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Comptes rendus des séances

de l'Académie des Inscriptions


et Belles-Lettres

Les milieux gnostiques : du mythe à la réalité sociale


Madeleine Scopello

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Scopello Madeleine. Les milieux gnostiques : du mythe à la réalité sociale. In: Comptes rendus des séances de
l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 152e année, N. 4, 2008. pp. 1771-1789 ;

doi : https://doi.org/10.3406/crai.2008.92271

https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_2008_num_152_4_92271

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COMMUNICATION

LES MILIEUX GNOSTIQUES : DU MYTHE À LA RÉALITÉ SOCIALE,


PAR Mme MADELEINE SCOPELLO

Du fait de leur nature à la fois mythique et spéculative, les sources


littéraires coptes de première main dont nous disposons sur les gnos-
tiques, les codex Bruce1 et Askew2, le codex de Berlin3, la biblio-
thèque de Nag Hammadi4 et le codex Tchacos5, offrent très peu
d’informations factuelles sur les auteurs des textes qu’ils contien-
nent et ne font presque aucune place à la réalité sociale. Les auteurs
des écrits conservés dans ces codices sont tous anonymes : certains
d’entre eux ont attribué leur traité à une figure d’autorité appartenant
à la tradition biblique (Adam6, Seth7, Shem8, Melkisédek9, Noréa10)
ou à l’entourage de Jésus (Jean11, Pierre12, Paul13, Jacques14, Marie-
Madeleine15, Philippe16, Thomas17, Judas18) afin de cautionner les
enseignements et les révélations qui y sont contenus. D’autres se
sont effacés derrière un pseudonyme symbolique, comme l’Étranger
et Eugnoste19, deux noms qui mettent en évidence leur parenté

1. C. Schmidt, 1892 ; C. Schmidt, V. MacDermot, 1978.


2. Eid., 1978.
3. W. Till, 1955.
4. J. M. Robinson, 2000 ; J.-P. Mahé, P.-H. Poirier, 2007 ; M. Meyer, 2007.
5. R. Kasser, G. Wurst, 2007 ; cf. volume d’études, M. Scopello, 2009.
6. Apocalypse d’Adam (NH V, 5).
7. Deuxième logos du grand Seth (NH VII, 2), Trois stèles de Seth (NH VII, 5).
8. Paraphrase de Shem (NH VII, 1).
9. Melchisédek (NH IX, 1).
10. Noréa (NH IX, 2).
11. Livre des secrets de Jean (NH II, 1 ; III, 1 ; IV, 1 ; BG 8502, 2).
12. Actes de Pierre et des Douze (NH VI, 1), Apocalypse de Pierre (NH VII, 3), Lettre de Pierre
à Philippe (NH VIII, 2 ; Tchacos, traité 1) ; Acte de Pierre (BG 8502, 4).
13. Prière de l’Apôtre Paul (NH I, 1) ; Apocalypse de Paul (NH V, 2).
14. Épitre secrète de Jacques (NH I, 2), (Première) Apocalypse de Jacques (NH V, 3),
(Deuxième) Apocalypse de Jacques (V, 4) ; Jacques (Tchacos, traité 2).
15. Évangile selon Marie (BG 8502, 1).
16. Évangile selon Philippe (NH II, 3).
17. Évangile selon Thomas (NH II, 2), Livre de Thomas l’Athlète (NH II, 7).
18. Évangile de Judas (Tchacos, traité 3). Voir le volume d’études sur l’Évangile de Judas,
M. Scopello, 2008.
19. Allogène (NH XI, 3) et Tchacos, traité 4 : ces deux traités ne constituent pas des versions
parallèles d’un même texte ; Eugnoste (NH III, 3 ; V, 1). L’étranger est un des symboles du gnos-
tique, étranger au monde, exilé sur terre, à la recherche de ses origines célestes. Quant à Eugnoste,

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spirituelle avec la gnose. D’autres encore ont prêté leur voix à des
voyageurs célestes, relatant leurs expériences mystiques (Zostrien,
Marsanès)20 ; d’autres enfin ont fait entendre les révélations sur le
paysage des intelligibles communiquées par des entités féminines
du panthéon gnostique (Bronté21, Hypsiphroné22, Prôtennoia23, Pistis
Sophia24).
Aucune indication précise n’est fournie dans les sources directes
sur la provenance géographique des écrivains gnostiques dont les
œuvres, écrites pour la plupart en grec au IIe et au IIIe siècles de notre
ère, ont été traduites en copte et recopiées au milieu du IVe siècle
en Égypte, pour être peu après réunies dans des codices dont très
probablement seulement une infime quantité nous est parvenue.

