affirmation d’une identité sociale marginale. Les échanges
de café, fondés sur des valeurs de force et de virilité, traduisent eux
W. Labov, Le Parler ordinaire, Minuit, 1978.
Sociolinguistique, Minuit, 1976. aussi cette résistance à la norme standard en excluant du groupe les
D. Sankoff (éd.), Linguistic Variation: Models and Methods, Academic Press, 1978. individus qui ne manient pas ces formes d'expression.

COMPÉTENCE COMMUNICATIVE
Code élaboré/code restreint
Pour Basil Bernstein, les élèves des classes populaires subiraient un Pour l'Américain Dell Hymes, fondateur de l’ethnographie de la commu-
handicap particulier dû à leur langage. Le langage utilisé par l'institution
nication, il ne suffit pas d'acquérir la maîtrise grammaticale d'une
Scolaire (code élaboré) ne correspond pas à celui qui domine dans les
phrase pour être un locuteur compétent. Il faut aussi qu'elle soit appro-
familles culturellement défavorisées (code restreint). C'est en fait le rap-
priée au contexte.
port à la langue qui varie selon les milieux sociaux, en particulier dans
«Comment allez-vous ?» par exemple, phrase anodine, parfaite gram-
l'importance qui lui est attribuée dans l'éducation. Dans les classes
maticalement, peut difficilement figurer ailleurs qu’au début d'une
«

conversation; ne peut s'adresser qu'à des personnes connues


; peut Dans une optique pragmatique, l'analyse conversationnelle pose que la
apparaître déplacée dans certaines situations formelles : on
ne dit pas communication est possible lorsque les acteurs ont un savoir en com-
“comment allez-vous ? » à la personne qui vous reçoit pour l'enterr
ement mun. John J. Gumperz a ainsi montré les fonctions communicatives des
d'un de ses parents.
C'est pourquoi l’une des notions principales de l’ethnographie variables sociolinguistiques. D'où l'importance accordée par la sociolin-
de la guistique interactionnelle à tous les indices de contextualisation du dis-
communication est la «compétence communicative », Qui pose
que les Cours : rythme et intonation de la parole, choix du lexique, des tours de
faits de langage doivent être étudiés dans leur contexte
naturel. Cette paroles, signes non verbaux.
notion fait pendant à celle de “compétence linguistique
» de Noam Ces processus jouent un rôle important dans les malentendus commu-
Chomsky, qui pense le langage comme une structure universel
le (3): nicatifs, par exemple lors de communication interculturelle.
Mais comment analyser les situations de communication (repas,
céré-
monies, réunions...) ? D. Hymes est le premier à avoir
proposé un J.-J. Gumperz, Sociolinguistique interactionnelle, L'Harmattan, 1979.
modèle devenu célèbre, le SPEAKING (Setting, Participants,
Ends, Acts,
Key, Instrumentalities, Normes, Genre), mettant en évidence
la variété
des stratégies discursives, leurs composantes et leurs finalités,
et en 1. Idiome : particularité propre à un parler spécifique d’une communauté.
déduisant les fonctions des activités langagières. 2. Fayard, 1982.
3. Voir l’article de D. Roycourt dans cet ouvrage.

RITUELS ET CONVERSATIONS
Les rituels de la vie quotidienne
Erving Goffman présente le monde comme un théâtre dans
lequel
chaque individu joue un rôle. La vie sociale est alors composé
e de
toutes sortes de «rituels de la vie quotidienne », Situations-types
dans
lesquelles les interlocuteurs entrent en interaction. Estimant que
chaque
acteur essaie d'imposer une image valorisante de lui-même, la
moindre
conversation devient une petite lutte symbolique. Ces rituels de
face à
face s'expriment au niveau du comportement : la tenue vestiment
aire,
la façon de parler et de se présenter aux autres.
Dans une situation de communication réussie, le rituel veut que
les par-
tenaires de l'échange coopèrent pour confirmer la face que l’autre
reven-
dique; sa fonction est de faciliter l'échange et de pouvoir l'interro
mpre
sans que personne ne perde la face. Les présentations, départs,
invita-
tions, salutations sont donc des moments particulièrement ritualisés
.
E. Goffman, Les Rites d'interaction, Minuit, 1974.

L'analyse des conversations


L'ethnométhodologie étudie la conversation comme une forme
fonda-
mentale de l'organisation sociale, et montre les procédures
employées
par les acteurs pour se construire une identité. L'analyse conversation-
nelle porte sur le comportement verbal des acteurs et sur leurs
interac-
tions (énoncés, pauses, hésitations, rires). Elle étudie :
— l'organisation des tours de parole:
- les phases successives de l'interaction verbale (entrée en

matière,
développement de la séquence, achèvement). Cette organisation
séquen-
tielle a été mise en évidence par les travaux de Howard Garfinkel ;
— l'interprétation que font les acteurs des messages émis : un locuteur
détermine l'intention véhiculée par l'énoncé de son interlocuteur et
indique, par sa réponse, l'interprétation qu'il en fait.
SOCIOLINGUISTIQUE 3e ANNEE - PEM
Les courants de la sociolinguistique 2021 / 2022
S. GHERIEB

LES COURANTS DE LA SOCIOLINGUISTIQUES


1

Le texte est structuré en trois parties chacune d’elle représente sommairement un


domaine d’étude :
I. LE COURANT VARIATIONNISTE : VARIATION ET INEGALITES
 Les différences sociales et stylistiques (W.LABOV)
 Code élaboré / code restreint (BASIL BERNSTEIN)
 Les marchés linguistiques (PIERRE BOURDIEU)

