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Sophia

NERARD
HK
INTRODUCTION ANTHOLOGIE

Gerd Wieser, capitaine de la Stasi vole un recueil de poèmes de Brecht de


l’appartement de Georg Dreyman et Christa-Maria Sieland, qu’il est censé surveiller. Sur
fond de La Sonate de l’Homme Bon, il s’immisce, par la lecture, dans l’intimité du couple.
Dans le film La Vie des autres (2006) du réalisateur Florian Henckel von Donnersmarck, le
personnage de Gerd devient de plus en plus obsédé par le couple qu’il va finir par apprécier
et protéger, au péril de sa carrière ; de fait, il vole l’ouvrage de leur appartement pour se
sentir à leurs côtés. Dans le reste du film, la littérature est un objet central  : Georg est un
dramaturge, qui va écrire un article publié à l’Ouest sur les suicides en RDA. Dans cette scène
de la lecture, la représentation du lecteur permet de montrer pour une des premières fois
du film l’humanité de l’agent de la Stasi. La lecture révèle l’homme aux autres et à lui-même,
autant par la lecture même que par la figuration de celle-ci.
Des exemples où l’on voit quelqu’un lire sont indénombrables — et ce dans tous les arts, les
multiples peintures qui illustrent notre anthologie en sont le reflet. Mais celle-ci s’articule
non pas autour de la question de la lecture dans l’art, mais dans la littérature. Cette mise en
abîme de la présence de la lecture ou du lecteur.trice dans l’œuvre littéraire, de façon
implicite ou explicite, est particulièrement intéressante ; vous-même, en lisant cette
anthologie, êtes un.e lecteur.trice représenté.e dans l’œuvre. Néanmoins, cette question
pose d’abord problème, car qu’est-ce que la notion de lecteur ?

Si certains théoriciens pensent le texte comme absolu, inaccessible pour le lecteur


qui « échoue devant le texte » (Ivor Richards, Critique Pratique, 1929), contingent à l’œuvre,
d’autres au contraire placent le regard du lecteur au cœur de leur réflexion sur la littérature.
C’est ici la fameuse image de la toupie qu’offre Jean Paul Sartre dans Situations II « L’objet
littéraire est une étrange toupie, qui n’existe qu’en mouvement. […] Hors de là [la lecture], il
n’y a que des tracés noirs sur le papier. » Sans le lecteur et son action, l’œuvre n’existe pas.
Il faut donc repenser le rapport entre le lecteur et le texte, leurs relations, tâche menée par
des théoriciens comme Umberto Eco, Hans Robert Jauss, ou encore Wolfgang Iser qui fait
fusionner le lecteur et le livre « en une seule situation ». C’est alors qu’apparaît le lecteur dit
« modèle » pour Umberto Eco, « implicite » pour Wolfgang Iser, c’est-à-dire un lecteur qui
interprète le texte, le lit d’une certaine manière, qui a une expérience personnelle de la
lecture. Mais cette expérience subjective, de fait, se soustrait à la théorisation. Comment
penser de façon universelle ce que chacun ressent individuellement ? La lecture représente
une liberté fondamentale qui échappe à la conceptualisation, ce qu’Antoine Compagnon
appelle dans Le Démon de la théorie la lecture en « roue libre ».
Toutefois, cette autonomie totale de la lecture masque deux idées importantes. Quand Hans
Robert Jauss écrit Pour une esthétique de la réception en 1978, il y conçoit une histoire de la
littérature qui serait fondée sur la réception des œuvres par le public, ce qui place la
subjectivité de la lecture au cœur de la réflexion littéraire. Mais cette subjectivité
apparemment libre peut aussi être remise en question : la façon dont est perçue l’œuvre
semble soumise à notre simple volonté et conscience. Cependant, tout ou presque est écrit
pour un.e destinataire, il y a donc une empreinte de la lecture. Ceci se reflète par un
ensemble de signaux plus ou moins manifestes qui traduisent le désir de l’auteur. Si les mots
ne lui appartiennent plus, il peut encore chercher à faire comprendre au lecteur son
message premier ; le lecteur devient auditeur de la parole de l’écrivain, nous dit Jean
Rousset dans Le Lecteur intime.
Sophia
NERARD
HK

Le lecteur en tant que personne vivante et qui agit sur le texte a donc été théorisée
sous tous ses aspects. Cependant, dans nos expériences de lecture, nous sommes
régulièrement confrontés à des lecteurs au cœur même de l’œuvre littéraire. L’image se
dédouble, et nous sommes comme face à un miroir qui nous renvoie parfois notre propre
apparence, ou le reflet d’un alter ego, qui nous ressemble, sans être nous. Le lecteur émerge
comme un acteur protéiforme, à la fois réel et imaginaire. Mais comment penser le lecteur
au sein des œuvres littéraires ?
Car la figure du lecteur que l’on a l’habitude de se représenter, une personne avec un livre à
la main, est plus complexe qu’elle n’y paraît. En effet, comme nous avons pu le voir, chaque
lecture est individuelle, chaque œuvre produit un effet différent ! Il est par conséquent
particulièrement intéressant et enrichissant de se pencher sur les diverses facettes du
lecteur dans la littérature. C’est la démarche presque métalittéraire que nous avons décidé
d’entreprendre en tant que classe d’hypokhâgne. La multiplicité des impressions des
lectures personnelles permet à cette anthologie de parcourir une variété d’approches sur
cette question. Si l’apparence habituelle est donc légitime, dans la mesure où elle aborde
différents pouvoirs et fonctions — effet esthétique, philosophique, psychologique
pathologique — de la littérature, des figures plus cachées sont non moins intéressantes. En
effet, l’adresse au lecteur réel tend ce fameux miroir, mais l’image de l’auteur est également
particulière, « car même (…) l’écrivain qui conçoit son œuvre (…) [est] aussi et d’abord [un]
lecteur » (Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception). À travers l’intertextualité
sous forme de pastiches, de parodies ou simplement de références, l’auteur apparaît ainsi
en qualité de lecteur. Enfin pour se plonger encore plus profondément dans les limbes de la
figure du lecteur, il peut lui-même agir sur le texte, autant en tant qu’auteur qu’en tant que
spectateur, le lecteur se mue en acteur. C’est au travers de différents genres, époques,
auteurs, lieux que nous avons pensés ce lecteur qui paraissait si cohérent, mais qui semble
désormais diffracté.

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