Auteurs et transmetteurs

Aucune information tant sur les auteurs gnostiques que sur l’ori-
gine des textes n’est par ailleurs donnée par les transmetteurs qui
traduisirent ces écrits du grec en copte. Aucun renseignement portant
sur les transmetteurs eux-mêmes ne nous est connu. Les manuscrits
conservés ne livrent qu’un modeste aperçu de ce que devait être
l’activité de traduction, de recopiage et de façonnage25 des codices
gnostiques à cette époque en Égypte. Différents traducteurs furent
néanmoins à l’œuvre pour réaliser les codices de Nag Hammadi ;
on a distingué en effet, dans les traductions du grec au copte, de
nombreuses influences dialectales mais aussi la main de plusieurs
copistes, sans compter les différences dans la réalisation des reliures.
Œuvraient-ils dans des ateliers de traduction ou plutôt individuelle-
ment ? Cette question n’est, pour l’instant, pas résolue. En ce qui
concerne le codex Tchacos, la main d’un seul copiste semble avoir

nom propre dérivé d’un adjectif, on peut l’interpréter comme « le bien connu » gnwstov~ (euj). Dans
ce sens, on remarquera la symbolique inversée de ce nom par rapport à celui d’Allogène : le familier
d’un côté, l’étranger de l’autre, constituent deux images spéculaires qui désignent des êtres privilé-
giés dans la quête de la connaissance. Mais l’on peut aussi comprendre Eugnoste comme dérivant
de gnwsthv~, celui qui connaît, le gnostique par excellence.
20. Le traité de l’Allogène rentre aussi dans ce cas ; Zostrien (NH VIIII, 1) ; Marsanès
(NH X, 1).
21. Bronté intellect parfait (NH VI, 2).
22. Hypsiphroné (NH XI, 4).
23. Prôtennoia trimorphe (NH XIII, 1).
24. Codex Askew.
25. Sur la codicologie de Nag Hammadi, voir J. M. Robinson, 1988, p. 10-22 ; pour le codex
Tchacos, voir G. Wurst (« Preliminary Codicological Analysis of Codex Tchacos »), dans R. Kasser,
2007, p. 27-33.

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transcrit les quatre traités qui le composent. La langue copte utilisée


par le traducteur de ces textes est mâtinée de formes dialectales qui
vont permettre de déterminer la provenance de ce codex26.
En considérant l’ensemble de la littérature gnostique de première
main, l’on notera que non seulement les noms des auteurs font
défaut mais aussi que des informations explicites concernant leur
appartenance à un courant de pensée ou à une école gnostique sont
très rares. De plus, toute référence aux maîtres de la gnose connus
par la tradition hérésiologique est absente, à l’exception de quelques
renseignements fournis par le Témoignage de vérité (NH IX, 3).
C’est l’appréciation des diverses traditions culturelles et reli-
gieuses ayant servi aux différents auteurs pour structurer le message
de la gnose, qui permet d’avancer quelques hypothèses sur leur
origine ainsi que sur leur formation intellectuelle et de juger de leur
proximité, cas par cas, avec les grandes religions de l’époque – paga-
nisme, judaïsme, christianisme – mais encore avec les courants
hermétiques, les religions à mystères, la théurgie et la magie.
Peut-on aussi envisager la place des écrivains gnostiques, dont
les manuscrits coptes ont transmis la pensée, dans la société du
IIe et du IIIe siècle ? Peut-on préciser les lieux où leurs écrits furent
rédigés ? Les spécialistes indiquent souvent Alexandrie comme lieu
de composition des écrits gnostiques, mais aucun indice factuel
ne soutient cette hypothèse, si ce n’est la réputation d’Alexandrie
comme centre de haute culture et d’échanges et le fait que, selon les
controversistes, certains penseurs gnostiques qu’ils ont nommés et
réfutés – mais pas tous – avaient vécu dans cette ville.
Si l’on se tourne vers la documentation indirecte, constituée par les
réfutations des Pères de l’Église27 auxquelles s’ajoutent des notices
et des écrits anti-gnostiques composés par des philosophes païens28,
quelques lacunes, et non des moindres, peuvent être comblées : l’on
y trouvera tout d’abord les noms d’un certain nombre de maîtres
dont les doctrines font l’objet de la réfutation, des informations sur
leur provenance (lieu de naissance, lieu d’éducation, lieux d’en-
seignement), sur la création éventuelle d’une école de pensée, sur

26. On pourra lire utilement l’« Étude dialectale » de R. Kasser, 2007, p. 35-78.
27. Principalement les œuvres d’Irénée de Lyon, d’Hippolyte de Rome, de Tertullien de
Carthage, de Clément d’Alexandrie, d’Origène et d’Épiphane de Salamine. L’hérésiologie ultérieure
réélabore des données déjà présentes chez ces auteurs.
28. Surtout l’œuvre de Plotin, en particulier l’Ennéade II. Des noms d’autres philosophes ayant
écrit et réfuté des œuvres gnostiques sont fournis par Porphyre dans la Vita Plotini 16 mais ces écrits
ne nous sont pas parvenus.

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leur propagande active et sur leurs déplacements à l’intérieur des


frontières de l’Empire. Ces données sont généralement fiables, bien
que les controversistes tendent à enserrer dans une seule chaîne de
l’hérésie les maîtres gnostiques depuis Simon le Mage, en tissant
entre eux des liens artificiels de dépendance et de continuité, comme
le montre ce passage de l’Adversus Haereses d’Irénée de Lyon29,
consacré aux ancêtres des valentiniens :
« Simon de Samarie de qui dérivèrent toutes les hérésies (Adv. Haer. I,
23, 2) (…) eut comme successeur Ménandre, originaire de Samarie (I, 23,
5) (…). Prenant comme point de départ la doctrine de ces deux hommes,
Saturnin, originaire d’Antioche, près de Daphné, et Basilide donnèrent
naissance à des écoles divergentes, l’une en Syrie, l’autre à Alexandrie
(I, 24, 1) (…). Selon Carpocrate et ses disciples (I, 25, 1) (…) Marcellina
vint à Rome sous Anicet et causa la perte d’un grand nombre (I, 25, 6) (…).
Un certain Cérinthe en Asie enseigna la doctrine suivante (I, 26, 1) (…).
Ceux qu’on appelle les ébionites professent, en ce qui concerne le Seigneur,
les mêmes opinions que Cérinthe et Carpocrate (I, 26, 2). Les nicolaïtes
ont pour maître Nicolas, un des sept premiers diacres qui furent constitués
par les apôtres (I, 26, 3) (…). Un certain Cerdon prit lui aussi comme point
de départ la doctrine des gens de l’entourage de Simon. Il résida à Rome
sous Hygin (I, 27, 1). Il eut pour successeur Marcion, originaire du Pont. »
(I, 27, 2)