II. L’ETHNOGRAPHIE DE LA COMMUNICATION : COMPETENCE


COMMUNICATIVE

III. L’ETHNOMETHODOLOGIE : RITUELS ET CONVERSATIONS


 Les rituels de la vie quotidienne
 L’analyse des conversations

La première sous partie qui porte le titre variation et inégalités fait référence
au courant variationniste. Comme vous le constatez, cette première est subdivisée à
son tour en trois sous parties également, la première résume la théorie de W. Labov
dans l'explication de la variation linguistique. Une théorie que nous avons déjà abordée
ensemble.
La deuxième sous partie toujours dans le courant variationniste fait référence à
une autre approche dans l’explication de la variation, l’approche de Basil Bernstein
dans laquelle il nous parle du code élaboré et du code restreint.
Bernstein examine un autre type de rapport entre langue et société, à travers ses
recherches sur l'échec scolaire. Selon lui, les élèves issus de la classe ouvrière (ou plus
généralement des milieux populaires) subiraient un handicap particulier dû à leur langage.
En effet, le type d'élocution pratique à l'ecole ne correspond pas à celui qui domine dans les
familles culturellement défavorisées. II existe, estime Bernstein, deux façons fondamentales
de parler, illustrées dans l'expérience suivante. Des enfants d'âge scolaire doivent raconter
à haute voix les épisodes d'une bande dessinée devant un adulte qui suit le récit sur un livre.
Certains enfants n'expriment qu'un petit nombre d'informations, considérant que leur
interlocuteur connait l'histoire. Cette démarche sociolinguistique, qui fait appel à
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l'ensemble des significations implicites, est baptisée code restreint.


2
D'autres enfants décrivent le contenu complet des images, ne négligeant aucun
détail, comme si l'interlocuteur ignorait tout du récit : ce mode d'expression totalement
explicite est appelé code élaboré.
Bernstein pense pouvoir démontrer que des enfants issus de milieux défavorisés
n'ont que l'usage du code restreint alors que les élèves appartenant aux classes
supérieures manient aussi aisément l'un que l'autre. L'auteur n'affirme pas que chaque
classe sociale possède une langue distincte, mais que le rapport au langage varie selon les
familles, en particulier dans l'importance qui lui est attribuée dans l'éducation de l'enfant.
Or, dit Bernstein, il existe une influence réciproque entre la forme du discours apprise et le
comportement de l'enfant. « Le langage parlé est le principal moyen par lequel un individu
intériorise les règles sociales. » Comme celles-ci varient énormément d'un milieu à l'autre,
une forte discrimination s'opère entre les enfants, avant même leur entrée à l'école. Dans
les classes supérieures, le discours fait l'objet d'une attention spéciale : l'enfant est vite
habitué à s'interroger sur le sens des mots, à reformuler les tournures incorrectes, à traduire
avec exactitude des sentiments personnels. Ce type de relation verbale, ou « langage
formel » privilégierait les rapports d'individu à individu. Dans les milieux populaires,
selon Bernstein, un autre type de rapport au langage viserait avant tout à suivre une
norme. Le parler comporte beaucoup d'idiotismes, de locutions toutes faites : le langage
commun mettrait l'accent sur les évidences partagées par les interlocuteurs, non sur
la création de significations nouvelles.
En distinguant le code restreint des « pauvres » et le code élaboré des « riches », Basil
Bernstein soulève pour la première fois un problème : celui de la discrimination
linguistique opérée par l’école.
Troisième sous partie fait référence à la théorie de Pierre Bourdieu. Ce dernier
cherche à préciser la façon dont les structures sociales influencent et expliquent les
comportements langagiers individuels.
Bourdieu développe une approche sociologique marxiste de la culture fondée sur une
analogie entre la circulation des biens marchands et celle des biens symboliques, dont le
langage. L'appartenance de classe engendre, à travers la socialisation, des «habitus» 1

1
L'habitus peut se définir par un ensemble de dispositions durables (des valeurs, des croyances, des habitudes, des
goûts, etc.), plus ou moins inconscientes, acquises au sein du milieu social d'origine, qui vont guider les perceptions,
les opinions et les actions des individus. L'influence des structures sociales, et notamment des classes sociales, se
retrouve dans les habitus propres à chaque groupe social, si bien que chaque classe sociale se caractérise par un habitus
de classe.
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Les courants de la sociolinguistique 2021 / 2022
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sociaux distincts définis par Bourdieu comme des ensembles de dispositions qui
3
déterminent autant les goûts culturels que les façons de parler. Ces dernières circulent
dans le « marche linguistique » et des « prix distincts sont attaches aux paroles : le
discours de l'homme politique est reconnu et valorisé, tandis que le parler des jeunes des
banlieues est a priori stigmatisé et dévalorisé. Les individus et leurs façons de parler
font l'objet de classements sociaux. Un énoncé comme « C'te meuf e' m' branche pas »
n'aura pas la même valeur sociale que «Cette femme ne me plait pas ». Sauf dans le cas
des « marches francs » : situations sociales particulières, décrites par Bourdieu, dans
lesquelles les façons de parler sont évaluées au regard d'autres normes que celle de la
société globale. Les locuteurs se construisent entre eux d'autres valeurs de telle sorte que
gros mots, obscénité, verlan, argots deviennent des façons nobles de s'exprimer ; c'est le
cas des prisons, des comptoirs de café, des bandes de jeunes...

Nous développerons les différents courants lors des prochains cours.

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