Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
« C’est un véritable pompier pyromane » :
des électeurs de gauche expliquent
pourquoi ils refusent de voter Macron
PAR MATHILDE GOANEC
ARTICLE PUBLIÉ LE JEUDI 14 AVRIL 2022
Dans un bureau de vote du Xe arrondissement de Paris,
le 10 avril 2022. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart
Plus nombreux, souvent plus sûrs de leur choix et
rejetant par avance les tentatives de culpabilisation,
une partie de l’électorat de gauche est réticente à l’idée
de glisser le 24avril un bulletin Macron dans l’urne
face à Marine Le Pen.
Marie Longevialle et Christophe Papon ne sont pas
d’accord. Et tous les deux ont à peu près abandonné
l’idée de se convaincre l’une et l’autre. Ce couple
d’éleveurs, installé dans le village de Bagnols (Puy-
de-Dôme), a voté Jean-Luc Mélenchon au premier tour
de la présidentielle. Christophe compte s’abstenir pour
le second, comme en 2017, alors que Marie votera
Macron.
« Il me fait peur, par son côté très libéral,explique
l’agricultrice, mais j’ai peur aussi des gens qui veulent
quitter l’Europe, rétablir la peine de mort. Et les
discours racistes, je ne les comprends pas. Donc je
vote contre l’extrême droite en votant Macron, comme
en 2017, comme en 2002, avec le mal au ventre.»
Pour Christophe, c’est non. L’exploitant retient surtout
du quinquennat écoulé la violence qui s’est déchaînée
contre les «gilets jaunes », «une jacquerie» avec
laquelle il n’était pourtant pas «forcément d’accord
sur tout». Violence aussi du «mépris de classe»
qu’incarnerait Emmanuel Macron.
«Je suis dans l’étable entre trois et quatre heures par
jour, avec la radio qui tourne, et je les ai entendues,
toutes ses petites phrases méprisantes sur les gens,
1/4
1
le peuple, ça m’a beaucoup choqué. Et puis Marine
le Pen, je sais comment la combattre, je sais qui
est l’ennemi. Macron, c’est plus insidieux. Regardez
l’histoire de l’âge de la retraite, c’est sournois, il nous
prend vraiment pour des nigauds.»
Dans leur commune, où Macron, Le Pen ainsi que
Pécresse étaient dans cet ordre sur le podium au
premier tour, on vote plutôt à droite, y compris dans
le milieu agricole. «On a aussi des connaissances,
des copains, qui ont voté Le Pen ou Zemmour.
Dans les villages, ce n’est pas noir ou blanc,rappelle
Christophe. Eux savent bien sûr ce qu’ils vont faire
au deuxième tour. Les autres, qui ont voté communiste
ou Mélenchon, ils ne savent pas quoi faire, certains se
dirigent vers l’abstention.»
Dans un bureau de vote du Xe arrondissement de Paris,
le 10 avril 2022. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart
Leur gendre, Martin, travaille dans le milieu du cinéma
à Paris. En 2017, cet électeur de gauche de 32ans
avait «fait barrage» contre Marine Le Pen. Pas sûr
de rempiler cinq ans plus tard dans l’isoloir. Martin
critique ce qu’il voit comme «une stratégie devenue
systématique de vouloir avoir l’extrême droite face
à soi au second tour pour l’emporter», une sorte
de «prise en otage complète des modérés comme des
progressistes».
Surtout, le jeune homme constate que la menace
de la prise du pouvoir par l’extrême droite ne
suffit pas à la faire reculer. «Il y a cinq ans, on
pouvait se dire que l’extrême droite était forte mais
circonscrite. Elle est aujourd’hui large, relayée et
extrêmement structurée. Il y a cinq ans, on pouvait
aussi se dire que Le Pen serait une calamité pour
les immigrés, et considérer que l’émergence d’Éric
Zemmour est une catastrophe dès aujourd’hui. Nous
sommes rentrés dans une droitisation des mentalités
qui va être extrêmement durable en partie en raison
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
de l’idéologie macronienne.» Martin pense donc
s’abstenir, ou voter blanc, en ayant conscience qu’il
le fait sans prendre trop de risques: «Par ma situation
sociale, je n’ai vraiment à craindre ni de Macron ni
de Le Pen.»
Gaëlle avoue être «terrifiée». Cette femme de 36ans,
qui travaille auprès d’une personne âgée, habite
dans le nord de Paris: «Je fais partie de la
communauté LGBTQI+ [lesbiennes, gays, bisexuelles,
trans, queers, intersexes et asexuelles – ndlr], je
fréquente de personnes racisées, nous faisons partie
des dénommés “islamogauchistes”, donc évidemment
nous avons tout à perdre si Marine Le Pen passait.»
Mais deux jours après le premier tour, elle a pris sa
décision. «J’ai suivi pendant cinq ans les décisions
de Macron pour lequel j’avais voté au second tour
et tout m’a fait descendre dans la rue. Ses positions
sur le social, l’écologie, le féminisme… Ce n’est
simplement plus possible pour moi de faire barrage à
Marine Le Pen en votant pour Emmanuel Macron.»