Irénée fait ensuite état de la prolifération des doctrines


gnostiques :
« À partir de ceux que nous venons de dire ont déjà surgi les multiples rami-
fications de multiples sectes, par le fait que beaucoup parmi ces gens-là,
ou pour mieux dire tous, veulent être des maîtres : quittant la secte dans
laquelle ils se sont trouvés et échafaudant une doctrine à partir d’une autre
doctrine, puis encore une autre à partir de la précédente, ils s’évertuent à
enseigner du neuf, en se donnant eux-mêmes pour les inventeurs du système
qu’ils ont ainsi fabriqué (I, 28, 1) (…). En plus de ces gens, les simoniens
(…) ont donné naissance à la multitude des “gnostiques”, qui ont surgi à la
façon des champignons sortant de terre. » (Adv. Haer. I, 29, 1)

Le jugement qu’Irénée porte sur ces penseurs est des plus


sévères : il fustige leur manque d’originalité, la construction abusive
de leurs théories30 et le plagiat qu’ils opèrent les uns à l’égard des
autres. Il vise aussi implicitement la nouveauté de leurs doctrines
qui s’oppose à l’ancienneté de la doctrine apostolique, fondée sur

29. Nous citons dans cet article la traduction d’A. Rousseau, 1984. Voir aussi A. Rousseau,
L. Doutreleau, 1979, 1965, 1969, 1979.
30. Semetipsos adinventores sententiae quamcumque compegerint enarrantes (I, 28, 1).

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la Règle de Vérité31. La chaîne des hérétiques est présentée comme


une diadokhv de l’erreur, image spéculaire et inversée de la diadokhv
véritable qu’est la tradition apostolique. L’insistance sur le champ
sémantique du multiple, étayée par la comparaison avec les cham-
pignons, permet à Irénée de dégager l’une des idées maîtresses de
son œuvre de réfutation : l’unicité de l’Église face aux divisions
hérétiques.
À cette liste manque l’une des figures les plus représentatives de
la pensée gnostique, celle de Valentin. Pour reconstituer sa carrière
et glaner quelques indices à son sujet il faut faire appel à d’autres
controversistes, et principalement à Épiphane de Salamine qui
s’exprime ainsi dans la notice 31 du Panarion32 sur Valentin et ses
disciples :
« Valentin vient après ceux dont j’ai traité auparavant, Basilide et Saturnin,
Ébion, Cérinthe, Mérinthe et leurs écoles. Tous ceux-ci vécurent à la même
époque. » (Pan. 31, 2, 1)

Épiphane fait part à ses lecteurs de la difficulté qu’il y a à


déterminer les origines de Valentin :
« La plupart des gens ignore la patrie et le lieu de naissance de Valentin ;
aucun écrivain n’a réussi à savoir où il est né. J’ai néanmoins entendu des
bruits qui couraient à son sujet, colportés par quelqu’un : je ne négligerai
donc pas cette information et même si je ne peux préciser son lieu de
naissance – pour être honnête, c’est un point controversé – je ne peux pas
ignorer cette rumeur qui m’est parvenue. D’aucuns ont dit qu’il était né à
Phrébonide, qu’il était natif de Paralia en Égypte, et qu’il reçut une éduca-
tion grecque à Alexandrie (Pan. 31, 2, 2) (…). Valentin prêcha en Égypte.
Sa semence s’y trouve encore, comme le reste des ossements d’une vipère,
surtout à Athribis, à Prosopis, à Arsinoé, en Thébaïde, et, en Basse-Égypte,
à Paralia et à Alexandrie. Puis il s’en alla diffuser sa doctrine à Rome. »
(Pan. 31, 7, 1)

Vers 140 Valentin quitte l’Égypte pour Rome où il séjourne


une vingtaine d’années ; à Rome il acquiert des responsabilités au
sein de l’Église. Selon Irénée33, Valentin vint à Rome sous Hygin
(136 ?-140 ?), il atteignit son apogée sous Pie (140 ?-155 ?) et
demeura dans la capitale jusqu’au temps d’Anicet (155-166 ?).

31. La Règle de Vérité est rappelée par Irénée en ouverture de sa liste d’hérétiques : « pour nous,
nous gardons la Règle de Vérité selon laquelle “il existe un seul Dieu” tout puissant qui “a tout créé
par son Verbe” » (Adv. Haer. I, 22, 1). On notera l’insistance mise sur « pour nous », ce qui indique
implicitement que les gnostiques se situent en dehors de l’Église.
32. K. Holl, 1915, 1922, 1933 ; F. Williams, 1994 et 2000.
33. Adv. Haer. III, 4, 3.

