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Fêtes des fous et sabbats médiévaux.

Georges Bertin.

« N’interdisez jamais les feux de la saint Jean, toujours on


brandira les vieux balais et toujours enfants nouveaux naîtront.»
Nietszche.

A l’époque médiévale, pendant le cycle des douze jours entre


Noël et l’Epiphanie, les petits clercs des chapitres urbains, le
bas clergé, les sous-diacres nommaient un évêque bouffon, un
prince des sots, et célébraient, dans une forme qui respectait
l'ordonnancement extérieur des cérémonies de l'Eglise. Elles
étaient tolérées et encouragées par le clergé. Après ces messes à
rebours célébrées au cœur même des cathédrales, au cours
desquelles on distribuait des formes parodiques de la communion
aspergeant les public de toutes sortes de liquides et
d’excréments, elles emmenaient de joyeuses cavalcades et
processions au travers des cités, déclenchant toutes sortes de
débordements sur leur passage. L'Ane, symbole des tout-petits, des
faibles et des opprimés jouait un rôle de premier plan dans ces
fêtes dont l'inversion des valeurs était le maître mot.

Fêtes de la lumière pour le peuple, ces réjouissances étaient


l'occasion de ridiculiser le haut clergé, comme en témoigne ce
couplet emprunté au manuscrit de Beauvais:"

« Monseigneur l'évêque et ses conseillers


vous font savoir que tous doivent obéir,
sans quoi on vous coupera les culottes!"

Survivance des anciennes fêtes païennes, celle de Janus aux


deux visages et des Saturnales romaines qui honoraient des rois de
carnaval pris parmi les esclaves, justifiée a posteriori par
l'Eglise qui, faute de pouvoir s'y opposer, tenait à mettre
l'accent sur la parole de l'écriture exaltant les humbles en
dépossédant les puissants, la Fête des Fous devait perdurer
jusqu'au XVIème siècle.

«Elle démontrait qu’une culture pouvait périodiquement se


moquer de ses pratiques royales et religieuses les plus sacrées,
imaginer au moins de temps en temps un monde entièrement
différent », écrivait à ce sujet le théologie Harvey Cox ; ‘La
fête des fous, essai théologique sur les notions de fête et de
fantaisie, le Seuil,(1975.

La contre-culture qui éclôt à cette époque y gagne en même


temps que, au sens propre, ses lettres de noblesse, une audience
et une reconnaissance publique. Le réalisme et la provocation de
l'Art Roman, le monstrueux présent dans toutes les églises sont là
pour en témoigner, au même titre que l'exaltation du bas corporel,
de la laideur et du grotesque dans les images d'une fête populaire
laissant issir tout ce qui avait trait au bas ventre.

La licence extraordinaire que l'on pouvait constater dans les


manifestations de la fête des Fous, du Carnaval était en effet
profondément ambigüe: contestation de l'ordre établi, libération
du paraître et du discours en même temps que récupération,
exutoire, et au bout du compte confortement de l'ordre social.

Deux facteurs expliquent sa disparition progressive:


-la religion s'intériorisant, les élites religieuses imposent
leur pratique,
-la diffusion de l'instruction et de la morale sécularisée va
s'amplifier à l'époque des Lumières; en conséquence, les élites
abandonnent leur participation aux réjouissances du plus grand
nombre.

La fête populaire mettra environ trois siècles à se désagréger,


en dépit de toutes les tentatives des pouvoirs institués. Déjà,
écrivains physiocrates et prélats réformateurs ne voient plus, au
siècle dclassique, que "temps perdu dans le folklore et les rites
de fécondité, sottises grossières."

L'érotisme condamné va alors tomber dans le domaine profane.


Dionysos revit dans le diable des sabbats, lesquels, "voués dans
les solitudes de la nuit au culte clandestin de ce dieu qui était
l'envers de Dieu, ne purent qu'approfondir les traits d'un rite
qui partait du mouvement de renversement de la fête"(66), c'est le
phénomène bien connu du retour du refoulé.
A l'opposé de nos fêtes civiles et républicaines, patronales et
votives, le Sabbat n'est-il pas le modèle inversé de la fête telle
que nous la vivons depuis le 16ème siècle ?

Hantant les souterrains et les sous-bois obscurs, les lieux


retirés ou le secret des demeures historiques, il est toujours
associé au secret, à l'épouvante, aux mots qu'il ne faut pas
prononcer, aux objets dont nul ne peut parler. Les êtres qui s'y
adonnent sont marqués du signe diabolique, de la musique des
violons, instruments qui vous entraînent irrémédiablement hors de
vos limites.

Première manifestation singulière, le sabbat me semble le


modèle parfait de transgression anti-sociale des rituels de fête.
Lié étroitement dans son évolution aux jacqueries paysannes, il
est l'anti-fête dévoilant l'inhumanité et l'inunanimité de la
société rurale.