Que le président fasse récemment valoir qu’il n’y
avait pas eu, selon lui, «de front républicain» en
2017, a achevé de convaincre Gaëlle. «Entre nous, on
l’appelle “Paroles, paroles” comme dans la chanson
de Dalida… Il dit tout et son contraire, réaménage
la vérité à son bénéfice, pour moi, c’est un véritable
pompier pyromane.»
« Les seuls responsables possibles de l’élection
de Marine Le Pen, c’est l’électorat de Marine Le
Pen »
Un tel choix dépasse largement les chapelles
politiques à gauche. Philémon est un jeune anarchiste
et libertaire, installé dans le sud de la France. Dans
un texte écrit sur Mediapart sous le nom de Ma#ko
Dràgàn, lui, le «prolo métèque marginal», qui se décrit
comme membre de la communauté des «racisées,
précaires, queer, immigrés, exploitées, tous et toutes
les dominées», dit sa haine de ses congénères pour
2/4
2
avoir désigné, une deuxième fois, «Macron le chef
d’entreprise» et «Le Pen la millionnaire fille de
militaire-tortionnaire» le 10avril 2022.
Dans un bureau de vote du Xe arrondissement de Paris,
le 10 avril 2022. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart
Autour de Philémon, personne n’ira voter ou alors par
un bulletin blanc. «Il y a une exigence de radicalité
qui est portée par les plus jeunes et qui se retrouvent
toujours à devoir passer le balai derrière les papis
et mamies qui sont déjà à la retraite, et qui ne
prêtent aucune forme d’attention à ceux qui en chient
depuis des années,tempête-t-il. Ils votent pour leur
candidat tout pourri et nous, on est censés encore les
soutenir, parce que sinon ce sera notre faute si le pire
advient. Les seuls responsables possibles de l’élection
de Marine Le Pen, c’est l’électorat de Marine Le Pen.
Et aussi ceux qui pendant cinq ans ont fait le lit de sa
pensée.»
Le jeune homme parle d’expérience: «On s’est tous
tapé des gardes à vue pour des activités politiques, je
suis fiché, ils ont mon ADN. Sous Christophe Castaner
[ministre de l’intérieur du gouvernement Édouard
Philippe – ndlr], ils ont appliqué aux militants végane
ou anarchistes les méthodes réservées d'ordinaire aux
groupes terroristes, ils sont en train de dissoudre le
site Nantes révoltée, ils ont dissous un groupe antifa
à Lyon, et il faudrait maintenant voter Macron contre
Le Pen dans la joie et la bonne humeur?»
Ce n’est sans doute pas la même colère, mais une
détermination identique qui anime Thierry, professeur
en Ille-et-Vilaine, professeur comme son épouse,
issu d’un milieu social «plutôt en bas de l’échelle».
«Mes parents ont toujours voté à gauche. Ils étaient
agriculteurs, dans le sud de la Manche. Mon père était
même communiste, on l’appelait “le rouge” dans le
coin... Puis ils sont devenus socialistes, ma mère aussi.
Mon frère et moi avons suivi leurs traces.»
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
En 2017, Thierry vote Macron, dès le premier tour.
Et sans aucune hésitation au second. «Je voyais bien
qu’Emmanuel Macron avait déjà tendance à manger
à tous les râteliers, mais il s’était engagé, et j’étais
confiant sur cela, à réduire l’influence du Front
national.» Sous la pression, selon lui des sondages,
Thierry vote Mélenchon en 2022, «le seul capable
d’être au second tour, pour ne pas revivre un duel
Macron-Le Pen». Car, depuis, la confiance s’est
sérieusement érodée.
« Je suis dans la fonction publique et je considère
qu’Emmanuel Macron a cassé l’Éducation nationale.
Et puis si encore il y avait eu quelques mesures, sur
l’écologie qui me tient à cœur, mais je n’ai rien vu
du tout dans son programme.» Le recul de l’âge de
la retraite est le coup de trop: «Mes parents ont voté
Mitterrand pour partir à 60ans! Quarante ans plus
tard, on reviendrait en arrière? Sur le RSA aussi, la
proposition est totalement démagogique. Je n’irai pas
voter pour Marine Le Pen, je n’irai pas voter pour lui.
Et je ne serai pas plus responsable ou irresponsable
qu’un autre.»
Pascal Julien, ancien élu écologiste à la ville de
Paris, ne «comprend même pas qu’on puisse voter
Macron» au second tour de l’élection présidentielle.
Il avait déjà voté blanc, discrètement, sans tambour
ni trompette, en 2017. Ce «retraité de la politique»
énonce publiquement son choix, cinq ans plus tard.
«En 2017, Macron cet imposteur avait surgi sur la
scène comme un champignon à l’automne, en une nuit.