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Irénée ajoute que « Cerdon, le prédécesseur de Marcion, vint aussi


sous Hygin, qui fut le huitième évêque ». Tertullien dans l’Adversus
Valentinianos34 signale que « Valentin avait espéré l’épiscopat : son
talent et son éloquence lui avaient valu du prestige ; mais c’est un
autre qui obtint le siège épiscopal, grâce à l’avantage qu’il tirait de
son martyre : Valentin en fut indigné et rompit avec l’Église de la
doctrine authentique ». (Adv. Val. IV, 1-2)
Il faut revenir à Épiphane pour avoir quelques informations sur la
dernière partie de la vie de Valentin :
« Mais en arrivant à Chypre, et ayant fait naufrage dans tous les sens du
mot, il s’écarta de la foi et son intellect s’égara. Auparavant, dans les autres
lieux, il possédait encore quelque sentiment religieux et une foi droite.
Mais à Chypre il parvint au dernier degré de l’impiété et sombra dans cette
perversité qu’il proclame. » (Pan. 31, 7, 1)

La valeur du renseignement hérésiologique

Les informations de nature chronologique et topographique four-


nies par les hérésiologues sur les gnostiques paraissent tout à fait
crédibles. En revanche, d’autres renseignements sont davantage
entachés de polémique : ils concernent la place des gnostiques dans
la société de leur temps et leur comportement face aux autorités et
à l’État ; ils portent également sur les rapports qu’ils entretiennent
avec l’Église. De plus, la propagande et le prosélytisme gnostiques
sont l’objet de remarques critiques, tout comme le rôle joué par les
femmes dans leurs groupes et dans la diffusion de la doctrine.
Face aux gnostiques, adversaires redoutables pour l’Église qui
était en train de se consolider, les Pères n’ont pu faire preuve ni
d’impartialité ni d’objectivité. Néanmoins, le renseignement patris-
tique peut se révéler d’une grande utilité, une fois dégagé de sa
gangue polémique par une lecture avertie qui aille au-delà des topoi
hérésiologiques35.
La mise en regard des sources indirectes et de la documentation
directe, suivie par la confrontation des deux images des gnostiques
qui s’en dégagent – celle des gnostiques vus par eux-mêmes et celle
des gnostiques vus par leurs adversaires – se révèle d’une grande

34. Traduction J.-C. Fredouille, 1980.


35. Je me suis servie de cette méthode tant pour la gnose (M. Scopello, 2005) que pour le
manichéisme (M. Scopello, 1995).

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utilité pour resituer la gnose ancienne dans un cadre historique


plus large.

GÉOGRAPHIE RÉELLE ET GÉOGRAPHIE IMAGINAIRE

Les Pères de l’Église ont fourni des éléments qui permettent


de situer géographiquement quelques maîtres réputés de la gnose.
Les grands centres culturels de l’Empire, Alexandrie, Antioche et
Rome, sont touchés au premier chef. Les maîtres gnostiques voya-
gent : l’exemple le plus éclatant est celui de Valentin qui s’illustra en
Égypte, à Rome puis à Chypre ; Marcellina, élève de Carpocrate, se
rendit à Rome pour les besoins de la propagande, probablement en
provenance d’Égypte. Marc le Mage, natif d’Asie Mineure, répandit
sa spéculation mystique dans la capitale de l’Empire36. Le valenti-
nien Ptolémée37, peut-être alexandrin de naissance, était bien connu à
Rome. Mais les gnostiques ne se limitèrent pas à diffuser leurs idées
dans les grandes villes : des disciples de Marc le Mage sillonnaient,
par exemple, la vallée du Rhône, selon le témoignage d’Irénée38, ou
encore l’Asie Mineure39.
L’on sait que certains d’entre eux avaient fondé leur propre école
de pensée et que d’autres assistaient aux cours de philosophes
réputés : Porphyre de Tyr indique dans la Vita Plotini 16 que des
gnostiques fréquentaient à Rome le cercle de Plotin40 ; leurs écrits
avaient suscité des réfutations de la part de Plotin lui-même, de
Porphyre et d’Amélius. Porphyre mentionne les intitulés de quatre
« apocalypses » composées par les gnostiques : deux écrits portant un
titre identique (traité de Zostrien, NH VIII, 1 et traité de l’Allogène,
NH XI, 3) font partie du corpus de Nag Hammadi. Ce fait est d’un
extrême intérêt car il montre que la production littéraire des gnos-
tiques circulait d’une ville à l’autre de l’Empire. Des débats devaient
opposer aussi des penseurs gnostiques à des philosophes ainsi qu’à
des chrétiens, comme il advint, environ un siècle plus tard, pour le
manichéisme41. Toutefois aucun témoignage de controverses orales
n’a été conservé.

36. Irénée de Lyon, Adv. Haer. I, 13, 5. Sur Marc le Mage, voir l’étude de N. Förster, 1999.
37. Irénée de Lyon, Adv. Haer. Préface (§ 2) et I, 1-9. cf. aussi la Lettre à Flora transmise par
Épiphane (Pan. 33, 3-8).
38. Irénée de Lyon, Adv. Haer. I, 13, 7.
39. Ibid. I, 13, 5.
40. Sur ce point voir M. Tardieu, 1992, p. 503-563.
41. Par exemple, le Contra Felicem et le Contra Fortunatum d’Augustin.