"L'interdit, écrivait Georges Bataille, dans le monde chrétien


fut absolu. La transgression aurait révélé ce que le christianisme
voila: que le sacré et l'interdit se confondent, que l'accès au
sacré est donné dans la violence d'une infraction".

L'élimination du sensible dans la religion chrétienne (culte


des saints) trouvait son exutoire dans les fêtes noires où les
préceptes admis, l'institué de la société rurale, étaient battus
en brèche, la danse tournoyante formant le lieu et la nuit le
temps d'une fête où s'exacerbaient les désirs dans la rencontre
des corps et d'une mythologie venue du fond des âges.

Anti-institution de la fête, le sabbat était comme le modèle de


cet état de déséquilibre qui permet finalement de renouer avec
l'harmonie entre soi et le monde extérieur, accomplissant comme un
déparasitage des participants.

Bien plus, le sabbat permettait ces relations libidineuses,


libres, durables et sociables qui, selon le mot de Herbert
Marcuse, "sont à l'origine d'une autre civilisation, non
répressive".
Il était aussi profondément empreint de la notion de sacrifice,
a tel point qu'il arrivait que les sorcières paient de leur vie
cette transgression qu'elles avaient orchestrée tant au niveau
individuel qu'à celui de la subversion sociale. Le sabbat fondait,
dans le symbole et l'imaginaire radical et social, de nouveaux
rapports basés sur le mécanisme du sacrifice et de la violence qui
l'accompagne, fondatrice de culture.

"La pensée symbolique, indique René Girard a son origine dans


le mécanisme de la victime émissaire, le meurtre collectif ramène
le calme en un contraste prodigieux avec le paroxysme hystérique
qui précède, les conditions favorables à la pensée se présentent
en même temps que l'objet le plus digne de la provoquer."

De nos jours, dans notre société hyper matérialiste et


rationalisée, nous n'avons plus de sabbats ni d'exécutions
publiques mais, pour les avoir oubliés, notre temps connaît
parfois d'autres événements d'autant plus douloureux qu'ils
viennent frapper indifféremment des partenaires d'autant plus
surpris qu'ils étaient imprévisibles.

Quand l’érotisme n’apparaît plus dans la participation


théâtrale, dans la fête, il revit honteusement dans des systèmes
individualisés, télévisuels, numériques.

Il est pour nous frappant de voir à quel point le lieu où se


célébrait le sabbat de la fête locale la place du Palais de
Justice d’Angers fut, il y a peu de temps, le théâtre très relayé
par toutes les télévisions du monde d’un autre usage de la
sexualité et de ses si innocentes victimes. Et cette exposition
médiatique était autrement obscène que ce que l’on a vu le week-
end dernier.

Les artistes, plus sensibles à la tragédie humaine, présentent


bien celle-ci, en contrepoint, qui se dissimule derrière
l'insipidité de la fête transformée en vacances à perpétuité, en
consommation généralisée.

Quand, la fête a perdu tous ses caractères rituels et elle


tourne mal en ce sens qu'elle retourne à ses origines violentes,
au lieu de tenir la violence en échec, elle amorce un nouveau
cycle de la vengeance. La fête en est un des gardes fous.
Commémoration de la crise sacrificielle, elle a pour fonction de
vivifier et renouveler l'ordre culturel en répétant la violence
fondatrice, en re instaurant une origine perçue comme la source de
toute vitalité et fécondité.

Au moment où l'unité de la communauté était étroite, la fête


évitait de retomber dans la violence qui supposait la continuité
de la crise sacrificielle et sa résolution.

Dans les périodes d'austérité, préceptes moraux et pouvoirs


institués ont de tout temps trouvé intérêt dans la contention des
esprits et des corps. Apparaît l'anti-fête, le sabbat. Il a en
commun avec la fête d'être le lieu des rites d'expulsion
sacrificielle et, pour prévenir les menaces de conflits violents,
reproduit les effets bénéfiques de l'unanimité violente en faisant
l'économie des étapes terribles qui la précèdent. Il s'agit alors
d'une violence collective, fondatrice, libératrice, qui restaure
l'ordre collectif menaçé. Dans le sabbat, l'inspirateur tragique
(tragos ôdè), dissout les valeurs mythiques et rituelles de la
violence réciproque.
Cette crise sacrificielle aboutit à l'effacement des
différences: entre les sexes, entre Dieu et l'homme, fait de tout
possédé un autre Dionysos, savoir redoutable que celui qui guette
les adeptes au delà des limites de la transgression.

Ainsi ces cultes dionysiaques apparaissent-ils toujours aux


époques des grands ébranlements politiques et sociaux.

L’homme moderne régi par les impératifs de la nécessité et de


la production, pendant qu’il gagnait le monde entier, a perdu son
âme, il s’est enrichi au moyen d’un appauvrissement consternant
des éléments vitaux de sa propre vie. Fête et fantaisie n’ont pas
seulement valeur pour elles-mêmes, elles sont absolument vitales
pour la vie humaine.

Georges Bertin, socio anthropologue, Angers.

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