On n’allait pas lui faire un procès d’intention excessif.
Mais maintenant, il a un bilan.»
Dans un bureau de vote du Xe arrondissement de Paris,
le 10 avril 2022. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart
Engagé sur le climat, les libertés publiques et la
défense des sans-papiers, Pascal Julien considère
que dans tous ces domaines le président sortant a
3/4
3
largement failli. «ll a été condamné deux fois pour
inaction climatique, il est pro-nucléaire et, à la
différence de Sarkozy qui avait un discours presque
lepéniste mais dont les préfets accordaient en pratique
beaucoup de choses pour les sans-papiers, Macron,
avec sa tête de gendre idéal, tient des discours
humanistes, mais il ne lâche rien. Je l’ai constaté.»
Et il ne cache pas sa vive colère quand on pose la
question d’assumer une victoire du Rassemblement
national dans quelques jours. «Je n’assume aucun
de ces risques. Je n’assume le risque ni de l’un ni
de l’autre. C’est à Macron de se poser la question.
C’est à Macron d’aller convaincre.» Les «mauvaises
surprises d’extrême droite» ne viennent pas «toujours
du vieux fond fasciste européen», conclut Pascal
Julien.
Mais une partie de l’électorat à gauche commence à
imaginer une forme de «purge» dans l’accession au
pouvoir de Marine Le Pen, «la preuve de l’inanité
de ses propositions», dit Martin, sans le souhaiter.
Christophe Papon, en Auvergne, n’est pas loin de
le penser. «Qu’est-ce que va faire Marine le Pen, à
part démontrer son incapacité à gouverner? J’aurais
presque voulu que l’extrême droite passe il y a
longtemps pour qu’on en soit débarrassé. Au lieu de
cela, elle prend de l’ampleur et infuse partout, cela me
semble parfois presque plus dangereux.»
Quelles qu’en soient les raisons, faire la grève du vote,
ou utiliser son vote blanc comme un outil contestataire,
même face à l’extrême droite, n’est plus tabou. «Les
gens avaient du mal à l’entendre il y a cinq ans,
constate Manuel, 42ans, habitant d’Ille-et-Vilaine. Il
y a un peu plus de compréhension aujourd’hui même
si on sent que le barrage républicain ne tient plus à
grand-chose et que cela nous inquiète. Moi-même, j’ai
des moments de doute.»
S’il est «hors de question» pour Manuel de voter
Marine Le Pen, refuser de voter Macron est le fruit
d’une «réflexion posée», explique ce technicien dans
l’environnement, qui a pris sa décision avant le
premier tour. Par refus du «nous, ou le chaos», schéma
politique qu’il juge «très malsain». «D’autant qu’il
n’y a aucune considération pour le report de voix
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
des gens à gauche, aucune nuance dans les politiques
menées derrière. Si on en est là, ce n’est pas la
Directeur de la publication : Edwy Plenel
Direction éditoriale : Carine Fouteau et Stéphane Alliès
Le journal MEDIAPART est édité par la Société Editrice de Mediapart (SAS).
Durée de la société : quatre-vingt-dix-neuf ans à compter du 24 octobre 2007.
Capital social : 24 864,88€.
Immatriculée sous le numéro 500 631 932 RCS PARIS. Numéro de Commission paritaire des
publications et agences de presse : 1214Y90071 et 1219Y90071.
Conseil d'administration : François Bonnet, Michel Broué, Laurent Mauduit, Edwy Plenel
(Président), Sébastien Sassolas, Marie-Hélène Smiéjan, François Vitrani. Actionnaires directs
et indirects : Godefroy Beauvallet, François Bonnet, Laurent Mauduit, Edwy Plenel, Marie-
Hélène Smiéjan ; Laurent Chemla, F. Vitrani ; Société Ecofinance, Société Doxa, Société des
Amis de Mediapart, Société des salariés de Mediapart.
4/4
4
conséquence de mon vote, mais à cause du choix de
millions d’électeurs qui vont voter pour elle, et à cause
de cinq ans de casse sociale.»
Rédaction et administration : 8 passage Brulon 75012 Paris
Courriel : contact@mediapart.fr
Téléphone : + 33 (0) 1 44 68 99 08
Télécopie : + 33 (0) 1 44 68 01 90
Propriétaire, éditeur, imprimeur : la Société Editrice de Mediapart, Société par actions
simplifiée au capital de 24 864,88€, immatriculée sous le numéro 500 631 932 RCS PARIS,
dont le siège social est situé au 8 passage Brulon, 75012 Paris.
Abonnement : pour toute information, question ou conseil, le service abonné de Mediapart
peut être contacté par courriel à l’adresse : serviceabonnement@mediapart.fr. ou par courrier
à l'adresse : Service abonnés Mediapart, 4, rue Saint Hilaire 86000 Poitiers. Vous pouvez
également adresser vos courriers à Société Editrice de Mediapart, 8 passage Brulon, 75012
Paris.