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Si l’on se penche maintenant sur les sources directes, on remar-


quera qu’elles présentent, en revanche, un paysage des plus abstraits
où les éléments factuels sont presque totalement absents. C’est par
la seule appréciation de la pensée qui imprègne les différents textes
que l’on peut essayer de restituer les auteurs dans un contexte reli-
gieux et culturel relativement précis. Comme les documents sont
anonymes, il est en ligne générale impossible de les attribuer à
un maître, avec l’une ou l’autre exception toutefois. Par exemple,
l’Évangile de Vérité (NH I, 3 et XII, 2) a été attribué par quelques
spécialistes à Valentin lui-même, du fait du contenu hautement
poétique et spéculatif de ce traité42.
Néanmoins quelques grandes tendances de pensée se dégagent
avec clarté de la documentation de première main. Des thématiques
séthiennes43 apparaissent dans plusieurs textes de Nag Hammadi,
ainsi que dans l’Anonyme du codex Bruce ou encore dans deux
écrits du codex Tchacos, l’Évangile de Judas et le traité Allogène.
La pensée valentinienne44 se retrouve, quant à elle, bien représentée
dans le corpus de Nag Hammadi. Aucun maître connu n’est toutefois
cité, si ce n’est dans le Témoignage de vérité (NH IX, 3)45 où sont
mentionnés, dans un contexte très polémique, les noms de Valentin,
d’Isidore, de Basilide et des disciples de Simon.
Il n’y a par ailleurs presque aucune trace d’une géographie réelle
dans la documentation de première main, si l’on excepte quelques
références explicites à l’Égypte, par le biais d’un bestiaire symbo-
lique de coloration locale, dans le traité mythologique de l’Écrit
sans titre (NH II, 5). Le traité hermétique de l’Ogdoade et l’Ennéade
(NH VI, 6) offre un aperçu de la vie et de la religiosité qui s’organi-
saient autour des temples46. De même l’extrait du Discours parfait
(NH VI, 8)47 réserve à l’Égypte un rôle d’exception.
La géographie réelle est remplacée par une géographie imagi-
naire : celle des mondes célestes et de leurs éons faisant cortège au
Très-Haut48 ; celle des sphères inférieures que l’âme doit franchir
pour regagner sa patrie céleste49. C’est à cette patrie que Psyché,

42. Sur ce point, voir E. Thomassen, 2007, p. 46, n. 1.


43. Cf. J. D. Turner, 2007, p. XXXVI-XLIII.
44. Cf. E. Thomassen, 2007, p. XLIII-LI.
45. Témoignage véritable 56, 1-57, 15 : J.-P. Mahé, A. Mahé, 1996.
46. Ogd. Enn. 61, 19 : mention du temple de Diospolis. Voir J.-P. Mahé 1978, p. 33-38.
47. J.-P. Mahé, 1982.
48. C’est le cas du Livre sacré du Grand Esprit Invisible (NH III, 2 et IV, 2).
49. Il s’agit du thème central développé dans l’Apocalypse de Paul (NH V, 2).

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enserrée dans les liens du corps, tend de toutes ses forces : la tension
vers le lieu des origines est mise en scène dans le traité de l’Exégèse
de l’âme (NH II, 6) par une allégorie autour d’Ulysse, symbole de
l’âme, lequel, dans les liens de Calypso, aspire ardemment au retour
à Ithaque. Le personnage d’Hélène, éloigné de son époux Ménélas,
est lu, dans ce traité dans le même sens50.
Une géographie imaginaire structure le thème du voyage vers
la connaissance et en étaye les différentes étapes dans un conte,
riche en métaphores, intitulé Actes de Pierre et des douze apôtres
(NH VI, 1). Ayant embarqué en destination d’une ville sise au
milieu de la mer, dont le nom est « demeure, persévère dans l’en-
durance », les apôtres font la rencontre d’un étranger, marchand de
perles, puis médecin, au nom symbolique de Lithargoel, et entre-
prennent un chemin d’ascèse, parsemé d’embûches, qui aboutira à
sa ville51.

GNOSTIQUES ET SOCIÉTÉ

Une des questions essentielles que l’on se pose en lisant la


production littéraire des gnostiques concerne la place qu’ils avaient
dans la société de leur temps. Le mépris du monde est l’un des
thèmes récurrents de leurs écrits, un monde prison qui confine
l’homme en le détournant de sa recherche intérieure. L’isolement,
exprimé dans l’Évangile selon Thomas (NH II, 2) par l’idéal du
monacov~, est la seule condition pour retrouver son moi, ayant
abandonné tous les appâts mondains, comme le préconisent les
Actes de Pierre et des douze apôtres (NH VI, 1) ou le Livre de
Thomas l’Athlète (NH II, 7). Les textes de première main expri-
ment une conception de l’existence fondée sur la rupture entre
esprit et matière, et soulignent l’incompatibilité entre la quête de
la connaissance et une vie entravée par le monde. Mais qu’en est-il
dans la réalité ?
La documentation hérésiologique fournit quelques indications
que l’on doit manier avec une certaine prudence. Considérons, sous
cet angle de vue, l’œuvre d’Irénée de Lyon. C’est dans le souci
de protéger sa communauté lyonnaise des infiltrations gnostiques

50. Cf. M. Scopello, 1985, p. 17-35. Les citations des passages d’Homère se trouvent dans
Ex. Âme 136, 25-137, 5.
51. Le nom symbolique de celle-ci est fourni en VI, 1 6, 24-25 : « Dans neuf portes rendons
grâce à Dieu tout en étant conscient que la dixième est le sommet » (trad. V. Ghica, 2007).

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1780 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

qu’Irénée composa le Contre les hérésies. Dénonciation et réfutation


de la gnose au nom menteur. Il s’en explique dans la préface52 :
« Or nous ne voulons pas que, par notre faute, certains soient emportés
par ces ravisseurs comme des brebis par des loups, trompés qu’ils sont
par les peaux de brebis dont ils se couvrent53 ; eux dont le Seigneur nous
a commandé de nous garder, eux qui parlent comme nous, mais pensent
autrement que nous54. »

Les exposés de doctrine qu’Irénée consacre aux différents


courants gnostiques comportent quelques indications générales sur
l’attitude de leurs adeptes dans la société. Au moment où il écrit
sa réfutation, vers 180, Irénée a devant lui des adversaires dont il
connaît bien les agissements. Il a déjà eu affaire à Rome, une dizaine
d’années auparavant, à des disciples de Valentin, bien implantés
dans la capitale. Il a rencontré certains d’entre eux, a lu leurs textes,
dit-il dans la préface du Contre les hérésies55, et a pénétré à fond
leur doctrine. À Lyon, et dans la vallée du Rhône, il doit en revanche
faire face aux disciples de Marc le Mage qui récoltent dans la région
un certain succès56.
Dans la notice sur les disciples de Ptolémée, au livre I de sa réfu-
tation, Irénée note que les gnostiques dans leur comportement se
conforment aux coutumes de la société païenne :
« Les plus parfaits d’entre eux commettent impunément toutes les actions
défendues (…) : ils mangent sans discernement les viandes offertes aux
idoles estimant n’être aucunement souillés par elles. Ils sont les premiers à
se mêler à toutes les réjouissances auxquelles donnent lieu les fêtes païennes
célébrées en l’honneur des idoles. Certains d’entre eux ne s’abstiennent pas
même des spectacles sanguinaires, en horreur à Dieu et aux hommes, où
des gladiateurs luttent contre des bêtes ou combattent entre eux. » (Adv.
Haer. I, 6, 3)57

On reconnaîtra dans ces lignes certains lieux communs de l’héré-


siologie, l’association critique entre gnose et idolâtrie, fondée sur les
nombreuses entités du panthéon gnostique que les gnostiques hono-
reraient comme des êtres divins, ainsi que l’accusation de participer

52. Adv. Haer., Préface, § 2.


53. Cf. Matthieu 7, 15.
54. L’opposition entre « comme nous » et « autrement que nous » met en évidence le procédé
d’exclusion envers les gnostiques utilisé par Irénée, qui deviendra un thème clé de l’hérésiologie :
cf. M. Scopello, 1995, p. 207-214.
55. Adv. Haer., Préface, § 2.
56. Ibid. I, 13, 7.
57. Ibid. I, 6, 3.

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LES MILIEUX GNOSTIQUES 1781

aux « réjouissances » païennes, ce qui, du point de vue chrétien,


sous-tend un comportement immoral58. La référence aux spectacles
sanguinaires auxquels certains gnostiques assisteraient contient
probablement une allusion au martyre que de très nombreux chré-
tiens subirent à Lyon, en 177, avec l’évêque Photin. L’exécution eut
lieu au moment de la fête des Trois Gaules et le martyre fut l’un des
spectacles offerts à l’Amphithéâtre à cette occasion59. Irénée note
avec sarcasme que les gnostiques justifient par leur doctrine leur
attitude conciliante à l’égard de la religion officielle de l’Empire et
de ses manifestations publiques :
« Il y en est qui, se faisant jusqu’à la satiété les esclaves des plaisirs char-
nels, paient, comme ils disent, le tribut du charnel à ce qui est charnel et le
tribut du pneumatique à ce qui est pneumatique. »60

Présents dans la société de leur temps, au faîte des théories philo-


sophiques en vogue, pour une bonne partie d’entre eux de culture
juive ou chrétienne, les gnostiques font partie du paysage culturel
de la fin de l’Antiquité. Bien que mus par une attitude profondé-
ment élitiste61, ils font du prosélytisme et propagent activement
leurs idées.
Dans quelles couches sociales ont-ils diffusé leur message ? La
complexité et le raffinement de la doctrine suggèrent d’emblée
qu’ils s’adressaient à un public cultivé, animé par une curiosité
intellectuelle et à l’aise dans les références culturelles de son temps.
Sans atteindre la stratégie missionnaire des manichéens, fruit d’une
centralisation décisionnelle et d’une organisation sans faille, les
gnostiques se sont néanmoins frayé un chemin au cœur de la société
aussi bien dans la capitale de l’Empire que dans les provinces.
Le thème de l’infiltration des gnostiques dans les milieux privilé-
giés a été abordé sur un ton très vif voire agressif par les controver-
sistes chrétiens : selon eux, ces milieux étaient visés principalement
à cause de leur richesse, un appât considérable pour ces « marchands
de révélation ». Irénée note dans la notice sur les disciples de
Ptolémée que ceux-ci « ont bien raison de ne pas vouloir livrer ces

58. L’association entre spectacles et hérésies est particulièrement exploitée par Tertullien.
59. Cf. la Lettre des Églises de Vienne et de Lyon aux chrétiens d’Asie et de Phrygie, conservée
par Eusèbe de Césarée dans l’Histoire ecclésiastique V, 1, 1-63. Sur le martyre de Lyon, voir
C. Lepelley, 2000, p. 228-266, et surtout p. 251-252.
60. Adv. Haer. I, 6, 3.
61. Cette notion d’élite est bien exprimée par Basilide (Irenée, Adv. Haer. I, 24, 6) : « Peu
d’hommes sont capables d’un tel savoir : il n’y en a qu’un sur mille, deux sur dix mille. » Cf. aussi
Témoignage véritable, NH IX, 3 60, 11-14.

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enseignements au grand jour, mais seulement à ceux qui sont capa-


bles de fournir de substantielles rémunérations pour de si grands
mystères », tout en soulignant la différence avec le message du
Christ, proposé à tous, sans distinction : « Car ces choses ne sont
pas pareilles à celles dont Notre Seigneur disait : vous avez reçu
gratuitement, donnez aussi gratuitement. »62

LES GNOSTIQUES ET LES FEMMES

Le discours hérésiologique sur la pénétration des gnostiques dans


les classes aisées – et plus particulièrement celui d’Irénée et de
Tertullien – est souvent mené sous l’angle de vue de la femme. Irénée
y a recours surtout lorsqu’il aborde le personnage et les doctrines de
Marc le Mage. Aux premières lignes de sa notice sur le mystique
asiate63 il s’exprime ainsi : « Marc, très habile en jongleries magiques,
a trompé par elles beaucoup d’hommes et une quantité peu banale
de femmes. » C’est principalement sur des femmes riches que Marc
jette son dévolu : « C’est surtout des femmes qu’il s’occupe et, parmi
elles, des plus élégantes et des plus riches, de celles dont la robe est
frangée de pourpre. »64 À ces femmes, Marc offre, au terme d’une
cérémonie d’initiation mystique, le don de la prophétie. Hissées à
des hauteurs que l’Église chrétienne ne leur consentait pas, elles
sont prêtes, dit Irénée, à récompenser largement Marc tant par leurs
richesses que par le don de leur corps65. Irénée affirme qu’il tient ces
renseignements de quelques femmes chrétiennes, qui ont témoigné
devant lui des agissements de Marc, des femmes séduites et repen-
ties, qui sont revenues « à l’Église de Dieu »66. On reconnaîtra dans
les propos de l’évêque de Lyon sur Marc un tissage de poncifs héré-
siologiques et tout d’abord la vénalité de l’hérétique qui permettait,
déjà selon Hermas67, de distinguer les faux des vrais prophètes, un
thème qui réapparaît dans la controverse anti-manichéenne68. Le lien
établi par Irénée entre le rituel eucharistique marcosien et l’union
sexuelle entre le maître et la femme qui reçoit la révélation est

62. Adv. Haer. I, 4, 3.


63. Ibid. I, 13, 1.
64. Ibid. 13, 3.
65. Ibid.
66. Ibid. I, 13, 5 et I, 13, 7.
67. Hermas, Mand. 11.
68. Par exemple dans la notice sur la manichéenne Julie d’Antioche dans la Vie de Porphyre de
Marc le Diacre ; sur les topoi hérésiologiques utilisés contre les gnostiques et réutilisés contre les
manichéens, voir M. Scopello, 2005, p. 237-291.

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LES MILIEUX GNOSTIQUES 1783

aussi un motif caractéristique de l’histoire de la controverse. Je me


limiterai ici à citer un seul exemple, extrait de l’Épître à Théodora
l’espagnole69 de Jérôme :
« Un certain Marc (…) se rendit d’abord dans les Gaules et souilla par sa
doctrine les contrées arrosées par le Rhône et la Garonne ; il séduisit notam-
ment par son erreur des femmes nobles, en leur promettant la participation à
certains mystères occultes ; par ses artifices magiques et par la révélation de
secrètes voluptés charnelles, il sut se faire aimer d’elles (…) Marc franchit
les Pyrénées, occupant les Espagnes, visa les palais des riches et surtout, les
femmes. » (75, 3)

L’attention que les gnostiques prêtent aux femmes est confirmée


par un document de première main, l’Épître à Flora, écrit par
Ptolémée et transmis par Épiphane de Salamine70. Flora, une
Romaine cultivée, est la destinataire d’un exposé clair, où le penseur
valentinien lui explique le sens qu’il faut attribuer à la loi juive tout
en lui présentant les grandes articulations de la gnose.
Selon les Pères, toutefois, les gnostiques n’auraient pas délaissé,
dans leur propagande, des milieux plus modestes. Selon Irénée, Marc
le Mage entraîna à sa suite l’épouse d’un diacre, en Asie Mineure71.
Quant aux disciples de Marc, « ils ont séduit un grand nombre
de femmes jusque dans nos contrées du Rhône »72. Le terme grec
qu’emploie ici Irénée pour désigner ces femmes est gunaikavria,
un terme qui souligne à la fois la modeste origine sociale de ces
femmes et leur côté crédule. Quel a été leur sort ? Certaines d’entre
elles sont revenues dans la communauté et ont fait publiquement
pénitence ; d’autres se sont retirées en silence, d’autres encore ont
apostasié73.
Les sources hérésiologiques mettent l’accent non seulement sur
les femmes gagnées à la gnose mais aussi sur celles qui, dans les
rangs des divers courants gnostiques, font œuvre de propagande.
Dans un livre récent74, je me suis attachée à reconstruire les portraits
de quelques propagandistes femmes en évaluant critiquement des
informations livrées par Irénée, par Tertullien, par Épiphane ou
encore par Augustin, afin de resituer dans leur contexte historique

69. Éd. et trad. J. Labourt, 1954.


70. Panarion 33, 3-8.
71. Adv. Haer., I, 13, 5.
72. Ibid. I, 13, 7.
73. Ibid.
74. M. Scopello, 2005.

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1784 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

des figures comme Marcellina75, affiliée à la doctrine de Carpocrate,


et diffusant sa doctrine à Rome au milieu du IIe siècle, comme
Philoumène76, inspiratrice d’Apelle ou encore comme la Caïnite de
Carthage77 décrite par Tertullien dans le De baptismo. C’est encore
Tertullien qui, dans le De praescriptione78, juge sévèrement les
femmes gnostiques qui osent prendre la parole en public79, enseigner,
débattre publiquement, pratiquer même des exorcismes. À ses yeux,
le rôle octroyé aux femmes montre la désorganisation et la confu-
sion qui règnent dans l’Église des hérétiques80. Ces femmes sont
généralement assimilées par les Pères à des prostituées. Néanmoins,
au-delà de cette vision négative, qui relève aussi de la rhétorique
de controverse, l’on peut dégager dans le discours patristique quel-
ques éléments positifs : l’habileté des femmes dans la mission est
reconnue, ainsi que leur compétence en des matières théologiques et
leur capacité de les transmettre par l’enseignement. Ces « qualités »
sont toutefois négatives, puisqu’elles relèvent d’une attitude qui
n’est pas conforme à celle de l’Église.
Après ce détour par la documentation indirecte, l’on peut se
demander si les sources de première main, dont nous avons rappelé
la coloration abstraite, viennent confirmer l’intérêt que, selon les
controversistes chrétiens, les gnostiques accorderaient aux femmes.
Aucune place n’est faite dans les documents de première main à
des personnages féminins réels. Néanmoins, on pourra constater,
d’abord, que la scène mythique retracée dans les différents corpus
coptes est riche en entités féminines. Ces entités ont toutes un
lien symbolique avec Psyché, dont la féminité est mise en grande
évidence. Les auteurs de Nag Hammadi tout particulièrement lui ont
porté une attention soutenue, en faisant de l’âme l’héroïne de récits

75. Voir Ead., 2005, p. 218-221. Les principales informations sur Marcellina sont fournies par
Irénée, Adv. Haer., I, 25, 6 ; Origène, Contre Celse V, 61 ; Épiphane, Panarion 27, 5, 91 ; Augustin,
De haeresibus ad Quodvultdeum, notice 7.
76. Voir M. Scopello, 2005, p. 229-235. On est renseigné sur Philoumène par Tertullien, De
praescriptione VI ; XXX ; De carne Christi XXIV, 2 ; Adversum Marcionem III, 11, 2 ; De anima
XXXVI, 3/VI ; Augustin, De haeresibus notice 24.
77. Voir M. Scopello, 2005, p. 226-229.
78. De praescriptione XLI, 5 : Ipsae mulieres haereticae, quam procaces ! Quae audeant
docere, contendere, exorcismos agere, curationes repromittere, fortasse an et tingere. R.-F. Refoulé,
P. de Labriolle, 1911.
79. Voir l’article de P. de Labriolle, 1911.
80. De praescriptione XLI, 6-8 : Nunc neophytos conlocant, nunc saeculo obstrictos, nunc
apostatas nostros ut gloria eos obligent quia veritate non possunt (…) Itaque alius hodie epis-
copus, cras alius ; hodie diaconus qui cras lector ; hodie presbyter qui cras laicus. Nam et laicis
sacerdotalia munera iniungunt.

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LES MILIEUX GNOSTIQUES 1785

allégoriques81 fondés sur le mythe de Sophia. On notera ensuite


qu’un certain nombre de textes de révélation consignés dans le
codex de Berlin et le corpus de Nag Hammadi s’attachent volontiers
à un personnage de l’entourage de Jésus, Marie-Madeleine, consi-
dérée comme la disciple préférée du Christ et la récipiendaire de
ses révélations les plus secrètes. On remarquera enfin que l’intérêt
porté aux entités féminines a marqué aussi un nombre très impor-
tant de titres de traités de la bibliothèque de Nag Hammadi, ce
qui constitue une position originale par rapport à l’ensemble de la
littérature antique82.
En considérant ces différents exemples où la femme joue un rôle
de premier plan, on peut se demander s’il existe un rapport entre
la présence de la femme sur la scène du mythe et sa présence sur
la scène de l’histoire. Dans l’état actuel de nos connaissances,
encore fondées sur un nombre restreint de sources, nous ne pouvons
l’envisager qu’avec beaucoup de prudence. Cette prudence est aussi
de mise lorsque l’on essaie de resituer les gnostiques dans la société
de leur temps. La très grande rareté, sinon l’absence, d’informations
données par les sources de première main et le renseignement de
nature polémique offert par les documents de controverse permet-
tent de dégager de rares indices de nature sociale. Néanmoins, une
recherche ultérieure fondée sur une attention concomitante adressée à
deux contextes historiques, celui où les textes furent écrits dans leurs
originaux grecs et celui où les textes furent traduits en copte, pourrait
s’avérer fort utile, dans la mesure où l’on fasse également appel à
des témoins extérieurs pour éclairer les courants gnostiques.

*
* *

81. Par exemple, dans l’Exégèse de l’âme (NH II, 6) et l’Authentikos Logos (NH VI, 3).
82. Voir M. Scopello, « Titres au féminin dans la bibliothèque de Nag Hammadi », dans
M. Scopello, 2005, p. 127-153.

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